DICTIONNAIRE SARTRE Sous la direction de François N OUDELMANN et Gilles PHILIPPE
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 7, QUAI ...
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DICTIONNAIRE SARTRE Sous la direction de François N OUDELMANN et Gilles PHILIPPE
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 7, QUAI MALAQUAIS CV!")
2004 www.honorechampion.com
Diffusion hors France: Éditions Slatk:ine, Genève www.slatk:ine.com © 2004. Éditions Champion, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN: 2-7453-1083-6 ISSN: 1275-0387
AVANT-PROPOS
On croit souvent Sartre fâché avec l'ordre alphabétique n'est-ce pas en suivant celui-ci que l'Autodidacte de La Nausée prétendait faire le tour des connaissances humaines ? À l'âge de vingt ans, pourtant, Sartre avait entrepris de noter ses pensées selon l'ordre imposé par un carnet alphabétique ramassé dans le métro, simple article publicitaire pour les Suppositoires Midy. L'ordre alphabétique a ceci de séduisant qu'il ne s'agit que d'une apparence d'ordre; nul mieux que lui n'entérine l'aléatoire. En décloisonnant les domaines de l'activité sartrienne (littérature, philosophie, politique), en écrasant les oppositions chronologiques (écrits de jeunesse, concepts de maturité, engagements militants), en précipitant les rapprochements a priori les plus incongrus (Hugo et Huis clos; Janet et Japon; Le Havre et Leibniz; Manuscrits et Maoïsme; Morale et Moravia; Névrose et New York; « Parterre de capucines» et Parti Communiste ... ), il peut seul rendre à Sartre son épaisseur. Mieux encore, il est seul capable de donner une idée de la complexité qui fut celle du parcours sartrien, comme le prouvent les impressionnantes séries alphabétiques qui émaillent ce dictionnaire celle des anti- (anti-américanisme, anticommunisme, antidialectique, antipsychiatrie, antisartrismes, antisémitisme, antitravail...), celle des cahiers et des carnets (Cahier Lutèce, Cahier pour une morale, Carnet Midy, Carnet Dupuis, Carnets de la drôle de guerre ... ), ou celle des guerres (Guerre froide, guerre d'Algérie, guerre de Corée, guerre d'Espagne, guerre d'Indochine, guerre du Vietnam, guerres mondiales ... ). Aussi nous a-t-il semblé que l'ordre alphabétique avait cet immense mérite qu'il laisse à la contingence sa part, qu'il ne transforme pas en destin un parcours sinueux s'il en est, bref qu'il répond - sans trahir - à la question sartrienne par excellence, celle qui ouvre son dernier livre «Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui? ». Il respecte ainsi tant l'antiscientisme de Sartre que son ambition de totalisation. D'Absence et Absurde à Richard Wright et Lena Zonina, on trouvera donc ici, pêle-mêle, tous les concepts de la pensée sartrienne (des mieux connus aux plus pointus), tous les textes importants (même s'ils sont peu accessibles ou restent inédits), toutes les influences (en amont et en aval), tous les combats, tous les secrétaires et plusieurs des maîtresses, beaucoup d'amis et presque autant d'ennemis, quelques villes et pays, quelques formules célèbres, bien d'autres choses encore. Les quelque huit cents notices qui, sans prétention à l'exhaustivité, composent ce Dictionnaire ont été rédigées par soixante des meilleurs spécialistes de la pensée et de l'œuvre de Sartre. Nous avons tenu à associer à l'entreprise des représentants des diverses traditions nationales sartriennes et de toutes les générations de la critique: des témoins les plus prestigieux (et plusieurs des collaborateurs font euxmêmes l'objet d'une notice) aux doctorants les plus prometteurs. Nous avons surtout tenu à garantir la complexité de la trajectoire et de la pensée de Sartre en
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DICTIONNAIRE SARTRE
demandant l'aide de spécialistes des disciplines les plus diverses (philosophie, histoire, littérature, sociologie, psychologie, linguistique ... ) et de sensibilités (culturelles, philosophiques ou politiques) les plus opposées.
François NOUDELMANN Gilles PHILIPPE
L'élaboration de cet ouvrage a bénéficié de l'aide très précieuse de Michel Contat, Vincent de Coorebyter, Geneviève Idt et surtout de Michel Rybalka, qui n'a pas mesuré son dévouement pour nous aider à mener l'entreprise à son terme. L'ampleur de l'ouvrage peut expliquer qu'il reste quelques inexactitudes locales; celles-ci ne sont bien sûr imputables qu'aux maîtres d'œuvre et aux auteurs des notices de ce dictionnaire.
ONT COLLABORÉ A CET OUVRAGE
Juan Manuel ARAGUES (IMA) Georges BARRÈRE (GB) Véronique BERGEN (YB) Jean-Pierre BOULÉ (JPB) Jean BOURGAULT (JB) Elisabeth BOWMANN (EB) Claude BURGELIN (CB) Philippe CABESTAN (phC) Florence CAEYMAEX (FC) Robert CHENAVIER (RC) Bruno CLÉMENT (BC) Yvan CLOUTIER (YC) Annie COHEN-SOLAL (ACS) Jacques COLETTE (JC) Michel CONTAT (MC) Vincent de COOREBYTER (VdeC) Grégory CORMANN (GC) Jacques DEGUY (ID) Benoît DENIS (BD) Francis DESCHAMPS (PD) David DRAKE (DD) Gabriella FARINA (GF) Pascale FAUTRIER (PF) Alain FLAJOLIET (AF) Thomas R. FI..YNN (TRF) Elena GALTSOVA (EGa) Dennis A. GILBERT (DAG) Daniel GIOV ANNANGELI (DG) Eva GoTHLIN (EGo) Isabelle GRELL-FELDBRUEGGE (lGF) Robert HARVEY (RH) Denis HOLLIER (OH) Helge Vidar HOLM (HVH) John IRELAND (JI) Michel KAIL (MK) Noureddine LAMOUCHI (NL) Annette M. LAVERS (AML) Andrew N. LEAK (ANL) Jean-François LOUETTE (JFL) William L. McBRIDE (WLM) Guillaume MAINCHAIN (GM)
Anne MATHIEU (AM) Jean-Marc MOUILLIE (JMM) Frank NEVEU (FrNe) François NOUDELMANN (FrNo) Gilles PHILIPPE (GP) Hadi RIZK (HR) Michel RYBALKA (MR) Yvan SAl.ZMANN (YS) Ronald E. SANTONI (RES) Gisèle SAPIRO (GS) Nao SAWADA (NS) Michel SICARD (MS) Juliette SIMONT (JS) Robert V STONE (RVS) Paolo T AMASSIA (PT) Sandra TERONI (ST) Fabrice THUMEREL (FT) Arnaud TOMES (AT) Adrian V AN DEN HOVEN (AvdH) Patrick VAUDAY (pVa) Pierre VERSTRAETEN (PVe) Alain VIRMAUX (AV) Gérard WORMSER (GW) Vincent von WROBLEWSKI (VvW)
BmLIOGRAPHIE ET TABLE DES ABRÉVIATIONS
Nous indiquons pour chacun des livres de Sartre son édition originale, suivie - le cas échéant - de son édition la plus courante à laquelle renvoient les paginations indiquées dans le Dictionnaire. 1. Essais philosophiques et politiques
r
L'Imagination, Alcan, 1936; rééd. PUF, « Quadrige ». L'Imaginaire, Gallimard, 1940 ; rééd. « Folio ». TE : La Transcendance de ['Ego, Vrin, 1965 (en revue 1937). ETÉ Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, 1939. EN L'Être et le Néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943 ;
rire
rééd. « Tel ».
EH L'existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946 ; rééd. « Folio ». RQJ Réflexions sur la question juive, Paul Morihien, 1946 ; rééd. « Folio ». AHM L'Affaire Henri Martin, recueil de textes commentés par Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1953.
CRD 1
Critique de la Raison dialectique, 1. 1 «Théories des ensembles pratiques », précédé de Questions de méthode, Gallimard, 1960 n elle éd. A. Elkaïm-Sartre, 1985. CRD Il Critique de la Raison dialectique [1958-1962], t. II (inachevé) « L'intelligibilité de l'histoire », éd. A. Elkaïm-Sartre, Gallimard, 1985. CM Cahiers pour une morale [1947-1948], Gallimard, 1983. VE Vérité et Existence [1948], éd. A. Elkaïm-Sartre, Gallimard, 1989. 2. Œuvres romanesques
OR
les récits de fiction sont cités dans l'édition des Œuvres romanesques procurée en 1981, par Michel Contat et Michel Rybalka dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Le volume rassemble les nouvelles et romans suivants La Nausée, Gallimard, 1938 ; rééd. « Folio ». Le Mur, Gallimard, 1939 ; rééd. « Folio ». L'Âge de raison (Les Chemins de la liberté, 1), Gallimard, 1945 ; rééd. « Folio ». Le Sursis (Les Chemins de la liberté, II), Gallimard, 1945 ; rééd. « Folio ». La Mort dans l'âme (Les Chemins de la liberté, III), Gallimard, 1949 ; rééd. « Folio ».
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DICTIONNAIRE SARTRE
3. Théâtre Les pièces de théâtre sont citées par simple mention des divisions dramatiques habituelles (tableau, acte, scène ... ). On retouvera l'ensemble de ces œuvres dans le volume Théâtre complet, sous la direction de Michel Contat, Gallimard, «La Pléiade », 2005, ou bien (à la seule exception des Troyennes) dans la collection « Folio ». Mc Les Mouches, Gallimard, 1943. HC Huis clos, Gallimard, 1945 (en revue 1944). MSS Morts sans sépulture, Lausanne, Marguerat, ~946. PR La Putain respectueuse, Nagel, 1946. MS Les Mains sales, Gallimard, 1948. DBD Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951. K Kean (d'après Alexandre Dumas), Gallimard, 1954. Nk Nékrassov, Gallimard, 1956 (en revue 1955). SA Les Séquestrés d'Altona, Gallimard, 1960 (en revue 1959). Tr Les Troyennes (d'après Euripide), Théâtre national populaire, 1965 Gallimard, 1966. 4. Scénarios
JF Les jeux sont faits, Nagel, 1947 ; rééd. « Folio ». E L'Engrenage, Nagel, 1948 ; rééd. « Folio ». SF Scénario Freud [1958-1960], Gallimard, 1984.
5. Monographies sur écrivain B Baudelaire, Gallimard, 1947 ; rééd. « Folio ». SG Saint Genet comédien et martyr, Gallimard, 1952. IF I-III L'Idiot de lafamille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Gallimard, I-II 1971 ; III 1972; nelle éd. A. Elkaïrn-Sartre, 1988. Mali Mallarmé. La lucidité et sa face d'ombre, éd. A. Elkaïm-Sartre, Gallimard, « Arcades », 1986. 6. Recueils de textes S 1 Situations, 1 [« Essais critiques »], Gallimard, 1947 ; rééd. « Folio ». S II Situations, II [« Qu'est-ce que la littérature? »], Gallimard, 1948 rééd. « Folio ». S III Situations, III [« Lendemains de guerre »], Gallimard, 1949. S IV Situations, IV [« Portraits»], Gallimard, 1964. S V Situations, V [« Colonialisme et néocolonialisme »], Gallimard. 1964. S VI Situations, VI [« Problèmes du marxisme, 1 »], Gallimard, 1964. S VII Situations, VII [« Problèmes du marxisme, 2 »], Gallimard, 1965. S VIII Situations, VIII [« Autour de 68 »], Gallimard, 1972. SIX: Situations, IX [« Mélanges »], Gallimard, 1972.
BIBLIOGRAPHIE ET TABLE DES ABRÉVIATIONS
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S X Situatiqns, X [« Politique et autobiographie »], Gallimard, 1976. ÉdS Les Ecrits de Sartre, éd. M. Contat et M. Rybalka, Gallimard, 1970 (chronologie et bibliographie enrichies de nombreux textes inédits ou difficiles d'accès). TS Un théâtre de situations, éd. M. Contat et M. Rybalka, Gallimard, 1974 ; nelle éd. 1992, « Folio ». ÉdJ Écrits de jeunesse, éd. M. Contat et M. Rybalka, Gallimard, 1990.
7. Entretiens EP Entretiens sur la politique (avec D. Rousset et G. Rosenthal), Gallimard, 1949. RR On a raison de se révolter (avec Ph. Gavi et P. Victor), Gallimard, 1974. SF Sartre, un film réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat, Gallimard, 1977. CA La Cérémonie des adieux de Simone de Beauvoir, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre (août-septembre 1974), Gallimard, 1981. EM L'Espoir maintenant (avec B. Lévy, 1980), Lagrasse, Verdier, 1991.
6. Autobiographie, lettres et notes LC I-II Lettres au Castor et à quelques autres (t. 1 1926-1939; t. II 19401963), éd. S. de Beauvoir, Gallimard, 1983. CDG Carnets de la drôle de guerre (septembre 1939 - mars 1940), éd. A. Elkaïm-Sartre, Gallimard, 1995. M Les Mots, Gallimard, 1964 ; rééd. « Folio ». RA La Reine Albemarle ou le dernier touriste [1951-1952], éd. A. Elkaïrn-Sartre, Gallimard, 1991.
Bibliographie secondaire Quoique déjà anciens, deux ouvrages restent indispensables pour qui s'intéresse à Sartre. Il s'agit de la chronologie-bibliographie de Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre (Gallimard, 1970) et de la biographie d'Annie Cohen-Solal, Sartre, une vie 1905-1980 (Gallimard, 1985 ; rééd. «Folio »). La bibliographie des études sur Sartre étant considérable, on se contentera de rappeler les principaux instruments de recherche à la disposition des spécialistes Robert Wilcocks, Jean-Paul Sartre A Bibliography of International Cricticism, Edmonton, University of Alberta Press, 1975 François H. Lapointe, Jean-Paul Sartre and his Critics. An International Bibliography (1938-1980), Bowling Green, Philosophy Documentation Center, 1981 ; Michel Contat et Michel Rybalka, Sartre. Bibliographie 1980-1992, Éditions du CNRS, 1993. Pour les publications postérieures à 1993, on se référera aux livraisons annuelles du Bulletin d'information du Groupe d'études sartriennes, devenu L'Année sartrienne en 2001.
A Absence « J'ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J'arrive en retard d'un quart d'heure Pierre est toujours exact; m'aura-t-il attendu? Je regarde la salle, les consommateurs et je dis "n n'est pas là" Y a-t-il une intuition de l'absence de Pierre ou bien la négation n'intervient-elle qu'avec le jugement? » (EN 44). Disons par avance que pour Sartre non seulement l'absence de Pierre se donne à l'intuition mais en outre la négation Pierre n'est pas là, suppose le néant. Lorsque Sartre s'interroge sur l'absence de Pierre au cours de la première partie de L'ttre et le Néant, il s'agit de décider si la négation comme structure du jugement est à l'origine du néant ou si, au contraire, c'est le néant, comme structure du réel, qui est l'origine et le fondement de la négation. Du point de vue d'une ontologie phénoménologique, la question est décisive. Elle est posée d'une certaine manière par Heidegger lorsqu'il affirme dans Qu'est-ce que la métaphysique? que « c'est le néant luimême qui néantit (das Nichts selbst nichtet) ». De son côté Sartre découvre le non-être comme une composante du réel et veut inscrire le néant au cœur de l'être. Mais il lui faut alors affronter Bergson sa conception des idées négatives comme celles d~ désordre, de hasard ou de néant ; sa réduction au début du chapitre IV de L'Évolution créatrice, de l'idée de néant à une pseudo-idée et, par suite, la question « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » à un pseudoproblème. Pour Bergson, Monsieur Jourdain feuilletant un livre de sa bibliothèque ne verra jamais une absence de vers mais de la prose ou, inversement, des vers et non une absence de prose. Tout à l'opposé, il y a bien selon Sartre une intuition de l'absence de Pierre - quand bien même cela semblerait absurde puisqu'il ne saurait y avoir apparemment intuition du rien. En effet, le jugement «Pierre n'est pas là» repose sur la saisie intuitive d'une double néantisation. Car chercher Pierre du regard dans le café implique une première néantisation qui est effectivement donnée à l'intuition dans l'évanouissement successif de toutes les fOImes perçues qui ne sont pas Pierre, et qui se constituent en fond. Cette recherche comprend en
outre une seconde néantisation celle de Pierre en tant que « forme-néant qui glisse comme un rien à la surface du fond ». Cette description de l'absence conduit ainsi à admettre, contre Bergson, que le néant hante l'être, qu'il ne se ramène pas à une idée sans objet, et qu'il se donne bien dans une intuition. PhC Absolu Faire de la« quête de l'absolu» l'enjeu, indissociablement métaphysique et moral, de la philosophie sartrienne peut sembler paradoxal. C'est pourtant par cette formule que Sartre résume, dans les Carnets de la drme de guerre (283, 317), le projet philosophico-littéraire qu'il a mené jusque-là. Et, lorsque, après la guerre, Sartre salue l'originalité artistique de Giacometti, qui a su « sculpter l'homme tel qu'on le voit» CS III 299), Sartre titre La recherche de l'absolu ». Il ne s'agit bien sOr pas - passion bien inutile - d'une quête de Dieu, cet « être absolu cause de soi » (CDG 430), dont L'ttre et le Néant et les Cahiers pour une morale montrent le caractère contradictoire. D'ailleurs, plutôt qu'une recherche de l'absolu, le projet sartrien est celui d'articuler deux absolus conscience et chose. Se rappelant ses premières tentatives littéraires, Sartre affirme que ces écrits poursuivaient « l'appropriation de cet absolu, la chose, par cet autre absolu, moi-même» (CDG 283). Bien avant L'ttre et le Néant, Sartre cherchait à concilier sa théorie de la contingence et la thèse de l'autonomie de la conscience. Ce défi réclame que l'on tienne ensemble ces deux autres passages des Carnets «Bref, je cherchais l'absolu, je voulais être un absolu et c'est ce que j'appelais la morale » (282), et « cette morale, c'était pour moi une transformation totale de mon existence et un absolu. Mais finalement, je recherchais plutôt l'absolu dans les choses qu'en moi-même, j'étais réaliste par morale» (286). L'absolu de la conscience, Sartre s'emploie à le dégager dans La Transcendance de l'Ego et dans L'Être et le Néant. D'un ouvrage à l'autre, la conséquence est partiellement bonne. L'ouvrage de 1943 conserve la distinction fondatrice
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DICTIONNAIRE SARTRE
établie entre conscience de soi et connaissance de soi. Cette distinction pennet à Sartre d'affIrmer le caractère absolu de la conscience (de) soi, débarrassée de toute subordination à la réflexion. La conscience est un absolu, parce qu'elle s'éprouve dans «la plus concrète des expériences» (EN 23). Elle est un absolu, parce qu'elle est conscience (d')elle-même, tout simplement : il s'agit d'un« absolu d'existence, non de connaissance» (EN 22). Déjà La Transcendance de l'Ego affirmait «Une consciénce pure est un absolu tout simplement parce qu'elle est conscience d'elle-même. Elle reste donc un "phénomène" au sens très particulier où "être" et "apparaitre" ne font qu'un» (TE 25). Lorsqu'il affinne la transcendance de l'Ego, Sartre convoque les Recherches logiques de Husserl contre la métaphysique cartésienne et pose la spontanéité de la conscience «c'est pour avoir cru que Je et pense sont sur le même plan que Descartes est passé du Cogito à l'idée de substance pensante lO (TE 34). La portée philosophique est majeure la conscience sartrienne n'est pas un sujet. Elle est un « absolu non substantiel lO (TE 25 ; EN 22 et 667). Il ne faut cependant pas gommer l'écart décisif que les Camets scellent entre l'article de 1934 et L'ttre et le Néant. Invoquant la lecture de Heidegger, ainsi que l'expérience de la guerre, Sartre renonce à la thèse confortable d'une« conscience-refuge» (CDG 576) que rien ne peut affecter, parce qu'elle est cause de soi. L'exigence d'authenticité en passe par la prise en charge de l'historicité fondamentale de la conscience «Valeur métaphysique de celui qui assume sa vie ou authenticité. C'est le seul absolu» (298). Cette conscience « désarmée et humaine» (576) n'en est pas moins un absolu, dans la mesure où elle se fait dans l'Histoire, se déterminant librement par rapport à une situation particulière. «Pour parler comme Heidegger, c'est du XX" et de ses problèmes que je me fais annoncer à moi-même ce que je suis. [... ] Je ne suis un absolu que parce que je suis historique lO (138).
Au-delà même de cette conquête de l'historicité, le IIllIJ.rre-ouvrage de Sartre se propose de dépasser cette simultanéité de l'homme et du monde vers la transphénoménalité de l'être-ensoi. Le phénomène d'2tre est certes un absolu « il se dévoile comme il est lO. Mais, bien qu' « absolument indicatif de lui-m2me lO, il n'est qu'un « relatif-absolu» (EN 12), parce qu'il ne peut être que pour une conscience. En revanche, l'être-en-soi, comme condition de ce dévoile-
ment, échappe à cette relativité «Le phénomène d'en-soi est un abstrait sans la conscience mais non son être» (670). L'Être et le Néant oblige à penser une « subjectivité absolue [qui] renvoie d'abord à la chose» (666), bref « le retard de la conscience » sur l'être.
GC Absurde Au cœur d'une philosophie de la contingence, l'absurde est à la fois ce qui doit être conjuré et ce qui valide le cadre général qui fait de la signification la contrepartie d'une action. La démonstration en est faite tout particulièrement au moment où Sartre, contre les réflexions consacrées par Heidegger à l'être-pour-la-mort, établit l'absence de signification de la mort (EN 617 sqq.). L'absurde contrevient aux interprétations de l'existence en termes de narration et de mémoire. Il renvoie aux aspects impersonnels du devenir. En effet l'étude de la temporalité avait montré que les ek-stases temporelles ne s'unifient pas au cours de leur devenir devenu présent, le futur diffère de ce qu'il était au moment de l'anticiper, et le passé tombe dans une substantialité psychique où la conscience n'entre plus. La conscience en acte est un présent ouvert aux multiples dimensions temporelles. Jamais assurée d'atteindre au but, elle demeure dans un monde de possibles pourvus d'une signification singulière qui s'actualise en permanence. Et si les obstacles rencontrés au cours de l'action restent partie intégrante de celle-ci - justifications de l'énergie avec laquelle chacun s'y consacre -, ce qui vient ôter à un pour-soi ses possibilités sans relever de l'entreprise qu'il mène relève de l'absurde. Sartre opère ici une distinction entre deux modalités de l'attente il y a en effet un hiatus entre ce dont on peut être sÛT que cela se produira un jour et l'imprévu de sa survenance à un moment précis. Dans le premier cas, il y va d'une relation ontologique à la finitude, que tous mes comportements intègrent d'une certaine manière, mais le second survient sans relation au cours de l'action, dont il vient briser les lignes et qu'il marque du sceau de l'échec. La considération de l'absurdité de toute entreprise au regard de la mort condamnerait ainsi à une inaction que n'implique en rien la pensée de la finitude, et il faut dire que la signification de l'existence provient de perspectives de l'action en situation,
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A
et non pas de ce qui peut, du dehors, faire tomber l'existence dans le néant. Cela peut être démontré à propos du suicide, «absurdité qui fait tomber ma vie dans l'absurde» (598). Dès lors qu'il interdit, par principe, d'intégrer la dimension du futur à l'acte qui le définit, il n'est pensable à partir des catégories de l'action que dans la mesure où il serait un refus actif d'un futur «pire que la mort ». Cependant, même dans le cas d'un suicide héroïque (pour ne pas parler sous la torture) ou lucide (pour éviter la déchéance), il ne peut se comprendre que comme une soumission aux « causes extérieures » sans signification extériorité et contingence sont sans rapport à une quelconque signification. D'ailleurs, « l'acte même de liberté est assomption et création de finitude» (604) en sorte que l'absurde n'est pas à mettre au compte de la finitude il relève de sa négation in-définie et des limites de fait qui n'apparaissent qu'à la lumière de mes projets l'absurde n'ôte pas de signification et n'a aucune portée ontologique, car il n'apparaît qu'à partir de la dimension signifiante conférée par mon entreprise - ce que Sartre nomme « situation» (606-612). Dès lors, ce qui motivait les réflexions sur l'absurde est à reprendre à partir de la facticité du pour-soi en situation, qui ouvre sur la nécessité de (se) projeter c'est en fonction de projets assumés qu'apparaissent les limites objectives de ma situation, celles que je m'emploie vainement à transcender. Ce~ limites ne sont pas pensables selon la notion de l'absurdité, mais relèvent du concept d'irréalisable. Un irréalisable est un horizon externe que je dois obligatoirement prendre en compte «Cet être-juif n'est rien en dehors de la libre manière de le prendre. Simplement, bien que je dispose d'une infinité de manière d'assumer mon être-pour-autrui, je ne puis pas ne pas l'assumer nous retrouvons ici cette condamnation à la liberté que nous définissions plus haut commefacticité »(586). C'est de cette manière que Sartre répond à Heidegger « l'être-pour» est un être pour dépasser, en les assumant, des limites aperçues comme horizon de la situation il y va d'un libre projet qui se connait d'avance à travers ses limites. L'irréalisable caractérise mon engagement ou mon bistorialisation, mais ne caractérise pas la situation comme absurde. En revanche, il établit une signification qui détermine la liaison entre mon libre projet et mon passé c'est en décidant librement d'assumer certaines significations passées que les sociétés et les personnes s'bistorialisent (557). Et ce lien se fait sous la forme
de « conduites à tenir» relativement à ce passé. L'absurde renvoie donc proprement à ce vis-àvis de quoi je n'ai pas possibilité de prendre position ma naissance ou ma mort sont absurdes en ceci qu'elles constituent des limites formelles, mais sans détermination, du pour-soi. La mort « n'est aucunement fondement de sa finitude [... ] elle est situation-limite comme envers choisi et fuyant de mon choix [... ] Mais précisément comme cet envers est à assumer non comme ma possibilité, mais comme la possibilité qu'il n'y ait plus pour moi de possibilités, elle ne m'entame pas » (605-606). GW «
Achever la gauche ou la guérir ? »
Texte d'un entretien publié dans Le Nouvel Observateur du 24 juin 1965 et repris dans Situations VIIl, qui a pour prétexte 1'« opération Defferre ». Soutenu par le centre et le centre gauche, Gaston Defferre projette d'être candidat à l'élection présidentielle de 1965 contre de Gaulle. Cette campagne, orchestrée par L'Express comme celle de « Monsieur X », échoue finalement du double fait du MRP et de la SFIO. Sartre dénonce l'analyse technocratique de Defferre selon laquelle la maladie de la gauche impose de l'achever en la fondant dans une « grande fédération » de centre gauche et préconise, au contraire, de la guérir en s'appuyant sur la base et les luttes sociales qu'elle continue de mener. Ces luttes, qui sont des conflits réels, n'ont plus pour seul but de satisfaire les revendications essentielles mais d'obtenir de participer à la gestion des entreprises. La renaissance de la gauche exige qu'elle soit le reflet et l'instrument de telles luttes. Il en appelle à une candidature commune de la gauche (SFIO, PSU, PCp) et soutient que, dans une société d'exploitation, la gauche ne saurait disparaître car elle est le produit de cette société même.
MK « L'Acteur»
Trois fragments du premier tome de L'Idiot de la famille (166-169 662-665 787-791), où Sartre tente de mettre en évidence une étape décisive dans l'évolution de l'imaginaire de Flaubert, ont été intégrés par Contat et Rybalka dans Un théâtre de situations (TdS 211-225), car ils constituent une méditation importante sur
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DICfIONNAlRE SARTRE
l'ontologie théâtrale et sur le «paradoxe du comédien », déjà interrogés par Sartre dans L'Imaginaire et prolongés par son adaptation de Kean d'Alexandre Dumas. Au départ, Sartre dévoile la position ontologiquement impossible de l'acteur (> (CRD 1 357 .n). « Détermination et liberté » et les manuscrits de la même période répètent cette note marginale « La représentation de ma liberté est le motif qui me pousse à réaliser jusqu'au bout mon aliénation » (ÉdS 742). L'homme est le produit des systèmes sociaux dans lesquels il évolue, mais il en est aussi le producteur et la négation pratique. Contre le positivisme et le structuralisme, représentés par Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss, Sartre repense les rapports de la morale et de l'histoire, comme F. Jeanson l'avait très tôt remarqué, quitte à soutenir le paradoxe d'un avenir double, inconditionné et répétitif à la fois. Mais il ne s'agit pas là d'une limitation ontologique de l'impératif, plutôt de la limitation historicodialectique d'une morale en situation, inévitablement déviée par une « inertie qui lui est imposée du dehors» (ÉdS 745). Voir Conférence de Rome. GC Déterminisme Sartre accepte la définition standard du déterminisme l'explication intégrale du présent par les forces enjeu dans l'état qui précède. Il n'admettra jamais le déterminisme des sciences de la nature, dans lequel il voyait une erreur ou une norme socialement imposée. Il le traitera pourtant de façon nuancée en philosophie. Selon L'Être et le Néant, « il n'est rien de plus iIÙntelligible que le principe d'inertie ». Mais ni ce principe, ni le déterminisme, ne donne l'être de l'en-soi c'est l'identité à soi qui définit cette région ontologique par contraste avec le poursoi. Dans la Critique de la Raison dialectique, Sartre ne se donne pas la facilité de combattre le déterminisme de la raison analytique c'est l'inertie, caractère qui appartenait déjà à l'en-soi, qui singularise la région qui fait face à la praxis dans un nouveau dualisme fondamental. La
praxis pourra cependant se mâtiner d'inertie, de même que le pour-soi laissait un sillage d'ensoi Sartre n'oppose pas la liberté à l'être comme deux domaines sans contact. Mais il n'admettra jamais la détermination de la liberté une liberté peut seulement s'aliéner, c'est-à-dire participer à sa dégradation. VdeC Diable La mythologie chrétienne est forte chez Sartre ; elle intervient pour répondre aux existentialistes athées. Le diable joue le rôle d'un commutateur dans la philosophie binaire du premier Sartre (nécessité/contingence, ~trelNéant, etc) : il s'agit de marquer cette théorie du choix, propre de la liberté. Dans Le Diable et le Bon Dieu, Sartre imagine le cruel capitaine Gœtz jouant aux dés pour choisir le Bien. Contre l'intuition du prêtre Heinrich, Gœtz se met au service du Bien et du Peuple (représenté par Nasty), jusqu'à ce que finalement il fasse le Mal pour réaliser le Bien. Le diable n'est pas la simple présence du Mal. Dans Le Diable et le Bon Dieu. on voit une lutte entre deux diables. Le personnage de Heinrich est le vrai diable tout est lutte pour lui entre Bien et Mal, la Terre n'est qu'une illusion; pour Gœtz, c'est la lutte de l'ordre contre le désordre qui se manifeste dans une suractivité, tantôt sadique, tantôt masochiste, mais toujours intentionnelle. n est étrange que, dans L'Idiot de lafamille, le diable apparaisse avec la même signification que dans Le Diable et le Bon Dieu le Pire est toujours sfu. la Terre est le domaine de Satan... Sartre s'efforce de montrer que le Diable, personnage clé des œuvres de jeunesse de Flaubert, s'intériorise dans la mythologie tlaubertienne, ce qui est en fait la renaissance d'une croyance enfantine au Bien « il transforme ce désastre en un sacrifice humain dont il se fait l'auteur et la victime pour attirer sur soi la bénédiction divine ... » (IF Il 2084). Ainsi, du plus profond du Mal, se tisse cette spirale transcendante vers le Bien, qui est le chemin même de la destinée humaine et de l'œuvre. MS Le Diable et le Bon Dieu
Avec cette pièce, Sartre sort des huis clos qu'il affectionnait au théâtre et revient à ses premières œuvres dramaturgiques, Bariona et Les Mou-
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ches, pour ouvrir la scène aux extérieurs, aux mouvements de foule et aux péripéties dramatiques. Toutefois il délaisse la source tragique, du moins la version française des adaptations de tragédies grecques, pour s'inspirer davantage du style de Shakespeare et d'une œuvre de Cervantès. Intéressé par l'intrigue de El Rufian dichoso, il reprend l'idée d'un guerrier qui joue le Bien et le Mal aux dés. Installant l'action dans le cadre historique de la Renaissance et des conflits religieux, Sartre intègre les discours théologiques des hérétiques et des Réformés au sein d'une lutte sociale et politique. Les divers pouvoirs sont représentés l'Église romaine, les nobles terriens, les bourgeois libéraux, les paysans révoltés. Dans ce contexte riche, la pièce est surtout l'occasion d'un débat entre trois personnages, Gœtz, le guerrier bâtard, libre d'esprit et sans morale, Nasty, le meneur du peuple, à la religion égalitaire, et Heinrich. le prêtre torturé par sa fidélité à l'Église et son souci de vérité. Construite en trois actes et onze tableaux, Le Diable et le Bon Dieu suit un plan dialectique correspondant à l'épreuve initiatique du personnage principal, s'adonnant au Mal puis choisissant le Bien et se libérant enfin de ces absolus théologiques pour se ranger du côté de l'action humaine. Mais la pièce repose aussi sur une organisation dramatique complexe qui ménage des rencontres individuelles et des événements collectifs qui font avancer l'intrigue en l'enrichissant constamment. La scène d'exposition montre un archevêque maître de ses terres mais obligé de s'associer au guerrier Gœtz qui ne s'embarrasse pas de scrupules pour éliminer son frère devenu ennemi de ses intérêts. Cependant la ville de Worms résiste encore et par un jeu d'éclairage sur le plateau, Sartre alterne dans une même scène les deux situations, découvrant les remparts sur Nasty qui mène la révolte. Le discours tenu aux pauvres oppose ce chrétien égalitaire à Heinrich, un curé qui n'a pas voulu se réfugier avec ses supérieurs dans l'Évêché. Une lutte d'influence débute et Nasty prend l'avantage en conduisant la foule au pillage et au meurtre de l'évêque. Le deuxième tableau fait apparaître Gœtz en compagnie de Catherine, la compagne qu'il traite comme une prostituée. Heinrich vient le trouver pour lui proposer les clefs de la ville, trahissant la population pour sauver les hommes d'Église. Une atmosphère de complots règne dans le camp de Gœtz qui les déjoue par la fascination psychologique qu'il exerce autour de lui. Il se joue des intentions des êtres humains dont il connaît les
obscurs ressorts, adoptant une attitude cynique, notamment à l'égard du banquier négociateur qui ne peut compter sur aucun contrat. Puis Nasty se livre à son tour, informé de la trahison d'Heinrich, et demande à Gœtz d'entrer dans la ville en prenant le parti des pauvres. Mais le guerrier condamne Nasty à mort et, pour jouir de la torture morale de ses interlocuteurs, il demande à Heinrich de le confesser. Au terme d'une discussion théologique sur la volonté divine, Gœtz se ravise et propose un pari. Si les dés lui sont défavorables, il décidera de se consacrer au Bien, passant du criminel au saint. Un nouveau destin s'annonce, quelque peu truqué puisque Gœtz a triché. Le deuxième acte présente alors la conversion de Gœtz qui abandonne sa vie pécheresse, son armée, sa maîtresse, ses terres. Cependant il se consacre au Bien selon un absolu qui le rend incompréhensible et inacceptable pour les hommes. Har par les seigneurs, Gœtz n'en est pas moins rejeté par les paysans pauvres. Ceux-ci fomentent une révolte qui fait peur à Nasty car elle est trop précoce et sans espoir. Cependant Gœtz ne veut pas reprendre du service et se replie dans une attitude pacifique. Dans le sixième tableau, les villageois se sont réfugiés dans les églises. Gœtz retrouve Catherine mourante et il tente d'obtenir son pardon; pour la sauver il choisit de mystifier la foule en feignant d'avoir les stigmates du Christ, faisant couler le sang. de son corps. Une nouvelle figure apparaît qui remplace Catherine : Hilda qui l'a assistée et en devient la version portée vers le Bien. Dans le troisième acte, la menace est plus pressante sur Gœtz que les paysans accusent de tous les maux. Condamné à incarner sans cesse le traître, il doit admettre que ses engagements n'ont eu de sens qu'envers des idéaux et non pour des humains. Il accepte la proposition de Nasty d'aller prêcher le renoncement aux révoltés qui n'ont aucune chance et vont au massacre. Mais il ne peut les convaincre et même Nasty l'abandonne pour suivre la volonté des chefs révoltés. Heinrich qui a suivi l'itinéraire de Gœtz et souhaite le voir perdre son pari du Bien, vient entériner son échec au bout d'un an de vaine conversion. Mais au terme d'un débat théologique, Gœtz le tue et affirme que le ciel est définitivement vide. La mort de Dieu ouvrant la voie à l'action des hommes, Gœtz accepte l'imperfection et le compromis. Il accepte enfin de reprendre le combat au titre d'un homme ordinaire parmi tous les hommes. Sur les incitations de Hilda et de Nasty, il prend la tête des troupes révoltées.
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L'issue de la pièce diffère donc de celle, précédente, des Mains sales, mais aussi des Mouches, puisque le héros ne renonce plus à l'action et s'engage collectivement. Sartre tente ainsi de trouver la synthèse du militant et de l'aventurier. Dans le même temps, il poursuit sa réflexion sur la morale annoncée à la [m de L'ttre et le Néant, et entreprise dans les Cahiers pour une morale. Il écrit aussi Saint Genet comédien et martyr, dont les analyses sur le Bien et le Mal, sont très proches du Diable el le Bon Dieu. Créée le 7 juin 1951 au théâtre Antoine, la pièce fut mise en scène par Louis Jouvet, dans les décors de Félix Labisse. Les principaux rôles furent tenus par Pierre Brasseur (Gœtz), Maria Casarès (Hilda), R.-J. Chauffard (Karl), MarieOlivier (Catherine), Henri Nassiet (Nasty) et Jean Vilar (Heinrich). Elle connut un très grand succès et resta à l'affiche pendant près d'un an. Les relations difficiles entre Sartre et Jouvet alimentèrent les gazettes avant la représentation. Puis le jeu expressionniste du célèbre Pierre Brasseur fit aussi l'objet de dissensions avec l'auteur. De nombreux débats eurent lieu sur le sens de la pièce, notamment dans les milieux catholiques. Elle fut montée dans une version plus dépouillée par Georges Wilson, en 1968 au TNP, avec François Périer dans le rôle de Gœtz. Un peu délaissée comme une pièce à thèses, Le Diable et le Bon Dieu a été repris, en 2001, au théâtre de l'Athénée dans une mise en scène de Daniel Mesguish qui lui a donné une nouvelle jeunesse en dégageant la force de son verbe sans didactisme. FrNo Dialectique Sartre, à partir de L'&re et le Néant, et tout au long de son œuvre, a porté à la dialectique une attention aussi constante que multiforme, si multiforme qu'il faut parler plutôt de dialectiques, au pluriel - mais reliées entre elles, et même sans doute par un lien de nature dialectique. Dans L'tIre et le Néant, le rapport à la dialectique est critique et centré sur Hegel. Les prémisses ontologiques les plus générales de l'ouvrage, à savoir la différence irréductible séparant l'être du néant, sont explicitement énoncées contre le début de la Science de la Logique, qui, de la commune indétermination de l'être et du néant, conclut à leur identité. « Ce qu'il faut rappeler contre Hegel, c'est que l'être
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est et que le néant n'est pas» (EN 50). C'est, cependant, à propos de l'être-pour-autrui et à l'encontre de la dialectique du maître et de l'esclave que les critiques sont les plus détaillées. Il n'y aura jamais de reconnaissance dialectique de moi dans l'autre et de l'autre dans moi, parce qu'entre moi et l'autre existe un infranchissable hiatus qui brise la réciprocité. Je peux bien nier la négation dont m'affecte autrui, retourner le regard objectivant ; mais je ne peux pas me saisir tel que l'autre me saisit, ni le saisir tel qu'il me saisit - soit je saisis autrui, il est objet pour moi, soit il me saisit, je suis son objet et, ne pouvant être objet-pour-moi, je suis dessaisi de moi-même. Sartre reproche à Hegel un double optimisme. Épistémologique d'abord s'il pense que je peux me reconnaître dans l'objet que je suis pour autrui, c'est parce qu'il dissout l'existence dans la connaissance et n'envisage la présence à soi que sur un mode thétique. Et, plus profondément, ontologique c'est parce qu'il parle à partir d'une Totalité censément accomplie que Hegel, dans son survol philosophique, oublie la pluralité, efface de sa propre conscience le lien conflictuel à autrui, et ne parle que de consciences-objets - de ce type particulier d'objet qu'est le sujet-objet. Dans les Cahiers pour une morale, la dialectique du maitre et de l'esclave est également critiquée, mais la perspective est différente il s'agit à présent, contre l'optimisme réconciliateur, de prendre acte des pesanteurs matérielles de l'aliénation - la Critique de la Raison dialectique est déjà en gestation. Le travail de l'esclave, selon Hegel, est libérateur pour deux raisons d'abord parce qu'il lui contère la maîtrise concrète des choses; ensuite parce que, le forçant à réfréner son désir, il l'oblige à réactiver et à réaliser dans la durée cela face à quoi il a reculé dans l'immédiateté du combat le détachement à l'égard du corps et de la vie. Selon Sartre, on ne peut penser ainsi qu'en faisant abstraction de la réalité de l'esclavage comme institution durable. L'esclave de la deuxième ou troisième génération n'a jamais ressenti l'angoisse de la lutte, il ne la « réactive » pas par le travail ; en travaillant, il ne fait que se soumettre; quant à sa maîtrise de l'objet travaillé, elle est pour lui complètement irréelle la jouissance de ce produit lui est si radicalement interdite qu'il n'en pénètre même pas le sens. Au terme de ces critiques, quelle dialectique reste possible ? Une dialectique totalisante, sans doute - puisque la liberté est dépassement -,
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mais aussi perpétuellement détotalisée - car la totalité achevée n'existe pas ; téléologique, sans doute - puisque la fin est la structure même du projet -, mais aussi perpétuellement contrefinalisée - car le projet est volé à lui-même dès qu'il s'objective, dès qu'il s'imprime dans la matérialité, dès qu'il est en proie à autrui. Sartre développera ses options dialectiques dans deux directions, qui n'ont jamais cessé d'être les pôles de sa pensée l'irréductibilité de la liberté individuelle d'une part, l'intelligibilité de l'Histoire d'autre part. Dialectique de l'individu ce sont ces dialectiques sans Aujhebung, ces dialectiques« décapitées» (S N 270), paradoxales, ces «tourniquets », ces dialectiques où il n'y a d'autre synthèse que l'antithèse elle-même, ces dialectiques à deux termes, dont l'énoncé paradigmatique est« qui perd gagne », ces dialectiques d'« irrécupérables », de réfractaires à l'intégration, qui, à proportion de leur refus de la synthèse, intensifient le conflit du néant de la conscience et du plein de l'être - Kierkegaard, Mallarmé, Genet, Flaubert, d'autres encore ... Kierkegaard, le chevalier de la subjectivité, construit le langage à rebours celui-ci, à coups de contradictions, au lieu d'être instrument de communication, renvoie à l'indéchiffrable mystère de l'intériorité. « n brille dans un salon, rit, fait rire et note sur son carnet je voudrais mourir. n fait rire parce qu'il voudrait mourir, il voudrait mourir parce qu'il fait rire» (S lX). Mallarmé résiste au déterminisme naturel et inscrit des constellations au firmament de l'impossible en inventant un langage qui fusionne sa propre annulation et la plénitude poétique, « couple de contraires sans synthèse qui perpétuellement s'engendre et se repousse» (S lX 199). Genet, rejeté par l'humanité bien-pensante, entreprend par défi de mériter le titre de plus méchant des hommes; en une vertigineuse ascèse, «il livre son meilleur ami et se fait payer devant lui» (SG 254). Mais c'est Flaubert qui, au jeu du « qui perd gagne », fait preuve du plus abyssal radicalisme il ne s'agit plus, comme pour Genet, de produire un néant intérieur à l'être (le maI), mais bien d'anéantir l'être lui-même le regard paternel, faisant d'Achille l'hoir privilégié, m'a plongé dans le néant? Très bien, je m'anéantirai donc. Non plus volonté de néant, mais néant de volonté, ou activité passive, dont L'Idiot de la famille parcourt inlassablement les détours. L'enchaînement des paradoxes culminera en celui-ci: Madame Bovary, l'œuvre où Flaubert exprime sa haine universelle de
l'humanité, est précisément celle qui le fera universel, celle où se reconnaîtra toute une «époque ». Dialectique de l'Histoire ensuite. C'est là l'entreprise de Critique de la Raison dialectique, placée sous le signe du marxisme, mais d'un marxisme révisé et hétérodoxe. L'idéalisme de Hegel- résorption de l'être dans le connaître dispensait la dialectique de faire ses preuves le Savoir absolu disait forcément le réel même. Mais, par contre, une fois que Marx a rétabli la primauté de l'être dans sa matérialité, dont la pensée est un mode particulier, des problèmes de légitimité surgissent quel est le statut de cette « particularité» de la pensée, en quoi peut-elle dire le vrai ? Est-elle, au sein du réel, suffisamment distincte pour qu'à son propos doive se poser la question que Marmon adressait aux catégories kantiennes comment celles-ci peuvent-elles rejoindre l'intuition, comment celle-là peut-elle rejoindre le réel, «comment établir qu'un même mouvement anime ces processus disparates?» (CRD 1 143). Le marxisme, effrayé par la difficulté, dit Sartre, préféra l'esquiver, et diluer toute spécificité de la pensée dans une dialectique de la Nature. La dialectique est alors loi universelle de l'~tre, et les lois historico-économiques sont censées agir sur la liberté avec le même type d'inflexibilité que les lois de la gravitation sur les corps matériels. Selon Sartre, semblable dialectique, pour matérielle qu'elle se prétende, n'est que dogmatisme et idéalisme. Dogmatisme les« lois» en question s'imposent de façon inintelligible et fatale, et, au contraire des lois de la science, ne peuvent pas faire l'objet d'une vérification expérimentale. Idéalisme l'~tre dont il est question, en somme l'~tre sans les hommes, ou l'~tre dont l'homme ne serait qu'une excroissance adventice (une « addition étrangère », dit Engels), cet Être est un songe. Ou, mieux dit, si ce songe a une réalité, c'est celle-ci il n'a lieu que pour et par les hommes. Sartre résume sa propre vision de la dialectique en une formule « La seule possibilité que la dialectique existe est elle-même dialectique» (CRD 1 153). TI ne s'agit pas, quant à l'être et au connaître, de résorber le premier dans le second (Hegel), ou l'inverse (marxisme dogmatique), ni de chercher, entre les deux, un intermédiaire sur le modèle du schématisme kantien il s'agit de s'apercevoir que la relation existe déjà et est déjà dialectique - et que ses termes n'ont de consistance que par elle. «L'~tre est négation du connaître et le Connaître tire son être de la négation de l'Être»
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(154). L'~tre, dans sa massive indifférence, fait bien du Connaitre un épiphénomène, mais cette indifférence n'advient (ou il n 'y a d'être) que pour autant qu'un être est capable de se mettre suffisamment à distance et de soi et de l'Être pour interroger et éclairer sa situation dans l'Être. Cet être, c'est l'homme cette distance, c'est la liberté. Et c'est la praxis, le rapport pratique de cette liberté au monde, qui est la dialectique en acte. En oubliant la praxis, le marxisme s'était « arrêté » (CRD 131), c'est par elle qu'il faut le revivifier. La question dialectique devient alors celle-ci si la dialectique n'est pas une loi de derrière l'Histoire, mais à la fois la texture et la résultante de la liberté individuelle et pratique, comment comprendre que celle-ci se déborde, diverge par rapport à ellemême, s'insère dans des « ensembles », certes eux-mêmes « pratiques» (Théorie des ensembles pratiques, porte en sous-titre le tome 1), mais aussi « fibreux » et stratifiés, où elle s'aliène, se défigure, perd sa translucidité ? Et la réponse à cette question s'articule autour de la distinction de la « dialectique constituante» (la praxis individuelle, seule instance véritablement ontologique) et de la dialectique constituée (les « ensembles pratiques », réalités dérivées, résultant de la multiplicité des praxis et de leur intrication à la matière ouvrée). La découverte majeure de la Critique est celle-ci l 'Histoire, cette entité géante dont on décrypte les « ruses », dont on tire des bilans globalement positifs justifiant massacres et épurations, au nom de laquelle on transforme les horizons bouchés en éclaircies à venir et les échecs en retards provisoires, l'Histoire n'existe pas - n'a pas de réalité proprement ontologique. Produit de l'échappement à ellesmêmes des praxis individuelles, extérieure à toutes parce qu'intérieure à chacune, elle les enveloppe, les dépossède, les vole, les dévie, s'impose à elles comme la nécessité de leur liberté ; mais elle n'acquiert en aucun cas le même statut ontologique qu'elles il n'y pas de grand Organisme totalisant les organismes pratiques, il n'y a pas, dit Sartre, d' « hyperorganisme ». La « dialectique », finalement? Dans la Critique, elle est l'interminable exploration de ces « irréalités » complexes et multidimensionnelles que sont les collectivités humaines (toujours à la fois, selon divers équilibres, « groupes » actifs, « séries» passives, « institutions » inertes et rigides) et la très longue phénoménologie de leurs effets de réel. Selon le pari suivant jamais de passivité si profonde qu'elle ne comporte une dimension synthétique et active grâce
à laquelle elle reste intelligible et susceptible de libération ; et jamais, inversement, de synthèse si purement active qu'elle ne soit pas minée par une force de désintégration qui la met au bord de l'aliénation. Le tome 1 expose les diverses structurations de ce rapport de passivité et d'activité, de nécessité et de liberté, rapport inextricable mais jamais inintelligible. Le tome II, inachevé et publié à titre posthume, était censé restituer la concrétude de l'Histoire, où toutes ces dimensions, loin de se succéder comme il était requis dans leur exposition, coexistent et interagissent. JS
Dieu Lors que Jean Duché, dans une interview du Figaro littéraire (7 juin 1951) lui demanda s'il était sOr de l'inexistence de Dieu, Sartre répondit «j'en suis convaincu ». La prépondérance des discussions sur Dieu à travers toute son œuvre confirme son athéisme. Dès 1939, dans les Carnets de la drôle de guerre, il affirme fièrement « j'ai été un athée sans orgueil... il n'y avait pas de place pour Dieu à côté de moi ». À la fois dans ses Cahiers et, plus tard, dans ses Entretiens avec Beauvoir, inclus dans La Cérémonie des adieux, il parle d'une soudaine et authentique révélation ou d'une intuition ponctuelle, vers l'âge de Il ou 12 ans - alors qu'il s'apprêtait à aller à l'école avec les sœurs Machado - de l'inexistence de Dieu. TI continue à dire à Beauvoir qu'il considérait cette vérité manifeste comme une intuition qui surgit, sans aucune pensée antérieure, et qui détermina sa vie. TI affirme aussi «TI est frappant que j'ai pensé cela vers onze ans et que je n'ai jamais reposé cette question jusqu'à maintenant ». Plus encore, dans Les Mots, il l'affirme spectaculairement, suggérant une réflexion avancée et une lutte plus vive «j'ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine je croit l'avoir menée jusqu'au bout» (M 212). il est alors clair que la certitude initiale de Sartre à l'égard de l'inexistence de Dieu s'enracine dans une intuition adolescente préphilosophique et prédiscursive. Il reconnaît dans ses Entretiens de 1974 que cet argument de L'tIre et le Néant contre l'existence de Dieu était sa tentative de soutenir philosophiquement son incroyance en Dieu l'être en-soi-pour-soi (ou la conscience humaine
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libre) se tient dans sa surrection, car le pour-soi est «l'être qui est en lui-même son propre manque d'être» il manque de l'en-soi; Dieu, est le nom que nous donnons à cet idéal de la conscience qui désire un en-soi pour combler son vide d'être et qui désire être à lui-même son propre fondation (EN 652-653). En d'autres termes, le projet fondamental de l'être humain est d'être Dieu. Mais ce projet est impossible à atteindre l'être idéal que le pour-soi projette serait à la fois l'en-soi fondé par le pour-soi et identique au pour-soi qui le fonde, c'est-à-dire ens causa sui (EN 717), une impossible synthèse de deux solitudes radicalement incommunicables et de deux régions de l'être. Par conséquent, l'idée de Dieu est contradictoire (EN 708) ; elle est toujours indiquée et toujours impossible. À partir de là, Dieu, la synthèse idéale de la liberté humaine et l'être substantiel que la réalité humaine cherche à être, est éliminé par le système ontologique et les catégories sartriennes. Dieu n'est qu'une idée de la raison. Toutefois il importe de noter que, de l'aveu même de Sartre, ce qui est admis comme un argument « officiel » répondant à la certitude de l'inexistence de Dieu n'est pas sa raison définitive. Dans les Entretiens avec Beauvoir en 1974, il déclare «Dans L'P.tre et le Néant, j'ai disposé des raisons de mon refus de l'existence de Dieu qui n'étaient pas vraiment les bonnes raisons. Les vraies étaient plus personnelles et enfantines ». Elles ont surgi de façon évidente à un moment donné, selon une intuition de l'enfance à laquelle il se réfère dans ses écrits. Aussi le projet sartrien de développer une philosophie de l'homme, un humanisme existentialiste, et d'envisager les applications de l'athéisme, est venu, en premier lieu, de sa certitude acquise par une expérience intuitive, et non à partir d'une preuve philosophique. Mais il demeure une ambivalence dans la position de Sartre et son affirmation d'une absolue certitude à l'égard de l'inexistence de Dieu. Sa distinction entre un athéisme idéaliste (le refus de l'idée de Dieu) et un athéisme matérialiste (le monde vu sans Dieu), et l'aveu à Beauvoir en 1974 qu'il y a des éléments de l'idée de Dieu qui restent en nous (l'idée d'une main créatrice qui me créa) et qui nous conduisent à voir le monde avec quelques aspects divins, rappelle que l'athéisme est une interrogation à long terme, qui requiert le passage difficile d'un athéisme idéaliste à un athéisme matérialiste. Plus tôt, dans sa longue interview avec Bernard Dort sur Les Séquestrés d'Altona, il
reconnait que l'athéisme contemporain n'est pas satisfaisant (Théâtre populaire n° 36, 1959). L'ontologie phénoménologique de Sartre et sa psychanalyse existentielle restent hantées par l'être idéal, ou Dieu, qu'elles excluent analytiquement. Plus encore, dans ses Entretiens de 1974, il tient à reconnaître d'autre traces de Dieu et un relent de croyance, selon les mots de Beauvoir. Mais au-delà de cet embarras, plusieurs passages de Sartre suggèrent que cette incroyance reste trouble, qu'il n'a peut-être pas réussi à passer de l'athéisme idéaliste à l'athéisme matérialiste et que, en dépit de toute sa position philosophique, et à la différence de Gide dont il fait l'éloge, il n'en a peut-être pas fini avec la mort de Dieu. Voir Athéisme.
RES Diplôme d'études supeneures ~ Delacroix Henri, L'Image dans la vie psychologique « Discours d'Helsinki »
Discours prononcé à Helsinki le 26 juin 1955 devant l'Assemblée mondiale de la Paix, réunie du 22 au 29 juin à l'initiative du Mouvement de la Paix. Des extraits sont publiés dans les Écrits de Sanre. À l'origine du Mouvement de la Paix trois thèmes structurent ces interventions la lutte internationale de toutes celles et tous ceux qui sont soucieux de paix et de liberté contre l'usage militaire de l'énergie atomique, pour la libre circulation des inventions et des découvertes, pour la neutralisation de l'espace allemand. Dans ce discours, Sartre avance l'hypothèse que si seules les masses sont réellement porteuses de l'espoir de paix c'est du fait de l'existence de la bombe H. Celle-ci impose une «universalité négative» dans la mesure où n'importe qui est menacé par ses effets immédiats ou à plus long terme. Une telle universalité a déclenché un processus d'« universalisation positive» qui confère à la notion d'espèce humaine une détermination précise, historique, sociale et politique. L'espèce humaine n'est plus réduite à une abstraction biologique, mais se concrétise à travers ces centaines de milliers d'êtres humains qui, séparés par leurs intérêts ou leurs croyances, n'en sont pas moins et préalablement unis par la menace du danger commun et la volonté partagée d'y échapper. Aussi sont-ce bien les peuples qui imposeront la paix à leurs gouvernements. La Guerre froide, remarque Sartre, est un « système » de relations internationales qui affecte les
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nations qu'il relie entre elles et ne vient pas seulement s' articuler sur des éléments définis par eux-mêmes et en eux-mêmes. La Guerre froide est ainsi indiquée comme une des sources du maccarthysme, d'une part, et du stalinisme, d'autre part. Pour relever le défi de cette solidarité aux effets négatifs, l'exigence de paix doit servir à engendrer un nouveau mode de relations grâce à « une sorte d'économie du don », à une aide économique désintéressée des deux Grands apportée aux nations sous-développées. La coopération entre l'URSS et les USA devant permettre de rompre avec la logique des deux blocs. Dans le même sens, Sartre plaide pour la souveraineté des nations, en appelant à la réunification de l'Allemagne, et annonce la fin de l'ère colonialiste, enjoignant la France de prendre en compte par la négociation les revendications algériennes, marocaines et tunisiennes. La paix, c'est la liberté. MK « Discussion sur la critique à propos de L'En-
fance d'Ivan » Lors de leur séjour en URSS de 1962, Sartre et Beauvoir purent voir le fùm d'Andrei Tarkovski, L'Enfance d'Ivan, qui fut présenté la même année au festival de Venise, où il obtint le Lion d'Or. Le film reçut un accueil peu favorable de la presse italienne communiste et Sartre le défendit dans une lettre à Mario Alicata publiée dans L'Unità du 9 octobre 1962. Le même texte fut repris sous le titre « Discussion sur... » dans un recueil de Sartre en italien (Il ftlosofo e la politica, 1964), traduit en français dans Les Lettres françaises du 26 décembre 1963 et du 1"' janvier 1964, enfin repris dans Situations VII (1965). Sartre y déclare que L'Enfance d'Ivan est « un des plus beaux films qu'il [lui] ait été donné de voir au cours de ces dernières années ». Même si, pour le public italien, ce film rappelait les procédés de Fellini et Antonioni, il restait tout à fait original, car il posait de graves problèmes moraux et comportait « une importante critique du héros positif ». L'héroïsme violent d'Ivan - « monstre », «fou », «martyr » et « petit héros » en même temps - représente la tragédie soviétique « des milliers d'enfants détruits, vivants, par la guerre ». Sartre montre, dans ce texte, sa parfaite connaissance du contexte culturel soviétique ; il Y compare le pessimisme sombre du film à l'optimisme con-
formiste d'une nouvelle de Mikhaïl Cholokhov, Le Destin d'un homme. EGa Dissidents Alors que Leonid Brejnev, chef de l'État soviétique et secrétaire général du Parti Communiste est reçu officiellement par Valéry Giscard d'Estaing, une réunion amicale avec les dissidents des pays de l'Est est organisée au Récamier à l'invitation de R. Barthes, P. Daix, M. Foucault, A. Glucksmann, F. Jacob, Sartre et L. Schwartz. Parmi les invités russes sont présents, V. Maximov, V. Boukovski, M. Stem (le récit de son procès a été publié chez Gallimard en 1976, Un procès ordinaire en URSS), A. Almarik, D. Siniavski, A. Galitch et N. Gorbanievskaïa qui a protesté en 1968 sur la Place Rouge contre l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie et qui place son espoir dans la « gauche indépendante ». Si le terme « dissident » désigne tout opposant à l'idéologie dominante d'un État, il est alors surtout appliqué à l'URSS et aux démocraties populaires. Les commentateurs ont voulu voir dans cette assemblée irtformelle le signe d'un dépassement des différends politiques au nom de la solidarité avec les victimes du totalitarisme. Cependant les dissidents soviétiques éprouvent une certaine méfiance vis-à-vis de Sartre qui n'a pas rencontré Soljenitsyne lors de son voyage à Moscou en 1966. Voir Pasternak, Soljenitsyne, Union Soviétique. MK « Doigts et non-doigts »
Texte sur les aquarelles et les dessins de Wols, publié dans un recueil collectif aux éditions Delpire en 1963, et repris dans Situations IV. Sartre commence par évoquer sa relation personnelle avec Wols, exilé d'Allemagne, qu'il a rencontré en 1945 et dont le pessimisme est quasiment métaphysique. Il s'inspire de ses poèmes pour entrer dans son univers, mais il prend progressivement ses références aux philosophies orientales vers une problématique plus nettement existentielle, relevant du rapport à la matière et au néant. Toutefois l'appropriation philosophique ne l'emporte pas tout de suite et Sartre prend soin d'identifier l'originalité de Wols dans le paysage artistique européen. Il démarque ainsi l'art de Wols de celui de Klee, avec qui il partage une vision cosmique mais qui
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conserve aux choses leur pesanteur terrestre et ne les résout pas dans une totalité structurée. Sartre s'intéresse alors à la fascination de Wols pour les choses et leur altération, manifestant ainsi une très grande proximité, phénoménologique, de sa relation au monde avec celle du peintre. n se plaît à décrire les analogies trompeuses et les retournements imaginaires des figures dessinées. Reprenant à sa façon les mots de Tchouang-tseu, Sartre suit l'idée que l'altérité des doigts se manifeste plus radicalement par les non-doigts que par les doigts eux-mêmes. Il entend par là témoigner de l'altérité de l'être et de ses voies esthétiques l'une incarnée par Dubuffet qui traque la présence organique de l'être proliférant, l'autre présentée par Wols qui rend présent le jamais-vu, le non-doigt. Sartre examine alors une gouache de Wols et y décrit l'altération des couleurs, l'indécision des plans, les métamorphoses et les contaminations innommables, bref, un univers très familier de ses propres romans et plus généralement de son imaginaire. FrNo Don La générosité de l'homme Sartre est un fait fort connu. En revanche, la générosité ou la question du don reste un thème mal exploité de la pensée sartrienne. Non que ce thème n'intéressât pas notre penseur, mais il ne l'a jamais été traité systématiquement et avec cohérence. Il n'en demeure pas moins une clé importante de la sa morale. En fait, dans L'ttre et le Néant Sartre ne souligne que l'aspect négatif du don en qualifiant ce dernier de forme primitive de destruction. Ainsi, tout en alléguant la théorie du potlatch de Marcel Mauss, Sartre - contrairement à Bataille - ne semble pas avoir su épuiser la richesse de cette idée. Il se contente de conclure que «le don est une jouissance âpre et brève, presque sexuelle donner, c'est jouir possessivement de l'objet qu'on donne, c'est un contact destructif-appropriatif» (EN 684). Cependant, dans la dernière moitié des années 1940, en cherchant à établir une morale existentielle, le thème de don commence à prendre chez lui une autre allure. Ainsi peut-on trouver de nombreux passages consacrés à ce thème dans les Cahiers pour une morale. La problématique du don est d'ailleurs étroitement liée à celle de l'appel et de la reconnaissance, deux autres mots-clés éthiques «Dans tout appel il y a du don. n y a d'abord refus de considérer le conflit originel des libertés par le regard comme impos-
sible à dépasser ; il Y a don en confiance de ma fin à la liberté de l'autre ; il Y a acception que mon opération ne soit pas réalisée par moi, seul » (CM 293). D'autre part, la création même est considérée comme un don «Toute création est un don et ne saurait exister sans donner. "Donner à voir" très vrai. Je donne ce monde à voir, je le fais exister pour être vu et dans cet acte je me perds comme une passion. [...] TI n'y a pas d'autre raison d'être que de donner. Et ce n'est pas seulement l'œuvre qui est don. Le caractère est don le Moi est la rubrique unificatrice de notre générosité » (CM
137). Ainsi, dans Situations II, Sartre, qualifiant la lecture de « pacte de générosité », considère une œuvre littéraire non pas comme une donnée, mais comme un don ou une donation. Le thème de la « vérité comme don à l'autre » sera développé largement dans Vérité et Existence «En dévoilant je crée ce qui est; en donnant la vérité, je te donne ce qui t'est déjà offert. Mais en outre je le donne à ta pure liberté puisqu'il faut que tu recrées ce qui est à ton tour (puisque la liberté implique que la vérité ne soit jamais donnée) » (VE 62). Le don est également une idée directrice du Saint Genet. Sartre commence par le don pour aboutir à la générosité « On lui donne le gîte et le couvert. Mais précisément on les lui donne. Cet enfant n'a que trop de cadeaux» (SG 16) ; « Dans sa vie privée, il accède enfin à la vertu qui lui ressemble, à la générosité, sa vertu. Je la mets assez haut, pour ma part, parce qu'elle est à l'image de la liberté, comme Descartes l'a vu. Mais, ajoute Sartre, il ne faut pas oublier non plus que c'est la liberté réfractée à travers le monde féodal» (SG 531). Ainsi sa position vis-à-vis de cette problématique régresse par rapport aux Cahiers. Toutefois si on se rappelle qu'une section de L'Idiot de la famille est intitulée justement « Le geste du don» (IF 1721), il est clair que la question n'a pas complètement disparu. Voir« L'enfant et les groupes ». NS Dos Passos, John ~«À propos de John Dos Passos », Conférences de la Lyre havraise, Roman américain, Le SursiY Dostoïevski, Fedor Mikhailovitch L'écrivain russe fut connu en France dès 1886 grâce à Eugène-Melchior de Voguë. À la fin des années 1910, presque toutes ses œuvres étaient
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traduites et, à l'époque de la jeunesse de Sartre,
il existait déjà toute une littérature critique sur Dostoïevski. Dans le film d'Alexandre Astruc et Michel Contat, Sartre affirme qu'il a découvert Dostoïevski pendant sa dernière année de lycée « Je pensais qu'il m'apportait un secret, je ne savais pas trop lequel, mais il y avait quelque chose là-dedans qui était plus que le savoir scientifique ou le savoir vulgaire ». Les échos dostoïevskiens sont nombreux dans la création littéraire, théâtrale, critique et philosophique de Sartre. L'esprit de «souterrain» règne ainsi dans lA Nausée aussi bien que dans les nouvelles, notamment dans son « Érostrate », comme l'ont bien vu les tout premiers articles consacrés au jeune prosateur. Sartre n'évitera pas des références plus directes, en rendant la Ivich des Chemins de la liberté semblable aux héroïnes dostoïevskiennes, et en donnant au Hugo des Mains sales le surnom de Raskolnikov. Dans l'article consacré à lA Méprise de Vladimir Nabokov, en 1939, Sartre pose la question de la tradition dostoïevskienne dans les lettres russes. Dans son« Explication de L'Étranger» (1943), il compare l'innocence de Meursault à celle du prince Muichkine dans L'Idiot qu'il venait de relire. L'exemple de l'attente de Raskolnikov sert à Sartre dans Situations Il d'illustration de la théorie de la réception herméneutique du texte. De même dans L'ttre et le Néant, les réflexions de Dostoïevski sur la psychologie du joueur sont utilisées comme exemple de « l'angoisse devant le passé ». Dans le même ouvrage, Sartre annonce une nouvelle psychanalyse et promet de l'appliquer à Flaubert et à Dostoïevski. EGa Doubrovsky, Serge Julien-Serge Doubrovsky est né le 22 mai 1928 à Paris, dans une famille juive. n a connu l'Occupation, l'Étoile jaune, la déportation des proches. Normalien et docteur d'État, Doubrovsky a poursuivi une triple carrière de professeur de littérature française dans de grandes universités américaines, de critique et de romancier (lA Dispersion, 1969 ; Fils, 1977 ; Un amour de soi, 1982 ; Le Livre brisé, prix Médicis 1989, etc.). Lorsqu'à la fin de sa vie, Sartre évoque l'influence souvent négligeable des critiques sur ses écrits, il déclare cependant «n y en a un que j'aime bien, c'est Doubrovsky ; il est intelligent, il est fin, il voit des choses» (CA 242). Dans Le
Livre brisé, Doubrovsky raconte sa première rencontre avec Sartre, celui-ci recevant le jeune professeur pour discuter avec lui de son essai Pourquoi la nouvelle critique, critique et objectivité (1966), dédié à l'auteur des Mots. Dès 1960, Doubrovsky consacre à Sartre des études devenues aujourd'hui incontournables. Enjuin 1979, il lui lira son article « Le Neuf de cœur, fragment d'une psycholecture » ; Sartre ne s'opposa pas à l'interprétation psycho-sexuelle de lA Nausée, mais il récusa fermement sa conceptualité freudienne, préférant à la notion d'inconscient celle de « vécu obscur ». Aucun des livres de Doubrovsky ne se privera de faire référence à celui' qui «n'est pas n'importe quel bon écrivain. C'est moi, c'est ma vie. (Le Livre brisé), rendant de fait hommage à celui qui lui avait dit, en 1979, sur le pas de la porte «Au fond, vous êtes un peu mon fIls ». IGF Dramaturgie et esthétique théâtrale La carrière théâtrale de Sartre a suscité beaucoup d'intérêt critique examen des textes dramatiques, analyse de la réception des spectacles ... Mais il n'existe pas encore d'étude précise de sa théorie et de son esthétique dramatiques; est-ce à dire que celles-ci se s'offrent pas à la synthèse comme des objets cohérents ? Bien sOr, Sartre n'a jamais écrit d'ouvrage de référence en matière de théâtre ; longtemps, ses réflexions sont restées dispersées dans des publications périodiques Gournaux, magazines, revues), ou à l'intérieur d'essais plus systématiques de philosophie ou de critique littéraire. Avec la parution des Écrits de Sartre (1970) puis d'Un tMatre de situations (1973, 1992), l'impression critique d'un travail fragmentaire et secondaire a soudain disparu. On a pu désormais avoir une vue d'ensemble de la théorie de Sartre, et élargir au texte dramatique et à l'art du spectacle la pertinence de la philosophie sartrienne de l'art et de la politique sartrienne de la littérature. À la fois psychologique et philosophique, l'esthétique sartrienne du théâtre repose sur un examen du rapport entre image, imagination et imaginaire, d'une part, et statut ontologique de l'œuvre théâtrale, de l'autre. De L'Imagination (1936) et L'Imaginaire (1940) jusqu'à, surtout, L'Idiot de la famille (1971-72) et l'entretien final avec Bernard Dort (1979), en passant par le Saint Genet (1952), Sartre n'a cessé d'évaluer cette relation: «Au théâtre, l'imaginaire doit
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être pur dans sa manière même de se donner au réel », tout en assurant, à travers l'analogon, son être physique dans le monde. Une telle esthétique permet de mettre en lumière le rôle particulier du théil.tre dans la création littéraire de Sartre, surtout en tant que pratique engagée. Comment concilier une esthétique qui garde à l'objet théil.tral sa position privilégiée en dehors de la réalité avec des pratiques d'écriture qui permettent à la pièce de rendre compte du réel. Sartre déploie ce dilemme de L'Imaginaire et dans« Qu'est-ce que la littérature? » (1947), où la distinction entre la prose et la poésie, la dialectique de la création et la perception et la situation de l'écrivain et son public servent à concilier le besoin de parler des problèmes actuels, d'écrire pour son époque, et de préserver une forme qui préserve la distance esthétique. Rien d'étonnant, dès lors, si cette esthétique est particulièrement perceptible dans les remarques de Sartre sur la dimension non-textuelle du théâtre et sur les aspects scéniques des spectacles. Généralement négligées, ces réflexions se trouvent néanmoins dans un grand nombre de textes sartriens et comprennent des analyses du rÔle du spectateur, du statut ontologique de l'acteur et de la tiiche créatrice du metteur en scène. Ce troisième volet de l'esthétique sartrienne du théil.tre ne se comprend que si l'on tient compte de la participation de Sartre à la mise en scène de ses pièces, de ses rapports avec des personnalités aussi importantes que Charles Dullin, et de sa connaissance des œuvres-clés sur la théorie des arts du spectacle comme le Paradoxe sur le comédien de Diderot. DAG Drieu La Rochelle, Pierre Pourquoi Drieu (1893-1945) collabora-t-il? Cette question, Sartre se la pose et y répond en 1943 dans Les Lettres françaises (clandestines), démontrant qu'aux origines de sa «haine de l'homme» il y a la « haine de soi» (ÉdS 652). Ces deux thématiques corrélées seront à l'origine de ses propos sur les écrivains collaborateurs, ainsi qu'en attestent les années suivantes reprises en avril 1944 dans le même périodique ( - et, à sa façon, auparavant, dans « L'enfance d'un chef». L'enfant est ce« monstre » que les adultes « fabriquent avec leurs regrets ». Par sa dépendance, l'enfant est aliéné, manipulé, forgé par les discours et les demandes des adultes. TI n'a guère d'autres ressources que de se conformer au rôle qui lui est par avance dévolu. Poul ou se sait déguisé en enfant et ne fait que remplir avec zèle les emplois que lui a conférés « la comédie familiale ». L'enfance est donc par excellence le temps de l'imposture et de la mystification. Pour l'enfant des Mots, l'intrication de sa névrose d'orphelin trop contingent et des injonctions conjointes de son grandpère et de sa mère a pour résultante cette pseudo-vocation d'écrivain. C'est une sorte de toumi-
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quet que construit Sartre Poulou ne cesse de fabriquer le piège qu'on lui a préfabriqué. Sur cet état d'enfance et sur ses pennanentes transformations dialectiques se déchaîne la passion explicative de Sartre. Le biographe de Baudelaire, de Flaubert, de Genet sait - il a lu Freud - qu'il tient, avec ce qui se met en place durant l'enfance, un faisceau cohérent d'explications qui lui permettent de répondre à la question qui le hante comment suis-je devenu ce que je suis ? comment se détermine une « vocation » d'écrivain? Cette question de génétique en appelle à l'inteIVention croisée de tous les modes d'élucidation historique et sociologique (et, plus précisément, marxiste), psychanalytique (façon psychanalyse existentielle bien plutôt que freudienne), etc. L'enfance apparatt alors presque comme une modalité du tragique puisque l'enchainement des causes et des effets que Sartre analyse - ou plutôt produit - séquestre le sujet dans un destin auquel, tant qu'il ne peut exercer sa « liberté» d'adulte, il n'a pas le pouvoir d'échapper. Reste que Sartre fait bon marché de l' inconnaissable qu'est toute enfance. Le voici improvisant hardiment sur la façon dont hl"'" Flaubert a pu allaiter Gustave ou dont il a pu apprendre à lire et en tirant de péremptoires conclusions. Ou reconstruisant sa propre enfance autour d'une suite d'enchaînements dialectiques qui, du point de vue de l'explication, sont illuminants et efficaces, mais peuvent parattre de très arbitraires reconstitutions. Autrement dit, là où la connaissance fait défaut, Sartre répond par l'utilisation ou l'invention de mythes des origines. Dans Les Mots, il se montre un éblouissant mythologue de l'enfance. Philoctète, Pardaillan, Grisélidis, Chantecler, Atlas, Arsène Lupin, mythes archaïques ou images contemporaines, Sartre voltige entre toutes ces figures grâce auxquelles il donne sens et relief à son histoire. À l'instar de Leiris conférant dans L'Age d'homme un rôle déterminant à des figures mythologiques (Judith, Lucrèce) dans la formation de son imaginaire, Sartre a lui aussi, de manière plus oblique, recours au mythe métaphore devenant instrument de connaissance. Au risque de refermer l'explication par le mythe sur elle-même. La transformation de l'enfance de Flaubert en celle d'un « idiot de la famille » est peu crédible, mais elle permet à Sartre de dOImer une cohérence en apparence sans faille à un système explicatif verrouillant qui semble ne pas souffrir le doute ou la contradiction.
Dans l'état d'enfance, c'est toujours le même processus qui le requiert la transformation d'un être en proie à la passivité, à la mollesse, à une « fadeur » des sensations, dans une trop grande proximité au féminin (cf. l'image des « biches au bois » à propos de Poulou et de sa mère) en une figure plus ou moins capable de rébellion, de récusation des normes, de transgression diversement héroïque (ou de violence sadique comme le héros de « L'enfance d'un chef »). Les Mots raconte la transformation de l'enfant « don du ciel », angelot asexué voletant de bras en bras, en un graphomane qui aurait aimé se prendre pour un guerrier. Passage d'un âge d'or mensonger à un âge d'homme terne, où le galérien de la plume se condamne à produire d'inutiles et problématiques chefs-d'œuvre. « Je déteste mon enfance et· tout ce qui en survit ». « Mes premières années, je les ai biffées ». n est difficile à qui achève la lecture des Mots de prêter crédit à cette dénégation amère et rageuse. Certes, cette haine de son enfance donne toute son âpreté au récit Mais elle coexiste avec une autre tonalité. Si courir, sauter, bondir sont des apanages de l'enfance, si la motricité effervescente, joueuse et libre en est un des bonheurs, l'écriture de Sartre,jaillissante, rapide, tonique semble retrouver les rythmes mêmes de ce temps de l'élan premier. Alors même que le récit est une pure reconstruction de l'adulte, Sartre sait - question de ton, de tempo, d'esthétique de la vitesse, de gollt de l'improvisation - faire vivre Poulou de façon troublante. Les premières années, loin d'être biffées, semblent guider avec bonheur la plume de l'écrivain. Alors même qu'il assassine sous les sarcasmes et l'ironie l'enfant merveilleux trop manipulé et trop précoce, c'est bien lui qui reste l'ordonnateur virtuose et secret du récit. CB « L'enfance d'un chef»
Cette longue nouvelle (1939) est la première biographie sartrienne, biographie politique et fictive d'un ms de famille typique de l'entredeux-guerres, dont Sartre eut le modèle sous les yeux aux alentours de 1924. Atmosphère politique et culturelle de la première moitié du XX" siècle et souvenirs autobiographiques inspirent ce petit roman de formation d'un futur chef d'industrie, qui est aussi une parodie des romans conservateurs de l'époque, comme L'Ordre de Marcel Arland. L'enfant Lucien Fleurier, incer-
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tain de la « comédie » bourgeoise qui se déroule sous ses yeux, en vient à se persuader que tout le monde ment à commencer par lui-même, et ne parvient à se trouver une importance qu'en singeant la parlerie patriotique des adultes qui règne en ces années-là. On lui coupe ses boucles blondes la découverte des plaisirs qu'il peut tirer de son sexe et de la contingence innommable des choses le plonge dans une petite névrose obsessionnelle. Mais Fleurier père, déclaré plus utile à la tête de son usine, revient du front et lui assure qu'il deviendra un « chef» «c'est pour cela que je t'ai fait ». Cependant l'adolescent demeure perplexe refoulant son peu de sentiment d'exister, il lui substitue une interrogation angoissée sur son identité et passe par toutes les cases d'une sorte de jeu de l'oie identitaire du jeune homme de bonne famille des années 1920-1930 : posture romantique - suicide et goftt du néant -, posture moderniste - jazz, surréalisme, psychanalyse et pédérastie -, enfm posture fasciste - fraternité virile des camelots, antisémitisme et lynchage des métèques communistes. Mais il faudra l'ultime coup de force d'imposer son intransigeance antisémite à son ami républicain Guigard pour que Lucien se sente enfin délivré de lui-même «Du moment que tu as des convictions », balbutie l'autre; «J'ai des Droits », se rengorge Lucien. «Le vrai Lucien, il fallait le chercher dans les yeux des autres », conclut-il. Le credo de Fleurier père ( Conscience «
Le réformisme et les fétiches »
En janvier 1956, Pierre Hervé, intellectuel communiste, avait publié La Révolution et les fétiches où il critiquait à mots couverts l'absence de discussion démocratique à l'intérieur de son parti. Le livre fut violemment attaqué par la presse communiste, en particulier par Guy Besse dans L'Humanité du 25 janvier 1956. Sartre consacre à cette affaire un article daté du 10 février 1956, c'est-à-dire quatre jours avant l'exclusion d'Hervé du parti par décision du Bureau politique, publié dans les Temps modernes de février 1956; l'article sera repris dans Situations VII (voir aussi « Réponse à Pierre Naville »). Sartre y développe deux problématiques qui se situent d'une part dans la continuité de « Les Communistes et la Paix » de 1952 et qui seront d'autre part précisées dans «Le fantôme de Staline» (1956-1957) et Questions de méthode (1957) les relations de la gauche non-communiste avec le PCP et celles entre existentialisme et marxisme (avec, comme arrière-fond, l'évolution historique entre la mort de Staline en 1953,
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le XX· Congrès du PCUS et le rapport secret de Khrouchtchev début 1956 et l'intervention soviétique en Hongrie en automne 1956). Sartre reproche à Hervé le caractère général, imprécis, abstrait de ses critiques des fautes et erreurs du socialisme, et de ne pas parler concrètement du PCF ou de l'URSS, de ne pas expliquer comment et pourquoi sont apparus les fétiches du socialisme. Hervé n'a pas écrit l'un des deux seuls livres qu'il pouvait, qu'il devait écrire son histoire ou l'histoire de son parti, parce qu'il a voulu faire une manœuvre, provoquer une discussion au sein du parti en adressant de l'extérieur un message à ses camarades et en même temps se faire entendre par des Français non communistes en vue d'une future union de la gauche qui serait une gauche réformiste. Appuyant fortement la manœuvre, la gauche non communiste a créé l'affaire Hervé, qui concerne toute la gauche dans la mesure où tout intellectuel, tout groupe d'intellectuels, tout mouvement d'idées « de gauche» se définit, indirectement ou directement, par rapport au marxisme. Car ce qui aurait protégé Hervé du réformisme, c'est un marxisme vivant, c'est-à-dire non point des parlotes, mais des œuvres, des recherches, des investigations, une culture. Mais en France, le marxisme· est arrêté. Sartre ne voit en France qu'un seul qui ait tenté de combattre l'adversaire sur son propre terrain, le communiste vietnamien Tran Duc Tao. Sartre constate «Si nous envisageons les sciences historiques, nous tombons sur ce paradoxe les historiens sont marxisants à leur insu mais les marxistes ne font pas d'œuvre d'historiens. Les livres qui ont fait avancer la connaissance, ceux de Bloch, de G. Lefebvre, de Guillemin, les ouvrages ethnographiques de Lévi-Strauss, les travaux de Francastel sur la peinture, etc., ce ne sont jamais des communistes qui en sont les auteurs» CS VII 112). Qu'attendent les intellectuels communistes pour prouver que la mise en perspective marxiste permettrait, mieux que toute autre, de comprendre non seulement les groupes mais encore les individus qui les composent? Qu'attend-on pour le prouver par des études concrètes ? «Une biographie marxiste de Robespierre, de Thiers, de Léon Blum ne permettrait-elle pas de mettre au point une méthode dialectique qui n'existe pas encore » ? Comment ne pas voir à l'horizon de ces questions les réponses que donnera Sartre dans Questions de méthode, Critique de la Raison dialectique et L'Idiot de la famille ? VvW
« Refusons le chantage »
Entretien accordé au Nouvel Observateur, le 17 juin 1965 et repris dans Situations Vlll. Six mois avant les élections présidentielles de 1965, G. Defferre et sa « Fédération» (coalition SFIO, MRP, Radicaux) peuvent-ils l'emporter, faut-il absolument voter pour elle si l'on ne veut pas que la droite l'emporte encore? À ce chantage (voter Defferre ou bien c'est la droite), Sartre répond catégoriquement Non. D'abord au nom de la lucidité en 1965 tout espoir de battre de Gaulle est illusoire, le PCF (} (formule de Ph. Lejeune) que constitueront les Entretiens avec Simone de Beauvoir (1974, publiés en 1981 dans CA) et son « Autoportrait à soixante-dix ans ». FT «
Sartre par Sartre
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C'est à la fin de 1969 que Sartre accorda cette longue interview à la New Left Review reprise dans Situations IX. Il fut interrogé par Anderson, Fraser et Hoare (Sartre a dit préférer la pensée en groupe), tous familiers de la pensée de Sartre et engagés à gauche (Sartre était toujours plus prolixe devant des intervieweurs intelligents).
s Sartre parle d'abord de l'évolution de sa conception de la liberté en situation O'être-au-monde), évoquant Le Diable et le Bon Dieu et Saint Genet, trouvant des lacunes dans ce dernier ainsi que dans L'ttre et le Néant et Baudelaire. Selon lui, le problème principal regardant son évolution est sa relation avec le marxisme. Il explicite les raisons de ses résistances initiales à Freud, parle du Scénario Freud et avoue qu'étudiant, il ignorait tout du matérialisme dialectique. Poussé à justifier son cheminement intellectuel, Sartre montre la cohérence interne de ses écrits, définissant la notion de vécu (qui remplace celle de conscience), déclarant « Cette conception du vécu est ce qui marque mon évolution depuis L'ttre et le Néant ». La partie la plus longue et la plus intéressante de l'entretien est celle où Sartre évoque le livre sur Flaubert qu'i! est en train d'écrire. Ce dernier représente pour lui l'opposé de sa propre conception de la littérature. Sartre écrit ce livre pour répondre à la question «Comment un homme devient-il quelqu'un qui écrit, quelqu'un qui veut parler de l'imaginaire? », et s'inscrit dans la lignée de L'Imaginaire. Cette biographie existentielle permet à Sartre de lier la notion d'inconscient freudien à ce que Flaubert qualifiait d'« indisable ». Bon nombre des analyses de L'Idiot de la famille se trouvent dans ces pages, ainsi que des anecdotes sur Flaubert. L'interview aborde ensuite le sujet de la révolution chinoise et des conséquences de Mai 68. Sartre annonce qu'une suite des Mots ne l'intéresse plus il veut écrire un testament politique. Dans «Sartre par Sartre », le philosophe jette un regard critique sur sa pensée sans offrir les résistances habituelles ; l'interview n'en est que plus informative. Sartre reste toutefois un « intellectuel classique » ; à la fin 1969, il ne parle pas encore d'« intellectuel nouveau ». JPB «
Saturnin Picquot
»
Ce fragment de roman ou début de nouvelle (ÉdJ 352-355), écrit vers 1922-1923, est le récit d'une « drague » malheureuse qui pourrait être la transposition de la mésaventure amoureuse advenue à Sartre lorsqu'il était lycéen à La Rochelle, et qui est la « scène originaire » qui lui révéla sa laideur (voir ce mot). Le Picquot dont il est question ici n'a aucun rapport avec celui qui apparaît dans « Nelly ou De l'inconvénient des Proverbes ».
MR
449 Scandinavie Sartre a connu la Scandinavie pour la première fois lors d'un voyage qu'il fit en juillet 1935 pour accompagner sa mère et son beau-père à bord d'un bateau de croisière. À en croire la lettre de Sartre à Simone de Beauvoir datée du 24 juillet 1935 et expédiée de Hammerfest, la ville la plus septentrionale du continent européen, il y avait sur le bateau une vingtaine de touristes anglo-saxons et français, répartis comme suit «une monarchie de photographes dont le chef est un grand homme politique (je ne sais pas son nom) ; une république de joueurs de bridge dont mon beau-père est un sénateur et une île déserte, qui est moi ». Nous apprenons dans la même lettre que Sartre lit, fait son factum (qui sera publié trois ans plus tard sous le titre de La Nausée) et attend de voir le soleil du minuit. Au total, cinq lettres rédigées du 24 au 27 juillet racontent son passage en mer vers le nord de la Norvège et le retour vers Calais. Dans la lettre du 25 juillet, il y a une vraie trouvaille pour qui s'intéresse à la genèse d'une scène recurrente et de grande importance dans La Nausée «J'ai plaqué mes parents et j'ai été boire un verre de bière dans un plaisant café, au premier étage d'une maison de bois; j'étais seul avec une petite fille qui mettait inlassablement des disques allemands sur un mauvais phono et j'ai eu dix minutes de joie pure - de cette joie qui est automatiquement provoquée chez moi par un phono, un café et une ville étrangère ». La lettre du 26 juillet nous renseigne sur la rédaction de la nouvelle « Soleil de minuit », dont le manuscrit a été perdu «Voici que je commence, au moment où je désespérais, une excellente petit nouvelle sur un sujet bien inattendu une petite fille de dix ans monte sur le cap Nord et voit le soleil de minuit. Je crois que ce sera très bon. En tout cas cela coule sans effort et me charme à écrire ». Plus tard Sartre fera plusieurs voyages en Scandinavie, notamment en 1947 et 1951 avec Simone de Beauvoir. En 1952, il rédige une brève préface pour les guides Nagel Pays nordiques, Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède. Il y fait des réflexions générales sur les anciens guides touristiques qui l'ont accompagné à travers l'Europe, et qui répondaient aux exigences des touristes qui ne voulaient voir que les merveilles locales et les sites les plus beaux. « Je crois que nous avons changé, écrit Sartre. Nous ne croyons plus qu'il y a dans une cité, dans une nation, des parties nobles et des parties infâmes. Nous pensons qu'un pays est un orga-
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nisme complexe dont chaque organe s'explique par tous les autres ». Parmi les questions que les guides devraient traiter sont l'économie et les questions sociales, et il faut aussi donner des renseignements sur le sens des quartiers qu'on traverse «une ville pour moderne qu'elle soit, offre un visage singulier; c'est un corps vivant avec des organes, un aspect qui n'est qu'à elle, un style qui la distingue. Oslo et Bergen diffèrent autant l'un de l'autre qu'Oslo et Reykjavik. [... ] En particulier la Scandinavie exige des informations d'un type spécial [... ] ces pays nous apparaissent de longue date comme ceux où les réformes socialistes ou socialisantes ont été poussées le plus loin c'est la leçon qu'ils peuvent donner à tous les Européens. Ils serait souhaitable que les guides insistassent sur ces réformes et sur leurs conséquences ». HVH Scatologie
Au public bourgeois d'avant la guerre, La Nausée et les nouvelles du Mur purent sembler des actes de provocation. Or, la description des fonctions corporelles et des inclinations sexuelles - miction, défécation, masturbation, exhibitionnisme, homosexualité, sado-masochisme - est, dans ces textes, aussi érotique que scatologique. C'est même du côté des détracteurs de Sartre qu'il faut chercher la scatologie, eux qui le traitèrent d'« excrémentialiste» en chef et de grand-prêtre du« mouvement caca », et déplorèrent 1'« immonde odeur de latrines » qui émanait de ses œuvres. Sartre confiera d'ailleurs « J'aime beaucoup moins la merde qu'on ne le dit ». S'il faut bien faire la part de la provocation et de la pOsture « moderniste » (cf. Joyce, Céline ... ) des premiers textes de Sartre, force est de constater que son emploi de motifs scatologiques n'est jamais gratuit. Le titre même de La Nausée l'atteste il s'agit pour la conscience de dépasser son dégoût pour accepter sa propre facticité corporelle. À l'exception peut-être de « La chambre », il s'agit pour toutes les nouvelles du Mur de s'interroger sur ce que signifie être une conscience incarnée et sur nos relations concrètes avec l'Autre, thèmes qui trouveront une formulation philosophique dans L'Être et le Néant. À partir des années cinquante, du Saint Genet et du Diable et le Bon Dieu, on put voir combien la notion de scatologie convenait peu à Sartre la question naïve de Lulu dans « Intimité» (est-ce que son amant reconnaîtrait son
appendice dans un bocal ?) trouve implicitement sa réponse dans la pièce où Sartre fait dire à Hilda «Il y a plus d'ordures dans ton âme que dans mon corps. C'est dans ton âme qu'est laideur et la saleté de la chair... tu pouniras entre mes bras et je t'aimerai charogne car l'on n'aime rien si l'on n'aime pas tout ». ANL Scénario Freud Un dictionnaire du cmema, qui décrit Sartre comme «écri'iain et scénariste français », déclare qu'il aurait aimé « être au cinéma un auteur qui compte» mais qu'il n'avait eu de chance ni dans l'adaptation de ses œuvres ni dans ses scénarios originaux. Dans cette histoire effectivement décevante, le scénario commandé par John Huston en 1958 sur la découverte par Freud de la psychanalyse occupe une place unique, pour trois raisons. Bien que Sartre ait tenu pour des motifs finalement obscurs à enlever son nom du générique, le film Freud, The Secret Passion (1962) parvient à transmettre une vision très sartrienne, en partie grâce au jeu mémorable de Montgomery Clin qui incarne le héros. Le Scénario Freud montre aussi que l'intérêt de Sartre pour le langage cinématographique était loin d'être platonique il est fascinant d'observer comment sa réflexion sur l'incarnation du sens dans diverses manifestations ainsi que les ressources inépuisables de son art dramatique lui permettent, d'une version à l'autre, de varier la syntaxe filmique et de jouer du même contenu au moyen du texte, de l'image, de l'événement ou du personnage. Enfin le Scénario, tout en confirmant son schème favori, celui du héros acculé à penser contre lui-même, inventant une issue à une impasse psychologique, sociale et théorique, jette une lumière irremplaçable sur la pièce contemporaine des Séquestrés d'Altona et par là sur sa carrière, car le pessimisme inattendu de cette œuvre est renforcé pour le lecteur par le fait que ce soit sa dernière œuvre fictionnelle. Les multiples difficultés du tournage avaient engendré un psychodrame et fini par affecter la vie de tous les protagonistes comme une psychanalyse sauvage, Sartre y compris. D'innombrables facteurs comme les péripéties de son compagnonnage avec le communisme, la guerre d'Algérie, le retour du Général de Gaulle, le surmenage insensé présidant à la rédaction de la Critique et de sa pièce ainsi qu'un projet d'autobiographie suffi-
s saient à placer sur lui un fardeau inhumain. Divers indices suggèrent cependant que la plus grande source de tension est à chercher dans sa lutte intime avec son matériau, exacerbée par des considérations pratiques. La longueur d'un film, déterminée par les fonds et la tolérance du public, imposait des contraintes peu compatibles avec une tendance grandissante à allonger les œuvres quitte à les laisser inachevées. Ce problème lui fit remettre à Huston, après un synopsis bien centré, deux versions successives dont la deuxième, non seulement très différente mais encore plus longue, correspondait à huit heures de film. En faisant appel à ce dramaturge prestigieux dont il avait mis en scène Huis clos et projetait d'adapter Le Diable et le Bon Dieu, Huston espérait une intensité dantesque pour cette descente dans l'inconscient qui éviterait tout soupçon d'hagiographie. il était prêt à passer outre à deux objections: que Sartre soit, pensaitil, « communiste et anti-freudien ». Le projet se présentait bien puisque Huston désirait montrer la théorie psychanalytique comme née d'une auto-analyse pratiquée par un Freud détective de lui-même cette conception facilitait l'identification de Sartre à un penseur dont on venait de découvrir la névrose de jeunesse et l'héroïsme de conquistador, bien différent de l'image répandue d'un patriarche réduisant mécaniquement la vie psychique à des complexes réifiés. La notion d'inconscient faisait certes problème pour Sartre (alors que le contenu de cette forme, à savoir la sexualité, gênait le metteur en scène) ; mais sa pensée des éléments de la doctrine freudienne était plus complète que celle de Huston, nostalgique de l'hypnose auquel il avait déjà consacré un film. Sartre dépasse la première phase où Freud étudie auprès de Charcot, le premier « père » qu'il se donne. On le voit découvrir la méthode cathartique du traitement de l'hystérie, l'étiologie sexuelle des névroses, la technique des associations libres et de l'analyse des rêves, la sexualité infantile, le fantasme, le refoulement, le transfert, les résistances et finalement le complexe d'Œdipe, créant puis dépassant diverses figures paternelles encadrées par un père véritable diminué par l'antisémitisme et l'idéal héroïque fourni par Hannibal C'est en effet la question du père que le synopsis, plus complexe que le texte lui-même, encadre par un retour en arrière montrant l'évolution psychologique de Freud, dont les réflexions en voix off sont en outre commentées par Sartre. La suppression de cette structure dont
451 la sophistication apparente clarifie en fait l'intrigue semble avoir ôté la contrainte qui maintenait l' œuvre dans des limites réalistes tout en lui ajoutant une strate intelligible. Car il est significatif que l'occasion de cette rétrospective biographique soit la question de l'auto-analyse que Freud, à présent établi comme maître à penser, interdit à ses disciples. Cette omnipotence où le héros se couronne lui-même n'était pas pour déplaire à Sartre. Elle s'accompagne toutefois de tristesse le prix de l'âge adulte, c'est la confrontation avec la mort. La mort peut toutefois être un remède à la tristesse, et la mélancolie où mène la première version rappelle moins la force iconoclaste d'Oreste ou de Gœtz qu'elle n'annonce le double suicide du héros des Séquestrés et de son père, personnage le plus noir de l'œuvre de Sartre. Le pessimisme de cette relation est d'abord mystérieux étant donné la maturation indubitable au cours des romans puis des drames où les « fùs » assument peu à peu le rôle de père et l'optimisme raisonné des biographies et de la Critique où se déjouent les pièges du pratico-inerte. C'est le comportement de cette figure menaçante qui l'identifie prévoyant tout à l'avance, feignant de ne pas juger pour mieux commettre le péché sartrien qui ne mène qu'à la mort, celui de dégrader une conscience en infrahumain en la persuadant que ses actions ne sont que l'actualisation de structures vampiriques, elle est l'autre versant de la psychanalyse dont Sartre avait dissocié le jeune aventurier comme son frère d'armes. La nécessité du transfert, admirablement analysé ailleurs par lui mais critiqué dans ~~ L'homme au magnétophone », ajoutée à une vision impitoyable des pulsions humaines, au silence éthique et au pessimisme social semblent avoir travaillé silencieusement en lui et avoir, pour un moment du moins, triomphé de son affirmation courageuse du choix et de la liberté. mettant du même coup fin aux fictions littéraires. La deuxième version de Freud se cantonne, repoussant aussi tout achèvement, dans la relation paradisiaque avec une de ces patientes, fille et sœur, que Sartre et Huston imaginaient douée de l'innocence érotisée de Marilyn Momoe. Ce couple princeps éloigne aussi la menace d'une mère archaïque, objet d'un rêve excellemment repris dans le film, et le style redevient le feu d'artifice sartrien, où la comédie coexiste avec cette poésie qu'il a définie comme l'art de ruser avec l'entropie du langage. AML
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Scénario McCarthy ---+ La Part du feu
Scénarios Jean Delannoy a raconté comment, en juin 1943, découragé par la médiocrité des scénarios que Pathé-Cinéma recevait chaque jour, il eut l'idée d'aller voir Sartre et de lui proposer de travailler pour la maison. Sa suggestion fut appuyée par Giraudoux (membre du comité de lecture et de recherche de scénarios), Cocteau (qui venait de faire L'Éternel Retour avec Delannoy) et Claude Accursi, secrétaire de Raymond Borderie (directeur de production). Celui-ci se rendit donc à une représentation des Mouches et fit sa proposition à Sartre, qui accepta sur le champ. Un contrat fut signé, qui engageait l'auteur de La Nausée et du Mur non seulement à remettre des scénarios, mais aussi à apporter son concours au titre de membre du service des manuscrits à tout film en cours de préparation, conformément aux instructions qu'il recevrait. Ce fut sa première tâche, paraît-il d'après le témoignage de Jean Dréville, il aurait réécrit en toute vitesse le dénouement de Tomavara (1943), qui avait été sifflé à sa sortie. Il est difficile d'établir exactement le nombre et la chronologie des scénarios livrés par Sartre à Borderie; mais il est vraisemblable qu'il ait arrêté d'écrire vers la fin de 45, et il est certain qu'il n'eut pas beaucoup de succès. Quand, en juin 1948, la Société Nouvelle Pathé-Cinéma fit le dépôt officiel de cinq scénarios auprès de l'Association des Auteurs de Film, seulement Les jeux sont faits avait été tourné par Jean Delannoy (1947) ; Les Faux-Nez venait d'être publié en revue; Typhus, Résistance, La Grande peur et L'Apprenti sorcier étaient inédits. Gallimard avait entrepris des démarches pour leur publication en volume, entre décembre 1946 et avril 1947, mais aucun accord n'avait été trouvé. 11 y avait de quoi vouloir oublier l'épisode, ou le réduire à simple besogne alimentaire, quoique Nino Frank, engagé lui aussi chez Pathé, ait raconté les difficultés de ces années et précisé qu'entre 1943 et 1944 le nombre des scénarios que l'on prépara sans les tourner atteignit des chiffres records. Toujours d'après Delannoy, le premier script livré par Sartre en 1944 serait Les jeux sont faits, dont la réalisation ne fut remise que pour des raisons commerciales mais il est très vraisemblable que Typhus le précède. Plusieurs éléments concourent à valider cette hypothèse les témoignages de Nino Frank, qui travailla
avec Sartre à son adaptation en vue d'une réalisation par Delannoy, et du cinéaste lui-même. qui a parlé de Typhus comme du film qu'il aurait vraiment voulu tourner; mais surtout une certaine proximité thématique avec Les Mouches, ainsi que l'insistance sur des éléments symboliques. La réalisation de ce film rencontra toutefois encore plus d'obstacles et ne se fit qu'au prix de nouveaux remaniements du scénario par Jean Aurenche transformé en Les Orgueilleux et tourné par Yves Allégret, le film ne sortit qu'en 1953, sans que le nom de Sartre paraisse au générique. Sartre lui-même avait refusé son autorisation, quand il fut clair que son scénario initial était décidément dénaturé. En septembre 1944, la maison Pathé accusa réception d'un « scénario sur la Résistance », que le cinéaste Louis Daquin passa en lecture confidentielle à Nino Frank, lui demandant s'il pouvait, éventuellement, l'adapter en quelques jours. Frank, qui ignorait que Sartre en était l'auteur, le jugea médiocre ; donc le film ne fut pas tourné. Quelques années plus tard, cependant, L'Écran français annonçait que Marcello Pagliero (l'interprète des Jeux sont faits, mais aussi du chef-d'œuvre de Rossellini, Rome ville ouverte) allait tourner « le deuxième film » de Jean-Paul Sartre, qui aurait pour titre Les Mauvais Chemins et comme sujet la collaboration et la résistance. Mais ce projet ne fut pas réalisé. Finalement, le scénario ne sera qu'édité posthume, sous le titre de Résistance dans Les Temps modernes (2000). Le 1er décembre de la même année, Sartre annonçait avoir trouvé le sujet d'un «scénario comique», qui allait devenir Les Faux-Nez. Quant aux deux scénarios restés inédits, et peut-être perdus, ils ont été consultés. dans les années 1960, par Alain et Odette Virmaux, à qui l'on doit les quelques renseignements que nous possédons, ainsi que la publication de quelques extraits et annotations. Dans un cas comme dans l'autre, le registre serait celui du fantastique mêlé au quotidien. L'Apprenti sorcier se présenterait comme une fable située dans l'univers des « allongés» à Berck-Plage, le même que nous allons retrouver dans La Mort dans l'âme. Le thème de La Grande peur, daté 17 janvier 1944, serait celui de la fin du monde. Dans la production de ces années, il faut signaler un autre scénario dont on n'a plus aucune trace, Histoire de nègre; mentionné dans le projet d'édition Gallimard, il ne figurait déjà plus dans le dépôt à l'Association des Auteurs de Film; ce qui conftrme l'hypothèse qu'entre temps ce scénario non réalisé s'était transformé
s en une pièce de théâtre, La Poo. respectueuse (1946). La même chose aurait pu se passer avec d'autres ébauches qui seraient à l'origine de Huis clos et auxquelles fait allusion Nino Frank, qui cependant nous invite à ne pas nous laisser tromper par ces passages de \' écriture cinématographique à l'écriture théâtrale « Sartre écrivait avec une rapidité extrême un dialogue bien ramassé, très précis, étonnamment instinctif, donc cinématographique ; pour la première fois, je trouvais un dialoguiste qui voyait par plans et non par scènes ». D'après Henri-Georges Clouzot, enfin, Sartre aurait écrit, vers la fin de la même année, le scénario d'un film psychanalytique, plus précisément sur ce qui, en deux heures de temps, pouvait se passer à l'intérieur d'une conscience ; destiné, encore une fois, à ne pas être réalisé, le manuscrit en aurait été détruit. S'il n'arriva pas à s'imposer comme auteur de films et s'il choisit de tenter sa chance au théâtre, Sartre ne renonça cependant pas à cette forme d'écriture. En 1948, il publiait chez Nagel L'Eng renage avec cette précision «Ce scénario a été écrit pendant l'hiver 1946. Il était originellement intitulé "Les Mains sales" La pièce qui a hérité de son titre lui est donc postérieure de deux ans. Le sujet du présent ouvrage n'a rien de commun avec celui de la pièce ». Le scénario devait être réalisé en 1950, mais encore une fois le projet avorta. En 1954, il rédigea des notes pour un film sur l'un des principaux acteurs de la Terreur révolutionnaire dans le Nord de la France, Joseph Lebon, demeurées inédites. Entre novembre 1955 et avril 1956, il entreprit l'adaptation de la pièce d'Arthur Miller Les Sorcières de Salem, dont il écrivit aussi les dialogues, pour le film réalisé par Raymond Rouleau (1957) puis il songea à une adaptation du roman de Zola, Germinal (voir ce titre). Enfm, en juin 1958, ce fut un grand cinéaste hollywoodien, John Huston, qui l'interpella pour un scénario sur Freud; mais ce fut, encore une fois, l'occasion de malentendus et de déceptions Sartre livra un scénario de 800 pages, puis, se proposant de le réduire, fournit une nouvelle version aussi longue ; si bien que le cinéaste en confia l'adaptation à deux professionnels, Charles Kaufmann et Wolfgang Reinhardt, et réalisa Freud, the Secret Passion (1962). Sartre avait retiré son nom du générique et s'était désintéressé de son texte, qui sera publié de façon posthume, par J-B. Pontalis, en 1984. Voir Pathé. ST
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Schème, schématisme Même si l'\lll et l'autre appartiennent à la famille de l'image, L'Imaginaire distingue deux types de schème le schème symbolique et le dessin schématique. En ce qui concerne ce dernier, je puis sur une feuille de papier dessiner un homme à l'aide de quelques traits rudimentaires un point noir pour la tête, deux traits pour les bras, un pour le buste, deux pour les jambes. L'image obtenue relève alors des images matérielles que L'Imaginaire oppose aux images mentales. Cependant, au sein des images matérielles le schème constitue un type bien particulier d'image, distinct du portrait comme de l'imitation. En effet, dans ces deux derniers cas, la conscience image ante vise son objet à partir d'une matière ou analogon présentant une forte ressemblance avec l'objet visé. En revanche, dans le dessin schématique la matière du schème n'a pas de véritable ressemblance avec l'objet qu'il représente. Aussi « le schème a ceci de particulier qu'il est intermédiaire entre l'image et le signe» (la,,, 65). La conscience de signe, d'un côté, est une conscience vide elle est en elle-même dépourvue de remplissement intuitif et ne donne pas l'objet qu'elle vise. Dans l'image, à l'opposé, la conscience se donne son objet intuitivement mais, à la différence de la conscience perceptive, elle se le dorme comme absent ou inexistant. Le schème quant à lui participe de l'image et du signe. Car s'il présente un caractère intuitif et si sa saisie relève d'une attitude imageante néanmoins, parce que sans véritable ressemblance avec l'objet visé, la matière du schème s'apparente à celle du signe qui est sans aucun rapport avec la signification. Pour être appréhendé. le schème exige donc de la conscience qu'elle recourt à son savoir pour interpréter et en quelque sorte compléter les rares éléments qui constituent la matière du schème «Le savoir vise l'image, mais il n'est pas lui-même image il vient se couler dans le schème et prendre forme d'intuition » (ibid.). Mais la conscience peut également former un autre type de schème le schème symbolique. Dans ce cas, elle n'a plus besoin d'une quelconque matière extérieure et le schème fait alors partie des images mentales. Par exemple, « supposons qu'on me demande de définir en quelques mots la période historique de la Renaissance. Il se peut que je produise une image indéterminée de mouvement, quelque chose comme un
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jet d'eau qui s'épanouit et retombe je peux aussi voir l'épanouissement d'une fleur. Dans les deux cas nous appellerons mon image un schème symbolique» (211). Le schème symbolique apparaît ainsi comme une certaine manière pour la conscience image ante de se représenter un concept en le spatialisant, de sorte que les déterminations spatiales n'ont d'autre sens que celui du concept qu'elles représentent. On le voit, dessin schématique ou schème symbolique, le schème occupe toujours pour Sartre une position médiane. Ainsi, sans véritablement envisager le rapport de cette conception avec d'autres doctrines, signalons que Sartre retrouve à sa manière la thèse kantienne du schème à mi-chemin de l'intuition sensible et du concept et selon laquelle le schème «n'est toujours par lui-même qu'un produit de l'imagination (Einbildungskraft)>> (Critique de la raison pure. Du schématisme des concepts purs de l'entendement). Pour Sartre, le schème est également l' œuvre d'une conscience imageante. En revanche, cette conception du schème s' oppose explicitement à celle de Bergson à laquelle Sartre reproche d'opposer le schème à l'image comme le mouvant ou le vivant au statique, au mort alors que le schème relève pour Sartre de la conscience imageante et constitue en tant que tel un type d'image. PhC
Schweitzer, Anne-Marie Anne-Marie Schweitzer est née le 22 juillet 1882 à Saint-Albain, près de Mâcon. Elle est la dernière des quatre enfants de Charles et de Louise Schweitzer et reçoit l'éducation d'une jeune fille moderne vivant dans un milieu cultivé. Le 5 mai 1904, elle épouse Jean-Baptiste Sartre, polytechnicien périgourdin, officier de marine. Le couple emménage rue de Siam à Paris. Trois mois après le mariage, Jean-Baptiste rejoint son navire à Brest. Le 21 juin 1905, Anne-Marie met au monde Jean-Paul-Charles-Aymard. J ean-Baptiste ne verra son fils qu'au mois de novembre de cette même année. L'agonie de son mari souffrant de la fièvre de Cochinchine oblige AnneMarie à délaisser un temps son enfant afin de veiller sur Jean-Baptiste qui s'éteint le 17 septembre 1906 à Thiviers. La veuve de 23 ans retourne vivre chez ses parents à Meudon, puis à Paris. Jusqu'à l'âge de onze ans, Jean-Paul partagera la chambre de sa mère. Le 26 avril 1917, Anne-Marie épouse Joseph Mancy, poly-
technicien de la même promotion que son frère Georges et que Jean-Baptiste Sartre. Ce remariage est vécu comme une trahison par JeanPaul. M. Mancy ayant pris la direction des chantiers navals Delaunay-Belleville de La Rochelle, la famille déménage. Jean-Paul devient un adolescent de plus en plus indépendant. II faut attendre le décès de Joseph Mancy, le 15 janvier 1945, pour que Jean-Paul se rapproche de sa mère; ils s'installent au quatrième étage du 42, rue Bonaparte. Après le plastiquage de l'appartement par l'OAS en 1961, Anne-Marie prend une chambre dans un hôtel à Montparnasse, tout près du 222 bd Raspail où Sartre emménage. Lors de la parution des dernières pages des Mots dans les Temps modernes, en novembre 1963, Mme Mancy déclarera que « Poulou n'a rien compris à son enfance» et tentera de retoucher les souvenirs de son fils en écrivant elle-même ses souvenirs. Elle meurt d'un infarctus le 30 janvier 1969 à l'hôpital Fernand-Vidal. Les obsèques ont lieu le 4 février à Paris. La relation des premières années entre Jean-Paul et Anne-Marie sera le paradigme de celle qui unira Sartre et Beauvoir surstimulation et émulation intellectuelles, transparence, impénétrabilité à autrui et translucidité à deux. IGF
Schweitzer, Charles et Louise Chrétien-Charles Schweitzer (1844-1935) d'origine alsacienne, bel homme portant la barbe, professeur agrégé d'allemand ayant soutenu en 1886 une thèse sur Hans Sachs et en 1899 une thèse complémentaire en latin sur Guillaume d'Aquitaine, protestant qui se prenait sinon pour Dieu, au moins pour Victor Hugo et Louise Guillemin (1849-1930) - fille d'un avoué catholique, perspicace, avec un faible pour la mauvaise littérature et le spiritualisme s'étaient mariés le leT mai 1872 à Mâcon. La dernière de leur quatre enfants, Anne-Marie, épousera en 1904 Jean-Baptiste Sartre et mettra au monde Jean-Paul en juin 1905. À la mort de leur gendre en 1906, « Karlémami » accueillent leurs fille et petit-fils dans leur maison de Meudon. En 1911, la famille s'installe au cinquième étage du 1 rue Le Goff à Paris. Charles décide de se consacrer à l'éducation de Jean-Paul. Humaniste, riche d'une remarquable bibliothèque, pédagogue né, il initie l'enfant à la musique et aux auteurs classiques. Pour faire vivre sa famille, Charles fonde l'Institut des Langues
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vivantes, écrit une Méthodologie des langues vivantes et des manuels scolaires pour l'anglais, l'allemand et le français. Louise Guillemin, dont Sartre devait prendre le nom lorsqu'il publia en 1923 une partie de Jésus la chouette, professeur de province, était une femme raisonnable, sournoise, belle et orgueilleuse, se réfugiant dans sa chambre de malade devant l'écrasante présence de son mari. Haïssant les fausses postures, elle poussa son petit-fils à reconnaître en lui sa singerie. La relation entre Charles et Jean-Paul, en revanche, fut placée sous l'étoile de la théâtralité, grand-père et petit-fils jouant leurs rôles à merveille. Sartre a consacré à « Karlémarni » des pages magnifiques dans Les Mots. Lorsque Charles vieillit (Beauvoir évoque ses dernières années dans lA Vieillesse), Sartre se lia intimement avec sa grand-mère dont il pleura l'âme espiègle et le rire lorsqu'elle mourut en 1930. Elle lui laissait un héritage de cent mille francs qu'il dépensa en deux ou trois ans.
principe d'inertie d'inintelligible. Pourtant, dès la Légende de la vérité et Er l'Arménien, il vend le morceau c'est parce que la science réussit qu'il y voit une catastrophe et cherche une parade. La catastrophe est de devoir abdiquer sa liberté parce que la science est capable de me convaincre, elle me soumet à des normes impersonnelles et des mortes vérités, des conquêtes faites par d'autres - « et l'on reste immobile, insatisfait, convaincu» (Er l'Annénien). La riposte consistera à montrer, dans la Légende, « La liberté cartésienne », Vérité et Existence et la Critique de la Raison dialectique, ce qu'il entre de liberté dans la construction sociale et intellectuelle du savoir, de la technique, des machines. Sartre a pris la science à revers, montrant qu'elle repose sur ce qu'elle croit pouvoir railler. Mais il saluera son matérialisme dans la Légende, qui la rend complice des faibles contre l'idéalisme des puissants elle fait prendre conscience « du prix infini des corps ».
IGF
VdeC
Science
Sculpture
« Science, c'est peau de balle. Morale, c'est trou Sartre aimait cette formule, qui de balle» semble confirmer son mépris des sciences. Il a pourtant respecté la science à sa façon, et l'a même jalousée. Il l'a certes critiquée sans répit. D'abord parce que la pratique scientifique rejette dans l'erreur tout ce qui ne cède pas aux lois de la raison analytique, causaliste, matérialiste la science dissout le sens des phénomènes, des visages, des situations, au profit d'artefacts efficients mais appauvrissant, remplaçant les couleurs par des longueurs d'ondes et l'érotisme par un jeu d'hormones. Ensuite parce que l'idéologie scientifique, appelée par Sartre esprit de sérieux, enseigne à toujours s'en remettre au déterminisme, au poids de la matière, pour nier notre responsabilité. Enfin parce que l'éthos scientifique - le respect des faits établis, la recherche de l'accord des esprits, la transmission des paradigmes, la modestie du savant, fonctionnaire de l'universel - encourage la petitesse d'esprit. La phénoménologie, pour Sartre, était une machine de guerre contre la science elle restaurait l'objectivité du monde ambiant, préservait la spontanéité de la conscience et en appelait à l'effort singulier du philosophe, mettant toute donnée scientifique entre parenthèses. Sartre a fait mine de ne pas croire à la science, récusant le déterminisme et qualifiant le
Le premier texte de Sartre sur un sculpteur (1946) ne cherche pas à approfondir la sculpture en tant que genre, mais plutôt à redéfInir ce que peut être la sculpture aujourd'hui la conception d'un espace ouvrant, volumineux, composite, capteur direct d'énergies. Les sculptures de Calder (voir « Les mobiles de Calder») obéissent en effet à des lois naturelles, reposant sur le déséquilibre calculé, aux résultats pourtant imprévisibles. Un autre texte, sur les sculptures de David Hare (1947 voir ci-dessous), note qu'au lieu de produire des images unifiées et représentatives contenant le matériau, ces œuvres produisent une parcellisation surmontée des matériaux par des effets de présence. Cette nouvelle sculpture veut rendre la durée de l'humain et non des instantanéités, comme la sculpture traditionnelle; pour ce faire, Hare utilise l'imaginaire de la forme pour pervertir la représentation. Les fonnes réalistes se transmutent en d'autres, inverses, dans un jeu où l'homme est vraiment désigné comme l'au-delà de l'œuvre, déjà fait et à faire, essentiellement contradictoire. Sartre retrouvera cette dynamique dans les sculptures de Giacometti (voir ce nom). La découverte de ce dernier, c'est de mettre l'homme dans une distance imaginaire. À cette distance, il faut saisir l'indivisibilité d'une idée, d'un sentiment, ou d'une présence: ceci sera réalisé
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par les mouvements d'élongation des corps qui captent. Saisir est donc le travail de Giacometti mais cette apparence est difficile à cerner, Giacometti s'y reprendra cent fois, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que les Autres viennent lui arracher son travail pour l'exposer. Échec si prêt de la victoire toujours différée, les œuvres sculptées de Giacometti ont cet aspect d'inachevé qui est le propre même de l'art existentiel. Bref, la sculpture n'a pas intéressé Sartre en tant que genre autonome, mais en tant qu'espace ouvert, glissant parfois vers d'autres genres, accueillant des matériaux réels, des tensions réelles combinées à un imaginaire personnel. La théorisation de Sartre s'avance vers un champ lourd d'une réflexion sur la matière, les objets courants, l'ambivalence, l'hybridation, l'imaginaire et la magie, faisant le lit d'autres mouvements d'avant-garde plus récents art brut, Cobra, nouveau réalisme, arte povera, etc. MS « Sculptures
à n dimensions
»
Sous ce titre énigmatique, Sartre a écrit l'introduction du catalogue qui accompagnait l'exposition du sculpteur américain David Hare, à la Galerie Maeght à Paris (décembre 1947- janvier 1948). Proche des surréalistes, notamment d'André Breton avec qui il publia à New York, pendant la guerre, la revue VVV, Hare a rencontré Sartre par l'intermédiaire de Jacqueline Breton et a publié plusieurs articles dans Les Temps modernes. Sartre voit dans l'œuvre de l'Américain une rupture essentielle entre la sculpture classique et la sculpture moderne, à l'image des multiples transformations qui affectent le monde depuis la Première guerre mondiale. À l'opposé de la statue classique qui supposait une condition humaine éternelle dont le marbre était l'expression adéquate, les œuvres de David Hare travaillent contre la fixité du matériau et jouent d'une constante tension entre la forme et le mouvement pour imposer la vision de figures précaires sans cesse en train de négocier leur posture et leur relation au monde. Sartre est particulièrement sensible à deux aspects de l' œuvre qui rejoignent ses propres analyses phénoménologiques d'une part, dans la sculpture d'un gorille par exemple, la fusion de l'objet d'horreur et du sujet horrifié, caractéristique de l'appréhension émotionnelle du monde, d'autre part, la manière qu'ont les œuvres de porter en elle-même leur espace et
leur durée propres. Il finit par montrer que les figures indécidables de Hare relèvent moins des transgressions symboliques du surréalisme que de la comique et inquiétante étrangeté, caractéristique de Giacometti et de Kafka. PVa Second Empire Le tome III de L'Idiot de la famille consacre de longues analyses au Second Empire ; elles sont liées aux problèmes posés par la réception de l'œuvre de Flaubert. Selon Sartre il faut penser, pour comprendre le succès de Madame Bovary (1856), que la névrose de Flaubert s'y manifeste en exprimant de façon « organique » le point de vue des lecteurs sa névrose subjective aurait ainsi anticipé une souffrance sociale vécue par le lectorat de 1856. Plus encore: la temporalisation de l'existence de Flaubert, victime en 1844 d'une crise nerveuse qui précède de deux ans la mort de son père, aurait préfiguré le mouvement qui conduit des événements politiques de 1848 au coup d'État du 2 décembre 1851 ; Flaubert, après 1844, a survécu à lui-même, et de la même façon la société française, de 1851 à 1870, aurait été comme plongée dans un rêve éveillé. De fait, aux yeux de Sartre, le Second Empire a tous les aspects d'un cauchemar politique; il l'étudie en unissant à sa lecture des grands textes de Marx (Le Dix-Huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte et Les Luttes de classes en France) une théorie de la névrose objective. Il y a névrose, dit-il, dès le moment où tout ce qui est censé permettre de dépasser une souffrance ne fait en réalité que la maintenir, et justement le Second Empire, né de j'échec de 1848 (cf. Henri Guillemin, Le Coup du 2 décembre), est marqué par un malaise social d'autant plus important qu'il est .nié. Sartre revient constamment sur ce fait après juin 48, la bourgeoisie a été bouleversée par sa culpabilité ; sa mauvaise conscience a favorisé le dépit, la misanthropie et le sentiment d'impuissance qui ont fait accepter, le 2 décembre, que le pouvoir soit « rendu» à la « caste militaire ». Pessimiste, la société du Second Empire désespère de l'homme et se vit comme impuissante à nier ou dépasser ce désespoir ; reste à surenchérir sur lui, en célébrant tout ce qui peut dénoncer l'humain. Fascinée par le scientisme, elle trouve aussi en l'art une façon de maintenir, sans le dire, sa haine de l'homme. Elle est société du
s mensonge et de la mauvaise foi une« société imaginaire ». En un sens Sartre rejoint Flaubert, qui écrit de cette société, après 1870 «Tout était faux» - à cette différence près que Flaubert a aimé cette fausseté, qu'elle l'a rendu heureux, tandis que Sartre n'a cessé de la condamner. Voir Napoléon III.
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forme de trois entretiens surprenants, qui parurent en 1980 dans le Nouvel Observateur, alors que Sartre entrait au service des urgences de l'hôpital Broussais pour un œdème pulmonaire.
GM lA Semence et le Scaphandre
JB Secrétaires Quatre secrétaires se succédèrent auprès de Sartre de 1946 à 1980, occupant une fonction aux engagements multiples et qui dépassa souvent les traditionnelles rédaction de courriers, tenue d'agenda et gestion de contrats. Le premier à s'installer au bureau de la rue Bonaparte fut Jean Cau, qui restera onze années durant aux services du philosophe. Comme il le fera toujours, Sartre avait jeté son dévolu sur un jeune homme dans lequel il se retrouvait en grande partie Cau était passé après lui par la khâgne de Louis-le-Grand, possédait une licence de philosophie et aimait à fréquenter le Saint-Germain-des-Prés existentialiste. Il n'y a, dès lors, rien de surprenant à ce qu'il devînt un véritable homme de confiance pour l'écrivain, dont il garda le temple. n démissionna à l'été 1957 et fut rapidement remplacé par Claude Faux. Cet ancien permanent du Parti Communiste français avait pour qualité première d'aimer l'écriture et les gens cela suffisait largement à Sartre. Faux s'attachera surtout, durant six années, à rétablir la situation financière de son patron, dont Cau s'était quelque peu désintéressé. André Puig lui succéda en 1962 au 222 du boulevard Raspail, l'appartement de la rue Bonaparte ayant été vendu après deux plasticages. À cette époque d'intense engagement, il présentait tous les matins à Sartre le programme chargé de sa journée. À la fin des années 60, celui-ci rencontra le dirigeant maoïste de la Gauche prolétarienne Benny Lévy, alias Pierre Victor, qui fut son dernier secrétaire. Philosophe, ancien normalien, le jeune militant extrémiste, dont Sartre sollicita la naturalisation auprès de Valéry Giscard d'Estaing, fut d'abord engagé pour permettre à l'écrivain vieillissant de terminer L'Idiot de la famille. Il s'apparenta cependant moins à un secrétaire qu'à un compagnon de réflexion provocant le philosophe, lui ouvrant de nouvelles perspectives, abusant de sa notoriété pour les uns, le maintenant en vie pour les autres. Le résultat de ces discussions prit la
Ce début de roman, publié d'après un manuscrit écrit en 1923-1924 (ÉdJ 140-187), raconte sur un mode satirique une brouille entre deux amis, Tailleur et Lucelles, c'est-à-dire entre Sartre (qui choisit un synonyme de son nom) et Nizan, ainsi que la naissance d'une revue de jeunes qui a pour titre La Semence et qui a comme concurrent une autre revue, Le Scaphandre. Le roman reprend une expérience vécue, la brouille entre Sartre et Nizan de mars à octobre 1923 et la naissance de La Revue sans titre, à laquelle tous deux ont collaboré et qui est sans doute à l'origine de la brouille, le désir d'être imprimé l'emportant sur l'amitié. Ce texte est à rapprocher de la préface que Sartre écrivit en 1961 pour Aden Arabie de Nizan. MR
Sens 1 signification Cette opposition prend de multiples formes dans l' œuvre de Sartre elle fonde la distinction entre prose et poésie, commande l'écriture à voix multiples des Mots, sous-tend une part de l'esthétique de Sartre... Les deux termes qui la composent n'ont pas la même dignité la« signification » permet de valoriser le « sens ». La signification, pour Sartre, est saisie par l'intelligence, voire construite par elle, et renvoie toujours à autre chose, qui demande élucidation ; la signification est extérieure à ce qui se donne à voir, c'est un signifié auquel il est renvoyé, qui est visé à part. C'est une signification, par exemple, que l'appartenance de ce masque à une tradition japonaise qui explique sa forme, la couleur de tel élément, la présence de tel détail... Le sens par contre appartient directement au phénomène, se donne à saisir en lui et ne renvoie à rien d'autre il est appréhendé directement sur l'objet, la situation, le visage, et lui donne une irréductible individualité, qui échappe aux idées générales ou universelles fondant la signification. Le sens est intelligible, nous le saisissons, mais il n'est pas intellectuel. La notion de sens, qui apparaît en 1937 dans une
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lettre au Castor, prendra d'ailleurs la place de ce que Sartre nommait jusque-là l'individuel. Le sens, comme l'individuel, peut être soit local soit totalisant; s'il est toujours une « vérité sensible », il peut être le lieu où se fondent des dimensions multiples qui précisément font sens, qui font clignoter une promesse de compréhension sans rien « dire » expressément, de sorte que ce serait changer de registre que d'en expliquer les «significations». Tout comme la poésie par opposition à la prose, le style à voix multiples et à la matérialité si travaillée des Mots relève du sens et non de la signification. Il en va de même de la physiognomonie, de la graphologie et de la Gestalttheorie, disciplines auxquelles Sartre s'est beaucoup intéressé car elles reposent sur l'intime conviction selon laquelle la physionomie d'un visage, les traits d'une écriture ou la forme d'un objet nous suggèrent un message, mais qui leur est interne et qui ne peut se traduire sans risquer de se trahir. Le sens, qui joue sur des correspondances symboliques, des renvois intrastructuraux inscrits dans la matérialité du phénomène, relève d'une herméneutique et non d'une logique. VdeC «
Le séquestré" de Venise »
L'intérêt de Sartre pour la peinture s'est presque toujours exprimé à propos d'artistes modernes qui étaient en outre ses contemporains, à l'exception notable d'une étude sur Le Tintoret, d'autant plus remarquable qu'elle va donner lieu au texte de loin le plus abondant consacré à un peintre et néanmoins resté inachevé. En 1957 Sartre en publiera un important fragment dans Les Temps modernes sous le titre « Le séquestré de Venise », fragment repris dans Situations IV Ce texte qui relève d'un geme biographique combinant les ressources de la psychanalyse existentielle préconisée dans L'Être et le Néant et celles de l'analyse historique marxiste se propose de dresser le portrait d'une ville, Venise, à un moment-clé de son histoire, celui de l'amorce de son déclin, du point de vue de la vie et de l'œuvre de l'un des plus illustres de ses peintres. Mais pourquoi Le Tintoret, plutôt que Le Titien ou Véronèse, autres gloires vénitiennes de la même époque? C'est que son destin porte tous les signes de la vérité refoulée par La Sérénissime fils d'artisan-teinturier qui sort du rang dans une ville patricienne, enfant du cru qui ne s'en laisse pas compter et non immigré
porté à la flatterie des grands qui l'emploient, artiste mercantile qui court la commande et dope le marché, génie ouvrier qui peint vite et affiche un style trop manuel et lyrique. Venise, selon Sartre qui force le trait, ne se reconnaît pas dans ce fils mal-aimé qui ne la quittera jamais et pourtant la trahit en révélant le mensonge de son ordre et de sa grandeur déjà chancelants « Le Tintoret a mené le deuil de Venise et d'un monde; mais, quand il est mort, personne n'a mené son deuil» (S IV 345). Les notables vénitiens rejettent dans la peinture du Tintoret le reflet déchirant d'un monde vidé par l'absence de Dieu et abandonné à sa propre fragilité ; son amour sombre et ses noirceurs de fin du monde où pointe la pourriture ternissent l'éclat du miroir où Venise, aristocratie et bourgeoisie confondues, aime se rassurer. À la différence du Titien ou de Véronèse qui savaient auréoler de leur art la splendeur d'une cité jalouse de sa gloire, Le Tintoret ne lui renvoie pas l'image complaisante qu'elle attend des artistes auxquels elle passe commande. Si son acharnement à supplanter ses rivaux témoigne d'une insatiable soif de reconnaissance et d'une véritable « liaison passionnelle d'un homme et d'une ville» (335), son œuvre démontre aux yeux de Sartre qu'il n'était pas prêt à en payer le prix par l'abdication de sa personnalité et de sa vision de peintre. Venise n'aimait pas ceux qui, tel Le Tintoret, lui ressemblaient tellement qu'il ne savait qu'en exprimer la vérité. Dans l'injustice faite au plus illustre des siens, Sartre lit le refus de la vérité qui condamne à mort la cité. Michel Sicard a publié dans « Sartre et les arts » (Obliques, 1981) un fragment important du deuxième volet de l'étude projetée par Sartre, dans lequel il analyse les œuvres du Tintoret et l'espace de la représentation. Voir «Saint-Georges et le dragon », Tintoret. PVa
Les Séquestrés d'Altona Devant d'abord porter pour titre « L'Amour », écrite pour l'essentiel durant l'été de 1958 (mais le monologue final fut improvisé in extremis), cette pièce étourdissante fut créée le 23 septembre 1959 au théâtre de la Renaissance. La représentation dura plus de quatre heures. Le protagoniste, Frantz von Gerlach, était admirablement joué par Serge Reggiani. Deux comédiennes proches de Sartre tenaient les rôles féminins de Leni (Marie-Olivier) et Johanna (Evelyne Rey).
s La quatrième de couverture de l'édition parue chez Gallimard en janvier 1960 résume ainsi l'intrigue «Une famille de grands industriels allemands, les von Gerlach, vit près de Hambourg, dans une veille maison luxueuse et laide au milieu d'un parc. Au lever du rideau, le père, qui va mourir, réunit sa fille Leni, son fils cadet Werner et la femme de celui-ci, Johanna, pour leur faire part de ses dernières volontés. Johanna devine que son mari, après la mort du père, sera sacrifié, comme toujours, à Frantz le fils aîné. Celui-ci qu'on dit mort s'est enfermé depuis son retour du front [... ] et ne reçoit personne, sauf sa sœur cadette. Pour délivrer Werner, Johanna mènera, d'un bout à l'autre de la pièce, une enquête policière pourquoi Frantz se séquestret-il ? En cherchant les motifs de cette réclusion, elle sert, sans le savoir, les projets du père le vieux von Gerlach use d'elle pour obtenir du séquestré l'entrevue que celui-ci lui refuse depuis treize ans ... La pièce s'achèvera sur un double suicide, lorsque le père von Gerlach aura enfin réussi à revoir son fils Frantz ». il manque à ce résumé le secret de Frantz, qu'il finit par révéler à Johanna durant la Seconde guerre mondiale, officier de la Wehrmacht sur le front russe, il a torturé, pour sauver ses hommes, deux partisans faits prisonniers. Derrière l' Allemagne en Union Soviétique,le public de 1959 a reconnu la France en Algérie, non sans douleur (nous voici devenus les bourreaux !). Les événements d'Algérie furent en effet la cause occasionnelle qui détermina Sartre à écrire cette pièce sur la violence dans l'Histoire qu'il portait en lui depuis longtemps. La question que pose la pièce, et à laquelle Johanna pour sa part répond par la négative, est de savoir si un homme qui a torturé se situe encore dans l'humanité. Dans les dialogues entre les personnages s'inscrit toute une méditation sur les différentes formes de la culpabilité dans l'Histoire (appuyée sur La Culpabilité allemande de Karl Jaspers, tr. fr. 1948). La pièce s'insère aussi dans le projet sartrien de critique corrosive du capitalisme, et forme ainsi une réponse à Grand'peur et misère du Troisième Reich de Brecht, monté à Paris en 1957. À travers la figure du Père est dénoncée la collusion du capitalisme allemand avec les nazis, puis avec les Américains (lors de la reconstruction de l'Allemagne). La pièce insiste de plus sur la monétisation généralisée des sentiments humains dans la famille von Gerlach, et sur la mécanisation de l'existence Frantz est dès son enfance voué à n'être qu'un rouage de l'entreprise de son père.
459 Sartre explore également la genèse de l'esprit allemand d'obéissance, qu'il impute à Luther (prêchant la soumission des paysans aux princes), à Nietzsche (les faibles servent les forts), à Heidegger (l'intimité de la mort définit les vrais seigneurs, auxquels appartiennent donc les guerriers), et à Freud (comme théoricien de l'image paternelle fondatrice de l'autorité). La pièce est une réflexion critique sur la figure du chef, dans le prolongement de « L'enfance d'un chef », et en réaction à la menace que, selon Sartre, Charles de Gaulle représente en France, mais elle n'oublie pas plus Staline que Hitler. Malgré le décor de la maison paternelle, Sartre récuse la forme du drame bourgeois naturaliste à la Sudermann. Il cherche à se réapproprier, et à historiciser, la thématique (absurde, incommunicabilité) du Nouveau Théâtre Ionesco suggère le motif de la prolifération (les meubles du rez-de-chaussée, les coquilles d'huître de Frantz à l'étage), Beckett ceux de l'attente (du Père, à la première scène), du rapport tyran/esclave dans la famille, des échecs, peut-être aussi de la voix enregistrée (voir La Dernière Bande, publiée dans Les Lettres françaises en mars 1959). Sartre écrit aussi Les Séquestrés en réponse au Caligula de Camus (1945, redonné en 1958 au Nouveau théâtre de Paris), pièce sur la folie dont il trouve le langage fort peu affolé. Il s'inspire du Henri-IV de Pirandello, lui empruntant le thème de la folie simulée comme refuge dans le passé, et toute une série de procédés dramaturgiques avant tout des redoublements de théâtralité (par des schèmes de jeu interne, ceux de l'attente rituelle, de l'interrogatoire, de l'épreuve, etc.) et une stratégie de dénonciation du spectacle par les personnages (