Silences du roman Balzac et le romanesque contemporain
FAUX TITRE 252
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Silences du roman Balzac et le romanesque contemporain
FAUX TITRE 252
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans, Paul Pelckmans et Co Vet
Silences du roman Balzac et le romanesque contemporain
Aline Mura-Brunel
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2004
The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de "ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence". ISBN: 90-420-1733-3 Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2004 Printed in The Netherlands
Introduction
Introduction Le roman est mort… depuis qu’il est n‚. Il n’a jamais v‚cu que sous l’assaut de mises en garde et de d‚n‚gations. C’est contre les extravagances du roman pastoral que Charles Sorel risque le mot ƒ antiroman „ et produit des histoires plus proches de la r‚alit‚ et volontiers parodiques. Multiples aussi sont les condamnations de Diderot, un si…cle plus tard, † l’‚gard d’un genre qui continue de jouer sur les invraisemblances et les co‡ncidences. Le d‚sir de sortir le roman du romanesque pr‚vaut ; il perdure au XIXe si…cle lorsque Balzac, inventeur de ƒ la po‚tique moderne du roman „ ne cesse de d‚crier le roman ƒ romanesque „ qui n‚glige les faits vrais et les d‚tails. L’auteur de La Com€die humaine privil€gie le • drame ‚ et l’Histoire au d€triment d’une forme jug€e indigne de litt€rature. C’est donc par souci de v€rit€ et de l€gitimit€ que le roman s’€crit en • haine du roman ‚. Or le roman succ„de au roman – malgr€ les d€mentis terminologiques – et le genre, mall€able et hospitalier, accueille les œuvres nouvelles soumises aux renversements axiologiques les plus audacieux. De passe-temps f€minin et aristocratique, il s’embourgeoise, se popularise et se virilise puisqu’il devient un genre s€rieux, reconnu et codifi€. Il va m‡me jusqu’ˆ s’imposer comme mod„le et g€n€rer par lˆ m‡me nombre de contestations et d’avatars. Toutefois, cela est bien connu, le roman psycho-r€aliste du XIXe si„cle ne r€siste pas au tir serr€ des attaques r€it€r€es des nouveaux romanciers, m‡me s’il sort aujourd’hui r€habilit€ – voire reconduit (je pense en particulier aux œuvres issues de • la Nouvelle Fiction ‚) – de cette crise profonde. Il conviendrait toutefois d’apporter des nuances dans la teneur des soup‰ons dont le roman (essentiellement balzacien) fut l’objet : Michel Butor et Claude Simon ne l’ont jamais reni€ ; quant ˆ la position d’Alain Robbe-Grillet, elle est plus complexe qu’on a voulu le dire dans la mesure oŠ celui-ci a montr€ le caract„re surann€ (• p€rim€ ‚) des strat€gies et principes qui r€gissaient le roman ant€rieur sans le renier compl„tement, et qu’il est
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revenu ˆ une certaine lin€arit€, historicit€ notamment dans la trilogie intitul€e Romanesques. A vrai dire, ce sont la naissance de la psychanalyse et les progr„s de la recherche historique qui ont d€pouill€ le romancier de son r‹le d’explorateur des Œmes humaines et de • l’histoire du temps pr€sent ‚. La litt€rature romanesque de la seconde moiti€ du XXe si„cle a perdu de son innocence quant ˆ la • v€rit€ ‚ de la • nature ‚ humaine, au • sens cach€ ‚ des comportements et elle n’a plus le pouvoir de livrer un discours uniforme et convaincant sur le monde ; elle rejoint en ce sens les po„tes dans leur exil. Le doute a envahi le champ litt€raire et le roman ne peut que s’en faire l’€cho s’il veut retrouver un ancrage dans l’univers de r€f€rence et continuer d’€viter les tentations id€alisantes des si„cles pr€c€dents. Il s’agit de dire encore lorsque le champ d’intervention s’amenuise et que les zones d’incertitude l’emportent. Trois solutions se pr€sentent alors : se replier sur les jeux autarciques et les faits de style les plus subtils ou viser au contraire une forme d’engagement dans la sph„re du social ou enfin r€inventer un langage qui ne se prive pas des ressorts de l’€criture po€tique pour dire et faire entendre le d€sir, l’amour, la mort, le chaos, le silence : lorsque l’on ne peut plus enserrer le r€el dans les rets du discours, il est encore possible de • fictionaliser ‚ les objets et les sujets qui restent ˆ port€e de plume. M‡me si elles interf„rent souvent, ces possibilit€s suivent globalement un cheminement chronologique : du roman sartrien au nouveau roman puis au roman du dernier quart de si„cle. Sonnant le glas des avant-gardes et renouant avec le • souci de soi ‚, la qu‡te de l’autre et des fragments du monde, celui-ci rejette le roman ant€rieur tout en reprenant de plus en plus fr€quemment dans le paratexte la mention et s’efforce de restituer le • romanesque ‚, autrement dit la quintessence du roman. C’est en effet ˆ une exigence d’€puration et de red€finition que se soumettent des €crivains tels que Pascal Quignard, Richard Millet ou Christian Oster, dans des perspectives diff€rentes. A ce titre, Jean Echenoz, qui explore les formes les plus convenues du genre comme le r€cit d’aventures, l’histoire d’enqu‡te ou la romance sentimentale, brouille les codes habituels par un surcro•t de notations topographiques insolites et parvient ainsi ˆ cr€er un espace vierge dans
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ce que Sjef Houppermans appelle • le cœur vide du texte ‚1. Certes, le roman est mort mais le romanesque – hypostasi€ en substantif – perdure, se renouvelle et s’invente. Il s’agit lˆ d’une cat€gorie esth€tique, transg€n€rique et transversale, qui admet des r€cits diff€rents et multiples, et d’un mode de connaissance, chaotique et incertain mais effectif. Sans passer par une volont€ de repr€sentation, le roman contemporain fait de l’€chec de la repr€sentation et de ses lacunes un sujet de discours, non autot€lique mais bel et bien tourn€ vers l’ext€rieur. Plus pr€cis€ment, il appert donc que le romanesque dont je m’efforcerai de circonscrire le champ tout au long de cette €tude – consiste ˆ choisir d’une part de relancer la machine narrative, ne r€pugnant pas devant l’ordonnancement de s€quences, l’€mergence de personnages – fussent-ils €vanescents et fluctuants –, la restitution de d€tails ; et d’autre part il ob€it ˆ une ambition d’ordre €thologique et ontologique, succ€dant semble-t-il aux vis€es historiques et id€ologiques. Il suffit de lire Annie Ernaux, Christian Oster ou Emmanuel Adely d’un c‹t€ ou Louis-Ren€ des For‡ts, Pascal Quignard ou Richard Millet de l’autre pour s’en convaincre. Ou plut‹t, non, cela ne suffit pas : l’enjeu de ce livre est de contribuer ˆ le montrer. Comment d„s lors d€gager une sp€cificit€ de l’€criture romanesque ˆ travers le disparate des projets et des œuvres ? La tŒche semble ardue voire impossible aux yeux de certains. Ce n’est pas dans la d€finition d’un retour vers des valeurs reconnues comme d€su„tes mais dans la reprise de quelques exigences – frott€es ˆ un contexte autre – et dans la tension permanente entre la reconnaissance et le d€fi que se r€inventent le roman, et partant le romanesque. Il semblerait que ce qui s€pare le roman du XIXe et XXe si„cles jusque dans les ann€es soixante du roman ult€rieur, ce soit un certain rapport au silence – fait d’acceptation et d’exploration. Cette posture qui marque une v€ritable rupture €pist€mologique au sein du genre romanesque favorise l’enqu‡te herm€neutique et permet de recueillir les manifestations du romanesque dans des œuvres h€t€roclites, de dessiner les €tapes d’une €volution. 1
Sjef Houppermans, • Les grandes blondes parmi les noirs ‚ in Ecritures contemporaines 2 Etats du roman contemporain, (dir. Jan Baetens et Dominique Viart), Minard Lettres Modernes, 1999, p. 35.
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Pour le lecteur de romans en effet, soucieux de rep€rer une po€tique et une identit€ romanesques, apparaissent d’une part les romans fond€s sur l’horreur du vide proprement balzacienne (ou le d€sir effr€n€ de compl€tude si bien analys€ par Lucien DŽllenbach) et ceux qui, d’autre part, conf„rent ˆ ce vide une valeur, font entendre sa r€sonance. Le propos consistera ˆ la fois ˆ souligner le sch€matisme de cette position puisque Balzac ou Stendhal ont su ˆ leur mani„re rendre aux silences leur €loquence, que la valorisation du fragment est romantique avant d’‡tre barth€sienne ! (que l’on se rappelle les • d€bris de pens€e ‚ qui foudroient l’esprit de Louis Lambert et que le narrateur rapporte fid„lement), et sa pertinence dans la mesure oŠ le silence se fait œuvre et principe po€tique dans des r€cits tels que ceux de Louis-Ren€ des For‡ts – interpr€t€s par Maurice Blanchot et Pascal Quignard. Le silence est devenu objet du d€sir romanesque ; il est peut-‡tre aussi le fil qui favorise l’investigation d’un champ litt€raire sp€cifique. C’est donc par l’observation d’œuvres romanesques allant de Balzac ˆ Quignard, de 1830 ˆ 2003, que je tenterai de d€terminer les signes les plus pertinents du romanesque. Sans faire un panorama historique du genre pour cette p€riode, je marquerai les moments d’une €volution et les possibilit€s d’une cartographie. Dans l’€ventail des mises en r€cit du silence se donneront ˆ lire des continuit€s et des ruptures et se dessineront les caract€ristiques d’une €criture romanesque d’un si„cle ˆ l’autre. L’accent sera mis sur quelques œuvres et chefs-d’œuvre du massif romanesque moderne et contemporain : La Com€die humaine, le roman stendhalien ou flaubertien, puis Blanche ou l’oubli d’Aragon, tous les r‚cits de Duras, ceux de des Forˆts, de Quignard, un grand nombre de textes contemporains comme ceux de Gailly, Oster, Lenoir, Depuss‚, M. Petit, Depuss‚, Laurens, Darrieusecq, Jauffret, Adely, Laurrent, Ernaux, Millet, Bergounioux, Michon etc. Charles Juliet -auteur de po…mes et de r‚cits autobiographiques – entrera dans ce corpus † cause de son rapport particulier au silence. Et, les ƒ romans „ de cette fin de si…cle seront examin‚s † l’aune des mod…les et des œuvres qui les ont g‚n‚r‚s, ou inversement le roman balzacien sera relu et ƒ repens‚ „ † la lumi…re des textes ‚crits aujourd’hui. Ce mouvement d’oscillation ne doit pas semer la confusion puisqu’il ob‚it † une exigence th‚orique de d‚finition d’une sp‚cificit‚ perceptible en
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synchronie – le romanesque. Dans ce but, il conviendra d’analyser au plus pr„s les textes dans leur rapport au silence, c’est-ˆ-dire au discours et ˆ la voix avant de d€terminer les effets de lecture, les fluctuations du • je ‚, le traitement du fragment, la fascination pour le vide et l’invention d’une forme nouvelle mais lourde de son h€ritage.
Le projet peut para•tre audacieux et utopique puisqu’il s’agit de chercher la sp€cificit€ d’un genre qui n’a cess€, au fil des ann€es, de se renouveler et de se contredire. Dans les pr€faces dont la pratique culmine au XIXe si„cle et qui restent intimement li€es au genre romanesque, se multiplient les discours de po€tique, s’effor‰ant de compenser l’absence d’origine av€r€e et de r€f€rence aristot€licienne. Le roman revendique la singularit€ et produit ˆ l’infini de nouveaux mod„les, de nouvelles cibles, des r„gles et des contraintes qu’il s’empresse de transgresser. Il a pour seule identit€ constante son caract„re insaisissable et fluctuant. Loin d’en consigner ici les divers retournements ou de tenter un p€rilleux inventaire ou une quelconque typologie des romans existants et possibles, je tiendrai la gageure d’extraire un eidos – d‚sign‚ sous les nom de ƒ romanesque „ – † partir d’œuvres per‹ues comme embl‚matiques, en suivant, de fa‹on analytique, les traces et les effets du silence. C’est dans cette perspective que transparaŒt un espace cr‚‚ par des romans h‚t‚roclites et appartenant † des ‚poques diff‚rentes de l’histoire litt‚raire, susceptible d’accueillir des ‚l‚ments pourvoyeurs d’une d‚finition pour le romanesque. Ainsi le roman acquiert-il, dans un premier temps, une esp…ce de corpor‚it‚.
L’exploration de cet espace litt‚raire passe, semble-t-il par l’observation des modalit‚s ‚nonciatives : comment se combinent les registres discursifs, les voix narratives et les zones de silence au sein de l’‚criture ? Quels types de lectures font-ils naŒtre ? Discours, parole, voix, ‚criture et silence rendent compte tour † tour du romanesque. Le recours † l’oralit‚ de la part d’‚crivains comme Beckett, Queneau, C‚line, Sarraute ou Pinget entre autres modifie la relation au lecteur. L’‚criture, dot‚e d’une corpor‚it‚ inattendue ou mˆme d‚routante, fait entendre un souffle, une pr‚sence, des silences.
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• L’invention du roman de voix ‚2 pose la question de l’ethos aristot€licien en termes renouvel€s. C’est dans cette perspective peut-‡tre qu’il est possible d’analyser les rapports complexes qu’entretiennent la voix et le silence, la parole et l’€criture dans l’œuvre romanesque, et ce d„s le XIXe si„cle. Le XXe si„cle n’a pas l’apanage de ces interrogations. Proc€d€ artistique ou n€cessit€ intrins„que, le silence a toujours €t€ pr€sent au sein des œuvres litt€raires. Mais l’interrogation qui accompagne une €criture, fond€e sur une tension, ne devient que tardivement et r€trospectivement sujet de r€flexion. • Si pour moi, le d€but d’€crire est un myst„re, plus grand est le myst„re de finir, ce silence qui suit l’€criture ‚3, fait notamment observer Louis Aragon : le silence prend aussi la forme de blancs et de br„ches au milieu du discours romanesque. C’est ainsi que La Com€die humaine, longtemps consid€r€e comme le parangon d’une vision totalisante et fid„lement repr€sentative, appara•t aujourd’hui plus fragile. Elle €pouse les contradictions du r€f€rent, s’interroge sur la vacuit€ qui suit la recherche de la perfection esth€tique (la toile de Frenhofer ne repr€sente • rien ‚) et semble construite autant sur ses d€faillances et ses manques que sur ses certitudes. Elle constitue une œuvre morcel€e, inachev€e. Le mythe de l’€difice solide et unifi€ a maintenant €t€ d€menti. L’€criture fragmentaire est donc aussi balzacienne. Franc Schuerewegen a m‡me propos€ de lire • Balzac contre Balzac ‚4. La mosa•que ne forme pas un dessin complet : des espaces vides subsistent, des bribes de pens€es se suivent sans que la coh€rence ne soit toujours assur€e. Le silence qui €mane de textes comme Louis Lambert, Adieu ou Un drame au bord de la mer conf„re ˆ ce qui est dit une puissance accrue. • Le fragment, suspendu dans le silence, devient lui-m‡me silence, ou plut‹t lieu de rencontre du discours et du silence ‚.5 S’il s’agit d’une lecture possible pour Balzac, c’est en revanche un parti pris av‚r‚ de la part de nombreux ‚crivains contemporains. L’‚criture se d‚lite, les formes s’amenuisent et le discours s’en trouve en lambeaux. 2
Jean-Pierre Martin, La Bande Sonore, Corti, 1988, p. 117. Louis Aragon, Je n’ai jamais appris • ‚crire ou les incipit, Gen„ve, Skira, 1969, p. 96. 4 Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac, Sedes, 1990. 5 Fran‰oise Susini-Anastopoulos, L’ƒcriture fragmentaire, P.U.F., 1997, p. 227. 3
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Quant au terme de discours, il d€signe • l’activit€ des sujets inscrits dans des contextes d€termin€s ‚.6 Autrement dit, le discours renvoie ˆ un certain usage de la langue : la litt€rature en est une manifestation singuli„re, dont on recherche la sp€cificit€ (• le discours litt€raire ‚ s’opposant au • discours ordinaire ‚). A l’int€rieur du roman s’articulent • le discours rapport€ ‚, • le discours narrativis€ ‚ et le m€tadiscours.7 L’un c…de la parole aux personnages tandis que l’autre l’int…gre dans son propre style, faisant des paroles un r‚cit d’‚v‚nements ou de pens‚es. Et le m‚tadiscours compl…te le circuit narratif, conduisant le lecteur de la fiction vers l’univers de r‚f‚rence : le roman en effet construit une trajectoire qui irait de la fiction vers le r‚el et du r‚el vers la fiction. La jointure entre ces formes discursives laisse parfois le silence envahir le r‚cit ; le d‚calage produit par ces zones de transition donne l’impression qu’un espace vide, neutre menace de s’installer. Le m‚tadiscours fait ici mim‚tiquement l’objet d’un d‚tour dans la mesure o• il r‚v…le, exemplaire, les forces mues contre le silence et leur impuissance. Il recouvre en effet des digressions d’ordre didascalique ou didactique, interrompt sans nul doute le flux di‚g‚tique : il introduit un changement dans le degr‚ de focalisation, il d‚place la question du r‚alisme (le fictif † ce momentl† tend vers l’effectif) ; il produit une variation dans la relation au lecteur et conf…re au texte un caract…re polyphonique. Plusieurs discours coexistent dans le mˆme r‚cit. Ce que la critique appelle, depuis Bakhtine, le dialogisme, appara•t nettement dans La Com€die humaine. On d€c„le la voix des personnages derri„re celle du narrateur et l’inverse. Or, dans le texte balzacien, l’h€t€rog€n€it€ vient moins d’un partage de la parole entre personnages et narrateurs qu’entre diverses €mergences de narrateurs. En d’autres termes, les occurrences de • discours narrativis€ ‚ et de • m€tadiscours ‚ favorisent cette superposition, ˆ la mani„re d’un palimpseste. Multiples sont les emplois et les types de • discours d’escorte ‚ dans le roman balzacien. Significatifs du fonctionnement de l’ensemble de l’€criture et de son rapport avec le silence. En effet, discours sur le discours, le • m€tadiscours ‚ • articule la narration, manifeste et 6
Dominique Maingueneau, Les Termes cl‚s de l’analyse du discours, Seuil, Memo, 1996, p. 28. 7 Nous reprenons les distinctions €tablies par Genette in Figures III, Seuil, 1972, pp. 226 et sq.
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souligne le proc„s de communication, relie la fiction au hors-texte et explicite le sens et la port€e de ce qui est racont€ ‚.8 Ces fonctions sont reconnues : elles constituent notre point de d€part. De fait, la pratique du d€tour repr€sente un fonctionnement r€current et fondamental de la po€tique balzacienne. Trois types m€tadiscursifs se d€gagent de l’analyse : les mises en garde r€it€r€es d’un narrateurauteur tenant lieu de discours th€orique sur le roman ; les avertissements faisant €cho ˆ un d€bat extratextuel sur l’art et enfin, les interruptions visant ˆ assurer la coh€rence de la di€g„se. Autrement dit, les digressions sont justificatives, fondatrices et/ou organisatrices. Simple proc€d€ permettant un meilleur agencement du dispositif narratif, le m€tadiscours se pose aussi comme discours critique. Or, cette forme discursive repose sur un double paradoxe : elle interrompt le r€cit pour en garantir la coh€sion et la fluidit€ ; elle brise l’illusion de r€el et pourtant compl„te le circuit narratif puisqu’elle conduit le lecteur de la fiction ˆ la r€alit€ (actualit€ artistique, intentions d’auteur etc.). Ainsi les premi„res lignes de La Recherche de l’Absolu, tr„s connues et transposables ˆ la totalit€ des romans balzaciens, incitent-elles le lecteur ˆ la vigilance et ˆ la patience : peut-‡tre faut-il €tablir dans l’int€r‡t des €crivains la n€cessit€ de ces pr€parations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient les €motions sans en subir les principes g€n€rateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. L’Art serait-il donc tenu d’‡tre plus fort que la Nature ?9
Le romancier commence le r‚cit et s’interrompt au bout de quelques lignes pour faire cette mise au point. Le d‚calage introduit d’embl‚e entre un discours de narrateur et un discours de narrateur-auteur, qui eŽt pu prendre place dans une pr‚face, d‚concerte le lecteur et peut laisser le silence envahir la prose. Il s’agit, par cette disparit‚ ‚nonciative et la teneur des propos ‚mis, d’ins‚rer le contexte dans le texte. Cette remarque autor‚f‚rentielle 8
Fran‰oise Van-Rossum Guyon souligne l’ambigu•t€ de l’€nonc€ m€tadiscursif dans son rapport ˆ l’€nonciation dans son article intitul€ • Des n€cessit€s d’une digression : sur une figure du m€tadiscours chez Balzac ‚, Revue des Sciences humaines n•175, 1979, pp. 99-110. 9 Honor€ de Balzac, ‚tudes philosophiques, La Recherche de l’Absolu, tome X, p. 657.
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renvoie aussi aux commentaires tenus sur l’œuvre : les journalistes se plaignaient sans cesse des longues descriptions balzaciennes et formulaient des critiques malveillantes que mentionne la pr€face d’Une fille d’Eve. Or, dans La Recherche, Balzac d€place ce type d’avertissement et de r„glement de compte du paratexte vers le texte afin d’impliquer le lecteur. Il s’agit, en outre, de • narrativiser ‚ tout type de discours, y compris celui qui semble a priori €tranger ˆ la narration. L’€crivain d€finit ainsi son • horizon d’attente ‚ et le registre qu’il adopte : une fiction, certes, mais qui ait coh€rence et profondeur. Il n’est pas question ici d’un jeu complice instaur€ avec le lecteur, ˆ la mani„re des apostrophes que des romanciers comme Denis Diderot, Laurence Sterne et Henry Fielding lancent dans leurs romans respectifs. Le m€tadiscours, aussi important que le discours proprement dit, malgr€ son caract„re digressif, repr€sente un v€ritable enjeu et un argument de poids pour des sc„nes qui se jouent ailleurs. On trouve le m‡me type d’intervention, ˆ la fin de Louis Lambert, bien qu’il s’agisse d’une justification avant tout intradi‚g‚tique : peut-‡tre aurais-je pu transformer en un livre complet ces d€bris de pens€es, compr€hensibles seulement pour certains esprits habitu€s ˆ se pencher sur le bord des ab•mes, dans l’esp€rance d’en apercevoir le fond.10
Le romancier assigne des limites ˆ sa cr€ation : la tentative de restitution se heurte ˆ un risque d’incoh€rence et l’exigence th€orique suscite en €cho la m‡me qualit€ de r€ception. Il livre ainsi le mode d’emploi de ses romans et invente, ce faisant, une po€tique nouvelle. Paradoxalement, Balzac qui pr‹ne • l’unit€ de composition ‚ et s’efforce de rassembler le dissemblable, s’en remet ici ˆ une po€tique du fragment, du discontinu pour atteindre • la profondeur ‚ de la pens€e. N’y aurait-il pas lˆ une anticipation de la voie emprunt€e par les romanciers du XXe si„cle pour mieux €pouser les changements du monde moderne ? A une vision totalisante a succ€d€ une approche fragment€e et parcellaire du r€el, que la litt€rature consigne. Et, pourtant, on d€c„le chez Balzac, par delˆ la volont€ de f€d€rer les faits sociaux et humains, la recherche d’€l€ments bruts, de • d€bris de pens€es ‚ : il y a sans doute lˆ les signes d’une €criture romanesque fond€e sur • la logique des contraires ‚. Les parenth„ses m€ta10
Louis Lambert, tome XI, p. 692.
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discursives permettent ces mises au point et d€voilent m‡me des intentions, rest€es implicites jusque lˆ ; elles repr€sentent l’aspect illocutoire du texte et garantissent la polyphonie du discours litt€raire tout en servant de point de rep„re th€orique ˆ celui qui construit une fiction. Moins directement fonctionnelles sont les digressions qui €maillent les nouvelles sur l’art et l€gitiment des choix esth€tiques. Ainsi dans Pierre Grassou, n’est-il plus question de recommandations † l’adresse du lecteur ou de d‚finitions autot‚liques d’une forme romanesque sp‚cifique. On trouve plus volontiers sous la plume de l’‚crivain des prises de position quant † la situation de l’artiste dans la soci‚t‚ moderne. Balzac constate que le livre et l’objet d’art sont devenus objets de consommation ; il pourfend l’artiste bourgeois qui plagie laborieusement les œuvres de maŒtres, et rencontre plus sŽrement le succ…s que les peintres de g‚nie. ƒ Inventer en toute chose, c’est vouloir mourir † petit feu ; copier, c’est vivre „.11 Ins€r€e dans le r€cit, cette remarque m€tadiscursive en forme d’aphorisme conf„re profondeur et intensit€ ˆ l’histoire. Il ne s’agit plus d’encadrer la narration, mais bien de la nourrir avec les d€bats sociaux et les querelles institutionnelles qui agitent les esprits de l’€poque. A dire vrai, la tournure est habile : elle fait passer le discours du particulier ˆ l’universel, et €rige en loi ce qui n’est que le r€sultat d’un fonctionnement que le romancier r€cuse. Celui-ci d€plore, on le sait, la contrefa‰on et toutes les pratiques auxquelles se livre son personnage. Mais l’auteur-narrateur, f‘t-ce dans un commentaire d’escorte, ne rompt pas la logique de la fiction : il s’inscrit dans la perspective d’une soci€t€ qui a d€jˆ perdu ses valeurs ; il construit un nouveau syst„me axiologique en harmonie avec • la r€alit€ de la fiction ‚. Seul le ton ironique de ce discours, discr„tement modalis€, indique la distance qui s€pare la position de l’auteur de celle du narrateur. Le nouvel ordre des choses – sous la Monarchie de Juilletest €rig€ en adage dans le roman. En somme, le m€tadiscours fait partie int€grante du discours fictionnel : il en marque les limites et le fonde. Par delˆ les choix esth€tiques se dessinent ˆ l’€vidence des choix id€ologiques.
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€tudes de mœurs, Pierre Grassou, tome VI, p. 1101.
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A la lisi„re du fictif et de l’effectif, ce type de discours transmet les d€bats critiques et journalistiques qu’il fond dans la prose romanesque ; mais, il d€termine aussi, par avance, un mode de lecture. Jouant donc sur une temporalit€ dilat€e, il recompose pourtant le tissu narratif. Il se situe ˆ la fois avant l’€criture, apr„s l’€criture et au sein de l’€criture. Fortement organisatrice, cette forme particuli„re de m€tadiscours que l’on appelle la m€talepse narrative efface les d€calages di€g€tiques : tout se passe comme si la figure m€tadiscursive – interruption in€vitable du flux narratif – tentait de r€parer cette rupture par un surcro•t de transitions. Dans Louis Lambert, de multiples digressions favorisent un r€ajustement temporel, justifient l’ordre adopt€ et conf„rent ˆ la narration une l€gitimit€ sans conteste. Lˆ encore, l’enjeu n’est pas seulement narratif ; il rehausse l’intensit€ dramatique de l’action, valide le choix de r€cits ardus et de cheminements complexes ; il renforce enfin l’ambigu•t€ €nonciative du propos qui ne part pas du r€el pour repr€senter un monde fictif, mais qui construit une fiction riche de donn€es r€f€rentielles vari€es. L’€nonc€ digressif nous invite ˆ consid€rer dans le langage ce qui rel„ve de la force illocutoire et perlocutoire, telle que la caract€risent Austin puis Searle.12 En effet, le discours litt€raire – et notamment les injonctions m€tadiscursives – repr€sentent des actes de langage dont la valeur r€side essentiellement dans l’effet escompt€ et produit. La pragmatique met l’accent sur ce qui se passe lorsque l’on parle : on effectue des actes de langage qui ont • une force illocutoire ‚, c’est-ˆ-dire qui contiennent une attente vis-ˆ-vis du destinataire et postulent la r€ception idoine (qu’il s’agisse d’un conseil ou d’une menace, par exemple). Le locuteur cherche en outre ˆ d€clencher une r€action et une action chez l’interlocuteur, en l’interrompant, en le surprenant, en le provoquant. Communiquer, c’est alors dire que l’on communique. Cette dynamique • perlocutoire ‚ est pleinement ˆ l’œuvre dans les digressions m€tadiscursives que nous venons de souligner, dans les textes litt€raires. Plus g€n€ralement, la dimension autor€flexive de la litt€rature rel„ve de ces actes dits perlocutoires. A ce titre, 12
John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1970 (traduction fran‰aise) et John R. Searle, Les Actes de langage, Hermann, 1972 et 1996.
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l’interrogation, qui envahit l’€criture argumentative et la prise en compte croissante du r€cepteur dans les romans les plus tardifs de Balzac, sont de cet ordre-lˆ. M‡me si le discours dominant des ann€es 1830 s’inscrit plut‹t dans un registre triomphaliste, le romancier doute de la solidit€ des valeurs sociales et morales. Il croit dans le bienfond€ de l’art, de la litt€rature, du g€nie et de la cr€ation. Il lui incombe donc de d€signer sans cesse son propre discours ˆ l’intention du lecteur, voire de le justifier et de miser sur des actes de langage non seulement illocutoires mais surtout perlocutoires, – comme le feront au XXe si…cle d’autres romanciers, † quelques nuances et diff‚rences pr…s. Le roman du XXe si…cle a lui aussi fr‚quemment recours au commentaire m‚tatextuel, mais il en fait g‚n‚ralement un autre usage. Celui-ci en effet ne conf…re plus coh‚rence et sens † la narration, il l’ouvre rarement sur des conflits effectifs ; il cherche plut•t † entraver la logique de l’‚criture ou † en d‚noncer la l‚gitimit‚. Ce qui est dit est contredit au lieu d’ˆtre fond‚. A cet effet, citons Louis-Ren‚ des Forˆts qui d‚ment la possibilit‚ de dire vrai : ƒ Sit•t que vous vous exprimez avec franchise, vous ˆtes contraints de faire suivre chacune de vos phrases affirmatives d’une dubitative „13, €crit-il. L’€crivain retourne ce proc€d€ somme toute banal en 1947, pour faire sentir la d€rision et la vanit€ qui caract€rise l’acte m‡me d’€crire. Ainsi le je.du narrateur homodi€g€tique se d€signe-t-il lui-m‡me comme sujet fictif : • Je pouvais m’abandonner en toute lucidit€ ˆ l’id€e que j’€tais le personnage de la soir€e ‚.14 Personnage, narrateur ou m‡me substitut de l’auteur, le je d‚construit aussi le r‚cit qu’il est en train de produire. Provocateur, il d‚clare : ƒ Et si je mens pour le plaisir et s’il me plaŒt † moi d’‚crire ceci plut•t que cela, mettons : un personnage plut•t qu’une v‚rit‚ „.15 Le m‚tadiscours n’articule plus la di‚g…se ; il en souligne au contraire les dysfonctionnements. Il va sans dire, toutefois, que la d‚nonciation est aussi une discours autot‚liquement fondateur. Le texte litt‚raire se nourrit de ses ‚checs suppos‚s. A cet ‚gard, la strat‚gie balzacienne qui construit la fiction sur les d‚boires des personnages (d’artistes, de penseurs) et qui vise la totalit‚ † travers 13
Louis-Ren€ des For‡ts, Le Bavard, Gallimard, 1947, p. 9. Op. cit., p. 68. 15 Op. cit., p. 27. 14
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des fragments, n’est pas aussi €loign€e qu’il y para•t des affirmations des romanciers du XXe si„cle. Dans cette mesure, on ne saurait dire que le m€tadiscours introduit une rupture dans le discours romanesque puisqu’il exprime, finalement, une fluctuation des sujets et des id€es que le texte portait d€jˆ en lui. Voilˆ pourquoi le discours critique – autre forme m€tadiscursive, mais r€solument extratextuelle – peut d€celer des r€surgences th€matiques et stylistiques, si ce n’est des filiations entre des €crivains apparemment €trangers les uns aux autres. Il ne s’agit pas de suivre une d€marche herm€neutique, fond€e sur la certitude de d€couvrir • le sens cach€ ‚ de l’œuvre, ou de d€finir un mod„le romanesque canonique, mais plut‹t d’adopter un regard analytique, soucieux de la pluralit€ intrins„que de l’œuvre. Aujourd’hui, l’interpr€tation des textes reste plus circonspecte ; elle a renonc€ ˆ d€cliner • le vrai sens du texte ‚. A fortiori, l’analyse de textes narratifs contemporains semble avoir €rig€ l’h€sitation en principale loi de fonctionnement. Ainsi le m€tadiscours assigne-t-il ˆ la litt€rature une fonction qu’elle ne d€signe pas explicitement, – celle qui consiste ˆ justifier l’existence m‡me du litt€raire. En €clairant un contexte, des enjeux, une port€e, le m€tadiscours, au XIXe si„cle comme au XXe si„cle, s’€vertue ˆ fonder en l€gitimit€ le discours tenu et menac€ dans le m‡me temps. Il s’agit moins alors de renforcer le savoir sur le r€f€rent que d’asseoir un discours n€cessairement superf€tatoire, susceptible d’‡tre r€duit au silence et promis ˆ l’oubli, s’il n’est pas t€moignage historique ou produit d’exception. Une autre forme de silence surgit de ces interf€rences de discours : c’est celui qui marque le passage de l’un ˆ l’autre, et qui, assur€ment, est symptomatique du • silence qui suit l’€criture ‚. Le discours litt€raire ne serait jamais rien d’autre qu’un silence diff€r€. Et pourtant, en eux-m‡mes, les diff€rents types de discours ne laissent pas de place au silence : ils disent, font dire et pourchassent les interstices et les blancs. Sans cesse le pouvoir r€f€rentiel du langage est attest€. Toutefois le silence s’immisce dans les moments in€vitables d’interruption, de transition ou d’h€sitation. Ainsi les changements de registres €nonciatifs font-ils valoir ce qui est dit, et le d€calage cr€e un jour, une respiration qui est comme l’impossible du discours.
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De surcro•t, la transformation des paroles rapport€es en r€cits risque aussi d’effacer quelques bribes de discours, une tonalit€ particuli„re, en somme l’ethos qui accompagne ce qui est €crit et dit. Silence probable lˆ encore. M‡me si, comme c’est le cas aujourd’hui, l’oralit€ occupe une place pr€pond€rante dans les romans, le r€cit reste fragmentaire, entrecoup€, fondamentalement inachev€ ; le silence s’infiltre dans le narr€, l’enveloppe et le gouverne peut-‡tre m‡me. Quels que soient les types de discours adopt€s, le silence se fait entendre. Il r€side dans les attentes, les suspensions, comme la pause en musique. Il valorise la parole qu’il retient ; il inqui„te aussi car rien ne semble jamais se d€voiler absolument. Il reste une menace, un risque m‡me lorsqu’il est finalement rompu. Ce qui se dit alors n’est sans doute pas ce qui e‘t €t€ dit sans la pr€sence du silence. Il n’en va pas tout ˆ fait de m‡me avec l’€criture de l’indicible. Il s’agit lˆ en effet d’une exp€rience scripturaire qui consiste ˆ c‹toyer les limites du langage, ˆ dire autrement ou ult€rieurement ce qui ne peut se conjuguer au pr€sent. L’indicible devient alors un discours possible. Est-ce pour autant une €criture du silence ? Ce qui ne saurait se dire finit par se dire et s’€crire : la rh€torique de l’indicible est alors ˆ l’œuvre. Ce qui est tu, non-dit, voil€ irradie le texte produit et, l’accompagnant, le structure et le d€mant„le, selon la po€tique du silence. Il y a lˆ une radicalit€ que ne comportent pas les jeux stylistiques autour des limites du langage et de la rh€torique de l’indicible. Ceux-ci en effet mettent en cause le pouvoir r€f€rentiel du langage et trouve, par des proc‚dures d’‚vitement, d’autres modes d’expression. L’homosexualit‚ donne lieu, dans La Fille aux yeux d’or par exemple, † une po‚tique de l’indicible tandis que l’‚criture du silence est, semble-t-il, d’un autre ordre : la diff‚rence s’av…re toutefois ˆtre de degr‚ plus que de nature. L’‚criture du silence, qui peut ponctuellement recourir † la logique de l’indicible, caract‚rise la dynamique romanesque dans son ensemble et fait ‚cho † une lecture du silence. Il s’agira donc ici d’explorer le champ litt‚raire † travers des œuvres du XIXe si…cle (essentiellement balzaciennes et ponctuellement stendhaliennes) ainsi que celles qui se situent entre les ann‚es cinquante et l’an 2003, notamment du point de vue de la po‚tique du silence. Il est d’ailleurs curieux de constater que le
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discr€dit qui a frapp€ le mod„le balzacien au moment du Nouveau Roman s’estompe le plus souvent, c€dant la place ˆ une forme de reconnaissance. Sans parler de la modernit€ de Balzac ou de son avant-gardisme moins ais€ment reconnus que dans l’œuvre de Flaubert, il semble que la litt€rature contemporaine renoue avec une forme de romanesque p€renne. Des €crivains comme Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly ou Christian Oster – sans compter Jean Echenoz, le chef de file pr€sum€ de cette g€n€ration de romanciers qui tend vers une forme in€dite de maximalisme.– s’€loignent du minimalisme, et, se tournant vers des fictions de l’intime, laissent de nouveau affleurer le moi et les affects dans la narration ; d’autres tels que Richard Millet, Pierre Michon ou Pierre Bergounioux accomplissent, par l’€criture, ce que l’on pourrait appeler, un devoir de m€moire, comblant lacunairement les ellipses de leur propre histoire et s’inventant des g€n€alogies effectives ou symboliques ; d’autres encore comme Pascal Quignard ou Charles Juliet prolongent l’exp€rience beckettienne du silence et, dans le sillage du Blanchot, en revendiquent la pertinence et l’€loquence. Ce n’est pas lˆ un discours ˆ vis€e cartographique, m‡me ˆ l’€tat d’esquisse, mais la mention d’auteurs contemporains (dont l’œuvre se situe, au moins partiellement, au-delˆ des ann€es 80 et qui est le plus souvent en cours) qui renouent avec quelques notions dites autrefois p€rim€es du roman sans revenir ˆ l’identique et qui entretiennent avec le silence et la retenue une relation particuli„re sinon privil€gi€e. Il serait tentant de recourir au terme de • r€cit ‚ – pris dans l’acceptation large de fiction narrative susceptible d’englober le roman – pour d€signer les textes de Duras (d’ailleurs souvent consign€s ainsi dans le paratexte), les œuvres hybrides de Pascal Quignard ou les premiers €crits de Richard Millet. Mais, symptomatiquement, le terme de • roman ‚ fait plus souvent son apparition dans les mentions architextextuelles (ˆ l’initiative de l’auteur ou de l’€diteur) ˆ partir des ann€es 90 : c’est le cas de l’œuvre de R. Millet par exemple dans laquelle L’Ecrivain Sirieix, datant de 1992, est ˆ la fois un roman – sur la couverture – et un r€cit – en premi„re page – et des romans suivants qui seront exclusivement appel€s • romans ‚. Il n’est donc pas interdit d’€tablir un lien entre la r€surgence du mot roman ˆ partir des ann€es 90 et une nouvelle relation au silence – plus discret si l’on ose dire, moins explicitement affich€. D„s
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lors, il convient peut-‡tre aussi de s’interroger sur l’€ventuelle sp€cificit€ de l’€criture romanesque, li€e ˆ un rapport in€dit avec le silence. Comment s’€labore une €criture fond€e ˆ la fois sur l’afflux de mod„les et autres intertextes et le vide du silence ? Par delˆ les clivages esth€tiques et axiologiques, les r€cits – relevant de la fiction narrative – laissent perler des signes distinctifs et communs, produisent des effets de retour et de r€currence. C’est du point de vue du lecteur que nous analysons la gestion des contradictions, le jeu manifeste avec les limites et les ressources du romanesque, la confrontation et l’ad€quation de l’€criture et du silence. La pr€sentation suivra ce va et vient, de Balzac ˆ l’€criture contemporaine et inversement, peu conforme sans doute ˆ l’ordre historique, afin de laisser €merger les rapprochements insolites mais authentiques entre les discours romanesques, fussent-ils apparemment €loign€s. Le statut de l’œuvre romanesque est donc interrog€ du point de vue de son rapport au silence dans les douze chapitres de cette €tude. Il est possible de distinguer deux formes essentielles de silences : l’un n€gatif, force d€l€t„re qui menace l’œuvre et inqui„te l’artiste ; l’autre signe paradoxal d’une pr€sence, attendu et recherch€, ou plut‹t d’un pouvoir, celui qui consiste ˆ transmuer la menace de disparition en chance suppl€mentaire de survie : l’€criture apporte pr€cis€ment la preuve requise que le silence a €t€ vaincu. C’est ce regard-lˆ sur le silence qui retiendra prioritairement notre attention, dans la mesure oŠ celui-ci est susceptible de tenir lieu de principe constitutif de l’œuvre et de caract€riser plusieurs r€cits romanesques, emport€s dans la logique agissante du tacite. Ainsi le lecteur, inscrit ou non, contemporain ou posthume, repr€sente-t-il une des figures silencieuses de la relation esth€tique, qui ˆ la fois d€stabilisent l’€crivain et permettent ˆ l’œuvre d’€clore. D’autres instances, effac€es ou inscrites en filigrane, informent le r€cit romanesque, sur des plans diff€rents. Le jeu de l’€nonciation (la disparition intermittente du discours rapport€ par exemple), le d€sir d’€criture po€tique ou musicale r€prim€ ou les fragments intertextuels ins€r€s et tronqu€s seront successivement analys€s et r€v„leront la pr€sence subreptice du silence au sein du romanesque. Et, dans les derniers chapitres, le silence sera observ€ en tant que tel, si l’on puit dire, qu’il surgisse au milieu d’un flux narratif abondant ou au contraire dans les discours €conomes d’eux-m‡mes. Mais, aujourd’hui, le silence, qui a beaucoup fascin€ lecteurs et €crivains, est parfois d€nigr€, rejet€
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comme un mythe encombrant. Que reste-t-il alors du silence et de l’€criture qui s’articule autour d’un vide fondateur ? Que reste-t-il de Balzac dans la litt€rature contemporaine ? En somme, le romanesque pr€serve et relance cette forme d’€criture-lˆ, celle qui, ˆ la faveur de dysfonctionnements, d’oublis et de silences proc„de d’une interrogation ontologique, €manant ˆ la fois de l’auteur et du lecteur. Pour mener ˆ bien ce parcours, le parti qui est adopt€ ici, soutenu par la d€marche herm€neutique des th€ories de l’€nonciation et de la r€ception, se situe r€solument du c‹t€ du lecteur r€el. • Lieu ph€nom€nologique par excellence, le roman doit susciter ce dont il nous entretient ‚16, €crit Michel Butor.
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Michel Butor, R€pertoire I, Minuit, 1960, p. 8.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre I La lecture et le silence Le lecteur, ƒ cet €ternel aphasique „ L’ampleur et l’int‚rˆt des travaux men‚s autour du narrataire, inscrit dans l’œuvre, et du lecteur – mod…le ou non, impliqu‚ ou † distance ne sont plus † d‚montrer. Avant que la critique ne connaisse le d‚veloppement actuel sur ce versant de la cr‚ation litt‚raire, les ‚crivains ont toujours envisag‚ leurs œuvres, plus ou moins explicitement, du point de vue des effets produits et ils les ont parfois mˆme appr‚hend‚es comme les ‚l‚ments d’un dialogue engag‚ avec le lecteur. Dans un chapitre consacr‚ † des consid‚rations militaires et intitul‚ ƒ Divers ‚v‚nements de mˆme conseil „, Montaigne prend l’‚crit litt‚raire comme exemple et il ‚crit : ƒ un suffisant lecteur d‚couvre souvent dans les ‚crits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et per‹ues et y prˆte des sens et des visages plus riches „. L’œuvre est alors con‹ue comme l’‚l‚ment d’un circuit, d’un processus ; elle est le produit d’une histoire : les lectures inspirent des r‚flexions qui prennent la forme d’annotations consistantes. L’‚criture engendre † son tour la lecture qui † l’infini d‚clenche l’inspiration. Une sorte de d‚tachement de l’Autre par rapport † son texte r‚sulte de cette approche. Les divers discours paratextuels des po…tes tragiques en font foi. Or, mˆme si les notions de propri‚t‚ et de responsabilit‚ apparaissent au XVIIIe, et plus nettement encore au XIXe si…cle, le r•le du lecteur n’est pas pour autant pass‚ sous silence. Les inserts de Diderot ou de Sterne dans leur prose narrative ou encore la formule lapidaire mais d‚nu‚e d’ambigu‡t‚ de Balzac dans La Physiologie du mariage : • Lire, c’est cr€er peut-‡tre ˆ deux ‚1 vont dans ce sens. La prise en compte de l’accueil d’un texte, qu’elle soit consciente ou non, fait partie ˆ l’€vidence de l’€mission d’un €nonc€ discursif. La critique est maintenant unanime sur ce point : • L’œuvre d’art n’est plus un objet 1
H. de Balzac, ‚tudes analytiques, La Physiologie du mariage, tome XI, p. 1019.
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dont l’on contemple la beaut€ bien fond€e mais un myst„re ˆ d€couvrir, un devoir ˆ accomplir, un stimulant pour l’imagination ‚.2 Les narratologues et les s€miologues, lib€r€s des avatars du structuralisme et de l’isotopie du texte clos, ouvrent le texte sur son contexte, posent l’existence d’une interaction entre l’auteur, le livre et le lecteur comme n€cessaire. La critique en effet s’est partiellement d€tourn€e de l’auteur et du processus de cr€ation pour s’interroger sur la r€ception de l’œuvre (avant de revenir ˆ l’auteur, mais avec des outils d’analyse diff€rents). N’est-ce pas la lecture qui donnerait au texte son statut d’œuvre litt€raire comme l’€nonciation transforme la langue en discours ? Michel Charles affirme m‡me que • dans la lecture, par la lecture, le texte se constitue comme litt€raire ‚.3 Par sa pr€sence silencieuse, le lecteur organise les sens. Or, l’acte de lire oscille entre deux p‹les : se perdre dans l’esprit de l’autre jusqu’ˆ devenir l’autre ou bien reconna•tre l’alt€rit€ tout en gardant ses distances. Se lire dans l’œuvre ou se construire par l’œuvre.4 Force est de constater qu’il y a dans cette activit€ complexe une d€marche heuristique de l’autre, de soi, du temps. Tout €crit est destin€ ˆ ‡tre lu ; il postule le lecteur. M‡me le journal intime n’€chappe pas ˆ cette r„gle. B€atrice Didier le montre dans l’essai qu’elle a consacr€ ˆ cette • forme ouverte ‚ de la litt€rature.5 D’autre part, depuis Gerald Prince et son article sur le narrataire6, de nombreuses €tudes se sont d€velopp€es autour de la double notion du lecteur dans l’œuvre et de l’op€ration de lecture. Jean Rousset propose, dans cette perspective, la d€finition suivante du • narrataire ‚ : Tout destinataire est inscrit dans le texte ; c’est-†-dire qu’il fait partie du r‚cit ; il ne peut ˆtre le r‚cepteur r‚el, puisqu’il y est int‚gr‚ ; il est un signal, un r•le dans la fiction au mˆme titre que le narrateur dont il est le pendant, l’un et l’autre occupent des positions compl‚mentaires, ils forment † 2
Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Points Seuil, 1965, p. 21. Michel Charles, Rh€torique de la lecture, Seuil, 1977, p. 9. 4 Sur les ressorts et les implications de l’acte de lire, voir les deux ouvrages de Michel Picard, La Lecture comme jeu et Lire le temps, (Ed. de Minuit, 1986 et 1989). 5 B€atrice Didier, Le Journal intime, • Le journal, forme ouverte ? ‚, titre de la conclusion, pp. 187-193. 6 Gerald Prince, • Introduction ˆ l’€tude du narrataire ‚, Po€tique 14, avril 1973, pp.178-196. 3
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l’int‚rieur de la structure narrative un couple instable, l’une des t•ches de l’auteur est d’organiser leurs relations. Le narrataire ne se confond pas avec le lecteur r‚el, on peut imaginer que, dans la mesure o• il le vise, il tend † le repr‚senter, † le figurer, † en dessiner une image probable ou d‚sirable.7
Le narrateur incarnerait la voix du lecteur r€el, • cet €ternel aphasique ‚8. Il d€tient un r‹le de premier plan (dans le texte et, m€taphoriquement dans le hors-texte). G. Prince met l’accent sur les fonctions m€diatrices et m‡me organisatrices du narrataire : il prend, entre autres, l’exemple du P…re Goriot dans lequel le narrateur utilise une palette compl„te de stratag„mes pour convaincre son lecteur, entendons le narrataire, du bien-fond€ de son discours. Il est n€cessaire toutefois de distinguer le lecteur que nous sommes (et qui retient largement l’attention des commentateurs aujourd’hui), lecteur d€sign€ par le texte et qui n’est ni un • narrataire extradi€g€tique ‚ ni un • narrataire intradi€g€tique ‚ pr€sent dans les r€cits enchŒss€s et les correspondances par exemple. Lˆ comme dans les digressions du d€but de La Recherche de l’Absolu ou de la fin de Louis Lambert, il s’agit de caract€riser et d’articuler un r€cit, d’affirmer un pouvoir, de d€limiter un espace narratif ? On rapprochera l’injonction des premi„res lignes du P…re Goriot : • vous qui tenez d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil ‚9 de celle de Louis Lambert : • si ce livre ne vous est pas encore tomb€ des mains... ‚.10 A la suite de F. Schuerewegen qui commente le pr€ambule du P…re Goriot dans son rapport avec la repr€sentation d’un lecteur r€el11, il serait bon de rapprocher de ce texte la digression du m‡me ordre qui figure dans Louis Lambert, et de l’ins‚rer dans une logique romanesque propre. En effet, le sc‚nario ‚nonciatif tel qu’il se pr‚sente dans Le P…re Goriot (1835) assigne une limite en supposant un regard dubitatif pos€ sur le texte mais il postule dans le m‡me temps une articulation interne au r€cit : de fait le narrateur anticipe sur • l’insensibilit€ ‚ du narrataire et d€joue ses objections virtuelles afin de l’impliquer dans le dispositif complexe de la di€g„se. Ce • vous ‚ 7
Jean Rousset, Le Lecteur intime, De Balzac au journal, Corti, 1986, p. 24. Op. cit., p. 30. 9 H. de Balzac, Le P…re Goriot, Sc…nes de la vie priv€e, Etudes de mœurs, La Com€die humaine, La Pl€iade, Gallimard, 1976, tome III, p. 50. 10 Louis Lambert, ‚tudes philosophiques, p. 657. 11 Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac, Sedes, 1990. 8
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accus€ avant d’‡tre jug€, c’est celui qui d€tourne le p„re Goriot, personnage €ponyme du roman, embl„me des victimes d’un syst„me social inhumain, ce • vous ‚ ce sont les filles du p„re – ou mieux encore – les gendres qui font obstacle et entravent la manifestation minimale de la gratitude. • Le Restaud ‚ et • l’Alsacien ‚, ces imposteurs, ces • assassins ‚12 seraient des images de lecteurs. F. Schuerewegen constate la non-r€apparition du narrataire, ˆ la fin du P…re Goriot : rien d’‚tonnant † cela puisque la fonction de narrataire, d‚plac‚e, est somme toute assum‚e par un personnage all‚gorique. Donc, l’adresse balzacienne au ƒ lecteur „ (narrataire) a un double but : inciter bien ‚videmment le lecteur r‚el † poursuivre d’embl‚e mais aussi et surtout, c’est en tout cas notre avis, ins‚rer dans l’univers romanesque ce destinataire qui se situe de fait † la lisi…re de la di‚g…se. Mˆme processus au seuil de la seconde partie de Louis Lambert : l’enjeu est plus d‚cisif encore et l’adh‚sion du narrataire plus difficile sans doute † conqu‚rir. En effet, il s’agit d’une ƒ histoire intellectuelle „ qui risque effectivement de lasser le public. Le narrateur mise donc cette fois sur la propension du lecteur de chair † se poser comme ˆtre intelligent (enclin † l’abstraction) : ƒ Ceux auxquels ce livre ne sera pas encore tomb‚ des mains, comprendront, je l’esp…re, les ‚v‚nements qui me restent † raconter „.13 Lˆ aussi, le narrateur anticipe sur les r€actions de son public et tente par antiphrase d’encourager la poursuite de la lecture. Lˆ aussi, il int„gre le narrataire dans la galerie de ses personnages : un • lecteur Mod„le ‚ se dessine, t€moin et confident des pens€es les plus €lev€es et extravagantes, ˆ l’instar du narrateur, ami et condisciple de Louis. Dans le roman balzacien, le narrateur met tout en œuvre pour occuper tous les postes, y compris ceux qui reviennent ˆ l’autre. L’enjeu commun et profond d’une telle entreprise de domination repose sur la situation du genre romanesque dans l’€chiquier social et sur la sc„ne litt€raire. C’est donc la • sc€nographie ‚ de l’œuvre qui est impliqu€e dans le dispositif narratif : ˆ savoir • le rituel discursif impos€ par tel ou tel genre ‚14 ainsi que la hi€rarchie implicite qui ordonne et d€finit les genres. Le dispositif sc€nographique propre ˆ l’œuvre balzacienne, 12
H. de Balzac, Le P…re Goriot, p. 50. Louis Lambert, tome XI, p. 656. 14 D. Maingueneau, op. cit., p. 123. 13
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postule donc que la position de l’€crivain et de l’artiste est menac€e dans un contexte de pr€-industrialisation. Elle induit €galement que le roman reste un genre bŒtard et d€cri€ ; il n’est ni un document historique ou scientifique d€tenteur d’un savoir ni un po„me producteur d’€motions. Cette aporie est bien connue : il faut d€tourner les chemins balis€s et faire taire les d€sirs les plus profonds. Balzac n’a donc pas le choix : il doit s’adonner au silence, autrement dit rel€guer au second plan les voix du po„te et du tribun qui sont en lui. Ainsi est-il condamn€ ˆ chercher d’autres modalit€s pour qu’advienne son œuvre. Il ins„re, dans le prototype litt€raire qu’il cr€e, son itin€raire, jalonn€ de d€convenues et d’inqui€tudes. Le • contexte ‚ de l’œuvre et ce qui le caract€rise est bel et bien sujet de roman. Autre cons€quence de cette situation particuli„re : le romancier mise moins sur le roman que sur le romanesque. Le roman – genre d€cri€ et informel – est en effet un mot entach€ de suspicion, tandis que le romanesque (distinct de celui qui se d€gage des romans de Mlle de Scud€ry) repr€sente une cat€gorie esth€tique et stylistique qui permet de rendre compte de la sp€cificit€ d’une €criture, sans avoir recours ˆ la seule taxinomie des genres. Le concept de • romanesque ‚ correspondrait ˆ la • litt€rarit€ ‚ pour la litt€rature en g€n€ral. Balzac, certes, ne d€signe pas explicitement l’œuvre qu’il invente ni son appartenance ˆ quelque cat€gorie que ce soit ; il se contente de l’opposer aux textes po€tiques. Ainsi le lecteur – instance l€gitime et n€cessaire, partie prenante du contexte et du texte – structure l’œuvre elle-m‡me. Son silence est mis en sc„ne et • actualis€ ‚ dans le discours litt€raire. Mouvant et complexe, le lectorat ne cesse pourtant d’inqui€ter l’auteur ; il ne r€v„le pas non plus toujours l’œuvre ˆ elle-m‡me. Le • sens ‚ ne surgit pas d’une approche heuristique univoque. Il se d€ploie aux yeux d’un lecteur avide de se reconna•tre dans l’œuvre qu’il parcourt ou d€vore ; il y voit ses propres fantasmes et l’acte de lecture devient ˆ proprement parler une op€ration ontologique. Michel Picard dirait alors que le lecteur est lu : l’emploi de la forme passive rend compte de la capacit€ ˆ se laisser envahir et m‡me €ventuellement structurer par le texte lu. Le destinataire est aussi celui qui accepte l’alt€rit€ de l’œuvre et en €pouse tous les m€andres, se fourvoyant le cas €ch€ant lorsqu’il €met des hypoth„ses de lectures : c’est un liseur. Mais il arrive enfin que le lecteur (qui peut d’ailleurs ˆtre le mˆme) se situe † l’horizon et † distance de l’œuvre, qu’il en
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mesure les fondements et les implications : ce lectant, plac€ dans • une secondarit€ critique ‚ construit le sens, recr€e le texte en le lisant. Les po€ticiens envisagent g€n€ralement celui-lˆ, ˆ l’exclusion ou presque de tout autre, qui se confond avec le critique. Les €tudes actuelles sur la lecture litt€raire prennent en compte la triple dimension €voqu€e ˆ l’instant et, partant, renvoient plus directement ˆ l’acte de lecture r€el, aussi complexe soit-il. Il convient donc de relire Balzac dans cette triple perspective : en tenant compte d’un contexte €nonciatif mais aussi historique donn€s, il s’agit de percevoir l’imm€diatet€ des €motions suscit€es et de rester ˆ l’aff‘t des r€v€lations produites par l’analyse des textes, de relever des • signaux textuels ‚ susceptibles de g€n€rer de nouvelles hypoth„ses de lectures et peut-‡tre m‡me une logique du sens, d’€tablir enfin un dialogue avec les romanciers qui lui ont succ€d€. Qu’en est-il du mod„le possible de lecture perceptible au sein de l’œuvre romanesque balzacienne ?
Un mod…le possible de lecture Ainsi s’accentue la lisibilit‚ du texte – au nom d’une herm‚neutique de la clart‚. Le lecteur, lisant et lectant (pour reprendre cette fois la typologie de Vincent Jouve15) tend ˆ r€duire la part de l’implicite, ˆ dire aussi ce qui se tait. La qu†te du sens On pourrait rep€rer, dans La Fille aux yeux d’or un mod„le herm€neutique transposable (avec des nuances ou m‡me parfois en l’inversant) ˆ d’autres romans, au-delˆ de la sph„re balzacienne. Balzac ˆ l’€vidence n’est pas €conome de son €nergie et de ses strat€gies ; il sait aussi miser sur les mystifications, tout en plaidant sans cesse la cause du vrai. Il construit le r€cit comme un €difice et m€nage le plus longtemps possible une double illusion : pour le 15
Vincent Jouve, L’Effet-personnage, P.U.F., 1992, pp. 83-89. Le lisant regroupe les deux instances du liseur et du lu : • Le ‘lisant’, en effet, est cette part du lecteur pi€g€e par l’illusion r€f€rentielle qui consid„re, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant.
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personnage, pour le lecteur et sans doute pour lui aussi. Il y a un myst„re autour de Paquita, un secret ˆ d€couvrir qui excite la curiosit€ (passion r€siduelle pour l’homme combl€ par les s€ductions de l’amour). Et, de plus, il est concevable dans ce cadre de dire l’indicible, de repousser les limites du langage et de dire sans dire : Henri, – comme un autre Musset – l’homme revenu de tout, est encore susceptible d’‡tre attir€ par ce qui ne saurait se dire et pourtant finit par se dire, de fa‰on d€tourn€e. Le lecteur aussi (lisant et lectant confondus). La fille aux yeux d’or n’existe pas encore lorsque Balzac €crit la premi„re partie de son roman consacr€ aux physionomies parisiennes ; et pourtant, le texte scande ˆ l’envi la formule • or et plaisir ‚ qui ne saurait €chapper au lecteur et qui tient lieu de s€same pour franchir le seuil du boudoir. Le narrateur en avertit d’ailleurs le lecteur en ces termes : • L’or et le plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumi„re et parcourez cette grande cage de plŒtre, cette ruche ˆ ruisseaux noirs, et suivez-y les serpenteaux de cette pens€e qui l’agite, la soul„ve, la travaille. Voyez. ‚.16 Dans tous les cercles parisiens en effet, se retrouve le m‡me leitmotiv. A propos de Vulcain, • l’embl„me de cette laide et forte nation ‚ – autrement dit le peuple, – le narrateur montre que le moteur de l’action se r€sume dans ces deux mots : • or et plaisir ‚ (p. 1042). Chez les commer‰ants et les petits bourgeois qui appartiennent ˆ • la seconde des sph„res parisiennes ‚ (p. 1044), c’est encore • le plaisir ou l’or ‚ (p. 1045) qui excite l’int€r‡t et incite ˆ se surpasser. Enfin l’artiste ob€it ˆ une seule ma•tresse, la passion, et celle-ci • se r€sout [ˆ Paris] par ces deux termes : or et plaisir ‚. (p. 1049) Quant ˆ la haute bourgeoisie et l’aristocratie, elles n’€chappent gu„re ˆ cette loi. Le lecteur m€morise ces mots ressass€s et les admet sans difficult€ lorsqu’il les retrouve associ€s ˆ l’€trange • fille aux yeux d’or ‚. Elle est l’or (non seulement celui qui l’entoure dans la ge‹le de la marquise de San Real, mais celui que dispense son regard) ; et assur€ment elle donne du plaisir ˆ Henri de Marsay (sur le devant de la sc„ne) comme elle le prodigua ˆ Margarita, la sœur du jeune homme. Paquita Vald„s incarne la passion, p€rilleuse et fatale ; elle r€v„le Paris ˆ lui-m‡me – cette ville infernale qui distille l’ennui mais qui est mue par cette 16
H. de Balzac, Etudes philosophiques, La Fille aux yeux d’or, tome V, pp. 10401041.
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m‡me force d€l€t„re. Foedora (dont le nom retient le vocable • or ‚) repr€sente aussi ˆ sa mani„re, dans La Peau de chagrin, la soci€t€ parisienne, cruelle et insensible. La fille aux yeux d’or en serait la version voluptueuse et amoureuse. A son insu le lecteur est pr€par€ ˆ €tablir le lien entre deux parties apparemment disparates du texte et dispos€ ˆ accueillir la venue de cette exotique cr€ature qui €pouse pourtant parfaitement le lieu qui l’abrite (Paris et le boudoir). Ces indices qui jalonnent le texte disent sans dire ce qui va advenir et jouent sur la r€ception inconsciente du lecteur. A la seconde lecture, le lectant pourra rep€rer les indices proleptiques qui jalonnent le texte – signes mn€siques qui annoncent la r€v€lation finale –, tout en restant un lisant subjugu€ par la diversit€ des fils qui parcourent la narration et se rejoignent pour le pire. Le romancier donne, au sein de la premi„re partie, une des clefs qui permettent de comprendre l’€tat d’esprit du lecteur. C’est le portrait du mercier : A six heures, tous les deux jours, il est fid„le ˆ son poste. Inamovible basse-taille des chœurs, il se trouve ˆ l’Op€ra, pr‡t ˆ y devenir soldat, Arabe, prisonnier, sauvage, paysan, ombre, patte de chameau, lion, diable, g€nie, esclave, eunuque noir ou blanc, toujours expert ˆ produire de la joie, de la douleur, de la piti€, de l’€tonnement, ˆ pousser d’invariables cris, ˆ se taire, ˆ chasser, ˆ se battre, ˆ repr€senter Rome ou l’Egypte, mais toujours in petto mercier. (pp. 1043-1044)
On aura reconnu ici le processus d’identification qui est † l’œuvre dans l’activit‚ de lecteur : oubli de soi dans une ali‚nation que l’on sait provisoire et qui n’est pas alt‚ration, – mouvement qui s’apparente † ƒ l’extimation „ dont parle Lacan † propos d’un sujet qui cherche † dire l’intime en passant par l’autre, le dehors. Le lecteur, figur‚ ici en l’occurrence par le personnage de spectateur, devient l’autre pour se mieux retrouver. L’op‚ration est alors dans une certaine mesure ‚criture du moi. A preuve, les aveux du narrateur de Facino Cane, porte-parole de l’auteur, lorsqu’il se prom…ne dans les rues de Paris, observe les ˆtres qu’il croise et imagine porter leurs haillons, habiter leurs masures, p‚n‚trer leurs consciences. Il est d‚tenteur d’un ƒ don de seconde vue „, nous dit Balzac. Pour ‚crire, il faut ˆtre l’autre. Pour lire, il faut ˆtre l’autre avant de revenir † soi, chang‚ mais intact : ƒ A minuit, il redevient bon mari, homme, tendre p…re, il se glisse dans le lit conjugal,
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l’imagination encore tendue par les formes d€cevantes des nymphes de l’Op€ra, et fait ainsi tourner, au profit de l’amour conjugal, les d€pravations du monde et les voluptueux ronds de jambe de la Taglioni ‚. (p. 1044) Ainsi projet€, le lecteur bern€, jou€, transport€ ne perd rien tout en gagnant un plaisir par procuration, ne modifie rien fondamentalement tout en b€n€ficiant d’une vie suppl€tive. Un v€ritable processus de contamination est ici ˆ l’œuvre : de la fiction vers le r€el, et non l’inverse. Le comportement du mercier pourrait tenir lieu de modus legendi pour le reste de l’œuvre ; il contient un avertissement et une promesse : l’attention extrˆme sera r‚compens‚e par des contreparties qui sont imputables † la richesse de l’‚vocation. SŽr de son plaisir – effectif quoique fictif –, accentu‚ par l’excitation de l’imagination, le lecteur s’engage dans l’aventure et se pliera plus ais‚ment aux exigences du romancier. Mais parfois c’est l’‚chec qui attend le r‚cepteur attentif mais docile. Par l’entremise d’une autre all‚gorie, Balzac montre les effets d‚sastreux produits par un r‚cit violent et intense : en particulier lorsque le narrateur retrace les ‚tapes de la vie de Sarrasine et de sa m‚prise quant † l’identit‚ sexuelle de la Zambinella, il terrifie la narrataire, Beatrix de Rochefide. Le texte de Sarrasine s’ach…ve sur ces mots souvent comment‚s : ƒ et la marquise resta pensive „. Glac‚e d’effroi en effet par cette histoire d’ambivalence sexuelle, la marquise n’acc…dera pas † la demande du conteur – † savoir devenir la maŒtresse en ‚change de l’‚lucidation du myst…re qui plane sur l’origine de la famille Lanty. Autre ‚chec et d‚sillusion : F‚lix ƒ [c‚dant] au d‚sir „ de Natalie, dans Le Lys dans la vall€e, et faisant le r€cit de sa vie ant€rieure va exasp€rer la destinataire et provoquer la rupture au lieu du mariage escompt€. Ce sont lˆ autant d’images de lecteurs (par narrataires interpos€es) qui sugg„rent que la satisfaction de la curiosit€ et l’immersion dans le domaine de la fiction ne vont pas toujours de pair avec le plaisir. Au lecteur de retenir la le‰on ou non. On trouve aussi dans La Fille aux yeux d’or des menaces qui fragilisent le plaisir du lecteur. Ainsi se lisent plusieurs niveaux narratifs pour lesquels le degr€ de fictionalit€ est variable : les descriptions des sph„res parisiennes et les parenth„ses m€tadiscursives sont sans aucun doute plus proches du r€f€rent et €tablissent un lien presque direct avec le lecteur effectif : quant ˆ l’histoire de la jeune Paquita, elle s’inscrit dans une fiction dont l’aspect m€lodramatique (d’ailleurs d€menti par
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la post-face) produit un d€calage avec les possibilit€s du r€el ; enfin, la fable du mercier d€termine un troisi„me niveau d’interpr€tation plus fictionnel que la fiction et qui, par comparaison, dote de r€alit€ les deux plans pr€c€dents. Sollicit€ ˆ des titres divers, le lecteur plut‹t lectant face aux digressions et plut‹t lisant lorsqu’il est confront‚ † l’histoire sentimentale, voit aussi se projeter dans le roman une image euphorique de la r‚ception. Ce qui est rarement le cas dans La Com€die humaine. Comme l’‚crit Vincent Jouve : ƒ si la lecture est une exp‚rience, c’est parce que, d’une fa‹on ou d’une autre, le texte agit sur le lecteur „.17 La lecture d€sir On a souvent ‚voqu‚, † la suite de Barthes et de tant d’autres, ƒ le plaisir du texte „, la jouissance in‚puisable qu’il procure. Or, le roman balzacien joue davantage, semble-t-il, la carte du d‚sir. La lecture se pr‚sente alors comme une quˆte infiniment recommenc‚e, destin‚e † ne pas se finir. La boŒte de Pandore une fois ouverte, il n’y a rien, si ce n’est le plaisir r‚trospectif que donnent l’attente, la recherche, la repr‚sentation par anticipation. C’est l† pr‚cis‚ment que gŒt l’int‚rˆt d’un roman. La possession est somme toute superf‚tatoire (Sarrasine en fait † ses d‚pens l’exp‚rience). Le silence ne conserve sa puissance discursive que lorsqu’il n’est pas enti…rement rompu. Dans le cas du sculpteur, la jouissance provoqu‚e par la vue de la cantatrice et la fixation de son image dans le marbre le privent de toute possession effective, puisqu’elles le comblent. L’art comble parce qu’il est art, non parce qu’il accroŒt les possessions et les conquˆtes. A la limite, le d‚nouement importe peu. Dans La Fille aux yeux d’or, il peut ‡tre r€€crit sous la forme d’un €pilogue. Mais en revanche, les d€lices de l’avant ne sont en aucun cas €lud€s. A travers ces images de lecteurs, se vit une exp€rience, s’invente un itin€raire. Cependant Balzac ne laisse pas ainsi le lecteur s’€vader des filets que le texte a tiss€s ; et lorsque celui-ci cherche ˆ entrer par effraction dans le boudoir, il le retient, quitte ˆ le culpabiliser s’il s’avise de faire l’€conomie des parenth„ses explicatives. Le romancier jalonne son parcours d’indices pr€cieux, 17
Vincent Jouve, La Lecture, Hachette sup€rieur, 1993, p. 93.
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mais qui perdraient leur valeur s’ils n’€taient pas lus dans leur lin€arit€. Ainsi se met en place un dispositif qui retarde la r€v€lation des pr€f€rences homosexuelles. On se souvient des signaux dispos€s dans le texte de Sarrasine pour mettre le lecteur sur la voie : le vieil oncle Lanty n’est autre que le castrat Zambinella dont le sculpteur tomba profond€ment amoureux. Abus€ par l’extr‡me f€minit€ de la cantatrice (sa beaut€, sa fragilit€, sa couardise, sa frivolit€), l’artiste avait fait sa d€claration et le lecteur dupe et complice du personnage s’€tait m€pris tout en €tant alert€ par l’ambigu•t€ des propos. Dans cette nouvelle, le scandale venait moins du jeu men€ par le castrat que de l’attirance authentique ressentie par Sarrasine pour… un homme. Dans La Fille aux yeux d’or, les signes devraient plus clairement guider le lecteur, mais bien souvent – on peut en faire l’exp€rience – ils restent muets ˆ la premi„re lecture. En effet, le narrateur prend soin de mentionner la n€gligence de Lord Dudley qui avait eu beaucoup d’enfants dont il ne s’€tait gu„re souci€. • Pour rendre cette aventure compr€hensible, il est n€cessaire d’ajouter… ‚ (p. 1057). La formule est explicite et elle n’€chappe pas ˆ la sagacit€ du lectant, visant ˆ assurer la coh€rence, la vraisemblance et la bonne intelligence du r€cit. Tout est dit d„s le d€but de l’histoire quant au lien de sang qui unit Henri de Marsay et la marquise de San Real : Lord Dudley trouva naturellement beaucoup de femmes dispos€es ˆ tirer quelques exemplaires d’un si d€licieux portrait. Son second chef-d’œuvre €tait Euph€mie, n€e d’une dame espagnole, €lev€e ˆ la Havane, ramen€e ˆ Madrid avec une jeune cr€ole des Antilles, avec les go‘ts ruineux des colonies ; mais heureusement mari€e ˆ un vieux et puissamment riche seigneur espagnol, […], marquis de San Real, qui […] €tait venu habiter ˆ Paris […]. Autant par insouciance que par respect pour l’innocence du jeune Œge, Lord Dudley ne donna point avis ˆ ses enfants des parent€s qu’il leur cr€ait partout… (p. 1058).
Si cette explication est rest‚e inaper‹ue, d’autres ‚l‚ments viennent compl‚ter le puzzle. Plus loin, alors que tout Paris admire la fille aux yeux d’or et sa compagne l’‚trange marquise, Paul de Mannerville, s’‚crie : ƒ mais, ma parole d’honneur, elle te ressemble „ (p. 1064). Le nom de San Real r‚apparaŒt lorsque de Marsay est introduit dans l’h•tel du marquis de San Real (p. 1068). Le lecteur devrait ˆtre dessill‚ sur le lien qui unit la marquise (MargaritaEuphemia) et Henri de Marsay, tous deux enfants de Lord Dudley : ajoutons toutefois † la d‚charge du lecteur aveugle que les deux pi…ces
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du puzzle – ˆ savoir les deux pr€noms de la marquise – ne seront assembl€s que dans les derni„res lignes. Et, de toute fa‰on, la r€v€lation n’en est ici qu’ˆ ses balbutiements. C’est lˆ un premier niveau de lecture. Le second, mieux cach€ et plus difficile ˆ avouer, a trait ˆ la nature homosexuelle des rapports qui unissent Paquita et Margarita. La fille aux yeux d’or est sous une emprise puissante et fatale : • Paquita lui parut occup€e de quelque chose qui n’€tait pas lui, comme une femme €galement contrainte et par le remords et par la passion ‚ (p. 1082). Plus grave et plus clair, la jeune fille constate m€lancoliquement : • C’est la m‡me voix ‚, et elle ajoute • sans que de Marsay p‘t l’entendre, et… la m‡me ardeur ‚ (p. 1083). Puis, pour mieux jouir du jeune • lion ‚, Paquita l’habille en femme, se livrant ˆ une mise en sc„ne qui lui permet de jouir de l’autre ˆ travers lui : robe rouge, bonnet et chŒle : • elle riait d’un rire convulsif ‚ (p. 1091) ; et, faisant l’amour Henri constate : • Mais chose €trange ! si la fille €tait vierge, elle n’€tait pas innocente ‚ (ibidem). La phrase reste €nigmatique tout en €tant limpide pour celui qui a lu le d€nouement ou qui pressent que la r€v€lation ne consistait pas seulement dans le lien de parent€. Henri • s’aper‰ut qu’il avait €t€ jou€ par la fille… ‚ (p. 1096). Jou€ (dans un double sens : dup€ mais aussi pris comme un objet, un jouet dans une mise en sc„ne sexuelle raffin€e et cruelle, jubilatoire ˆ l’€vidence). Comme le lecteur-lisant (lu dans la mesure oŠ il reconna•t peut-‡tre ses propres fantasmes et liseur parce qu’il s’engage sur de fausses pistes ou des pistes † demi effac‚es). Henri sait qu’il ƒ a pos‚ pour une autre personne „, mais il ignore encore qu’il s’agit de sa propre sœur. Il comprendra qu’il s’agit d’une femme lorsque, sans ambigu‡t‚ aucune cette fois, Paquita prononcera au moment de l’orgasme le nom de l’autre : ƒ Paquita qui l’avait enlev‚ vigoureusement en l’air comme pour le contempler, s’‚tait ‚cri‚e : ƒ Oh ! Mariquita !’ „ (p. 1102). Le choc de la r‚v‚lation va faire basculer le r‚cit vers un troisi…me niveau herm‚neutique : la violence, le sadisme. C’est l† la face cach‚e du r‚cit : la pr‚sence du poignard et de la mort dans l’amour-passion. Le lecteur, † ses d‚pens, reconnaŒtra les siens : ces fantasmes, la possibilit‚ de les vivre en toute impunit‚, sous le voile d’une fiction, et qui plus est d’une fiction soumise aux lois de la censure et qui dit sans dire. Henri est jou‚ certes : ce lion parisien, membre des D‚vorants (le nom de Ferragus apparaŒt fugitivement et assure le lien avec les autres r‚cits de l’Histoire des
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treize), est beaucoup plus objet que sujet. Nicole Mozet €crit ˆ ce propos : • La plupart des lectures de La Fille aux yeux d’or supposent d’une fa‰on plus ou moins explicite que c’est de Marsay qui est le h€ros de cette qu‡te dont Paquita ne serait que la r€compense. Mais le texte dit exactement le contraire : chaque fois que de Marsay cherche […], il ne trouve pas, et quand il trouve Paquita, c’est qu’il est cherch€ par elle ‚.18 Il est prisonnier de Paquita (ses charmes et son boudoir), poss€d€ en lieu et place d’une autre, et enfin priv€ de sa vengeance par • cette femme ‚ (p. 1106) – sa sœur. La sc„ne de reconnaissance entre le fr„re et la sœur, devant le corps mutil€ et sanglant de Paquita, dans le boudoir, vient clore le roman. Le lectant peut alors reconstituer tous les €l€ments de la mosa•que et le lisant sait qu’il vient de parcourir les zones d’ombre de l’‡tre, cette part maudite que Michel Leiris et Georges Bataille diront un si„cle plus tard. La lecture comme €criture du moi Oscillant entre deux postures, celle de lectant qui • garde toujours ˆ l’esprit que le texte est d’abord une construction ‚19, et celle de lisant qui au contraire adh„re pleinement au pacte de lecture et se laisse s€duire par les illusions de la narration, le lecteur des romans de Balzac se trouve sans cesse sollicit€, interpell€ voire malmen€. Rien d’€tonnant ˆ ce qu’il cherche ˆ s’esquiver, ˆ trouver d’autres voies. F. Schuerewegen a montr€ comment il s’introduisait par effraction dans les secrets d’Albert Savarus et, ˆ l’instar de Rosalie de Watteville lisait • subrepticement ‚ des lettres intimes.20 Dans La Fille aux yeux d’or, le narrateur nous fait p€n€trer dans le boudoir de la jeune cr€ole, mais ˆ son rythme. Un rythme irr€gulier, exag€r€ment voire sadiquement ralenti aux yeux du lecteur impatient, puis pr€cipit€ dans les derni„res pages. Faut-il en d€duire que le bien lire chez Balzac se situerait du c‹t€ du d€sir plut‹t que du plaisir, ou que le plaisir optimal r€siderait dans les pr€liminaires – ˆ savoir dans les digressions de sociologie politique jalonn€es de signes avant-coureurs ? Faut-il rester 18
Nicole Mozet, Balzac au pluriel, P.U.F, p. 125. V. Jouve, op. cit., p. 35. 20 Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac. Les cartes du lecteur, Sedes, 1990, pp. 125-140. 19
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au bord de l’histoire proprement dite, au seuil du boudoir pour en mieux appr€cier les contours voluptueux et €nigmatiques, les saveurs in€dites et mortif„res ? Ce serait alors le manque infiniment cr€€ qui insufflerait au roman et ˆ la lecture sa dynamique et son relief. Certes. Pourtant, la seconde lecture – effectu€e par un lecteur encore lisant et d€jˆ lectant – r€v„le une autre facette de l’exp€rience – en relisant le texte, ˆ la lumi„re du d€nouement, les indices font sens en se faisant €cho et la passion se conjugue au pr€sent ; l’homosexualit€ f€minine, les tendances sadiques, la solidarit€ des D€vorants, le lien troublant entre le fr„re et la sœur sont d€sormais explicites. Or, cette lisibilit€ di€g€tique recouvr€e in extremis et r€trospectivement ne ternit pas le plaisir inh€rent ˆ la lecture • na•ve ‚ de la premi„re fois – f‘t-elle infiniment recommenc€e. Sans doute est-ce parce que la logique du secret une fois enclench€e ne saurait s’interrompre avec la r€solution de l’€nigme. Les derniers mots dissipent les doutes quant au pass€ de l’h€ro•ne et aux fantasmes des personnages, mais ils soul„vent de nouvelles interrogations, d’un autre ordre, chez le lecteur. L’int€r‡t, la • v€rit€ ‚ de ce roman ne seraient-ils pas ailleurs – dans l’esquisse d’un • nouvel ordre des choses ‚ pour la soci€t€ et dans le cheminement vers ce que l’on a appel€ depuis lors l’inconscient ? A l’€vidence, la seconde lecture ou la dixi„me de La Fille aux yeux d’or ne sauraient entraver la jouissance lectorale ni venir ˆ bout d’un texte apte ˆ ouvrir de tels horizons, ˆ creuser nos propres hantises. La lecture est donc dans une certaine mesure lˆ encore €criture du moi. Et, si la lecture est activit€ symbolique, elle est aussi • op€ration ontologique ‚ pour chacun des trois acteurs de la narration. L’auteur satisfait probablement, ˆ travers ce r€cit d’une rare violence, des pulsions sadiques et homosexuelles non dites et non assouvies. Il met en sc„ne un personnage qui r€alise un d€sir de travestissement et d€voile sa part f€minine en toute passivit€, en toute impunit€ : il est un autre Lucien de Rubempr€, tout en restant un • lion parisien ‚ ainsi qu’un membre de la secte des D€vorants. A travers ces rapports h€t€ro/homosexuels v€cus en palimpseste, se lit un fantasme r€current dans l’imaginaire balzacien, celui de l’‡tre androgynique, le fr„re et la sœur formant le couple complet satisfaisant aux exigences de l’absolu : • deux M€nechmes ne se seraient pas mieux ressembl€ ‚ (p. 1108). L’ange perdure dans les cercles de l’enfer. Comment d„s lors peut se situer le lecteur, face ˆ ces revirements et ces contradictions, ces niveaux superpos€s et
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imbriqu€s de significations ? Comment rester fascin€ par un texte aussi concert€, aussi lourd de charges symboliques de la part de l’auteur ? Probablement, en acceptant les lenteurs du texte, le jeu provisoire et consenti des • yeux band€s ‚, les r€sonances vers d’autres textes et d’autres signifiances. Du point de vue de l’auteur, il s’agit de faire passer un discours scandaleux ˆ l’€poque sur la jouissance sexuelle (Paquita est dans l’extase), l’ambivalence av€r€e et la violence extr‡me en usant de d€tours et de d€placements. Mais la vis€e est aussi id€ologique et axiologique : Balzac perce ˆ jour le processus de • m€diocrisation ‚ qui caract€rise la soci€t€ parisienne sous la Restauration et plus encore sous la Monarchie de juillet ; l’ennui contamine tous les sentiments, et les passions – n€cessairement souterraines – se r€sument en deux mots : • l’or et le plaisir ‚. A cela s’ajoute le charme de l’exotisme qui €mane de la belle esclave ramen€e d’Orient. Mais la transgression est double : le plaisir (d€crit sinon admis dans le texte) provient de ce que la morale r€prouve et l’ang€lisme affleure dans les derni„res lignes au milieu des d€pravations et des crimes, la puissance et la beaut€ du fr„re et de la sœur €clipsant les autres personnages, transcendant les manifestations du mal. Le monde pourrait ‡tre sauv€ de sa l€thargie par quelques personnalit€s €nergiques (comme celles qui figurent chez les D€vorants), tel est en filigrane le message subversif que dispense le roman. Face ˆ ce double scandale, le lecteur contemporain sait que l’audace du texte s’est €mouss€e aujourd’hui, mais il constate que sa force de persuasion est intacte. Le texte atteint, semble-t-il, une int€riorit€ plus int€rieure, l’intimit€ pr€cis€ment, par des voies inattendues : c’est lˆ sans doute que r€sident son efficacit€ et son pouvoir. Balzac rejoindrait, dans une certaine mesure, et pour des raisons antinomiques, le mouvement qui anime les €crits de l’extr‡me modernit€. Aujourd’hui le sujet cliv€, fissur€, d€chir€ se refuse d’embl€e ˆ la prise. Depuis les d€couvertes de la psychanalyse et les secousses de l’Histoire, il n’est plus une entit€ concevable mais un espace insondable que l’€crivain s’€puise ˆ contempler apr„s l’avoir longtemps €vit€. Pire, s’aviser d’€crire l’intime c’est risquer d’‡tre pris pour un imposteur. Et pour Balzac, c’est la censure qui l’incite ˆ taire l’intime ou du moins ˆ le d€tourner sur d’autres objets, ˆ l’enfouir au fond d’un boudoir.
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C’est ainsi que, dans les deux cas, et je le r€p„te pour des raisons fonci„rement diff€rentes, s’€labore un processus • d’extimation ‚, le sujet se confrontant ˆ ce que Michel Foucault appelle • la violence de l’ext€riorit€ ‚ – renon‰ant par lˆ m‡me ˆ • la vieille trame de l’int€riorit€ ‚21 ; et le langage de l’intimit‚ se confond alors avec l’observation de la surface des choses et de l’horizon des exp‚riences. Ce serait donc dans un geste dont ne se d‚partissent plus les r‚cits contemporains qui conduit le sujet † ƒ s’extimer „ autrement dit † se d‚porter † la limite ext‚rieure de lui-mˆme, que l’intime affleure paradoxalement, dans la repr‚sentation du monde, de l’autre, de la foule des villes. La question ontologique se conjugue alors avec le parcours typographique de personnages perm‚ables aux infimes fluctuations du paysage urbain et des mouvements de l’•me. Quant au lecteur, il est partie prenante dans ce trajet qui m…ne du dedans au dehors afin de mieux dire le dedans. Et, dans La Fille aux yeux d’or, il est malmen€ mais aussi combl€ au-delˆ de ses esp€rances. Il ne reste donc pas silencieux ; il s’efforce de faire parler un texte qui r€siste et se tient longtemps dans une certaine mutit€. Ainsi, pour go‘ter l’exacerbation du d€sir et des plaisirs rares, le lecteur doit accepter d’‡tre un autre voire un objet. A ce prix, il lui sera donn€ de vivre les sc„nes fantasmatiques les plus folles, immerg€es dans un contexte socio-politique on ne peut plus r€aliste. Le lecteur de cet €trange roman est en outre convi€ ˆ un festival intertextuel qui l’ancre dans une situation d’€nonciation bien d€termin€e. Il entrevoit ˆ travers le jeune de Marsay la secte des D€vorants et l’un de ses membres les plus actifs, Ferragus. Plus importante encore est la mention du pr€nom d’Adolphe – nom d’emprunt donn€ ˆ Henri par Paquita dans le huis clos du boudoir. Quand l’on sait ˆ quel point le • livre jaune ‚ de Benjamin Constant marquera la cr€ation balzacienne et hantera l’esprit du romancier, on mesure, f‘t-ce r€trospectivement, le poids de ce mot.22 Peut-‡tre r€v€latrice encore dans ce contexte est la r€f€rence explicite des Liaisons dangereuses et implicite du nom de Sade et de 21
Michel Foucault, • L’Exp€rience du dehors ‚ (1966) in Dits et €crits, Gallimard, 1994, pp. 520-525. 22 On se permettra de renvoyer le lecteur ˆ deux de nos articles : • Adolphe un livre abym€ ‚ in Intertextualit€s, Presses Universitaires de Toronto, 2001 et • Le Livre et le lecteur dans La Muse du d€partement ‚, in L’Ann‚e balzacienne II, 1999.
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son roman, Justine ou les infortunes de la vertu. Balzac s’adresse ici au lecteur avis‚ de son ‚poque, celui dont la comp‚tence lectorale n’est pas d‚faillante. L’inspiration sadienne du roman ne fait pas de doute, mais Balzac a choisi de dire sans dire, usant d’une p‚riphrase habile : ƒ je ne sais quel autre livre de femme de chambre „ (p. 1097). Mais, de plus, l’‚crivain recourt † un argument qui lui est cher : la r‚alit‚ d‚passe la fiction. L’allusion intertextuelle fonctionne sans doute comme un d‚tour qui ram…ne plus sŽrement † l’objet central. C’est la probl‚matique du theatrum mundi qui est convoqu€e ici. • La vie est singuli„re, et l’œuvre litt€raire ne fait que lire et restituer le plus grand livre du monde ‚ (ibidem). Ainsi averti le lecteur ne saurait r€prouver le roman au nom de la morale ; il ne peut pas davantage €chapper ˆ la logique esth€tique de l’auteur : ne pas adh€rer aux €v€nements et €motions consign€s dans ce texte, c’est renier la vie qui est elle-m‡me • com€die ‚. Le r€seau intertextuel donne ˆ la fiction une l€gitimit€ aussit‹t port€e au cr€dit de la vie ; il contribue aussi ˆ constituer une po€tique, celle de romans qui battent au rythme du monde. Lire un roman de Balzac, on le sait, est une exp€rience sp€culative – ontologique et sociologique. Etre ˆ l’unisson du monde, n’est-ce pas ‡tre sur le chemin de soi-m‡me ? En d€crivant des • physionomies parisiennes ‚, en p€n€trant dans le boudoir de la fille aux yeux d’or, le romancier nous donne ˆ lire plus s‘rement les replis de l’Œme, celles de personnages, les n‹tres. C’est en s’€loignant de soi que l’on est ˆ la bonne distance pour se voir. Lire, quel que soit le livre, impose n€cessairement ce d€tour. Lire Balzac fait parcourir des lieux inexplor€s et excentr€s – entretenus par les abondantes digressions mais ram„ne sans cesse au centre. L’usage syst€matique de proc€d€s dilatoires, de signes lacunaires et dispers€s, d’aveux d€tourn€s a d€cid€ment valeur heuristique.23 Une strat€gie du d€voilement C’est donc bien une strat‚gie du d‚voilement qui est † l’œuvre dans La Fille aux yeux d’or et sur laquelle le lecteur se mod„le. Il peut 23
La section • Un mod„le possible de lecture ‚ reprend en partie un article intitul€ • Le lecteur dans le boudoir de La Fille aux yeux d’or ‚ in La Lecture litt€raire (dir. Vincent Jouve), Presses Universitaires de Reims, 2004.
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emprunter la voie trac€e par le mercier ou r€sister aux appels du texte : il est de toute fa‰on r€gi par l’instance auctoriale, pour son plus grand plaisir d’ailleurs. Fascinant, ce roman ne se contente pas de l’aimanter, il le fa‰onne. Mais on peut voir lˆ un mod„le op€rationnel de lecture. Or, cette strat€gie n’est pas toujours efficace, et la position du lecteur fort changeante. En proie ˆ l’angoisse de l’interpr€tation, il s’identifiera successivement aux lectrices all€goriques d’un roman surmodalis€, tel que Le Lys dans la vall€e. Il semble opportun de relire le Lys et ce ˆ un double titre. Figurent en effet dans le roman plusieurs types de lectrices, jug€es selon une taxinomie toute balzacienne et se d€veloppe le paradigme de • la voix ‚. Jusqu’au cœur de l’€criture, le narrateur tente en effet de restituer une voix, celle d’une femme. C’est dans La Femme de trente ans qu’il est question de la puissance de ƒ la voix de l’amour „.24 C’est encore Julie d’Aiglemont qui, cit‚e dans une page autor‚f‚rentielle, repr‚sente la victime de l’amour interdit : ƒ n’a-t-elle pas vu la tombe de bien pr…s et sans les soins de mon fr…re, vivraitelle? „.25 Le mot • voix ‚ a plus de cent occurrences dans le roman qui nous occupe et il s’emploie souvent au pluriel, accompagn€ d’un cama•eu d’adjectifs nuanc€s. Le lys serait un roman de la voix, au style €pistolaire. Ainsi la longue lettre d’Henriette se confond-elle avec • l’adorable voix qui retentit dans le silence de la nuit ‚.26 Il est paradoxal de demander ˆ l’€criture, f‘t-elle €pistolaire, et ˆ ce titre • forme d’expression privil€gi€e de la passion ‚27, de raviver le timbre d’une voix aim€e, au lieu de tenir lieu de m€moire €crite. Marin Marais, dans le r€cit discontinu de La Le‡on de musique cherchera lui aussi sur la viole de gambe la voix perdue : • C’est la vocation que Marin Marais s’invente : devenir le virtuose de la voix basse, la voix mu€e au point de la rendre impossible ˆ tout autre ‚.28 L’ethos du roman est restitu€ ˆ travers des silences et des d€placements : le d€sir et l’amour, sugg€r€s, diff€r€s et le plus souvent tus, sont parfois €crits ou per‰us ˆ la faveur d’un paysage €loquent. Le lecteur recueille les 24
H. de Balzac, La Femme de trente ans, p. 309. Ibidem. 26 Le Lys dans la vall€e, p. 166. 27 Jean Rousset, Forme et signification, Corti, 1962, p. 78. 28 Pascal Quignard, La Le‡on de musique, Hachette, 1987, p. 35. 25
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signes €pars de ce langage lacunaire. Or, dans le r€cit, les destinataires de F€lix jouent imparfaitement leurs partitions. Tout se passe comme si le romancier exposait dans le Lys quelques exemples-limites de lecteurs, quelques cas de r€ception manqu€e, qui, dans une certaine mesure, sont r€ussies puisqu’il en reste quelque chose. Quatre types de lectures plus ou moins d€faillantes sont alors perceptibles : une lecture fi€vreuse, une autre glaciale, une autre encore inhibante et une enfin destructrice. L’image du lecteur mod„le se construirait ˆ rebours de celles que renvoient les personnages. A ce titre, le lecteur de chair sort de son silence coutumier pour s’incarner, fugitivement, ˆ ces repr€sentants fictionnels g€n€ralement d€ficients et pour prendre la r€solution de ne pas leur ressembler ! Dans le roman en effet, ce qui ne se dit pas, ne s’€crit pas toujours non plus : • quand on a sur la conscience de pareils crimes, au moins ne faut-il pas les dire? ‚29 Ce qui s’‚crit se lit et re‹oit le plus souvent un accueil funeste. Les correspondantes de F‚lix repr‚sentent de fait les figures n‚gatives qui hantent l’‚crivain au moment o• il ‚crit. Le narrateur accapare toute l’attention des commentateurs ; or, il est ind‚niable que Balzac a particuli…rement soign‚ ses personnages de narrataires, qui recouvrent diverses positions ‚nonciatives, parfois contradictoires, d’allocutaires. Le discours de l’aveu produit par exemple chez Henriette une r‚action de rejet : elle accepte d’entendre le r‚cit de l’enfance de F‚lix, de conter la sienne, de lire dans l’•me du jeune homme, mais elle refuse la d‚claration d’amour verbale ou ‚pistolaire. Elle ‚crit pourtant et confesse ses sentiments, payant cette sinc‚rit‚ de sa vie. Elle meurt pour avoir ‚crit et pour permettre la lecture posthume d’un texte path‚tique : ƒ Lisez ; mais seulement apr…s ma mort, me dit-elle en me tendant le myst‚rieux ‚crit „.30 C’est une femme, Mme de Mortsauf, qui conserve le privil…ge du discours authentique et exhaustif, qui pr‚serve – mieux que F‚lix peut-ˆtre – le secret de l’‚criture po‚tique. L’‚criture, on le sait, suppose un renoncement qui induit l’effacement de l’auteur au profit de l’œuvre. Mais il est plus rare de retrouver du c•t‚ du lecteur les signes d’une mort symbolique. La lecture comme crime. La lecture comme suicide. ƒ Votre ‚criture avait un charme, je regardais vos lettres comme on 29 30
H. de Balzac, Le Lys dans la vall€e, p. 1228. Op. cit., p. 1210.
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regarde un portrait. [...]. Votre fatal pouvoir [...] infini quant il me fut donn€ de lire dans votre Œme ‚31, dit encore Henriette. A propos des correspondances d’€crivains, Jacques Derrida d€clare : • Entends-moi, quand j’€cris, ici m‡me [...], j’an€antis non seulement ce que je dis mais l’unique destinataire que je constitue, donc tout destinataire possible. Je te tue et je t’annule au bout de mes doigts ‚.32 Henriette et F€lix sont des lecteurs (de lettres et d’Œmes) absolus ; ils pr€sentent la forme id€alis€e de l’€criture et de la lecture pratiqu€es jusqu’au sacrifice de soi. Il est rare que l’acte de lire aille jusqu’ˆ cet €tat de perdition extr‡me, m‡me s’il s’agit du lecteur – lu. Il faut que le texte contienne une €nergie perlocutoire telle qu’elle entra•ne le destinateur dans un vertige mortel, il faut que l’œuvre produite ou accueillie accompagne ou plut‹t pr€vienne cette trag€die, l’incluant dans sa trame m‡me. Pour F€lix, €crire c’est renoncer ˆ aimer, c’est aussi redire l’indiff€rence d’une m„re odieuse. Mme de Vandenesse offre une autre figure de lectrice, l’envers de Mme de Mortsauf : • Quand j’eus fini cette lettre, je sentis palpiter sous mes doigts un cœur maternel au moment oŠ j’€tais encore glac€ par le s€v„re accueil de ma m„re ‚.33 La m„re incarne le type m‡me de l’anti-lectrice ; tandis qu’Henriette mise sur l’€change affectif – la communion des Œmes – tout en refusant d’entendre certaines paroles, de lire certains mots comme le verbe • aimer ‚ et ses d€riv€s. F€lix ne peut donc, en aucun cas, et, pour des raisons oppos€es, donner libre cours ˆ ses effusions sentimentales. Le regret inscrit dans le texte l’absence de t€moignages d’affection (€crits) de la part de sa m„re et son statut de mauvaise lectrice. Ce refus est peut‡tre ce qui fonde l’€criture du roman, sur le plan autobiographique : enfreindre le silence impos€ conf„re ˆ l’œuvre une dimension path€tique. La m„re r€elle et fictive est celle qui r€pond par le silence aux appels multipli€s • avec une vaine persistance ‚ de l’enfant d€laiss€, oubli€, abandonn€. Celle dont on n’entend la voix qu’une seule fois pour gronder : • Que faisiez-vous lˆ? ‚. Toutes les autres interventions de ce personnage rel„vent du discours indirect. Si 31
Op. cit., p. 1216. Jacques Derrida, La Carte postale, Flammarion, 1980, p. 39. 33 H. de Balzac, op. cit., p. 1097. 32
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Henriette se d€truit pour avoir trop lu, trop €crit, Mme de Vandenesse dans l’ombre du r€cit se livre ˆ la plus mauvaise lecture possible, la plus courante aussi probablement, destructrice et pourtant stimulante, celle qui refuse l’€change et suscite de ce fait un surcro•t de paroles. L’anath„me de Gustave Lanson qui reprochait ˆ Balzac la lourdeur de son style n’€tait pas tr„s €loign€ de cette interpr€tation-lˆ : • Lisez, si vous le pouvez, Le Lys dans la vall€e ‚.34 Sur un autre plan d’€nonciation, Natalie serait la seule destinataire officielle de la longue lettre de F€lix, le roman. C’est une lectrice attentive mais hostile ˆ l’€pistolier par exc„s de vigilance. Elle est celle qui entend tout, le murmure de voix oubli€es, la voix qui porte ces discours contrast€s ; elle est le r€ceptacle des crimes tus jusque lˆ, la m€moire de ce lourd pass€. Elle qui pourtant a d€clench€ le processus de l’aveu et de l’€criture rejette cette charge-lˆ ; elle consomme une rupture avec l’auteur de textes et de fautes inexpiables. Victor Brombert et Nicole Mozet ont €crit des pages d€finitives sur l’ambigu•t€ de ce personnage (pr€sent €galement dans Le Contrat de mariage).35 F€lix survivra n€anmoins ˆ cette lecture en forme de verdict : il deviendra dans Une fille d’Eve (1838) un mari id€al, patient plus que passionn€. Il €chappe m‡me ˆ l’influence d€l€t„re de Lady Arabelle qui refuse de le lire. La jeune femme est cette absence qui ne fonde pas le texte mais le d€truit ; mais elle ne repr€sente qu’un €pisode de la vie de F€lix qui, en s’€loignant, sauve le r€cit du n€ant. Une absence de lecture qui induit une lecture de l’absence. Alors que le roman balzacien s’€labore au contact de lectures fi€vreuses ou glaciales, il risquerait de s’effriter, confront€ ˆ des lectures castratrices ou indiff€rentes. Ainsi Le Lys dans la vall€e retient-il plusieurs positions de r€ception qui l’animent et l’annihilent ˆ la fois. La loi du silence s’impose progressivement ˆ la lettre (voix €touff€e du • po„te ‚) : les injonctions successives de Mmes de Vandenesse, de Mortsauf et de Manerville, ˆ des titres divers, ont finalement eu raison des €lans du jeune homme. La lecture se conjugue essentiellement dans ce roman sur le mode de la censure. La 34
Gustave Lanson, Histoire de la litt€rature fran‡aise, 1894. Victor Brombert, • Natalie ou le lecteur cach€ de Balzac ‚ in Mouvements premiers : €tudes critiques offertes ˆ Georges Poulet, Corti, 1972, pp. 177-90. ; et Nicole Mozet, Balzac au pluriel, P.U.F., 1990, pp. 214-33. 35
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voix, palpable comme un contact charnel, se tait. La lettre, qui la transcrit ˆ distance, est elle aussi condamn€e. Les lettres de F€lix ˆ Natalie et de Natalie ˆ F€lix encadrent la confession du narrateur qui elle-m‡me est interrrompue par des lettres €crites par Mme de Mortsauf et destin€es ˆ rester, pour la plupart, sans r€ponse. Or, l’€change €pistolaire est le seul admis entre des ‡tres pour lesquels le mot • amour ‚ et ses d€riv€s ne sauraient se prononcer. Dans le code de la biens€ance impos€ par la jeune femme, le non-dit peut s’€crire. La lettre est donc dans ce roman un substitut de parole, ce qui d’ailleurs r€f„re aussi au statut de l’œuvre litt€raire. Or, • le dialogue €crit ‚ si l’on peut dire s’av„re d€ceptif : en effet, le proc„s scripturaire, qui vient par d€faut, ne comble pas les personnages ; il introduit un surcro•t de d€calages irr€parables, puisque la d€claration, €crite, la plus sinc„re et la plus compl„te d’Henriette est posthume. La loi du silence a finalement tout d€cim€, pour les personnages. Quant au texte, qui est aussi ˆ sa mani„re un palliatif de la parole, il repose sur le silence, conjurant peut-‡tre l’€cueil que contient ce mutisme en en faisant un sujet possible de discours. Le romancier explore dans le Lys la forme €pistolaire qui laisse entrevoir ses dissonances et ses d€faillances. Le narrateur, pour une fois, n’a pas le dernier mot. C’est ˆ Natalie qu’il revient. Toutefois, sous les propos moralisateurs ˆ vis€e g€n€rale de l’€pistoli„re, on devine la voix d’un narrateur extradi€g€tique, €cho de celle du pr€facier. Il ressort donc de ces analyses que la po€tique balzacienne de la lecture, par l’entremise de narrataires ou de personnages occasionnellement lecteurs, s’inscrit dans un espace fortement codifi€ voire hi€rarchis€. Le narrateur a voix pr€pond€rante : si de multiples voix interviennent dans le discours et ˆ l’int€rieur du dispositif narratif, elles ne font que participer ˆ un concert dont le chef d’orchestre ne d€l„gue pas ais€ment ses fonctions. Le lecteur r€el toutefois organise en silence et en sourdine les figures de ce ballet fort complexe.36 L’‚crivain s’efforce donc de combler un silence, celui du lecteur, qui est aussi la condition sine qua non de l’‚criture : il faut que l’un ‚coute pour que l’autre soit entendu et parle. Italo Calvino regrette plaisamment, dans Si par une nuit d’hiver ... un voyageur, la 36
Voir sur ce point notre article • Le Lys : un roman €pistolaire ? ‚, Romantisme, Sedes, automne 1993, pp. 45-54.
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surabondance des €crivains face ˆ l’inqui€tante rar€faction des lecteurs !
Autres figures de lecteurs impliqu€s Si l’on consid…re un instant le devenir du statut du lecteur dans deux textes contemporains comme Emily L. (1987) de Marguerite Duras et Le Lecteur (1976) de Pascal Quignard, on constate que le lecteur intervient ˆ visage d€couvert. Ainsi, dans Emily L. l’‚criture apparaŒt-elle comme le seul lien possible entre les amants, Emily L. – dont le nom lui-mˆme tronqu‚ paie son tribut au silence –, et le jeune gardien : des cartes postales sont envoy‚es par la jeune femme au notaire et donn‚es † lire au jeune gardien, des po…mes sont ‚crits par Emily L. et suscitent les commentaires du jeune gardien et du notaire : ƒ ils parlaient moins des po…mes que de ce myst…re, cet irr‚pressible ‚largissement de leur lecture op‚r‚ par d’autres gens qu’eux, plus comp‚tents, disait le notaire „.37 R€f€rence r€currente, la lecture vient se superposer au discours, tant‹t comme un obstacle, tant‹t comme un trait d’union. Et puis, il y a, surtout, la lettre €crite par Emily L., destin€e au jeune gardien mais donn€e ˆ lire au notaire, instance m€diatrice et €valuative. Cette lecture-lˆ est envisag€e comme une op€ration de survie. Elle est ce qui rend possible l’€change, le seul viatique du d€sir et de l’amour. D€terminante et d€routante, elle peut tout effacer (Emily L. recommande au notaire de br‘ler la lettre s’il ne retrouve pas le jeune gardien). L’acte de lire, isol€ dans un espace narratif quasi vide, est tout puissant : le r€cit, ˆ focalisation externe, dont le narrateur reste invisible, conf„re ˆ la lecture (d’un texte jug€ paradoxalement inoffensif) une dimension performative. C’est elle qui fait ‡tre l’histoire, l’amour, les ‡tres : seule instance active de cet univers oŠ tout se d€roule, s’€crit, se fait comme si personne jamais ne donnait d’impulsion. Pas de narrateur strat„ge, pas de narrataire usurpateur, pas de conflits de pouvoir donc, mais une feuille blanche sur laquelle s’inscrivent des mots, une €bauche d’histoire, l’absence et le silence. En somme, pour d’autres raisons et par d’autres cheminements, la question de la lecture d’une
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Marguerite Duras, Emily L., Ed. de Minuit, 1987, p. 123.
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tierce personne se pose dans ce r€cit durassien, comme elle a pu surgir dans le roman balzacien. Ces diverses strat€gies auctoriales ont €t€ analys€es, avec d’autres exemples, dans le cadre de la pragmatique par Umberto Eco38 ; et, r‚cemment, Vincent Jouve a explicit‚ les enjeux de l’effetlecture en reprenant, avec quelques am‚nagements, le mod…le de Michel Picard.39 Il propose en particulier une distinction op€ratoire entre le • lectant ‚ et le • lisant ‚. Il s’agit cette fois du lecteur r€el, non impliqu€ ; ou plus exactement d’une conscience lectrice qui se projette et se reconna•t dans les indices qui jalonnent les textes litt€raires. Le • lectant ‚ serait donc dot€ d’un esprit critique susceptible de d€jouer les pi„ges de l’œuvre. Il appr€henderait celle-ci dans son rapport ˆ l’auteur. En revanche, le • lisant ‚, cr€dule et tributaire des simulacres du r€cit, serait la dupe (satisfaite) de l’illusion r€f€rentielle : • Le lectant garde toujours ˆ l’esprit que le texte est d’abord une construction ‚. Alors que • le lisant, oubliant la nature linguistique du texte, ‘croit’ pour un moment ce qu’on lui raconte ‚.40 Ainsi dans Sarrasine peut-on distinguer un • lisant ‚ qui s’€tonne de la pr€sence du vieillard au sein de la famille Lanty et des soins qui lui sont prodigu€s. Il cherche activement, quoique condamn€ au silence, ˆ d€couvrir son identit€ et oscille d’une hypoth„se ˆ l’autre au gr€ des interpr€tations du narrateur. Il perce lentement ˆ jour le myst„re de cette fortune colossale, expos€e dans le salon. Il suit encore, par le biais des analepses, les p€rip€ties du destin de Sarrasine, sculpteur – amoureux de la belle cantatrice. Il ne voit pas le lien qui existe entre le spectre pr€sent€ initialement et ce castrat autrefois c€l„bre. Il croit encore ˆ la f€minit€ de la Zambinella, prenant au pied de la lettre les indices que dispose le narrateur au fil du r€cit : la coquetterie, l’ignorance et • la faiblesse ‚ de la chanteuse • charme[nt] le Fran‰ais ‚.41 L’‚num‚ration des traits dits f‚minins suit fid…lement le parcours que le narrateur a trac‚ † l’intention du lecteur. Evid‚e † dessein, la parole ne risque pas de trop en dire. Sa 38
Umberto Eco, Lector in fabula, Grasset, 1985. On trouve aussi, d„s 1912, chez Albert Thibaudet, une distinction entre le • liseur ‚ et le • lecteur ‚. Ses propos ont €t€ rassembl€s dans R€flexions sur le roman, Gallimard, 1936. 40 Vincent Jouve, La Lecture, Hachette, 1992, pp. 35-36. 41 H. de Balzac, Sarrasine, Sc…nes de la vie priv€e, tome VI, pp. 1066-67. 39
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comp€tence serait strictement textuelle, se conformant ˆ l’attente narratoriale. La marquise, narrataire intradi€g€tique, est une image de cette facette-lˆ de l’instance lectrice : surprise et curieuse, puis finalement d€rout€e et quasi muette ˆ la r€v€lation de l’€nigme. Il appartient en revanche au • lectant ‚ d’€chapper ˆ ce pi„ge tendu : il est cens€ €tablir rapidement le lien entre le vieillard €trange et la cantatrice androgyne, comprendre ˆ demi-mot les signes proleptiques que dispose le narrataire pour pr€parer le d€nouement ou se livrer ˆ une lecture r€trospective du r€cit. Il d€c„le les intentions du strat„ge et les fausses pistes : il est capable, par exemple, de percevoir les analogies pertinentes. Ainsi, lorsque Sarrasine poss„de par anticipation et en imagination la cantatrice sur sc„ne, il compromet probablement la possession r€elle de l’‡tre vu ˆ travers un regard d’artiste. Une comp€tence extratextuelle vient en outre au secours de ce lecteur-lˆ qui sait que les artistes balzaciens €prouvent les d€lices de la passion ˆ travers leur art plus souvent que dans la r€alit€ (Frenhofer en est l’exemple canonique). Le silence accompagne ce lent processus de l’op€ration de lecture. Lire, ce serait peut-‡tre alors non pas d€voiler des sens mais d€couvrir les zones de silences, les multiples espaces de non-dit qui jalonnent l’œuvre. Le silence r€side dans une asc„se permanente qui accompagne l’acte d’€crire : la surcharge, on le sait, aboutit ˆ • la muraille de peinture ‚ de Frenhofer, le chercheur d’Absolu. Le silence est donc aussi dans la transposition de la trag€die de l’€crivain vers le monde de la peinture ou de la sculpture. Les r€actions du narrataire laissent toutefois pr€sager celles, probables, du lecteur r€el, de m‡me que le passage de l’artiste au romancier peut ais€ment s’accomplir. En effet Sarrasine meurt pour avoir conduit jusqu’ˆ son extr€mit€ compl„te la confusion entre l’art et l’amour ; d’autre part, il p€trifie par son attitude la Zambinella tandis que le r€cit du narrateur laisse la marquise de Rochefide pensive et horrifi€e. Le lecteur, contamin€ par ces r€actions n€gatives, saura y voir les signes lisibles et d€cisifs d’une relation • monstrueuse ‚ et de ce fait inaboutie. En dernier lieu, il d€montera le m€canisme narratif de l’€difice et placera • le plaisir du texte ‚ dans une perspicacit€ accrue. Au sein du r€cit, le seul €quivalent possible du • lectant ‚ ne saurait ‡tre que le narrateur lui-m‡me.
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Cette dichotomie, h€rit€e du mod„le de Michel Picard nous ram„ne ˆ notre point de d€part. La lecture est ˆ la fois une reconnaissance de soi qui passe par l’oubli et la perte (l’attitude du • lisant ‚ rel„ve de cet aspect-lˆ) ; alors que l’acte de lire comme exp€rience distanci€e de l’autre ferait plut‹t €cho ˆ la comp€tence du • lectant ‚. Un texte de Pascal Quignard €voque po€tiquement ces deux visages : • S’il fut tous les livres qu’il lut (...), si de tous les romans il fut le h€ros du roman, alors il est ce d€faut que requi„rent pour pr€alable de semblables m€tamorphoses ; il est cette d€fection qui pr€side ˆ l’€change. Il est cette disparition.42 Et l’autre, au cœur du silence, refuse de ƒ (sacrifier) † une prestidigitation excessive „.43 Le lecteur, tour ˆ tour vigilant et complice, lieu de m€moire et d’oubli, n’est-il pas le chercheur (ˆ moins qu’il ne soit trop • lectant ‚ pour cela?) Qui saurait articuler toutes ces figures de lecteurs ? L’int€r‡t ne serait-il pas pr€cis€ment que l’articulation soit impossible, et donne ˆ lire, ainsi, entre toutes ces figures, la faille du blanc, la lacune ? La seule issue possible, ˆ ce moment-lˆ de l’analyse, g•t probablement dans un retour ˆ l’œuvre, du point de vue de l’accueil que lui ont r€serv€ les g€n€rations suivantes, et, partant, dans le rep€rage des qualit€s intrins„ques de l’€criture romanesque.
Qu’en est-il du mod…le balzacien pour le lecteur d’aujourd’hui? Les tenants du Nouveau Roman ont pris Balzac pour cible. Ils ont fustig€ le roman qui reproduit fid„lement la r€alit€ historique et sociale, qui transpose peu ou prou un sch€ma positiviste, qui se livre ˆ des analyses psychologiques minutieuses. Ils ont ha• le syst„me balzacien pour ce qu’il repr€sentait – au nom de changements d€cisifs intervenus tant sur le plan de l’histoire que de l’exploration de l’individu. Robbe-Grillet, on le sait, a r€pertori€ un certain nombre de notions dites • p€rim€es ‚. M‡me s’il a nuanc€ son propos par la suite, il €crit non sans ironie, en 1963 :
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Pascal Quignard, Le Lecteur, Gallimard, 1976, p. 15. Op. cit., p. 84.
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c’est l† que la critique traditionnelle ƒ reconnaŒt le ‘vrai’ romancier : ‘il cr‚e des personnages’. Pour justifier le bien-fond‚ de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laiss‚ le P…re Goriot, Dostoievski a donn‚ le jour aux Karamazov ; ‚crire des romans ne peut donc plus ˆtre que cela : ajouter † la galerie de portraits que constitue notre histoire litt‚raire.44
Le roman balzacien ne s’est pas encore tout † fait remis des anath…mes r‚it‚r‚s et du discr‚dit dont il a ‚t‚ l’objet. Avouer sa passion pour cette œuvre, ou mˆme son int‚rˆt, est longtemps apparu comme un faute de goŽt. Le travail sur la langue mis en avant par l’avant-garde des ann‚es 50 et 60, co‡ncidant avec le d‚veloppement de la linguistique fran‹aise, a achev‚ de mettre † l’‚cart un ‚crivain peu appr‚ci‚ pour son style, et compar‚ † son d‚triment † Flaubert. Tout cela est bien connu et aujourd’hui largement d‚pass‚. Claude Simon, seul parmi les tenants du Nouveau Roman a d‚clar‚ malgr‚ quelques r‚serves ce qu’il devait † Balzac. Il lui rend un sorte d’hommage mesur‚ dans le Discours de Stockholm : • Avec Balzac (et c’est lˆ que r€side peut-‡tre son g€nie), on voit appara•tre de longues et minutieuses descriptions de lieux et de personnages ‚.45 Il d€nonce imm€diatement apr„s les €pigones qui vont d€naturer le projet initial. La Com€die humaine semble ‡tre une sorte de passage oblig€ des romanciers : m‡me si Flaubert reste le ma•tre incontest€ -au nom du titre toujours fragile de pr€curseur de la modernit€. On reconna•t ˆ Balzac d’avoir fray€ la voie des successeurs, renouveler le roman et le romanesque. Dans L’Acacia, une remarque en forme d’aveu autobiographique instaure cette relation un peu contrainte avec l’illustre devancier : • chez un bouquiniste, il acheta les quinze ou vingt tomes de La Com€die humaine reli‚s d’un maroquin brun-rouge qu’il lut patiemment, sans plaisir, l’un apr…s l’autre, sans en omettre un seul, en ‚coutant le vent frotter les toits avec bruit, faire battre quelque part un volet „.46 Aujourd’hui pourtant, la m‚fiance semble avoir disparu. Ce nouvel accueil r‚serv‚ † l’œuvre balzacienne a partie li‚e avec son immense succ…s mais aussi avec une relecture qui rompt avec l’image d’un discours lisse et sans failles, soumis aux exigences d’une 44
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, €d. de Minuit, 1963, p. 27. Claude Simon, Discours de Stockholm, €d. de Minuit, 1986, p. 19. 46 C. Simon, L’Acacia, €d. de Minuit, 1989, p. 379. 45
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esth€tique r€aliste €troite. Souvent partag€s entre l’admiration et la tendresse, les €crivains contemporains n’€vitent plus la grrr...ande Com€die humaine. Ainsi en est-il de Pierre Michon qui fait un portrait sur instantan€s du romancier, dans Trois auteurs. Il a par exemple cette remarque tr„s juste : • Si Balzac n’a jamais men€ ˆ bien son grand projet de La Bataille, qui devait ‡tre son opus majeur et dont Chabert et Adieu sont des fragments, c’est parce qu’il n’a jamais rien ‚crit d’autre ; c’est que la bataille est le modus scribendi, le sujet qui €crit, l’€nonciation, et elle ne saurait ‡tre le th„me, l’objet, l’€nonc€ d’un livre – sinon par redondance ‚.47 L’homme Balzac fascine avec sa puissance de travail, sa stature imposante : et l’œuvre apparaŒt non plus comme un syst…me qui d‚sormais ne convainc plus personne, mais comme des fragments, des ‚clats d’un projet rˆv‚. On sait que le roman non ‚crit de La Bataille a inspir€ Patrick Rambaud qui rend hommage ˆ sa mani„re ˆ l’€crivain, donnant vie ˆ ce texte mort-n€. Il ne s’agit pas ici de dresser la liste de ceux qui reconnaissent ˆ des titres divers le g€nie du romancier et le caract„re d€terminant de son œuvre sur la litt€rature ˆ venir. Il s’agit plut‹t de constater que • le retour de Balzac ‚ s’effectue ˆ l’€cart de l’observation d’effets mod€lisants. Il n’est plus question de mod„le ˆ suivre ou ˆ d€truire, comme ce fut longtemps le cas. D’autre part (et cela para•t capital), La Com€die humaine en l’occurrence n’est plus per‰ue comme un discours monolithique et abouti. Plus personne n’accorde de cr€dit aux affirmations paratextuelles et m€tatextuelles de Balzac quant ˆ ses intentions. Le roman balzacien n’offre pas l’image d’un €difice solide et complet ni celle d’un ensemble unitaire. Œuvre composite, hybride, contradictoire qui se lit mieux sans doute si l’on se situe du c‹t€ de ses failles et de ses manques, si l’on consid„re les fragments €chapp€s au d€sastre, conquis sur le silence. C’est en tout cas notre hypoth„se et notre pari. L’€poque y projette peut-‡tre ses propres fantasmes, y lit la fracture d’un monde en d€route, y voit les • d€bris [d’une] pens€e‚ en marche. Il y a l’inach„vement certes, la mosa•que morcel€e mais il y a plus encore, ˆ savoir une €criture lacunaire et fragmentaire qui se construit sur l’absence. C’est ainsi que La Bataille non €crite structure peut-‡tre l’ensemble des nouvelles soldatesques. Lˆ peut commencer la reconnaissance d’un livre tendu vers l’expression du tout, riche de 47
Pierre Michon, Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 34.
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cette tension plus que de la r€alisation de ses exigences. Instant d€cisif pour la cr€ation romanesque, pour les modalit€s du dire : discours ˆ poursuivre. A ce titre, Richard Millet rencontre Balzac par le biais inattendu de l’amour de la langue. Fascin€ par ce rapport charnel de Balzac ˆ la langue fran‰aise, l’auteur du Sentiment de la langue redit cet attachement irr€pressible pour ces mots lourds de m€moire. Or, la langue – p€rissable –, l’€crivain – imposteur – plonge • le prosateur ‚ (c’est ainsi que R. Millet se d€signe lui-m‡me), dans l’h€b€tude ou lui inspire de la rage. Le corps entier de la langue (ces si„cles se r€sument dans la bouche de l’homme) suppose, par son €piphanie, la n€gation du sujet /.../ ; et le langage €tant ce qui, de la langue, se donne pour vivant, nous faisons chaque jour comme si nous vivions dans l’€ternit€ de la langue, alors que, pr€caires, nous ne remuons que du vent, et ne brassons, en €crivant, que des vocables, ayant d€jˆ go‘t de poussi„re.48
Pourtant, subsiste ce mouvement d’amour-haine qui nous attache † des signes que nous croyons porteurs de sens. Peut-ˆtre fautil dire avec Michel Butor, que l’on ‚crit sur l’encre des pr‚d‚cesseurs, qu’il faut se creuser une place dans les biblioth…ques. Le lecteur, apr…s cette incursion dans la litt‚rature de son temps, revient † Balzac, convaincu que se joue l† une pi…ce essentielle, celle qui permettra peut-ˆtre de mieux voir comment le romancier se d‚bat avec les forces du vide, quels mots il a choisis pour se faire entendre, au-del† du silence. En somme, le lecteur, lui-mˆme intrins…quement silencieux, intervient † plus d’un titre. L’auteur anticipe strat‚giquement sur ses r‚actions, le met en sc…ne, mise sur l’effet escompt‚ et produit, le repr‚sente † la faveur de personnages ou l’invective p‚riodiquement. Et le lecteur, de son c•t‚, reste muet, p‚trifi‚ d’admiration ou d’horreur ; il peut mˆme aller jusqu’† ‚prouver un sentiment de perte absolu, proche d’une mort symbolique. L’acte de lire dans ce cas r‚duit d‚finitivement au silence le lecteur r‚el qui, en osmose avec des personnages, se projette dans l’‚criture romanesque, est submerg‚ par la profusion du sens et l’intensit‚ de la fiction. La lecture silencieuse 48
Richard Millet, Le Sentiment de la langue, Champ Vallon, 1986, p. 35.
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est lˆ sans doute une contrepartie d’une €criture aboutie. Ou, autre cas de figure, et ce pour les m‡mes textes : le lecteur per‰oit et produit le/s/ silence/s/ de l’œuvre. Il est celui qui observe, commente, analyse, €crit peut-‡tre m‡me et ne se cantonne pas dans un silence paralysant. Il est ˆ l’aff‘t des zones de silence du texte, de ses dysfonctionnements et de ses b€ances que l’auteur, en l’occurrence Balzac, s’est €vertu€ ˆ dissimuler par le biais d’un • replŒtrage ‚ hŒtif ou de commentaires paratextuels pr‹nant l’id€al d’unit€. Il s’efforce de faire de l’indicible un discours possible. L’€criture fragmentaire, proche de la dispersion et de l’€clatement, n’a pas bonne presse au XIXe si„cle ; elle r€appara•t sous d’autres formes aujourd’hui ; mais elle va ˆ l’encontre des visions totalisantes (ˆ la fois romantiques et positivistes) du si„cle qui nous occupe ˆ l’or€e de cette €tude. Une fois l’esprit de syst„me mis entre parenth„ses sinon en p€ril, d’autres voies s’ouvrent au lecteur pour l’exploration du sens. Sans faire de Balzac un chantre de l’€criture fragmentaire, il s’av„re int€ressant de tirer parti de l’agencement par ˆ coups de l’ensemble et des €clats de r€cits et de pens€es, ˆ la Louis Lambert, pour mieux voir peut-‡tre les tentatives de recompositions et le jeu avec le silence per‰u alors comme une menace. Le lecteur est donc celui qui entend les silences du roman. Fran‰oise Susini-Anastopoulos analyse les rapports qu’entretiennent le fragment et le romanesque et elle €crit : • L’exercice du silence comme r€serve de la parole peut finalement s’interpr€ter comme l’effort de la pens€e pour donner aux mots et aux choses toutes leurs chances d’‡tre en €vitant de les diluer dans la dur€e ‚.49 N’est-ce pas aussi une fa‹on de laisser l’imaginaire frayer son propre trajet † travers les bribes narratives ? L’œuvre balzacienne est toujours inachev‚e : les enjeux de la discontinuit‚ contrecarrent sans cesse le pari d’une ‚criture sans heurts et † vis‚e exhaustive. A cela s’ajoute la conscience aigu’ de la crise des genres qui compromet la fluidit‚ de l’‚nonciation narrative. Par ses fluctuations, elle annonce les mouvements qui caract‚risent aujourd’hui le roman et le romanesque. Et les ‚crivains d’aujourd’hui qui souvent sont lecteurs de Balzac se reconnaissent dans une œuvre 49
Fran‰oise Susini-Anastopoulos, L’Ecriture fragmentaire, P.U.F., 1997, p. 227.
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paradoxale et susceptible d’interpr€tations multiples ; ils n’en finissent pas de mesurer leur dette, dans un mouvement ˆ la fois empathique et distanci€.
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Chapitre II Le roman d’un po„te – l’essai dans la fiction La r€ception de son œuvre est un sujet qui hante Balzac journaliste et romancier. A une p€riode o‚ fleurissent les cabinets litt€raires, o‚ se multiplient les lecteurs de feuilletons et les lectrices avides de sensations ; Balzac craint de tout perdre. Il mise cependant aussi sur ce public mouvant, inconnu encore, ƒ conqu€rir. Les articles du Feuilleton des journaux politiques ou de La Chronique de Paris attestent de cette crainte m‡l€e de r€signation vis-ˆ-vis de • la masse lisante ‚. Le lectorat est certes un • monstre ˆ soixante millions d’yeux qui s’assimile cette pŒture morale ou immorale par les mille su‰oirs de ses cabinets litt€raires ‚1 ; mais il est aussi un regard crucial port€ sur son œuvre et la mesure impitoyable des effets produits. Il transforme ainsi le doute en d€fi. Il transpose ses frayeurs quant ˆ une lecture usurpatrice, castratrice m‡me, €voqu€e dans Albert Savarus notamment. Le sentiment d’ailleurs est l† encore complexe puisque la seule fa‹on de lire un texte, n’est-ce pas d’aller † l’encontre autant qu’† la rencontre, voire de prendre ce texte † rebours, comme le sugg…re Franc Schuerewegen dans Balzac contre Balzac. Lorsque la prose prend le relais du vers, par souci de lisibilit€, l’€crivain doit recourir ˆ de nouveaux crit„res axiologiques. Ainsi, dans Illusions perdues, Lucien Chardon se voit, ˆ trois reprises, repouss€ par les libraires en sa qualit€ de po„te ; pour se faire une place dans le march€ du livre, il ne peut ‡tre que l’auteur de son roman ˆ la Walter Scott L’Archer de Charles IX. Devant l’aveu timide du jeune homme : ƒ Monsieur, j’ai un recueil de po‚sie… „, Porchon r‚pond : ƒ De la po‚sie. Et pour qui me prenez-vous ? „2 Et, plus loin, il s’entend dire : • Ah ! vous ‡tes po„te, je ne veux plus de votre roman. […] Les rimailleurs €chouent quand ils veulent faire de la prose. En prose, il n’y a pas de chevilles, il faut absolument dire
1
H. de Balzac, • De l’€tat actuel de la litt€rature ‚, Œuvres diverses, tome II, p. 1221. La Com€die humaine, Etudes de mœurs, Illusions perdues, Biblioth„que de la Pl€iade, Gallimard, 1977, tome V, p. 303. 2
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quelque chose ‚.3 Le propos est corrobor€ par un autre libraire venu voir Etienne Lousteau, le • po„te-journaliste ‚ : • Si j’avais un conseil ˆ donner ˆ monsieur, […] ce serait de laisser les vers et de se mettre ˆ la prose. On ne veut plus de vers sur le quai ‚.4 L’argument, p‚remptoire sans doute et prononc‚ par un personnage peu sympathique (le second libraire, Doguereau), transmet pourtant un ‚tat des lieux de la r‚alit‚ et n’est pas exempt d’un parti pris autobiographique. Or, la double question du genre de l’œuvre et de la l‚gitimit‚ de l’artiste n’est pas r‚solue pour autant. Produire des œuvres dont l’esprit de s‚rieux et la port‚e didactique sont av‚r‚s ne suscite pas non plus automatiquement l’engouement du public. Et, de surcroŒt, publier ses romans en feuilletons ou dans des revues, fractionner † loisir le discours, n’est-ce pas risquer de compromettre les rˆves d’unit‚ et les d‚sirs du po…te ? Le roman, † la fois historique et fantastique, exacerbe ces interrogations sans trouver d’embl‚e sa place dans le dispositif g‚n‚rique. Certes, il est exaltant de cr‚er une forme in‚dite et de tirer parti des ind‚cisions du genre. Il s’agit toutefois de s’inscrire dans une tradition et de r‚pondre aux nouvelles exigences du lectorat. En effet, les classifications ne sont pas fig‚es et les modifications viennent d’une interaction entre le texte et le genre. ƒ Tout texte modifie le genre : la composante g‚n‚rique d’un texte n’est jamais (sauf exceptions rarissimes) la simple reduplication d’un mod…le g‚n‚rique constitu‚ par la classe de textes (suppos‚s ant‚rieurs) dans la lign‚e desquels il se situe „.5 L’existence des genres voire d’un mod…le g‚n‚rique permet donc un positionnement du texte dans l’histoire litt‚raire et le champ institutionnel, sans figer la cr‚ation. L’histoire des genres l’emporte sur l’histoire des œuvres ou des auteurs lorsque l’on jette un regard r‚trospectif sur les si…cles qui pr‚c…dent : le genre transforme l’usage en valeur. Au XIXe si…cle, le rapport au genre romanesque r‚side dans la recherche d’une identit‚ fixe par exploration des limites avec la po‚sie ou l’essai. Le roman h‚site entre l’adoption d’un style artiste ou d’une ‚criture
3
Op. cit., p. 305. Op. cit., p. 352. 5 Jean-Marie Schaeffer, • Du texte au genre ‚, in Th€orie des genres, Seuil, 1986, p. 197. 4
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argumentative ; la narration se fait r€cit dialogu€ ou descriptif. Il s’agit de se constituer comme genre. Au XXe si„cle, la crise des genres est plus profonde. J.M.G. Le Cl€zio €crit par exemple : • Evidemment, les genres litt€raires existent, mais ils n’ont aucune importance, ils ne sont que des pr€textes. Ce n’est pas en voulant faire un roman qu’on fait de l’art. Ce n’est pas parce qu’on appelle un livre • po„mes ‚ qu’on est po„te. C’est en faisant de l’€criture pour soi et pour les autres, sans ‡tre autre que soi, qu’on atteint l’art. ‚6 Le mot • €criture ‚ ˆ longue port€e, englobe aujourd’hui, on le sait, toutes les cat€gories g€n€riques et domine, au sein du paradigme compos€ de termes tels que l’œuvre, le texte, le livre. Il r€f„re ˆ l’acte liminaire et g€n€ralisant d’€crire. Les genres resurgissent pourtant ˆ la surface des d€bats litt€raires et critiques. Ils sont utilis€s au moment oŠ ils sont combattus. Le m€lange des genres et des discours semble notamment une pratique admise, susceptible de renouveler la forme. Exp€rimental voire destructeur, le recours ˆ d’autres genres et la subversion des mod„les alimente la cr€ation romanesque contemporaine. La r€habilitation des genres anciens n’est pas non plus exclue. C’est Barthes qui per‰oit le salut du roman dans le glissement de la notion g€n€rique ˆ l’id€e m‡me du romanesque, incluant le retour ˆ la saveur de la langue. La question de l’acte d’€crire est repos€e, repens€e ˆ la lumi„re de cat€gories €nonciatives et esth€tiques fluctuantes : la po€sie dans le roman (Balzac), le sc€nario dans le r€cit (Duras), l’art, la philosophie et la litt€rature souvent m‡l€s. Le statut €pist€mologique des genres varie d’ailleurs en fonction de ces mouvements, et d’un si„cle ˆ l’autre. L’€criture romanesque €cl‹t sur l’absence et le renoncement : elle garde en filigrane la trace de ces textes silencieux, de ces discours possibles.
Personnages et situations po€tiques La po€sie, genre majeur et r€f€rence oblig€e, occupe une place pr€pond€rante dans le roman balzacien. Un dispositif sc€nographique d€termine les choix de l’œuvre. Le titre m‡me de La 6
J.M.G. Le Cl€zio, L’Extase mat‚rielle, 1967.
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Com€die humaine renvoie explicitement ˆ La Divine Com€die de Dante. Un v€ritable r€seau lexical appara•t : le personnage de B€atrix dans le roman €ponyme repr€sente ou retourne le mod„le po€tique ; la nouvelle des Proscrits met en sc„ne le po„te italien. Le romancier rend hommage ˆ son pr€d€cesseur, tout en utilisant parfois le mode de la parodie : B€atrix de Rochefide est imit€e par Mme Schontz, une • B€atrix d’occasion ‚. Ce retournement est le signe d’une adaptation des genres ant€rieurs ˆ une soci€t€ m€diocre et mercantile et d’une cr€ation d’un genre conforme ˆ un nouveau paysage litt€raire. Mais il arrive que la po€sie et le po„te soient restitu€s di€g€tiquement, dans leur noblesse d’origine. Il y a alors amalgame et invention d’un genre autre, source d’une l€gitimit€ retrouv€e. Lucien de Rubempr€ dans Illusions perdues est l’auteur malheureux d’un unique recueil Les Marguerites : il se convertit au journalisme tout en conservant la grŒce et la sensibilit€ du po„te. F€lix de Vandenesse n’€crit que des lettres, enflamm€es et po€tiques, ou il se contente de composer des bouquets symboliques, qui parlent le langage de l’amour et du d€sir. Les po„tes de la vie l’emportent sur les po„tes effectifs : c’est d’ailleurs un trait r€current dans l’œuvre balzacienne : le romancier est intarissable sur les artistes peintres ou musiciens, sur les ‡tres dot€s d’une nature po€tique mais il reste le plus souvent tr„s discret et m‡me silencieux sur les arcanes et les repr€sentants du g€nie litt€raire. Se taire ou dire par d€tour permet peut-‡tre de mieux exprimer l’essentiel Le portrait du po„te balzacien se d€cline donc autour de quelques termes tels que • la sensibilit€ ‚, • la f€minit€ ‚, • l’insouciance ‚, • la nonchalance ‚, • l’innocence ‚. Souvent ce po„te-lˆ permet au narrateur de marquer les limites de la di€g„se. A ce titre, les maisons respectives de la famille Cla•s dans La Recherche de l’Absolu ou de Monsieur Guillaume dans La Maison du chat-quipelote ne rencontrent pas l’assentiment du po…te. L’artiste fuit les lignes g‚om‚triques, ce qui est ordonn‚ et utile. Et, pourtant, il y a des arabesques qui ne sont pas ƒ utiles „ tout en ‚tant g‚om‚triques : elles ne font pas partie de la r‚flexion souvent men‚e par Balzac sur la po‚ticit‚ des formes. (Balzac emploie le mot ƒ po…te „ pour d‚signer l’artiste et le penseur qui cr‚ent et con‹oivent). En somme, le romancier tue le Po…te pour devenir romancier ; mieux, il en fait un personnage de roman. Une conception de la po‚sie se d‚gage de ces
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portraits et remarques anecdotiques : la po€sie r€side aussi bien dans les instants privil€gi€s de la passion amoureuse, dans le spectacle de la nature que dans le regard fi€vreux que le • po„te ‚ porte sur le monde. Rappelons seulement la po€sie qui €mane de la vall€e tourangelle lors de la rencontre de F€lix et de Blanche. Citons les pages peut-‡tre moins connues de B€atrix consacr‚es † la d‚claration d’amour de Calyste et † la r‚ponse de la marquise : ƒ En ce moment, elle ‚tait arriv‚e au faŒte d’un rocher, d’o• se voyait l’immense Oc‚an d’un c•t‚, la Bretagne de l’autre avec ses Œles d’or, ses tours f‚odales et ses bouquets d’ajonc. Jamais une femme ne fut sur un plus beau th‚•tre pour faire un si grand aveu. „7 Commentant ce moment exceptionnel, le narrateur €voque des po„tes illustres et embl€matiques : • Dante n’a jamais revu B€atrix. P€trarque n’a jamais poss€d€ sa Laure ‚.8 La po€sie, r€duite au silence, transmet pourtant toute sa puissance et son €clat ˆ la prose romanesque. Ainsi Balzac fait-il taire le po„te qui est en lui tout en lui r€servant un espace : l’ambigu•t€ d’un silence, ˆ la fois absence totale et pr€sence paroxystique, se joue ici.9 Cette reconversion ou alchimie conf„re-t-elle au roman un statut po€tique
Le statut po‚tique de l’œuvre romanesque Outre l’inclusion de personnages de po…tes et de moments de gr•ce po‚tique, le roman ‚tend le champ litt‚raire et explore les confins de l’‚criture romanesque et po‚tique. La po‚sie est ‚trangement le genre adul‚ qui conf…re l‚gitimit‚ † son auteur mais elle est dans le mˆme temps ce qui rebute le nouveau lectorat, celui peut-ˆtre qui fr‚quente assidŽment les cabinets de lecture. A ce titre, le narrateur du P…re Goriot pr‚vient l’‚ventuel d‚sint‚rˆt du narrataire qui risque de ƒ taxer d’exag‚ration „ et d’ƒaccuser de po‚sie „10 l’auteur. Un glissement s‚mantique s’op…re dans la mesure o• le po€tique correspond ici dans la terminologie de Balzac au romanesque qu’il fustige par ailleurs : † preuve le terme d’exag‚ration. Ce roman 7
H. de Balzac, B€atrix, tome II, p. 819. Op.cit., p. 820. 9 Nous reviendrons syst€matiquement sur les d€finitions, nuances et formes de silences dans les chapitres ult€rieurs. 10 Le P…re Goriot, tome III, p. 50. 8
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ressortit donc ˆ une nouvelle forme de litt€rature qui est proprement romanesque au sens moderne du terme, c’est-ˆ-dire ˆ la fois onirique et ancr€e dans le r€el. La po€sie, appartenant ici au paradigme du lyrisme et de l’invraisemblance, devient alors le pr€texte invoqu€ pour se d€tourner d’un €crit qui pr€cis€ment d€finit une autre • po€tique ‚ et, partant, un autre mod„le de repr€sentation et un autre type de r€ception. Dans Louis Lambert, † la faveur d’une esp…ce de pacte de lecture renouvel‚, le narrateur d‚limite aussi son champ d’intervention et de cr‚ation en se posant par opposition † la po‚sie : ƒ j’ai mieux aim‚ rendre compte de mes impressions plut•t que de faire une œuvre plus ou moins po‚tique „.11 La forme romanesque s’accommoderait mieux d’une restitution fragmentaire – plus conforme au surgissement des pens‚es et des actions dans la vie. Ainsi le narrateur de Louis Lambert tente-t-il de mettre en place une typologie g€n€rique approximative, qui d€finit le roman par ce qu’il n’est pas (un po„me) et, implicitement, par ce qu’il est (ˆ savoir un t€moignage partiellement autobiographique, en tout cas authentique, et restitu€ dans une relative continuit€ grŒce ˆ la r€manence de la forme €pistolaire). En somme, le narrateur du roman balzacien €vacue la dimension po€tique tout en cherchant ˆ conserver l’h€g€monie dans la situation d’€nonciation. En d’autres termes, le je d’une œuvre po‚tique appartient † la fois † l’‚nonc‚ et † l’‚nonciation tandis que l’embrayeur de la narration romanesque, quels que soient le statut du narrateur et les liens privil‚gi‚s qu’il entretient avec l’‚nonciation, rel…ve de l’‚nonc‚. Or, dans cette entreprise d’assimilation du narrataire avec un personnage (Le P…re Goriot) ou avec une facette du narrateur (Louis Lambert), le romancier joue sur les deux tableaux : il conserve les atouts d’un je – d‚tenteur d’un savoir extradi‚g‚tique, caution d’une sensibilit‚ et d’une sinc‚rit‚ hors de tout soup‹on – tout en appartenant de plain-pied † toutes les instances narratives, constitutives de l’‚nonc‚. Le romancier invente un roman qui n’est pas un recueil de po…mes et qui pourtant dispose de ses points d’ancrage et de sa force de conviction. 11
Louis Lambert, tome XI, p. 692.
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La Com€die humaine se distingue aussi de la po€sie lyrique en revendiquant la logique du discours philosophique. Mais le po„te est aussi on le sait, et ce dans un sens €largi, un penseur. Louis Lambert, Ma•tre Frenhofer ou Balthazar Cla•s ont l’apanage de la puissance de la cr€ation et du g€nie de l’invention. Le roman transforme ainsi ses renoncements en forces et ses silences en langage autre. Il englobe le po€tique, tout en s’en d€marquant, et tente de rivaliser avec la science en pratiquant largement l’exercice argumentatif. C’est ce que nous allons montrer maintenant.
L’essai dans le roman Le r‚cit romanesque se d‚finit donc par rapport † l’essai, d’inspiration philosophique, historique ou autobiographique. Il en sonne aussi le glas. Balzac ne s’adonne pas † ces genres, si ce n’est fugitivement, en ce qui concerne l’essai philosophique. Il r‚ins…re ses esquisses dans les romans (comme le Trait€ de la volont€ dans Louis Lambert par exemple). Il fait donc taire en lui cette veine-lˆ. Au XIXe si„cle, l’id€ologie positiviste et l’€clectisme des €crivains renforcent cette tendance. Le romancier peut sans vergogne s’afficher comme historien ou philosophe. Stendhal choisit de retracer un fait historique comme la conqu‡te de l’Italie et de restituer l’Œme de ce pays, successivement dans un essai tel que Rome, Naples et Florence (1817) et dans un roman, La Chartreuse de Parme. Balzac, en revanche, qui ne m„ne pas jusqu’au bout ses tentatives d’essayiste, ins„re dans la prose romanesque un discours didactique sur l’€pop€e napol€onienne ou, dans un tout autre registre, les vertus de l’alchimie ou de la m€decine. Il suffit de lire La Recherche de l’Absolu, Le Colonel Chabert ou Le M€decin de campagne pour s’en convaincre. Ainsi, au travers de textes appartenant ˆ des genres diff€rents, Stendhal restitue-t-il la quintessence de l’Italie, cette italianit€ que Balzac admire chez l’auteur de La Chartreuse de Parme. A l’‚cart des repr‚sentations st‚r‚otyp‚es et surann‚es, Stendhal d‚crit les conflits qui d‚chirent encore les diff‚rentes villes italiennes. Il n’a pas recours, comme Balzac, † des d‚veloppements digressifs d’ordre didactique, mais † quelques touches saisissantes, parfaitement int‚gr‚es dans la di‚g…se. Cette isotopie fait partie int‚grante d’un ‚crit romanesque qui
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se construit et d€finit son espace par rapport aux enjeux historiques et esth€tiques. Ailleurs, l’€laboration d’une €criture argumentative au sein de la narration donne lieu ˆ de nombreuses incursions m€tadiscursives. Les €crits, tant fictionnels que programmatiques, posent de fa‰on insistante la question des fronti„res du romanesque et du po€tique, du discursif et du m€tadiscursif, du cognitif et de l’esth€tique. Tributaires d’un r€seau axiologique coercitif, ils red€finissent pourtant un type de r€cit ˆ la fois coh€rent et novateur. A ce titre, la quasi totalit€ des romans de La Com€die humaine joue sur cette ambigu•t€ €nonciative ; le lecteur se trouve confront€ ˆ plusieurs instances narratoriales : un narrateur-personnage raconte l’histoire et un narrateur-auteur prend le relais et commente en g€n€ralisant l’anecdote rapport€e. Ainsi en estil des r€cits qui ins„rent des tirades argumentatives, dignes de figurer dans un essai, ou qui ont d€jˆ €t€ pr€sent€es dans une €bauche d’essai ou encore en tant qu’article de journal. Des consid€rations sur l’art interrompent la narration dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Gambara, Massimila Doni et Sarrasine, sans oublier plus tardivement Pierre Grassou et La Cousine Bette. Les m‡mes propos ont €t€ tenus ailleurs, dans les articles de La Silhouette de 1830 par exemple, ou encore dans les articles plus amers et plus vindicatifs de La Chronique de Paris (1836). Balzac est, ind‚niablement, comme l’‚crit J. Guichardet ƒ † la recherche de sa propre po‚tique du roman, brassant tous les genres r‚pertori‚s, les subvertissant et se frayant † l’occasion un chemin † travers les sentiers de la cr‚ation musicale et picturale dont il per‹oit les accords, les ‘correspondances’ avec la cr‚ation litt‚raire „12. Il est aussi † la conquˆte d’une identit‚ et d’une l‚gitimit‚. Il s’inscrit dans un champ litt‚raire qui le d‚finit et qu’il d‚finit par ses ‚crits mˆmes. Si le statut de l’essai († valeur historique ou † vis‚e sp‚culative) valorise en quelque sorte le roman et partant le romancier, s’il lui conf…re sans r‚serves la l‚gitimit‚ du penseur, il risque dans le mˆme temps de d‚pouiller le roman de sa dimension po‚tique et mˆme de remettre en cause son appartenance † quelque communaut‚ litt‚raire que ce soit. La position est donc † la fois 12
Jeannine Guichardet, • Le Chef-d’œuvre inconnu : Sphinx et Chim…re „, in De la palette ˆ l’€critoire, Joca Seria, 1997, p. 153.
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d€licate et paradoxale. Il s’agit de maintenir une tension entre ces tendances g€n€riques et ces formes d’approches du monde, tout en revendiquant la singularit€ de l’entreprise et le lyrisme de l’expression. Le roman balzacien cr€e ainsi un espace de repr€sentation qui lui est propre, il invente un genre et une €criture qui reposent sur des incertitudes et des contradictions. Les r€ajustements laissent fr€quemment perler le langage du silence. De surcro•t, le passage d’un texte ˆ l’autre, avec leurs statuts respectifs, posent la question de l’identit€ de la parole romanesque. M‡me si des changements €nonciatifs interviennent, il n’en reste pas moins que cette uniformit€ du sujet et du ton peut logiquement troubler un lecteur habitu€ aux classifications plus rigides. Or, c’est lˆ pr€cis€ment une des caract€ristiques de l’€criture balzacienne et une des innovations les plus flagrantes que le romancier ait apport€es. Il ne s’agit pas seulement d’un m€lange des genres et d’une bigarrure du style mais d’une volont€ d€termin€e de cr€er un type de r€cit hybride, susceptible d’accueillir les r€flexions th€oriques voire engag€es aussi bien que la narration de destins individuels et la repr€sentation imag€e d’une soci€t€ en mouvement. Il invente une forme romanesque et la po€tique aff€rente susceptibles de conf€rer une l€gitimit€ au roman. Pour ce faire, le texte se construit sur des ruptures, des absences qui inscrivent le roman dans la sc„ne litt€raire. Il est riche aussi de ce qu’il tait.
Jouer avec les silences et les dysfonctionnements Cette diversit‚ audacieuse se poursuit et s’amplifie au XXe si…cle ; elle devient mˆme le signe de la libert‚ du genre romanesque (ou de la fiction narrative), un trait sp‚cifique de cette ‚criture. Ainsi, l’insertion de d‚veloppements didactiques n’allant pas toujours de soi et posant des probl…mes de ƒ repl•trage „ (comme l’a ‚crit Julien Gracq † propos de B€atrix), un autre langage surgit, composite et in€dit, qui compte avec les absences et les silences. Dans la mesure oŠ l’€crivain ne peut concilier tous les discours qu’il r€unit dans le roman, il mise sur l’esth€tique des dysfonctionnements : ceux-ci deviennent une force dynamique au service du roman. Il tente de s’approprier l’€trange mais il omet aussi des pans entiers de l’Histoire ou des €tapes d€cisives de la d€monstration scientifique. Il a recours ˆ
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une €criture que l’on pourrait appeler • oxymorique ‚, faite de tensions et de contradictions, fond€e sur la m€moire et l’oubli. Le romanesque est tiss€ de ce non-dit. Balzac en use de m‡me avec les discours sur l’€conomie (dans Le M€decin de campagne) ou l’histoire (Les Chouans). Le roman est un genre qui renonce aux €tiquettes lisses pour suivre un parcours apparemment libre et fantaisiste. Il incarne lˆ encore la contradiction, misant ˆ la fois sur le voir et le penser. Le lecteur est €galement inform€ avec force d€tails de l’envers des affaires juridiques dans Le Recherche de l’Absolu, La Maison Nucingen ou C€sar Birotteau. L’ensemble de l’œuvre m€riterait ici d’‡tre cit€. Or, le lecteur-lu parfois s’impatiente et juge indigestes ces apports d’informations et de r‚flexions qui retardent † l’‚vidence le cours de la narration. N‚anmoins, aux yeux du lecteur-lectant, le retardent-ils vraiment ? N’en font-ils pas plut‹t partie, pr€cis€ment comme €cran ˆ la parole qui annonce ? Balzac justifie d’ailleurs ˆ maintes reprises le bienfond€ de ce type d’interruptions et gourmande son destinataire sur sa pr€cipitation. Le romancier donne lˆ en effet la mesure de ses exigences. Il se consid„re comme un po„te au sens large du terme, un penseur qui intervient, dans les d€bats de la soci€t€. Le roman ne l’€carte pas de ces enjeux : il est au contraire un d€tour qui dit mieux que les discours ordinaires • l’envers de l’histoire contemporaine ‚. Il n’en reste pas moins vrai que la jonction se fait parfois mal, que le texte narratif r€siste devant les intrusions : c’est lˆ le signe des risques que le romancier a encourus pour imaginer et cr€er une œuvre romanesque r€solument moderne. Tel est l’effet r€trospectif que produit son entreprise.
La crise du genre romanesque Au XXe si„cle, le romancier ne saurait pr€tendre ‡tre historien, juriste ou philosophe, encore moins savant scientifique, sans devenir un objet de ris€e pour ses contemporains. La s€paration des disciplines est pratiqu€e et admise par tous. Il ne renonce pas, cependant ˆ passer du roman ˆ l’essai ou au trait€, mais il aborde des sujets ponctuels et t€nus, produisant alors des textes d’un genre indistinct souvent appel€s • r€cits ‚. Pascal Quignard avec La Le‡on
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de musique, Le Nom sur le bout de la langue ou encore Les Petits Trait€s traite de sujets tels que la voix apr„s la mue, le rapport ˆ la langue ou la force €vocatrice du silence. Ainsi l’€crivain accompagnet-il ses textes fictionnels de commentaires, louvoie-t-il entre les genres. Dans une optique l€g„rement diff€rente, Le Sentiment de la langue de Richard Millet par exemple dit, sur un autre registre, – celui des instantan€s baptis€s • m€lange ‚ – ce qui €merge de ses r€cits (L’Ang‚lus, L’Ecrivain Sirieix et La Chambre d’ivoire). Ainsi, le rapport ˆ la peinture ou ˆ la photographie ne vient pas ancrer la description dans l’univers de r€f€rence mais au contraire accentuer l’ambigu•t€. Au d€but du Marin de Gibraltar, il est question d’une visite au Mus€e Saint-Marc : • L’Ange ‚ de l’Annonciation entre dans la fiction, par le biais d’une ressemblance physique avec un personnage, qui ne fait pas encore partie de la fiction. Le processus de la fiction est inverse au cheminement balzacien : un personnage n’est pas d‚crit par rapport † une r‚f‚rence-r‚miniscence picturale. C’est un tableau qui fait surgir dans la fiction un personnage encore inconnu. Mais, plus loin, dans Le Marin, l’œuvre d’art joue son r•le habituel de point de rep…re et de comparaison entre la femme et la toile : ƒ L’autre face du visage n’existe pas... ; c’‚tait une œuvre d’art „.13 Le personnage fictif s’efface au profit de l’€vocation artistique, alors que pr€cis€ment la toile €tait rel€gu€e au second plan par le surgissement de l’image. Il y a donc toujours quelque chose comme un renoncement dans l’€criture durassienne, une €criture en creux. L’histoire se construit ˆ partir d’un clich€ manquant, et plus g€n€ralement ˆ partir du sentiment de la perte. Ce qui reste du roman au XXe si„cle, c’est sa quintessence : ses œuvres sont €id€tiquement romanesques. Le romanesque se d€cline sur deux registres ; le glissement d’un type de repr€sentation ˆ l’autre (le texte, la toile) ou, au contraire, l’int€gration de l’un dans l’autre. A une technique balzacienne de la juxtaposition et de la fusion oxymorique succ„de celle de la superposition ou de la quasi suppression des objets repr€sent€s. Mais, ce qui s€pare in€luctablement le litt€raire du pictural, ce sont les r€ceptions distinctes dont ils sont l’objet. G. Genette montre, ˆ cet €gard, comment le tableau est œuvre unique, non reproductible et soumise ˆ un r€gime • autographique ‚ ; tandis que le texte litt€raire
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M. Duras, Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952, p. 44.
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s’inscrit dans une logique • allographique ‚.14 C’est ainsi que l’immanence est d€pass€e par les diverses manifestations, recueillies par le public, qui constituent une transcendance. S’instaure alors ƒ une relation esth‚tique „ entre l’œuvre et le r‚cepteur, r‚sultat d’une intention de la part de l’auteur et d’une attention ‚manant du destinataire. Ce sont l† les aspects illocutoires et les effets perlocutoires combin‚s, au sein des textes. ƒ Th‚orie compr‚hensive de l’œuvre d’art „, elle la d‚signe † la fois comme ƒ objet „ et comme ƒaction „ : c’est ainsi que le critique, s’adonnant † une lecture r‚trospective de ses travaux, r‚sume les derniers volumes publi‚s.15 Ce qui est ˆ l’œuvre dans les r€cits romanesques, c’est donc, quel que soit le protocole citationnel, le transfert d’une œuvre d’art unique dans un texte, susceptible d’‡tre reproduit ˆ de multiples exemplaires. Plus que de l’utilisation d’un mod„le, il s’agit lˆ d’un intrus dans le substrat romanesque et de la • narrativisation ‚ des r€f€rences picturales. Sur le plan de l’esth€tique et de la restitution des mod„les, les r€cits de Marguerite Duras et de Pascal Quignard maintiennent la contradiction : ils s’inspirent d’une photographie ou d’un personnage venu d’ailleurs, mais ils d€font la construction au moment oŠ elle se met en place. Ils d€tournent le portrait de son objet premier ou agencent les traits dans un ordre fantaisiste ou encore effacent une page d’un mot. Si, ˆ premi„re vue, la photographie de Tatiana et de Lol dans Le Ravissement de Lol V. Stein tient lieu de simple pr€texte ˆ une rencontre, elle devient le moyen de mesurer l’€cart entre le pass€ et le pr€sent et favorise la douloureuse remont€e dans la temps. Plus nettement encore, elle d€clenche la narration dans L’Amant et ce d„s l’incipit, l’explosion du d€sir et de la passion, sur fond de mort. Dans le texte de Pascal Quignard, La Le‡on de musique, la photographie de Marin Marais joue encore son r‹le de source d’inspiration : • le visage que j’ai sous les yeux est jaune, vaste, lointain, gras et comme confondu dans l’espace qui l’entoure ‚.16 G‚n‚rateur de l’‚criture, le document est paradoxalement ƒ lointain „ et confus. Le visage cache plus qu’il ne r‚v…le ; il est espace avant d’ˆtre unit‚. A l’ind‚cision des contours s’ajoute celle des limites du texte : le personnage flotte, 14
G. Genette, L’Œuvre de l’art 1, Seuil, 1994. Figures IV, Seuil, 1999, p. 43. 16 Pascal Quignard, La Le‡on de musique, Hachette, p. 8. 15
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incertain, du roman du Salon de Wurtemberg au sc€nario Tous les matins du monde, sans compter cette biographie €voqu€e dans le texte, €tablie par Ervrard Titon du Tillet. Le lecteur (spectateur) suit ce trajet complexe et fluctuant : le musicien se dessine progressivement, d’un r€cit ˆ l’autre ; il sort lentement de • l’espace qui l’entoure ‚ et se d€finit surtout par ce qu’il ne l’est pas. La voix perdue d’apr„s la mue, la femme morte et retrouv€e, fugace, dans les notes de la viole de gambe. La technique du • portrait ‚ rejoint donc le th„me lancinant de ces livres : dire et se taire, perdre en cherchant ˆ retrouver. On sait par ailleurs que Pascal Quignard a €crit ensuite un recueil de trait€s intitul€ La Haine de la musique, publi€ en 1996. Je n’arriverai pas † savoir † quel moment la musique s’est d‚tach‚e de moi. Toute chose sonore soudain, un beau matin m’a laiss‚ le cœur sans goŽt. (...) A peine avais-je ouvert une partition, le melos ne sonnait plus, ou s’amenuisait, ou je le reconnaissais comme toujours semblable ˆ un autre, la lassitude naissait. Lire des livres €crits persistait dans toute son avidit€, son rythme, sa carence au fond de moi, mais point le d€sir d’aucun chant.17
L’aveu de ce d‚tachement se lisait d‚j† dans le visage d‚fait du musicien. Seul compte et a compt‚ pour le ƒ romancier „ et auteur de trait‚s la mise en texte de la voix, de l’instrument, de celui qui chante et joue. Les mots pour le dire. L’engouement pour la viole de gambe ou la voix des s‚minaristes ou au contraire le d‚sint‚rˆt ; la haine importe peu, somme toute. L’‚criture narrative se nourrit de l’un et de l’autre. Elle est tour † tour identification ou n‚gation. L’amour de la musique se mue en haine car la m‚lodie gŒt au creux du silence, † l’ombre des mots. On voit l† une pratique du mod…le, paradoxale et f‚conde, repr‚sentative de l’‚volution du roman en cette fin de XXe si…cle. Le cin‚ma peut aussi jouer ce r•le ambigu : il est le d‚clencheur du texte de prose mais il en est aussi le contre-point. Marguerite Duras ‚crit † ce sujet : ƒ Pendant quelques ann‚es, le film est rest‚ pour moi la seule narration de l’histoire „.18 Le reliquat des s€quences filmiques dans le texte litt€raire est ind€niable. Le lecteur y per‰oit la trace de sc€narios futurs : la pr€dominance des dialogues, la juxtaposition des s€quences, leurs changements abrupts ainsi que les 17 18
La Haine de la musique, Calmann-L€vy, 1996, pp. 298-299. M. Duras, La Pluie d’‚t‚, P.O.L., 1990, p. 153 (€pilogue).
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silences intercal€s renvoient ˆ cet hypotexte tenace. Textepalimpseste, L’Amant de la Chine du Nord s’‚crit sur la page noircie. C’est aussi ce regard qui envahit l’‚criture, parfois insolite : ƒ La m…re est rest‚e seule. Elle est ‚blouie, elle est ‚pouvant‚e, elle pleure. Puis elle crie. Elle rappelle Ernesto. Ernesto revient et la regarde pleurer en silence „.19 Tout est donn€ ˆ voir avant d’‡tre donn€ ˆ lire. L’image filmique est lˆ, pr€sente, omnipr€sente peut-‡tre ; elle est imprim€e dans le r€cit. Elle fait passer le lecteur du lisible au visible, et inversement. Le texte comme spectacle • €blouit ‚. Le personnage • regarde ‚ au lieu d’entendre pleurer sa m„re. Quant ˆ L’Amant, il a ‚t‚ ‚crit † partir de l’observation d’une photographie (portrait de l’auteur † quinze ans, en Indochine). Les premi…res lignes du texte r‚v…lent ce lien intime entre l’image et l’‚criture : ƒ Je pense souvent † cette image que je suis seule † voir encore et dont je n’ai jamais parl‚. Elle est toujours l† dans ce mˆme silence, ‚merveillante. C’est entre toutes celle qui me plaŒt † moimˆme, celle o• je me reconnais, o• je m’enchante „. L’enfant, l’adolescente, illumin‚e par l’amour et le d‚sir. Le livre va divulguer le secret, d‚voiler ce qui fait ƒ encore „ partie de l’intimit‚ de l’‚crivain. Il reproduit ce qui est, comme le tableau ou presque, objet unique. Il n’y a plus rivalit‚, comme dans Le Marin, entre ces deux formes de perception du r€el, mais bien intrication. Les textes ne font jamais rien d’autre que parler autour : ce sont en quelque sorte des m€tatextes d€clench€s par un acte qui reste aux confins du dicible. Plus €trange encore est le cas de la photographie du Chinois, qui n’aurait jamais exist€ et qui, pourtant, aurait suscit€ le r€cit r€trospectif de L’Amant. C’est alors l’image absente qui enclenche le geste d’‚crire. Ce princeps suppos‚ r‚el est un point vide † partir duquel se forme le fictif. Il invente et construit quelque chose avec le silence. L’œuvre est destin‚e † habiter ce silence : c’est l† sans doute sa fonction essentielle. Les mod…les (photographiques, cin‚matographiques ou picturaux) s’inscrivent donc en creux dans l’œuvre litt‚raire. Ils organisent le silence de l’‚criture romanesque. Ils fonctionnent aussi comme r‚f‚rence † une norme, ‚valuation d’un ‚cart ; ils supposent la mise en place d’un syst…me axiologique interne. Les codes varient 19
Op. cit., pp. 96-97.
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d’un si„cle ˆ l’autre, d’un romancier ˆ l’autre. L’exigence de ressemblance s’att€nue, la v€n€ration des Ma•tres incontest€s faiblit aussi. La recherche de la confusion, de l’ind€cision semble parfois l’emporter aujourd’hui sur la nettet€ et la pr€cision quasi scientifiques des portraits balzaciens. La pr€sence indiscr„te du film dans le r€cit modifie €galement l’€criture et la vision. Ainsi en est-il de l’imposante trilogie de Pascal Quignard : Le Salon de Wurtemberg (roman, 1986), La Le‡on de musique (essai, 1987), Tous les matins du monde (film, 1991). Un d€tail du roman sert de support ˆ une mise au point de l’essai qui suscite une nouvelle cr€ation artistique. Quelques lignes du roman, Le Salon de Wurtemberg : • J’aimais les œuvres du XVIIe ou au d€but du XVIIIe. [...] Je ne me souciais plus que de musique baroque. Je devenais un grand violiste ‚. Et, plus loin : • Qui est-ce ? demandait-on sur mon passage ? C’est le nouveau Sainte-Colombe. Vous ne le reconnaissez pas. C’est le nouveau Marin Marais ‚20 vont donner lieu ˆ deux textes enti„rement consacr€s ˆ ces musiciens (sous la forme d’un essai biographique romanc€ La Le‡on de musique et un sc€nario de film Tous les matins du monde). Fluctuations des genres, incertitude du style, interf€rence des textes. Le lecteur per‰oit dans cette trilogie une œuvre romanesque, qui peint un personnage, qui restitue la m€lodie d’une voix et d’un instrument et qui pose la question des limites du texte. Tous les matins du monde ˆ la fois r€cit et film, est empreint de cette ambivalence not€e dans La Pluie d’‚t‚ ou L’Amant de la Chine du Nord de Duras. Or le texte de Pascal Quignard joue sur la voix plut‹t que sur le regard. La restitution de la voix passe par un objet, l’instrument de musique. Monsieur de Sainte-Colombe est en effet un violiste qui retrouve sur sa viole l’€cho du pass€, l’image de sa femme morte. Cependant, • tous les matins du monde sont sans retour. ‚21 Pour €voquer le souvenir de son €pouse, le musicien suit une esp„ce de rite. Il €merge d’une esp„ce de torpeur silencieuse pour installer • pr„s de la lucarne, oŠ l’on voyait la lune blanche, la table ˆ €crire. ‚22 Et lˆ, en compagnie de Marie-Madeleine, il joue accompagn€ de son disciple la m€lodie la plus suave et la plus triste 20
Pascal Quignard, Le Salon de Wurtemberg, Gallimard, 1986, p. 180. Tous les matins du monde, Gallimard, 1991, p. 124. 22 Op.cit., p. 134. 21
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qui soit : • Ils regard„rent, referm„rent le livre, s’assirent, s’accord„rent ‚.23 La sc„ne finale du roman est d€jˆ une s€quence filmique ; le regard, la solitude de la nuit, la puret€ de la musique constituent un clich€, au double sens du terme. • La lumi„re devenue jaune ‚24 conf„re m‡me ˆ ces pages la majest€ d’un tableau. Il s’agit donc moins dans ce texte de mod„les €ventuels qui viendraient €clairer et inspirer le r€cit qu’une technique artistique (la prise de vues) qui orienterait l’€criture romanesque. M‡me la voix se fait regard. Quant au roman, il devient lui-m‡me l’hypotexte du sc€nario futur : c’est lˆ encore une relation intertextuelle, mais dans laquelle le roman inspire le sc€nario tout en €tant guid€ par une pr€sence tut€laire sinon coercitive. Ces questions de classification et de d€signation posent n€cessairement l’existence d’un mod„le, la pr€sence d’un syst„me axiologique structurant. Sch€ma canonique du roman balzacien (radicalis€ pour la circonstance), textes st€r€otyp€s des ann€es 50 (la production de Jean Ricardou €rig€e en parangon du Nouveau Roman), le mod„le est fig€ ˆ dessein pour ‡tre mieux d€tourn€ et dynamis€. De surcro•t, le passage oblig€ par l’imitation ou le rejet d’un type existant d€placent la question du rapport au r€el. Le roman compose avec le pass€, faisant silence, haussant la voix, trouvant sa tonalit€ singuli„re. L’€crivain €crit sous contr‹le et voit le r€el ˆ travers l’€cran de ses repr€sentations et de celles de ses devanciers. Il en va de m‡me pour le mod„le g€n€rique : la po€sie au XIXe si„cle, le roman au XXe si„cle. Le discours critique alimente la sc€nographie qui oriente voire organise l’€criture ˆ venir : la sc„ne institu€e par le discours est donc €volutive. Nous avons vu l’usage qu’en faisaient les auteurs de cette p€riode : Balzac n’€crit pas de po€sie malgr€ l’aura dont le genre dispose, mais il int„gre dans l’€criture romanesque les voix des po„tes et les isotopies de la po€sie. Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute rejettent dans un premier temps le mod„le balzacien tout en conservant toutefois les €l€ments pertinents du r€cit : les personnages – d€barrass€s de leurs oripeaux psychologiques devenus caducs –, l’histoire – m‡me si elle est €pur€e et redistribu€e autrement – et l’autor€flexion, figurant au cœur de la narration. Quant au roman 23 24
Op.cit., p. 135. Ibidem.
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contemporain25, si tant est que l’on puisse user d’un terme g‚n‚rique pour une production aussi vaste et aussi diverse, il se situe encore par rapport † ce double rejet tout en se r‚servant le droit d’imiter partiellement l’un ou l’autre. Ces d‚marches sont ‚galement tributaires des attentes du public, lui aussi impliqu‚ par les discours institutionnels tenus sur les valeurs litt‚raires. Ainsi les genres ont-ils partie li‚e avec ces repr‚sentations qui conditionnent l’‚criture et la lecture et que Dominique Maingueneau appelle ƒ la sc‚nographie „. M. Bakhtine montre l’absolue n‚cessit‚ des genres dans le cadre des discours ordinaires : ƒ Si les genres du discours n’existaient pas et si nous n’en n’avions pas la maŒtrise ; et qu’il nous faille les cr‚er pour la premi…re fois dans le processus de la parole, qu’il nous faille construire chacun de nos ‚nonc‚s, l’‚change verbal serait impossible „.26 Plus ritualis€s encore dans le champ litt€raire, les genres font partie int€grante de l’€nonciation orale ou €crite ; leur pr€sence organisatrice modifie le rapport de l’€crivain et du lecteur au r€el. Le romancier €crit ˆ travers un double €cran : les codes €nonciatifs et g€n€riques, leurs effets mod€lisants ainsi que les oublis volontaires. Ainsi la po€sie et l’essai, en tant que genres canoniques et reconnus, formes d’€criture sp€cifiques, sont-ils €cart€s, d€plac€s ou r€€crits. La situation de la fiction narrative contemporaine repose quant ˆ elle sur une destruction syst€matique du roman dit traditionnel et d’une recomposition du paysage litt€raire. Il est possible de relire Balzac, et dans son sillage, les romanciers qui lui ont succ€d€, non pas en tant qu’illustrations de • romans r€alistes ‚ et historiques ou expression d’une fracture sociale, mais comme r€organisation du champ g€n€rique et esth€tique, par renoncements et silences successifs et actifs. En somme, la question du genre, apparemment simple classification d€su„te et d€risoire, touche aux limites m‡mes de l’espace litt€raire. Les fronti„res, fragilis€es, s’ouvrent sur un silence qui risque cette fois encore d’‡tre d€finitif.
25 26
Celui-ci fera l’objet d’une €tude sp€cifique dans les chapitres ult€rieurs. Mikha•l Bakhtine, Esth€tique de la cr€ation verbale, Gallimard, 1984, p. 285.
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Que reste-t-il du genre romanesque aujourd’hui? La litt€rature de la seconde moiti€ du vingti„me si„cle est ˆ l’€vidence pr€occup€e par sa propre extinction, par le silence qui pr€c„de le texte et le menace, le mouvement. Le silence ici est diff€rent : il est conjoncturel, r€p€titif, li€ ˆ la d€sagr€gation du statut social de l’artiste, ˆ moins qu’il ne s’agisse d’un vacarme que chacun s’ing€nierait ˆ faire cesser. Chez l’€crivain se manifeste une conscience aigu• de sa marginalit€, voire de son inutilit€. • On sait [...] comment la litt€rature s’est voulue, s’est faite interrogation, €branlement, constatation du propos narratif ‚.27 Tout en effet para•t avoir d€jˆ €t€ dit : le roman et sa cohorte de personnages typiques et de situations us€es ne fait plus recette depuis longtemps. Les trouvailles les plus ing€nieuses ont des allures de poncifs. Pire, l’insertion des probl„mes que pose le roman, au sein de la fiction, est devenue courante : le m€tadiscours ne surprend plus le lecteur et il passe pour un discours ordinaire, appartenant de droit au texte narratif. Parall„lement, une entreprise de d€construction syst€matique men€e par les philosophes a envahi le domaine esth€tique et litt€raire. Apr„s l’existentialisme, les analyses de Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Jean-Fran‰ois Lyotard ont €radiqu€ les valeurs sur lesquelles reposaient la conception de l’homme et sa repr€sentation. Un vent de suspicion a parcouru et parcourt le roman, mode d’expression privil€gi€ aujourd’hui. Il est banal de constater cette crise des valeurs tant €thiques que politiques, et ses r€percussions sur le monde esth€tique. Serge Doubrovski s’interroge : faut-il consid€rer la litt€rature comme une forme de l’humain ou comme une absence de l’homme ? Un regard nouveau sur le langage accompagne en outre ces changements, avec le d€veloppement de la linguistique, depuis cinquante ans. Aragon, dans Blanche ou l’oubli, • machine ˆ interroger la fonction romanesque ‚, selon Sollers, met en sc„ne un personnage embl€matique de linguiste-€crivain. De nombreux textes narratifs, sans aller aussi loin dans l’usage du m€tadiscours et la repr€sentation de la crise du langage, se font toutefois l’€cho de ces interrogations. Le recours aux autres textes envahit la prose romanesque. Le roman d’Aragon de 1967 pr€sente les personnages f€minins et les situations narratives, en citant abondamment 27
G€rard Genette, Figures II, Seuil, 1969, p. 49.
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L’Education sentimentale. Il n’y a pas † proprement parler un portrait ‚crit † travers le prisme d’un mod…le pictural mais une sorte de r‚f‚rence permanente et parfois latente au roman de Flaubert. Cent ans plus tard, Aragon produit un texte-palimpseste qui s’interroge sans cesse sur son discours et le statut de ce discours. Blanche ou l’oubli r‚sulte d’une sorte de m‚tissage entre le roman et le m‚tadiscours qui le commente et le fonde. Il permet donc de reconnaŒtre certains traits r‚currents de l’‚criture romanesque : l’autor‚flexion syst‚matique, le recours fr‚quent aux intertextes, le m‚lange des genres et des registres ‚nonciatifs, la pratique de l’effacement et du renoncement, la prise en compte de l’effet produit. Aragon pratique des mises au point it‚ratives : ƒ Ceci n’est pas un roman d’anticipation „.28 Pire encore, le narrateur s’€crie : • Je ne suis qu’un linguiste, et encore ; pas un romancier ‚.29 Par des effets complexes de mise en abyme, le texte brise l’illusion r€f€rentielle et, surtout, pose la question du statut de l’€criture romanesque : malgr€ les d€n€gations r€p€t€es, il s’agit bien d’un roman, mais dans lequel les histoires n’aboutissent pas, s’entrecroisent et se d€signent comme fictionnelles. Quant aux autres caract€ristiques du roman, elles peuvent toutes ‡tre illustr€es par cette glose constante du roman flaubertien, raviv€, effac€, r€€crit ; et en particulier du personnage de Rosanette qui fonctionne comme embl„me et m€moire. Sa pr€sence permet l’ellipse de descriptions ; elle fait d’ailleurs l’objet d’une pr€sentation chronologique originale et elle devient ˆ son tour un personnage du roman d’Aragon. Le recours ˆ L’Education sentimentale ouvre d’autres perspectives : ainsi le commentaire du c‚l…bre avant-dernier chapitre donne-t-il lieu † une r‚flexion g‚n‚rale sur le roman : ƒ Tous les romans du monde, au bout du compte, ceux qui les ont ‚crits, n’avaient-ils pas une diff‚rente histoire † dire, qui a pris ces traits pour les autres ? „30 Cette interrogation pose le probl„me de l’identit€ du genre romanesque. La fiction serait l’autre d’un texte non-dit. Le lecteur a parfois l’impression, confuse mais r€surgente, et ce pour bien des romans, que le livre qu’il a sous les yeux n’est que le double, l’ombre ou l’€pigone de celui qui e‘t d‘ ou e‘t pu ‡tre €crit, et qui finalement le porte.
28
Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, Folio, 1967, p. 14. Op. cit., p. 219. 30 Op.cit., pp. 77-78. 29
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L’€criture romanesque se d€clinerait selon ce triple paradigme : ce qui est €crit, ce qui est rappel€, ce qui est oubli€. Le discours, la m€moire et le non-dit. Et le silence ? Il est double dans le roman, dans ce voile qui recouvre le pass€ et le retient d’advenir dans l’€criture et aussi dans les mots €crits parce que non prononc€s : peut-‡tre que quelqu’un d’autre n’aurait pas €prouv€ comme moi l’€tranget€ de ce silence. Plus silencieux, profond€ment, de ce que les mots €crits ont une r€alit€ particuli„re : les mots pens€s, eux, quand on les prononce vraiment souvent, ne sont plus tout ˆ fait les mots pens€s, passant au bruit des l„vres.31
Blanche ou l’oubli est un titre qui dit cette absence fondatrice et n€cessaire. Tout se passe comme si le roman, dans les limites historiques que nous avons circonscrites, – et de fa‰on plus marqu€e au vingti„me si„cle –, n’osait s’afficher que pour mieux dire son retrait, adoptant la typographie du pointill€ et restant dans le domaine du possible plus que de l’advenu. En somme, la litt€rature, depuis les ann€es 40, r€percute une crise profonde des valeurs id€ologiques et le vacillement des modalit€s du r€cit et des choix linguistiques. On assiste moins ˆ une crise du roman (en tant que genre) qu’ˆ une remise en cause compl„te des modes de la repr€sentation dans l’€criture romanesque. G€rard Genette, en 1969, analyse la situation en ces termes : Tout se passe ici comme si la litt€rature avait €puis€ ou d€bord€ les ressources de son mode repr€sentatif, et voulait se replier sur le murmure ind€fini de son propre discours. Peut-‡tre le roman, apr„s la po€sie, va-t-il sortir d€finitivement de l’Œge de la repr€sentation. Peut-‡tre le r€cit [...] est-il d€jˆ pour nous, [...], une chose du pass€, qu’il faut nous h•ter de consid‚rer dans son retrait, avant qu’elle n’ait compl…tement d‚sert‚ notre horizon.32
Cependant, la litt‚rature romanesque fait toujours preuve d’un dynamisme exceptionnel : romans et r‚cits modifient certes les modes de repr‚sentation, sans renoncer † la volont‚ de la repr‚sentation. Deux solutions semblent dominer la production de cette seconde 31 32
Op. cit., p. 361. Op. cit., pp. 68-69.
Le roman d’un po…te – l’essai dans la fiction
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moiti€ du si„cle. L’€criture, contamin€e par la d€stabilisation des rep„res habituels, transforme le discours sur l’acte d’€crire et les modes de repr€sentation encore viables en mati„re narrative. Nous reviendrons sur cette tendance, largement illustr€e par des romanciers aussi diff€rents que Louis Aragon et Marguerite Duras. Autre voie : le roman devient le d€positaire de valeurs r€volues, d’histoires en partie oubli€es ; il tient lieu de m€moire collective. C’est ainsi que coexistent des textes repli€s sur une interrogation inqui„te, autobiographiques et autor€f€rentiels ; et d’autres qui revalorisent le message historique, ravivant des souvenirs parfois ensevelis (Elie Wiesel, Milan Kundera). D’autres enfin, hybrides m‡lent ces types de discours.33 En cons€quence, il semble possible de voir le renouvellement du genre romanesque dans l’inclusion de tout ce qui para•t vouloir le nier : la d€rision de l’acte d’€crire, le statut de l’€crivain, les contradictions internes et externes, le rejet des valeurs €prouv€es. L’€criture romanesque repose sur un pari en forme de paradoxe : transformer toutes les forces adverses et d€l€t„res en fiction narrative. C’€tait d€jˆ, dans des contextes politiques et institutionnels diff€rents, bien avant la ph€nom€nologie et la conception husserlienne de la repr€sentation, le choix de Balzac dans La Com€die humaine. M‡me si ce sont les romans post€rieurs ˆ 1839 qui retracent avec le plus d’acuit€ les doutes de l’€crivain et les d€boires de la cr€ation romanesque, l’ensemble de l’€difice balzacien est parcouru par la hantise de son n€ant et la volont€ farouche d’en faire une force. L’utopie d’une appr€hension €id€tique du r€el subsiste apr„s 1842, date oŠ furent con‰us le projet et le titre de La Com€die humaine) ; la perception d’une conscience du sujet permettant seule l’affirmation de l’existence de l’objet narratif est €videmment plus tardive. Mais une sorte de g€nie de l’agencement narratif et du sens romanesque inspirent ˆ Balzac ce retournement de situation : ce qui €chappe ˆ la prise et la sensation d’€chec qui accompagne ces gestes manqu€s sont int€gr€s dans le r€cit. Une intuition des d€tours susceptibles d’enrayer les d€faillances li€es ˆ l’acte d’€crire conduit le romancier ˆ poser les jalons du roman moderne. Aujourd’hui, plus que jamais, la faillite du langage et la d€rive des codes habituels contraignent les €crivains ˆ
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Nous traitons, dans cette €tude, essentiellement du premier type ici d€sign€.
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chercher leur salut dans la destruction m‡me, f‘t-elle provisoire et finalement f€conde. Le silence est ˆ ce titre le nom qui recouvre toutes ces instances n€gatives que le romanesque vainc en les muant en ressort dramatique ou grŒce po€tique. Il repr€sente paradoxalement la seule parole romanesque qui puisse encore ‡tre tenue. C’est lˆ peut-‡tre dans l’acceptation du vide que r€side la chance la plus s€rieuse de survie de la litt€rature. L’oubli, l’absence et la mort s’inscrivent aussi sous la forme du [des] silence[s] dans les r€cits fictionnels. Or, comment donc l’€criture peut-elle exprimer ce qui la nie, ˆ savoir le silence ?
Chapitre III L’effacement du je et le retour du sujet Avant d’aborder les diff‚rentes formes de silence de fa‹on syst‚matique, il convient de souligner une autre zone d’ind‚cision, de dysfonctionnement dans les romans du XIXe et du XXe si…cles. La multiplication des points de vue et la circulation des savoirs dans le texte romanesque proc…de d’une strat‚gie narrative ‚labor‚e. Elle ne laisse pas pourtant de produire sur le lecteur des effets de brouillage et de m‚nager des espaces de doute. Ceux-ci ressortissent † un double mouvement de la cr‚ation litt‚raire : les r‚cits naissent † partir d’un vide qu’ils s’efforcent de combler ou au contraire de creuser.
Le brouillage des instances narratives Le traitement des pronoms est un des signes de ces tendances contradictoires : le je est vid€ de sa substance, il est promis ˆ une certaine vacuit€ ou il recouvre une multitude de facettes et de personnages. Le romancier du XIXe si„cle subit une pression id€ologique et, partant, • le syst„me axiologique du personnage romanesque semble plus flottant, soumis [...] ˆ des modulations perp€tuelles, souvent d’un paragraphe ˆ l’autre, d’un chapitre ˆ l’autre ‚. La voix qui dit je n’est pas univoque. Tant de param…tres interf…rent que le sens ne peut ˆtre d‚tenu par un seul. Balzac tente de conserver le pouvoir maximal par un recours fr‚quent au ƒ discours narrativis‚ „ ou au m‚tadiscours, mais le p•le narratif vacille pourtant. En particulier dans un roman tardif comme B€atrix (1839-45), il distribue l’omniscience entre plusieurs personnages tenant successivement lieu de narrateurs. Plusieurs cercles d’actants gravitent autour de Calyste et Sabine du Gu€nic, dupes et ignorants. En effet, Maxime de Trailles, le dandy le plus cynique de La Com€die humaine, doit, sur l’ordre de la duchesse de Grandlieu, r€tablir (‹ comble d’ironie) la paix des m€nages : il sait tout puisqu’il a lui-m‡me mis en place le stratag„me. Dans le dispositif narratif, il occupe donc
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momentan€ment la place du narrateur. Celui-ci a accept€ de partager le pouvoir et le savoir. Le comte de Trailles manipule La Palf€rine, ˆ demi dans la confidence, qui, ˆ son tour, se joue de la marquise de Rochefide, afin de la s€parer de Calyste. Ainsi, dans ce roman comme dans Le Cabinet des Antiques, le narrateur n’est pas l’unique porteparole ; il se sert d’interm€diaires clairvoyants. Les lieux d’oŠ l’on parle se multiplient, le r€cit se fractionne et le sens se recompose sous l’effet du fractionnement. C’est la dispersion des voix qui contribue aussi ˆ produire cette impression : il semble que le silence s’introduise dans les interstices du discours et dans l’espace cr€€ par l’h€sitation quant au choix du personnage d€tenteur du sens. Maxime, qui m„ne actions et paroles, s’exprime fr€quemment directement (ce qui est somme toute assez rare dans le roman balzacien) : • Dis ˆ la duchesse que Mme de Rochefide ne partira pas, et que dans quinze jours tout sera fini. Maintenant, d’Adjuda, ta main ? Ni toi, ni moi, nous n’avons jamais rien dit, rien su. Nous admirerons les hasards de la vie... ‚1 Dans B€atrix, le silence est ici un proc€d€ de circonstance, il est €rig€ en principe syst€matique dans l’Histoire des Treize : Vautrin par exemple est tenu au secret sur son identit€ pass€e et les origines de sa fortune ; son entourage €galement. C’est lˆ une loi du fonctionnement narratif, image d’une soci€t€ structur€e par des codes axiologiques pr€cis. Le silence ne repr€sente pas dans ces cas une zone de trouble inh€rente ˆ l’acte d’€crire ni le lieu d’un culte pour un €crivain soucieux de renouveler le discours et d’en faire taire les scories. Chez Balzac en l’occurrence, le silence est avant tout r€gi par les exigences de la narration, m‡me si le lecteur d€c„le aussi un espace de doute et d’invention, une €criture en lambeaux. Toujours est-il que, dans le roman qui nous occupe ici, la question est d’ordre structurel. Le narrateur en effet c„de plus ais€ment la parole aux intrigants qu’aux savants : ils sont sans aucun doute meilleurs strat„ges. C’est lˆ aussi un fait d’€poque : selon Balzac, la soci€t€ philipparde encourage les fripons et les cyniques plus qu’elle ne reconna•t les hommes de valeur, c’est-ˆ-dire (toujours selon Balzac) les nobles authentiques. Philippe Hamon analyse bien les r€percussions de ces changements sociaux et id€ologiques sur les enjeux textuels, dans l’œuvre de Zola en particulier. Quant au 1
H. de Balzac, B€atrix, p. 263.
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narrateur balzacien, il ne renonce pas compl„tement ˆ son r‹le : en effet, lorsque le comte de Trailles s’efface de la sc„ne apr„s avoir tout organis€ et s’en remet aux • hasards de la vie ‚, il postule de fait l’existence d’un ordonnateur supr‡me, le narrateur-auteur. Diderot avait d€jˆ montr€, dans Jacques le fataliste, ˆ quel point le • hasard ‚ et l’auteur €taient proches au point de se confondre. De surcro•t, le r‹le temporaire de narrateur est usurp€ par d’autres personnages du roman : Camille Maupin, par exemple, en tient lieu ; et ce, d„s la fin de la premi„re partie. C’est elle en effet qui d€cide du destin de Calyste du Gu€nic, lui l€guant sa fortune et lui trouvant une €pouse de son rang. Dans notre €tude de B€atrix, nous consid€rions le personnage de Camille comme une image du grand €crivain et son action sous l’angle de • la d€l€gation ‚.2 Nous aurions plut‹t tendance aujourd’hui ˆ y lire les signes patents d’une position narrative de premier plan : Camille Maupin alias F€licit€ des Touches occupe par intermittences la place du narrateur. Elle en a toutes les fonctions : elle anticipe sur les faits, distribue les cartes et influence les destin€es ; puis elle s’efface, laissant celui que l’on pourrait appeler un archinarrateur (par r€f€rence aux proc€d€s • coiffants ‚ de la linguistique, et en particulier de la phonologie) reprendre les fils de la narration. Autrement dit, ce personnage est une instance capable de g€rer plusieurs narrateurs. Ces changements et revirements dans le dispositif g€n€ral contribuent ˆ mettre en place un roman ˆ plusieurs voix. Le lecteur sait gr€ au romancier de multiplier ainsi les points de vue et les effets de surprise. Dans La Com€die humaine, on trouverait d’autres cas de d‚placements inattendus des instances narratives. Pour des raisons conjoncturelles en effet, les r‚cits ench•ss‚s pr‚sentent plusieurs narrateurs, † des niveaux di‚g‚tiques diff‚rents. Ainsi, dans L’Auberge rouge, donc d„s 1832, deux narrateurs intradi€g€tiques (celui du r€cit encadrant, le • bon Allemand ‚ et celui du r€cit encadr€, le prisonnier) se succ„dent. Retenons surtout le cas de Sarrasine qui met en abyme plusieurs r€cits : le narrateur propose ˆ la narrataire, qui n’est autre que la marquise de Rochefide, le r€cit du pass€ de la famille Lanty. Celle-ci compte en effet un €nigmatique vieillard auquel elle doit sa fortune : il s’agit de fait d’un musico, 2
B€atrix ou la logique des contraires, Champion, 1997, p. 169.
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castrat de renom, qui eut son heure de gloire sous les traits et le nom de la cantatrice Zambinella. Le narrateur d€vide lentement les fils de l’intrigue et avive la curiosit€ de son auditrice : esp€rant la s€duire par ses propos, il la glace au contraire de terreur et d’horreur, l’aventure s’arr‡tant lˆ. Toujours est-il que Balzac joue sur les ressources de ce type de r€cit et bouscule d€jˆ les rep„res stables de la narration. Le processus ressortit, dans ce cas, essentiellement ˆ un jeu narratif. Il devient, dans les romans plus tardifs, un fait largement significatif. La polyphonie du roman balzacien s’appuie donc sur les mouvements et oscillations des personnages de narrateurs, qui redoublent ou rivalisent avec le narrateur omniscient de ces r€cits non focalis€s. Celui-ci sait se taire pour mieux mettre en valeur son discours. Les vertus du silence, f‘t-il temporaire, apparaissent d€jˆ dans un type de roman peu €conome de lui-m‡me. Avec l’effacement du je ou son absence de r€f€rent pr€cis, elles sont exploit€es bien plus encore.
Un je €vanescent A l’‚vidence, un autre ‚crivain du XIXe si…cle ferait ressortir plus vivement encore le vacillement de la premi…re personne. Chez Nerval en effet, est mis en sc…ne un je qui d€signe de mani„re complexe et souvent ind€cidable l’auteur, le narrateur, le personnage. L’œuvre paradoxalement d€pourvue de sujet recourt au je de l’€nonciation comme instance grammaticale et comme principe d’organisation de la po€tique romanesque. Or ce je n’est pas celui du r‚cit autobiographique : il devient par l† mˆme prot‚iforme et recouvre, dans la Lettre-d€dicace ˆ Alexandre Dumas qui ouvre Les Filles du feu, le narrateur, le personnage du com€dien Brisacier, les r‹les qu’il incarne. L’it€ration du pronom est surtout la preuve de la recherche €perdue d’identit€. A force de trop en dire, il n’exprime que la perte infiniment reconduite de l’ips€it€. L’€criture, menac€e d’entropie, ne trouve son centre provisoire que dans ce je qui d€nonce sans cesse sa propre vacuit€. Elle n’advient qu’en disant l’€garement (ˆ la fois l’errance et la folie). Elle rompt faiblement le silence et s’€crit sur ce double mouvement de distance extr‡me et d’ad€quation retrouv€e.
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Le Moi s’invente dans la fiction : il n’est alors qu’un effet textuel, produit par l’exp€rience de l’autre. Ainsi, dans Aur€lia, le Moi ne se trouve qu’au prix d’un d€chirement. Jean-Pierre Richard distingue ˆ juste titre le • Je suis l’autre ‚ griffonn€ en marge du portrait (donn€ dans Aur€lia) du • Je est un autre ‚ de Rimbaud. • Le Je de Rimbaud est tout anim€ d’un mouvement de conqu‡te, il se dirige vers une libert€ sans bornes, celle qu’exprime l’article ind€fini un autre. [...] Ce je est un autre, il passe ˆ la troisi„me personne, et il vit ce passage comme une d€livrance, comme un av„nement ˆ la po€sie objective ‚.3 Nerval ne sort pas au contraire de l’expression de l’intime d€sarroi de l’‡tre. Le je reste alors le lieu d’un d‚chirement path‚tique, d’une attente que seule l’‚criture parvient † restituer. ƒ Ce n’est pas un autre, c’est l’autre, le trop connu, lui-mˆme „.4 Or, c’est l† peut-ˆtre une des caract‚ristiques de l’‚criture romanesque, r‚manente au XXe si…cle : le discours critique que l’on tient sur les errements du je et son inscription possible dans la fiction fait partie int€grante de la fiction m‡me, dans un r€cit comme celui du Bavard de Louis-Ren€ des For‡ts. Il faut donc attendre le vingti„me si„cle pour trouver non seulement une virtuosit€ narrative dans les multiples r€sonances du je, mais une ‚criture qui compose avec le silence de l’un et la recrudescence du discours de l’autre. Le cas du r‚cit autobiographique est ‚videmment r‚v‚lateur mˆme s’il renvoie plus explicitement † l’instance d’‚nonciation. Si l’on sait que le je du journal intime r€sulte aussi d’un simulacre et qu’il rev‡t plusieurs facettes, on comprendra ais€ment que le roman qui se pose comme fictionnel accentue le processus de distanciation, inh€rent ˆ l’emploi de la premi„re personne. • Le diariste est deux : il est celui qui agit et celui qui se regarde agir, et qui €crit ‚.5 Ainsi dans Le Bavard, l’utilisation des pronoms trahit-elle une v‚ritable ind‚cision quant † la caract‚risation de celui qui parle. A l’‚vidence, il y a h‚sitation sur l’identit‚ du je : • L’un est personnage et l’autre chronique, l’un est €crivant et l’autre €crit ‚. Le narrateur, dans le r€cit de Louis-Ren€ des For‡ts d€clare en 3
Jean-Pierre Richard, Po€sie et profondeur, Seuil, 1955, p. 61. Ibidem. 5 B€atrice Didier, Le Journal intime, P.U.F., 1976 ; r€€dit€ en 1991, p. 116. 4
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effet : • Il est vrai, comme je l’ai dit en commen‰ant, qu’on m’a souvent plaisant€ sur mon caract„re taciturne, puis on m’a plaint ‚.6 Le narrateur est ˆ la fois objet et sujet, dans la grammaire et dans l’histoire. La distance s’accro•t avec le recours ˆ la troisi„me personne : •cet homme ‚, • cet individu ‚.7 Il ne s’agit pas l† seulement d’un d‚doublement inh‚rent † tout projet d’inspiration autobiographique. C’est bel et bien une fiction qui s’organise autour de troubles de la personnalit‚, qui prend pour sujet de l’histoire cette ambition mˆme. Le bavard souffre, c’est une tautologie, d’un trop dire et d’un surcroŒt d’ˆtre puisqu’il est l’un et l’autre † la fois. Le discours s’av…re ˆtre une tentative pour masquer le silence, devenu insupportable. Cet inqui‚tant dispositif suit une logique in‚luctable de d‚stabilisation. En effet, les transformations ne s’arrˆtent pas l† : il devient aussi vous dans la suite du texte : • il serait plus exact de dire que, sit‹t le seuil franchi, vous percevez pendant un plus ou moins court laps de temps, un courant d’hostilit€ ˆ l’€gard de l’intrus que vous ‡tes encore ‚.8 La tournure impersonnelle qui introduit ces changements d’embrayeurs ne fait qu’accro•tre la distance, sans dissiper la confusion. Dans la litt€rature contemporaine, et d€jˆ dans le roman de 1947, rien n’est donn€ d’avance : l’‡tre ne se d€cline pas seulement selon un code appris ; tout est ˆ r€inventer. La possibilit€ du dire fictionnel est ˆ ce prix. A l’€vidence, celui qui dit je n’a pas de lieu puisqu’il n’a pas d’autre origine ni fin que celles que lui donne la m‚moire. Ce pronom n’a pas non plus de stabilit‚ r‚f‚rentielle. Pire encore, Louis-Ren‚ des Forˆts et Pascal Quignard, dans leurs commentaires critiques, n’accordent pas d’importance † cette d‚rive du langage. Le chercheur ne saurait b•tir un syst…me † partir de ce qui, somme toute, semble n’ˆtre que le fruit du hasard. N‚anmoins, faisons cr‚dit † l’‚crivain d’une intention av‚r‚e dans l’usage insolite des pronoms : on y lit le d‚sir de d‚stabiliser le lecteur, d’explorer les ressources de la syntaxe pour construire une fiction, de nier jusque dans le langage le bienfond‚ de l’acte d’‚crire, de repr‚senter all‚goriquement la situation apor‚tique dans laquelle se trouve un ‚crivain taciturne et bavard † la 6
Louis-Ren€ des For‡ts, Le Bavard, p. 18. Op. cit., pp. 11-12. 8 Op. cit., p. 24. 7
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fois, m‡me s’il n’y a pas superposition des deux destins. Maurice Blanchot a parfaitement analys€ l’€tonnante contradiction que repr€sente ce • je ‚ : Plus il nous convainc de sa r€alit€ (et de la r€alit€ des exp€riences path€tiques dont il nous fait confidence), plus il s’irr€alise ; plus il s’irr€alise, plus il se purifie et ainsi s’affirme selon le code d’authenticit€ qui lui est propre ; plus finalement il nous mystifie et plus dans cette mystification il nous rend ˆ nous-m‡mes et se livre ˆ nous qui sommes sans cr€dit pour porter sur ce qui se passe certains jugements de valeur ou d’existence.9
Par ces divers retournements du rapport fiction/r€alit€, le critique montre de fait la force de cette parole ˆ la fois surabondante et vide. Une fois le barrage lev€, le flot s’€coule sans effet ou presque puisque le discours n’a pas d’€cho : il €mane d’un je ˆ la d€rive et mal d€fini et s’adresse ˆ un personnage qui ne parvient jamais ˆ ‡tre un interlocuteur. La tentation est grande d’assimiler le lecteur ˆ cette auditrice indiff€rente qui ne comprend pas les mots m‡mes du bavardage. Lˆ encore la transposition doit inspirer quelques r€serves : le destinataire effectif du r€cit s’inscrit davantage dans la logique de l’€change... Et son mutisme s’interrompt parfois, avec un commentaire solitaire ou une lettre ˆ l’€crivain ou encore un article critique. Il n’en demeure pas moins que le discours produit des effets de r€el : il provoque le malaise et la sensation que quelque chose de vrai se joue lˆ, au sein m‡me de l’€nonc€ le plus factice qui soit. Le vertige du vide finit par avoir une authenticit€ qu’aucun aveu n’e‘t pu faire na•tre. Le lecteur est €branl€ par cette parole sans sujet ou presque et qu’il s’approprie.
Les multiples visages du je Dans la nouvelle de La Chambre des enfants, • Une m€moire d€mentielle ‚, il en va apparemment autrement puisque le r€cit est ˆ la troisi„me personne ; or, le narrateur absent de l’€nonc€ r€appara•t in extremis, montrant sans d€tours qu’il y a place pour un il et un je ˆ l’int€rieur d’un je apparemment uniforme ‚. La distance est ainsi abolie par ces derniers mots de la nouvelle : • Il connut les tourments 9
Maurice Blanchot, • La parole vaine ‚ in L’Amiti‚, Gallimard, 1971, p. 140.
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comiques du litt€rateur. Je suis ce litt€rateur. Je suis ce maniaque. Mais je fus peut-‡tre cet enfant-lˆ ‚.10 Regard r€trospectif et introspectif du narrateur-auteur, aveu ultime d’une possible €quation entre le je de l’‚criture et le il de la fiction. Au-delˆ des jeux et des d€tours de la narration que pratiquent les romanciers du XIXe et du XXe si„cles, surgit une interrogation sp€culaire de la litt€rature moderne qui cherche ˆ fixer l’identit€ de l’‡tre ˆ travers celle d’un personnage de papier. L’interf€rence des voix est peut-‡tre le signe d’un d€litement du genre : le genre reste le reflet de l’€tat de la soci€t€, de la pens€e, de l’individu ; mais plus encore, il ressortit ˆ une dimension ontologique de la litt€rature. Il en va ainsi, et de fa‰on plus path€tique encore, dans les romans durassiens. Aucune limite n’est assign€e ˆ cette d€liquescence de la personne. Le Nouveau Roman, on le sait, a fustig€ les constructions psychologiques, rejetant rageusement le mod„le romanesque balzacien. En marge de ce courant, Marguerite Duras passe toutefois, elle aussi, d’un roman de facture classique ou presque ˆ un r€cit €pur€, m€tamorphos€. De Moderato cantabile ou Un barrage contre le Pacifique ˆ L’Amant ou Le Vice-Consul, Duras renonce ˆ l’intrigue, au lyrisme, aux personnages €labor€s. Elle esquisse des silhouettes, dispose furtivement quelques €l€ments d’un drame qui se passe ailleurs ; elle laisse le silence envahir une prose d€jˆ €conome de ses effets. C’est ainsi qu’elle joue sur l’ind€cision des pr€noms : le m‡me est toujours d€jˆ l’autre. Dans La Pluie d’€t€ par exemple, • la m„re ‚ est aussi Natacha, Hanka ; d’autres, comme Emily, ont un nom r€duit ˆ une initiale. Le seul geste qui perdure, semble-t-il, est celui de la destruction : Le Navire Night est transpos€ ˆ partir du r€cit oral d’un certain J.M., puis €crit et tourn€ sur les d€bris du film. C€sar€e et Les Mains n€gatives ont €t€ cr€€s ˆ partir des plans non utilis€s du Navire Night, en 1979. La parole se rar€fie, l’espace s’amenuise tandis que progresse l’intensit€ dramatique. Quelques mots €gren€s sur la page, des bribes de phrases r€p€t€es et le silence omnipr€sent forment un texte insolite, path€tique, vibrant d’un d€sir d’amour et de mort. Et puis, il y eut, d„s 1965, Le Vice-Consul dont on retient l’appel d‚chir‚ et d‚risoire : ƒ c’est en lui qu’on a cri‚ 10
Louis-Ren€ des For‡ts, La Chambre des enfants, Gallimard, 1990, p. 131.
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sans voix ‚,11 affirme l’auteur dans un essai intitul‚ ‚crire. Souvent m‡me, les personnages, €vanescents, €chappent ˆ la prise ; l’€criture s’interrompt, se d€pla‰ant d’une ellipse ˆ une absence : dans ‚mily L., l’‚criture semble mˆme effacer les contours du personnage, de l’histoire. ƒ Ce que j’‚cris en ce moment, c’est quelque chose dans quoi elle serait incluse, perdue, quelque chose de beaucoup plus large peut-ˆtre... Mais elle, directement non, c’est fini... Je ne pourrais plus. „12 D’autres textes diraient encore cette perte qu’est avant tout l’‚criture. Et, pourtant, par del† ce vide presque absolu, s’‚laborent des r‚cits, des personnages qui font sens pour le lecteur. La Pluie d’‚t‚ est de ceux-lˆ : plus qu’ailleurs peut-‡tre se dessinent les contours presque lisibles d’une histoire, d’une famille.13 Ce sont des romans qui, certes, n’ont plus rien ˆ voir avec le roman balzacien. On retrouve cependant cette m‡me violence non plus de tout dire mais de dire le tout du d€sir, de l’amour, de la douleur. La m‡me force d’€crire l’absence habite ces textes comme celle de l’exc„s anime l’œuvre balzacienne. Et pourtant, au XIXe si„cle, les certitudes colorent le discours ; elles lui donnent son impulsion et son sens. En revanche, le roman du XXe si„cle s’€puise ˆ dire son ignorance, son impuissance, mais c’est dans • cette parole ext€nu€e ‚ qu’il trouve sa voix. Construite sur cette confusion du discours, l’€criture est toujours une forme d’attente. Quel est ce je qui dit je, quel est ce il ? A cette ind€cision de • la conscience narratrice ‚14 s’ajoute l’‚quivocit‚ du terme de ƒ voix „ : c’est aussi l’‚mission sonore qui caract‚rise le sujet parlant et que l’‚criture s’‚vertue parfois † retranscrire. Cette ambigu‡t‚ ‚nonciative due † une strat‚gie auctoriale (en particulier celle de L-R des Forˆts et de Pascal Quignard) trahit une aspiration † une restitution utopique. Le roman, aujourd’hui, a pris conscience de l’opacit‚ et de la gravit‚ des discours. Peut-ˆtre est-ce pour cela qu’il laisse d’autres voix, ‚trang…res et disparates, envahir son espace ? Tendu vers une quˆte 11
Marguerite Duras, ‚crire, Gallimard, 1993, p. 24. Emily L., Ed. de Minuit, 1990, p. 22. 13 Nous nous permettons de renvoyer ˆ nos deux articles consacr€s ˆ Marguerite Duras et publi€s respectivement dans Litt€rature, Presses de l’Universit‚ du Mirail, 1994 (ƒ Le Texte-palimpseste „) et chez Sedes in M€langes offerts ˆ Jacqueline L€viValensi, 1999. 14 L.-R. des For‡ts, Voies et d€tours de la fiction, Fata Morgana, 1985, p. 43. 12
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t€l€ologique, il d€passe les limites textuelles et fait entrer le lecteur dans le livre, comme le seul • personnage fictif ‚15 encore possible. Dans la mobilit€ du je ou son effacement, on percevra une des formes de silences consubstantiels ˆ l’€closion de l’œuvre dite moderne. Le renoncement au dire autobiographique, d’une part, et le brouillage des pronoms qui invalide la logique du sens, d’autre part, repr€sentent des zones de silence. Or, il s’agit lˆ d’un silence productif, celui qui permet de cr€er d’autres espaces, d’inventer d’autres formes discursives. Le sujet n’est pas €vinc€ mais il s’exprime par le recours ˆ un je vacillant et souvent d€tach€ de tout support biographique, dans le roman du XXe si„cle. A preuve les deux textes qui appellent la comparaison, La Chute d’Albert Camus et Le Bavard de Louis-Ren€ des For‡ts. En effet, dans les deux r€cits, la voix s’inscrit dans un pseudo-dialogue qui prend parfois l’allure d’un discours et qui tient lieu de narration. L’auteur du Bavard commente en ces termes son texte dans l’essai Voies et d€tours de la fiction : L’‚nergie angoiss‚e avec laquelle il emprunte le mouvement oratoire pour lutter contre le discours – doublant sa parole d’une autre parole qui l’entretient et sans cesse la r€fute – s’‚puise en ivresse agressive jusqu’† la plus radicale r‚cusation de soi : il y retrouve peut-ˆtre une pl‚nitude, mais c’est une pl‚nitude n‚gative.16
L’oxymore rend bien compte d’une dualit‚, per‹ue non comme une contradiction mais comme une tension f‚conde. L’‚criture – fond‚e elle-mˆme sur une parole inaudible – abrite un monologue sans limites qui s’adresse † un interlocuteur muet et incapable de comprendre le langage qui lui est tenu. Dans La Chute, c’est un avocat qui a, dans le r‚cit, une propension au bavardage. Lorsqu’il parle, il plaide ou s’accuse tour † tour, mettant finalement en cause un r‚cepteur silencieux. Ce ƒ monologue narratif [...], † travers la lecture d’un r‚cit, permet d’entendre une voix „. Celle-ci est dirig‚e vers un ƒ vous „ ambivalent. Comme l’‚crit Jacqueline L‚vi-Valensi, ƒ l’omnipr‚sence du ‘vous’ [...] incite et invite le lecteur † s’identifier † l’interlocuteur „. Et, plus loin : ƒ plus la pr‚sence du lecteur s’affirme, plus le lecteur est impliqu‚ dans le discours de 15 16
Op. cit., p. 45. Op. cit., p. 42.
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Clamence ‚.17 L’ambigu‡t‚ de l’embrayeur est entretenue, tout au long du r‚cit, par des apostrophes telles que ƒ cher Monsieur „ ou ƒ mon cher compatriote „. A l’instar du lecteur, ƒ cet ‚ternel aphasique „, le destinataire permet l’av…nement de la parole, de l’‚criture. Or, l’autre se r‚v…le ˆtre un avocat et la d‚couverte progressive d’une culpabilit‚ pourrait recommencer avec un autre orateur... Le bavard de L-R des Forˆts ne trouve pas le mˆme ‚cho chez son interlocutrice : il reste seul, comme emmur‚ dans ce discours qui ne le lib…re pas de son angoisse : il a toutefois besoin de ce regard, de cette pr‚sence pour continuer † prof‚rer des phrases parfois incoh‚rentes. Le mˆme sentiment de malaise et le mˆme d‚calage entre l’espoir du ƒ juge-p‚nitent „ dans la vertu th‚rapeutique de son discours et l’effet r‚ellement obtenu persiste chez Albert Camus. Il faudrait probablement ne jamais s’arrˆter de parler pour que perdure l’illusion d’une innocence retrouv‚e. Le personnage de L-R des Forˆts pr‚f…re se retirer dans la souffrance du silence. L’avocat, il est vrai, prononce des paroles qui ont l’allure d’un discours, au sens juridique du terme, un r‚quisitoire. Celui-ci ne devient que progressivement ƒ litt‚raire „ et il s’inscrit dans une narration parce que le paratexte et l’incipit le d‚signent comme tel et placent le lecteur dans une situation fictionnelle. Dans cette articulation d’un ƒ discours de l’‚crit „ et d’un ƒ discours du verbal „18, il y a une cr€ation stylistique dont la force dynamisante est incontestable. Une • relation dialogique ‚ s’instaure entre les formes discursives, entre l’œuvre et le r€cepteur r€el. Mikha•l Bakhtine parle dans ce cas d’•interf€rence textuelle ‚19. A vrai dire, c’est le lecteur r€el qui conf„re ˆ ces deux r€cits une instabilit€ chronique. La parole n’a que peu d’€cho, elle n’a donc ni assise ni l€gitimit€ : la voix amu•e vainc difficilement le silence. Dans cette perspective, D. Rabat€ €crit : Lire Le Bavard ou La Chute, c’est entrer dans un rapport qui se cherche. On pourrait dire que la voix narrative est toujours trop proche ou trop loin d’elle-mˆme. L’impossibilit‚ o• elle se trouve de constituer son auditoire, d’immobiliser donc des donn‚es stables, se traduit par la surench…re. [...] L’enjeu de ces textes et de leur valeur est † la mesure de l’anxi‚t‚ qu’ils suscitent et tentent † la fois de r‚sorber.20 17
Jacqueline L€vi-Valensi, Commentaire de La Chute, Gallimard, Folioth„que, 1996. Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence, Corti, 1985, p. 52. 19 Mikha•l Bakhtine, Probl…mes de la po€tique de DostoŠevski, Seuil, 1970. 20 Dominique Rabat€, Vers une litt‚rature de l’‚puisement, Corti, 1991, p. 33. 18
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Changement de registre discursif Autre manifestation des perturbations li€es au jeu de la communication : le changement incessant de registre discursif. Ainsi, dans La Chute, le passage d’une parole transpos‚e † un r‚cit de paroles, d’un discours direct † un discours r‚gi est-il incessant : ƒ Comment ? J’y viens, ne craignez rien, j’y suis encore, du reste. Mais laissez-moi vous faire remarquer... „21 La fonction phatique de la fausse interrogation adress€e ˆ un interlocuteur invisible, la familiarit€ de l’expression • j’y viens ‚ ainsi que la restitution d’une simultan€it€ entre l’€nonciation et l’€nonc€ rel„vent d’une • oralit€ ‚ suppos€e. Puis, la phrase suivante, beaucoup plus longue, au rythme plus lent, d€cal€e dans le temps est plus proche, ˆ l’€vidence, d’une formulation €crite, voire litt€raire. Ces variations stylistiques contribuent ˆ €laborer une prose tout ˆ fait singuli„re, issue d’un v€ritable • m€tissage discursif ‚.22 La mise en place d’un sc‚nario ‚nonciatif complexe tend † dissiper l’angoisse initiale du personnage, la menace permanente du silence pour l’‚crivain. Le recours au m‚tadiscours est un autre mode d’‚nonciation qui favorise la dynamique narrative : outre les fr‚quentes mises au point interm‚diaires, figure † la fin du ƒ r‚quisitoire „ un discours sur le discours, parenth…se justificative de la manie de ƒ la confession publique „ : Je m’accuse, en long et en large. Ce n’est pas difficile, j’ai maintenant de la m‚moire. Mais attention, je ne m’accuse pas grossi…rement, † grands coups sur la poitrine. Non, je navigue souplement, je multiplie les nuances, les digressions aussi, j’adapte enfin mon discours † l’auditeur, j’am…ne ce dernier † rench‚rir. Je mˆle ce qui me concerne et ce qui regarde les autres. [...] Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne.23
Dans une attitude sp€culaire, le narrateur d€monte le m€canisme de l’auto-portrait et reconna•t, dans une digression, les d€tours de son discours. Commentant ce passage, Jacqueline L€viValensi €crit : • En un sens, c’est tout le texte de La Chute qui repose sur les fonctions de ‘juge-p€nitent’, dont Clamence s’acquitte tout en 21
Albert Camus, La Chute, Gallimard, 1956 , p. 40. P. Van den Heuvel, op. cit., p. 53. 23 A. Camus, op. cit., p. 45. 22
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retardant sans cesse la d€finition ‚. Et, plus loin : • Clamence emploie le ‘confiteor’ non pour avouer ses p€ch€s, mais pour reconna•tre que l’authenticit€ de son r€cit est douteuse ‚.24 Les aveux ultimes €clairent en effet l’ensemble du texte et n’ont de valeur que parce qu’ils ont €t€ longtemps retenus (ou faits sans sinc€rit€). Le silence a ici une port€e fondatrice : il s’inscrit dans le sillage de celui qui dit • je ‚. Tout peut ‡tre relu ˆ la lumi„re des intentions de Clamence et tout peut aussi ‡tre sujet ˆ caution. L’intervention m€tadiscursive risque donc d’invalider les propos ant€rieurs tout autant qu’elle les autorise et les fonde. Cette part • douteuse ‚ du r€cit renvoie ˆ la fragilit€ de la sinc€rit€, aux silences inh€rents ˆ tout discours sur soi, ainsi qu’ˆ l’approximation – ˆ la fois ludique et in€vitable – qui subsiste dans toute parole qui se mue en r€cit. La parole, inaudible et partiellement perdue, est transpos€e dans l’€criture : sa place est celle que rev‡t le dessin en transparence sous le texte, les contours de la Belle Noiseuse sur le tableau noirci, la photographie rem€mor€e et celle absente. Le r€cit romanesque n’est lˆ encore qu’un texte autour. La mise en cause de la v€racit€ du • bavardage ‚ au moment m‡me oŠ il s’€nonce est plus radicale encore dans le texte de des For‡ts. • je tiens ˆ ajouter que j’ai peu de go‘t pour la reconstitution des souvenirs. Ni vous ni moi ne valons d’‡tre pris si ˆ cœur, ni tellement ˆ la lettre ‚. La prise ˆ parti de l’autre €voque celle ˆ laquelle se livrera Clamence neuf ans plus tard. Mais l’entreprise est vid€e de son int€r‡t avant m‡me de commencer. La d€claration de l’incorrigible bavard est toutefois nuanc€e, quelques lignes plus loin : • Et notez que moi-m‡me, je ne nie pas avoir sollicit€ une audience, restreinte, tr„s restreinte. Mais enfin une audience. Eh bien, soit : parlons, €crivons, puisque nous ne saurions €chapper au mal commun ‚.25 On passe cette fois † une conception de l’‚criture comme un mal n‚cessaire, et non comme le baume ‚ventuel contre le mal, ce qui sera le cas dans La Chute. Plus nihiliste, l’‚criture de L.-R des Forˆts tend vers sa propre extinction : voil† pourquoi peut-ˆtre, les propos sont plus d‚cousus, la logique narrative et argumentative moins soutenue et les changements de registres discursifs plus fr‚quents et plus impr‚visibles que dans La Chute.
24 25
J. L€vi-Valensi, op.cit., p. 60. L.-R. des For‡ts, Le Bavard, pp. 47-48.
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Les d€tours narratifs et l’ambigu•t€ du mode d’€nonciation permettent de redonner du lustre ˆ ce qui est dit, de surprendre le lecteur, mais ils laissent n€anmoins un silence (d€l€t„re et non productif) s’immiscer, ˆ l’insu de l’auteur, dans le roman. Quant au silence, il s’inscrit aussi dans cette perspective : Ce qui ne peut se dire par le discours €crit traditionnel est dit par un exc„s de langage (le bavardage), par un flux de paroles issues d’un sujet ostensible qui ne parvient pas ˆ exprimer sa v€rit€ obscure mais esp„re qu’elle appara•tra entre les lignes, ˆ travers la pl€thore des mots, dans la spontan€it€ de l’acte de verbalisation.26
Le silence renvoie alors ˆ cette latence de l’€criture, cette d€faillance du langage quand il s’agit de repr€senter l’‡tre, son discours dans son int€grit€ et sa disparit€.
Le retour du sujet Cependant, la litt€rature des ann€es quatre-vingts semble avoir renou€ avec le discours autobiographique, s’€loignant apparemment des discours attendus sur le silence et l’effacement du je. Topos convenu, le retour du sujet fleurit dans les • fictions ‚ nourries de souvenirs personnels. Ne retenons que L’Amant de M. Duras, couronn€ par le prix Goncourt en 1984. Cependant, le je est toujours tenu ˆ distance dans la mesure oŠ il repr€sente ˆ la fois la jeune fille retrouv€e sur la photographie et celle qui aujourd’hui €crit : J’ai un visage d‚truit./ Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi./ C’est le passage d’un bac sur le M‚kong. L’image dure pourtant toute la travers‚e du fleuve./ J’ai quinze ans et demi.27
L’ambigu‡t‚ du pronom est renforc‚e par la juxtaposition d’un plan embray‚ et d’un autre qui ne l’est pas. Le je d€signe en effet indiff€remment la jeune fille et la femme vieillie, le personnage et l’€crivain. Les images longtemps ensevelies dans la m€moire, du Barrage contre le Pacifique ˆ L’Amant resurgissent ici – dans une persistante opacit€. L’histoire se dit, en toute impudeur ; mais elle est 26 27
P. Van den Heuvel, op. cit., p. 69. M. Duras, L’Amant, Minuit, 1984, pp.10-11.
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dans le m‡me temps fauss€e par les d€ficiences de la m€moire et les lacunes de l’€criture. La fiction voile le pass€ qu’elle exhume et le je se perd autant qu’il se trouve dans cette superposition d’images d‚cal‚es. L’‚criture produit alors de fa‹on concomitante le d‚litement du dire et sa force irr‚missible. Elle retient dans le mˆme espace la passion ‚crite et le silence qui la dissimule † demi. Le retour du sujet (ego) n’est donc peut-ˆtre qu’un ‚garement plus profond encore du sujet (res). • J’ai un visage lac€r€ de rides s„ches et profondes ‚.28 La vision contraste avec l’image r€siduelle du pass€. L’autre et le m‡me. L’autre est le m‡me. Le visage d€truit a gard€ ses contours. C’est le je du pr‚sent de l’‚nonciation mais qui se souvient avec l’acuit‚ d’une vision simultan‚e du sentiment ‚prouv‚. Or, comme l’‚crit Blanchot, † propos de Duras, il s’agit de ƒ la non-identit‚ du mˆme „, ƒ de la fissure invisible de l’unit‚ „.29 Ainsi la di€g„se de L’Amant co•ncide-t-elle moins avec la r€v€lation d’un secret (comme dans le Ravissement de Lol V. Stein par exemple) qu’avec l’acc„s ˆ une €criture fondamentalement contradictoire. Au moment de l’aveu supr‡me, seul le clich€ de la jeune fille demeure : il d€clenche et organise un discours r€solument fictionnel. Or, celui-ci repose sur un je, figure irr‚vocable de l’alt‚rit‚. Les parataxes et les blancs de la page accentuent la confusion : le je, indiff€remment employ€ pour l’auteur qui dialogue avec le lecteur (• Que je vous dise encore ‚) et pour la jeune femme devenue personnage, souligne l’impossible conqu‡te de l’identit€. • Je suis l’autre ‚ avait dit Nerval en voyant son portrait, tir€ de la photographie effectu€e par Nadar. La fiction autobiographique reste un genre impossible, qui fait des ‡tres r€els des cr€atures oniriques au lieu de conf€rer ˆ la fiction une authenticit€ av€r€e et qui pr€tend tout dire en masquant, occultant, d€tournant des pans entiers du pass€. L’album feuillet€ (• Je ne sais pas qui avait pris la photo du d€sespoir ‚30) ne fait qu’accroŒtre le profond silence qui entoure la jeune fille disparue. Autre disparition, celle de ƒ la jeune femme „, dans Savannah Bay, qui a perdu jusqu’† son nom au point de prendre celui d’un lieu, 28
Op. cit., p. 10. M. Blanchot, L’Amiti‚, Gallimard, 1970, p. 186 et p. 190. 30 Op. cit., p.44. 29
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celui de sa probable naissance. Madeleine, sa grand-m„re, prof„re, sous l’effet d’une anamn„se, quelques paroles – r€miniscences fragmentaires et confuses, qui ne l„vent jamais tout ˆ fait le voile sur l’identit€ de la jeune fille, son interlocutrice. La d€marche herm€neutique se heurte ici ˆ l’opacit€ des r€v€lations : l’intensit€ de la passion, la douleur extr‡me de l’abandon surgissent intacts du pass€, occultant le r€cit €v€nementiel et s’offrant au lecteur dans ses silences autant que dans ses paroles. Quant ˆ Lol, elle est ˆ la fois celle qui assiste ˆ la sc„ne fatale du bal – ˆ l’or€e de sa vie – et celle qui – absente d’elle-m‡me – recompose les lambeaux de son pass€ d€truit. Et le narrateur qui exhume cette histoire path€tique avoue son ignorance : il est lui-m‡me d€sign€ dans un vacillement incessant, passant du je au il. Le silence recouvre finalement ces r€cits inachev€s, lov€s ˆ jamais dans un pass€ incertain. Tout se passe au sein de la fiction, et pourtant les personnages, Lol essentiellement, semblent dot€s d’un inconscient, d’un pass€, d’un secret. Le lecteur est sans cesse promu au rang d’herm€neute, d’enqu‡teur, de confident mais il est toujours d€‰u, s’il n’admet pas que rien ne se dit si ce n’est la possibilit€ d’une €nonciation exhaustive. La vision de Marguerite Duras n’est pas globalisante, comme celle de Balzac ; elle est fragmentaire mais elle vit aussi d’une ambigu•t€ : tout ne s’€nonce pas, mais le tout du d€sir ou de la douleur s’exprime. Le mot • tout ‚ scand€ au gr€ des €changes insolites tient lieu de dire total. Le silence donne ˆ entendre. Mais il est d’autres formes de silences qu’il est temps de rep€rer dans les r€cits de l’extr‡me-modernit€. Toutefois, un • d€tour ‚ par Balzac et le roman du XIXe si„cle, envisag€s dans un mouvement de r€trospection et ˆ la lumi„re de textes contemporains ravivant la sp€cificit€ romanesque de l’€criture, s’impose encore.
Chapitre IV L’€criture du fragment et du silence L’‚criture romanesque du silence r‚side d’abord dans des dysfonctionnements structurels, qui apparaissent comme des br…ches dans le discours lisse, mod…le vis‚ explicitement ou non. Fragments et lacunes font toujours figure d’‚chec. Et, pourtant, c’est par l† que la fresque se constitue, que le lecteur est s‚duit sinon convaincu. Dans les r‚cits que nous ‚tudierons ici, il ne s’agit pas † proprement parler de fragments mais de romans qui laissent perler une ‚laboration morcel‚e. Donc, pour reprendre la distinction ‚tablie par Maurice Blanchot, l’‚criture est fragmentaire plus qu’en fragments : ƒ l’‚criture fragmentaire serait le risque mˆme „1 (entendons risque de rupture, d’an€antissement) ; • elle fait signe au Syst„me qu’elle cong€die ‚2 et ne r€f„re pas ˆ proprement parler ˆ une totalit€ ; elle est l’interruption. Le fragment suppose au contraire une reconstitution possible sinon av€r€e, une disposition non fortuite. L’espace qui s€pare les €clats de discours, ajust€s ou non, afin de former un dessin d’ensemble, est fait de silence. En effet, le jeu des intertextes permet de retrouver des topoi connus, des textes retourn€s, des bribes rassembl€es avec d’autres enjeux qui sont autant de fragments, susceptibles de recomposer le romanesque. Plus le r€seau intertextuel est dense, plus les sch€mas suivis ou transgress€s sont codifi€s, plus l’intervention de la lecture s’impose comme une n€cessit€ dans l’ex€g„se des œuvres. Le cas du retournement parodique est significatif ˆ cet €gard : ˆ l’€vidence, la connaissance du texte initial est indispensable pour la compr€hension du texte second. De plus, ce qui se donne ˆ lire et fait m‡me partie du dispositif narratif mis sciemment en place par l’auteur, c’est la diff€rence : le sens d’un texte parodi€ r€side dans l’accumulation de 1 2
M. Blanchot, L’Ecriture du d‚sastre, Gallimard, 1980, p. 98. Op. cit., p. 100.
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signes d€tourn€s, d’€l€ments falsifi€s. La litt€rature, ancr€e dans une histoire litt€raire et sociale, est un exercice de diff€renciation. Et le texte repris est un fragment qui s’incorpore au roman, les coutures €tant parfois lisibles. C’est ainsi que l’on ne sentira l’int€r‡t de la sc„ne de rencontre dans Albert Savarus, analys€e par Franc Schuerewegen, que dans une confrontation avec la m‡me sc„ne, v€ritable blason de la litt€rature romantique. Le • lectant ‚, celui qui observe, juge et reconstruit le r€cit, r€pertorie trois niveaux interpr€tatifs dans le roman : au sein de la narration, le personnage €ponyme est l’auteur d’une nouvelle autobiographique. L’Ambitieux par amour qui reprend ˆ son compte le topos du lac romantique comme cadre d’une rencontre amoureuse. Ce r€cit est lˆ encore une • pi„ce rapport€e ‚ qui s’int„gre au r€cit principal. Mais le plus souvent le fragment absent, raviv€ par bribes, favorise la composition d’un texte bŒti sur des lacunes et des oublis autant que sur des souvenirs. Dans Albert Savarus, le jeune avocat, est aim€ secr„tement par Mlle de Watteville, qui d€jouera les ambitions sentimentales et sociales du jeune homme. Rosalie est ellem‡me promise ˆ une jeune homme de son rang, qu’elle n’aime pas : ils se rendent souvent en Suisse, au bord du lac des Rouxey et la jeune fille d€signe ce lieu comme propice ˆ l’€closion de l’amour. Le lac du r€cit d’Albert renvoie au lac lamartinien, celui de Rosalie ne refl„te que l’indiff€rence : • le topos romantique se transforme en topographie dysphorique ‚.3 C’est l† un ph‚nom…ne d’anamorphose : le miroir trahit plus qu’il ne r‚v…le. Le roman abrite † la fois l’original et la parodie, fondus dans la restitution d’un th…me extratextuel, devenu simple ‚cho. L’‚criture fragmentaire affiche sa capacit‚ † r‚unir des signes h‚t‚roclites et ‚pars, tout en laissant deviner la dispersion et la fracture irr‚ductibles : elle produit du nouveau avec les d‚bris du pass‚. A un troisi…me niveau d’interpr‚tation, extradi‚g‚tique celuil†, l’isotopie de la sc…ne romantique se lit donc † travers les deux versions antith‚tiques qu’en donne le texte balzacien. La dimension parodique se r‚v…le † la faveur d’un hiatus entre deux moments de la narration. Ainsi la lecture de ces trois interpr‚tations rend-elle le texte lisible, † la faveur d’une analogie entre les lieux et les situations et
3
F. Schuerewegen, op. cit., p. 126.
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d’une diff€rence entre les sentiments du personnage €crivant et les intentions auctoriales.
Le fragment rapport€ Le lecteur contemporain inscrit ces €pisodes dans le paradigme des clich€s. Si l’on observe la rencontre d’Anne-Marie Stretter et de Michael Richardson dans Le Ravissement de Lol. Stein, on ne per‰oit pas la reduplication d’une sc„ne st€r€otyp€e ni la reprise d’aucun texte pr€cis. On constate toutefois que l’€criture s’acharne ˆ effacer chaque mot prononc€, ˆ d€construire un hypotexte invisible, ˆ malmener nos repr€sentations habituelles, afin de capter l’exactitude d’un instant, la singularit€ d’une histoire : • Avait-elle regard€ Michael Richardson en passant ? L’avait-elle balay€ de ce non-regard qu’elle promenait sur le bal ? C’€tait impossible de le savoir. ‚4 Reprenant le cadre-clich€ de la rencontre amoureuse, de la salle de bal, – celles du duc de Nemours et de la princesse de Cl„ves ˆ la cour d’Henri II – la romanci„re ne cesse pourtant de contrevenir aux lois du genre : elle ne raconte pas ensuite la destin€e de ces personnages : elle ne dispose que quelques indices, ins€r€s dans une autre histoire, celle de Lol. V. Stein, la fianc€e officielle de Michael Richardson. Une r€miniscence, celle du bal qui ouvre Le Lys, surgit par exemple, mais elle est provisoirement €cart€e. La comparaison n’a pas de prise. De surcro•t, la rencontre est pr€sent€e ici par une double entremise : Tatiana, narratrice ˆ ce moment-lˆ du r€cit, rapporte la sc„ne qu’elle a vu se d€rouler sous le regard de son amie Lol. La passion €ph€m„re et tragique (pour Lol) est plac€e dans un espace onirique : elle d€clenche la folie de Lol. La sc„ne de la rencontre n’est pas €crite du point de vue des int€ress€s, mais elle est d€jˆ, au moment m‡me de son €nonciation, v€cue pour ‡tre vue, €crite pour ‡tre lue. D€tournement subtil d’un topos de la litt€rature romanesque : n’est-ce pas la rencontre lors d’un bal qui fait na•tre la passion de F€lix et de Blanche, dans Le Lys, et qui d‚termine l’ensemble du r‚cit ou la sc…ne du bal inaugural qui, dans Madame Bovary, r€v„le le d€calage existant
4
M. Duras, op. cit., p. 16.
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entre Charles et Emma et qui n’est peut-‡tre que le clich€ n€gatif de la rencontre ? Dans ces romans, tout est jou€ et perdu d’avance : mais Balzac et Flaubert narrent l’histoire impossible dans ses moindres replis alors que Duras l’occulte presque enti„rement. Qui plus est, le roman de 1964, vide d’embl€e de sa substance l’histoire ˆ vivre : interrogations, n€gations disent ˆ l’envi le message d€l€t„re d’une union avec celle qu’il faut se r€signer ˆ appeler la femme fatale. Plus encore, la rencontre est d€jˆ un objet de fiction ; c’est une sc„ne ˆ lire et non ˆ vivre (tant d’intertextes se superposent dans le r€cit). Seuls subsistent les effets de cette passion : • Il €tait devenu diff€rent. Tout le monde pouvait le voir. Voir qu’il n’€tait plus celui qu’on croyait. Lol le regardait, le regardait changer. [...] Son visage s’€tait resserr€ dans la pl€nitude de la maturit€. De la douleur s’y lisait. ‚5 Seule la distance qui s€pare les textes est ici pertinent ; seuls les discours retenus et les passions silencieuses d€livrent les significations de l’histoire. Si l’€criture a pu ‡tre per‰ue comme diff€rence, c’est la lecture qui d€sormais appara•t comme telle. Toujours est-il que les €crivains utilisent souvent la reprise ou l’allusion, le pastiche ou la parodie, l’imitation ou la subversion comme passage oblig€ de la cr€ation. Duras se cite elle-m‡me plus qu’elle ne cite les autres : Lol et Anne sont des • personnages reparaissants ‚, qui vont m‡me jusqu’ˆ hanter l’espace mental et fictionnel. Dans Le Vice-Consul (1965), Anne-Marie Stretter occupe la premi„re place. L’Amour (1971) est ˆ nouveau l’histoire de Lol, de sa maladie. Des films prennent ensuite le relais : La Femme du Gange (1972), India song (1975) et Son nom de Venise dans Calcutta d€sert (1976). Le lecteur et le spectateur reconnaissent des bribes d’histoires, des aspects de personnages, des ruines de lieux. Le r€cit, en se r€p€tant et s’€tirant, s’amenuise, se d€fait : le temps d€lite peu ˆ peu les visages et les sens. Il y a pourtant une r€manence des sujets qui s’apparentent au processus imitatif de l’intertextualit€. La lecture globale permet d’appr€hender dans son ensemble une œuvre qui €volue, qui s’oriente vers le silence, la mort. Elle cerne peut-‡tre ainsi un mode de cr€ation particulier, qui tend vers le d€pouillement des histoires, la quintessence de l’acte d’€crire.
5
Op. cit., p. 17.
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De fait, qu’il s’agisse d’auto-imitation, de pastiches ou de r€seaux tiss€s entre les textes, c’est lˆ un des modes de cr€ation les plus courants et les plus productifs, enrichis ˆ l’€vidence par l’op€ration de la lecture. Claude Abastado a montr€ comment la r€€criture (souvent parodique) constituait une phase initiatique dans l’€laboration d’une œuvre : il a €rig€ ce genre codifi€ et bien repr€sent€ dans l’histoire litt€raire en syst„me g€n€ral de production. Son €tude s’inscrit dans le cadre des analyses sur l’intertextualit€ ; elle nous permet ici de situer la place et le r‹le du lecteur de romans dans un tel dispositif. Ainsi la parodie – au sens large de reprise de textes ant€rieurs ˆ des fins subversives – facilite-t-elle le • dialogue [...] entre deux pens€es contradictoires ‚.6 Le texte est donc un • lieu de tension [oŠ] se r€fractent, se d€forment [...] des fragments de discours connus ‚.7 L’acte d’‚crire se confondant alors avec la relecture d’une tradition, il gŒt dans une oscillation entre le mˆme et l’autre. Le texte parodique participe autant de la reconnaissance d’un mod…le que de son d‚tournement ; il est † son tour source d’inspirations pour les œuvres † venir. Le processus n’est pas nouveau. Au XVIIe si…cle en effet, le roman avait acquis une certaine l‚gitimit‚ en mimant l’‚pop‚e et les romans de chevalerie. Sur le ton de la d‚rision, Paul Scarron par exemple avec Le Roman comique a contribu€ ˆ conf€rer au genre un statut. Le roman, en se moquant aussi de lui-m‡me, a progressivement mis en place ses modalit€s et r„gles de fonctionnement : Charles Sorel s’est pos€ en s’opposant au roman pastoral avec Le Berger extravagant ; Gomberville a imit€ tout en les d€criant les romans h€ro•ques et historiques de Mlle de Scud€ry ; quant ˆ Fureti„re, il s’est interrog€ sur les formes romanesques dans Le Roman bourgeois. Ces textes parodiques fondateurs, ont pr€par€, avant m‡me le chefd’œuvre de Diderot Jacques le fataliste, l’av…nement du genre au XIXe si…cle. La lecture est donc bel et bien actualisation dans la mesure o• elle situe une œuvre dans un paradigme g‚n‚rique et un syst…me scalaire. Que le texte se pose comme conforme † une norme ou qu’il 6 7
Claude Abastado, Mythes et rituels de l’‚criture, Complexe, 1979, p. 238. Op. cit., p. 239.
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s’en lib„re, le lecteur – prisonnier lui-m‡me de ses repr€sentations – s’attache ˆ mesurer des €carts. Il est banal de dire que les fronti„res entre les genres ne peuvent ‡tre franchies que lorsqu’elles sont bien €tablies et encore op€rationnelles. Lorsqu’un €crivain d€cide de r€activer un genre ancien, il sollicite pr€cis€ment cette interaction entre le lecteur et lui. Dans le cas du roman, les codes €tant moins stricts, le lecteur sera d’autant plus attentif au discours paratextuel, aux pr€faces et aux incipits ; il se fondera €galement sur les parenth„ses m€tanarratives portant sur une €ventuelle appartenance (ou un refus d’ob€dience) ˆ un genre quelconque. Les pr€cisions p€riphrastiques seront en l’occurrence des indices de lecture pr€cieux dans l’herm€neutique litt€raire. Les r€miniscences ainsi que les oublis et les pans silencieux jouent un r‹le pr€pond€rant dans la cr€ation.
Le fragment r€p€t€ En somme, face ˆ des textes qui tirent leur sens de leur caract„re polyphonique et se lisent ˆ travers le paradigme de leurs r€f€rences internes, le lecteur doit adopter une perspective r€solument r€trospective : certains critiques parlent • d’auto-intertextualit€ ‚ ˆ propos de Marguerite Duras par exemple, et rep„rent d’ailleurs l’imitation parodique ou la citation syst€matique. La lecture a partie li€e avec l’anamn„se ; elle retrace un trajet, de ruptures en recommencements ; elle d€c„le la singularit€ de l’œuvre nouvelle, dans laquelle subsistent des fragments recompos€s et transform€s de r€cits ant€rieurs. La r€€criture est une €criture et toute €criture est aussi r€€criture : la r€p€tition n’existe pas en litt€rature. Les redites et les non-dits sont des choix d’€criture qui conf„rent aux r€cits leur identit€ : le silence est lˆ encore une forme de discours. On se rappelle la nouvelle de Borges qui prenant le cas limite d’un texte recopi€, le Don Quichotte, montre que le regard nouveau port‚ sur l’œuvre fait changer l’œuvre. Le roman en particulier, dont l’histoire est lourde de p‚rip‚ties et de rebondissements, se d‚finit aussi par ses attentes. L’‚criture romanesque est toujours per‹ue † travers le filtre des d‚bats esth‚tiques et des repr‚sentations g‚n‚riques qui jalonnent son parcours. Des enjeux id‚ologiques se cachent derri…re cette agitation : le roman, h‚g‚monique et envahissant, n’a-t-il pas ‚t‚ consid‚r‚ comme l’embl…me de la bourgeoisie montante ? Au XXe si…cle,
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parodi€, transform€ voire d€natur€, le texte romanesque et narratif se perd dans une recherche autot€lique. Le lecteur, qui reconstruit son histoire et s’interroge sur ses origines, voit pourtant dans les r€cits d’aujourd’hui les traces des conflits lointains, note des correspondances troublantes et, partant, tente de d€gager l’identit€ romanesque de textes apparemment diff€rents. Le r€cit romanesque maintient paradoxalement l’illusion d’une profonde refonte et d’une totale invention. Duras ressasse inlassablement la m‡me histoire : r€p€tition, b€gaiement qui d€rivent vers un inconnu, un ailleurs insaisissables. Moderato cantabile esquisse le cheminement d’un roman policier, incipit bient•t d‚tourn‚ de ses prolongements habituels. Les Gommes de Robbe-Grillet imite et transgresse les r„gles du roman policier et mythologique. JeanPhilippe Toussaint accentue et subvertit les romans de la litt€rature objectale et les productions de • l’€cole du regard ‚ avec L’Appareilphoto, La Salle de bain et La T€l€vision. Renaud Camus parodie le roman historique dans Roman roi et Roman furieux. Arr‡tons lˆ l’€num€ration : le renouvellement de l’€criture romanesque est ˆ ce prix ; elle r€side dans ces entrecroisements et d€passements. La parodie n’est plus un exercice de style qui divertit le lecteur mais un acte de sublimation indispensable ˆ la cr€ation litt€raire. La r€€criture est une €criture qui diff„re sans cesse la fin. Elle superpose des lettres nouvelles sur le parchemin. Le roman – disons le r€cit fictionnel et non factuel – est un genre satur€ qui n’est pourtant pas au bout de son p€riple. Le romanesque est pr€cis€ment ce reliquat qui, au sein du travail de r€€criture, €chappe ˆ la reprise perp€tuelle ; mieux, qui na•t de ses redites et, paradoxe supr‡me, produit encore de l’in€dit. Le romancier est donc lui-m‡me un • suffisant lecteur ‚, pour reprendre l’expression de Montaigne, autrement dit un lecteur cultiv€ et avis€. En usant du d€tour parodique et en sollicitant des sc€narios intertextuels complexes et charg€s de r€f€rences, il s’adresse ˆ un lecteur lui-m‡me averti. Sa comp€tence est d’ailleurs aussi bien textuelle qu’id€ologique. Une lecture • innocente ‚, si tant est qu’elle existe, n’est pas exclue ; mais elle reste largement lacunaire. N€anmoins, le texte ne se r€duit pas ˆ la somme de ses intertextes, et la lecture n’est pas un jeu de d€pistage et de reconstruction, dont se d€lecterait • le lectant ‚ de Michel Picard.
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Le roman est toujours autre, et c’est cet autre (sans comparaison explicite) qui retiendra toute l’attention du lecteur• liseur ‚ ou • lisant ‚... Force est de reconna•tre que, quel que soit le type de lecture effectu€e, l’œuvre tire parti voire se nourrit de l’accueil qui lui est r€serv€. Le roman acquiert son dynamisme de sa r€ception : • Une forme est esth€tiquement valable justement dans la mesure oŠ elle peut ‡tre envisag€e et comprise selon des perspectives multiples, oŠ elle manifeste une grande vari€t€ d’aspects et de r€sonances sans jamais cesser d’‡tre elle-m‡me ‚8, €crit Umberto Eco. L’œuvre est ouverte, m‡me si des limites sont assign€es ˆ son interpr€tation. Deux romans, ˆ des titres divers, mettent d’ailleurs en sc„ne les p€rils qui guettent l’€criture et les enjeux de la lecture. Italo Calvino cr€e une galerie de portraits compos€e de personnages de lecteurs dans Si par une nuit d’hiver un voyageur... Quant † Le Cl‚zio, il s’interroge, dans Le Livre des fuites, avec une t€nacit€ d€cisive, sur les doutes de l’€crivain et l’inanit€ de l’€criture romanesque, voire fictionnelle. La survie du genre romanesque d€pend, pourtant, en ce d€but de vingt-etuni„me si„cle, de l’activit€ des lecteurs : les d€tracteurs valant mieux que les indiff€rents. I. Calvino le montre avec humour et brio : deux €crivains s’opposent, dans un dialogue fictif, et envisagent ce que serait la lectrice id€ale. L’€crivain productif craint peut-‡tre les lecteurs superficiels mais l’€crivain tourment€ (en position de narrateur) redoute surtout l’absence de lecture : • Le plus grand d€sir de l’€crivain tourment€ serait d’‡tre lu comme lit la jeune fille ; il se met ˆ €crire un roman €crit comme il pense que l’€crirait l’€crivain tourment€ ‚.9 Le silence du lecteur (et du critique ?) est mortel pour le romancier.
Le silence €cout€ Celui-ci, menac€ par toutes les formes de silence, cherche cependant ˆ l’inclure dans le discours. Il dispose du pouvoir d’exhumer ou d’occulter le pass€ qui fonde une €criture autre ; redire ou contredire sont une fa‰on de se taire en parlant. Reproduire ce qui a d€jˆ €t€ dit conduit ˆ une forme de silence. Il est possible ainsi de 8 9
U. Eco, L’Œuvre ouverte, Points Seuil, 1965, p. 17. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur..., Seuil, 1981, p. 186.
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refouler ce qui inqui„te par son €tranget€ : en donnant ˆ l’œuvre ˆ venir les couleurs du pass€, on lui restitue une familiarit€ rassurante. Mais des zones d’ombre subsistent, ˆ l’€vidence, et ce, au sein m‡me des discours apparemment pleins et lisses. Quels sont ces silences du texte ? Comment s’expriment-ils, parfois ˆ l’insu de l’auteur, dans les r€cits romanesques ? Au th€Œtre, il est facile de marquer une pause, de rendre lisibles les silences ˆ l’adresse du spectateur. Quels sont les proc€d€s et les d€tours de l’€criture romanesque, qui ne dispose pas de l’espace didascalique, pour dire ce non-dit ? Comment le lecteur per‰oit-il ce vide qui hante l’€criture, en particulier contemporaine, dans les ellipses et les redondances ? En effet, qu’il s’agisse de la technique du trop plein ou du culte de l’absence, l’espace est modifi€ : le silence se loge dans les interstices et l’œuvre se dilate. Le silence ne se r€duit pas ˆ des oublis, des lacunes et des d€faillances ponctuelles ; il constitue un v€ritable mode d’€criture. Il est rh€torique, structurel et essentiel. Pierre Van den Heuvel le d€finit, dans le cadre de la transcription litt€raire comme la ƒ non-r€alisation d’un acte d’€nonciation qui pourrait ou devrait avoir lieu dans une situation donn€e „.10 Retenir pour mieux dire : le silence a dans ce cas la valeur d’une parole pleine, mieux €cout€e. Or l’€criture ne donne pas toujours au silence cette force : elle tait ce que la censure, la pudeur, la crainte lui interdisent de r€v€ler ; ou elle consid„re le silence comme une zone obscure et p€rilleuse qui envahit le discours et en interrompt le cours. Le silence, au lieu d’€clairer les propos diff€r€s, repr€sente un espace d’opacit€ accrue. Il convient donc de se demander maintenant si la surabondance des discours n’€quivaut pas ˆ la recherche de la concision voire de l’amenuisement et avec quels effets. Le d€sir d’exhaustivit€ dans La Com€die humaine ne traduit-il pas la terreur de tout perdre ? Le romancier a recours ˆ une technique du d€bordement ; il s’agit peut-‡tre de transcrire en mots, dans l’urgence, ce qui €chappe sans cesse. L’€criture est alors une conqu‡te men€e sur le silence. L’€volution de l’œuvre balzacienne permet de d€celer les doutes qui envahissent la prose romanesque et la part de plus en plus grande qui 10
Pierre Van den Heuvel, op. cit., p. 67.
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est conc€d€e aux forces du silence. Dire pour dire, pour ne pas mourir, pour retenir le pass€ (chaque mot est d€jˆ le pass€ du suivant, et ainsi ˆ l’infini : le portrait de B€atrix doit avoir trois versions successives au cours du roman pour s’adapter au pr€sent de l’€nonciation...). Une sorte de d€mesure caract€rise ces discours prolixes, ˆ l’image de la machine langagi„re, emport€e par son propre mouvement dans la bouche de Margaritis, l’interlocuteur de l’illustre Gaudissart. –trangement, il est peu de bavards dans la fresque balzacienne, ou de personnages d€sign€s comme tels. Des avares, des collectionneurs, des courtisanes envahissent la sc„ne et font figure d’arch€types. Le bavard, avide de confesser une faute ou de rappeler un exploit existe pourtant, ˆ de multiples exemplaires ! Ainsi en est-il de B€nassis dans Le M€decin de campagne qui retrace les €tapes de son action pour d€velopper €conomiquement un village du Dauphin€ ; il rapporte ensuite la faute ancienne qu’il a cherch€ ˆ expier par cette vie obscure de d€vouement. N’oublions pas Bianchon, un autre m€decin, et Lousteau qui, dans La Muse du d€partement, racontent une longue histoire afin de percer ˆ jour le caract„re de Mme de la Baudraye, et €ventuellement de la faire tomber dans le pi„ge de l’identification (il s’agit en effet de r€cits sur l’adult„re). Bianchon, Vautrin, le mari d’Honorine, le compagnon de B€atrix de Rochefide parlent ˆ loisir et s’efforcent de convaincre leur auditoire – compos€ de narrataires complaisants ou r€ticents. Une sorte de f€brilit€ dans le discours trahit dans tous les cas la volont€ de traquer les zones d’ombre, le silence €tant alors synonyme de mensonge. Dans La Chute et Le Bavard, on d€c„le aussi ce vertige du discours d€sordonn€ et inane. Mais dans le texte de Louis-Ren€ des For‡ts, une esp„ce de naus€e accompagne m‡me ces paroles sans limites et souvent d€risoires. A l’oppos€ de cette d€marche (apparemment en tout cas), Marguerite Duras et Pascal Quignard pratiquent la litote et l’ellipse, choisissant une parole br„ve, retenue, lourde de silences. D’autre part, ceux que l’on a pu nommer • les auteurs-minuit ‚ comme Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly ou Christian Oster revendiquent une forme de minimalisme, m‡me si leurs plus r€cents romans laissent davantage affleurer les affects et renouent partiellement avec les formes convenues du romanesque. Richard Millet • th€orise ‚ ce nouveau rapport ˆ la langue. A propos de Guez de Balzac, il €crit : ƒ ni lourdeur, ni pr€ciosit€, ni m†me
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archaˆsme, mais l’‚l‚vation lente de la langue • son clair-obscur ‰.11 Dans les textes narratifs, d€pouill€s, €pur€s ; ne lit-on pas la m‡me crainte (celle qui €treignait Balzac) de laisser €chapper l’essentiel ? Peu dire – pour ne garder que l’essentiel et parfois m‡me l’accessoire – et sugg€rer le reste par des silences €loquents. Les romanciers d’hier et d’aujourd’hui tendent ˆ retenir une parole romanesque €merg€e du silence, qui touche profond€ment le lecteur, parce qu’elle lui para•t n€cessaire sinon d€finitive. La prolixit€ ou l’€conomie des discours poursuivent les m‡mes fins et induisent les m‡mes attentes. Ainsi, ce qui change, en cette fin de vingti„me si„cle et ˆ l’or€e du vingt-et-uni„me, notamment dans les textes de Duras et chez quelques po„tes contemporains, c’est une tendance de plus en plus affirm€e ˆ dire l’indicible. Le silence recouvre ce qui ne peut se dire sans d€tours et fractionne in€luctablement la trame narrative. Ce travail, ˆ la limite de l’€criture, fait l’objet de notre €tude pr€sente. Il permet peut-‡tre de mieux d€gager la sp€cificit€ de l’€criture romanesque, au sein d’œuvres fonci„rement diff€rentes.
Le fragment po€tique Il n’est pas question ici de faire une pr‚sentation exhaustive ni mˆme partielle de la po‚sie contemporaine. Il s’agit de prendre † titre d’exemple quelques po…mes qui se situent dans la perspective d’une ‚criture du silence et favorisent l’appr‚hension de la dimension po‚tique des ‚crits romanesques. En outre le po…me, par sa configuration, pratique la fragmentation du dire ; il laisse le vide envahir la page. Il exhibe ce que dissimulent les autres genres litt‚raires. Sans parler des aphorismes et des maximes, toute œuvre litt‚raire repose sur de multiples ‚clats juxtapos‚s, de morceaux fondus ensemble. Perceptible † la premi…re lecture ou enfoui sous un amoncellement de r‚ajustements, le fragment r‚f…re † un ‚tat liminaire du livre, † une forme d’origine de l’‚criture : ƒ L’œuvre la plus achev‚e est elle-mˆme toujours fragment de quelque chose, qui
11
Richard Millet, Le Sentiment de la langue, Champ Vallon, 1986, p. 69.
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l’inclut, la d€passe et la poursuit ‚.12 Elle est donc attente et disruption. Or, le po„me se laisse lire d’embl€e comme une succession de • paragraphes ‚ plus ou moins autonomes, – visions n€cessairement sporadiques, instantan€s issus d’une probable mutilation. Les mots, comme arrach€s au silence, ne parviennent pas ˆ combler l’espace de la page. Ils sont €gren€s lˆ, dans l’attente d’un regard qui leur conf„rera peut-‡tre une continuit€ sinon une unit€. Le po„me va jusqu’ˆ faire de cette impossibilit€ m‡me le sujet de l’œuvre. Ainsi, le rapport au monde, ˆ la langue, ˆ soi en tant qu’€crivain se dit-il • ˆ cru ‚ dans le recueil de G€rard Titus-Carmel, intitul€ Nielles : • en ce lieu de perte/ oŠ terre et ombre/ ont €galement €chou€/ je r€pondrai ˆ toute assignation/ par la vacance de la langue/ mutit€ et suffocation/ ˆ l’€bauche de la cit€ ‚.13 Le je, €ludant les contraintes, se pose comme sujet (res et ego ˆ la fois), en pr€sentant ses refus et ses renoncements. Il dispose les silences et les mots esseul€s de fa‰on ˆ laisser l’autre retrouver le chemin qui conduit peut-‡tre de l’instantan€ au dessin d’ensemble. La vision se construit mais ces termes sont presque trop forts et ne rendent pas compte de cet effleurement cadenc€ des mots, al€atoire, sur ces bribes de discours. Le po„me, sans doute, est le fragment par excellence : il surgit sur la page blanche, qu’il ne recouvre jamais. Il prof„re une parole exsangue qui suppose • la disparition vibratoire ‚ du sujet qui l’a €mise. Mallarm€ est au cœur de ce lien path€tique qui unit la po€sie et le silence : il fraie le chemin d’une €criture qui avoue ses contradictions et mise sur son absence pour advenir.14 Entre autres po„tes, chez G. Titus-Carmel, le mot s’inscrit dans cette logique. Il est • empierr€ ‚ plut‹t qu’emp‡ch€, se d€pla‰ant pourtant, cr€ant un mouvement irr€versible. • L’inertie de la pierre/ la compacit€ du mur/ et liant le tout/ l’accord secret de la nuit/ pour avoir trop fix€ l’angle/ tu n’as vu dans cette alliance/ qu’infini et d€sordre/ toi pourtant si pr„s du silence/ parfait arpenteur d’obscurit€ ‚.15 12
F. Susini-Anastopoulos, L’ƒcriture fragmentaire, P.U.F., 1997, p. 127. G€rard Titus-Carmel, Nielles, La Main courante, 1997, p. 15. 14 Nous reviendrons sur ce point aux chapitres VIII et IX. 15 Op. cit., p. 21. 13
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Si le romancier tente d’explorer les zones d’ombre du monde et de l’‡tre, c’est pour en extraire un €clat voire une transparence. S’il s’adonne aux joies aust„res du silence, c’est sans nul doute pour mieux faire valoir la parole exhal€e. Le silence et l’obscurit€ ne sont le plus souvent que des €tapes ou, au mieux, le nom donn€ aux limites que l’€criture po€tique et romanesque s’efforcera de d€passer. Inclus, admis dans le tram€ de l’€criture, ils restent l’avers d’un n€ant nomm€, €crit et par lˆ m‡me habit€. Le romancier – au plus pr„s de la prose explicative – renoncera difficilement aux exigences d’un d€voilement. Il ne se d€signera probablement pas comme le • parfait arpenteur d’obscurit€ ‚. Le texte po€tique r€p„te ˆ l’envi son insuffisance. Verbe nou€, po€sie du peu, incertitude de soi ou attention ˆ l’autre et respect de sa diff€rence : [cette œuvre] se [tient] dans un €quilibre €trange entre la tentation d’inscrire le monde et une lucidit€ certaine de ce qui €chappe : afflux de paroles et raret€ des mots ; besoin de dire et mesure du silence.16
16
Dominique Viart, • Moments du sujet ‚, Litt€rature n•110, octobre 1998, p. 60.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre V L’€criture du silence et la surabondance des discours Il s’agit de voir paradoxalement le silence de l’‚criture balzacienne dans la surabondance des discours et de lire celle-ci † travers le prisme de l’‚criture contemporaine, adonn‚e au silence. Convenons d’ailleurs que l’esth‚tique minimaliste n’est plus ce qui occupe le champ exclusif de la production narrative actuelle. Le lyrisme renaŒt sous la plume d’un Fr‚d‚ric-Yves Jeannet (Cyclone) ou d’un Claude Louis-Combet ; mais il est nourri de ces silences rompus. La floraison des discours est marqu€e par la vacuit€ et l’inanit€ du dire. Or, le roman du XIXe si„cle cherche ˆ enrayer le silence sous un afflux de discours ou ˆ l’utiliser pour mieux dire. Les manifestations du silence donnent pourtant l’impression d’une continuit€ dans le romanesque, d’un si„cle ˆ l’autre. Chez Balzac en particulier, il est possible de recenser, si l’on peut dire, quatre formes de silences : ils se situent sur le plan rh€torique (pour les deux premiers), structurel (pour le troisi„me), th€matique et conceptuel (pour le dernier).
Les silences des portraits Afin d’ins‚rer dans l’espace romanesque la totalit‚ d’une vision, le narrateur accumule les traits, module les adjectifs et fait varier les perspectives ; or, il y a toujours quelque chose qui reste † dire et qui ne saurait l’ˆtre de fa‹on explicite : c’est alors qu’interviennent les ƒ etc. „ ou l’adverbe ƒ tout „ globalisant et ‚vasif. Les portraits successifs du colonel Chabert, personnage ‚ponyme, ont recours † ce proc‚d‚. En effet, le syst…me descriptif repose sur une contradiction permanente et productive : un d‚sir forcen‚ de compl‚tude (restitu‚ par l’usage d’hypotyposes par exemple) afin de rendre aussi visible que lisible et de faire surgir la n‚cessit‚ de la
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r€duction. Ce type discursif s’inscrit dans un espace limit€, ˆ cause des attentes du lecteur qui le consid„re g€n€ralement comme superflu et r€barbatif en raison de sa fonction symbolique. Philippe Hamon a montr€ quels €taient les enjeux du • syst„me descriptif ‚ dans les romans du XIXe si„cle : • La description modifie surtout, dans un texte, le niveau oŠ l’horizon d’attente du lecteur va se d€ployer. [...] Dans un r€cit, le lecteur attend des contenus plus ou moins d€ductibles ; dans une description, il attend la d€clinaison d’un stock lexical, d’un paradigme de mots latents ; dans un r€cit, il attend une terminaison, un terminus ; dans une description, il attend des textes.1 Or, Balzac s’efforce d’‚riger l’‚nonc‚ descriptif au rang de discours informatif et sp‚culatif ; il sollicite la comp‚tence lexicale du destinataire, mais aussi son savoir syntaxique, id‚ologique et psychologique. Il lui conf…re un statut d’acte narratif † part enti…re. Pour ce faire, il tend † combler les lacunes, couvrir le champ le plus large possible. Il tire aussi parti des silences contraints et des d‚ficiences inh‚rentes † l’‚criture. Le portrait balzacien en effet a horreur du vide, il remplit tous les interstices (par l’entremise d’un narrateur ou d’un personnage bavard) et semble ne rien laisser au hasard. Mais, un certain nombre de proc‚d‚s tels que les modalisateurs et les indices anaphoriques mod…rent le flux de paroles. Le discours descriptif est fortement modalis‚ ; en particulier l’expression ƒ un je ne sais quoi „ – qui dispense le narrateur de commentaires suppl‚mentaires – rend bien compte de d‚tails ineffables et pourtant donn‚s † entendre dans cette formule. De multiples occurrences de la p‚riphrase jalonnent l’œuvre balzacienne : ‘Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l’habit, dans le cirage tout frais des bottes † semelles entreb•ill‚es qu’aucune expression ne peut rendre „.2 C’est ainsi que le narrateur interrompt la description de Cotenson, avant de l•cher le mot d‚finitoire : c’est un espion. Indigence de la langue ou plut•t ruse de la narration qui dispose quelques approximations, qui m‚nage quelques silences afin d’‚viter de lasser le lecteur et pr‚server ce que Michel Serres appelle ƒ la logique du flou „.
1 2
Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette sup€rieur, 1993, p. 41. H. de Balzac, Splendeurs et mis…res des courtisanes, tome VI, p. 523.
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D’autres proc€d€s permettent d’enrayer la tendance expansive de ce type de discours. Roland Le Huenen et Paul Perron ont consacr€ un ouvrage ˆ l’analyse du portrait dans Eug€nie Grandet, dans une perspective s€miotique. Ils rel„vent en particulier dans ce roman ce qu’ils d€signent comme la pratique du • portrait diff€r€ ‚3 ; dans ce cas, en effet, la structure d’appel de l’anaphore qui renvoie ˆ une s€quence ant€rieure de l’€nonc€ est de rigueur. Ainsi la phrase • Elle €tait toujours v‡tue comme l’€tait sa m„re ‚4, plac€e dans les derni„res lignes du roman, fait €cho aux portraits ant€rieurs qui ont d€jˆ pr€sent€ et d€crit les personnages d€sign€s ici. L’ellipse a €t€ combl€e par anticipation : l’analepse de fa‰on g€n€rale fait na•tre des lacunes que le r€cit r€pare progressivement, dans le sens de l’uniformisation et de l’harmonisation.5 La similitude des d€tails vestimentaires et des rites de la vie quotidienne entre la m„re et la fille, entre le pr€sent et le pass€, t€moigne autant de la monotonie de la vie de province que de la coh€sion du r€cit. Le m‡me proc€d€ appara•t dans La Maison du chat-qui-pelote avec la pr€sentation de Virginie, r€plique de sa m„re : la reduplication d’un mod„le produit la concision de la description et conforte l’id€e d’une continuit€ h€r€ditaire. Le portrait est lˆ encore surd€termin€ (plusieurs causes, plusieurs fonctions, plusieurs effets). Les anaphores, fond€es sur un rapport d’analogie, permettent de passer sous silence des indices r€currents. Autre avantage : ils valident l’affirmation d’une unit€ du syst„me des personnages, des lois de l’h€r€dit€ ainsi que de la port€e g€n€rale de la repr€sentation. Le rattachement syst€matique ˆ un type connu et le recours ˆ une g€n€ralisation qui renvoie ˆ un paradigme r€pertori€ rel„vent du m‡me projet : condensant les descriptions en les rendant embl€matiques, le narrateur balzacien convainc le lecteur de la pertinence et de la coh€rence de son discours, par delˆ les contradictions apparentes. Une fois encore, c’est un syst„me auto-r€f€rentiel qui se met en place et fonctionne harmonieusement, g€n€rant ses propres lois axiologiques ; le rapport au r€el et la conformit€ du r€cit et de la repr€sentation sont presque 3
Roland Le Huenen, Paul Perron, S€miotique du personnage romanesque : l’exemple d’Eug€nie Grandet, Presses de l’Universit€ de Montr€al, 1980, p. 85. 4 H. de Balzac, Eug€nie Grandet, tome III, p. 1198. 5 Voir notre €tude sur • la logique des contraires ‚, et en particulier la section intitul€e • l’analepse, des silences dans un discours ‚, pp. 101-104.
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rel€gu€s au second plan : dans le cas des types de personnages, le souci d’exactitude transpara•t dans la mention des nuances et du caract„re exceptionnel de tel ou tel personnage par rapport au type qu’il incarne. Par exemple le portrait de Mme Marneffe, dans La Cousine Bette se construit autour du paradigme de la courtisane, largement repr€sent€ dans les romans balzaciens, mais il n’a cess€ de prendre des distances avec le r€f€rent. Tous les portraits balzaciens se d€clinent sur un mod„le ˆ peu pr„s inchang€ d’un roman ˆ l’autre : accumulation de d€tails, insertion de points de vue excentr€s comme ceux du • romantique ‚, du • po„te ‚, du personnage-t€moin et ouverture sur d’autres portraits analogues et symptomatiques. Les anaphores interviennent lorsque le portrait est fait en plusieurs temps au sein du m‡me r€cit. Les pr€cisions sont parfois €lud€es lorsqu’il s’agit de types connus et qui renvoient ˆ d’autres textes de La Com€die humaine. La comp€tence intertextuelle du lecteur est ainsi plus que jamais sollicit€e : Sabine de Grandlieu dans B€atrix est pr€sent€e de fa‰on elliptique comme • une des plus belles et des plus charmantes filles de la soci€t€ parisienne ‚,6 en l’occurrence le faubourg Saint-Germain. Mˆme les descriptions tr…s minutieuses tournent court et s’ach…vent dans un discours totalisant. Le portrait de Florine dans Une fille d’Eve se cl‹t sur cette consid€ration g€n€rale : toutes ignorent les r€alit€s de cette vie de cheval de man„ge oŠ l’actrice est soumise ˆ des r€p€titions sous peine d’amende, ˆ des lectures de pi„ces, ˆ des €tudes constantes de r‹les nouveaux, par un temps oŠ l’on joue deux ou trois cents pi„ces par an ˆ Paris.7
Une autre zone d’ombre apparaŒt d’ailleurs dans cette remarque, tout † fait r‚v‚latrice de l’‚criture balzacienne, † savoir la recherche du cach‚ sous le montr‚. Sous les parures ‚tincelantes, une vie infernale. Il en est de mˆme dans Le P…re Goriot ˆ propos des filles du personnage €ponyme (sous les diamants le grabat du p„re) ou dans Splendeurs et mis…res des courtisanes (l’‚clat de Lucien masque la cruaut‚ de son asservissement † Vautrin et le butin pris aux bagnards). La description pourtant prolixe donne toujours l’impression 6 7
H. de Balzac, B€atrix, p. 839. Une fille d’Eve, tome II, p. 320.
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qu’elle reste en de‰ˆ de ce qui est ˆ dire et elle ouvre des ab•mes de r€flexion pour le lecteur. Le silence des portraits est aussi parfois tributaire de la structure du r€cit : dans Sarrasine par exemple, le narrateur du r€cit encadrant doit taire certains €l€ments du portrait du vieillard, puisqu’ils ne figureront que dans le r€cit encadr€. Le secret ainsi diff€r€ et r€v€l€ dans la seconde partie de l’histoire lorsque l’€trange • spectre ‚ co•ncidera finalement avec la charmante Zambinella. L’aposiop„se renforce le myst„re en suspendant le sens : • cet Adonis repr€sente un... un... un parent de Mme de Lanty ‚.8 A l’incompl‚tude des points de suspension, s’ajoutent le b‚gaiement du texte et la tournure ‚vasive finalement choisie. B‚atrice Didier dans un article consacr‚ † ƒ Senancour et la description romantique ‚ constate cette mesure dilatoire qui pr€pare • un retour du sens, retour en force puisque tout devient symbole ‚. Et elle ajoute : • la beaut€ de la description provient du fait qu’elle n’€puise pas le sens ‚.9 Description tout en contrastes qui joue sur l’€tonnement de la narrataire et les attentes du lecteur : tout sera finalement dit, dans la mesure bien s‘r oŠ l’€criture fictionnelle est capable d’exhaustivit€. Le silence n’est donc ici que provisoire : il est une pause qui renforce le dire. En somme, pour des raisons structurelles, ponctuelles ou inh€rentes aux modalit€s g€n€rales de la repr€sentation, le discours descriptif suit des lois contradictoires d’€conomie et d’expansion : il mise sur la restitution d’une int€gralit€ (les articles de Lucien DŽllenbach sont explicites ˆ ce sujet10) ; il cherche, par le biais de m€tonymies, de symboles et de raccourcis syntaxiques, ˆ donner une impression d’ensemble en condensant la pr€sentation (ˆ la fois l’avers et le revers, l’ici et l’ailleurs) ; il s’appuie sur des analogies et postule m‡me une unit€ de la vision. Le portrait a, si l’on veut, trois dimensions : il renvoie ˆ une cha•ne lin€aire puisqu’il a €videmment une fonction dramatique et fait avancer l’intrigue : il est €galement dot€ d’une profondeur av€r€e dans la mesure oŠ il d€voile des v€rit€s 8
Sarrasine, tome VI, p. 1054. B. Didier, • Senancour et la description romantique ‚, Po€tique 51, 1982, p. 328. 10 L. DŽllenbach, • Du fragment au cosmos ‚, Po€tique 40, 1979, pp. 420-431 ; • Le Tout en morceaux ‚, Po€tique 42, 1980, pp. 146-169. 9
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insoup‰onn€es (sugg€r€es et livr€es ˆ l’imagination du lecteur). Et, comble de l’art, le jeu de simulacre est en fait la r€alit€ de l’€criture et de ses contraintes effectives : la description reste bel et bien toujours incompl„te. Ce silence, inscrit au creux d’une parole exub€rante, est ce qui rend possibles et l’€criture et la lecture.
Les silences des dialogues Dans les discours rapport€s, lorsque le r€cit laisse la parole aux personnages ou qu’il parle en leur nom, le silence est encore une donn€e essentielle. Au sein d’un flot d’informations et d’€motions, le silence intervient, sous la forme d’un proc€d€ rh€torique, d’une note didascalique ou d’une menace latente et constante. L’€criture romanesque qui vise la totalit€ ins„re des pauses, des b€ances, des absences dans sa trame – fr€quentes et n€cessaires. Le silence est dans ce cas une r€gulation des discours. Dans Le R€quisitionnaire de Balzac, on lit peu de descriptions puisque l’intrigue repose sur une m€prise : deux personnages se ressemblent vaguement, le fils de Mme de Dey et le R€quisitionnaire. Ce qui ajoute ˆ la confusion, c’est que le fils avait €crit qu’il arriverait, d€guis€, afin d’€viter de subir le sort qui attendait les Emigr€s sous la terreur. La m„re, angoiss€e et impatiente, voit son fils lorsque le R€quisitionnaire anonyme vient frapper ˆ sa porte : elle l’accueille avec chaleur, lui offre l’hospitalit€. Comprenant son erreur, elle persiste dans le silence, et meurt. C’est un climat de secret, pour des raisons politiques, qui caract€rise la nouvelle. Les dialogues sont brefs et laissent planer de lourds silences. Le silence prot„ge un secret : l’€bruiter entra•nerait la mort. Le silence s’€crit dans le r€cit sous la forme de soupirs (comme au th€Œtre), de remarques didascaliques : • Elle tressaillit ‚.11 Toute la soir€e qui pr€c„de le retour suppos€ du fils se d€roule en fonction de l’opposition bruits/ silence. Les paroles des personnages bruissent de ces choses tues : • ‘Si vous €bruitez cette affaire, [...] je serai oblig€ d’intervenir, de faire des perquisitions chez elle, et alors !... Il n’acheva pas, mais chacun comprit sa r€ticence ‚.12
11 12
H. de Balzac, Le R€quisitionnaire, tome X, p. 1111. Ibidem.
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Les notables, r€unis dans le salon de Mme de Dey, vivent la m‡me p€riode de l’histoire, partagent la m‡me comp€tence et les discours deviennent inutiles. La parole joue dans ce cas une fonction paradoxale d’amorce des pages de silence (les r‹les sont invers€s). Les lacunes de la narration sont ais€ment combl€es, le lecteur connaissant aussi cette page d’Histoire. Sous forme de discours rapport€, le narrateur cr€e une atmosph„re particuli„re : • le n€gociant instruisit la comtesse des bruits qui couraient dans la ville ‚.13 Celle-ci s’applique ˆ nourrir de • bruyantes discussions ‚ sur des sujets futiles afin de masquer le retour attendu du clandestin. Le • tumulte ‚ environnant ne l’emp‡che pas d’entendre le moindre bruit €ventuel, trahissant la pr€sence de l’‡tre ch€ri. En somme, les paroles ne sont ici que des bruits d€risoires qui n’ont d’autre fonction que celle de cacher le seul bruit essentiel, susceptible de rompre utilement le silence, la nouvelle de l’arriv€e. Quant au sujet crucial de cette soir€e, la r€pression organis€e contre les –migr€s, il n’est jamais €voqu€ – dans le discours rapport€. Il le sera, par l’entremise du narrateur, afin de servir de cadre au texte, dans le discours narrativis€ : • Poss€dant des biens consid€rables aux environs de Carentan, [Mme de Dey] s’y €tait r€fugi€e, en esp€rant que l’influence de la terreur s’y ferait peu sentir ‚.14 Le silence pr€c„de aussi le surgissement du surnaturel et la vision de la comtesse. Dot€e d’un • don de seconde vue ‚, elle meurt ˆ Carentan au moment oŠ succombe son fils dans le Morbihan, • frapp€e sans doute par quelque vision terrible ‚.15 Balzac l’affirme † plusieurs reprises, et notamment dans Louis Lambert : • penser, c’est voir ‚. Ces ph€nom„nes t€l€pathiques qui tiennent une grande place dans La Com€die humaine, et en particulier dans les ‚tudes philosophiques, sont n‚cessairement entour‚s de silence, puisqu’ils frappent de terreur et d’admiration l’entourage ; ils reposent sur une quasi mat‚rialit‚ de la pens‚e et des sentiments ; ils r‚sident dans la vision, la parole ‚tant superflue. Balzac rˆverait-il d’une œuvre si parfaite dans sa composition et si convaincante dans ses repr‚sentations qu’elle puisse finalement se passer des mots... ? Une autre rivalit‚ s’‚tablit entre le voir et le dire dans la mesure o• 13
Ibidem. Op. cit., p. 1106. 15 Op. cit., p. 1119. 14
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l’€criture postule une activit€ r€trospective de la m€moire et s’inscrit dans une temporalit€ lin€aire tandis que les visions se produisent dans une simultan€it€ difficile ˆ transcrire. Le silence restitue lˆ encore l’intensit€ de l’instant. Ainsi cette nouvelle, riche de ce qu’elle tait, utilise-t-elle le silence ˆ deux niveaux. C’est une donn€e di€g€tique : le contexte historique sp€cifique est €voqu€ ˆ demi-mot. Or le r€cit s’attache aussi ˆ sugg€rer une pr€sence par delˆ l’absence : il ne s’agit pas seulement d’une voix mais d’un ‡tre cher, €loign€ du lieu de l’action que l’amour d’une m„re et la force de l’€criture font revivre. L’art d€passe ici les limites de son champ habituel car il va jusqu’ˆ donner ˆ la r€alit€ une corpor€it€ ind€niable, par le biais de la substitution. La m€prise finit toutefois par ‡tre fatale ˆ la comtesse et au r€cit qui s’ach„ve sur la r€v€lation de la v€rit€, pr€c€d€e d’une • nuit horriblement silencieuse ‚.16 D’autre part, le r‚cit semble suivre une strat‚gie du sursaut : l’histoire s’interrompt † chaque instant, laissant au silence le soin de susciter l’effroi. Tout concourt † convaincre les personnages et le lecteur que les ph‚nom…nes ‚tranges qui traversent la narration sont authentiques. Les blancs de la page, les paroles entrecoup‚es et les visions rapport‚es constituent un silence ‚loquent : ils disent l’impossibilit‚ de dire, l’‚tendue de notre ignorance. L’‚criture balzacienne n’est pas toujours expansive ; elle sait aussi jouer sur les silences et indiquer par l† mˆme ses limites. C’est ‚galement une po‚tique du leurre qui se d‚gage de quelques r‚cits durassiens. Avant les textes extrˆmement courts et avares de paroles des derni…res ann‚es, Marguerite Duras a ‚crit des œuvres qui n’‚taient pas exemptes de la tentation de l’exc…s. Un barrage contre le Pacifique est un roman presque bavard et qui r€v„le l’enfance de l’auteur et les aventures qui l’accompagnent. Plus tard, Le Vice-Consul en 1965 pr€sente des personnages que caract€rise une sorte de volubilit€. Le vice-consul, ivre le plus souvent, fait des confidences, encha•ne des paroles intarissables qui vont jusqu’ˆ lasser son interlocuteur. C’est en cela que le silence investit et informe le discours.
16
Ibidem.
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Mais, c’est surtout le recours insistant ˆ la r€p€tition – en particulier dans les dialogues – qui donne au lecteur cette impression de discours sans fin. Or la pr€sence des redites n’exclut pas l’ellipse. L’auteur inscrit de cette mani„re les personnages dans une logique du secret ; des bruits courent, se propagent sur les agissements d’AnneMarie Stretter. Le vice-consul s’interroge : • On dit qu’elle est tr„s triste, parfois. [...] – Ses amants le disent. [...] – Je la prendrais par la tristesse, dit le vice-consul, s’il m’€tait permis de le faire ‚.17 Le texte ressasse les m‡mes faits incertains, le personnage s’€panche et r‡ve : le silence envahit le dialogue et se tait sur l’essentiel, la cause de cette • tristesse ‚, de ces pleurs vers€s (sans raison ?) devant Charles Rossett. Le r€cit semble sugg€rer l’existence d’un secret qu’il ne r€v„le jamais r€ellement ! C’est lˆ un simulacre. Cette • tristesse ‚ est pr€cis€ment ineffable. Diff€r€ sans cesse, le d€voilement impossible fonde ce texte dit trou€.
Les silences dans les changements de points de vue Parall…lement, dans le roman, l’histoire de la mendiante se poursuit par intermittences. Occupant le devant de la sc…ne au d‚but du r‚cit, ce personnage s’‚clipse ensuite au profit de l’histoire d’Anne-Marie Stretter et des hommes qui gravitent autour d’elle. Envers du d‚cor, la longue marche de la mendiante, cette femme cass‚e, ext‚nu‚e, folle, d‚termine ce qui se passe dans l’ambassade. L’‚criture de l’histoire de la mendiante par Peter Morgan, pr‚sent lui aussi dans les jardins de l’ambassade, rel…gue les faits eux-mˆmes dans un espace excentr‚ : c’est un r‚cit en abyme. Ces d‚calages et changements de registres narratifs et ‚nonciatifs contraignent le lecteur † combler les blancs du texte. L’absence de transitions qui est une forme de silence est aussi une r‚ponse aux questions ant‚rieures. En effet, la tristesse d’Anne-Marie Stretter fait ‚cho † celle de la mendiante : une errance physique et psychique marque leurs vies respectives, qui interf…rent. La r‚p‚tition ou au contraire l’absence de paroles conf…rent † ce r‚cit une sorte d’‚tranget‚ inqui‚tante. Le romanesque r‚side autant dans le non-dit que dans le trop-dit. Abandon des personnages † une parole excessive, discr‚tion du 17
M. Duras, Le Vice-Consul, Gallimard, 1966, p. 80.
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narrateur, omission de transitions entre les discours constituent une €criture paradoxale. Si le passage du discours rapport€ au discours narrativis€ s’effectue sans connecteurs, sans avertissement, il n’en est pas de m‡me lorsque le m€tadiscours prend le relais. Les inserts sur le texte en train de s’€crire, les difficult€s qui en r€sultent ou la mention de l’€tat d’esprit du lecteur sont tr„s rares chez Marguerite Duras. Alors que ce proc€d€ fait partie de la plupart des romans dits d’avantgardes ; qu’il contribue ˆ briser l’illusion r€f€rentielle et affiche ainsi l’acc„s de la fiction romanesque ˆ la r€flexion et au d€bat critique, il appara•t fort peu sous la plume de l’auteur du Vice-Consul. Tout d’abord, il est vrai que Marguerite Duras s’est toujours d€marqu€e du Nouveau Roman dont les repr€sentants sont des praticiens confirm€s du m€tadiscours ; de surcro•t, la finalit€ premi„re pour Marguerite Duras semble bel et bien d’immerger le lecteur dans un monde envo‘tant, de lui procurer des sensations in€dites ; par cons€quent, il est pr€f€rable d’€viter les parenth„ses en forme de synth„ses th€oriques ainsi que les remarques parodiques qui d€stabilisent le syst„me axiologique mis en place. En revanche, dans un r€cit qui fait une large place au silence, tout en s’intitulant Le Bavard, le recours aux • indicateurs de r€gie ‚ et autres commentaires m€tadiscursifs est tr„s fr€quent. Le passage d’un plan de l’€nonciation ˆ l’autre g€n„re n€cessairement des zones de silence. Le je recouvre ainsi plusieurs types de discours : la premi„re personne est celle d’un narrateur homodi€g€tique. • Ce fut donc vers la fin de l’apr„s-midi de dimanche oŠ j’€prouvai la sensation d’ennui particuli„rement d€primante que je me d€cidai ˆ sortir de ma chambre. ‚18 Elle est aussi celle d’un narrateur-auteur racontant les conditions de la cr‚ation. Le d‚sir de bavarder surgit † loisir comme ƒ une crise „, ƒ un mal „, pire ƒ une maladie incurable „. Ce narrateur-l† ‚prouve mˆme le besoin de prendre de la distance avec l’‚crivain bavard – transform‚ pour la circonstance en patient dont il faut ‚tablir le diagnostic. Entretenant, tout au long du r‚cit, l’ambigu‡t‚ et pratiquant savamment la ƒ m‚talepse „ – telle que la
18
Louis-Ren€ des For‡ts, Le Bavard, p. 13.
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red€finit G€rard Genette dans son dernier essai19 – le personnagenarrateur, spectateur de sa r‚cente labilit‚, s’‚crie : Mais que diable avons-nous besoin d’une langue et d’une plume ? Et, en tout cas, d’oŠ nous vient ce besoin pervers de faire tourner la premi„re inconsid€r€ment devant les auditeurs bouche b€e ou paupi„res closes, de faire grincer la seconde en vue le plus souvent de rem€dier ˆ l’insuffisance de notre vie ?20
Dans la lin‚arit‚ du r‚cit, quand l’un parle, l’autre n‚cessairement se tait. En outre, sur un plan fantasmatique, le silence fascine : il suscite un m‚lange de ƒ terreur et d’attachement „,21 analys€ paradoxalement en de longues phrases, fort d€taill€es. Le silence intervient au d€but et ˆ la fin du monologue. Avant cette d€routante confession, le narrateur, de son propre aveu, incarnait le personnage du taciturne : il €tait le silence m‡me. Il y retourne, soulag€ et gu€ri. Et ce qui ressort de ce r€cit, c’est une hi€rarchie renouvel€e, au d€triment de la parole : par contamination, l’€criture serait-elle, elle aussi, entach€e de suspicion et consid€r€e comme une expansion inutile, presque veule de l’‡tre humain ? Il est vrai que l’€crivain peut ais€ment figurer dans une galerie de portraits ˆ la place du bavard inv€t€r€. Or, il appara•t ici – c’est en tout cas notre hypoth„se – que la parole est ˆ l’€vidence discr€dit€e puisque le silence, €rig€ au rang d’all€gorie, est valoris€ ˆ l’exc„s : or, l’€criture qui prend en charge le discours sur le bavardage ainsi que celui consacr€ au silence n’est pas atteinte par ces jugements. Le roman est pr€cis€ment la structure capable d’accueillir les contraires et d’int€grer dans une forme narrative sa propre remise en cause. Le r€cit romanesque englobe les paroles, les transpositions auxquelles elles donnent lieu, les commentaires qu’elles suscitent : il est fait de ces rejets et des refus. La parole n’est pas l’€criture. Mais le silence en revanche envahit l’un et l’autre.
19
G€rard Genette, M€talepse. De la figure ˆ la fiction, Seuil, 2004. • J’entends […] €tendre l’enqu‡te en passant de la simple figure, f‘t-elle en plusieurs mots (m€talepse figurale), † ce qu’il faut bien appeler la fiction (m€talepse fictionnelle), et qui est pour moi un mode €largi de la figure. ‚ (p. 16) 20 L.-R. des For‡ts, op. cit., p. 46. 21 Op. cit., p. 151.
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Les silences th€matiques : la mort, le sexe et la folie Appartenant de plein droit au domaine de la rh€torique et de la stylistique, le silence est aussi en litt€rature un th„me de pr€dilection, – les deux aspects €tant d’ailleurs li€s. Un article de Randa Sabry fait le point sur cette question et montre que le silence, cantonn€ au XVIIe si„cle dans les limites d’un usage rh€torique, est devenu aujourd’hui une cat€gorie incontest€e de la po€tique litt€raire.22 Le silence autour des sujets tabous ou occult€s parcourt les romans des XIXe et XXe si„cles, m‡me si les limites de la pudeur ont recul€. Chez Balzac, deux sujets prennent des voies d€tourn€es pour se dire ˆ tel point que l’intention initiale reste parfois incertaine. L’homosexualit€ f€minine et masculine ne se lit qu’ˆ mots couverts. Il est ais€ pourtant de voir dans les liens complexes qui unissent Vautrin et Lucien de Rubempr€ ou la cousine Bette et Val€rie Marneffe les signes du d€sir. L’ambigu•t€ des relations appara•t sous la forme d’une volubilit€ notable et d’une m€taphorisation outranci„re, de la part de l’ancien for‰at. On conna•t la nature du pacte qui lie le faux pr‡tre et le jeune dandy : l’un donne la fortune et la gloire, l’autre enseigne les secrets de la r€ussite et, dans l’ombre, jouit par procuration d’un succ„s qui est son œuvre tandis que l’autre parade dans les cercles restreints du faubourg Saint-Germain. Le contrat exige en outre le secret puisque l’argent provient d’un vol cons€quent, le butin des for‰ats emprisonn€s. Tout repose sur un mensonge (envers la soci€t€) et une trahison (aupr„s des bagnards). Tout est simulacre et illusion. Le bal masqu€ qui ouvre le roman de Splendeurs et mis…res des courtisanes est † l’‚vidence r‚v‚lateur de la nature du pacte conclu entre les deux hommes, † la fin d’Illusions perdues. Un autre secret, extradi€g€tique celui-lˆ, fonde semble-t-il le dispositif : c’est la force de cette union. Deux personnages antith€tiques se compl„tent dans ces termes : • Je serai l’auteur, tu seras le drame ‚.23 La m€taphore de la cr€ation renvoie bien s‘r explicitement ˆ la fonction de d€l€gation auctoriale mais elle masque €galement le d€sir qui meut cet immense d€ploiement d’€nergie. 22
Randa Sabry, • La Mise en place d’un silence €loquent ‚, Po€tique 11, 1997, pp. 143-159. 23 H. de Balzac, Splendeurs et mis…res des courtisanes, tome VI, p. 504.
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Trompe-la-mort agit de fa‰on occulte, il brille par procuration dans les salons qui lui sont inaccessibles. Une relation refoul€e au-delˆ m‡me de l’implicite du texte, est pourtant corrobor€e par la f€minit€ de Lucien, €voqu€e ˆ maintes reprises au fil des portraits discontinus du personnage. Il est • asservi ‚ et complice d’un secret progressivement divulgu€. • Le Mal dont la configuration po€tique s’appelle le Diable, usa envers cet homme ˆ moiti€ femme, de ses plus attachantes s€ductions, et lui demanda peu d’abord en lui donnant beaucoup. ‚24 Le paradigme de l’androgyne est † cet ‚gard bien repr‚sent‚ dans La Com€die humaine. Sous couvert de mythologie, un autre secret, plus grave dans le contexte de l’€poque d’autant plus qu’il renvoie ˆ des fantasmes autobiographiques, se d€voile ˆ peine. Le dandy, le po„te et plus g€n€ralement l’artiste donnent lieu ˆ des portraits ambigus. L’homosexualit€ – f€minine celle-lˆ- se dit plus ouvertement dans La Cousine Bette25 et surtout dans La Fille aux yeux d’or. Relevant lui aussi du mythe de l’androgyne, Henri de Marsay, malgr€ son • courage de lion ‚26 et son appartenance au groupe des Treize, a une beaut€ eff€min€e : il va m‡me jusqu’ˆ rev‡tir une robe pour s€duire Paquita Vald„s, prisonni„re jusque lˆ d’une liaison saphique. La nouvelle €gr„ne des indices sibyllins qui pr€parent la r€v€lation finale : le p„re du jeune homme, Lord Dudley, • ne donna pas avis ˆ ses enfants des parent€s qu’il leur cr€ait partout ‚.27 Ainsi la demisœur d’Henri de Marsay se trouvera ‡tre la marquise de San R€al, celle qui pr€cis€ment maintient Paquita, la fille aux yeux d’or, sous son joug, et €prouve pour elle une passion violente et exclusive. Elle la tuera d’ailleurs en constatant son infid€lit€. Les d€nouements restent allusifs : • Adieu, dit-elle, rien ne console d’avoir perdu ce qui nous a paru ‡tre l’infini. ‚28 Tout, dans la nouvelle, se dit sans se dire ou avant de se dire. L’€criture du silence passe alors par la rh€torique de l’indicible. La v€rit€, trop audacieuse, se distille au gr€ des signes proleptiques sans s’€noncer compl„tement. Pourtant, la subversion r€side peut-‡tre moins dans l’annonce de la relation homosexuelle que dans la 24
Op. cit., pp. 504-505. Sur ce point, voir notre €tude sur B€atrix, p. 264. 26 H. de Balzac, La Fille aux yeux d’or, tome V, p. 1057. 27 Ibidem. 28 Op. cit., p. 1109. 25
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pr€sentation du couple h€t€rosexuel comme criminel. La pr€sence de jumeaux et la r€p€tition des m‡mes actes (Henri simule le crime que Margarita accomplira) r€f„re ˆ la pulsion de mort. Max Milner a montr€ comment Freud exploite ce th„me ˆ propos des ‚lixirs du diable d’Hoffmann. On sait par ailleurs que l’œuvre du conteur berlinois est une des sources d’inspiration privil‚gi‚es de Balzac. Or, le texte de La Fille aux yeux d’or exhibe les crimes passionnels et les exc„s de la passion vengeresse mais rel„gue dans l’extrad€g€tique l’histoire de l’amour lesbien. A propos des iconographies reproduisant Oph€lie au XIXe si„cle, Murielle Gagnebin remarque : • Tout se passe comme si l’homosexualit€ n’€tait qu’un moment de l’histoire f€minine, moment vou€ ˆ dispara•tre ‚.29 Les trois composantes de • l’appareil psychique ‚ seraient ainsi repr€sent€es, ˆ savoir le ‡a, le sur moi et le moi, si tant est que le r€cepteur interpr„te les suggestions et compl„te les blancs. Cette lecture inspire toutefois des r€serves que Max Milner exprime en ces termes : • la psychanalyse ignore la sp€cificit€ du ph€nom„ne litt€raire. Son discours concerne le contenu d’une fiction qui est assimil€e, ˆ tort, ˆ un processus psychologique r€el ‚.30 Pourtant, en d€pit des ellipses et des lacunes du r€cit, le narrateur donne l’impression d’en trop dire. L’approximation des r€v€lations est en quelque sorte €quilibr€e par la minutie et l’abondance des portraits et des descriptions : le jeu de simulacre est encore de rigueur. La d€mesure c‹toie la sobri€t€. Dans un autre registre et quelque cent cinquante ans plus tard, M. Duras se montre prolixe dans la narration des relations sexuelles. On conna•t le succ„s de scandale de L’Amant, les d€veloppements jalonn€s de r€miniscences autobiographiques de L’Amant de la Chine du Nord. Cependant, le texte plus tardif de La Pluie d’‚t‚ se montre plus discret et cache dans les replis du r€cit des connotations incestueuses. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’interdits tr„s lourds pesant sur la fiction romanesque mais plut‹t d’une volont€ de laisser planer le doute. Quelles que soient l’ampleur et la gravit€ des r€v€lations, l’impr€cision des contours et les ellipses du discours dominent dans la 29
Murielle Gagnebin, L’Irrepr‚sentable ou les silences de l’œuvre, P.U.F., 1984, p. 49. 30 Max Milner, Freud et l’interpr‚tation de la litt‚rature, Sedes, 1980 ; r€ed. 1997, p. 192. L’ensemble de la section portant sur • l’inqui€tante €tranget€ ‚ €clairerait d’ailleurs notre propos (voir pp. 184-196).
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prose de Duras. S’il y a silence, il est somme toute dans ce cas g€n€ralement d’une autre nature que celui qui parcourt l’œuvre balzacienne. Il n’est pas li€ ˆ la censure, dans les cas €voqu€s ici, mais ˆ un d€sir de le • narrativiser ‚ et d’en faire un sujet de roman. L’indicible finit par se dire. La folie qui entra•ne la mort emprunte deux voies pour se dire dans les romans de Balzac. Soit elle prive les personnages de parole ou presque, les condamnant ˆ la r€p€tition infinie de quelques mots, soit elle suscite au contraire un d€r„glement du discours qui s’€tend exag€r€ment. C’est ce dernier cas qui retiendra notre attention ˆ ce moment de l’analyse. Ainsi Frenhofer, l’artiste fou, prend-il longuement la parole, au sein d’un texte pourtant court, donnant une brillante et savante le‰on d’esth€tique aux deux peintres, Porbus et Poussin. Il commente avec emphase les tableaux de Porbus, s’exalte et prof„re des consid€rations d’ordre g€n€ral sur la peinture. Il atteint ˆ ce momentlˆ les sommets de l’art oratoire, m‡lant les registres €pique et lyrique. La tirade se cl‹t sur une m€taphore fil€e grandiloquente : • Le flambeau de Prom€th€e s’est €teint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas €t€ touch€s par la flamme c€leste ‚.31 Ces recommandations et admonestations deviennent path€tiques lorsque l’on sait que la folie pr€vaudra et ruinera tout espoir de cr€er une œuvre d’art pour le bel orateur. Par exc„s de savoir et de perfectionnisme, le grand peintre est destin€ ˆ masquer son chefd’œuvre, le portrait de la Belle-Noiseuse, sous • une muraille de peinture ‚. Puni pour voir tent€ pr€cis€ment de rivaliser avec Dieu, tel un nouveau Prom€th€e, il ne supplantera pas la Nature et n’en pr€sentera ˆ ses amis qu’une version barbouill€e. Puni encore pour avoir p€ch€ par d€mesure, perc€ ˆ jour le secret de l’art et us€ sans mod€ration de la parole, il sera incapable d’appliquer les conseils qu’il a prodigu€s si g€n€reusement. A l’instar d’un personnage hoffmannien, le baron, pi„tre violoniste et bon professeur, • Frenhofer retournera au chaos apr„s avoir durant une br„ve minute affranchie de l’ordre du Temps et du Doute, contempl€ sa chim„re. Instant d’extase
31
Le Chef-d’œuvre inconnu, tome X, p. 417.
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parfaite brusquement interrompu par le mortel ‘Rien’ de Poussin. ‚32 Frenhofer a ‚chou‚ parce qu’il visait l’Absolu. Ainsi en est-il de Balthazar Cla’s dans un autre domaine, la recherche de diamants et les pratiques alchimistes, et, plus tard, de Rimbaud, cet autre ƒ voleur de feu „. Mˆmes certitudes, mˆmes aspirations, mˆme fin tragique. La folie fait taire d‚finitivement les artistes de ce type et les savants. Le peintre brŽle ses toiles et meurt sans avoir atteint le but poursuivi ; Balthazar devient, comble d’ironie, aphasique et la d‚couverte tant attendue, se fait sans lui : ƒ le vieillard se livrait † des mouvements d’une force incroyable pour secouer la paralysie ; il d‚sirait parler et remuait la langue sans pouvoir former de sons ; ses yeux flamboyants jetaient des pens‚es „.33 La folie r€duit au silence ceux qui ont €t€ prodigues de leur savoir et de leur g€nie. Il est tentant de voir lˆ un transfert autobiographique dans la mesure oŠ le romancier, romantique ˆ ses heures, vise lui aussi une certaine forme d’absolu. Le propos serait d’ailleurs ˆ nuancer ˆ partir de 1839. Roland Chollet rappelle ˆ ce sujet la fragilit€ du monument que repr€sente La Com€die humaine : l’auteur et le lecteur d€c„lent ais€ment • tout ce qui dans l’œuvre appara•t [...] h€sitation, incoh€rence, division, dispersion ‚,34 malgr€ les d€mentis des discours paratextuels. D„s 1837 (date de la seconde version du Chef-d’œuvre inconnu), le romancier cherche ˆ conjurer la menace qui le guette par cette mise en sc„ne. Il ins„re dans la narration le cas-limite de l’artiste inspir€ et il transforme en œuvre r€ussie les d€boires des personnages. La folie d€l€t„re qui atteint plus particuli„rement la femme, dou€e d’un pouvoir visionnaire, fait l’objet d’observations sp€cifiques dans les deux nouvelles du R€quisitionnaire et d’Adieu. Elle les condamne ˆ l’aphasie puis au silence. Mais ces textes se situent plut‹t du c‹t€ des r€cits moins diserts, qui mentionnent le silence comme un fait narratif : il feront l’objet d’un d€veloppement ult€rieur. Deux œuvres au XIXe si„cle logent le silence au creux de la narration parce qu’elles visent l’€criture du rien, de l’absence. Ce n’est 32
J. Guichardet, art. cit€, p. 158. H. de Balzac, La Recherche de l’Absolu, tome XI, p. 834. 34 R. Chollet, • Ci-g•t Balzac ‚ in Le Moment de La Com€die humaine, P.U.V., 1993, p. 283. 33
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pas celle de Balzac mais celle de Mallarm€ et, ˆ des titres divers, celle de Flaubert, construites sur des renoncements et des • diff€rances ‚ – des €carts entre la logique et le discours tenu, la chronologie et la temporalit€ choisie. Elles ne donnent ˆ lire que la quintessence de l’exp€rience du vide. La po€sie sans doute est plus encline ˆ organiser des blancs et des silences jusque dans sa pr€sentation. Mallarm€ a cultiv€ cette forme de non-repr€sentation. Blanchot rel„ve ce paradoxe : • [L’œuvre €crite] se retire du silence par l’€tendue et le nombre des refus qui devraient l’y condamner ‚.35 Et l’existence mˆme de l’auteur est sujette † caution : ƒ Avant l’œuvre, l’‚crivain n’existe pas encore ; apr…s l’œuvre il ne subsiste plus „.36 Le silence est au cœur des probl€matiques de Blanchot : il a partie li€e avec • l’€criture du d€sastre ‚, d€truisant et constituant ˆ la fois l’œuvre d’art. On ne le garde pas, on ne le d€passe pas non plus. Mais on l’€crit, il s’€crit. Il est aussi des r€cits romanesques qui donnent l’impression d’enserrer le silence dans un espace, de l’apprivoiser et de le surmonter. C’est le cas, semble-t-il, de Flaubert et de quelques textes contemporains. Ainsi la tension de Flaubert vers une €criture €pur€e, de la premi„re ‚ducation sentimentale ˆ la seconde, celle de 1869 ; la volont€ de couper court ˆ l’afflux des discours et des sensations par des phrases lapidaires et apparemment banales. La narration s’interrompt et s’attarde sur quelque d€tail d€cal€. • Cette vibration qui s’interpose entre un r€seau de signes et un univers de sens d€fait un langage et instaure un silence ‚.37 Le texte sort grandi, de s’‡tre ab•m€ dans le silence. Chez Flaubert, le savoir est en p€ril, les certitudes se d€litent ; seuls restent le risque, la menace et la nostalgie. • ’Jamais tu ne sauras ce que tu as €crit, m‡me si tu n’as €crit que pour le savoir ‚,38 dit encore M. Blanchot. L’‚criture romanesque flaubertienne se fonde sur le renoncement au babil de la parole po‚tique. Or, l’asc…se n’est pas totale puisque le flux po‚tique, indicible, ‚chappe parfois au couperet du discours ironique et laconique. 35
M. Blanchot, L’Espace litt‚raire, Gallimard, 1955, p. 119. Apr…s coup. Le ressassement €ternel, Minuit, 1983, p. 86. 37 G. Genette, Figures I, Seuil, 1966, p. 241. 38 M. Blanchot, op. cit., p. 85. 36
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Silences du roman Il y a chez Flaubert une insistance ˆ nommer le silence. [...] Flaubert fait ainsi du silence une des composantes du dialogue qui en infl€chit les significations sans que pour autant on puisse mesurer exactement la nature de cette inflexion, car relev€, le silence n’est pas qualifi€. Simplement, le r€cit bute sur lui, en bout de phrase : ‘sans parler’, ‘silencieuse’.39
Tous les silences concourent ainsi ˆ €clairer la part sacrifi€e, le lyrisme ˆ fleur de texte. Ce n’est pas lˆ exactement le vide qui structure la plupart des r€cits contemporains qui nous occupent, mais une parole absente et pr€sente ˆ la fois, d€cid€ment impossible ˆ prof€rer, si ce n’est dans l’effacement des marques trop ostensibles de la sensibilit€. On sait ˆ quel point Flaubert a pratiqu€ des corrections ˆ l’infini sur ses manuscrits, fuyant l’expansion ennemie afin de conf€rer ˆ chaque phrase le statut d’un objet artistique (et pas seulement linguistique). R. Barthes y insiste dans le chapitre des Nouveaux essais critiques intitul€ • Flaubert et la phrase ‚. Il €crit : • La phrase de Flaubert est une chose ‚.40 Le silence est alors rejet€ au bord des phrases – dans les passages et les mots biff€s – et au sein des phrases dans les ellipses cruelles mais n€cessaires ; il subsiste aussi dans la volont€ d’occultation du moi, qui r€appara•t dans le style obsessionnellement travaill€. Balzac en revanche mise sur le surplus, la surench„re et le d€versement de paroles g€n€reuses. Il m€nage pourtant des interstices et montre le n€ant qui se cache derri„re les discours math€siques. L’opposition entre Balzac et Flaubert n’est pas aussi tranch€e qu’on l’a dit. Coexistent au XIXe si„cle ces deux cheminements, faussement contradictoires. Ils composent avec le silence, l’utilisent et le combattent pour mieux dire ce qui se d€sagr„ge dans le paysage social. Au XXe si„cle, la recherche de l’obscur, de la vacuit€ et du silence est un passage oblig€ de la litt€rature. Dans la seconde moiti€, l’esth€tique minimaliste triomphe et les textes se fragmentent ˆ l’envi. On peut la limiter au groupe des €crivains publi€s chez Minuit, d’Echenoz ˆ Chevillard en passant par Patrick Deville, Christian Gailly et Jean-Philippe Toussaint ; mais il est €galement coh€rent 39 40
Philippe Dufour, Flaubert ou la prose du silence, Nathan, 1997, p. 11. Roland Barthes, Nouveaux essais critiques, Points Seuil, 1972, p. 142.
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d’envisager la retenue, le retrait, l’effacement des effets oratoires et d’une subjectivit€ expansive comme une posture adopt€e le plus souvent par les €crivains de l’extr‡me contemporain. Quant ˆ M. Duras, pass€e ma•tre dans la pratique de l’€criture elliptique ou m‡me exsangue, elle choisit parfois aussi l’expansion plus que la retenue – pour dire la douleur de l’absence. Dans Le ViceConsul (1965) en effet, la parole de l’exc…s intervient nettement, bien qu’elle soit report‚e sur les lieux et les instants. Les derniers chapitres montrent des personnages qui, progressivement, habitent la d‚mesure, glissant vers la folie et la mort. Le point-extrˆme du d‚sespoir est atteint avec cette inqui‚tude en forme de question : ƒ Le vice-consul s’est-il tu‚ cette nuit ? „41 Et surtout, les deux femmes, de chaque c‹t€ du grillage €lev€ contre la mendicit€, sont ˆ la d€rive. Anne-Marie Stretter pleure sans fin et perd la m€moire. Quant ˆ la • femme qui vient peut-‡tre de Savannaket ‚, la mendiante du Gange, • elle est folle. Son sourire ne trompe pas ‚.42 La plage, la mer, la nuit, la chaleur recouvrent la souffrance, l’annoncent. Charles Rossett, personnage-t€moin prononce les paroles fatidiques. l’aveu de la perte de la raison est une €tape que le r€cit franchit difficilement. L’hypallage dit sans dire l’€garement de la jeune femme depuis sa douloureuse rupture. • Lorsqu’elle a lev€ les yeux, j’ai vu une joie barbare, folle, dont tout son ‡tre devait ‡tre enfi€vr€ ‚.43 Lol ne viole pas son secret puisqu’elle l’a en partie oubli€ ; le texte restitue pourtant l’intensit€ de l’histoire mutil€e et ses effets d€vastateurs. Il ne dit rien mais il dit qu’il dit tout (• Lol, avec le tout ‚). Et l’€nonciation m‡me produit une impression d’abondance si ce n’est de surabondance. Chez Duras, les mots semblent expl€tifs : ils affluent, d€bordant l’intention car le silence e‘t mieux valu sans doute – ˆ l’instar des dialogues insolites, d€cousus et exsangues, ceux de Jacques et de Lol : Sa vue seule m’effondre. Elle ne r‚clame aucune parole. Et elle pourrait supporter un silence infini. Je voudrais faire, dire, dire un long
41
M. Duras, op. cit., p. 204. Op. cit., p.205. 43 Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 129. 42
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mugissement fait de tous mots fondus et revenus au m‡me magma, intelligibles ˆ Lol V. Stein. Je me tais.44
Le lecteur est log€ ˆ la m‡me enseigne, car le silence des personnages contamine ˆ l’€vidence le r€cit puisqu’il est le r€cit ou plut‹t son absence. Le silence d’ailleurs est partiellement rompu par le narrateur, puisque quelques r€pliques sont €chang€es. Il n’est pas tenu dans la mesure oŠ se glissent des remarques m€tadiscursives. Dans Le Vice-Consul, le serment d’aphonie est viol‚ : ƒ La folie, je ne la supporte pas, c’est plus fort que moi, je ne peux pas... le regard des fous, je ne le supporte pas... tout hormis la folie „.45 Philippe de Sucy €prouve le m‡me sentiment devant les yeux vides et €gar€s de la comtesse de Vandi„res, dans la nouvelle balzacienne, Adieu. Le vœu de silence qui fonde implicitement l’€criture romanesque est enfreint dans ces lignes d€cal€es : un discours rapport€ sans guillemets, transpos€, est pris en charge par un narrateur consentant. La folie av€r€e, la mort qui s’ensuit parfois, l’intensit€ des d€sirs interdits n’entrent pas dans le texte romanesque, sans pr€ambules, sans d€tours. Cette fois, oui, chez Balzac comme chez Duras, le silence a la m…me tonalit€. L’impossibilit€, le refus ou la douleur de dire se d€placent vers des objets, des situations et des lieux €loquents. La mer accompagne et scande ces paroles silencieuses – celles qui disent le paroxysme de la tristesse, le dysfonctionnement de la raison : Ici la mer est enferm€e entre deux longues presqu’•les, pas d’arbres, il y a des bungalows. Le ressac est faible. C’est une lagune. Un chemin la longe. Les rives sont boueuses, la mer les l„che ˆ petits coups. La mer verte, qu’elle est belle.46
A la fois interminable et enferm€e, d€serte et anim€e, la langue refl„te les images contrast€es qui surgissent lorsque paraissent ces personnages ambigus. L’espace subjectif exhale la fascination qu’exerce la femme folle sur les hommes. Il n’en finit pas de dire l’€tranget€ de la situation. 44
Op. cit., p. 130. Op. cit., p. 206. 46 Op. cit., p. 202. 45
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Dans sa rouille flamboyante, le soleil sort de l’Oc€an. L’€blouissement est consid€rable. Les yeux br‘lent. Charles Rossett se retrouve arr‡t€ le long de la lagune. Le soleil dispara•t.47
Insupportables sont la lumi„re du soleil et les yeux insens€s de la mendiante. Les phrases paratactiques, oscillant entre l’emphase du lyrisme et la laconicit€ d’indications sc€niques, ponctuent cette lente descente aux enfers, au bout de soi-m‡me. Une limite semble alors franchie : celle qui s€pare les espaces et les ‡tres, celle qui oppose dire et ne pas dire. Dans ce mouvement inqui€tant des derni„res pages du roman, aucun grillage ne vient s’interposer entre les uns et les autres ; il n’y a plus d’alternance entre un chapitre consacr€ au cercle diplomatique et un autre ˆ la vagabonde. Son chant vient s’immiscer dans le r€cit principal et compl€ter la repr€sentation de l’€tranget€ et de la folie. A l’€blouissement du soleil s’ajoute la m€lodie path€tique et lancinante, pr€sente dans le film de 1973, India Song. Les sens per‰oivent ce que les mots ne sauraient exprimer avec la m‡me v€h€mence. Le silence fait collision et collusion. L’exil des personnages est lui aussi m€taphorique : tout est toujours d€cal€, excentr€, douloureux – sans n€gliger une certaine jouissance qui accompagne n€anmoins la sensation d’enlisement. L’exil est aussi celui de l’€criture, qui tait le plus longtemps possible ce qu’elle doit dire et d€cline ˆ l’infini les nuances du paysage et l’insignifiance apparente des dialogues. D€plac€, le silence se fait partout entendre ; il a d’ailleurs le dernier mot : • Rien d’autre, vous n’avez rien d’autre ˆ me dire, monsieur ? – Rien, non, directeur ‚.48 Le silence rev‡t donc des formes multiples et renforce les tensions inh€rentes ˆ l’€criture romanesque : il bouscule et recompose le code des portraits, l’agencement des dialogues, les interf€rences de discours ; il intervient aussi, au-delˆ d’une po€tique de l’indicible, lorsque des sujets-tabous sont finalement abord€s et d€plac€s. Le silence nous int€resse donc, en l’occurrence, parce qu’il est vaincu. Ballott€ entre les conditions d’€nonciation et l’€nonc€ produit, entre 47 48
Op. cit., pp. 203-204. Op. cit., p. 212.
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des voix narratives disparates et changeantes, entre la contradiction de l’exc„s et de la retenue, le texte tente de ma•triser l’impossible. Le trop-plein r€f„re ˆ la hantise du n€ant. Les lois de la d€pense et de l’€conomie r€gissent d’ailleurs aussi le discours balzacien : la volont€ d’expansion et d’exhaustivit€ voisine avec l’exigence de concision et de concentration, pour reprendre un terme balzacien. Tout dire, mais aussi typifier, rassembler, symboliser : c’est le • Balzac oxymore ‚ dont parle Jos€-Luis Diaz.49 Il s’agit d’une contradiction f‚conde qui organise le fonctionnement du r‚cit et qui distribue les r‚seaux de sens entre l’exc…s de la parole et sa r‚duction. A la po‚tique de la diss‚mination s’oppose la pratique de la condensation dramatique. Les portraits abondent en ‚l‚ments dits ineffables et qui sont † l’‚vidence pass‚s sous silence mais accompagn‚s de points de suspension suggestifs. A propos de La Peau de chagrin qui r€unit paroxystiquement ces deux aspects antith€tiques de l’esth€tique balzacienne, J.-L Diaz €crit : Penser, cr‚er, c’est rassembler un tr‚sor dans un espace proche, familier [...]. Th‚oris‚e sous ces auspices, l’activit‚ litt‚raire, constamment rapport‚e † un exercice de vision totalisante, est d’abord con‹ue comme un acte de r‚duction et de domestication du divers, comme une op‚ration d’accumulation et de th‚saurisation.50
Il faudrait sans doute voir, dans ces techniques oppos€es et ce recours concomitant ˆ l’exc„s de parole ou ˆ la longueur des pauses, une fonction id€ologique. Le silence n’est pas seulement dans le style ou la structure, ou encore dans les paradigmes th€matiques ; il est aussi un agencement politique sp€cifique. L’€crivain, immerg€ dans un contexte de pr€-industrialisation et de mise en place d’un syst„me productif, au XIXe si„cle, s’interroge sur son statut et sur son identit€. Au XXe si„cle, plac€ en marge de tout ce qui compte, il va jusqu’ˆ se demander s’il doit parler ou bien se taire. Et, s’il choisit, qui s’en souciera ? S’il cherche ˆ faire œuvre utile et tente de convaincre son lecteur que dire c’est faire, dire alors perd sa fonction et son sens habituels : il est ˆ proprement parler r€duit au silence. C’est 49
C’est le titre de l’article publi‚ dans la Revue des Sciences humaines, n•175, 1979, pp. 33-47. 50 Jos€-Luis Diaz, • L’€conomie, la d€pense et l’oxymore ‚, in Balzac et La peau de chagrin, Sedes, 1979, p. 162.
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l’ambigu•t€ de l’€criture engag€e et de ses avatars qui surgit alors. Le texte performatif qui fait figure d’œuvre r€ussie sinon aboutie trahit en quelque sorte la mission de l’€criture : l’action l’emporte sur le discours et la finalit€ sur le d€tour. Or, la litt€rarit€ se reconna•t g€n€ralement aux d€tours qu’elle emprunte pour exprimer des sentiments, d€crire des situations, porter des jugements. Toutes les formes de silences analys€es jusque-lˆ et leurs lieux de cristallisation, – dans les portraits, les dialogues, les discours narrativis€s et les sujets abord€s – suivent des trajectoires plus sinueuses que directes. Les descriptions en disent trop mais elles cachent parfois l’essentiel, laissant le lecteur le supposer et l’adjoindre mentalement ˆ ce qu’il voit. Les paroles rapport€es s’inscrivent dans une logique de l’€panchement, s’interrompent brusquement, s’€garent dans des digressions et diff„rent sans cesse le message attendu. Lˆ encore, le plus important reste toujours ˆ dire. Quant au passage d’un registre discursif ˆ l’autre, il cr€e un vide suppl€mentaire, quelle que soit la longueur des propos tenus. Dans les interstices, se glisse un silence parfaitement intelligible. Le silence devient, dans ce cas, essentiellement rh€torique. Randa Sabry rappelle dans un article de Po€tique l’usage que les ‚crivains du XVIIe si…cle, et en particulier La Fontaine, ont pu faire du non-dit. Le silence est alors un dispositif rh‚torique, une attente construite et d‚‹ue, ce qui le rend ‚loquent. Dans une perspective linguistique, la mise en texte introduit des ruptures dans le syst…me d’‚nonciation. Le terme d’implicite recouvre † la fois les pr‚suppos‚s inscrits dans l’‚nonc‚ et les sous-entendus inf‚r‚s au contexte. Dans le cadre de la th‚orie litt‚raire enfin, ƒ le silence [serait] la force motrice du discours „.51 C’est l† que s’effectue le passage, au sein du discours romanesque, entre le jeu de l’indicible et l’‚criture du silence. A ces interventions manifestes du silence et lisibles en termes de figures et de structures, s’ajoute le silence des personnages et du narrateur sur un certain nombre de sujets. Le r‚cit met aussi en exergue des ˆtres en proie † la folie, d’autres trop loquaces ou au contraire taciturnes ; il distille savamment les diff‚rents ‚l‚ments d’une r‚v‚lation. Les th…mes douloureux ou proscrits par la morale sont eux aussi plus que
51
R. Sabry, art. cit., Po€tique n•110, 1997, p. 143.
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jamais inscrits dans les replis du texte romanesque : ils ne se disent jamais d’embl€e ni ouvertement. Le silence occupe donc une part non n€gligeable des romans : le lecteur lui accorde une attention de plus en plus soutenue. Qui n’a pas cherch€ ˆ lire entre les lignes, anticiper sur les d€nouements, deviner le non-dit, exhiber l’implicite, reconstruire l’absence ? Dans les r€cits ˆ €nigmes et les autres €galement. Le r€cepteur-d€chiffreur sort grandi d’une telle exp€rience des limites textuelles : tout se passe comme s’il s’agissait de briser une r€sistance, de d€crypter une force silencieuse. La strat€gie auctoriale pr€voit bien €videmment cette activit€ de la lecture. Balzac qui pourtant semble ˆ premi„re vue d€sireux de combler toutes les lacunes sait tr„s bien que ƒ lire, c’est cr€er peut-†tre ˆ deux „.52 Dans cette perspective, le silence n’est plus † proprement parler un vide de l’‚criture : il repr‚sente virtuellement une attente. R‚sidant aussi, paradoxalement, dans un surplus de sens surajout‚s, de portraits surd‚termin‚s et de textes ‚trangers incorpor‚s, le silence fait entendre une voix singuli…re. L’intertextualit‚ et le recours insistant aux mod…les proc…de de cette esth‚tique du cach‚montr‚, d‚j† pr‚sente aux si…cles pr‚c‚dents. L’‚criture romanesque a du mal † sortir de sa gangue et elle se replie parfois sur un silence bruyant. Et si le reflux du silence, envahissant dans la prose romanesque, ‚tait le signe d’une d‚liquescence de la litt‚rature, de la disparition de la foi dans la force r‚demptrice de l’art, de sa validit‚ ? Maurice Blanchot voyait dans l’absence, la mort et le silence qui pr‚sident n‚cessairement † la naissance de tout texte les fondements mˆmes de l’‚criture. ƒ S’il y a rapport entre ‚criture et passivit‚, c’est que l’une et l’autre supposent l’effacement, l’ext‚nuation du sujet „.53 A propos des po„tes et notamment de Rilke, le critique d€crit merveilleusement la • contrari€t€ ‚ originelle de la cr€ation artistique et litt€raire : Parler n’est plus dire, ni nommer. Parler, c’est c‚l‚brer, c’est glorifier, faire de la parole une pure consommation rayonnante qui dit encore 52 53
H. de Balzac, La Physiologie du mariage, tome XI, p. 1019. M. Blanchot, L’ƒcriture du d‚sastre Gallimard, 1980, p. 29.
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quand il n’y a plus rien † dire, qui ne donne pas un nom † ce qui est sans nom, mais l’accueille, l’invoque et le c‚l…bre, seul langage o• la nuit et le silence se manifestent sans se rompre ni se r‚v‚ler.54
Le Bavard de L.-R des For‡ts se situe tout ˆ fait dans ce lignage : le r€cit dit encore quand il n’y a plus rien ˆ dire. Il maintient dans ce non-sens l’€quilibre d’une €criture fond€e sur la hantise de la r€v€lation plus que sur celle du secret et du silence. Aujourd’hui, de nombreux €crivains-critiques • nomment ‚ ou • c€l„brent ‚ le silence – menace d’extinction et source possible de renouvellement. Ainsi Christian Bobin dans L’ƒpuisement note-t-il : • L’€criture c’est le cœur qui €clate en silence ‚.55 Quant ˆ Marguerite Duras, elle a cette formule concise et percutante : • –crire [...], c’est hurler sans bruit ‚.56 Une voix, qui est celle du silence, affleure ind€niablement ˆ la surface des textes romanesques et po€tiques. Elle incarne un pointextr‡me de l’€criture, que le lecteur entrevoit quand il tend son esprit comme la corde d’un arc, au bout de sa pens€e. Le roman – par sa plasticit€ mais aussi sa propension presque monomaniaque ˆ s’interroger sur lui-m‡me – est fort bien plac€ pour faire entendre cet €cho, ces murmures. C’est en cela aussi que se reconna•t le roman moderne et qu’il s’invente dans la premi„re moiti€ du XIXe si„cle : il fait une large place ˆ toutes ces formes – aussi bien conjoncturelles que fondatrices – du silence. Il invite le lecteur ˆ tenter une exp€rience des limites. Le lecteur est submerg€, en proie au vertige ou ˆ la perplexit€, convaincu pourtant. La question de la gestion des contraires se pose ˆ nouveau.57 Le romancier moderne h€site donc : il choisit plut‹t, en cette fin de XXe si„cle, de transcrire le silence audelˆ du possible, avant de le refluer vers les rives de l’oubli, si l’on ose dire, ˆ l’aube du vingt et uni„me si„cle.58 Il lit le texte comme avers du silence et inversement.
54
L’Espace litt‚raire, Gallimard, 1955, p. 210. Christian Bobin, L’ƒpuisement, Le temps qu’il fait, 1994, p. 63. 56 M. Duras, ‚crire, p. 31. 57 Voir sur ce point notre essai : B€atrix ou la logique des contraires, Champion, 1997. 58 Cette modalit‚ de l’‚criture du silence sera plus particuli…rement d‚velopp‚e dans les deux derniers chapitres de notre ‚tude. 55
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Pierre Van den Heuvel prend l’exemple de La Belle Captive de Robbe-Grillet. Il s’agit d’un picto-roman qui assigne au lecteur une double tŒche : verbaliser les signes picturaux et €tablir un lien entre l’image et le texte. Un tel dispositif met en €vidence les limites de la parole, voire son inefficience.59 Contre-point r€v€lateur qui traduit l’h€sitation de la voix, l’€chec de l’€criture et les mots qui disent cela.
59
P. Van den Heuvel, op. cit., p. 254.
Chapitre VI L’€criture du silence et le culte du vide • Se taire, c’est encore parler. Le silence est impossible. C’est pourquoi nous le d€sirons ‚.1 L’‚criture porte donc la marque du d‚sir, du d‚sir de silence. La po‚sie peut-ˆtre se tient au plus pr…s de cette forme d’attente. De l’affirmation d’Alfred de Vigny : ƒ Le silence est la po‚sie mˆme pour moi „ † la d‚finition de la po‚sie par Ren‚ Char comme ƒ l’amour r‚alis‚ du d‚sir demeur‚ d‚sir „, l’‚mergence de l’indicible et du non-dit, de ƒ la parole muette „ semble ‚troitement li‚e † l’expression lyrique. En effet, les po…tes ont largement puis‚ dans les ressources du silence pour traduire la part enfouie des ‚motions et transgresser les lois habituelles du discours. Il n’est que de rappeler les propos d’Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer : • J’€crivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. ‚2 Le po„te fait r€sonner les silences ; il conf„re aux mots le pouvoir in€dit de surprendre pour ce qu’ils sont autant que pour ce qu’ils donnent ˆ voir. Loin du vacarme €tourdissant, ˆ l’€coute des soupirs de l’Œme, le po„me rend f€cond le silence le plus mena‰ant. Le silence se conjugue aussi avec l’absence et le vide. Depuis Mallarm€, €crit Jean-Michel Maulpoix, le silence d€finit les conditions de l’€criture po€tique. Il fallait en effet que l’on touchŒt au vers, que l’on scrutŒt l’acte d’€crire jusque dans son origine, et que l’on f•t dispara•tre €locutoirement le po„te pour que le silence dev•nt un €l€ment ˆ part enti„re de la po€sie, et comme son principe.3
Ainsi l’‚criture po‚tique a-t-elle ‚id‚tiquement partie li‚e avec les diverses et adverses formes du silence, – qu’il s’agisse du recueillement propice † l’‚closion et † la lecture des vers, des paroles murmur‚es et longtemps retenues, de l’effacement de l’auteur au
1
M. Blanchot, L’ƒcriture du d‚sastre, Gallimard, 1980; p. 23. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, • D€lires II. Alchimie du verbe ‚, p. 69. 3 Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orph‚e. Essai sur le lyrisme, Corti, 1989, p. 206. 2
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moment oŠ advient le texte, des avatars enfin de la d€faillance et de la mort. Or, les autres genres – et notamment le roman – se sont appropri€s les qualit€s intrins„ques du silence ainsi que sa dynamique perlocutoire. Quels sont alors leurs modes sp€cifiques de transposition et d’int€gration ? Et, d’autre part, la tentation du silence – consubstantielle d’un d€sir de renouvellement et d’une menace d’essoufflement de la parole – ne risque-t-elle pas aujourd’hui d’avoir dit son dernier mot ? Autrement dit, le silence a-t-il perdu de son €clat et de son efficacit€ ? Il est vrai que le silence a jou€ pleinement son r‹le, donnant un relief ind€niable aux ellipses et autres b€ances du discours, dans la po€sie classique en particulier, et qu’il a retrouv€ un essor inattendu dans la litt€rature de la modernit€. Sur le plan th€orique, Maurice Blanchot s’est efforc€ d’en fonder la n€cessit€ et d’en montrer la richesse in€dite. Nouveaux Orph€e, les po„tes et les prosateurs ont tent€ de redonner ˆ la parole litt€raire un lustre inou• et de lui conf€rer ainsi une l€gitimit€ perdue en faisant entrer le silence et l’indicible dans la chair des mots. • Garder le silence, c’est ce que ˆ notre insu nous voulons tous, €crivant ‚.4 Or, pr€cis€ment, le silence ne se garde pas ; il se d€robe et ne laisse que la force du d€sir et l’alacrit€ de la d€ception. Les r€cits et les po„mes conservent pourtant les traces d’une €nonciation inaccessible. Le silence s’€crit, dans une tension du je vers l’autre, dans la d‚finition d’un lieu qui reste ind‚fini et d’un temps qui s’effrite ; il parle le langage du doute et de la d‚faillance. Et ce discours-l† est entendu. ƒ “crire, certes, c’est renoncer [...], et en mˆme temps ce n’est pas renoncer, c’est annoncer, [...] r‚pondant non seulement au vide du sujet, mais au sujet comme vide „.5 L’‚criture proc…de alors de la perte et du manque – ‚cho d’une attente ontologique. Ainsi, lorsque la pi…ce de Samuel Beckett, En attendant Godot, fut jou€e devant des prisonniers de SaintQuentin, dans le lieu m‡me de la prison, elle fut comprise et appr€ci€e, car elle correspondait au sentiment de vacuit€ infinie qui habitait les spectateurs. Bruissant de mots assourdis et de soupirs contenus, le texte joue sur des effets de miroirs et donne ˆ la r€ception le statut d’une catharsis.
4 5
M. Blanchot, op. cit., p. 187. Op. cit., p. 186.
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Le silence comme force de renouvellement de la parole L’‚criture romanesque, plus ‚loign‚e † premi…re vue, de l’expression du silence, y puise toutefois, † plusieurs reprises dans l’histoire de la litt‚rature, un ‚lan salutaire. Lorsque le romancier s’avise qu’il a explor‚ le champ des possibles, il recherche d’autres limites et s’adonne au vertige de la restitution du vide. ƒ Les silences de Flaubert „ sont † cet ‚gard exemplaires : ils surgissent lors de la sc…ne du fiacre dans Madame Bovary et d‚placent l’int‚rˆt narratif. Ils r‚sident plus encore peut-ˆtre, avant la lettre, dans ce que Roland Barthes a appel‚ ƒ l’‚criture blanche „, ƒ neutre „, ƒ innocente „, bref ƒ impassible „.6 Cela est bien connu. L’on sait peut-ˆtre moins en revanche † quel point un ‚crivain comme Jules Renard, † la jointure des deux si…cles, a mis‚ sur les silences de l’‚criture pour renouveler la perspective. Convaincu que tout avait ‚t‚ dit par les romanciers du XIXe si…cle et que le paysage litt‚raire ‚tait satur‚ de paroles, l’auteur du Journal s’efforce de voir dans le silence l’avers et non l’envers des mots. La pr‚sentation de Jean-Paul Sartre dans Situations I, permet d’inscrire notre propos dans une continuit€ et de le nuancer par endroits. Ainsi la parole contenue, comme assourdie d’Albert Camus ou de Marguerite Duras par exemple – m‡me si les modalit€s et les finalit€s sont diff€rentes – ne rompt-elle pas brutalement avec la pratique des romans-fleuves et des discours prolixes des g€n€rations pr€c€dentes. Une recherche souvent implicite d’une po€tique nouvelle de formes romanesques caract€rise l’ensemble de cette p€riode. Force est de reconna•tre que c’est un peu en d€sespoir de cause (et accessoirement par tradition familiale) que Jules Renard choisit la voie du silence : • Il est venu se taire par €crit ‚7, affirme Sartre. Le silence n’est pas encore une parole aboutie, un style qui se d€marque des r€cits diserts. C’est un €tat qui lui est propre, une • chose ‚ qu’il apprivoise lorsqu’il la transpose en mots €crits. Ce 6
R. Barthes, Le Degr‚ z‚ro de l’‚criture, • L’€criture et le silence ‚, in Œuvres complƒtes, Seuil, 1993, p. 179. 7 Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947, p. 271.
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n’est ni une conqu‡te sophistiqu€e, ni une entreprise syst€matique de • d€construction ‚ avant la lettre. Le silence • est en lui. Il est lui. ‚8 Il adopte alors ces phrases br„ves, ces croquis instantan€s, • ces r‡veries-minutes ‚,9 comme l’‚crit encore Sartre. L’‚criture du silence ne co‡ncide pas encore avec le culte du vide ni avec la r‚flexion m‚taphysique sur l’incompl‚tude originelle. Elle est tout simplement un rempart contre le d‚goŽt exhal‚ par le trop-dire et le ressass‚. Jules Renard se garde ƒ des bavardages, des restrictions inutiles, des adjonctions oiseuses, des repentirs „.10 Avant d’ˆtre une forme quintessenci‚e de la parole ou l’expression d’un manque fondamental et d‚l‚t…re, le silence est une disposition particuli…re, un langage en pointill‚ qui, volontairement, condense et restreint – pour aiguiser la vue, certes, mais aussi pour trouver sa place dans le concert des voix h‚t‚roclites et pour transcrire des humeurs de fa‹on pr‚cise et idoine. Le fragment est une n‚cessit‚ inh‚rente † ce type d’‚criture ; ce n’est pas un parti pris affect‚. L’‚criture se fait silence ; elle est celle d’un homme du silence qui hait d’ailleurs le roman et d‚tache ses phrases cisel‚es, comme les ‚clats pr‚cieux d’une rˆverie pourtant ininterrompue. Sans doute faut-il lire les espaces qui s‚parent les paragraphes du journal ou de ses r‚cits aussi attentivement que les mots eux-mˆmes. Le bavardage int‚rieur se fait laconique sur le papier. Et le paroxysme de la beaut‚ gŒt dans ƒ l’‚conomie de pens‚e [...], un minuscule silence de pierre ou d’airain, en suspens dans le grand silence de la Nature „.11 Or, m‡me si Jules Renard reste dans le lignage de la maturation et appartient de plain-pied au dix-neuvi„me si„cle, il fait incontestablement accomplir une €tape d€cisive ˆ la litt€rature du silence. Sans rev‡tir le poids qu’il aura dans la seconde moiti€ du vingti„me si„cle – et ce jusque dans la fiction narrative – le silence est d€jˆ inscrit de fa‰on insistante dans les discours. On oublie parfois que Jules Renard, avec son silence t‡tu et somme toute path€tique, ouvre la voie ˆ bien des tentatives esth€tiques contemporaines, celles qui visent la transcription scrupuleuse d’un silence prot€iforme et s’€rigent m‡me parfois en th€ories du silence. 8
Op. cit., p. 271. Op. cit., p. 288. 10 Op. cit., p. 273. 11 Op. cit., p. 287. 9
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L’art de dire sans dire Le silence n’apparaŒt pas toujours dans la surabondance des discours et les d‚tours de la narration : il est aussi † cru et fait r‚sonner alors le vide. Si le silence est l’origine de la parole, il consacre dans le mˆme temps sa fin. Il pr‚pare, mieux que tout discours peut-ˆtre, les moments dramatiques de la di‚g…se. Il s’entend. Il renvoie de surcroŒt aux conditions d’‚nonciation du r‚cit – † cause de sa double appartenance au hors-texte et au texte, † cause de son effet certain sur le lecteur. Or, le concept de silence a rarement retenu l’attention des commentateurs en tant que tel : il a, certes, inspir‚ le trait‚ de l’abb‚ Dinouart, au XVIIIe si…cle, intitul‚ L’Art de se taire : mais il est question d’un usage mondain d’une parole €conome d’elle-m‡me. Les €crivains pourtant n’ont cess€ d’€voquer la menace que repr€sente le silence, reconnaissant implicitement sa valeur narrative et pragmatique. Oswald Ducrot, dans l’ouvrage au titre significatif Dire et ne pas dire (1972) est un des premiers linguistes ˆ aborder aussi compl„tement le sujet. On conna•t en particulier son analyse des pr€suppos€s et des sous-entendus qui r€gissent les discours : les uns, inf€r€s ˆ l’environnement linguistique, et les autres, au contexte de l’€nonciation. Les lecteurs et les auditeurs entendent ce qui ne se dit pas – ˆ savoir les ellipses des r€cits et des conversations ainsi que les sujets occult€s. Le destinataire est plac€ dans une situation apor€tique dont les textes rendent compte par des voies diff€rentes : le recours syst€matique ˆ l’ellipse, l’insertion de cris, le choix de th„mes porteurs de silence. Il proc„de d’un processus cr€ateur particulier, celui qui recourt au scalpel : la r€duction appara•t alors comme une n€cessit€. Or, la volont€ d’atteindre la quintessence ne risque-t-elle pas de tout engloutir dans le silence, de laisser finalement €chapper l’essentiel ? L’€criture semble en effet se situer ˆ la lisi„re du texte, ˆ la limite du supportable, s’€vertuant ˆ €viter l’€cueil de l’an€antissement. Quelques textes seulement illustrent, chez Balzac, ce type de cr€ation en €quilibre sur le vide : ils pr€parent le roman contemporain
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qui ob€it souvent ˆ cette logique. C’est sans doute dans la po€sie qu’il faudrait chercher en tout premier lieu une esth€tique du silence : la fable au XVIIe si„cle et bien s‘r la po€sie mallarm€enne. • Je prof„re la parole pour la replonger dans son inanit€ ‚, €crit Mallarm€. Et Maurice Blanchot, insistant sur la pr€position • pour ‚ commente ces propos en ces termes : • le dit [...], sans renvoyer ˆ un non-dit (comme c’est devenu la coutume de le pr€tendre) ou ˆ une richesse de paroles in€puisable, r€serve le Dire qui semble le d€noncer, l’autoriser, le provoquer ˆ un d€dit. ‚12 Le rien est appel€ sur la sc„ne, €rig€ en principe po€tique. La parole se constitue alors de ce qu’elle n’est pas.
Le silence et le cri, le silence €crit Il n’en va pas exactement de mˆme dans les romans qui nous occupent. Il est pourtant des textes dans les ‚tudes philosophiques qui malm„nent la repr€sentation factice ou ˆ tout le moins partielle d’un Balzac r€aliste et restituent l’attrait du vide et de • la mort en son leurre ‚.13 Donnant la parole ˆ la comtesse amn€sique d’Adieu, le romancier consacre, avec ce r€cit €trange, l’av„nement d’un discours de l’indicible. Retra‰ant bri„vement le parcours d’une femme en proie ˆ la folie, ˆ la suite d’un choc psychologique, la di€g„se accorde une large place ˆ des modes d’expression peu couramment usit€s ailleurs. Les r€seaux th€matiques du cri, du silence, du signifiant priv€ de signifi€, du sourire €nigmatique forment un paradigme €toff€. Il est vrai que le cri et le soupir constituent une sorte d’€tape transitoire entre la parole et le silence. Pierre Van den Heuvel souligne son caract„re ambigu dans le texte litt€raire et se place du point de vue du personnage : C’est un retour † la parole premi…re, irrationnelle, non construite, d‚sarticul‚e. Transgressant le fonctionnement normal du langage contre lequel il se r‚volte, le sujet retrouve dans la parole originelle [...] l’anti-signifi‚ par excellence.14
12
Maurice Blanchot, L’ƒcriture du d‚sastre, Gallimard, 1980, p. 177. Op. cit., p.193., 14 Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence, Corti, 1985, p. 59. 13
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Le statut du cri ou du soupir est paradoxal : ces manifestations sont ˆ la fois sup€rieures au langage habituel puisqu’elles favorisent un retour ˆ une parole dite originelle qui engage tout l’‡tre (y compris physique : mais elles traduisent aussi un renoncement ˆ l’€criture explicite et compl„te, un aveu d’impuissance. Le cri de Genevi„ve, la servante folle mais dot€e d’une seconde vue, dans la nouvelle balzacienne, exprime le tout de l’‡tre et il est en parfaite ad€quation avec son objet. Quant ˆ celui de St€phanie de Vandi„res, il exprime une gamme de sentiments intraduisibles : depuis le d€part de son amant, laiss€ sur la rive de la B€r€sina, elle ne prononce plus qu’une seule parole • Adieu ‚ et elle a perdu la raison. Tel un animal bless€, elle pousse tant‹t un • cri d€chirant ‚, tant‹t un • cri de satisfaction ‚15 quand elle revoit Philippe de Sucy et qu’il lui rapporte des friandises. Le cri est le langage du corps, pour qui a perdu la raison ; il correspond ˆ un €tat primitif de l’‡tre ; mais il est aussi, au sein de la di€g„se, l’affirmation d’une impossibilit€. La femme folle est priv€e de parole ; elle n’est plus que l’incarnation vivante d’une douleur ou le r€ceptacle de quelques sensations premi„res. Elle ne pense plus, elle ne parle plus, elle ne communique plus. On a souvent fait l’€loge de Balzac pour la justesse de ses observations et le choix de sympt‹mes cliniques convaincants. Quant ˆ l’€criture qui relate ces faits et ces manques, elle court le risque de la contagion. La folie de St€phanie contamine les personnages qui l’entourent : ne peut-elle pas s’€tendre au r€cit qui la porte ? Deux sc„nes scandent le court roman et provoquent une d€chirure irr€missible : la d€route de la B€r€sina entra•ne la s€paration des amants et la folie de la comtesse ; puis, la reconstitution du champ de bataille et l’€branlement psychique du Colonel qui s’ensuit. Philippe de Sucy perd la raison, par intermittences, semble-t-il, €gar€ par la douleur, et il finit par se donner la mort. Son ami le magistrat s’inqui„te ˆ juste titre, tout au long de la nouvelle : • Deviendrais-tu fou ? ‚16 Et le m€decin de St€phanie va jusqu’ˆ dire : • il est insens€, et toi ? Tu n’es que folle ‚.17 L’on con‹oit plus ais‚ment, † l’‚poque, la folie de la femme ; celle du colonel se r‚duit † quelques signes qui se perdent dans le drame final. 15
H. de Balzac, Adieu, tome X, p. 1009. Op. cit., p. 1005. 17 Op. cit., p. 1008. 16
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Le r€cit repose donc sur des pertes successives : la parole, la raison chez l’une, l’espoir, la vie pour l’autre. Il s’€crit aux confins du dicible, s’articule autour du vide marqu€ par des temps de silence. Les personnages sont atteints de mutisme provisoire ou d€finitif, nous l’avons dit. Le paysage est ˆ l’unisson de cet €tat de torpeur : • Le feuillage de quelques arbustes froiss€s retentit dans le silence. [...] La terre resta silencieuse. ‚18 Le silence refl…te l’intensit‚ d’‚motions contradictoires : il est question du ƒ silence de la paix de ce champˆtre asile „,19 offrant un contraste avec l’agitation des ˆtres. Le calme excessif inqui…te : ƒ Un cri per‹ant retentit dans le silence de la nuit „.20 La trag€die racinienne a recours aussi ˆ la puissance effrayante du silence. Le sublime et l’horreur viennent alors l’un et l’autre de l’absence de bruits et de paroles. Dans le texte balzacien, l’aphonie et l’amn€sie du personnage principal r€f„re ˆ une autre forme de silence, celui qui affecte le langage et met en p€ril le texte qui s’€crit au moment oŠ il s’€crit. Cette menace au cours de l’€criture continue de hanter les r€cits romanesques d’aujourd’hui. Peu de textes de La Com€die humaine c•toient d’aussi pr…s le vide et lui font exprimer l’essentiel. Les Etudes philosophiques abordent allusivement le sujet de la force insoup‰onn€e du mutisme. Ainsi en est-il de • l’homme-au-vœu ‚ qui, dans Un drame au bord de la mer, refuse la parole et la communication, – pour se punir d’avoir tu€ son fils parjure. Il tient une promesse inou•e quand son fils n’avait pas tenu une promesse banale. Le silence se r€pand alors dans la nouvelle et contamine le narrateur, les narrataires, le lecteur. Il exerce une fascination inqui€tante. La privation de parole conduit aussi l’€criture vers son extinction : le silence finit par devenir celui du roman. L’exp€rience des limites ne se fait donc pas impun€ment : elle a ses limites. Ce qui est tu finit par se dire, par d’autres biais. La parole €mise rejoint alors la po€tique de l’indicible. Le silence laisse sans voix les personnages, mais il n’est qu’une pause, un relais dans les discours du romancier.
18
Op. cit., p. 977. Op. cit., p. 1008. 20 Op. cit., p. 1011. 19
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Le discours du silence Il faut attendre le XXe si„cle pour voir €clore des romans qui m„nent plus loin encore le discours du silence. Le texte presque canonique du Bavard, explore syst€matiquement les enjeux et les possibilit€s de la parole du non-dire. Le vœu de silence a pr€c€d€ les tirades sans fin du personnage. Et le d€versement de paroles – incontr‹l€es et d€risoires – confine parfois au silence. Tout r€cit semble ensuite, en retrait, par rapport ˆ ce v€ritable hymne au silence, paradoxal et path€tique. Pourtant, l’€criture durassienne va encore plus loin peut-‡tre puisqu’elle se fait silence, sans en faire un sujet de roman mais en l’ins€rant dans le tram€ de la narration. Rien ne se passe sans silence. Le silence m‡me n’est pas pass€ sous silence. –crire, c’est pour la romanci„re, • hurler sans bruit ‚. Le cri, plaintif ou per‰ant, unique ou r€p€t€, est toujours l’expression d’une douleur : douleur d’un personnage ivre d’amour comme le vice-consul, ou d’un ‡tre devenu fou. Dans Le Vice-Consul en effet, les cris jalonnent le parcours ; ils scandent l’€volution des personnages. Lorsqu’elle ne fait pas entendre ce chant myst€rieux et lancinant, la mendiante crie. De l’ambassade, on entend les cris •des l€preux ou des chiens ‚.21 Quant au vice-consul, il fait alterner discours interminables et silences prolong€s lorsqu’il est ivre ; puis, • fou de bonheur ‚ ou d€sesp€r€ d’amour, il hurle ou • [rit silencieusement] ‚. Le cri est comme €touff€, distant : • le vice-consul doit encore ‡tre derri„re les grilles du parc. On l’entend crier. ‚22 A l’ext‚rieur du domaine, mˆl‚ † la foule ƒ des l‚preux et des chiens „ et per‹u dans le lointain par un ƒ on „ ind‚fini. Le cri et le rire – lorsqu’il est d‚cal‚, hors de propos – jouent sur l’ind‚cision de leurs significations : ils repr‚sentent une sorte de r‚gression vers un ‚tat animal, une parole authentique et profonde ; et ils marquent aussi une rupture avec le langage ordinaire, d‚signant son insuffisance. Dans ce roman, le cri envahit le discours : ƒ A bien ‚couter, tout crie doucement, mais loin „.23 Il consacre la disparition de la parole ; les dialogues se rar€fient ; l’€criture ne perdure que pour expliquer ce qui la condamne. Des mots, un cri et puis rien. Il est ˆ la fois une parole liminaire et le dernier refuge du langage, son 21
M. Duras, Le Vice-Consul, Gallimard, 1966, p. 95. Op. cit., p. 150. 23 Op. cit., p. 151. 22
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aboutissement. Aucun roman de Marguerite Duras n’a utilis€ le registre des signifiants non arbitraires avec autant d’insistance ; ce sont les films qui prennent ensuite le relais, dans cette exp€rimentation de l’amenuisement de la parole, des bribes et des d€bris de narrations. Le cri est souvent li€ ˆ la folie : Balzac y recourt dans ce cas et M. Duras €galement, dans Le Vice-Consul ainsi que dans Le Ravissement de Lol V. Stein, lorsqu’ˆ la fin du r€cit, Lol retourne sur les lieux de son amour trahi. Soupirs et cris tiennent lieu de discours : • Elle g€mit. [...] Apr„s, dans les cris, elle a insult€, elle a suppli€, implor€ qu’on la reprenne et qu’on la laisse ˆ la fois ‚.24 Le personnage est ainsi renvoy€ ˆ son myst„re ; les sons €mis sont plus difficiles ˆ d€chiffrer que les mots, multiples et nuanc€s : Les silences et les lacunes sugg„rent une profondeur et des secrets impossibles, pourtant, chez un ‘‡tre de papier’. [...] Il n’y a lˆ bien s‘r que rh€torique et effet de lecture. Mais le charme op„re et Lol €merge, hologramme vivant ˆ s’y m€prendre.25
Le lecteur, face ˆ ce langage de plus en plus simplifi€, invente le texte, surcharge l’inconscient virtuel de Lol d’explications surnum€raires. Le silence des personnages suscite des commentaires intarissables. Il est vrai que le sujet n’est jamais donn€ d’embl€e chez M. Duras, qu’il se construit dans la logique textuelle. Lol cr€e le pass€ qu’elle n’a pas v€cu ; Jacques l’incite ˆ le faire. Le silence devient alors fondateur d’une aventure mentale. Et, contre toute attente, Lol na•t, se met ˆ exister r€ellement, aurait-on envie de dire. Les myst„res, les lacunes, les secrets et les ellipses de la di€g„se construisent une int€riorit€, la rendent cr€dible. Lol en effet sort de ce long sommeil – autre silence – ressuscit€e ˆ la vie... par l’imaginaire. L’amour fictif (Lol et Jacques) sert de contrepoids ˆ l’amour • r€el ‚ malheureux (Lol et Michael) : l’un, purement di€g€tique, se pose ou se superpose sur l’autre, absent mais constitutif, et lui conf„re, en contrepoint une intensit€ et une authenticit€ certaines. Le silence est ici ˆ proprement parler la pr€sence d’une absence, la r€v€lation du vide. La sociologue David Le Breton €crit : 24
Le Ravissement de Lol V. Stein, pp. 188-189. Madeleine Borgomano commente Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folioth„que, p. 122. 25
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• L’id€ologie de la communication assimile le silence au vide, ˆ un ab•me au sein du discours, elle ne comprend pas que parfois c’est la parole qui est la lacune du silence ‚.26 Nombre d’‚crivains ont eu recours au poids de ce silence dot‚ de plus de significations que la plupart des paroles us‚es. Les r‚cits de Duras sont de plus en plus courts, ceux de des Forˆts ‚galement (Ostinato pourtant repr€sente une somme... mais en fragments). Quant ˆ R. Pinget, il ne soumet plus que des • taches d’encre ‚ : le sentiment de vacuit€ n’est plus alors log€ dans un espace hypotextuel qui sous-tend le discours et lui donne son poids ; il est intersticiel d’une part et inh€rent ˆ l’€criture m‡me d’autre part. • Estce qu’on peut parler sans rien dire ? Certainement. Tout d€pend de qui vous €coute. ‚27 Le destinataire – lecteur press€ ou danseuse espagnole peu am„ne – €vide les paroles prononc€es : telle est aussi la logique du discours forestien. Celui qui €coute serait alors l’auteur du silence dans le langage. • le vide s’est fait autour de moi ‚,28 €crit-il mais ce vide-lˆ a gliss€ jusqu’aux mots, lissant leurs contours. Les carnets de Taches d’encre se pr€sentent mim€tiquement sous la forme de fragments et conjugue des bribes de dialogues, des r€cits avort€s et de pseudo-maximes. Cette po€tique du leurre va jusqu’ˆ l’insertion d’espaces blancs dans l’€criture durassienne. Les films sont plus audacieux encore. Nathalie Granger, en 1972, inaugure cette nouvelle approche du sens, fond€e sur la d€construction de l’art. L’exp€rience du cin€ma, qui d€cale les voix et les textes, €miettant le sujet, se pr‡te bien ˆ ce travail du d€pouillement radical. India song, film des voix d€personnalis€es, illustre la s€paration image/texte, phonie/graphie : le chant de la mendiante et le cri du personnage €mergent, inqui€tants, du silence. Dans Son nom de Venise dans Calcutta d€sert, plus extr€miste encore, M. Duras tend ˆ montrer que la voix peut ˆ elle seule supplanter l’image et le jeu des acteurs. Les silences l’emportent progressivement sur les autres modes d’expression. Dans L’Homme atlantique enfin, en 1982, l’‚crivain a l’audace de proposer trente minutes de noir sur cinquante minutes de projection. N‚gatif du r‚cit,
26
David Le Breton, Du Silence, M€taili€, 1993, pp. 12-13. Nous soulignons. R. Pinget, op. cit., p. 46. 28 Op. cit., p. 67. 27
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le film n’a presque plus d’images ; il reste une seule voix qui, probablement, repr€sente la lecture d’un texte. Le cri, amenuisement de la parole et forme de silence, dit la douleur et l’impossibilit€ de dire la douleur : • le silence €pouvantable du cri. Le nom du cri : Blanche! Personne ne peut m’entendre au fond du temps trou€ ‚.29 Le cri, le chant, le rire, la voix r‚f…rent † l’ethos du personnage, de l’€crivain ; ils rejoignent le geste m‡me de l’€criture, cette d€chirure primaire et complexe ˆ la fois. Tout se vide brusquement des scories de la narration et des nuances de l’interpr€tation pour revenir ˆ quelques sons – primordiaux –, quelques paroles – confuses –, au plus pr„s du sens. Le lecteur est un peu comme la jeune fille qui observe, fascin€e, un chantier – image double de la mort et de la reconstruction – p€trifi€e d’attente silencieuse. Il est aussi celui qui oralise cette sc„ne €trange, en fait le d€but d’une rencontre possible.30 Il est enfin celui qui regarde et entend, ˆ distance, l’un et l’autre. Le silence, plus sensible, presque tangible, €minemment lisible, intervient directement lorsqu’il interrompt l’€nonc€ : il n’est plus ni cri ni soupir ni son prof€r€ d’aucune sorte, il est ˆ proprement parler ... rien. Comment l’absence peut-elle s’€crire alors ?
La rh€torique du silence Cette situation paradoxale trouve un ancrage dans le dispositif rh€torique et les modalit€s narratives. Toutes les formes d’ellipses et en particulier l’aposiop„se sont de cet ordre-lˆ. Ces figures incitent le lecteur ˆ compl€ter un r€cit qui se pr€sente comme lacunaire. Il est vrai que Laurence Sterne dans Tristram Shandy et Diderot dans Jacques le fataliste avaient d€jˆ exploit€ cette technique, sur le mode de l’ironie, en demandant au lecteur de prendre un pinceau ou la plume afin de compl€ter les descriptions jug€es d€ficientes. Ce dernier feint d’ailleurs de s’en excuser : • Lecteur, j’avais oubli€ de vous 29
Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, p. 373. M. Duras, • Les Chantiers ‚, Des journ€es enti…res dans les arbres, Gallimard, 1954. Il conviendrait €galement de citer Samuel Beckett dans ses mises en texte et en sc„ne du silence. 30
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peindre le site des trois personnages dont il s’agit ici : Jacques, son ma•tre et l’h‹tesse ; faute de cette attention, vous les avez entendu parler, mais vous ne les avez point vus ; il vaut mieux tard que jamais ‚.31 Dans les cas qui nous occupent ici, le syst€matisme est moins grand que dans ces romans parodiques, mais il s’agit aussi d’un discours performatif qui incite le r€cepteur ˆ l’action, dans une perspective diff€rente. C’est une pratique de la r€gression et du choix drastique de quelques signes pertinents, par l’entremise d’ellipses et autres proc€d€s apparemment r€ducteurs. Le manque graphique donc, tel que le nom r€duit ˆ l’initiale (Emily L.) ou la voyelle finale €lud€e (Lol), est la forme la plus simple du silence. Il ƒ marque la passation de la parole au lecteur suppos€ capable de compl€ter tout seul la phrase tronqu€e „.32 Le proc€d€ est assez courant : il permet d’€viter les mots-tabous ou de pr€server le myst„re des personnages ou encore de refuser la nominalisation explicite qui annonce des ambitions psychologisantes caduques, depuis les ann€es cinquante. C’est €galement une mani„re de susciter la collaboration du lecteur, en pratiquant ce que Pierre Fontanier appelle • la r€ticence ‚.33 Mais, du point de vue d’une ‚criture du silence, le proc‚d‚ reste modeste. Les ellipses en revanche et autres paralipses sont beaucoup plus radicales. La paralipse ou omission lat‚rale, tel que la d‚finit G. Genette † la suite des rh‚toriciens, est l’exemple mˆme du dire sans dire.34 L’alt‚ration est temporaire et elle n’affecte pas le sens : celui-ci se trouve au contraire plus explicite. La pratique de l’allusion permet parfois de mettre en relief un ‚v‚nement qui ne l’aurait pas ‚t‚ s’il avait ‚t‚ longuement expos‚ et comment‚. Mais les lacunes finissent par ˆtre combl‚es et le pouvoir r‚f‚rentiel du langage n’est que momentan‚ment mis en cause. C’est la rh‚torique de l’indicible (qui finit par se dire) qui est ici † l’œuvre. Or, le silence, mˆme s’il est rompu, continue d’accompagner le dire : il est la marque de la faille et proc…de d’une puissance rivale du discours, dans une certaine mesure.
31
Denis Diderot, Jacques le fataliste, Garnier Flammarion, p. 156. P. Van den Heuvel, op. cit., p. 73. 33 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, 1977, p. 135. 34 G. Genette, Figures III, p.93 et p. 211. 32
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Chez Balzac, ˆ premi„re vue, le ph€nom„ne est rare puisque le romancier vise ˆ tout narrer jusque dans les moindres d€tails. Toutefois, d’un roman ˆ l’autre, au sein de cette • cath€drale de papier ‚, le lecteur est dans certains cas invit€ ˆ r€parer l’oubli. Ainsi lorsqu’il laisse F€lix de Vandenesse, ˆ la fin du Lys, €prouv€ par les effets de sa premi„re grande passion et la mort de Mme de Mortsauf, il est surpris de le retrouver, au d€but d’Une fille d’Eve, mari€, vieilli, assagi. M. de Vandenesse est d’ailleurs devenu un personnage secondaire ; et l’on apprend, de la bouche de son €pouse, qu’il a €t€ (hors di€g„se) un v€ritable mari-p€dagogue, que ses discours ont fini par lasser la jeune femme et qu’elle est sur le point de le tromper. Entre 1836 et 1839, date des deux romans, F€lix • avait €t€ tour ˆ tour heureux et malheureux, plus souvent malheureux qu’heureux, comme les hommes qui, d„s leur d€but dans le monde, ont rencontr€ l’amour sous sa plus belle forme ‚.35 Malgr€ la prolixit€ des discours balzaciens, on trouve donc toutefois quelques passages succincts, qui parcourent tr„s rapidement les ann€es et vont m‡me jusqu’ˆ €clipser certains €v€nements. Flaubert se sera peut-‡tre souvenu de ce passage dans le c€l„bre avant-dernier chapitre de L’ƒducation sentimentale ! De fait, la fiction ne peut recouvrir la r€alit€ dans toute son €tendue : la temporalit€ narrative est n€cessairement concise par endroits. C’est d’ailleurs ce qui ouvre la voie de l’imaginaire. Il arrive aussi ˆ Balzac de cultiver la litote et le raccourci. Ce trope n’appartient pas au m‡me registre : il d€signe une tournure particuli„re de la phrase et ne se confond pas avec une figure de construction. Exprimer plus en disant moins, telle est sa fonction. Dans certaines circonstances, se taire ou att€nuer les affirmations serait donc plus significatif que parler. Dans le lignage des aveux amoureux de la litt€rature classique, se situe le souhait conclusif de la lettre d’Henriette ˆ F€lix : • vous devez bien avoir entrevu la place que vous occupez dans le cœur de VOTRE HENRIETTE. ‚36 Le syntagme verbal est l’exemple m‡me d’une litote : il serait bien €tonnant que F€lix n’ait pas encore compris ou vu (plut‹t qu’• entrevu ‚) la force extraordinaire de cet amour ! La figure est ici conforme ˆ la d€finition qu’en donne Pierre Fontanier : • [elle] 35 36
H. de Balzac, Une fille d’Eve, tome III, p. 290. Le Lys dans la vall€e, tome IX, p. 1097.
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diminue [...] dans la vue m‡me de donner plus d’€nergie et de poids ˆ l’affirmation positive qu’elle d€guise ‚.37 D’autres formes de restriction linguistique apparaissent en grand nombre dans un discours pourtant peu ‚conome de lui-mˆme. Le texte de Balzac offre ‚galement des exemples de formules qui ponctuent ou interrompent les descriptions. Ainsi, au d‚but de Ferragus, cette phrase elliptique • Elle, dans cette crotte, ˆ cette heure ‚38 dispense le narrateur de prolonger la pr€sentation. La ville de Paris est s€par€e en quartiers, marqu€s sociologiquement. Le moindre faux pas, autrement dit les d€calages entre l’€l€gance de la mise et le caract„re sordide de la rue sont suffisamment €loquents pour que le r€cit puisse garder le silence. Il est vrai toutefois que la formule est r€capitulative et qu’elle cl‹t un d€veloppement d€jˆ abondant. Elle est, en derni„re analyse, saisissante dans sa bri„vet€ et coupe court ˆ tout nouvel expos€. Balzac pratique le genre narratif sous tous ses aspects : c’est ainsi que des romans fort longs voisinent avec des nouvelles de quelques pages. Il a donc parfois recours ˆ des proc€d€s qui r€duisent et r€sument le flot de paroles. Il repr€sente en outre, m€tonymiquement, la soci€t€ et n’offre qu’une image condens€e de la nature. Le romancier fait d’ailleurs entrer la part de doute, de myst„re et de silence dans l’€criture romanesque. Il ne s’agit pas d’une entreprise syst€matique de la restitution fragmentaire d’un univers luim‡me fragment€, comme dans les r€cits contemporains, mais d’une fissure involontaire mais perceptible, dans un projet ˆ vis€e totalisante. R€trospectivement, le lecteur constate que l’œuvre se nourrit autant de ses pleins que de ses manques, les uns servant de contrepoint aux autres. Le silence se glisse dans les interstices, malgr€ les efforts r€it€r€s de compl€tude. Le roman, genre ouvert, se pr‡te ˆ une telle composition, souple et contrast€e. Par les br„ches, se lisent les incertitudes, les €checs, la menace de l’an€antissement. En revanche, les textes narratifs du XXe si„cle n’h€sitent pas ˆ utiliser toutes les donn€es r€f€rentielles, y compris celles qui les condamnent. Le recours ˆ des figures et tropes comme l’ellipse, la 37 38
P. Fontanier, op. cit., p. 133. H. de Balzac, Ferragus, tome V, p. 797.
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parataxe et l’asynd„te fait partie de cette strat€gie : le silence est aussi un €l€ment constitutif du r€cit romanesque. Chez M. Duras, les phrases paratactiques sont l€gion. Le proc€d€ est devenu une des caract€ristiques majeures de son style, et ce jusqu’ˆ l’obsession. Nathalie Sarraute, Samuel Beckett (dans ses romans) et Robbe-Grillet sont €galement coutumiers du fait. Les phrases se juxtaposent, se contredisent parfois, se r€p„tent souvent. C’est d’ailleurs ˆ partir de ces mots repris que s’instaure la liaison : les derni„res pages de La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet jouent sur les deux registres et pr‚sentent, en abyme, le personnage d’un livre lu par les personnages : Le personnage principal du livre est un fonctionnaire des douanes. Le personnage n’est pas un fonctionnaire, mais un employ€ sup€rieur d’une vieille compagnie commerciale. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles €voluent rapidement vers l’escroquerie. Les affaires de la compagnie sont bonnes.39
Le passage utilise la parataxe puisqu’il n’y a pas de lien de subordination : cette figure de construction fait donc ‚voluer le r‚cit en reprenant en ‚cho quelques mots-clefs. En outre, le texte se contredit, montrant ainsi le caract…re d‚risoire et incertain de la fiction. L’int‚rˆt ne r‚side pas dans les ƒ complications psychologiques „40 et entrelacs de p€rip€ties mais dans ce jeu de mots et de regards. Le silence syntaxique renvoie ˆ une autre ellipse, celle que le roman effectue sur tout ce qui habituellement forme la trame narrative et qui est susceptible d’€veiller la curiosit€ du lecteur. L’absence d€routante des sujets familiers et des chemins balis€s provoque l’int€r‡t et ram„ne l’observateur sur l’agencement m‡me des mots et des paragraphes sur la page. Un an plus tard, M. Duras €crit Moderato cantabile et l’on reconnaŒt quelques traits r‚currents de l’‚criture romanesque des ann‚es cinquante. Son style accentuera sa singularit‚ au fil des ann‚es. Les objets symboliques, entˆtants envahissent l’espace : ils ont une valeur s‚miotique. Ils pr‚c…dent la venue des personnages (dans le temps et la place accord‚s) chez Robbe-Grillet. Dans le roman
39 40
Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Ed. de Minuit, 1957, p. 216. Op. cit., p. 215.
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durassien, les personnages se dessinent progressivement mais ils ne se d€tachent pas toujours bien d’une toile de fond l€g„rement floue. Une nouvelle hi€rarchie s’installe dans les valeurs romanesques : l’observation minutieuse de la psychologie est €clips€e par la restitution d’atmosph„res particuli„res. L’ellipse et tous les proc€d€s aff€rents r„gnent en ma•tres : Elle, le sait encore. Le magnolia entre ses seins se fane tout ˆ fait. Il a parcouru l’€t€ en une heure de temps. L’homme passera outre au parc t‹t ou tard. Il est pass€. Anne Desbaresdes continue dans un geste interminable ˆ supplicier la fleur.41
A la parataxe s’ajoutent les changements inopin‚s de sujet grammatical, le rythme tant•t acc‚l‚r‚ tant•t ‚tir‚ des actions ainsi que l’ellipse temporelle. Plus loin, des phrases tronqu‚es s’enchaŒnent, rebondissent sur un mot, une expression insolites : Le vin coule dans sa bouche pleine d’un nom qu’elle ne prononce pas. Cet ‚v‚nement silencieux lui brise les reins. [...] Anne Desbaresdes implore qu’on l’oublie. On l’oubliera. Elle retourne † l’‚clatement silencieux de ses reins.42
Silence des phrases d€nu€es de mots de liaisons, construction en anacoluthe qui introduisent des ruptures brutales dans le r€cit, mutisme de la femme • ext€nu€e de d€sir ‚ – dans ce milieu qui n’est plus le sien et qui ne lui ressemble pas. Le silence est ici une fa‰on de briser la syntaxe usuelle, de faire crier les mots parce qu’ils ne sont pas ˆ la place requise. Il est aussi celui du personnage qui tait le nom de l’homme qui l’attend. La rh€torique semble faire corps avec la solitude du personnage, son inconvenance, son silence oblig€. Pierre Fontanier affirme que les ellipses sont courantes et qu’elles ne nuisent pas ˆ la clart€ et ˆ la pr€cision du discours. L’€l€ment manquant doit venir spontan€ment ˆ l’esprit du lecteur. Chez Duras, les ellipses sont n€cessaires m‡me si elles ne sont pas toujours €lucid€es ; elles disent nettement mais autrement ce qu’elles paraissent cacher. Elles font ressortir ce qui est explicite et, de surcro•t, elles avouent le d€sarroi de l’‡tre, sa vacuit€ lorsqu’il vit de renoncements. Le silence n’est donc pas un artifice mais un langage. Il r€f„re aussi ˆ une €nonciation orale, 41 42
M. Duras, Moderato cantabile, Ed. de Minuit, 1958, p. 75. Op. cit., p. 74.
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souvent interrompue et syncop€e. Il renvoie ˆ tout ce qui est tu : l’intensit€ enivrante du d€sir, la solitude inou•e de l’€crivain. Cela reste ˆ dire, mais les silences – linguistiques et rh€toriques – le disent d€jˆ.
Les sens du silence ? Solitude ? Rupture ? Manque constitutif ? Recherche de l’Absolu ? Tout cela passe dans l’€criture durassienne et effleure l’esprit du lecteur, au titre de sens possible du silence. La conversation des deux personnages du Square est ‚trange et r‚v‚latrice d’une parole qui prend appui sur ce qui la menace, en l’occurrence les interruptions et les incoh‚rences. Les avanc‚es s’effectuent aussi par les interstices silencieux : ƒ Monsieur, vous ˆtes bien gentil, mais je n’en suis pas encore † tr…s bien comprendre ce qu’on me dit „.43 Le retrait, l’isolement des personnages les conduisent ˆ ne pas ais€ment franchir la barri„re du langage, ce qui est paradoxal dans la logique textuelle. Les mots circulent malais€ment, ils n’ont pas le m‡me sens pour l’un et pour l’autre, ils laissent le vide emplir l’espace. Il y a pourtant une €volution au fil des €changes. Plus loin en effet, la jeune fille dit : • Je vous comprends, oui... Mais je crois bien qu’en dehors de ce qui se voit faire, je ne sais pas ce que je fais ‚.44 Or, ce qui enl„ve du poids ˆ la communication €tablie, c’est que les sujets €ventuels d’accord voire de complicit€ sont pass€s sous silence. Que comprennent-ils ? La question reste sans r€ponse. Que font-ils ? Ils encha•nent des actes m€caniques, d€risoires. • Je lis les journaux. Les journaux me distraient ˆ un point extraordinaire, je lis tout, y compris les r€clames ‚.45 La vacuit€ domine jusque dans cette pr€sence de l’autre, qui offre un myst„re. Souvent, M. Duras dote ses personnages d’un secret, d’une int€riorit€ impossible ˆ sonder ; elle souligne la d€faillance du langage et cr€e ainsi un effet prolong€ de r€el. Si l’€change rel„ve de la fiction, le pass€ enfoui (dans le cas de Lol), le vide de la destin€e, des gestes et des paroles (pour les 43
M. Duras, Le Square, Gallimard, 1983, p. 51. Op. cit., p. 131. 45 Op. cit., p. 130. 44
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personnages du Square) ont quelque chose d’absolument authentique. Ce double plan toujours maintenu dans les deux r‚cits g‚n…re cette impression. Paradoxalement c’est le vide qui fait vrai, plut•t que les mots effectivement prononc‚s. Les r‚pliques creusent le roman, ainsi nomm‚ dans la mention paratextuelle, et laissent au silence la part du roi. Si le silence est au cœur de l’œuvre, il est aussi † l’or‚e de l’œuvre. Du recueillement qui fit naŒtre l’inspiration † l’‚mergence des mots, l’‚crivain brise une attente ; il d‚flore un instant sacr‚. Il tente l’impossible, † savoir restituer une pr‚sence muette, traduire en mots ce qui l’exalte et ce qui le plonge dans l’effroi. L’‚criture prend alors l’allure d’un fuite ‚perdue o• les phrases, les livres amoncel‚s prot…gent, ‚loignent du silence redout‚. C’est aussi ce que fait Balzac, dans les ‚tudes philosophiques notamment, lorsqu’il nomme l’innommable † la faveur de l’ascension de S‚raphŒta ou des m‚ditations de Louis Lambert. Parfois, il s’arrˆte en suspens au bord de l’abŒme et s’interroge sur le rite ‚trange qu’il accomplit. Aujourd’hui, les romanciers affrontent ce silence mortif…re, ils l’apprivoisent et tentent de l’emprisonner dans les mailles de leurs sortil…ges. Citons † nouveau ces mots de Marguerite Duras : ƒ A bien ‚couter tout crie doucement mais loin „46. Le silence hurle. L’auteur se soumet, impuissant devant l’afflux de cette force irr€sistible. C’est alors qu’il appara•t comme • un vilain parjure ‚47 puisqu’il brise ƒ le serment d’aphonie „,48 conclu par l’enfant mur‚ dans le mutisme et renouvel‚ par l’‚crivain redoutant la d‚rision et l’imposture inh‚rentes † l’acte d’‚crire. Le romancier brave le silence ou le d‚daigne : il est † la recherche d’une voix oubli‚e. Il s’agit donc de retrouver † travers une ‚criture de faussaire l’authenticit‚ d’une voix enfantine (le chant du s‚minariste ou la voix du musicien Marin Marais avant la mue). C’est ainsi que Pascal Quignard interpr…te le roman Le Bavard et le recueil de nouvelles La Chambre des enfants de Louis-Ren€ des For‡ts. Le silence est alors un recueillement supr‡me qui permet d’atteindre fugitivement la puret€ de cette parole ancienne : l’€criture 46
Le Vice-Consul, p. 151. L.-R. des For‡ts, op. cit., p. 144. 48 P. Quignard, Le Vœu de silence, Fata Morgana, 1985, p. 17. 47
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restitue approximativement, ˆ l’instar de la viole de gambe du compositeur, les sons s€raphiques €mis jadis. L’€criture romanesque est alors ˆ la fois trahison et faisceau de r€miniscences. • Il a repris sa parole. Il se tait en parlant. ‘TraŒtre, ren‚gat, sacril…ge, faussaire, litt‚rateur, etc.’, tels sont les noms qu’il se donne. Il a r‚tract‚ son vœu : alors tout texte est un ‘flagrant d‚lit’ „.49 Or, c’est dans l’interstice entre l’oubli de ce serment et son ‚vocation, les silences ant‚rieurs et le bavardage r‚cent, que se d‚gage un lieu, celui de l’‚criture du silence. Pascal Quignard per‹oit le langage de l’ineffable entre les lignes de ce discours sans limites et souvent vain. Toujours est-il que, dans les lignes, le discours permet parfois de masquer une parole, un dire qui devrait ˆtre premier. Il souligne, ce qui pourtant ne se voit pas, la place laiss‚e par l’absence.
49
Op. cit., pp. 26-27.
Chapitre VII Le silence : un espace romanesque L’espace du silence : n’est-ce pas une expression paradoxale qui confine au non-sens ? N’est-ce pas plut•t le silence qui tacitement reconnaŒt un espace de parole dans lequel il n’entre pas ? Or, parole et silence interf…rent, nous l’avons montr‚. Et la sc…ne fictive donne † lire les al‚as de ces mouvements incessants. Ainsi sont ƒ [institu‚s] les silences de l’œuvre au cœur mˆme des impond‚rables de la r‚sonance, l† o• ce qui une fois se d‚cl•t, rarement s’oublie „.1 Toutefois, l’‚crivain qui, au XIXe si…cle, repr‚sente le mieux l’irrepr‚sentable † l’œuvre dans l’œuvre, la trace r‚manente du silence, son incursion d‚cisive au sein des po…mes, c’est assur‚ment Mallarm‚. Le silence d‚crit un espace enserr‚ dans l’‚criture. Le silence se fait œuvre. Maurice Blanchot analyse ainsi le processus : ƒ On dirait que Mallarm‚, par un effet extraordinaire d’asc…se, a ouvert en lui-mˆme un abŒme o• sa conscience, au lieu de se perdre, se survit et survit † sa solitude dans une nettet‚ d‚sesp‚r‚e „.2 Il ajoute, plus loin : • Il est comme le h€ros du vide ‚.3 De fait, les €crivains cit€s et analys€s ici ne sauraient se r€clamer de cette appellation. Pourtant, dans leurs textes, advient inexorablement un espace de silence susceptible d’accueillir des forces contradictoires, mena‰antes ou fondatrices, qui ressortit ˆ la po€tique du silence jusqu’ˆ pr€sent appr€hend€e.
Limites et d‚finition de l’espace romanesque L’espace s’‚labore † deux niveaux : il explore les limites du langage, d‚finit celles du texte et, partant, celle de la litt‚rature. Les silences du texte, qui sont en fait ‚quilibr‚s par des discours paratextuels ou m‚tatextuels et interpr‚t‚s dans cette perspective, 1
Murielle Gagnebin, L’Irrepr‚sentable. Les Silences de l’œuvre, P.U.F., 1984, p. 259. Maurice Blanchot, Faux pas, Gallimard, p. 119. 3 Ibidem. 2
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modifient la notion m‡me d’œuvre. Le roman s’ouvre sur des pr€faces, des commentaires d’escorte extradi€g€tiques : il se tait ici parce qu’il est disert ailleurs. Lˆ encore, c’est le regard du lecteur qui per‰oit dans une sorte d’unit€ factice des €l€ments appartenant ˆ des horizons divers. Le concept d’œuvre ouverte est bien connu. La r€ception conf„re au roman un espace dilat€, tout en sauvegardant les d€finitions g€n€riques et leurs effets mod€lisants. En effet, la modification intervient au niveau d’une mise en relation, d’ailleurs probl€matique, plus que d’une d€limitation d’un nouvel espace romanesque. Le roman s’organise autour d’une fiction mais il est ancr€ dans un contexte productif (notes, commentaires, avant-lire et autres mentions accompagnatrices) qui fait parler plus ais€ment les silences. Si l’on €largit ce cercle, on rencontre €galement un rapport fructueux quoique difficile entre le texte romanesque et les €l€ments qui composent ce que Pierre Bourdieu appelle • le champ litt€raire ‚.4 Dominique Maingueneau montre comment l’‚crivain situe son œuvre dans un espace d‚fini par des param…tres qui lui sont apparemment ext‚rieurs : le statut de l’‚crivain dans la soci‚t‚ donn‚e, les courants esth‚tiques et litt‚raires, le floril…ge des genres et leurs hi‚rarchies sous-jacentes. ƒ L’‚crivain nourrit son œuvre du caract…re radicalement probl‚matique de sa propre appartenance au champ litt‚raire et † la soci‚t‚ „.5 C’est ainsi que Balzac, en se posant comme historien – ou plus exactement en ƒ secr‚taire de l’Histoire „ – fait entrer allusivement dans les r‚cits un d‚bat id‚ologique ; il l‚gitime le r•le du romancier et choisit ‚galement un mouvement esth‚tique plus ƒ r‚aliste „ que ƒ fantastique „. L’œuvre elle-mˆme joue sur l’ambigu‡t‚. L’espace romanesque se construit † partir des liens entretenus avec son contexte et † partir de ce qu’il exclut. C’est le mˆme enjeu ontologique qui sous-tend l’attitude de Marguerite Duras. En effet, lorsqu’elle vitup…re contre le metteur en sc…ne de L’Amant et qu’elle €crit sa propre version cin€matographique avec L’Amant de la Chine du Nord, elle situe ses r€cits sur une sc„ne litt€raire, elle d€limite les champs d’action et les fonctions, elle d€finit implicitement l’espace du roman (roman d€jˆ film ou sc€nario encore 4
Pierre Bourdieu, Les R…gles de l’art. Gen…se et structure du champ litt‚raire, Seuil, 1992. 5 D. Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre litt‚raire, p. 27.
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roman). le lecteur peut percevoir les effets de la querelle dans le second texte et les traces d’une relation conflictuelle ayant toutefois permis de placer la romanci„re-sc€nariste dans un lieu reconnu. L’exploration des limites tant textuelles que litt€raires pose toujours l’œuvre romanesque dans un rapport avec une communaut€ virtuelle. L’espace n’est pas bien circonscrit ; il est d€fini par un r€seau de relations et d’exclusions.
L’espace et le silence Le rep€rage de ce champ permet de retourner la question du silence. Celle-ci devient le tremplin d’un discours qui se situe ailleurs mais dont les effets se font sentir, quoique discr„tement, au sein m‡me des r€cits. La recherche d’un espace romanesque et l’inscription du texte dans le champ litt€raire €vitent peut-‡tre l’€cueil qui guette celui qui fr€quente un peu trop longuement le et les silences. En effet, il ne s’agit pas de tomber dans l’exc„s qui consiste ˆ privil€gier le silence au d€triment de la parole, en oubliant que l’absence de texte ne vaut que par ce qu’elle sugg„re activement. Le silence n’a de prix que par rapport ˆ l’€criture qu’il pr€pare ou au contraire menace (et rend de ce fait plus pr€cieuse encore). Il n’efface pas les traces de l’€nonc€ ; il restitue les €l€ments rest€s inconnus de l’€nonciation. Il met en place un v€ritable espace fictionnel. Il convient ˆ cet effet de r€inverser la logique de la perception : le texte sort renforc€ de l’analyse de silences qui le pr€voient, l’accompagnent ou le d€limitent. L’€criture n’est pas toujours celle du d€sastre, d€crite par Maurice Blanchot ; elle mise aussi sur le dynamisme des situations et la vitalit€ des personnages. Elle ne vit pas que de ses manques et de ses d€faillances. Elle est un • monument ‚ qui se fait l’€cho de d€bats ant€rieurs et concomitants. Un des traits r€currents de l’€criture romanesque serait donc la construction d’un espace de fiction dans lequel s’inscrit le silence mais aussi et surtout la parole. Michel Butor €crit : • toute fiction s’inscrit [...] en notre espace comme voyage, et l’on peut dire ˆ cet €gard que c’est le th„me fondamental de notre litt€rature romanesque ‚.6
6
Michel Butor, R€pertoire IV, Seuil, 1964, p. 44.
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A ce titre, la constitution d’un espace est plus d€cisive que celle du temps. La notion bakhtinienne de • chronotope ‚ serait €galement pertinente, dans la mesure oŠ l’espace textuel de la Cour de Parme par exemple, dans le roman stendhalien, tient lieu de huis clos dans lequel se jouent des drames multiples aux enjeux dramatiques dans une dur€e infiniment d€risoire : le resserrement du temps et du lieu vont de pair. De fa‰on g€n€rale, il s’agit ici de circonscrire le r€cit romanesque cr€€ dans le champ litt€raire, par rapport ˆ l’art et aux discours didactiques tels que l’histoire, la philosophie ou la science ; par rapport aux autres genres – la po€sie, l’essai et les romans ant€rieurs ; au sein m‡me du r€cit – la fiction par rapport au r€el et aux autres repr€sentations. Toutes ces activit€s dont nous avons d€jˆ fait €tat conf„rent au roman un statut et une identit€. M‡me si l’on prend le cas-limite de textes qui privil€gient le vide en l’incluant dans leurs discours, l’aspiration ˆ ‡tre domine. Dans son €tude sur le silence, Pierre Van den Heuvel signale le cas extr‡me de r€cits qui laissent en blanc une page enti„re. Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet et L’Apr…s-midi de Monsieur Andesmas de Marguerite Duras pr€sentent cette particularit€. • Ces blancs r€f„rent avant tout ˆ un silence invisible qui est le fondement du texte, le noyau central autour duquel, ˆ partir duquel ou vers lequel le discours s’organise ‚.7 A travers ces exp€riences qui tentent de faire entrer le silence dans le texte, de creuser un espace vierge au sein de l’espace di€g€tique, se lit toujours et encore la volont€ de rendre visible une abstraction, de transformer l’absence en r€alit€. Il s’agit bien d’une €criture du silence, – qui s’approprie la menace et le manque, qui organise le silence, le situe dans un discours et en fait une cr€ation. La fiction surgit du silence, elle y retourne temporairement mais elle ne s’enlise pas dans le silence : elle lui survit. Le silence fait partie de la di€g„se, dans le Ravissement, puisqu’† l’or‚e de la vie de Lol, l’histoire s’est effac‚e, l’essentiel n’est jamais tout † fait transcrit dans les propos tenus. Les mots ‚vasifs recouvrent en fait le silence qui masque la douleur inou‡e et inexprim‚e. Or, l’indicible est paradoxalement porteur d’‚nonc‚s surnum‚raires : il d‚clenche un mouvement de recherche destin‚ † suppl‚er la parole manquante et il trouve des modes d’expression idoines et parfois insolites. C’est l† d’ailleurs la nuance qui distingue 7
Pierre Van den Heuvel, op. cit., p. 74.
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ce processus cr€atif de la po€tique du silence : celui-ci continue de hanter l’€criture et prolonge l’impression d’inad€quation, d’inach„vement. Toujours est-il que, dans ce r€cit, les deux modalit€s se c‹toient et interf„rent. L’exp€rience liminaire et limite de l’amour mutil€ et de l’amn€sie subs€quente se traduit par d’autres biais, plus tard, dans les bribes d’aveux faits ˆ Jacques ainsi que dans les €changes d€cousus de L’Amour. Elle me parle de Michael Richardson sur ma demande. Elle dit combien il aimait le tennis, qu’il €crivait des po„mes qu’elle trouvait beaux. J’insiste pour qu’elle en parle. Peut-elle me dire plus encore ? Elle peut. Je souffre de toutes parts. Elle parle. J’insiste encore. Elle me prodigue de la douleur avec g€n€rosit€. Elle r€cite des nuits sur la plage.8
L’indicible finit donc par se dire mais le silence a envahi l’‚nonc‚ sans combler la faille. A la lettre, Lol r‚pond aux questions pressantes du narrateur. Elle d‚cline des faits (l’hypallage avec le verbe ƒ aimer „ dit † son insu la d‚ception inh‚rente † cette passion). Mais elle reste † distance de son pass‚, se d‚tache plus encore de son identit‚ au moment o• elle en r‚v…le l’intimit‚. C’est exactement l† que nous op‚rons une distinction entre la rh‚torique de l’indicible qui permet la r‚paration des lacunes et l’‚criture du silence qui transcende les mots et conf…re au r‚cit une dimension m‚taphysique. Venir † bout de ce silence serait r‚pondre aux questions d’ordre ontologique qui sous-tendent le discours romanesque. Un espace textuel se cr‚e dans les r‚cits de Duras qui fait en quelque sorte la part du feu. Les derni…res lignes du Ravissement r€servent ce lieu au silence. L’Amour, en 1971, prolonge cette plong€e dans le vide. Les dialogues sont cousus de faits anodins tandis que se joue un drame enfoui dans la m€moire (en partie extradi€g€tique, r€el peut-‡tre ?). L’abandon, puisque c’est de cela qu’il s’agit, se redit d’un r€cit ˆ l’autre €vasivement. Il ne s’agit pas d’une suite, comme aurait pu l’attendre un lecteur de Balzac ! Le texte est ici ˆ la fois laconique et redondant : les personnages ont perdu leurs noms, les bribes d’€v€nements ont disparu, le d€roulement n’est plus chronologique. Pire( !), il n’y a plus d’intention (celle de Jacques dans le roman pr€c€dent tenait lieu de fil conducteur, dans une certaine mesure). 8
M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 190.
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Restent des lieux, un toponyme r€current – S. Thala/ S. Tahla, avec la variante graphique –, des indications sc€niques, des actions d€risoires, des questions sans r€ponses. L’histoire s’est comme us€e de n’‡tre pas dite, pas €crite. Elle s’est €chancr€e au contact du silence. Elle se d€vide comme des fils, mais elle s’est auparavant €vid€e. L’indicible aboutit ˆ un profond silence. Quelque chose pourtant a lieu, un texte est €crit, construit autour d’une attente, d’un vide. L’amour se r€duit ˆ ces gestes et ces voix parall„les qui parfois se font €cho, ces regards absents d’‡tres d€pourvus de noms, ces silences ˆ deux. Et, pourtant, si tout est lamin€, il y a encore cela et la plage mn€monique. De ce vide et de ces silences proc„de une €piphanie, celle de l’€criture. Les derniers mots sont : • Ils se taisent. Ils surveillent la progression de l’aurore ext€rieure ‚.9 Marguerite Duras confie d’ailleurs † Xavi…re Gauthier : Le mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout, des mots sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent. [...] C’est des blancs si vous voulez qui s’imposent. ”a se passe comme ‹a : [...] c’est des blancs qui apparaissent, peut-ˆtre sur le coup d’un rejet violent de la syntaxe. [...] Je sais que le lieu o• ‹a s’‚crit, o• on ‚crit, [...] c’est un lieu o• la respiration est rar‚fi‚e, il y a diminution de l’acuit‚ sensorielle. Tout n’est pas entendu, mais certaines choses seulement.10
Le mode de cr€ation suit une progression singuli„re : des blancs, des mots sans liaison puis le r€cit. L’av„nement de l’€criture passe par le silence : ce qu’elle refuse avec virulence, ce n’est pas cette force inqui€tante pour d’aucuns mais la syntaxe qui lie et relie, assujettit donc l’€crivain au discours. Le silence est ici, dans l’av„nement de l’€criture, un espace de libert€. La • respiration rar€fi€e ‚ du lieu s’est transf€r€e sur la page : le texte a€r€ laissent les mots exprimer tout ce qu’ils contiennent de sens occult€. C’est l’inverse qui se produit chez le bavard de L.-R des For‡ts puisqu’il €touffe la parole et ne m€nage pas d’interstices. Il faut aussi pouvoir lire entre les lignes. Mais, dans le Ravissement et dans L’Amour, le dispositif n’exclut pas la pr€sence d’un silence diff€rent, celui qui renvoie au manque existentiel, celui de Lol en l’occurrence. Ainsi l’espace textuel d€volu au silence s’est-il dilat€ dans L’Amour. L’absence irradie les mots convi‚s l†, † l’instar de l’aurore. 9
L’Amour, Gallimard, 1971, p. 143. Marguerite Duras et Xavi„re Gauthier, Les Parleuses, Minuit, 1974, pp. 11-12.
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M. Duras poursuit cette avanc€e contre le silence, avec lui. Dans La Pluie d’€t€, roman de 1990, le lecteur entrevoit m‡me la volont€ auctoriale de codifier les silences. Ceux-ci ont presque des correspondants linguistiques exacts. Ils disent la relation intense qui unit Ernesto et sa m„re, Ernesto et Jeanne. Ils renvoient aussi au savoir, – ˆ la philosophie et ˆ la science. Ils sont enfin une expression du sacr€. Le silence n’est plus du c‹t€ de la perte mais de la vie voire de la conqu‡te. Paradoxalement, plus l’œuvre s’ouvre sur des genres, des arts et m‡me des disciplines limitrophes et plus elle fait reculer les limites du texte, plus elle se replie sur un espace vivant et visible, – capable de lutter contre la crainte de l’extinction. Si l’€criture romanesque contemporaine int„gre le silence dans la fiction, ce n’est pas pour s’€tioler et s’€teindre mais bien pour sortir renouvel€e de ces luttes d€stabilisantes. Il en est de m‡me lorsque, dans la premi„re moiti€ du XIXe si„cle, le statut du romancier vacille, que le livre devient un objet mercantile et que la cr€ation litt€raire semble bel et bien compromise. Le romancier ins„re alors les doutes, les €checs et les combats dans la narration et il d€limite, avec une €nergie d€cupl€e, un espace cr€dible. Dire le silence, ce n’est pas se taire : c’est prendre d’autres voies pour se dire et dire le monde, c’est parfois suspendre le sens, c’est donner la parole ˆ des voix qui jusque lˆ se sont tues.
Un silence et un espace €loquents L’espace romanesque existe mais il reste probl‚matique : il se met en place au moment o• s’‚nonce le texte. Il suit, entraŒn‚ par une dynamique qui lui ‚chappe en partie, les mouvements de la soci‚t‚. Le dispositif sc‚nographique joue toujours † plein. Au sein de cet espace, s’‚laborent des lieux fictionnels qui servent aussi de rep…res et de d‚positaires du sens. A c•t‚ de la volont‚ de faire exister ƒ une cath‚drale de papier „ (Balzac) ou de cr‚er une œuvre singuli…re (Duras), s’affiche le d‚sir de mettre en place des instances fictionnelles plus ‚loquentes encore que les discours convenus. Ainsi en est-il du concept d’italianit€ chez Stendhal. On conna•t l’admiration de Balzac pour La Chartreuse de Parme. Le
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romancier en effet r€ussit ˆ pr€senter un lieu ˆ la fois clos et €clat€. Echappant aux repr€sentations st€r€otyp€es de l’Italie, il invente des espaces plausibles et loquaces : la prison symbolique, les lacs qui jalonnent le trajet initiatique du jeune h€ros, la cour de Parme et sa logique propre. Tous ces lieux distribuent du sens et parviennent ˆ capter la quintessence de l’Italie. Malgr€ la disparit€, ils constituent un v€ritable espace romanesque. Balzac, selon ses propres dires, n’aurait pas r€ussi ˆ restituer l’Œme italienne avec autant de succ„s, ˆ partir de la multiplicit€ des lieux qui l’exhalent. Le roman stendhalien d€tient donc une force perlocutoire qui a agi sur le lecteur qu’est Balzac. La Chartreuse de Parme maintient en outre le caract…re ambigu d’un roman † la fois historique et sentimental. Le romancier modifie le rapport au r‚f‚rent et aux mod…les g‚n‚riques : c’est l’espace dans sa diversit‚ qui dicte sa loi et subsume ainsi avec aisance les deux aspects de l’œuvre. Il n’y a pas, comme chez Balzac, une oscillation implicite entre un roman essentiellement historique et quelque peu d‚monstratif d’une part, et un roman ƒ romanesque „ – au premier sens du terme – d’autre part. Stendhal ne choisit pas ; il d‚place la question du c•t‚ de l’espace. Ce sont les hauts lieux du roman qui prof…rent des ‚nonc‚s performatifs et maŒtrisent les instances contradictoires : la cour de la cit‚ parmesane en particulier organise le discours et impose des comportements ad‚quats. Le Prince est d‚pendant de cet agencement ; le comte Mosca, malgr‚ les libert‚s qu’il prend, se conforme toutefois † la plupart de ses r…gles ; la comtesse, audacieuse et apparemment libre, module en r‚alit‚ toute sa vie autour de cet espace coercitif. Quant † Fabrice, marginal dans ce milieu et ce lieu, il se d‚finit par rapport † la tour Farn…se : des indices proleptiques tels que les emprisonnements successifs dont il est l’objet jalonnent tout son parcours et se confirmeront par la suite. L’enfermement dans la citadelle impose au jeune homme le silence : il communique alors par signes et met au point un langage ‚labor‚ avec Cl‚lia Conti. La logique de l’espace semble l’emporter dans la narration sur celle des individus. Cette caract‚ristique de l’‚criture stendhalienne a une cons‚quence : le concept d’italianit‚ ‚merge sans difficult‚ d’une pr‚sentation qui privil‚gie les donn‚es spatiales. L’espace textuel se construit dans la fiction et devient une instance qui g…re la multitude de villes et de points dispers‚s et dissemblables.
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Or, dans La Com€die humaine en revanche, c’est l’ˆtre humain qui insuffle aux lieux qu’il traverse ses particularit‚s. Ou mieux, une intrication s’‚tablit entre l’espace et l’homme : la Maison Vauquer et Madame Vauquer dans Le P…re Goriot ; le baron du Gu€nic quasiment fossilis€ dans son h‹tel – au seuil de la mort, dans B€atrix ; Pierre Cambremer, enfin, mur€ dans le silence et attach€ ˆ la roche, li€ ad vitam eternam par un vœu. Ce court roman, Un drame au bord de la mer instaure une relation tr…s ‚troite entre l’espace volontairement circonscrit et le serment d’aphonie : le personnage s’est condamn‚ † la privation absolue de parole et de compagnie parce qu’il a tu‚ son fils, violent et voleur. Celui-ci, en ne tenant pas les promesses faites † ses parents, a souill‚ le langage, suscit‚ ce geste d‚finitif et tragique, interdit l’usage d’une parole d‚sormais tach‚e par la trahison. Seul, isol‚, muet, ƒ l’homme-au-vœu „ est ainsi rendu † lui-mˆme et † son forfait dans une sorte de puret‚ reconquise. Silence et espace combinent leurs effets salutaires pour transcender le drame familial. De surcroŒt, le vide incrust‚ dans la nouvelle par cet acte qui contamine l’entourage (en l’occurrence Louis Lambert, Pauline et le p‚cheur qui leur sert de guide et d’informateur) cr‚e lui aussi un espace particulier. De l’absence surgit une pl‚nitude, de ce vœu de silence dans un lieu exigu d‚coulent des mots, une histoire, un sens. Le lecteur reconstitue † partir de ce manque central un tissu narratif ; il lit le roman trou‚ dans lequel un espace clos et ‚vid‚ organise les signes textuels. Balzac rassemble l’espace et le silence dans d’autres romans et avec d’autres effets. Il fait parfois au contraire parler les lieux. Il existe quelques centres de l’action qui sont tellement influenc‚s par les personnages qu’ils deviennent vivants au point d’user de la parole et de produire des significations. L’‚loquence et le pouvoir oniriques de lieux balzaciens incitent le lecteur † se situer dans l’espace du livre, de l’‚difice romanesque, de la biblioth…que. La Com€die humaine en effet offre l’exemple d’une œuvre qui invente un espace de lecture largement ouvert : les liens qui unissent les textes, sans qu’un ordre quelconque de lecture ne soit impos€, les multiples r€f€rences intertextuelles favorisent une r€ception mobile. G€rard Genette fait ce constat ˆ propos de la • cath€drale ‚ proustienne, excluant quasiment les autres œuvres (ce qui nous semble abusif). • Lire, €crit-il, comme il faut lire de telles œuvres (en est-il d’autres), c’est seulement relire,
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c’est toujours d€jˆ relire, parcourir sans cesse un livre dans tous ses sens, toutes ses directions, toutes ses dimensions ‚.11 Les romans balzaciens se pr‡tent particuli„rement bien ˆ ce type de lecture : le syst„me des • personnages reparaissants ‚ et des lieux reparaissants eux aussi, tels des anaphores et des r€miniscences, permet au lecteur de baliser ind€finiment l’espace du livre, d’emprunter des chemins de traverse et de revenir sur ses pas. Certains romans comme Pierrette sont m‡me r€versibles.12 D’autres servent de points d’ancrage † une lecture l† encore r‚troactive. Dans B€atrix notamment, l’h•tel du Gu‚nic, les rochers du Croisic et le ch•teau des Touches requi…rent de la part du destinataire une comp‚tence id‚ologique et strictement textuelle.13 Dans la derni„re partie du roman, ces lieux rev‡tent une valeur s€miologique accrue. Ils deviennent loquaces pour le lecteur attentif et dispensent les personnages et le narrateur de commentaires. Voir, c’est savoir, dire devenant presque superflu, l’€criture subsumant tout cela. C’est, dans cette perspective, semble-t-il, que G€rard Genette traduit la formule proustienne – • le temps y a pris la forme de l’espace ‚ – en ces termes : • la parole y a pris la forme du silence ‚.14 Dans B€atrix, Calyste du Gu€nic et Sabine de Grandlieu, devenu du Gu€nic, quittent leur h‹tel du faubourg Saint-Germain pour la Bretagne : le jeune homme retrouve les lieux de son enfance et de son adolescence ; il revit la sc„ne de sa premi„re et unique passion amoureuse. A l’h‹tel du Gu€nic, les signes mn€moniques fonctionnent harmonieusement dans la mesure oŠ rien ne change jamais et oŠ sont conserv€es scrupuleusement les traditions. Les deux jeunes mari€es renouent en quelque sorte avec leur • conscience de classe ‚, dirait-on aujourd’hui ; ils se comportent comme ils le doivent en de telles circonstances et en de tels lieux, autrement dit en authentiques chŒtelains. Or, le rocher du Croisic, non loin de lˆ, qui fut le th€Œtre d’une d€claration d’amour et d’un drame – en l’occurrence la chute de la 11
G. Genette, Figures II ,Seuil, 1969 p. 46. Voir ˆ ce sujet notre €tude sur Balzac d€jˆ cit€e, pp. 107-112. 13 Nous nous permettons de renvoyer ˆ notre article • Lieux €loquents, lieux muets dans B€atrix de Balzac ‚, in Cr‚ation de l’espace et narration litt‚raire, Cahiers de Narratologie n•8, 1997, pp. 285-295. 14 G. Genette, op. cit., p. 48. 12
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marquise de Rochefide, pouss€e par l’imp€tueux Calyste – prononce, si l’on ose dire, silencieusement des paroles fatales pour le couple Calyste/ Sabine. V€ritable • cabinet de Barbe bleue ‚, le domaine des Touches et la promenade le long des rochers, disent la force de l’amour pass€, la s€duction de la femme aim€e et perdue – B€atrix –, le simulacre de l’amour conjugal, la trahison lente et le bien-fond€ des recommandations de Camille. Celle-ci en effet avait conseill€ ˆ Sabine d’€viter ces lieux charg€s de souvenirs ; or, pr€cis€ment Sabine a voulu utiliser ce retour comme preuve de l’amour de Calyste et, am„rement d€‰ue, elle n’est parvenue qu’ˆ ranimer les cendres mal €teintes de la passion pour sa rivale. L’espace est donc ici non seulement disert en lieu et place des personnages mais il est persuasif : il est porteur d’€motion et efficace puisqu’il conduit ˆ l’action... Peu apr„s en effet, Calyste du Gu€nic rencontrera la marquise de Rochefide (surnomm€e • Rocherperfide ‚) ˆ Paris, et il succombera ˆ nouveau ˆ ses charmes (pourtant us€s), stimul€ par la vision de ce paysage lourd de sentiments €prouv€s. La topographie romanesque, profond€ment subjective, donne lieu ˆ une forte modalisation : • C’est un lieu de perdition ‚. Et, plus loin : • C’est d€licieux, c’est d’un go‘t profond€ment artiste, et je me plais dans cet ab•me ‚.15 Il s’agit du ch•teau restaur‚ et am‚nag‚ par Mlle des Touches.16 Puis, devant • le fameux buis ‚ de • Rocherperfide ‚, • Calyste a gard€ le silence [...]. Calyste est rest€ silencieux ‚.17 Le r€cit se r€p„te et marque la stupeur du personnage devant la vivacit€ du souvenir. L’espace parle une langue si explicite qu’elle fait taire le jeune homme encore €pris ainsi que le narrateur qui ne d€crit pas des lieux d€jˆ connus du lecteur et qui ne sait que redire l’absence de parole. Ailleurs, sur le champ de bataille de la B€r€sina et devant sa reconstitution factice, St€phanie de Vandi„res €tait d€finitivement rest€e quasiment muette. • L’affreuse v€rit€ ‚18 de la repr€sentation du lieu fatal l’avait frapp€e de stupeur. L’espace fictionnel se substitue au langage et rec„le, pour le personnage ainsi que pour le lecteur, une force perlocutoire d€cisive. Il fait passer le texte du lisible au visible ; 15
H. de Balzac, B€atrix, pp. 856-857. Voir notre €tude sur Balzac, pp. 254-262. 17 Ibidem. 18 H. de Balzac, Adieu, p. 1011. 16
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il fournit la preuve que la parole est une forme de silence, qu’elle bouleverse les ‡tres sans qu’ils €mettent un son. Le sens se d€livre par d’autres voies que celles, habituelles, des r€pliques, des explications et des descriptions. Le lecteur est alors invit€ ˆ proc€der aussi ˆ une lecture r€trospective du roman : des Touches ˆ Paris et inversement.
Le lieu-palimpseste Il semble que ces lieux induisent des agissements, des r€flexions, des significations, qui constituent d’authentiques actes de langage. Tout se passe comme si Balzac cherchait, par l’entremise de quelques points nodaux du r€cit ˆ refermer la boucle qui passe du r€el ˆ la fiction et de la fiction au r€el. Les donn€es r€f€rentielles – malgr€ quelques €crans d’ordres divers – alimentent la mati„re narrative, qui, ˆ son tour, aspire ˆ supplanter le r€el en produisant des effets incontestables, sur le lecteur en particulier. A des titres diff€rents, dans Le M€decin de campagne et La Recherche de l’Absolu, l’espace produit €galement des €nonc€s performatifs qui font passer l’€criture du dire au faire, du fictif ˆ l’effectif. L’action du Docteur B€nassis vise l’efficacit€ ; et le r€cit, par contamination cherche ˆ emporter l’adh€sion, ou peut-‡tre m‡me, ˆ produire des €mules du personnage romanesque. Les activit€s s’organisent au sein d’un lieu, un village du Dauphin€, arri€r€ et mis€reux, que le Docteur, devenu Maire, transforme en bourg prosp„re et d€velopp€. L’espace n’est pas loquace comme dans B€atrix ; il n’est pas charg‚ d’histoires sentimentales que le lecteur reconstruit progressivement. Non, il est dans ce roman tout en devenir. C’est un lieu vierge sur lequel s’inscrivent les espoirs de B‚nassis, sorte de parchemin sur lequel s’‚crivent les histoires des hommes. Il porte en effet la marque des progr…s du bienfaiteur et de l’action subs‚quente des paysans : ƒ Par mes conseils, la terre s’y est bien cultiv‚e „.19 La logique performative fonctionne pleinement dans ce cas : discours et actions s’encha•nent harmonieusement. On peut imaginer que ce sch€ma influence la relation texte/lecteur. Cependant, le village vit en autarcie, grŒce ˆ son agriculture florissante et son €conomie bien g€r€e. Il €voque peut-‡tre un autre espace clos, celui 19
Le M€decin de campagne, tome IX, p. 431.
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d’un livre fantasm€. Le romancier r‡ve probablement d’€crire le livre qui enserre d€finitivement dans ses pages le monde dans sa diversit€ et sa complexit€ ; il postule un lecteur-Mod„le aussi coop€ratif que les paysans de cette vall€e, se pliant aux ordres et aux souhaits de cet autre Napol€on. Or, l’espace de l’€criture est ambivalent : il est ouvert sur d’autres espaces – le r€f€rent et la lecture ; il est travers€ par d’autres textes. Qui plus est, ce village m€tamorphos€ fait partie d’un dispositif strat€gique : le Docteur B€nassis, qui s’est rendu coupable de l€g„ret€ et de trahison envers une femme qui l’a aim€, expie par ce d€vouement exceptionnel, la faute pass€e. Dans cette recherche d’une action expiatoire, se profile encore la dimension sot€riologique inh€rente ˆ l’acte d’€crire. L’action men€e ˆ bien viendrait compenser la parole trahie par deux fois jadis et enfouie dans un silence coupable. La transposition est ais€e. V€ritable constellation des d€sirs refoul€s d’un romancier encore d€butant (Le M€decin de campagne date de 1833), le paradis de B€nassis circonscrit un espace programmatique d’€criture qui se voudrait instigateur d’un mod„le de lecture. Dans la premi„re partie, analeptique, du roman en effet, les promesses sont finalement tenues, les conseils €cout€s et le r€cit des exploits appr€ci€. Le nombre d’€nonc€s performatifs y est particuli„rement €lev€. Le dynamisme du village tient lieu de preuve, ˆ l’appui des discours ; et, il dispense le narrateur de commentaires suppl€mentaires. Lorsque les lieux prennent la parole, les romanciers peuvent se montrer relativement €conomes de la leur. Rapport€ au processus de cr€ation et de r€ception, ce sch€ma est €galement susceptible de fonctionner... C’est une hypoth„se qui fait €cho au r‡ve probable du jeune Balzac ! Le roman serait un univers qui convaincrait d’embl€e le lecteur de sa l€gitimit€. Toutefois, l’action de B€nassis a ses limites et l’application ˆ l’œuvre en tant que telle aussi. Tout compte fait, l’avenir du village est incertain dans la mesure oŠ il est totalement tributaire d’une seule personne. Les principes €conomiques sont peut-‡tre eux aussi contestables et imparfaits. D’autre part, toute la mise en œuvre repose sur une volont€ de rachat et, partant, d’effacement. La m‡me logique anime d’ailleurs V€ronique Graslin dans Le Cur€ de village. Elle ne sauve pas son auteur qui se montre, ˆ diverses reprises, d€sabus€ et pr‡t ˆ quitter ce monde. Enfin l’efficacit€ risque d’‡tre ˆ terme
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compromise et les artisans de l’entreprise ont toutes les chances de ne pas rester ˆ ce niveau d’enthousiasme et de soumission. L’examen de la validit€ de ce programme est d’ailleurs extradi€g€tique. Quant ˆ l’illusion d’un livre comme espace prot€g€, elle s’effrite au fil des romans. L’espace du livre est min€ par des doutes et des interrogations : il est de surcro•t tourn€ vers d’autres lieux et d’autres textes. Il est in€luctablement ouvert.
L’espace r‚solument symbolique Un an plus tard, dans La Recherche de l’Absolu, Balzac pr€sente un autre espace, la Maison Cla•s, qui succombera sous l’effet d’intrusions. La passion d€l€t„re du ma•tre de maison pour l’alchimie ravage les lieux comme un incendie ; et les traces se lisent sur chaque objet comme dans un livre ouvert. Le silence lˆ encore est de mise puisque l’espace parle plus haut et plus clair que les mots eux-m‡mes. Ils parlent d’eux-m‡mes, comme on le dit parfois. Par ailleurs, Nicole Mozet montre, dans son essai La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, comment s’inscrit l’espace symbolique et id€ologique, articul€ autour de la dyade Paris/ province, dans La Com€die humaine. Elle r€serve ˆ ce roman un statut sp€cifique et elle €crit : Dans La Recherche de l’Absolu, la toponymie est des plus r€duites, se limitant ˆ quelques noms qui entretiennent ˆ peine une illusion de r€alit€. L’absence d’organisation spatiale est une des caract€ristiques de ce roman, dans lequel Douai est une ville sans €tendue, sans corps, sans itin€raires.20
Quant ˆ la somptueuse demeure, elle est travers€e par des parcours contradictoires et finalement destructeurs. La dispersion des lieux et l’ouverture des espaces – fussent-ils initialement clos – consacrent en effet la pr€sence d’une soci€t€ stable et assise sur des principes s€culaires. Donc, en 1834, l’arriv€e d’un gentilhomme polonais et de son secret sur la fabrication des diamants entra•ne la ruine de la Maison Cla•s (la demeure et la famille). En s’adonnant aux affres de l’[al]chimie, Balthazar Cla•s va en quelque sorte an€antir cet espace heureux avec une force et une c€l€rit€ inou•es. 20
Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, Sedes, 1982, p. 154.
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Le r€cit est dans une situation apor€tique : les lieux restent r€solument ferm€s, mais ils sont alors ˆ contre-courant du flux narratif ; ou bien ils s’ouvrent ˆ tous vents et risquent de se perdre. Le silence des personnages devant les effets corrosifs de cette passion insolite, dans La Recherche de l’Absolu, traduit la gravit€ du probl„me. La description des points centraux de l’histoire et des situations est suffisamment explicite pour que le texte fasse l’€conomie des discours rapport€s. En somme, le romancier a le pouvoir de mettre en place des lieux, parfois dot€s de la parole, porteurs d’activit€s ostentatoires et susceptibles de produire l’illusion de r€el. Construire un espace, c’est ˆ proprement parler cr€er une fiction qui se donne ˆ lire et ˆ voir ; c’est utiliser le silence comme forme de langage. Mais ce n’est pas d€finir l’espace du livre ou de la biblioth„que ; ce n’est pas non plus instituer un espace de lecture d€fini. Ceux-ci se fondent sur l’espace romanesque mais ils ne se confondent pas avec lui. Ind€niablement, la volubilit€ des lieux compense, en certains endroits de l’€difice romanesque, le mutisme des personnages. Pourtant, le silence n’est peut-‡tre finalement qu’une ruse de la raison. Il contribue ˆ transformer des • monuments de papier ‚ en actes, ne serait-ce que l’espace d’un instant. C’est une conqu‡te dont Balzac est l’artisan puisqu’il a tant cherch€ ˆ sortir le roman du romanesque – au sens de fantaisie et d’utopie. A nos yeux, l’€criture romanesque, telle que nous la d€finissons depuis le d€but de cet ouvrage, r€side pr€cis€ment dans la facult€ de maintenir dans l’espace narratif les actes et les discours, le r‡ve et la r€alit€, les voix et les silences.
L’espace secret et incertain Aux antipodes d’un espace construit et somme toute bien d‚limit‚, signifiant et structurant † la fois, se situent les lieux durassiens. Dans un entretien avec Michelle Porte, l’‚crivain indique au lecteur les lieux dans lesquels elle a ‚crit ses livres.21 Restent aussi les lieux dont sont emplis ses livres. Reviennent une maison, un parc, 21
M. Duras, Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1977.
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la for‡t, la plage. Mais ce ne sont pas toujours ces espaces-lˆ qui ont inspir€ les romans : il y a parfois seulement interf€rence entre les deux. L’Orient, r€current dans son œuvre, est li€ ˆ l’enfance ; l’Indochine, l’Inde tiennent lieu de m€moire. Consign€s dans le texte, ils perdurent dans le souvenir de l’auteur. Aragon €voque les m‡mes contr€es dans Blanche ou l’oubli ; mais il n’a de cesse de montrer, en une s‚rie de digressions m‚tadiscursives, que le roman n’est pas une fiction. Les lieux et les personnages sont n‚cessairement imaginaires mais ils sont vrais, c’est ce dont le romancier essaie de convaincre son lecteur : Je revois la sc„ne avec une grande pr€cision, et les verres oŠ pŒlissait l’absinthe. On entendait sur la rivi„re, entre les joncs, glisser les sampangs. On s’€tait mis sur le sujet de l’exploitation des h€v€as. Mais [...] tu as dit que nous allions quitter l’Indo-Chine, parce que j’€tais nomm€ aux Indes N€erlandaises [...].22
Les noms exotiques servent d’ancrage r‚f‚rentiel ; ils fondent en quelque sorte la v‚racit‚ du propos et veillent † maintenir l’illusion de r‚el. Chez Duras, l’espace romanesque est l† encore mibiographique, mi-fictionnel. Dans Un barrage contre le Pacifique, L’Amant et Le Vice-Consul surgissent avec l’Indochine, l’Inde et les Œles, paysages du pass‚. Or, les lieux ne sont gu…res d‚crits dans les deux derniers textes cit‚s, en tout cas. Ils interviennent par intermittences et pourtant, ils portent, semble-t-il, l’ensemble du r‚cit. Ils sont donc trou‚s de silences mais charg‚s s‚miotiquement. Ainsi en est-il de ce lieu imaginaire, S. Thala, que nous avons d‚j† ‚voqu‚, construit d’apr…s des souvenirs bien r‚els, ou de Vitry, la ville dans laquelle vivent les Enfants, identifiable sur la carte, pourtant totalement invent‚e. On rencontre peu d’espaces clos dans les romans durassiens, mais des trajets al‚atoires et d‚sesp‚r‚s, † l’image de ceux de la mendiante du Vice-Consul. Au cours d’une errance sans fin et harassante, elle traverse la plaine de Tonl‚-Sap, le Siam, le Cambodge et interrompt sa marche ext‚nuante † Calcutta. Le r‚cit est laconique ; l’‚num‚ration s…che restitue l’inutilit‚ de ces pas, le d‚sespoir de toute avanc‚e. :
22
Louis Aragon, op. cit., p. 371.
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Elle remontera un peu vers le nord et, au bout de quelques semaines, elle obliquera vers l’ouest. Apr„s, en route pour dix ans vers Calcutta. Calcutta oŠ elle restera. Elle restera lˆ, elle reste, reste lˆ, dans les moussons. Lˆ, ˆ Calcutta, endormie dans la l„pre sous les buissons le long du Gange.23
Il n’y a pas chez l’auteur de volont‚ de s’attarder sur un espace d‚termin‚, d’enfermer des personnages dans des lieux qui leur ressemblent. Seule subsiste ƒ l’itinerrance „ dans laquelle le lecteur l’accompagne. A la fin du Vice-Consul, personnages et lecteurs ont l’impression de se perdre dans les m€andres des chemins emprunt€s, des pays travers€s par la vagabonde mais aussi par les diplomates. Les lieux s’entrem‡lent dans un v€ritable • embrouillamini ‚, ils se taisent puis disent, de fa‰on d€sordonn€e, la ferveur de la passion, la douleur de l’exil. • Tous les romans ne sont que des pistes brouill€es ‚24, €crit Aragon. Dans les r€cits durassiens, l’espace se construit parce qu’il se d€truit. La • banlieue terrifiante ‚ de Vitry ou le chantier dans la nouvelle €ponyme, refl„tent bien ces lieux anonymes, du bout du monde, pleins d’un d€sespoir tranquille. Quant aux personnages de L’Amour, dont le seul voyage est pr€cis€ment une d€ambulation le long de la gr„ve, ils marchent aussi sans but, ˆ la d€rive. Ils partent d’abord vers la digue, puis vers la rivi…re, ils s’arrˆtent, repartent, ils vont vers une forte lumi…re qui se trouve sur le chemin des planches, au bord de la mer, au bord des sables, avant l’‚paisseur, l’enchaŒnement de pierre.25
De l’espace – en l’occurrence l’horizon – ‚mane le mouvement de l’homme et de la femme. Le lieu, en quelque sorte, guide et dicte leurs pas, puisque l’attente a perdu ses contours et son sens. L’amour, sans doute, est cette errance commune, modul‚e par les paysages travers‚s. A propos des endroits effectifs qui ont inspir‚ les textes du Ravissement et de L’Amour, Marguerite Duras, interrog€e par Michelle Porte, avoue ceci : • Je me demande si ce n’est pas le sable, la plage, le lieu de S. Thala, plus encore que la mer [...] ; ˆ mar€e basse, on a trois kilom„tres de plage, comme des contr€es, des pays de sable, compl„tement interchangeables ; le pays 23
M. Duras, Le Vice-Consul, p. 60. L. Aragon, op. cit., p. 203. 25 M. Duras, L’Amour, Gallimard, 1971, p. 34. 24
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de personne, voyez, sans nom. ‚26 Le lieu, anonyme et pourtant nomm€, impulse la marche, donne un sens (direction et signification) : les personnages, peut-‡tre sont ˆ la recherche de la passion meurtrie, l’amour infini encore ˆ vivre. S’ils ne le savent pas, le lieu le sait, semble-t-il. Il est vrai que nous sommes loin ici de la mainmise balzacienne ou stendhalienne, par narrateurs interpos€s, sur les lieux inscrits dans la di€g„se. N€anmoins, le rapport de l’espace au silence n’est pas fonci„rement diff€rent : en effet, dans les deux types de r€cits, les villes, les plages, les demeures imposent le silence aux ‡tres, tenant des discours prolixes et muets ˆ la fois sur les questions ontologiques. Elles mettent indiff€remment l’accent sur la vacuit€ des sentiments et l’inanit€ des choix, ou au contraire sur la volont€ av€r€e des personnages et la force de leurs passions. P‹le de tension, la pr€sentation de l’espace rel„ve, ˆ l’€vidence chez Duras, de l’€criture de l’absence si souvent observ€e dans son œuvre. Mais de lˆ €mergent quelques paysages, la mer, privil€gi€s entre tous. La mendiante – • ombre laiteuse dans l’eau verte ‚27 – se fond dans l’espace. Les descriptions sont br…ves, les personnages presque muets : seule subsiste une image, celle d’une osmose entre la femme et l’Oc‚an. Et, tout est dit. Or, M. Duras n’a de cesse d’arracher ses personnages, Anne mais aussi Lol ou la jeune femme de Savannah Bay, au silence. Elle conquiert des sens possibles comme des polders sur la mer. Elle ne cherche pas ˆ €crire le silence mais le silence s’€crit ˆ travers elle, se grave dans l’espace. N’€mergent de l’oubli que quelques bribes de pass€, contredits, incoh€rents, path€tiques. Lol et Madeleine s’efforcent, sous l’effet d’une anamn„se, de faire surgir du silence le drame qui, pr€cis€ment, est ˆ l’origine de cette d€ficience de la m€moire qui opacifie le monde et les ‡tres. Oublieuse m€moire qui accompagne la restitution parcellaire, qui ponctue l’histoire sans histoire. Le temps, €vasif, s’exprime ˆ travers des gestes rituels (le retour ˆ S. Thala devenu S. Tahla dans L’Amour), des mots r€p€t€s ˆ 26 27
M. Duras et M. Porte, op. cit., p. 82. Nous soulignons. Le Vice-Consul, p. 201.
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l’envi. Actions sans objet : • Elle repart. ‚ • Elle dort ‚. • Ils se taisent ‚. Verbes vides infiniment redits : dormir, se taire, repartir (sans destination, sans espoir) installent le silence et l’absence au centre du r€cit. L’effet cathartique attendu ne se produit pas, le manque est toujours reconduit : mais c’est lˆ que r€side l’avanc€e, c’est lˆ que prend forme la mati„re narrative. Entre les blancs, il y a tout de m‡me des mots. L’histoire a eu lieu, ailleurs, autrement : elle laisse des traces sans se raconter. La nuit est ˆ son d€clin et tout concourt ˆ mettre le vide au centre de la sc„ne, ˆ lui donner des contours – ˆ l’instar de ce visage lac€r€ de rides, celui de l’€crivain vieillie, qui n’€voque plus celui de la jeune fille de quinze ans, apparemment oublieux du pass€ et qui pourtant a gard€ ses • contours ‚. L’€criture du silence chez Duras prend cette forme duelle : elle fr‹le le vide absolu mais d€crit un espace qui encercle cette absence et qui est fait de mots, de mots de silence. Dans cette mesure, rien devient le tout : le titre • c’est tout ‚ d€voile son ambigu•t€ exemplaire, r€f€rant ˆ une globalit€ ou constatant la parcimonie du discours ou encore laissant advenir un silence d€finitif apr„s ce mot de cl‹ture.28 C’est ainsi que Marguerite Duras, par l’entremise d’un narrateur ‚vanescent ou de r‚pliques confuses et noircissant la page de fils entremˆl‚s et de douleurs raviv‚es, accumule les hypoth…ses, et ne parvient † restituer de ce pass‚ tragiquement lacunaire que la blancheur de l’absence. Mais cette d‚faillance tient lieu de texte : elle dit ce qui jusque-l† s’‚tait tu, la blessure de l’abandon pour Lol, l’horreur de la mort pour Madeleine, l’amn‚sie qui s’ensuit pour l’une et l’autre. Tout se dit sans se dire explicitement, le d‚sir de dire le tout s’‚nonce clairement.29 Ce d€sir est laconique mais fulgurant. Quant ˆ l’espace du r€cit, il porte la trace de ce geste d€finitif, celui d’€crire. L’espace romanesque, silencieux ou bavard, organise donc le discours fictionnel ; il est m‡me omnipr€sent dans les romans durassiens. Il r€f„re ˆ l’isotopie du secret. Le r€cit en effet €paissit le myst„re plus qu’il ne le r€v„le : Anne-Marie Stretter, languide puis 28
M. Duras, C’est tout, P.O.L., 1995. Voir notre article qui d€veloppe ce point : • Le pouvoir infini de l’infime ‚ (Londres, 1999). Paru dans Duras, femme du si…cle, Londres, 2001. 29
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d€sesp€r€e, n’€chappe pas ˆ cette logique de la m€connaissance. Rien ne se sait. Et, ce qui s’€nonce le fait au-delˆ de cette perte. Le renoncement ˆ la qu‡te math€sique et la d€signation d’un espace plus large d€volu au vide ne dispensent que des signes de perplexit€. On ne se retire pas ais€ment du silence. Moins on le garde, €crivant, plus il nous garde, lisant. Maurice Blanchot commente ainsi ce propos apparemment limpide : •Il vivra d€sormais dans le secret ‚. Il €crit : • Cette phrase s’€lucide-t-elle par lˆ ? C’est comme s’il €tait dit que pour lui la mort s’accomplirait dans la vie. Laissons au silence cette phrase qui ne veut peut-‡tre dire que le silence ‚.30 Et l’on peut avancer que si la litt‚rature romanesque tient une promesse, c’est celle qui consiste † transmettre au lecteur la sensation d’une n‚cessit‚ : elle r‚pond alors † son attente. Le lecteur per‹oit les signes inscrits dans la fiction, les diverses formes de silence, incluses dans l’espace du roman. C’est lui qui, en dernier ressort, interpr…te les voix confuses des divers lieux des romans. Une coop‚ration s’instaure de fait entre un auteur qui produit un texte † dessein lacunaire et un r‚cepteur qui se charge de la compl‚ter. La lecture, elle-mˆme d‚ficiente, m‚nage les fluctuations de l’œuvre qui constituent aussi sa richesse. Cette interpr‚tation, pr‚vue d’ailleurs par le romancier, peut devenir † son tour l’amorce d’un livre † venir. Umberto Eco a pos‚ l’existence d’un Lecteur-Mod…le construit par le texte et sans lequel le texte ne serait pas actualis‚. Il est alors ƒ une machine † produire des mondes possibles, celui de la fabula, ceux des personnages de la fabula et ceux des pr‚visions du lecteur „.31 Le lecteur d’un r‚cit elliptique voire silencieux est † l’‚vidence fortement mis † contribution : il suppl‚e le discours manquant et il maŒtrise (ou surmonte) les contradictions d’une lecture fond‚e sur le silence et sur la parole. Le silence, on l’a dit, n’est pas l’absence de langage mais une autre forme de langage, syncop‚, destructeur et fondateur † la fois, qui interrompt le r‚cit et le relance aussi. La lecture – instance oxymorique – oscille entre les contraires, pr‚serve l’ambigu‡t‚ et
30 31
M. Blanchot, op. cit., p. 208. U. Eco, op. cit., p. 226.
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maintient les tensions.32 Elle est en harmonie avec la dynamique inh€rente ˆ l’€criture romanesque. A l’instar du mouvement qui d€finit la Nature et que poursuit le chercheur d’Absolu, le romancier insuffle ˆ son œuvre la fi„vre de l’agitation. Outre le Mouvement de la Nature et • le mouvement social ‚, le romancier est confront€ aux courants esth€tiques qui traversent son €poque. Un espace contextuel double l’espace textuel. Balzac, aux confins du romantisme et du r€alisme ; Aragon, marqu€ par le surr€alisme et la litt€rature engag€e ; Duras spectatrice du Nouveau Roman et cherchant, inlassablement, par delˆ les influences contraires, une voie[x] in€dite, inexplor€e.
32
Sur ce sujet, voir notre €tude sur Balzac et notamment sur B€atrix, pp. 141-165 et 253-262.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre VIII Le dynamisme du silence Dans cette relation • explicite ‚ avec le silence qu’entretiennent les €crivains d’aujourd’hui, survient un d€placement de certains topoi de la po€tique. En effet, contrairement ˆ l’id€e r€pandue en ce qui concerne la cr€ation, ce n’est pas • la disposition ‚ qui change mais bien plut‹t la mati„re elle-m‡me. Le r€f€rent et, partant, le substrat narratif se sont profond€ment transform€ : les syst„mes axiologiques se sont renouvel€s ; des sujets interdits autrefois sont apparus, bien des questions sont devenues caduques et d’autres ont surgi : des objets ont envahi l’espace. Seuls subsistent de fait • la disposition ‚ et la langue. Le r€emploi de mots obsol„tes, la r€actualisation d’une rh€torique ancienne, la recherche d’une perfection virtuelle sont des faits courants dans la litt€rature contemporaine. D’autres sens €manent de mots raviv€s, r€it€r€s. La parole, l’€criture, et n€cessairement le silence. C’est lˆ que se situe l’œuvre de Richard Millet, prolongeant celle de Louis-Ren€ des For‡ts. J’aime qu’une langue soit men‚e aux limites de son propre taire, les moments muets, † force de sens, de cette trag‚die heureuse qu’est la litt‚rature. Je ne pense pas que ce soit une th‚orie du silence mais plut•t la tentation du silence.1
Le silence et la musique Les silences scandent l’‚criture comme ils ponctuent les phrases musicales. Et l’artiste ƒ cherche † saisir l’instant liminal o• le silence devient musique „.2 Il peut m‡me, comme le fait observer l’ethnologue Patrick Tenoudji, servir de • liant ‚ entre les phrases musicales ou les mouvements. Les accents sont donn€s par les silences, et non par l’attaque ou la tenue de la note, sur le clavecin. Il y 1 2
Richard Millet, entretien donn€ ˆ L’Œil de bœuf, nov. 1996, p. 9. Vladimir Jank€l€vitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, 1983, p. 177.
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a • un risque d’entropie ‚ ce • jeu opposant silence et toucher, dans une discontinuit€ oŠ le silence intersticiel englobe le son ‚.3 Il cite Couperin et Rameau. La coalescence du jou€ et du retenu est famili„re au musicien. La rem€moration du vide est un topos ancien de l’€criture musicale. En litt€rature, le silence fait son entr€e, si l’on peut dire, en tant que principe constitutif et reconnu comme tel par les commentateurs, au XXe si„cle. La logique agissante du tacite n’est plus seulement un paradoxe s€duisant ; elle correspond ˆ une dynamique essentielle, susceptible de renouveler les enjeux th€oriques. • Ne pas oublier le silence, pour un claveciniste ou un chanteur, c’est ‡tre pr€sent ˆ tout instant du son ‚4, dit encore P. Tenoudji. Il en va de m‡me dans les œuvres litt€raires. Ce nouvel usage de la langue accorde une place privil€gi€e ˆ l’oxymore – sorte d’€quivalence impossible qui rapproche €crire et se taire –, • avec l’espoir fou d’une r€demption en m‡me temps qu’un doute terrifiant ‚.5 L’impuissance est toujours provisoire ; la renaissance a peut-ˆtre commenc‚ ; et, t‚moins frileux que nous sommes, nous ne l’avons pas vue. L’œuvre litt‚raire aujourd’hui, est g‚n‚ralement ignor‚e ou m‚pris‚ : Balzac avait sans doute raison de redouter l’afflux de lecteurs avec la floraison des cabinets litt‚raires ; mais leur indiff‚rence est plus mena‹ante encore. Le silence des lecteurs an‚antit le livre : les textes litt‚raires n’ont pas d’‚cho (ou fort peu) – au sens litt‚ral du terme. Ils repr‚sentent une voix perdue, celle peut-ˆtre que cherchait † reproduire Monsieur de Sainte-Colombe sur sa viole de gambe. ƒ La musique est une esp…ce de silence, [...] le m‚lodieux silence „.6 Or, le silence n’est plus une chance pour l’‚criture mais un risque : elle est ce qui l’informe, presque fortuitement, et ce qui la d‚truit aussi. Les romanciers, hant‚s par leur disparition annonc‚e, composent d‚sormais avec le silence ; ils ne se replient ni ne se reposent en lui. L’œuvre-narcisse de l’homme subjectif, l’‚crivainsir…ne : all‚gorie d‚risoire de celui qui a choisi d’‚crire plut•t que de se taire. La litt‚rature ne vise plus l’invention de nouveaux sens, 3
Patrick Tenoudji, Social Anthropology, 1998, p. 350. Art. cit., pp. 343-364. 5 R. Millet, art. cit., p. 12. 6 V. Jank€l€vitch, op. cit., p. 172. 4
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encore moins de nouveaux signes : ils sont lˆ enclos dans la langue, reli€s par des fils multiples ˆ la tradition de l’histoire litt€raire. Elle tente d’exister, d’exprimer au plus pr„s ce d€sir d’‡tre, sur le point de s’€teindre. Il n’y a plus de lutte : lˆ oŠ Balzac vitup„re, d€nonce, propose et se tait pour mieux dire ou dire plus, L.-R des For‡ts, M. Duras, R. Millet ou C. Juliet s’en tiennent au mode mineur. Duras va m‡me jusqu’ˆ se moquer de l’effet produit. • C’est tout ‚. Elle communique cette intensit€ de l’€criture-souffrance ˆ la faveur de phrases bris€es et lacunaires, de silences entrecoup€s de paroles. Le silence a d’ailleurs pu para•tre dans la litt€rature f€minine des ann€es 70, le seul recours de la femme. Exclue de la parole savante, elle s’approprie le domaine des r€flexions muettes. Les personnages f€minins de Duras incarnent parfois cette attitude. –crire, ˆ la limite, ce n’est pas transmettre ni faire surgir du silence une parole signifiante. –crire ne sauve de rien mais suscite le silence d’un sourire, l’adh€sion d’un soupir. Le lecteur, dont les codes herm€neutiques perdent de leur €clat et de leur pertinence, ressent ce pouvoir de l’infime. Les concepts les mieux aiguis€s des th€ories litt€raires les plus subtiles et les mieux constitu€es s’€puisent, se dissolvent au contact de discours insolites. Faut-il y renoncer ? En produire d’autres peut-‡tre, idoines et plus convaincants ? Ou se contenter d’entendre silencieusement la langue muette et diserte ˆ la fois qui malgr€ nous nous porte ? Et s’il fallait remettre en cause un principe €tabli depuis l’€mergence de la linguistique en Europe, selon lequel la pens€e et le langage sont indissociables, la pens€e s’€laborant par et dans le langage ? Le silence est peut-‡tre plus s‘rement ce creuset, cette attente, cet avers oŠ s’inscrit et se forme la pens€e. La fiction narrative qui rassemble presque tous les discours litt€raires est un lieu oŠ – entre silence et parole – domine la pens€e. L’€criture romanesque, en lambeaux, s’int€resse aux modes de reconstitution possibles. Elle ne cherche pas ˆ penser le monde comme ont pu le faire Balzac ou Proust mais ˆ en retenir quelques fragments, en souligner quelques effets. Gardons-nous toutefois d’une opposition trop marqu€e entre le • mod„le balzacien ‚ et le r€cit moderne et contemporain. Il semble m‡me que le discr€dit dont l’œuvre balzacienne a €t€ l’objet de la part des tenants du Nouveau Roman en particulier soit largement injuste et injustifi€. A d’autres fins, Henri Mitterrand montre comment le
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discours de L’Ere du soupŠon n’a fait, somme toute, que prolonger l’esth‚tique du ƒ r‚alisme balzacien „ (entre autres), en adaptant l’‚criture † une donn‚e r‚f‚rentielle diff‚rente ; mais il n’a en aucun cas rejet‚ la po‚tique induite par les romans du XIXe si…cle.7 De surcro•t, la mise en r€cit est extr‡mement complexe : la surabondance des discours cache un art consomm€ de l’ellipse et du d€tour dans les dialogues notamment. Balzac cr€e des personnages priv€s de parole et restitue dans une certaine mesure l’au-delˆ de l’indicible. Quant aux descriptions, si souvent comment€es et d€cri€es, elles jouent sur une articulation des fonctions canoniques, issues de la mathesis, de la mimesis et de la semiosis, – ce qui modifie la configuration du syst„me narratif. Le savoir encyclop€dique sur le monde (qui reste inachev€ et travers€ par le doute) contribue ˆ repr€senter un monde lui-m‡me tourment€, illusoire, d€risoire. L’interpr€tation de ce monde est elle aussi fissur€e, contredite, d€faillante. Le lecteur per‰oit la pr€carit€ du processus, ˆ la faveur de la confusion des fonctions et, partant, des effets. Enfin, la raret€ des discours rapport€s au profit d’un • discours narrativis€ ‚ largement dominant, qui semble aller ˆ l’encontre des r€cits inspir€s du Nouveau Roman et ult€rieurs, conforte pourtant, avec les moyens dont dispose la po€tique balbutiante du roman ˆ ce moment-lˆ, la • modernit€ ‚ du texte. La voix omnipr€sente du narrateur tend vers une sorte de mise ˆ plat, de • monologisme ‚ qui n’est pas sans €voquer les soliloques de La Chute d’Albert Camus ou du Bavard de Louis-Ren€ des For‡ts. S’il est une po€tique du roman, c’est bien lˆ qu’elle s’€labore. Le roman du XXe si„cle est ˆ l’€vidence tributaire de l’œuvre balzacienne, et ce, d’un triple point de vue, nous l’avons montr€ : le statut particulier du narrateur et du discours qu’il produit, l’omnipotence des descriptions et la facult€ de faire parler les silences.
Le romanesque et la pens€e Aujourd’hui, il ne s’agit plus de ƒ penser le monde „ mais de se taire devant le monde et d’interroger ce silence mˆme. Echappant au tumulte du dire satur‚, le romanesque serait alors le refuge de la pens‚e. Dans le concert de voix assourdissantes 7
H. Mitterrand, L’Illusion r‚aliste, P.U.F., 1994.
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qui caract€rise la soci€t€, le silence m‡me provisoire d€concerte. En sociologue, David Le Breton constate : La communication qui tisse interminablement ses fils dans les mailles de la trame sociale est sans lacune, elle se donne tous les modes de la saturation, elle ne sait pas se taire pour ‡tre entendue, elle manque du silence qui lui donnerait un poids, une force.8
C’est ce que la langue litt‚raire a compris ; c’est la ressource qu’elle utilise jusqu’aux limites du possible. Dans ce contexte, les r‚cits suspendent le flux ininterrompu des bruits et des discours ; ils prennent alors fugitivement force et existence. L’‚criture surseoit † ce mouvement pr‚cipit‚ qui tourne † vide. Illusion d’un pouvoir recouvr‚, d’une l‚gitimit‚ autoproclam‚e ? La r‚ponse importe-t-elle ? Par del† les conflits et les clivages, l’‚criture romanesque, poursuivant l’exploration des limites de l’art, joue sur le clavier du silence comme sur un mot de plus. Il est des r‚cits qui d‚passent les menaces, effacent les signes de lassitude et repr‚sentent une ‚piphanie. Nous avons dans cette perspective convoqu‚ Robert Pinget, M. Duras, L.-R des Forˆts, Pascal Quignard ou Charles Juliet. Le Sentiment de la langue ainsi que les derniers romans de Richard Millet ressortissent ˆ l’€vidence ˆ cet €lan, oŠ l’€criture se moque de ce qu’elle perd, avan‰ant sur les bris€es des choses tues comme si tout maintenant pouvait encore recommencer. Un discours continu qui ne pense pas directement le monde ni qui tente de s’y substituer mais qui s’interroge sur la position de l’€crivain, sur les sc€narios qui pr€sident ˆ la naissance de l’€criture. Un €nonc€ que ne s’arroge pas un narrateur pr€tendument omniscient. Une €criture qui ne dispense pas un savoir et qui n’affiche aucun pouvoir ni aucune vis€e repr€sentative (ce qui ne signifie pas qu’elle en est d€nu€e). C’est ainsi qu’il franchit les fronti„res g€n€riques et qu’il incarne les temps forts du r€cit fictionnel aussi bien que les pauses, les intervalles qui scandent les textes contemporains. Ce silence de l’€criture renvoie ˆ des espaces de doute ainsi qu’ˆ des moments de r€flexion qui servent de relance narrative et sp€culative. Alors que le discours balzacien se situe toujours sur le mode de l’en de‰ˆ (il reste encore tout ˆ dire, la langue n’€puise pas les sujets, la r€alit€ d€passe sans cesse la fiction, les personnages 8
D. Le Breton, Du Silence, M€taill€, 1997, p. 16.
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changent plus vite que les portraits et les esquisses qui traquent leurs apparences fugitives), le r€cit contemporain se d€signe lui-m‡me comme superf€tatoire, imposteur, au-delˆ du convenu et de l’attendu. L’un utilise les silences comme raccourcis €loquents, comme instances d€tentrices d’un pouvoir accru ou comme expression de quelques doutes naissants ; l’autre en fait sa figure de proue, a toujours l’impression de trop en dire, pr€f„rerait semble-t-il se taire. On se rappelle la sensation d’Antoine Roquentin, dans La Naus€e, celle qui le conduit ˆ se percevoir comme • de trop ‚ : l’existence n’est alors qu’une forme d’aberration. A ce titre, la prose intervient comme une rupture avec un serment ; l’€crivain sera toujours un parjure qui • revient [...] sur ses vœux de silence, d’humilit€, de vie simple ‚9 Il est encore ce • bavard ‚ que L.-R des For‡ts a peint, dans le roman €ponyme, en proie ˆ un €trange malaise. L’€criture, contamin€e peut-‡tre par ce dire d€risoire, ne reprend son souffle que tardivement. Il n’y a pas de solution au sentiment d’inutilit€, il n’y a pas de revirement spectaculaire du statut de l’€crivain et de l’€criture aujourd’hui. La question ne se pose plus ainsi : le rapport au silence s’est modifi€ et c’est lˆ, semble-t-il, ce qui conf„re ˆ la litt€rature son lustre actuel. • L’€criture du d€sastre ‚, telle que Maurice Blanchot l’a comment€e et illustr€e dans ses romans Thomas l’Obscur et Le Dernier Homme est aujourd’hui rel‚gu‚e au second plan mais elle n’est sans doute que d‚plac‚e sans ˆtre d‚pass‚e. Il est vrai que le repli sur le silence n’est plus envisag‚ comme la seule solution possible. Le r‚cit romanesque se fait silence et passe outre, renouant avec les sch‚mas narratifs ant‚rieurs, transpos‚s dans les nouvelles conditions de production et de r‚ception. M. Blanchot, oscillant du roman † l’essai, finit par se taire partiellement, en renon‹ant † la fiction : ƒ je parlais sans avoir † dire un mot „.10 D‚‹u de ne pouvoir d‚passer les barri…res de l’ordre, l’auteur laisse le personnage retourner au mutisme essentiel du monde. Apr…s avoir ‚puis‚ l’exp‚rience romanesque, il revient † la prose critique : ƒ Un r‚cit ? Non pas un r‚cit, plus jamais „.11 D’autres, par del† la conscience de leurs d‚faillances, ont pris le relais, inscrivant l’‚criture au creux de l’absence. Le silence n’apparaŒt plus seulement 9
R. Millet, Le Sentiment de la langue, 1986, p. 107. M. Blanchot, Le Dernier mot, Minuit. 11 La Folie du jour, Fata Morgana. 10
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comme une menace mais comme une avanc€e. L’€criture romanesque, fond€e sur le silence, est alors une parole aboutie. Les renoncements en effet se transforment, au contact de l’€criture, en une pl€nitude qui ne doit pas sa puissance au seul effet de contraste. Le r€cit de fiction fait proprement €clore le silence : la tentation de se taire qui figure jusqu’au sein de l’€criture nourrit des textes oŠ s’€prouve la corpor€it€ de la langue. Ainsi, l’€trange r€cit de Richard Millet intitul€ L’Ang‚lus, autobiographie • d’un musicien sans importance ‚12 est-il exemplaire ˆ cet €gard. L’existence du narrateur se tisse au fur et ˆ mesure que se r€v„le l’imposture. Chaque fait se construit sur du vide ou mieux cr€e un nouvel espace vacant que l’€criture cherche ˆ combler jusqu’au sommeil solitaire du narrateur, ˆ la derni„re ligne. Ce n’est pas le d€litement pourtant qui est au bout du chemin, mais une certitude r€trospective : • Mon imposture, avec un peu de recul, m’apparaissait si je puis dire dans toute son effarante et terrible n€cessit€ ‚.13 Le paradoxe est lˆ : l’€criture ne r€pare rien, la m€moire reste d€faillante et pourtant elle consigne les €tapes d’une œuvre musicale compos€e par hasard, par erreur : ce r‹le modeste de biographe fait surgir les sons de l’oubli, le sens du silence. Il est d€sormais impossible de ne pas €crire. Deux remarques s’imposent, au terme, provisoire et pr€caire, de ce parcours. Tous les €crivains qui ont ici retenu notre attention ont recours, peu ou prou, au silence (quelle que soit sa forme) qui sert de faire-valoir ˆ la parole et ˆ l’€criture. C’est de fa‰on suspecte peut-‡tre la cause d’une r€habilitation tardive de Balzac jusqu’au sein du • Nouveau Roman ‚. Dans cette perspective, Philippe Berthier €crit : • Balzac que les tenants du Nouveau Roman tax„rent d’hypertrophie de l’explicite, sait aussi faire parler les silences ‚.14 Malgr‚ l’usage fr‚quent et subtil que fait Balzac du silence, il ne l’‚rige pas en mode d’expression privil‚gi‚ ou fin suprˆme d’un discours renouvel‚. L’‚criture romanesque n’est pas (ou exceptionnellement) ce chant aux 12
Richard Millet, L’Ang‚lus, P.O.L., 1988, p. 9. Op. cit., pp. 80-81. 14 Philippe Berthier, • Stendhal contre Balzac ‚, in Balzac. Une po€tique du roman, PUV, 1996, p. 442. 13
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mille harmoniques qui m„ne le lecteur jusqu’au cœur des choses. Le romancier n’en fait pas sa figure de proue ni le moteur de la narration. Il cherche toutefois ˆ en conjurer la menace, ˆ exprimer l’indicible, ou l’au-delˆ de la parole (dans le cas des d€nouements d’Adieu, de Louis Lambert ou de La Recherche de l’Absolu). En revanche, il devient dans la litt€rature des ann€es 70 ˆ 90 un discours ˆ part enti„re, une musique charg€e de sens, une exp€rience et une forme d’€criture. N’est-ce pas lˆ le signe d’un repli de la litt€rature ? Le silence fut longtemps en effet le refuge oblig€ des femmes – interdites de parole et de pens€e. F. Van Rossum-Guyon le rappelle dans son entretien avec H€l„ne Cixous.15 L’‚criture f‚minine des ann‚es 70 qui revendique sa sp‚cificit‚ est napp‚e de zones d’ombres, joue des silences et reste tragiquement muette sur des pans du savoir r‚serv‚ : elle ‚vite les sujets jug‚s ardus et abstraits. La litt‚rature du XXe si…cle, dans son dernier d‚cours, consciente de sa marginalit‚, reconduit peut-ˆtre ce type d’‚criture du retranchement. C’est l† une hypoth…se et un facteur parmi d’autres. De toute fa‹on, les r‚cits contemporains ne s’en tiennent pas † ce langage du refus ou de la vengeance. Un surcroŒt de paroles, sublimant les moments de retenue, jouent le r•le de captatio benevolentiae. Le silence est r€solument transform€ en force, en parole pleine, en discours signifiant qui relance la fiction narrative au lieu de la museler. C’est ainsi qu’Yvan Elissalde, dans un dialogue ˆ la mani„re de Platon, dit plaisamment, avec une pointe de d€magogie : • Le beau r‹le revient ˆ une femme : c’est le moins que nous puissions faire, apr„s ces mill€naires de silence impos€ ou sugg€r€ ˆ la femme par les civilisations ‚16 du monde entier. Encore faut-il observer que les romans de l’extr‡me modernit€ ne posent plus syst€matiquement la question du silence puisque celuici a €t€ €crit, • apprivois€ ‚ par la g€n€ration pr€c€dente. Annie Ernaux par exemple brave la loi du silence lorsqu’elle narre son avortement clandestin des ann€es soixante, d€crit aujourd’hui dans un r€cit qui lui conf„re le statut d’un • €v€nement ‚. On sait aussi quel retentissement a donn€ Christine Angot ˆ l’inceste dont elle a €t€ 15
Fran‰oise Van Rossum-Guyon, Le Cœur critique, Rodopi, 1997 (pp. 164-165 notamment). 16 Yvan Elissalde, Du silence. L’homme et ses prosopop‚es, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, pr€face.
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victime. Sans fard et sans d€tours, elle entreprend de relater les d€tails les plus infimes et les plus intimes de sa vie priv€e. Citant les noms exacts de tous ceux qui l’entourent – famille, amis, intellectuels et artistes, elle tente de donner corps ˆ un • sujet Angot ‚, au m€pris de la fiction. Il n’y a rien de silencieux dans de telles entreprises. Et pourtant, ce geste qui se voudrait fondateur est celui de la destitution. Le discours semble se r€duire au registre factuel ; les personnes convoqu€es acqui„rent de facto le statut de personnages : ils deviennent des ‡tres de papier sans avoir pu prendre l’€paisseur du fictionnel et de l’imaginaire. Ils oscillent dans une neutralit€ somme toute insipide puisqu’ils ne sont plus vivants, en €tant couch€s sur le papier, mais ils n’entrent pas dans la fiction car ils n’en acceptent pas les codes. En lisant ces • romans ‚, attachants et €tranges, le lecteur ne peut se d€partir de l’impression paradoxale de se heurter au vide, d’aller ˆ l’encontre d’un sujet qui manque de consistance parce que pr€cis€ment il ne se d€robe pas, qui s’€vide de trop crier sa vie. Sans doute faut-il voir lˆ un d€placement de la po€tique du silence, cultiv€e sciemment par d’autres, et observer comment, lorsque se taisent les voix du silence, appara•t alors un • silence entre les voix ‚.
ƒ Le silence entre les voix „ Peut-‡tre faut-il €galement distinguer des p€riodes et une €volution dans le traitement du silence. On a beaucoup parl€ d’un tournant dans la litt€rature fran‰aise autour des ann€es quatre-vingts – avec le retour du sujet, de la fiction, du romanesque. Toujours est-il que semble s’amorcer depuis la fin des ann€es quatre-vingt dix une tendance qui consisterait ˆ miser sur la pl€nitude du discours romanesque, sur sa densit€ et son pouvoir sur la m€moire et l’imaginaire collectif (m‡me si le manque et le vide r€apparaissent pas n€cessairement simultan€ment mais ailleurs et autrement). Peut-‡tre s’agirait-il d’un autre tournant (nous l’€voquerons dans le dernier chapitre). Revenons pour l’heure au moment oŠ le silence a encore quelque chose ˆ dire. Sans doute convient-il de s’interroger maintenant sur les modalit€s de cette transformation du silence en chance et en force dans la litt€rature des ann€es 80/90. Comment faire
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entendre ce • silence entre les voix ‚, selon l’expression de M. Duras dans Savannah Bay, dans les mots ? Celui qu’on n’entend plus dans les discours ordinaires pr€cis€ment. Si l’on excepte les proc€d€s habituels tels que l’ellipse, l’aposiop„se et l’€lision (dans les dialogues, les descriptions ou le r€cit des €v€nements), que reste-t-il ? Une autre forme de repr€sentation appara•t que nous tenterons d’identifier ˆ travers deux textes : Savannah Bay – qui est une pi…ce de th‚•tre mais pourvue de notes didascaliques et narratives abondantes – et Vie secr…te, le • roman ‚ de Pascal Quignard, publi€ en 1998. Dans la pi„ce de Duras, le lecteur (ou le spectateur) per‰oit l’effacement progressif des marques du discours. Pour ce faire, l’€crivain a recours ˆ trois moyens : elle retarde les informations n€cessaires ˆ l’intelligence de l’histoire, jouant sur les d€faillances de la m€moire des personnages. Le texte s’€crit alors dans les interstices des souvenirs fragmentaires et lacunaires de Madeleine ; qui plus est, l’auteur brouille les rep„res, d€pla‰ant les pronoms personnels et omettant les liens exacts qui unissent les ‡tres (les indications donn€es dans les didascalies ne sont ni confirm€es ni invalid€es) : elle dispose presque fortuitement les donn€es r€f€rentielles telles que la date, la couleur des yeux, le d€roulement du drame, les lieux suppos€s ; Duras s’ing€nie enfin ˆ d€tacher les signes et leur sens : Savannah est le lieu probable de l’action mais c’est aussi peut-‡tre le nom de l’enfant de l’amour ; la sc„ne a-t-elle eu lieu au th€Œtre ou dans le pass€ de Madeleine ? Les signes, dispers€s, sont parfois charg€s de trop de significations, hypoth€tiques, ˆ la lisi„re du mensonge et de l’aveu, du simulacre et de la vie. C’est lˆ la part du silence €crit. A l’instar de cette exp€rience insoutenable : • vivre un sentiment d’amour sans histoire ‚.17 Le lecteur recueille, fascin€, les bribes de cette histoire inachev€e : tout se dit sans se dire, d€cal€, en porte-ˆ-faux, inabouti, ˆ venir. Claude Simon terminait le • discours de Stockholm ‚ par cet aveu : • l’€crivain progresse laborieusement, tŒtonne en aveugle, s’engage dans des impasses, s’embourbe, repart – et, si l’on veut ˆ tout prix tirer un enseignement de sa d€marche, on dira que nous avan‰ons toujours sur des sables mouvants ‚.18 Par delˆ les 17 18
M. Duras, Savannah Bay, Minuit, 1983, p. 79. Claude Simon, Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 31.
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incertitudes, reste la force in€dite de cet amour sans histoire. Le silence est perceptible : c’est lui qui fait €clore les mots, qui tient ensemble les lambeaux du r€cit, puisqu’il faut bien parler de • r€cit ‚, de fiction narrative ˆ propos de cet €change. Une autre forme de repr€sentation du silence appara•t dans le r€cit de Pascal Quignard, Vie secr…te. Il est question d’amour aussi, terrifiant et secret ; mais, le romanesque encl•t – avec la violence de la passion et du d‚sir – les vestiges de la pens‚e. L’histoire s’interrompt sans cesse au profit de remarques autonymiques, sans lien apparent, telles que celle qui surgit d…s le premier chapitre : ƒ Argument est un mot ancien qui veut dire la blancheur de l’aube „.19 Le texte se construit lˆ aussi dans les b€ances du discours, entre le souvenir de l’amour mort et les r€flexions qui l’accompagnent. Ces observations prennent la forme d’aphorismes : elles portent sur le silence, celui qui prolonge la musique ou qui est en elle : • la musique suscite en son terme, pour le v€ritable musicien, un silence solide et pr€cis ‚.20 Ou encore : • je pensais ˆ ma propre enfance d€chir€e entre deux langues, ˆ la fin gagn€e par le silence et la musique, qu’ˆ parler franchement, j’avais confondus, jusqu’ˆ former une petite d€mence ‚.21 Le silence fait surtout l’objet d’une exp€rience, entre les deux amants ; il devient un mode d’approche de l’autre plus intense, plus intime. Le langage n’est jamais qu’un pis aller, semble-t-il ; il consomme une rupture entre les ‡tres. Seul, l’enfant dans la nouvelle de L.-R des For‡ts, La Chambre des enfants, €prouvait la r€sistance des choses, mur€ dans le silence. Quelques €crivains aujourd’hui reconnaissent cette force de l’€criture qui fait entendre le silence et qui repr€sente aussi le renoncement au silence. • Ce serait donc lˆ, peut-‡tre, le moindre mal, la plus €l€gante forme de tricherie ou de rupture du silence. L’€criture comme la chair bless€e du silence ‚,22 €crit Richard Millet. Il revendique la pr€sence effective, physique du texte : vu, touch€, €prouv€ ; mais, il souligne aussi la r€manence de la douleur dans l’€crit, – douleur de ne pouvoir se taire, de rompre le vœu d’absolu, de pudeur et de r€serve et de dire imparfaitement le cœur des choses. 19
P. Quignard, Vie secr…te, Gallimard, 1998, p. 10. Op. cit., p. 22. Nous soulignons. 21 Op. cit., p. 37. 22 Entretien avec Richard Millet partiellement restitu€ dans notre article • Le Silence de l’€crivain Richard Millet ‚, Roman 20/50, n•31, juin 2001. 20
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Dans Vie secr…te, le silence n’est pas le sujet du roman, ce silence – qui se confond avec la musique –, ‚trangement ƒ solide et pr‚cis „. Il est ce reliquat que nous avons appel‚ ƒ romanesque „. Il tient lieu de sens et de pens‚e lorsque les signes ne co‡ncident plus avec notre attente. La question du silence se pose, s’est pos‚e aux po…tes avant que les romanciers ne la rencontrent au cœur du processus cr‚ateur. Prenant la forme de l’inspiration tarie ou de la page blanche, elle revient, lancinante sous la plume des po…tes. Sans le recours de l’histoire † conter, la po‚sie trouve plus facilement ses limites, se heurte presque naturellement † la paroi du silence. Apollinaire ‚crit dans Alcools : Je n’ai plus mˆme piti‚ de moi Et ne puis exprimer mon tourment du silence Tous les mots que j’avais † dire se sont chang‚s en ‚toiles.23
La po‚sie a partie li‚e avec le silence, car elle est d’embl‚e un fragment textuel. Elle est, de surcroŒt, † l’‚coute de la vie, de ses chuchotements et de ses murmures : ƒ Il est sans limites, le silence de la po‚sie, [...] il comprend tous les silences que peut trouver toute vie „.24 Et, plus loin : • La po€sie est silence de la vie, vie silencieuse de la vie ,25 ‚crit Marc Cholodenko. Elle proc…de de ce silence qui n’a ni commencement ni fin. Or, le silence, d‚lice ou tourment, envahit la fiction narrative, de fa‹on explicite, plus tardivement : il est possible de voir d…s les premiers textes de Duras, tels que Moderato Cantabile les signes de ce retournement. Le silence recouvre aussi chez Duras cette part po€tique qui n’advient pas en tant que telle dans les romans mais en constitue la substance cach€e. Ce qui conf„re ˆ l’œuvre de Marguerite Duras son caract„re fluctuant et ind€cidable sur les plans g€n€rique et esth€tique, c’est l’h€sitation infiniment reconduite entre le po€tique et le romanesque. Et, faire le d€part entre un statut romanesque et un autre qui serait po€tique conduit ˆ op€rer un choix ontologique : les €crits de Duras en effet maintiennent une tension 23
Guillaume Apollinaire, Alcools, p. 130. Marc Cholodenko, La Po€sie la vie, P.O.L., 1994, p. 16. 25 Op. cit., p. 19. 24
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entre l’effectif et le fictif, l’€nonciation et l’€nonc€ et en d’autres termes le dehors et le dedans. L’€criture trouve alors son €quilibre dans un d€s€quilibre qui se cristallise autour d’un sujet, cliv€ et flexible – ˆ l’interface d’une ext€riorit€ repr€sent€e ˆ la fois par le r€f€rent et le livre, et d’une int€riorit€ que nous appellerons la fiction po€tico-romanesque. Celle-ci serait en mesure de restituer les d€sirs (et donc les manques) d’‡tres beaucoup moins €vanescents qu’on a voulu le dire. D„s 1964 et 1965, avec Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul, Duras approfondit ses propres interrogations en annon‰ant celles qui viendront hanter la g€n€ration ˆ venir. Eric Laurrent par exemple, dans son roman intitul€ Dehors, traque l’ethos d’un personnage † la d‚rive, sorte de passant ‚ternel qui recherche dans un mouvement centrip…te l’intimit‚ d’une femme, sa propre intimit‚.26 Et l’on sait comment Annie Ernaux juxtapose dans un jeu de miroirs efficace l’intime et l’extime dans des livres parall…les et concomitants – La Vie ext€rieure et L’Ev‚nement.27 Il n’est plus question d‚sormais de repr‚senter l’int‚riorit‚ du sujet en toute qui‚tude. C’est dans la fiction en effet que se d‚ploie ƒ la pens‚e du dehors „, d‚finie par Michel Foucault dans un article de Critique, en 1966 : • l’€v€nement qui a fait na•tre ce qu’au sens strict on entend par ‘litt€rature’ n’est de l’ordre de l’int€riorisation que pour un regard de surface ; il s’agit […] d’un passage au ‘dehors’ ‚. Il ajoute : • le langage €chappe au mode d’‡tre du discours – c’est-ˆ-dire ˆ la dynastie de la repr€sentation –, et la parole litt€raire se d€veloppe ˆ partir d’elle-m‡me, formant un r€seau dont chaque point, distinct des autres, […] est situ€ par rapport ˆ tous dans un espace qui ˆ la fois les loge et les s€pare ‚.28 Duras oscille entre plusieurs lieux, d€pla‰ant le logos vers l’int€riorit€ et jouant, en un m‡me livre, sur les ressources et les limites respectives du po€tique et du romanesque. Ainsi le roman ne peut-il faire • l’exp€rience du dehors ‚ qu’en revenant ˆ la nudit€ du langage et en installant le discours dans un vide qui est le seul lieu qui lui €choit. 26
Eric Laurrent, Dehors, Minuit, 2000. Annie Ernaux, La Vie ext€rieure, L’Ev‚nement, Gallimard, 2000. 28 Michel Foucault, “La pens‚e du dehors „, article repris dans Dits et €crits, tome I, Gallimard, 1994, p. 520. 27
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• La mort dans une vie en cours ‚, comme la po€sie dans le roman. Le Vice-Consul serait † cet ‚gard un r‚cit po‚tique. Il s’ouvre sur la longue marche de la mendiante, entre les rizi…res, sur les rives des ƒ eaux jaunes „ du Tonl‚-Sap, † la recherche de la lointaine plaine des Oiseaux. Le po‚tique (au sens o• l’entend Baudelaire de ƒ magie suggestive contenant † la fois l’objet et le sujet „) serait alors l’avers du romanesque, sa vitrine, sa face offerte et fascinante. Par ses choix stylistiques, Duras fait de l’incipit de ce texte un espace lyrique : en t‚moignent les m‚taphores aquatiques fil‚es, les couleurs † foison, un rythme modul‚ selon l’avanc‚e de la jeune fille vers la lumi…re. On assiste † des ‚piphanies r‚p‚t‚es, des instants po‚tiques et magiques dot‚es d’une gr•ce envoŽtante, qui ‚gr…nent les mots de la privation, de l’errance, de la souffrance et de la naissance. Comme en une litanie, se d‚clinent les actions quotidiennes et d‚pourvues de finalit‚, accomplies dans une sorte d’innocence path‚tique : ƒ Dans la lumi…re bouillante et p•le, l’enfant encore dans le ventre, elle s’‚loigne, sans crainte. Sa route, elle est sŽre, est celle de l’abandon d‚finitif de sa m…re. Ses yeux pleurent, mais elle, elle chante † tue-tˆte un chant enfantin de Battambang „.29 Et plus loin : • La m„re, maigre en col„re, d’un seul coup foudroie la m€moire ‚. (p. 64) Ailleurs, le sommeil, l’oubli, l’attente ponctuent la marche infinie et le prosa•sme des actions (chercher de la nourriture, se d€barrasser de son enfant) croise la po€sie du discours. Or, dans l’€conomie du livre, il s’agit du r€cit de Peter Morgan ; l’histoire se d€place dans les chapitres suivants vers son centre, son sujet : la tristesse inexplicable d’Anne-Marie Stretter – l’ambassadrice – et les chemins singuliers des quatre hommes qui gravitent autour d’elle. Progressivement, se reconstitue une trame narrative assortie d’€v€nements mais effectifs (ou du moins situ€s ˆ un autre degr€ de la fiction) : la r€ception ˆ l’ambassade – point d’orgue du r€cit –, les propos €chang€s, les bruits qui courent sur le viceconsul, sur ses extravagances, le d€part pour l’•le, les r€v€lations sporadiques, les cris et l’atteinte des limites (du langage, de l’ivresse, de la fatigue, de l’ennui, de la chaleur, de la souffrance). Le po€tique serait du c‹t€ de l’ext€riorit€ : l’invention de Peter Morgan, la folie et le chant de la mendiante ; quant au 29
M. Duras, Le Vice-Consul, Gallimard, 1964, p. 28.
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romanesque, il se situerait provisoirement sur le versant de l’int€riorit€. Mais ce r€cit second (chronologiquement) contient des zones d’ombre, se referme sur une intimit€, des secrets sugg€r€s po€tiquement : les larmes d’Anne-Marie, les cris du vice-consul et son pass€ glauque, le surgissement de Michael Richard(son) (subjugu€ par Anne-Marie Stretter dans Le Ravissement et abandonnant pour elle Lol V. Stein). Tout se passe • comme dans les romans ‚ (p. 97), alors que dans le romanesque affleure le po€tique. On pourrait repr€senter par une s€rie de cercles concentriques, la mise en abyme d’esth€tiques plut‹t que d’histoires (le po€tique cache un romanesque qui lui-m‡me abrite du po€tique). Comme les eaux des lacs qui m„nent toutes ˆ la mer, les divers lin€aments se rejoignent : le vice-consul franchit la grille et se m‡le aux l€preux et, sur l’•le, les amis de l’ambassadrice entendent ˆ nouveau le chant de la mendiante de Savannakhet (ce fragment de po€sie dans le roman, ce r€cit po€tique de Peter Morgan qui tend vers une v€rit€ de la fiction romanesque). Quant ˆ Charles Rossett, • il fr‹le des explications, ne les approfondit pas. Il lui semble se souvenir que dans l’exil du regard de l’ambassadrice, depuis le commencement de la nuit il y avait des larmes qui attendaient le matin ‚. (p. 164) Le r€cit • fr‹le ‚ un indicible po€tique. Ainsi les histoires se confondent-elles et les personnages aussi : la mendiante qui se rapproche g€ographiquement d’AnneMarie lui ressemble. Elle la suit comme son ombre, elle est son ombre, quelque chose de son int€riorit€, une voix inconsciente qui conf„re aux Indes le statut de r€v€lateur de l’intimit€ la plus refoul€e (l’ennui et la fluctuation des ‡tres) qui se d€ploie ˆ l’ext€rieur d’ellem‡me comme une autre. Un long silence, entrecoup€, dans le moment oŠ Charles Rossett a la main sur la poign€e de la porte, de quelques phrases g‡n€es sur cette folle qui nage dans le Gange, elle l’intrigue, l’a-t-il vue ? demande Charles Rossett. Non. Savait-il qu’elle chante la nuit ? Non. Qu’elle est dans les parages la plupart du temps, un peu plus loin que la rive du Gange. […] La mort dans une vie en cours, dit enfin le Vice-Consul, mais qui ne nous rejoindrait jamais ? (pp. 173-174)
Il semble que le po€tique ait retrouv€ le romanesque pour extraire du romanesque son essence po€tique, ou que le dedans se soit exhib€ dans le dehors, €parpillant l’‡tre pour qu’il se retrouve. La
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mendiante cherchait, on le sait, un chemin pour se perdre. Est-ce la mendiante ou le narrateur qui prononce ces mots : • Je voudrais une indication pour me perdre ‚. (p. 9) Maintenant remettons le r€cit ˆ l’endroit et reprenons le fil de la fa‰on la plus plate possible. Peter Morgan €crit un roman, inspir€ par le lieu exotique dans lequel il a €t€ invit€. Cette histoire se trouve enclose, dans la structure du livre, dans un autre – le r€cit principal, celui qui se joue autour de l’ambassadrice. Ainsi se distribuent les signes po€tiques et romanesques, selon trois modalit€s. R€surgences de clivages anciens S’il fallait trancher entre ƒ ‚criture romanesque „ et ƒ ‚criture po‚tique „ † propos de l’œuvre de Duras, ce serait † l’‚vidence le romanesque qui pr‚vaudrait. Subsistent en effet les crit…res d‚finitoires du dit romanesque : la fable sempiternelle de l’amour contrari‚ ou d‚‹u le plus souvent † l’œuvre dans des r‚cits, o• de l’aveu mˆme de l’auteur, est ressass‚e toujours la mˆme histoire. De plus, le lecteur identifiera sans peine des s‚quences narratives canoniques telles les rencontres, les ruptures ; ou, selon un sch‚ma qui s’apparente davantage † la trag‚die classique, la crise ‚tant † l’or‚e du texte, l’abandon, la folie ou encore l’exil et leurs r‚percussions marquant les ‚tapes du Ravissement ou du Vice-Consul. Restent alors pour le po€tique les d€tours stylistiques et les ellipses de la narration. Conforme aussi aux attentes est la distribution des signes entre le dehors (le romanesque – la vie quotidienne – la prose) et le dedans (le secret – l’intime – le cœur – le creux – le po€tique) : il y a lˆ une herm€neutique du sujet. Pascal Quignard place l’amour du c‹t€ du secret et il €crit : • Je ne suis jamais parvenu ˆ d€sencoigner cette crevasse de silence oŠ tout tombe d’accord en moi. Or l’amour, c’est cela : la vie secr„te, la vie s€par€e et sacr€e, la vie ˆ l’€cart de la soci€t€. La vie ˆ l’€cart de la famille et de la soci€t€ parce qu’elle rappelle la vie avant la famille et la soci€t€, avant le jour, avant le langage ‚.30 • Hors de soi ‚ se conjugue avec la recherche d’un p‹le liminaire. Dans cette perspective, le romanesque r€f„re ˆ l’intrigue, la gangue, la repr€sentation du monde par le biais de la fiction. Quant au 30
P. Quignard, Vie secr…te, Gallimard, 1998, p. 91.
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po€tique, il s’efforce de d€signer ce qui se tait dans le r€cit, l’€criture de l’effacement, cet instant oŠ la di€g„se tend vers son extinction, ce qui ne saurait se dire, oŠ s’explorent les limites du langage, se fr‹lent le silence et la mort : les larmes, les cris, les pauses, les discours au conditionnel. Le roman s’entrouvre alors sur d’autres, non advenus. Ainsi s’exprime le vice-consul : Parce que j’ai l’impression que si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais arriver † vous dire, tout s’en irait en poussi…re… – il tremble –, les mots pour vous dire ˆ vous, les mots… de moi… pour vous dire ˆ vous, qu’ils n’existent pas. Je me tromperais, j’emploierais ceux… pour dire autre chose… une chose arriv€e ˆ un autre. (p. 125)
On atteint alors une intimit‚ qui exc…de les limites. Et c’est l† que ƒ le personnage quitte ses contours romanesques pour se fondre en de multiples possibles de lui-mˆme, qui, comme l’‚taient son histoire, ses histoires, sont autant de propositions acceptables pour le r‚cit, et toujours en mˆme temps improbables „.31 Ces possibles €pousent les rives du po€tique ; autrement dit le romancier s’€tablit sur les cendres du po„te qui r€appara•t par €clairs dans les marges du r€cit. C’est vers ce bord po€tique que le romanesque durassien conduit parfois : cette intimit€ cach€e mais vive et apte ˆ stimuler le flux narratif, l’€nergie du romanesque. Envers du romanesque avou€, d€clar€, obvie : • ˆ trop approcher un territoire de clart€, l’€v€nement prend peur et regagne la lisi„re de l’oubli ‚.32 Ainsi en serait-il de la voix int€rieure de Lol, de son pass€ lacunaire, de la reconstruction d’images par rapport ˆ la surface du r€cit ; le po€tique aurait d’ailleurs le m‡me statut dans Savannah Bay : le lyrique (avec une s€rie de commentaires sur la robe claire de Madeleine) comme envers du dramatique. Ce qui domine sans doute dans Le Vice-Consul, c’est malgr‚ tout le romanesque accentu‚ po‚tiquement – notamment † l’ouverture et † la cl•ture –, † condition d’entendre par ƒ romanesque „ cette po‚tique moderne ƒ d‚finie et illustr‚e par le roman balzacien qui fait figure de mod…le du genre. Dans Illusions perdues en effet, le 31
Bernard Alazet, Marguerite Duras. Ecrire l’effacement, Presses universitaires du Septentrion, 1992, p. 127. 32 Op. cit., p. 153.
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dispositif narratif impose ses lois et livre ses ressources. Or, lors de la rencontre entre le faux abb€ Carlos Herrera et Lucien Chardon, ˆ la fin du roman, le narrateur avoue que le jeune homme – au bord du suicide – • [termine le] r€cit [de sa vie] d’autant plus po€tiquement d€bit€ qu’[il] le r€p€tait pour la troisi„me fois depuis quinze jours ‚.33 Le po€tique surgit dans le romanesque avec la r€p€tition – lorsque les mots n’ont plus pour seule fonction d’informer et de repr€senter, mais de dire seulement ou d’embellir ˆ des fins de s€duction. Chez Duras, il n’en va pas toujours ainsi et les limites g€n€riques et esth€tiques une fois franchies, la fluctuation s’€rige en r„gle de fonctionnement. Interf€rences des plans €nonciatifs et €changes de signes Le po‚tique n’est plus syst‚matiquement le revers du romanesque, sa face cach‚e. Les signes et les valeurs s’‚changent, tout se vaut et s’‚quivaut dans une indiff‚renciation inqui‚tante. Les deux types d’‚criture se rejoignent. Ou deux niveaux de fiction semblent se d‚gager, l’un semblant de ce fait plus vrai que l’autre (l’histoire d’Anne-Marie Stretter paraŒt plus proche du r‚f‚rent d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un r‚seau autotextuel fort dense : Le Ravissement, L’Amour, India Song, La Femme du Gange). C’est le cas aussi lorsque l’histoire de Lol se reconstitue par fragments, comme un jeu grave, et semble doter le r‚cit des ‚v‚nements (le mariage, les maisons parfaitement tenues, les retrouvailles avec Tatiana, l’‚trange couple form‚ avec Jacques) d’une v‚racit‚ accrue. Deux plans se c•toient et conf…rent une ‚paisseur au drame. Madeleine Borgomano montre que le pass‚ raviv‚ par bribes a le statut d’un hologramme34 : il est vrai que se d€ploient des degr€s dans la fiction, le second paraissant plus vrai que le premier. A moins qu’il ne s’agisse d’une partition possible entre le romanesque et le po€tique (ce territoire en de‰ˆ de la m€moire finit par aborder cette part inconsciente que le langage ordinaire ne peut reproduire qu’imparfaitement). Un homme, un voyage, un espace – €v€nements tout ext€rieurs que le r€cit saisit 33
H. de Balzac, La Com€die humaine, Etudes de mœurs, Illusions perdues, Gallimard, tome V, p. 694. 34 Madeleine Borgomano commente Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folioth„que 60, 1977.
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dans leur cheminement narratif tiennent lieu de vie ant€rieure et po€tiquement refoul€e dans les limbes de la m€moire aux confins de la raison et de la d€raison : [Lol] me parle de Michael Richardson sur ma demande. Elle dit combien il aimait le tennis, qu’il €crivait des po„mes qu’elle trouvait beaux. J’insiste pour qu’elle en parle. Peut-elle me dire plus encore ? Elle peut. Je souffre de toutes parts. Elle parle. J’insiste encore. Elle me prodigue de la douleur avec g€n€rosit€. Elle r€cite des nuits sur la plage.35
Le po€tique n’est plus alors qu’une ride ˆ la surface de l’eau. Ind€cision, fluctuation. Les deux registres esth€tiques peuvent se c‹toyer, les signes se redistribuant de fa‰on insolite et le po„me se trouve alors d€sign€ par les mots d’un personnage, enclos dans un pass€ r€volu et absents de la di€g„se. C’est sous une autre forme que r€appara•t le po€tique dans le romanesque, celle de l’absence pr€cis€ment, de la perte, de l’inach„vement. En t€moignent les conversations €tranges et exsangues d’Ernesto et de sa m„re dans La Pluie d’‚t‚ – l’un des plus beaux r‚cits de l’‚crivain –, les mots qui disent l’oubli et l’attente dans la lettre que Emily L., dans le texte ‚ponyme, ‚crit au jeune gardien. Or, le mot qui manque et qui renaŒt d‚signant ƒ une sorte d’endroit personnel, […] pour ˆtre seul et y aimer „36 se r€fugie non pas dans une intimit€ secr„te et r€serv€e mais dans l’espace du dehors : • vous ‡tes devenu ˆ vous seul la face ext€rieure, celle que je ne vois jamais, et vous resterez ainsi dans l’€tat de cet inconnu de moi que vous ‡tes devenu, cela jusqu’ˆ ma mort ‚.37 Contrairement au clivage attendu entre le dehors et le dedans, la passion ancienne et vaine se d€porte ˆ l’ext€rieur du sujet, se cachant pour se mieux montrer. Et c’est lˆ un trait r€current de nombre de r€cits contemporains : le dehors absorbe tous les indices de la conscience et de l’inconscient. S’y inscrivent comme sur un palimpseste les mots essentiels : l’amour, l’attente, l’oubli, la mort. La po€sie n’a plus le monopole du lyrisme, de la plainte, de l’intime ; elle se d€place du c‹t€ de l’extime. Dans des perspectives diff€rentes, l’€criture d’Annie Ernaux place elle aussi le cœur du cœur ˆ la surface des mots, et Eric Laurrent dans Dehors donne ˆ lire les €motions de personnages ˆ la d€rive dans le d€fil€ 35
M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1964, p. 190. M. Duras, Emily L., Minuit, 1987, p. 135. 37 Op. cit., p. 136. 36
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insignifiant des gestes infimes. • L’exp€rience du dehors ‚ est lˆ encore ˆ l’œuvre dans ces lieux • oŠ les voix ne portent pas, oŠ les cris eux-m‡mes s’assourdissent ‚.38 Mais, dans les ann€es 60, particuli„rement dans Le Ravissement et Le Vice-Consul, Duras ne d€place pas aussi nettement les donn€es ; elle ne disloque pas autant les s€quences de la narration. Demeure un champ non explor€ de voix endormies, d€sign€ po€tiquement comme tel dans une narration qui suit un trajet somme toute €volutif. Du casino anim€ par les danseurs et imprim€ sur la m€moire de Lol au casino d€sert€ et alourdi par l’absence et le temps €coul€, se construit une fiction ˆ proprement parler romanesque : la po€sie vient en dessiner les contours, souligner les blancs, sans occuper de place d€termin€e. Les fronti„res ne sont plus d€limit€es ; maintes fois reproduite et renouvel€e, la classification des genres ne subsiste aujourd’hui que pour ‡tre transgress€e, quand il s’agit encore de transgression. Le geste taxinomique sert de rep„re et assigne des limites que l’on ne conna•t que parce que l’€criture contemporaine ne cesse de les franchir. La po€sie n’est plus seulement de prose mais prosa•que, et inversement ; globalement, c’est le tout romanesque qui pr€vaut, utilisant en des moments strat€giques le po€tique pour opacifier le myst„re et relancer l’int€r‡t : • On ignore le vice-consul et il l’admet. Debout, il se tait. De m‡me, sur l’Inde. Sur l’Inde comme sur lui, pas un mot n’est dit ‚.39 Puis le r€cit bifurque sur les activit€s d’AnneMarie et de ses filles. A la limite, une d€coupe intervient entre des hypoth„ses sur le • on-dit ‚, le • non-dit ‚ : • Il s’ennuyait ˆ Lahore, c’est peut-‡tre ‰a. – L’ennui, ici, c’est un sentiment d’abandon colossal, ˆ la mesure de l’Inde elle-m‡me ‚ (p. 116) et des actions br„ves, €nonc€es au pr€sent : • Le vice-consul de Lahore se dirige vers elle. On dirait qu’il h€site. Il fait quelques pas. Il s’arr‡te. ‚ (p. 116) On a souvent €voqu€, ˆ propos de ces r€cits lacunaires et d€routants, une po€tique du silence : c’est lˆ en effet une des caract€ristiques de • la litt€rature de l’€puisement ‚40 en vigueur dans les ann€es 60, 70, et m‡me 80, croisant l’esth€tique minimaliste et les 38
M. Foucault, op. cit., p. 524. M. Duras, Le Vice-Consul, p. 107. 40 Dominique Rabat€, Vers une litt‚rature de l’‚puisement, Corti, 1991. 39
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exp€riences ruiniformes. Lˆ encore le romanesque est susceptible d’accueillir ces mots qui incombent le plus souvent au champ du po€tique. La po‚tique ou l’avers du romanesque Si finalement les signes semblent s’inverser, l’‚criture romanesque l’emporte toutefois. Il n’y a pas lieu de l‚gitimer, pour un romancier actuel, son statut d’‚crivain en refoulant en lui et au tr‚fonds du texte le po…te, exhibant les vertus didactiques d’un roman repr‚sentatif d’une soci‚t‚ : le XXe si…cle n’est plus tributaire de telles contraintes. Le romanesque continue certes de s’approprier le po‚tique, de le dire, de l’enserrer dans les rets du tram‚ narratif, de l’exporter du c•t‚ du donn‚ † voir ou au contraire de le retenir dans des espaces d’ombre impossibles † sonder. Dans la prose de Duras, comme dans celle de nos contemporains, le po‚tique se conjugue – au gr‚ du romancier – avec les gouffres du silence ou † l’inverse l’insignifiance du quotidien, tour † tour exhib‚ ou exil‚ dans les marges. Il est cette part manquante que l’on d‚signe plus souvent qu’on ne la produit, r‚duite au dire plus qu’au faire, cet ƒ impens‚ „ que le roman conserve comme t‚moin d’un ailleurs – contrepoint d’un genre majeur. Paradoxalement, le romanesque peut aussi exprimer l’intime et le po‚tique, se r‚fugier dans l’extime, devenant l’avers du romanesque, ce qui s’affiche et dit le d‚sarroi : ƒ La po‚sie commence par le lyrisme et s’ach…ve par le r‚alisme, tandis que le roman a la r‚alit‚ pour mati…re premi…re et le lyrisme pour horizon „,41 d€clare Jean-Michel Maulpoix. Quelques objets et lieux s€miotiques organisent le discours et attestent de l’inversion des enjeux de l’€criture : la photographie dans L’Amant et Le Ravissement ; et dans Le Vice-Consul, la chasse de la mendiante, sa crasse, le mot r€p€t€, sa folie, son chant, les paysages qu’elle traverse. Pour dire l’inconscient de Lol, le secret de Madeleine, le souvenir de l’amant, la douleur du vice-consul, il faut qu’advienne quelque chose d’€v€nementiel : l’identit€ du sujet se r€v„le alors par 41
Jean-Michel Maulpoix, La Po€sie malgr€ tout, Mercure de France, 1996, pp. 114115.
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le truchement de l’extime. Les personnages ne sont donc pas €vanescents mais €toff€s parce que lourds de toute la r€f€rentialit€ du monde et des textes ant€rieurs ou ˆ venir. Sur le plan de la di€g„se en effet, une po€tique du dehors est ˆ l’œuvre dans la narration. La jeune fille enceinte et chass€e de chez elle commence l’errance qui durera dix ans. Exil€e, rejet€e, hagarde, • elle cherche l’autre fa‰on de se perdre : remonter vers le Nord, d€passer son village, apr„s, c’est le Siam, rester avant le Siam ‚.42 Des carri„res • trous b€ants roses ou blancs dans la terre de la montagne ‚ (p. 12) lui servent d’abri provisoire. Le monde suit toujours la d€clinaison d’un dedans titulaire, substitut du foyer familial et d’un dehors hostile : l’€puisement, la faim, la douleur. Et, pourtant, sur le march€, lorsqu’elle a mis son enfant ˆ vendre, elle finit par susciter la compassion de la dame blanche ou plut‹t de sa fille : mais lˆ encore, bien que soign€e et semble-t-il sauv€e, elle se replie sur elle-m‡me puis s’€chappe. Enferm€e dans un mot, elle attend le moment propice de la fuite : • On la laisse tranquille, mais elle se m€fie encore un peu. Battambang la prot„gera, elle ne dira rien d’autre que ce mot dans lequel elle est enferm€e, sa maison ferm€e ‚. (p. 62) Le mot de l’origine, avant de reprendre dans les terres €trang„res cette course qui la conduira jusqu’ˆ Calcutta, jusqu’aux eaux du Gange, pr„s d’AnneMarie Stretter. Progressivement donc s’impose le dehors comme seul lieu possible, comme seul r€gime viable du r€cit, comme seule m€moire : les autres protagonistes sont eux aussi priv€s de leur espace familier (les provinces fran‰aises €voqu€es par le directeur du Cercle et le vice-consul, la Venise fantasmatique oŠ grandit l’ambassadrice). Ils se retrouvent ˆ Calcutta, d€poss€d€s d’eux-m‡mes. Et, de fait, les destin€es de la vagabonde et celle des exil€s tendent ˆ se rapprocher tandis que les deux histoires convergent et que la grille qui les s€pare sera bient‹t symboliquement franchie. Dire que l’€criture de Duras est romanesque (le po€tique n’intervenant que comme contrepoint et marquage de limites surann€es), c’est admettre cette extension infinie du dehors pour restituer ˆ la fois le monde et le sujet. Force est alors de se tenir paradoxalement.
42
M. Duras, Le Vice-Consul, p. 12.
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hors de toute subjectivit‚ pour en faire surgir comme de l’ext‚rieur les limites et n’en recueillir que l’invincible absence, et qui en mˆme temps se tient au seuil de toute positivit‚, […] pour retrouver l’espace o• elle se d‚ploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans laquelle elle se constitue et o• s’esquivent d…s qu’on y porte le regard ses certitudes imm‚diates.43
C’est ainsi que le pass‚ de Lol ‚merge partiellement du silence, sous l’effet de t‚moignages ext‚rieurs et parfois divergents, et c’est ainsi que son ˆtre demeure dans une opacit‚ que seuls les mots ont le pouvoir de dissiper provisoirement. La fiction s’impose dans le paysage litt‚raire, r‚fl‚chissant cette question du sujet. C’est encore dans une logique du dehors que s’inscrit le geste symbolique du viceconsul : il longe les jardins de l’ambassade. Or, franchir les grilles du parc, conduit † se perdre (pour se retrouver sans doute) et, sur le plan collectif, † nier les divisions entre les classes sociales, ‚vincer la peur de la contamination : ƒ La peur, je la d‚sire au lieu d’en avoir peur, je vous ai menti tout † l’heure „ (p. 131) d‚clare le vice-consul † AnneMarie Stretter. Ce geste entraŒne donc une restructuration de l’axiologie ; et le romanesque envahit toutes les strates de la narration, apr…s avoir ‚t‚ menac‚ dans ses bastions, essentiellement dans Le Vice-Consul. De quel c‹t€, somme toute, se situe la l„pre, si on lui reconna•t une dimension ontologique ? En de‰ˆ et au-delˆ de la villa, probablement : • Le vice-consul doit ‡tre encore derri„re les grilles du parc. On l’entend crier. (p. 150) Et, plus loin : • A bien €couter, tout crie doucement mais loin, de l’autre c‹t€ du Gange ‚. (p. 151) Par cette configuration, on pourrait d€celer plusieurs phases dans l’€criture durassienne : -une strate visible qui correspondrait ˆ la fiction narrative et renverrait en profondeur ˆ… -une expression po€tique qui pose… -des interrogations dites romanesques (le monde) englobant ˆ leur tour… -des pulsions po€tiques. Toutefois, l’intrigue du Vice-Consul exhibe d’embl‚e le po‚tique pour le fondre ensuite dans le romanesque. Tout devrait se passer comme si le po‚tique ‚tait le lieu o• l’on se dit et le romanesque l’espace litt‚raire qui r‚f…re au monde. Or, 43
M. Foucault, op. cit., p. 521.
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la tradition qui oppose le lyrique au narratif s’estompe au profit d’une fiction po€tico-romanesque. De m‡me que s’est cr€€e dans la seconde moiti€ du XXe si„cle une fiction autobiographique, s’origine d„s 1964 dans l’œuvre de Duras une fiction qui prend les apparences du dire po€tique, puis le refoule sous un amoncellement d’actions et d’€v€nements, disperse les signes du po€tique dans les zones de silence et d’ind€cision. Le romanesque peut alors englober tous ces mouvements de flux et de reflux, et aborder successivement des plans d’€nonciation diff€rents, conf€rant au sujet une identit€ pleine. D’apories en €piphanies, les personnages… romanesques sont nimb€s de myst„re et pourtant finissent par se dire m‡me lacunairement : le voile se l„ve sur l’€nigme du vice-consul et de son enfance ˆ Montfort, puis de son s€jour ˆ Lahore, ainsi que sur la qu‡te de la mendiante, sur la tristesse de l’ambassadrice. A condition de ne pas se placer dans une logique heuristique, quelque chose ind€niablement advient qui est ˆ la fois, selon le mot de Baudelaire, centralisation et • vaporisation du Moi ‚. Anne-Marie Stretter confie ˆ Charles Rossett : • Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c’est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu’un pleure, c’est comme si c’€tait moi ‚. (p. 198) Ainsi se d€clinent dans les mots du silence, l’exil, les espoirs d€‰us, la mort dans la vie. Et, plus loin : • L’Oc€an est une laque verte, on voit tr„s bien les Iles, mais le parc est encore dans l’ombre des eucalyptus, la clart€ est au bout de l’all€e. Les oiseaux crient, ils partent vers la c‹te, le ciel, c’est une bousculade insens€e, toujours ‚. (pp. 198-199) De po€tique, le verbe s’est fait romanesque. Ce serait alors le triomphe du • tout fiction ‚ qui rev‡t l’apparence de la po€sie pour mieux l’apprivoiser. Si l’€criture de Duras est somme toute plut‹t romanesque, c’est qu’elle adopte le sens €largi qui pr€vaut aujourd’hui de choix esth€tique et de mode de connaissance, jouant sur le clavier de l’imaginaire et de la v€rit€, utilisant ˆ contre-temps le po€tique, avec des effets renouvel€s – pour d€crire le monde marqu€ par la souffrance de l’‡tre. Duras s’inscrit, par anticipation, dans un courant dynamique qui anime le roman contemporain. Apr„s avoir €t€ en marge du Nouveau Roman, elle l’est aussi des actuelles d€coupes de la litt€rature contemporaine. Revenons une fois encore vers les textes du Ravissement et du Vice-Consul : ce sont des r€cits hybrides oŠ les cat€gories interf„rent
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et se d€calent pour restituer l’ind€cision et le manque ˆ dire (cela aussi reste ind€cidable). Demeurent dans la lecture – et plus encore dans l’ex€g„se – l’h€sitation et le d€chirement entre des interpr€tations oppos€es, l’impression que les trajets s’inversent : de l’ext€rieur ˆ l’int€rieur (des incidents de la soir€e au casino transcrits par des t€moignages fragmentaires, des activit€s des exil€s telles que jouer au tennis, se promener, lire, €crire un roman, jouer du piano, danser, donner des r€ceptions) ˆ une plong€e vers des souvenirs insolites et douloureux, des secrets partiellement r€v€l€s (l’abstinence du viceconsul, la tristesse ineffable d’Anne-Marie Stretter, les deux mendiantes qui n’en font qu’une, l’ennui universel). Le narratif se construit autour d’identit€s difficiles ˆ cerner : il a partie li€e avec le retour au sujet qui n’en finit pas de donner des preuves de vitalit€ dans la litt€rature des ann€es 80, 90, 2000, et d„s les ann€es 60 dans l’œuvre de Duras. Il va de pair avec une r€surgence du romanesque – susceptible d’accueillir le po€tique en son sein – pour mieux capturer l’‡tre quintessenciel. Ainsi peut-on parler de fiction po€tico-romanesque, sans v€ritablement trancher, ou simplement romanesque – dans le sens €tendu que prend le mot hypostasi€. Et, assur€ment subsiste une part consid€rable d’ind€cidable, d’insoutenable aussi. Chez Duras donc, tout se passe comme si le silence rejoignait les territoires de l’indicible, de l’innommable, s’ins€rant entre les voix des dialogues, les histoires laiss€es en blanc, se confondant avec une po€sie qui ne passe pas par les codes convenus et ne se formule pas ouvertement. Le silence n’est pas admis ; il n’est pas encore apprivois€.44
44
Les derni„res pages du chapitre reprennent mon article publi€ in La Tentation du po€tique (dir. Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarr„re et Robert Harvey), Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2002.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre IX Vers un nouveau discours du silence ? Peut-on apprivoiser le silence ? C’est sans doute vers l’œuvre de Pascal Quignard qu’il faut † nouveau se tourner dans la mesure o• l’‚crivain n’en finit pas de parler du silence et de le faire parler : celui-ci prend sous sa plume des accents in‚dits et favorise l’acc…s † des rives inexplor‚es, en particulier dans Vie secr…te. Le silence est ˆ la fois une immersion dans le monde clos de l’enfance (l’infans), le recours violent et d€sesp€r€ de l’adolescent, le langage le plus fid„le ˆ l’intensit€ du d€sir des amants, le fantasme et le vœu toujours rompu de l’€crivain : il repr€sente le paroxysme de l’€criture. Le romancier risque m‡me cette €quivalence approximative :• l’invention de l’€criture est la mise au silence du langage ‚.1 Il d‚cline des mots qu’il red‚finit, † l’aune du silence, comme paroxysme de l’expression aboutie : ƒ La m‚lancolie est une folie douloureuse „2. Ou encore, ceci : elle est • un rire silencieux. C’est une volont€ plus lente que ne peut l’‡tre le rire sans €clats ‚.3 Le silence de surcro‡t va de pair avec la musique, au cœur de la di€gˆse, dans Vie secr…te : N€mie est le professeur de musique du narrateur, leur langage est fait de notes et de muette complicit€. Elle se tient parfois immobile devant • le piano silencieux ‚, jouant mentalement la partition ˆ venir, €coutant silencieusement la musique na•tre en elle. Le tambour devient lui aussi paradoxalement • instrument de silence ‚.4 Le silence dans l’‚criture – transcription d’une voix perdue et retrouv‚e, des exp‚riences les plus intimes – pallie en somme l’insuffisance et l’impuissance de la parole. Ce n’est pas, pour Pascal Quignard, l’‚criture qui prend seule le relais de la 1
P. Quignard, op. cit., p. 215. Op. cit., p. 435. 3 Op. cit., p. 439. 4 Op. cit., p. 189. 2
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parole mais bien le silence de/ dans l’€criture. S’il fallait d€cliner les indices du comment, il y aurait assur€ment le r€cit de l’amour et de la haine de la musique, la douleur de l’absence, la recherche mystique d’un • secret ‚. Tout cela se dit ˆ la faveur d’assertions en forme d’aphorismes juxtapos€s, parfois sans lien apparent, entrecoup€s par la restitution d’une histoire d’amour insolite. Le texte d€contenance ; il est morcel€ ; il rompt la m€ditation du lecteur par de fr€quents changements de sujets et de temporalit€s. C’est une somme en fragments qui corr„le, dans une bri„vet€ emphatique, les diff€rentes veines explor€es jusque lˆ par l’auteur : la musique aim€e et ha•e ˆ la fois, la qu‡te de l’origine ˆ travers l’image de l’enfant, le sexe. Paratactique, le texte parle de l’oubli, du d€sir et du secret auxquels le silence conf„re poids et sens. Et, parall„lement, l’avalanche de situations, de formules, de mots savants et r€f€renc€s surprend et d€route. Oscillant entre ce qui est pens€ et ce qui est ˆ penser, la prose donne ˆ lire ce mouvement de la r€flexion qui s’€labore en se disant. Le silence s’€panouit alors dans la surabondance et la diversit€ des discours. Il n’est peut-‡tre somme toute qu’une forme d’opacit€ de plus, qui laisse perplexe. Au r„gne de la repr€sentation, florissant dans le roman du XIXe si„cle, s’est substitu€ celui de • l’auto-repr€sentation ‚ et de • l’anti-repr€sentation ‚, pour reprendre les cat€gories de Jean Ricardou : il n’en demeure pas moins que le point d’ancrage de la fiction narrative reste la repr€sentation. Ces textes contemporains jouent toutefois sur des registres in€dits. M‡lant les genres et les rep„res, ils s’articulent autour d’un silence reparaissant, si ce n’est obs€dant, et dans le cas qui nous occupe ici, d’une argumentation serr€e qui se d€signe autonymiquement comme telle. Si pour L. -R des For‡ts, P. Quignard dans ses premiers €crits,5 et Richard Millet, le silence reste une tentation, un risque, une force peut-‡tre ; il fait figure ici d’ultime recours et il est €rig€ en th€orie, ou peu s’en faut.
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Le Vœu de silence qui est d’ailleurs un commentaire de l’œuvre de des Forˆts s’inscrit dans cette logique.
Vers un nouveau discours du silence ?
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Le ƒ vrai silence „ Le • vrai silence ‚ fait €cho ˆ • la vraie vie ‚ ˆ laquelle aspirait Rimbaud. Il y a un silence de Rimbaud : l’un, celui de l’adieu et de la fuite vers le chemin de la fortune qui structure r€trospectivement l’œuvre ; l’autre, le silence dans l’œuvre qui prend la forme d’un • d€gagement r‡v€ ‚6 et qui se dit ouvertement : • Je fixais des vertiges. J’€crivais des silences ‚.7 En ce sens, €crire le silence, c’est c€der ˆ l’image d’un po„te-proph„te capable de c‹toyer l’ineffable et de le transmettre ; mais c’est aussi faire entrer la menace, le doute, la mort de l’€criture – ˆ l’€cart des discours convenus. Le silence est alors une asc„se, un retrait, une lib€ration. C’est ce refus de la suj€tion que Pascal Quignard r€affirme lorsque, par l’entremise de ses personnages, il cherche ˆ se taire en parlant. A cela une cause : • La notori€t€, quand on en use tend toute la vie un miroir, dans une effrayante capture de soi. Peu ˆ peu, l’invention est confisqu€e dans l’image qu’il faut soutenir ‚.8 Julien Gracq d€nonce le poids de cette anamorphose lorsqu’il commente les œuvres d’Andr€ Breton, rejetant ce qu’il appelle • la statufication ‚. Mais l’originalit€ des €crivains convoqu€s ici, dans cette seconde moiti€ du si„cle, c’est d’avoir per‰u et €crit le pouvoir fondateur du silence, de l’absence, du vide. Pascal Quignard de fait ne confond pas ces forces avec la mort : le vrai silence €mane de la prime enfance, de l’origine confuse de l’‡tre que la musique et le langage retrouvent fugitivement. Il est cette source d’inspiration qu’aucun texte ne parvient ˆ tarir. L’€criture en garde la nostalgique trace jusque dans les Po…mes de Samuel Wood de L.R des For‡ts : Le silence m‡me en dit plus long que les mots Et tout ce qui parle est fait de chair mortelle .9
Le Po„te et son double (Wood et des For‡ts) se partagent le discours lyrique : ils sont ˆ la recherche d’une voix, sans doute illusoire, mais qui ne peut s’€teindre. Elle est la scansion m‡me de 6
Arthur Rimbaud, Illuminations, • G€nie ‚, Le Livre de Poche, 1998, p. 151. Une saison en enfer, p. 69. Nous avons d€jˆ cit€ ces fragments. 8 P. Quignard, op. cit., p. 227. 9 L.-R. des For‡ts, Po…mes de Samuel Wood, Fata Morgana, 1988, p. 29. 7
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l’‡tre et • la structure intime ‚ du po„me-monologue. Celui-ci • s’€crit malgr€ tout, sur le fil de la voix, entre attrait et effroi, abandon et vigilance, d€solation et r€veil ‚.10 Quelque chose de ce chant ˆ demi-effac€ et pourtant audible affleure ˆ la surface de l’€criture romanesque. Les derniers vers des Po…mes de Samuel Wood : Il y a pourtant en elle quelque chose qui dure M‡me apr„s que s’en est perdu le sens Son timbre vibre encore au loin comme un orage11
€voquent la qu‡te du narrateur dans La Le‡on de musique de Pascal Quignard, la m€lodie du silence qui sourd de L’Ang‚lus et de La Chambre d’ivoire de Richard Millet ainsi que l’attente qui fonde l’œuvre de Charles Juliet. Il est vrai qu’il s’agit l† encore de po‚sie. Mais, d’une part, les fronti…res g‚n‚riques semblent ƒ p‚rim‚es „ † propos de ces œuvres toutes contemporaines. Et, en l’occurrence certains vers du Pays du silence de C. Juliet font €cho ˆ la prose de R. Millet, de P. Quignard ou de R. Pinget : ils pourraient figurer en exergue ou, ˆ l’inverse, la fiction narrative tiendrait lieu de m€tadiscours de l’€criture po€tique. Mes mots de pierre €rig€s face au temps Pour lui faire €chec Pour d€jouer la mort Pour qu’ˆ jamais demeure la trace de qui je fus .12
Le passage d’une ‚criture (po‚tique) † l’autre (romanesque) reste toutefois plut•t troublant, quelle que soit la plasticit‚ admise voire encourag‚e des genres. Il tend † mettre l’accent sur la notion de sp‚cificit‚ formelle plus que sur celle de typologie textuelle. Le romanesque r‚side donc d’abord dans une esth‚tique. De r‚cents d‚bats critiques dont M.-C. Ropars-Wuilleumier se fait le porte-parole semblent privil‚gier cet aspect du romanesque. Plac‚ au cœur d’un processus esth‚tique, le romanesque transgresse les lois de la narrativit‚ : ƒ le roman prend forme en disjoignant les lignes du 10
Jean-Michel Maulpoix, La Po‚sie comme l’amour, Mercure de France, 1998, pp. 62-63. 11 L.-R. des For‡ts, op. cit., p. 44. 12 Charles Juliet, Ce pays du silence, P.O.L., 1992, p. 144.
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r€cit ‚.13 C’est la th…se d‚fendue dans l’article. Et si le romanesque d‚passe les limites du narratif, ne rel…ve-t-il pas d’une cat‚gorie plus vaste susceptible d’englober le dessein po‚tique ? De fait, une continuit‚ s’instaure, sans heurts, des r‚cits de L.R des Forˆts, Richard Millet et Pascal Quignard aux po…mes de L.-R des Forˆts et de C. Juliet. Le silence – d’une ‚criture et d’un cheminement esth‚tique – est l† sans doute ce fil qui les relie et les identifie. Personne alors ne transige. C. Juliet ouvre, semble-t-il, la voie : cette parole/ dont j’ai l’intuition [...] qui harmoniserait les contraires/ incarnerait la quintessence/ unifierait le chaos ronde et lisse/ et pleine/ comme un lourd/ galet elle induit / chacun de mes mots/ mais puisque j’‚choue/ † la dire toi/ mon lecteur/ nuance/ rectifie/ compl…te/ ce que je te soumets.14
La po‚sie se tourne naturellement vers le silence. Elle n’a plus – ou peu s’en faut – de raison d’ˆtre ; elle se r‚fugie dans ƒ la parole censur‚e „15 Elle €gr„ne quelques mots, sur la page ˆ peine noircie, dans • l’€chancrure ‚ du monde. Inaccessible, la parole-oxymore s’incarne peut-‡tre dans les textes romanesques ; fugitive, elle reste l’objet d’une qu‡te que transcende et repr€sente dans une certaine mesure ce que Pascal Quignard appelle • le vrai silence ‚. Convaincu que la litt€rature ne vaut que parce qu’elle tend vers son taire, exprimant mieux ainsi la mutit€ du monde, il €crit dans Les Ombres errantes : • Il faut aimer le manque et non pas chercher ˆ s’€manciper de lui ‚.16 Ne s’agit-il pas l† d’une forme de parole ‚pur‚e, celle pr‚cis‚ment que le po…te poursuit sans la nommer ni l’atteindre, la confiant au lecteur ? Le jeu des intertextes et du dialogue des œuvres m…ne vers le cœur de l’esth‚tique romanesque : Le vrai silence est un blanc qui peut interrompre le silence luim‡me. [...] Le vrai silence, l’interruption est dans notre corps, dans notre
13
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, • Forme et roman ‚, Litt€rature, d€c. 1997, p. 82. 14 C. Juliet, op. cit., p. 154. 15 Jean-Michel Maulpoix, La Po€sie comme l’amour, Mercure de France, 1998. 16 P. Quignard, Les Ombres errantes, Grasset, 2002.
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Silences du roman pens€e, dans chaque nuit ˆ deux ou trois reprises en dehors des r‡ves, dans chaque œuvre, dans notre sexe m‡me.17
Il est vrai que cette quˆte du silence s’accompagne toujours chez Pascal Quignard d’une remont‚e vers l’origine. Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Les Petits Trait€s et les r€cits consacr€s ˆ la musique t€moignent de cette pens€e du retour vers l’en-de‰ˆ, instant liminal fondateur. L’€crivain ravive une langue ancienne, €rudite et douloureusement ad€quate : dans Vie secr…te, plus que jamais il brise les tabous et transgresse les clich€s (ce n’est pas ici un clich€ de le dire) alors m‡me qu’il s’agit, dans une certaine mesure, d’un roman sur l’amour. Les cadres th€oriques structurants et le lexique emprunt€ ˆ la philosophie ne sont pas des carcans mais ils font office, €trangement, de relance fictionnelle. Les termes autonymiques tels que • argument I ‚ ou • corollaire II ‚ scandent le r€cit sans l’interrompre vraiment. Serait-ce lˆ un retour dissimul€ du discours ˆ fonction math€sique ? C’est ce mouvement de reflux passant par un traitement in€dit de la langue qui produit un effet saisissant sur le lecteur. Mieux, c’est la ma•trise jamais atteinte de l’€criture du silence qui bouleverse et convainc. Or l’€crivain d€place l’attention du destinataire vers un r€f€rent lointain : ses propres d€finitions, nuances infinies, aphorismes d€cisifs ne constituent qu’une forme de culte ˆ ce silence originel, celui de la m„re, des anc‡tres, de l’amour et du d€sir sans mots, de la pens€e en-de‰ˆ de la langue. Malgr€ la pr€ciosit€ que d’aucuns ne manquent pas de noter dans le style, il y a lˆ une profonde humilit€, celle qui consiste ˆ d€placer l’int€r‡t du sujet vers le sujet lui-m‡me, vers sa source et non sa transposition ; celle qui favorise le d€tournement de la jouissance de la lecture vers cet indicible que le texte s’€puise ˆ d€signer : • Il faut se taire parce que le silence fut notre source ‚.18 Une profonde diff€rence appara•t toutefois entre les recherches entreprises. Dans tous les textes cit€s ici, il s’agit d’une qu‡te patiente, laborieuse, douloureuse m‡me de l’origine, ˆ la faveur d’une parole d€pouill€e ou d’un vrai silence. Or, il semble que, pour Charles Juliet, • €crire ‚ soit d’abord un verbe intransitif, une 17 18
P. Quignard, Vie secr…te, pp. 284-85. Op. cit., p. 423. Nous soulignons.
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n€cessit€ implacable, un €lan incontr‹lable. A l’aube de sa destin€e d’€crivain, une sensation domine : • Tu lui apprends que le besoin d’€crire t’habite, tu ne sais m‡me pas si tu as quelque talent, si tu auras quelque chose ˆ dire et que selon toute probabilit€ il va r€gir ta vie ‚19. Etrangement, il en va de m‡me pour Duras. En revanche, P. Quignard, R. Millet et R. Pinget d€clinent le verbe • €crire ‚ avec des compl€ments : des sujets, des r€f€rents, bref une mati„re €mergent du • magma ‚ et s’imposent sans conteste. Le clivage est peut-‡tre g€n€rique : la fiction narrative se pr‡te plus facilement ˆ l’€criture de quelque chose. Mais, qu’en est-il des r€cits durassiens, ˆ ce moment-lˆ ? Il est sans doute plus vraisemblablement li€ aux modulations des rapports entretenus avec le je. La remont‚e d’une rupture grav‚e dans l’enfance, d’une blessure qui ne peut se dire ƒ † cru „, † nu mais qui ne peut ne pas se dire. Les silences qui unissent le narrateur de Lambeaux et sa m…re ou le personnage d’Ernesto et sa m…re dans La Pluie d’€t€ sont de m‡me nature. • Communion ‚20 qui s’‚tablit sur le dire sans dire, l’‚nonc‚ sans justification. Toute œuvre, dira-t-on, porte un peu en elle de ce d‚sir. Or, dans les textes de Pascal Quignard en particulier, la composition du dire, sa pertinence et pour tout dire son sens l’emportent sur la recherche ontologique. L’‚criture s’ext‚riorise, traite des sujets, aborde des territoires inexplor‚s : elle affiche un mouvement † vis‚e t‚l‚ologique au moment mˆme o• elle se cristallise sur un discours de l’origine. C’est ainsi que le statut du silence varie d’un texte † l’autre. Il est donc difficile sinon absurde d’‚laborer une th‚orie de ces ƒ th‚ories „ du silence. Toujours est-il qu’il fonde et accompagne l’‚criture romanesque de quelques ‚crivains mentionn‚s dans ces pages. Il s’agit moins ƒ d’enfanter des livres que de partir † la d‚couverte de [soi]-mˆme „.21 Il est donc difficile : il rel„ve encore de la menace, du gouffre, de l’angoisse, celle qui consiste ˆ ne pas exprimer cette fracture indicible. Plaintes, cris, soupirs, balbutiements tiennent longtemps lieu de discours, chez M. Duras et chez C. Juliet
19
C. Juliet, Lambeaux, p. 132. Op. cit., p. 139. 21 Op. cit., p. 140. 20
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aussi. Transcrire • l’absolu de la souffrance ‚, 22 le tout du d€sir, dans une parole ext€nu€e. Quant ˆ la prose de R. Millet, elle n’adopte ni ce ton ni cette forme : elle fait du silence une autre modalit€ de l’€criture, d€passant provisoirement la menace qu’il repr€sente. Il faut oublier la nature du silence pour €crire le silence.
Au-delˆ du silence : un nouveau discours du silence ? Faisons comme s’il s’agissait d’une donn‚e di‚g‚tique presque convenue dans la litt‚rature contemporaine. Pressentie dans le roman ant‚rieur, le plus souvent comme une menace † ‚carter et parfois comme composante in‚vitable de la fiction narrative, le silence est admis, ‚crit, d‚pass‚ mˆme. Depuis les ann‚es 80, la litt‚rature qui n’occulte pas le soup‹on ‚rig‚ en principe dans les ann‚es 50, se situe pourtant dans l’…re de l’au-del†. Il en va de mˆme, dans une certaine mesure, avec le concept de silence. En vers, C. Juliet le dit d…s 1976, dans L’Œil se scrute : • ne doute pas/ ne doute plus/ va ton non-chemin/ en silence ‚.23 Le silence n’est plus gu„re un proc€d€ rh€torique comme il le fut par les €crivains qui ont pr€c€d€ le po„te dans cette voie. Il n’intervient plus aussi syst€matiquement comme ce fut le cas – en guise de pause didascalique chez Beckett ou de jonction narrative chez Duras. Il n’entrave plus le cours de l’€criture pas plus qu’il ne le relance : il est. Et l’€criture s’inscrit dans cet espace qui se d€gage alors, ˆ partir de lˆ. C’est au-delˆ du silence, ou mieux peut-‡tre ˆ c‹t€ que se situent les po„mes de G€rard Titus-Carmel, repr€sentatifs d’une forme de po€sie, ˆ l’€cart des d€bats opposant le lyrisme et le textualisme. Dominique Viart rassemble les œuvres de trois po„tes contemporains dans un article intitul€ • Moments du sujet ‚ et montre le caract„re ind€cidable de cette €mergence du po€tique. • Le sujet tente de se dire selon les modes du doute et du d€tour, de l’h€sitation fragmentaire, et oŠ le verbe n’appara•t que dans un certain d€nuement ‚.24 Aucun signe de lutte contre un silence d€vastateur, contre les p€rils d’un ‡tre au monde conflictuels. Aucune tentative non plus d’apprivoisement de 22
Op. cit., p. 145. C. Juliet, L’Œil se scrute, Fata Morgana, 1976, fin de la premi„re section. 24 Dominique Viart, • Moments du sujet ‚, Litt€rature n•10, 1998, p. 49. 23
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forces invaincues. Il s’agit d’une po€sie qui • se garde des extr‡mes, non par quelque mollesse constitutive ni par indiff€rence envers les questions th€oriques mais parce que son propos n’est pas de th€oriser le verbe ‚.25 La seule qu‡te encore engag€e est celle qui conduit le po„te ˆ interroger le sujet. A travers l’œuvre de Samuel Beckett et le dialogue qu’il a engag€ avec le grand €crivain, Charles Juliet s’efforce de restituer l’€paisseur sinon la teneur du silence de l’homme et de l’œuvre ; il retrouve au-delˆ du silence (du point de vue de la p€riodisation) les formes de cette €criture paradoxale du silence. En ce sens, le silence n’a pas dit son dernier mot : il insuffle m‡me une certaine dynamique ˆ la cr€ation : c’est ce que j’ai pu appeler un • nouveau discours du silence ‚.26 Certes, l’‚criture du silence a renonc‚ † certains tropismes comme la mutilation syst‚matique du lyrisme ou le rejet impitoyable du sujet. Elle a retrouv‚ un second souffle et ne se prive plus de dire. Au-del† du silence, honni ou adul‚, mena‹ant ou stimulant, surgissent des discours diserts. Ecrit, admis, apprivois‚, enserr‚ dans les rets de la page, le silence n’est plus un sujet de pr‚dilection ni un mode d’‚nonciation convoit‚. A l’amenuisement de la parole semble succ‚der l’essoufflement du silence. Mais celui-ci s’est d‚plac‚ † l’int‚rieur de r‚cits comme ceux de Pascal Quignard, – fictions romanesques en formes d’essais – ou de Richard Millet dans des romans au long cours. Le silence ne r‚git plus l’‚criture. Il est apparemment vaincu. Mais la tentation du mutisme ne s’est-elle pas accompagn‚e de celle, ‚gale, de le rompre ? Et l’indicible n’a-t-il pas pour vocation de finir par se dire ? S’il n’est plus une loi du r‚cit, le silence repr‚sente une limite que la litt‚rature continue d’assigner † ses explorations, fussentelles d’ordre ontologique et axiologique. L’œuvre de Charles Juliet consacre, † mes yeux, l’av…nement de ce que l’on pourrait appeler un nouveau discours du silence. Embl‚matiques, les textes de C. Juliet, et notamment ses Rencontres 25
Art. cit., p. 50. La section : • Au-delˆ du silence : un nouveau discours du silence ? ‚ reprend partiellement un article publi€ dans l’ouvrage collectif que nous avons dirig€ avec Karl Cogard et fait para•tre sous le titre Limites du langage : indicible ou silence, L’Harmattan, 2002. 26
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avec Samuel Beckett serviront de point d’ancrage † notre r‚flexion. ƒ l’‚criture m’a conduit au silence… . Long silence. Cependant, je dois continuer…. Je suis face † une falaise et il me faut avancer. C’est impossible, n’est-ce pas. Pourtant on peut avancer. Gagner quelques mis‚rables millim…tres „,27 confie Beckett † l’‚crivain en position d’auditeur et de transcripteur. C’est dans cet espace congru que s’ins…re l’œuvre litt‚raire, c’est sous la forme d’un combat qu’apparaŒt l’‚criture. Face † ƒ la falaise „ – † l’obstacle insurmontable ou au vide vertigineux – il convient de se recueillir et d’avancer dans l’investigation de soi et la transmission des mots qui adviennent alors. Exercice d’asc…se et de r‚flexion, l’acte d’‚crire s’apparente † une quˆte ontologique. La mention didascalique du ƒ long silence „ restitue ce moment de concentration pour d‚crire au plus pr…s l’op‚ration qui pr‚lude † la cr‚ation, et elle mime m‚taphoriquement le silence qui hante la parole litt‚raire et la fonde. Parler d’‚criture du silence, des non-dits de l’œuvre ou des limites du langage, c’est induire un faisceau de paradoxes et se tenir † la lisi…re de l’absurde. Le discours critique est en quelque sorte contamin‚ par la pr‚sence de l’indicible. Il s’agit de dire sans dire, d’‚crire en hurlant – selon le vœu de M. Duras –, de d‚noncer les paroles vaines et l’‚criture imposture. Avancer pourtant, quelque intimidante que soit la falaise. A lire les r‚cits de ces vingt derni…res ann‚es, on d‚c…le si l’on peut dire, trois modes de fonctionnement de ce nouveau discours du silence. Je ne citerai pas Beckett dont la majeure partie des textes se situe avant 1980. Notons toutefois que ces Textes pour rien de 1950 comment€s en ces termes dans l’interview cit€e : • Un €trange silence, oui, et que prolonge la nudit€ de la parole. Une parole sans rh€torique, sans litt€rature, jamais parasit€e par ce minimum d’affabulation qui lui est n€cessaire pour d€velopper ce qu’il faut €noncer ‚.28 Beckett pourtant est celui qui s’est tenu au plus pr„s du silence, qui a, sans doute, atteint les limites du langage dans Molloy – lui qui est capable de rester plus d’une heure face † son interlocuteur sans ‚mettre un seul son. ƒ Le silence [alors] est tel qu’il pourrait se solidifier „,29 fait observer Charles Juliet. Comment €crire apr„s Beckett, apr„s 27
Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L., 1998. Op. cit., p. 12. 29 Ibidem. 28
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Blanchot, si ce n’est en prolongeant, en commentant leur silence. C’est ce que s’efforce de faire Charles Juliet dans les propos rapport€s mais aussi dans son œuvre propre. Au cœur du silence Ainsi ces quelques vers extraits de Ce pays du silence tiendront lieu d’exergue † cette premi…re forme de ƒ nouveau discours du silence „ dans la litt‚rature des ann‚es 90 : Et tu te fermes Te resserres sur ton silence Attends que montent Les mots qui deviendront Ce que tu es.30
Forme d’asc…se, le silence s’inscrit dans un projet t‚l‚ologique avou‚. L’‚criture surgit alors dans un effort de recueillement, de concentration extrˆmes et elle conserve la trace de ce passage par la retenue. Puis, une fois advenus, les mots renvoient † nouveau au silence. L’œuvre se situe donc dans une situation de p‚ril et d’urgence, dans cet espace intersticiel per‹u comme pr‚caire par l’auteur et le lecteur. De conjoncturel, le silence – sanction volontaire † la limite de l’humainement supportable – devient ontologique. On se souvient de la promesse inou‡e que fit dans cet ‚trange r‚cit des Etudes philosophiques de Balzac, L’homme-au-vœu, personnage central du Drame au bord de la mer : se condamner au mutisme et ˆ l’immobilit€ au sommet d’un rocher afin d’expier la parole souill€e par son fils parjure. Le silence se r€pand alors dans la nouvelle et contamine le narrateur, les narrataires, le lecteur : il exerce une fascination inqui€tante. La privation de parole conduit aussi l’€criture vers son extinction et le silence finit par devenir celui du roman, chacun s’interrogeant sur la valeur des mots prononc€s et leur pouvoir d€l€t„re ou au contraire paling€n€sique. Mais Balzac reprend la plume et la s€rie des aventures romanesques se poursuit dans d’autres textes. Il n’en va pas de m‡me aujourd’hui lorsque Louis-Ren€ des For‡ts reconduit l’aporie – parler ou se taire – du Bavard dans La 30
Ce pays du silence, P.O.L., 1992, p. 63.
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Chambre des enfants et dans Ostinato. Ecrire semble toujours un pisaller, une concession ˆ moins de se faire l’apologue du silence et d’en laisser perler ˆ la surface des mots la trace mena‰ante.31 Par delˆ des narrations aux vis€es t€l€ologiques, la litt€rature peut sembler en p€ril, toute tentative devenant alors d€risoire. L’esth€tique minimaliste pr€vaut alors (m‡me si elle est aujourd’hui contest€e, parodi€e, d€pass€e). Et dor€navant, ˆ l’€coute de ces silences €loquents et de ces paroles muettes, les €crivains choisissent de renouveler l’exp€rience. Charles Juliet est de ceux-lˆ. Lorsqu’il retrace dans Lambeaux l’itin‚raire tragique de sa m…re. Reconstituant par bribes la souffrance extrˆme de la jeune femme, il la contemple silencieuse et d‚sesp‚r‚e, apr…s la mort de l’adolescent qu’elle a aim‚. Dans ce contexte familial o• r…gnent le travail et l’absence d’espoir, les discours ne sont pas de rigueur. L’autorit‚ du p…re cl•t les bouches et le labeur de la ferme emplit le temps et l’espace. Se devine une atmosph…re aussi lourde, fig‚e dans le laconisme des ‚changes, dans un texte de Gis…le Fournier – au titre significatif, Les Non-dits.32 Lˆ encore, des secrets indicibles p„sent sur la vie des personnages et la menacent. Quant ˆ la m„re du narrateur, dans le r€cit de Charles Juliet, succombant ˆ l’angoisse, elle est transport€e ˆ l’h‹pital oŠ elle mourra de faim ˆ trente-huit ans, et le narrateur lui rend dans une certaine mesure la parole souffl€e, celle qu’elle laissait parfois €chapper sur des cahiers tenus secrets. Il s’adresse ˆ elle ˆ la seconde personne du singulier et tente ainsi de donner corps aux mots ˆ jamais tus, ˆ la femme mutil€e dans son ‡tre. Mais, l’€criture, d€faillante, ne restitue que des lambeaux et le silence troue les signes lisibles et les bribes du pass€ consign€es dans ces pages. • Une lourde m€lancolie s’empare de toi. Ce que tu ressens et penses est comme amorti, la vie ne te traverse plus, semble s’€couler ailleurs, et il n’est rien qui puisse te tirer de ta d€sesp€rance. ‚33 Exprimer le mal ˆtre d’autrui non dit alors repr‚sente une sorte de double ‚cran : au silence de la m…re ƒ [mur‚e]
31
Dominique Rabat€ a consacr€ deux volumes ˆ cette probl€matique : Louis-Ren€ des For†ts. La voix et le volume, Corti, 1991 ; Vers une litt‚rature de l’‚puisement, Corti, 1991. Quant ˆ Jean-Beno•t Puech, il revient sur • le mythe de l’€crivain silencieux ‚, dans un €trange dialogue avec l’auteur qu’il intitule, Louis-Ren€ des For†ts, roman, Farrago, 2000. 32 Gis„le Fournier, Les Non-dits, P.O.L., 2000. 33 C. Juliet, op. cit., pp. 75-76.
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dans son mutisme ‚34 s’ajoutent le d‚calage temporel, la distance qui s‚pare les ˆtres et celle qui ‚loigne le v‚cu et l’‚crit. Les mots ne sauraient traverser l’‚pais silence qui entoure ƒ chacun clos sur luimˆme, enfonc‚ dans sa nuit, travaill‚ par des d‚sirs et des frustrations sur lesquels il ne saurait mettre un nom et qu’il lui faut ignorer „.35 Le silence, presque tangible, est lˆ encore au moment oŠ il faut raviver l’exp€rience pass€e. Seuls peuvent advenir des • lambeaux ‚ de r€cits de vie. Trouver les mots qui disent, m‡me lacunairement, l’intensit€ de la douleur et du d€sespoir, c’est donc conf€rer ˆ l’indicible une labilit€ provisoire. L’œuvre de Charles Juliet dont je donne ici un faible €cho semble exhumer l’impens€ du discours oral et €crit beckettien. Il doit composer avec ce qui se perd autant que ce qui reste. Il se d€place dans un autre contexte, sur une autre sc„ne litt€raire – sur fond de minimalisme ou au contraire de retour ˆ la fiction d’antan –, mais il approfondit l’interrogation ontologique en creusant le silence de l’œuvre. On sait quelle part d€cisive Heidegger accorde ˆ l’oubli de la philosophie et comment le texte au pr€sent devient le lieu • oŠ r€sonne la voix muette ‚. Beckett serait alors, dans la litt€rature contemporaine, cette forme inexprim€e, en retrait et en r€serve, mais ˆ l’horizon des œuvres qu’il suscite. Les textes de Samuel Beckett mais aussi ses paroles rapport€es dans les Rencontres relat€es apr„s-coup restituent quelque chose de son ethos. S’agit-il d’un • nouveau discours du silence ‚ ? Ou d’un €cho de celui tenu dans le pass€ ? L’un et l’autre sans doute. Et des €crivains, nombreux, s’essaient ˆ ce langage-lˆ, usant parfois de rh€torique pour parvenir ˆ composer – dans les deux sens du termeavec le silence. Avec le silence Commentant l’œuvre de Louis-Ren‚ des Forˆts, Pascal Quignard affirme, dans Le Vœu de silence, que l’‚crivain est pris en flagrant d‚lit de trahison, † chaque fois qu’il ne parvient pas † se taire. Pourtant l’œuvre naŒt de ces renoncements surmont‚s et des serments trahis. Les r‚cits de Pascal Quignard se modulent au gr‚ des formes 34 35
Op. cit., p. 58. Op. cit., p. 62.
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diverses que le silence emprunte pour se dire : il s’agit alors d’€crire en veillant ˆ ne pas occulter le souvenir d’un mutisme sacr€. Et la recherche de l’auteur va de pair avec celle du musicien. De la viole de gambe, M. de Sainte-Colombe fait surgir les sons s€raphiques €mis autrefois – ceux de la voix juv€nile avant la mue –, ainsi que l’image la plus silencieuse et la plus douloureuse qui soit, celle de la femme aim€e, morte et regrett€e. On a parfois accus€ Pascal Quignard d’user de trop de rh€torique pour €voquer l’€tat de grŒce qui pr€c„de la cr€ation, l’instant pr€-verbal – celui de l’infans. Or, il n’a fait que transcrire l’interrogation mena‰ante qui a partie li€e d€sormais avec l’acte d’€crire. Question ontologique qui conf„re ˆ nombre de r€cits contemporains leur densit€ et leur puissance. Dans Vie secr…te, publi€ en 1998, l’€crivain donne la pleine mesure de cette €criture passible d’une recherche €perdue du silence, posant ainsi les jalons d’une po€tique du silence. Lˆ encore, l’œuvre s’accomplit ˆ l’€cart d’un minimalisme de pure ob€dience. Le silence n’est pas donn€ d’embl€e ; il est guett€, surpris, transpos€ dans les signes €crits, lorsque le narrateur €coute N€mie – son professeur de musique et son amante –, laisser €merger les notes de la partition, les mots de la passion devant • le piano silencieux ‚. Elle se tenait, immobile, les paupi„res baiss€es, nettement pench€e en avant sur le clavier, les mains pos€es sym€triquement, chacune sur une cuisse. […] Ensuite, quand je lui disais qu’elle n’avait fait que jouer en r‡ve la sonate, elle ne me croyait pas.36
L’adolescent n’avait pas per‹u l’‚loquence de ce silence alors que le narrateur, adulte, la retranscrit, admiratif. Son œuvre semble mˆme r‚trospectivement une sorte de tentative obstin‚e pour transposer les sons non ‚mis et pourtant perceptibles, pour passer d’un langage † l’autre, pour sonder les arcanes de l’un afin d’explorer les limites de l’autre. Le silence dans l’‚criture – transcription d’un voix perdue et retrouv‚e, des exp‚riences les plus intimes – pallie en somme l’insuffisance et l’impuissance de la parole. Ce n’est pas, pour Pascal Quignard, l’‚criture qui prend seule le relais mais bien le silence qui impr…gne l’‚criture. S’il fallait d‚cliner les indices du comment, il y aurait assur‚ment le r‚cit de l’amour et de la haine de la 36
Pascal Quignard, op. cit., pp. 55-56.
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musique, la douleur de l’absence, la recherche mystique d’un • secret ‚. Tout cela se dit ˆ la faveur d’assertions en formes d’aphorismes juxtapos€s, parfois sans lien apparent, entrecoup€s par la restitution d’une histoire d’amour insolite. Le texte d€contenance ; il est morcel€, il rompt la m€ditation du lecteur par de fr€quents changements de sujets et de temporalit€s. C’est une somme en fragments qui corr„le, dans une bri„vet€ emphatique, les diff€rentes veines explor€es jusque lˆ par l’auteur : la musique aim€e et ha•e ˆ la fois, la qu‡te de l’origine ˆ travers l’image de l’enfant, le sexe. Paratactique, le texte parle de l’oubli, du d€sir et du secret auxquels le silence conf„re poids et sens. Et, parall„lement, l’avalanche de situations, de formules, de mots savants et r€f€renc€s surprend et d€route. Oscillant entre ce qui est pens€ et ce qui est ˆ penser, la prose donne ˆ lire ce mouvement de la r€flexion qui s’€labore en se disant. Le silence s’€panouit alors dans la surabondance et la diversit€ des discours. Il n’est peut-‡tre, somme toute, qu’une forme d’opacit€ de plus qui laisse perplexe. L’exigence tient lieu de principe po€tique, et un €crivain comme Richard Millet se situe dans ce sillage. Les renoncements se transforment alors au contact de l’€criture en une pl€nitude qui ne doit pas sa force et son €clat au seul effet de contraste. Le r€cit de fiction fait proprement €clore le silence : la tentation de se taire qui figure jusqu’au sein de l’€criture nourrit des textes oŠ s’€prouve la corpor€it€ de la langue. Ainsi, l’€trange r€cit de Richard Millet, L’Ang‚lus, • biographie ‚ d’un • musicien sans importance ‚, est-il exemplaire ˆ cet €gard. L’existence du narrateur se tisse au fur et ˆ mesure que se r€v„le l’imposture. Chaque fait se construit sur du vide, ou mieux se cr€e un nouvel espace vacant que l’€criture cherche ˆ combler jusqu’au sommeil solitaire du narrateur, ˆ la derni„re ligne. Ce n’est pas le d€litement pourtant qui est au bout du chemin mais une certitude r€trospective. • Mon imposture, avec un peu de recul, m’apparaissait si je puis dire dans toute son effarante et terrible n€cessit€ ‚.37 Le paradoxe est lˆ : l’€criture ne r€pare rien, la m€moire reste d€faillante et pourtant elle consigne les €tapes d’une œuvre musicale compos€e par hasard, par erreur : ce r‹le modeste de
37
Richard Millet, L’Ang‚lus, P.O.L., 1998, pp. 80-81.
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biographe fait surgir les sons de l’oubli, le sens du silence. Il est d€sormais impossible de ne pas €crire. Ecriture/ silence - intime/ extime Il est pourtant des €crivains qui ne cherchent plus ˆ apprivoiser le silence, ˆ se l’approprier, ˆ transformer la menace en grŒce. Mais, sans doute ˆ leur insu, quelque chose de cette fracture perdure et se lit encore dans des textes qui affichent le retour triomphal du sujet et de la narrativit€. Ce • nouveau discours du silence ‚ n’€crit plus n€cessairement le silence, ni avec ni contre lui et il ne revendique de po€tique aff€rente. Il affiche une ambition id€ologique (et non exclusivement ontologique) ; il ouvre ˆ nouveau les portes de l’œuvre sur le monde, refusant aussi de museler les pulsions fantasmatiques. Cependant les mots conservent les plis de l’ellipse et du retrait. Tout en s’effor‰ant de retrouver, un si„cle et demi plus tard, le romanesque de l’univers balzacien – dans la puissance de l’imaginaire et la volont€ de la transformation –, les €crivains contemporains n’€ludent pas les tentations ruiniformes. L’intime lasse s’il n’est plus assorti de consid€rations id€ologiques et axiologiques. S’agirait-il, comme le sugg„re Marie Depuss€, dans Qu’est-ce qu’on garde ?38, d’une r€habilitation du roman policier proc€dant d’un ph€nom„ne de mode, au d€triment des le‰ons du Nouveau Roman ? Il est vrai que la g€n€ration fin de si„cle se d€marque des projets iconoclastes et sonne le glas des avant-gardes. Mais pourtant, elle int„gre ce qu’elle semble oublier, faisant de l’oubli m‡me un sujet romanesque. La distance prise avec le silence nourrit encore la po€tique du silence. Celle-ci s’est ˆ l’€vidence transform€e, d€pla‰ant les perspectives et les limites. Les d€bats autour de • faut-il se taire ? faut-il €crire ? ‚ ont c€d€ la place ˆ un discours qui revendique une forme nouvelle de repr€sentation, s’€vertuant ˆ faire du dehors l’expression la plus diserte et la plus convaincante du dedans. Certes la lisibilit€ absolue n’est pas de mise et, quoi que l’on fasse, Madame Vauquer ne saurait plus exprimer sa pension comme l’exprime sa pension ? Nul ne peut nier le hiatus qui s’installe entre les deux p‹les, les heurts et les dysfonctionnements qui entravent le discours. Les 38
Marie Depuss€, Qu’est-ce qu’on garde ? P.O.L., 2000.
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signifiants s’€changent – l’un et l’autre, l’un est l’autre – dans la confusion et l’opacit€. Le dehors ne donne plus la clef du dedans et inversement, mais l’on peut d€sormais supplanter l’autre pour inventer un autre discours, lacunaire et h€sitant, passible d’une herm€neutique elle aussi renouvel€e. Loin d’€tablir une cartographie minutieuse des d€coupes actuelles du roman contemporain, j’indiquerai en ce point de mon cheminement trois voies emprunt€es par quelques romanciers d’aujourd’hui pour renouer avec le romanesque – en tant que cat€gorie esth€tique et mode de pens€e – tout en composant avec le silence – comme transgression des limites, r€flexion sur la perte et l’effacement, ou relance du discours. Dans des perspectives diff€rentes, Camille Laurens, R€gis Jauffret et Annie Ernaux parviennent ˆ faire de l’indicible d’hier le dicible d’aujourd’hui. La d€g€n€rescence du couple, des rapports humains en g€n€ral et la platitude de la vie sociale font la une de Fragments de la vie des gens, ou de la pseudo-autobiographie de R€gis Jauffret, sous-titr€e • roman ‚ : le naturalisme du si„cle pass€ semble pouss€ ˆ l’extr‡me et le r€cit, atroce et d€routant, plonge le lecteur au cœur de l’onirisme le plus extravagant, des pratiques d’€criture oppos€es se f€condant l’une l’autre. Ainsi succ„dent ˆ des phrases plates et anodines des p€riodes au conditionnel oŠ interf„rent des plans d’€nonciation distincts : Elle est descendue au garage, elle s’est assise derri…re le volant. Elle pouvait partir tout de suite, rouler dans la nuit sur la premi…re autoroute venue. Elle redoutait le lever du jour, elle serait si fatigu‚e qu’il lui faudrait un lit. Elle ‚chouerait dans une chambre d’h•tel † la moquette orang‚e o• elle sentirait pour la premi…re fois de son existence † quel point la solitude pouvait ˆtre une douleur aigu’.39
Une cascade de faits et de pens€es sans lien apparent, ext€rieurs et insignifiants, finissent par restituer l’intensit€ d’un sentiment intime : la souffrance du solitaire. Le dehors dit le dedans, sans le d€crire, sans le circonscrire. Les phrases elliptiques aux rythmes syncop€s ont gard€ la trace du style adopt€ dans les ann€es cinquante et soixante, bien que l’auteur se r€clame ici d’une filiation 39
R€gis Jauffret, Fragments de la vie des gens, Verticales, 1999, p. 23. Je reviendrai sur l’analyse des romans de Jauffret dans le dernier chapitre.
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avec des romanciers tels que Balzac et Zola, passant sous silence l’apport du Nouveau Roman. D€l€t„re, l’atmosph„re de ses romans a partie li€e avec l’€criture de la n€gativit€. De plus, la sexualit€ dans sa violence extr‡me et pourtant inane exc„de parfois le tol€rable – mettant des mots lˆ oŠ les autres se seraient tus. Or, le silence, pernicieux, s’est d€plac€ ailleurs, du c‹t€ du vide de l’Œme et de l’aspiration ˆ une extinction radicale pour que naisse enfin autre chose, inconnu sinon meilleur. L’entreprise semble finalement plus rimbaldienne que balzacienne, et le langage de la tabula rasa et de la n€antisation, afin que puisse advenir un discours in€dit, s’impose – rejoignant ˆ son insu celui des prosateurs qui ourlent leurs phrases de soupirs et de murmures. Rien de tel chez Camille Laurens : et pourtant, les prouesses narratives de premiers romans, qu’il s’agisse de Romance (1992), d’Index (1991), ou m‡me L’Avenir (1998) ont c€d€ la place ˆ une €criture qui mise sur l’explicite. Le non-dit, le refoul€ et l’impens€ sont traqu€s dans leurs derniers replis : le r€cit intitul€ Dans ces braslˆ en t‚moigne. Afin d’abolir la fronti…re qui s‚pare l’int‚rieur de l’ˆtre et l’ext‚rieur de la parole, du mouvement, l’auteur a choisi la troisi…me personne – † distance et en osmose † la fois avec le ƒ je „ de l’‚nonciation et, par ce biais, se mesurant aux autres, en l’occurrence les hommes de sa vie, pour se connaŒtre, se reconnaŒtre. La d‚marche ne pr‚sente † premi…re vue rien d’original ; et, toutefois, tout ce qui n’est pas † dire se dit, l’opacit‚ habituelle qui recouvre l’intime s’estompe progressivement, et le lecteur entre dans la fiction au point de devenir un personnage fictif de plus : J’‚cris pour vous, je vous ‚cris. Je sais que ce sont les femmes qui lisent, mais je ne pourrais pas ‚crire si je ne pensais pas, fŽt-ce de fa‹on confuse, silhouette † contre-jour, que vous ˆtes un homme. C’est † vous que je parle, je vous parle de vous, de vous et de moi. Je ne sais pas qui vous ˆtes, mais je vous vois, je vous devine, je vous peins, je vous parle, je vous invente : je vous ‚cris.40
L’apostrophe au destinataire – topos romanesque depuis Tristram Shandy – dessine ici les contours d’un ˆtre singulier, appr‚hend‚ sans m‚taphore ni all‚gorie dans sa singularit‚ et semblet-il son intimit‚. Le lecteur est comme happ‚ par le texte et l’extime 40
Camille Laurens, Dans ces bras-lˆ, P.O.L., 2000, p. 295.
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n’est plus qu’un autre nom de l’intime. Il n’y a pourtant lˆ aucun miracle, aucune virtuosit€ stylistique : des phrases juxtapos€es disent – avant les derni„res lignes – la difficult€ de dire et l’insistance ˆ le dire, instaurant une sorte de corps ˆ corps saisissant, par le truchement des mots et des silences : Elle sait, pourtant, que les corps r€pondent souvent plus mal encore que les lettres ˆ l’espoir infini du d€sir. Mais elle pr€f„re br‘ler vive dans la nudit€ de la pr€sence, plut‹t que de diff€rer constamment la seule r€ponse possible, […] physiquement possible : me voici.41
Offert, ce personnage-narrateur-auteur parle peu, €crit peu mais il sugg„re par des expressions €vasives comme • l’espoir infini du d€sir ‚ des r€miniscences personnelles ou litt€raires (M. Duras est lˆ un intertexte plausible) ; il s’impose comme une €vidence. La complainte du silence a, provisoirement, disparu au profit d’une po€tique de l’aveu – fond€e sur des d€saveux r€p€t€s. Plus nettement engag€e dans une recherche qui consisterait ˆ €crire pour effacer la limite entre l’intime et l’extime, Annie Ernaux publie, en 1999, des textes qui ressortissent ˆ deux veines apparemment diff€rentes, L’Ev‚nement et La Vie ext€rieure. Or, retracer les €tapes d’un avortement clandestin, exp€rience douloureuse et secr„te, devient au fil des pages un acte d’engagement ; et, insensiblement, le r€cit intime prend la forme d’un discours pol€mique et id€ologique. A l’inverse le second texte, publi€ simultan€ment, consigne des sc„nes, des paroles recueillies dans le RER ou dans la rue ; mais ces mots qui furent ceux des autres trahissent indubitablement l’amertume du scripteur, son d€sarroi, sa r€volte, son d€sir d’enrayer le processus d’un silence coupable. Le dedans exprime le dehors plus fid„lement que ne le ferait le dehors et inversement. Ce paradoxe d€finit sans doute une nouvelle forme d’€criture, dans laquelle le silence r€side dans l’impossibilit€ de d€terminer des limites, plut‹t que dans la volont€ de les explorer ou de les transgresser. C’est ce que j’appelle • un nouveau discours du silence ‚, une autre forme de silence.
41
Op. cit., p. 193.
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Le clivage intime/ extime qui tend ˆ relayer le couple silence/ parole peut aussi emprunter la voie de la prolixit€ et s’efforcer de combler ˆ tout prix les b€ances du discours et de l’‡tre. C’est ainsi que dans Dehors, Eric Laurrent, ciselant des phrases dilat€es ˆ l’extr‡me, d€crit un personnage dont la d€rive psychique €pouse les formes sinueuses d’une topographie capricieuse. Rien n’est dit du d€sordre et du d€sarroi int€rieurs de L€on Brumaire ; mais ses errements d’une ville ˆ l’autre, d’un corps ˆ l’autre crient sans relŒche une souffrance occult€e sous une ironie insistante. A l’instar de l’attitude boudeuse de Pamela, la fiction prend forme : Pour toute r€ponse, elle €mettait des €bauches de phrases dont elle ne laissait filtrer entre ses l„vres que la majuscule introductive et la ponctuation finale, on n’avan‰ait pas beaucoup, on se tut. Ce mutisme n’irait pas sans susciter peu ˆ peu une certaine g‡ne, d’autant plus grandement que, nul mot ne venant €tayer le regard qu’on €changeait, ni mieux l’att€nuer, ce regard en viendrait tout bonnement ˆ assumer l’int€gralit€ des rapports pr€sents, s’affirmant du m‡me coup exclusif, et tr„s lourd ˆ soutenir car trop charg€ de sens – on ferait digression en se laissant aller † de brefs coups d’œil marginaux, on se raclerait faiblement le fond de la gorge pour surseoir momentan‚ment † cette glaciation de l’ambiance.42
D€tours dans les rues de Clermont-Ferrand, digressions dans les conversations contraintes, regards crois€s, dans le vide, ailleurs, comme €gar€s : ce sont lˆ les seuls modes d’€nonciation possibles. Le romanesque serait-il condamn€ ˆ meubler les temps morts du r€el, ˆ d€cliner les substituts laborieux et imparfaits et ˆ nommer (ou masquer) les affres d’un silence qui a perdu toute son €loquence ? A la mani„re €chenozienne, le narrateur prend ses distances avec les acteurs du drame et le r€cit se construit ˆ l’€cart de la nostalgie d’un sens perdu. Le d€r„glement du monde ne passe plus par l’€criture d’un silence habit€, comme c’est le cas dans les r€cits de Charles Juliet ou de Pascal Quignard ; il s’exprime dans des parcours al€atoires de personnages ˆ la fois path€tiques et inconsistants. Sans nul doute, ce sont les d€placements et les diversions qui tiennent lieu d’int€riorit€. Sans chercher ˆ transgresser les limites ni ˆ vouer un culte ˆ l’effacement et ˆ l’absence, Eric Laurrent relance ind€niablement le discours romanesque. Mais les bruits recouvrent peut-‡tre un silence
42
Eric Laurrent, Dehors, Minuit, 2000, pp. 102-103.
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enfoui plus loin encore au cœur de l’€criture. Et le lecteur, €ternel veilleur, l’entend sans l’€pier. Il serait €galement opportun de nommer tous les romans qui aujourd’hui affichent le retour de la fiction et revendiquent les pr€rogatives du r‡ve. Les tenants de la Nouvelle Fiction comme Fr€d€rik Tristan, Jean-Luc Moreau ou Francis Berthelot se font les d€fenseurs d’un romanesque reconquis oŠ les intrigues se nouent et se d€nouent, les personnages vivent et meurent, oŠ la f€erie est de rigueur. Le minimalisme est alors • une impasse dans le meilleur des cas, et souvent une imposture. On est, qu’on parle beaucoup ou peu, toujours dans le langage, c’est-ˆ-dire dans l’€cart. Le mot simple est aussi loin de ce qu’il veut dire qu’un autre ; la phrase r€duite ˆ sa plus simple expression est aussi artificielle‚,43 €crit Marc Petit dans Eloge de la fiction. C’est au nom de la puissance r‚habilit‚e de l’imaginaire que le critique-romancier stigmatise les textes exsangues, devenus † ses yeux illisibles. Ecartant r‚solument l’‚criture du silence et ses avatars, se moquant † l’envi d’un minimalisme ‚triqu‚, ces auteurscritiques ne sauraient n‚anmoins ‚vincer l’usure des romans en forme de contes et la n‚cessit‚ de conf‚rer † la litt‚rature les exigences d’une r‚flexion sur elle-mˆme et sur le monde, si l’on souhaite qu’elle survive. Il n’est donc plus question d‚sormais d’aporie devant la vanit‚ de la parole ni de glorification du mutisme ni mˆme de hantise face † une menace ind‚finissable, consciente de ses d‚faillances, mais d’une absence de rep…res qui n’est plus † dire tant elle est patente, d’une litt‚rature qui clame la pr‚sence d’une voix, signe d’un ethos, soutenue par un m‚tadiscours souvent peu ‚conome de lui-mˆme. Le silence ne s’‚rige plus en principe po‚tique : peut-ˆtre est-ce parce qu’il tient tant de place dans les romans, que l’on n’appellera pas postmodernes, qu’il n’est pas plus utile de le d‚signer que de donner † voir la nudit‚ du roi. Qu’est-ce qu’on garde ? Marie Depuss‚ refait le parcours qui mena toute une g‚n‚ration d’intellectuels et d’artistes † ‚branler les certitudes, interpr‚ter les codes s‚miologiques et pr•ner l’absence et la disparition comme modes de fonctionnement. Personne en effet ne 43
Marc Petit, Eloge de la fiction, Fayard, 1999, p. 24.
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saurait faire l’€conomie des le‰ons de Barthes, de Foucault et de Lacan. Pourtant, s’esquisse ˆ l’or€e du XXIe si„cle, et ce depuis dix ans environ, un mouvement de retour sinon de repli vers l’€criture de la pl€nitude : les romanciers jouent avec le romanesque tout en se jouant du romanesque.44 Il va de soi que le positivisme ne surgit pas intact du XIXe si„cle et l’esth€tique de la repr€sentation ne revient pas inchang€e. Toujours est-il que, inscrits dans une sorte de cycle, les €crivains aspirent ˆ nouveau ˆ cr€er des œuvres qui ne se tiennent plus en €quilibre sur la falaise mais qui r€sistent quelle que soit sa hauteur. Le silence est sans doute lˆ, ˆ l’aff‘t – menace ou grŒce –, mais le po„te choisit de regarder, dans le tableau de Frenhofer, le pied de la Belle Noiseuse, plut‹t que sa silhouette dissimul€e par • une muraille de peinture ‚.45 Jamais, † vrai dire, les ‚crivains n’ont vant‚ le silence pour lui-mˆme : celui-ci ne vaut, † l’‚vidence, que s’il est aspir‚ par la parole, s’il l’induit, l’accompagne ou la provoque. Beckett, Blanchot ou les fervents d‚fenseurs du minimalisme ont puis‚ dans le sentiment de la perte et de la vacuit‚ ainsi que dans le souffle de la mort une forme nouvelle d’inspiration. Le silence ne vaut que s’il est interrompu. Il n’y a donc pas lieu d’admirer la place laiss‚e vacante par le tableau manquant. Ce serait aller plus loin que Frenhofer, le peintre fou de La Com€die humaine, et risquer de sortir non seulement du litt€raire mais du langage. Il s’agit donc bien €videmment de se tenir ˆ la lisi„re de la parole et du mutisme, de faire entrer le silence dans l’€criture et de ne pr‹ner l’absence que parce qu’elle est vaincue et l’amn€sie surmont€e. Quoi qu’il en soit, l’exc„s de r€serve glace le discours critique et, plus grave, n’inspire plus les €crivains. Aujourd’hui pour conna•tre • ces instants de f€licit€ oŠ le temps se fracture, et oŠ, enfoui dans la source, j’acc„de ˆ l’intemporel, l’impensable, le sans-limites ‚46 dont parle Charles Juliet ˆ Rodolphe Barry, sans doute faut-il explorer l’espace du dehors et du dedans et saisir ce moment oŠ, €piphaniques, les mots €mergent du silence.47
44
Pour l’analyse de ces notions et cat‚gories, on pourra se reporter † l’ouvrage de Bruno Blanckeman, Les R€cits ind€cidables, Presses du Septentrion, 2000. 45 H. de Balzac, Etudes philosophiques, Le Chef-d’œuvre inconnu, La Pl€iade, tome X, p. 436. 46 Rodolphe Barry, Rencontres avec Charles Juliet, La passe du vent, 2000, p. 43.
Chapitre X L’essoufflement du silence Apr„s avoir tant cru dans la force paling€n€sique du silence, le lecteur et le critique des œuvres contemporaines sont contraints de constater que les €crivains nourrissent parfois une certaine m€fiance ˆ son endroit ou qu’ils feignent l’indiff€rence. Peut-‡tre retrouve-t-on cependant quelques signes de sa pr€sence de fa‰on inattendue et in€dite.
Le refus du silence : un jeu avec le silence ? On pense aux instantan€s de la prose de Christian Gailly, aux multiples d€parts et recommencements qui jalonnent ses r€cits,1 sans aboutir, sans th€oriser non plus sur cette absence d’aboutissement. Une sorte d’€criture qui n’a pas tranch€, qui se dit dans cet €cart entre le renoncement et l’expansion infinie. • Je crains toute fiction de silence ‚,2 €crit Yves Peyr€. Dans les romans de Christian Gailly qui pratique ce que l’on appelle commun€ment l’€criture minimaliste se dessine une tendance vers un retour du romanesque et s’affiche le d€sir de laisser libre cours ˆ l’expression de la sensibilit€. Comme chez Christian Oster, la retenue toutefois est toujours de mise et, si le voile se l„ve davantage sur les affects, le pathos est soigneusement €vit€. La dite €volution est perceptible dans le dernier r€cit publi€ de C. Gailly, Un soir au club (P.O.L., 2001). S’encha•nent sans heurt, dans un glissement, des €v€nements essentiels, des €motions, des souvenirs, un drame. Rien pourtant ne semble se passer ; nulle rupture dans la syntaxe ou la tonalit€, nulle violence dans les propos. Tout arrive comme par inadvertance : un train rat€, un ing€nieur innocent mais inquisiteur, des musiciens 1 2
Christian Gailly, La Passion de Martin Fissel-Brandt, Minuit, 1998. Yves Peyr€, A m†me, Les voix du jour, Champ Vallon, 1990, p. 40.
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talentueux, une femme attachante, des mouvements de l’Œme incontr‹l€s. C’est ainsi que le pass€ annihil€ jusque lˆ resurgit et s’accomplit dans un pr€sent et un futur improbables, comme un in€luctable destin. Pourtant Simon Nardis, le personnage principal (c’est un ami peintre qui raconte l’histoire) s’est efforc€ en toute bonne foi de faire taire son pass€, sa vocation, ses aspirations ; il s’est m‡me structur€ ou peut-‡tre solidifi€, fig€ autour d’une strat€gie du renoncement. Mais le club lui tend un pi„ge : le moment entre parenth„ses, donn€ comme un surplus, le trio virtuose, l’alcool, le swing, Debbie. Le narrateur consigne cette volont€ r€it€r€e de silence et d’abandon chez le personnage, l’attitude de refus devenant une seconde nature. Or, Simon n’a pas oubli€ le monde du jazz et de la nuit. Dans l’instant qui pr€c„de le basculement vers ce pass€ qui avait • failli le faire mourir ‚, il est encore port€ par l’habitude du silence et du rejet. Il n’entre pas dans le jeu des confidences amorc€ par l’ing€nieur : Simon fut tent€ de lui demander ce que faisait sa m„re, dans la vie […]. Renon‰a. En €change fut tent€ de raconter que lui-m‡me quand il voyageait ne manquait jamais d’envoyer une carte ou un mot ˆ Suzanne […]. Renon‰a. C’e‘t €t€ se rappeler le temps oŠ tout allait bien pour lui. Renon‰a.3
Sa discr‚tion s’oppose † la labilit‚ de l’ing‚nieur : elle est le non-dit autour duquel se construit le r‚cit, et que la suite du r‚cit d‚voilera. Or, la r‚v‚lation ne s’inscrit pas dans une logique herm‚neutique. C’est dans la rupture du vœu de silence, dans le retour au jazz lancinant et † l’atmosph…re fascinante d’un club le soir puis la nuit que le pass‚ rejoint le pr‚sent. Dans un roman balzacien, les analepses se succ…deraient pour combler les espaces laiss‚s en blanc et suturer les failles de la narration. Ici, la coh‚rence n’est pas recherch‚e absolument, le silence continue de s’immiscer dans les dialogues. L’histoire minimale (ƒ la courte histoire de Simon et de Suzanne „4 au dire du narrateur) s’€tend dans l’espace et s’installe dans un provisoire qui se dilate de fa‰on al€atoire, au rythme impr€visible des humeurs et des retournements de situation.
3 4
C. Gailly, Un soir au club, Minuit, 2001. Op. cit., p. 34.
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C’est aussi l’€loignement, la rupture qui enclenche le r€cit dans l’œuvre de Christian Oster. Le personnage ressent le manque parce qu’une femme vient de le quitter ; il per‰oit le vide de la vie ˆ venir et la difficult€ des €changes. Dans Loin d’Odile, l’absence de la femme se d€place vers l’absence de la mouche qui a usurp€ jusqu’au nom – Odile – de la femme enfuie : • Et c’est son absence, donc, cette absence de mouche, que je devais, pour me calmer, m’appliquer ˆ chasser. Or, j’eusse pu m’en douter, on ne chasse pas ais€ment une absence de mouche ‚. Le paradigme du manque, du silence (d€clin€ plus loin) reprend en €cho la rupture avec Odile (la femme, pas la mouche) – • la femme de trop ‚ : Je crus alors que r‚ellement j’allais mourir, puisque aussi bien le vide qui me creusait parut prendre toute la place que j’occupais jusqu’alors pour donner quelque forme † la vie que j’imaginais de vivre, et r‚v‚ler derri…re la fiction de mon ˆtre, la tranquille et blanche v‚rit‚ de sa fin.
Ne pourrait-on voir dans ce sentiment de vacuit€, puis dans ce d€sir de revanche (chasser la mouche, tuer le souvenir de la femme) • une m€taphore ‚ de l’€criture ? Ainsi les mots s’€vident, les phrases s’amenuisent, les d€tails s’€purent, le bourdonnement dans l’oreille s’estompe jusqu’ˆ la limite du soutenable (ou du lisible) pour que ne restent que des mots de chair – qui font de cette absence une pr€sence audible, ˆ l’instar de ce corps qui parcourt m€thodiquement l’espace du chalet d€sert€. Cependant, il n’y a pas dans l’œuvre de Christian Oster, trace d’une quelconque fascination mallarm€enne pour • la disparition vibratoire ‚ ou pour la blancheur d’un silence lourd de sens. Ce qui domine, c’est la sensation d’une carence, d’une d€faillance apte ˆ organiser le r€cit ou alors la volont€ d’effacer (ou du moins de d€placer) les affects. Le romancier continue de jouer avec la question de l’impassibilit€. Accompagnant le formalisme de la linguistique, quelques €crivains comme Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly ou Christian Oster ont choisi de brider leur sensibilit€. C. Oster avoue : • l’impassibilit€, c’est ma tendance ; je la combats, elle r€siste ‚. Toujours est-il que la lecture de L’Aventure (1989) ou du Pont d’Arcueil (1994) confirme l’impression d’impassibilit‚. Pratiqu‚ jusqu’au dess…chement, le minimalisme constitue † l’‚vidence le credo esth‚tique des premiers romans de C. Oster. Une construction
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savante et une ironie insistante viennent en outre entraver les manifestations de l’€motion. Comme J. Echenoz, l’auteur se joue des formes convenues du romanesque en accordant une attention extr‡me aux d€tails les plus insignifiants, en privil€giant les phrases elliptiques et les ruptures syntaxiques : dans le Pont d’Arcueil en particulier se multiplient des notations descriptives ˆ propos d’un aqueduc et de menus €v€nements visant ˆ combler le vide de l’attente. Au fil des publications, se d€clinent ˆ l’envi les signes renouvel€s de • la neutralit€ ‚ d€finie jadis par Roland Barthes. Or, en 2001, Une femme de m€nage parut, venant d€placer les lignes d’un dispositif th€orique quelque peu fig€. La machine analytique – forte de ses r€f€rences et de ses mod„les herm€neutiques (fussent-ils nuanc€s et adapt€s ˆ l’objet romanesque) – se mit ˆ grincer. En effet, dans ce r€cit, le romanesque resurgit presque lav€ de tout soup‰on. Et, s’il y a distanciation des effets, la neutralit€ et le minimalisme d’antan semblent bel et bien r€cus€s. Ainsi le romancier introduit-il ici une histoire dont on per‰oit la trame et l’€volution, un discours • modalis€ ‚, des personnages soumis ˆ une investigation psychologique – certes lacunaire et fragmentaire – mais efficace dans l’€conomie de la narration. Nous sommes bien alors dans le refus des discours iconoclastes, dans un lieu oŠ se produit l’€mergence du romanesque. Sans renier les choix axiologiques et esth€tiques communs aux auteurs publi€s chez Minuit, l’€crivain peut ranimer les cendres du romanesque et faire une œuvre singuli„re, dans une certaine mesure d€routante. En ravivant le romanesque, C. Oster le transforme. L’impassibilit€ s’est d€plac€e du c‹t€ de l’apparent d€tachement des personnages et le d€nouement semble marquer le point limite oŠ le romancier peut s’affranchir des diktat du minimalisme sans reproduire ˆ l’identique les formes convenues de la narration. Tout se passe comme si la distance et la neutralit€ s’€taient orient€s du c‹t€ du refus d’engagement des personnages (ne pas aimer, ne pas se marier, ne pas avoir d’enfants, ne pas nommer ce qui arrive). Et pourtant, le r€cit le dit ˆ leur place : Laura semble aussi d€tenir ce savoir lorsqu’elle accepte • l’€preuve ‚ de la coupe des cheveux. Des objets viennent rompre le silence : l’€pisode de la bague qui d’ailleurs renoue, semble-t-il, avec l’arsenal le plus classique des narrations romanesques (Balzac, M€rim€e et d’autres en ont utilis€ la symbolique) ; l’aspirateur surtout qui, pli€ et emport€ par Laura en guise de reproche, pour prolonger m€tonymiquement son statut
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ant€rieur, devient, dans ce nouveau contexte, inutile, d€risoire, comique m‡me et souligne donc ironiquement le changement de statut. Dans le d€nouement enfin, le romanesque est ˆ la fois vivifi€ et d€jou€. Tous les fils en effet s’assemblent et font sens, et le d€sordre fortuit des faits devient une mosa•que tout ˆ fait identifiable : Constance, l’ex-femme du narrateur a €t€ la ma•tresse de Ralph chez lequel s€journent Laura et le narrateur depuis le d€but de la seconde partie. L’histoire d’ailleurs prend forme et €paisseur ˆ partir du moment oŠ les personnages €parpill€s jusque-lˆ se retrouvent en un lieu, non pas huis clos, mais espace unique et tout de m‡me restreint. C’est donc lˆ un signe indubitable d’une sorte d’acceptation du jeu romanesque avec ses rites et ses lois : sans aller jusqu’ˆ poser la n€cessit€ d’un deus ex machina, le roman exige un d€nouement qui €claire les faits ant€rieurs, r€unit les bribes de r€cits et r€pare les lacunes et ellipses €ventuelles. Or, le roman de C. Oster accomplit cette d€marche mais il serre le m€canisme un tour de plus, semble-t-il, ˆ tel point que, somme toute, les co•ncidences paraissent presque artificielles et la coh€rence fictive. Le roman se d€noue dans les faits (c’est bien s‘r toujours le cas), mais ici l’exc„s, ironique, d€nonce la pratique et le strat„ge en narration fait presque trop de z„le pour que la fin demeure cr€dible. Ainsi le romanesque est de retour tout en restant en m‡me temps soumis ˆ une d€n€gation implicite mais efficace. Quant au personnage principal, narrateur de sa propre histoire, dont le pass€ se reconstitue par fragments et dont le refus de s’engager s’amenuise, il se heurte en derni„re analyse ˆ une r€alit€ triviale : en rejoignant le cours habituel des choses et en adoptant un fonctionnement psychologique classique – digne de figurer dans une narration romanesque –, il devient celui que les autres voient, rien de plus, un homme finalement trop vieux qu’une femme d€cid€ment trop jeune ne peut que quitter : • H€l„ne, elle, €tait rest€e assise. Elle parlait plus que moi. A un moment, elle s’est arr‡t€e au milieu d’une phrase. Ah, a-t-elle dit. Je crois que votre fille revient ‚.5 Il s’agissait de Laura. Le patient retour † la vie et † l’amour † l’instar d’une sage r‚‚criture du romanesque se d‚litent face † la force de l’inconnu. L’invention du romanesque aujourd’hui est l† dans cette tension entre 5
C. Oster, Une femme de m€nage, Minuit, 2001, p. 237.
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des formes d€jˆ €prouv€es de la narration et l’exp€rience limite de la d€faillance du sujet, ˆ l’image de celle du langage. Dans le train, paru en 2002, poursuit cette incursion dans le romanesque, faisant refluer vers les seuils de l’œuvre les marques du silence. Un personnage, Anne, que l’on peut dire avec Balzac • reparaissant ‚ (on se souvient d’Anne Lebedel dans Mon grand appartement) occupe les pens€es du narrateur et suscite chez lui des €motions €volutives et contrast€es que le roman retrace sans complaisance mais sans distance excessive. C’est un sac observ€ puis port€ qui va cristalliser les r€actions et les mouvements des actants tout en donnant ˆ lire les €tapes successives de la relation amoureuse. La rencontre, fortuite et insolite, est plac€e sous le signe de cet objet encombrant et trop lourd : • C’est son sac qui m’a d’abord fait mal ‚.6 Le sac ponctue ensuite les €pisodes de cette liaison : il en marque l’€volution et change progressivement de signification. Puis l’€pisode revient ˆ la m€moire du narrateur, donnant lieu ˆ une r€flexion sur un €tat mental : • Mon bagage augmente. Dans la vie. C’est de plus en plus lourd, et j’aimais bien cette id€e d’entraide, de partage ? Et puis, le poids de cet homme, dans sa vie, j’avais d€jˆ aid€ Anne ˆ le porter ‚.7 Le sac semble ‡tre cette fois le rappel de l’homme aim€ par Anne, sa pr€sence encombrante. C’est l’€crivain qui a €crit ses livres si lourds que l’on porte sans les lire : les livres sont donc ici, ironiquement, r€duits ˆ leur mat€rialit€ d’objets pesants. Faut-il aller jusqu’ˆ dire que l’€criture est dans une certaine mesure un poids, incompatible avec la vie amoureuse ? Et, si l’on continue de suivre l’histoire du sac, on s’aper‰oit qu’il marque scrupuleusement les €tapes de la relation : • Mais c’est ce sac qui me rendait timide, je crois. C’est fou ce que ‰a peut r€installer comme distance, un sac ‚.8 Le narrateur feint alors de s’‚tonner quant au pouvoir du sac – pourtant ‚rig‚ au rang d’objet symbolique complexe depuis le d‚but de l’histoire. Il est le d‚clencheur de la relation, un obstacle (effectif puisqu’il impose un recul et symbolique en rappelant l’homme aim‚) ; il est enfin un lien † cause de la peine initiale qui a ‚mu et que l’on partage. Le sac (de livres) ne serait-il pas le seul objet r‚el du roman, 6
Dans le train, Minuit, 2002. Op. cit., p. 117. 8 Op. cit., p. 126. 7
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le t€moin privil€gi€ de la rencontre, ce par quoi tout arrive et qui accompagne ce qui arrive : • J’ai pens€ que personne n’habitait lˆ, que c’€tait un d€cor, qu’Anne elle non plus n’existait pas, et qu’ˆ la fin de cette histoire, ne me resterait que le sac, avec les livres. Avec l’histoire quelque part, dedans, qui sait, que je pourrais lire. Ce serait mieux que rien ‚.9 Malgr‚ l’ironie, ce passage tr…s dense est particuli…rement ‚mouvant. Les objets auraient-ils plus de r‚alit‚ que les sujets ? La fiction serait-elle plus ƒ vraie „ que la r‚alit‚, dans sa p‚rennit‚ ? N’y aurait-il pas l† trace d’une forme d’impassibilit‚, de retour discret et provisoire † la mani…re ant‚rieure et au parti pris d’effacer la subjectivit‚ ? Sans doute, † moins que les dits objets n’aient jamais ‚t‚ autre chose qu’un d‚tour dont on fait le centre, mais qui continue de dire pr‚cis‚ment ce qui est central – † savoir la souffrance et la complexit‚ de l’ˆtre humain. Dans ce dernier roman, tout se passe comme si les objets ‚taient plus fiables que les ˆtres qui passent, fuient et trahissent, le point d’ancrage le plus sŽr pour un ‚crivain charg‚ de dire quelque chose du monde. C’est un peu comme si le sac parlait en lieu et place des personnages, peu diserts. Il remplace la conversation d‚faillante des deux personnages et raconte leur histoire. Le sac d’ailleurs accompagne Anne et Franck jusqu’au bout, t‚moin fid…le de leur amour (adjuvant et non plus opposant, comme on dirait pour l’analyse d’un conte). A la fin du roman, le sac reprend son r•le de scansion de la relation : ƒ On ‚tait debout, tous les deux, et le sac n’‚tait plus entre nous, et puis on ‚tait dans une maison, et j’ai pens‚ que ‹a changeait de l’h•tel „.10 Le sac est cette fois l’objet familier que l’on pose, que l’on d‚pose ; il devient le signe d’une inscription de la relation dans la dur‚e. Dans l’avant-dernier chapitre, le r‚f‚rent ƒ sac „ est ‚vacu‚ ; ne reste plus que ƒ cette sensation agr‚able „ de devoir porter cette femme – lourde de son pass‚, de lettres lues et d’amours d‚‹us… Puis une variante est introduite : le sac de voyage est remplac‚ par le sac † main qui p…se moins et ne s‚pare plus : la relation s’installe dans la normalit‚ (dont le r‚cit est extradi‚g‚tique). Le narrateur enfin reprend † son actif toute la polys‚mie du sac et montre par ce biais le chemin accompli. Il fait plus loin preuve d’autorit‚ lorsqu’il choisit de laisser 9
Op. cit., p. 128. Op. cit., p. 132.
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le sac (autrement dit d’oublier l’amant pr€c€dent). Mais, ultime retournement, il s’en remet ˆ cette femme – lourde de son pass€, porteuse d’un sac. • Et je me suis senti las, tout ˆ coup, lourd et las, avec ce sac, au bout du bras, qui pesait ‚.11 L’hypallage disparaŒt et l’adjectif ƒ lourd „ reprend sa place naturelle. C’est l† une r‚ponse (qui cl•t le r‚cit sans clore l’histoire). Rappelons-le : ƒ C’est ce sac qui m’a d’abord fait mal. Elle ne le posait pas „. A l’‚vidence, le r‚cit est parfaitement construit ; la progression est m‚nag‚e, concert‚e ; et pourtant, le naturel des enchaŒnements est pr‚serv‚. Quant aux affects – en l’occurrence le sentiment amoureux – ils se disent sans se dire, d‚cal‚s. Par un effet de d‚placement, le sac traduit donc l’ampleur et la profondeur des sentiments. Mais, l’objet – comme ce fut souvent le cas dans les romans pr‚c‚dents – n’occupe pas une place essentielle et surtout il n’occulte pas les mots de l’amour, du d‚sir. Le narrateur les prononce, les commente, les suscite. Sans pathos, l’intime parvient † se dire ; le sujet se d‚porte vers des lieux anonymes, des signes infimes, des situations et des gestes en porte-†-faux pour se d‚voiler ; mais en ƒ s’extimant „ (pour reprendre le mot de Lacan), il manifeste son int‚riorit‚.12 C’est l† un pas de plus dans le mouvement de retour du sujet qui est franchi, si on le confronte aux r‚cits ant‚rieurs qui n’excluaient pas la sensibilit‚ tout en s’‚vertuant † la neutraliser ou † tout le moins † en diminuer la port‚e. Cependant, le roman Dans le train renoue, paradoxalement, avec un certain minimalisme ; il se pr€sente comme une forme €pur€e du roman pr€c€dent Une femme de m€nage. Le narrateur mentionne de son c‹t€, et ce ˆ plusieurs reprises, un rapport difficile avec les mots et avec les livres : • je lui ai dit seulement tu sais que je ne lis pas beaucoup, moi, que je n’€cris pas, que je suis quelqu’un dans la foule, tu le sais, alors si ‰a te g‡ne c’est maintenant que tu me le dis et je pars, je ne supporterai plus ton m€pris, je ne veux pas de ton amiti€, je ne supporterai que ton amour, il va falloir que tu m’aimes, c’est la condition pour que je reste ‚.13 Le narrateur fait alors allusion ˆ 11
Op. cit., p. 159. Sur la question de l’intime et de l’extime, je me permets de signaler l’ouvrage paru en 2002 chez Rodopi (Le Crin 42) sous ma direction. 13 Op. cit., p. 151. 12
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l’homme que la jeune femme aimait jusque lˆ et qui €tait €crivain. Economes en mots, plus ˆ l’aise dans le silence que dans la conversation, les personnages se sont peu parl€s jusque-lˆ : ils se sont rapproch€s, ˆ contre-temps tout d’abord, ˆ contre-emploi aussi (Franck a €t€ • la mascotte ‚, • le rempla‰ant ‚ pour Anne avant d’‡tre son amant). Les mots abondent ˆ la fin du r€cit mais comme pour ‡tre €vacu€s au profit de sentiments intenses – ˆ vivre extradi€g€tiquement. Il n’y a presque plus de place pour la neutralit€ dans un tel r€cit ; mais en revanche revient une autre forme de minimalisme. Outre le recours ˆ un lexique simple et ˆ la r€p€tition insistante, l’amour se construit avec un petit nombre de mots et de gestes €tonnamment efficaces. Au cours du roman, sont €lud€s les sujets ext€rieurs – autrement dit €trangers ˆ l’amour naissant – (Anne par exemple n’a pas envie de parler de sa sœur jumelle), les mots de trop. Le r€cit se fonde sur une sensation de perte, de manque – comme quelque chose qui se pr€cise en s’€vidant. • Et c’est lˆ, au cœur de cette sensation de la perdre, que les choses ont commenc€ ˆ bouger, en moi ‚.14 Plus tard, Franck ne parvient pas ˆ • mettre une forme autour de ce regard ‚,15 ˆ retrouver le souvenir de son visage aper‰u pourtant quelques heures auparavant. Puis les deux remarques se rejoignent plus loin dans • l’atteinte €blouie de cette femme que je risquais de perdre, et dont le visage, de nouveau oubli€, […] se d€coupait comme une forme vide qui promettait de reprendre vie au bout de mes gestes ‚.16 Le mot • manque ‚ (comme le mot • trou ‚ chez Duras peut-‡tre) vient ensuite scander les €tapes de la relation. A la crainte somme toute l€gitime et banale de perdre une femme que l’on vient de rencontrer et que l’on aime d€jˆ s’ajoutent ce que l’on pourrait appeler, pompeusement sans doute, une • ontologie du manque ‚, ainsi que la conscience de l’impuissance du langage. Dans un roman ant€rieur, que nous avons d€jˆ €voqu€, Loin d’Odile (1988), – dont le titre marque d’embl€e l’€cart qui organise la narration, l’absence d’Odile (la mouche insistante qui par transfert occupe la place vacante laiss€e par la femme en all€e et usurpe 14
Dans le train, p. 18. Op. cit., p. 35. 16 Op. cit., p. 50. 15
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m€tonymiquement son pr€nom) – se d€cline douloureusement sur plusieurs modalit€s. C’est ˆ la fin du r€cit que le manque prend forme et sens, trouvant lˆ son point d’acm„ et renouant avec la hantise du silence. Le silence, ici, dans l’‚tat de f‚brilit‚ o• je me trouvais, devenait presque intol‚rable. […] Elle eŽt aussi bien pu ˆtre morte. Justement, me disje. Voil†. C’est ‹a. C’est de ‹a que tu as besoin pour te calmer. Si Odile est morte, ce n’est plus comme si elle ‚tait absente. Une mouche morte, ce n’est pas une absence, ce n’est rien, ‹a ne compte pas.17
L’insignifiance assign‚e † la mouche, † son existence prend donc un relief inattendu. Sous couvert d’ironie, l’absence de la mouche, sa mort probable, et le manque qui ‚treint le narrateur renvoie sans nul doute au sentiment terrifiant de vide qui habite l’homme lorsqu’il est dans un autre contexte, ramen‚ ƒ † son terne luimˆme „, comme le dirait Proust. R‚duit † l’espace qui l’entoure (le chalet d‚sert‚), le narrateur interrompt ses m‚ditations sinistres pour s’adonner † des exercices physiques – comme si le mouvement de son corps lui permettait de ƒ chasser „ la mouche/ les pens‚es de mort et le ramenait † ce qui reste lorsque l’on a tout perdu – la mati…re. L’‚criture d’Oster dans Loin d’Odile et Dans le train, soumise au scalpel du sculpteur, me semble pr€cis€ment suivre une trajectoire similaire ; les phrases s’amenuisent, chassent ce qui • bourdonne aux oreilles ‚, tour ˆ tour €ludant et affrontant la question cruciale de l’absence, jusqu’ˆ trouver un sens, une forme (amu•e, certes) mais €pur€e et vive. Des mots de chair – ˆ l’unisson de ce corps courant m€thodiquement ˆ l’int€rieur du chalet – qui subsistent lorsque le silence est devenu pr€sence et lorsqu’il ne peut plus ‡tre support€ ni dit, lorsqu’il faut, au-delˆ des limites assign€es au langage et ˆ la pens€e, inventer pourtant une suite. A ce titre, Loin d’Odile ferait figure, nous l’avons dit, de modus scribendi pour les autres textes. Il met † nu le proc…s de la fiction, montrant d’abord ce qui assaille la conscience (les bruits parasites qui exasp…rent l’ˆtre et tendent † le miner), puis le d‚sir de s’‚loigner, de faire abstraction de l’autre, de creuser le vide en soi et finalement peut-ˆtre la force qui survient pour dessiner les contours de l’absence, pour renouer avec la mati…re et les mots † cru. Le dernier 17
Loin d’Odile, pp. 124-125.
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roman publi€ de C. Oster, Les Rendez-vous, confirme ce mode de cr€ation et inscrit la perte dans l’incipit et l’excipit : • Trois ans apr„s qu’on eut cess€ de se voir, avec Cl€mence, je lui donnais des rendezvous ‚.18 Et, ˆ la fin du roman : • Je m’€loignai de la voli„re. [Cl€mence] ne m’avait pas vu ‚.19 Autrement dit, pour €crire, sans doute faut-il d’abord dire tout ce qui €chappe, d€crire le vide qu’il y a autour de soi, en soi. Logique de la d€n€gation ou plut‹t proc€d€ pictural qui consiste ˆ circonscrire en espace (le train, un h‹tel, un chalet isol€) pour que prennent forme un visage, de l’amour. Toutefois, il n’y a pas trace dans les romans de Christian Oster d’une • €criture du silence ‚, fond€e sur une fascination du retrait, de la perte et de la mort. Nous ne sommes pas ici dans une perspective blanchotienne ; nous sommes ˆ l’€vidence loin de Duras et surtout de des For‡ts, de Quignard ou de Millet qui – ˆ des titres divers – creusent nos hantises sur les plans litt€raire et ontologique. Le silence pourtant continue de s’€crire dans la litt€rature contemporaine, mais sans ostentation, naturellement inclus dans le flux de la parole po€tique. • Le silence maintenant affouill€/ j’esp„re reconna•tre/ ˆ la l„vre de l’€chancrure/ tous ces mots ruin€s,/ hier encore/ insinu€s sous la peau ‚.20 Le silence aurait repris la place qu’il occupe dans les ‚changes habituels : il souligne ce qui est dit, il occupe un espace, il traduit l’intensit‚ de l’‚motion, il scande les discours et mesure le temps. Il est l† en nous, interrogeant le sujet et le d‚pla‹ant peut-ˆtre, sans heurts. Il n’accompagne plus les moments de pathos prolong‚s. Trace † peine lisible, il ne ride plus la surface des mots. Il est inscrit en eux, en nous. N’est-ce pas le lecteur qui parfois invente le silence d’une ‚criture par trop ind‚cise ? Ce retournement du discours sur le silence a sans doute son origine dans l’œuvre de L.-R. des Forˆts. Pour lui-mˆme, l’auteur du Bavard rompt avec le serment d’aphonie, s’inscrit † nouveau dans l’orbe de l’‚criture. Or, il s’agit l† d’un mouvement d’ensemble. Il est 18
Les Rendez-vous, Minuit, 2003, p. 7. Op. cit., p. 155. 20 G. Titus-Carmel, Ceci pos€, Fata Morgana, 1996, p. 14. 19
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banal de constater aujourd’hui que la litt€rature a retrouv€ un €lan, qu’elle a brav€ les risques d’extinction de la voix, qu’elle ose r€affirmer la supr€matie du • je ‚, qu’elle n’irait plus vers son • €puisement ‚. Une esth€tique n€o-repr€sentative a fait son apparition, sous la plume d’un Fran‰ois Bon ou d’un Pierre Michon, €vin‰ant ou marginalisant semble-t-il depuis la fin des ann€es quatrevingt-dix les €crits anim€s par une fascination du silence. Le regard du lecteur interroge encore les œuvres qui s’€crivent sous nos yeux : et si le silence n’avait plus rien ˆ dire ?
Et si le silence n’avait plus rien • dire ? Avant d’aborder des textes qui affichent la pr‚gnance du dire et du dit, consid‚rons, un instant encore, les r‚cits tenus jusqu’ici comme paradoxalement faits de silence. Un contre-courant mettant en cause la pertinence du concept de silence pour rendre compte de l’œuvre de Louis-Ren‚ des Forˆts notamment s’affirme sous la plume de Marc Comina, dans son ouvrage intitul‚ Louis-Ren€ des For†ts. L’impossible silence.21 En effet, il ‚radique m‚thodiquement ce qu’il appelle ƒ le mythe de l’‚crivain silencieux „.22 Le silence de l’‚criture serait en l’occurrence plus circonstanciel que structurel. Il serait li‚ † des faits biographiques et, en aucun cas, ne pourrait fonder une po‚tique † l’œuvre dans l’œuvre. Ainsi les th…ses de l’‚crivain-parjure et de l’‚criture-d‚lit deviendraient obsol…tes. Il ne s’agit pas de mettre en doute ici la validit‚ de l’enquˆte men‚e † cet effet : quelques conclusions m‚ritent toutefois, † notre avis, d’ˆtre nuanc‚es. S’il est vrai que la r‚ception de l’œuvre forestienne s’est modul‚e sur celle des lectures liminaires et initiatrices de Maurice Blanchot, de Maurice Nadeau et de Bernard Pingaud, il n’en demeure pas moins que les propos fictionnels et critiques de L.-R. des Forˆts (je veux parler de ceux tenus dans Le Bavard, La Chambre des enfants et Voies et d€tours de la fiction), conf„rent au silence une valeur fondatrice.
21 22
Marc Comina, Louis-Ren€ des For†ts. L’impossible silence, Champ Vallon, 1998. M. Comina, op. cit., titre du chapitre IV, pp. 63-64.
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Sans retomber dans une analyse formaliste ˆ l’exc„s, il convient en outre de distinguer le parcours de l’€crivain et celui de l’€crit, – non pas autonome mais autre. L’œuvre produit des effets et des sens, diff€rents de ceux escompt€s. C’est la logique des r€cits. La congruence des interpr€tations donn€es n’atteste pas de leur v€racit€ absolue, mais de leur plausibilit€ : celles-ci font partie de l’œuvre m‡me et des territoires qu’elle fait na•tre. La relation esth€tique qui s’instaure entre ces textes est fond€e sur l’immanence des r€cits, certes, mais aussi sur leur transcendance.23 Dans cette perspective, l’œuvre forestienne – pos€e comme instigatrice d’une forme d’€criture – a eu, ˆ l’€vidence, des effets mod€lisants sur nombre d’€crivains, maintes fois cit€s supra, abus€s peut-‡tre eux aussi par des lectures partielles et imparfaites. Qu’en savons-nous ? A ce titre, Richard Millet, dans le sillage de Pascal Quignard et de L.-R. des For‡ts, a per‰u le silence comme une tentation, une voie possible conduisant ˆ une forme renouvel€e d’€criture. Il met en intrigue un personnage, au nom transparent, Samuel du Bois, qui incarne la figure aust„re du Ma•tre, et il €crit : • Est-il certain que sans lui je me serais tu ˆ jamais ? ‚24 Il le pr€sente ainsi : • Ombrageux et solitaire, il m’apprit les vertus de la raret€ et de la solitude ; il me fit aussi entendre que la vie comptait plus que l’œuvre ‚.25 Cela, sans nul doute, est essentiel. Le faux – si tant est que ce soit le cas ici – engendre aussi la cr€ation et les discours qu’elle continue de tenir sur son av„nement. Quoi qu’il en soit, le r€cit du Bavard a donn‚ le coup d’envoi † la probl‚matique du silence. Et le commentaire de Maurice Blanchot, ƒ La parole vaine „, a mis l’accent sur sa fonction d’initiation. Le Bavard repr‚sente en effet un cas limite puisqu’il affiche un m‚pris profond pour la parole au moment o• elle s’‚nonce. Il d‚valorise le texte en train de s’‚crire, mˆme si l’‚quivalence parole/ texte n’est pas compl…te. ƒ Je soup‹onne un livre comme Le Bavard d’un nihilisme presque infini. […] Il est le nihilisme de la fiction r‚duite † son essence, maintenue au plus pr…s de son vide et de l’ambigu‡t‚ de ce vide „.26 Cependant, la d€rision qui entache le 23
Les deux volumes de G€rard Genette intitul€s L’Œuvre de l’art, (Seuil, 1994 et 1997) le d€montrent. 24 Richard Millet, L’Ang‚lus, P.O.L., 1988, p. 70. 25 Ibidem. 26 M. Blanchot, • La parole vaine ‚ in L’Amiti‚, Gallimard, 1971, p. 139.
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discours sans fin et sans raison du personnage n’atteint pas totalement l’€criture. Ce • bavardage ‚ n’est pas la simple transposition all€gorique de l’œuvre, m‡me si le rapport est €vident. Il semble que cette • parole discr€dit€e ‚27, cette • parlerie [qui] d€truit le silence tout en emp‡chant la parole ‚28 mette en garde l’‚crivain contre les discours st‚riles mais ne se confonde pas exactement avec l’acte d’‚crire. C’est l† peut-ˆtre une fa‹on de conjurer la menace, de d‚placer la fiction pour qu’elle pr‚serve l’œuvre des bavardages ‚hont‚s. Sujet du r‚cit, mati…re narrative de pr‚dilection, ƒ la parole vaine „ ne laisse pas de place au silence ; elle ‚touffe le destinataire. Mais elle est en mˆme temps un silence d’une autre esp…ce, puisqu’elle ne dit rien. Le bavard est ƒ aphasique „, si l’on en croit M. Blanchot. L’ambigu‡t‚ du silence maintenue ici ouvre la voie † une longue lign‚e de textes qui s’interrogent sur le paradoxe inh‚rent † l’‚criture du silence. Aujourd’hui toutefois, il est ind‚niable que le silence ne semble plus occuper syst‚matiquement le cœur des r‚cits. Il obs…de peut-ˆtre moins, n’inspire plus gu…re. Il s’av…re qu’il a ralenti son d‚bit ou mˆme s’est tari dans les derniers r‚cits de Fran‹ois Bon, de Pierre Michon et de Marie Depuss‚, notamment. Il n’en reste pas moins, † fleur d’œuvre, dans quelques cas. A premi…re vue, un r‚cit tel que Prison de Fran‰ois Bon mise r€solument sur le dire plut‹t que sur le taire. Il s’agit en l’occurrence d’occuper l’espace de la page, du livre avec les mots de ceux qui n’eurent jamais (ou presque) la parole. Chacun, de la prison, t€moigne de son isolement : le silence s’est r€fugi€ lˆ, dans les murs de la ge‹le : il est en quelque sorte redevenu un th…me possible de la narration, la hantise d’un personnage au lieu de revˆtir une dimension † la fois th‚orique et ontologique. ƒ Les voix racontent, disent sans parler parce que ce qu’il y avait d’important ce n’est pas comme ‹a qu’on peut le donner „.29 Le • parloir ‚ ne d€lie pas vraiment les langues : seule l’€criture alloue ici un espace aux mots retenus.
27
Op. cit., p. 145. Ibidem. 29 Fran‰ois Bon, Prison, Verdier, 1997, p. 119. 28
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Avec un autre enjeu narratif et id€ologique, Marie Depuss€, dans les r€cits r€unis sous le titre Lˆ o‹ le soleil se tait, donne aussi la parole ˆ des prisonniers : une jeune femme folle et ceux qui, dans la vie, sont d€jˆ morts, fatalement silencieux. Or, c’est la narratrice, venue du dehors, qui ins„re dans son propre discours des bribes de phrases rapport€es. Elle extrait de cet univers oŠ • il n’y a plus que du silence ‚, quelques fragments de gestes, de paroles, de d€sirs. Le silence est suspendu, d€chir€ mais il n’est pas vaincu. L’histoire s’installe au creux des interstices, le temps d’un r€cit bref. Et les images se juxtaposent, se superposent : l’€criture, d€cousue, c„de la parole aux autres – qui ne sont rien d’autre que des personnages de fiction – l’espace d’instantan€s ; puis elle reprend le fil d’une narration en lambeaux. Le ton emprunte m‡me parfois la voie du discours argumentatif : • la prison est une mise en sc„ne plus efficace que la rue ‚.30 Dans ce texte, second livre publi€ de Marie Depuss€, le romanesque surgit intact ou presque de ces €clats de • vies minuscules ‚ (selon l’expression de Pierre Michon). Ce silence, m€taphorique, est int€gr€ dans l’espace du discours de fiction ; ˆ ce sujet, tout est dit d„s le titre : • Lˆ oŠ le soleil se tait ‚. Dans un autre ordre d’id€es, Pierre Michon restitue, dans La Grande Beune, le silence de la Dordogne et donne la parole ˆ ceux qui se sont tus, ceux qui ne savent pas atteindre le cœur des choses car les mots leur manquent : Dans Castelnau, Yvonne, […] qui ne leur parlait de rien parce que peut-ˆtre ce qui leur perche au ventre lui perchait dans la voix, qui leur parlait donc de tout et de rien, Yvonne † cette heure venait d’apparaŒtre † mi-corps derri…re son ‚ventail, sa jupe invisible caressant ses cuisses.31
Le texte restitue aux hommes, muets, leur place sinon leurs discours, comble les lacunes du r€cit, en disant simplement la d€ficience du langage et la force du d€sir. Le silence ne serait plus de mise. G€rard Genette r€sume ce revirement et cet essoufflement du silence, dans des termes plut‹t
30 31
Marie Depuss€, Lˆ o‹ le soleil se tait, P.O.L., 1998, p. 19. Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier, 1996, p. 63.
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ironiques, ˆ propos de l’affluence suscit€e par la disparition d’un tableau dans un mus€e devant la place vide : La d€monstration est maintenant faite de cette v€rit€ d€gag€e par Roland Barthes, qu’en art il n’est pas de degr€ z€ro, ou plut‹t qu’en art (comme dans le langage d’ailleurs) le degr€ z€ro du signe n’annule pas la signification, et qu’une absence d’œuvre peut valoir pour une œuvre, comme une absence de mot peut valoir pour un mot. On savait d€jˆ que l’art r€cup„re inlassablement dans son syst„me tout ce qui veut en sortir, restituant le Nouveau Roman au Roman, l’Antith€Œtre au th€Œtre et la Nouvelle Vague au vieil Oc€an. On savait que le blanc est une couleur, que le silence appartient ˆ la musique et la marge au po„me et que le chef-d’œuvre de Rimbaud est sa fuite ˆ Harar. L’art et la litt€rature usaient de plus en plus de ces ressources n€gatives, et Maurice Blanchot pouvait annoncer : ‘La litt€rature va vers son essence, qui est la disparition’.32
Cette longue citation montre le chemin parcouru depuis • l’€criture du d€sastre ‚ et la relecture de Mallarm€ en termes d’absence et de silence. La valorisation de la parole contenue a permis de redonner un essor ˆ la litt€rature et ˆ l’art, de leur r€server une place insolite, ˆ l’abri des discours bavards de la vie quotidienne. Le silence est apparu comme le but supr‡me d’une parole galvaud€e. Parall„lement, l’esth€tique minimaliste a soulign€ le r‹le d€sormais marginal de ces produits de luxe que sont l’art et la litt€rature. Eriger le silence en valeur, c’est ˆ la fois accepter un r€tr€cissement de son espace et de son aura et faire de cette perte de pouvoir une force. Le r€cit litt€raire est redevenu pr€cieux par ce nouveau statut : il semblait toujours arrach€ au silence, menac€ par lui et issu d’un pacte viol€. Or, ce discours semble caduc et G. Genette se fait largement l’€cho de cette fin de r„gne. Il est temps sans doute de dire ce qui est ˆ dire, de ne pas glorifier ce qui n’est pas et ce qui n’est plus, de ne pas conf€rer ˆ la seule absence la vertu d’un principe po€tique fondateur. La voix feutr€e, les cris €touff€s, les dialogues exsangues et la mise en sc„ne du silence, f‘t-il rompu, sont ici tourn€s en ridicule. En poussant le paradoxe d’une €criture du silence jusqu’au bout, on obtient en effet les absurdit€s d€nonc€es ici par le critique. Le silence effectif et prolong€, l’absence de mots l’emporteraient sur le discours : c’est lˆ signer la mort de la litt€rature en effet.
32
G. Genette, Figures IV, Seuil, 1999, p. 48.
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Toutefois, pr€cisons qu’il n’a jamais €t€ question de vanter le silence pour lui-m‡me : celui-ci ne vaut, ˆ l’€vidence, que s’il est aspir€ par la parole, s’il l’induit, l’accompagne ou la provoque. C’est lˆ une sorte de dyade, de couple indissoluble dans laquelle les deux €l€ments sortent renforc€s de la confrontation. A l’instar des diff€rences linguistiques qui permettent de d€gager des traits pertinents, le silence fait valoir la parole – m‡me si les interf€rences sont plus complexes que cela – et, en derni„re analyse, la fonde. Il n’y a donc pas lieu d’admirer la place laiss€e vacante par le tableau manquant, pour reprendre l’exemple de G. Genette. Ce serait aller plus loin que Frenhofer, le peintre fou de La Com€die humaine, et risquer de sortir non seulement du litt€raire mais du langage. En cons€quence, il s’agit bien €videmment de se tenir ˆ la lisi„re de la parole et du silence, de faire entrer le silence dans l’€criture et de ne pr‹ner l’absence que parce qu’elle est vaincue et l’amn€sie surmont€e. Roland Barthes et Maurice Blanchot n’ont pas dit autre chose. Quoi qu’il en soit, l’exc„s de r€serve, l’importance extr‡me attribu€e au vide glacent le discours critique, semble-t-il, et plus grave, n’inspirent plus les €crivains. Force est de reconna•tre que la crise de la repr€sentation est d€pass€e ou enray€e, que les romans s’affichent comme tels aujourd’hui et que l’observation des d€tails, souvent minutieuse, est consign€e fid„lement par les plus grands d€fenseurs de ce que r€trospectivement on se hasardera ˆ appeler • l’€cole du silence ‚ ou mieux • l’asc„se du silence ‚. Richard Millet par exemple passe avec aisance et brio d’un style ˆ l’autre. Je n’en veux pour preuve que le parcours accompli de L’Ang‚lus ˆ L’Amour des trois sœurs Piale. Il n’est pas question de rupture au sein de son œuvre ni de • mani„res ‚ diff€rentes mais d’une €volution qui conduit de la tentation du silence (l’appel du vide et de la mort) ˆ une composition avec le silence. Dans La Voix d’alto, le silence a perdu son €loquence imm€diate et son pouvoir d€clencheur, il est tiss€ dans les fils de la narration et ne surgit gu„re plus en tant que tel. Ce sont bien davantage les questions de l’origine, de la terre, du corps, de la langue qui d€placent le silence sans l’€vacuer du r€cit. Richard Millet rappelle que c’est Balzac qui a favoris€ l’entr€e de la province dans le roman, lui conf€rant sa dignit€ de sujet litt€raire. Il la r€habilite lui
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aussi ˆ sa mani„re, mais en la faisant €merger d’espaces effectifs et imaginaires : le Liban, le Qu€bec, la banlieue parisienne. Le pays de l’enfance, la Corr„ze ne prend sens que dans cette constellation de lieux de fracture et de rupture. C’est pr€cis€ment dans la pluralit€ des terres invoqu€es que se r€v„le une terre d’origine – plus d€l€t„re que fondatrice sans doute – puisqu’elle porte en elle sa propre fin et nous renvoie ˆ nos d€ficiences et nos dysfonctionnements. L’€crivain reprend, dans ce roman, en l’€purant le proc€d€ de retour de voix f€minines venues de la terre d’enfance utilis€ dans Lauve le pur, et il fait entendre le pass€ dans le pr€sent, l’ailleurs dans l’ici, le silence dans la parole. Pour le lecteur ˆ l’€vidence, l’effet est troublant : percevant le silence de voix qui se sont tues dans le bruissement de paroles, il renoue avec l’origine comme avec ce qui se perd, nous manque et paradoxalement nous perd. C’est donc sur plusieurs plans – symboliques – que se d€cline le rapport ˆ la terre dans l’œuvre de Richard Millet. Avec la grŒce de l’€piphanie, la terre surgit d’espaces €clat€s et tient lieu paradoxalement d’origine unique. Mais elle provient aussi des mots eux-m‡mes – issus de plusieurs langues (l’anglais et le fran‰ais dans La Voix d’alto), m‡l€s en une seule langue – romanesque. En cela sans doute, unissant le topologique et l’ontologique, la terre de l’enfance fait €clore une voix – celle qui restitue l’alto – dans un livre singulier et n€cessaire. Il est vrai que la pr€sence r€currente de la province, profonde et lointaine, r€f„re €galement ˆ la port€e id€ologique d’une telle recherche : la terre natale, aim€e, du narrateur et de l’auteur (la Corr„ze), t€moigne d’une civilisation disparue, essentiellement rurale puisque fond€e sur l’agriculture et l’amour de la terre. Mais ce versant de l’œuvre, crucial au demeurant, ne nous retiendra pas ici. Nous orienterons notre propos vers la dimension eschatologique du discours, sur son r‹le dans la construction de l’œuvre, envisageant La Voix d’alto comme un point d’acm… dans le parcours cr‚atif, un ƒ livre-delta „ – selon le mot de l’auteur – qui r‚unit les m‚taphores obs‚dantes des textes ant‚rieurs et ouvre sur une autre voie, un autre style, le devenir de l’œuvre et de l’enquˆte herm‚neutique. Une terre plurielle Nombre de villages et de villes traversent la prose de R. Millet : Siom en Corr„ze, Paris et sa banlieue • terrifiante ‚ (comme
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e‘t dit M. Duras), Montr€al, la campagne qu€b€coise, Beyrouth enfin. Parcourant virtuellement des lieux €loign€s les uns des autres g€ographiquement et symboliquement, le narrateur m‡le aussi les temporalit€s : la phrase, dilat€e jusqu’ˆ l’extr‡me emporte dans un mouvement de spirale le pass€ et le pr€sent, l’ici et l’ailleurs. Ainsi, en pr€sence de Nicole, au moment de l’€clipse, dans son appartement de l’•le Saint-Louis, il €voque l’enfant qu’il fut : • c’€tait de Nicole que je me souciais, non pas en amoureux […] mais en enfant, moi aussi, par l’ivresse et l’inqui€tude amen€ ˆ h€ler ˆ mon tour l’enfant que j’ai €t€, ˆ Siom, il y a une quarantaine d’ann€es ‚ (pp. 46-47). Or la phrase, proustienne dans sa cadence et son rythme int€rieur, donne une impression de simultan€it€ et d’ubiquit€, passant et passant encore par les m‡mes points ; mais elle ne fait que circonscrire, semble-t-il, un espace vide, le lieu perdu et ˆ demi-effac€ de l’enfance, le myst„re de voix oubli€es et raviv€es : Mon enfance ne fut pas malheureuse. Elle n’eut de triste que ce que toute enfance compte d’ennui quand elle se passe dans une bourgade aussi isol‚e que l’est Siom, d…s cette ‚poque condamn‚e • voir sa population vieillir, mourir, ne pas se renouveler. J’ai vu fermer le presbyt…re, la forge, la poste, les ‚piceries, les deux restaurants, les trois fermes, l’‚cole ; j’ai vu ceux qui les tenaient s’enfoncer dans la nuit, et je suis un des derniers • figurer au registre siomois des naissances. (p. 48)
Vacuit‚ d’une campagne d‚sert‚e partout en France sous l’effet de l’exode rural (la m…re de Lauve le pur fut happ‚e elle aussi en son temps par les charmes de Paris), mais vacuit‚ aussi d’un lieu en soi o• meurt l’enfance, o• se perd le sens de l’existence. L’‚criture mime exactement ce trou noir, s’emploie † combler les b‚ances de l’ˆtre, les lacunes de l’histoire : ramener les mots vers le terroir, c’est † la fois r‚v‚ler et occulter les carences qui affectent les personnages, les failles qui nous d‚finissent. Comme chez Duras, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, – et ce bien qu’il s’agisse dans ce texte d’une €criture minimaliste – les mots de la douleur, du non-savoir contournent, approchent, €clairent comme obliquement le moment de l’origine (du traumatisme dans les deux romans : la trahison de M. Richardson dans un cas, la mort du fr„re dans l’autre), faute de le transcrire. Autrement dit, l’espace vacant et obscur du pass€ se meuble de tout ce qui l’entoure : la chambre de Nicole, les souvenirs du
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Qu€bec, la neige des montagnes libanaises, Paris. Il prend place dans ces lieux €clat€s, dans ce temps ˆ la fois quotidien et cosmique – entre l’€clipse et l’ouragan. Il se dessine aussi parfois, bien que fugitivement d’un lieu excentr€ – sorte d’hapax dans le roman – qui ram„ne vers le lieu de l’enfance, vers son propre centre. C’est le cas du voyage dans le Berry accompli pour rendre visite au compositeur Samuel du Bois (que nous €voquerons ult€rieurement) : dans cette province • recul€e ‚, fonci„rement diff€rente de la Corr„ze natale, viennent ˆ la conscience des deux personnages encore enlac€s apr„s une nuit d’amour l’image d’autres provinces. Le silence est d’ailleurs ce qui relie un lieu ˆ l’autre : […] un silence dont Nicole m’a fait remarquer qu’on ne le trouvait plus dans ces campagnes, dans les romans anciens ou dans l’enfance, lorsque nous sommes encore capables d’isoler les bruits, de les d‚tacher de leur contexte mena‹ant pour les transformer en rumeurs lointaines qui peu † peu retournent au silence heureux de la nuit. (pp. 193-194)
La femme m€lomane et le musicien captent la qualit€ de ce silence qui les ram„ne vers la terre de leur enfance, en d€pit de tout rapprochement g€ographique ou m‡me symbolique. C’est lˆ d’ailleurs un des moments sublimes du roman, oŠ le temps semble comme suspendu, dans ce lieu sans histoire (pour les personnages), oŠ la recherche de l’origine ne s’avoue pas encore tension vers la mort. Mais il en est d’autres oŠ les souvenirs plus pr€cis font co•ncider l’€vocation des lieux du pass€ et la qu‡te identitaire (bien qu’elle n’ait rien de syst€matique ni de compl„tement conscient). Siom surgit ainsi ˆ l’horizon de la m€moire, lors d’une promenade • jusqu’au pont d’Austerlitz ‚, en compagnie de Nicole. Siom appara•t alors plus que jamais, imagin€ d’un autre lieu, comme le seul chemin possible vers soi-m‡me • Je demeure au bord de moi-m‡me comme en surplomb de Siom et de mon enfance, dans ce petit chalet oŠ je me retire de plus en plus souvent, non pas pour travailler comme je le laisse croire aux femmes de ma vie, mais pour y trouver […] le silence de la musique ‚. (pp. 232-233) C’est peut-‡tre lˆ une exp€rience proche de celle que Michel Foucault rapporte ˆ propos du • souci de soi ‚ : le sujet qui n’est jamais donn€ d’embl€e ne saurait se constituer qu’en se d€ployant ˆ l’ext€rieur de lui-m‡me, dans un espace vide quoique peupl€ de r€miniscences. Avant m‡me de d€velopper les €tapes d’une • pratique de soi ‚, d’un • travail de soi sur soi ‚,
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Foucault s’efforce, en 1966, de faire taire les discours parasites et de porter le sujet vers sa p€riph€rie. A propos du langage r€flexif, il €crit : […] parvenu au bord de lui-mˆme, il ne voit pas surgir la positivit‚ qui le contredit, mais le vide dans lequel il va s’effacer, et vers ce vide il doit aller, en acceptant de se d‚nouer dans la rumeur, dans l’imm‚diate n‚gation de ce qu’il dit, dans un silence qui n’est pas l’intimit‚ d’un secret, mais le pur dehors o• les mots se d‚roulent infiniment.33
On ne s’‚tonnera pas de la pr‚sence d’‚chos foucaldiens dans l’œuvre de Richard Millet : les ‚crits du philosophe, les essais de Blanchot entrent dans la formation de l’auteur, de son propre aveu. Toutefois, le silence, asc…se n‚cessaire pour l’‚crivain qui se per‹oit comme imposteur ou le musicien d‚nu‚ d’importance, n’occupe plus la place centrale qui ‚tait la sienne dans les premiers r‚cits. Il vient seulement (mais sans doute est-ce fondamental ?) dans ce roman accompagner les errances et les r‚trospectives, relan‹ant ponctuellement la parole et surtout la rencontre avec soi-mˆme au cœur de terres kal‚idoscopiques. La terre de Corr…ze, unique et troubl‚e d’images multiples, se r‚invente alors sous l’effet du verbe et de ses limites, comme un alter ego probable : malgr‚ les d‚tails qui s’accumulent, elle semble de plus en plus opaque, fantasmatique, faite de rˆves et de mots. Une terre de fiction C’est l’‚criture qui, d’une œuvre † l’autre, ravive cette terre oubli‚e comme un lieu de m‚moire, dans La Gloire des Pythre, L’Amour des trois sœurs Piale, Lauve le pur ainsi que dans La Voix d’alto. Dans ce dernier roman, le pays de l’enfance semble comme ‚pur‚ : il n’est plus le lieu de l’action, mais celui auquel on songe au travers de r‚miniscences, provoqu‚es comme chez Proust par des sensations. Ainsi en est-il de la rencontre avec Nicole, qui, plac‚e sous le signe de la musique, oscille d’une sensation gustative † une autre olfactive, et renvoie au bleu des ciels irlandais. De Nicole morte, il restera d’elle pr‚cis‚ment sa voix – ‚cout‚e religieusement par le narrateur – dans le chalet de Siom, point de retour et de repli : ƒ Je 33
M. Foucault, Dits et €crits, Gallimard, 1994.
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viens t’€couter ici, Nicole, dans le chalet de Siom dont j’ai fait r€parer la terrasse et oŠ je peux retrouver le silence que nous aimons toi et moi, je viens €couter ta voix qui continue ˆ me parler au-delˆ de ce que tu me dis ‚. (p. 290) Or, ce chalet ce n’est pas la Corr„ze de l’enfance ; c’est ˆ l’€vidence une terre mythifi€e, €pur€e dans une certaine mesure. Ont disparu semble-t-il l’autorail qui sentait le tabac brun, l’institutrice des Buiges, le gar‰on de charrue, c€dant la place ˆ un lieu reconstitu€, ˆ l’€cart de Siom mais pr„s de Siom, fond€ sur des souvenirs et des fantasmes, un lieu de fiction. C’est lˆ que peuvent se d€poser les mots de la douleur, du manque ou au contraire ceux de la r€v€lation. Paradoxalement, cet espace est ˆ la fois €vanescent et pr€sent (les travaux de la terrasse, les s€jours prolong€s) ; il renvoie ˆ une qu‡te ontologique plus qu’arch€ologique – comme ce fut le cas lorsque Balzac €voquait la Bretagne de l’Ancien R€gime en d€crivant Gu€rande et l’h‹tel du Gu€nic dans B€atrix. Ici la Corr„ze distille son pouvoir de silence et de mort, tout en se fondant sur d’autres lieux, d’autres visages, d’autres mots : elle na•t de sa mise ˆ mort. D’autres €l€ments encore viennent brouiller le lieu originel, la voix perdue de l’enfance. Plusieurs langues en effet se croisent dans le r€cit et enfouissent le patois limousin dans les oubliettes de l’histoire, tout en montrant dans cet €clatement une fusion possible, dans le creuset du romanesque. L’anglais, langue maternelle de Nicole, vient parfois au milieu d’un paragraphe prendre le relais du fran‰ais, comme pour puiser au plus profond de l’‡tre les souvenirs et les confidences, comme pour r€concilier la femme avec la petite fille. Au fil des pages, l’anglais – ˆ la fois litt€raire et idiomatique – occupe de plus en plus de place, marquant symboliquement la remont€e de Nicole vers son origine et, ce faisant, vers sa mort. Mais c’est aussi • la langue noire des French Canadians, des m€tis et des Indiens, parlure de t€n„bres en ce pays de neige ‚ (p. 291) qui vient m‡ler sa rude voix ˆ celle de l’€criture. Et c’est encore, et peut-‡tre surtout, • une langue du secret ‚, celle que l’on retient en soi dans le silence de la pens€e, • celle qu’on parlait en France ‚ (p. 291) qui €cl‹t au cœur du Limousin et du livre. Dans Le Sentiment de la langue, l’auteur rappelle son attachement ˆ la langue fran‰aise, profonde et musicale, dont le registre lexical s’enrichit d’emprunts et de souvenirs. Il €crit : • Ce petit livre est une r‡verie sur la mort d’une langue ˆ jamais fix€e, en
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m‡me temps qu’une r‡verie sur le natal – un hommage ˆ ma m„re et ˆ la lign€e maternelle, ˆ mon enfance enchŒss€e dans ce m€lange de patois limousin et de fran‰ais, langues li€es de fa‰on heureuse, comme ch‡ne et lierre ‚.34 Or, le fran‰ais en tant que tel sort magnifi€ de cette s€rie d’essais parce qu’il restitue aussi, comme seule la musique sait le faire, les silences. Avec La Voix d’alto, les hantises et les aspirations restent les m‡mes (bien que le silence ait perdu quelque chose de son €clat) : porter la langue ˆ son paroxysme de musicalit€ et d’ad€quation avec son objet, tout en la trouant de silences, la confrontant ˆ d’autres langues. Un mouvement fait ainsi osciller le lecteur de l’anglais au fran‰ais ; et inversement l’emporte, telle une vague au-delˆ des fronti„res, vers un point neutre, oŠ les mots sont rendus ˆ une forme d’innocence. D€cal€ et insolite (comme • €gar€ de son vrai lieu ‚ selon la formule pascalienne), le narrateur s’€puise dans la recherche de cette prolif€ration (qui est un autre nom de l’abolition) des lieux, des langues, des femmes pour atteindre une voix sur l’instrument, faite de vide et d’exc„s – ˆ l’instar de l’auteur qui, port€ par ces phrases qui n’en finissent pas, reste tendu vers l’€criture du Livre. On songe alors ˆ Blanchot, r‡vant d’une œuvre transgressant les genres et les cat€gories pour incarner la litt€rature dans son essence : Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, po‚sie, roman, t‚moignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il d‚nie le pouvoir de lui fixer sa place. Un livre n’appartient plus † un genre, tout livre rel…ve de la seule litt‚rature, comme si celle-ci d‚tenait par avance, dans leur g‚n‚ralit‚, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner † ce qui s’‚crit r‚alit‚ de livre.35
Si l’‚clatement des genres n’est plus aujourd’hui un sujet subversif, le retour † des fresques romanesques, des intrigues concert‚es, des personnages et des lieux minutieusement observ‚s, des phrases dilat‚es demeure en revanche un point litigieux de l’histoire litt‚raire : l’esth‚tique minimaliste n’a pas encore tout † fait fini d’imposer ses codes. Or, chez Millet, ce d‚sir de roman de longue haleine, de phrases assez amples pour contenir plusieurs lieux, plusieurs temps renvoie au rˆve inassouvi d’œuvre totale, en marge 34
R. Millet, Le Sentiment de la langue, La table ronde, La petite vermillon, 1993, pp. 252-253. 35 Maurice Blanchot, Le Livre ˆ venir, Gallimard, coll. Id€es, 1959, p. 293.
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des modes et des r„gles, ˆ l’€coute d’une voix qui bruit ˆ l’int€rieur de l’‡tre ˆ l’unisson de sa propre mort. Et la terre, autre nom de la voix oubli€e et raviv€e, se perd dans une n€buleuse abstraite, si l’on s’obstine ˆ en d€cliner le paradigme exact, mais pr€cise et identifiable si l’on se r€f„re ˆ ce d€sir de livre, par delˆ les langues et les lieux, construite sur ce qui au fond de soi se d€lite et terrifie. La terre de Corr„ze (ou d’ailleurs) appara•t alors comme une origine mythique, un point mythique ˆ partir duquel s’ordonne le sens, s’€crit l’œuvre. Elle est bel et bien terre de fiction. Mais il est une autre voie, un autre d€tour qui m„ne au cœur du silence, au centre de la terre, c’est la musique. La voix de la terre L’auteur autorise ce parall…le entre la langue et la terre, la terre et la musique, rapprochant le travail de la phrase et le pincement de la corde sur l’instrument comme celui du sillon racl‚ avec la charrue. Toutefois, les mots contribuent finalement † sonner le glas de ce pays qui s’‚teint progressivement bien que l’œuvre, la fiction narrative, s’efforce de lui redonner une l‚gitimit‚ sinon une identit‚. Mais c’est surtout en s’approchant au plus pr…s d’un autre langage, musical celui-l†, que la terre retrouve sa voix. L’‚criture, lieu des fractures et des dissonances, a le pouvoir de restituer la voix unique, celle de l’instrument rare et bouleversant, l’alto. Le narrateur est chez sa logeuse, Mme Fabre : Pouvais-je lui dire ce qui se passait ? Devais-je lui r€v€ler qu’il m’avait €t€ donn€ d’entendre une voix tr„s ancienne, quoique d’une extraordinaire fra•cheur, terriblement lointaine et n€anmoins si proche que j’aurais pu prendre ce qu’elle disait, ˆ supposer que je fusse capable d’y distinguer des mots, pour la v€rit€ m‡me ? (p. 113)
Or, cette voix paradoxale surgissant comme une illumination ram„ne in€luctablement ˆ soi, ˆ l’enfant (au cavalier) siomois. Inattendue et famili„re ˆ la fois, elle hante tout le roman, inscrite d„s le commencement et retrouv€e lˆ, d€finitivement : • cette voix avait la fra•cheur de ce qui s’impose, de ce qui entre dans la vie pour ne plus en sortir ‚. (p. 113) Reviennent alors les voix des sœurs Piale ˆ Siom, le chœur f€minin qui traverse la nuit parisienne de Thomas Lauve, le
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rire des adolescentes €gren€ dans Laura Mendoza.36 Siom donc fait retentir sa voix ind€niablement, mais le village natal ne sera jamais qu’une terre de fiction, faite de mots, d’images ou plut‹t de sons. Quelquefois, c’est l’instrument qui conf„re ˆ l’instant sa dimension €piphanique. Ainsi en est-il du quatuor ˆ cordes de Nono que joue le narrateur : • une œuvre faite de silence autant que de sons, sorte de chant muet dans lequel le compositeur nous am„ne au bord de nousm‡mes pour nous donner ˆ contempler d’autres espaces, d’autres cieux, et maintenir en nous l’espoir d’une autre mani„re d’‡tre au monde ‚. (p. 219) Lˆ encore, la voix qui €mane de l’instrument r€pond ˆ celle qui jaillit de soi, atone mais efficace, ˆ la recherche d’une place dans l’espace. A l’instar de M. de Sainte-Colombe qui, en jouant sur la viole de gambe, la musique qu’il a compos€e, restitue la voix tue de sa femme morte, le narrateur conf„re au roman sa marque singuli„re et fait entendre, par bribes, le battement de la terre perdue, celle du plateau de Millevaches, celle de l’enfance. Dans le r€cit de Pascal Quignard, la voix du chanteur perdue sous l’effet de la mue rena•t grŒce ˆ l’instrument, subsumant d’autres voix oubli€es ou mortes : Monsieur Marais approcha la chandelle du livre de musique. Ils regard„rent, referm„rent le livre, s’assirent, s’accord„rent. Monsieur de Sainte-Colombe compta la mesure vide et ils pos„rent leurs doigts. C’est ainsi qu’ils jou„rent Les Pleurs. A l’instant oŠ le chant des deux violes monte, ils se regard„rent. Ils pleuraient.37
Dans les deux romans, une voix venue du n€ant, diff€rente de la voix humaine, se fait entendre par delˆ tout autre bruit. Elle na•t du recueillement et reste li€e, chez Millet, ˆ quelques lieux de pr€dilection. Le retour aux lieux du pass€ ou l’€coute de la voix de l’alto ressortissent ˆ une d€marche introspective. Cependant, plonger au fond de soi, tenter de circonvenir le malaise qui habite le personnage, c’est ajouter des mots aux mots afin de percevoir une voix t€nue et assur€e ˆ la fois, celle du silence. C’est faire entendre le silence. Nulle certitude pourtant, mais une qu‡te ontologique qui se poursuit, d’autres champs d’investigation qui s’ouvrent. 36
R. Millet, Laura Mendoza, P.O.L., 1991 ; L’Amour des trois sœurs Piale, P.O.L., 1997 ; Lauve le pur, P.O.L., 2000. 37 P. Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991, p. 235.
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Paradoxalement, c’est parfois une haine de la musique ou plut‹t du musicien jouant qui guide nos pas vers une forme de savoir. Comme chez Quignard, l’exc„s de promiscuit€ avec la musique peut provoquer le rejet, transcend€ dans Vie secr…te par l’‚coute complice (du narrateur et de son professeur N‚mie, sa maŒtresse) du ƒ piano silencieux „.38 Dans La Voix d’alto, la haine se mue en une forme de peur : • je ne suis pas loin de penser que je pourrais ha•r la musique ˆ cause du visage qu’elle me donne lorsque je joue et que je n’ose me repr€senter ‚. (p. 248) Et, plus loin, cherchant les causes du c‹t€ de la crainte justifi€e des spectateurs : • [la musique] poss„de un si puissant pouvoir d’abstraction qu’elle finit toujours par nous conduire au-delˆ du plaisir pour nous placer face ˆ notre propre nuit : […] ils viennent nous voir mourir ˆ leur place ‚. (p. 249) C’est ˆ ce point-lˆ du roman, lorsque le narrateur plonge plus avant dans la musique et que Nicole se rapproche de la mort, que la qu‡te ontologique semble le plus pr„s d’aboutir, que la terre siomoise semble le moins €loign€e. Mais la mort annonc€e de Nicole, le jour de ses quarante-quatre ans, €tait d€jˆ inscrite dans ce • visage aust„re ‚ qu’elle offrait au narrateur au moment de l’€clipse, dans les longs retours sur les lieux et les visages de son enfance. Tout semble toujours d€jˆ dit, et la litt€rature n’est que ce d€tour qui nous fait entrer plus avant dans notre silence. A l’€vidence, Richard Millet n’en a pas fini avec le silence, sacralis€ autrefois, tenu ˆ distance maintenant, mais toujours ˆ l’or€e et au bout de toute qu‡te de l’origine. Et, c’est sans doute le lien le plus s‘r avec la musique, l’€criture, la terre, quelque chose de soim‡me. L’auteur d€clare dans une revue parue en 2001 : • J’appartiens ˆ une g€n€ration silencieuse, qui r€pugne ˆ l’emphase, au pathos, aux doxas, aux barbaries langagi„res. La voix vive, la voix haute me semblaient le lieu de toutes les impostures ‚.39 Il s’agit en ce cas de l’op‚ra. Toute l’œuvre de R. Millet est travers‚e, hant‚e par le silence : le musicien de L’Ang‚lus ou l’‚crivain Sirieix du r‚cit ‚ponyme en subissent la menace, fascin‚s. Solitaire, face † son œuvre absente, le narrateur de L’Ecrivain Sirieix d‚nude l’imposture : ƒ Mon existence n’aura pas mˆme ‚t‚ le roman pitoyable ou path‚tique, encore moins ‚difiant, que j’imaginais en r‚digeant ces pages, mais
38 39
P. Quignard, Vie secr…te, Gallimard, Folio, 1999. [Titre de chapitre] R. Millet, • Anciennes voix d’enfants ‚, in L’œil-de-bœuf n•21 (avril 2001), p. 33.
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tout au plus les €pisodes qui composent ce maigre r€cit ‚.40 Pourtant, ce • r€cit ‚ se prolonge dans d’autres €crits qui naissent sous la plume de R. Millet (que l’on ne saurait confondre avec le narrateur de L’Ecrivain Sirieix pas plus qu’avec les narrateurs des romans ult‚rieurs, malgr‚ d’ind‚niables projections), faisant naŒtre un discours qui se propulse † la limite du langage, qui d‚nonce ses propres d‚faillances – continuant ƒ d’‚corcher l’innocence de l’enfant „. En 1994 comme en 2001, l’‚criture romanesque transpose la mutit‚ du monde pour advenir : n‚e du silence, elle le porte en elle, l’apprivoisant comme un espace de mort dans une vie en cours. Or, c’est peut-ˆtre La Voix d’alto qui dit le mieux cette voix muette – venue de la terre d’origine et des voix anciennes d’enfants – ˆ la fois sur l’instrument et dans les mots qui rapportent le son. • Disparition vibratoire ‚ du superflu, des bruits parasites, du sujet social sous la majest€ sacr€e de la musique, du • grain de la voix ‚ inou• et pourtant audible dans le texte lu. L’ethos et peut-‡tre m‡me le pathos transparaissent alors, apr„s ‡tre pass€e par le tamis du silence – celuici €tant lui-m‡me tenu ˆ distance dans ce roman sous le voile de l’ironie. Silhouette reparaissante, Samuel du Bois, alias Samuel Wood (qui n’est autre que la figure de Louis-Ren€ des For‡ts d€jˆ nomm€ dans L’Ang‚lus), se d‚tache † son tour du silence apr…s l’avoir sanctifi‚, recherch‚ au-del† des mots : le maŒtre, puisque Samuel du Bois n’est plus po…te mais compositeur, s’‚loigne d’une ƒ premi…re mani…re „, pr‚f‚rant d‚sormais s’en tenir aux ƒ approches ironiques du silence „ (p. 187) et cr‚ant pour le plus grand plaisir de Nicole ƒ un aust…re trio „. Conservant † la fois un ancrage dans des r‚alit‚s terriennes et une aspiration † une vision ‚pur‚e du monde – par le biais de la musique – ce roman fait sentir † quel point la transcendance ne manifeste jamais aussi bien sa pr‚sence que dans l’immanence, dans le corps des femmes, dans la voix de l’alto. L’un et l’autre procurent dans leur mat‚rialit‚ une jouissance au narrateur, ‚voqu‚e par le truchement du sentiment que ƒ Delphine ‚prouvait d‚j† pour moi, moi qu’elle trouvait si bon, si s‚duisant, si proche d’elle avec cet alto dont je prenais soin comme d’une femme „. (p. 171) Plus loin, il est question du ƒ corps instrument „ du musicien et de ƒ la musique des vies „ des amants. Plus loin encore, l’amertume du narrateur paraŒt au 40
L’Ecrivain Sirieix, P.O.L., 1992, p. 94.
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contraire dissoudre tout d€sir de se retrouver : • il me semble n’avoir pass€ ma vie ˆ rien d’autre qu’ˆ oublier qui je suis, entre les cuisses des femmes, ou en jouant de l’alto ‚. (p. 239) Cependant, pour le lecteur, demeure l’impression que dans ce roman l’enjeu ontologique porte le discours et que l’espoir d’advenir en un lieu sinon en soim‡me anime les personnages. Et les corps repr€sent€s ˆ loisir dans La Voix d’alto comme dans les pr‚c‚dents r‚cits n’ont d’existence que parce qu’ils laissent par transparence, affleurer la musique lointaine et intime qui relie l’homme † la terre de l’enfance. La litt‚rature n’est plus alors que l’envers de cette voix-l†, celle que pourrait seul transcrire ƒ l’autre de tout roman, le livre des livres „.41
41
La section • Une pens€e autre de l’autre ‚ reprend un article publi€ dans L’Esprit cr‚ateur, La terre dans roman contemporain (University of Kentucky, summer 2002)
Chapitre XI Les derniers mots du silence Tout se passe comme si tous les discours effac€s, retenus se d€versaient enfin devant les yeux de lecteurs avides. Le retour ˆ la sublime discr€tion de l’€criture classique, sensible chez Marguerite Duras par exemple, n’a pas surv€cu. Il faut dire pour ‡tre, sans doute ; il faut m‡me crier pour se faire entendre. L’abondance des discours ne nuit pas d’ailleurs ˆ la qualit€ de la langue. Les textes r€cemment publi€s en font largement foi.
Quand le silence parle encore Il est temps de laisser affluer l’exc…s de paroles dans une ‚criture, non pas bavarde mais concert‚e. Tandis que quelques ‚crivains s’efforcent encore d’‚puiser la dynamique du silence, d’autres cherchent † tout prix † l’‚radiquer, ou du moins † en circonscrire l’‚mergence. Le sentiment de l’urgence s’est d‚plac‚ du c•t‚ des choses qui restent † dire. La solitude et l’absence risquent de donner lieu † la ƒ naissance des fant•mes „. C’est le titre du deuxi…me roman de Marie Darrieusecq dans lequel la narratrice, d‚sesp‚r‚e, per‹oit toutes les formes qui peuplent les zones d’ombre. Il importe alors d’exhiber les fantasmes les moins probables afin d’enrayer un autre silence – plus radical encore – celui de la perte absolue. Cette tentative s’inscrit, semble-t-il, dans une po‚tique plus ancienne, celle qui cherchait dans l’œuvre le salut. Avec Le Mal de mer,1 l’auteur maintient un ‚quilibre entre une ‚criture mim‚tique, fluide, abondante et une parole retenue, essouffl‚e mˆme. Au moment o• l’on croyait le silence † bout de souffle, un autre mode de traitement du silence apparaŒt dans ce nouveau r‚cit. Les mots, semble-t-il, se coulent, se fondent, s’‚vasent dans un sorte 1
M. Darrieusecq, Le Mal de mer, P.O.L., 1999.
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de flux homog„ne et pourtant clament leur existence, leur diff€rence. Tout se r€p„te comme le mouvement de la vague, les actions, les €l€ments du paysage, les pronoms, les lettres : • Elle a cru, dans la for‡t, la perdre. Elle allait seulement voir la mer, gravir la dune et voir la mer. Elle est revenue, la tente €tait vide. Les branches cisaillaient la nuit, la for‡t l’encerclait. Le sable se creusait d’ombre, rapide, sous ses pas. ‚2 Tout se succ„de, tr„s vite : le style paratactique, la chair des mots restituent cette avanc€e furtive, muette et violente de la nature. Le personnage est comme englouti dans ce silence actif. L’ellipse n’exclut pas la r€p€tition, l’afflux de paroles d€vers€es sans contrainte, la force d’€motions accumul€es. Sur le m‡me plan, se d€roulent, apparemment uniformes, les €v€nements et les €l€ments du d€cor : il n’y a plus de silence, il n’est plus question de silence ; il resurgit toutefois dans les commentaires €lud€s, dans les transitions effac€es, dans l’oscillation de la phrase. Les vagues absorbent le dire et le dire continue de scander leur mouvement : le silence n’a plus de place bien qu’il nappe tous ces d€placements. Le r€cit €v€nementiel s’efface au profit des actions de la mer, de la for‡t : le sch€ma narratif habituel s’est invers€. Le paysage – sinon d€crit du moins €voqu€ – occupe la place centrale : tout se fait ˆ son aune. Si l’on songe que la description n’€tait jusqu’au dix-huiti„me si„cle qu’un ornement, qu’elle s’est impos€e progressivement, devenant ˆ la fois mim€tique, di€g€tique et math€sique dans les romans • r€alistes ‚,3 on mesure l’importance insolite qu’elle revˆt aujourd’hui. Il s’agit ici en l’occurrence de notations descriptives, de suggestions et non de descriptions ; mais subsiste l’impression d’un glissement de l’‚criture romanesque vers une harmonisation des instances du r‚cit, une abolition de ses ƒ fronti…res „. De plus, les indications spatiales font ‚v‚nement, constituent des actes narratifs † proprement parler, produisent des effets de sens et des secousses ind‚niables. Une relation s’instaure entre l’‚criture de l’espace et celle de l’ˆtre, sans tension excessive, imposant le silence † ce qui ne proc…de pas imm‚diatement de l’un ou de l’autre, la mer, ce qui l’entoure, l’enfant et l’adulte. La petite fille ride † peine la surface de 2
Op. cit., p. 63. Voir sur ce point l’analyse de Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette sup€rieur, 1993. 3
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l’eau ; les vagues pourtant se d€cha•nent mais l’histoire se replie sur son secret. Le silence, tu, si l’on ose dire, est lˆ, dans les derni„res pages : • Le silence se dilate, €paissi par les souffles ; [il] se fendille parfois ‚.4 Il serait bon peut-‡tre de distinguer une fois encore deux formes de silence. Celui • de la pr€sence ‚ et celui de • l’absence ‚, • de l’exc„s et du manque ‚.5 Les €crivains oscillent de l’une ˆ l’autre, recherchant le silence comme parole supr‡me. Et, dans la litt€rature de cette fin de si„cle, il ne prend plus la forme d’une recherche. Il a trouv€ sa place ; ni insolite, ni confus ; il est pos€ lˆ comme une ponctuation admise, un souffle naturel. Il a recouvr€ peut-‡tre l’innocence. Il est ce qu’il €tait dans la musique de Couperin, une note parmi les autres, et dot€e pourtant de sa fonction syncr€tique. Alors qu’il reste chez L.-R. des For‡ts ce • gouffre au seuil duquel vacille le sujet ‚,6 il scande d€sormais presque all„grement les r€cits romanesques. Il exprime l’impens€ et lui donne paradoxalement un ancrage di€g€tique. Des textes tels que les courts r€cits de Christian Bobin sont embl€matiques de cette tentative reparaissante de capter le silence, sans que ne subsistent les traces de la lutte. L’€criture op„re dans l’acceptation de l’oubli, la conscience de son inanit€. (C. Bobin intitule l’un de ses r€cits Un livre inutile.7) Le silence continue d’investir la litt€rature, comme s’il allait de soi et que l’audacieuse • correspondance ‚ introduite par Rimbaud entre la vision et l’ou•e dans la formule souvent cit€e ici – • J’€crivais des silences ‚ – €tait parfaitement admise. • Le pur silence : l’€l€ment naturel de l’Œme autant que l’eau pour le nageur au-delˆ de l’horizon ‚.8 Or, l’eau ne cesse jamais compl…tement d’ˆtre une menace d’autant plus inqui‚tante qu’elle est impr‚visible. L’ambivalence du silence hante le r‚cit, malgr‚ les all‚gations r‚it‚r‚es qui le polissent et le d‚finissent : ƒ Dans l’effroi de cette identit‚. Silence sur silence „.9 4
M. Darrieusecq, op. cit., p. 125. F. Susini-Anastopoulos, L’Ecriture fragmentaire, P.U.F., 1997, p. 223. 6 Ibidem. 7 C. Bobin, Un livre inutile, Fata Morgana, 1985. 8 Souverainet€ du vide, Fata Morgana, 1985. 9 Op. cit., p. 16. 5
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C’est pr€cis€ment cette impression m‡l€e que nous tentons de restituer : le silence ne fait plus peur, il a tant €t€ €crit. Et pourtant il ne s’est pas effac€ ; il est au contraire persistant et tout r€cit qui s’€crit ne lui €chappe pas totalement, m‡me si l’auteur €vite d’en prononcer le nom ou au contraire de le r€p€ter ˆ l’infini pour lui ‹ter sa force persuasive et corrosive. Tout texte se r€€crit sur ces pages paradoxalement noircies par le silence et ses multiples sens : • silence sur silence ‚. Le palimpseste a chang€ de nature. Ainsi, m‡me si le silence ne fait plus fr€quemment l’objet d’une rh€torique sp€cifique ni d’une recherche €labor€e, il fait • naturellement ‚ partie du proc„s scripturaire. Il est un peu l’€cho ou l’ombre de l’€criture – cet instant oŠ tout semble en suspens – oŠ le musicien l„ve la main du clavecin ou du violon alto, et attend la fin du son €mis, et ce qui suit sa disparition. Il lui semblerait sacril„ge de jouer ˆ nouveau sans ce moment consacr€ ˆ l’€coute du silence. Il donne ˆ ce silence qui prolonge la m€lodie une couleur particuli„re, et invite l’auditeur ˆ en faire de m‡me. Le lecteur de C. Bobin est lui aussi convi€ ˆ la magie de cette parole muette, d€nu€e de violence mais ind€niablement insistante. Certes, le silence dans La Com€die humaine n’est pas de mˆme nature ; mˆme s’il a contribu‚ † rendre le lecteur sensible † toutes les interruptions des r‚cits, † leurs lieux d’ombre et de secret. Il r‚side aussi dans les renoncements et les d‚rives. Il fait emprunter des chemins de traverse et garantit l’œuvre contre le monolithisme qu’elle revendiquait. Le monument balzacien ‚chappe donc largement † la maŒtrise du romancier et il agit parfois contre lui-mˆme, † son insu. C’est peut-ˆtre en cela qu’il nous s‚duit autant. C’est peut-ˆtre l’oreille exerc‚e du lecteur contemporain qui voit le silence dans l’abondance des paroles d€vers€es. Toujours est-il que si nous continuons ˆ dire que l’œuvre balzacienne est passible de silence, c’est que nous sommes convaincue que la litt€rature est faite de recommencements et de prolongements plus que de ruptures ; et que le projet de Balzac s’inscrit aussi, dans une autre perspective, dans une logique de la fragmentation, qu’il se d€finit dans une tension entre le savoir et le risque. Ainsi en est-il des digressions, en formes de mises au point savantes, qui ne se situent pas du c‹t€ du dogme. Elle sont en effet en p€ril pour cela m‡me
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qu’elles s’ins„rent dans une narration qui ne les admet pas d’embl€e et laissent le silence entrer dans l’espace textuel. Loin d’‡tre un discours lisse et homog„ne, fond€ sur un mod„le concentrique et unitaire, La Com€die humaine s’‚labore † partir de ses manques, de ses points de rupture, de ses d‚faillances. L’‚difice dont l’enjeu totalisant est clam‚ dans les pr‚faces et autres discours programmatiques, n’est pas construit sur le vide mais contre le vide. Il joue des silences, des dysfonctionnements et des diff€rances. La lecture r€trospective de Balzac – en d€pit des affirmations paratextuelles – qui d’ailleurs favorisent la m€prise, conf„re ˆ l’œuvre le statut d’un discours morcel€, lacunaire et contradictoire.10 Il ne s’agit pas pour autant de nier le sens de l’histoire et la coupure ‚pist‚mologique qu’elle suppose. Des textes tels que Louis Lambert, Le R€quisitionnaire, Adieu ou Un drame au bord de la mer sont lˆ et t€moignent de cette tentative pour appr€hender et explorer les signes de l’invisible et de l’indicible.
Une pens€e autre de l’autre Plusieurs fils en effet composent donc le tram€ narratif des nouvelles de Cœur blanc : les situations sont voisines entre les personnages • d’Octavian ‚ ‚ et ceux du Lys, mais les pr€noms – emprunt€s ailleurs – semblent en porte-ˆ-faux. Cette • lacune ‚ devient en revanche l’un des rares points de convergence entre le texte balzacien et le r€cit consacr€ aux • GrŒces ‚. Il s’agit lˆ d’un v€ritable imbroglio intertextuel oŠ les ellipses se d€placent et tissent un rapport in€dit ˆ la litt€rature du pass€, entre nostalgie et ironie. Dans • Octavian ‚, c’est donc le souvenir de la musique de Richard Strauss combin€e au texte d’Hofmannsthal dans Le Chevalier ˆ la rose qui pr€vaut. Subsistent en effet de la pi„ce et du livret de 1910 des pr€noms inchang€s, le topos de l’amour entre un jeune homme et une femme plus Œg€e ainsi qu’une atmosph„re triste et douce, d€pourvue de la passion fatale qui anime Mme de Mortsauf. C€dant promptement la place ˆ des sc„nes frivoles et enjou€es autour du Baron courrouc€, l’amour impossible reste enfoui dans le cœur de la Mar€chale, attrist€e et pourtant magnanime, puisqu’elle favorise les 10
Voir notre essai sur Balzac d€jˆ cit€.
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amours d’Octavian et de la jeune Sophie. Il reste quelque chose de la tonalit€ faussement frivole de la pi„ce – plus proche d’un certain Musset que de Balzac. Ainsi gomm€, le sublime du romanesque hante le texte sous la forme d’un absolu d€sormais hors-sujet. Dans l’ambigu•t€ des registres utilis€s et la disparit€ des textes convoqu€s se lit le d€sarroi d’un romancier qui ne peut dire l’intensit€ des €changes que par la distance : le processus de la m€moire inclut une large part d’oubli. De plus, la logique r€trospective qui m‡le sans vergogne les temporalit€s recompose ˆ sa guise une œuvre somme toute d€routante. Aucune stimulation efficace ne peut €maner du jeu avou€ des intertextes – comme ce fut le cas pour Adolphe dans B€atrix et dans La Muse du d€partement. Par l’hybridation et l’effacement des r‚f‚rences cruciales, s’‚labore un texte conforme aux pratiques de l’‚criture ruiniforme. A l’instar du curieux traitement r‚serv‚ aux auteurs du pass‚ par les romanciers contemporains, Le Lys dans la vall€e ainsi que l’image d’un Balzac fantasm‚ occupent dans les r‚cits de R. Millet une place discr…te et pourtant d‚cisive. L’identit‚ romanesque aujourd’hui ne se d‚partit pas d’un rapport renouvel‚ † l’autre, fond‚ sur des ƒ lambeaux „ (selon le mot de Charles Juliet), † l’‚cart d’une volont‚ iconoclaste ou d’une logique de r‚appropriation. La pens‚e autre de l’autre s’inscrit dans un espace o• la distance n’exclut pas l’empathie. Revenons maintenant † Balzac fascin‚ par Adolphe ˆ cause de la congruence entre les destin€es des personnages. Camille Maupin et Dinah de la Baudraye affichent les diff€rences qui les s€parent d’Ell€nore, refusant de se laisser enliser dans la glaise des passions finissantes. L’h€ro•ne de Benjamin Constant fonctionne comme une sorte de contre-mod„le tandis que • le livre jaune ‚ demeure un mod„le pour le romancier, un document disponible pour un usage ad€quat et fructueux, une r€serve de sens. De surcro•t, dans un cadre psycho-r€aliste, la r€f€rence permet de maintenir les distances avec le r€el, tout en s’en inspirant. Ainsi, dans B€atrix, Claude Vignon dit avec cruaut€ ˆ Mlle des Touches : L’amour ne subsiste qu’en se croyant ‚ternel, et vous aperceviez † quelques pas de votre vie une s‚paration horrible : le d‚goŽt et la vieillesse terminant bient•t un po…me sublime. Vous vous ˆtes souvenue d’Adolphe, €pouvantable d€nouement des amours de Mme de Sta•l et de Benjamin
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Constant, qui cependant €taient bien plus en rapport d’Œge que vous ne l’‡tes avec Calyste.11
Or, Camille renoncera pr‚cis‚ment † l’amour et † la litt‚rature en entrant au couvent et en mariant, avant son adieu au monde, Calyste du Gu‚nic † Sabine de Grandlieu. Le roman du devancier ainsi que ses mod…les effectifs suppos‚s fonctionnement donc comme exact contrepoids de la narration balzacienne. Quant aux personnages de Richard Millet ou aux propos de Pierre Michon, ils s’‚cartent r‚solument de cette logique du mod…le (dont le contre-mod…le n’est qu’une variante). Il n’y est pas question de doubles invers‚s, mais d’une intrusion dans ƒ le cœur „ de l’autre, comme par effraction. Ecrire avec une œuvre ant‚rieure passe par une appropriation du discours de l’autre – envisag‚ † la fois comme un tout (l’ˆtre de chair, † savoir ƒ le gros homme sentimental „ aussi bien que l’œuvre) et dans ses d‚tails infimes. Outre l’‚loignement historique (Adolphe date de 1817 et B€atrix, pour ce qui est de la premi„re partie, de 1838, alors qu’un si„cle et demi s€pare Balzac des auteurs contemporains), la relation ˆ l’autre a chang€. On ne saurait d€sormais appr€hender le sujet (res ou ego) comme une entit€ coh€rente et immuable par rapport ˆ laquelle il convient de se situer, mais bien plut‹t comme une instance toujours menac€e de dissolution. Au XXe si„cle, l’€criture romanesque – pass€e par le tamis de la psychanalyse – ne se d€prend plus de l’id€e selon laquelle le sujet est • vide en dehors de l’€nonciation qui le d€finit ‚, comme le soutint Roland Barthes. Et, m‡me si depuis quelques ann€es, se fait jour une tentative pour retrouver dans les discours litt€raires et critiques une parole qui ne soit pas seulement d’ordre po€tique mais qui propose aussi un point de vue €thologique, l’€mergence d’un texte et d’un sujet dans un autre ne peut se faire que par soubresauts et jaillissements. C’est ˆ ce titre que se rencontrent plusieurs sources, que s’effacent aussi parfois les noms attendus et que se redistribue le sens. D’autres romans et d’autres figures exercent un • attrait litt€raire ‚ sur les auteurs d’aujourd’hui et sur Richard Millet en particulier. Se lisent ainsi de fugaces r€miniscences de sc„nes issues de la Recherche du temps perdu. Faut-il voir en effet se projeter ici l’image du narrateur 11
H. de Balzac, Etudes de mœurs, Sc…nes de la vie priv€e, B€atrix, tome II, p. 750.
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proustien dans ces mots : • n’€tait-elle pas en quelque sorte ma prisonni„re, retenue tout pr„s de moi par la pluie et hors de l’€glise par le service fun„bre dont nous percevions les moments ? ‚ (p. 111) Ou, plus nettement, l’intrusion d’un souvenir flaubertien dans la derni„re sc„ne, dans les derni„res lignes ? Mme Arnoux revient, vieillie, voir Fr€d€ric Moreau et, il est trop tard. Le d€sir, toujours en porte-ˆ-faux, s’est enfui, d€finitivement, au moment oŠ il e‘t pu ‡tre assouvi. Transposant ce d€nouement, la derni„re phrase laisse le sens en suspens et, suggestive tout autant que d€ceptive, elle peut ainsi renvoyer ˆ l’€criture d’une grande passion romantique, devenue d€sormais impossible. • Il est trop tard, […] il a toujours €t€ trop tard ‚. (p. 125) Le r€cit d’aujourd’hui, fid„le ˆ l’exigence ruiniforme de la litt€rature, ne saurait que dire, par delˆ les retours et les rencontres, la perte et l’absence qui pourtant, €piphanes, le fondent. Les diff€rences, ˆ l’€vidence, l’emportent sur les accointances dans ces deux histoires d’amour oŠ l’absolu, litt€rairement repr€sent€, vient se conjuguer au prosa•sme des situations : les m‡mes indices qui laissent deviner, des parcours similaires, devraient sans doute ‡tre relus sur le mode de l’€cart et de la distance. Lˆ n’est pas ˆ mon sens l’essentiel. La d€marche ne se veut pas exclusivement heuristique. Toujours est-il que l’€criture de Richard Millet qui se d€ploie aujourd’hui dans des romans de plus grande ampleur laisse d€jˆ affleurer dans cette nouvelle de 1994 la volont€ de faire entrer dans la gen„se des œuvres les livres du pass€, ceux qui furent le plus aim€s. Sans nul doute, Le Lys dans la vall€e, texte-€cho, se situe au cœur de Cœur blanc, tout en ne surgissant que par intermittences et en laissant au silence faire aussi son œuvre. Comme d’autres encore ˆ venir, ce recueil s’inscrit dans le sillage de ce que Nicole Mozet note si justement • l’effet Com€die humaine ‚ (titre du dernier chapitre de Balzac au pluriel).12 D€nu€ de tout signe de modernit€ et de tout rep„re temporel pr€cis, il favorise les d€placements d’un si„cle ˆ l’autre. Et, de m‡me, sur le plan spatial, la ville nomm€e • L. ‚ dans laquelle on pourrait reconna•tre Laon, sous-pr€fecture de l’Aisne, se caract€rise par sa situation g€ographique en surplomb comme isol€e des plaines environnantes. Atemporel et atopique, la rencontre entre • la dame d’autrefois ‚ et le jeune Octavian e‘t pu ‡tre celle de F€lix et de Mme de Mortsauf. 12
N. Mozet, op. cit., p. 287.
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Le romanesque survit dans • l’extr‡me contemporain ‚, audelˆ des ruptures et des renoncements, grŒce au pouvoir de l’imaginaire certes, mais surtout grŒce ˆ celui de la m€moire – f‘t-elle lacunaire et inconsciente. L’oubli du silence, l’urgence du dire romanesque Il est d’autres signes qui permettent de pr‚tendre que le roman balzacien perdure dans la fiction narrative de ces derni…res d‚cennies voire ann‚es. En effet, au moment o• le silence se fait si l’on ose dire plus discret, le parall…le s’impose plus ais‚ment peut-ˆtre encore. Un sursaut pour faire de la destruction possible un sujet de roman et pour retourner les menaces en faits anodins parcourt nombre de romans et po…mes contemporains. Plus que jamais, en raison aussi d’un effritement des valeurs sociales et ‚thiques, le silence est per‹u comme une instance secondaire que chacun s’emploie † circonvenir sinon d‚passer. On n’en a pourtant jamais fini avec le silence. C’est un mot de plus, certes. Mais il a souvent le dernier mot, qu’on le monte au pinacle, qu’on le rel…gue au second plan ou qu’on l’apprivoise. Il r‚apparaŒt, agent corrosif ou chance inesp‚r‚e, continuant de hanter l’imaginaire. Il ne va pas de pair avec l’oubli. A cet ‚gard, il arrive que l’‚criture renoue avec sa dimension sot‚riologique, conf‚rant au silence un sens, mˆme s’il s’agit du ƒ sens de l’absence „, comme l’‚crit Claude Louis-Combet13 L’‚crivain termine le volume par ces mots : ƒ A partir de l†, enfin ! L’‚criture laisse entrevoir sa v‚ritable n‚cessit‚ qu’elle tire enti…rement de son absence de destinataire „14 Il compose des r€cits qui bruissent d’un silence apparemment vaincu, qui font €clore une parole pleine. Or, un texte tel que Blesse ronce noire15 se fait l’‚cho du destin tragique du po…te Georg Trakl, enserrant la po‚sie mentionn‚e mais absente du r‚cit dans le tram‚ de la narration. La po‚sie est ici la part maudite, tue et douloureuse d’une ‚criture ‚pistolaire et romanesque trac‚e sur ses d‚combres. Blesse ronce noire relate l’histoire d’une relation incestueuse entre le po…te Georg et sa 13
Claude Louis-Combet, Du sens de l’absence, Quatre yeux, 1985. Op. cit., p. 62. 15 Blesse ronce noire, Corti, 1995. 14
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sœur Gretl. Il dit, €crit et crie l’indicible avec des mots d’une violence inou•e quoique retenue. Une langue autre abrite cet amour interdit qui • illuminait et ent€n€brait ‚16 ˆ la fois la jeune femme passionn€e. Il ne reste aux deux amants d’autre issue que les cris de souffrance et les po„mes, €crits par l’un et lus par l’autre, inscrits dans un €change symbolique complexe et d€sesp€r€. Le r€cit, compact et dense, quant ˆ lui, ne laisse pas de blancs sur la page et retrace, minutieusement, les €tapes de cet amour impossible. La po€sie qui n’a d’existence que di€g€tique r€f„re ˆ l’œuvre effective de Georg Trakl et en garde la sanglante marque et le rythme sp€cifique. Le silence c’est ici ce po„me-palimpseste, cette passion hors du commun et des normes. Le silence n’est donc pas conjur€, il n’est que diff€r€. Force est de reconna•tre qu’il est impossible de rassembler les mouvements €pars de l’€criture contemporaine sous quelques d€signations g€n€riques et institutionnelles. L’extension du champ du silence et la multiplicit€ des rapports qu’il entretient avec la parole et l’€criture caract€risent l’ensemble des textes cit€s ici. Quelques tendances se dessinent pourtant : ˆ l’esth€tique minimaliste et la pr€sentation du silence sous sa forme absolue a succ€d€ la tentation d’une parole rehauss€e par un silence €loquent. Puis le silence semble avoir jou€ ses derni„res notes sur la clavier de l’€criture narrative et po€tique, remisant provisoirement dans l’oubli un pass€ scand€ par des conflits et des d€chirements. Or, il r€appara•t, sporadiquement et p€riodiquement, tant‹t comme une menace, tant‹t comme une chance, sous la plume d’€crivains aussi diff€rents que C. Louis-Combet et F.-Y Jeannet. Celui-ci, dans Cyclone,17 d€verse un torrent de paroles d€sesp€r€es et €tourdissantes. Le rythme syncop€ des histoires imbriqu€es ne laisse pourtant aucun interstice. Le silence n’a pas le droit ˆ la parole. Cependant, il n’est question que de cela. Sous la forme forestienne de l’impuissance, le bavard s’enivre de mots de peur que le silence n’engloutisse la verve et l’inspiration, condamnant l’€crivain ˆ la perte de son identit€. • Que dire de plus ? Rien d’autre ˆ dire que cette douleur de n’avoir rien ˆ dire ‚.18 Et, plus loin : • Mots impropres, 16
Op. cit., p. 33. Fr€d€ric-Yves Jeannet, Cyclone, Le Castor astral, 1997. 18 Op. cit., p. 31. 17
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sans histoire ˆ transmettre, sans autre histoire que celle de leur trac€ sur la page ‚.19 Nostalgie d’un livre manquant, de fragments reconstitu‚s, † la mani…re de M. Blanchot. L’‚criture prend l’allure d’une descente aux enfers, d’une perte absolue sans point d’ancrage. ƒ Le silence s’appesantit „.20 Ni destination ni coh€sion dans cette somme en fragments ne viennent donner aux mots une chance d’existence autre qu’autot€lique. Le flux de paroles et la diversit€ des lieux d€crivent mim€tiquement l’instabilit€ et la pr€carit€ de l’€criture m‡me et l’‡tre qui conduit ce r€cit d€brid€. Est pouss€e lˆ jusqu’ˆ l’extr‡me la pratique des collages, de sensations et d’objets, jusqu’ˆ l’€pouvante. Le texte, concert€ et construit, revendique all„grement cette course effr€n€e. Il se pose comme • agglom€rat de brouillons ant€rieurs ‚.21 Ce r€cit-fleuve est une r€serve id€ale, pour le narratologue et le g€n€ticien ˆ la recherche d’avant-textes, d’intertextes et autres hypotextes, brouill€s sous un voile €pais de commentaires m€tadiscursifs. Œuvre-testament, destin€e au fils du narrateur, Cyclone se dissout finalement dans l’‚cheveau de ses reconstitutions manqu‚es. La question r‚manente, tenant lieu de coh‚sion factice, serait celle de la peur de ne pas ƒ d‚passer la premi…re phrase „22 et de toujours s’en tenir ƒ au pied du mur des mots „.23 Assez proche de cette pratique • autofictionnelle ‚ se trouvent ‡tre les deux • romans ‚ d’Emmanuel Adely, Jeanne Jeanne Jeanne et Fanfare. Lˆ aussi, il est question de la recherche €perdue, haletante, confuse d’une origine – la m„re qui abandonna son enfant (le narrateur) ˆ la naissance dans Jeanne Jeanne Jeanne et, dans Fanfare, le p„re, mort en Egypte dont le fr„re a•n€, retir€ dans le d€sert libyen, n’a conserv€ que des souvenirs €pars et lointains (il avait dix ans ˆ la mort de leur p…re). Les mots s’accumulent comme autant de couches qui ensevelissent le pass‚ que l’on a trop voulu traquer, dans la f‚brilit‚ de la quˆte. Dans ce roman appel‚ significativement Fanfare le silence ne constitue nullement un credo esth€tique ; il est €vacu€ et ne resurgit 19
Ibidem. Op. cit., p. 57. 21 Op. cit., p. 56. 22 Op. cit., p. 316. 23 Op. cit., p. 300. 20
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que pour dire la mutit€ du monde d€sertique ou le vide de l’homme dont l’identit€ vacille, faute de souvenirs. Pendant pr…s de quarante ans j’ai v‚cu dans la mort de celui qui ‚tait en fait mon p…re cela je le savais mˆme si je n’y pensais pas je savais qu’il ‚tait mort et arriv‚ en Egypte je retrouvais un fr…re c’est-†-dire que je trouvais un fr…re c’est-†-dire quelqu’un de vivant.24
L’absence de ponctuation contribue † effacer le silence de la phrase. Les pauses semblent surgir directement de la respiration haletante d’un homme † bout de souffle, de ces bribes de phrases heurt‚es – tr…s longues le plus souvent – dans lesquelles se succ…dent des ‚l‚ments d‚construits. Le lecteur pourrait scander cette fanfare o• les temps se confondent et les lieux se superposent (le th‚•tre avec la repr‚sentation des Liaisons dangereuses, le Caire, le d€sert libyen). Il semble que le discours se module sur le mouvement saccad€ de la conscience, suivant les soubresauts de l’anamn„se. A propos du fr„re •[trouv€/ retrouv€] ‚, il est dit : Il faudrait qu’il soit mort, ou bien que j’y repense apr…s, sur le moment je ne sais pas vivre ni ressentir ni faire, mais €couter ou noter. L’€couter. Regarder. Qui me parlait de son p„re. Je me disais son p„re. Pour l’€couter il fallait que je m’absente, et que je ne sois pas lˆ dans cette histoire et les soldats €taient repartis et l’€glise s’€tait vid€e et tout se m€langeait me disais-je, lˆ bas.25
S’absenter pour entendre parler son fr…re de son p…re, s’absenter pour mieux ‚couter et pour mieux ‚crire, dans un apr…scoup, l’histoire qui est la sienne et qui pourtant ne lui appartient pas. Il s’agit de faire le vide tout en ressassant les plus infimes indices, tout en accumulant les mots et les bruits. Lorsque le fil de sa propre vie a ‚t‚ perdu, il faut r‚inventer un discours plus proche des balbutiements de l’infans (comme dirait Pascal Quignard). C’est la tentative d’Emmanuel Adely. Apr„s avoir €crit un r€cit que l’on pourrait dire minimaliste, significativement publi€ chez Minuit, Les Cintres, l’€crivain a pr€f€r€ une voie qui n’est plus celle de l’€conomie, du retrait, du peu ˆ dire mais au contraire celle de la surabondance, du flux inextinguible. Apr„s un r€cit oŠ pr€vaut la retenue, le romancier choisit donc de d€brider le flot de 24 25
Emmanuel Adely, Fanfare, Stock, 2002, p. 47. Op. cit., p. 93.
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paroles et de renoncer ˆ une forme d’impassibilit€. On l’a vu, il en va de m‡me – quoique de fa‰on moins radicale – chez Christian Oster. Ici c’est le tumulte qui couvre le silence, mais ne saurait masquer le vide de l’‡tre. Presque au terme de ce parcours ˆ travers quelques œuvres essentiellement romanesques de deux si„cles, il convient sans doute de d€gager des lignes de force dans le paysage de la litt€rature contemporaine. M‡me s’il ne saurait ‡tre question d’€tablir une typologie des r€cits extr‡mement vari€s qui paraissent depuis un quart de si„cle, il est possible de tenter de frayer un chemin au lecteur dans ce d€dale, en fonction de crit„res comme le retour ˆ la fiction certes mais aussi la persistance des voix[es] du silence. S’il est vrai qu’un romancier tel que Richard Millet s’inscrit dans le sillage de Louis-Ren€ des For‡ts et de Pascal Quignard, inscrivant le silence au cœur de son œuvre et lui conf€rant valeur fondatrice, les autres €crivains de l’extr‡me modernit€ s’€cartent de cette perspective blanchotienne. C’est aussi le rapport ˆ la musique et au pass€ qui nourrit la prose de ces trois auteurs. Or, les derniers romans de R. Millet en particulier renouent, par le biais de la voix et de l’instrument et par l’€vocation des ombres disparues, avec une phrase ample et ondulatoire et un r€seau romanesque dense. Parall„lement, h€ritiers de Barthes, des €crivains comme Echenoz, Toussaint, Deville, Gailly, Ernaux ou Oster revendiquent – ˆ des titres divers – le minimalisme, la blancheur, la platitude, l’impassibilit€. Mais lˆ encore, le romanesque reprend ses droits et le silence est rejet€ sur les bords du livre, m‡me s’il persiste sous d’autres formes au sein du livre. Un mouvement de • retour en grŒce ‚26 (qui n’a d’ailleurs rien d’une r‚gression) de la fiction, du romanesque, du roman long caract‚rise assur‚ment cette fin de si…cle. Cependant, ce qui domine si l’on se livre au jeu cartographique, c’est la propension † l’introspection et l’interrogation des origines. Ainsi le r‚cit que l’on a pu dire ƒ autofictionnel „ se d‚ploie consid‚rablement, en faisant varier ses modalit‚s. Si l’intime se conjugue plus ais‚ment sur le r‚gime de l’extime chez A. Ernaux
26
D. Viart, • M€moires du r€cit ‚ in Ecritures contemporaines 1, Minard, 1998, p. 7.
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(dans Journal de bord et La Vie ext€rieure notamment)27, il prend aussi la forme de parcours g€n€alogiques. Tant‹t le romancier s’invente des p„res symboliques (Pierre Michon avec Vies minuscules, Rimbaud le fils et Trois auteurs et G€rard Mac€ dans Vies ant€rieures), tant•t il scrute l’horizon de son enfance (c’est le cas de Charles Juliet, Jean Rouaud, Pierre Bergounioux ou Emmanuel Adely). Incontestablement ƒ le r‚cit de m‚moire „ s’impose dans le champ litt‚raire de la modernit‚ : ƒ Aujourd’hui que tout se d‚sempare, il s’agit de reconstruire le souvenir de ce qui fut „.28 Cependant le pass€ resurgit par bribes, dans ses fulgurances et ses incoh€rences, et la question de l’identit€, la seule qui vaille d’‡tre pos€e peut-‡tre, reste largement irr€solue, donnant lieu ˆ d’infinis recommencements et stimulant la cr€ation. C’est toujours dans l’€coute €blouie ou constern€e du silence que Pascal Quignard fait advenir ce qui fut jadis, lorsqu’il €crit : • Quand la m€moire fait ressortir de l’ab•me oŠ le r€el s’est effondr€ les souvenirs, ils ruissellent de silence ‚.29 Mais la plupart des romans aujourd’hui s’€cartent de cette esth€tique et de cette asc„se. Ainsi se multiplient, apparemment oublieux du silence, des r€cits de filiations biologiques ou symboliques que suscite pourtant chez l’homme la hantise de l’absence et du vide : Les contemporains €crivent ˆ partir de leur fragilit€ : c’est ce qui emp‡che les auteurs-lecteurs qu’ils sont de se transformer en autorit€s. Ils ne confondent pas les €tymologies et pour eux l’auteur est bien celui qui ajoute, non celui qui autorise.30
Il est vrai que tous les €crivains ne choisissent pas d’€crire le malaise en privil€giant l’observation de soi. Fran‰ois Bon, Jorge Semprun ou Marie Ndiaye – lˆ encore ˆ des titres divers (mais le propos n’est pas ici de faire un inventaire ni une typologie pr€cise et encore moins exhaustive) – int„grent le dispositif social dans leurs pratiques fictionnelles, donnant la parole ˆ ceux qui n’y ont pas acc„s
27
Sur ces questions, on renverra le lecteur † l’ouvrage collectif plac‚ sous ma direction intitul‚ L’intime et l’extime (Rodopi, 2002). 28 D. Viart, art. Cit., p. 13. 29 P. Quignard, Sur le jadis, Grasset, 2002, p. 287. 30 D. Viart, • Filiations litt€raires ‚ op. cit., p. 131.
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ou cr€ant un monde €trange et violent dans lequel se c‹toient l’onirisme fantastique et une r€alit€ ˆ cru.31 Nous sommes loin, dans ce cas, d’une litt€rature qui pr‹ne le silence comme seule voie de salut d’une parole impure (on se souvient du roman de Balzac, Un drame au bord de la mer, embl€matique me semble-t-il des probl€matiques d€battues dans cet essai, et de Pierre Cambremer qui se condamne au mutisme et ˆ l’immobilit€ en guise d’expiation). La litt€rature n’irait plus vers son €puisement ; elle renonce ˆ la logique de la rupture radicale et r€invente (ou r€apprend) le rapport ˆ soi, au monde – refondant dans la douleur de ses fractures une autre forme de romanesque. En d’autres termes, les romanciers et les po„tes de cette fin de si„cle ont sembl€ se confronter ˆ l’image r€surgente de • l’€criture du d€sastre ‚. Celle-ci est consubstantielle ˆ l’acte d’€crire, puisque tout d€sastre est €criture et r€ciproquement. • Ce qu’il reste ˆ dire./ Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort diff€r€e : d€sastre ‚.32 Le silence, l’innommable la d€signent, en soulignent les effets contrast€s. Ils ne sont que l’avers de ce discours • post-moderne ‚. Il n’y a pas d’avenir pour le d‚sastre comme il n’y a pas de temps ou d’espace o• il s’accomplisse.33
Tous s’‚vertuent cependant † d‚mentir cet ‚tat de fait aujourd’hui, trouvant au sein mˆme du d‚sastre, ou au-del†, une ‚criture dans laquelle ils s’accomplissent, ils nous accomplissent. Ce dont t‚moigne M. Blanchot proc…de de Mallarm‚ et de la philosophie d‚constructiviste. L’‚crivain-critique refuse de r‚f‚rer le dit † un nondit et d’en faire le signe d’une ƒ richesse de paroles in‚puisable „.34 Il per‰oit dans le dire (ˆ l’instar de Mallarm€ qui €crit : • je prof„re la parole pour la replonger dans l’inanit€ ‚) ce qui • semble le d€noncer, l’autoriser, le provoquer ˆ un d€dit ‚.35 Qui dit, alt„re le sens et se 31
Sur ce point, on se reportera † l’analyse de Dominique Rabat‚, ƒ Violence et ‚tranget‚ : la distance fantastique chez Marie Ndiaye „ in Vers une cartographie du roman contemporain, sous dir. de Marc Dambre, Aline Mura-Brunel et Bruno Blanckeman, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004. 32 M. Blanchot, L’Ecriture du d‚sastre, p. 220. 33 Op. cit., p. 8. 34 Op. cit., p. 177. 35 Ibidem.
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situe n€cessairement dans la d€faillance. Les €crivains de l’autre fin de si„cle (le n‹tre) font fi de cette impasse infiniment reconduite. Leur tŒche ne consiste plus ˆ • r€duire le silence, m‡me le silence ‚.36 Ils l’inscrivent dans un circuit fictionnel, jusques et y compris dans une parole po€tique. Ils renouent avec la pl€nitude du dire, la pr€sence charnelle du sujet, quitte ˆ les graver dans la discontinuit€ et la fragmentation, voire le chaos de l’€criture narrative et lyrique.37 En effet, la distinction entre le po€tique et le fictionnel tend ˆ s’estomper : le statut du je de l’‚nonciation est donc interrog‚, dans de nombreux textes th‚oriques consacr‚s † la po‚sie. Le sujet lyrique se constitue en s’‚non‹ant, au mˆme titre ou presque que celui d’un narrateur dans les r‚cits romanesques. ƒ Loin de s’exprimer comme un sujet d‚j† constitu‚ que le po…me repr‚senterait ou exprimerait, [il] est en perp‚tuelle constitution dans une gen…se constamment renouvel‚e par le po…me, et hors duquel il n’existe pas „.38 Le po…me s’‚labore en retrait des parcours biographiques : la construction de ce je textuel suppose l’oubli partiel, l’effacement momentan€ du je r€el. Ainsi, quel que soit le genre convoqu€, le silence joue son r‹le, mettant en p€ril la parole et lui donnant aussi sa signification. Or, le silence est lˆ, mais il n’entrave pas l’avanc€e de l’ethos. Silhouettes fictives sans doute, r€cits probablement €vid€s, le rien retrouve in€luctablement ce qu’il €tait dans la langue latine, autrement dit quelque chose. Au terme de ce parcours, le silence – m‡me ˆ bout de souffle, ni€ et rejet€ – semble conserver une valeur heuristique certaine pour l’exploration de la fiction. C’est en effet la manifestation la plus significative d’une rupture €pist€mologique entre le XIXe si„cle et le XXe dans sa seconde moiti€. Les chaos de l’Histoire ont d€truit ˆ jamais l’id€al de progr„s et les r‡ves positivistes ; quant ˆ l’avanc€e de la psychanalyse, elle a d€finitivement condamn€ la possibilit€ d’une ma•trise de soi efficace. 36
La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 47. Nous nous situons par rapport † l’interrogation du lyrisme qui est † l’œuvre dans de nombreux recueils de po…mes et essais sur la po‚sie. (Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orph€e, Corti, 1989 ; Dominique Rabat€, Figures sur le sujet lyrique, P.U.F., 1996 ; Litt€rature n•110, oct. 1998). Le lyrisme se confronte ˆ l’alt€rit€ que repr€sente la r€alit€ et il pose un sujet polyphonique, voire impersonnel, ˆ l’€vidence ancr€ dans une construction fictive. 38 Dominique Combe, op. cit., p. 63. 37
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Choisi dans cet • essai ‚ comme clef herm€neutique, le silence a €galement permis de relire les œuvres romanesques du pass€ comme annonciatrices d’une €criture qui sans ‡tre ruiniforme joue des b€ances et des dysfonctionnements pour mieux dire. Le silence ne serait plus alors seulement tributaire de facteurs conjoncturels mais il aurait aussi partie li€e avec le romanesque ˆ partir du moment oŠ il acquiert une dimension ontologique. Balzac nous semble ˆ ce titre fondamentalement repr€sentatif. C’est en philosophe qu’il aborde le massif romanesque, cherchant ˆ tirer • la le‰on des €v€nements ‚ plut‹t que leur • po€sie ‚, ˆ trouver la v€rit€ de l’homme social et priv€, un syst„me qui rende compte du monde. Mais il se heurte aux limites de la raison et du dicible (la fin de Louis Lambert est hautement symbolique ˆ cet €gard), il rencontre le vide et l’inaccompli quand il visait la compl€tude et l’absolu. Et aujourd’hui, que reste-t-il du silence ? Il n’est plus assur€ment l’objet revendiqu€ d’une po€tique ; il surgit presque involontairement sous la plume des romanciers. Il traverse les œuvres, au d€tour d’une phrase, d’un d€sir inassouvi ou d’une recherche vaine (ce n’est plus la parole qui est jug€e vaine, pour paraphraser le titre d’un commentaire c€l„bre du Bavard de Louis-Ren€ des For‡ts par Maurice Blanchot). Les €crivains semblent avoir retrouv€ l’espoir d’un pouvoir dire, en particulier en explorant les confins de la m€moire (nous avons €voqu€ les innombrables r€cits de filiations – g€n€alogiques ou symboliques – qui paraissent depuis quinze ans). Il est vrai que le silence n’est pas exclu de tels r€cits n€cessairement lacunaires, mais il n’est plus un principe d’€criture, le d€clencheur privil€gi€ du geste d’€crire. Cependant, ˆ l’or€e du XXIe si„cle, ce n’est peut-‡tre plus la m€moire qui susciterait fondamentalement le geste d’€crire. Le chemin que les romanciers empruntent pour continuer ˆ dire serait plut‹t celui d’un nouvel €lan vers la fiction (ni d€construite ni vilipend€e ni trou€e mais revisit€e). Nous disposons ˆ l’€vidence de peu d’€l€ments pour l’affirmer, mais nous pouvons observer quelques fr€missements qui sont encore discrets, t€moignant pourtant de la vivacit€ de la litt€rature actuelle. Certes, le retour potentiel en grŒce de la fiction ne se place pas sur le m‡me plan que la recherche €perdue de l’€loquence du silence lorsque la parole et le sens ont failli. Ce ne sont pas seulement les mouvements de r€apparition de la fiction que l’on peut observer chez les auteurs Minuit (dans Une femme de m€nage de
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Christian Oster, Un soir au club de Christian Gailly et Faire l’amour de Jean-Philippe Toussaint) mais aussi le cours que prennent l’œuvre et la r€flexion de Pascal Quignard. On sait ˆ quel point cet €crivain a compos€ avec le silence produisant des pages d’une rare beaut€ et puret€ ˆ ce sujet dans Le Vœu de silence – qui est comme l’on sait un commentaire de l’œuvre forestienne –, ou faisant exhaler du silence des chants extrˆmes dans La Le‡on de musique, Le Nom sur le bout de la langue ou encore Vie secr…te. Or, dans les trois derniers livres publi€s ˆ ce jour, Les Ombres errantes, Sur le jadis et AbŒmes (qui sont d’ailleurs les trois premiers tomes d’un vaste ensemble qui en compte quinze), il fait montre d’une v€ritable foi dans les ressources de la fiction – ou de ce que D. Viart a appel€ •l’essai-fiction ‚ – sous la forme du conte en particulier, ˆ condition qu’il s’interrompe et s’ouvre ˆ l’infini sur des aphorismes, des fragments d’essais philosophiques, des bribes biographiques et hagiographiques. Ce qui aurait chang€ en ce d€but de si„cle, ce serait peut-‡tre le degr€ de croyance, la parole allant moins vers son amenuisement (et la litt€rature vers son €puisement) que vers son av„nement en tant que fable. Toujours est-il que la pens€e se forme et progresse dans cette cadence insolite et dans cette alternance de fragments oŠ l’imaginaire se d€ploie et oŠ la r€flexion s’offre ˆ nu. Or les • genres ‚ qui se c‹toient dans les r€cits de Pascal Quignard se contaminent. Tout semble pourtant plac€ sous le signe et l’€gide de la fiction. Ainsi, les notes sur des auteurs latins m€connus, les gloses po€tiques qu’ils inspirent, les assertions tranchantes, les contes fantaisistes constituent la mati„re d’un essai philosophique dans lequel rien n’est fonci„rement vrai. La pens€e se distribue selon des principes hi€rarchis€s mais le r‡ve est log€ ˆ la m‡me enseigne. A propos du film Rebecca d’Hitchcock, Pascal Quignard ‚crit : Le regard traverse la grille ; il se fraie un passage dans la v€g€tation qui a envahi le parc abandonn€. Le manoir surgit au clair de lune. Un nuage cache aussit‹t la lune. L’autre nuit, j’ai r‡v€ : je retournai : 1. Il y a un autre monde. 2. Il y a un r‡ve. 3. Il y a un retour.39
39
Pascal Quignard, Sur le jadis, Grasset, 2002, p. 154.
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Et, peu apr„s, l’€crivain discourt de questions m€taphysiques, dans les m‡mes termes, et avec des effets de r€sonance semblables chez le lecteur : Pourquoi l’immortalit‚ serait-elle la priorit‚ du vivant ? 1. Ce qui vit ne concentre pas ses forces dans le dessin de s’‚carter de ce qui ne vit pas. 2 Jaillir, bondir, d‚vorer, fleurir, ces actes obtiennent leur jouissance de leur limite. 3 C’est la diff‚renciation du vivant qui a rompu l’immortalit‚ et la duplication ou la r‚it‚ration ou la fascination morphologique, d‚vorante, engloutissante, devenant mortelle. Non l’inverse.40
Dans ces pages, le silence intervient ˆ titre de blanc typographique, de mots qui ont €t€ retranch€s ; il est une pause dans cette prose musicale, il est aussi la mort qui s’€crit. • Le livre est un mort qui parle. ‚41 Et, plus loin : • Les hommes sont fascin€s par le silence €ternel de la mort ‚.42 Mais il ne s’agit plus ici d’une hantise et encore moins d’un mode absolu d’‚criture. C’est donc la foi d’un retour au pouvoir d’un verbe fictionnel celui qui n’h‚site pas † mentir d‚lib‚r‚ment, po‚tiquement pour ‚crire. AbŒmes, le dernier volume – qui s’intitule aussi Dernier royaume III – s’ouvre sur un hymne au silence heureux. Le s‚rieux affirmatif et la puissance imaginaire de la fiction dans cette œuvre et dans d’autres en cours et † venir (du mˆme auteur, d’autres contemporains) ont pris le relais, semble-t-il, de l’‚criture ruiniforme qui s’accomplit dans la contemplation de son d‚sastre : Il ne semblait pas que son silence d‘t au malheur. En lui le silence, l’ombre, l’ennui, le vide €taient li€s aux plaisirs qui s’y recherchent. Le plus souvent la nudit€ se trouve confondue ˆ ce silence. Elle ne se distingue plus de cette attente pure dans la p€nombre. Et le bonheur. Et la lecture y ajoute encore une autre voix, une voix encore plus singuli„re, une voix plus €trange qu’un chant, une voix maintenant l’Œme dans l’absence compl„te de r€sonance.43
40
Op. cit., pp. 155-156. Op. cit., p. 156. 42 Op. cit., p. 157. 43 AbŒmes, Grasset, 2002, p. 7. 41
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre XII Balzac ou • l’impens€ ‚ du roman contemporain Si le silence et le paradigme qu’il ouvre (la perte, la manque ontologique, la d‚faillance du langage, la mutit‚ du monde, la hantise du vide et de la mort) a permis de mieux entrer au cœur d’œuvres romanesques ‚crites essentiellement dans la seconde moiti‚ du XXe si…cle et au-del†, et de relancer le romanesque en tant que cat‚gorie esth‚tique et choix axiologique du point de vue de la cr‚ation, de le red‚finir du c•t‚ de la r‚ception, il ne saurait rendre compte exhaustivement et exclusivement de ce qui se joue aujourd’hui dans la litt‚rature. Sans Balzac, la litt‚rature de l’extrˆme modernit‚ ne serait ni aussi dynamique ni aussi florissante : les romans d’hier et d’aujourd’hui sont tributaires, c’est l† ma conviction, de l’œuvre balzacienne et de la pr‚sence persistante du romancier. Et les r‚cits romanesques qui naissent maintenant – y compris ceux qui affirment leur distance ou leur ignorance – sont anim‚s par son souffle et nourris de sa substance. En effet, la pens‚e de Balzac, sa th‚orie sur le roman s’imposent depuis un si…cle et demi, au point de permettre par un jeu de r‚troversion, que la litt‚rature du XXe si…cle les pense † son tour. St‚phane Vachon pr‚sente un Balzac ƒ po‚ticien „, qui ƒ d‚finit l’art du roman et ses lois esth‚tiques avec une conscience aigu’ de l’entr‚e par effraction de ce genre dans l’ordre des genres dominants, [‚laborant] tout † la fois le protocole de l‚gitimation et la source de l‚gitimit‚ „.1 L’enjeu est crucial : il s’agit, pour Balzac, en tant que penseur et artiste, de s’ins‚rer dans un dispositif social apparemment clos, de d‚voiler dans et par la fiction l’‚mergence du mensonge – comme le rappelle Michel Butor dans Le Marchand et le g€nie –, d’explorer et de transgresser les limites de l’espace social et humain, d’‚largir le champ de la connaissance, d’inventer des registres de langue idoines.
1
Balzac. Ecrits sur le roman. Anthologie, Le Livre de Poche, 2000, pp. 9-10.
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D€mesur€e, l’ambition s’incarne dans l’œuvre puisque celleci conf„re identit€ et place au genre d€cri€, puisqu’elle cr€e un mod„le – per‰u comme tel par les g€n€rations ult€rieures –, puisqu’elle contribue ˆ d€finir une cat€gorie esth€tique transversale, qui croise et d€passe le genre, le romanesque. Je m’efforcerai de montrer, dans ce dernier chapitre, que Balzac peut ‡tre pens€ par le roman contemporain parce qu’il invente le romanesque qui d€signe, par hypostase, le lieu d’un combat (un nouveau syst„me axiologique s’instaure en l€gitimant la contradiction), le lieu d’une r€flexion (sp€culaire et sp€culative), le lieu de tous les possibles (polyphonie, polymorphie, accueil de genres limitrophes et de champs disciplinaires connexes). Le romanesque va de pair avec un parti pris id€ologique et tient compte d’une rupture €pist€mologique entre une litt€rature qui ne survit que si elle s’engage et une autre qui s’autorise ˆ rester ˆ distance. Pour ce faire, le romanesque op„re des choix esth€tiques : de vastes fresques lin€aires de circularit€, une exploration du sujet au sein du groupe et d€tach€ de lui,2 des interf€rences de voix et de discours, le recours ˆ des strat€gies narratives diverses. Or, la litt€rature des ann€es 80, 90 et 2000 – celle des r€cits et des romans – est marqu€e par ce • retour du romanesque ‚ (m‡me si le terme de • retour ‚ est sujet ˆ caution3) : sans renier la fragmentation du monde et de l’€criture, sans exclure la fascination pour le silence et la r€manence d’une • €criture du d€sastre ‚, sans oublier ˆ l’€vidence les traumatismes de l’histoire et les d€couvertes de la psychanalyse, le roman d’aujourd’hui repense ces donn€es • en pensant avec Balzac ‚ ; il renoue, parfois ˆ son insu, avec Balzac, celui qui €crivait un roman en s’ing€niant ˆ d€finir une cat€gorie qui le transcendŒt, le romanesque. Loin de l’exasp€ration des ann€es 50, les auteurs contemporains ne suivent pas un mod„le, ils ne le contestent pas non plus. L’€criture n’est gu„re iconoclaste ; elle ne s’inscrit pas davantage dans une logique de l’imitation ; elle creuse, dans cette pens€e de l’Autre, ses propres interrogations. L’œuvre romanesque de 2
Dai Sijie, dans Balzac et la petite tailleuse chinoise (Gallimard, 2000), fait du roman balzacien le lieu de transformation de l’individu. 3 Sch‚matiquement, on pourrait dire qu’† une pens‚e de la rupture (co‡ncidant peu ou prou avec les tenants du Nouveau Roman a succ‚d‚ une pens‚e du retour dans la litt‚rature depuis 1980). On se reportera sur ce point au chapitre consacr‚ au ƒ sch‚ma du retour „, dans Jean-Luc Nancy, L’Oubli de la philosophie, Galil€e, 1986, pp. 1520.
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Balzac n’est plus pens€e en termes de • mod„le ‚ : elle est lue et relue, r€€crite sans crainte du blasph„me ; elle peut alors ‡tre repens€e.
Balzac r€€crit Je dis bien Balzac et pas seulement son œuvre, car il s’agit d’un ethos mˆlant l’homme, sa d‚marche, ses manies, l’image que l’histoire nous rapporte, le mythe qu’elle ‚rige ainsi que sa cr‚ation, qui n’inspire plus la hantise des successeurs, en un mot d’une pens‚e † l’œuvre dans l’œuvre et ailleurs. Les ‚crivains d’aujourd’hui peuvent r‚‚crire Balzac parce qu’ils s’en sont lib‚r‚s. Ils v‚hiculent ce que l’on pourrait aussi appeler une pens‚e, r‚ceptacle d’‚l‚ments diffus et composites, dans une relative entropie : ce qui reste une fois que s’est estomp‚ le mythe et que se sont dissip‚es les certitudes. Mais les romanciers qui revendiquent le plaisir retrouv‚ de la fiction ou la libert‚ de poser de nouvelles questions se situent † plus ou moins grande distance, me semble-t-il, de Balzac : je tenterai d’op‚rer une distinction, en choisissant quelques œuvres embl‚matiques, en fonction de ce crit…re-l†. Il faut beaucoup d’irr‚v‚rence, en effet, pour ˆtre en quelque sorte l’apocryphe de Balzac et r‚‚crire La Bataille. Le lecteur peut mesurer ainsi le chemin parcouru depuis les invectives de RobbeGrillet ou de Nathalie Sarraute (qui ont d’ailleurs nuanc€ leurs propos par la suite). Le Nouveau Roman, on le sait, avait en quelque sorte invent€ un Balzac et un mod„le qu’ils ont utilis€ comme cibles de pr€dilection. (Nous l’avons dit dans le premier chapitre). Rappelons que les romans balzaciens ont toujours €t€ lus, admir€s et d€test€s ˆ la fois, controvers€s, invectiv€s, rejet€s. Pr€sence inqui€tante et d€routante, en un mot fascinante (p„re qu’il fallut tuer ?) On a toujours compt€, souvent pens€ avec Balzac. Le romancier a longtemps €t€ per‰u comme l’auteur d’un discours monolithique et monumental, et La Com€die humaine comme le produit r‚aliste d’un g‚ant litt‚raire qu’on eŽt aim‚ laisser sur son pi‚destal. Mais il descend dans l’ar…ne et s’infiltre dans l’‚criture et la pens‚e. Peu d’‚crivains ‚chappent † Balzac. Son œuvre apparaŒt aujourd’hui comme une cath‚drale certes, mais qui offre bien des fissures et des br…ches. Souvent les r‚cits dysfonctionnement et les incertitudes se donnent † lire. On ne cesse de rep‚rer leurs failles et leurs silences…,
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m‡me si cet exercice a ses limites (je parle du discours critique). Or, les €crivains, lib€r€s, se sont eux aussi sentis autoris€s ˆ relire Balzac par fragments, ˆ le r€€crire. La post€rit€ du romancier a partie li€e avec l’histoire d’un monstre apprivois€, mais qui resurgit de ses cendres pour poser de nouvelles interrogations et €chapper aux investigations. Donc l’exp€rience d’€criture de Patrick Rambaud s’av„re possible, en 1997, et elle se poursuit aujourd’hui avec un autre volet de la trilogie imp€riale, Il neigeait.4 L’hypoth…se ici est de montrer que le rapport † Balzac est dans ce cas, malgr‚ les apparences, le plus distanci‚. Le prolonger, l’‚crire, se l’approprier rel…vent d’op‚rations intimes qui confinent † une quˆte ontologique. Mais, outre le fait que le roman ne soit pas vraiment convaincant (si ce n’est l’incipit), il est en rupture avec le projet balzacien. Pierre Michon l’a parfaitement per‹u : Capitaine Balzac. La farce est combat. Si Balzac n’a jamais men‚ † bien son grand projet de La Bataille, qui devait ‡tre son opus majeur et dont Chabert comme Adieu sont des fragments, c’est parce que la bataille est le modus scribendi, le sujet qui ‚crit, l’‚nonciation, et elle ne saurait ˆtre le th…me, l’objet, l’‚nonc‚ d’un livre – sinon par redondance.5
Il s’agit donc d’une trahison qui ne s’av…re pas vraiment f‚conde. On peut lire et ‚crire contre Balzac en creusant le sillon de la pens‚e. Mais ici l’enjeu n’est que fictionnel si l’on peut dire et consiste † ajouter l’‚l‚ment manquant ; or le livre absent structure le reste, cela est bien connu depuis Mallarm‚. La Com€die humaine ne saurait ‡tre qu’inachev€e puisqu’elle a cherch€ ˆ faire entrer l’infini dans le fini. En revanche le projet de P. Rambaud porte dans son essence m‡me ses limites, bien qu’il relate une histoire probable et qu’il reprenne des codes linguistiques balzaciens : Henri Beyle intervient ˆ titre d’observateur ext€rieur,6 s’ensuit un portrait par l’entreb•illement d’une fenˆtre (on se rappelle le peintre qui dans La Maison du chat-qui-pelote regarde sans ˆtre vu). S’entrecroisent, dans 4
Je choisirai quelques cas embl€matiques, produisant in€vitablement des lacunes regrettables mais €vitant la succession de monographies. 5 Pierre Michon, Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 34. 6 Patrick Rambaud La Bataille, Grasset, 1997, p. 83.
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la narration, des personnages fictifs et d’autres authentiques. Mais, ce n’est pas lˆ, ˆ mon sens, que se pense Balzac, que son œuvre est donn€e ˆ penser. Pierre Michon ajoute d’ailleurs : •Balzac le dit sans ambages. Il dit que sous l’influence du caf€, de la nuit, du d€sir de gloire qui est un d€sir de texte, bref toute la d€fonce strat€gique qui est le mode balzacien d’€crire, ‘tout s’agite, les id€es s’€branlent comme les bataillons de la Grande Arm€e sur le terrain de la bataille’, et la bataille a lieu ‚. Le livre €tait d€jˆ €crit, sans avoir besoin de l’‡tre.7 C’est une sorte de variation-hommage comme le fit Kundera pour Jacques le fataliste de Diderot. Fort €loign€e, somme toute, de cette invention du romanesque, cat€gorie esth€tique et mode de pens€e ˆ la fois. Int€ressante mais ˆ distance aussi, dans une certaine mesure, est le roman de Dai Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise. Les romans de Balzac repr€sentent un arch€type, celui de la culture occidentale en tant qu’elle valorise l’individualisme ; ils consacrent pour les personnages, les deux jeunes gens r€€duqu€s et la petite tailleuse une ouverture sur le monde ; ils servent de r€v€lateurs. Conquis au prix de multiples p€riples et p€rip€ties, les livres de Balzac enflamment l’imaginaire et progressivement s’ins„rent dans l’univers quotidien des acteurs du drame. Ainsi, lorsque les Gardes Rouges fouillent la maison et trouvent le livre cach€, le narrateur note : • La sc„ne n’€tait pas sans ressemblance avec celle de la bande du boiteux autour du Cousin Pons ‚.8 L’objet livre devient aussi monnaie d’‚change : ƒ si vous aidez mon amie [qui est enceinte], elle vous en saura gr‚ toute sa vie, et je vous donnerai un livre de Balzac „.9 Le roman (peu importe lequel) fait figure de s€same. Or, son pouvoir magique d€passe ce • march€ ‚ r€ussi. Inscrits sur la peau des v‡tements, avec une infinie patience, les livres interdits entrent dans l’intimit€ de l’‡tre. Etrange palimpseste, le texte continue d’exercer sa fulgurante influence sur les personnages. La petite tailleuse en effet, 7
Je reviendrai sur le texte de Pierre Michon qui ne peut ‡tre €rig€ en parole d’€vangile, en interpr€tation d€finitive de la pens€e de Balzac mais qui se situe beaucoup plus pr„s de celle-ci que l’exp€rience virtuose mais d€ceptive. De P. Rambaud. In€luctablement, les jugements de valeur interviennent lorsqu’il s’agit de litt€rature contemporaine. 8 Dai Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise, Gallimard, 2000, p. 172. 9 Op. cit., p. 178.
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convertie par l’imaginaire balzacien, changera de vie. Les derniers mots du roman l’attestent : • Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beaut€ d’une femme est un tr€sor qui n’a pas de prix ‚.10 La m‚tamorphose co‡ncide avec la d‚couverte d’une identit‚ : Balzac, embl…me du monde occidental, condamn‚ pour cela mˆme, fait partie du tram‚ narratif, il d‚termine la structure mentale des personnages et apparente l’acte de r‚ception † une v‚ritable ƒ op‚ration ontologique „. Toutefois, s’il s’agit l† d’effets de lecture particuli…rement saisissants, Balzac n’est pas † proprement parler repens‚ : il est per‹u globalement comme arme politique et instrument de lib‚ration. Le romancier cr‚e une dynamique ‚piphanique qui proc…de de l’image qu’il r‚percute, des forces qu’il mobilise et de l’imaginaire qu’il d‚ploie sous des yeux vierges. Une alchimie se produit, quelque chose advient mais l’œuvre n’est pas intimement repens‚e. Repenser Balzac n’est pas n‚cessairement le citer abondamment. La distance, me semble-t-il, s’estompe † partir du moment o• l’‚crivain s’approprie l’œuvre, la langue, o• il rencontre cette cat‚gorie appel‚e ici le romanesque, o• son texte devient † son tour un lieu de r‚flexion.
Balzac revisit€, repens€ Sans doute faut-il mettre la r€surgence du po€tique et de la pens€e balzaciennes au compte d’un double mouvement : se dessine dans le roman contemporain une r€habilitation de la fiction, qui sonne le glas des avant-gardes. Tandis que Robbe-Grillet d€clarait, on s’en souvient : • Raconter est devenu proprement impossible ‚,11 Marc Petit publie, en 1999, un essai intitul€ Eloge de la fiction12, se faisant l’€cho de la tendance dite de la • Nouvelle Fiction ‚. Fr€d€rick Tristan se r€clame explicitement de Balzac au nom d’une r€alit€, susceptible de conf€rer au sujet une identit€ et une v€rit€ au monde. Il cite Balzac ˆ cet effet : • Toute figure est un monde ‚ (Le Chef-d’œuvre inconnu) et • Inventer le vrai ‚ (La Peau de chagrin), afin de confirmer la 10
Op. cit., p. 191. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1963, p. 31. 12 Marc Petit, Eloge de la fiction, Fayard, 1999. 11
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v€racit€ et la sup€riorit€ de la fiction, produit de l’imagination.13 Toujours est-il que le projet litt€raire de tous les €crivains d’aujourd’hui ne trouve son accomplissement que dans un processus de • renarrativisation ‚. • Raconter une histoire, composer cette histoire en intrigue, ramifier cette intrigue en s€quences narratives ‚14 constituent un passage oblig‚, ou peu s’en faut, de tout ‚crit romanesque. Peut-ˆtre convient-il d’all‚guer un autre ph‚nom…ne qui participe de ce retour de/ † Balzac : la floraison des r‚cits de filiation. Dominique Viart ‚crit : ƒ Le sujet contemporain se sent redevable d’un h‚ritage dont il n’a pas v‚ritablement pris la mesure et qu’il s’obstine † ‚valuer, † comprendre, voire † r‚cuser „.15 A l’‚vidence, l’entreprise de Pierre Michon dans Trois auteurs et dans Rimbaud le fils s’inscrit dans cette perspective. Avec une sorte de familiarit‚ d‚bonnaire qui n’exclut pas l’analyse, l’auteur d‚montre que penser avec Balzac, c’est aussi extraire ce qui se lit de Balzac, dans le contexte de la litt‚rature d’aujourd’hui bruissante des fractures de l’Histoire. Balzac est ici revisit‚. Est-il repens‚ ? Notons † cet ‚gard la complexit‚ conceptuelle et syntaxique du verbe ƒ penser „ : s’agit-il de penser † Balzac, c’est ce que Pierre Michon ne s’interdit pas, lorsqu’il ‚voque sentimentalement ƒ le gros homme vaniteux „16 qu’on ne peut connaŒtre sans l’aimer, que l’on ƒ n’oublie que quand [on] le li[t] „ ?17 S’agit-il de penser avec Balzac, autrement dit de lire son œuvre et d’en d‚gager une pens‚e, par del† les si…cles et les sursauts de l’Histoire, de la prolonger et de l’accompagner ? C’est encore pratique courante dans l’essai-fiction-confession de Pierre Michon : son interpr‚tation du statut de La Bataille en fait foi. S’agitil de repenser Balzac (son œuvre et sa pens‚e) – puisque le verbe se conjugue plus difficilement transitivement lorsqu’il n’a pas de pr‚fixe ? Le texte qui m’occupe ici s’y risque ‚galement. Sans oublier que l’op‚ration suppose et autorise une interpr‚tation et une ex‚g…se 13
Voir les entretiens de Fr€d€rick Tristan avec Jean-Luc Moreau publi€s dans Le Retournement du gant, Fayard, 2000, p. 157. 14 Bruno Blanckeman, Les R€cits ind€cidables, Septentrion, 2000, p. 15. 15 Dominique Viart, Ecritures contemporaines 2. Etats du roman contemporain, Minard, 1999, p. 122. 16 Pierrre Michon, Trois auteurs, Verdier, 1999, pp. 29-30. 17 Op. cit., p. 27.
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incompl„tes ou m‡me fantaisistes, le travail n’ayant pas de vis€e universitaire ni didactique. L’herm€neutique s’accommode de ses pertes et de ses failles : elle se fait fort d’exhumer ce qui subsiste, transform€ par les r€cepteurs successifs, de romans oubli€s. Contagieuse, la dynamique balzacienne anime les r€cits de nos contemporains. Ainsi Pierre Michon €gr„ne-t-il les noms de personnages comme s’ils n’avaient rien perdu de leur vitalit€ et restituaient quelque chose de l’imaginaire balzacien : Quel jour a-t-il su que Vautrin repasserait, que tous repasseraient, reviendraient, les m€chants et les bons, les m€chants plus que bons, les aigles et les colombes, les moineaux, les de Marsay, Jacques Collin, Nathan, Hulot, Montriveau, Lousteau, Bridau le bon,, Diane, Dinah, Florine, Antoinette, Schm—cke, L€on Didas et Lora ? Quel temps faisait-il ? Que regardait le gros homme ? Dans quelle Touraine, dans quel Paris ? L’arbre €tait-il en fleur ou noir ?18
La liste pourrait ais‚ment franchir les fronti…res de l’‚difice balzacien puisque le personnage balzacien est reparaissant sous la plume de nos contemporains. Marc Petit cite l’€tonnante figure du docteur Bianchon. Balzac est ici r€€crit, r€invent€, dans une familiarit€ d€concertante, comme une sorte de d€miurge d€fiant les lois de la pesanteur et de la mortalit€. Loin de le tuer, la pens€e l’a sauv€ ! Or, pour que les personnages perdurent, il faut qu’ils aient €t€ tu€s : • Le r€cit n’est €crit que pour les mettre ˆ mort ‚.19 Leur pouvoir paling€n€sique se mesure ˆ l’aune d’un pouvoir mortif„re : en 1997, un romancier a la facult€ de les remettre sur sc„ne, hors texte, hors contexte, pour que puisse s’amorcer la pens€e avec Balzac. Il ne s’agit pas seulement de r€actualiser des personnages, de voir dans la corruption de la soci€t€ ou la d€g€n€rescence du go‘t et des valeurs le prolongement de ce qu’il d€non‰ait en 1830. Prend forme aussi un discours sur Balzac, d€barrass€ des craintes de la r€p€tition. Celui-ci a parfois l’allure insolite d’une citation dans Pierrot le fou ou d‚risoire d’un indicatif pour num‚ro de t‚l‚phone. Gratifi‚ par Pierre Michon d’un salut fraternel, l’homme surgit aux c•t‚s de ses personnages. Et l’œuvre peut alors inventer ses filiations. C’est l† sans doute un usage peu conventionnel de Balzac, une comm‚moration fragmentaire et insolente de l’œuvre. Un v‚ritable 18 19
Op. cit., pp. 13-14. Op. cit., p. 12.
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€lan pourtant me semble donn€ ici ˆ la pens€e avec Balzac, moins peut-‡tre dans l’€vocation de personnages, fig€s parfois dans une attitude st€r€otyp€e (• Lucien de Rubempr€, le paradigme du jeune po„te ‚)20 ou les r€miniscences personnelles (• Toutes les fois que je passe ˆ la ChŒtre, je pense ˆ Balzac ‚)21 qui fonctionnent comme sympt‹mes plus que comme faits d€terminants, que dans le retour ˆ la langue balzacienne. A ce que l’on pourrait appeler l’effet-Balzac s’adjoint la possibilit€ d’une pens€e. L’€preuve de la langue, on le sait, est €preuve du sujet : et le style balzacien,22 reconnaissable et unique, v€hicule des ‡tres et des id€es : • la campagne continue ˆ dialoguer comme Balzac ‚.23 Le r€el contemporain se conforme ˆ la fiction du si„cle dernier : la nature n’a pas fini d’imiter l’art. C’est ainsi que la repr€sentation de clivages sociaux et professionnels, de particularismes r€gionaux et culturels impose son sens, tient lieu de pens€e sur le monde. Sans conteste, l’essai de Pierre Michon fait accomplir un pas d€cisif ˆ l’accueil r€serv€ ˆ Balzac ; il rel„gue au second plan des remarques n€gatives innombrables dans les ann€es 50, plus rares aujourd’hui ; il ouvre la voie ˆ une pens€e constitu€e ˆ partir de l’œuvre. Toutefois, et sachant que l’identit€ d€pend de ce que l’on re‰oit d’autrui, repenser Balzac ne se limite pas ˆ des • r€cits de filiation ‚ (tel que put en produire Proust au d€but du si„cle dans Pastiches et m€langes notamment) mais passe par une r€€criture fictionnelle impr€gn€e du romanesque balzacien, peu soucieuse de reconna•tre ses dettes. D’autres €crivains aujourd’hui semblent assurer ce travail de pens€e continu€e, tenue non plus ˆ distance mais au plus pr„s de l’œuvre ant€rieure, pour que s’accomplisse le rapport ˆ soi.
20
Op. cit., p. 21. Op. cit., p. 23. 22 Voir le n•52 d’Eid•lon (mai 1999) consacr€ ˆ ce sujet, • Balzacien. Styles des imaginaires ‚, dirig€ par Eric Bordas. 23 Pierre Michon, op. cit., p. 22. 21
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Balzac, ƒ l’impens€ „ du roman contemporain N‚ de ses cendres, le romanesque n’est pourtant pas † l’abri de fluctuations et de silences. Il n’a pas compl…tement surmont‚ ce que G‚rard Genette a appel‚ la ƒ crise de la repr‚sentation „ et il s’avance parfois masqu‚. S’‚crivent des romans lourds d’une m‚moire collective, mais r‚fractaires aux exigences unitaires du XIXe si…cle. La litt‚rature d’aujourd’hui n’a pas fait son deuil, loin s’en faut, des perspectives ruiniformes : un ƒ prosateur „ comme Richard Millet ne renonce pas d’embl‚e † la tentation du silence et aux discours intradi‚g‚tiques sur la vanit‚ attach‚e † l’acte d’‚crire. Revenir au romanesque et † la fiction a trop longtemps ‚t‚ consid‚r‚ comme une trahison et une r‚gression pour que l’on puisse leur faire une place ouvertement. C’est dans ce contexte esth‚tique que Balzac r‚apparaŒt sporadiquement sous la plume de nos contemporains. Il est parfois intrins…quement li‚ † la cr‚ation de ceux qui n’osent le nommer. Claude Simon et Michel Butor ont † l’‚vidence fray‚ la voie : mais ‚crire avec Balzac, penser avec lui (et non comme lui ou contre lui) sont des actes d’engagement. A cet ‚gard, le nom de Balzac, plus souvent tu que cit‚, fait figure d’ƒ impens‚ „ du roman contemporain. Sans aller jusqu’† convoquer la notion de ƒ retour du refoul‚ „, le lecteur observe que le devenir du roman passe par la pr‚sence/ absence d’une œuvre obs‚dante. Le manque structure ce qui se dit et se pense, le vide produit ce qui s’‚crit. Sans doute est-ce l† le fonctionnement mˆme de la pens‚e qui apparaŒt dans cet usage de Balzac. L’effet-Balzac devient une pens‚e avec Balzac dans laquelle le romancier contemporain, mu par une quˆte ontologique, se reconnaŒt. L’imaginaire ne saurait ‚luder Balzac pensant ; il doit composer avec ce qui se perd autant que ce qui reste. Dans Qu’appelle-t-on penser ?, Heidegger montre ce qui €chappe lorsque l’on passe, dans une traduction, d’une langue ˆ l’autre. Or, le philosophe souligne que • l’impens€ ‚ d’une pens€e, l’oubli qui s’instaure ne doivent pas d€concerter. Il €crit : • Plus une pens€e est originelle, plus riche devient son Im-pens€. L’Impens€ est le don le plus haut que puisse faire une pens€e. ‚24 Maurice Blanchot reprendra ˆ son actif cette th„se et fera de • l’Imparl€ du parl€ ‚, des silences de 24
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, P.U.F., coll. Quadrige, 1999, p. 118.
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Mallarm€ la force de la cr€ation, la litt€rature devenant le lieu • oŠ r€sonne la voix muette ‚. Sans reprendre les termes d’une po€tique du silence et de l’indicible ˆ l’œuvre dans la production romanesque des ann€es 70/ 80 – et plus discr„te depuis les ann€es 90 –, je souligne seulement que la trace de Balzac dans quelques textes romanesques d’aujourd’hui serait de cet ordre-lˆ : faire usage de Balzac suppose l’acceptation d’une distance et d’une perte. Ce demi-silence sur son œuvre romanesque, ses essais philosophiques et sa th€orie du roman parle haut et fort pour peu qu’on se livre ˆ une ex€g„se scrupuleuse. Balzac serait aussi cette part inexprim€e, en r€serve et en retrait de l’œuvre et des discours qu’elle suscite, exhum€e partiellement : ce que Heidegger nomme l’impens€ dans la qu‡te ontologique qu’il m„ne dans Etre et temps. L’impens‚ ne saurait ˆtre exhib‚ ni ‚lucid‚ mais, par une sorte d’appropriation (mˆme non l‚gitime) sans prise de position ni pens‚e structur‚e, il se d‚place dans un autre discours et approfondit la pens‚e ontologique. A travers la question ƒ Etre et temps „, ce qui est vis‚ c’est l’Impens‚ de toute M‚taphysique. ƒ C’est sur cet Impens‚ que la M‚taphysique repose. L’Impens‚ en elle n’est par cons‚quent pas un manque de la M‚taphysique. „25 Heidegger refuse ˆ plusieurs reprises le terme de • manque ‚, puisque la pens€e na•t de l’oubli et des fourvoiements. Et si chercher comment le romanesque repense l’œuvre balzacienne aujourd’hui c’€tait saisir ce moment oŠ le fondement devient un horizon ? Il me semble lire dans des textes tels que ceux de Richard Millet, ou pour de tout autres raisons ceux de R€gis Jauffret et d’Eric Laurrent, quelque chose du vouloir-dire – autre nom de l’impens‚ – non encore ‚clos de la po‚tique balzacienne. En toute innocence ou en toute conscience, ces romanciers ne prolongent pas l’enquˆte herm‚neutique mais, en creusant leurs propres hantises, ils ‚toffent le discours ontologique et renouent avec le romanesque, instance de l‚gitimation et lieu de r‚flexion autant que de fiction. Le discours philosophique et le discours critique sont toujours exc‚dentaires : ils en disent plus que les penseurs et les ‚crivains du pass‚, en s’effor‹ant de les comprendre : ƒ Le pens‚ d’un penseur ne se laisse surmonter que lorsque l’impens‚ dans son pens‚ est re-situ‚ 25
Op. cit., p. 77.
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dans sa v€rit€ initiale ‚.26 Or, les €crits fictionnels ne se placent pas dans la m‡me logique ; ils ne cherchent pas ˆ capter le pens€ de Balzac ni ˆ scruter les arcanes de l’œuvre. Lecteurs attentifs ou hŒtifs, ils subissent l’effet-Balzac, ils le rejettent ou au mieux le cultivent. Marguerite Duras €crit en 1993 : • Les grandes lectures de ma vie, celles de moi seule, c’est celles €crites par des hommes. C’est Michelet. Michelet et encore Michelet jusqu’aux larmes […]. C’est Saint-Just, c’est Stendhal, et bizarrement ce n’est pas Balzac ‚.27 On a pu toutefois d€celer des traces de romans balzaciens dans son œuvre : subsistent dans le Ravissement de Lol V. Stein des r€miniscences de sc„nes du Lys de la vall€e. Le mod„le est retourn€, d€plac€, d€truit m‡me ˆ certains €gards, mais des lin€aments survivent dans la sc„ne du bal en partie muette ainsi que dans les codes silencieux des personnages. Pourtant, il n’y a pas de comparaison possibles entre ces deux romans, en termes di€g€tiques. D’autre part, la folie et l’amn€sie de la comtesse de Vandi„res dans Adieu ne sont pas sans €voquer l’€tat de Lol dans Le Ravissement et dans L’Amour. Mais lˆ encore, il ne s’agit pas de rep€rer des analogies ponctuelles entre des textes aussi €loign€s dans leurs projets. Plus significatif en revanche semble ‡tre, de fa‰on g€n€rale et parfois diffuse, la r€surgence du romanesque aujourd’hui – y compris chez M. Duras – comme lieu oŠ se pense le refoul€ des ann€es 60/ 70. Le romanesque balzacien se r€invente dans les textes de Pierre Michon, Dai Sijie ou Richard Millet : ils le r€€crivent ou l’utilisent ˆ leurs propres fins ; ils le repensent, par fragments, en le faisant leur, en acceptant que subsiste un impens€ de la pens€e, en conf€rant ˆ celui-ci un statut narratif. C’est ainsi que s’av„rent productives les exp€riences de l’impossibilit€ et l’exploration des limites. Resurgissent alors les vertus du romanesque qui croisent sans les recouvrir celles de la fiction. Un courant s’organise autour de ce que l’on appelle la • nouvelle fiction ‚ dont Marc Petit se fait le fervent d€fenseur : ainsi sont r€habilit€es les contes et les nouvelles, les romans oniriques qui assignent ˆ cette forme esth€tique un enjeu ludique. Jean-Marie Schaeffer d€finit la fiction en ces termes lorsqu’il en sonde le 26 27
Op. cit., p. 52. Marguerite Duras, Ecrire, Gallimard, 1993, p. 43.
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fondement dans son essai : il s’agit donc d’€laborer • des repr€sentations mentales qu’on sait ‡tre ‘fausses’, communiquer ˆ d’autres des informations qui se pr€sentent comme si elles portaient sur des choses r€elles alors qu’elles sont tout bonnement invent€es ‚.28 Or, le romanesque tente la coalescence d’intrigues imaginaires ‚pur‚es et de r‚flexions li‚es † l’inscription du roman sur la sc…ne sociale et litt‚raire. En somme, la fiction, telle qu’elle apparaŒt aujourd’hui serait plut•t synonyme du ƒ romanesque „ que Balzac ou Flaubert fustigeaient au XIXe si…cle. L’invraisemblance et l’extravagance des romans sentimentaux ont ‚t‚ ‚vinc‚s au profit d’un ƒ romanesque „ red‚fini, repens‚. Toujours est-il que les ‚crivains qui aujourd’hui retrouvent Balzac ne se situent pas n‚cessairement dans le courant de la Nouvelle Fiction mais dans ce retour insistant du ƒ romanesque „. Le parcours de Richard Millet est sans nul doute embl‚matique † cet ‚gard. Dans le chemin accompli de L’Invention du corps de saint Marc (1983) ˆ Ma vie parmi les ombres (2003) s’exhibent des moments successifs de la cr€ation. A l’€criture distanci€e soutenue par des personnages impassibles quoique tortur€s ˆ l’extr‡me succ„dent des romans qui revendiquent la pl€nitude d’histoires enchev‡tr€es et habit€es, l’expansion av€r€e des phrases et des pages. Sans doute faut-il avoir renonc€ aux r€cits exsangues, fid„les ˆ l’esth€tique minimaliste, pour que puisse advenir une parole vive bien que captive. Marc Petit d€nonce l’imposture de ce courant pourtant si magistralement incarn€ par Marguerite Duras, Robert Pinget ou Pascal Quignard. Force est de reconna•tre que Balzac ne retrouve son vrai lieu dans la litt€rature contemporaine que lorsque celle-ci renonce ˆ sa fascination pour l’ellipse et le retrait. L’impens€ pr€cis€ment ne peut figurer dans l’œuvre que s’il est pens€, m‡me de fa‰on lacunaire ou fragmentaire. L’€criture de la d€faillance organise sa propre faillite si elle ne se transforme pas en €piphanie romanesque, dans la mesure oŠ l’on cherche ˆ voir ce qui se joue apr„s Balzac, au plus pr„s de sa pens€e et de son œuvre. Cette pens€e du retour va de
28
Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999, p. 317.
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pair avec une r€apparition de la question du sens : ce mot n’est plus tabou, comme le fait remarquer Jean-Luc Nancy.29 Or, si reviennent des topoi connus, perdurent aussi le sentiment de la vacuit€, la hantise du chaos et la n€cessit€ r€surgente d’un dire fragment€. • Le sens se distribue, sans supports unitaires pour le distribuer. ‚30 Ind€cidables, les r€cits le sont encore jusque dans leur d€sir de retour au romanesque et ˆ Balzac. L’œuvre de R. Millet n’a rien de palinodique et si l’on d€c„le des moments diff€rents dans sa trajectoire, c’est que la blessure du silence est admise, apprivois€e et que le sens peut jaillir ˆ nouveau dans un univers retrouv€, en l’occurrence celui de la Corr„ze et du Liban originels, sans que la fracture ne soit jamais vraiment oubli€e. Pr€sentant l’auteur, Dominique Rabat€ €crit : • La Gloire des Pythre (1995) se fait donc saga, mais pour dire la fatalit€ d’une mal€diction qui ram„ne ˆ la nuit et au silence ‚.31 ReparaŒt ce personnage dont l’innocence consubstantielle organise le discours et l’espace : dans le premier texte, dans le second intitul‚, L’Innocence, puis dans la trilogie compos€e de L’Ang‚lus, La Chambre d’ivoire et L’Ecrivain Sirieix ainsi que dans un roman plus r€cent, Lauve le pur. Inscrit dans les marges de sa propre histoire ou dans l’imposture du tissu social, celui qui dit • je ‚ n’est pas sans rappeler… Lucien de Rubempr€, ˆ la fois corrompu et pr€serv€. Serait-ce lˆ un type humain repr€sentatif de celui qui ne saurait €chapper ˆ son €poque tout en la laissant en quelque sorte glisser sur lui, meurtri plus qu’indiff€rent ? Ind€niablement, Balzac fait partie de l’univers imaginaire de Richard Millet : celui-ci admire le grand romancier, il le cite au fil de ses r€cits, instaurant une intimit€ persistante. On se souvient de pr€noms reparaissants : B€atrix dans L’Ecrivain Sirieix, Henriette dans Cœur blanc. L’enjeu mˆme de L’Ecrivain Sirieix – repris et approfondi dans Ma vie parmi les ombres – est celui de la dette nourrie † l’‚gard des chefs-d’œuvre du pass‚ : le narrateur se livre † un modeste travail d’‚rudition et de classement. Dans une d‚risoire initiation † la litt‚rature, l’‚crivain d‚butant s’‚puise dans la 29
Jean-Luc Nancy, L’Oubli de la philosophie, Galil€e, 1986 ; Le Sens du monde, Galil€e, 1993. 30 Bruno Blanckeman, op. cit., p. 206. 31 Dominique Rabat€, Le Roman depuis 1900, P.U.F., Que sais-je ?, 1997, p. 109.
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m€morisation des auteurs qui l’ont pr€c€d€. Balzac en ce cas n’est pas ˆ proprement parler pens€, il est ing€r€, transform€ en mati„re narrative dans un discours oŠ ne se fait plus nettement le d€part entre fiction et r€alit€. Ailleurs appara•t un proc€d€ €minemment balzacien qui consiste ˆ pr€senter les personnages en passant par l’€cran d’une €vocation picturale : dans La Chambre d’ivoire, le narrateur €crit une • lettre pleine d’une respectueuse tendresse ‚ ˆ B€atrice, • cette Vierge de Memling ‚32 De fa‰on r€currente reviennent des personnages d’artistes : un musicien • sans importance ‚ dans L’Ang‚lus, un peintre – le fr„re du narrateur – dans La Chambre d’ivoire ou encore l’‚crivain Sirieix, dans le r‚cit du mˆme nom, sans parler du premier texte plac‚ † l’ombre d’un tableau du Titien.
Aller ƒ au fond des langues „ Ainsi l’effet-Balzac prend-il la forme d’un h‚ritage admis, d’un g‚nie qui veille sur les romanciers. Le retour vers le pass‚, plus insistant encore vers le Grand Si…cle (Guez de Balzac notamment figure comme r‚f‚rence dans Le Sentiment de la langue), prend chez Millet comme chez Quignard celui d’une qu‡te originelle, intensifi€e par un rejet des €crivains contemporains. Toutes les r€f€rences semblent pourtant balay€es par le sentiment corrosif de la d€rision auquel rien ne r€siste. C’est dans les romans ult€rieurs – intitul€s romans et non plus r€cits – que Richard Millet d€ploie les ressources de son imagination. Dans ce retour ˆ la Corr„ze de l’enfance, il retrouve l’ampleur des phrases – proustiennes plus que balzaciennes en l’occurrence –, la minutieuse restitution de sc„nes champ‡tres, la mise ˆ nu de la face cach€e de la soci€t€ suburbaine. Comme pour P. Michon, des lieux provinciaux gardent le souvenir de La Com€die humaine, comme le donjon de La Rabouilleuse. Pourtant ce salut fraternel ˆ Balzac pr€c„de de peu une sorte d’adieu symbolique ˆ la litt€rature : • Cette fois, je n’avais €voqu€ ni Balzac, ni AlainFournier, ni P€guy, ni aucun de ces €crivains qui vont chercher je ne sais quoi au fond des langues, gloire, silence, or, amour, v€rit€, pauvret€ […]. Depuis Nohant, j’en avais d’une certaine fa‰on fini, 32
Richard Millet, L’Ecrivain Sirieix, P.O.L., 1992, p. 72.
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moi aussi, avec la litt€rature. ‚33 Si le narrateur se d€tourne de ce qui lui est le plus cher, l’auteur en revanche continue cette qu‡te sysiph€enne dont l’issue est cern€e dans une €num€ration apparemment fortuite. • Au fond des langues ‚ r€side l’€nigme de la litt€rature. Et repenser Balzac pour Millet, c’est approfondir ses propres hantises et incertitudes au fond de la langue. Le romancier se dit obs€d€, hant€ par l’id€e de cycle inh€rente ˆ la cr€ation balzacienne, par ces silhouettes reparaissantes, tendant vers l’€laboration de l’œuvre totale. Ainsi s’€tablit un rythme que R. Millet s’efforce de perp€tuer ˆ travers la figure de l’innocent ou celle du cavalier, dans Le Cavalier siomois. L’innovation structurelle et linguistique de Lauve le pur qui consiste ˆ juxtaposer la voix du narrateur et celles d’un chœur de femmes corr€ziennes, unies probablement dans les derniers mots, en ce lieu • oŠ il y a, qui sait, des femmes douces qui se penchent en chantonnant sur les cavaliers bless€s, les marcheurs ext€nu€s, les enfants qui s’endorment la main pos€e sur la poitrine ‚34 ressortit † ce mˆme d‚sir d’embrasser plusieurs lieux dans le creuset de la langue. Lorsque Balzac fait ainsi se r‚pondre en ‚cho Gu‚rande et le faubourg Saint-Germain, lorsque la voix de Camille hante la conscience de Calyste et de Sabine ou encore lorsque de la vall‚e tourangelle, Mme de Mortsauf suit F‚lix aux prises avec la vie parisienne, il conf…re aux mots une puissance irr‚ductible quoique fictive. Le r‚cit acquiert la densit‚ de la simultan‚it‚ et de l’ubiquit‚. Des voix interf…rent, des lieux se superposent et la langue se renouvelle car elle prend corps dans le temps et l’espace. Repenser Balzac, c’est retrouver au sein de l’‚clatement des histoires et des souvenirs la force de vies d‚multipli‚es.
Fin de la mise au silence de Balzac A d’autres signes, on per‹oit que le roman balzacien perdure dans la fiction narrative de l’extrˆme modernit‚, dans son tram‚ et dans sa chair. Tout se passe comme si des fils venus d’ailleurs s’entrecroisaient subtilement dans le canevas des œuvres nouvelles, en 33 34
Lauve le pur, P.O.L., 2000, p. 263. Op. cit., p. 298.
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subvertissant imperceptiblement le dessin, en leur conf€rant puissance et beaut€. Le silence n’est plus alors que l’espace qui reste b€ant ou vacant entre les r€miniscences et les inventions. Toujours est-il que les €crivains contemporains sont nombreux ˆ ‡tre fascin€s par Balzac – par la force de son imaginaire et sa volont€ de transformation. Pierre Michon le glorifie ˆ sa mani„re dans Trois auteurs, Patrick Rambaud €crit le livre non-€crit de La Bataille, prolong€ dans Il neigeait, tandis que Dai Sijie consid„re La Com€die humaine comme le parangon de la culture occidentale et lui conf„re une efficacit€ et une valeur symbolique exceptionnelles. S’agit-il d’un simple ph€nom„ne de mode ? Il ne semble pas. La r€habilitation du • mod„le balzacien ‚ – d€barrass€ des asp€rit€s du soup‰on – s’inscrit dans un cadre plus large de r€surgence du romanesque – en tant que cat€gorie esth€tique hospitali„re et mal d€finie, mode de pens€e singulier. Dans cette perspective, se dessine un mouvement profond et insistant qui, d’une part co•ncide avec la fin des avant-gardes et le rejet d’exc„s attribu€s aux tenants du Nouveau Roman et qui, d’autre part, va de pair avec un retour du sujet assorti de la reconnaissance de filiations jusque-lˆ insoup‰onn€es. • Ces rapports aussi essentiels qu’ambigus entre l’€criture et l’identit€ conduisent ainsi la critique ˆ interroger ˆ leur lumi„re le pr€sent de notre litt€rature narrative et les relations qu’elle entretient avec le pass€ ‚.35 Toutefois, ce sch€ma du retour qui semble ind€niablement suppl€er la pens€e de la rupture ne correspond pas ˆ une restitution du m‡me et ne cultive pas ˆ proprement parler la nostalgie. Les romans contemporains – et notamment les r€cits de filiations biologiques ou litt€raires – n’€chappent pas ˆ cette r„gle m‡me si le processus de r€€criture diff„re. Contrevenant ˆ la logique du mod„le (pr€valant dans la relation Walter Scott/ Balzac par exemple) et ne cherchant nullement ˆ r€habiliter des textes incompris ou n€glig€s, les €crivains d’aujourd’hui s’efforcent plut‹t d’int€grer dans une prose qui n’a pas oubli€ les bouleversements de la psychanalyse et de l’histoire et leurs r€percussions sur la litt€rature, des images obsol„tes, des s€quences narratives, une voix singuli„re. Fid„les au partage inh€rent ˆ tout €crit 35
Dominique Viart, • R€cits de filiation ‚, in Ecritures contemporaines n•2, Minard, 1999, p. 116.
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litt€raire entre l’invention et le reprise, ils se retournent sur le pass€ sans retourner au pass€. Dans cette perspective, Nicole Mozet €crit : Comme dans toutes les formes de communication, la r€p€tition, en litt€rature, est ˆ la fois n€cessaire et mortelle. Plus mortelle qu’ailleurs, sans doute. Une fois les contours du familier dessin€s grŒce au genre ou toute autre pratique d’intertextualit€, c’est un domaine oŠ la demande de neuf est consid€rable. N€anmoins, il ne faut pas se dissimuler qu’elle est en m‡me temps tr…s limit€e.36
Tr…s souvent, les auteurs d’aujourd’hui revendiquent la paternit‚ des romanciers du XIXe si…cle : R‚gis Jauffret se r‚clame ouvertement de Balzac ou de Zola (dans la pr‚sentation ‚ditoriale de Fragments de la vie des gens notamment). Richard Millet avoue son admiration pour la langue du XVIIe si„cle ou celle de Balzac dans Le Sentiment de la langue ; il reste fascin€ par le personnage philosophe et conteur, l’inventeur de cycles narratifs et de personnages • reparaissants ‚, le cr€ateur d’un monde auquel se plie la langue. A ce titre, l’ethos de Balzac, aussi bien que son œuvre ou sa repr€sentation imprˆgnent bien des textes de ce second demi-siˆcle et du siˆcle commen‰ant : Š Je n’oublie jamais Balzac quand je le lis. […] Rien dans cette dramaturgie ni dans cette prose ne peut me faire oublier le gros corps solitaire, burlesque, qui s’active derriˆre Œ,37 €crit Pierre Michon. Ainsi se recompose le paysage litt€raire contemporain, passant moins par la reconnaissance syst€matique d’Anciens v€n€r€s que par une diss€mination joyeuse de faits, de gestes et de dires. Lecteur attentif de Balzac, lui aussi, Richard Millet semble, dans la gen„se de Cœur blanc, se ressouvenir de sc„nes extraites du Lys dans la vall€e. Tout se passe comme si affleuraient ˆ la surface de la nouvelle des r€miniscences confuses et disparates, une voix inconsciente, des fragments revisit€s. N’est-ce pas lˆ une pratique d’€criture, livre ˆ la main, courante chez l’auteur de La Com€die humaine ? C’est ainsi que Balzac ‚crivit nombre de pages de la seconde partie de La Muse du d€partement, lisant, relisant et r€€crivant un livre-f€tiche, Adolphe de Benjamin Constant.38 Il semble 36
Nicole Mozet Balzac au pluriel, P.U.F, 1990, p.223. Pierre Michon, Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 27. 38 Voir ˆ ce sujet : Aline Mura, • Le livre et le lecteur dans La Muse du d€partement „, in L’Ann‚e balzacienne (1999, II), pp. 572-592 ; et • Adolphe, le livre 37
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qu’une €trange alchimie se produise, en des termes semblables, pour Richard Millet lorsqu’il compose la nouvelle de Cœur blanc intitul€ • Octavian ‚.39 Tout au long de son œuvre, le romancier disperse des traces de lectures ant€rieures : le nom de B€atrix passe dans L’Ecrivain Sirieix : •Balzac [me poussa vers] une B€atrix qui m’avoua que ce n’€tait lˆ qu’un pseudonyme pour la prostitution de haut vol ˆ laquelle elle se livrait ‚.40 Le personnage se livre ˆ un travail d€risoire de compilation des auteurs du pass€ par ordre alphab€tique comme si toute œuvre nouvelle n’avait de sens que comme r€ceptacle des chefs-d’œuvre ant€rieurs. D’autres r€f€rences se lisent dans les romans plus r€cents de R. Millet, parfois anecdotiques et allusives : Nous avons travers‚ Issoudun. J’ai salu‚ le donjon qui n’existe encore, disons-le, que gr•ce aux chenapans lyriques de la Rabouilleuse. „ Et, plus loin : ƒ Cette fois, je n’avais ‚voqu‚ ni Balzac, ni Alain-Fournier, ni P‚guy, ni aucun des ‚crivains qui vont chercher je ne sais quoi au fond des langues, gloire, silence, or amour, v‚rit‚, pauvret‚. […] Depuis Nohant, j’en avais d’une certaine fa‹on fini avec la litt‚rature „.41
Si le narrateur se situe dans une logique du d‚ni, l’auteur en revanche poursuit inlassablement cette quˆte, faisant du refus mˆme une œuvre. Il ravive le souvenir de textes essentiels et approfondit ses propres interrogations, les n•tres aussi. Ainsi la nouvelle ƒ Octavian „ semble-t-elle ‚crite † l’ombre d’un grand roman romantique, Le Lys dans la vall€e, que Richard Millet avoue aimer plus que tout autre. Mais, parler d’imitation, de r€€criture ou de source d’inspiration serait ˆ l’€vidence inexact ; il s’agit plut‹t d’une refonte de bribes de sc„nes, d’une composition impr€gn€e, m‡me ˆ l’insu de l’auteur, d’une pens€e de l’autre. Le roman du pass€ semble se tenir ˆ la lis„re et ˆ l’horizon de la nouvelle de R. Millet. D„s la premi„re phrase, ce texte semble se placer en quelque sorte sous l’€gide du grand Ma•tre : • N’ai-je pas d’embl€e, d„s le moment oŠ je la vis – et pour reprendre ˆ Balzac une expression abym€ dans deux romans de Balzac ‚, paru en 2001 sous le titre Intertextualit€s aux Presses de l’Universit€ de Toronto. 39 Richard Millet, Cœur blanc, P.O.L., 1994. 40 L’Ecrivain Sirieix, P.O.L., 1992, p. 72. 41 R. Millet, Lauve le pur, P.O.L., 2000, p. 263.
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dont j’usais sans aff€terie – entrevu un roman ? ‚42 Le r€cit relate une rencontre, inopin€e entre un jeune homme quelque peu d€soeuvr€ et une femme mari€e, recueillie, dans une €glise : • j’entrevis alors le myst„re d’un petit drame provincial et fus sur le point de le trouver pitoyable ‚.43 R€current, le verbe • entrevoir ‚ – balzacien – sugg„re tout ce qui n’est pas dit dans la di€g„se et r€f„re comme en €cho ˆ des intertextes qui r€veillent la m€moire lectorale. A l’instar du parfum qui s’exhale des bouquets de F€lix, les images du Lys surgissent ˆ la surface de la nouvelle. S’instaurent un rapport fugitif mais lumineux entre une €criture in€dite et un souvenir litt€raire – l’analogie qui pr€side ˆ l’€criture et permet la constitution des • anneaux n€cessaires du beau style ‚, selon l’expression de Proust –, une exp€rience plausible dans laquelle pourtant la fiction r„gne en ma•tre. Le narrateur homodi€g€tique • [entrevoit] ‚ un roman, un drame tout comme l’€criture contemporaine voit le monde ˆ travers le prisme de perceptions anciennes, fid„le somme toute ˆ une esth€tique de la repr€sentation de repr€sentations. Il ne saurait s’agir d’€tablir terme ˆ terme une comparaison entre une nouvelle fort br„ve, marqu€e par le minimalisme et un roman romantique aux expansions infinies. Mais ind€niablement, se donnent ˆ lire d’innombrables indices qui r€v„lent des affinit€s entre les deux textes et montrent que R. Millet fait entrer dans la gen„se de son œuvre l’imaginaire balzacien. De rares d€ictiques jalonnent • Octavian ‚, permettant ainsi d’inscrire la sc„ne dans un cadre spatio-temporel fluctuant. Le jeune homme, exil€ ˆ L., est sensible pourtant au • silence des ruelles ‚, et de • l’€troit belv€d„re d’oŠ l’on d€couvrait, tout au long de la butte, des plaines sans fin ‚44, il aime ˆ • r‡vasser ‚ ˆ loisir. Le d€sœuvrement et le vague ennui d’Octavian ainsi que ce lieu isol€, d€cal€, sont propices ˆ l’€mergence d’un €v€nement insolite, d’un sentiment in€dit. De m‡me, la vall€e tourangelle avec • l’ennui des landes ‚ et pr€pare la rencontre €piphanique : • A cet aspect, je fus
42
• Octavian ‚, p. 107. Op. cit., p. 118. 44 Op. cit., p. 118. 43
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saisi d’un €tonnement voluptueux ‚45 Paysage en creux, ville en surplomb – contrastant avec l’espace alentour – accueillent l’€trange et l’inopin€. Dans la nouvelle, c’est une €glise, modeste et retir€e, qui abrite les deux personnages, r€unis lˆ fortuitement. Le lieu, presque unique d€cor du r€cit, scande les minces €v€nements de la di€g„se et renvoie, symboliquement, ˆ la religiosit€ qui caract€rise les relations de F€lix et de Mme de Mortsauf. De plus, dans les deux cas, l’histoire s’enclenche sous les pires auspices, €trange et insolite, elle est d’embl€e condamn€e : une femme intelligente et perspicace, et un jeune homme ind€cis et innocent. L’innocence chez Richard Millet ne signifie ni la candeur ni l’absence d’exp€rience, mais une sorte d’€tranget€ au monde, d’incapacit€ ˆ s’y mouvoir et ˆ s’y reconna•tre. Qui plus est, les deux femmes sont mari€es et vertueuses, soumises pourtant ˆ un drame familial, €voqu€ en quelques mots dans la nouvelle, et d€crit au cours des innombrables visites de F€lix au chŒteau de Clochegourde, dans le roman. • [Marie-Th€r„se] finit ainsi par me r€v€ler que son mari la trompait depuis toujours, mais qu’elle n’en souffrait pas ‚.46 Mme de Mortsauf souffre au contraire des injustes col„res du Comte, de sa mauvaise foi, de son aveuglement : • Toute la contr€e ignore les secrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez ‚.47 En • femmes sup€rieures ‚, elles taisent les drames familiaux qui sont les leurs, ne les r€v€lant qu’ˆ leur ami intime. Toutes deux seront sensibles ˆ l’attachement qui leur est t€moign€, mais elles combattront leurs d€sirs, chacune avec ses armes. Toutefois, en d€pit d’un substrat commun, la narration ne se d€ploie pas, identique dans les deux textes. Les diff€rences de contexte, de genre, d’esth€tique sont patentes, mais une rencontre, al€atoire sans doute et faite d’admiration et de souvenir, se produit entre R. Millet et Balzac ; et des signes de parent€ troublent le lecteur contemporain. Octavian, comme F€lix, voit la premi„re fois la femme inconnue, de dos. On se souvient de l’effet produit par les • €paules l€g„rement ros€es ‚48, de Blanche de Mortsauf. Or, le personnage de la nouvelle contemple, assis au fond de l’€glise, la • chevelure tr„s 45
Op. cit., p. 108. Op. cit., p. 119. 47 H. de Balzac, Le Lys dans la vall€e, p. 1033. 48 Op. cit., p. 984. 46
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blonde ˆ peine dissimul€e sous un foulard sombre ‚49, et il ferme les yeux lorsque la dame, vue • de dos ou de profil ‚ (p. 107), passe ˆ c‹t€ de lui. Son visage, enfin d€couvert, lui r€v„le des sentiments m‡l€s de s€v€rit€ et de douceur. Les premiers mots €chang€s : • Que me voulez-vous ? ‚ (p. 111) – r€currents dans le r€cit – c„dent bient‹t la place ˆ des conversations complices et d€licieuses, quoique r€serv€es. Lˆ encore, surgit l’€vocation €vanescente du roman balzacien : • la jeune femme n’avait-elle pas l’attrait quasi litt€raire de ces figures provinciales, propres ˆ s’€panouir dans quelque drame muet comme ˆ s’y faner ? ‚ (p. 110). Des lin€aments de textes anciens nourrissent les sentiments du personnage et l’€criture contemporaine. Le temps est comme suspendu : le r€cit est bref et pourtant, alenti par des pauses nombreuses, il semble se dilater dans l’espace des consciences. Des mots r€p€t€s autour du paradigme de la • longueur ‚, des phrases qui se d€ploient en notations descriptives €labor€es, la r€currence de sonorit€s liquides, conf„rent aux premi„res pages une sorte d’atemporalit€, propice aux comparaisons outresi„cle, et une langueur qui nimbe le discours de densit€ et de myst„re. Insolite, la relation s’instaure donc. Plac€e sous le signe ambivalent de la dur€e et de la pr€carit€, intense et fragile, elle se vit le plus souvent dans le recueillement et l’absence d’€changes explicites. Les paroles, rares, s’interrompent sur de longs silences : • Vous ‡tes lˆ, lui dis-je, apr„s un long moment de silence pendant lequel je parcourais la place vide ‚. (p. 111) Et, plus loin : • nous demeurŒmes longtemps sous le porche sans rien dire ‚. (p. 114) Dans le silence de la nef, les regards suppl€ent les paroles, et pourtant, lors d’une entrevue, sur leur banc – r€surgence peut-‡tre du banc des amants du Lys –, le jeune homme d‚plore l’absence de d‚sir manifeste chez son amie ; or, celle-ci lui enjoint de se taire, comme le fit Henriette en d’autres temps : ƒ Ne me parlez plus de cela. […] J’aime prier pour lutter contre l’ennui et la d‚tresse. Mais je vous supplie ne me reparlez plus de cela „. (pp. 119-120) C’est une histoire d’amour sans histoire, selon le mot de Duras, une sorte d’acte parjure face † un ph‚nom…ne sacr‚. Subsiste quelque chose d’ineffable et de fatal dans une relation qui ressortit † la trag‚die et vit de son impossibilit‚ mˆme. Il serait vain et superflu de vivre (dans la fiction de 1994) un amour qui finalement le fut, † sa mani…re, un si…cle et demi plus t•t. 49
R. Millet, • Octavian ‚, p. 109.
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Le silence est lˆ, dans ce roman enclos dans le r€cit de Cœur blanc : il suffit d’€voquer sans la relater la passion romantique consign€e dans le roman de 1835, pour que le texte aujourd’hui fasse entendre ses r€sonances et dispense finalement les personnages de dire et de vivre ce que le pass€ a d€jˆ fait surgir du n€ant. Autrefois et aujourd’hui, le silence est de rigueur mais il est maintenant lourd de r€f€rences et bruissant d’€cho. • Taisez-vous, dit aussi Mme de Mortsauf, en me mettant sur les l„vres un doigt qu’elle ‹ta aussit‹t. […] Ne me parlez jamais de ce bal ‚.50 Dans le Lys, le silence d€tient la force des choses indicibles mais qui, ˆ fleur de texte, relancent l’action et d€cident du sens. Un si„cle et demi plus tard, le silence s’est €rig€ en principe po€tique et il est devenu, par le biais du minimalisme ce qui r€f„re ˆ une tentation ruiniforme pr€sente, obs€dante, dans la plupart des r€cits des ann€es quatre-vingts. Pour R. Millet, dire c’est d€truire, c’est rompre un silence qui e‘t toujours mieux valu ; et r€€crire c’est dire ce d€litement. Le prosateur, comme il aime ˆ se nommer, n’€crit pas comme le fit Balzac pour La Muse du d€partement et une partie de B€atrix, avec le roman de Benjamin Constant, le livre ˆ la main ; mais il appose sur les mots qui adviennent tout ce qu’une m€moire vive exhume. Au fil des pages, se devinent maintes r€miniscences. Ainsi, dans les deux narrations, les liens se renforcent, en d€pit d’un €chec annonc€ et consenti : les deux femmes savent que le d€sir n’a pas sa place dans cet amour et, toutes deux, traitent l’homme d’enfant : • Enfant, un d€sespoir d’amour est-il une vocation ? ‚ (le Lys, p. 1042). Quant ˆ Marie-Th€r„se, elle dit simplement : • Vous n’‡tes qu’un enfant ‚. (• Octavian ‚, p. 120). Et, plus tard, elle est comme son illustre devanci„re confront€e ˆ la jalousie. • Pourquoi m’avezvous abandonn€e ? […] Parlez-moi d’elle, ajouta-t-elle avec une lenteur qui m’exasp€ra ‚. (p. 1152) Mme de Mortsauf, proc€dant par allusions, voudra rencontrer Lady Dudley. Mais l’€pisode ne produira pas les m‡mes effets, loin s’en faut. La nouvelle de R. Millet rejoint davantage ici l’intrigue, €voqu€e sporadiquement du Chevalier ˆ la rose, spectacle oŠ se retrouveront fortuitement Octavian et la jeune femme accompagn€e de son €poux.
50
H. de Balzac, op. cit., p. 1027.
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Puis, le r€cit croise ˆ nouveau, comme suivant une voix surgie de l’inconscient, les apories des personnages balzaciens. Apparemment insouciante, Marie-Th€r„se rev‡t des robes claires et, fugitivement, elle a le sourire d’une vierge, luttant cependant contre ses sentiments et ses sensations. Certes, elle n’atteint pas l’abn€gation d’Henriette et son ang€lisme absolu. Nulle trace de bouquet, nul €change de promesses enflamm€es ne figurent dans le r€cit contemporain. L’histoire ne se cl‹t pas sur la mort tragique de la femme ni le d€sespoir du jeune homme : la sc„ne de l’agonie fut d’ailleurs €court€e, dans le Lys, sur l’injonction de Mme de Berny. Nicole Mozet commente ces pages en ces termes : Je pense […] que c’est † un texte compl…tement d‚figur‚ que nous avons affaire, † la limite de la non-signification et de l’illisibilit‚. Il s’agit bel et bien d’une mutilation et on con‹oit que Balzac ait beaucoup souffert, en d‚pit de ces d‚n‚gations, en proc‚dant † ce remaniement.51
Richard Millet s’est de fait peu inspir‚ de cette derni…re sc…ne : d’autres, ‚parses, interf…rent (j’y reviendrai). Demeure toutefois la pr‚sence d’une lettre ultime : ƒ Sur une commode, appuy‚e contre un vase rempli de fleurs s‚ch‚es, je vis une lettre. Je la lus „. (p. 125) Faut-il voir dans ces ƒ fleurs s‚ch‚es „ le symbole du chemin accompli (sans retour), depuis la mise en r‚cit des grandes passions romantiques jusqu’aux furtives et parfois d‚risoires rencontres du romanesque contemporain ? Toujours est-il qu’Octavian ne reverra pas Marie-Th‚r…se mais se rappellera les mots ant‚rieurs : ƒ avec un bonheur r‚trospectif je sentais † nouveau bruire en moi, de fa‹on ‚tonnante et lumineuse – et celles-l† me firent pleurer comme un enfant : ‘Il est trop tard, mon ami, ne nous mentons pas, il a toujours ‚t‚ trop tard…’ „52 A distance et par le truchement €pistolaire, les mots devenus signifiants, d€clenchent le d€sespoir. Nicole Mozet, dans la pr€face qu’elle donne au Lys, montre l’efficacit€ de l’€criture €pistolaire et Lucienne Frappier-Mazur €voque • la vertu meurtri„re ‚ des propos
51 52
N. Mozet op. cit., p. 218. R. Millet, ibid.
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de Natalie.53 Une lettre qu’il faut bien appeler de rupture cl•t les deux r‚cits. Il semble que le r‚cit contemporain, effa‹ant tout signe de modernit‚, propose dans une version mise † plat et comme feutr‚e, les effets d‚l‚t…res d’une relation fond‚e sur quelques paroles complices et des non-dits plus forts encore. Le roman balzacien est bel et bien tiss‚ dans les fibres de la nouvelle et, en d‚pit de l’ind‚niable distance, le lecteur a parfois l’impression de lire en palimpseste l’autre dans celui-ci. Accompagnant la nouvelle, le texte du Lys, permet aussi de mesurer les €carts, de laisser €clore une pens€e autre de l’autre. N€anmoins, la reprise de sc„nes d€jˆ lues n’exclut pas le maintien d’une distance avec ce pass€. C’est dans l’oubli aussi que se construit le sens. Outre les diff€rences patentes entre les effets de resserrements inh€rents au genre de la nouvelle et les €panchements lyriques des descriptions romantiques, se donne ˆ lire sur le mode de l’€cart un jeu sur le terme de • romanesque ‚, dans le texte de R. Millet. • Les circonstances €taient pourtant bien peu romanesques ‚ (p. 107), €crit-il. La d€n€gation vient d’ailleurs imm€diatement apr„s l’affirmation d’une filiation : Balzac refuse lui aussi le mot romanesque, pour des raisons diff€rentes. Au XIXe si„cle, le roman, on le sait, s’inscrit dans une processus de l€gitimation et il se d€marque, ˆ cet effet, des fresques pastorales, extravagantes et peu soucieuses de vraisemblance. Pour enrayer le discr€dit dont le genre est l’objet, il est indispensable d’ancrer le roman dans l’Histoire et de le doter d’enjeux didactiques. Aujourd’hui, le • romanesque ‚ renvoie pr€cis€ment au • mod„le balzacien ‚, qui d€clenche des r€actions contradictoires, mais suscite dans la nouvelle g€n€ration d’€crivains, qu’il s’agisse des d€fenseurs de la Nouvelle Fiction ou d’auteurs divers – et ˆ des titres divers – tels que Pierre Michon, Fran‰ois Bon ou Richard Millet, un sentiment tenace d’admiration et la conscience d’une dette dont on s’honore. Et, lorsque R. Millet mesure le caract„re non-romanesque d’une situation, c’est plut‹t sous la forme d’un 53
Lucienne Frappier-Mazur, • Le r€gime de l’aveu dans Le Lys dans la vall€e : forme et fonction de l’aveu €crit ‚, Revue des Sciences humaines n•175, 1979, p. 15. Cf aussi : A. Mura, • Le Lys dans la vall€e : un roman €pistolaire ? ‚ in Romantisme, Sedes, 1993, pp. 45-54.
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regret, et il s’en tient ˆ une pratique duelle d’€criture, fond€e ˆ la fois sur la reconnaissance et le d€ni. Ainsi, confront€es ˆ d’autres dissemblables et pourtant redondantes, se creusent ses propres hantises. Balzac – et des effluves de la situation romanesque du Lys – resurgissent † des moments cruciaux de la narration. En particulier lorsque la rencontre muette a lieu, le narrateur note – en contradiction avec les propos liminaires : ƒ ce qui me fit trouver la situation trop romanesque „. En de‹† ou au-del†, jamais † la juste place, jamais en mesure, c’est l† en quelque sorte souligner le statut ind‚cidable de la litt‚rature contemporaine qui reprend et rejette † la fois, qui appose de nouvelles limites parce qu’il n’y en a plus † transgresser, qui cherche paradoxalement dans le pass‚ des champs d’investigation encore vierges. La subversion peut parfois prendre aujourd’hui le nom paradoxal de retour. Plus loin, le pr‚nom de ƒ la dame d’autrefois „, vue de dos dans l’‚glise Saint-Martin, † savoir ƒ Marie-Th‚r…se „ fut jug‚ ƒ aussi peu romanesque „ (p. 119) que celui du narrateur. Mais ici, l’allusion est peut-ˆtre d’un autre ordre puisque, dans Le Chevalier de la rose, spectacle vu par les protagonistes, les h€ros se nomment respectivement Marie-Th€r„se et Octavian. Le non-romanesque est donc sans doute cette fois l’affirmation que la r€f€rence est plus musicale que litt€raire, plut‹t que le constat attrist€ d’un prosa•sme peu propice ˆ l’€closion de l’amour. Le texte d’Hofmannsthal vient ˆ l’€vidence croiser celui de Balzac dans l’histoire d’une gen„se complexe. Progressivement se pr€cise la couleur du romanesque : celui-ci assure un lien ˆ la fois t€nu et indestructible avec le pass€, il joue avec les fronti„res du r‡ve et s’ouvre sur une r€flexion d’ordre ontologique. Ainsi le pr€nom – signe actif d’une identit€ fluctuante – continue-t-il de faire l’objet de commentaires, sous la plume de R. Millet. Dans la nouvelle suivante du recueil, intitul€e • Les GrŒces ‚, qui d’ailleurs anticipe sur les romans ult€rieurs, et en particulier L’Amour des trois sœurs Piale,54 se fait entendre, insolite, le pr€nom d’Henriette. Le narrateur d•ne en compagnie de quatre femmes beaucoup plus Œg€es que lui. Ainsi s’ouvre le r€cit : • Elles auraient pu toutes trois ‡tre ma m„re. Quant ˆ Th€r„se chez qui j’€tais venu 54
R. Millet, L’Amour des trois sœurs Piale, P.O.L., 1997.
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pour les vacances, elle €tait la demi-sœur de ma m„re ‚.55 Le repas se d€roule dans une atmosph„re de sensualit€ douce et un peu lasse. Or, €trangement, c’est ˆ ce moment-lˆ que r€appara•t le pr€nom • oubli€ ‚ dans la nouvelle pr€c€dente alors que le contexte s’y pr‡tait davantage : Je n’avais cess‚ de sourire, les yeux clos † demi, irrit‚ autant qu’amus‚ du pouvoir que Th‚r…se pr‚tendait avoir pris sur moi ; ce qui ne m’empˆcha pas de dire † Henriette combien j’aimais son pr‚nom, celui de Mme de Mortsauf et de la sœur de Renan, pr€nom que je voyais blanc, pur, trˆs frais comme un fr€missement d’ombrelles au printemps.56
Associ‚ † l’amour idyllique et platonique des amants du Lys, sur fond de promenades champ‡tres et de couleurs virginales, le bref €change rev‡t ainsi une densit€ et une intensit€ qui ne lui €taient pas initialement d€volues, m‡me si l’€vocation litt€raire prend quelque peu l’allure conventionnelle du blason. La r€f€rence s’est d€plac€e, glissant d’une nouvelle ˆ l’autre : elle jure d’ailleurs dans • Les GrŒces ‚ avec les personnages et la situation alors qu’elle e‘t ais€ment trouv€ sa place dans • Octavian ‚. Provocateur, le jeune homme insiste sur • le contraste [perceptible] entre [le] virginal pr€nom et [la] pl€nitude de la poitrine ‚.57 C’est l† un exemple de cette forme de r‚‚criture libre qui saisit des instants, des parcelles des livres lus et s’emploie avec obstination † en diluer la teneur, † en briser l’‚lan romanesque afin de plier la langue † de nouvelles exigences. Le silence peut alors entrer dans le jeu des r‚miniscences et y faire sens. Dans cette nouvelle et dans l’ensemble des romans de R. Millet est † l’œuvre une pens‚e autre de l’autre : Balzac est peut-ˆtre alors ce que nous appelons ƒ l’impens‚ du roman contemporain „.58 Il est d’autres mani…res en effet de retrouver les romans balzaciens, ses strat‚gies narratives ou sa pens‚e dans le romanesque contemporain. Ce qui jusqu’alors restait en retrait – impens‚ – dans le
55
Cœur blanc, • Les GrŒces ‚, p. 129. Op. cit., p. 134. Nous soulignons. 57 Op. cit., p. 140. 58 Cf le chapitre XII. 56
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discours post-balzacien, c’€tait son style.59 L’unicit‚ d’un ‚crivain passe par la singularit‚ d’un style, les inflexions d’une voix perceptibles † travers une ‚criture. Ce sont les ‚tudes de Nicole Mozet et de Jose-Luis Diaz sur les pr‚faces et la correspondance de Balzac qui ont ‚galement permis d’entrer plus avant dans l’ethos balzacien. L’impens‚ de la pens‚e se tient l†, ainsi que dans les projets th‚oriques : et c’est ce que quelques ‚crivains contemporains ont per‹u. Leur Balzac pourtant ne ressemble pas au n•tre ; et nous avons du mal parfois ˆ admettre que notre discours sur Balzac n’est pas le seul possible. Comment penser l’Autre sans conna•tre l’int€gralit€ de l’œuvre, en choisissant un parcours subjectif et capricieux, en m‡lant les plans €nonciatifs ? N’est-ce pas seulement penser ˆ l’autre, se cantonner dans une vision ludique et clairsem€e ? Je crois que la pr€position • avec ‚ figurant dans • Penser avec Balzac ‚ autorise un usage insolite du grand romancier, une pens€e autre de l’autre. A l’€vidence, certains romanciers s’en tiennent ˆ une repr€sentation que la critique jugerait st€r€otyp€e de l’œuvre ou ˆ un survol d€cevant. Cependant, l’effet-Balzac comprend aussi des interpr€tations inattendues, €difi€es en fonction de l’œuvre ˆ €crire plus que de l’œuvre lue ; il prolonge ˆ mon sens la pens€e de Balzac et m‡me d€chire parfois le voile de l’impens€ en r€v€lant des zones d’ombre peu exploit€es ou en outrant des pulsions fantasmatiques d€routantes. R€gis Jauffret, auteur d’une dizaine de • romans ‚ terrifiants, est de ceux-lˆ. Balzac est dans ses premiers textes explicitement cit€. Ainsi, la narratrice de Cet extr†me amour (1986), qui a fait de l’amour son • ennemi personnel ‚,60 rencontre Lo‡c directeur d’une agence publicitaire, qu’elle aimera jusqu’† ce qu’une mort accidentelle les s‚pare. Le personnage masculin, qui n’est pas comme dans les r‚cits les plus r‚cents le narrateur, d‚clare que ƒ les ‚crivains ne [sont] que des publicitaires rat‚s „ et il cite ƒ Balzac qui r‚digeait des slogans 59
Les chercheurs ont d€sormais int€gr€ dans leurs analyses cette dimension capitale pour l’€laboration de toute r€flexion €thologique : Lucienne Frappier-Mazur, Fran‰oise Van-Rossum Guyon, les interventions de la journ€e d’€tudes de juin 97 ˆ la Maison de Balzac, l’ouvrage collectif dirig€ par Eric Bordas paru en 1999, sous le titre • ‘Balzacien’ : style des imaginaires ‚, d€jˆ cit€ ici en font foi. Ajoutons les €tudes r€unies par Eric Bordas sous le titre Ironies balzaciennes, Christian Pirot, 2003. 60 R€gis Jauffret, Cet extr†me amour, Deno•l, 1986.
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pour un parfumeur de la place Vend‹me ‚.61 Or, la narratrice ne rel„ve pas cette remarque ˆ l’emporte-pi„ce, sans acquiescer ni souligner la g€n€ralisation hŒtive, dite sur un ton narquois. Cet incident apparemment anodin est r€v€lateur de l’attitude de R€gis Jauffret visˆ-vis de la litt€rature ˆ laquelle il consacre pourtant l’essentiel de son temps, tout en conservant ses distances. Il en va ainsi de son rapport ˆ Balzac, qu’il relit et admire, tout en ravalant son r‹le, par personnage interpos€. Le soup‰on instaur€ par les tenants du Nouveau Roman ne s’est peut-‡tre pas compl„tement dissip€. Toujours est-il que les derniers romans de R. Jauffret qui ne font plus explicitement r€f€rence ˆ Balzac sont sans doute plus proches de la pens€e du romancier ; ils exhument, de fa‰on surprenante, quelques aspects significatifs de la po€tique balzacienne. En revendiquant la paternit€ balzacienne lors de la pr€sentation de Fragments de la vie des gens et Autobiographie, Jauffret d€route voire scandalise les lecteurs. Il me semble pourtant que ces €tranges romans puisque c’est l’appellation qu’il tient ˆ conserver pour ces • fragments ‚ que l’€diteur e‘t volontiers qualifi€s de • nouvelles ‚ font appara•tre que l’h€ritage n’est pas usurp€. Je ne parle pas de la qualit€ de l’œuvre – car lˆ n’est pas exactement mon propos –, mais de la restitution d’un style, d’une structure et d’un climat pathologique. Fragments de la vie des gens et Autobiographie (sous-titr€ roman) confirment ˆ cet €gard l’impression des premiers textes tels que Cet extr†me amour, Histoire d’amour, ou Stricte intimit€. L’auteur traque sous la forme d’instantan€s (dans Fragments) ou de drames prolong€s dans les autres romans, des • vies minuscules ‚, un quotidien effroyable, le sentiment immanent de la d€liquescence. Il m‡le une forme d’hyperr€alisme (on parle aujourd’hui d’un courant n€o-r€aliste) ˆ une d€bŒcle onirique et fantasmatique. Les actions et les exactions s’encha•nent jusqu’ˆ l’absurde, les personnages, €ternels passants, se perdent dans les m€andres de leur infamie. Le romanesque prend ici le chemin d’une repr€sentation au scalpel d’un monde tragique et macabre ; R. Jauffret €voluera peut-‡tre vers des visions plus amples et plus sereines, puisque l’œuvre est en cours et que l’€crivain d€clare qu’il €crit • parce que c’est la seule activit€ coh€rente qu’[il] pouvait faire et le
61
Ibidem.
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seul absolu qui soit ˆ [sa] port€e ‚.62 Le r€cit publi€ en 2002 Les Jeux de plage semble pr€senter en effet une image presque euphorique du couple : toutefois l’ironie, accrue dans ce recueil de nouvelles, d€ment sans cesse les propos apparemment optimistes diss€min€s dans le texte. Une histoire d’amour r€ussie se termine par ces mots : • Nous avons €t€ sur le point de d€buter la conception d’une fratrie. Au dernier moment nous avons craint que la joie ne soit pas h€r€ditaire. Nous nous sommes abstenus. Voilˆ ‚.63 Par petites touches corrosives, l’incursion dans l’intime se poursuit. Certes, il serait possible d’€voquer ici le promeneur de Facino Cane qui conduit † l’observation de ƒ la vie des gens „ jusqu’† l’appropriation de leurs identit‚s : ƒ Chez moi, l’observation ‚tait d‚j† devenue intuitive, elle p‚n‚trait l’•me sans n‚gliger le corps ; ou plut•t elle saisissait si bien les d‚tails ext‚rieurs, qu’elle allait sur-lechamp au-del† ; elle donnait la facult‚ de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exer‹ait „.64 R. Jauffret avoue d’ailleurs lire les auteurs de sa jeunesse (les romanciers du XIXe et du d‚but du XXe si…cles) plut•t que ses contemporains. Ainsi se succ…dent, dans Fragments de la vie des gens, de lugubres portraits d’‡tres cruels et insensibles : le d€sir de destruction seul les relie. Or, Histoire d’amour ou Autobiographie n’ont qu’un seul personnage qui dit ƒ je „, mais la mˆme impression de dispersion voire d’‚clatement entre les s‚quences se produit, bien que le lecteur puisse introduire le liant entre les fragments. ƒ Ma conscience se morcelait en une mosaŠque mouvante, ˆ chaque p€riode elle s’organisait en un dessin nouveau et ma perception se modifiait ‚.65 La structure mime le d‚sordre de l’esprit et le clivage entre les identit‚s successives ; elle s’apparente effectivement † celle de romans plus que de nouvelles puisque la fracture est une disposition mentale qui caract‚rise tous les personnages. L’‚criture se fait fragmentaire tout en conservant une vis‚e syst‚mique (le terme de ƒ mosa‡que „ est † cet ‚gard significatif et trop balzacien pour le taire !)
62
• Questions pour un autoportrait ‚. Pr€sentation des deux romans publi€s en 2000 dans la collection • Verticales ‚ du Seuil. 63 R. Jauffret, Les Jeux de plage, Verticales, 2002, p. 19. 64 H. de Balzac, Facino Cane, tome VI, p. 1019. 65 R Jauffret, Autobiographie, Verticales, 2000, p. 76.
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Dans cette logique, le style adopt€ pour chaque • sc„ne ‚, chaque roman ne varie gu„re. Il ne r€sulte pas d’une recherche, semble-t-il, et vise la lisibilit€ imm€diate et sans appel d’un d€senchantement inou•. En revanche, Eric Laurrent qui, dans Dehors, d€crit lui aussi un ‡tre ˆ la d€rive dont l’errance ˆ travers la ville traduit la d€sesp€rance aigu• et le d€chirement pathologique, cr€e des effets de style en utilisant presque contin‘ment le conditionnel afin de doter chaque moment du r€cit d’un espace de doute. Les personnages de R. Jauffret, d€termin€s dans l’accomplissement de leurs forfaits r€it€r€s, s’accommodent d’une €criture plate, pour ne pas dire blanche, ˆ mille lieues du style balzacien, bien que le conditionnel soit lˆ aussi utilis€ pour traduire les autres voies que le roman e‘t pu emprunter dans Stricte intimit€, Sur un tableau noir et Cl€mence Picot, et dans un subtil entrelacs avec le pass€-compos€ dans les Fragments. Ce qui proc„de davantage peut-‡tre de l’€nonciation romanesque balzacienne, c’est la facult€ d’‡tre l’autre, cr€ant une sorte de torpeur glac€e. Prot€iforme, le romancier peut croiser la pens€e de l’autre, celle des €crivains qu’il aime : Balzac, Zola et… Thomas Bernhard. • Regardez Balzac, regarder Thomas Bernhard, par exemple, comme ils ont souvent jou€ les alambics oŠ mijotait toute la mis„re du monde ‚.66 Ainsi explore-t-il • l’envers de l’histoire contemporaine ‚ dans des faits pourtant anodins (conduits jusqu’au d€lire ensuite), chez des gens pourtant ordinaires (devenant impassiblement assassins et violeurs). L’horreur est lˆ aussi dans la rue, dans ce quartier que Balzac peint au d€but de Ferragus, dans le boudoir de La Fille aux yeux d’or, chez les Rogron. Le roman de Pierrette me semble d’ailleurs pr€senter des analogies avec Cl€mence Picot : la m‡me impression d’effroi saisit le lecteur. Le d€soeuvrement produit le crime symbolique et effectif : • Ces deux m€caniques n’avaient rien ˆ broyer entre leurs rouages rouill€s, elles criaient ‚.67 De m‡me, Etienne est la victime de Cl€mence Picot, c€libataire €gar€e par la vacuit€ de son existence. L’œuvre de R. Jauffret, conduisant la f€rocit€ jusqu’ˆ l’€pouvante, ob€it ˆ un ordre fantasmatique tout en visant une parfaite lisibilit€. C’est lˆ d’ailleurs un des aspects de ce mouvement de retour 66 67
Pr€sentation de R€gis Jauffret d€jˆ cit€e. H. de Balzac, Pierrette, tome IV, p. 66.
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vers le romanesque que le d€ni de l’illisibilit€ et de l’herm€tisme. Loin de l’opacit€, €rig€e en principe esth€tique par les g€n€rations pr€c€dentes. R. Jauffret comme un grand nombre de ses contemporains €crit ce qu’il aimerait lire, d’embl€e, sans d€codage laborieux. Balzac est pour cela r€habilit€, relu et repens€, d€natur€ peut-‡tre. L’enjeu n’est pas d’imiter mais de perp€tuer des choix essentiels, id€ologiques en somme. R. Jauffret n’est sans doute pas le seul ˆ porter sur la soci€t€ de son temps un regard ac€r€ et d€sabus€, ˆ percevoir l’€tonnante uniformit€ sous les masques cyniques et d€risoires ; il n’est pas le seul ˆ d€clarer son admiration pour Balzac plut‹t que pour les tenants du Nouveau Roman, mais il r€ussit la coalescence d’une vision fragment€e, €miett€e jusqu’ˆ l’infime et d’une galerie coh€rente de portraits au vitriol non exempts de v€rit€. Dans cet Extr†me amour, la narratrice s’€crie : • Je voudrais que Lo•c me raconte le r€el jour apr„s jour comme une histoire ‚.68 R€inventer le monde sous les couleurs de l’amour, n’est-ce pas lˆ le but supr‡me de toute fiction ? N’est-ce pas le tour de force que Balzac accomplit d’un roman ˆ l’autre ? Faire dire cela ˆ la femme passionn€e, n’est-ce pas dans une certaine mesure retrouver le romanesque et penser avec Balzac ? Manquant de crit„res axiologiques, notre €poque ne saurait renier l’h€ritage des si„cles pass€s. Elle ne peut que tirer b€n€fice d’une relecture voire d’une r€€criture des romans ant€rieurs. Clairvoyant sur cet €tat de faits, Pierre Michon d€clare dans une interview : • La table rase est une b‡tise, nous l’avons lu, […] nous €crivons sur et avec la litt€rature universelle, nous ne passons pas pardessus.‚69 Or, c’est parce que Balzac est un ˆtre pensant et qu’il se revendique comme penseur (philosophe et historien) que ses successeurs ne se contentent pas de le relire ou de le r‚‚crire, mais qu’ils s’autorisent † penser avec lui, † le repenser. La relation qui se construit alors s’av…re f‚conde : sans aller jusqu’† voir la trace de Balzac dans tous les romans qui s’‚crivent aujourd’hui, il convient de d‚celer des filiations, fussent-elles insolites, et de transcrire ce qui s’exhale d’œuvres contemporaines, comme le parfum des fleurs que 68
R. Jauffret, Cet extr†me amour, p. 48. Pierre Michon, Marianne Alphant, L’œil de la lettre, ƒ Rencontres avec Pierre Michon „, 1994, p. 6. Nous soulignons. 69
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l’on respire, ainsi que le fit Mme de Mortsauf dans le Lys. Renouant avec le romanesque aux enjeux id€ologiques autant qu’esth€tiques, la litt€rature des ann€es 80/ 90 croise celui qui s’en fit le chantre si ce n’est l’inventeur. Anim€s par un d€sir de lisibilit€ et la nostalgie d’une pens€e en mosa•que, quelques €crivains cit€s ici se tiennent au plus pr„s de la pens€e de Balzac, dans son ombre, sans parfois le mentionner explicitement, afin que leur œuvre en soit en quelque sorte irradi€e, par-delˆ le temps et les fractures de l’Histoire. C’est ainsi que Claude Simon avouait ne s’‡tre mis ˆ €crire qu’apr„s avoir relu tout Balzac, et le ton quelque peu distanci€ du narrateur de L’Acacia ˆ l’€gard du romancier du pass€ ne r€duit pas la port€e d’un tel aveu. M‡me si la litt€rature d’aujourd’hui d€clare avoir fait son deuil des aspirations unificatrices et ne saurait faire l’€conomie de la rupture €pist€mologique qui intervient dans la premi„re moiti€ du XIXe si„cle et l’€poque dite moderne, et de ses cons€quences sur le plan esth€tique, elle tente pourtant inlassablement de r€aliser la coalescence entre un dire €miett€ et une œuvre aboutie. Eriger la contradiction en principe po€tique s’inscrit d’ailleurs dans le sillage de l’€criture balzacienne : ainsi se maintiennent dans les romans contemporains des tensions entre la fascination pour le silence et l’aspiration ˆ la pl€nitude du dire, le vacillement du syst„me axiologique et le d€sir de l€gitimation, l’exploration des codes formels et l’attachement ˆ la fiction, l’adh€sion ˆ des choix esth€tiques • r€alistes ‚ et • fantastiques ‚, la revendication d’une voix singuli„re et in€dite par-delˆ les intertextes et les paroles ressass€es, l’adoption d’une €criture plate et de personnages qui ne le sont pas. Un auteur, aujourd’hui, fid„le ˆ Balzac en cela, est susceptible d’explorer les limites des oppositions les plus €clatantes et d’en faire, un sujet litt€raire, le substrat de ses romans. Reposant sur • la logique des contraires ‚,70 la pens€e de Balzac est au cœur des œuvres contemporaines.
70
Aline Mura, B€atrix ou la logique des contraires, Champion, 1997.
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Le romanesque de l’extr‡me modernit€ approfondit, pr„s de deux si„cles plus tard, des antagonismes pourvoyeurs de sens et instigateurs de cr€ation.71
71
Le chapitre XII correspond ˆ une version €toff€e de la communication prononc€e lors du colloque de Cerisy, Penser avec Balzac), sous la dir. de J-L Diaz et I. Tournier, 2000 ; publi€e sous le titre Penser avec Balzac, Christian Pirot, 2003.
CONCLUSION Quels que soient les rapprochements op€r€s entre les romans du XIXe et du XXe si„cle, au nom d’une cat€gorie transversale – le romanesque –, subsiste n€anmoins une diff€rence majeure. Les uns en effet s’efforcent de dire au plus pr„s du r€f€rent, tandis que les autres s’en €cartent, cherchant ˆ • [faire] exister sur un autre mode ‚1 les objets et les ‡tres, celui des mots. En somme, la vis€e repr€sentative et celle qui ne l’est pas. Or, nous avons montr€, ˆ la faveur des analyses sur le statut du lecteur, du genre, du JE, du fragment et de l’espace dans les romans, comment s’estompait le clivage habituellement reconnu entre les deux approches, les deux €poques. Le roman balzacien ne reproduit le r€el qu’ˆ travers le prisme de repr€sentations : le romantisme et le mysticisme de la vision viennent brouiller les intentions affich€es de • r€alisme ‚ ; et, de surcro•t, les d€faillances, le doute r€manent, les zones d’ombre et de silence d€stabilisent l’€difice et lui conf„rent une parent€ insoup‰onn€e avec les romans ult€rieurs. Certes, Balzac n’est pas Mallarm€ : il lutte contre le vide, il n’est pas • le h€ros du vide ‚ ; mais il y a dans La Com€die humaine un espace de n‚gativit‚ qui organise l’ensemble de la construction plus fragile qu’il y paraŒt, † l’instar de ce rocher sur lequel se tient ƒ l’homme-au-vœu „, dans Un drame au bord de la mer, ˆ l’€cart du monde, €ternellement silencieux. La diff€rence soulign€e en commen‰ant, pour des raisons historiques, nous semble contestable, parce qu’elle suppose que le roman contemporain s’€loigne du r€f€rent. Or, s’il €labore un univers apparemment divergent et s’il laisse le jeu du langage s’instaurer, il s’€vertue lui aussi ˆ exprimer le monde, ses atmosph„res et les sensations de l’‡tre. Sans dessiner des contours visibles, sans restituer minutieusement le r€el, l’€crivain veut dire aujourd’hui aussi le tout de la passion, de la douleur de l’existence ; mais il se heurte ˆ la force du silence, qu’il s’agisse de l’indiff€rence du lecteur ou de la perspective de sa propre mort ; il €crit dans un €tat d’urgence, en sursis (ce qui n’est d’ailleurs pas un sentiment €tranger ˆ Balzac). La litt€rature s’articule autour de l’exigence de totalit€ ˆ partir d’une 1
M. Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 28.
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Silences du roman
exp€rience de la singularit€, autour d’un passage de l’effectif au fictif. S’il fallait trouver une diff€rence entre le romanesque des deux si„cles, elle porterait plut‹t sur la conscience que l’imaginaire et le r€el sont des mondes r€solument s€par€s et que l’€criture se situe du c‹t€ du fictif, qu’elle est construction et conqu‡te sur le silence mais que Bianchon ne viendra jamais nous sauver ! Toute cette probl€matique du silence m€nage pr€cis€ment l’ambigu•t€ puisque la crainte du silence ou son culte sont des exp€riences ontologiques humaines et r€elles, et que l’€criture tente de s’en faire l’€cho au moment m‡me oŠ elle a renonc€ ˆ dire le r€f€rent dans sa pl€nitude. Exprimer l’absence et le vide est le mode usuel de l’€criture contemporaine, m‡me lorsque resurgissent les formes ant€rieures de la narration, mais c’est parfois retrouver une forme de totalit€, f‘t-elle utopique. Il appert que le silence ne saurait se confondre avec l’absence de paroles : il est lourd de mots contenus et bruit de ce qu’il tait ; il est • silencieux de toutes les paroles, de leur atteinte, de leur entente ‚.2 Il est en quelque sorte le mot juste, celui qui surgit dans un souffle, loin du tumulte parfois d€risoire des €changes quotidiens. Or, le mot • silence ‚ se module au gr€ de l’€criture : il rev‡t des significations diff€rentes. Nous avons, tout au long de cet essai, distingu€ un silence de l’absence : la menace, la disparition (qu’il s’agisse de la fin de l’inspiration, de la mort de l’auteur, de l’indiff€rence du lecteur), le doute qui envahit l’€criture m‡me ainsi que sa transposition all€gorique chez les personnages ou dans les situations romanesques correspondantes. Ce silence • n€gatif ‚ renvoie aussi ˆ un sentiment g€n€ral de perte, la perception d’une vacuit€ au cœur de l’exc„s, d’une imposture dans les choses dites aussi bien que les discours possibles, d’un dysfonctionnement – conjoncturel ou non – dans l’agencement des r€cits. Dans Pas ˆ pas jusqu’au dernier, Louis-Ren€ des For‡ts convoque, au seuil de la mort, ce silence-lˆ (€loign€ de toute posture rh€torique ou m‡me de tout choix fondamental d’€criture). Il €crit : H€siter sans cesse entre parler et se taire, jouer la com€die de l’ind€cision, c’est comme avoir d€jˆ fait son choix, celui de disserter ˆ longueur de phrases pour dire qu’on n’en saurait faire aucun, alors que le ni oui ni non est ˆ l’€vidence une mani„re comme une autre de se prononcer en 2
M. Blanchot, Le Pas au-delˆ, Gallimard, 1949, p. 179.
Conclusion
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faveur de la premi„re option – qu’il serait na‡f cependant de tenir pour d‚finitive, puisque le silence, l’in‚luctable silence viendra s’y substituer bient•t et † tout jamais.3
L’autre silence, inscrit dans une logique dynamique et † l’origine mˆme du renouvellement du romanesque, est ‚rig‚ en principe po‚tique. Ce silence insuffle l’in‚dit † la parole ressass‚e, il met en relief les discours, il fonde et accompagne le texte litt‚raire : il a une voix et conf…re aux r‚cits une densit‚, une intensit‚ extrˆmes. Ainsi l’‚criture du silence n’est plus un paradoxe, mais elle explore les confins du dicible et les ressources du langage. Elle invente un espace o• se c•toient les extrˆmes et se joue quelque chose de vital. Forte de ces deux directions, l’analyse herm‚neutique relit les textes romanesques † la lumi…re de ce concept. Or, † l’int‚rieur de ces deux formes cruciales de silence, se multiplient des strates et des niveaux d’investigation, des modalit‚s de fonctionnement diff‚rents. Le silence d‚signe ainsi les espaces de non-dit : le sexe cach‚ s’exprime par voie d‚tourn‚e, ce que Murielle Gagnebin appelle ƒ l’irrepr‚sentable „.4 L’exp‚rience extrˆme de la douleur ou du traumatisme ne trouve pas d’embl‚e de langage possible. C’est l† le registre de l’indicible. Le silence renvoie encore aux d‚ficiences de la m‚moire : l’oubli provoque le silence sur le pass‚ et l’anamn…se laborieuse fait r‚f‚rence † la d‚faillance du langage, qui avoue ses limites, et construit un frˆle ‚difice sur ses zones de silence et ses lacunes inqui‚tantes. Le ph‚nom…ne s’est accentu‚ peut-ˆtre † la fin du XXe si…cle.5 Mais il est lˆ, imminent, dans bien des romans du si„cle pr€c€dent. Ce qui se joue d€jˆ, dans l’œuvre balzacienne, c’est l’all€gation d’un €cart entre • la parole vive ‚ et • les mal€fices de l’€criture ‚6 En effet, † l’encontre des discours sur le r‚alisme, le romancier comprend qu’il ne saurait transf‚rer la logique argumentative des brillants ‚conomistes que sont le cur‚ Bonnet dans Le Cur€ de village ou le docteur B€nassis dans le M€decin de campagne, sans l€ser la logique narrative. Il renonce le plus souvent ˆ 3
L.-R des For‡ts, Pas • pas jusqu’au dernier, Mercure de France, 2000, p. 72. M. Gagnebin, L’Irrepr‚sentable ou les silences de l’œuvre, P.U.F., 1984. 5 C’est ce que nous montrons dans l’article intitul‚ ƒ L’amenuisement de la parole „ in Le Romanesque d’une fin de si…cle • l’autre, Presses Universitaires de Katowice, 1998. 6 Nous reprenons ici les expressions de Jacques Ranci„re dans La Parole muette. 4
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la supr€matie des €nonc€s directs et concomitants avec l’action effectivement men€e. Ceux-ci demeurent n€anmoins encombrants et nuisent parfois ˆ la fluidit€ de l’ensemble. C’est ainsi que se substitue ˆ • la parole vive ‚ attendue dans un roman ˆ vis€e repr€sentative • une parole muette ‚ : le romancier est prisonnier de cette contradiction. C’est ce que montre J. Ranci„re.7 Or, Balzac, ˆ notre avis, fait pr€cis€ment de ce renoncement (partiel) au discours politique et ˆ la chair des mots entendus et clam€s dans la solitude de sa mansarde, non pas un deuil mais un av„nement. S’il y a • une autre €criture ‚, comme le fait observer J. Ranci„re, disons plut‹t un autre mode d’€nonciation, c’est celui qui inclut le silence de la parole dans son ar„ne, dans son syst„me. Au mal d‚mocratique de l’‚criture, aucune parole vivante ne peut rem‚dier, mais seulement une autre ‚criture. Seulement, cette ‚criture a des caract…res bien particuliers. D’un c•t‚, elle est ‚criture non ‚crite, sans mots, pr‚serv‚e par son mutisme de la duplicit‚ de l’‚criture. Mais, de l’autre, elle est une ‚criture plus qu’‚crite. Elle n’est pas, comme l’autre, confi‚e au souffle ‚ph‚m…re ou au papier fragile. Elle est trac‚e † mˆme la terre, inscrite en dur dans la mat‚rialit‚ des choses.8
Si l’on consid…re l’ensemble de l’‚difice balzacien et non plus seulement le texte – au demeurant exemplaire du Cur€ de village –, on per‹oit d‚j† l’esquisse d’un d‚placement sinon d’un d‚passement de la contradiction : l’‚criture balzacienne serait r‚solument du c•t‚ du souffle et du silence, forte de ce mat‚riau solide sur lequel elle s’appuie et qui la lie aussi – le r‚f‚rent – que finalement elle ne transcrit peut-ˆtre pas vraiment. Elle est, nous semble-t-il, ‚criture vive faite de ce silence mˆme. Ce qui la rapproche du romanesque tel que le pratiquent les ‚crivains contemporains, bien que les enjeux se soient profond‚ment modifi‚s et les exigences subs‚quentes aussi. Ce silence, contraint sous la plume de Balzac, est devenu aujourd’hui l’objet d’une recherche avant de sombrer † son tour dans l’oubli... Ainsi, outre un silence constitutif de la logique narrative et pragmatique, se d‚c…lent d’autres formes de silences, plus m‚taphysiques.
7 8
Op. cit., pp. 91-100. Op. cit., p. 95.
Conclusion
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Le silence en effet transcrit l’absence (sous la forme de l’abandon) ou le vide qui se d€gage par exemple du sentiment de la d€rision. Mais il d€signe aussi ce qui reste, ce qui €chappe ˆ la d€vastation et se dit par bribes. Il correspond alors ˆ des proc€d€s stylistiques traduisant l’ellipse, le manque, • le nom sur le bout de la langue ‚ – pour reprendre le titre d’un tr„s beau r€cit de Pascal Quignard.9 Il indique enfin la disparition de l’auteur, sa mort symbolique, – cette faille essentielle qui consacre pourtant l’‚piphanie de l’œuvre † venir et que Maurice Blanchot analyse si bien, et ce d…s L’Espace litt‚raire, lorsqu’il rappelle opportun‚ment le mythe d’Orph‚e et le statut d’Eurydice. Le silence serait quelque chose comme une perte suprˆme qui pourtant n’annule pas, puisque reste l’œuvre. C’est pourquoi il est difficile de d‚passer l’‚criture du silence, qui admet la contradiction, repose sur elle, d‚crivant sans cesse le texte comme un retrait et une avanc‚e sur le vide. Le silence est peut-‡tre un mot, un mot paradoxal, le mutisme du mot (conform€ment au jeu de l’€tymologie), mais nous sentons bien qu’il passe par le cri, le cri sans voix, qui tranche sur toute parole, qui ne s’adresse ˆ personne et que personne ne recueille, le cri qui tombe en d€cri. Le cri, comme l’€criture [...], tend ˆ exc€der tout langage, m‡me s’il se laisse reprendre comme effet de langue, ˆ la fois subit (subi) et patient, la patience du cri, ce qui ne s’arr‡te pas en non-sens, tout en restant hors sens, un sens infiniment suspendu, d€cri€, d€chiffrable, ind€chiffrable.10
Le silence, dans ses jeux m€taphoriques, devient la lumi„re sur la table de M. de Sainte-Colombe – celle qui permet de retrouver la musique absolue ˆ l’unisson de la mort, le point de fuite exact ˆ partir duquel le tableau s’€claire. Le silence d€passe alors, ˆ l’€vidence, les clivages g€n€riques et esth€tiques : il nous para•t n€anmoins en ce d€but de XXIe si„cle comme la principale source de renouvellement du romanesque, ce qui lui a redonn€ un essor voire quelque chose de sacr€ et de n€cessaire. Force est de reconna•tre qu’ˆ travers toutes ces appr€hensions du silence, c’est l’€criture qui est d€crite. Nous avons, au cours de cette analyse, accord€ somme toute peu de place ˆ la rh€torique du silence, ˆ ses modalit€s d’€nonciation. Le travail fait en grande partie par Pierre Van den Heuvel pourrait ‡tre en effet prolong€ ˆ la faveur 9
Pascal Quignard, Le Nom sur le bout de la langue, P.O.L., 1993. M. Blanchot, L’Ecriture du d‚sastre, p. 86.
10
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de l’analyse des r€cits contemporains. Il pourrait aussi ‡tre men€, en liaison avec l’ineffable, dans le domaine de la musique, en poursuivant les travaux de V. Jank€l€vitch. La pr€sente €tude valorise ˆ l’€vidence la notion de silence – dans son acception dynamique, et sur un plan m€thodologique, €pist€mologique – m‡me s’il y a essoufflement du silence, dans la litt€rature des ann€es quatre-vingt-dix. Les €crivains en effet ne briguent pas tous l’expression de ce silence-parole supr‡me ; ils cherchent m‡me le plus souvent ˆ le d€passer, s’en abstraire pour dire quelque chose. Un mouvement de retour vers le sujet, vers le romanesque et vers le lyrisme est discernable aujourd’hui dans le paysage litt€raire : la r€habilitation de Balzac est sans doute li€e ˆ ce ph€nom„ne. En effet, le roman qui a tout annex€ s’est arrog€ le droit de restituer po€tiquement le sujet le plus lyrique qui soit, le rapport ˆ la Mort. Ecouter la voix du silence n’est en derni„re analyse rien d’autre que cela, m‡me lorsqu’il s’agit de privil€gier les discours fluides et abondants, de surprendre les signes de vie au d€triment des paroles atrophi€es et des soupirs r€it€r€s. Pour Andr€ Velter, dans Le Nouveau Recueil, revue tout ˆ fait symptomatique des tendances actuelles de la litt€rature et de la critique, • il y a ce vieux silence des temples, des ruines, des ermitages, des tani„res abandonn€es ‚. Et, plus loin : • La po€sie est la vie r€elle. La vie de toutes nos vies ‚.11 Le silence, rang€ d€sormais dans les notions obsol„tes, et l’€crivain silencieux du c‹t€ des mythes laissent place ˆ un retour du m‡me : la pr€sence du r€f€rent, le mouvement de la vie. Balzac incarnait ce r‡ve-lˆ mais il anticipait aussi sur la litt€rature • moderne ‚, avant le tournant des ann€es quatre-vingts, celle qui croit encore que seule • la disparition vibratoire ‚ du po„te donnera naissance ˆ l’€criture et que l’intensit€ de l’€motion ou de l’expression va de pair avec un recueillement muet. Balthazar Cla•s, St€phanie de Vandi„res, Louis Lambert ou Pierre Cambremer sont des ‡tres de/ du silence ˆ leur insu pour les uns et volontairement pour le dernier. Ils incarnent cette facult€ du roman ˆ s’inventer, ˆ se transcender, dans une lutte aux fronti„res du langage. Aphasiques ou mutiques, ils posent au texte litt€raire la question de sa validit€. Du haut de son rocher, vou€ au silence, Pierre Cambremer 11
Andr€ Velter, • Changer la po€sie ‚ in Le Nouveau Recueil, pp. 312-313.
Conclusion
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nous interroge (m‡me s’il n’est pas un artiste ni un penseur comme Balthazar Cla•s ou Louis Lambert) et nous effraie : il rend d€risoires nos €changes et nos bavardages ; il met l’index sur le vide de l’existence, renvoyant ˆ la double origine des mots figurant dans le paradigme : • silere ‚ qui d€signe la tranquillit€, l’absence de mouvement et de bruit et • tacere ‚ qui implique le silence verbal, comme le rappelle Barthes.12 Mais, son vœu n’a de sens que parce que son fils a souill€ la parole donn€e et que le p€cheur, le narrateur et le lecteur le commentent. Ainsi, le romanesque d’hier et d’aujourd’hui g‡t en l’occurrence dans cette tentative de maintenir dans le m…me creuset de l’€criture, comme l’oxymore, le bavard et le taciturne, la parole sacr€e et Š la parole vaine Œ, la fixit€ et le mouvement. Le serment qui rend muet, scell€ par Š l’homme-au-vœu Œ ou l’enfant de la nouvelle forestienne Š la chambre des enfants Œ mettent ƒ nu le fonctionnement m…me de la pens€e. La recherche de la v€rit€ – puisque la litt€rature inscrit ce projet dans son parcours – passe par ces moments de r€pit, s’incarne dans ces personnages marginaux, se fait entendre dans ces digressions intersticielles. Le silence sans doute est le m€tatexte du texte litt€raire : il le met ƒ la question. Nomm€ment d€sign€ dans la fiction narrative contemporaine, il est figur€ chez Balzac par l’entremise de personnages qui atteignent une forme d’absolu pour avoir, au cœur m…me de la vie, provoquer la mort. Le Š g€nie Œ, l’œuvre aboutie passent plus s•rement par lƒ. Le renouvellement du romanesque r€side dans ces oscillations entre le d€sir path€tique d’‡tre et de reconna•tre sur le mode de la tonitruance ou du murmure. Toutefois, l’€crivain prend toujours un risque lorsqu’il rel„ve ainsi des d€fis : il n’affirme peut-‡tre jamais mieux le caract„re insaisissable du tableau que lorsqu’il clame sa pr€sence et son relief. L’image du peintre Frenhofer, ne proposant qu’un infŒme barbouillage et une absence de portrait en guise de chef-d’œuvre survit : ce rien a un sens. Le lecteur en est le garant. Et, l’€crivain qui, ˆ l’inverse, cultive le vide et c‹toie le n€ant atteint une forme de pl€nitude. Le texte romanesque, hier comme aujourd’hui, ne dit rien 12
Roland Barthes, Cours au Coll„ge de France (1977-1978), Seuil IMEC, 2002, p. 49.
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d’autre que le d€nuement de l’‡tre et ses tentatives contradictoires pour en faire part ou l’enrayer. • Mais quel est l’homme qui n’a pas la d€faillance du langage pour destin et le silence comme dernier visage? ‚13 Et, tandis que nous ‚crivons, le silence continue de s’‚crire, outrepassant les formes mena‹antes ou valoris‚es r‚pertori‚es jusqu’alors, par del† les soup‹ons qui ont pu, croyons-nous, en ‚dulcorer la force. Le silence ‚clate † nouveau sous la plume de Marc Cholodenko, ne laissant plus de place pour l’alternative. Ce n’est pas la parole ou le silence, mais le silence et le silence encore sur le vide de la page – au creux de la main qui trace ces lignes : ƒ Dans l’intervalle entre silence et silence rien ne passe s’il n’y a pas d’intervalle tout est imit‚ du cass‚ „.14 L’asynd…te et l’absence mˆme de virgules miment l’‚talement du silence dans le temps, dans l’espace. Et, plus loin, ces mots : il n’est pas d’intervalle laiss‚ au concert joyeux des mots se comblant et engouffrant mutuellement en l’interminable proc…s secret de leur admiration. Hors ce mouvement qui les traverse la main et la bouche n’ont pas de place. Il n’y a pas de r‚paration ou de rel…vement o• le mot se laisse ‚voquer dans sa fi…re ind‚pendance. Dans l’intervalle il n’y a pas d’intervalle que la perspective fixant des termes par fraction. Dans l’intervalle la main et la bouche s’affairent sans lieu hors place † fixer en perspective les termes relev‚s r‚par‚s d’un silence retir‚ dans son oubli.15
Le silence est d€sormais la chair des mots : il ne se contente plus des interstices, comme dans le roman du XIXe si„cle ou dans nombre de textes contemporains. Il est question d’ailleurs dans ce r€cit lumineux, • [des] fragments du silence ‚16 et non des fragments textuels – isol€s par des pauses, des silences que l’on croit brefs et soumis ˆ la parole. C’est lˆ, semble-t-il, l’un des termes possibles de ce trajet du silence. Ni €cart€, ni cultiv€, il redouble d€sormais tout texte – que le mot soit prononc€ ou tu. S’il y a essoufflement du silence, voire renoncement dans certains cas, comme nous avons pu le constater ˆ propos d’€crivains tels que Richard Millet, le silence n’a 13
P. Quignard, Le Nom sur le bout de la langue, P.O.L., 1993, p. 8. M. Cholodenko, Un r†ve ou un r†ve, P.O.L., 1999, p.17. 15 Ibidem. 16 Op. cit., pp. 16-17. 14
Conclusion
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pas pour autant disparu de la litt€rature. C’est cette forme exacerb€e du culte du silence, ˆ l’œuvre dans l’esth€tique minimaliste (chez Jean-Philippe Toussaint ou Christian Gailly – bien qu’il y ait chez ces romanciers aussi €volution et transformation du rapport ˆ l’€criture €conome d’elle-m‡me), qui tend ˆ dispara•tre et qui est ˆ tout le moins mise en cause. Dans Le Sentiment de la langue, Richard Millet op„re une distinction nette entre ces choix d’€criture : • Que le silence accompagne l’œuvre comme tentation, soit ; mais il ne saurait ‡tre la vraie fin de l’œuvre ; ni r‚v‚ler, sous le couvert d’un ressassement, fŽt-il ‚ternel, je ne sais quelle impuissance constitutive de l’‚crivain † dire le monde et † mettre en œuvre autre chose que la v‚rit‚ tragique de l’‚criture „.17 On pourrait dire, † propos du silence, si l’on ne s’en tient plus aux seuls r‚cits de R. Millet, reprenant la formule dont on a parfois us‚ pour les personnages de Duras ou de Beckett, il n’est pas mais il est l†. S’agit-il d’une troisi…me forme de silence ? Le silence se laisse-t-il appr‚hender selon des taxinomies codifi‚es ? Nous avons constat‚ son ‚mergence ainsi que les diff‚rences de traitement de cette donn‚e ‚vanescente mais incontestablement pr‚sente dans l’‚criture narrative et po‚tique. Il appert aujourd’hui que, lorsque l’on aurait pu croire le silence ‚teint, oubli‚, il resurgit, l‚g…rement autre, dans ce rˆve du rˆve. Il revient, vivace si l’on ose dire au moment o• les mots ont l’audace d’affirmer leur pouvoir, ce ƒ pouvoir absolu du mot „ qui passe par ƒ l’oubli de tout pouvoir pr‚c‚dent „.18 Sans doute convient-il en effet pour qu’advienne l’€criture romanesque du silence de raviver, paradoxalement, le mot dans tout son €clat. Ou, comme le dit encore Marc Cholodenko, retrouver • le mot du mot demeur€ oubli€ dans le r‡ve une fois le r‡veur €veill€ dans le r‡ve ‚.19 N’est-ce pas l’asc…se du silence qui permet ce cheminement? Peut-ˆtre faut-il esp‚rer alors, afin d’assurer la long‚vit‚ du r‚cit romanesque, que demeure – † l’instar de ce qui se passait dans 17
Richard Millet, Le Sentiment de la langue, op. cit., p. 258. Op. cit., p. 23. 19 Op. cit., p. 28. 18
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l’Empire romain pour faire observer le silence dans les lieux de culte – un • silenciaire ‚ ?
Bibliographie Principales œuvres litt€raires de r€f€rence Honor€ de Balzac, La Com€die humaine, Edition Castex, Biblioth„que de la Pl€iade, Gallimard, tomes I-XII, 1976-1980. Œuvres diverses, Edition Castex, Biblioth„que de la Pl€iade, Gallimard, tomes I et II, 1996. Stendhal, Romans et nouvelles, Edition Martineau, Biblioth„que de la Pl€iade, Gallimard, tomes I et II, 1948-1952. Louis Aragon, Œuvres romanesques complƒtes, Edition Daniel Bougnoux, Biblioth„que de la Pl€iade, Gallimard, 1997 Albert Camus, La Chute, Folio, Gallimard, 1956 Louis-Ren€ des For‡ts, Le Bavard, L’Imaginaire, Gallimard, 1947 La Chambre des enfants, L’Imaginaire, Gallimard, 1960 Voies et d€tours de la fiction, Fata Morgana, 1985 Le Malheur du Lido, Fata Morgana, 1987 Po…mes de Samuel Wood, Fata Morgana, 1988 Face • l’imm‚morable, Fata Morgana, 1993 Ostinato, Mercure de France, 1997 Pas • pas jusqu’au dernier, Mercure de France, 2000 Marguerite Duras Un barrage contre le Pacifique, Gallimard, 1950 Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952 Des journ€es enti…res dans les arbres, Le Boa, Madame Dodin, Les Chantiers, Gallimard, 1954
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Silences du roman
Le Square, Gallimard, 1955 Moderato Cantabile, Minuit, 1958 Hiroshima mon amour, Gallimard, 1960 L’Apr…s-midi de Monsieur Andesmas, Gallimard, 1962 Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1964 Le Vice-Consul, Gallimard, 1965 L’Amante anglaise, Gallimard, 1967 D€truire, dit-elle, Minuit, 1969 L’Amour, Gallimard, 1971 India Song, film, Gallimard, 1973 Nathalie Granger, La Femme du Gange, films, Gallimard, 1973 Les Parleuses, entretiens avec Xavi„re Gauthier, Minuit, 1974 Son nom de Venise dans Calcutta d€sert, film, Beno•t-Jacob, 1976 Les Lieux de Marguerite Duras, en collaboration avec Michelle Porte, Minuit, 1977 Le Navire Night, C€sar€e, Les Mains n€gatives, Aur€lia Steiner, Aur€lia Steiner, Aur€lia Steiner, films, Mercure de France, 1979 Savannah Bay, th€Œtre, Minuit, 1982-1983 L’Amant, Minuit, 1984 La Douleur, P.O.L., 1985 Emily L., Minuit, 1987 Ecrire, Gallimard, 1993 C’est tout, P.O.L., 1995 Pascal Quignard Carus, Gallimard, 1979 Petits Trait€s, tomes I ˆ III, Clivages, 1984 Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Gallimard, 1984 Le Vœu de silence, Fata Morgana, 1985 Une g‹ne technique • l’‚gard des fragments, Fata Morgana, 1986 Le Salon de Wurtemberg, Gallimard, 1986 La Le‡on de musique, Hachette, 1987 Les Escaliers de Chambord, Gallimard, 1989 Albucius, P.O.L., 1990
Bibliographie
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Petites Trait€s, tomes I ˆ VIII, Galerie Maeght, 1990 Tous les matins du monde, Gallimard, 1991 Le Nom sur le bout de la langue, P.O.L., 1993 Le Sexe et l’effroi, Gallimard, 1994 Rh€torique sp€culative, Calmann-L€vy, 1995 La Haine de la musique, Calmann-L€vy, 1996 Vie secr…te, Gallimard, 1998. Les Ombres errantes ; Sur le jadis ; AbŒmes, Grasset, 2002 Charles Juliet L’Œil se scrute, Fata Morgana, 1976 Ce pays du silence, P.O.L., 1992 Lambeaux, P.O.L., 1995 A voix basse, P.O.L., 1996 Entretiens : Mes Chemins, Arl€a, 1995 Trouver la source, Paroles d’Aube, 1995 Echanges, Paroles d’Aube, 1997 Richard Millet L’Ang‚lus, P.O.L., 1988 La Chambre d’ivoire, P.O.L., 1989 L’Ecrivain Sirieix, P.O.L., 1992 (r€€d. Folio de ces trois r€cits) Le Sentiment de la langue I, II, III, Champ Vallon, 1993 Cœur blanc, P.O.L., 1994 La Gloire des Pythre, P.O.L., 1995 (r€€d. Folio) L’Amour des trois sœurs Piale, P.O.L., 1997 (r€€d. Folio) Le Cavalier siomois, €d. Fran‰ois Janaud, 1999 Lauve le pur, P.O.L., 2000 (r€€d. Folio) La Voix d’alto, Gallimard, 2002 Ma vie parmi les ombres, Gallimard, 2003 Christian Oster Volley-Ball, Minuit, 1989 L’Aventure, Minuit, 1993 Le Pont d’Arcueil, Minuit, 1994 Paul au t€l€phone, Minuit, 1996
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Silences du roman
Le Pique-Nique, Minuit, 1997 Loin d’Odile, Minuit, 1998 Mon grand appartement, Minuit, 1999 Une femme de m€nage, Minuit, 2001 Dans le train, Minuit, 2002 Les Rendez-vous, Minuit, 2003.
Ouvrages critiques sur la question du silence Roland Barthes, Le Degr‚ z‚ro de l’‚criture, Seuil, 1953 Maurice Blanchot, L’Amiti‚, Gallimard, 1971 L’ƒcriture du d‚sastre, Gallimard, 1980 Marc Comina, Louis-Ren€ des For†ts. L’impossible silence, Champ Vallon, 1998 Dinouart (abb€) L’Art de se taire, Editions J€r‹me Millon, 1987 Philippe Dufour, Flaubert ou la prose du silence, Nathan, 1997 Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972 Yves Elissalde, Du silence. L’homme et ses Universitaires de Bordeaux, 1997 G€rard Genette, Figures ISeuil, 1966
prosopop‚es,
Presses
Bibliographie
Murielle Gagnebin, L’Irrepr‚sentable ou les silences de l’œuvre, P.U.F., 1984 Vladimir Jank€l€vitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, 1983 David Le Breton, Du silence, M€taili€, 1997 Jean-Fran‰ois Louette, Silences de Sartre, Presses Universitaires du Mirail, 1995 Jean-Pierre Martin, La Bande Sonore, Corti, 1988 Jacqueline Michel, Une mise en r€cit du silence, Corti, 1986 Pascal Quignard, Le Vœu de silence, Fata Morgana, 1985 Dominique Rabat€, Vers une litt‚rature de l’‚puisement, Corti, 1991 Louis-Ren€ des For†ts La voix et le volume, Corti, 1991 Jacques Ranci„re, La Parole muette, Hachette, 1998 Jean-Paul Sartre, Situations I, Gallimard, 1947 Fran‰oise Susini-Anastopoulos, L’ƒcriture fragmentaire, P.U.F., 1997 Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence, Corti, 1985.
319
320
Silences du roman
Dominique Viart, L’Injonction silencieuse, direction, La Table Ronde, 1995 Ecritures contemporaines 1 - m€moires du r€cit, direction de la collection et de l’ouvrage, Minard, 1998 Ecritures contemporaines 2 - €tats du roman contemporain, co-direction, Minard, 1999.
Bibliographie
321
Articles • Richard Millet ‚, L’Œil-de-bœuf, n•11, novembre 1996 • Charles Juliet ‚, L’Œil-de-bœuf, n•13, novembre 1997 • Maurice Blanchot ‚, L’Œil-de-bœuf, n•14/15, mai 1998 Aline Mura, B€atrix ou la logique des contraires, Champion, Romantisme et Modernit€s, 1997 • Aux fronti„res du dicible ‚, in La Tentation de l’impossible, Sedes, 1998 • L’amenuisement de la parole dans les r€cits de Pascal Quignard ‚, in Le Romanesque d’une fin de si…cle • l’autre, €t. R€unies par A. Ablamowicz, Katowice, 1998. • L’€criture du silence dans La Pluie d’‚t‚ de Marguerite Duras ‚, in Pour un humanisme romanesque, Sedes, 1999 • L’€criture balzacienne du silence ‚, Eid•lon, ƒ ‘Balzacien’ : style des imaginaires, €t. R€unies par Eric Bordas, PUB, 1999 • Le silence de l’€crivain. Richard Millet ‚, Roman 20/50, 2001. • Nouveau discours du silence ‚, in Limites du langage : indicible ou silence (co-direction de l’ouvrage), L’Harmattan, 2002
Ouvrages critiques g€n€raux Claude Abastado, Mythes et rituels de l’‚criture, Complexe, Bruxelles, 1979. Mikha•l Bakhtine, Probl…mes de la po€tique de Dostoievski, Seuil, 1970 Esth€tique de la cr€ation verbale, Gallimard, 1979 Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982
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Silences du roman
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Gallimard, 1941 Faux pas, Gallimard, 1943 La Part du feu, Gallimard, 1949 L’Espace litt‚raire, Gallimard, 1955 Le Dernier homme, Gallimard, 1957 L’Entretien infini, Gallimard, 1969 Le Pas au-delˆ, Gallimard, 1973 La Communaut€ inavouable, Minuit, 1983 Apr…s-coup pr€c€d€ par Le Ressassement €ternel, Minuit, 1983 Bruno Blanckeman, Les R€cits ind€cidables, Presses du Septentrion, 2000 Les Fictions singuli…res - €tude sur le roman fran‡ais contemporain, Pr€texte, 2002 Pierre Bourdieu, Les R…gles de l’art Gen…se et structure du champ litt‚raire, Seuil, 1992 Michel Butor, R€pertoire I, II, III, IV, V, Minuit, 1960, 1964, 1968, 1974, 1982 Michel Charles, Rh€torique de la lecture, Seuil, 1977 B€atrice Didier, Le Journal intime, P.U.F., 1976 Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Points-Seuil, 1965 Lector in fabula, Grasset, 1985
Bibliographie
323
G€rard Genette, Figures II, Seuil, 1969 Figures III, Seuil, 1972 Introduction • l’architexte, Seuil, 1979 Palimpsestes, Seuil, 1982 Nouveau discours du r€cit, Seuil, 1983 Seuils, Seuil, 1987 L’Œuvre de l’art Immanence et transcendance, Seuil, 1994 La Relation esth€tique, Seuil, 1997 Figures IV, Seuil, 1999 M€talepse, Seuil, 2004 Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, P.U.F., 1992 La Lecture, Hachette sup€rieur, 1992 Dominique Maingueneau, Gen…ses du discours, Mardaga, Bruxelles, 1984 Le Contexte de l’œuvre litt‚raire, Dunod, 1993 Les Termes-cl€s de l’analyse du discours, Seuil Memo, 1996 Jean-Michel Maulpoix, La Voix d’Orph‚e, Corti, 1989 La Po‚sie comme l’amour, Mercure de France, 1998 Pierre Michon, Rimbaud le fils, Verdier, 1992 Trois auteurs, Verdier, 1997 Max Milner, Freud et l’interpr‚tation de la litt‚rature, Sedes, 1980 ; r€€dit€ en 1997 Henri Mitterand, L’Illusion r‚aliste De Balzac • Aragon, P.U.F., 1994
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Silences du roman
Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, 1986 Lire le temps, Minuit, 1989 La Litt€rature et la mort, P.U.F., 1995 Jean-Pierre Richard, Po€sie et profondeur, Seuil, 1955 Microlectures, Seuil, 1979 L’ƒtat des choses, Gallimard, 1990 Terrains de lecture, Gallimard, 1996 Jean Rousset, Le Lecteur intime, Corti Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre litt‚raire ?, Seuil, 1989.
Table des mati„res Introduction :
5
Chapitre I : La lecture et le silence
23
Le lecteur, ƒ cet €ternel aphasique „ Un mod…le possible de lecture Autres figures de lecteurs impliqu€s Qu’en est-il du mod…le balzacien pour le lecteur d’aujourd’hui ?
23 28 45
Chapitre II : Le roman d’un po„te – l’essai dans la fiction
55
Personnages et situations po€tiques Le statut po‚tique de l’œuvre romanesque L’essai dans le roman Jouer avec les silences et les dysfonctionnements La crise du genre romanesque Que reste-t-il du genre romanesque aujourd’hui ?
57 59 61 63 64 72
Chapitre III : L’effacement du je et le retour du sujet
77
Le brouillage des instances narratives Un je €vanescent Les multiples visages du je Changement de registre discursif Le retour du sujet
77 80 83 88 90
48
326
Silences du roman
Chapitre IV : L’€criture du fragment et du silence Le fragment rapport€ Le fragment r€p€t€ Le silence €cout€ Le fragment po€tique
93 95 98 100 103
Chapitre V : 107 L’€criture du silence et la surabondance des discours Les silences des portraits Les silences des dialogues Les silences dans les changements de points de vue Les silences th€matiques : la mort, le sexe et la folie
107 112 115 118
Chapitre VI : L’€criture du silence et le culte du vide
133
Le silence comme force de renouvellement de la parole L’art de dire sans dire Le silence et le cri, le silence €crit Le discours du silence La rh€torique du silence Les sens du silence ?
135 137 138 141 144 150
Chapitre VII : Le silence : un espace romanesque
153
Limites et d‚finition de l’espace romanesque L’espace et le silence Un silence et un espace €loquents Le lieu-palimpseste L’espace r‚solument symbolique L’espace secret et incertain
153 155 159 164 166 167
Table des mati…res
327
Chapitre VIII : Le dynamisme du silence
175
Le silence et la musique Le romanesque et la pens€e ƒ Le silence entre les voix „
175 178 183
Chapitre IX : Vers un nouveau discours du silence ?
201
Peut-on apprivoiser le silence ? Le ƒ vrai silence „ Au-delˆ du silence :un nouveau discours du silence ?
201 203 208
Chapitre X : L’essoufflement du silence
223
Le refus du silence : un jeu avec le silence Et si le silence n’avait plus rien • dire ?
223 234
Chapitre XI : Les derniers mots du silence
251
Quand le silence parle encore Une pens‚e autre de l’autre
251 255
Chapitre XII : Balzac ou • l’impens€ ‚ du roman contemporain
271
Balzac r€€crit Balzac revisit€, repens€ Balzac, ƒ l’impens€ „ du roman contemporain Aller ƒ au fond des langues „ Fin de la mise au silence de Balzac
273 276 280 285 286
Conclusion
305
Bibliographie
315
Table des mati„res
325