Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Nietzsche Patrick Wotling Ancien élève ...
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Vocabulaire de ... Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Nietzsche Patrick Wotling Ancien élève de l'École Normale Supérieure Agrégé de philosophie Maître de conférences à l'université de Paris IV -Sorbonne
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ISBN 2-7298-0504-4 © Ellipses Édition Marketing S.A .. 2001 32. rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant. aux termes de rmlide L.122-S.2 a et 3°a), d'une part, que les ( copies ou reproductions strictement réservées à J"usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », ct d'autre part. que les analyses el les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration. «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ay.mls cause est illicite» (Art. L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
« Les mots nous barrent la route» déclare Nietzsche dans Aurore 1• Revenant sur l'ensemble de son œuvre, il précise quelques années plus tard, dans l'un de ses tout derniers textes «Avant de m'avoir lu, on ne sait pas ce que l'on peut faire de la langue allemande - ce que l'on peut faire, en général, du langage 2 ». Cette affirmation d'Ecce homo indique assez que si Nietzsche bouleverse radicalement la problématique philosophique, il ne réforme pas moins profondément la langue de la philosophie entrer dans l'univers de pensée nietzschéen sera avant toute chose s'aventurer dans une logique d'expression nouvelle, un nouveau langage, selon une formule qu'affectionne l'auteur d'Ainsi par/ait Zarathoustra. L'usage courant de la langue, en effet, masque bien plus les difficultés philosophiques qu'il ne les résout ou les révèle, et entrave constamment de ce fait les efforts de pensée «nous mettons un mot là où débute notre ignorance - où nous ne pouvons plus voir au-delà, par exemple le mot "je", le mot "faire", le mot "souffrir" ce sont peut-être les lignes d'horizon de notre connaissance, mais non des "vérités" » (FP XII, 5 [3]3). Il faut encore garder à l'esprit, pour lire Nietzsche, cette idée que loin d'être un instrument d'expression neutre, le langage est porteur de valeurs, donc d'interprétations et de choix, et ne permet pas de ce fait de restituer adéquatement tout type de pensée, surtout si celleci prétend justement remettre en cause les valeurs sur lesquels il est fondé. Cette méfiance foncière à l'égard du langage, alliée à l'ambition de renouveler radicalement la manière de penser entraîne quelques 1. Aurore, § 47 2. Ecce Homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres» ,§ 4. 3. Nous utiliserons pour désigner les Fragments postllumes l'abréviation FP, suivie soit du numéro du tome dans l'édition Gallimard (de IX à XIV) s'il s'agit de volumes constitués exclusivement de posthumes (c'est-à-dire pour les textes allant de l'été 1882 au début de janvier 1889), soit dans le cas contraire du titre de l'œuvre qu'ils accompagnent, et enfin du numéro du fragment dans le tome cité. L'astérisque (*) signalera les termes cités par Nietzsche en français.
conséquences essentielles pour l'écriture nietzschéenne ainsi la question du style et la question de la lecture sont-elles, par exemple, explicitement thématisées. Nietzsche assigne à son nouveau langage une double fonction exprimer avec précision, dans leurs nuances, des pensées neuves, plus encore, des pensées dont Nietzsche considère qu'elles ne pouvaient s'exprimer dans l'usage ordinaire du langage. Le second but concerne les effets de réceptions le style de l'écriture nietzschéenne répond à une volonté de sélectionner le lecteur, et pour cela, de le mettre constamment à l'épreuve d'où le caractère déroutant du texte, faussement simple parfois, souvent trompeur, et ce d'autant plus que la technicité conceptuelle est le plus souvent masquée sous une utilisation de la langue qui peut sembler, extérieurement, parfaitement usuelle. La nécessité d'une réforme de la langue philosophique est ainsi patente, et l'on comprend dans ces conditions pourquoi l'analyse du langage de Nietzsche constitue un préalable à tout accès au contenu de sa réflexion. Si l'on restreint l'examen de cette vaste entreprise qu'est la construction d'un nouveau langage au seul champ du vocabulaire, trois traits essentiels caractérisent l'originalité du lexique nietzschéen Ses éléments constitutifs ne sont pas seulement des mots - parmi lesquels de nombreux néologismes - , mais aussi, en abondance, des formules et des périphrases (volonté de puissance, moralité des mœurs, sens historique, pathos de la distance, ... ), créations originales également pour la plupart d'entre elles. Source de difficultés de lecture plus accusées encore, le second procédé qui caractérise ce lexique tient à la reprise de termes philosophiques anciens, vidés de leur signification classique et réinvestis d'un sens nouveau (volonté par exemple, ou encore vérité). Enfin, on ne saurait négliger l'usage surabondant de signes nuançant constamment l'usage des termes guillemets, italiques, mais aussi recours à des mots étrangers, notamment français (ressentiment, décadence), etc. Ces procédés ne relèvent en rien de l'ornementation ou de la préciosité et font sens philosophiquement on prêtera ainsi attention au fait qu'un même mot, selon qu'il est utilisé avec ou sans guillemets, peut désigner alternativement deux situations parfaitement opposées. Le cas le plus fréquent dans le corpus nietzschéen est celui du jeu sur les termes Cu/tur et de « Cultur ».
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Le caractère atypique de l'usage linguistique propre à Nietzsche J'amène à définir assez fréquemment, particulièrement dans ses textes posthumes, le sens des notions mises en jeu par les différents modes de désignation auxquels il recourt. Mais il faut préciser que ce travail définitionnel change lui-même de nature au sein de sa pensée de l'interprétation, la définition ne peut plus se comprendre comme expression d'une essence, mais comme résultat d'une investigation généalogique. Recherche des origines productrices d'une interprétation, la généalogie travaille par nature dans l'élément du multiple. On ne s'étonnera donc pas de constater, presque systématiquement, le caractère fortement synthétique des formules et expressions de Nietzsche les définir sera ainsi, dans une large mesure, déployer les lignes d'analyse qu'elles rassemblent.
Affect (A:({ekt)
* C'est un des traits caractéristiques de la réflexion de Nietzsche que la critique du primat de la raison et la reconnaissance du privilège de la sensibilité. Mais Nietzsche ne se contente pas d'inverser la hiérarchisation traditionnelle de ce couple simultanément, il radicalise le statut de la sensibilité pour constituer une théorie de l'affectivité entièrement renouvelée. C'est ce mouvement qu'exprime la notion d'affect, plus profonde que la simple passion, et caractérisée, à un premier niveau, par son degré de vivacité les affects sont « les plus violentes puissances naturelles» selon la définition qu'en donne un texte posthume (FP xm, 10 [203]). ** Le terme d'affect est à rapprocher de ceux d'instinct et de pulsion, dont il ne se distingue en fait que pour souligner la dimension intrinsèquement passionnelle de ces processus infra-conscients - on pourrait dire aussi bien qu'il insiste sur la dimension inconsciente de l'affectivité. Il traduit donc des modes d'attirance ou de répulsion qui règlent les préférences fondamentales propres aux conditions de vie d'un type de système pulsionnel particulier. En dernière analyse, les affects sont autant d'expressions particulières de la volonté de puissance et de son travail de mise en forme interprétative, comme l'indique notamment ce posthume de 1888 «Que la volonté de puissance est la forme primitive de l'affect, que tous les affects n'en sont que des développements» (FP XIV, 14 [121]). C'est ce lien entre la volonté de puissance et les affects qui explique l'attention extrême que leur prête Nietzsche dans son analyse du nihilisme la puissance persistante de certains d'entre eux est en effet le signe indiquant que jusque dans la négation de la vie, c'est bien encore la volonté de puissance qui s'exprime et trouve les moyens, détournés, de sa propre intensification. *** L'affect est pensé par Nietzsche dans le cadre de la théorie de la valeur, comme traduction de l'activité interprétative articulée à des évaluations fondamentales qui règlent l'activité d'un type déterminé de vivant. Les textes les plus approfondis de Nietzsche caractérisent
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ainsi l'affect à partir de la mémoire, c'est-à-dire du processus de sélection et de rétention propre à une forme de vie spécifique «Les affects sont des symptômes de la formation du matériel de la mémoire - une vie qui se poursuit là sans interruption et une coordination dans son action» (FP X, 25 [514]). Par voie de conséquence, toutes les interprétations, quelle qu'en soit la nature, construites par les vivants peuvent se définir comme langage figuré (Zeichensprache) des affects. C'est un point que Nietzsche souligne tout particulièrement dans le cas de la morale «Les morales comme langage figuré des affects mais les affects eux-mêmes, un langage figuré des jonctions de tout ce qui est organique» (FP IX, 7 [60], traduit par nous). Particulièrement important pour la réflexion nietzschéenne est l'affect du commandement, c'est-à-dire le type d'affectivité caractéristique de l'émission d'un ordre cet affect peut être défini comme la perception des rapports de puissance caractéristiques d'une structure pulsionnelle donnée (voir par exemple Par-delà bien et mal, § 19). Le point capital à cet égard est sans doute que la notion d'affect permet pour Nietzsche de résoudre le problème de la communication pulsionnelle et de montrer que les volontés de puissance se perçoivent et s'évaluent mutuellement - l'un des traits indiquant en quoi la théorie nietzschéenne des pulsions ne peut se penser sur le modèle de la monadologie leibnizienne.
Amor fal;
* Reprise d'une formule empruntée au stoïcisme romain, l' amor jati, littéralement 1'« amour du destin », est l'une des expressions par lesquelles Nietzsche désigne l'acquiescement, le oui, comme attitude générale à l'égard de la réalité. Il s'agit donc de penser un rapport affectif, et non gnoséologique, au destin non pas la résignation face à la fatalité inéluctable, mais tout au contraire l'acceptation joyeuse, et même le fait d'éprouver la nécessité comme une forme de beauté « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor 8
fati que ce soit dorénavant mon amour Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation! Et somme toute, en grand je veux même, en toutes circonstances, n'être plus qu'un homme qui dit oui! » (Le Gai Savoir, § 276).
** L'amorfati s'oppose ainsi fortement à l'idéalisme, caractérisé par Nietzsche comme fuite devant la réalité et volonté de nier celle-ci en en condamnant les aspects douloureux ou tragiques. Cette attitude de condamnation de la réalité sensible, enracinée dans le ressentiment et la volonté de vengeance à l'égard de la vie, est celle que Nietzsche prétend repérer dans la métaphysique classique, dont le signe est à ses yeux la création interprétative d'un monde de l'être, immuable, éternellement identique à soi, d'un monde suprasensible dégagé du devenir et des contradictions, ressentis comme sources de souffrances intolérables. Supposant, sous l'angle pulsionnel, probité et courage - aptitude à penser la réalité dans sa totalité, et capacité à l'affronter jusque dans ce qu'elle a de terrible - , l' amor fati s'identifie à l'une des dimensions du dionysiaque et devient pour Nietzsche le trait caractéristique de la grandeur humaine «Ma formule pour ce qu'il y a de grand dans l'homme est amor fati ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler - tout idéalisme est une manière de se mentir devant l'inéluctable - mais l'aimer (Ecce Homo,« Pourquoi je suis si avisé », § 10). *** La pensée de l'amor fati, liée ainsi à la double compréhension nietzschéenne du nihilisme, débouche sur la doctrine de l'éternel retour comme forme suprême de l'acquiescement à tout ce qui se produit. Pensée la plus affirmatrice dans son contenu, celle qui dit oui à la réalité sans rien en excepter - elle se donne' sur le mode le plus affirmateur, à savoir la volonté de revivre éternellement, à l'identique, la totalité de sa vie «Une philosophie expérimentale telle que celle que je vis anticipe même, à titre d'essai, sur les
possibilités du nihilisme radical ce qui ne veut pas dire Ciu'e" reste "on" à une négation, à une volonté de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir à l'inverse - à un acquiescement dionysiaque au monde tel qu'il est, sans rien en ôter, en excepter, en sélectionner - elle veut le cycle éternel - les mêmes choses, la même logique et non-logique des nœuds. État le plus haut qu'un philosophe puisse atteindre avoir envers l'existence une attitude dionysiaque ma formule pour cela est amor fati... (FP XIV, 16 [32]). Cet amour se traduit donc sous la forme d'un vouloir.
Apollinien (Apollinisch)
* Introduit dès les premières lignes de La naissance de la tragédie, l'apollinien est caractérisé comme l'une des deux pulsions de la nature, « forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même sans la médiation de l'artiste» (La naissance de la tragédie, § 2) - la seconde étant le dionysiaque. Les Grecs ont en effet exprimé intuitivement leur réflexion esthétique dans des images, et non dans des concepts, comme le feraient des philosophes. La pulsion apollinienne est ainsi pensée comme la source des arts plastiques, des arts de la vision, sculpture avant tout, mais aussi architecture, peinture, ou encore poésie épique. ** L'élucidation de l'apollinien et du dionysiaque s'effectue à partir d'un double modèle physiologique celui du rêve (Apollon) et de l'ivresse (Dionysos). S'agissant de l'apollinien et du modèle analogique du rêve, il faut retenir trois caractéristiques dans l'analyse nietzschéenne en premier lieu, la production de belles apparences, d'images idéalisées, aux contours bien définis, c'est-à-dire encore individùées ; ensuite, la distanciation, c'est-à-dire la perception du caractère onirique du rêve, donc la perception de la différence entre rêve et réalité au sein même du rêve; dans l'acte même de contemplation des belles formes et des belles apparences, nous conservons la certitude qu'il ne s'agit pas d'autre chose que d'apparences - l'apparence est perçue en tant qu'apparence «C'est un rêve; continuons de rêver! » (§ 1) ; enfin, le plaisir résultant de cette 10
contemplation de belles apparences, qui provient à la fois de ['intelligibilité immédiate des images et de la distanciation interne au rêve. Tels sont les traits que synthétise l'image d'Apollon, le dieu solaire - des belles apparences lumineuses - ; le dieu de la mesure - du principe d'individuation, de l'image idéalisée, purgée des imperfections de la réalité le dieu prophétique - le dieu qui s'exprime par images, et non par le langage de la réalité diurne, le dieu de la compréhension immédiate par l'image et du plaisir pris à l'image.
*** C'est la pulsion apollinienne qui est responsable de la création du monde olympien. Les dieux du panthéon grec sont des figures humaines idéalisées - la vie humaine transposée en de belles formes et de belles apparences. Or, ce monde apollinien fait l'objet d'une croyance de la part des Grecs, d'une adhésion profonde il ne se réduit pas simplement à un spectacle extérieur. C'est donc de lui, el' non de la réalité diurne quotidienne, banale, que les Grecs - dans les périodes où triomphe la pulsion apollinienne - tirent leur interprétation de la vie. D'où sa signification profonde «C'est ainsi que les dieux justifient la vie humaine - en la vivant - seule théodicée satisfaisante! » (§ 3). De la sorte est surmonté le pessimisme qui constitue le fond dionysiaque de la compréhension grecque de la vie et qu'exprime la sagesse de Silène. Apollon maîtrise ainsi Dionysos le malheur n'est plus d'avoir à vivre, mais d'avoir à quitter la vie. Face à la douleur inévitablement imposée par la réalité, les Grecs ont donc pensé à travers la figure d'Apollon et du monde olympien la possibilité de neutraliser la puissance désespérante de la réalité, de h transfigurer. Contrairement à ce que l'on affirme parfois, la notion d'apollinien ne disparaît pas ultérieurement de la réflexion nietzschéenne; elle est bien plutôt retravaillée et précisée, notamment dans le Crépuscule des idoles (par exemple « Divagations d'un "inactuel" », § 10) ou dans les posthumes des dernières années. Nietzsche souligne alors la volonté d'éternisation du devenir qui l'habite, mais d'une éternisation qui est la glorification de celui-ci et non pas sa négation «Expériences psychologiques fondamentales le nom d"'apollinien" désigne l'immobilisation ravie devant un Il
monde inventé et rêvé, devant le monde de la belle apparence en tant qu'il libère du devenir du nom de Dionysos est baptisé, d'autre part, le devenir conçu activement, ressenti subjectivement en tant que volupté furieuse du créateur qui connaît simultanément la rage du destructeur. Antagonisme de ces deux expériences et des désirs qui en constituent le fondement le premier veut éterniser l'apparence, devant elle l'homme devient calme, sans désirs, semblable à une mer d'huile, guéri, en accord avec soi et avec toute l'existence le second désir aspire au devenir, à la volupté du faire devenir, c'est-à-dire du créer et du détruire» (FP XII, 2 [110]).
Apparence (Schein)
* L'apparence est opposée à la notion classique de phénomène (Erscheinung) , que Nietzsche condamne comme illégitime «Le mot phénomène recèle bien des 'séductions, c'est pourquoi j'évite de l'employer le plus possible car il n'est pas vrai que l'essence des choses se manifeste dans le monde empirique. Un peintre qui serait manchot et voudrait exprimer par le chant le tableau qu'il projette de peindre en dira toujours bien plus en passant d'une sphère à l'autre que n'en révèle le monde empirique sur l'essence des choses» (Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 285). Le phénomène implique une pensée inadéquate du sensible en ce qu'il présuppose d'emblée un partage dualiste et donc la dévalorisation de la simple manifestation au profit de l'être. L'apparence en revanche désigne la réalité sensible et son jeu changeant en exprimant la disqualification de tout monde de la vérité. Le terme possède en allemand une forte connotation d'illusion que masque le terme français mais qui traduit bien le renversement de perspective axiologique qui commande la pensée nietzschéenne.
** Nietzsche identifie apparence et réalité et rejette la théorie des deux mondes sous toutes ses formes, caractéristique de la pensée métaphysique. Dans ces conditions, le rêve, avec sa logique propre, devient un modèle d'intelligibilité privilégié pour penser la réalité comme apparence: «Qu'est-ce pour moi à présent que 12
l'''apparence'' ! Certainement pas le contraire d'une quelconque essence, - que puis-je énoncer d'une quelconque essence sinon les seuls prédicats de son apparence! Certainement pas un masque mort que l'on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ôter! L'apparence, c'est pour moi cela même qui agit et qui vit, qui pousse la dérision de soi-même jusqu'à me faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, - que parmi tous ces rêveurs, moi aussi, l'''homme de connaissance", je danse ma propre danse, que l'homme de connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre, et qu'il fait partie en cela des grands intendants des fêtes de l'existence, que l'enchaînement et la liaison sublimes de toutes les connaissances sont et seront peut-être le suprême moyen de maintenir l'universalité de la rêverie et la touteintelligibilité mutuelle de tous ces rêveurs, et par là justement de prolonger la durée du rêve.» (Le Gai Savoir, § 54).
*** Cela ne signifie pas que cette apparence soit abandonnée à l'empirique. Elle est repensée au contraire comme volonté de puissance, c'est-à-dire comme processus dionysiaque exprimant un jeu pulsionnel incessant. À ce titre, Nietzsche congédie tout autant la confiance dans la rationalité et dans la capacité de la logique à exprimer la nature profonde de la réalité. La caractéristique de cette apparence est bien d'être insondable, puissance permanente de métamorphoses qui se joue des efforts tentant de la fixer dans un schéma gnoséologique maîtrisable «L'apparence, au sens où je l'entends, est la véritable et l'unique réalité des choses - ce à quoi seulement s'appliquent tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l'ensemble des prédicats, c'est-à-dire aussi par les prédicats contraires. Or ce mot n'exprime rien d'autre que le fait d'être inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques donc une "apparence" si on le compare à la "vérité logique" - laquelle n'est elle-même possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l'''apparence'' en opposition à la "réalité", au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité, celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire "monde 13
vrai" Un nom précis pour cette réalité serait "la volonté de puissance", ainsi désignée d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable et fluide» (FP XI, 40 [53]). Cette pensée positive de l'apparence s'oppose ainsi à l'idéal et à l'idéalisme, caractérisé psychologiquement comme une forme de peur poussant à prendre la fuite devant la réalité.
Art (Kunst)
* La
réflexion sur l'art est une préoccupation constante de la réflexion de Nietzsche, qui en renouvelle le statut de fond en comble. De la « métaphysique d'artiste» présentée par La naissance de la tragédie à la «physiologie de l'art» élaborée dans les dernières années, les traits fondamentaux de l'orientation nietzschéenne demeurent le refus de l'analyse essentialiste, le refus du cognitivisme, le refus des problématiques de l'imitation, le refus du point de vue de la réception il ne s'agit plus de définir une essence du beau, mais de réfléchir selon le point de vue du créateur, et surtout de repenser l'art dans la perspective de la théorie des valeurs.
** L'art repose sur une condition fondamentale l'ivresse, pensée comme sentiment de puissance de très haut degré «Le sentiment d'ivresse, correspondant en réalité à un surplus de force [... ] L'état de plaisir que l'on nomme ivresse est très exactement un haut sentiment de puissance ... » (FP XIV, 14 [117]). Produit par l'ivresse, l'art possède cette particularité de susciter à son tour l'ivresse et de déclencher un effet d'entraînement à la création «toutes les choses distinctes, toutes les nuances, dans la mesure où elles rappellent les extrêmes intensifications de force que produit l'ivresse, réveillent en retour ce sentiment d'ivresse [ ... ] l'effet des œuvres d'art est de susciter l'état dans lequel on crée de l'art, l'ivresse ... » (FP XIV, 14 [47]). *** L'art est lui aussi interprétation, ce qui implique reconfiguration, déformation, sélection de la réalité «L'art est justement ce qui souligne les lignes principales, garde les traits décisifs, élimine beaucoup de choses. » (FP X, 26 [424]). En tant qu'activité interprétative 14
qui se reconnaît telle (centmirement à la connaissance ou fi la morale par exemple), l'art devient un modèle pour penser l'ensemble des activités humaines, et en particulier l'activité philosophique «Tout être organique, qui "juge", agit comme l'artiste à partir d'excitations, stimulations particulières il crée un tout, il laisse de côté beaucoup de détails particuliers et crée une "simplification", il égalise et affirme sa créature comme étant ». (FP X, 25 [333]). Comme toute interprétation, l'art est caractérisé par une tonalité affective particulière, en l'occurrence la gratitude, le oui, exprimés sous leur forme suprême par l'idée de transfiguration «l'art est essentiellement approbation, bénédiction, divinisation de l'existence ... » (FP XIV, 14 [47]). Pour cette raison, il possède une dimension intrinsèquement anti-morale, et se situe aux antipodes de l'idéal ascétique en tant que « culte du non vrai» (Le Gai Savoir, § 107), il incarne la sanctification du mensonge, de l'illusion, du faux, si l'on s'exprime en termes moraux - en termes extra-moraux, de l'apparence. Nietzsche souligne ainsi sa valeur dans la perspective de la vie, contre l'idéalisme qui condamne la réalité au nom d'un monde de la vérité «l'art vaut plus que la vérité» (FP XIV, 17 [3] voir aussi FP XIV, 16 [40] «La vérité est laide nous avons l'art afin que la vérité ne nous tue pas ») Dès La naissance de la tragédie, son premier ouvrage philosophique, Nietzsche s'interroge sur le sens et la valeur d'une culture qui, comme celle de la Grèce tragique, antérieure à l'âge de la philosophie et du socratisme, valorise l'activité artistique - et non l'activité de connaissance - comme la plus noble de la vie humaine « je tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie» (La naissance de la tragédie, «Dédicace à Richard Wagner »). Ce texte se propose fondamentalement, en effet, de comprendre pourquoi, grâce à l'art et en particulier à ce mariage du dionysiaque et de l'apollinien qu'est la tragédie attique, les Grecs ont réussi à surmonter le pessimisme auquel ils étaient exposés, la croyance à l'absence de valeur de la vie, l'idée que le plus grand des biens est de n'être pas et b second de mourir sous peu. C'est une
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ligne de réflexion qui traverse l'ensemble de la méditation nietzschéenne. Le paragraphe 370 du Gai Savoir en offrira un écho particulièrement éclairant «Tout art, toute philosophie peut être considéré comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte ils présupposent toujours de la souffrance et des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d'êtres qui souffrent, d'une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une vision et une compréhension tragiques de la vie, - et ensuite ceux qui souffrent de l'appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l'art et de la connaissance, le repos, le calme, la mer d'huile, la délivrance de soi, ou bien alors l'ivresse, la convulsion, l'engourdissement, la démence. » (Le Gai Savoir § 370). La condamnation platonicienne de l'art, par exemple, joue alors comme révélateur aux yeux de Nietzsche elle permet de statuer sur la valeur de toute interprétation qui privilégie la vérité et le connaître «"À quelle profondeur l'art pénètre-t-il l'intimité du monde? Et y a-t-il, en dehors de l'artiste, d'autres formes artistiques?" Cette question fut, comme on sait, mon poiTlt de départ et je répondis Oui à la seconde question; et à la première "le monde lui-même est tout entier art" La volonté absolue de savoir, de vérité et de sagesse m'apparut, dans ce monde d'apparence, comme un outrage à la volonté métaphysique fondamentale, comme contre nature et, avec raison, pointe de la sagesse se retourne contre le sage. Le caractère contre nature de la sagesse se révèle dans son hostilité à l'mi vouloir connaître là où l'apparence constitue justement le salut - quel renversement, quel instinct de néant! » (FP XII, 2 [119]).
Civilisation (Civilisation)
* Nietzsche modifie profondément le sens du terme de civilisation loin de désigner les aspects matériels et techniques propres à la vie d'une communauté par opposition aux productions de l'esprit, comme le veut l'usage ordinaire du terme en allemand, la Civilisation désigne une forme particulière de culture, celle-ci étant entendue 16
en son sens large comme ensemble organisé des interprétations rendues possibles par une série de valeurs particulières. Au sein de la typologie hiérarchisée des cultures, la Civilisation s'oppose en revanche à ce que Nietzsche appelle la culture au sens étroit, c'est-à-dire aux cultures supérieures, aux cultures de haute valeur si elle est une modalité spécifique de l'organisation axiologique des communautés humaines, elle en est une version faible, de moindre valeur, caractérisée par l'étouffement des affects et instincts puissants - résultat de la valorisation systématique des affects déprimants, et tout spécialement de la mauvaise conscience, associée aux pulsions fortes. Visant à briser les types d'homme forts, réussis, elle est donc synonyme de ce que Nietzsche appelle encore apprivoisement, domestication ou dressage de l'homme «Les époques de l'apprivoisement voulu et obtenu ("civilisation") de l'homme sont celles de l'intolérance à l'égard des natures les plus spirituelles et les plus audacieuses ainsi que de leurs plus profonds adversaires» (FP XIII, 9 [142]).
*** C'est la culture de l'Europe contemporaine qui fournit le paradigme de la Civilisation pour Nietzsche comme culture de la pitié et de la condamnation de la souffrance, ainsi que du refus de la hiérarchie sous toutes ses formes, dont le corollaire est pour Nietzsche la doctrine de l'égalité des droits - les deux attitudes que Nietzsche désigne par la formule d'« idées modernes».
Connaissance (Erkenntnis)
* Nietzsche repense le statut de la connaissance dans la perspective de l'interprétation. Loin de livrer une authentique objectivité, le connaître est ramené à un type particulier de déformation, de falsification interprétative. Fondamentalement, il représente donc une forme inconsciente d'activité artistique. ** Avec la modification qu'il fait subir au statut de la connaissance, Nietzsche exprime son refus de toute partition entre le théorique et le pratique la« connaissance» théorique n'est jamais autre chose 17
qu'un travail de mise en forme non pas gratuit, certes, mais bien articulé à des besoins pr?tiques, aux exigences fondamentales de la vie pour un vivant donné.
*** Étudiant de manière plus précise le statut interprétatif de la connaissance, le paragraphe 355 du Gai Savoir montre qu'elle consiste toujours à réduire du nouveau à du déjà connu, à du bien connu, à de l'habituel «La "connaissance" consiste à exprimer une chose nouvelle à l'aide des signes des choses déjà "connues" et expérimentées» déclare encore un texte posthume (FP XI, 38 [2]). Pour ce faire, le travail de construction de la connaissance s'appuie sur la production d'identités, ce qui suppose l'élimination des différences - c'est en bien en cela que s'opère une falsification artistique «La connaissance ce qui rend possible l'expérience, par l'extraordinaire simplification des événements effectifs, tant du côté des forces qui y contribuent que de notre côté, de nous qui les façonnons de teUe sorte qu'il paraît y avoir des choses analogues et identiques. La connaissance est falsification de ce qui est polymorphe et non dénombrable en le réduisant à l'identique, à l'analogue, au dénombrable. Donc la vie n'est possible que grâce à un tel appareil defalsification» (FP Xl, 34 [252]). Généalogiquement, la connaissance est ramenée par Nietzsche à une expression de la peur et de la cruauté - peur car la réduction qu'elle implique vise à éliminer un sentiment de détresse face à l'inconnu «notre besoin de connaître n'est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous ordonne de connaître? La jubilation de l'homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ?» (Le Gai Savoir, § 355) - cruauté enfin, surtout lorsque l'effort de saisie se fait de manière plus honnête et exigeante, car « faire preuve de profondeur et de radicalité revient déjà, à tout coup, à faire violence, à vouloir faire mal à la volonté fondamentale de l'esprit, qui veut sans relâche gagner l'apparence et les surfaces tout vouloir-connaître renferme déjà une goutte de cruauté» (Par-
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delà bien et mal, § 229). En dernière analyse, la volonté de connaissance apparaît donc comme un mode particulier d'intensification du sentiment de puissance, de lutte contre les affects de dépression qui traduisent au niveau pulsionnelle malaise face à une réalité nouvelle qui échappe à la maîtrise.
Corps (Leib)
* Critiquant toute attribution à l'homme de facultés suprasensibles, toute identification de celui-ci à une substance, Nietzsche identifie pleinement le vivant, et au premier titre l'homme, au corps «Je suis corps de part en part, et rien hors cela» (Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps»). La conscience, la raison, se trouvent alors ramenées à des aspects particuliers de la vie du corps, qui ne possède d'unité que par son organisation. ** La situation est toutefois plus complexe qu'il n'y paraît puisque simultanément, loin de défendre une position matérialiste, Nietzsche repense le statut du corps, hors de toute référence à la matière (qui n'est elle aussi qu'une interprétation), comme communauté hiérarchisée de pulsions. Il représente donc un ensemble de processus organisés et coordonnés - anarchiques dans le cas de maladie et de décadence -, et c'est bien cette idée de structure pulsionnelle qui constitue le point fondamental de la pensée nietzschéenne du corps. De manière inattendue, ce primat de la physiologie se renverse toutefois en primat de la psychologie puisque les pulsions ne sont pas des êtres, ni des organes au sens médical du terme, ni des atomes matériels mais des processus d'interprétation, que Nietzsche présente analogiquement comme de petites âmes «notre corps n'est en effet qu'une structure sociale composée de nombreuses âmes ~~ (Par-delà bien et mal, § 19). Situation en apparence paradoxale la conscience, la raison, l'âme se voient ramenées à « quelque chose qui appartient au corps », mais le corps est décrit métaphoriquement à partir de l'idée d'âme (pluralisée il est vrai). Plus profondément, le problème capital que pose la pensée du corps est celui de la communication de ces processus pulsionnels hiérarchisés: « Ce qui est plus surprenant, 19
c'est bien plutôt le corps on ne se lasse pas de s'émerveiller à l'idée que le corps humain est devenu possible que cette collectivité inouïe d'êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et doués d'activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d'un tout, et subsister quelque temps et, de toute évidence, cela n'est point dû à la conscience. [ ... ] cette prodigieuse synthèse d'êtres vivants et d'intellects qu'on appelle ['''homme'' ne peut vivre que du moment où a été créé ce subtil système de relations et de transmissions et par là l'entente extrêmement rapide entre tous ces êtres supérieurs et inférieurs - cela grâce à des intermédiaires tous vivants; mais ce n'est pas là un problème de mécanique, c'est un problème moral» (FP Xl, 37 [4]).
*** Le corps est source de toutes les interprétations, qui, inversement, témoignent de l'état du corps interprétant. La philosophie, par exemple, est ainsi la transposition spiritualisée des états du corps, ce qui explique l'affirmation de Nietzsche selon laquelle un philosophe passe par autant de philosophies que d'états de santé (voir la Préface à la seconde édition du Gai Savoir). C'est ce lien entre corps et interprétation qui explique l'appréciation des doctrines et systèmes de pensée, philosophiques ou autres, en termes de santé et de maladie. Culture (Cultur l )
* Il faut distinguer la culture (Cultur) de la civilisation (Civilisation), et rappeler qu'au sens large, le concept nietzschéen de culture correspond à ce que l'usage français désignerait plutôt du terme de « civilisation ». La culture ne vise pas la formation intellectuelle ni le savoir, mais englobe le champ constitué par l'ensemble des Çlctivités humaines et de ses productions morale, religion, art, philosophie aussi bien, structure politique et sociale, etc. Elle recouvre donc la série des interprétations caractérisant une communauté humaine donnée, à un stade précis de son histoire. J. Nous conservons la graphie priviliégiée par Nietzsche, qui à partir de Humain, trop humain orthographie systématiquement ce terme avec un C initial, et non un K.
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** Dans les premières années de sa réflexion, Nietzsche se penche particulièrement sur le problème de l'unité et de l'harmonie de ces interprétations «La culture, c'est avant tout l'unité de style artistique à travers toutes les manifestations de la vie d'un peuple. Mais le fait de beaucoup savoir et d'avoir beaucoup appris n'est ni un instrument nécessaire ni un signe de la culture et, au besoin, s'accorde parfaitement avec son contraire, la barbarie, c'est-à-dire avec l'absence de style ou le mélange chaotique de tous les styles.» (Considérations inactuelles l, «David Strauss, l'apôtre et l'écrivain », § 1, trad. modifiée). À travers cette enquête sur l'unité, c'est déjà la question de la structure pulsionnelle caractérisant le type d 'homme élevé par cette communauté, bref la question de la discipline des instincts qui est visée - la production des interprétations est ainsi pensée comme le résultat d'un élevage opéré sur les pulsions «Le problème d'une culture rarement saisi correctement. Son but n'est pas le plus grand bonheur possible d'un peuple, non plus que le libre développement de tous ses talents; elle se montre plutôt dans la juste proportion observée dans le développement de ces talents. [ ... ] La culture d'un peuple se manifeste dans la discipline homogène imposée à ses instincts. (FP des Considérations Inactuelles 1 et II, 19 [41], trad. modifiée). *** Les années suivantes, Nietzsche ne cesse de préciser le sens qu'il donne à ce problème de la culture, pour le définir de plus en plus explicitement comme le problème des valeurs il se propose d'étudier les interprétations rendues possibles par telle série de valeurs, et d'enquêter sur la valeur de ces valeurs. L'ultime prolongement en est la réflexion sur la possibilité de réformer une culture - par exemple celle de l'Europe contemporaine - dans le sens d'un accroissement de valeur, c'est-à-dire encore dans le sens d'un épanouissement plus poussé du type d'homme qu'elle tend à produire de manière prépondérante. Tel est le problème du renversement des valeurs tel que le pose Nietzsche. On voit ainsi que la réflexion sur le nihilisme, comme forme déclinante de civilisation, est au centre de la problématique nietzschéenne de la culture. C'est pourquoi encore Nietzsche définit, dès le début de son entrée sur la scène philosophique, le phi-
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losophe comme « médecin de la culture ». Le problème de la culture synthétise et articule donc les deux lignes de réflexion que sont la question généalogique et la question de l'élevage (Züchtung). Le sens étroit du terme en accuse la portée axiologique la culture désigne alors un système axiologique et interprétatif de haute valeur telle la culture de la Grèce tragique, ou la culture de la Renaissance italienne.
Dionysiaque (Dionysisch)
* Tout comme l'apollinien, le dionysiaque est une notion qui apparaît dès le tout début du premier ouvrage de Nietzsche, La naissance de la tragédie. Pulsion de la nature elle aussi, elle est la source des arts non-plastiques, et avant tout de la musique. ** Nietzsche caractérise également le dionysiaque à partir d'un modèle physiologique, celui de l'ivresse, particulièrement l'ivresse sexuelle, orgiastique. Trois éléments sont à retenir dans la première présentation de ce phénomène si Apollon est le dieu du principe d'individuation, de la délimitation bien définie, Dionysos représente par opposition la rupture des frontières, notamment la rupture de l'individuation, l'abolition de la personnalité. La pulsion dionysiaque travaille à reconstituer une sorte d'unité originaire de la nature, antérieure à la différenciation en individus séparés «Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d'homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée - hostile ou asservie - célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontanément, la terre dispense ses dons, et les bêtes fauves des rochers et des déserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthère et le tigre» (§ 1). La pulsion dionysiaque se caractérise encore par un mélange d'horreur et d'extase, du fait de la perte de l'humanité de l'individu et de sa réconciliation simultanée avec la totalité. Enfin, traversé par cette pulsion, l'homme devient lui-même œuvre d'art, rythme, expression symbolique de l'essence de la nature: car le propre du dionysiaque
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est de créer des langages symboliques (musique, cfU. danse), et non plus des images idéalisées. La tragédie attique est le produit de la réconciliation des deux pulsions de la nature elle est en effet née du chœur, qui originellement représente le groupe des satyres célébrant le culte de Dionysos; mais Nietzsche la pense comme l'interprétation apollinienne du phénomène dionysiaque, « comme la manifestation et la transposition en images des états dionysiaques, comme la symbolisation visible de la musique, comme le monde de rêve que suscite l'ivresse dionysiaque» (La naissance de la tragédie, § 14).
*** La notion de dionysiaque ne se limite pas chez Nietzsche au champ artistique. Elle exprime fondamentalement une certaine compréhension du devenir, pensé comme puissance irrésistible de métamorphose. Elle permet ainsi à Nietzsche de qualifier la structure même de la réalité, de sorte qu'elle en vient à s'identifier aux notions de volonté de puissance et d'apparence. C'est ce dont témoigne par exemple un texte posthume important «Et savez-vous bien ce qu'est "le monde" pour moi? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir? Ce monde un monstre de force, sans commencement ni fin; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, dont la totalité est une grandeur invariable, une économie où il n'y a ni dépenses ni pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bénéfices [... ] une force partcut présente, un et multiple comme un jeu de forces et d'ondes de force, s'accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre ; une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d'harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce 'l'li doit éternellement revenir, comme
un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude - voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement luimême, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon pardelà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même - voulez-vous un 110111 pour cet univers? Une solution pour toutes ses énigmes? Une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits? - Ce monde, c'est le monde de la volo1lté de puissance - et !luI autre! Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance - et rien d'autre! » (FP XI, 38 [12]). Opposé à la morale et aux interprétations idéalistes, « contre-évaluation de la vie, purement artistique, anti-chrétienne » (La naissance de la tragédie, Essai d'autocritique, § 5), le dionysiaque est par là même le lieu du dépassement de tous les dualismes et de toutes les séparations. Il exprime ainsi la solidarité de la création et de la destruction, de la souffrance et du plaisir; et surtout, il unit indissolublement les motifs de l'acquiescement et de la totalité «un oui extasié dit au caractère total de la vie, toujours pareil à lui-même au milieu de ce qui change, pareillement puissant, pareillement bienheureux la grande sympathie panthéiste dans la joie et dans la douleur, qui approuve et sanctifie même les propriétés les plus terribles et les plus problématiques de la vie, en partant d'une éternelle volonté de procréation, de fécondité, d'éternité sentiment unitaire de la nécessité de créer et de détruire ... » (F P XIV 14 [14]). Loin d'être une négation du devenir, le dionysiaque permet seul pour Nietzsche de le penser adéquatement, comme surabondance de force célébrant, jusque dans la destruction, « la vie éternelle, l'éternel retour de la vie - la promesse d'avenir consacrée dans le passé un oui triomphant à la vie, au-delà de la mort et du changement» (Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens», § 4).
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Élevage (Züchtung)/Dressage (Ziihmung)
* Ces deux notions, empruntées à la zoologie, ne doivent pas être confondues. Leur fonction est d'abord de rappeler fortement le caractère animal de l'homme, et donc la dimension anti-idéaliste du questionnement nietzschéen l'homme est comme Lout vivant, un édifice de pulsions hiérarchisées. Élevage et dressage désignent deux modes de traitement de ces pulsions, et prennent donc sens par rapport à la théorie qui les étudie, la psychologie. ** Particulièrement important pour l'analyse de la morale, le dressage (Ziilunung) désigne un type de manipulation des pulsions visant à les affaiblir, voire à les éradiquer. Le terme est dom.: synonyme de domestication ou d'apprivoisement, selon les autres images zoologiques fréquemment utilisées par Nietzsche. Dresser, apprivoiser est une opération qui s'applique à un animal dangereux, à un fauve, et consiste à le rendre contrôlable, voire inoffensif c'est ce que le christianisme a fait par exemple avec les représentants des aristocraties guerrières évoquées par le premier traité de la Généalogie de la morale. Or, aux yeux de Nietzsche la technique permettant de rendre inoffensif, a consisté à affaiblir, c'est-à-dire encore à rendre malade, point sur lequel insiste particulièrement le Crépuscule des idoles, en associant les pulsions fortes à la mauvaise conscience (voir aussi l'analyse du prêtre ascétique dans la Généalogie de la morale C'est ce que décrit également la fin du § 62 de Par-delà bien et mal). Le type de culture ainsi produit correspond à ce que Nietzsche appelle Civilisation, par opposition à la Cultur au sens restreint, la culture de haute valeur. *** Élever, en revanche n'a rien à voir avec ces techniques d'éradication de la puissance cela signifie pour Nietzsche favoriser l'apparition et le maintien d'un type d'homme spécifique, avec des caractéristiques pulsionnelles précises, c'est-à-dire encore lutter contre les variations trop grandes d'un individu à l'autre. Ce travail peut être effectué simultanément dans plusieurs directions au sein d'une même culture, comme le montre l'exemple indien pour 25
Nietzsche. La Züchtung recouvre donc un processus d'éducation en quelque sorte, si ce n'est que dans l'éducation, c'est bien le corps qu'il faut éduquer, et non pas simplement l'esprit comme le font les établissements d'enseignement, auxquels Nietzsche n'épargne pas ses critiques. Le but du philosophe législateur à cet égard doit être de favoriser l'apparition d'un type supérieur (d'où sortira peut-être, à son tour, le surhumain). C'est dire qu'il s'agit bel et bien pour ce philosophe à venir, «l'homme à la plus vaste responsabilité, détenteur de la conscience soucieuse du développement de l'homme dans son ensemble» (Par-delà bien et mal, § 61), d'opérer une Züchtung sur l'humanité. C'est en ce sens que les doctrines philosophiques, morales, religieuses, politiques seront « marteau », instruments permettant de donner forme à des types d'hommes.
Esprit libre (Freier Geisf)
* « On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps. Il est l'exception, les esprits asservis sont la règle» déclare Nietzsche dans Humain, trop humain (l, § 225). La liberté d'esprit constitue la première grande détermination du concept de philosophe tel que Nietzsche le repense. Elle traduit son caractère « inactuel» et son courage sa capacité à affronter l'inconnu en un questionnement authentique et radical. ** C'est le rapport à la croyance qui constitue le cœur de la notion d'esprit libre. Le propre de l'esprit asservi tient à son besoin de certitude, de fixité et de stabilité. La liberté d'esprit au contraire, se définit par l'indépendance (voir par exemple Aurore, § 242), et désigne la capacité à se dégager de l'autorité des valeurs en vigueur (à commencer par la vérité, ou encore ce que Nietzsche appelle les « idées modernes» la survalorisation de la pitié et la condamnation de la hiérarchie) et à les interroger - donc la capacité à vivre avec des valeurs différentes, voire inversées. C'est pourquoi l'esprit libre est fréquemment mis en scène à travers les images de l'aventurier ou
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de l'explorateur «Là où un homme parvient à la conviction fondamentale qu'on doit lui commander, il devient "croyant" ; à 1'inverse, on pourrait penser un plaisir et une force de 1'autodétermination, une liberté de la volonté par lesquelles un esprit congédie toute croyance, tout désir de certitude, entraîné qu'il est à se tenir sur des cordes et des possibilités légères et même à danser jusque sur le bord des abîmes. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence* » (Le Gai Savoir, § 347). C'est à la même notion que renvoient aussi les formules de « sans patrie », ou encore de « bon Européen» cette dernière désignation peut être trompeuse, plus encore de nos jours qu'à l'époque de Nietzsche elle ne vise pas une nouvelle appartenance, mais la libération à l'égard des appartenances - « Le surnational, le bon Européen» (FP X, 26 [297]) est encore défini comme «vagabond, apatride, voyageur - qui a désappris d'aimer son peuple, parce qu'il aime plusieurs peuples» (FP XI, 31 [10]). La formule a le mérite de bien exprimer, en un temps où se renforcent les antagonismes nationaux que Nietzsche n'a de cesse de critiquer, le détachement nécessaire à l'égard des « patries », quelle qu'en soit la nature, comme condition fondamentale de la culture en son sens le plus haut.
*** L'esprit libre n'est que le premier moment du concept de philosophe chez Nietzsche, et doit être complété par la caractérisation de celui-ci comme législateur c'est-à-dire créateur de valeurs.
Éternel retour (fwige Wiederkehr)
* L'éternel retour, sans nul doute la pensée la plus difficile de l'univers de réflexion nietzschéen, est presque toujours qualifiée par Nietzsche de «doctrine », c'est-à-dire désignée comme l'objet d'un enseignement, celui de Zarathoustra. Nietzsche la présente comme la forme la plus haute d'affirmation qui puisse se concevoir
** La première difficulté tient à la multiplicité des modes de présentation de cette pensée puisque Nietzsche l'introduit tantôt sous une la forme d'un raisonnement d'allure scientifique (à la manière d'une 27
doctrine cosmologique), tantôt sous forme d'expérience, personnelle ou proposée au lecteur. La première formulation, représentée principalement dans les textes posthumes de l'époque du Gai Savoir, conteste l'hypothèse d'un état final de l'univers en se fondant sur l'infinité du temps et le caractère fini de la quantité des forces de sorte que tous les états de la réalité doivent se répéter, « et ainsi de celui qui l'engendra comme celui qui en va naître et ainsi de suite en avant et en arrière! Tout a été là d'innombrables fois en ce sens que la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. » (FP du Gai Savoir, 11 [202]). Le paragraphe 341 du Gai Savoir constitue un bon exemple en revanche du second mode de présentation, comme mise en place d'une expérience aboutissant à une question il interroge le lecteur sur ce que serait sa réaction face à la révélation du fait que sa vie se répétera éternellement à l'identique. Il s'agit donc d'en étudier les effets sur celui qui est soumis à un choix, et le texte envisage deux attitudes possibles le désespoir d'une part, l'ivresse et l'enthousiasme d'autre part.
,* Le problème fondamental concerne la manière dont cette pensée se rattache à l'ensemble de la réflexion nietzschéenne, dont elle représente peut-être l'accomplissement et le terme. En premier lieu, une lecture strictement cosmologique se heurte à des difficultés considérables, et ne paraît guère recevable. Car le geste fondamental du questionnement nietzschéen consiste à substituer le problème de la valeur au problème de la vérité. Si l'on entend par doctrine cosmologique une théorie épistémologique visant à établir ce qu'est la structure de l'univers, c'est-à-dire une théorie résultant directement de la problématique de la vérité, cette lecture suppose donc chez Nietzsche un abandon radical de ses positions fondamentales que rien n'atteste. Il faut alors s'interroger sur le statut de ces textes d'apparence « scientifique» et leur éventuelle fonction stratégique. La seconde présentation pourrait bien offrir plus de prise à la lecture elle permet en effet de situer la pensée de l'éternel retour par rapport à la structure interne de la démarche nietzschéenne, en indiquant que c'est la référence au concept de Ziichtung (la théorie des effets sélec-
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tifs induits sur l'homme par la modification du système de valeurs), et avec lui à l'ensemble du projet de renversement des valeurs qui donne son sens à l'étemel retour, d'ailleurs qualifié par Nietzsche de ziichtender Gedanke, « pensée d'élevage» (FP X, 25 [227], trad. modifiée), pensée qui provoquera nécessairement une ZÜChtUI1f? Il faut donc l'aborder dans la perspective de la réflexion sur le philosophe-législateur et sur le problème de l'élevage du type supérieur, ou du type surhumain. Si l'on en considère le contenu doctrinal, cette pensée représente une radicalisation du nihilisme pensée profondément désespérante, elle efface toute possibilité de refuge dans un au-delà suprasensible - il n'y a pas de coup d'arrêt à la répétition éternelle de notre vie, à l'identique. Elle exprime ainsi l'effondrement définitif des arrières mondes transcendants et affirme que seul existe notre ici-bas, la « terre» pour utiliser la terminologie de Zarathoustra, mais en ajoutant un élément qui donne toute sa puissance à la pensée la mort n'est pas non plus un terme, et n'apporte pas de délivrance. Cette doctrine doit alors prendre la place des croyances fondamentales qui sont à la source des valeurs actuellement dominantes, les valeurs nihilistes, par exemple de la doctrine chrétienne de la rédemption. D'où le dilemme suivant comment supporter la perspective de subir de nouveau, et même une infinité de fois, une vie que l'on nie et condamne, puisque tel est le cas du nihilisme de la faiblesse? Il s'agit de savoir quels seront les effets de cette doctrine sur l'humanité telle qu'elle existe aujourd'hui, prise dans la spirale du nihilisme. Elle provoquera une crise et de ce fait un partage entre ceux qui accepteront cette perspective avec ferveur et reconnaissance, et ceux pour qui elle sera écrasante, insupportable. La pensée de l'éternel retour se présente donc avant tout comme une épreuve ou comme un test qui est assez fort pour s'assimiler, s'incorporer la pensée de l'éternel retour, en faire une valeur? C'est pourquoi le paragraphe 341 du Gai Sm'où· la désigne comme « Le poids le plus lourd» «combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultimes et éternels? ».
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Il ne s'agit donc pas d'affirmer épistémologiquement que tout revient, mais bien plutôt de vouloir que tout revienne. Reste qu'il faut susciter une adhésion effective à cette doctrine, en faire une croyance régulatrice, une valeur. Il se pourrait que telle soit justement la fonction stratégique de sa présentation « cosmologique» - une fonction persuasive car soutenue par le prestige et l'autorité de la science; telle est du moins l'hypothèse que nous avons avancée. Toujours est-il que la doctrine de l'éternel retour représente bien la forme suprême de l'acquiescement elle ne se contente pas d'un oui « théorique », mais veut pratiquement le oui, et le traduit concrètement dans une volonté de revivre ce qui a déjà été vécu - un ouivaleur qui constituera le nouveau centre de gravité de l'existence, substituant la grande pensée de l'affirmation aux doctrines de la négation et de la calomnie de la vie.
Force (Kraft)
* On ne saurait trop insister sur le fait que la force est avant tout chez Nietzsche une métaphore; ce terme ne vise pas le concept scientifique de force, dont Nietzsche indique explicitement qu'il doit être réformé la notion de la force qui a cours dans la théorie physique (particulièrement la mécanique newtonienne et ses prolongements), processus aveugle et mécanique, néglige le caractère interprétatif de la réalité «Ce victorieux concept de "force", grâce auquel nos physiciens ont créé Dieu et le monde, a encore besoin d'un complément il faut lui attribuer une dimension intérieure (eine innere Welt 1) que j'appellerai "volonté de puissance", c'est-à-dire appétit insatiable de démonstration de puissance; ou d'usage et d'exercice de puissance, sous forme de pulsion créatrice, etc. (FP XI, 36 [31], trad. modifiée).
** Ramenée à une expression particularisée de la volonté de puissance, la force s'identifie donc à l'instinct ou à la pulsion: «Un 1. Littéralement,« un monde intérieur »,
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quantum de force est un quantum identique de pulsion, de volonté, de production d'effets - bien plus, ce n'est absolument rien d'autre que justement ce pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-même, et il ne peut paraître en aller autrement qu'à la faveur de la séduction trompeuse du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui y sont pétrifiées), lequel comprend, et comprend de travers toute production d'effets comme conditionnée par une chose qui exerce des effets, par un "sujet"» (La généalogie de la morale, l, § 13. Voir aussi FP XIV, 14 [121] «Que toute force motrice est volonté de puissance, qu'il n'existe en dehors d'elle aucune force physique, dynamique ou psychique»). Il faut donc se garder d'absolutiser cette notion comme ont tendance à le faire certains commentaires, qui tendent à en faire un principe d'explication autonome, voire la désignation d'une entité en soi.
*** En
dernière analyse, c'est au problème de la communication pulsionnelle, et donc à la psychologie du commandement que se trouve rapportée l'idée de force «La seule force qui existe est de même nature que celle de la volonté un ordre donné à d'autres sujets et suivant lequel ils se transforment» (FP XI, 40 [42]). La force désigne ainsi non pas la violence, mais l'organisation bien réglée d'un système pulsionnel, caractérisée par la collaboration efficace de l'ensemble de ses instincts, qui leur permet de construire une interprétation unifiée - et non des interprétations discordantes - de la réalité.
Généalogie (Genealogie)
* Le terme de généalogie est tardif dans les textes nietzschéens il n'apparaît qu'en 1887, avec le titre Zur Genealogie der Moral. Pour désigner le mode d'investigation renouvelé qu'il met progressivement en place, Nietzsche a d'abord joué sur plusieurs images celle de la chimie dans Humain, trop humain (image qu'utilisait déjà Darwin), mais surtout sur celle d'« histoire naturelle» (Naturgeschichte voir Par-delà bien et mal, cinquième section en particulier). Mais seul le terme de généalogie parvient effectivement 31
à dire synthétiquement les déterminations du mode de pensée que définit Nietzsche.
** La généalogie s'oppose tout d'abord à la traditionnelle recherche de l'essence, et de manière générale disqualifie toute idée d'un donné sans origines. Elle représente la méthodologie de questionnement propre à une philosophie de l'interprétation, et traduit la substitution de la problématique de la valeur à celle de la vérité. Elle se caractérise par une double direction la généalogie est d'abord enquête régressive visant à identifier les sources productrices d'une valeur ou d'une interprétation (morale, religieuse, philosophique ou autre), les pulsions qui lui ont donné naissance ; elle est ensuite enquête sur la valeur des valeurs ainsi détectées - le premier moment n'étant pas le but de l'investigation, mais la condition qui rend possible le second. C'est ce qu'indique la préface de la Généalogie de la morale «Formulons-la, cette exigence nouvelle nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même - et pour ce, il faut avoir connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mécompréhension mais aussi la morale comme cause, comme remède, comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connaissance comme il n'en a pas existé jusqu'à aujourd'hui, et comme on n'en a même pas désiré» (§ 6). *** Appliquée à l'enquête sur les morales, la généalogie permettra notamment d'en identifier deux sphères d'origine différentes, de valeur différente. Le couple axiologique bon/mauvais, caractéristique du premier type de morale, serait ainsi apparu dans des castes dominantes, en particulier dans des aristocraties militaires, comme une forme d'autoglorification le terme « bon» désignant alors l'appartenance à un rang social supérieur, la prééminence militaire et politique (originellement, il est ainsi l'équivalent sémantique des formules 32
« les puissants, les maîtres, les chefs de guerre »), ou encore économique (