Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Sartre Philippe Cabestan Agrégé et doct...
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Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Sartre Philippe Cabestan Agrégé et docteur en philosophie
Arnaud Tomes Agrégé de philosophie
Dans la même collection
Le vocabulaire de Bergson, par Frédéric Worms Le vocabulaire de Berkeley, par Philippe Hamou Le vocabulaire de Fichte, par Bernard Bourgeois Le vocabulaire grec de la philosophie, par Ivan Gobry Le vocabulaire de Hegel, par Bernard Bourgeois Le vocabulaire de Heidegger, par Jean-Marie Vaysse Le vocabulaire de Hume, par Philippe Saltel Le vocabulaire de Kant, par Jean-Marie Vaysse Le vocahulaire de Maine de Biran, par Pierre Montebello Le vocabulaire de Platon, par Luc Brisson et Jean-François Pradeau Le vocabulaire de saint Thomas d'Aquin, par Michel Nodé-Langlois Le vocabulaire de Sartre, par Philippe Cabestan et Arnaud Tomes Le vocabulaire de Schopenhauer, par Alain Roger Le vocabulaire de Spinoza, par Charles Ramond Le vocabulaire de Suarez, par Jean-Paul Coujou
ISBN 2-7298-0453-6 © Ellipses Édition Marketing S.A., 2001 32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant. aux termes de l'article L.122-5.2° et 3°a), d'une part. que les « (;opies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective,., et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou
reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite ~ (Arl. L.122~4). Cette représentation ou reproduction. par quelque procédé que ce soit constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335~2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Quoi de plus rhapsodique qu'un vocabulaire? On se souvient peut-être que l'autodidacte de La Nausée s'instruit consciencieusement en suivant l'ordre alphabétique Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. Aussi passe-t-il brutalement « de l'étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d'un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme». On imagine facilement la manière dont l'autodidacte userait de ce Vocabulaire de Sartre. La démarche cependant serait moins absurde qu'il n'y paraît, tant la systématicité et l'unité de la philosophie sartrienne font de chacun de ses concepts, comme les intelligibles de Plotin, « une partie totale». Toutefois, on s'apercevra peut-être que ce Vocabulaire, d'une certaine manière, en comprend deux, et qu'il se rapporte à deux périodes relativement distinctes de l'œuvre de Sartre. Il y a en effet, du point de vue philosophique, un premier Sartre qui découvre la phénoménologie aux débuts des années trente, se plonge dans la lecture de Husserl et de Heidegger, et qui écrit entre autres La Transcendance de l'ego (1936), l'Esquisse d'une théorie des émotions (1939), L'Imaginaire (1940), et surtout L'Être et le néant (1943). Sa terminologie est alors pour l'essentiel empruntée à la phénoménologie et, le cas échéant, nous avons tenté d'indiquer, outre la signification nouvelle que Sartre confère à certains concepts, leur acception antérieure. Le second Sartre correspond grosso modo à Questions de méthode (1957) et à la Critique de la raison dialectique dont le premier tome fut publié en 1960 tandis que le second, inachevé, ne le fut qu'à titre posthume en 1985. Apparaît alors un vocabulaire nouveau que Sartre élabore afin d'établir - à la fois avec et contre le matérialisme historique - l'intelligibilité propre à l'histoire qui, humaine, ne saurait 3
être assimilée à un processus aveugle. Il n'est plus alors exactement question d'existence et de transcendance mais de praxis, et le praticoinerte vient désormais lester une liberté par trop absolue. Il eût été toutefois malheureux de séparer le premier et le second Sartre au point de leur consacrer deux vocabulaires distincts. Comme toutes les grandes philosophies, l'œuvre de Sartre présente l'incontestable unité d'une œuvre qui affronte l'histoire à partir d'une ontologie et d'une anthropologie dont L'Être et le néant a fixé phénoménologiquement les traits essentiels, et que l'on retrouve pour ainsi dire inchangées dans ses essais de psychanalyse existentielle tels que le Saint Genet ou L'Idiot de lafamille.
Abréviations
CPM CDG CRD
EH EN Esquisse ldeen 1 IF MC N
PFP
PHP QM
J.-P Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard,1983 J.-P Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard,1983 J.-P Sartre, Critique de la raison dialectique, t. l, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960; t. II, L'Intelligibilité de l'histoire, Paris, Gallimard, 1985 J .-P Sartre, L'Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, coll. Folio J.-P Sartre, L'Être et le néant, Paris, Gallimard, coll. TEL,1987 J.-P Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1939 E. Husserl, Idées directrice pour une phénomé nologie, trad. f. P Ricœur, Paris, Gallimard, 1950 J .-P Sartre, L'Idiot de la famille , t. l, t. II, t.IlI, Paris, Gallimard, 1971-1972 E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. f. M. B. de Launay, Paris, PUF, 1994 J.-P Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1989 M. Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. f. J .-Fr. Courtine, Paris, Gallimard,1985 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1985 J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960
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M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique?, trad. f. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1951 E. Husserl, Les Recherches logiques, trad. f. H. Elie, A Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 1959-62 J.-P Sartre, Situations l, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1947 M. Merleau-Ponty, Sens et non sens, Paris, Gallimard,1996 M. Heidegger, Être et Temps, trad. f. Fr. Vezin, Paris, Gallimard, 1986 J.-P Sartre, La Transcendance de l'ego, Paris, Vrin, 1988 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1986
Aliénation
* L'aliénation est le fait, pour un acte d'être dévié de son sens et de devenir autre (alienus). L'aliénation peut ainsi se définir comme « le vol de l'acte par l'extérieur; j'agis ici et l'action d'un autre ou d'un groupe, là-bas, modifie du dehors le sens de mon acte. (CRD, II, p. 249) En s'extériorisant, mon acte me revient comme étranger, comme transformé par son incarnation même c'est ainsi que la pratique du déboisement par les paysans chinois produit les inondations qui les ruinent (ibid., l, p. 272-275). En s'objectivant, en se matérialisant, l'action des paysans chinois leur revient comme aliénée, comme produisant une finalité contraire à celle qui était originellement recherchée. La notion d'aliénation est donc liée à celle de contre-finalité. ** L'aliénation est toujours liée, chez Sartre, à l'objectivation dans l'EN, c'est le regard de l'autre qui m'objective, qui fait de moi une chose en ne me saisissant que comme une extériorité; dans la CRD, l'objectivation se définit plus précisément comme incarnation, comme matérialisation. C'est en effet la matière qui constitue le fondement réel de l'aliénation «la matière aliène en elle l'acte qui la travaille, non pas en tant qu'elle est elle-même une force ni même en tant qu'elle est inertie, mais en tant que son inertie lui permet d'absorber et de retourner contre chacun la force de travail des autres. » (ibid., p. 262) Si la matière peut être facteur d'aliénation, c'est parce qu'elle constitue déjà la médiation de l'action de l'Autre par l'intermédiaire de la matière, c'est en réalité la praxis de l'Autre qui agit sur mon action et la dévie pour la retourner contre elle-même. Je travaille en effet dans un monde qui est déjà le produit de la praxis humaine, qui est déjà le monde de l'Autre, comme ces paysans chinois qui aménagent un territoire déboisé depuis des générations c'est parce qu'elle est plongée d'emblée dans l'élément de l'Autre que l'action est déviée et qu'elle devient elle-même Autre, bref qu'elle s'aliène. L'aliénation est ainsi la première expérience de la nécessité ma praxis, qui est libre par définition, doit pour s'incarner se soumettre aux lois de l'objectivité, qui ne dépendent plus d'elle. Faut-il dire alors que toute 7
objectivation est ipso facto une aliénation? Sur ce point, la position de Sartre est ambiguë. « Reviendrions-nous à Hegel qui fait de l'aliénation un caractère constant de l'objectivation quelle qu'elle soit? », se demande ainsi Sartre dans la CRD, qui y répond immédiatement « Oui et non» (ibid. p. 336). C'est pourtant bien la dimension positive de la réponse qui apparaît le plus clairement par le fait même qu'il s'incarne, mon acte s'objective, il ne m'appartient plus et devient nécessairement autre, il s'inscrit dans un monde où il est conditionné par les actes de tous les autres. L'objectivation entraîne bien en ce sens l'aliénation.
*** Le concept d'aliénation chez Sartre apparaît comme chargé de résonances clairement hégéliennes, même s'il subit dans la CRD un traitement résolument matérialiste. L'aliénation, telle qu'elle est définie par la CRD, n'en adopte pas pour autant la conception marxiste d'une aliénation qui ne commencerait qu'avec l'exploitation du travail. Cela s'explique non par une opposition de Sartre au marxisme mais par le désir de remonter, en amont de la définition strictement économique de l'aliénation, aux conditions a priori de celle-ci, ce qui est conforme au projet transcendantal de la CRD. L'aliénation acquiert donc une extension beaucoup plus large chez Sartre que chez Marx il s'agit d'un concept qui n'est pas seulement sociologique, mais ontologique. C'est la socialité qui devient dans cette perspective l'expérience même de l'aliénation, et non plus l'aliénation qui est une forme déviée de la socialité. Angoisse
* Distinguons avant tout la peur de l'angoisse. J'ai peur de quelque chose qui me menace, d'un chien méchant, d'une arme, d'un homme en colère. L'angoisse est un sentiment tout autre qui ne se rapporte pas à un objet que je rencontre dans le monde mais à mon être même, c'est-à-dire à ma liberté; elle peut être définie alors comme la conscience de ma liberté et, ce, jusque dans les situations les plus triviales. Par exemple, alors qu'il a décidé de ne plus manger de pain, Sartre remarque «ce n'est pas sans une petite angoisse que j'ai découvert une fois de plus hier matin que j'étais 8
tout à fait libre de rompre le morceau de pain que la servante avait posé près de moi, et libre aussi d'en porter les morceaux à ma bouche. Rien au monde ne pouvait m'empêcher de le faire même pas moi» (CDG, p. 158). De même l'angoisse sous la forme du vertige peut succéder à la peur du précipice, lorsque je prend conscience que « si rien ne me contraint à sauver ma vie, rien ne m'empêche de me précipiter dans l'abîme », que je suis absolument libre de vivre ou de mourir (EN, p. 67).
** La description sartrienne de l'angoisse renvoie à S. Kierkegaard et à son ouvrage Le Concept d'angoisse (1844), et surtout à Heidegger qui accorde dans SZ, § 40, une place éminente à l'angoisse (Angst) en tant que disposition du Dasein dévoilant son être-au-monde. Cependant Sartre ne reprend pas totalement cette conception de l'angoisse. Même s'il lui confère - ainsi qu'à la nausée - une fonction d'ouverture ou de dévoilement (Erschlossenheit), c'est-à-dire en langage husserlien une fonction réductive, l'angoisse possède pour Sartre une signification ontologique propre le devant-quoi de l'angoisse n'est pas le rien (Nichts) mais le non être absolu ou néant qui habite la réalité humaine et qui est au principe de sa liberté. Ainsi c'est dans l'angoisse que la conscience saisit réflexivement son absolue liberté. On objectera peut-être que l'angoisse nous étreint rarement. Elle n'en est pas moins une disposition permanente qui relève de notre affectivité originelle mais que nous fuyons la plupart du temps en nous dissimulant notre liberté. *** Avec cette conception de l'angoisse Sartre se sépare d'un rationalisme étroit qui limite à la seule raison le pouvoir d'accéder à la vérité. Dans La Nausée (1938), c'est précisément cette disposition éponyme qui révèle à Antoine Roquentin la contingence de l'existence, c'est-à-dire le caractère superflu et comme de trop de toute existence, y compris de l'existence humaine. Ainsi certaines dispositions affectives sont liées à une compréhension préontologique de notre condition et doivent être interrogées par le philosophe.
9
Collectif
* Un
collectif désigne une structure sociale, par opposition à l'organisme pratique (individuel). Il peut être une série, par exemple une file de voyageurs attendant l'autobus, ou encore une classe sociale. Un collectif est donc une réalité pratique, pourvue d'un certain nombre d'exigences, qui réalise en soi l'intégration d'une multiplicité d'individus (CRD, 1, p. 361-364). Son caractère fondamental, c'est son inertie chaque membre du collectif subit les exigences du collectif (par exemple, son être-de-classe) sans pouvoir les modifier. Un collectif est ainsi un rassemblement humain non actif, ce qui permet de le distinguer du groupe.
** La découverte du collectif suppose la mise à jour de l'action structurante du milieu pratico-inerte sur la praxis individuelle des agents l'unité du collectif vient en effet non pas de la fin poursuivie par les agents mais d'un objet matériel qui impose cette unité de l'extérieur. D'où la définition du collectif proposée par la Critique de la raison dialectique «J'appelle collectif la relation à double sens d'un objet matériel, inorganique et ouvré à une multiplicité qui trouve en lui son unité d'extériorité. Cette relation définit un objet social.» (CRD, 1, p. 376). Le collectif est de ce fait une relation, entre un objet ou un milieu d'ordre inorganique et une multiplicité d'organismes pratiques que cet objet ou ce milieu synthétise c'est ainsi que la classe ouvrière ne reçoit son être-declasse que d'un ensemble de moyens de production lui imposant l'unité d'une condition et d'un destin de classe. On le constate, d'après cette définition, il ne saurait y avoir un sujet collectif pour Sartre la multiplicité qui compose le collectif ne possède aucune unité synthétique mais la reçoit (d'où son caractère fondamental d'inertie) du milieu pratico-inerte ; seule la praxis individuelle possède une unité constituante. Toutefois, les collectifs ne sont pas des rubriques purement verbales, ce qui distingue la pensée de Sartre d'un simple nominalisme ou d'un individualisme méthodologique. Ils ont une efficacité et une logique qui leur sont propres et qui interdit de les considérer comme de simples entités pel' aggregationem ou au contraire comme des hyperorganismes (QM, 10
p. 66). Certes, le support de ces collectifs doit bien être trouvé dans la praxis réelle, concrète des individus; mais il ne s'agit pas par là de nier la réalité de ces entités, seulement d'en déterminer la raison constituante, à savoir l'action de l'organisme pratique.
*** Le concept de collectif permet à la philosophie de Sartre de s'élever jusqu'à une pensée du social, que les catégories de L'EN n'autorisaient pas. La première philosophie de Sartre, si l'on excepte quelques développement sur le nous-sujet et le nous-objet (EN, 3e partie, p. 464-482) restait fondamentalement une philosophie de la conscience solitaire face à d'autres consciences; avec la prise en compte de l'action de la matérialité et la création du concept de collectif, Sartre peut concevoir la logique propre du social, qui est l'objet presque exclusif du tome 1 de la CRD. En effet, « le collectif n'est pas simplement la forme d'être de certaines réalités sociales mais [ ... ] il est l'être de la socialité même, au niveau du champ pratico-inerte.» (CRD, l, p. 410) La notion de collectif permet alors de comprendre l'être du social comme étant essentiellement pratico-inerte ; mais il n'exclut pas l'existence d'autres réalités sociales, les groupes, qui dépassent leur détermination pratico-inerte.
Compréhension
* La compréhension désigne la forme de connaissance réflexive mais non conceptuelle qui sous-tend tout projet humain et qui permet d'accéder à sa signification. Ce n'est pas là, précise Sartre dans Questions de méthode, une faculté extraordinaire d'intuition « cette connaissance est simplement le mouvement dialectique qui explique l'acte par sa signification terminale à partir de ses conditions de départ. » (QM, p. 115) Elle est en ce sens ce qui me permet de saisir le sens d'un acte à partir de son but et de ses conditions initiales de possibilité. La compréhension se divise donc en deux moments un moment régressif, qui remonte aux « conditions de départ» expliquant l'acte; et un moment progressif, montrant comment le projet propre à chaque individu dépasse ces conditions tout en les conservant. D'où la dimension dialec11
tique de la compréhension soulignée par Sartre. Elle à ce titre la condition de possibilité de.la méthode régressive-progressive.
** La notion de compréhension est empruntée par Sartre à la tradition sociologique et historique allemande, particulièrement à Dilthey (qui distingue, grâce à la compréhension, sciences de l'esprit et sciences de la nature) et à Max Weber. Cette faculté de compréhension me permet de m'élever jusqu'au sens des entreprises humaines elle s'oppose donc à toute méthode positive, qui voudrait exclure les idées de signification et de finalité de l'investigation de la raison, car c'est seulement en les comprenant à partir de leurs fins - et pas seulement de leurs causes efficientes - que je peux saisir la signification des actes humains. La compréhension n'est pas pour autant une forme d'intuition ou d'empathie - ce qui la distingue de son homonyme chez Dilthey c'est simplement la praxis se retournant sur elle-même (faisant réflexion) pour se donner ses propres lumières. Parce que je suis moi-même une praxis, je peux donc en droit saisir le sens de tout projet il suffit de le ressaisir par sa propre praxis. L'expérience critique révélera cependant qu'il existe des formes de totalisations qui ne peuvent se comprendre à partir des intentions de leurs acteurs, par exemple l'histoire (qui se manifeste comme «totalisation sans totalisateur »). Il faudra alors recourir non à la compréhension mais à l'intellection, qui montre comment les intentions sont déviées par leur objectivation, comment les contre-finalités naissent de l'incarnation de la praxis. Ce qui ne signifie pas qu'intellection et compréhension s'opposent mais simplement que « la compréhension est comme une espèce dont l'intellection serait le genre. » (CRD, l, p.189).
*** La notion de compréhension joue un rôle central dans la théorie sartrienne de la connaissance. Vérité et existence avait montré que la connaissance n'était pas une activité spéculative, mais qu'elle était essentiellement pratique; la CRD insiste encore davantage sur cette dimension pratique en faisant de la compréhension une forme de la praxis elle-même. Toutes les apories de la philosophie de la connaissance sont ainsi évitées, puisque la praxis 12
est à la fois le sujet et l'objet du savoir. Certes, la compréhension ne semble d'aucune utilité pour la connaissance scientifique de la nature puisqu'elle ne s'applique qu'à la connaissance des entreprises humaines. Toutefois, il ne faut pas oublier que la connaissance scientifique est elle-même à l'origine projet toute sociologie compréhensive de la connaissance scientifique peut ainsi s'inspirer avec profit des analyses sartriennes.
Contingence
* La contingence s'oppose à la nécessité et qualifie l'existence. En effet, saisie dans sa nudité, l'existence possède un caractère superflu et comme de trop, qui suscite la nausée. C'est précisément ce sentiment qui envahit à plusieurs reprises Antoine Roquentin lorsque les choses se présentent à lui, dépouillées de leur ustensilité comme de leur signification. Ainsi, au jardin public, la racine du marronnier devient « une masse noire et noueuse, entièrement brute» (N, p. 181). Dès lors c'est son existence même qui surgit et qui se révèle de trop, c'est-à-dire dépourvue de la moindre nécessité. Précisons que cette « gratuité» de l'existence s'applique également à l'homme dont le surgissement est, de même, injustifiée. ** « La nécessité concerne la liaison des propositions idéales mais non celle des existants. Un existant phénoménal ne peut jamais être dérivé d'un autre existant, en tant qu'il est existant. C'est ce qu'on appelle la contingence de l'être en-soi» (EN, p. 33). En d'autres termes, concernant l'existence d'un en-soi - mais ceci s'applique également au pour-soi - il est toujours possiuJC de se demander pourquoi il est au lieu de n'être pas. Il s'avère alors que le fait qu'il soit est dépourvu de nécessité, que d'une manière ou d'une autre il est impossible de le déduire d'un autre être, et que force est de reconnaître la contingence de tout ce qui est, ou encore, exprimé dans un langage anthropomorphique, son caractère superflu, gratuit, de trop. Cette thèse est au cœur de l'ontologie sartrienne l'apparition du pour-soi ou événement absolu renvoie lui-même « à l'effort d'un en-soi pour se fonder il correspond à une tentative de l'être pour lever la contingence de son être », (EN, 13
p. 122 et p. 685). Ainsi, toute existence humaine est dominée par la vaine recherche de l'en-soi-pour-soi, c'est-à-dire de l'impossible synthèse par laquelle la conscience tente de se fonder et, ce faisant, d'échapper à sa propre contingence. Rappelons enfin qu'en dépit de leur proximité les notions de contingence et de facticité ne doivent pas être confondues. La contingence se rapporte à l'existence en tant que fait, et s'oppose à la nécessité, tandis que la facticité renvoie à cette dimension d'en-soi qui hante le pour-soi.
*** Ce thème de la contingence de l'existence apparaît très tôt, dès 1926, dans la réflexion de Sartre. En 1931 il commence le « factum sur la contingence» qui, selon S. de Beauvoir, était une
longue et abstraite méditation sur la contingence et qui est à l'origine de La Nausée.
Dialectique (raison)
* La raison dialectique est la raison qui rend intelligible toute forme de totalisation, c'est-à-dire toute unification en cours (qu'il s'agisse d'un simple acte, d'une vie humaine ou encore de l'Histoire). La raison dialectique est donc la «logique vivante de l'action» (CRD, l, p. 156) elle donne raison de toutes les formations ou de tous les processus qui ont l'action humaine pour origine. La raison dialectique est en ce sens une raison pratique, par opposition à la raison analytique, celle qu'utilisent les sciences positives, qui est une raison observatrice et située à l'extérieur de ce qu'elle observe. ** Sartre reprend l'idée hégélienne d'une raison dialectique, mais il lui donne un contenu bien différent, en s'inspirant des critiques faites par le marxisme à l'idéalisme de Hegel la raison dialectique n'est pas une raison qui s'appliquerait de l'extérieur à toute forme de réalité - ce qui amène au formalisme et au dogmatisme de la dialectique hégélienne (ibid., p. 141-142) - mais elle est la rationalité des totalisations pratiques. C'est ce qui permet à Sartre d'exclure toute dialectique de la Nature, qualifiée de simple « hypothèse métaphysique» (ibid., p. 152). La raison dialectique 14
s'appliquera donc au secteur de la matérialité qui est tel qu'il ne peut être expliqué par la seule raison analytique le secteur humain, qui est le secteur de la praxis. Car la praxis individuelle est par nature dialectique elle est dépassement totalisateur, unification d'un champ pratique en fonction d'une fin. La raison dialectique est donc en réalité la praxis elle-même si l'intelligibilité fondamentale de la dialectique est l'intelligibilité d'une totalisation, alors cette intelligibilité « n'est rien d'autre que le mouvement même de la totalisation» que constitue la praxis (CRD, I, p. 163) Il faut toutefois distinguer la dialectique constituante que représente la praxis individuelle et la dialectique constituée (par exemple, l'action du groupe) qui est certes le produit de cette dialectique constituante, mais qui suppose la prise en compte de nouvelles déterminations.
*** L'exigence d'une raison dialectique apparaît chez Sartre comme l'exigence d'une rationalité absolue du réel humain. La rationalité analytique ne paraît en effet pas suffisante elle se contente de constater que «c'est ainsi et non autrement» (ibid., p. 151). Elle reconnaît l'existence de lois de la nature, mais est incapable d'expliquer pourquoi ce sont ces lois et non d'autres la nécessité de ses lois est une nécessité contingente. À l'inverse, la raison dialectique est une rationalité totale non seulement elle donne raison des totalisations pratiques, mais elle donne « la raison de ses propres raisons» (ibid., p. 149), autrement dit elle se fonde ellemême, ce qui justifie le projet d'une Critique de la raison dialectique. Cette hyperrationalité de la raison dialectique s'accompagne toutefois d'une diminution de l'extension du concept de raison dialectique, par rapport à Hegel si la raison dialectique existe, elle vaut seulement dans le champ concret de l'histoire; quant à la nature, elle est renvoyée à l'irrationalité ou en tout cas à la pure contingence de l'en-soi. ,
.
Emotion
* La colère, la joie, la tristesse, la peur ou la pudeur sont des émotions qui sont considérées habituellement comme des passions (du 15
latin patior, « subir») de l'âme on ne décide pas plus d'être triste ou joyeux que de pleurer ou de rire. Dans l'Esquisse (1939), Sartre prend le contre-pied d'une telle conception non seulement l'émotion a un sens et ne se réduit pas à de purs phénomènes corporels, mais en outre elle doit être décrite comme une conduite de transformation magique du monde, que nous adoptons dans certaines situations. Par exemple face à son examinateur le candidat pleure afin « de remplacer l'attitude d'attente impassible qu'il prend par une attitude d'empressement affectueux» (Esquisse, p. 48).
** « Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique» (Esquisse, p. 62). La conscience peut être dans le monde de deux façons différentes. Le monde peut lui apparaître comme un ensemble organisé d'ustensiles et, dans ce cas, l'action transformatrice passe par l'utilisation patiente et calculée de tel ou tel ustensile. À cette attitude pragmatique s'oppose l'attitude magique où « le monde apparaît comme une totalité non-ustensile, c'est-à-dire modifiable sans intermédiaire et par grandes masses» (ibid.). Ainsi, dans l'émotion, la conduite magique s'opère grâce à un ensemble de gestes et de phénomènes purement physiologiques de sorte que la conscience, grâce au corps, « change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités ». Par exemple, à l'annonce du gain d'une somme importante, je saute, danse, chante de joie et réalise par ces différentes conduites incantatoires la possession instantanée de l'objet. *** Pourquoi
s'interroger sur l'émotion? Par cette description Sartre confirme sa conception de la conscience comme pure spontanéité ou liberté. L'émotion n'est pas un événement que je subis et qui trouverait son principe dans je ne sais quelle partie de mon être tel que le corps (Descartes, W. James) ou l'inconscient psychique (Freud) mais une conduite que j'adopte et donc choisis. Ceci ne signifie certainement pas, comme on l'objecte parfois, que l'émotion soit pour Sartre au pouvoir de la volonté et qu'il suffise de le vouloir pour ne plus pleurer ou ne plus avoir peur. L'action volontaire constitue en effet une forme de conduite distincte ; dans l'émotion comme dans le rêve ou l'obsession la conscience s'aliène 16
et devient captive d'elle-même. D'une manière générale, s'il est vrai que « ma passion c'est moi, et c'est plus fort que moi », toute conduite n'en est pas moins librement choisie.
En-soi, pour-soi
* On pourrait être tenté d'opposer l'en-soi au pour-soi comme le plein au vide, l'être au néant. Toutefois, même s'il est vrai que Sartre définit parfois le pour-soi comme « un trou d'être», une telle présentation serait par trop inexacte. En effet, l'en-soi comme le pour-soi décrivent deux types d'être, et le pour-soi ne peut donc être assimilé à un pur néant. Je puis dire du livre que je lis qu'il est, et de même je puis dire de moi lisant le livre que je suis. Le verbe être n'a cependant pas dans les deux cas le même sens. Le livre est une chose dont on peut caractériSer le mode d'être en remarquant qu'il est dépourvu du moindre rapport à soi, qu'il est sans distance. On dira de ce livre, et ceci vaut pour toutes les choses, qu'il est ensoi. À l'opposé, la lecture est l'acte d'une conscience ou pour-soi, c'est-à-dire d'un être qui est nécessairement conscient de lui-même, conscient de soi lisant, et qui ne saurait donc être sans ce rapport ou cette distance qui définit la présence à soi. Tandis que l'en-soi est aveugle et massif, et comme d'un seul bloc, le pour-soi ne coïncide jamais avec lui-même. ** Dès l'Introduction de l'EN, Sartre oppose l'être du phénomène et l'être de la conscience, qui correspondent à deux régions d'être absolument tranchées le pour-soi et l'en-soi. En effet, un premier examen de l'être du phénomène tel qu'il se manifeste - pensons au marronnier de La Nausée - lui assigne trois caractères l'être est, l'être est en soi, l'être est ce qu'il est. Ceci signifie que l'être du phénomène se caractérise par sa contingence, par l'absence de rapport à soi, et par sa pleine positivité ou son infinie densité qui exclut de lui toute altérité. La conscience, certes, est tout aussi contingente que le phénomène. Cependant, toute conscience est conscience (de) soi ou présence à soi, c'est-à-dire pour-soi. Force est donc de reconnaître en elle une ébauche de dualité, quelque chose qui la sépare d'elle-même, qui pour Sartre est un rien, 17
mieux un néant, de sorte que le principe d'identité ne saurait s'appliquer au pour-soi tandis que l'en-soi est ce qu'il est, le poursoi est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est.
*** Contrairement à ce que cette terminologie pourrait laisser croire l'EN, à la différence de La Phénoménologie de l'esprit de Hegel, n'établit aucune relation dialectique entre le pour-soi et l'ensoi, et le pour-soi n'est nullement un moment du déploiement dialectique de l'en-soi. Comme le déplore Merleau-Ponty, c'est bien plutôt « une analytique de l'Être et du Néant» que nous propose l'ontologie sartrienne (VI, p. 105). En-soi-pou r-soi
* À la fin de l'EN Sartre déclare «l'homme est une passion inutile» (p. 678). Quel est donc l'objet de cette passion fondamentale dont dérivent toutes les autres passions telles que l'amour, la haine, l'ambition, etc. ? Comme l'atteste du reste l'existence du désir auquel fait défaut l'objet désiré, l'ontologie sartrienne définit la réalité-humaine comme manque. Cependant, ce qui manque fondamentalement à la réalité-humaine ce n'est pas tel objet, par exemple de l'argent dans un porte-monnaie, mais ce que Sartre dénomme « l'impossible synthèse du pour-soi et de l'ensoi ». En d'autres termes, la réalité humaine s'efforce à conjuger en elle de mille et une manières l'impassibilité du minéral (l'en-soi) et la conscience de soi ou pour-soi. Tel est le cas décrit par Sartre de l'homme qui souffre et qui est hanté par une souffrance qui serait à la fois souffrance pour soi, consciente d'elle-même, et souffrance en soi, c'est-à-dire un bloc de souffrance énorme et opaque. On comprend de ce point de vue la gesticulation de la souffrance « je me tords les bras, je crie» afin de « sculpter une statue en soi de la souffrance ». Mais ces efforts sont vains; la synthèse est irréalisable car contradictoire (EN,p. 131). ** L'acte ontologique, cette néantisation première par quoi l'en-soi se dégrade en pour-soi, correspond à l'effort d'un en-soi pour se fonder, c'est-à-dire à une tentative de l'être pour lever la contin18
gence de son être. Mais cette tentative échoue car l'en-soi ne peut
se fonder sans introduire en lui cette distance, ce néant séparateur ou décompression d'être qui fait de lui un pour-soi. Ainsi le surgissement du pour-soi est inséparable d'un échec qui hante le pour-soi et qui définit le sens de la réalité-humaine, le pour de la transcendance (EN, p. 132). C'est ainsi que nous retrouvons dans la réflexion qui vise à saisir le réfléchi comme en-soi (EN, p. 200) comme dans les relations concrètes avec autrui en tant que projet d'objectivation ou d'assimilation d'autrui (EN, p. 412), ce sens qui est la valeur suprême et le manqué de tous les manques, et qui est aussi l'Ens causa sui que les religions nomment Dieu.
*** On entrevoit ici de quelle manière l'ontologie, même s'il ne lui revient pas de formuler des impératifs, prédéfinit la question morale d'une éventuelle conversion entendue comme un changement radical fondé sur un nouveau projet d'existence (EN, p. 690). Une fois reconnue, en effet, que la réalité-humaine s'épuise en vain à poursuivre un idéal inaccessible, parce que contradictoire, de fondation de soi comme en-soi, on est conduit à se demander si la liberté ne peut se prendre elle-même pour valeur et choisir d'être ce qu'elle n'est pas et de n'être pas ce qu'elle est, en un mot l'authenticité. Engagement
* L'engagement est l'attitude de l'individu qui prend conscience de sa responsabilité totale face à sa situation historique et sociale et décide d'agir pour la modifier ou la dénoncer. ** L'engagement désigne à la fois une manière d'être et un devoirêtre. En un sens, l'engagement est un mode d'être car par le fait même que j'existe, je suis engagé, je suis dans le monde à côté des autres ou, comme le dit Sartre, je suis en situation. Toutefois, cette situation n'est pas une contrainte que je subis par chacun de mes actes, je choisis librement ma situation. Ma liberté et ma responsabilité sont donc totales, comme le souligne Sartre dans l'EH «il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons 19
être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. [ ... ] Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous pourrions le penser, car elle engage l'humanité entière» (EH, p. 31-32). En choisissant d'opter pour l'un des possibles que me donne ma situation (en choisissant de militer politiquement, par exemple), bref en m'engageant, j'engage donc l'humanité dans sa totalité j'affirme la valeur universelle du militantisme politique. L'engagement est donc en ce sens également un devoir-être car si je suis solidaire de fait avec ma situation, il me reste encore la possibilité de ne pas m'engager, de fuir mes responsabilités en me réfugiant dans le quiétisme ou dans la mauvaise foi. C'est pourquoi Sartre ajoute que «je dois m'engager» (E H, p. 50) l'engagement est également une obligation morale pour celui qui, refusant le confort de l'attitude contemplative ou de la mauvaise foi, tire les conséquences éthiques et politiques de son être-en-situation. C'est particulièrement le cas de l'intellectuel et de l'écrivain, qui parce qu'ils ont le pouvoir de dévoiler le monde, se doivent de s'engager (cf. Qu'est-ce que la littérature ?, 1re partie).
*** L'ambiguïté de la notion d'engagement a beaucoup contribué à la confusion, en faisant de l'engagement une attitude volontariste, un devoir imposé de l'extérieur (par sa mauvaise conscience) à chacun. Or, avant d'être un devoir, l'engagement est ma manière de me rapporter au monde chacun de mes actes m'engage, au sens où chacun d'entre eux est un choix, même le refus de choisir - qui revient à accepter le monde tel qu'il est. La dimension morale de l'engagement vient de ce que ce choix n'est pas seulement un choix pour soi mais pour l'humanité entière dès lors, je dois faire ce choix en pleine conscience, ne plus simplement être engagé mais m'engager. Expérience critique
* L'expérience critique est l'expérience très particulière que décrit la CRD. Celle-ci consiste à parcourir de manière réflexive les différentes formes que prend la raison dialectique, depuis la praxis 20
individuelle jusqu'à l'histoire elle-même. En réalité, cette expérience peut se décomposer en deux moments un moment régressif, qui remonte jusqu'aux conditions de possibilité de toute dialectique historique; et un moment progressif, qui part au contraire du processus dialectique lui-même (l'histoire), dont les fondements intelligibles ont été découverts, et montre qu'il met en œuvre une seule intelligibilité et une seule vérité (CRD, l, p. 184).
** La notion d'expérience critique découle très logiquemerit de la description que Sartre donne de la raison dialectique dans la CRD celle-ci n'est pas un schème intellectuel appliqué de l'extérieur sur le donné intuitif, à la manière des catégories kantiennes, mais elle se découvre dans l'expérience comme Loi de l'Être et du Connaître, l'Être désignant ici la totalité de l'expérience humaine. L'idée même d'expérience critique suffit ainsi à distinguer le projet sartrien du projet kantien, même si ce sont deux projets d'ordre transcendantal la notion d'expérience critique n'aurait en effet pas de sens pour Kant, étant donné que pour lui le projet critique consiste à remonter en deçà de l'expérience. Il ne s'agit pas pour autant chez Sartre d'en revenir à une expérience telle que l'entendent les empiristes. « Qu'on n'aille pas s'imaginer, écrit-il, que cette expérience soit comparable aux intuitions des empiristes ni même à certaines expériences scientifiques dont l'élaboration est longue et difficile, mais dont le résultat se constate instantanément» (ibid., p. 157). C'est que l'expérience critique se veut une expérience apodictique en effet, elle montre (plus qu'elle ne démontre), en l'expérimentant, la nécessité même de la logique dialectique. L'expérience critique a donc un statut extrêmement paradoxal elle est une expérience de la nécessité, alors que traditionnellement expérience et nécessité s'opposent. Cette expérience n'est finalement rien d'autre que le dernier avatar de la dialectique, le moment où celle-ci se retourne sur elle-même pour se fonder. Elle est en ce sens aussi indissociable de la dialectique que la compréhension l'est de la praxis. *** La notion d'expérience critique est certainement ce qui rattache le plus la CRD à la tradition phénoménologique dont se 21
réclamait Sartre dans la première partie de son œuvre. À la manière de l'intuition eidétique de Husserl, elle est une expérience apodictique; de plus, elle suppose la conscience comme condition a priori «le point de départ épistémologique [de l'expérience critique] doit toujours être la conscience comme certitude apodictique de soi et comme conscience de tel ou tel objet. » (ibid., I, p. 167) L'expérience critique est ainsi tout entière une expérience réflexive, ce qui montre non seulement que le privilège de la conscience est inentamé chez le Sartre de la CRD mais encore que la philosophie (même critique) reste avant tout pour lui une expérience avant même d'être un jeu de concepts ou un raisonnement démonstratif.
Extéro-conditionnement
* L'extéro-conditionnement est l'action (propagande, publicité, diffusion d'informations ... ) d'un groupe souverain sur des collectifs. Il consiste à conditionner l'un de ces collectifs par la médiation des autres par exemple, la série des acheteurs de disque est conditionnée par le groupe des experts (le Grand Prix du Disque) en tant que ce groupe les persuade que les autres vont acheter le disque du mois (CRD, I, p. 728-730). L'extéro-conditionnement n'est donc pas une contrainte mais l'utilisation, par un groupe déterminé, de l'action réciproque des séries les unes sur les autres. ,* L'extéro-conditionnement fournit un nouveau modèle de l'action commune dans le cadre de l'institution, où un groupe souverain domine l'ensemble des collectifs et réalise leur unité, menacée à chaque moment par la renaissance de la division en séries divergentes (les acheteurs, les vendeurs, ... ). Par l'extéro-conditionllement, le groupe souverain agit en se servant de la division sérielle au lieu de la subir comme menace. La rationalité dialectique de l'extéro-collditionnement est par conséquent la suivante la nécessité du groupe souverain, donc de l'institution, provient de l'impuissance des séries à maintenir une unité sociale; mais l'institution n'étant pas la suppression de la sérialité en tant que telle (contrairement à ce qui se passe dans l'action du groupe en fusion), 22
le groupe souverain doit se maintenir par l'impuissance même de ces séries en utilisant leur détermination réciproque. L'intérêt de cet extéro-conditionnement apparaît ainsi clairement dans les sociétés directoriales, l'extéro-conditionnement permet au souverain d'unifier la société par-delà sa division en séries concurrentes et de dominer en s'appuyant sur cette division; dans les sociétés non directoriales, comme les sociétés capitalistes, }'extéro-conditionnement rend possible un véritable « dirigisme de la consommation », exclu en apparence par la forme institutionnelle de ces sociétés (ibid., p. 734-735).
*** L'extéro-conditionnement est l'un des concepts les plus intéressants de la CRD en ce qu'il permet de mieux comprendre l'aliénation dans les sociétés contemporaines. Il s'agit bien en effet d'une forme d'aliénation, «puisqu'il détermine l'individu sériel à faire comme les Autres pour sefaire le Même qu'eux. Mais en faisant comme les Autres, il écarte toute possibilité d'être le Même, sinon en tant que chacun est autre que les Autres et autre que lui. » (ibid., p. 733-734) La définition de l'aliénation - comme déviation de la praxis par le pratico-inerte - se voit ainsi enrichie et pensée dans sa dimension sociale l'aliénation n'est pas seulement l'objectivation dans la matérialité mais elle réside dans le fait de recevoir sa loi de l'Autre en tant qu'on est autre que soi (ce qui est la caractéristique de la série). Le concept d'extéro-conditionnement ouvre ainsi la voie à la critique sociale et plus particulièrement à la critique de la société de consommation, qui est fondée sur l'extéroconditionnement. Facticité
* On peut, à titre de première approximation, lier la notion de facticité à celle de liberté, et opposer la liberté de la conscience à sa facticité, c'est-à-dire au fait ou factum de son existence. Si l'homme est libre, sa liberté n'est pas absolue l'homme ne choisit pas de naître et, de même, il ne choisit ni le lieu ni le moment de sa naissance. « Ainsi sans la facticité la conscience pourrait choisir ses attaches au monde, à la façon dont les âmes, dans la 23
République, choisissent leur condition je pourrais me déterminer à "naître ouvrier" ou à "naître bourgeois" » (EN, p. 121). La facticité désigne, au sens étroit, le pur surgissement au monde d'une conscience en tant que fait qui échappe à sa liberté et, au sens large, tout ce qui présente pour la conscience une « nécessité de fait» en sorte qu'elle est condamnée à faire avec, c'est-à-dire à le dépasser et à lui donner un sens.
** Même si Sartre ne s'y tient pas toujours strictement, la notion de facticité ne doit pas en principe être assimilée à celle de contingence pas plus qu'à celle de situation. Rigoureusement parlant, la facticité doit être comprise en relation avec l'acte ontologique, à partir donc de la décompression originaire par laquelle se constitue le pour-soi. Elle nomme alors la dimension d'en-soi qui demeure dans le pour-soi en tant que néantisation de l'en-soi. Elle est alors une structure du pour-soi. Cette notion se précise avec la description au niveau ontologique de deux nécessités de fait - qui à vrai dire n'en font qu'une - auxquelles le pour-soi, de par son mouvement de néantisation, ne saurait se soustraire. En effet, d'une part, la temporalisation du pour-soi signifie que le pour-soi a à être son passé compris comme l'en-soi qu'il a à être sans aucune possiblité de ne l'être pas (EN, p. 157). D'autre part, « Être pour la réalité humaine c'est être-là» (EN, p. 355). Ces deux nécessités se traduisent au niveau existentiel ou anthropologique par l'impossibilité pour la conscience de ne pas avoir un passé défini j'ai eu la coqueluche à cinq ans (EN, p. 555), ainsi que par la nécessité pour la conscience d'être là, c'est-à-dire « là, sur cette chaise », « là, au sommet de cette montagne », bref quelque part. C'est par son corps en tant qu'être-pour-soi et passé immédiat que la conscience s'inscrit dans le monde, par son corps en tant que « point de vue et point de départ» (EN, p. 374). *** Ce concept est emprunté à Heidegger qui, dans SZ,
§ 12 et § 29, appelle facticité (Faktizitiit) le fait de l'existence du Dasein afin d'en souligner le caractère ontologique fondamentalement différent du fait brut (factum brutum) ou caractère de fait (Tatsiichlichkeit) de l'apparition d'un objet quelconque qui est la24
devant et qu'on rencontre dans le monde. Après l'EN Sartre abandonne progressivement la notion de facticité qui n'apparaît pour ainsi dire plus dans les CPM où il lui préfère celles de contingence et de passivité.
Fraternité-terreur
* La fraternité-terreur constitue le statut fondamental du groupe assermenté, c'est-à-dire du groupe qui a atteint une certaine permanence à la suite du serment passé par chacun de ses membres. Chacun se sent en effet le frère de l'Autre en tant qu'il appartient au même groupe et en tant qu'il a prêté serment en même temps que les autres, c'est-à-dire en tant qu'il s'est inscrit avec eux dans un réseau d'obligations réciproques cependant, cette fraternité s'accompagne nécessairement de la terreur: ma soumission à un ensemble d'obligations réciproques suppose en même temps que j'accorde à chaque membre du groupe le droit de me tuer au cas où je ne respecterais pas mes engagements (CRD, J, p. 527-542).
** La notion de fraternité-terreur vient en réponse au problème de l'intelligibilité du serment quel peut être le sens d'un serment librement passé par chacun en tant qu'il est le tiers médiateur dans un groupe menacé de disparition? Sartre répond que la terreur doit régner dans le groupe, afin que nul ne soit tenté de le quitter et de faire éclater le groupe en séries divergentes (ibid., p. 529). Le danger de mort que courait le groupe dans sa totalité se trouve ainsi transformé en danger de mort sur chacun de ses membres ; mais la terreur n'est pas un risque de mort subi par les individus communs, il est au contraire librement réclamé par eux en tant qu'ils peuvent faire sécession. Cela ne signifie pas que les structures de liberté et de réciprocité qui caractérisent le groupe assermenté disparaissent à partir du moment où s'institue la terreur, mais au contraire par la terreur elles prennent sens «le tiers est garanti contre ma libre trahison et par ce droit que j'ai reconnu à tous (et à lui) de me supprimer en cas de défaillance et par la Terreur que le droit commun fait régner en moi et que j'ai réclamée. » (ibid., p. 532) La terreur n'exclut pas par conséquent la fraternité mais au contraire les deux 25
forment un couple indissociable je ne puis être le frère de l'Autre que parce que je lui donne le droit, au cas où je manquerais à mon devoir, de me supprimer. Si la fraternité est violence positive (fraternité dans la lutte), la terreur apparaît comme son contrepoint, violence négative mais tout aussi structurante pour le groupe assermenté.
*** Le concept de fraternité-terreur, qui apparaît dans la CRD, rend particulièrement bien compte de la structure du groupe assermenté celui-ci ne peut se définir seulement par un ensemble d'obligations réciproques mais il se caractérise plus profondément par sa violence interne. La signification profonde du concept de fraternité-terreur, c'est qu'un groupe, à partir du moment où il sort de la fusion, ne peut se constituer que comme cœrcitif, au sens d'une cœrcition sur soi. Toutefois, cette Terreur ne doit pas se penser comme une contrainte elle est, comme le dit Sartre, la « violence de la liberté» (CRD, p. 529) ; en tant que telle, elle ne surgit qu'après le serment elle est ainsi violence de droit. Ce que montre ainsi Sartre par le couple fraternité-terreur, c'est que le droit n'est pas (comme chez Kant) l'opposé de la violence, mais qu'il n'a de sens que par la violence intériorisée par le groupe. On peut voir par exemple les procès de Moscou comme l'application même de cette fraternité-terreur dans le groupe dirigeant bo1chévique. Groupe
* Le groupe constitue l'une des réalités sociales fondamentales, avec le collectif. Il peut se définir, par opposition à ce dernier, comme un rassemblement humain actif le groupe se caractérise donc par le fait qu'il dépasse ses conditions matérielles d'existence vers un but commun à tous ses membres (CRD, l, p. 449-452). Il peut être groupe en fusion si chacun y est le même que l'autre en tant que chacun y joue le rôle de tiers entre chaque individu et le groupe (comme dans la foule révolutionnaire) ; ou il peut être groupe organisé, à partir du moment où chacun n'est plus seulement tiers médiateur, mais occupe une fonction bien précise qui le 26
distingue; enfin, il est groupe institutionnel si ces fonctions deviennent permanentes et fixes, et si les membres du groupe deviennent des moyens inessentiels de ces fonctions.
** Le groupe n'est pas seulement un ensemble d'individus poursuivant une même fin, mais il acquiert, dans l'architecture de la CRD, une signification bien précise. Un groupe naît tout d'abord d'un besoin ou d'un danger commun le dépassement de la contradiction entre une totalité menacée et la menace de mort qui pèse sur elle ne peut avoir lieu que par une action commune, que la série (définie par son impuissance) ne peut mener; d'où la nécessité dialectique du groupe. Le groupe se caractérise donc, en second lieu, par le fait qu'il dépasse par son action non seulement le champ pratico-inerte mais également la série ou les séries dont il provient. Dans la série, l'unité est extérieure et chacun est autre que l'autre c'est le champ pratico-inerte qui unifie le rassemblement humain en lui donnant ainsi le caractère de la passivité ou de l'impuissance. À l'inverse, dans le groupe, l'unité est interne cette unité vient du pouvoir unifiant de la praxis (chacun fait le même acte) ; mais cela ne suffit pas «l'unité ne peut apparaître comme réalité omniprésente d'une sérialité en voie de liquidation totale que si elle affecte chacun dans les relations de tiers qu'il entretient et qui constituent l'une des structures de son existence en liberté. (CRD, p. 469) Cette nouvelle structure, nécessaire pour que le groupe émerge à partir de la série qu'il nie, c'est la constitution de chacun en tiers médiateur chacun devient la médiation entre le groupe et les autres tiers; l'autre ne peut donc plus être autre pour moi (comme dans la série) mais il est exactement pour moi ce que je suis pour lui par l'intermédiaire du groupe. La relation de réciprocité médiée, qui caractérise essentiellement le groupe, est donc double elle est la médiation de chaque tiers entre le groupe et les autres tiers et la médiation du groupe entre les tiers. Tel est le cas pour le groupe en fusion, où mon action (manifestation, lutte ... ) est la même que l'action de l'autre. La différenciation des fonctions n'intervient qu'au niveau du groupe organisé, qui n'apparaît qu'après le serment. 27
*** Le concept de groupe apparaît comme central dans la CRD il permet de mettre à jour l'existence d'un type d'être social qui ne se définit pas par sa passivité mais au contraire par sa dimension active. Le collectif n'épuise pas par conséquent la sphère de la socialité, même si l'émergence du groupe ne peut se comprendre qu'à partir de la série. Le groupe est en effet toujours la liquidation d'une série préexistante, il n'est pas une réalité qui surgirait ex nihilo; de plus, toute série résulte de la pétrification d'un groupe assermenté, le serment permettant la restauration de l'inertie à l'intérieur du groupe et à terme la résurgence de la sérialité. Il serait totalement erroné de penser que pour Sartre, la praxis individuelle et la socialité s'opposeraient comme le pour-soi et l'en-soi, ou encore comme l'activité et la passivité l'existence du groupe est précisément la démonstration qu'une réalité collective peut constituer une unité synthétique, même s'il s'agit en l'occurrence de ce que Sartre appelle une « dialectique constituée ». Il ne s'agit cependant pas d'instaurer l'idée - totalement absurde d'un point de vue sartrien - d'un pour-soi collectif. Seule la praxis individuelle reste constituante, et le groupe ne saurait en aucun cas être conçu comme une espèce d'hyperorganisme (CRD, p. 628-640). Histoire
* L'histoire a un sens bien précis dans la CRD il ne s'agit pas seulement d'un ensemble d'événements se déroulant dans le temps et constituant le passé humain, mais surtout d'un processus totalisant et unitaire, orienté vers une fin et compréhensible selon une logique dialectique. Bref, l'histoire est ce que Sartre appelle une totalisation, qui possède une Vérité et un sens que la CRD se propose d'établir en démontrant la légitimité de la raison dialectique.
** L'histoire se définit tout d'abord comme une région de la matérialité (par opposition à la nature), celle qui vérifie les lois dialectiques si l'intelligibilité fondamentale de la raison dialectique est celle d'une totalisation, cette totalisation ne peut en effet être que l'histoire. De ce point de vue, l'histoire est tout d'abord une réalité strictement matérielle et naturelle, qui n'aurait aucune existence si 28
les conditions élémentaires de la vie n'étaient pas assurées elle est en ce sens, comme l'écrit Sartre, une « aventure de la nature» (CRD, I, p. 186). Toutefois, ce secteur de la matérialité n'est pas n'importe quel secteur, il est le secteur proprement humain il est impossible de décider a priori si la temporalisation d'autres organismes pratiques prendrait la forme d'une Histoire (ibid., p. 237). C'est parce que la praxis humaine se définit par sa sortie du temps cyclique que cet organisme pratique particulier qu'est l'homme peut sortir de la répétition pour accéder à la dimension de l'histoire. L'histoire se définit donc de plusieurs manières elle se caractérise tout d'abord par l'émergence d'un nouveau type de temporalité (non cyclique), à savoir la temporalité dialectique de l'action humaine, qui est la condition de possibilité de l'histoire; elle se pose alors comme « orientation vers l'avenir et conservation totalisante du passé» (ibid., p. 234), c'est-à-dire comme un processus téléologique reprenant en fonction de sa fin ses conditions antérieures de possibilité. C'est ce qui rend l'histoire compréhensible ou en tout cas intelligible grâce à la rationalité dialectique. De ce point de vue, l'histoire ne peut être considérée comme une simple « aventure de la Nature », mais elle possède une rationalité propre qui la rend inaccessible à la rationalité analytique (suffisante seulement pour étudier en extériorité les processus naturels). Il faut ajouter à toutes ces déterminations que le processus historique se déroule dans un cadre bien précis, qui est celui de la rareté «dire de notre Histoire qu'elle est histoire des hommes ou dire qu'elle est née et qu'elle se développe dans le cadre permanent de la rareté, c'est tout un. » (CRD, I, p. 237) L'histoire est en ce sens l'histoire de la lutte des hommes pour leur survie, c'est-àdire l'histoire de leur combat contre la rareté c'est pourquoi les sociétés historiques se définissent par leur mode de production, qui est un moyen d'organiser cette rareté.
*** Même si l'intérêt pour l'histoire se manifeste dès les Cahiers pour une morale, qui discutent longuement Hegel et Marx, c'est surtout dans la CRD que Sartre se préoccupe du sens du processus historique: tout le projet de la CRD peut d'ailleurs être lu comme 29
la tentative d'établir l'intelligibilité propre à l'histoire. Il s'agit d'établir « qu'il y a une histoire humaine avec une vérité et une intelligibilité. » (ibid., p. 184) Cette intelligibilité, c'est la rationalité dialectique, une rationalité qui ne peut précisément être trouvée que dans le monde concret de l'histoire. Pour établir l'intelligibilité dialectique de l'histoire, le matérialisme historique est un outil précieux, dont Sartre affirme approuver tous les présupposés - à commencer par l'idée selon laquelle le mode de production, dans le cadre de la rareté, détermine le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle (QM, p. 33). Toutefois, le matérialisme historique est erroné si l'on entend par là une théorie qui ferait de l'histoire un processus aveugle et totalement déterminé par les conditions matérielles, où la praxis ne jouerait qu'un rôle inessentiel. Car en tant que telle, la matière ne peut être que le « moteur inerte de l'histoire» (CRD, I, p. 186) elle requiert la praxis comme dépassement du champ pratico-inerte et comme moteur actif de l'histoire. L'intelligibilité de l'histoire doit donc tenir compte du rôle constituant de la praxis individuelle et de la praxis du groupe. Cependant, la question de l'intelligibilité de l'histoire va rapidement se heurter au fait que si l'histoire est totalisation, elle est une «totalisation sans totalisateur» (ibid., p. 179) comment dès lors comprendre cette forme de totalisation que constitue l'histoire et que Sartre appelle « totalisation d'enveloppement » dans le tome II de la CRD ? L'inachèvement de l'ouvrage laisse malheureusement la question sans réponse.
Imaginaire
* Alors que ce que je perçois existe ici et maintenant, ce que j'imagine appartient à un espace et à un temps irréels. Ainsi le centaure, la chimère sont des êtres imaginaires tout comme la maison de mes rêves, la cassette d'Harpagon, ou le sourire de la Joconde. En effet ces différents objets que vise la conscience imageante, c'est-à-dire productrice d'image, ont pour caractéristique une commune irréalité, et relèvent comme tels de l'imaginaire. 30
** « l'image est un acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un cbntenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de "représentant analogique" de l'objet visé» (L'imaginaire, p. 46). En d'autres termes, l'image est pour Sartre un certain type de conscience qu'il dénomme conscience imageante. Contre l'illusion d'immanence et son inévitable réduction de l'image à un objet dans la conscience, Sartre rappelle que l'image est l'acte d'une conscience intentionnelle qui vise son objet selon une modalité spécifique. Loin de le viser à vide, à l'instar de la conscience de signification, la conscience imageante vise l'objet dans sa corporéité. Elle ne se confond cependant pas avec la conscience perceptive dont l'objet est présent en chair et en os. Aussi doit-elle se donner ou trouver un analogon, c'est-à-dire une matière qui offre quelque analogie avec l'objet visé, et qui peut être soit psychique soit physique. De ce point de vue l'imaginaire comprend, d'une part, toutes les images, y compris les images pathologiques, que la conscience se donne à l'aide d'une matière psychique (les kinesthèses, l'affectivité, le langage) ; et, d'autre part, toutes les images que la conscience forment en prenant appui sur des analoga tels qu'un tableau, une photographie, une sculpture, le jeu d'un acteur incarnant Hamlet, ou encore l'exécution d'une œuvre musicale. On voit ainsi que l'imaginaire enveloppe aussi bien les rêves diurnes ou nocturnes, les hallucinations psychotiques que les multiples formes d'œuvres d'art. *** La description sartrienne de la conscience imageante vaut non seulement par son originalité, même si l'influence de Husserl y est incontestable, mais aussi par ce qu'elle nous dévoile de la réalité humaine. Comme le montre la conclusion de L'Imaginaire, l'imagination n'est pas la faculté parmi d'autres d'une substance pensante; en tant que conscience intentionnelle qui vise un irréel, l'imagination révèle l'être même de l'homme. Seule, el! effet, une conscience libre est capable de s'évader de la réalité, de la nier et de viser un irréel. Une conscience imageante est nécessairement libre, et réciproquement. 31
1nstitution
* À vrai dire, Sartre ne parle pas directement d'institution mais de groupe institutionnalisé. Le groupe s'institutionnalise à partir du moment où ses organes et pouvoirs se transforment en déterminations figées (CRD, I, p. 678) c'est ce qui se passe, par exemple, lorsque le groupe se donne un dirigeant; la fonction devient alors une institution non seulement parce qu'elle est instituée par les membres du groupe, mais parce qu'elle est une place fixe, transcendante et en tant que telle subie en extériorité par les membres de ce groupe. ** Le groupe institutionnalisé se constitue, comme tout groupe, sous l'effet d'une menace cette menace, c'est celle de la renaissance de la sérialité à l'intérieur du groupe, qui s'est affecté d'inertie, à la suite du serment. Étant donné que l'unité du groupe est menacée, c'est de l'extérieur, par l'institution, que l'unité devra venir c'est ce qui se passe, par exemple, lorsqu'un groupe, menacé de dissolution, se transforme en parti. Toutefois, en renforçant l'inertie, l'institutionnalisation a plutôt tendance à précipiter le mouvement de dégradation du groupe (qui retourne, selon une circularité inexorable, à la sérialité dont il a voulu sortir en se constituant) qu'à l'arrêter, ce qui était pourtant le but premier de l'institution. Le parti peut ainsi devenir un cadre vide, dont l'unité est purement formelle. D'où le double caractère de l'institution, qui est «d'être une praxis et une chose» (CRD, I, p. 687) elle est une praxis au sens où, même si sa signification téléologique s'est obscurcie, elle peut encore être saisie si l'on découvre, par delà sa réalité figée, la dialectique vivante à l'origine de l'institution; mais elle est une chose au sens où elle se caractérise par sa force d'inertie non seulement parce que l'on ne peut modifier une institution sans modifier tout l'ensemble institutionnel dont elle fait partie, mais encore parce qu'elle se pose comme une réalité durable et figée (une essence, dit Sartre) et qu'elle pose les hommes comme «moyens inessentiels de la perpétuer» (ibid., p. 687) L'institution constitue donc le dernier moment de la lente dégradation du groupe, au cours duquel se 32
manifeste la pétrification de la praxis et l'essoufflement de la dialectique constituée. La sérialité peut renaître, et achever le processus dialectique qui apparaît ainsi comme circulaire.
*** L'institution est, dans la CRD, le dernier avatar du groupe, condamné à la sérialisation progressive. C'est au niveau de l'institution que la liberté, qui constituait l'être du groupe (même dans le groupe assermenté, dominé par la fraternité-terreur), disparaît la fonction, dans le groupe organisé, ne renvoyait qu'à la libre praxis de chacun et à l'urgence de l'opération à faire; à l'inverse, dans le cadre institutionnel, je reçois mes ordres d'un Autre. Il ne s'agit plus d'une inertie librement consentie, mais d'une inertie subie. Il ne faudrait pas mettre cette description du dispositif institutionnel sur le compte d'une critique politique inspirée par l'anarchisme de Sartre même si elle constitue la mort de la liberté, l'institutionnalisation est un moment nécessaire du groupe, qui risque de se déliter à tout moment; une institution comme l'État n'est ainsi « ni légitime ni illégitime» (CRD, p. 720) il est légitime pour le groupe, mais non pour les collectifs sur lesquels s'exerce sa domination. La définition sartrienne de l'institution amène ainsi à des analyses extrêmement riches de la souveraineté et de l'État, qui s'inscrivent en faux contre un certain marxisme réducteur faisant de l'État l'émanation d'une classe dominante (CRD, p. 719-726). 1ntentionnalité
* « Toute conscience est conscience de quelque chose». Cette définition de l'intentionnalité que Sartre emprunte à Husserl signifie que la conscience se rapporte toujours à un objet, qui n'est toutefois pas nécessairement réel, qu'une perception est toujours perception de quelque chose, un souvenir le souvenir de quelque chose, et qu'il faut soigneusement distinguer dans l'analyse intentionnelle chacune des modalités spécifiques selon laquelle la conscience perçoit un arbre, s'en souvient, l'imagine, le conçoit, etc. Cette découverte apparemment sans conséquence constitue, selon le titre d'un article célèbre de Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl» (SI, p. 38-42). En effet, 33
l'intentionnalité telle que Sartre la comprend n'est pas une simple détermination psychologique mais définit l'être de la conscience. Celle-ci n'est pas une substance repliée sur sa propre intériorité ou immanence; elle est ce mouvement intentionnel vers le monde qui est un aspect essentiel de la transcendance.
** Husserl déclare au § 14 des MC «Le mot intentionnalité (lntentionalitiit) ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'a la conscience d'être conscience de quelque chose (BewufJtsein von etwas zu sein), de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même (in sich) ». Cette définition ressortit sans doute à l'idéalisme le plus pur, et Sartre concède dans son article sur l'intentionnalité que Husserl n'est pas réaliste (SI, p. 39). Tout le parodoxe de ce dernier texte consiste à saluer la conception husserlienne de l'intentionnalité en lui donnant un sens qui n'est pas le sien. En effet, l'intentionnalité de la conscience signifie pour Sartre que l'objet visé par la conscience n'est pas dans la conscience, et plus généralement que la conscience n'a pas de « dedans », qu'elle n'est pas une chose avec un intérieur et un extérieur. Ainsi l'intentionnalité husserlienne permet à Sartre de rejeter la conception substantialiste de la conscience comme chose pensante (Descartes) et d'affirmer la nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi. D'une manière plus cohérente, Sartre soutient dans l'EN que Husserl a méconnu le caractère essentiel de l'intentionnalité qui, pour Sartre, fonde à la fois son propre réalisme ontologique (