La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
FAUX TITRE 266
Etudes de langue et littérature franç...
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
FAUX TITRE 266
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett Diane Lüscher-Morata
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005
Crédits pour les peintures Bosch : London National Gallery ; Caravaggio : Archivio Fotografico Soprintendenza Speciale per il Polo Mussale Romano ; Carpaccio, Rembrandt, Geertgen tot Sint Jans : Staatliche Museen zu Berlin, Ge-mäldegalerie. Photo Jörg Peter Anders ; Messina, ‘Saint Sébastien’, Mantegna : Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde ; Bouts, Botticelli, Messina, ‘La Vierge de l’Annonciation’ : Alte Pinakothek, Munich
Cover design: Pier Post Cover illustration: Diane Lüscher-Morata The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 90-420-1647-7 Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2005 Printed in The Netherlands
Délirant, cherchant on ne sait quoi, en guenilles, noirs de crasse, couronnés d’énormes tignasses de cheveux emmêlés, mutiques, injuriant les passants ou tendant la main, ils marchaient dans les villes comme s’ils étaient sortis des origines du temps pour rappeler à l’humanité quelque chose, mais quoi ? La mort était continuellement au travail en ce monde, et c’était ce qu’ils donnaient à voir. Cees Nooteboom
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Remerciements
Je veux dire ici la gratitude immense que je dois au Professeur Mary Bryden, qui a dirigé cette recherche, pour son soutien précieux et pour les conseils inestimables qu’elle n’a cessé de me prodiguer. Par sa présence et son amitié, Mary a insufflé un élan particulier à ce travail. Je tiens à exprimer aussi ma reconnaissance envers le département de français de l’Université de Reading et l’Université de Reading ellemême qui m’ont permis de commencer et de mener à terme cette étude en m’offrant deux bourses de recherche. J’aimerais dire tout le plaisir que j’ai eu à travailler aux Archives de la Beckett International Foundation, qu’abrite la bibliothèque de l’Université de Reading. Je remercie vivement Verity Andrews, Michael Bott, Julian Garforth et Brian Ryder, non seulement pour l’aide qu’ils m’ont dispensée si gentiment mais aussi pour tous ces échanges qui ont transmué les séances parfois ardues de déchiffrage de manuscrits de Beckett en moments privilégiés. Je remercie aussi les nombreuses personnes qui ont facilité mon travail au Harry Ransom Humanities Research Center, Linda Ashton et Pat Fox en particulier. Je souhaite exprimer ici toute ma gratitude envers Monsieur Edward Beckett et ‘The Estate of Samuel Beckett’, envers Monsieur Claude Duthuit de la ‘Fondation des Héritiers Matisse’, de même qu’envers ‘The Board of Trinity College Dublin’, ainsi que le ‘Harry Ransom Humanities Research Center, the University of Texas at Austin’ pour les permissions qui m’ont été si généreusement accordées de citer divers manuscrits et textes inédits de Samuel Beckett. Je remercie encore toute ma famille, mes parents en particulier, ainsi que mes amis. Ma dernière pensée, qui ne saurait être la moindre, va à Roland, qui m’a accompagnée tout le long de mes recherches puis de la préparation du manuscrit de ce livre, et que je remercie infiniment.
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Table des matières
Remerciements Abréviations
7 11
Introduction
15
Chapitre 1 : De Dream of Fair to Middling Women à Murphy : La souffrance dans l’œuvre ou l’œuvre comme souffrance 1. La souffrance 2. La mort
29 34 76
Chapitre 2 : Watt : Traversée silencieuse de la parole 1. Watt : Emergence – résurgence 2. Difficultés 3. Temps et récit
89 94 101 122
Chapitre 3 : Beckett et la peinture : L’art comme vision 1. Vers la vision 2. Face à la vision 3. Ecriture de la différence - écriture de l’indifférence ?
141 147 157 187
Chapitre 4 : La mémoire dans la prose de Samuel Beckett 1. La mémoire racontée : Watt à Malone meurt 2. Versions d’une expulsion hors du passé : ‘comment c’est ma vie des bribes’ 3. ‘Si cette notion est maintenue’ : mémoire de l’oubli mémoire de l’absent
205 210 231
Conclusion
265
Bibliographie Index
269 305
249
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Abréviations
Ouvrages de Samuel Beckett
ASA
All Strange Away (London: Calder, 1999)
CC
Comment c’est (Paris : Editions de Minuit, 1999)
CDW
Samuel Beckett: The Complete Dramatic Works (London: Faber and Faber, 1990)
Co
Company (London: Calder, 1996)
D
Dream of Fair to Middling Women (London: Calder, 1993)
Dis
Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, ed. R. Cohn (London: Calder, 1983)
DP
Le Dépeupleur (Paris : Editions de Minuit, 1998)
EAG
En attendant Godot (Paris : Editions de Minuit, 1993)
FAW
From an Abandoned Work (London: Calder, 1999)
FP
Fin de partie (Paris : Editions de Minuit, 1993)
I
L’Innommable (Paris : Editions de Minuit, 1992)
12
La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
MC
Mercier et Camier (Paris : Editions de Minuit, 1995)
ML
Molloy (Paris : Editions de Minuit / Coll. ‘double’, 1994)
MM
Malone meurt (Paris : Editions de Minuit, 1990)
MP
Murphy (London: Calder & Boyars, 1969)
MPTK
More Pricks than Kicks (London: Calder, 1993)
MVMD
Mal vu mal dit (Paris : Editions de Minuit, 1993)
NTPR
Nouvelles et textes pour rien (Paris : Editions de Minuit, 1991)
P
Proust (New York: Grove Press, 1970)
PE
‘Peintres de l’empêchement’, in Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, ed. R. Cohn (London: Calder, 1983)
PFE
‘Pour finir encore’, in Pour finir encore et autres foirades (Paris : Editions de Minuit, 1991)
PVV
‘La peinture des van Velde ou le Monde et le Pantalon’, in Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, ed. R. Cohn (London: Calder, 1983)
SS
Stirrings Still (London: Calder, 1999)
TD
‘Three Dialogues’, in Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, ed. R. Cohn (London: Calder, 1983)
W
Watt (London: Calder, 1998)
Abréviations
13
Ouvrages de Paul Ricœur MHO
La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Paris : Seuil / Coll. ‘L’ordre philosophique’, 2000)
SA
Soi-même comme un autre (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essai’, 1996)
TR, I
Temps et récit I : L’intrigue et le récit historique (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essai’, 1991)
TR, III
Temps et récit III : Le temps raconté (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essai’, 1991)
Autres abréviations Nbk
Notebook
O.C.
Œuvres complètes
RVV
Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde (Paris : P.O.L., 1998)
RUL
Reading University Library
TCD
Trinity College Dublin
HCHRC
Harry Ransom Humanities Research Center, University of Texas at Austin
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Introduction
Emil Cioran note à propos de Samuel Beckett : ‘Il ne vit pas dans le temps mais parallèlement au temps. […] Il est un de ces êtres qui font concevoir que l’histoire est une dimension dont l’homme aurait pu se passer’.1 Cette déclaration tend à se constituer en pôle opposé aux prémisses de notre réflexion, qui s’interroge sur l’influence de la Seconde Guerre Mondiale sur la prose de Samuel Beckett. Notre titre suggère qu’il y a, dans l’œuvre de Beckett, un avant et un après la guerre. Notre lecture de l’œuvre s’oriente selon deux moments qui s’ordonnent l’un et l’autre autour d’une période charnière : 19391945. La notion d’histoire cependant, tout lecteur de l’œuvre de Beckett en aura l’intuition, est mal choisie pour aborder les multiples facettes du texte beckettien. Parler de l’œuvre de Samuel Beckett dans l’histoire, ou de l’histoire dans l’œuvre, c’est toujours ‘mal dire’. On a toujours d’un côté l’histoire, de l’autre l’œuvre.2 Le double contexte 1
Emil Cioran, ‘Quelques rencontres’, in Samuel Beckett : Cahier de l’Herne, eds. Tom Bishop et Raymond Federman (Paris : Le livre de poche / Coll. ‘Biblio essais’, 1990), pp.45-52 [p.46]. 2 Sur Beckett et l’histoire ou la politique : cf. Henri Sussman and Christopher Devenney (eds), Engagement and Indifference: Beckett and the Political (New York: State University of New York Press, 2001) ; cf. en particulier l’introduction et l’essai de Carla Locatelli, ‘Unwording beyond Negation, Erasures, and Reticentia: Beckett’s Committed Silence’ (pp.19-41). David Weisberg, Chronicles of Disorder: Samuel Beckett and the Cultural Politics of the Modern Novel (New York: State University of New York Press, 2000). Anthony Uhlmann, dans Beckett and Poststructuralism ([Cambridge: Cambridge University Press, 1999]), développe l’idée selon laquelle l’art préserve ‘not the historical moment, but a block of sensations’ (reprenant les notions développées par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?) ; ‘the reality of art exists in possible worlds which are already free of the actual (and the causal chain of history)’ (p.27). Tyrus Miller, Late Modernism: Politics, Fiction, and the Arts Between the World Wars (Berkeley: University of California Press, 1999) ; Tyrus Miller, ‘Dismantling Authenticity: Beckett, Adorno, and the “Post-War”’, Textual Practice, Vol. 8, No. 1 (1994), pp.43-57. Cf. l’excellent article de Leslie Hill, ‘“Up the Republic!”: Beckett, Writing, Politics’, Modern Language Notes, Vol. 112, No. 5 (1997), pp.909-28. H. Porter Abbott, ‘Political Beckett’, in Beckett Writing
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
qu’évoque notre titre est donc plutôt celui d’une coexistence ou d’une simultanéité, d’un voisinage sans dialogue apparent, sans chemin de traverse, où histoire et œuvre occupent des positions ‘parallèles’, pour reprendre l’idée de Cioran. La guerre cependant, comme le montre notre étude, occupe une place fondamentale dans la mesure où elle contribue à une réorientation particulière de l’écriture de Samuel Beckett ; cette nouvelle orientation a trait avant tout au statut de la souffrance et aux expériences qui s’y rattachent. Beckett s’élève contre le déferlement, après 1945, de discours humanitaires qui, visant l’art, cherchent à lui faire servir une cause : ‘l’humain’. ‘C’est là un vocable, et sans doute un concept aussi, que l’on réserve pour les temps de grands massacres’, ‘cela pleut sur les milieux artistiques avec une abondance particulière. C’est dommage, car l’art ne semble pas avoir besoin de cataclysme pour s’exercer’.3 Si la guerre fonctionne comme le révélateur d’une souffrance qui devient, dans toute l’ampleur et l’horreur que l’on sait, plus visible que jamais, elle ne constitue en aucun cas la condition d’une conscience soudaine, nouvelle, de cette souffrance de la part de Beckett. La guerre exerce une influence directe sur son écriture, comme le montre notre étude, mais elle ne constitue pas la seule condition du changement qui intervient dans l’écriture de Samuel Beckett. D’autres expériences, dont certaines, nous le verrons, précèdent la guerre, exercent une influence également sensible. ‘Tout compris toujours sauf par exemple l’histoire’, dit le narrateur de Comment c’est.4 Les textes de Beckett frappent par leur caractère atemporel et anhistorique. Son œuvre créatrice n’encourage pas le ‘repérage’ ; elle élimine, au contraire, toute allusion trop transparente à des faits historiques. Il n’y a pas de travail de cryptage Beckett: The Author in the Autograph (Ithaca, NY: Cornell University Press, 1996), pp.127-148. Theodor Adorno, ‘Towards an Understanding of Endgame’, in Twentieth Century Interpretations of Endgame, ed. B.G. Chevigny (Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall, 1969), pp.82-114. 3 ‘La peinture des van Velde ou le Monde et le Pantalon’, in Disjecta: Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, ed. Ruby Cohn (London: Calder, 1983), pp.11832 [p.131]. (Première publication dans Cahiers d’art, No. 20-21 [1945-6]). Nous utiliserons l’abréviation Dis pour toutes les références ultérieures à ce recueil, et l’abréviation PVV pour toutes les références suivantes à l’essai cité ci-dessus. 4 Comment c’est (Paris : Editions de Minuit, 1999), p.64. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1961]). Nous utiliserons l’abréviation CC pour toutes les références subséquentes à ce livre.
Introduction
17
dans l’œuvre, de présence voilée ou en creux d’une situation ou de circonstances historiques particulières. Ce que l’œuvre montre, au contraire, ce sont les traces seules d’une énigme fondamentale et à jamais insoluble : celle de la souffrance immémoriale de l’homme. Ce que le personnage de Comment c’est dit ne pas comprendre, c’est l’histoire en tant que discours institutionnalisé, qui se constitue en savoir voué à organiser un divers d’événements en continuité de causes et d’effets, ce savoir étant couronné par sa phase ultime, celle de la connaissance articulée : sa mise en forme littéraire ou scripturaire. Dans des notes inédites datant d’un voyage à travers l’Allemagne avant la guerre, Beckett déclare : ‘Can’t read history like a novel’. ‘The background and the causes are an inhuman and incomprehensible machinery’, ajoute-t-il, et se demande ‘what kind of appetite it is that can be appeased by the modern animism that consists in rationalizing them’.5 L’œuvre consomme ce ‘divorce between cause and effect’.6 La souffrance, comme celle d’Estragon, qui souffre de s’être fait battre ‘là-bas’, au-dehors, dans un hors-scène, est visible et permanente sur la scène. Les agents à l’origine de sa misère sont absents, inconnaissables ou inexistants, car la souffrance n’est pas seulement l’effet d’une cause invisible et extérieure. Elle n’est pas présentée comme un effet, mais comme ce qui est. La souffrance est rencontrée comme ‘une donnée inexplicable, comme un fait brut’, comme l’écrit Paul Ricœur à propos du mal.7 Dès le moment où l’on renonce, à propos de la question du mal et de la souffrance, à la question ‘pourquoi’, c’est ‘l’exister sans existant, si on appelle existant cet être qui surgit et transforme le pur fait d’exister en acte libre et volontaire ; l’exister sans l’existant, c’est le “il y a” brut’ (Ricœur, p.60) de cette souffrance qui apparaît dans sa nudité. Notre étude ne se penche pas sur des détails biographiques qui, ayant fait l’objet de diverses études, sont bien connus aujourd’hui. Ces études ont révélé déjà un visage de Beckett jusqu’alors inconnu – décrivant son engagement dans un réseau de résistance durant la Seconde Guerre Mondiale et son exil forcé à Roussillon.8 Pourtant, 5
‘German Diaries’, Nbk 4, 15 janvier 1937 (Reading University Library). Mary Bryden, Beckett and the Idea of God (London: Macmillan, 1998), p.139. 7 ‘Le scandale du mal’, Esprit, No. 140-141 (juin-juillet 1998), pp.57-63 [p.60]. 8 Cf. en particulier la biographie rédigée par James Knowlson, Damned to Fame: The Life of Samuel Beckett (London: Bloomsbury, 1996). 6
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
au-delà des faits, peu de choses sont sues quant aux émotions et aux réactions de Samuel Beckett face à la guerre – durant ou après celle-ci. Dans tous les cas, de tels témoignages ne constitueraient pas notre objet, puisque nous avons choisi, au contraire, de négliger cet angle d’approche par trop restreint et de porter notre regard ailleurs, en nous intéressant à l’œuvre elle-même. Notre étude cherche avant tout à entendre dans cette œuvre l’écho premier et essentiel d’une situation de l’homme face à la souffrance. L’hypothèse qui oriente notre lecture en maintenant les deux moments de l’œuvre – cet avant et cet après – sur un même axe de réflexion s’articule autour de la souffrance ; celle-ci est l’angle au travers duquel nous avons choisi d’aborder toute l’œuvre en prose de Samuel Beckett. Notre hypothèse est la suivante : il y a dans l’œuvre, avant la guerre, une souffrance plus individuelle, singulière ou intrapersonnelle ; après la guerre, la souffrance apparaît comme étant plus collective et fondamentalement extra-personnelle. Notre hypothèse place en situation d’interlocution la souffrance de l’homme à travers tous les temps de l’histoire humaine et la misère que l’écriture beckettienne donne à voir, en une image de plus en plus immédiate et nue. L’étude qui s’ouvre ici comporte quatre chapitres et s’organise de manière à la fois chronologique et thématique. Le cadre de cette réflexion est constitué des chapitres un et quatre. Le premier s’intéresse à l’œuvre précédant la guerre et le dernier à l’œuvre depuis la guerre. Ces deux chapitres qui, ensemble, examinent l’écriture créatrice de Beckett de manière ininterrompue, encadrent en quelque sorte deux autres études (les chapitres deux et trois) qui se penchent plus particulièrement sur la période charnière de l’œuvre. Le second chapitre est consacré uniquement à Watt,9 le roman que Beckett écrit durant la guerre. Le chapitre trois s’intéresse aux réflexions de Beckett sur la peinture et aux textes qu’il compose sur l’art durant une période qui s’étend de la fin des années trente aux années cinquante. Le premier chapitre porte sur l’ensemble de l’œuvre avant la guerre jusqu’à Murphy. Il examine les romans, nouvelles et textes critiques de Beckett et s’interroge sur la manière dont la souffrance 9
Notre lecture de Watt s’est enrichie de l’étude des manuscrits du roman. Ces six ‘notebooks’ ont été consultés au Harry Ransom Humanities Research Center, University of Texas at Austin, en avril 2002.
Introduction
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apparaît dans ces premières œuvres. La souffrance semble encore davantage correspondre à ce qui se passe ou à ce qui arrive au protagoniste qu’à ce qui est. La douleur du personnage est physique et psychique. La douleur physique, si aiguë dans les premières œuvres, devient plus sourde, chronique, impossible à localiser dans l’œuvre qui suit la guerre. Notre réflexion est tournée, dès ce premier chapitre, vers un devenir de l’œuvre. Il semble, dès ces premiers textes, que ‘l’expression s’ébauche à partir d’une plénitude malade’, comme l’a dit Cioran.10 Certaines paroles de Beckett font écho à cette déclaration ; à Juliet il avoue : ‘J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être assassiné’.11 Ce chapitre développe l’idée selon laquelle ‘la pensée naît d’une persistance d’une insuffisance’ (Cioran, p.105). Notre lecture de ces premières œuvres, dont la visée reste encore largement individualisante (celle-ci correspond, comme le dit Paul Ricœur, au fait ‘de désigner un individu et un seul’),12 prend la mesure d’une vision de la souffrance qui déborde déjà parfois l’être singulier, s’étendant à l’ensemble de l’espèce humaine et animale. Le second chapitre est consacré à une œuvre unique : Watt. Beckett commence ce roman à Paris mais il en compose la plus grande partie au cours de son exil à Roussillon (1942-45). Watt occupe une place centrale dans l’œuvre de Samuel Beckett, marquant à la fois la fin d’un premier moment de l’œuvre et l’émergence d’une écriture de la souffrance – qui n’est plus une écriture sur la souffrance. Cette œuvre pointe vers le futur et entretient des affinités particulières avec des œuvres plus tardives. Watt est le premier personnage beckettien à se rendre compte que sa souffrance ne pourra pas être palliée. Il est le premier à articuler, sous la forme d’un discours oral, une lamentation : celle de l’être écrasé par une souffrance intolérable et injuste. Cette plainte entre en résonance avec une misère plus collective et va à la rencontre d’une souffrance qui ne se décline plus selon une échelle individuelle ou une constellation de singularités. Lors d’un voyage fait en Allemagne à la fin des années trente (1936-1937), Beckett parcourt les musées et contemple des centaines 10 Emil Cioran, Bréviaire des vaincus, trad. Alain Paruit (Paris : Gallimard / Coll. ‘Arcades’, 1993), p.105. Cioran ne parle pas de Beckett ici. 11 Charles Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett (Paris : Fata Morgana, 1986), p.14. 12 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essai’, 1996), p.40. Nous utiliserons l’abréviation SA pour toutes les références suivantes à cet ouvrage.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
de tableaux. Il prend des notes et s’interroge sur la démarche des artistes contemporains et plus particulièrement sur les œuvres des maîtres anciens. L’art pictural de la Renaissance semble offrir à Beckett une vision inoubliable de la souffrance. Sa réflexion sur l’art pictural et sur l’image nourrit aussi sa démarche artistique, à un moment où, pour lui, l’écriture semble correspondre à un moyen malheureux, portant la charge d’un héritage paralysant, et vouée à investir un terrain déjà sédimenté. L’écriture paraît condamnée à communiquer toujours au lieu de montrer, de donner à voir ce qui est. Dans les peintures qu’il admire, Beckett semble fasciné par la douleur physique et psychique de grandes figures religieuses et surtout du Christ, qui devient pour lui la figure paradigmatique de l’homme souffrant, la victime par excellence, dont les terribles souffrances, loin d’être couronnées ou rachetées par une rédemption à venir, semblent gratuites et vaines. En Allemagne, il prend, comme jamais auparavant, la mesure d’une situation de l’homme dans le monde. La guerre, dans sa démence gratuite et sa violence paroxystique, prolonge et renforce cette conscience – plus qu’elle ne la fait naître en lui – d’une misère absolue et immémoriale de l’homme. L’écriture beckettienne devient une écriture de la mémoire, tournée vers un passé qui ne passe pas. Cet aspect constitue l’objet de notre dernier chapitre. Les personnages des romans écrits après la guerre vieillissent, souffrent et se souviennent ; leurs souvenirs sont ceux de survivants – l’œuvre de Samuel Beckett depuis Watt est aussi celle d’un survivant. Cette réflexion s’organise autour d’un champ notionnel triadique : la mémoire, l’identité et le temps. La mémoire, qui est la présence d’une chose absente, touche au récit – comment raconter ce qui n’est plus – et à la mort – comment dire l’absence et le manque. Notre étude montre que le projet d’une écriture de la mémoire apparaît dès Watt. Le chemin parcouru entre ce roman et les derniers textes en prose, comme Mal vu mal dit, manifeste un effacement progressif, dans l’œuvre, des traits singularisants. Cette sente traverse la crise d’identité de L’Innommable, ‘la totale disparition du sujet’ (Juliet, p.9),13 une crise qui marque un jalon au cours d’un changement ininterrompu, d’un passage d’un individu unique (Belacqua, Murphy, Watt, Mercier, Camier, Molloy, Moran) à
13
Ce sont les mots de Beckett lui-même.
Introduction
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un individu quelconque : X.14 Dans un stade plus tardif de l’œuvre, cette situation semble dépasser cette crise – sans toutefois, bien sûr, la résoudre – et le cadre dans lequel le soi et l’autre, cette altérité irréductible qui envahit et paralyse l’être du dedans, s’affrontent et s’annulent : ‘From impenetrable self to impenetrable unself by way of neither’.15 On passe d’une voix scindée à une voix qui, au-delà de cette altérité, devient plurielle. Ainsi, la souffrance devient, à chaque instant, celle du personnage et celle de tous ; elle n’est plus attribuée. Ce ‘suspens de l’attribution’16 vers lequel tend l’œuvre devient de plus en plus sensible. ‘Les états mentaux sont certes toujours ceux de quelqu’un ; mais ce quelqu’un’ devient soudain ‘moi, toi, lui, quiconque’ (SA, p.52). La réduction des expériences vécues ou subies par les protagonistes a pour effet de viser, au travers de ces dernières, 14
Sur Beckett et la subjectivité : cf. Lois Oppenheim, ‘The Agony of Perceivedness’, in The Painted Word: Samuel Beckett’s Dialogue with Art (Ann Arbor: University of Michigan Press, 2000), pp.123-55 ; Lois Oppenheim, ‘“Nous me regardons” : Objectivation et dysfonctionnement affectif dans l’œuvre de Samuel Beckett’ (Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, No. 10 [2000], pp.125-35). Daniel Katz, Saying I No More: Subjectivity and Consciousness in the Prose of Samuel Beckett (Evanston, IL: Northwestern University Press, 1999). Carla Locatelli, ‘Beyond the Mirror and Below the Concept: The “I” as Company’, in Unwording the World: Samuel Beckett’s Prose Works After the Nobel Prize (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1990), pp.157-187. Thomas Trezise, Into the Breach: Samuel Beckett and the Ends of Literature (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1990). Eric Levy, Beckett and the Voice of Species: A Study of the Prose Fiction (New York: Barnes and Nobles, 1980). Phil Baker, ‘Ghost Stories: Beckett and the Literature of Introjection’, Journal of Beckett Studies, Vol. 5, No. 1-2 (1995-1996), pp.39-65. Nicola Ramsay, ‘Watt and the Significance of the Mirror Image’, Journal of Beckett Studies, No. 10 (1985), pp.21-36. Linda Ben Zvi, ‘The Schismatic Self in A Piece of Monologue’, Journal of Beckett Studies, Vol. 7 (Spring 1982), pp.7-17. Cf. le chapitre d’Olga Bernal sur Comment c’est (‘Qui fait parler ?’, in Langage et fiction dans le roman de Samuel Beckett [Paris : Gallimard, 1969], pp.221-30). Robert Champigny, ‘Adventures of the First Person’, in Samuel Beckett Now, ed. Melvin J. Friedman (Chicago: The University of Chicago Press, 1970), pp.119-28. Frederik Hoffmann, Samuel Beckett: The Language of Self (Carbondale: Southern Illinois University Press, 1962). 15 Neither, in As the Story Was Told (London: Calder, 1999), pp.30-1. (Première parution dans The Journal of Beckett Studies, No. 4 [Spring 1979]). 16 Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Paris : Seuil / Coll. ‘L’ordre philosophique’, 2000), p.155. (Nous utiliserons l’abréviation MHO pour toutes les références suivantes à cet ouvrage.) Ricœur commente ici, comme dans la citation qui suit, un livre de Strawson, intitulé : Les Individus. Notre quatrième chapitre développera ces quelques pistes de lecture.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
toute la collectivité, toute l’humanité. Ces expériences se résument bientôt, au-delà de circonstances ou d’événements particuliers, à l’angoisse de la mort, au deuil et à la souffrance, à une douleur physique et psychique qui n’est plus singulière, puisque ces expériences sont celles de tous, le plus petit dénominateur commun. Il y a deux raisons principales à notre choix de n’étudier que la prose de Samuel Beckett sans examiner le théâtre. La première découle du simple fait que notre hypothèse met en examen deux périodes – avant et après la guerre – qu’elle examine précisément et compare. Le projet d’écriture dramatique de Samuel Beckett ne prend véritablement forme qu’après la guerre ; ainsi, son théâtre ne peut être examiné selon nos critères de lecture de l’œuvre ou selon notre hypothèse, qui compare deux périodes.17 En ce sens, la prose ouvre un champ d’investigation plus large pour notre réflexion. La seconde raison de ce choix de n’examiner que la prose correspond au sentiment qu’elle a véritablement été le lieu du changement si important qui a modifié toute l’écriture beckettienne dès Watt. Celui-ci, annoncé et préparé par de nombreux textes critiques de Beckett, paraît plus visible dans la prose qui suit la guerre. Cette continuité, qui transparaît de manière si frappante dans l’œuvre en prose de Samuel Beckett, a constitué un des critères les plus intéressants de notre étude comparative. Un souci d’équilibre informe aussi ce choix de n’étudier que la prose de Beckett, puisque deux des quatre chapitres de cette étude (le deuxième et le troisième) portent sur une période allant des années
17
Il faut préciser toutefois que Beckett s’est lancé avec passion dans un projet de pièce dramatique à la fin des années trente. Le court fragment, intitulé Human Wishes, de cette pièce inachevée témoigne mal de l’ampleur du travail que Beckett a engagé dans ce projet. L’objet de ses investigations est le docteur Samuel Johnson (les trois cahiers manuscrits sont à la bibliothèque de Reading). Beckett se livre à des recherches détaillées sur l’entourage et la vie de Johnson. Il n’a pas réussi, cependant, à traduire dans une forme dramatique l’abondance de la documentation rassemblée par lui sur ce sujet dans trois cahiers. Beckett a sans doute été confronté à deux exigences inconciliables, l’une le poussant dans le sens d’une expansion de ses recherches et l’autre dans celui d’une concentration de celles-ci, de leur transformation en vue de leur réécriture en un projet théâtral. Les préoccupations de Beckett, d’ordre avant tout biographique et psychologique, se sont également avérées impropres à fournir un levain pour sa pièce, ce qui ne paraît guère surprenant au vu de son rejet si évident, dans toute son œuvre, du fait historique et de toute forme de concaténation – ou d’intrigue.
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trente à la fin des années quarante, sur un moment si essentiel de l’œuvre, qui précède les premières lignes d’En attendant Godot.18 Après la guerre, il faut le souligner, Beckett va explorer également, au travers du théâtre, de nouveaux modes d’expression qui lui permettent de moduler et de transformer, comme dans la prose, son usage de la voix, et, au travers d’expérimentations nouvelles sur l’image, de donner à voir la fragmentation et la détresse du sujet. Sur ce terrain vierge, Beckett évolue selon un tracé qui évoque souvent celui qu’il effectue dans et au travers de la prose. Dans notre quatrième chapitre, nous distinguons les phases successives que traverse la prose de Samuel Beckett depuis Watt. Ces mêmes étapes sont sensibles dans le théâtre beckettien. On peut remarquer, par exemple, les correspondances qu’entretiennent des groupes de textes comme Mercier et Camier et En attendant Godot, d’une part, L’Innommable et Not I de l’autre. Si les premiers présentent des protagonistes qui évoluent dans un monde reconnaissable, et dont l’identité personnelle est aussi stable qu’elle peut l’être dans l’œuvre beckettienne, les seconds décrivent un stade qui est celui – défini dans notre chapitre sur la mémoire – de la crise d’identité et de la désagrégation du sujet. L’Innommable et la figure troublante de Mouth cherchent à attribuer leurs états de conscience à un(e) autre, pour se définir. La présence de l’Auditeur dans Not I, qui tente à plusieurs reprises d’ancrer Mouth dans un impossible ‘je’ et dans une identité personnelle, semble, paradoxalement, fournir au spectateur une alternative inverse, qui l’invite à considérer, au-delà des apories d’une identité fragmentée – au-delà de cette impasse ou malgré celleci – l’expérience elle-même de la souffrance. Après cette crise que 18
En 1947, avant En attendant Godot, Beckett a composé une pièce en trois actes, intitulée Eleutheria. Jusqu’à sa mort, Beckett s’est néanmoins opposé avec véhémence à la publication de cette pièce, qu’il considérait comme étant ratée (cf. l’Avertissement au lecteur de Lindon, [p.7], qui fait office d’introduction à sa publication de la pièce en 1995). Beckett, dans cette pièce, n’a pas réussi à défaire les fortes similarités qui le lient au protagoniste, Victor Krap. L’échec de cette mise à distance se double encore du fait que cette pièce ne fonctionne pas en termes d’équilibre dramatique. L’insatisfaction – qui semble justifiée – de Beckett vis-à-vis d’Eleutheria vient sans doute, comme le dit Knowlson, du fait qu’il sent que, à l’instar des souvenirs personnels, les questions, plus profondes, existentielles, qui trouvent une place dans sa pièce, demeurent ‘insufficiently woven into the dramatic fabric’ (Knowlson, p.363). Nous considérerons, par conséquent, que l’œuvre dramatique de Beckett ne débute véritablement qu’avec En attendant Godot.
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marquent L’Innommable et, à sa manière, Not I, il paraît possible de considérer, en choisissant de suspendre toute attribution à quelqu’un, le versant objectal de l’expérience qui est décrite, en dépassant ainsi la problématique du sujet. De nombreux textes de Paul Ricœur ont nourri notre réflexion, nous aidant à articuler certaines notions ayant trait à l’identité narrative, à la problématique du sujet et, surtout, à la mémoire. Ses études sur l’identité narrative, tout particulièrement son ouvrage intitulé Soi-même comme un autre, ainsi que ses recherches sur le récit et ses plus récents travaux sur la mémoire ont orienté souvent notre lecture de l’œuvre de Samuel Beckett. La dernière étude de Paul Ricœur, intitulée La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, publiée en 2000, qui porte sur une triple problématique et prolonge de manière admirable ses études précédentes, n’a jamais été confrontée à l’œuvre beckettienne. Il n’y a pas eu, jusqu’ici, à notre connaissance, d’étude qui mette en contact l’œuvre en prose de Samuel Beckett avec la philosophie du sujet de Ricœur ou avec ses travaux sur la mémoire, ‘tenon principal’, comme le dit Ricœur, ‘entre le temps et le récit’.19 Notre réflexion s’est enrichie de cette grande étude de Paul Ricœur, dans la mesure où ce philosophe a tenu à y présenter une réflexion sur la mémoire comme visée et du souvenir comme objet, sans assujettir d’emblée la mémoire ou les souvenirs à un individu et un seul. Ses réflexions insistent sur l’ambition ‘véritative’ (MHO, p.26) de la mémoire. Ricœur évolue d’abord en marge de la tradition du regard intérieur, inaugurée par Augustin, et parcourt un vaste champ notionnel qui met en jeu, dans son stade dernier, à la fois le moi, les proches et les autres. Cette volonté de suspendre toute perspective subjectiviste ou réflexive a guidé nos propres investigations sur la souffrance dans l’œuvre beckettienne. De nombreux ouvrages et articles se penchent sur l’horizon problématique de la souffrance dans les textes de Samuel Beckett, pour en traiter l’un ou l’autre aspect dans l’œuvre ou dans un ou plusieurs textes particuliers. Cependant, aucune étude n’a, jusqu’à présent, choisi d’articuler toute une réflexion autour de la souffrance, d’en examiner, comme nous avons voulu le faire, les modes d’apparition au sein du texte et de chercher à distinguer les manières 19
Cité par Domenico Jervolino dans Paul Ricœur : Une herméneutique de la condition humaine (Paris : Ellipses / Coll. ‘Philo’, 2002), p.49.
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dont cette souffrance se modifie au cours de l’œuvre, en s’ancrant dans un terrain nouveau après la guerre.20 Un livre phare a illuminé et 20
James Acheson, dans son chapitre intitulé ‘Belacqua’ (cf. Samuel Beckett’s Artistic Theory and Practice), souligne que, dans More Pricks than Kicks, l’évocation insistante d’un Dieu a toujours pour contrepoint son absence totale de réaction face aux souffrances humaines. Dans A Journey to Chaos, Raymond Federman affirme que la différence essentielle entre la situation douloureuse des protagonistes des œuvres du début et les souffrances des personnages des romans français, ‘infinite in their absurdity’ (p.43), ‘rests on a temporal basis’. Les peines des personnages des premiers romans et nouvelles sont ‘limited, and [contain] the hope of redemption’ (p.43). Je ne partage pas l’avis de Federman selon lequel les personnages des romans et nouvelles français, qui existent, selon lui, ‘outside reality’ (p.36), ‘enjoy timelessness’ (p.70). Je ne souscris pas davantage à l’idée qu’ils sont ‘exempt from death’ (p.42), ayant rompu ‘all affinities with the human condition’ (p.36). Le livre de Peter Ehrhard, Anatomie de Samuel Beckett, aborde l’ensemble des maux physiques qui touchent le corps des personnages beckettiens – qu’il étudie partie par partie. Par son examen du corps beckettien, débile et souffrant, il cherche à mettre en évidence les mécanismes d’une dégradation corporelle et mentale, puis la quasi-disparition du corps, réduit à une seule tête. Dans une phase ultime, ce corps devient un objet d’analyse – occultant toute notion d’identité personnelle – et prend pour ainsi dire toute la place. Benjamin Strong voit dans le roman Watt le début d’une généralisation des douleurs chroniques dans l’œuvre de Beckett. Dans ‘A pain in the Neck: Memory, Sores, and Setting in Samuel Beckett’, il fait un lien entre la constante ré-émergence des même maux et les répétitions qui caractérisent le texte beckettien. Sur la souffrance dans Watt, cf. aussi les articles de Sydney Warhaft (‘Threne and Theme in Watt’) et Michel Beausang (Watt : logique, démense, aphasie’). La notion d’un ‘glissement’ de ‘Watt hors du langage’, développée par Olga Bernal (cf. Langage et fiction dans le roman de Beckett), a nourri un autre aspect de notre réflexion sur Watt. Pour Bernal, ‘il n’y a rien dans la littérature moderne d’aussi troublant que la nostalgie avec laquelle Watt désire ressaisir le langage’ (p.28). Sa lecture souligne, comme celle de Ludovic Janvier, une volonté d’adhésion au monde du personnage. Pour Janvier (cf. Pour Samuel Beckett), Watt est en effet le ‘frère séparé’ (p.38) ou ‘le crucifié’ (p.37). Les réflexions de Janvier sur la parole comme ‘lieu d’un couple’ (p.69) et comme mouvement d’aller et retour entre le ‘jeu des histoires’ et une ‘souffrance [qui tue] le jeu’ (p.66) ont été importantes pour notre étude. Les discussions de Juliet avec Beckett (Rencontre avec Samuel Beckett) et ses interrogations sur l’œuvre – portant souvent sur la question de la souffrance – ont, de même, été éclairantes. Dans ‘How to Fail: Notes on Talks with Samuel Beckett’, Patrick Bowles rapporte les mots de Beckett sur l’écriture comme moyen de donner libre cours à un cri irrépressible. (Sur le cri, voir aussi la discussion de Pilling et Knowlson sur la genèse de Not I dans Frescoes of the Skull, p.197 sq.) Dans Back to Beckett, Ruby Cohn se penche sur la manière dont l’œuvre ‘reveals suffering as pervasive’ et examine sa ‘relevance to broad areas of human experience’ (p.111). Sa lecture de l’ensemble du corpus beckettien est attentive aux résonances que l’œuvre entretient avec une expérience universelle de la souffrance et de la mort. Dans ‘Figures of Golgotha: Beckett’s Pinioned People’, Mary Bryden examine les traces, dans l’œuvre publiée et inédite de
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influencé cependant toute notre recherche : celui de Mary Bryden, intitulé Beckett and the Idea of God. Dans cet ouvrage, l’auteur examine la position ambiguë de Samuel Beckett face à la religion et à un Dieu dont la place dans le monde se dessine comme en creux, faisant planer sans cesse au-dessus de toute l’histoire humaine, de l’homme souffrant, une sorte de présence-absence. En effet : The hypothesised God who emerges from Beckett’s texts is one who is both cursed for his perverse absence and cursed for his surveillant presence. He is by turns dismissed, satirised, or ignored, but he, and his tortured son, are never definitively discarded (Mary Bryden, p.2).
Cet ouvrage a été spécialement utile dans la mesure où il nous a permis de développer notre réflexion sur la souffrance selon deux aspects, dont le premier s’articule autour d’un moment historique défini et le second déborde et englobe ce premier plan, en offrant une vision de la souffrance comme étant atemporelle, libre de toute attache à des circonstances, ou sans origine (la figure de Dieu participe de ce second aspect, atemporel et anhistorique). Dès Watt, l’œuvre beckettienne procède d’un aveu d’inscience et d’ignorance face à la souffrance. La question de Dieu, ce livre éclairant nous l’enseigne, paraît enchâssée dans le problème de la souffrance, dans la mesure où le constat de la présence immanente et permanente de cette misère semble rejaillir, dans l’œuvre, sur la question de cette présenceabsence divine. L’importance de cet aspect se lit dans le regard que Beckett pose sur les peintures de la Renaissance, qui présentent l’homme victime face à ce silence fondamental qui vaut comme absence totale de réponse au cri de l’homme souffrant, de l’homme victime.
Beckett, de scènes de crucifixion. Cet article a été d’une grande importance pour mon étude sur Beckett et la peinture. Sur l’œuvre plus tardive de Beckett, cf. l’article de Hill (‘Late Texts: Writing the Work of Mourning’). Hill examine cette impossibilité pour le personnage beckettien confronté à la perte d’un être cher, d’achever le parcours du deuil. Pour Hill, au travers même de cette impasse, et malgré elle, le texte préserve l’absent(e), et le deuil devient une forme d’inscription créatrice, qui porte et sous-tend la puissance et la possibilité affective du texte beckettien. Cf. aussi les articles de Sjef Houppermans, ‘Continuité du deuil : de Proust à Beckett’ et ‘Travail de deuil, travail d’œil dans Mal vu mal dit’.
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Pour Ricœur, le mythe a toujours tenté d’expliquer l’origine du mal, répondant à la question ‘pourquoi’.21 La pensée hébraïque, ‘du moins dans sa forme principale, résiste de toutes ses forces à cette inclinaison de la pensée vers l’origine’ (‘Le scandale du mal’, p.60), dit Ricœur, sans y échapper totalement. L’équation vers laquelle la pensée a tendance à glisser sans cesse est ce : ‘si vous souffrez, c’est parce que vous avez péché’ (‘Le scandale du mal’, p.60). Or, écrit Ricœur, le Livre de Job anéantit cette équation. C’est dans ce Livre, en effet, que réside ‘la crise de l’idée de rétribution’ (‘Le scandale du mal’, p.60). Ce Livre ‘peut être comparé à une expérience de pensée qui prend pour hypothèse le surcroît d’une souffrance absolument injuste’ (‘Le scandale du mal’, p.60). ‘La thèse de la rétribution’, comme le dit encore Ricœur, ‘est brisée par cette hypothèse même. La sagesse marque ici l’accomplissement d’une ligne de pensée inverse de celle du mythe, dans la mesure où le thème de la rétribution rétablit la structure du mythe à l’intérieur d’une conception de l’histoire et du monde radicalement opposée au mythe’ (‘Le scandale du mal’, p.60). Cette crise de la notion de rétribution ‘met à nu le scandale du mal : la victime ne veut pas être consolée’ (‘Le scandale du mal’, p.60). C’est là également que Beckett se tient, en ce centre névralgique que constitue ce ‘scandale du mal’. Comme Job, Beckett est ‘l’inconsolable’ :22 l’homme qui ne peut et ne veut pas être consolé. Il y a, dans cette œuvre baignée des rayons d’une sorte de théologie négative, un refus total de toute doctrine du salut et de la grâce divine ; comme le Livre de Job, elle s’en tient à un questionnement sans fin. L’œuvre de Samuel Beckett fait entendre cette lamentation face à tout ce qui, dans le moment de l’histoire dans lequel elle surgit, mais aussi au travers de tous les temps, met à nu cette souffrance intolérable et injuste.
21 ‘La force du mythe […] c’est de paraître expliquer ; ainsi prétend-il répondre à la plainte lorsque celle-ci s’érige en interrogation adressée aux dieux. Pourquoi le mal ? Pourquoi trop de mal ? Pourquoi moi ? Pourquoi mes enfants ? Pourquoi les enfants ? […] En somme, d’une certaine façon, le mythe répond’ (‘Le scandale du mal’, p.59). 22 Juliet se dit frappé, alors qu’il observe Beckett, par cette ‘évidence : “Beckett, l’inconsolable”’ (Juliet, p.20).
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Chapitre 1
De Dream of Fair to Middling Women à Murphy : La souffrance dans l’œuvre ou l’œuvre comme souffrance
Le lecteur beckettien dispose aujourd’hui d’une œuvre entière ; il peut choisir de n’étudier qu’une portion de ce tout, de privilégier les romans phares de la trilogie ou l’attente magistrale d’un Godot si universellement célèbre. Et pourtant, derrière ces œuvres qui ont révolutionné le monde littéraire gît un passé, une mémoire de l’œuvre qu’il faut retrouver, exhumer. Considérée dans sa totalité ou livre après livre, l’œuvre de Beckett se constitue de strates. Les strates et couches souterraines successives aident à concevoir la nature de l’œuvre tout entière. Aller à la rencontre de son passé, des principes de sa genèse et de son émergence ressemble à une tentative de retracer ‘the biography of an œuvre’1 ou d’aborder ‘l’œuvre comme histoire’.2 Ce premier chapitre tente d’établir une archéologie de l’œuvre de Samuel Beckett, en s’intéressant à ses écrits jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Lecteur assidu de La Divine Comédie, Samuel Beckett semble avoir été particulièrement fasciné par L’Enfer et Le Purgatoire. De nombreuses images traduisent, dans son œuvre, cette préoccupation constante pour la mythologie dantesque. Cette fascination pour cette œuvre bâtie ‘à la famélique mesure de l’homme’ (‘Henri Hayden homme-peintre’, in Dis, pp.146-7 [p.147])3 révèle l’attention profonde que Beckett porte aux tourments et aux peines. Le personnage becket1
John Pilling, Beckett before Godot (Cambridge: Cambridge University Press, 1997), p.3. 2 Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur : Anatomie d’une révolution littéraire (Paris : Seuil, 1997), p.37. 3 Première publication dans Cahiers d’art (novembre 1955).
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tien ne sait pas pourquoi il souffre. Les protagonistes ne parviennent pas à remonter aux causes de leur souffrance, qui demeurent indéchiffrables ou inexistantes. L’écriture beckettienne se place du côté des sphinxs, de l’énigme. L’œuvre reste ouverte, une ‘série de questions pures’ (‘Les deux besoins’, in Dis, pp.55-7 [p.56]) ; elle interroge ‘des choses cachées depuis la fondation du monde’,4 comme la souffrance, omniprésente dans l’univers beckettien. Dans un de ses premiers textes critiques, intitulé ‘Dante…Bruno. Vico..Joyce’, Beckett écrit à propos de Joyce : ‘His writing is not about something; it is that something itself’ (‘Dante…Bruno. Vico..Joyce’, in Dis, pp.19-33 [p.27]).5 La question épineuse de la souffrance, que pose sans cesse le texte beckettien, évoque ‘cette chose’ qui ne peut être ramenée ni à un thème, ni à une notion. L’écriture de Samuel Beckett n’est pas sur la souffrance, elle devient de plus en plus cette souffrance elle-même. Après la guerre, elle se fait souffrance. Cette première étude examine l’œuvre critique et romanesque de Beckett avant la guerre et s’interroge dans un premier temps sur la souffrance, avant de se concentrer plus particulièrement sur la mort. Celle-ci condense cette souffrance et l’enferme dans un moment particulier, source d’angoisse tant comme chose vue que comme représentation sécrétée par l’imagination. La première des deux parties sera subdivisée en plus petites sections. La seconde, sur la mort, est bien plus brève que la première, tout d’abord parce que le paysage de la souffrance, abordé plus largement dans la première section, a toujours pour horizon cette réalité mortelle de l’homme, mais aussi parce que notre dernier chapitre, portant sur Watt et sur la prose d’après-guerre, se penche à nouveau sur la mort pour en étudier la trace profonde dans le contexte plus particulier de la mémoire et du deuil. Les premières œuvres dessinent une sorte d’oscillation entre cette quête d’une issue et le sentiment, de plus en plus aigu, qu’il n’y a pas de soulagement possible. ‘Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède !’,6 dira Hamm avant de joindre les 4
C’est le titre d’un ouvrage de René Girard. Première publication dans Our Exagmination Round His Factification for Incamination of Work in Progress (Paris: Shakespeare and Co., 1929). 6 Samuel Beckett, Fin de partie (Paris : Editions de Minuit, 1993), p.73. (Première édition : Fin de partie, suivi de Actes sans paroles [Paris : Editions de Minuit, 1957]). L’abréviation FP sera utilisée pour toutes les références ultérieures à cette pièce. 5
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mains pour prier Dieu. Pour Beckett, un grand artiste ‘brings light, as only the great dare to bring light, to the issueless predicament of existence, reduces the dark where there might have been, mathematically at least, a door’ (‘MacGreevy on Yeats’, in Dis, pp.957 [p.97]).7 L’art joue avec une palette de tons, tout en montrant ce qui reste, fondamentalement, un trompe-l’oeil. Les personnages qui peuplent l’œuvre des années trente tentent désespérément de se soustraire à la souffrance et cherchent un palliatif ou une échappatoire. Cette recherche implique une réponse individuelle à la souffrance et une volonté singulière d’opposer aux conditions même de l’existence une fin de non-recevoir. Dans les œuvres du début, le personnage a souvent recours à l’alcool, qui n’est qu’un moyen appliqué à un désir d’évasion plus grand que la seule grâce, éphémère, de l’ivresse, un désir dont le personnage déchoit toujours trop vite. Les hôpitaux, les asiles et les médecins (qui assurent le fonctionnement de ces établissements publics) font miroiter l’espoir d’un soulagement durable aux souffrances individuelles. Toutes les contraintes torturantes liées au corps ou à l’esprit appellent une forme de libération. Pourtant, dans l’œuvre de Beckett, le médical n’offre jamais de soulagement à l’individu. Dans les premiers romans, la souffrance est vécue de manière intra-personnelle, égologique ; le personnage, être singulier, bizarre, occupe le centre du tableau, à la fois comme figure de la souffrance et comme spectateur de ses propres peines ou, dans de plus rares cas, de celles des êtres qui l’entourent. Dès le début, il y a dans l’œuvre deux types de souffrance : l’une semble individuelle, l’autre plus collective. Ces deux pôles apparaissent dans chacune des deux parties de ce chapitre. La collectivité est soudée et constituée par l’événementiel ; elle s’organise autour d’un spectacle, de sentiments communs. Dans ce chapitre, la notion de collectivité et de collectif est entendue le plus souvent comme l’envers de l’individu, c’est-à-dire comme une société ou un groupe de personnes – sociologiquement déterminé – structurés Beckett déclare un jour à Bowles, à propos d’une connaissance commune : ‘“He has become all over-excited about drugs and sex and drink, and so on,” giving the impression that neither drugs nor sex nor drink held any interest for him whatsoever: as if they were mere palliatives of the human condition, when what was needed was a cure’ (Patrick Bowles, ‘How to Fail: Notes on Talks with Samuel Beckett’, PN Review, 96, vol. 20, No. 4 [March-April 1994], pp.24-38 [p.25]). 7 Première publication dans Irish Times (August 4, 1945).
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par des valeurs culturelles et sociales communes et non encore comme la communauté humaine tout entière, dont l’unique dénominateur commun résiderait dans sa condition mortelle. (Cette acception plus large déterminera davantage notre usage du mot ‘collectif’ dans les chapitres suivants.) Tout ce qui touche au psychisme ou au mental est singularisant et reste limité à la sphère individuelle. Lorsqu’il quitte les éminences solitaires où il se retire le plus souvent, le protagoniste apparaît plutôt au sein d’une foule (un ensemble d’individus que rien ne lie entre eux) que d’une collectivité. ‘Telle était sa vie’, écrit Beckett au sujet de Jean du Chas, ‘une vie d’individu, le premier individu européen depuis l’expédition d’Egypte’ (‘Le Concentrisme’, in Dis, pp.35-41 [p.39]). Le personnage beckettien est l’envers du collectif : il ne représente que lui-même. La première partie de ce chapitre, consacrée à la souffrance, décrit les divers types de souffrance qui s’abattent sur les personnages beckettiens : la souffrance physique d’abord, puis celle liée au désir, la souffrance relationnelle et finalement la souffrance comme spectacle. Dans l’œuvre qui précède la guerre, les maladies qui s’emparent des personnages sont aiguës. Elles occasionnent de vives douleurs et se développent rapidement. Après la guerre, les maux deviennent plus chroniques et leur retour paraît éternel ; obsessionnels, lancinants et incontrôlables, ils poursuivent le personnage comme un mauvais souvenir. Si la souffrance touche la collectivité tout entière, l’individu ne se préoccupe néanmoins que de soi-même ; il demeure souvent totalement aveugle aux maux d’autrui. Le désir demeure lui aussi singulier. Il se nourrit de représentations mentales qui touchent la zone la plus enfouie et la plus incommunicable de l’individu. La souffrance du désir amoureux et le besoin de pallier un manque conditionnent l’individu et imprègnent ses mouvements. Ce chapitre examine ce qui, dans le désir, est source de souffrance. Le désir du personnage, cependant, n’est pas toujours malheureux. Il le maintient aussi dans une sorte d’état de béance ou de vacance positives. Anticipation d’un bonheur à venir, le désir assure un mouvement (de la pensée ou du corps qui cherche) et préserve sa part créatrice à l’imagination. Comme ce désir du Paradis, miroitant à l’horizon, qui émane d’un Purgatoire où les personnages s’imaginent parfois. Le désir dans la société moderne est aussi lié au collectif puisqu’il est mimétique et nourri par des modèles communs. L’homme désirant a des rivaux ; le désir est une compétition, une
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volonté de posséder les mêmes objets. Pour le protagoniste, le désir de l’autre reste imperceptible et indifférent, comme gelé dans une sphère autre que la sienne. La souffrance du personnage, qui échoue sans cesse dans sa tentative de créer des liens intersubjectifs, semble empoisonner tous ses mouvements. La communication reste impossible et tout objet inaccessible. Le spectacle met la souffrance à nu ; souvent, le spectacle est entouré d’une zone de silence. Il rencontre fréquemment l’indifférence du protagoniste. La seconde partie de ce chapitre s’intéresse à la mort, qui paraît omniprésente dans les œuvres du début. Cette section examine diverses manifestations de la mort : celle qui frappe une victime innocente, le suicide, et le spectacle que constitue cette mort – dont l’exécution capitale fait partie. Le spectacle et l’exécution transforment la mort en chose vue collectivement. Dans ces premières œuvres, les visions de la mort restent immédiates, brutales. Les représentations de la mort que se fait le personnage et l’angoisse qu’elle éveille en lui lui sont propres ; tout s’organise et s’articule encore autour d’une sphère individuelle. Le fait de devoir subir seul, et durant toute une vie, la pensée d’une mort inévitable implique une certaine forme d’héroïsme individuel puisque, comme le souligne Jean Borie, ‘il ne s’agit plus’, dans le monde moderne, ‘de sacrifier sa vie mais de supporter la pensée de la mort’.8 Alanguissement et attente donc. La mort touche, au-delà de l’individu, une collectivité. La mort d’un individu modifie la communauté et l’environnement dans lesquels il évoluait. Dans l’œuvre qui précède la guerre, le deuil, comme signe collectif ou individuel de souffrance, reste cependant quasi inexistant. Il n’est pas encore question de mémoire, de souvenir des défunts et de leur mort. La collectivité s’accommode des morts individuelles et son équilibre n’est guère menacé par le décès d’un personnage. La peine capitale, cependant, fait intervenir une notion ancienne de violence et de sacré, fondatrice de la société. Le rituel punitif est un mécanisme collectif qui réactive et reproduit, en toute légalité, un acte qui n’est pas étranger au sacrifice victimaire. Le spectacle de la mort rassemble la collectivité autour de lui. René Girard explique que :
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Jean Borie, Archéologie de la modernité (Paris : Grasset, 1999), p.192.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett Dans de nombreux rites, l’assistance entière est tenue de prendre part à l’immolation qui ressemble à s’y méprendre à une espèce de lynchage. [...] C’est en règle générale au nom de tous les participants que [le sacrificateur] agit. [...] La communauté se retrouve tout entière solidaire, aux dépens d’une victime [...].9
La justice punit pour préserver la collectivité, elle la ressoude aussi autour de l’échafaud où le condamné est sacrifié.
I. Souffrance I : i Souffrance physique : le corps condamné Les maux que subit le corps beckettien sont multiples. Dans l’univers romanesque, comme plus tard au théâtre, les souffrances physiques sont endémiques ; maladies incurables, handicaps et accidents déforment le corps. Les tourments physiques représentent une constante dans l’œuvre d’après la guerre. A Vladimir qui lui demande s’il a mal, Estragon rétorque, d’un ton las et excédé : ‘Mal ! Il me demande si j’ai eu mal !’10 Sa réponse, bien plus qu’elle ne manifeste une forme d’autocompassion du personnage pour ses propres malheurs, suggère que la souffrance constitue un état préexistant à la pièce. Elle est un fait permanent et immuable. Dans les premières œuvres jusqu’à Murphy, les personnages sont victimes de souffrances aiguës qui les paralysent et les traumatisent. Les protagonistes se montrent sensibles à leur propre malheur, mais souvent cruellement imperméables à celui qui touche les autres êtres. La souffrance apparaît comme intrapersonnelle ; son écho et sa portée paraissent souvent neutralisés par l’indifférence du personnage-spectateur qui réserve toute son attention à sa seule sphère égocentrique et non poreuse. Le champ de perception du personnage se limite à un univers personnel dense et trouble. Tout 9
Des choses cachées depuis la fondation du monde (Paris : Grasset / Coll. ‘Le livre de poche’, 2001), pp.38-9. 10 Samuel Beckett, En attendant Godot (Paris : Editions de Minuit, 1993), p.11. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1952]). J’utilise l’abréviation EAG pour toutes les références ultérieures à cette pièce.
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ce qui se situe au-delà de ses frontières est quasi imperceptible et souvent indistinct pour lui. Il paraît difficile de vouloir faire un index exhaustif des douleurs et des maladies qui s’emparent des personnages beckettiens : une telle énumération paraîtrait vite aussi indigeste que les pages d’un annuaire téléphonique.11 Il existe toutefois un certain nombre de constantes dans les maux des personnages principaux. Belacqua, le protagoniste des deux premiers livres, souffre cruellement de ses ‘ruined feet’ ;12 Murphy se plaint aussi de douleurs aux pieds.13 Les personnages souffrent parfois d’éruptions cutanées, comme Belacqua, qui est atteint d’ ‘impetigo’ dans More Pricks than Kicks,14 ou comme le père de Jean du Chas qui, dans la biographie imaginaire que Beckett rédige, meurt des suites ‘d’une maladie de la peau’ (‘Le Concentrisme’, p.37). Depuis son plus jeune âge, Jean du Chas – écrivain fictif inventé par Beckett – souffre, quant à lui, d’une forme de pathologie due peut-être à une hérédité malheureuse. Ces maladies ne sont pas encore chroniques ; même une maladie de la peau a des conséquences fatales dans l’œuvre qui précède la guerre.15 Les protagonistes éprouvent tous des douleurs à la nuque, généralement provoquées par la naissance d’un ‘anthrax’. Leur coeur ‘irrationnel’ (MP, p.6) s’emballe sans cesse. Belacqua se plaint de ‘his bitch of a heart [knocking] hell out of his bosom three or four nights in the week’ (D, p.73) et de symptômes inquiétants. Murphy subit des troubles similaires. Il tente de soigner ce cœur si prompt à s’agiter ‘like 11
Dans son beau livre, intitulé : Anatomie de Samuel Beckett (Basel : Birkhäuser, 1976), Peter Ehrhard réussit un tour de force en décrivant toutes les maladies qui touchent le corps beckettien. 12 Samuel Beckett, Dream of Fair to Middling Women (London: Calder, 1993), p.8. (Première édition : [New York: Arcade Publishing, in Association with Riverrun Press; London and Paris: Calder Publications, 1992]). L’abréviation D sera utilisée pour toutes les références suivantes à cette œuvre. 13 Samuel Beckett, Murphy (London: Calder & Boyars, 1969), p.55. (Première édition : [London: Routledge and Sons, 1938]). L’abréviation MP sera utilisée pour toutes les références ultérieures à ce roman. 14 Samuel Beckett, More Pricks than Kicks (London: Calder, 1993), p.26. (Première édition : [London: Chatto & Windus, 1934]). J’adopte l’abréviation MPTK pour toutes les références suivantes à ce recueil. 15 Dans son article intitulé : ‘A Pain in the Neck: Memory, Sores, and Setting in Samuel Beckett’ [Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, No. 7 (1998), pp.297-315], Benjamin Strong remarque à juste titre que les souffrances chroniques semblent ne débuter qu’avec Watt.
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Petrushka in his box’ (MP, p.6) en allant consulter Neary, son ancien maître, qui a développé des pouvoirs particuliers lui permettant d’arrêter pour un temps les battements de son cœur. Murphy reste incapable d’accéder à cet art et sa tentative de guérison échoue. Dans ‘A Case in a Thousand’, Dr Nye, malgré sa formation de médecin, reste incapable de comprendre pourquoi son coeur ‘knocked and misfired for no reason known to the medical profession’.16 Ces maux physiques ont bientôt une incidence sur l’état psychique et moral du personnage : ‘These [heart problems] and a compound of minor disturbances began to exhaust his mind and senses’ (‘A Case in a Thousand’, p.19). Durant une très longue période, Beckett lui-même a souffert de tous ces maux. Il est atteint d’une ‘deep-seated septic cystic system’ (Knowlson, p.166)17 qui lui fait souvent prendre le chemin de la salle d’opération ; il souffre également de crises de panique et de suées nocturnes durant lesquelles son coeur tressaille de manière incontrôlable. (Le médecin qu’il consulte ne trouve rien d’anormal [Knowlson, p.173] et lui conseille une psychothérapie.) Ces crises sont à l’origine d’un traumatisme. Dans une lettre qu’il adresse à MacGreevy en mars 1935, Samuel Beckett écrit que ces terribles crises découlent selon lui d’un comportement particulier, une ‘negation of living’, provoquant ‘such terrifying physical symptoms that it could no longer be pursued’.18 Il avoue à MacGreevy qu’avec ces effrayantes crises s’est insinué en lui ‘the fear of death’. Sans vouloir assimiler les personnages et leur cortège de maux physiques à leur auteur, il y a néanmoins du côté de celui-ci et derrière les apathies, indolences et troubles pathologiques de ceux-là, un rapport au monde également difficile. Le traumatisme qui résulte de ces crises incontrôlables, bien que perceptible, reste un non-dit, enfoui au plus profond d’un protagoniste qui cherche désespérément à se soustraire au monde et qui espère encore, dans ces œuvres du début, pouvoir vivre en marge de la souffrance.
16 ‘A Case in a Thousand’, in Samuel Beckett: The Complete Short Prose: 1929-89, ed. S.E. Gontarski (New York: Grove Press, 1995), pp.18-24 [pp.18-9]. (Première publication dans The Bookman [August 1934]). 17 Sur ces crises de panique et problèmes cardiaques, cf. p.64, 172, 176. 18 Lettre 73 à Thomas MacGreevy (10 mars 1935), Trinity College Dublin, MS 10402.
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Le personnage tente parfois, inversement, et dans un élan proche du masochisme, d’accentuer sa douleur. Belacqua, dans Dream of Fair to Middling Women et dans More Pricks than Kicks – dans une des séquences du roman que Beckett reprend dans son recueil de nouvelles – a recours à ce procédé. Le sens de cette manœuvre est explicité par le texte lui-même : He carried [his hands] on to his forehead, the fingers sank in his wet hair, the heels crushed torrents of indigo out of his eyeballs, the rabbet of his nape took the cornice, it wrung the baby anthrax that he always wore just above his collar, he intensified the pressure and the pangs, they were a guarantee of identity (MPTK, p.75).19
Un moment plus tard, ivre toujours, Belacqua se déshabille et expose son torse nu à une pluie glaciale. Il paraît curieux que cette volonté de revenir à soi, de trouver dans cette souffrance qu’il s’inflige une ‘garantie d’identité’, succède à un moment où Belacqua a cédé à une compulsion inverse : celle qui le pousse à boire pour s’oublier. Cette intensification de la douleur correspond aussi peutêtre à une forme de curiosité face à l’horizon problématique et trouble de la souffrance, face à sa nature mystérieuse. Avant son opération, alors même qu’il est plongé dans une angoisse terrible, Belacqua déclare : ‘My sufferings under the anaesthetic [...] will be exquisite, but I shall not remember them’ (MPTK, p.172). Il y a une forme d’oscillation entre un besoin d’éprouver cette souffrance et une volonté de se prémunir contre elle. Belacqua aimerait, à travers la douleur même de l’opération, continuer à percevoir son identité sous le voile flou de l’anesthésie. Ce désir étrange de ressentir sa souffrance, d’être capable de goûter à son paroxysme, de coïncider avec elle, relève d’un sentiment bizarre, syncrétique, face à la douleur, fait de curiosité, de fascination et de terreur. Ce besoin intermittent d’éprouver totalement cette peine naît aussi d’un désir de la localiser, de l’inscrire et de la maintenir dans une zone précise du corps. Tout ce passe comme si ce besoin de l’assigner à un endroit déterminé obéissait à un désir d’être entièrement cette souffrance physique, à l’exclusion de toute autre douleur psychique ou morale par exemple. Le médecin fait une apparition aussi brève que funeste dans l’œuvre beckettienne avant la guerre. Après la guerre, on ne s’en 19
Cf. Dream of Fair to Middling Women, p.225 et pp.227-9.
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étonnera pas, il n’y a presque plus de médecins ; les morts ont enterré leurs morts et les survivants n’en finissent plus de mourir. L’échange entre Hamm et Clov dans Fin de partie au sujet du médecin est significatif : HAMM : CLOV : HAMM : CLOV :
– […] Il est mort naturellement, ce vieux médecin ? – Il n’était pas vieux. – Mais il est mort ? – Naturellement (Un temps.) C’est toi qui me demandes ça ? (FP, p.40)
Les rares médecins qui apparaissent encore dans l’œuvre n’entrent plus en scène en tant que médecins soignants ; c’est uniquement à l’occasion de la naissance d’un enfant qu’ils se manifestent encore. En fait, le médecin n’apparaît plus directement dans les œuvres d’aprèsguerre. Dans un manuscrit qui se trouve à Reading, un projet de pièce en français que Beckett a abandonné, une femme raconte comment elle a, autrefois, ‘à l’époque où il avait encore des malades’, fait appel à un spécialiste, et tenté de se renseigner sur ce qu’elle nomme ‘les nages’. Celles-ci semblent correspondre à d’énigmatiques parties du corps dans lesquelles, vraisemblablement, la malade doit s’administrer ses injections, qui vont toujours par multiples de deux. En effet, les remèdes prescrits consistent en deux liquides, qui ont des effets contraires : ‘le rouge qui renvoie et le vert qui ramène’.20 La narratrice parle de quatre seringues ‘en tout, deux renvoyeuses, deux rameneuses’ (MS 1227/7/16/3). Rien n’est dit sur le présent de cette femme qui raconte ce temps lointain et révolu, ni sur les événements, ou cataclysmes, si ceux-ci existent, par lesquels cette époque des malades et des médecins a pris fin. Si ceux-là ont disparu, à en croire la narratrice, c’est sans doute en raison de la disparition du médecin, dont le rôle a été laissé en déshérence. Il faut remarquer aussi que ces remèdes ont sans doute été prescrits par un autre docteur et que le spécialiste n’a rien à voir, vraisemblablement, avec l’ordonnance médicale du patient – sur laquelle il se garde bien de se prononcer. Ainsi, le récit de cette narratrice suggère qu’il y a eu une sorte de disparition ou de désertion, en chaîne, de tous ceux qui se sont penchés sur sa maladie et qui, 20
‘Petit Odéon’, Reading University Library MS 1227/7/16/3.
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successivement, y ont opposé leur méthode – qui reste toujours parfaitement incompréhensible au malade. Dans ce texte, non seulement le spécialiste demeure incapable d’expliquer à cette patiente les raisons pour lesquelles les deux médicaments qu’elle s’injecte présentent des effets si imprévisibles et contraditoires, bien plus, il prédit l’abandon proche de toutes tentatives d’appréhender et de sonder les étranges pathologies et phénomènes rapportés par cette femme : ‘Nous connaissons très mal les nages, comme vous dites, et il est un peu tard à présent pour se mettre à les étudier’ (MS 1227/7/16/3). Dans son monologue, la narratrice se souvient et raconte comment, lors de leur rencontre, ce spécialiste a insisté à deux reprises sur cette intuition et sur le fait que ces nages ‘comme vous dites, et je vous comprends, nous sont mal connues, et la nuit vient en laquelle personne ne pourra les étudier’ (MS 1227/7/16/3). Dans ce fragment inachevé, comme dans les autres textes beckettiens d’après-guerre, seul le souvenir perpétue encore le médecin. Ici, il semble que la malade a survécu au médecin – même si, à proprement parler, sans celui-ci, le patient n’en est plus un, la relation bipolaire, au sein de laquelle l’un se définit par rapport à l’autre, n’existe plus. La figure du médecin se projette obscurément sur le passé trouble et lointain du protagoniste, un passé qui rejoint les limites de son existence. Dans Embers, le médecin, nommé Holloway, apparaît à deux niveaux différents, ce qui ajoute à l’ambiguïté de cette pièce : dans l’histoire que Henry désespère de jamais finir, ainsi que dans un dialogue entre ce dernier et Ada. Le statut de cette conversation est peu clair ; on ne sait si Ada, qui, vraisemblablement, est morte, parle – en lui apparaissant comme un fantôme – véritablement à Henry, si ce dernier se souvient des conseils que lui a autrefois prodigués Ada, ou s’il invente la totalité de cet échange. L’ensemble des faits évoqués par celui-ci semble toutefois appartenir au passé, peut-être même lointain. Henry est certainement seul ‘with [his] voice’, comme l’annonçait Ada (‘The time will come when […] there will be no other voice in the world but yours’).21 Du médecin, dans tous les cas, les 21
Embers, in Samuel Beckett: The Complete Dramatic Works (London: Faber and Faber, 1990), p.262. (Première édition : Embers in Krapp’s Last Tape and Embers [London: Faber and Faber, 1959]). L’abréviation CDW sera utilisée pour toutes les références suivantes à ce recueil.)
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personnages semblent avoir, depuis longtemps, perdu la trace : ‘You ought to see Holloway, he’s alive still, isn’t he ?’ (Embers, p.260). Holloway, comme son nom le suggère, ne sera pas plus utile à Henry qu’à Bolton. Dans Company, le narrateur raconte sa naissance : ‘The midwife was none other than a Dr Hadden or Haddon’.22 Il ne peut évidemment connaître le nom du médecin que de manière indirecte ; l’action décisive du docteur sur sa vie fait partie d’un passé dont il porte les stigmates mais qui a disparu. Dans la traduction, le mot médecin n’est pas prononcé non plus, puisqu’il s’agit d’un ‘accoucheur’. Dans la version publiée de Footfalls, Beckett a supprimé le médecin nommé dans les manuscrits successifs (‘a general practitioner named Haddon’).23 Il semble confirmer ainsi cette volonté de faire disparaître cette figure, en la reléguant, doublement, au passé – de l’œuvre en général et de Footfalls en particulier. L’enfant, bien plus tard, loin de bénir le jour de sa naissance, pensera avec amertume à l’accoucheur qui a contribué à lui ‘donner la nuit’ et à propager cette maladie incurable qu’est la vie. Pour Murphy, le médecin l’a ‘strangled into the state of perspiration’ (MP, p.52). Une fois son acte perpétré, cet ‘étrangleur’ disparaît de l’existence des ‘accouchés’. Pour les personnages beckettiens, la naissance est une malédiction que la femme contribue à perpétuer. C’est pourquoi, dans Footfalls, la mère de May la prie de lui pardonner : ‘Forgive me again [Pause. No louder.] Forgive me again’.24 Molloy, quant à lui, déclare : ‘Je ne lui en veux pas trop à ma mère. Je sais qu’elle fit tout pour ne pas m’avoir […]’.25 ‘For every tumour a scalpel and a compress’,26 note Beckett dans son Proust ; les malades, dans son œuvre, ne dépassent pas le stade du scalpel : ils meurent de leur opération. L’opération précipite 22
Company (London: Calder, 1996), p.16. (Première édition : [London: Calder, 1979]). 23 Reading University Library, MS 1552/1. 24 Footfalls, in CDW, p.400. (Première édition : [London: Faber and Faber, 1976]). 25 Molloy (Paris : Editions de Minuit / Coll. ‘double’, 1994), p.23. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1951]). L’abréviation ML sera employée pour toutes les références ultérieures à ce roman. 26 Samuel Beckett, Proust (New York: Grove Press, 1970), p.7. (Première édition : [London: Chatto & Windus, 1931]). L’abréviation P sera utilisée pour toutes les références ultérieures à cet essai.
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le patient dans la tombe. Ce désaveu marque le côté irréversible de la souffrance, qui demeure, dans ses conséquences ultimes, sans remède. Belacqua, dans More Pricks than Kicks, rend l’âme à la suite d’une intervention chirurgicale ; le médecin – qui a tout simplement oublié de l’ausculter – est directement mis en cause. Dans cette nouvelle, une remarque sarcastique du narrateur semble saboter l’espoir de Belacqua : It was astonishing, when he came to think of it, how the entire routine of this place, down to the meanest detail, was calculated to a cow’s toe to promote a single end, the relief of suffering in the long run (MPTK, p.185).
L’issue de l’opération semble souligner la naïveté des espérances du protagoniste, qui sont tournées en dérision et raillées comme le serait un enfantillage dans la bouche d’un adulte. L’équation de la souffrance est ramenée, en marge de tout atermoiement et demi-mesure, à sa seule résolution : la mort, le seul ‘relief of suffering in the long run’. La mort est présentée comme la suite logique de toute maladie ; le patient suit la pente qui va le faire chuter hors de la vie. C’est ce qui arrive dans ‘A Case in a Thousand’ ; le chirurgien Bor : operated with the utmost success on a boy called Bray who had been brought to him suffering from tubercular glands in the neck, since when the boy showed an unfathomable tendency to sink, and did in fact begin to sink (‘A Case in a Thousand’, p.18).
L’évolution de l’état du malade, après qu’il a reçu des soins médicaux, se fait selon un principe inverse à toute amélioration de son état. Bray meurt lors d’une seconde opération. Sa mort est résumée en termes laconiques : ‘The boy’s lung collapsed and he died’ (‘A Case in a Thousand’, p.22). La question d’une intervention médicale sur le corps est vidée définitivement après la mort de Belacqua. Bien que les personnages continuent à souffrir de manière aiguë, le chirurgien disparaît après More Pricks than Kicks, cédant la place au psychothérapeute, qui va s’attacher, avec un insuccès comparable, à guérir l’esprit. Les protagonistes ne sont pas directement confrontés au psychiatre cependant. Il n’y a jamais, chez eux, de conscience quelconque de symptômes morbides. Au contraire, dans ces premières œuvres, jusqu’à Murphy, ils pensent souvent échapper à ces maux. Murphy, dans la M.M.M., déplore cette volonté de norma-
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liser et de ramener les malades, pour lui exilés d’un fiasco colossal (cf. MP, p.123), à la réalité qu’il s’attache lui-même à fuir. La critique est double ici. Au travers de Murphy, le roman semble tourner en dérision cette obstination ou cette volonté du psychiatre de ramener le malade à la normalité – puisque le retour à la normalité, comme le souligne sans cesse Murphy, ne peut qu’orchestrer une rencontre avec des conditions insupportables. L’envers de la critique qu’adresse Murphy à cet acharnement psychiatrique – qui propage une idée présomptueuse quant à la réalité à laquelle le psychothérapeute tente de ramener le malade – est que l’état des cas cliniques qu’abrite la M.M.M. implique des souffrances terribles, que Murphy refuse de voir. Ce remplacement, dès Murphy, du chirurgien par le psychiatre correspond à un mouvement parallèle dans l’œuvre, puisque les personnages, essayant d’échapper aux foirades du corps, tentent de privilégier de plus en plus la vie de l’esprit. L’attention du lecteur est dirigée – comme par ironie et indubitablement à rebours de cette volonté du personnage beckettien de s’immerger dans une vie toute spirituelle et incorporelle – vers les gênes physiques du protagoniste. La démarche des personnages est généralement mécanique, saccadée et malaisée. Le portrait que Beckett esquisse de ces derniers souligne tout le grotesque de leur apparence physique. L’allure chancelante du protagoniste est provoquée par ses maux physiques, en particulier par l’état de déchéance de ses pieds. L’épicier, dans ‘Dante and the Lobster’, reste un des seuls à plaindre Belacqua. Lorsque celui-ci quitte son échoppe, il le suit du regard. ‘He felt sympathy and pity for this queer customer’, révèle le narrateur, ‘who always looked ill and dejected’ (MPTK, p.15). Les personnages secondaires ont plus souvent pour rôle de révéler combien le personnage central est ridicule. Les protagonistes beckettiens frappent toujours l’imagination ; ils provoquent l’hilarité ou la stupéfaction.27 Dans Dream of Fair to Middling Women, la Smeraldina observe Belacqua avec une stupeur mêlée de compassion : ‘She watched him waddle remote and nonchalant into the W.C. [...] She suddenly understood that there was nothing to be done, that poor Belacqua was lost and that perhaps his 27
Si Murphy n’est jamais décrit physiquement, le lecteur sait qu’alors qu’il sort de chez lui, sa vue ‘so excited the derision of a group of boys playing football in the road that they stopped their game’ (MP, p.100). Les réactions de son entourage en disent long sur son apparence.
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life was over’ (D, p.89). De même, alors que Belacqua apparaît, dépenaillé, ivre et trempé jusqu’aux os, lors d’une soirée licencieuse chez la Frica, l’Alba l’observe avec un mépris teinté de pitié, tout en pensant ‘that she had seldom seen anybody looking more sovereignly ridiculous’ (D, p.233). Dans More Pricks than Kicks, Belacqua, qui a hérité de tout le grotesque de son prédécesseur, a conscience d’éveiller la moquerie et d’attirer les regards ; ainsi, il ne fréquente que ‘the lowly public where he was expected, in the sense that […] his grotesque person would provoke no comment or laughter’ (MPTK, p.15). Dans ‘Ding-Dong’, il se rend dans un bar où ‘he was known, in the sense that his grotesque exterior had long ceased to alienate the curates and make them giggle’ (MPTK, p.43). Ce malaise trouve son origine dans un corps étranger, humiliant, une machine qui fonctionne mal et qui fait souffrir moralement et psychiquement le personnage. Ce dernier est à l’étroit dans un corps qui subit les assauts du dehors, un corps débile et honteux qu’il faut nourrir et habiller sans cesse, qu’il traîne péniblement et cherche à dissimuler. Les vêtements de Murphy semblent créer entre ce corps et le dehors une surface protectrice et imperméable. L’étoffe de son costume, à l’épreuve des trous, ‘was entirely non-porous. It admitted no air from the outer world, it allowed none of Murphy’s own vapours to escape’ (MP, p.53). Son affublement est complété d’un ‘collar and dicky combination carved from a single sheet of celluloid and without seam’ (MP, p.53). Cet accessoire vestimentaire est un lointain parent de la tunique du Christ, de confection semblable, que se partagent les soldats après la crucifixion : ‘sans couture [et] d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas’ (Jean 19 : 23).28 Cette ressemblance de Murphy au Christ n’est évidemment pas fortuite ; nous verrons combien cette référence aux douleurs du Christ, figure victimaire, revient souvent dans l’écriture beckettienne. Ici, cette comparaison est comique ; elle deviendra de plus en plus grave dans l’œuvre. Le corps est condamné à éprouver davantage de peines physiques que de sensations de plaisir ou de satisfaction, comme le suggère le titre du second ouvrage de Beckett : More Pricks than Kicks. Ce dernier constitue sans doute un titre irrésistible pour le jeune 28
Nous utiliserons la version suivante pour toutes les références bibliques : La Sainte Bible, trad. Louis Segond (Genève : Nouvelle édition de Genève, 1979).
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Beckett, puisqu’il condense, dans une même formulation, une référence biblique et une allusion scabreuse. Ces mots sont ceux que Paul entend sur la route de Damas : ‘It is hard for thee to kick against the pricks’.29 Mais aussi, comme le souligne Ruby Cohn : ‘In colloquial usage a kick is a passing pleasure, and a prick the sexual intrument for obtaining pleasure’.30 Au-delà de l’allusion grivoise, ce titre révèle une idée de peine aiguë. La première nouvelle du recueil prolonge cette résonance grave et parle de souffrance physique et psychique. Dans l’expression à l’origine du titre, c’est bien contre le corps que les aiguillons sont dirigés. Celle-ci correspond en effet à la manière dont on conduisait les bœufs en les stimulant au moyen d’une longue baguette terminée par une pointe de fer. Dès que l’animal opposait une résistance, regimbait, l’aiguillon s’enfonçait dans ses chairs. Si l’animal s’acharne à résister, la souffrance augmente. Le titre suggère qu’il y a sur terre davantage de souffrances en réserve pour l’homme que de possibilités de révolte, et aussi, simplement, qu’il est inutile de tenter d’échapper à la souffrance. Le monde que parcourt le corps, ce corps lui-même, font partie, comme le dit Murphy, d’un ‘physical fiasco’ (MP, p.79). Murphy, contrairement à Belacqua, qui considère l’union physique comme une souillure, un rabaissement absolu de l’amour (‘a gehenna of sweats and fiascos and tears and an absence of all douceness’ [D, p.19]), vit avec Celia une relation physique qui le comble. (Il va l’interrompre, cependant, pour tenter de vivre uniquement dans son esprit et de se défaire de l’esclavage du corps.) Il emprunte néanmoins des termes musicaux pour décrire l’union charnelle, la transposant ainsi sur un plan spirituel et temporel. Elle devient : ‘serenade, nocturne and albada’ (MP, p.54). Cette transposition d’un champ de signification à un autre suggère qu’il cherche à maintenir au mieux cette séparation entre corps et esprit et, peut-être, qu’il tente de se persuader que son existence reste libre des ‘vulgarités machinales de l’épiderme’ (‘Le Concentrisme’, p.38). La musique appartient à l’univers spirituel de l’intangible, de l’irréalité ; elle est,
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‘Il te serait dur de regimber contre les aiguillons’ (Actes 26 : 14). Ruby Cohn, Samuel Beckett: The Comic Gamut (New Brunswick, NJ: Rutgers University Press, 1962), p.27. 30
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comme Beckett écrit dans Proust : ‘The “invisible reality” that damns the life of the body on earth as a pensum’ (P, p.72). Les personnages envisagent l’obligation de vivre dans un corps comme un pensum ; ils sont enclins à partager une vision dualiste du corps et de l’esprit. Le corps, cette machine qui fonctionne mal, est la cible des aiguillons. Murphy apparaît comme un personnage disjoint, scindé en deux ; il se sent ‘split in two, a body and a mind’ (MP, p.77). Il reste impossible, dans l’univers beckettien, de s’accommoder du corps. Il n’y a jamais, chez Beckett, acceptation du corps, même si l’œuvre évolue dans le sens d’une indifférence grandissante aux inévitables ratés d’une machine qui cesse bientôt de porter les personnages, devenant une annexe douloureuse et complètement inutile de l’esprit. Comme Murphy, les personnages se sentent scindés en deux. Beckett, qui a lu et relu La Divine Comédie jusqu’à la fin de ses jours, a été sensible aux douleurs terribles des damnés. Cependant, comme le remarque Mary Bryden, l’espace qui sépare l’univers dantesque de celui de l’écrivain irlandais est de taille : In the Divine Comedy universe, the mental and the physical are wedded together, with every punishment tailored to the nature of the sin, so that a physical assault has ‘meaning’ within the psyche of the recipient. In the Beckettian universe, on the other hand, kicks and caresses are for the most part arbitrary and perplexedly apprehended (Samuel Beckett and the Idea of God, p.157).
Les textes bibliques accordent souvent, de même, une valeur morale à la souffrance. La souffrance physique apparaît fréquemment comme étant utile et nécessaire puisque Dieu s’en sert pour corriger l’homme pécheur, le remettre sur le droit chemin.31 Dans ce cas, la faute est la cause directe du châtiment et celui-ci ne peut être appréhendé comme l’effet d’une cause absente ou inexistente. La souffrance a pour seul horizon la faute. Le livre de Job est en totale rupture ici ; cette exception a une importance fondamentale. Beckett a été marqué par la figure de Job,32 victime innocente, dont les souffrances physiques et morales dépassent tout entendement humain. Job, que Dieu reconnaît comme un homme ‘intègre et droit’, est cependant 31
On peut mentionner, à titre d’exemple, les punitions qui s’abattent sur les Israélites, au désert, après qu’ils ont adoré le veau d’or (cf. Exode 32), ou qu’ils ont parlé contre Dieu (cf. Nombres 21). 32 Cf. Juliet, p.51.
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livré à Satan, à qui Dieu accorde le droit d’éprouver ce juste. Analysant la seconde section du poème ‘Text’, Harvey écrit qu’elle constitue un commentaire sur Job ‘and the nagging riddle of a God who allows the innocent to suffer’ : ‘In Beckett’s version Job remains unreconciled to his sufferings’.33 Pour Beckett, la souffrance reste gratuite, arbitraire et incompréhensible. Les maux physiques, que cette séquence a examinés de manière isolée, se doublent et s’aggravent de répercutions psychiques et d’une souffrance morale qui décuplent l’intensité des tourments. Chez l’artiste, la souffrance paraît fonctionner parfois comme un moteur de la création artistique. Dans son Proust, Beckett déclare : ‘Suffering […] opens a window on the real and is the main condition of the artistic experience’ (P, p.16). On ne peut comprendre cette remarque qu’au travers de la forme d’art que Beckett défend sans cesse : un art qui est interrogation et ‘cri à blanc’ (‘Les deux besoins’, p.56), et sous l’angle de sa propre production littéraire. La souffrance permet aussi, comme Beckett le souligne, d’accéder à une plus grande perception de la réalité, puisqu’elle ‘ouvre une fenêtre sur le réel’. Ailleurs, Beckett déclare que ‘the mock reality of experience never can and never will reveal – the real’ (P, p.20). Il n’est pas question ici de souffrance inscrite dans une sphère délimitée par ce que l’homme appelle expérience, de souffrance qui peut être appréhendée de manière rationnelle, et encore moins de souffrance formatrice. Au travers de la souffrance, l’artiste accède à une vision plus vraie du monde, non pas d’un monde de réalité tangible, brute, mais du monde ‘in its brightness’ (P, p.20), que la monotonie de l’expérience quotidienne voile. Beckett prête à Proust une espèce de prédisposition morbide à un état pathologique, qui transparaîtrait en quelque sorte dans son art sous une forme sublimée. A plusieurs reprises, Beckett rapproche les notions d’art et de folie. Pour lui, un accès à la zone centrale de l’être, au-delà de ‘our carapace of paste and pewter’ est possible : when we escape into the spacious annexe of mental alienation, in sleep or the rare dispensation of waking madness. From this deep source Proust hoisted his world (P, p.19).
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Lawrence Harvey, Samuel Beckett: Poet and Critic (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1970), p.289.
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Lorsqu’il définit l’écriture proustienne, Beckett évoque le fait que les personnages et thèmes semblent obéir à ‘an almost insane inward necessity’ (P, p.62) ; il déclare encore que Proust traite sa matière ‘with pathological power and sobriety’ (P, p.62). Il semble que, pour Beckett, l’émergence d’une grande œuvre est rendue possible par son ancrage dans la souffrance ; peut-être va-t-il même jusqu’à penser que la valeur d’une œuvre est directement proportionnelle à l’intensité d’une souffrance qui lui a donné naissance, qui l’a rendue absolument nécessaire. Dans les années trente, Beckett soutient – dans la lettre citée ci-dessus à MacGreevy – qu’il représente lui-même une composition invalide ‘from the word “go”’. Il sent qu’il est nécessaire, vital même, d’être ‘broken up altogether’.34 Le point culminant de cette lettre, dans laquelle il évoque son désarroi moral et ses souffrances physiques, semble atteint dans une des questions finales : ‘Is there some way of devoting pain and monstrosity and incapacitation to the service of a deserving cause ?’ Le mot ‘monstruosité’, qui émerge dans cet aveu désespéré, dans cette tentative que fait Beckett de décrire son comportement, désigne une ‘anomalie congénitale très grave [...] le plus souvent incompatible avec la vie’.35 Cette notion de ‘monstruosité’, qui correspond à une anomalie physiologique au départ mais que Beckett transpose ici sur le plan mental, représente une autre manière encore d’évoquer cette souffrance qui prélude à l’art et qui est à l’origine de toute création littéraire.
I : ii Souffrance liée au désir ou au besoin insatisfaits, souffrance du manque Le désir est souvent lié à la souffrance. Espoir d’une totalité ou d’un absolu inaccessibles, il côtoie inévitablement le manque. Proust décrit les mécanismes du désir, cette ‘dissémination du mal sacré’, qui transforme l’attachement pour un objet en un ‘besoin anxieux’, ‘exclusif’, ‘absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à
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Lettre 73 (10 mars 1935), TCD MS 10420. Définition du Petit Robert (Paris : Le Robert, 1984).
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satisfaire et impossible à guérir’.36 Comme Beckett le souligne dans son Proust, le désir est voué à l’échec puisque le sujet désirant reste mobile, mais que l’objet qu’il poursuit est toujours évanescent. Sujet et objet évoluent de manière indépendante l’un de l’autre. Ils occupent des plans séparés et suivent des trajectoires qui les isolent davantage l’un de l’autre, qui jamais ne se croisent. L’un et l’autre dévient comme des atomes qui se déplaceraient de manière aléatoire et totalement imprévisible, obéissant à des règles dynamiques différentes. Beckett l’exprime ainsi dans Proust : When it is a case of human intercourse, we are faced with the problem of an object whose mobility is not merely a function of the subject’s, but independent and personal: two separate and immanent dynamism related by no system of synchronisation (P, pp.6-7).
Cette situation du désir fait de l’amour une coïncidence improbable, puisqu’une rencontre sur un même plan ou une ‘collision’ paraissent chose impossible. Chez Proust, Albertine ne représente pas un être unique. Elle est multiple ; ‘fugitive’, elle échappe sans cesse à Marcel. La relation sujet-objet, que commente Beckett dans cet essai, prendra aussi une place des plus importantes dans son œuvre. Pour Beckett, le ‘pessimisme’ de Proust transparaît ici dans l’échec de la relation entre sujet et objet, qui est la ‘type-tragedy of the human relationship whose failure is preordained’ (P, p.7). Chez Proust, cet échec porte avant tout sur la relation amoureuse : ‘One only loves that which one does not possess entirely’ (P, p.39). Cela fait penser au vague des passions de l’ère romantique, qui préfigure la misère du désir moderne. Dans ses romans, Flaubert expose, aux dépens de ses personnages, les rouages bien huilés de ce piège. Il montre, comme le dit Jean Borie, ‘l’universalité des mécanismes du désir au cœur de la modernité démocratique’.37 Le jeune homme ou la jeune femme, par l’intermédiaire de ses lectures, porte son regard sur une infinité d’objets qu’il désire. Chez Flaubert, qui écrit une œuvre entière sur le désir dans la société moderne, puis chez Proust, l’amour ne peut représenter la réalisation totale du désir. Emma Bovary désespère de faire correspondre le rêve et la réalité. 36
Marcel Proust, ‘Un amour de Swann’, in A la recherche du temps perdu (Paris : Gallimard / Coll. ‘Quarto’, 2003), p.190. 37 Jean Borie, Frédéric et les amis des hommes (Paris : Grasset, 1995), p.15.
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Elle veut croire (face aux objets réels) qu’elle vit une grande passion et que son amant est digne d’être aimé, mais son échec montre l’étroitesse de la réalité et la petitesse des objets surévalués par le désir.38 Beckett relève que, pour Proust également : Love […] can only coexist with a state of dissatisfaction, whether born of jealousy or its predecessor – desire. It represents our demand for a whole. Its inceptions and its continuance imply the consciousness that something is lacking (P, p.39).
L’objet appréhendé par l’imagination ne correspond jamais à ce qu’il est lors de sa possession ; aucun moment ultérieur n’approche, dans son intensité, l’instant foudroyant où le désir l’a pris en charge, s’est saisi de l’objet. Pour Proust, les objets du désir, le désir lui-même, semblent être vidés de leur sens par ce ‘cancer’ (P, p.7) qu’est le temps. Ce dernier modifie le désir du sujet (un sujet mobile qui se transforme sans cesse) pour un objet (lui aussi protéiforme et insaisissable) et ne laisse qu’insatisfactions face aux maigres appâts du désir d’hier, mort avec le sujet : We are disappointed at the nullity of what we are pleased to call attainment. But what is attainment? The identification of the subject with the object of desire. The subject has died – and perhaps many times – on the way (P, p.3).
Il y a, chez le sujet désirant, un manque fondamental. Cette conscience que ‘something [is] lacking’ est à l’origine d’une souffrance. Ainsi, pour Beckett et Proust : ‘Wisdom consists in obliterating the faculty of suffering rather than in a vain attempt to reduce the stimuli that exasperate that faculty’ (P, p.46). Cette sagesse demande une ‘ablation of desire’ (P, p.7), une suppression du désir, qui ressemble bien entendu à une ascèse et non à une attitude 38
Dans Madame Bovary, Flaubert décrit ainsi cet échec du désir : ‘Ah! Si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors […] jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait’ (Gustave Flaubert, Œuvres Complètes, I [Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1951] p.497). (Nous utiliserons l’abréviation O.C. pour toutes les références à des œuvres complètes.) Cette ‘félicité si haute’ vers laquelle tend le désir n’existe pas. Emma ponctuera cette découverte par le suicide, et ne survivra pas à ce mensonge romantique, dénoncé dans ce roman.
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bourgeoise qui étoufferait le manque en y répondant par une série d’assouvissements immédiats. Le jeune Beckett décrit la misère du désir avec des mots qui pourraient provenir de Madame Bovary : ‘Whatever the object, our thirst for possession is, by definition, insatiable’ (P, p.7). Beckett donne cependant à cette impossibilité liée à toute relation, à cette incommunicabilité, un tour plus radical encore, les étendant à tous les types de relation. Dès son Proust, Beckett élargit manifestement l’horizon problématique du désir ; pour lui, quel que soit l’objet, le désir est malheureux. Dans l’œuvre romanesque de Samuel Beckett, le désir apparaît sous des formes multiples. Dès Dream of Fair to Middling Women, les personnages s’enflamment pour des objets. Belacqua (dans les deux premiers ouvrages) et Murphy entretiennent des relations avec des femmes ; Neary poursuit inlassablement ses désirs.39 Ces élans vers l’objet sont source de souffrance et ne connaissent pas de moratoire. L’amour ne réussissant pas à combler un manque crée une souffrance. C’est ce que Belacqua semble dire lorsqu’il déclare à l’Alba que l’amour ‘is a great Devil, a fiend’ (D, p.173). L’amour n’est jamais fusionnel, son échec est ‘preordained’ (P, p.7), même s’il peut ponctuellement être partagé, comme c’est le cas pour Murphy et Celia : ‘Celia loved Murphy, Murphy loved Celia, it was a striking case of love requited’ (MP, p.15). Les premiers mots que les amants s’adressent : ‘“God blast you,” he said. “He is doing so,” she replied’ (MP, p.9), forment un décor plus réaliste à leur idylle. Si la suite du roman sépare Murphy de Celia, ils demeurent toutefois le couple le plus pur du corpus beckettien. Le portrait que peint Beckett de Celia reste touchant. Elle fait figure d’amante inconsolable ; frappée par le deuil de Murphy, elle atteint une rare dimension tragique. Belacqua, amoureux de la Smeraldina-Rima, est à la recherche d’une image exaltée par son imagination. L’objet tel qu’il apparaît au sujet n’est ni disponible ni vacant ; par son abstraction, il demeure insaisissable. Comme Beckett le relève dans Proust : ‘All that is active, all that is enveloped in time and space, is endowed with what 39
Son nom, comme le remarque Rabinovitz, forme l’anagramme de ‘yearn’, qui signifie : ‘languir pour, après quelque chose’, ‘soupirer pour, après quelque chose’, et donc désirer. (Rubin Rabinovitz, The Development of Samuel Beckett’s Fiction [Urbana: University of Illinois Press, 1984], p.79). Voir aussi Knowlson, p.211.
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might be described as an abstract, ideal and absolute impermeability’ (P, p.41). En cristallisant son désir sur une série d’images qui immobilisent artificiellement l’objet, Belacqua parvient ponctuellement à se l’approprier, au prix d’une illusion. Il paraît se défendre contre cette inviolabilité constitutive de l’objet en tentant de le capturer en une image faussée. Pour la Smeraldina-Rima, cette image reste partielle, puisque c’est à son visage, (‘The loveliest little pale firm cameo of a birdface he ever clapped his blazing blue eyes on’ [D, p.15]), source unique de ravissement pour lui, qu’il voue un amour spirituel – étant tombé amoureux de la Smeraldina ‘from the girdle up’ [D, p.3] seulement. Ce visage domine un corps que Belacqua juge, ‘even at that early stage’, ‘definitely all wrong’ (D, p.15). L’appropriation que vise Belacqua n’est pas charnelle, mais spirituelle. La radiance qui, dans son esprit, distingue et illumine l’image de la femme aimée, ainsi que son idéalité sont source d’illusion pour le personnage. Mû par un désir de demeurer en deçà de toute possession, il cherche à établir une relation immobilisée au stade d’une ‘ecstasy and an agony of mystical adhesion’ (D, p.70). Sa vision de la félicité découle parfois de l’amour courtois, ‘un art d’aimer élevé à la hauteur d’un rite’,40 dans lequel le troubadour (la figure archétypale est celle du chevalier ; ici, il s’agit d’un artiste, qui crée une nouvelle réalité) est lié à une dame par une relation platonique et idéalisée. (Dans la littérature courtoise, qui présente un raffinement des mœurs, la possession charnelle, ultime récompense accordée par la dame à son chevalier, est toujours à venir, différée, et le désir se trouve ainsi préservé.) L’union désincarnée, cette ‘mystical adhesion’, immunise le désir et le préserve de toute extinction, permettant une sorte de relation sublimée, dans laquelle le plaisir charnel ne joue aucun rôle. So she had been, sad and still, without limbs or paps in a great stillness of body, that summer evening in the green isle when first she heaved his soul from its hinges; as quiet as a tree, column of quiet. Pinus puella quondam fuit. Alas fuit! So he would always have her be, rapt, like the spirit of a troubadour, casting no shade, herself shade (D, p.23).
40
Dictionnaire des Lettres Françaises : Le Moyen Age (Paris : Fayard / Coll. ‘Pochothèque’, 1992), p.334.
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Le désir du personnage s’accroche à une vision unique et irremplaçable, qui semble coupée du flux temporel à la manière d’un instantané photographique, séparée de la lourde chaîne de contingences qu’articule une durée. Le désir de Belacqua pour la SmeraldinaRima est un désir syncrétique, fabriqué selon des notions de l’amour qui proviennent de schémas livresques. Son attachement n’a rien de cet idéal sublime – ou sublimé – du vieux sage qui aurait renoncé au désir. Il découle au contraire de la fade imitation d’un modèle archaïque et obsolescent dans lequel seuls l’impotent et le ridicule peuvent puiser une sorte de pâle réconfort. (Belacqua est plutôt ridicule, sa vocation des amours platoniques ne dissimule pas, semble-t-il, une impotence réelle.) De manière intéressante, les femmes dans Dream of Fair to Middling Women possèdent toutes des noms abstraits ; cette constante les place sur un plan qui s’apparente au rêve, à l’irréalité. Le titre de l’ouvrage mesure déjà ce décalage, que Flaubert expose dans ses romans, entre le ‘dream’, la magnificence des objets appréhendés par le désir, et une réalité ‘fair to middling’.41 Dans More Pricks than Kicks, Belacqua rêve d’un objet immobilisé, illuminé, imité d’un vague modèle, d’une ‘puella’ emprisonnée dans une illusion : ‘He willed her not to speak, to remain there with her grave face, a quiet puella in a blurred world’ (MPTK, p.27). A ce moment, Winnie, une des jeunes femmes avec qui Belacqua a une aventure, décrite ailleurs comme étant ‘pretty, hot and witty, in that order’ (MPTK, p.25), fait place à une notion idéalisée. Belacqua éprouve le désir de s’isoler dans un calme inviolable, le besoin d’un état exilé de tout mouvement ou élan vers un objet. Ainsi, dans More Pricks than Kicks, Belacqua s’imagine parfois une situation où l’exil mutuel du sujet et de l’objet permettrait cette suspension du désir qu’il souhaite, cette sorte d’état de veille, d’attente dans la solitude d’une vision : ‘If what I love […] were only in Australia’ (MPTK, p.146). Ce rêve d’un plaisir différé, suspendu, ce fantasme d’un bonheur à venir font de cette attente un moment délicieux, de la même manière que le Purgatoire constitue une forme de Paradis différé – celui-ci irradiant sans cesse l’horizon 41
Bien sûr, ce titre constitue aussi, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, une allusion au Dream of Fair Women de Henry Williamson. Beckett, en adaptant ce titre, le transpose en choisissant d’emblée une manière de poser le désir comme incompatible avec la réalité.
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de cette antichambre purgatoriale. Le protagoniste cherche une sorte d’immunité, de protection contre les atteintes de la réalité – l’incongruité des désirs qu’il lui oppose fait sourire. Le Belacqua de Dream of Fair to Middling Women désire ardemment vivre une forme d’union mystique, d’adhésion spirituelle avec les femmes qu’il rencontre. La vision exaltée de l’amour qu’a le personnage reste impossible à réaliser, puisque l’objet demeure mobile, changeant, charnel. Ses efforts ne parviennent qu’à lui faire entrevoir les contours flous d’un paradis à contempler, avant que toutes ses visions s’évanouissent. Winnie, la ‘quiet puella’ parle et brise le silence (MPTK, p.27). La Smeraldina-Rima se jette sur Belacqua et le force à redescendre des éminences lointaines où il s’est hissé en violant son intimité, épisode à la suite duquel ‘everything went kaputt’ (D, p.18). Dès qu’une ‘lesion of Platonic tissue’ (D, p.19), comme l’énonce le narrateur, a modifié sa relation avec la Smeraldina, celle-ci n’intéresse plus le protagoniste, qui cherche vivement à se soustraire à cette relation. Ce glissement de l’idéalité à la physicalité est toujours provoqué par la femme, présenté comme un être lascif et menaçant sans cesse la tranquillité du protagoniste. Ses aspirations sont toujours ponctuées d’une intervention de la part de la femme, qui rompt l’harmonie et met à mal l’attitude contemplative de l’homme. Le narrateur se plaît souvent à accorder ses représentations de la femme à de vieux poncifs misogynes et stéréotypés. Il n’hésite pas à cautionner la notion rangeant, depuis Aristote, en paires opposées, l’homme du côté de l’esprit, de l’immobilité, et la femme du côté du corps, de la physicalité et du mouvement.42 Selon ce schéma, comme l’écrit Mary Bryden, l’homme et la femme ne sont pas seulement considérés comme polarités, l’homme constitue l’aune à laquelle mesurer la femme ; il est la norme. Considérée comme l’un des pôles d’un système d’opposés binaires, la femme ‘becomes deviant value, object, absence, and chaos’ (Women in Samuel Beckett, p.5). Belacqua déplore la nature du désir amoureux qui transforme sa ‘puella’ en une ‘generous mare neighing after a great horse’ (D, p.24) et reconnaît dans ce désir une loi naturelle à laquelle il se sent étranger :
42
Cf. à ce sujet l’introduction et le premier chapitre du livre de Mary Bryden, Women in Samuel Beckett’s Prose and Drama (London: Macmillan, 1993).
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett She could not hold it. Nobody can hold it. Nobody can live here and hold it. Only the spirit of the troubadour, rapt in a niche of rock, huddled and withdrawn forever if no prayers go up for him. [...] It is a poor anger that rises when the stillness is broken, our anger, the poor anger of the world that life cannot be still, the live things cannot be active quietly [...] (D, p.24).
Ainsi, les femmes qu’aime Belacqua sont mues par un désir inverse au sien : celui de la possession charnelle. Avec Lucy qui, dans More Pricks than Kicks, survit deux années durant à un terrible accident, plongée dans une souffrance continuelle, Belacqua jouit de cette licence contemplative que la providence lui offre en immobilisant l’objet et en anéantissant sa vitalité. ‘But tempus edax’ commente le narrateur : For now he is happily married to Lucy and the question of cicisbei does not arise. They sit up all hours playing the gramophone […], he finds in her big eyes better worlds than this, they never allude to the old days when she had hopes of a place in the sun (MPTK, pp.120-1).
La terrible agonie de Lucy paraît un sursis bienvenu et particulièrement heureux pour Belacqua. Sa jouissance forme un contrepoint cruel aux tourments de Lucy. Le désir du protagoniste reste égoïste. Lorsqu’à la mort de Lucy cette période de béatitude prend fin, Belacqua, incapable de demeurer isolé, reporte bientôt son désir sur un autre objet et souffre à nouveau d’un manque. La béance du désir de Belacqua l’inscrit aussi dans cette éternelle spirale du désir. Belacqua, le troubadour de Dream of Fair to Middling Women, est dépendant d’un objet ; il connaît une forme de compulsion irrépressible qui le force à contracter de nouveaux liens. Au niveau le plus simple, le désir peut être rapproché du schéma du désir mimétique tel que le présente René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque.43 Cette thèse sur le désir s’oppose à l’opinion qui veut que l’homme fixe son désir sur un objet de manière tout à fait autonome ou spontanée. Le désir, comme la violence, est constitutif de notre monde. Le sujet poursuit un objet qu’il désire plus ardemment encore si d’autres sujets manifestent un même désir. Les désirs se renforcent par imitation. Cette manière de décrire le désir fait de celui-ci une ‘marque d’aliénation’, comme 43
Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris : Grasset, 1961). Sur ce désir ‘triangulaire’, voir le premier chapitre.
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l’écrit Jean Borie. ‘Médiatisé’, ce désir ‘est le signe de l’autre en nous […]’ (Frédéric et les amis des hommes, p.42). Cet élan vers un objet se transforme parfois, chez le sujet désirant, en une sorte de fièvre mégalomane et en la conviction d’avoir sur l’objet des droits inaliénables. Dans Murphy, Neary s’éprend violemment de Miss Dwyer : who loved a Flight-Lieutenant Elliman, who loved a Miss Farren of Ringsakiddy, who loved a Father Fitt of Ballinclashet, who in all sincerity was bound to acknowledge a certain vocation for a Mrs. West of Passage, who loved Neary (MP, p.7).
Le désir est défini ici comme un désir circulaire. Beckett se plaît à décrire ce mécanisme du désir, qui se renforce par imitation. Malgré sa lucidité, Neary est tombé dans le piège du désir. Il fait allusion avec humour à cette circularité d’un désir qui s’évanouit avec la possession de l’objet, en relevant que ‘Love requited […] is a short circuit’ (MP, p.7). Neary ne peut être accusé de bovarysme, il sait qu’avec le désir, la partie est perdue d’avance, mais il ne contrôle pas une machine du désir qui le voue tout entier aux pannes, aux ratés et aux éternels recommencements. La possession, ce court-circuit, marque pour lui la fin du désir, mais le désir une fois consumé renaît toujours de ses cendres, comme le Phénix. Le désir, comme semble le montrer cet exemple, ne se confond ni avec l’amour, ni avec le sexe, c’est un désir du désir, une énergie, un flux, dont l’origine n’est pas dans le rêve d’un objet singulier ou unique. Comme le décrit René Girard, le désir mimétique forme un triangle qui réunit un sujet, un modèle et un objet. Le Belacqua de Dream of Fair to Middling Women se fabrique, nous l’avons dit, des images dérivées de modèles littéraires vagues ; ses désirs le portent vers des femmes qui, transformées, désincarnées par ceux-ci, deviennent des icônes. Murphy, quant à lui, constitue pour tous les autres personnages un objet de quête. Il est aussi un modèle ou, en termes girardiens, le ‘médiateur’ du désir. C’est sur la relation de Murphy et de Miss Counihan que se calque le désir de Neary. Guéri d’un coup (c’est bien de cela qu’il s’agit : Neary n’a manifestement pas de goût prononcé pour l’attente et les raffinements compliqués que
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suppose l’amour courtois) de Miss Dwyer, il tombe amoureux fou de la conquête de Murphy.44 Then Neary met Miss Counihan […] ever since when his relation towards her had been that post-mortem of Dives to Lazarus, except that there was no Father Abraham to put in a good word for him. Miss Counihan was sorry, her breast was preoccupied. She was touched and flattered, but her affections were in bond. The happy man […] was Mr. Murphy, one of his former scholars (MP, p.37).
Le désir de Neary fait de Murphy son rival et l’ancien maître retombe dans le cycle infernal d’un désir qui apparaît comme étant violemment imitatif. Son désir est erratique, sans cesse prêt à se reporter sur un autre objet, qu’il grandit et rend d’autant plus fabuleux et absolument nécessaire qu’il paraît inatteignable. L’allusion à la souffrance ‘à blanc’ de Lazare et de Dives, à leurs désirs également malheureux, demeure plus complexe et offre de nombreuses résonances dans l’œuvre beckettienne. Comme l’a rappelé Mary Bryden,45 Dives et Lazare représentent ce riche et ce pauvre qui, dans la parabole racontée dans Luc (16 : 19-31), sont séparés par la mort. Insensible aux souffrances du pauvre Lazare qui, couvert d’ulcères, mendie à sa table, Dives est damné. Lazare, sanctifié, est placé dans le Sein d’Abraham. (Abraham est vénéré par les Juifs comme le personnage le plus grand de leur histoire. Pour eux, le Sein d’Abraham représente le paradis.) Plongé dans les souffrances terribles de l’Enfer, Lazare s’adresse à Abraham et lui demande de lui envoyer Lazare pour lui rafraîchir la langue de son doigt trempé dans l’eau. Abraham refuse ce soulagement au damné, évoquant l’abîme qui le sépare à présent du séjour des justes : ‘Il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire’ (Luc 16 : 26). Neary revient à deux reprises sur cette parabole ; il y fait d’abord allusion dans une discussion avec Murphy et se sert également de cette histoire pour exprimer les tourments du désir qui se heurte à un refus : ‘The love that lifts up its eyes […] being in torment; that craves for the tip of her little finger […] to cool its tongue [...]’ (MP, p.8). Ce texte représente 44
La relation que Murphy entretient avec elle est physique et non spirituelle ; Murphy décrit à Neary sa relation avec Miss Counihan comme étant : ‘Precordial […] rather than cordial. Tired. Cork County. Depraved’ (MP, p.8). 45 Cf. Samuel Beckett and the Idea of God, pp.7-10.
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pour Neary l’emblème du désir frustré. Les souffrances de Neary, bien que réelles, se situent en deçà de celles de Dives et de Lazare. L’allusion que fait Neary à ce ‘conte cruel’46 marque l’expression hyperbolique de son malheur, qu’il compare à la situation posthume de Dives. Comme l’a expliqué Mary Bryden, l’attention que Beckett accorde à ce récit est porteuse de sens. Elle indique aussi un sentiment de doute quant à la notion de récompense et de châtiment, ainsi qu’une attitude de compassion pour celui qui souffre. En ce sens, cette allusion va bien au-delà du niveau simple auquel se tient Neary, victime du désir. Cependant, la référence à Dives et à Lazare fait aussi peser sur la situation de Neary une notion d’irrémédiable. En effet, comme le narrateur de Murphy le signale, Neary semble condamné : There seems really very little hope for Neary, he seems doomed to hope unending. […] The fire will not depart from his eye, nor the water from his mouth, as he scratches himself out of one itch into the next, until he shed his mortal mange, supposing that to be permitted (MP, p.138).
Le caractère insatiable d’un désir toujours engagé est souligné davantage par la référence à un des Proverbes (30 : 15-6), traduit par Wylie en ‘The horse leech’s daughter is a closed system. Her quantum of wantum cannot vary’ (MP, p.43). Le désir correspond à un système clos de vases communiquants ; Neary, alors qu’il reporte son désir, ou besoin, sur Murphy, se remémore ces paroles de Wylie (cf. MP, p.137). La satisfaction et le manque – le moteur du désir – paraissent être mis en relation étroite, liés entre eux comme des phénomènes interdépendants : ‘For every symptom that is eased, another is made worse’ (MP, p.43), un vide se formant ici à mesure qu’un autre est comblé ailleurs. L’idée que la souffrance et le rire sont en quantité égale figure également dans En attendant Godot. En effet, Pozzo déclare : ‘Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. Il en va de même du rire’ (EAG, p.44).
46
Beckett, comme le souligne Mary Bryden (Samuel Beckett and the Idea of God, p.9), revient à cette parabole dans ‘Intercessions by Denis Devlin’ (in Dis, pp.91-4), où il la qualifie de ‘conte cruel’ (Dis, p.92). (Première publication dans transition [April-May 1938]).
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Dans la loi que Wylie énonce, paraphrasant les Proverbes, l’objet reste totalement aléatoire, sans importance. C’est de mouvement avant tout qu’il s’agit en effet, d’où l’idée d’un désir erratique, préexistant en quelque sorte à sa cristallisation sur un objet, et survivant à sa disparition. Dans More Pricks than Kicks, les épouses et amies de Belacqua meurent toutes successivement. Une fois que tous les objets de ses désirs ont disparu, ‘Belacqua looked round and the Smeraldina was the only sail in sight’ (MPTK, p.189). L’état onirique – tout théâtral qu’il soit, puisque le texte précise que cette femme est le premier objet qui frappe son regard – dans lequel le rêve de l’objet plonge le protagoniste est un court terme puisque, en vertu de la loi observée précédemment : ‘In next to no time she had made up his mind by not merely loving but wanting him with […] quasiGorgonesque impatience […]’ (MPTK, p.189). Ce qui nous importe ici, c’est que, chaque fois, le personnage reforme immédiatement d’autres liens, un peu au hasard semble-t-il : la femme à laquelle il se lie, l’objet lui-même, est sans importance. Il sert de prétexte au mouvement d’un désir erratique et toujours vacant. Le désir, en tant qu’élan vers un objet, en tant que dynamisme, est plus important que l’objet lui-même. Il y a, dans Dream of Fair to Middling Women et dans More Pricks than Kicks, une constante oscillation entre un désir qui se manifeste en un élan vers l’objet, ‘Phoebus chasing Daphne’ (D, p.120), et un mouvement de fuite du sujet (devenu objet du désir d’autrui). ‘At his simplest he was trine. [...] Centripetal, centrifugal and ... not. Phoebus chasing Daphne, Narcissus flying from Echo and ... neither’ (D, p.120). Ovide, dans ses Métamorphoses, décrit à plusieurs reprises un désir condamné à être malheureux, un désir dont la fureur a été éveillée par une force extérieure au sujet, pour le punir. Phœbus, qui a déclenché la colère de Cupidon, est condamné par celui-ci à aimer désespérément Daphné. Cupidon, en atteignant Phœbus d’une de ses flèches, provoque en lui un désir violent pour la nymphe chez qui il suscite, en la blessant d’un autre trait, une aversion égale pour son soupirant. Aussitôt, comme le dit Ovide : ‘l’un aime ; l’autre fuit […]’.47 Cette fuite, décrite par un mouvement centrifuge, s’accompagne souvent d’un mouvement contraire, un retour opéré par 47
Ovide, Les Métamorphoses, trad. Joseph Chamonard (Paris : Garnier-Flammarion, 1966), p.55.
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le sujet sur lui-même : ‘Narcisse flying from Echo’ (D, p.120). Narcisse, à l’instar de Phœbus, est puni et condamné à ne jamais pouvoir posséder l’objet de son désir. Belacqua, comme Narcisse, se heurte au néant lorsqu’il se prend pour objet. Il tente d’annuler cette oscillation entre des désirs contradictoires, qui sont source de souffrance, en s’échappant dans une zone franche, dans ‘a Limbo purged of desire’ (D, p.44). Ces limbes le débarrassent de sa double identité, de la tension entre les désirs opposés d’Apollon et de Narcisse. Dans Dream of Fair to Middling Women, le narrateur explique qu’il y a en lui un vide, ‘a cavity needing filling under my navel spiral where the big weight ought to be’ (D, p.77). Le personnage tente de remonter à un être originel, perdu, pour retrouver une impossible unité. Pour Murphy, la vie représente ‘a wandering to find home’ (MP, p.7), ‘un long retour à tâtons’.48 Dès son arrivée dans la M.M.M., Murphy tente, contrairement à ses principes solipsistes (qui l’isolent en tant que sujet), de vérifier l’impression ‘that there was the race of people he had long since despaired of finding’ (MP, p.117). Il y a chez Murphy un va-et-vient constant entre un désir d’isolement, nourri par sa volonté de se refermer lui-même comme une huître, ‘a closed system, subject to no principle of change but its own, selfsufficient and impermeable’ (MP, p.77) et un désir de l’autre. Il est ‘drawn to [Mr. Endon] as Narcissus to his fountain’ (MP, p.128). Cette remarque évoque ce double mouvement, ‘Phoebus chasing Daphne’, vers l’objet – Mr. Endon – et un élan narcissique vers soimême. Endon représente un modèle que Murphy tente de rejoindre, puisque Murphy, dans la M.M.M., ‘[felt] in [the patients] what he would be’ (MP, p.127). Cependant, Mr. Endon n’est qu’absence ; ses yeux, morts au dehors, ne communiquent rien. Ils ne renvoient qu’un reflet à Murphy : le sien. Endon constitue un néant aussi inviolable que l’objet que le Narcisse mythique contemple. Dans son étrangeté fondamentale au monde dynamique et changeant du dehors, il ne peut aider Murphy à retrouver des traces de lui-même. Une fois le voile de l’illusion levé, Murphy subit un ‘effondrement rageur’ (ML, p.202) de tout ce qu’il s’est acharné à être, effondrement qu’on peut définir comme étant double : Endon ne reconnaissant pas Murphy comme 48
La traduction française ajoute ici au texte original une résonance particulière. Murphy (Paris : Editions de Minuit, 1997), p.9. J’utilise par la suite le titre Murphy sous une forme non abrégée pour toutes les références à cette traduction.
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objet lui interdit l’accès au Murphy qu’il s’imagine être enfin, au sujet qu’il cherche à reconstituer. De plus, Endon s’effondre aussi en tant qu’objet. Cet élan qui pousse Murphy simultanément vers l’autre et vers lui-même prend naissance dans un manque fondamental. Cette souffrance du manque, Beckett l’éprouve de manière aiguë. Un jour, il avoue à Charles Juliet : ‘J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être assassiné. Assassiné avant ma naissance. Il me fallait retrouver cet être assassiné. Tenter de lui redonner vie...’ (Juliet, p.14). Ces paroles suggèrent qu’il y a, à la base, un réel traumatisme, qui condamne l’individu à vivre avec la conscience d’un vide, avec le sentiment d’une perte essentielle et la sensation qu’il y a fragmentation.49 Ce sentiment douloureux est à l’origine de ce besoin de retour sur soi, de cette tentative de se reconstituer. Ce vide échappe à toute tentative de formulation. Il y a, pour Beckett, une forme d’inadéquation au sein du langage, une impossibilité de dire la souffrance ; cet échec est constitutif du langage. Dans ‘La Peinture des van Velde ou le Monde et le Pantalon’, Beckett écrira : ‘Chaque fois que l’on veut faire faire aux mots un véritable travail de transbordement, chaque fois qu’on veut leur faire exprimer autre chose que des mots, ils s’alignent de façon à s’annuler mutuellement’ (PVV, p.125). Ce sentiment de manque fondamental peut être mis en rapport avec les œuvres de la maturité de Beckett, mais aussi avec un petit texte critique assez énigmatique, intitulé ‘Les deux besoins’, que Samuel Beckett compose en 1938. Dans cet essai, Samuel Beckett use d’un ton plus léger, qui ne parvient pas cependant à voiler le sérieux et l’importance de ce qui paraît constituer un des phénomènes à la base de son œuvre. L’artiste, pour Beckett, gravite autour d’un centre, qui semble être à l’origine du mouvement de l’écriture ou de manière plus générale, de l’œuvre d’art : Ce foyer, autour duquel l’artiste peut prendre conscience de tourner, [...] on ne peut évidemment en parler, pas plus que d’autres entités substantielles, sans en falsifier l’idée. [...] L’appeler le besoin, c’est une façon comme une autre (‘Les deux besoins’, p.55).
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Nous examinerons les liens qu’entretient ce sentiment de manque avec la mémoire ou l’écriture de soi dans notre dernier chapitre.
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Dans ce petit texte, Beckett ne définit à aucun moment ce qu’il entend par besoin (ni donc ce qui est manque). Il semble conscient de l’impossibilité de ramener ce phénomène – qu’il décrit comme un mouvement circulaire autour d’un point central – à une notion. Ce besoin semble donc s’approcher d’un manque à partir duquel l’œuvre connaît son impulsion première : ‘Besoin de quoi ? Besoin d’avoir besoin. Deux besoins, dont le produit fait l’art’ (Dis, p.55). Il y a là à la fois un désir de combler un besoin, puisqu’il existe une ‘conscience du besoin dont on a besoin’ (Dis, p.56), et le besoin de préserver ce besoin, de le laisser en état de béance, puisque cette ‘conscience du besoin dont on a besoin’ s’accompagne d’une ‘conscience du besoin d’avoir besoin’ (Dis, p.56). La tension entre ces deux types de besoin, saisie par la parfaite symétrie de ces deux formulations, nourrit un élan créateur. La disparition du besoin n’est pas souhaitable pour l’artiste. L’art repose sur un besoin qui représente ‘the absolute predicament of particular human identity’ (‘Intercessions’, p.91). Cette remarque, tirée d’un autre texte (contemporain des ‘Deux besoins’), intitulé ‘Intercessions by Denis Devlin’, reprend cette même notion de ‘besoin’ pour la développer davantage, sans pour autant l’expliciter. La centralité et l’intensité de ce besoin apparaissent déjà dans ‘Les deux besoins’, dans la phrase : ‘Les deux besoins, les deux essences, l’être qui est besoin et la nécessité où il est de l’être, enfer d’irraison d’où s’élève le cri à blanc, la série de questions pures, l’œuvre’ (‘Les deux besoins’, p.56). Le besoin et le désir restent des termes voisins ; le désir représente une ‘prise de conscience d’une tendance vers un objet connu ou imaginé’ alors que le besoin implique une idée de nécessité, étant ‘exigence née de la nature’.50 Il paraît vain de chercher à définir cette idée que Beckett appelle ‘besoin’, tout en indiquant à plusieurs reprises qu’il recourt à une approximation.51 Le manque rapproche cependant ces deux idées de désir et de besoin (on a besoin de quelque chose dont l’absence est à l’origine d’une souffrance et d’une sensation de manque. Le désir aussi, comme ‘conscience d’une tendance vers un objet’, a trait à l’idée de manque). Le ‘cri à blanc’ qui traverse l’œuvre fait référence à l’idée de perte 50
Ces deux définitions sont celles du Petit Robert. ‘L’appeler le besoin c’est une façon comme une autre’, puis : ‘Falsifions davantage’ (‘Les deux besoins’, p.56).
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d’un élément vital. Ce ‘cri à blanc’ implique une idée de souffrance et d’épuisement – du moins si on rapproche cette expression de l’idée de ‘saigner à blanc’ qui veut dire se vider de son sang. L’art n’a pas pour vocation de combler un vide, ou de le mettre en mot. Il représente, au contraire, une ‘approximately adequate and absolutely non-final formulation’ (‘Intercessions’, p.91), un mouvement ininterrompu, une sorte de spirale qui s’enroule et se déroule sans cesse. L’œuvre émerge d’un ‘enfer d’irraison’, en marge de ‘la monotone centralité de ce qu’un chacun veut, pense, fait et souffre’ (‘Les deux besoins’, p.55). En parlant de monotonie, Beckett se réfère sans doute ici à l’habitude, décrite dans Proust comme ‘the ballast that chains the dog to his vomit’ (P, p.8), sorte de pacte établi par l’homme avec son environnement, qui remplace, tant qu’il reste solidement scellé, ‘the suffering of being’ par ‘the boredom of living’ (P, p.8). S’il y a une tendance commune à vouloir éviter les souffrances (et Beckett refuse de leur trouver une justification quelle qu’elle soit), les moyens que mettent en œuvre les ‘choux pensant et même bien pensant’ (‘Les deux besoins’, p.55)52 consistent à appliquer une solution à tout problème ‘like a snuffer on a candle’ (‘Intercessions’, p.92), en neutralisant toute tension. Comme le dit Lawrence Harvey : ‘Intellect and its accomplices, habit and voluntary memory, can and usually do install the subject in a world of surfaces [...]’ (Harvey, p.411). C’est cette propension à évoluer vers un ‘bonheur de mouton sacré’ (PVV, p.132), imperturbable et imperturbé, que Beckett déplore dans les deux petits textes évoquant un état de manque originel qui donne naissance à l’art. Beckett décrit aussi la manière, inverse à cette spirale du désir, dont les ‘innombrables béats et sains d’esprit’ ‘prennent les lieux dans l’état où ils se trouvent’, ne laissant ‘rien monter chez eux qui puisse compromettre la solidité des planchers’ (‘Les deux besoins’, p.55). La ‘monotone centralité’ de ce que ces gens-là (que Beckett nomme aussi ‘go-getters’, avides de satisfaction immédiate) vivent et souffrent réside dans leur attention constante aux menus besoins, auxquels ils vaquent ‘à l’exclusion du grand besoin’ (‘Les deux besoins’, p.55). Leur vie consiste à prévenir les besoins et l’état de manque. Cette vie, Beckett la désigne comme une ‘vie toute en marge de son principe’, faite ‘de décisions, de satisfactions, de 52
Beckett remplace ici l’idée de fragilité du roseau pascalien, dressé vers le ciel, par la réplétion, l’obésité du chou accroché à la terre.
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réponses, de menus besoins assassinés’ (‘Les deux besoins’, p.55). Il ne s’agit plus ici d’art uniquement. L’existence, pour Beckett, se définit par une inversion de tous ces termes ; elle est constituée d’hésitations, d’insatisfactions, d’ignorance, et repose sur un manque fondamental. C’est sur ce manque existentiel que l’œuvre, en dépit de tout, doit reposer. La radicalité des propos de Beckett transparaît dans son allusion – dans ‘Intercessions’ – à Dives et Lazare, à ce qu’il nomme : ‘the Dives-Lazarus symbiosis’. ‘Here scabs, lucre, etc., there torment, bosom, etc., but both here and there gulf. The absurdity, here or there, of either without the other, the inaccessible other’ (‘Intercessions’, p.92). Dans Murphy, après que la tentative du protagoniste de jeter un pont entre lui et les malades – Mr. Endon en particulier – a échoué, et qu’il se retrouve irrémédiablement loin de ceux qu’il aimerait rejoindre, une nouvelle allusion est faite au gouffre infranchissable qui sépare Dives et Lazare : ‘In short there was nothing but he, the unintelligible gulf and they. That was all, ALL, ALL’ (MP, p.164). Cette conscience qu’a Murphy d’un abîme entre lui et l’autre rejoint la tragédie qui unit fondamentalement Dives et Lazare dans un état d’exil mutuel. De même, dans ‘Intercessions’, Beckett se réfère une nouvelle fois aux souffrances aiguës de ces deux malheureux pour illustrer la notion de besoin, fondatrice de l’art. Cette référence élargit cette idée de besoin de manière frappante. Sensible aux souffrances de ces deux hommes, Beckett les unit étroitement dans la plupart des textes. Dans une lettre qu’il écrit à MacGreevy en 1935, Beckett parle de ‘Dives and Lazarus one flesh’.53 Beckett exprime sans cesse l’indissolubilité de ces deux êtres et insiste sur cette ‘Dives-Lazarus symbiosis’ (‘Intercessions’, p.92). Comme l’écrit Mary Bryden : Both men have to endure the experience not only of suffering, but of indifference on the part of others (respectively, Dives to Lazarus, and Abraham to Dives) to their suffering. On this level, the experience of their suffering is not only closely allied, but is inextricably intertwined (Samuel Beckett and the Idea of God, p.9).
Leur espoir d’obtenir une forme de soulagement aux souffrances qu’ils endurent, condamné à être sans réponse, marque Beckett autant que cet abîme qu’évoque Abraham dans sa réponse à 53
Lettre 80 (8 septembre 1935), TCD MS 10402.
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Dives (Luc 16 : 26). Un ‘gulf’ (Dis, p.92) infranchissable sépare irrévocablement et aussi sûrement les deux hommes que le fait l’abîme entre le séjour des hommes réconciliés avec Dieu et les Enfers. Situation sans retour pour Dives, elle l’est aussi pour Lazare, puisque, victime de souffrances comparables à celles de Job, il meurt sans que Dieu intervienne en sa faveur. De même que Dives, dans sa situation posthume de damné, est exilé de la grâce divine, les tourments de Lazare sur terre se sont heurtés au silence. Ici, comme dans La Divine Comédie, la pitié n’appartient pas au monde des vivants, mais elle est manifestée de manière posthume, alors qu’il est trop tard : ‘C’est quand bien morte elle est qu’ici vit la pitié’.54 Cette absence de réponse divine semble être au cœur de l’interrogation pure qui entoure la souffrance. C’est cette souffrance liée au manque et cet isolement absolu et tragique des deux êtres, ‘the absurdity, here or there, of either without the other, the inaccessible other’ (‘Intercessions’, p.92), qui frappent Beckett dans cette parabole, et non pas son enseignement : la pratique de la charité ; un élan que la cruauté de ce conte semble démentir. Beckett n’accorde aucune attention ni aucune crédibilité à la valeur exemplaire, cathartique, de cette parabole sur la souffrance. C’est à cette inaccessibilité fondamentale de l’autre, de tout objet, que se heurte le désir. L’échec lié au désir, condamné à rester malheureux, paraît déjà frapper le jeune Beckett. Dans Proust, il écrit : ‘The failure to possess may have the nobility of that which is tragic’ (P, p.46). Chez Beckett, cette remarque s’apparente également à cette notion d’irrémédiable (qui est le propre de la tragédie). Beckett fait déjà une place ici à la notion d’échec. Il est sensible au spectacle de la douleur, à tout ce qui est malheureux, contrit, misérable. Il semble que, pour Beckett, c’est au travers de valeurs négatives comme l’échec, l’irrémédiable, et le manque, que se dessine la seule voie possible pour l’œuvre d’art et l’écriture. Le schéma interprétatif girardien, évoqué pour illustrer quelques points isolés, reste utile et intéressant comme piste de réflexion pour un bon nombre de textes classiques. Il n’a pas, cependant, valeur de loi chez le jeune Beckett et se transforme, à mesure que l’œuvre évolue, en un court-circuit au contact avec l’ensemble du corpus beckettien. Dans ses romans ultérieurs, après 54
‘L’Enfer’, in La Divine Comédie, éd. H. Longnon (Paris : Garnier, 1966), pp.1-172 [p.100].
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Murphy, Beckett s’éloigne peu à peu de cette idée de désir mimétique, de désir inclus dans un schéma, et surtout du désir amoureux,55 qui n’occupe déjà qu’une place restreinte dans ses premiers romans. Ce qui demeure et qui, toujours, se dessine à l’horizon des réflexions de Beckett, c’est la notion d’un élan irrépressible d’un sujet vers un objet, et la question de leur rapport. Dans Proust, on sent, nous l’avons montré, qu’il y a déjà chez Beckett une intuition profonde quant à la nature douloureuse du désir. Cette vacance que rien ne peut combler, cette poursuite incessante et vouée à l’échec, seront transposées d’un plan concret – une expérience commune du désir pour un objet dont la privation constitue un manque et une souffrance insupportable – à un plan plus large et plus abstrait. Ce mécanisme, cette formidable béance du désir, deviennent emblématiques, chez Beckett, d’un travail de l’écriture suscité par ce manque, ce besoin, qui préexistent toujours à toute histoire, à tout mouvement, et figurent les conditions de cet éternel glissement du sujet vers un objet inaccessible. C’est sur un ‘deuil de l’objet’,56 sur la conscience d’un manque irrémédiable, d’un rapport à jamais brisé, que l’œuvre repose, dans un éternel déséquilibre. C’est ce mouvement du désir, comme souffrance ‘à blanc’, mais aussi comme flux, comme énergie, épanchement, comme élan, qui fait l’œuvre et l’appelle.
I : iii Souffrance relationnelle, incommunicabilité La souffrance qu’éprouve sans cesse le personnage beckettien est liée parfois à sa difficulté à communiquer et à établir le contact avec autrui. Cette souffrance est décelable autant dans sa relation à soimême que dans sa relation avec les autres. Son apparence physique baroque et maladive contribue à développer chez le protagoniste un sentiment de gêne incontrôlable et un comportement étrange, asocial. 55
A l’exception de Play, pièce dans laquelle Beckett met en scène les tortures du désir et de la jalousie. La trame de cette pièce est l’adultère, un ménage à trois. Pour ces trois êtres cependant, le temps du désir est mort ; exilés les uns des autres, ils sont condamnés à répéter sans cesse leurs souvenirs, leurs tourments. 56 ‘Peintres de l’empêchement’, in Dis, pp.133-7 [p.135]. (Première publication dans Derrière le Miroir [Gallerie Maeght ; Paris : Editions Pierre à Feu, 1948]). Nous utiliserons l’abréviation PE pour les références suivantes à ce texte.
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Ce malaise profond constitue un obstacle supplémentaire à toute relation et représente une des sources, dans Dream of Fair to Middling Women, et More Pricks than Kicks de la misère profonde du personnage.57 A la fois ‘excluant et exclu’, comme du Chas, c’est en souffrant toujours que le personnage ‘traverse l’élément social’ (‘Le Concentrisme’, pp.38-9). Dans Dream of Fair to Middling Women, Belacqua oscille entre un désir de retrait et de solitude et un désir opposé, bien présent lui aussi : celui de s’intégrer. Le protagoniste souhaite être admis, faire partie du grand jeu social, même sur le mode discret et minimal du client que l’on reconnaît. Son impuissance à établir un contact, même moindre, avec les autres le trouble profondément : ‘What was curious was that never [...] did he mean anything at all to his inferiors’ (D, p.127). Le mot ‘inférieurs’ indique que l’isolement douloureux de Belacqua n’est pas étranger à son sentiment de supériorité intellectuelle.58 Les efforts fournis inlassablement par un Belacqua qui, jour après jour, reproduit consciencieusement les mêmes habitudes, fréquentant aux mêmes heures les mêmes endroits publics, restent inutiles. Ils ne font pas de lui un habitué. Almost it seemed as though he were doomed to leave no trace, but none of any kind, on the popular sensibility. [...] He had no success with the people, and he suffered profoundly in consequence. [...] He never grew accustomed to this boycott (D, p.127).
Au contraire, son ressentiment et sa frustration dégénèrent en une haine qui du genre humain s’étend au règne animal : ‘Children he abominated and feared. Dogs, for their obviousness, he despised and rejected, and cats he disliked, but cats less than dogs and children’ (D, pp.127-8). Ce profond ressentiment, nourri en secret par le personnage 57 Il suffit de voir, par exemple, l’attitude servile et ridicule de Belacqua lorsque, au début de Dream of Fair to Middling Women, le gardien le somme de quitter la digue (D, pp.7-8). De même, Belacqua, accosté dans un bar par une mendiante, sent qu’il est la cible de tous les regards. Il ‘scarcely knew where to look. Unable to blush he came out in this beastly sweat. Nothing of the kind had ever happened to him before. He was altogether disarmed, unsaddled and miserable’ (MPTK, p.48). 58 Le 10 mars 1935, Beckett écrit à MacGreevy : ‘For years, I was unhappy, consciously and deliberately [...] so that I isolated myself more and more, […] and lent myself to a crescendo of disparagement of others and myself’ (TCD MS 10420). Cette attitude est à l’origine de symptômes morbides. Beckett dit avoir chéri ‘the fatuous torments as denoting the superior man’ (TCD MS 10420).
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comme moyen d’autodéfense et par réaction à ce ‘boycott’, n’engendre par d’agressions physiques dans les premiers romans. Celles-ci apparaissent ici comme en gestation et représentent un potentiel sans jamais rejaillir en violence réelle ; l’agressivité du protagoniste ne dépasse pas encore l’offensive verbale. Dans l’œuvre d’après-guerre, les personnages sont mus par une sorte de crainte irrépressible face aux autres, et leur comportement est instinctivement plus violent, cruel même. Belacqua est trop indolent, a trop à s’occuper de sa vie affective et de sa personne pour vraiment développer une violence physique envers autrui. Son comportement face aux autres tient davantage du ridicule et de la grossièreté. Dans ‘A Wet Night’, le narrateur déclare au sujet du protagoniste : ‘Timidly insolent when […] exasperated; finally rude on the sly when intimidated, outrageously rude behind the back of his oppressor. This was one of his little peculiarities’ (MPTK, p.57). Tandis que le ton moqueur du narrateur fait sourire, les débordements bizarres du personnage n’aident pas toujours à prendre son malheur au sérieux. Un côté outré entre en jeu dans cette difficulté relationnelle des premiers personnages. Ils se donnent en spectacle, visent leur propre intérêt. Cette propension à contrevenir aux plus simples règles de conduite sociale éclate au grand jour, par exemple, dans la scène grossière et ridicule que Belacqua fait à l’épicier (cf. MPTK, p.14) au sujet d’un morceau de Gorgonzola, dont la ‘faint fragrance of corruption’ lui paraît insuffisamment prononcée. Belacqua, n’étant pas ‘a bloody gourmet’, s’attend à un peu plus de sérieux : ‘What he wanted was a good green stenching rotten lump of Gorgonzola cheese, alive, and by God he would have it’ (MPTK, p.14). Murphy manifeste un type de comportement asocial comparable lors du scandale, irrésistiblement comique, qu’il orchestre dans une cafétéria pour ne payer qu’une tasse de thé et en consommer 1,83 (cf. MP, pp.58-60). Ailleurs, il se venge du genre humain par une série d’agressions et de représailles imaginaires (MP, pp.78-9). L’humour qui imprègne ce rite punitif a aussi pour effet d’arracher à la scène toute impression de violence. Les autres ne représentent une menace pour le personnage que dans la mesure où ils attentent à sa tranquillité et à la vision qu’il a de lui-même. L’Alba, avec laquelle Belacqua entretient une grande et chaste amitié, éprouve aussi envers lui, par intermittence, une sorte de souverain mépris. Elle perçoit chez lui deux besoins totalement
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opposés : le premier le pousse vers autrui et le second, qu’elle trouve ridicule, l’enjoint de rester rigoureusement fidèle à l’image qu’il se fait de lui-même (un être autosuffisant, tourné vers le dedans) : He was [...] too permanently selfish, faithful to himself, trying to be like himself as he fancied himself all the time, an irretrievable stickler for his own wretched standard [...]. He laid coiled up in the shadow, always the shadow, of the dread of leze-personality, at his own hands or another’s (D, p.194).
En dépit de son besoin de contact avec autrui, Belacqua est effrayé par l’idée d’une souillure irréversible ; il a peur que soit commis un ‘sin against the Belacqua third person’ (D, p.194). (Ces mots jouent sur l’idée qu’une atteinte à cette ‘third person’ – que le protagoniste devient dans ses limbes – entraînerait des conséquences égales au péché contre le Saint-Esprit. Selon le Nouveau Testament [Hébreux 6 : 4-8], ce péché, irrémissible, voue inéluctablement celui qui l’a commis à la damnation éternelle.) Il faut remarquer que Belacqua peut être lui-même l’agent de cette souillure, puisqu’il éprouve une ‘dread of leze-personality, at his own hands or another’s’ (D, p.194). Belacqua, comme Murphy hors des zones de son esprit, a en effet l’impression de déchoir d’un certain état de grâce lorsqu’il vit hors de son étrange lieu de retraite et qu’il est exposé au contact du monde. Ces tiraillements inspirent à l’Alba des pensées peu charitables envers Belacqua : ‘He could rot away in this darling gloom if that was what he wanted, she should not be there to listen’ (D, p.194). Dans Dream of Fair to Middling Women, Belacqua a également des amitiés masculines, qui sont pour lui un refuge loin de l’amour des femmes.59 Le Belacqua des nouvelles (qui ne cesse de graviter autour d’un objet) et Murphy sont pourtant décrits comme étant ‘friendless’.60 Jusqu’à un certain point, il semble que Murphy accepte mieux sa solitude que Belacqua. De toute la force de sa volonté, il tente de rejoindre le ‘petit monde’ : ‘His vote was cast. “I am not of the big world, I am of the little world”’ (MP, p.123). Ainsi, 59 Cf. D, p.32, p.46. Dans More Pricks than Kicks, Hairy est une des seules relations d’amitié de Belacqua. 60 Murphy tente de dissuader Celia de venir le voir en évoquant, comme excuse, la visite d’un ami : ‘You have no friends’ (MP, p.9) rétorque Celia. Quant à Belacqua, avant son mariage avec Thelma : ‘The wedding gifts flowed in, not upon him, for he was friendless, but upon her [...]’ (MPTK, p.139).
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pour lui, l’échec de toute relation avec les habitants du grand monde contribue implicitement à nourrir son espoir de vivre en marge. Pourtant, Murphy, inconsciemment d’abord, recherche ‘ses frères’ : ‘He would not have admitted that he needed a brotherhood. He did’ (MP, p.122). La phrase, tirée de La Condition humaine de Malraux, qui sert d’épigraphe au neuvième chapitre (‘Il est difficile pour celui qui vit hors du monde de ne pas chercher les siens’), a une valeur programmatique. Les tentatives de Murphy se soldent d’un échec, comme nous l’avons dit, et Murphy se trouve seul. La solitude fondamentale de l’homme, qui représente un des thèmes prédominants de A la recherche, va occuper une place majeure dans l’œuvre beckettienne. La solitude ne touche pas uniquement l’artiste qui ‘est de nulle part. Et [qui] n’a pas de frère’,61 comme l’écrira Beckett ; elle représente le lot de l’homme, l’impossibilité de communiquer : ‘There is no communication because there are no vehicles of communication’ (P, p.47). L’absence de moyen d’échange condamne l’homme à la solitude et à l’isolement. Cette incommunicabilité de toute pensée est illustrée dans Murphy par la relation du protagoniste et de Celia : [Celia] felt, as she felt so often with Murphy, spattered with words that went dead as soon as they sounded; each word obliterated, before it had time to make sense, by the word that came next; so that in the end she did not know what had been said. It was like difficult music heard for the first time (MP, pp.31-2).
Les gesticulations et paroles de Murphy sont comme absorbées et contenues dans sa sphère privée ; il ne cherche jamais réellement à établir une communication. De plus, toutes ses paroles, comme incapables de franchir l’abîme qui sépare le personnage de l’autre, semblent vouées à opérer elles-mêmes une sorte de ‘retour à tâtons’ vers lui : ‘He realized the irrelevance of what he was doing, and furthermore its spuriousness. So far from being adapted to Celia, it was not addressed to her’ (MP, p.96). La solitude est souvent investie, chez Beckett, d’une valeur positive. Elle est nécessaire, essentielle. La relation sujet-objet est inévitablement vouée à l’échec car l’homme est dépourvu de moyens de connaître l’autre : ‘We 61
‘Hommage à Jack B. Yeats’, in Dis, p.148. (Première publication dans Les Lettres Nouvelles [avril 1954]).
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cannot know and we cannot be known’ (P, p.49). Pour Beckett, il semble qu’une grande partie des discours sont des paroles creuses et incompréhensibles, qui ne témoignent à aucun moment de l’existence d’une relation réelle entre deux êtres : The attempt to communicate where no communication is possible is merely a simian vulgarity, or horribly comic, like the madness that holds a conversation with the furniture (P, p.46).
L’idée que la communication peut être ‘horribly comic’ sera exploitée de manière inoubliable dès Molloy et les premières pièces de théâtre.62
I : iv La souffrance comme spectacle Dans les premières œuvres, la souffrance, c’est avant tout ce qui se passe ; elle a un côté événementiel. Cette souffrance est médiatisée, rapportée, racontée et possède souvent un caractère sensationnel. Les maux qui frappent les personnages constituent toujours un spectacle. La souffrance est observée et présentée par un intermédiaire – il s’agit souvent du personnage lui-même – qui observe la scène en spectateur. Son regard glisse, généralement imperturbé, sur la scène du malheur. L’effet des souffrances de l’autre sur sa personne reste souvent minime, puisque le spectacle de la douleur est fréquemment canalisé par des mécanismes lénifiants, d’autodéfense parfois, ou absorbé tout entier dans un frisson passager.63 Les premiers ouvrages de Beckett, More Pricks than Kicks en particulier, soulignent bien cette tentation de se détourner de la douleur et de l’indigence. Ils rendent le lecteur attentif aux filtres protecteurs qui isolent le personnage du tableau qui est devant lui. Le personnage-spectateur déambule et jette sur le monde souffrant un regard distrait, tout en poursuivant sa flânerie antisociale et solitaire. 62
Voir par exemple les moyens élaborés par Molloy pour communiquer avec sa mère (ML, pp.22-3). 63 Comme le remarque Knowlson, c’est au contact des foules de Dublin que Beckett devint ‘acutely aware [...] of the poverty, pain and suffering that were visible almost everywhere around him’ (Knowlson, p.66). Auparavant : ‘Like so many of the well off […], he had probably operated his own filter systems, refusing to notice […] what was unpleasant to contemplate’ (Knowlson, pp.66-7).
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La raison, le savoir et la culture lui permettent parfois d’enfouir complètement la vision et de l’intégrer dans un système de références qui admet et prend en charge la souffrance de l’autre. Le protagoniste semble fréquemment vouloir se débarrasser d’une sensation nue en la transférant dans un champ plus vaste ou en la rangeant dans une catégorie. De manière systématique, dans Dream of Fair to Middling Women, More Pricks than Kicks et Murphy, le narrateur, qui interrompt le cours de son récit à tout propos, observe cependant un silence presque total face au spectacle de la douleur. Parfois pourtant, il se dissocie du personnage pour commenter l’attitude de ce dernier face à la misère de l’autre ou pour attirer l’attention du lecteur sur cette souffrance. Le monde de More Pricks than Kicks constitue un spectacle, bien plus que celui de Dream of Fair to Middling Women – dans lequel Belacqua entretient une vision imaginaire en marge du monde – ou que celui de Murphy. Dans ce roman, Murphy, préoccupé par sa seule personne : ‘required for his pity no other butt than himself’ (MP, p.52). Une fois pourtant, Murphy paraît sensible à la misère qui semble peser sur le monde animal. Il observe les moutons de Hyde Park qui lui semblent : A miserable-looking lot, dingy, close-cropped, undersized and misshapen. [...] They simply stood, in an attitude of profound dejection, their heads bowed, swaying slightly as though dazed. Murphy had never seen stranger sheep, they seemed one and all on the point of collapse (MP, pp.70-1).
Pourtant, c’est davantage ce qu’il interprète après-coup comme une ‘ecstatic demeanour’ (MP, p.71) qui l’emporte – comme sentiment qui s’harmonise mieux avec sa vision particulière du monde – sur ce premier sentiment de compassion. L’idée que les moutons sont plongés dans une forme d’extase contamine et neutralise le premier élan de Murphy. Cette scène préfigure le regard imperturbable que Murphy jette sur les tourments des malades. Murphy, dont l’unique vocation consiste à vouloir accéder au microcosme, ‘beyond the frontiers of suffering’ (MP, p.57), reste constamment aveugle à la souffrance. Pour lui, cette dernière appartient au monde dont il cherche à s’isoler. Dans la M.M.M., ‘Murphy either disregarded or muted to mean what he wanted’ ‘the frequent expressions apparently of pain, rage, despair’ des malades (MP, p.124). Cette souffrance, brute, ne parvient pas à le
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toucher. Murphy refuse d’en voir les causes véritables – la réalité infernale que vivent les malades – puisque cette souffrance contrevient à l’idée qu’il se fait de ces ‘microcosmopolitains’, qui, selon lui, jouissent d’un ‘glorious time’ (MP, p.124) dans leur univers clos. Pour Murphy, le simple fait de prendre conscience de leur souffrance ou d’en admettre l’évidence compromettrait son espoir de jouissance future dans ce ‘petit monde’. De même, l’indifférence presque totale de Belacqua envers la souffrance d’autrui est apparente dès le début de Dream of Fair to Middling Women : ‘He might conceivably have suffered mildly with those whose sufferings he saw reported in the continental press. But sonst, in the word of the song, gar nix’ (D, p.11). Pour que Belacqua accorde de l’attention à la souffrance, elle doit lui parvenir comme en écho d’un monde éloigné de lui, au-delà de ses frontières. Il ne ressent d’émotion pour une souffrance que si elle est impersonnelle et médiatisée ; le vague tiraillement ou élan de pitié qu’il peut éprouver est stimulé par le frisson que provoquera un article de journal. Comme son prédécesseur, le Belacqua des nouvelles n’éprouve, le plus souvent, de sentiment d’émotion que pour des souffrances sans visage, abstraites : ‘His small stock of pity [was] devoted entirely to the living, by which is not meant this or that particular unfortunate, but the nameless multitude of the current quick, life, we dare almost say, in the abstract’ (MPTK, p.125). L’imagination des protagonistes de Dream of Fair to Middling Women et de More Pricks than Kicks doit être stimulée par un médiateur (une photographie, un article ou un livre) pour que le personnage ressente une émotion proche de la pitié ou, plus rarement encore, de la compassion. Pourtant, comme le montrent quelques passages isolés, le Belacqua des nouvelles n’est pas absolument imperméable aux malheurs d’autrui. Dans ‘Ding-Dong’, ‘his attention was arrested’ (MPTK, p.42) par le spectacle d’un paralytique aveugle qu’un homme amène dans son fauteuil roulant jusqu’au coin où il mendie. La scène semble l’avoir absorbé auparavant, puisqu’il connaît parfaitement les habitudes de ce malheureux.64 Ce jour-là, Belacqua perçoit aussi, sur 64
‘This was the blind paralytic who sat all day near the corner of Fleet Street, and in bad weather under the shelter of the arcade, the same being wheeled home to his home in the Coombe’ (MPTK, p.42). Son accompagnateur, comme l’a observé précédemment le personnage, vient ‘every evening a little before the dark’, et, chaque
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le visage du paralytique ‘a bitter look’ (MPTK, p.126). De même, s’il éprouve une pâle émotion en contemplant pour la première fois ‘the rather handsome face of McCabe the assassin’ (MPTK, p.10) dans le journal, ce faible sentiment fait place, chez Belacqua, à de la compassion lorsqu’il apprend que McCabe va être exécuté. Le premier frisson fait place à une émotion accrue : ‘And poor McCabe, he would get it in the neck at dawn. What was he doing now, how was he feeling?’ (MPTK, p.20). Le titre ‘Dante and the Lobster’ juxtapose de manière incongrue des éléments totalement séparés : la littérature et la vie, un poète médiéval et un crustacé.65 C’est au travers de l’art et en particulier de La Divine Comédie, que Belacqua commence à réagir au spectacle du monde. Dante figure aussi le spectateur par excellence ; plongé dans les profondeurs infernales, il est le témoin des tourments terribles des damnés. A plusieurs reprises, la littérature entre en résonance avec les scènes que contemple Belacqua et le conduit à s’interroger sur la souffrance. Son attitude change totalement après sa leçon ; calmé et réceptif, il est attentif à ce qui se passe dans les rues. Sa sensibilité aux maux qui l’entourent naît de ses lectures. Les interférences entre ces deux mondes, fictif et ‘réel’, sont constantes. Au début de la nouvelle, Belacqua lit dans La Divine Comédie le Chant deuxième du ‘Paradis’, dans lequel Béatrice fait allusion aux taches de la lune. C’est la croyance médiévale – ‘les fables de Caïn’ – qui impressionne le plus Belacqua et non les explications filandreuses de Béatrice à Dante. La figure de Caïn, exilé sur la lune, selon la tradition médiévale, ployant sous son fardeau, frappe Belacqua : Cain with his truss of thorns, dispossessed, cursed from the earth, fugitive and vagabond. The moon was that countenance fallen and branded, seared with the first stigma of God’s pity, that an outcast might not die quickly (MPTK, pp.11-2).
Cette scène mythique n’est pas le seul spectacle que Belacqua considère avec émotion. En méditant sur une phrase de La Divine matin ‘it was his duty to shave his man and wheel him’ (MPTK, p.42). Le passage se termine sur : ‘So it went, day after day’ (MPTK, p.42). 65 Comme l’a souligné Wai Chee Dimock dans sa contribution intitulée ‘Weird Copula: Dante and the Lobster’ (présentée au Beckett Symposium de Sydney, 6-9 janvier, 2003). David Weisberg écrit que ce titre ‘employs the surrealist technique of juxtaposition’ (Weisberg, p.17).
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Comédie, ‘qui vive la pietà quando è ben morta’,66 Belacqua considère soudain le cortège de misères qu’il a devant ses yeux et se demande : ‘Why not piety and pity both, even down below? Why not mercy and Godliness together?’ (MPTK, p.20). Cette phrase l’a d’abord frappé en raison du jeu de mot – ‘pietà’ signifie à la fois ‘pitié’ et ‘piété’– et non à cause du contexte grave dans lequel elle apparaît, où le désarroi de Dante répond à la souffrance des damnés. A ce moment, cependant, c’est bien avec les maux du monde qu’elle entre en résonance. Il remarque, au détour d’une rue, que ‘a horse was down and a man sat on its head’ (MPTK, p.20), puis, plus loin, ‘a poorly-dressed couple’, ‘she sagging against the railings, her head lowered, he standing [...] close to her, his hands dangled by his sides’ (MPTK, p.20).67 Lorsqu’à la fin de la nouvelle Belacqua réalise que le homard qu’il a livré à sa tante est vivant et qu’elle s’apprête à le faire bouillir, il éprouve un frisson d’horreur et un profond sentiment d’empathie pour la créature : ‘In the depth of the sea it had crept into the cruel pot. For hours, in the midst of its enemies, it had breathed secretly’ (MPTK, p.21). Lorsque sa tante déclare que ces animaux ‘ne sentent rien’, Belacqua se détourne de ce spectacle et, mentalement, récite un vers de l’‘Ode to a Nightingale’ de Keats : ‘Take into the air my quiet breath’. Il refoule bientôt ses premières impressions face à cette scène : ‘Well, [...] it’s a quick death, God help us all’ (MPTK, p.21). Les trois derniers mots de la nouvelle : ‘It is not’, replacent le lecteur face à la souffrance – comme s’il fallait, une fois Belacqua détourné, à tout prix un témoin à cette scène – vidant la référence au poème de son pouvoir lénifiant et anesthésique. D’autres interventions du narrateur, plus voilées, attirent de même l’attention sur la question de la souffrance. Tout d’abord, le vers de l’‘Ode to a Nightingale’ : ‘Take into the air my quiet breath’, que se remémore Belacqua, rejoint une autre référence bien connue, sans doute, du studieux Belacqua : ‘Out of the quiet into tempestuous air’.68 Ce vers, loin de détourner le spectateur de la souffrance, forme un prélude à la descente de Dante dans le second cercle de l’Enfer. Il fait entendre des accents étrangement familiers, réminiscents du vers 66
‘C’est quand elle est bien morte qu’ici vit la pitié’ (‘L’Enfer’, p.100). Ces bras, qui reposent le long du corps de l'homme comme en signe d’impuissance ou de désarroi, peut-être même de menace, rappellent ici la posture qui sera celle de l’‘Auditeur’ dans Not I. 68 ‘Hors de la quiétude parmi l’air qui tremble’ (‘L’Enfer’, p.30). 67
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qui apaise le personnage, mais implique néanmoins un mouvement inverse, vers les ténèbres, et non un élan vers l’azur. Cette phrase de La Divine Comédie rappelle également, en sourdine, la nécessité absolue de faire face à la souffrance, d’en être témoin. L’entrée de Belacqua et de sa tante dans la cuisine (‘[his aunt] embraced him and together they went down into the bowels of the earth, into the kitchen basement’ [MPTK, p.20]), évoque une descente aux Enfers et prépare ou annonce cette allusion implicite. Les contrastes qu’offre cette nouvelle sont nombreux. Le professeur d’italien de Belacqua suggère à son élève, comme devoir, d’étudier ‘Dante’s rare mouvements of compassion in Hell’ (MPTK, p.18) ; les mots finaux, ‘it is not’, font écho, peut-être, à cette phrase en poussant le lecteur à s’interroger sur les ‘rares mouvements de compassion’ de Belacqua dans le monde moderne. D’autres questions sont suscitées par ce contraste frappant entre la pensée rassurante de Belacqua : ‘It’s a quick death’ et les mots qui dépeignent le sort de Caïn, ‘seared with the first stigma of God’s pity, that an outcast might not die quickly’ (MPTK, p.12).69 Caïn, épargné par Dieu, est condamné à vivre un châtiment sans fin. Ces deux scènes, ces deux tourments, se répondent : la remarque finale offre un démenti à l’idée que la mort du homard constitue une mort rapide. Les trois mots ‘It is not’ dépassent ce dernier spectacle, le sort du homard, pour embrasser l’ensemble des scènes évoquées. Cette intervention, unique en son genre, du narrateur, réunit tous les plans de l’art et la vie humaine et animale : Dante, la souffrance des damnés, McCabe, la misère des rues, le cheval, qui n’a dû succomber qu’à la suite d’une longue agonie, le homard. Malgré son ton apodictique, cette remarque finale fait place à une interrogation et redirige le lecteur face au vaste tableau de la souffrance. Cette nouvelle occupe une place totalement à part dans More Pricks than Kicks ; en effet, dans le reste du recueil, cette attention à la souffrance déserte complètement le protagoniste. Pourtant, le choix de placer cette nouvelle au début de l’ouvrage ne procède probablement pas uniquement d’une préoccupation de l’auteur pour la chronologie. ‘Dante and the Lobster’ attire violemment, d’emblée, l’attention du lecteur sur le spectacle de la douleur qui réapparaît sans cesse dans les séquences suivantes. Après cette nouvelle, qui présente ‘[Belacqua]’s 69
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rare moments of compassion’ sur terre, c’est au lecteur de prendre, en quelque sorte, le relais et de s’interroger sur cette souffrance, comme l’indique la phrase finale – ‘It is not’ – qui franchit l’espace entre le monde fictif et le monde du lecteur auquel elle s’adresse. Ailleurs dans ce recueil, comme dans Murphy et Dream of Fair to Middling Women, le personnage principal semble constituer un obstacle à la répercussion ou à l’écho des souffrances qu’il observe ou perçoit vaguement et qui ne laissent aucune trace dans sa mémoire. Cependant, cette insensibilité du personnage a pour effet d’entourer la souffrance d’un silence gênant ; son attitude contribue à la souligner et à l’inscrire dans la mémoire du lecteur. Ce silence a aussi pour fonction de préserver cet ‘enfer d’irraison’ de toute formulation. Dans ce contexte problématique, comme ailleurs pour Beckett, la question reste suspendue : ‘art has nothing to do with clarity, does not dabble in the clear and does not make clear’ (‘Intercessions’, p.94). A la fin de Murphy, le cri ‘All out’ vide petit à petit le parc. Ce cri, ‘All out’, qui prélude à la fermeture du parc, vide métaphoriquement la vaste scène du roman de chacun de ses acteurs, refermant ce grand ensemble sur une scène déserte et vide. Il emporte tout avec lui et fait sortir de cette scène mouvante jusqu’au dernier spectateur de la souffrance : ‘Celia toiled along the narrow path into the teeth of the wind, then faced north up the wide hill’ (MP, p.192). Ce ‘All out’, comme le rideau après le dernier acte, marque la fin du spectacle des souffrances dans l’œuvre romanesque ; la souffrance, désormais engloutie et enfermée dans un personnage, n’est plus médiatisée. Le spectacle n’est qu’un souvenir, il appartient désormais au passé ; le narrateur disparaît bientôt et le personnage commence, hors de cette scène, comme Celia, son parcours solitaire, intérieur. ‘She closed her eyes. All out’ . Le personnage incarne désormais cette souffrance.
II. La mort Dans les premiers récits, les personnages (principaux et secondaires) meurent en grand nombre ; la mort et la souffrance se rattachent à une matrice commune. La première, comme la seconde, est souvent contemplée avec indifférence ou aussitôt oubliée. Le deuil n’a pas de place dans l’œuvre du début. Les amies de Belacqua, qui disparaissent
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toutes successivement, sont vite oubliées ; elles cèdent leur place à d’autres : ‘Thelma née bboggs perished of sunset and honeymoon that time in Connemara. Then shortly after that they suddenly seemed to be all dead, Lucy of course long since, Ruby duly, Winnie to decency, Alba Perdue in the natural course of being seen home’ (MPTK, p.189). Ce résumé elliptique en dit long sur l’attitude du personnage, indifférent à tout ce qui se passe hors de sa sphère personnelle. Ses compagnes, vite effacées de sa mémoire, semblent happées par le néant et vidées de l’histoire, qui continue. La mort ressemble à un fait divers, à une affaire ponctuelle dont le monde s’accommode facilement. Celia représente une exception notoire ; portant le deuil, elle ouvre une voie et semble amorcer ce passage du spectacle que constitue la mort – qui disparaît de l’œuvre en tant qu’événement après Murphy – à la mémoire.70 Il ne s’agit jamais, dans les œuvres du début, d’une mort due à l’épuisement ou à la vieillesse, mais de mort violente, qui saisit le vif, le défigure ou le fait éclater en pulvérisant le corps – comme pour Murphy ou pour le personnage d’ ‘Assumption’. Dans les œuvres du début, on ne sort de la vie qu’avec fracas, brutalement. La mort semble toujours mise en perspective. Elle est souvent infligée. La mort a encore des causes apparentes. Cet événement implique une victime, un agent, des spectateurs et un narrateur, qui survole la scène et occupe un plan séparé. Il s’inscrit dans un enchaînement factuel et forme un élément du récit fictionnel (au même titre que le voyage, la rencontre amoureuse). Le narrateur contemple parfois la mort des personnages avec un détachement ironique ; à d’autres moments, il semble jouer davantage le rôle d’un choreute grec, qui entoure le spectacle d’une forme de compassion et sert d’intermédiaire entre l’action et le spectateur-lecteur. Il attire l’attention sur le décalage fréquent entre les divers points de vue. La mort prend des formes multiples jusqu’à Murphy. Il y a, dans l’œuvre beckettienne, une compassion pour les victimes innocentes. La souffrance animale ne constitue pas une quantité négligeable pour l’auteur. Elle apparaît dans More Pricks than Kicks, avec la mort de deux chevaux (cf. p.20 et 118) et la mise à mort 70
Dans Dream of Fair to Middling Women, la mort est presque totalement absente ; à un moment, le narrateur évoque cependant un souvenir poignant, lié au passé de l’auteur : celui du postier qui amenait le courrier chez les Beckett et sifflait The Roses are Blooming in Picardy (cf. Knowlson, p.708, note 94) : ‘Now he was dead, [...] dead, grinning up at the lid’ (D, p.146).
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d’un homard. Beckett, écolier, a été lui-même ébranlé par la vision d’un policier battant un chien à mort. Il n’a jamais pu oublier le spectacle de cette agonie, qui eut : ‘a terrible effect on [him]’ (Knowlson, pp.35-6), pas plus qu’il n’est parvenu à se défaire du souvenir torturant, raconté dans Company, du hérisson qu’il a, enfant, oublié dans le carton dans lequel il l’avait placé pour le soigner.71 Ces images de morts violentes, subies par des créatures innocentes, ré-émergent constamment dans l’œuvre. La figure du Christ, victime par excellence, apparaît dans ‘Dante and the Lobster’. Le corps cruciforme du homard désigne l’animal comme une victime innocente et lui fait porter le signe fatal d’une condamnation à mort – la croix évoque le supplice d’une mort infamante et cruelle. Le homard est livré à ses bourreaux comme Jésus : ‘The lobster was ready [...], the man handed it over [...]’ (MPTK, p.17). Juste avant, Belacqua ‘pondered on McCabe in his cell’ ; la transition préfigure ici la mort du homard. Belacqua désigne aussi le homard par le mot ‘fish’ : le mot ‘had been good enough for Jesus Christ, Son of God, Saviour’ (MPTK, p.19). Cette allusion au mot grec ‘ichtus’, symbole du Christ, appliqué ici au crustacé, constitue une annonce proleptique des ‘sufferings in store for it’ (MPTK, p.79). Belacqua, révolté et effrayé par le sort réservé à cette créature, finit pourtant, comme Pilate, par s’en laver les mains. Pour Beckett, le Christ ne représente pas la victime émissaire, d’essence divine, qui prend en charge la violence du monde et la cloue sur la croix pour alléger les souffrances de ses créatures selon un plan rédempteur. Son sacrifice sanglant s’inscrit, pour Beckett, sur le vaste tableau des souffrances humaines, injustifiées et injustifiables. Les souffrances des autres hommes, loin d’être enlevées par la mort en croix, s’y ajoutent ; il y un effet cumulatif : ‘In undergoing crucifixion, [Christ] does not redeem other scenes of execution ; he merely offers the possibility of alignment or comparison with them’ (Samuel Beckett and the Idea of God, p.140). Comme le remarque encore Mary Bryden, Beckett, dans un poème intitulé ‘Ooftish’ – écrit en 1938 – indique que Golgotha, la scène même où la souffrance du Christ éclate, n’est qu’un début de la souffrance universelle : ‘Golgotha was only the potegg’,72 un réceptacle dans lequel les souffrances du genre 71 72
Cf. Knowlson, p.23. Collected Poems: 1930-1978 (London: Calder, 1999), p.31.
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humain, ingrédients funestes apportés à ce brouet amer, s’ajoutent et se mêlent à celles du Christ, victime emblématique. ‘As “potegg”, Golgotha merely dissolves into a huge cauldron of human misery [...]. The litany of human distress recited in the poem [...] is not elided or accounted for. It remains, as an aching bursting hernia of ills’ (Samuel Beckett and the Idea of God, p.148). C’est peut-être en raison de ce refus de trouver une justification intellectuelle ou religieuse à la mort (de l’innocent en particulier, mais pas exclusivement) que l’œuvre beckettienne paraît si dépouillée et vide de commentaires. Bien davantage que dans certains romans traditionnels où des commentaires entourent l’événement d’un voile cotonneux, la mort chez Beckett est source d’un profond malaise.73 Voici, dans ‘Ding-Dong’, le récit de la mort d’une petite fille : It was a most pleasant street [...]. All day the roadway was a tumult of buses, red and blue and silver. By one of these a little girl was run down, just as Belacqua drew near the railway viaduct. She had been to the Hibernian Dairies for milk and bread and then she had plunged out into the roadway, she was in such a childish fever to get back in record time with her treasure to the tenement in Mark Street where she lived. The good milk was all over the road and the loaf, which had sustained no injury, was sitting up against the kerb, for all the world as though a pair of hands had taken it up and set it down there (MPTK, p.43).
Pourtant, dans le spectacle de la mort, il entre souvent une compassion et une forme de révolte de la part du narrateur dont le point de vue se détache de celui du spectateur-protagoniste. Les détails qui montrent l’impatience de l’enfant, pressée de ramener ses achats à la maison, sont pathétiques. Le lait, lamentablement répandu sur le pavé, semble évoquer, dans une scène qui se détourne du corps de la victime, le sang de l’enfant, gaspillé pour rien. En file d’attente devant un cinéma, avides d’images, les spectateurs semblent comme magnétisés par cette scène. Belacqua n’accorde à cet accident qu’une attention confuse : cette scène est rapportée par le narrateur. Plus tard, se sentant peu bien, Belacqua se demande ‘Whether the trituration of the child in Pearse Street had upset him without his knowing it’ 73 Cf. par exemple le récit de l’enterrement du médecin Benassis, à la fin du Médecin de campagne de Balzac (La Comédie Humaine, VIII [Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1949], p.535).
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(MPTK, p.45). Ce spectacle ne cause aucun traumatisme au personnage, qui l’oublie rapidement. (Dans une des nouvelles qui suit, Belacqua, ‘not even the holder of a driving-licence’, roulera lui-même à tombeau ouvert ; sur son passage : ‘The little children playing [...] were scattered like chaff’ [MPTK, p.96].) Dans ‘A Wet Night’, le protagoniste parcourt la même rue, propice, pour lui, à ‘a simple cantilena in his mind’ (MPTK, p.54) : Its footway peopled with the tranquil and detached in fatigue, its highway dehumanised in a tumult of buses. Trams were monsters [...] but buses were pleasant, tyres and glass and clash and no more (MPTK, p.54).
Cette propension à oublier totalement la mort semble évidente ici ; Belacqua fait partie de ce paysage ‘déshumanisé’ de cette rue où il déambule en paix. Il semble qu’il n’a vu de l’accident qu’un grand mouvement coloré, ‘of light commenting bodies, and stillness motion, and silence sound’,74 et Pearse Street continue à lui paraître ‘a most pleasant street’ (MPTK, p.43), propice au plaisir esthétique. Dans ‘Ding-Dong’, le point de vue du narrateur glisse sur la scène même de la mort et se déplace pour se cristalliser sur ce qui a été préservé providentiellement, ‘as though a pair of hands had taken it up and set it down there’ : le pain. Ce glissement maintient un silence pesant autour de la mort elle-même, dont le spectacle funeste est remplacé par une observation, anodine en apparence, qui suggère une incompréhension et une révolte muettes face à cette mort injuste. C’est de manière similaire que le narrateur fait le récit de l’accident de Lucy. Le cheval meurt ‘sans jeter un cri’. ‘Lucy however was not so fortunate, being crippled for life and her beauty dreadfully marred’ (MPTK, p.118). Si Belacqua jouit des deux années qu’il partage avec Lucy, cette période constitue pour elle un temps de ‘great physical suffering’ où elle endure les ‘cruellest extremes of hope and despair’ (MPTK, p.125). (Le contraste entre ces souffrances et la pleine satisfaction de Belacqua, ‘[who] was so happy married to the crippled Lucy’ (MPTK, p.125), en dit long sur le personnage.) Dans cette nouvelle, seul le cheval a le privilège de mourir sur le coup. Le ton utilisé, grinçant, met mal à l’aise. Le commentaire pitoyable du 74 Watt (London: Calder, 1998), p.70. (Première édition : [Paris: Olympia Press / ‘Collection Merlin’, 1953]). L’abréviation W sera utilitée pour toutes les références ultérieures à ce roman.
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narrateur sur la beauté, ‘atrocement endommagée’, de Lucy, semble avoir pour effet – par son côté outré – de dissiper le pathétique de l’événement qui, ainsi relaté, ressemble à un pastiche de récit traditionnel. Du spectacle, le narrateur passe à Belacqua, pris en flagrant délit de voyeurisme, et incapable d’échapper à la fureur de son poursuivant, à cause de ses douleurs aux pieds. Le grotesque de sa situation et la trivialité de son malheur servent de contraste à la scène funeste qui se déroule en parallèle et à l’atroce souffrance de Lucy. Dans ‘Love and Lethe’, la tentative de suicide de Belacqua et de Ruby est destinée, littéralement, à faire spectacle. Belacqua laisse une plaque numéralogique sur laquelle il a gravé : ‘TEMPORARILY SANE’ (MPTK, p.102) ; cette formule porte la signification que le personnage assigne au suicide : un retour à la sagesse. Pour pousser sa compagne à se suicider avec lui, Belacqua fait usage de cajoleries calculées et de méthodes de persuasion abjectes : He cultivated Ruby, for whom at no time did he much care, and made careful love in the terms he thought best calculated to prime her for the part she was to play on his behalf, the gist of which, as he revealed when he deemed her ripe, provided that she could connive at his felo de se, which he much regretted he could not commit on his own bottom (MPTK, p.95).
Belacqua, n’écoutant que ses souffrances égocentriques, est bien décidé à les faire éclater dans un suicide théâtral. Il se sert des malheurs de Ruby pour la convaincre de mettre un terme à ses jours et renforcer ainsi quelque peu sa mise en scène, en gonflant son dernier tableau, préparé avec soin, d’un cadavre supplémentaire. Il calcule l’impact et les effets de sa propre mort sur son entourage. L’acte funeste n’a pas lieu ; il est remplacé par une union charnelle. On ne reparle plus du suicide. Dans Murphy, Celia est traumatisée par le suicide de l’‘old butler’ ; après ce décès, elle paraît inconsolable. Cette mort tragique et spectaculaire – qui offre manifestement la seule issue possible à une solitude absolue – n’affecte pas Murphy,75 qui, démontrant une aptitude particulière pour la psychologie, tente au contraire de développer, ‘by way of comfort to Celia’, ‘on and off, angrily, the unutterable 75 ‘The old boy lay curled in meanders of blood [...] a cut-throat razor clutched in his hands and his throat cut in effect. [...] The razor was closed, a finger was almost severed, a sudden black flurry filled the mouth’ (MP, pp.94-5).
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benefits that would accrue, were already accruing, to the old boy from his demise’ (MP, p.96). Incapable de ressentir le moindre sentiment de pitié pour les tourments qui ont poussé ce vieillard à se suicider, ni de compassion pour le chagrin de Celia qu’il juge vain, Murphy remarque : ‘Celia was mourning, like all honest survivors, quite frankly for herself’ (MP, p.96). Dans les premiers romans, le deuil semble représenter un deuil de soi-même uniquement, une crise passagère d’autocompassion ; il n’a pas de signification plus large ou extrapersonnelle.76 Cet auto-apitoiement trouve sa source dans cette imperturbabilité des personnages face au spectacle des souffrances de l’autre. A la mort de Lucy, Belacqua (qui réserve ‘his small stock of pity [...] to the living’, la foule d’êtres anonymes, sans visage) ‘could produce no tears on his own account, having as a young man exhausted that source of solace through over-indulgence; nor was he sensible of the least need or inclination to do so on hers’ (MPTK, p.125). Cette affliction, voilée et détournée, pour ses propres malheurs que Murphy reproche injustement à Celia offre un vrai contraste avec la pitié sans borne que le personnage beckettien voue à sa propre personne. Belacqua, qui s’est vidé de toutes ses larmes en pleurant ses malheurs, réussit néanmoins encore à en verser quelques-unes sur son sort lorsqu’il se trouve à l’hôpital (cf. MPTK, p.182). Le désespoir de chacun de ces personnages reste exclusivement lié à sa sphère personnelle. Dans Dream of Fair to Middling Women, le narrateur se moque du ‘current Belacqua Jesus’ (D, p.115), en l’inscrivant au saint martyrologe. Les remarques sarcastiques du narrateur, qui préludent à la mort des protagonistes, mettent en évidence ‘the unutterable benefits that would accrue [to them]’ (MP, p.96) par leur mort. Avant l’opération de Belacqua, le narrateur annonce : ‘There is a good time coming for him later on, when the doctors have given him a new lease of apathy’ (MPTK, p.174). L’explosion qui fait éclater Murphy est précédée par une remarque similaire du narrateur : ‘Soon his body would be quiet’ (MP, p.173), puis : ‘The gas went on in the w.c., excellent gas, superfine chaos. Soon his body was quiet’ (MP, p.173). Leur mort semble imputable à la lassitude du narrateur. (La phrase du narrateur de ‘Ding-Dong’ semble annoncer cette mise à mort : ‘He 76
Sauf, nous l’avons vu, pour Celia, qui porte véritablement le deuil de Murphy.
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was an impossible person in the end. I gave him up because he was not serious’ [MPTK, p.41].) Dans ‘Yellow’, Belacqua meurt dans le ‘theatre’ – comme le pasteur de la petite parabole qu’il se remémore. Il compare sa descente dans le bloc opératoire à une plongée en Enfer : ‘Down to the theatre! Was there a conspiracy in this place to destroy him, body and soul?’ (MPTK, p.183). Le narrateur de More Pricks than Kicks semble bien plus cruel à l’égard de Belacqua que celui de Murphy envers ce personnage. Cependant, il semble qu’il y a, dans ce roman, un redoublement de violence perpétrée sur le cadavre même de Murphy : ses cendres sont dispersées parmi les déchets qui jonchent le plancher d’un bar, si bien que : ‘By closing time the body, mind and soul of Murphy were freely distributed over the floor of the saloon’ (MP, p.187). Cette phrase fait écho à celle (citée ci-dessus) de Belacqua. La scène de la seconde mort de Murphy ressemble aussi à une ‘conspiration’. Les annonces proleptiques de la mort des personnages, de même que les réactions froides et cruelles du narrateur face à leur cadavre, constituent une forme de reflet de leur indifférence. La peine capitale entretient un rapport avec la notion de violence et de sacré. Dans Murphy, le protagoniste, quittant Celia pour la M.M.M., lui demande : ‘Wasn’t there to be an execution this morning?’ (MP, p.99) ‘He kept on thinking it was Friday, day of execution, love and fast’ (MP, p.99). C’est la seule allusion dans Murphy à une exécution. Ce rite punitif est mis en rapport ici avec le religieux ; le vendredi étant à la fois le jour des exécutions capitales, celui de la crucifixion du Christ et des pratiques rituelles de pénitence. (L’allusion énigmatique à ‘love’ semble se référer au sacrifice du Christ, présenté comme un acte d’amour envers l’humanité. Elle peut aussi venir de l’étymologie du mot vendredi, du latin : veneris dies, jour de Vénus, déesse de la beauté et de l’amour.) Cette allusion, par laquelle il évoque ici deux spectacles par excellence, l’exécution capitale et la crucifixion, semble d’autant plus frappante que Murphy n’est pas sensible normalement à la souffrance. Comme l’écrit Foucault dans Surveiller et punir, le rite punitif est fortement remis en question par les réformateurs du XVIIIe siècle : ‘Il faut que la justice criminelle, au lieu de se venger, enfin punisse’.77 La punition, dit Foucault, ‘a cessé peu à peu d’être une scène’ 77
Michel Foucault, Surveiller et punir (Paris : ‘Tel’ / Gallimard, 1994), p.88.
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(Foucault, p.15). La punition sans châtiment apparaît. Il reste néanmoins toujours un fond ‘suppliciant’ dans cet affrontement de la justice et de l’homme, de même qu’une méfiance à l’égard des châtiments incorporels. Le supplice ‘est une technique’ (Foucault, pp.42-3) : Une peine, pour être un supplice […] doit d’abord produire une certaine quantité de souffrance qu’on peut [...] comparer et hiérarchiser ; la mort est un supplice dans la mesure [...] où elle est l’occasion et le terme d’une gradation calculée de souffrances : depuis la décapitation – qui les ramène toutes à un seul geste et dans un seul instant : le degré zéro du supplice – jusqu’à l’écartèlement qui les porte presque à l’infini, en passant par la pendaison, le bûcher, la roue [...] (Foucault, p.43).
La physicalité du châtiment frappe l’imagination dans le monde de ‘Dante and the Lobster’; elle paraît doublement inspirée de la loi du talion.78 Tout d’abord, son titre fait référence à La Divine Comédie, où les châtiments sont calqués sur la nature du péché. Cette nouvelle présente également, dans un monde moderne, ‘McCabe the assassin’ (MPTK, p.10), condamné à mort. Le supplice a longtemps été réglé sur la loi du talion comme dans l’Enfer et le Purgatoire dantesque, puisque : ‘Le supplice met en corrélation le type d’atteinte corporelle, la qualité, l’intensité, la longueur des souffrances avec la gravité du crime, la personne du criminel [...]’ (Foucault, p.43). Bien plus : ‘La peine, quand elle est suppliciante, ne s’abat pas au hasard ou en bloc sur le corps ; elle est calculée selon des règles détaillées’ (Foucault, p.43). Cette constellation de pratiques ou de rituels punitifs forme : ‘La poésie de Dante mise en loi’ (Foucault, p.43). Les peines endurées par les ‘victimes’ de la justice humaine, ne sont ni comparables, ni hiérarchisables pour Beckett. La mort est un mystère ; elle ne peut être appréhendée par l’esprit humain, puisque : ‘Whatever opinion we may be pleased to hold on the subject of death, we may be sure that it is meaningless and valueless’ (P, p.6). McCabe va être pendu, mais sa peine débute bien avant cet assaut physique sur le corps ; le châtiment qui précède la mort représente un supplice moral insoutenable. L’angoisse qui prélude à son exécution 78
La loi du talion, universellement pratiquée dans l’antiquité, est ‘le châtiment qui consiste à infliger au coupable le traitement même qu’il a fait subir à sa victime’ (définition du Petit Robert). Elle est énoncée dans Exode 21: 23, Lévitiques 24 : 19 et Deutéronome 19 : 21.
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est le début d’une longue agonie puisque, comme pour le homard jeté vif dans l’eau bouillante, cette peine capitale, ‘is not a quick death’. (Si cette remarque finale souligne le fait que les souffrances du homard ne doivent pas rester inaperçues, à combien plus forte raison les tourments et l’angoisse de McCabe appellent la compassion.) Le mot peine a une résonance polysémique intéressante ; il évoque à la fois la souffrance et le châtiment. Etymologiquement, le mot désigne ‘les tourments du martyre’, donc, implicitement, d’une victime. Il implique aussi une idée de souffrance morale aiguë. Il semble qu’à partir du moment où l’homme est aux prises avec la justice humaine, il devient une victime, à tel point qu’il semble parfois que son châtiment est le résultat d’une transgression d’un certain ‘codified breach of a local arrangement, organised by the knaves for the fools’ (P, p.49), d’un code incompréhensible et obscur qui exclut et interdit toute pitié pour celui qui l’a brisé. La nouvelle s’interroge aussi sur le problème de la pitié, qui paraît faussement attribuée parfois ou réservée à des occasions minuscules. Belacqua trouve sa tante dans son jardin : ‘Tending whatever flowers die at that time of year’ (MPTK, p.20) ; cette même personne va officier bientôt comme un bourreau et administrer la mort au homard. De la même manière, Jonas,79 qui éprouve une compassion semblable pour le végétal, fait preuve d’une cruelle insensibilité envers le sort des créatures animales et humaines.80 Belacqua est tout d’abord totalement insensible aux souffrances. Il ne se préoccupe que de son repas et de son étude. C’est au travers d’exemples tirés de ses lectures qu’il accède à une pitié plus grande ; La Divine Comédie et la Bible fonctionnent comme moteur de sa réflexion. L’imminence de l’exécution de McCabe exerce sur l’imagination de Belacqua une horreur mêlée de fascination. La nouvelle selon laquelle : ‘the Malahide murderer’s petition for mercy, signed by half the land, having been rejected, the man must swing at dawn in Mountjoy and nothing could save him. Ellis the hangman was even now on his way’ (MPTK, p.17), le met en appétit. La condamnation, le rejet de l’appel à la clémence, l’entrée en scène du bourreau et 79
Belacqua pense à ce personnage biblique : ‘He thought of Jonah and the gourd and the pity of a jealous God on Nineveh’ (MPTK, p.20). 80 Dieu dit à Jonas : ‘Tu as pitié du ricin [...]. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes [...] et des animaux en grand nombre!’ (Jonas 4 : 10-11).
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l’inévitabilité de la mort, rapportés par le barman, ‘in a low tragic voice’, provoquent un agréable frisson chez ce spectateur imaginaire qu’est Belacqua. Très vite pourtant, Belacqua ‘pondered on McCabe in his cell’ (MPTK, p.17). Après sa leçon d’italien et son étude de La Divine Comédie, Belacqua s’interroge soudain : ‘Why not piety and pity both, even down below? Why not mercy and Godliness together?’ (MPTK, p.20). Il repense au condamné, seul face à la mort, et éprouve de la pitié pour lui : ‘Poor McCabe, he would get it in the neck at dawn. What was he doing now, how was he feeling? He would relish one more meal, one more night’ (MPTK, p.20). Le sort de Caïn, le premier meurtrier de l’histoire humaine, épargné par Dieu, frappe Belacqua dans La Divine comédie : ‘Cain with his truss of thorns, dispossessed, cursed from the earth, fugitive and vagabond. The moon was that contenance fallen and branded, seared with the first stigma of God’s pity, that an outcast might not die quickly’ (MPTK, pp.11-2). Belacqua le compare implicitement au sort de McCabe. Dieu n’intervient qu’en faveur de Caïn, puisque ‘the Malahide murderer’s petition for mercy’ est rejeté. Le crime de Caïn ne reste pas cependant sans châtiment : Dieu le maudit et le chasse mais dessine sur son front un signe qui le préserve de la mort.81 Selon la croyance médiévale, nous l’avons dit, Dieu l’exile sur la lune. Dans ces deux versions, Caïn, figure errante, ‘dispossessed’, est marqué de sorte à ce qu’il ‘might not die quickly’. Belacqua aimerait : ‘A little mercy in the stress of sacrifice, a little mercy to rejoice against judgment’ (MPTK, p.20). Le protagoniste pense ici peut-être à Dante, qui, plongé dans les Enfers, éprouve de la compassion pour les damnés ‘against judgement’. Il fait aussi allusion à la cruauté de Jonas, contrarié par le pardon que Dieu accorde aux Ninivites, qui le prive d’un spectacle de destruction et de châtiment collectifs. Le mot sacrifice implique à nouveau une idée de victime expiatoire, de victime innocente ; dans un contexte moderne, apparemment vidé du religieux (d’un cadre sacré dans lequel la victime expiatoire est destinée à endiguer des mécanismes de violence et à ressouder la communauté par son immolation), la victime meurt pour rien, sans raison. La violence infligée transforme le meurtrier en victime et n’a aucune signification ; elle ne constitue en aucun cas un exemple. Pour Belacqua, il semble que la frontière qui sépare le juste de l’injuste est 81
Cf. Genèse 4 : 11-2.
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d’autant plus floue qu’une punition cruelle s’abat sur ce dernier. Tout comme l’absence de pitié pour ses tourments dans l’au-delà lie indissolublement Dives à Lazare. Il semble que Caïn, épargné mais condamné à vivre en exil, à errer, ne bénéficie pas d’un grand privilège ; son sursis prolonge ses souffrances. L’homme médiéval, en l’imaginant exilé sur la lune, obéit à une idée qui veut que les souffrances du coupable soient exemplaires. Avec la réforme du XVIIIe siècle, punir devient ‘un art des effets’ (Foucault, p.111). L’esclavage apparaît dès lors comme une peine idéale : l’exemple ‘n’est plus un rituel qui manifeste, c’est un signe qui fait obstacle’ (Foucault, p.111). Pour Foucault : La douleur de l’esclavage est pour le condamné divisée en autant de parcelles qu’il lui reste d’instants à vivre ; peine infiniment divisible, peine éléatique [...]. Pour ceux qui voient et se représentent ces esclaves, [...] tous les instants de l’esclavage se contractent en une représentation qui devient alors plus effrayante que l’idée de la mort (Foucault, p.113).
Dans ce passage, Dieu accorde à cet ‘outcast’ qu’il ‘might not die quickly’ (MPTK, p.12) ; ces mots chez Beckett ne sont pas investis d’une valeur positive. Dans Proust, Beckett écrit : Tragedy is not concerned with human justice. Tragedy is the statement of an expiation [...]. The tragic figure represents the expiation of original sin, of the original and eternal sin of him and all his ‘soci malorum’ the sin of having been born (P, p.49).
La naissance elle-même constitue et transmet cette malédiction : une condamnation à mort universelle. La vie et la mort sont liées comme les deux tenants d’une seule réalité. La phrase aux accents shakespeariens que prononce Pozzo souligne cette filiation entre la vie et la mort : ‘Elle accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau’ (EAG, p.126) Dans les œuvres du début, il y a plus d’abattoirs (de casseroles) que de prisons.82 L’image des abattoirs est toujours une image de chairs éclatées, de corps dépecés. La place publique dans Murphy et More Pricks than Kicks est la scène d’un autre abattoir. La prison de McCabe est une antichambre de la mort dans laquelle le condamné ne vieillit pas. Si 82
Murphy a, curieusement, un petit abri ‘opposite the Tripe Factory’ (MP, p.53).
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
dans ces ouvrages la mort saisit le vif et que les personnages partagent le sort cruel du homard, les personnages d’après-guerre seront, comme Caïn, frappés d’une ‘condamnation à vie’, ‘[errants] et [vagabonds] sur la terre’.83
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Genèse 4 : 12.
Chapitre 2
Watt : Traversée silencieuse de la parole
Oh ! S’il était possible de peser ma douleur, Et si toutes mes calamités étaient sur la balance, Elles seraient plus pesantes que le sable de la mer ; Voilà pourquoi mes paroles vont jusqu’à la folie ! Job 6 : 2-3 For the rest you will travel alone, or with only shades to keep you company […]. Watt, p.62. Traces cannot endure for ever, but the time comes, for every trace, when it must disappear and leave no trace behind, to tell where it had been. For as things vanish, so must traces vanish, and the traces of traces as the traces of things. Nbk 3, p.151.
Samuel Beckett commence à rédiger Watt à Paris en février 1941. La composition de ce roman, entrepris ‘to get away from war and occupation’,1 se prolonge sur toute la durée de la guerre. Les manuscrits du roman accompagnent Beckett lors de son exil à Roussillon. La lecture des six cahiers de Watt constitue une expérience erratique étrange.2 Le lecteur du roman dérive de même dans un paysage verbal dépourvu des repères narratifs consacrés et se heurte à un réseau d’expériences polyphoniques. L’abondante diversité des 1
Fletcher cite ici Beckett (The Novels of Samuel Beckett [London: Chatto & Windus, 1964], p.59). 2 Les six ‘Notebooks’ font partie de la collection du Harry Ransom Humanities Research Center, University of Texas at Austin (HRHRC).
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commentaires critiques sur Watt témoigne de la résistance qu’offre ce livre à toute tentative de l’interpréter. Il est également difficile de parler du protagoniste. Hesla, après avoir savamment comparé le chemin de Watt vers la maison de Mr. Knott aux stations du Christ vers le Calvaire, note, sur un ton soudainement las et désabusé qui fait sourire : ‘Other meager and implausible interpretations of particular incidents could be added’.3 Mathew Winston écrit de même : ‘Such ingenious analysis leads nowhere’.4 Toute tentative d’interpréter Watt semble se dissoudre dans un ‘peut-être’.5 Cependant, l’énigme de Watt, qui pour la plupart des commentateurs est celle du ‘rational man in front of an irrational presence’,6 ne cesse de fasciner et d’allumer ‘that fire in [the] mind that shall never be snuffed’ (W, p.61). Comme le protagoniste, nous sommes confrontés à une présence inexplicable et informe. En sondant une œuvre unique, ce chapitre marque un temps à part. L’écriture beckettienne franchit un seuil important avec Watt. A partir de ce roman, l’œuvre en prose conduit le lecteur vers un arrièrepays traversé de rumeurs et de souffrances sourdes, loin de l’univers dans lequel évoluaient les personnages d’avant la guerre. Ces œuvres sont de moins en moins réduites au domaine individuel. Avec Watt, la parole prolonge une souffrance telle qu’elle semble s’approcher (Job le dit de manière troublante) d’une forme de folie, comme par un mouvement de tangente. Bien plus qu’un être rationnel à la dérive, Watt est une figure de la souffrance, ‘a lonely and abysmally unhappy man’ (Hesla, p. 68). On ne peut que remarquer l’absence totale de référence à la guerre dans Watt et dans les ‘notebooks’, comme si cette période, que Beckett vit en partie en exil, était emblématique de tout ce qui ne peut être approché que de manière oblique et indirecte. Dans Watt, Beckett met en scène une parole entièrement seconde, demeurant comme en 3
David Hesla, The Shape of Chaos: An Interpretation of the Art of Samuel Beckett [Minneapolis: The University of Minnesota Press, 1971), pp.62-3. 4 ‘Watt’s First Footnote’, Journal of Modern Literature, No. 6 (1977), pp.69-82 [p.76]. 5 C’est le mot choisi par Beckett pour décrire ses pièces de théâtre. Cf. Tom Driver, ‘Interview with Beckett’, in Samuel Beckett: The Critical Heritage, ed. by Lawrence Graver and Raymond Federman (London: Routledge & Kegan Paul, 1979), pp.217-23 [p.220]. (First published in Columbia University Forum [Summer 1961], pp.21-5). 6 Ruby Cohn, Samuel Beckett: The Comic Gamut, p.68.
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retard sur l’expérience vive.7 Watt est le premier livre de mémoire chez Beckett ; il joue à ce titre un rôle paradigmatique.8 Cette parole à rebours demeure à jamais décalée, déterritorialisée, incapable de rendre aux faits leur lisibilité. Elle n’émerge que lorsque ‘des temps énormes’ (CC, p.30) se sont écoulés. Comme jamais auparavant dans l’œuvre de Beckett, la fiction devient le lieu de l’écart. Watt, qui porte les stigmates de la guerre, s’édifie en pleine aporie ; il confronte le lecteur à la présence double et également muette et mystérieuse de l’établissement de Mr. Knott d’abord – qui semble former un domaine ne recevant de l’extérieur que de rares ‘splashes’, de maigres et ‘fleeting acknowledgements’ (W, p.66) – et de Watt de l’autre. Le flux verbal qui compose la narration et la chronologie heurtée des quatre chapitres de Watt ménage cependant des ‘plages de visibilité’ et des ‘champs de lisibilités’9 que traverse furtivement le protagoniste. Lors des instants fugitifs où il semble émerger à la surface du récit, Watt apparaît comme une image en négatif, un moment instable dans un processus interrompu, lesté de son poids, de sa force affirmative. De son passage, il ne reste qu’un flot de paroles rapportées après-coup par un autre. Ce chapitre s’articule en trois études, qui correspondent respectivement à la préhistoire (I), à l’histoire (II) et à la manière rétrospective dont cette dernière est abordée (III) : I : Emergence – résurgence II : Difficultés III : Temps et récit La première étude, qui se penche sur l’archéologie ou la préhistoire de Watt, est divisée en deux sections. La première s’intéresse à l’apparition étrange de Watt dans les cahiers. Lors de la composition du roman, Beckett hésite à donner une voix à celui qui deviendra Watt. Dans les cahiers, le personnage, encore sans nom, joue d’abord un rôle direct dans la narration ; le protagoniste que Beckett esquisse préfigure Watt dans la mesure où son identité reste flottante et plurielle. 7
Par ‘expérience vive’, Ricœur désigne, traduisant ainsi l’Erlebnis d’Husserl, l’expérience préverbale qui précède ‘le travail de langage qui met inéluctablement la phénoménologie sur le chemin de l’interprétation, donc de l’herméneutique’ (MHO, p.29). 8 Nous traiterons plus spécifiquement de la mémoire dans notre quatrième chapitre. 9 Gilles Deleuze, ‘Les strates ou formations historiques’, in Foucault (Paris : Editions de Minuit, 1986), pp.55-75 [p.55].
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Beckett n’accède que de manière détournée à ce personnage, qui devient, au fil des cahiers, de plus en plus passif et silencieux. Watt n’apparaît qu’à mi-chemin du troisième cahier manuscrit, sous les traits d’un auditeur. Il se substitue au narrateur auquel Beckett renonce. Watt semble donc en retard déjà sur l’expérience que présente ce roman. La deuxième subdivision s’intéresse à la déclaration d’Arsene, qui semble préfigurer une partie des expériences de Watt. Il y a une forme de convergence entre la souffrance d’Arsene et celle de Watt, même si ce dernier paraît étrangement absent, en-deçà encore de toute vie organique et psychique. Ainsi, avant même que Watt n’entre au service de Mr. Knott, il semble être raconté avant de raconter, pensé avant de penser lui-même, postulé avant d’avoir pu réellement émerger. La seconde étude, divisée en deux parties également, s’intéresse à l’expérience vive de Watt, c’est-à-dire à son histoire dans sa temporalité propre. La première partie décrit comment Watt tente, dans un effort épuisant, de s’ajuster à un tissu d’expériences qui menacent de l’anéantir. Watt semble s’incarner véritablement à mesure que sa souffrance s’étend, comme un cancer, à tous les aspects de son existence. La seconde partie examine ce mouvement de glissement qui porte Watt, à mesure que le temps s’écoule, vers un point central, névralgique, dans lequel sa souffrance devient telle qu’elle menace son intégrité psychique et physique. Watt est le premier personnage beckettien à prendre conscience du caractère permanent et irréversible de sa souffrance. Cette conscience le plonge dans un état de stupeur et d’étonnement profonds. C’est dans cet état de souffrance intolérable qu’il commence, lentement, à formuler sa plainte. La troisième étude, tripartite, examine la manière dont toute l’expérience présentée dans Watt apparaît d’un point de vue rétrospectif. La troisième épigraphe rappelle au lecteur qu’il s’agit, dans Watt, de démarche à rebours et d’un vécu recomposé à l’aide de traces infimes parfois. La première orientation de cette étude porte sur le temps. Sam, à qui Watt a proféré son histoire, la raconte à son tour, en privilégiant un certain ordre et certains aspects dans ce récit. L’étude des vestiges du passé de Watt et des fragments disjoints qu’a rassemblés et configurés Sam permet, au-delà des incohérences du récit, un accès plus direct à la lamentation de Watt, à son discours originel. Tout ce passe comme si, derrière la résistance qu’opposait cette histoire douloureuse à toute tentative – orale ou écrite – de la dire
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résidait une évidence pure : celle qui veut que, comme le dit si bien Ricœur : ‘Toute l’histoire de la souffrance […] appelle récit’.10 La seconde subdivision a trait à la temporalité étrange de Watt. Beckett refuse d’introduire dans son récit un temps chronologique qui résulterait d’une médiation entre le temps vécu, individuel, et le temps cosmique. (Pour Ricœur, ‘Le temps calendaire est le premier pont jeté par la pratique historienne entre le temps vécu et le temps cosmique’.)11 La chronologie convulsive de Watt échappe à toute représentation conventionnelle du temps et ne permet pas une perception immédiate de l’expérience du personnage. L’origine orale, parlée, du récit appartient au passé ; le texte écrit en constitue l’écho atemporel et imparfait. Le temps, dans Watt, oppose à la durée humaine une présence étrangère et autonome ; il paraît aporétique. Ce qui domine depuis Watt, c’est l’impression d’une durée sans borne, au cours de laquelle le personnage vit et revit ses souffrances. C’est vers la dernière section de cette troisième étude, qui s’intéresse à la voix et à ce ‘soliloquy under dictation’, que convergent toutes les autres. L’expérience vive de Watt fait naître en lui une plainte dont la rémanence troublante vibre au sein même de la parole écrite. Watt, dans le roman, ne raconte plus ; il passe au contraire du rôle de narrateur ou d’interlocuteur qui était le sien dans les cahiers à une sorte de non-rôle comme celui, si frappant dans Comment c’est, de ‘narrator narrated’.12 Le moment de la parole reste inévitablement en marge du centre, périphérique. La voix de Watt semble anonyme dans la mesure où elle profère une lamentation immémoriale qui, pour la première fois dans l’œuvre beckettienne, s’ouvre sur des souffrances extra-personnelles. Cette voix polyphonique, plurielle, murmure inlassablement les souffrances qui l’ont précédée et qui lui survivront. Watt est une œuvre tournée vers l’avenir, comme en témoigne un des poèmes de l’Addenda. A ce poème (‘Who may tell the tale / of the old man? / weigh absence in a scale? / […] the sum assess / of the 10 Temps et récit I : L’intrigue et le récit historique (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essais’, 1991), p.143. Nous utiliserons l’abréviation TR, I pour toutes les références suivantes à cet ouvrage. 11 Temps et récit III : Le temps raconté (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essais’, 1991), p.190. L’abréviation TR, III sera adoptée pour toutes les références ultérieures à ce livre. 12 Ruby Cohn, Back to Beckett (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1976), p.236.
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world’s woes? […]’ [W, p.247]), élaboré sous la forme d’une question, l’œuvre va répondre sans cesse, comme semble déjà le faire Molloy : ‘La nuit tombait, mais l’homme était innocent, d’une grande innocence’ : Il a l’air vieux et cela fait pitié de le voir aller tout seul après tant d’années, tant de jours et de nuits donnés sans compter à cette rumeur qui se lève à la naissance et même avant, à cet insatiable Comment faire ? Comment faire ?, tantôt bas, un murmure, tantôt net […] souvent se gonflant jusqu’au rugissement. Pour s’en aller tout seul en fin de compte, ou presque, par des chemins inconnus, à la nuit tombante, avec un bâton (ML, p.11).13
Avec Watt, l’écriture beckettienne devient celle de l’innocence et de la plainte ; elle s’adresse, au-delà de l’individu, à la livrée de malheur de l’humanité tout entière.
I. Watt : Emergence – résurgence I : i Le pluriel et l’unique : métamorphoses narratives dans les ‘Notebooks’ Les ‘notebooks’ témoignent de la difficulté qu’a rencontrée Beckett dans sa recherche d’une forme de structure narrative. Les divers cahiers font entendre plusieurs voix, qui émergent les unes après les autres sans pour autant constituer une trame narrative, sans s’ordonner ni se répondre. Le nom de Watt (homophone de ‘what?’ : quoi ?) sonnera creux ; ce nom sous-tend le côté incertain du personnage et résonne sans cesse comme l’écho d’une absence, d’une question sans réponse. Alors que James Quin (le prédécesseur de Mr. Knott dans les manuscrits) ‘had bandied his life between [his two names]’ (Nbk 1, p.3), Watt n’a pas de prénom, comme le soulignera Arsene : ‘Christian name, forgotten’ (W, p.46).
13 La reprise des mots ‘tout seul’ par ‘tout seul en fin de compte, ou presque’ fait penser à ce qu’Arsene prédit à Watt avant de partir : ‘you will travel alone or with only shades’ (W, p.62).
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Dès le premier cahier, à la suite d’une liste de questions qui ont trait au projet de roman et que Beckett note en marge de ses premières esquisses fictionnelles, un narrateur anonyme apparaît. Ce dernier fait usage d’un style ampoulé, digressif, constellé de références, et parodie souvent le discours académique.14 Par moment, une allusion plus grave apparaît. Très fréquemment pourtant, l’exubérance du verbe neutralise la gravité des propos. Le narrateur semble aussi se retrancher parfois derrière une position plus neutre. Il affirme à propos de Quin, qu’il ‘suffered without intermission, if what is without intermission may be called a suffering’ (Nbk 1, p.75), d’un sentiment de ‘nothingness’.15 Cette incertitude quant à la possibilité de qualifier de souffrance un sentiment de peine ininterrompue fait penser à la souffrance dont parle le narrateur de Comment c’est : cette douleur ‘laquelle entre toutes la profonde hors d’atteinte’ (CC, p.50). Ces mots semblent annoncer en partie le ton du roman, où le récit d’une longue souffrance est comme traversé sans cesse par un rire sarcastique ou ‘sans joie’. L’étrange figure de Watt se dessine lentement dans les cahiers. De la même manière, Watt ne sera expulsé des entrailles du tramway qu’après plusieurs pages du roman. Dans les ‘notebooks’, comme dans la version définitive, il n’apparaît que peu à peu, sans jamais se figer dans une image ou s’offrir pleinement au regard du lecteur. Son émergence dans les cahiers est ponctuée de périodes d’invisibilité qui se prolongent longuement avant qu’une véritable résurgence ne ramène Watt de cette voie souterraine vers la surface, dans une zone de visibilité. Le nom de Watt apparaît pour la première fois dans un passage du manuscrit dactylographié – correspondant au troisième cahier. Beckett corrige le ‘we’ du narrateur en Watt. Ce changement métamorphose toute cette séquence en une expérience particulière qui devient celle, non plus d’un narrateur, mais du protagoniste. Ce glissement vers une forme de troisième personne implique une mise à distance de l’expérience qui ne peut plus être abordée que d’une 14 ‘Other descriptions than the above could be given of what is above described. But the result would be the same’ (Nbk 1, p.69), ou : ‘On the subject of the waste, enough has been said in the following chapter’ (Nbk 1, p.77). 15 Beckett hésite d’abord entre ‘isolation’ et ‘nothingness’. Quin, dit le narrateur : ‘had no choice but to feel himself no thing, in the midst of some thing, and this all the time’ (Nbk 1, p.77).
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position de retrait, extérieure. Le nom de Watt entre en scène lors d’un moment important au cours duquel le narrateur perçoit un chœur d’anges ; il semble abandonner toute forme d’activité pour écouter. Après que Beckett l’a modifié, le passage : ‘We had listened and waited and listened again […]’ (Nbk 3, p.39), devient : ‘Watt had listened and waited and listened again’ (Typescript, p.227). Ce glissement transforme une voix narrative qui déclame, affirme, réagit – tout en demeurant dans une zone d’immunité, comme isolée du contexte qu’elle évoque – en un personnage passif, enchevêtré dans les expériences décrites. Le passage narratif au cours duquel Watt apparaît comme un être en marge, une figure en creux traversée par les mots, semble correspondre à un changement de tempo, à un ralentissement. Le rythme paraît comme suspendu au sein même de ces volutes verbales. Watt endosse l’expérience du narrateur au moment où elle devient entièrement passive. Avec Watt écoutant ces voix, la narration semble s’accorder sur un tempo de la fatigue et de l’extrême lassitude. Dans ce passage, le narrateur – comme le fera Watt dans le roman – joue à assembler et à permuter une série d’adjectifs et d’adverbes décrivant l’air qu’il perçoit : ‘The song had been so slow, so sad, so mad; so slowly sad, so slowly mad, so sadly slow, so sadly mad, so madly slow, so madly sad […]’ (Nbk 3, p.39). De manière plus importante, une allusion est faite dans ce même passage à la souffrance du narrateur, une souffrance que Watt hérite de son prédécesseur dès son entrée en scène : ‘For sadder Watt could not have become without grave personal inconvenience […]’ (Typescript, p.227). Ainsi, Watt émerge au moment où le narrateur, abandonnant son ton railleur ou désinvolte, évoque sa tristesse. Les caractéristiques les plus prégnantes de Watt semblent esquissées dans ce passage : sa souffrance, une certaine langueur, une absence d’interaction directe avec d’autres personnes. Son penchant à écouter, à percevoir un monde de murmures apparaît aussi. Le ‘we’ du narrateur, à la fois singulier et pluriel, sujet unique ou englobant son objet, n’est jamais totalement désinvesti de sa marque plurielle. Il porte en lui tout le potentiel du couple que Watt formera avec Sam. Watt est le premier personnage beckettien qui
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‘n’est pas seul dans sa peau’.16 Lorsque le nom de Watt apparaît dans le cahier (et non plus seulement dans le manuscrit dactylographié), ce personnage se parle et se répond : ‘But what conception have you, or I, of Quin? Not the least’ (Nbk 3, p.161). Ses soliloques prennent souvent la forme de dialogues, comme ici : He ventured within himself to make enquiry […] with the pleasing result that after quite a short time he had quite a new subject of conversation with himself, and sitting quietly in the kitchen […] would say, Watt, what do you think of all this? […] Then Watt […] would say, yes, Watt, that is a possible explanation. Then would say Watt, yes Watt, is it not? (Nbk 3, p.161).
Watt est à la fois un ou seul – puisque cet autre à qui il s’adresse ne vient pas du dehors – et double.
I : ii Discours d’Arsene : les ambiguïtés du discours ‘Now when one man takes the place of another man, then it is perhaps of assistance to him who takes the place to know something of him whose place he takes […]’ (W, pp.48-9). Le statut de la déclaration d’Arsene, qui paraît tout d’abord constituer un simple discours de bienvenue ou une forme de rituel lié à la transmission d’une charge d’un employé à son successeur, reste problématique. Watt, seul destinataire de ce discours, oppose un silence absolu à ce flot de paroles. Il semble n’en conserver qu’un souvenir confus : For [this] declaration had entered Watt’s ears only by fits, and his understanding, like all that enters the ears only by fits, hardly at all. He had realized, to be sure, that Arsene was speaking, and in a sense to him, but something had prevented him, perhaps his fatigue, from paying attention to what was being said […] (W, p.77).
Pendant toute la durée de ce discours, Watt semble absent. Ce temps du discours, qui semble comme dilaté, paraît marquer un temps pour rien, s’insérant entre deux périodes de visibilité de Watt. Ce dernier, 16 Henri Michaux, ‘Qui je fus’, in O.C., I (Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1998), p.79.
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qui vient d’émerger péniblement au sein du monde (face à des témoins médusés), semble s’enfouir à nouveau et disparaître dans cet horstemps, pour ne ré-émerger qu’une fois qu’Arsene se sera tu, que le silence sera rétabli. Dans Watt, les mots paraissent toujours, malgré leur profusion, briser un silence qui serait une sorte d’état naturel ; toutes ces paroles qui se croisent font entendre une sorte de ‘rumeur, quelque chose de changé dans le silence’ (ML, p.118). Dans les cahiers, le narrateur, se remémorant le discours d’Arsene, pense : ‘Why all this humming and this hawing?’ (Nbk 3, p.17). Dans une certaine mesure, il semble que ces paroles d’Arsene s’adressent davantage au lecteur qu’au protagoniste, même si l’Addenda précise (dans un sursaut de volonté de vraisemblance douteux) que la déclaration d’Arsene ‘gradually came back to Watt’ (W, p.248). Ces mots suggèrent, après-coup, le fait que Watt a dû, à un moment donné, retrouver dans sa mémoire les propos d’Arsene et les relater à un tiers, qui les aurait alors transcrits. Le discours d’Arsene fait entendre certains aspects de l’expérience étrange qui sera celle de Watt dans l’établissement de Mr. Knott. L’atmosphère de cet endroit, qui constitue à la fois un état et un lieu – puisqu’Arsene déclare, au moment de partir, qu’il quitte ‘this state or place’ (W, p.47) – est celle du mystère. Arsene affirme en effet : ‘I think I have said enough to light that fire in your mind that shall never be snuffed, or only with the utmost difficulty […]’ (W, p.61). Beckett a déjà fait usage de ce champ sémantique dans son texte sur Denis Devlin.17 Les mots qu’Arsene prononce entrent en résonance avec ceux du texte de 1938. Dans ce dernier, Beckett défendait un art étranger à ces lumières artificielles, un art dont le caractère fondamental demeurait pour lui une ‘absolutely non-final formulation’ (‘Intercessions’, p.91). Il s’insurgeait contre l’exigence tyrannique des commentateurs face à l’art et contre leur volonté navrante de retrouver dans toute forme d’art une lisibilité et une intelligibilité totales, un sens préétabli qui n’attendrait que l’intervention d’un lecteur éclairé pour être ré-instauré, reconstruit. Un des addenda mentionne ‘Watt’s Davus complex’, qui correspond à une ‘morbid dread of sphinges’ (W, 17
Cf. Rabinovitz, The Development of Samuel Beckett’s Fiction, p.159 ; Harvey, Samuel Beckett Poet and Critic, p.389, et l’article d’Ackerley, ‘Fatigue and Disgust: the Addenda to Watt’, Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, No. 2 (1993), pp.175-88 [p.185].
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p.252), c’est-à-dire du mystère, de l’inexplicable. Beckett fustigeait déjà cette ‘morbid dread of sphinxes’ (‘Intercessions’, p.92) dans ‘Intercessions’. Jennie Skerl, rapprochant l’œuvre de Mauthner de Watt, écrit que la base des travaux de Mauthner repose sur une difficulté fondamentale qu’elle définit comme : ‘Man’s permanent inability to know truth’.18 Pour Jennie Skerl (cf. p.482), c’est en ce point précis (l’image du sphinx) qu’a lieu le croisement le plus net entre Mauthner et Beckett. Arsene semble suggérer ici que son ‘short statement’, loin de mettre Watt sur la voie d’un parcours herméneutique glorieux, aura pour effet de réveiller en lui un besoin – voué à rester inassouvi – de comprendre et même, peut-être, de formuler le corps informe de son expérience. En dépit de ce besoin compulsif de parler sans cesse, manifesté par le narrateur et par Arsene, c’est la certitude que tout savoir reste à la fois vain et impossible qui constitue le leitmotiv de cet échange. Le narrateur remarque, de manière sarcastique : ‘The twentieth century. Night falling. And a man wanting to know two things’ (Nbk 3, p.77). Il déclare également : ‘We are asking one another questions’ (Nbk 3, p.65) et cependant, ‘The answering is poor on the whole’ (Nbk 3, p.65). Pour Arsene : ‘The consciousness that all is vain is itself vain’ (Nbk 3, p.77). Ce dernier passe au-delà des paroles de sagesse de l’Ecclésiaste (‘Vanité des vanités […] tout est vanité’ [1 : 1]), puisque son affirmation postule une forme d’absence de sens ultime et sans retour, une vacance absolue des choses, qu’aucune forme de transcendance ne peut combler.19 Cependant, lorsque Arsene commence son soliloque, il affirme : I […] have tried and tried to formulate this […] quite useless wisdom so dearly won, with which I am so to speak from the crown of my head to the soles of my feet imbued […] (W, p.61).
Dans cette zone mystérieuse que forme cet établissement, Watt éprouve une terreur face à tout ce qui lui résiste et assiste à l’effondrement progressif de toutes ses attentes et de son espoir de connaître une paix qu’il est venu chercher auprès de Mr. Knott. Le 18
‘Fritz Mauthner’s “Critique of Language” in Samuel Beckett’s Watt’ (Madison: University of Wisconsin, 1974), pp.474-87 [p.481]. 19 Bien entendu, l’Ecclésiaste souligne, quant à lui, la vanité de toute sagesse, de toute activité humaine et de toute vie sans Dieu.
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discours d’Arsene préfigure ce moment de désillusion ; le bilan que Watt énonce à la fin de la première partie de son séjour offre une continuation du discours d’Arsene, sous la forme d’une plainte libre, cette fois, de toute rhétorique et de tout cynisme. Les propos d’Arsene n’ont pas encore la tonalité inquiétante qu’ils prendront dans Watt, probablement parce qu’ils semblent compris ou du moins consciencieusement écoutés par le narrateur. Les larges sections dialoguées qui précédent et entrecoupent la déclaration d’Arsene dans les cahiers seront abandonnées dans Watt. La présence d’un auditeur, visiblement intrigué par ce discours, reste perceptible cependant dans la suite des cahiers, comme en témoigne cette étrange remarque : ‘The discourse being frequently interrupted by loud long bursts of crying and of laughing’ (Nbk 3, p.65). Ce n’est que dans Watt que le discours d’Arsene semble libre de toute interférence avec une voix autre que celle d’Arsene. Le roman met l’accent sur la qualité passive ou même apathique de l’audition de ce discours par son destinataire. Cette série de modifications sert à isoler à la fois Arsene de Watt et inversement. Vers la fin du long passage des cahiers, ce discours sera proféré par Arsene à la première personne, comme dans Watt. Arsene déclame son discours sur un ton apodictique qui semble en décalage avec le côté incertain et largement contradictoire de ses propos d’une part, et surtout, d’autre part, avec son désespoir et la conscience qu’il a – ses mots la manifestent sans cesse – de son impuissance fondamentale. C’est en ‘desperate man’ (W, p.47) qu’Arsene se prépare à quitter cet établissement, en proie à un sentiment ‘that closely resembles in every particular the feeling of sorrow, sorrow for what has been, is and is to come’ (W, p.48). Il affirme : ‘Personally of course I regret everything. […] An ordure, from beginning to end’ (W, p.44). Au cours du séjour d’Arsene, un changement survient qui le condamne soudain à vivre ‘off the ladder’ (W, p.42). Cette catastrophe ou ‘reversed metamorphosis’ (W, p.42), qu’il définit comme ‘the old thing where it always was, back again’ (W, p.43), est décrite en d’autres termes par la suite. Arsene avoue en effet : ‘I go now with my purpose as with it then I came, the only difference being this, that then it was living and now it is dead […]’ (W, p.57). Le discours qu’Arsene tient à Watt, dont les étranges rayons semblent baigner toutes les pages du roman, n’en reste pas moins
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impénétrable ; il constitue un ensemble de formules qui ne peuvent vraiment préfigurer les expériences de Watt. Ce ‘short statement’ semble souligner le fait que, d’une part, le caractère obscur et énigmatique de Watt reste largement volontaire et intentionnel, et que, d’autre part, ce côté mystérieux reste, pour Beckett, intrinsèque à l’art. Le vrai discours qui, comme le dit Arsene, procède d’un savoir ayant trait à ‘the unutterable or ineffable’ (W, p.61) et qui semble se détacher sur le fond des propos d’Arsene est cet impossible discours que l’homme tient sur sa propre souffrance. Ce questionnement sans fin apparaît dès le début de Watt. C’est le jeu de l’homme qui, incapable de formuler son impuissance face à sa situation au monde et sa confrontation aveugle avec tout ce qui le dépasse, tout ce qui est informe, parle d’autre chose, et joliment bien. La rhétorique d’Arsene (‘I speak well, do I not, for a man in my situation?’ [W, p.57]) constitue précisément ce voile, ‘grammar and style’, qui, pour Beckett, ‘must be torn apart in order to get at the things […] behind it’ (‘German Letter’, in Dis, pp.170-3 [p.171]). Le cynisme d’Arsene – qui veut que, par exemple, il salue d’un rire ‘the highest joke’ : ‘that which is unhappy’ (W, p.47) – son sens de la rhétorique, qui lui permet de formuler son discours avec brio, ne suffisent pas à voiler une souffrance qu’il ne parvient pas à décrire, mais dont on sent qu’elle vient ébranler les bases de sa déclaration. Ce désarroi surgit comme dans un entre-deux du discours. C’est ce versant de l’expérience d’Arsene, cette souffrance profonde, qui préfigure largement celle de Watt.
II. Difficultés Sous le titre ‘Difficultés’ sont esquissés les deux versants d’une réflexion sur Watt, considéré comme une figure emblématique de la souffrance. Ces deux études ont en commun un trait important : le refus d’admettre comme un a priori l’existence d’une ligne de partage entre homme et caricature grossière d’une part, entre raison raisonnante et folie de l’autre (ceci dans la seconde étude). Watt reste à la fois en deçà et au-delà de la caricature et de la folie, dans lesquelles on l’a souvent enfermé. Cette folie semble être davantage le signe d’une déstabilisation totale, d’un effondrement du tissu de références et de
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certitudes rassurantes qui rattachent l’homme au monde et une manière oblique d’en dire toute la déraison. C’est parce qu’elles sont ancrées dans un monde opaque que ces histoires sont celles d’ ‘error, folly, waste, ruin’ (Nbk 2, p.71). La notion de stupeur s’est imposée comme préférable à celle de folie et comme un dépassement de ce partage.
II : i ‘For sadder Watt could not have become’ : Watt : figure de la souffrance Pour un grand nombre de commentateurs, Watt figure ‘an imaginary creature that preserves only the mental and linguistic ability of man’, ‘a fictitious caricature’.20 Pour Fletcher, Watt ‘never appears to be a credible or living human being’ (The Novels of Samuel Beckett, p.63). Pourtant, c’est sous les traits d’un être soumis aux servitudes du réel qu’il apparaît parmi les hommes et non seulement comme un hommechose. Sa démarche, bien sûr, le fait ressembler à un automate ; pour Deleuze, elle correspond à un besoin d’épuiser tout le possible. Plus que celle d’un automate, c’est celle d’un homme épuisé puisque, pour Deleuze : ‘La combinatoire épuise son objet […] parce que son sujet est lui-même épuisé’.21 Ce qui frappe chez Watt, dans sa manière bizarre d’évoluer dans le monde, c’est autant ce qui le rapproche du lecteur que ce qui le singularise. Pour Paul Ricœur : Les fictions narratives restent des variations imaginaires autour d’un invariant, la condition corporelle présupposée constituer la médiation insurpassable entre soi et le monde. Les personnages […] sont des entités semblables à nous, agissant, souffrant, pensant et mourant. […] Les variations imaginatives dans le champ littéraire ont pour horizon l’incontournable condition terrestre.22
20
Raymond Federman, A Journey to Chaos: Samuel Beckett’s Early Fiction (Berkeley: University of California Press, 1965), p.114. 21 Deleuze, L’Epuisé, in Quad (Paris : Editions de Minuit, 1992), pp.57-106 [p.62 et pp.75-6]. 22 Paul Ricœur, ‘L’identité narrative’, Esprit, No. 140-141 (juillet-août 1998), pp.295304 [p.302].
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Watt a besoin de se vêtir, de manger, on sait aussi que de se déplacer (il est un ‘experienced traveller’ [W, p.18]) lui coûte de l’argent, puisque Nixon affirme que Watt devrait renoncer à son voyage s’il s’acquittait de sa dette envers lui. Et pourtant, cette ‘solitary figure’ (W, p.14) ne parle presque pas ; ce qui sans doute contribue à rendre Watt si étrange. Les paroles échangées entre Watt et Nixon sont rapportées, comme le sont presque toutes les paroles de Watt. Comme le souligne Fletcher, Watt, en effet, ‘speaks only three or four times in the book’ (The Novels of Samuel Beckett, p.63). Nixon décrit Watt comme ‘a most truthful man’ (W, p.16). ‘A milder, more inoffensive creature does not exist’ (W, p.18), ajoute-t-il. Il attribue à Watt la douceur du Christ : ‘He would literally turn the other cheek, […] if he had the energy’ (W, p.18), mais d’un Christ trop las pour suivre des préceptes exemplaires par conviction, l’apathie l’emportant ici sur la non-violence. Etienne Rabaté compare Watt au Plume d’Henri Michaux.23 Leur immense fatigue,24 leur passivité, leur douceur servile, leur inadaptation à un monde obscur dont les codes restent illisibles, lient ces deux personnages. Ils possèdent déjà tous les deux un nom en négatif (que Rabaté qualifie d’ ‘anagrammes de l’absence de nom’ [Rabaté, p.179]) : une question pour Watt et un Plume qui évoque un ‘Plus M, plus moi, plus me’ (Rabaté, p.179). Plume est si léger, si petit, qu’il paraît sans cesse piétiné et soufflé en marge du monde ; pour Rabaté, ces deux êtres paraissent ‘avoir perdu le monde’ (Rabaté, p.175). Plume, pour Henri Michaux, a servi de ‘personnage-tampon’ (Rabaté n’en parle pas) dans une période extrêmement pénible de sa vie : ‘Avec Plume, je commence à écrire en faisant autre chose que de décrire mon malaise. Un personnage me vient, je m’amuse de mon mal sur lui’.25 Watt a certainement joué un rôle similaire pour Beckett. Si ce dernier n’a jamais écrit en ces termes sur son personnage, une 23
Etienne Rabaté, ‘Watt à l’ombre de Plume : l’écriture du désœuvrement’, in Beckett avant Beckett : Essais sur les premières œuvres, ed. Jean-Michel Rabaté (Paris : PENS, 1984), pp.173-85. Rabaté ne parle que peu de Plume, s’intéressant surtout à la poétique de la faiblesse chez Michaux et aux ponts qui existent entre son œuvre et celle de Beckett. 24 Les derniers mots de Plume sont : ‘Fatigue ! Fatigue ! On ne nous lâchera donc jamais ?’ (Plume, in O.C., I, p.642). 25 Robert Bréchon, Henri Michaux (Paris : Gallimard / ‘La Bibliothèque Idéale’, 1959), p.205.
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telle stratégie n’est pas absente de son œuvre. Au cours de son monologue solitaire, l’Innommable parle des ‘Murphy, Molloy et autres Malone’ qu’il s’est adjoints comme ‘souffre-douleur’, sans grand succès.26 Malone parvient à oublier sa souffrance par intermittence, en s’en débarrassant au détriment de ses personnages : ‘Ça allait trop bien. Je m’étais oublié, perdu. […] J’étais ailleurs. Un autre souffrait’.27 Sam fait un certain nombre de commentaires sarcastiques face à Watt – comme ici : ‘One wonders sometimes where Watt thought he was. In a culture-park?’ (W, p.73). Watt, agressé sans cesse, ne réagit pas ; son attitude est celle du retrait absolu. Cette attitude l’isole du monde qu’il traverse en silence. Tout se passe comme si toute action était réduite à néant dès qu’elle convergeait vers Watt, comme si elle glissait tout entière dans ce néant de réaction du personnage, ou était happée par son mutisme. Tout germe d’histoire ou de récit factuels est étouffé immédiatement. L’aventure de Watt avec la poissonnière est racontée par le narrateur de manière détachée et brève ; cette aventure semble se terminer lorsque Watt quitte l’établissement de Mr. Knott. L’histoire n’aura, à aucun moment, fourni un levain à une intrigue. Ce qui se passe dans Watt, malgré un certain nombre de saillies voisines du récit traditionnel – qui forment une espèce de cadre mal ajusté au reste – c’est une aventure largement intérieure. Après que Watt a été frappé par une pierre que lui a lancée Lady McCann, il reprend ses bagages et s’en va sans un mot. Watt, faithful to his rule, took no more notice of this aggression than if it had been an accident. This he found was the wisest attitude, to staunch […] the flow of blood, to pick up what had fallen, and to continue […] on his way, or in his station, like a victim of mere mischance. […] It was an attitude become, with frequent repetition, […] part of his being […] (W, pp.30-1).
L’allusion transparente au Christ se double ici d’une allusion à une souffrance à laquelle Watt s’est habitué. Son apathie et sa manière 26 L’Innommable (Paris : Editions de Minuit, 1992), p.28. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1953]). L’abréviation I sera utilisée pour toutes les références suivantes à ce roman. 27 Malone meurt (Paris : Editions de Minuit, 1990), p.157. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1951]). Nous utiliserons l’abréviation MM pour toutes les références subséquentes à ce roman.
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d’ignorer l’agression paraissent forgées par une ‘frequent repetition’ de la violence à son égard. (Au cours de son trajet jusqu’à la gare, Watt subit déjà plusieurs agressions, le chauffeur de bus l’insulte, Lady McCann le blesse en lui jetant une pierre et un porteur, qu’il a malencontreusement bousculé, lui lance un torrent d’injures.) Le mutisme et la passivité qu’il oppose à toute agression sont devenus ‘part of his being’. Bien plus, Watt refuse de voir derrière les violences qu’il subit une intention délibérée ; il se considère comme ‘a victim of mere mischance’ (W, p.30).28 Tout se passe comme si, dans l’esprit de Watt, par-delà les multiples agresseurs, et au-delà de leur brutalité, sa souffrance était la règle ; comme si ses multiples rencontres avec cette souffrance ravivait le mode normal de son existence ; le seul connu. Pour Warhaft, ‘Stones and blows can no more affect his destiny than they can change the meaning of past history’.29 Ces violences sont des accidents dans la marche de Watt ; elles confirment la livrée de malheur d’une humanité souffrante. Warhaft note également : ‘The development of Watt toward his fate may be said to parallel the historical development of man toward his modern condition’ (Warhaft, p.275). Il semble au contraire que, comme la pierre jetée à Watt par Lady McCann, la guerre confirme précisément le destin malheureux de l’homme : un état inchangeant et inchangé. La peinture de la Renaissance en sait autant, selon Beckett, sur la misère humaine que l’histoire moderne ; elle révèle, en des termes paradigmatiques, la grande Histoire de l’homme : celle de sa souffrance.30 Pour Ruby Cohn, Watt ‘inexplicably undertakes the journey to the strange establishment of the inscrutable Mr. Knott’ (The Comic Gamut, p.69). Si le motif du voyage de Watt vers l’établissement de Mr. Knott reste mystérieux, il semble correspondre à un besoin de trouver une forme de paix, de sérénité. John Fletcher a souligné – comme l’ont fait la plupart des commentateurs – le fait que, sans doute, ‘Watt has come to Mr. Knott’s house fundamentally for religious reasons’ (The Novels of Samuel Beckett, p.81). Watt arrive chez Knott animé d’un espoir ‘to improve’, ‘to understand’, ‘to get well’ (W, p.147). Arsene affirme que pour celui qui arrive dans la maison de 28
Ce qui, bien sûr, le distingue du Christ, qui n’est pas ‘a victim of mere mischance’, puisque la violence qu’il subit correspond à un plan divin. 29 Sidney Warhaft, ‘Threne and Theme in Watt’, Wisconsin Studies in Contemporary Literature, No. 4 (Autumn 1963), pp.261-78 [p.277]. 30 La peinture sera l’objet du chapitre suivant.
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Mr. Knott : ‘The sensations, the premonitions of harmony are irrefragable’ (W, p.39). Au début de son séjour et pour un temps, le domestique, comme le soutient Arsene, ‘goes about his work’ ‘calm and glad’ (W, p.40), jusqu’à ce qu’un changement se produise – c’est du moins l’expérience d’Arsene. Or, Watt n’a jamais ressenti ce calme ou cette joie : ‘Not that Watt felt calm and free and glad, for he did not, and had never done so’ (W, p.133), note le narrateur. Watt tente cependant de s’ajuster aux états prédits par Arsene et cherche à se persuader qu’il éprouve réellement ces sensations : ‘He thought that perhaps he felt calm and free and glad […] without knowing it’ (W, p.133). Au terme du séjour de Watt au premier étage, rien ne reste de ses espoirs ; il est forcé d’admettre que seule une aggravation de son état, un mouvement vers le pire se sont produits : ‘He saw himself then, so little, so poor. And now, littler, poorer. […] So sick, so alone. And now. Sicker, aloner’ (W, p.147). Son prédécesseur avait assimilé Watt à un des deux types de domestiques qui servent Mr. Knott, un type auquel Watt appartiendrait par son physique, décrit par ses semblables comme ‘the result of too much solitude’ (W, p.57). La solitude de Watt n’est pas palliée par la compagnie d’Erskine, contrairement aux prédictions d’Arsene : ‘For a little along the way that lies between you and me Erskine will go by your side, to be your guide, and then for the rest you will travel alone, or with only shades to keep you company […]’ (W, p.62). Cependant, cette déclaration prédit aussi à Watt une solitude profonde que seules des ombres peuvent peupler. L’une d’entre elles sera Sam, auquel Watt va adresser son récit. Sam est le principe et la possibilité de cette parole. Dans les cahiers, nous l’avons vu, Watt est immédiatement affligé d’une souffrance telle qu’elle menace déjà sa santé et sa raison : ‘For sadder Watt could not have become without grave personal inconvenience’ (Typescript, p.227). Pourtant, ces mêmes cahiers, comme le roman, semblent aller à rebours de cette affirmation. Dans ceux-là, Arsene soutenait que : ‘There is no change but change of degree’ (Typescript, p.46) ; de même, dans Watt, il déclare : ‘Sorrow is a thing you can keep on adding to all your life long […] without feeling very much the worse for it’ (W, p.48). Arsene semble prophétiser une partie de ce qui va arriver à Watt. Cependant, ses paroles, souvent contradictoires, ne permettent pas de penser que Watt bascule vraiment dans la folie. De plus, on ne sait si
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ce glissement qu’Arsene décrit et semble prédire à son successeur – le qualifiant de ‘change, other than a change of degree’ (W, p.42) – correspond à une perte de la raison ou s’il témoigne au contraire d’une nécessité nouvelle, autre, mais toujours désespérée et vitale, de s’ajuster à un monde obscur dont les conditions auraient soudain changé. Une discussion de détails nous fait sombrer dans l’aporie. Il semble néanmoins, comme l’a souligné Harvey (cf. Samuel Beckett: Poet and Critic, pp.498-9) qu’un des deux poèmes de l’Addenda suggère que, au terme de tout le séjour que Watt passe chez Mr. Knott, aucun changement ‘other than a change of degree’ (W, p.42) n’a eu lieu, puisque Watt arrive dans cet établissement ‘the dim mind wayfaring’ et qu’il le quitte ‘the dark mind stumbling’ (W, p.250). Ce qui frappe avant tout chez Watt, c’est cette souffrance immense dont il est accablé, qui constitue le dénominateur commun entre Watt et l’humanité tout entière. Il est le premier personnage beckettien à incarner une souffrance largement extra-personnelle ; d’où les nombreuses références au Christ, figure emblématique de l’homme victime. Sam le compare au ‘Christ believed by Bosch’, auquel Watt ressemble de manière frappante (W, p.157). Pourquoi le lecteur s’intéresserait-il à Watt si ce dernier n’était qu’une caricature grotesque de l’homme, une figure outrée et peu crédible. La difficulté rencontrée lorsque l’on cherche à parler de Watt réside sûrement dans cette résistance profonde que Ricœur définit ainsi : Si nous avons quelques traditions bien constituées concernant le mal moral, le péché, nous n’en avons point concernant le mal subi, la souffrance, autrement dit la figure de l’homme victime plutôt que de l’homme pécheur. L’homme pécheur donne beaucoup à parler, l’homme victime beaucoup à se taire (‘Le scandale du mal’, p.57).
Watt n’est pas l’homme par qui les choses arrivent, nous l’avons dit, et aucune action (autre que celle, fondamentale, de raconter) ne peut lui être imputée. Il ne se trouve au croisement d’événements que comme une victime innocente qui toujours en est affectée. Si pour Baudelaire, le mal se greffe sur l’homme comme la marque d’une faute ancienne et que le seul progrès possible réside ‘dans la diminution des traces du péché originel’,31 il semble au 31
Charles Baudelaire, ‘Mon cœur mis à nu’, in O.C., I (Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1993), p.697.
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contraire que, pour Beckett, l’homme porte avant tout la marque d’une souffrance immémoriale, sans origine, chronique, qui, enracinée en lui, l’afflige et le ronge comme un poison sans antidote. Watt est le premier personnage à réaliser qu’il n’existe aucun palliatif à sa souffrance. De son expérience, il tire les conclusions les plus radicales : ‘Of his anxiety to get well, what remained? Nothing’ (W, p.147). Cette conscience d’une impossibilité de trouver un soulagement à sa peine place Watt dans une position de rupture totale avec les tentatives fébriles des protagonistes d’avant la guerre, qui cherchaient encore une issue, une manière de s’accommoder au monde. Watt ne boit que du lait mais ne se grossit de rien ; il reste famélique, une créature innocente et sans défense. Aucune nourriture, aucune connaissance ne lui profite, tout pour lui est perte. Le sentiment d’une faute n’est jamais supprimé, mais il naît chez Beckett des notions ‘tout en sursauts, en sueurs et en tremblements’ (ML, p.91) de l’anxieux face à d’éventuelles représailles. Watt ne jouit d’aucune immunité vis-à-vis de ce sentiment, puisque, après qu’il a pris l’habitude de déroger à la règle voulant qu’il assiste au repas du chien (toutes les fois que Mr. Knott n’a pas terminé son repas),32 ceci ‘until not an atom remained’ (W, p.111), il s’attend à subir un châtiment. Cette désobéissance, nous dit le narrateur, est l’effet non pas d’un mouvement de rébellion délibéré de la part de Watt, mais de son profond dégoût vis-à-vis des chiens. Watt ‘was forced to transgress’ (W, p.114) and ‘could not have done otherwise’ (W, p.113). En règle générale, en effet : ‘Watt was only too willing to do as he was told’ (W, p.113). Cependant, la terreur éprouvée par Watt face à sa transgression ne le quitte pas. Elle passe tout entière dans les mots qui décrivent cette attente inquiète, traversée de cauchemars. Ces mots se chargent d’une violence terrible : If he went unpunished for the moment, he would not perhaps always go unpunished […] If the hurt to Mr. Knott’s establishment did not at once appear, it would perhaps one day appear, a little bruise at first, and then a bigger, and then a bigger still, until, growing, growing, it blackened the entire body (W, p.114).
32
‘After the first few weeks Watt abruptly ceased, on his own responsibility, to discharge this office’ (W, p.111).
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Curieusement, cette violence, qui risque de déferler un jour, semble menacer l’établissement tout entier, ‘the entire body’, et non seulement Watt. Watt souffre de ne pas réussir à appliquer à la lettre les codes et les ordres reçus ; il s’épuise dans ses tentatives de s’ajuster à la tâche qui lui incombe. Lorsqu’il prépare le repas de Mr. Knott : ‘Tears would fall, tears of mental fatigue […]. His moral reserves’, continue le narrateur, ‘also were severely tried, so great was his sense of responsibility’ (W, p.85). Cette terreur de l’innocent face à la possibilité d’être pris en faute malgré ses précautions et ce désir de donner satisfaction sont sans cesse éprouvés par Plume. Un jour qu’il déjeune au restaurant, ‘le maître d’hôtel [s’approche], [le regarde] sévèrement et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : “ce que vous avez là dans votre assiette ne figure pas sur la carte”’ (Plume, p.623). Plume, dans l’ignorance de sa faute, terrifié, finira encerclé par des représentants de l’ordre et forcé de plaider coupable. Michaux et Beckett mettent parfois en scène un personnage évoluant sur un mode comique et même grotesque. Michaux a parlé de Charlie Chaplin comme d’une victime qui fait rire : ‘De caractère dadaïste, impulsif, primitif, indifférent, Charlie n’est pas viable. Il échoue en tout, est mis à la porte de partout, a tout le monde à dos. De là son comique formidable et ininterrompu’ (‘Notre frère Charlie’, in O.C., I, pp.43-7 [p.46]). Ce mode comique n’est exploité de la même manière ni par Michaux, ni par Beckett, puisque ni Plume, ni surtout Watt n’ont un ‘caractère impulsif’. Cependant, cette manière d’arracher le rire par une bouffonnerie qui viendrait se greffer, de manière seconde, sur une misère première et totale, qui ne peut être dite que de manière oblique, semble rapprocher Watt de Plume.33 Les personnages beckettiens sont toujours hantés par le sentiment d’une faute qu’ils auraient commise. Cependant, lorsqu’ils cherchent dans leur esprit des traces visibles de leur péché, ce sentiment semble le plus souvent se dissoudre dans une innocence 33
Des exemples de ce passage à un comique irrésistible et grotesque abondent dans les cahiers manuscrits. Quin aime le poème suivant : ‘Why is’t that thou alone art far from gay, / Far, far from gay […] Whence this misery, this misery […]. All I know is sorrow without ground, and indigence / In plenty’s midst, and hope-begot despair’. Le dernier vers de ce poème renverse tout : ‘Fear God, smoke less, honour the king – and tot!’ (Nbk 1, p.65).
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première. Tout se passe comme si, pour les protagonistes, le sentiment de culpabilité n’était qu’un héritage, ne voilant que par intermittence cette innocence qui semble les envelopper. Cette innocence, le personnage la vit sur le mode de l’incertitude et de l’anxiété et non pas, bien sûr, sur le mode de la fierté. Cette innocence fondamentale a pour effet de présenter la souffrance comme étant absolument gratuite. Molloy dira : ‘On peut faire attention, considérer avec attention toutes ces choses obscures, en se disant, péniblement, que la faute en est à soi. La faute ? […] Mais quelle faute ?’ (ML, p.9). ‘L’idée de châtiment’ se présente également à Macmann, alors qu’il gît, étendu de tout son long par terre et trempé comme un damné par des torrents de pluie : Et sans savoir exactement quelle était sa faute il sentait bien que vivre n’en était pas une peine suffisante ou que cette peine était en elle-même une faute, appelant d’autres peines, et ainsi de suite, comme s’il pouvait y avoir autre chose que la vie, pour les vivants. Et il se serait sans doute demandé s’il fallait vraiment être coupable pour être puni, sans le souvenir qu’il avait […] d’avoir consenti à vivre dans sa mère, puis à la quitter. Mais là non plus il ne pouvait voir sa vraie faute […] (MM, p.109).
La notion, double, d’une peine – à la fois douleur et punition – est indissolublement mêlée à la vie des personnages. Si vivre signifie à la fois être puni et coupable sans cesse (coupable de vivre), il reste que le personnage ‘ne [peut] voir sa vraie faute’ ; il se sent innocent. La souffrance, dit Ricœur, comme le manque, ne peuvent être dits que ‘sur le mode de la plainte’, puisque : C’est […] sur le mode de la plainte que nous pénétrons dans le champ de l’injuste et du juste. […] Le sens de l’injuste n’est pas seulement plus poignant, mais plus perspicace que le sens de la justice ; car la justice est […] ce qui manque et l’injustice ce qui règne, et les hommes ont une vision plus claire de ce qui manque […].34
La stupeur de Watt est celle du crucifié qui naîtrait brusquement à cette conscience d’une souffrance purement aléatoire et incompréhensible, à laquelle il ne peut échapper. Avec Watt, Beckett commence à écrire l’œuvre de la plainte ; une œuvre tournée vers
34
Paul Ricœur, ‘Le juste entre le légal et le bon’, in Lectures I : Autour du politique (Paris : Seuil / Coll. ‘Points essais’, 1991), pp.176-95 [p.177].
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l’innocence. En 1952, Maurice Nadeau décrivait ainsi, la comparant à celle de Kafka, l’œuvre de Beckett : La créature de Kafka supporte le poids d’une faute, ignorée sans doute, mais qu’elle a commise […] ; celle de Beckett est innocente, entraînée dans un monde qui se suffit à lui-même et dont l’absence de signification ne postule aucun ordre transcendant.35
Dès Watt, l’écriture beckettienne commence à se transformer radicalement. Watt marque une fin et un nouveau départ. Avec Watt, composé au cours de ces années de guerre mondiale, l’œuvre de Samuel Beckett connaît en effet un tournant majeur. Tout se passe comme si, à une terre ne comptant plus ses morts, où l’homme massacre et est massacré, Beckett opposait une écriture nouvelle, où abondent les souffrances chroniques. Depuis Watt, le monde de Beckett est celui des survivants, qui continuent à se traîner sur la terre, de plus en plus vieux et débiles. (Un survivant, Beckett en est aussi un lorsque, en 1942, il parvient à Roussillon où il rédige une grande partie de Watt.) Ce changement est d’autant plus frappant que ces maux chroniques ne semblent pas vraiment exister (puisque la mort met souvent fin à ces symptômes) dans les œuvres d’avant la guerre. Les personnages beckettiens meurent en grand nombre jusqu’à Murphy ; leurs douleurs paraissent toujours aiguës. A ces morts prématurées, Beckett substitue une mort à crédit. La douleur du survivant paraît répétée à l’infini, morcelée, à la fois plus profonde et plus sourde. Watt, figure de l’innocence, fait penser à une icône, à un Christ dont la crucifixion est sans cesse amorcée puis différée et dont les peines, éléatiques, paraissent ‘indéfiniment [divisibles]’ ‘en autant de parcelles qu’il […] reste à vivre’ (Surveiller et punir, p.113) à Watt. Le Christ figure le paradigme de l’homme souffrant, la première victime d’un cortège de maux qui retombent sans cesse sur l’homme ; cette souffrance, chez Watt et chez ses successeurs, reste vide, sans espoir de mort ou de rédemption. Sam, qui observe Watt alors qu’il s’avance, marchant à reculons, vers lui, note : ‘His face was bloody, his hand also, and thorns were in his scalp’ (W, p.157). Watt a également ‘on his right ischium a running sore of traumatic origin’ (W, p.30). Ce stigmate est le signe d’une situation qui absorbe tous les 35
‘Samuel Beckett ou le droit au silence’, Les Temps Modernes, No. 7 (janvier 1952), pp.1273-82 [p.1281].
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instants de la crucifixion, puisque Watt semble avoir ici, littéralement, une ‘post-crucified position’ (W, p.139). Watt, qui souffre d’une ‘poor healing skin’ (W, p.30), est condamné à vivre avec cette plaie ouverte. Si les maux de Watt sont exactement calqués sur ceux du Christ (couronne d’épine, plaie au côté), ces stigmates deviennent de moins en moins localisables dans l’œuvre, où ils ne sont plus nommés qu’à titre générique comme ‘souffrance’ ou ‘douleur’.
II : ii ‘Was he not slightly deranged?’ : De l’épuisement à la stupeur Au terme de son séjour au premier étage Watt, épuisé, semble glisser peu à peu vers une sorte de stupeur. Sa fatigue est perceptible dès son voyage vers la maison de Mr. Knott. Durant son parcours, Watt doit s’arrêter pour se reposer. Il sombre au fond d’un fossé, gagné par une sorte de profonde léthargie. Dès son arrivée chez Mr. Knott, c’est la fatigue déjà qui l’empêche de prêter attention au discours d’Arsene.36 Lors de son séjour, les signes de fatigue s’accumulent à mesure que Watt échoue dans ses tentatives de s’ajuster à une suite d’événements et de phénomènes qu’il ne parvient ni à ‘accepter’, ni à ‘supporter’ (W, p.73). Un des éléments à l’origine, semble-t-il, de la fatigue de Watt reste son désir de bien s’acquitter de ses devoirs envers Mr. Knott – son dévouement provoque chez Watt des larmes ‘of mental fatigue’ (W, p.85). Son besoin de se rendre compte de ce qui se passe, de le formuler mentalement, de se le conter, oblige Watt à réfléchir sans arrêt et à épuiser ses ressources physiques et psychiques. Watt tente d’ordonner les choses en séries, élaborant sans cesse des hypothèses pour mieux les emprisonner, les saisir, les neutraliser ; cette activité mentale continuelle l’épuise. L’idée de perte semble dominer toute l’histoire de Watt chez Mr. Knott. Watt tente de la pallier et de combattre le double sentiment d’absence et de manque qui l’accompagne. Après qu’il a pris conscience qu’une perte de ‘all meaning, even the most literal’ (W, p.69) a eu lieu, Watt subit une transformation radicale qu’il qualifie de ‘loss of species’ (W, p.82). Cette sensation de sombrer au-delà ou en36
Cf. W, p.77.
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deçà de l’espèce revient dans Comment c’est, où le narrateur évoque ses ‘demi-chutes hors de l’espèce’ (CC, p.171) et se remémore ‘la belle époque […] les pertes d’espèce […] on parle de l’espèce humaine’ (CC, p.73), tout ne se sentant ‘jamais désespécé tout à fait’ (CC, p.196). Lorsque Watt réalise qu’il lui est devenu impossible de nommer les choses par leur nom, il tente, dans sa volonté de rebâtir des ponts entre lui et le monde, ‘[to] set to trying names on things, and on himself, almost as a woman hats’ (W, p.80). Dans son désarroi, il réalise que ‘as for himself […] he could no longer call it a man’ (W, p.80).37 Son rapport aux choses s’est écroulé : Watt ne parvient plus à isoler un événement dans sa pensée ; le sens littéral même des événements semble s’être dissout dans un flux. C’est toute la surface de l’épisode qui a cédé, forçant Watt à élaborer des stratégies par lesquelles il tente, en vain, de redonner à chaque événement son apparence, son ‘ancient guise’ (W, p.81). Ses efforts répondent à un besoin : [for] words to be applied to his situation, to Mr. Knott, to the house, to the grounds, to his duties, to the stairs, to his bedroom, to the kitchen, and in a general way to the conditions of being in which he found himself (W, p.78).
Ce désir, de ‘semantic succour’ (W, p.79) correspond, comme l’écrit Levy, à ‘a demand for context’ et non à une ‘demand for clarity’ (Levy, p.34). Watt désire entendre une voix ‘wrapping up safe in words’ (W, p.80) tout l’univers qui l’environne et parler enfin ‘of the little world of Mr. Knott’s establishment, with the old words, the old credentials’ (W, p.81). Ce sont les ‘vieux mots de créance’38 qui manquent à Watt, des mots qui désignent les choses avec toute l’autorité et l’évidence de droit d’un vocabulaire institutionnalisé. Il rêve de mots qui se porteraient garant de l’identité des choses qu’ils nomment avec leur désignation. La patience et l’ingénuité que Watt manifeste initialement pour maintenir en équilibre une situation qui glisse vers l’indistinct sont étouffées par une angoisse et une souffrance qui ne permettent plus à Watt d’agir mentalement sur son environnement. Watt cherche à être ‘tranquillized’ (W, p.78), ‘pacified’ (W, p.121) et à trouver enfin ‘a comparative peace of mind’ (W, pp.114-5). Pour Hugh Kenner : 37 38
Mes italiques. Watt (Paris : Editions de Minuit, 1998), p.85.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett Watt bears the Cartesian cross, the discursive intellect, with its irremediable itch to think explicable worlds into existence, stumbling through corridors of exquisite absurdity toward some talismanic formula with which it can be temporarily at rest.39
Le besoin de comprendre de Watt est satisfait dès l’instant où il a réussi à appliquer à la chose qu’il considère ce que Kenner qualifie de ‘talismanic formula’. Watt tente d’envelopper les choses dans une sorte d’incantation magique pour mieux s’en débarrasser, puisque : ‘To explain had always been to exorcize, for Watt’ (W, pp.74-5). Watt souhaite que son monde, une fois nommé, pris en compte par ses paroles, devienne ‘inoffensif’ (W, p.75). Les mots jouent pour Watt un rôle thérapeutique. Watt n’en attend rien de moins en effet qu’une guérison totale ; il attend qu’émane d’eux un pouvoir qui fasse disparaître ses maux. Watt use des mots comme d’un baume : ‘when after one or two applications’ ‘the hypothesis evolved lost its virtue’, ‘[they] had to be replaced by another’ (W, p.75). Il cherche des mots efficaces, pour qu’enfin : ‘Things appear, and himself appear, in their ancient guise, and consent to be named, with the time-honoured names, and forgotten’ (W, p.81).40 Les mots, pour Watt, représentent le moyen de se débarrasser des choses, de les oublier ; ils durcissent et se figent en une surface voilant ces choses. ‘All that Watt asks of his hypotheses and descriptions’, dit Hesla, ‘is that they shield him from reality, that they isolate him from the particularity of things’ (Hesla, p.72). Que peut-il bien rester pour Watt après que les choses ont été réduites au silence et que les mots se sont figés, en nommant et cristallisant le monde lui-même, pour qu’il puisse enfin consentir ‘to be named […] and forgotten’ ? Rien, semble-t-il ou tout juste : ‘The old thing where it always was, back again’ (W, p.43) : la solitude la plus complète. Et pour Watt : There were times when he felt a feeling closely resembling the feeling of satisfaction, at his being so abandoned, by the last rats. For after these there would be no more rats […]. It would be lonely, to be sure, at first, and silent […]. Things and himself, they had gone with him now for so long, in the foul weather, in the less foul weather (W, p.81). 39
Hugh Kenner, Samuel Beckett: A Critical Study (Berkeley: University of California Press, 1973), pp.59-60. Pour Ruby Cohn, Watt figure ‘a latter-day Cartesian’ (The Comic Gamut, p.69). 40 Mes italiques.
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A aucun moment cependant Watt ne parvient, par le moyen des suppositions et des stratégies mentales qu’il oppose aux choses ‘in self-defence’ (W, p.76), à trouver un état de paix. Il continue à réfléchir continuellement jusqu’à l’épuisement total. La ‘patience’ et l’‘ingénuité’ avec lesquelles Watt tente d’élaborer, ‘little by little, and not without labour’ (W, p.115),41 une série d’hypothèses laissent encore transparaître chez lui un espoir de succès et sa foi dans une méthode qu’il juge perfectible. Cette confiance disparaît à mesure que sa situation devient plus douloureuse. Watt est hanté par un nombre d’événements qui résistent à ses tentatives ‘to saddle them with meaning’ (W, p.75). Ces événements, loin d’être oubliés ou dominés, ‘revisited him’ (W, p.73). Comme des ‘phantoms that beset him’ (W, p.74), ils continuent ‘inexorably to unroll [their] phases’ (W, p.73) dans son esprit. Le monde de Watt, dès le moment où celui-ci perd toute prise sur les choses par la raison, et toute possibilité d’agir, apparaît comme peuplé de terreurs et de cauchemars. Peu à peu, Watt devient impuissant à se défendre et contraint à subir des vagues d’agressions. Pour Molloy, ‘Il faut faire attention, se poser des questions’ (ML, p.65). Il avoue : ‘Je me posais volontiers des questions, l’une après l’autre, rien que pour les contempler. Non, pas volontiers, par raison, afin de me croire toujours là’ (ML, p.65). ‘Je réfléchissais presque sans arrêt, je n’osais pas m’arrêter’ (ML, p.65). Tout se passe comme si Watt, en ‘héros cartésien’, comme le dit Kenner, souscrivait à la notion qui, à l’âge classique, faisait de la folie une chose qui ne peut être qu’extérieure à la pensée. Pour Descartes, comme le rappelle Foucault, tant que l’homme pense, ou qu’il doute, il ne peut être fou : ‘C’est une impossibilité d’être fou, essentielle non à l’objet de la pensée, mais au sujet qui pense’.42 Cependant, Watt, à aucun moment, ne semble craindre la folie, ou tenter désespérément, comme Lear, d’éviter ‘That way [where] madness lies’.43 Molloy ‘réfléchit sans cesse’ pour tenter de se convaincre de sa présence, pour s’assurer de son existence. Il reste cependant un ‘chercheur incurieux’ (ML, p.85) 41 Le terme ‘labour’ revient très souvent : ‘Watt laboured to preserve his peace of mind’ (W, p.75). ‘At first, in mind as well as body, Watt laboured at the ancient labour’ (W, p.134). 42 Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (Paris : ‘Tel’ / Gallimard, 1993), p.57. 43 Shakespeare, King Lear, Act III, Sc. 4 (London: Penguin, 1972), p.122.
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car pour lui : ‘Savoir ne rien pouvoir savoir, voilà par où passe la paix’ (ML, p.85). Si Watt met en œuvre toutes les ressources de son imagination et de sa raison, ce n’est pas pour contempler ces questions, mais pour les résoudre. Il s’avère incapable de supporter ce que Molloy nomme : ‘Ces solitudes où la vraie clarté ne fut jamais, ni l’aplomb, ni la simple assise, mais toujours ces choses penchées glissant dans un éboulement sans fin […]’ (ML, p.52). Vers la fin de son séjour au premier étage, Watt prend la mesure de la faiblesse de ses tentatives : ‘Cracks soon appeared in this formulation. But Watt was too tired to repair it. Watt dare not tire himself further’ (W, p.147). Il contemple, impuissant, l’écroulement de ses hypothèses et la vanité de ses efforts. Au terme de son séjour, Watt a passé au-delà de toute curiosité, de tout désir de connaître – puisque les choses, en effet : ‘did not preoccupy Watt any longer’ (W, p.207) – ‘But then it was too late’ (W, p.77). Son épuisement vient de ce qu’il a franchi un seuil de tolérance. Comme le dit Deleuze, l’épuisé ‘n’est pas passif’, il ‘s’active, mais à rien’ (L’Epuisé, p.59). Lorsque Micks arrive pour le remplacer, Watt adopte mentalement la ‘posture de l’épuisé’.44 Il a, de fait, ‘épuisé tout le possible’ (L’Epuisé, p.57) dans l’établissement de Mr. Knott dont il doit se séparer définitivement, physiquement du moins. Il rêve ‘of shutting the door, and of sitting down at the table, and of putting his arms on the table, and of burying yes of burying his head in his arms’ (W, pp.220-1). Sa souffrance est physique et psychique, liée à la fois à sa solitude – il se dit ‘aloner’ – et à son état de santé, puisque Watt, à la fin de son séjour au premier étage, se sent ‘sicker’ (W, p.147). Avant de partir, Arsene déclarait déjà à Watt qu’il n’entendrait vraisemblablement plus jamais sa voix : ‘Unless we meet again elsewhere, which considering the probable state of our health is not likely’ (W, p.54) Watt semble parfois entretenir l’espoir d’être malade ou fou ;45 la certitude d’être malade ou dérangé lui permettrait enfin, de manière caractéristique, de formuler une explication qui rende compte 44
Cf. Deleuze, L’Epuisé, p.63. Cette posture, réminiscente de celle du Belacqua de Dante (cf. le Chant quatrième du ‘Purgatoire’ [La Divine Comédie, p.198]), se retrouve partout dans l’œuvre de Beckett ; Deleuze parle ici du personnage de Nacht und Träume. 45 Cet espoir cependant ne ressemble pas à celui de Murphy qui cherche, lui, le moyen de sombrer dans une folie à laquelle il attribue des douceurs inouïes.
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de son état. Ce désir apparaît après que Watt réalise, en se penchant ‘for reassurance to himself’, qu’il ne peut plus se considérer comme un homme. Il souhaite entendre Erskine lui adresser la parole naturellement, spontanément : It would perhaps have lent a little colour to the hope, sometimes entertained by Watt, that he was in poor health, owing to the efforts of his body to adjust itself to an unfamiliar milieu, and that these would be successful, in the end, and his health restored, and things appear, and himself appear, in their ancient guise (W, p.81).
Lors de son voyage vers Mr. Knott, l’état physique et mental de Watt semble déjà être la marque de ses tentatives désespérées d’ajustement au monde – du moins si l’on adopte le lien de causalité qu’il établit ici pour tenter d’expliquer le fait qu’il soit ‘in poor health’ : cette condition malheureuse résulterait des ‘efforts of his body to adjust itself’. La réflexion incessante de Watt et l’échec de ses investigations affectent son esprit et son corps puisque c’est toujours ‘in mind as well as body’ que ‘Watt laboured at the ancient labour’ (W, p.134). Devant l’impossibilité de concevoir tout ce qui l’entoure, de se concevoir lui-même, Watt sombre dans une anxiété et un désarroi tels qu’il semble se rapprocher d’une forme de folie par un mouvement de tangente : ‘Was Erskine out of his mind? And he himself Watt, was he not perhaps slightly deranged? And Mr. Knott himself, was he quite right in his head? (W, p.120). La folie, envisagée ici comme éventualité, a encore pour fonction d’expliquer une situation incompréhensible. Les hommes qu’il évoque, Mr. Knott, Erskine, le côtoient sans même lui adresser la parole, indifférents à ses maux. Watt, comme Murphy, Molloy et comme tous les personnages beckettiens, semble éprouver le désir d’un frère. Sa souffrance vient en grande partie de sa solitude et de son isolement par rapport au monde (celui des Nixon, Hackett et Mr. Case, sur lequel il n’a aucune prise et dont il subit les agressions physiques, et celui de Mr. Knott, celui du mystère ou du néant, qui l’assaille sans cesse). C’est ce qui frappe dans ce passage : He found it a help, from time to time, to be able to say, with some appearance of reason, Watt is a man, all the same, Watt is a man, or, Watt is in the street, with thousands of fellow-creatures within call (W, p.79).
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Watt s’imagine, en dépit de tout – ‘with some appearance of reason’ – qu’il peut espérer être secouru par ses semblables. Le roman entier offre un démenti à cet espoir. Cette profession de foi est un postulat désespéré et insensé de Watt ; elle résonne comme une plainte profonde, qui est d’autant plus troublante qu’elle se dit par antiphrase. Elle est à peine voilée cependant par ce fol espoir de Watt. Cette plainte est prolongée par celle de Molloy, qui parle de son ‘désir d’un frère’ (ML, p.18), d’un compagnon ‘qu’on voudrait aborder, embrasser, traire, allaiter […]’ (ML, p.14). Molloy a pleinement conscience qu’à ce besoin désespéré s’oppose toute la réalité. Pour lui, la situation de l’être humain au monde et son isolement sont tels que, pour l’homme qui crève de solitude, un jour arrive où, ‘n’en pouvant plus, dans ce monde qui pour [lui] est sans bras [il attrape] dans les [siens] les chiens galeux […]’ (ML, p.14). La stupeur qui gagne Watt se révèle par l’indifférence grandissante qu’il manifeste face aux phénomènes qui l’entourent. Cet état, qui résulte également de son étonnement profond face à l’ignorance totale dans laquelle il reste plongé, ralentit et affecte toutes ses facultés. Son inertie ne permet plus à Watt d’élaborer ses ‘monstrous assumptions’ (W, p.130), ni de s’activer, même à rien. Au début de son séjour, au contraire, ‘Watt’s attention was extreme […] to all that went on about him. Not a sound was made, within earshot, that he did not capture and, when necessary, interrogate, and he opened wide his eyes to all that passed, near and at a distance, to all that came and went […]’ (W, pp.82-3). Puis, peu à peu : ‘What little there was to see, to hear, to smell, to taste, to touch, like a man in a stupor he saw it, heard it, smelt it, tasted it, touched it’ (W, p.199). Cet état d’éveil de toutes ses facultés sensorielles, qui prolonge, mais de manière bien plus ténue, l’attention que Watt accorde au début à tous ces phénomènes, est fortement menacé par l’état de stupeur de Watt et par ‘the decay of these [senses]’ (W, p.199). Ce sont ses impressions sensorielles seules qui semblent encore rattacher Watt au monde. Ce lien est purement contemplatif cette fois ; il ne passe plus par l’examen fébrile des données prélevées par ses sens, qui semblent fonctionner à vide au terme de son séjour. L’origine de cette impuissance de ses sens à transmettre à Watt la moindre information semble résider dans la présence trouble d’un Mr. Knott qui étouffe toutes les tentatives de Watt, ramenant tout désir de connaissance à zéro, au rien (‘naught’) avec lequel il se confond :
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In empty hush, in airless gloom, Mr. Knott abode […]. This ambience followed him forth, and when he moved, in the house, in the garden, with him moved, dimming all, dulling all, stilling all, numbing all, where he passed (W, p.199).
Watt est gagné par une sorte de pétrification ; vers la fin de son séjour, il semble presque toujours immobile, inerte : ‘not wholly asleep, not wholly awake’ (W, p.207). Le besoin d’ataraxie, de sérénité qu’éprouve Watt et l’espoir d’être ‘free at last, for an instant free at last’ (W, p.201), ou, à l’image de Mr. Knott, ‘nothing at last’ (W, p.201), ne peuvent être satisfaits. L’ataraxie dont parle Molloy semble consister en un état dans lequel il se plonge pour se protéger de l’impénétrabilité du monde. Il se demande : N’y avait-il pas […] intérêt à supposer […] que tout ce qui se mettait en travers de ces hypothèses n’était que fumée et illusion ? C’est de toute façon avec ces considérations que je parvins à me calmer et à retrouver, devant les espiègleries de la nature, cette ataraxie qui vaut ce qu’elle vaut (ML, p.55).
Watt est incapable de s’accommoder, même imparfaitement, du monde et des ‘espiègleries de la nature’. S’il quitte l’établissement ‘with the utmost serenity’, une fois la grille franchie, Watt fond en larmes. Sam se présente à la fois comme le narrateur et comme étant un autre occupant de l’asile où Watt échoit vraisemblablement après qu’il a quitté Mr. Knott et dans lequel il est interné. De ce séjour à l’asile, le récit n’est jamais fait en réalité. Dans le troisième chapitre, Watt raconte son passé à Sam dans le jardin d’une institution. Le présent de l’échange qui a lieu dans l’asile est inexistant ou hors de portée. C’est un présent exclusivement tourné vers le passé. Lorsque Sam raconte l’histoire à son tour, ce temps semble être largement révolu. Sam est le confident de Watt. Sam définit cet enfermement (le sien et celui de Watt dans l’asile) comme une ‘windowlessness’ (W, p.150). Beckett a lu la Monadologie de Leibniz, à laquelle il emprunte ce terme. En Allemagne, lors d’une conversation – qu’il rapporte dans son journal – Beckett cite le passage dans lequel le philosophe parle des monades. Ces dernières n’ont aucune forme d’interaction les unes avec les autres ; elles sont, comme ici, sans fenêtres. Beckett souligne que, pour lui, il est ‘absurd to conceive a chain of solitudes successively liquidated’. A Meier, un ami de Kaun, qui soutient que : ‘The highest reciprocal act of two creatures’ consiste à attendre ‘for
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the doors of their solitudes to open and engulf them’, Beckett rétorque : ‘Die Monade ist doch Fensterlos’.46 Watt demeure absolument seul. Il est, comme le narrateur de Comment c’est et comme tant de créatures beckettiennes, un ‘monstre des solitudes’ (CC, p.18). Sam n’est qu’un reflet, la dernière stratégie mentale élaborée par Watt. Chez Mr. Knott, Watt, dont la tête, comme celle de Molloy, contient ‘plusieurs fenêtres […] diversement [ouvertes] sur l’univers processionnant’ est capable de ‘les ouvrir et [...] les refermer’ (ML, p.68). Il est ‘tapi au fond de la pièce [s’étonnant] des objets qui s’y encadrent’ (ML, p.68). Ces fenêtres, ouvertes sur l’établissement de Knott, ne permettent aucun échange avec d’autres monades, mais, comme chez Molloy, elles s’ouvrent sur un univers de choses et de phénomènes qui surprennent ou inquiètent. Ces choses ‘s’encadrent’ dans cette fenêtre qui est un signe, non d’ouverture, mais de séparation, de noncoïncidence avec le dehors, une sorte d’écran sur lequel se projettent ces objets. Dans l’asile, et dès la fin déjà de son séjour chez Mr. Knott, Watt semble enfoui au plus profond d’une zone obscure, entièrement retranchée de l’extérieur. L’asile, comme la maison de Mr. Knott, gît dans des limbes indéfinissables ; ces deux lieux sont aussi improbables l’un que l’autre. Sur le premier, l’asile, on ne peut rien affirmer, à part qu’il semble correspondre à un lieu d’enfermement et qu’il est pour Watt le lieu de la parole. Ces deux endroits, qui rivalisent d’étrangeté, constituent deux lieux d’exil. Il est intéressant de remarquer que Watt est aussi rédigé dans un lieu d’exil. L’asile ne semble guère offrir l’image d’un monde plus flou que celui, si étrange, de Mr. Knott. Beckett cherche, il semble, à suggérer l’idée que Watt a sombré dans la folie en quittant Mr. Knott. Les mots ‘pavilion’, ‘mansion’ (W, p.149) – qui correspond à ‘Boswell’s word for the cells of Bedlam’ (Acheson, p.64) – ou ‘my pretty uniform’ (W, p.158), indiquent qu’il s’agit ici précisément d’un internement ou d’un enfermement. Watt se déplace entre les limites de ce lieu clos et semble toujours plongé dans un état de stupeur. Rien ne nous permet pourtant d’affirmer que Watt soit devenu fou. Rabinovitz écrit à ce propos :
46
‘German Diaries’, ‘Nbk 4’, 15 janvier 1937.
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It is easy to assume that Watt has lost touch with reality when he arrives at the asylum. By hinting that Watt may be confused or deranged, Beckett misleadingly suggests that he is suggesting a conventional view of reality (The Development of Samuel Beckett’s Fiction, p.162).
Watt est élaboré contre la prétention de pouvoir expliquer ou comprendre cette réalité et contre une ‘conventional view’ de celle-ci. Nous ne voulons pas suggérer cependant que le monde de Watt (et de Watt) figure un monde parallèle au monde ‘réel’. Ce monde, au contraire, reste par trop reconnaissable : c’est celui où la souffrance est toujours en excès, intolérable et permanente. Les étrangetés du roman sont celles du monde extérieur. Beckett puise abondamment dans un champ sémantique lié à l’univers carcéral ou à l’idée d’un internement, ceci non seulement dans Watt. Malone parle des ‘captifs’ (MM, p.175), ou des ‘prisonniers’ (MM, p.173) de l’asile Saint-Jean-de-Dieu. Les individus internés dans cette institution sont tous des prisonniers pour Malone, qui invente un monde clos à l’image de la chambre dans laquelle il meurt. Molloy, lors de ses déplacements, croise aussi des ‘codétenus’ (ML, p.14). L’idée d’un état d’enfermement dépasse les conditions factuelles chez Beckett – pour Molloy, bien entendu, les hommes qu’il croise sont enfermés dans une condition sans issue, semblable à la sienne. L’enfermement de Watt semble décrire, à nouveau, un état. Lorsqu’il quitte l’établissement de Mr. Knott, il passe une nuit enfermé à double tour dans la salle d’attente d’une gare, condamné toujours à être retranché du monde, exilé. Quand la porte s’ouvre violemment, le projetant à terre, il parvient tout de même à murmurer les mots : ‘Now I am at liberty, […] I am free to come and go, as I please’ (W, p.237). C’est toutefois dans un espace clos, enfermé, qu’il semble se retrouver à la fin de chacun de ses parcours. Pour Deleuze : ‘L’enfermement renvoie à un dehors, et ce qui est enfermé, c’est le dehors’.47 Pour Blanchot, ‘l’espace fermé’ constitue ‘une sorte de vide murmurant au cœur du monde, vague menace dont la raison se défend par les hauts murs qui symbolisent le refus de tout dialogue, l’ex47
Gilles Deleuze, ‘Un nouveau cartographe’, in Foucault, pp.31-51 [p.50]. Deleuze cite L’Entretien infini de Maurice Blanchot résumant ce que ce dernier note à propos de Foucault. Sa formule concise me paraît plus claire et son contexte plus adapté à mon propos que celui dans lequel cette idée apparaît chez Blanchot.
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communication’.48 L’espace dans lequel Watt se déplace est entouré d’une enceinte barbelée le séparant irrémédiablement d’un dehors qui, par là-même, lui est interdit. Watt semble, par les ressources de son imagination, s’inventer un monde extérieur – et parvenir à le peupler, comme il le fait avec la famille Lynch. Curieusement, Watt raconte son histoire dans l’ordre suivant : II, I, IV, III. Les chapitres II et III servent, dans son récit, de cadre aux épisodes qui se déroulent hors d’un univers clos. La structure adoptée par Watt reflète cet enfermement du monde extérieur (le monde qu’il traverse en allant chez Mr. Knott et qu’il retraverse à la fin de son service chez Mr. Knott). Chez Mr. Knott, Watt parvenait encore à percevoir les ‘fleeting acknowledgments’ (W, p.66) du monde extérieur. Le dehors, à présent, est enfermé. De cet enfermement (qui ici semble être psychique ou mental), de cet isolement douloureux, va naître le récit de Watt, le récit d’une ‘solitude où la voix la raconte seul moyen de la vivre’ (CC, p.200).
III : Temps et récit III : i ‘Telling the tale that will not be told’ : Temps raconté et temps du raconter Les ‘notebooks’ déroulent un ensemble de fragments narratifs variés, qui ne sont que rarement enchâssés. Dans sa version définitive de Watt, Beckett introduit un certain ordre dans ces fragments, leur conférant un semblant d’unité. Pour Paul Ricœur : ‘Si […] l’action peut être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans des signes, des règles, des normes : elle est dès toujours symboliquement médiatisée’ (TR, I, p.113). Ricœur adopte la notion de symbole telle qu’elle a été définie par Cassirer, selon lequel ‘les formes symboliques sont des processus culturels qui articulent l’expérience entière’ (TR, I, p.113). Pris comme ‘des interprétants’, les symboles ‘fournissent les règles de signification en fonction desquelles telle conduite peut être inter48
Maurice Blanchot, L’Entretien infini (Paris : Gallimard, 1969), p.295 [mes italiques].
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prétée’ (TR, I, p.114). Le symbole jouit ainsi d’une fonction de code culturel. Ce symbolisme ‘confère à l’action une première lisibilité’ (TR, I, p.114). Cependant, dans le roman Watt, la résistance de l’histoire à être dite reste vivement perceptible à travers son incongruité, ses disjonctions, mais surtout à travers les difficultés que rencontrent les personnages lorsqu’il s’agit de la proférer ou de la transcrire. L’univers de Watt ne repose pas sur une structure pré-configurée de l’action. En outre, Watt ne déploie pas un ensemble d’actions (nous avons déjà vu que Watt neutralisait en quelque sorte toute possibilité romanesque) qui seraient lisibles grâce à leur pré-articulation dans des signes déchiffrables, culturellement recevables et formulables. Il s’avère impossible d’aborder ce roman en y cherchant des ‘symboles de nature culturelle’, qui pourraient ‘[sous-tendre] l’action au point d’en constituer la signifiance première’ (TR, I, p.113). A aucun moment, le lecteur ne peut ignorer que Watt a dû, lorsqu’il a enfin ouvert la bouche, raconter : ‘The tale that will not be told […]’ (Nbk 2, p.40). Cette affirmation sert, dans le manuscrit, de prélude au poème qui figurera dans l’Addenda (‘Who may tell the tale […]?’). Elle souligne un problème fondamental : la mise en mots d’une réalité qui se dérobe. Dans les cahiers, Watt se voit confier d’autres histoires à raconter. C’est lui qui relate l’histoire – qu’il reviendra à Arthur de conter dans Watt – au jardinier. Watt, ‘tired of his tale’ (Nbk 4, p.81), comme le sera Arthur, l’interrompt brusquement. ‘In another place, from another place, Watt could have told the story to an end […] to the sleeping gardener’ (Nbk 4, p.81). Ce récit correspond à un besoin, mais n’équivaut pas à une communication, puisqu’il s’adresse à un homme qui dort. L’état de Watt (nous avons dit que l’établissement de Mr. Knott figurait à la fois un état et un lieu) ne lui permet pas d’achever son soliloque. Toute l’histoire est ainsi vouée à rester fragmentaire et incomplète. Rappelons qu’un Addenda rassemble, à la fin de Watt, des séquences narratives que l’auteur, dans sa ‘fatigue and disgust’ (W, p.247), n’a pu intégrer. Le récit de Watt ouvre des perspectives temporelles multiples. L’expérience vive de Watt (c’est-à-dire telle qu’elle a été vécue dans sa temporalité propre) est racontée au temps du passé par un ou plusieurs narrateurs, Sam n’étant nommé que dans le troisième chapitre. Ce n’est que peu à peu que le lecteur réalise qu’entre l’histoire qui lui est racontée et le personnage, une manière de filiation s’est opérée sous la forme d’un récit que Watt a confié à Sam. Le
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narrateur du second chapitre n’est pas nommé, mais il parle aussi de ‘Watt’s revelation, to me’ (W, p.76), et se présente comme son porteparole (W, p.66). (Nous considérerons que le narrateur des sections II et III est le même : Sam.) Il y a ainsi interférence entre écriture et oralité – celle du récit originel – ainsi qu’un décalage avec le temps durant lequel l’histoire a été proférée par Watt et celui où Sam la relate. Les faits sont déjà anciens – et dans une large mesure incertains – lors du récit originel de Watt. La trajectoire des mots devient plus indirecte, oblique, à mesure qu’un décalage s’accroît entre le récit rapporté par Sam, plongeant dans un passé lointain, et le fonds d’expériences vives qu’il relate. Le fait que l’histoire se révèle peu à peu comme étant prise en charge par son destinataire, Sam – et non uniquement par un narrateur omniscient qui semble servir de caution à son authenticité comme dans le premier et le dernier chapitre – fait planer sur elle une atmosphère de suspicion. L’origine de cette incertitude remonte déjà au récit de Watt, qui constitue une approximation des faits : une ‘long dwindling supposition’ (W, p.130). En fait, dit Sam, Watt ‘made no secret of this’ (W, p.124), ‘many things described as happening, in Mr. Knott’s house […] perhaps never happened at all, or quite differently’ (W, p.124) ; de plus, ‘many things described as being, or rather as not being, for these were the more important, perhaps were not, or rather were all the time’ (W, p.124). Il y a une oscillation constante dans Watt entre une postulation ou une énonciation apodictique de faits – puisque, étrangement, ‘[Watt’s] habitual tone was one of assurance’ (W, p.202) – que Sam va configurer et un doute absolu portant sur leur réalité ou leur existence. En effet, comme le relève le narrateur du second chapitre : ‘The only way one can speak of nothing is to speak of it as though it were something […]’ (W, p.74). Levy rappelle à juste titre : ‘We never have any evidence that Mr. Knott is anything more than a convenient way for Watt of representing and focusing his own confusion’ (Levy, p.35). L’expérience de Watt est devenue, dès la fin de la première semaine chez Mr. Knott, ‘unspeakable’ (W, p.82) – alors que Watt est au seuil de ses expériences, Arsene affirme déjà que l’objet de sa déclaration ‘partakes […] of the nature of […] the unutterable or ineffable’ (W, p.61). Watt a certainement tu, oublié, ou simplement ‘left unspoken’ (W, p.66) une grande partie de ses expériences. L’incident des Galls père et fils, venus accorder le piano, porte la valeur paradigmatique de l’histoire
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tout entière racontée par Watt. Comme cette séquence événementielle, qui longtemps tourmente le protagoniste, le récit de Watt semble constituer un fragment ‘that seemed rather to belong to some story heard long before, an instant in the life of another, ill-told, ill-heard, and more than half forgotten’ (W, p.71). La difficulté et le côté étrange du discours de Watt ont pour cause : ‘The exiguity of the material propounded to [Watt’s] senses and […] the decay of these’ (W, p.199), de même que l’‘obscurity of Watt’s communications, the rapidity of his utterance and the eccentricities of his syntax’ (W, p.72). Les conditions de l’échange entre Sam et Watt sont également malaisées. Les capacités de l’auditeur et du narrateur s’étiolent à leur tour ; ainsi, dit Sam : ‘Of this impetuous murmur much fell in vain on my imperfect hearing and understanding, and much […] was […] lost for ever’ (W, p.154). Sam avoue qu’il parvient à comprendre ‘Fully one half of what won its way past [his] tympan’ (W, p.167). La pauvreté apparente du récit, ses passages elliptiques, relèvent, dit Sam, du fait que ‘Watt did not know a great deal on these subjects’ (W, p.123). Watt ‘assured me at the time’, affirme Sam, ‘when he began to spin his yarn, that he would tell all, and then again, some years later, when he had spun his yarn, that he had told all’ (W, p.123). Ainsi, Watt déclame son histoire pendant plusieurs années. Lorsqu’il commence à parler, le temps qu’il évoque ‘is a time long past’ (W, p.72). Sam affirme qu’Arsene, Walter, Vincent et même Erskine ont disparus ‘long before [his] time’ (W, p.124). Il souligne le fait que : ‘It is difficult for a man like Watt to tell a long story like Watt’s without leaving out some things, and foisting in others’ (W, p.124) et avoue à son tour qu’il est difficile pour lui, ‘not to leave out some of the things that were told, and not to foist in other things that were never told […] at all’ (W, p.125). Ainsi, cette histoire subit une série de distorsions dues aux faibles tentatives de Watt de circonscrire le corps d’une expérience qu’il confie à un langage déficient et malaisé, et à la manière douteuse dont Sam reçoit ce récit, luttant avec ses propres faiblesses et incapacités. L’ensemble du roman semble dérouler trois strates temporelles. Cette triple orientation du temps constitue un obstacle supplémentaire à la lisibilité du roman. La première strate est constituée par l’histoire ‘réelle’ : le voyage, l’arrivée de Watt chez Knott, son séjour et son départ. La seconde enferme la période durant
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laquelle Watt raconte son passé à Sam ; la strate supérieure correspond finalement au moment où un narrateur-éditeur décide d’assembler tous ces fragments, tous ces événements, et de les ordonner en un récit. C’est le moment où l’auteur supposé de cette configuration définitive du récit doit jouer avec les hiatus ou les incertitudes du manuscrit qu’il consulte.49 Ricœur parle de l’intrigue comme d’une médiation entre ‘des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout’. Elle a pour rôle de ‘[tirer] une histoire sensée de – un divers d’événements ou d’incidents […] ; […] elle transforme les événements ou incidents en – une histoire’. Ainsi, un événement ‘reçoit sa définition de sa contribution au développement de l’intrigue’ (TR, I, p.127). Dans Watt, la chronologie du récit reste problématique et la séquence des événements rapportés s’avère opaque. A aucun moment on ne peut parler de véritable médiation, au travers d’une mise en intrigue, entre des événements et une histoire. La notion même d’événement est ébranlée. Watt se déroule en quatre chapitres, suivis d’un Addenda. Le premier présente ‘The Coming’, le voyage de Watt vers Mr. Knott ; il s’achève sur le ‘short statement’ d’Arsene. La voix narrative paraît omnisciente. Celle du second chapitre, qui raconte ‘The Being’ ou le séjour de Watt au rez-de-chaussée, semble être, bien qu’il ne soit pas nommé, celle de Sam. Ces deux chapitres présentent un enchaînement chronologique. Le troisième chapitre interrompt la linéarité chronologique des deux premiers chapitres ; il se divise en deux séquences temporelles. Dans la première, Watt apparaît à Sam – qui se désigne comme étant le narrateur de cette section – dans le jardin d’un asile ou d’un lieu clôturé. Watt et Sam marchent face à face ; ils sont simultanément le modèle et le reflet l’un de l’autre. Dans la seconde partie du chapitre, qui se déroule aussi dans ces lieux confinés, Watt raconte à Sam ce qu’il parvient à se remémorer de son séjour au premier étage. C’est surtout à partir de ce moment crucial que le lecteur réalise que ce récit est proféré au sein d’un lieu d’internement. Sam note dans un cahier tous les propos de Watt qu’il parvient à saisir. Ainsi, le troisième chapitre est lié à deux séjours distincts : l’un chez Knott, l’autre dans l’asile. La disjonction temporelle avec le quatrième chapitre – raconté, comme le premier, par un narrateur omniscient – apparaît clairement, puisque ce dernier relate ‘The 49
Cf. W, p.238 et p.240.
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Going’ :50 le départ de Watt de l’établissement de Mr. Knott et son cheminement vers la gare où, au matin, il prend un train qui le mène, vraisemblablement, vers le lieu où il rencontre Sam. La chronologie spasmodique du texte nous permet de mettre en doute l’explication que la plupart des commentateurs ont avancée, qui consiste à voir dans l’asile la destination ultime de Watt – il faut remarquer, que, si tel était le cas, Watt se rendrait vraisemblablement de son plein gré dans cet asile, tout comme il s’était volontairement acheminé vers l’établissement de Mr. Knott. Ce qui permet peut-être d’adopter cette chronologie (IV, III), et l’idée que Watt se déplacerait véritablement, à la fin du roman, vers le lieu d’internement où Sam apparaît, c’est le fait que Watt, que les second et troisième chapitres désignent comme la source du texte étrange que Sam tente de démêler, semble n’ouvrir sa bouche et libérer une parole si longtemps réservée, retenue, que lorsqu’il quitte Mr. Knott. Watt ne commence son étrange soliloque, qu’il continuera pour Sam, qu’à partir du moment où, pour la première fois, il est enfermé – dans la salle d’attente de la gare. Pour la première fois, le protagoniste commence à dégorger des bribes de son histoire. Le côté fondamentalement incohérent du roman vient du fait que Sam n’a pu raconter les premiers et derniers chapitres. Le narrateur du quatrième chapitre affirme que Watt lui a dicté ce livre dans sa totalité, mais dans un ordre différent.51 Watt aurait raconté cette histoire en adoptant l’enchaînement : II, I, IV, III. Le lecteur de Watt se trouve donc confronté à un roman protéiforme, dont l’ordre final (I, II, III, IV) ne correspond ni à l’ordre chronologique (qui correspondrait donc à la séquence : I, II, IV, III), ni à l’ordre dans lequel Watt lui-même aurait choisi de raconter son histoire. Ce qui paraît intéressant dans ce dernier, c’est le fait que Watt ait choisi, apparemment, d’enfermer le voyage (‘the Coming’ et ‘the Going’) dans un récit cadre particulier (formé des chapitres II et III) et fait se correspondre, comme dans un miroir, en les opposant, deux lieux : l’établissement de Mr. Knott et l’endroit où il est interné. Ces séquences d’histoire personnelle, son histoire, emprisonnent, dans le récit de 50
Dans le troisième ‘notebook’, Beckett envisage d’ordonner son roman selon les mouvements de va-et-vient du personnage : ‘1) The Coming’ 2) et 3) correspondent à ‘The Being’ (downstairs and upstairs) ; ‘4) The Going’ (Nbk 3, p.1). 51 Cf. p.214.
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Watt, les récits plus conventionnels, qui s’efforcent de présenter un début, un développement et une fin. Traditionnellement, comme le dit Ricœur : Une histoire […] doit être plus qu’une énumération d’événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible […]. La mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration (TR, I, p.127).
Dans Watt, ces tentatives de rétablissement existent, mais elles sont l’œuvre, apparemment, d’un auteur épuisé, impuissant à trouver une formulation finale qui circonscrirait cette histoire. Ses tentatives figurent bien à titre de tentatives sans grand succès. Cette volonté de souscrire à des lieux communs culturels et de soumettre les bruissements et les murmures inquiétants de Watt à une forme semble compromise sans cesse par le tissu d’incohérences narratives et les disjonctions séquentielles (factuelles ou temporelles) du roman. Lire le roman dans l’ordre qu’a choisi Watt neutraliserait sans aucun doute toute tentative de rééquilibrage, tout besoin d’introduire un peu de clarté dans l’étrange ruissellement de la parole, d’une parole qui reste au seuil de toute articulation symbolique, de toute identification à un savoir pré-défini ou public, en deçà de toute lisibilité. On sent pourtant que, au-delà du simulacre d’un ordre ouvertement artificiel, imparfait et fragile, la parole sauvage résonne encore. La voix, qui depuis longtemps s’est tue, résiste ; son chant est encore perceptible. La voix de Watt exprime une souffrance qui déstabilise toute tentative de médiation et d’ordre ; sa sonorité troublante se perçoit comme un souffle qui domine et fait chavirer les mots du scribe, l’ordre muet de l’écriture.
III : ii Image de circularité : ‘Between the nothing from which one comes to the nothing to which one goes’ Pour Ricœur : ‘Le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel. […] Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative […]’ (TR, I, p.17). Dans Watt, le temps semble échapper à cette règle ; raconté, il ne devient pas temps humain ; il n’est qu’imbrication, un labyrinthe de tempo-
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ralités qui se croisent, de flux disjoints. Ordonné par Watt, par Sam ou par les autres figures narratives, le temps semble perdre son ‘devenirhumain’. Il paraît informulable, inconnaissable et indifférent au destin des humains, à leur histoire individuelle. Les indications spatio-temporelles sont vagues, vidées de leur vocation référentielle. Dans le premier cahier, l’auteur tente de faire surgir un personnage et de le circonscrire, en déterminant : ‘The nature of the position no less in time (if one may say so) than in space (if one may have said so)’ (Nbk 2, p.177). Les marqueurs de temporalité semblent vides, comme dans ce passage : ‘He saw himself then, so little, so poor. And now, littler, poorer’ (W, p.147).52 Ce ‘then’ se réfère soit à un temps antérieur au séjour de Watt chez Mr. Knott, un temps mystérieux, indéterminé et extérieur à son récit, soit à son état d’esprit lors de son arrivée ou peut-être même à la première période de son service. La seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que cet ‘alors’ occupe, dans le flux temporel, une position antérieure au ‘now’. Cet écoulement du temps, Beckett le rend plus vague encore dans son roman qu’il ne l’était dans les ‘notebooks’. Dans le manuscrit, Watt entre en effet au service de Mr. Knott ‘on the twentysixth of June’ (Nbk 3, p.109). Et le manuscrit continue ainsi : When at last the month of June was ended, then Watt […] had been in Quin’s service, on the ground floor, a year and some days. But when the month of September had passed, giving place as usual to the month of October, then Watt had been in Quin’s service a year and some months […] (Nbk 4, p.91).
Cette énumération ne joue pas de rôle éclairant sur le plan de la chronologie ; elle fait penser déjà à la valse lente des saisons et des jours. Cette conscience de la succession des mois disparaît tout à fait vers la fin du séjour au rez-de-chaussée : ‘At last, one morning he awoke, to find […] Erskine gone, and […] a strange man in the kitchen. In what month it was he could not tell’ (Nbk 4, p.91). Dans le manuscrit, Watt pense qu’il a séjourné un ‘great number of years’ (Nbk 5, p.85) chez Mr. Knott. Dans Watt, son ignorance semble totale : ‘All he could say was that it seemed a long time’ (W, p.134). De la même manière, tout ce qu’il peut dire sur le moment où a pris fin son séjour au rez-de-chaussée, c’est que : ‘It was when the 52
Mes italiques.
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yew was dark green’ (W, p.147). L’indication est vide de sens bien sûr, puisque l’if reste vert toute l’année. Les mots sur lesquels s’ouvre le troisième chapitre (‘It was about this time that Watt was transferred into another pavilion’ [W, p.149]), ne se réfèrent à aucun temps connu dans le déroulement de l’histoire. Ils interviennent au moment où la chronologie rompt avec toute linéarité et que le récit du narrateur fait un saut en avant dans le temps, faisant brusquement éclater l’ordre apparent de Watt en de multiples fragments temporels. Davantage encore qu’une impression de la confusion dans laquelle Watt se trouve et de sa difficulté à établir des ponts avec le dehors, ce brouillage semble donner la sensation d’un monde enchevêtré dans des zones temporelles opaques. Ainsi, les allusions au temps ne concourent à aucun moment à la lisibilité du roman. Le plus surprenant dans la temporalité de Watt est que la voix qui raconte semble se pencher sur une scène vide, s’élever d’un temps qui, extérieur à l’univers décrit, garde mystérieusement la mémoire d’un monde disparu. Comme dans Molloy : ‘C’est un monde fini, malgré les apparences, c’est sa fin qui le suscita’ (ML, p.53). La voix de Watt s’est tue depuis longtemps, ne laissant que des traces, mais l’urgence de dire ce ‘monde fini’, de le parcourir dans toute sa longueur – de sa naissance à sa ruine pour ainsi dire – le fait, en quelque sorte, ressurgir. Ce statut particulier du texte est suggéré pour la première fois dans le second chapitre, lorsque le narrateur affirme : ‘When Watt at last spoke of this time, it was a time long past’ (W, p.72). La mémoire de Watt naît alors que du temps s’est écoulé. Sa voix, dans sa rémanence profonde, réveille la mémoire du scribe qui se souvient à son tour et, transcrivant les notes prise dans le présent de la parole, ravive le passé. Ce mouvement circulaire d’une mémoire qui revient en arrière, se souvient et qui, en les exhumant, rend visibles certains fragments du passé, entre en résonance avec l’expérience d’un temps qui fait inlassablement réapparaître les mêmes choses. Warhaft fait une excellente analyse des deux strophes du chant que Watt perçoit du fond du fossé ; se penchant sur les chiffres étranges qui figurent dans chaque verset.53 Pour lui, le premier chiffre (52.285714…) : ‘Seems to refer to the exact number of weeks in 366 days’ (Warhaft, p.262) :
53
W, pp.32-4.
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The reference is probably […] to a year and a day – the traditional, legendary, and legal description of a full and complete term, the time required for the completion of a sentence, a trial, or a quest. […] It is simultaneously a rather obscure but precise […] indication of time […]. A given point in time, a point without reference, floating in nothingness […] (Warhaft, p.262).
Ainsi, les deux couplets offrent : ‘A kind of fragmentary summary of, and commentary upon, the human condition moving through the full term of life in a cold and meaningless universe’ (Warhaft, p.262). Les derniers mots de ce ‘thrène’ singulier – ‘Till all the buns are done / and everyone is gone / home to oblivion’ (W, p.34) – évoquent un glissement insensible, rythmé par chacune des révolutions évoquées, des hommes vers la mort et l’oubli. L’autre chant qu’entend Watt, celui des grenouilles, s’étend sur 360 intervalles,54 évoquant les degrés d’un cercle et la possibilité d’un éternel da capo, d’un éternel recommencement. Le monde que dépeint Arsene ne peut offrir qu’une illusion de changement, comme l’illustre sa parabole des ‘métamorphose[s] à rebours’, qui – Beausang le dit très bien – instaurent ‘une égalité entre l’avant et après’55 et transforment le monde en ‘système autoréférentiel voué à la répétition’ (Beausang, p.164). Dans les ‘notebooks’, Arsene et le narrateur dansent une valse – dans un face à face qui préfigure celui de Watt et Sam. Ils tournent en rond, rythmant, dans un mouvement mimétique, la litanie d’Arsene, qui évoque le cycle des saisons et des jours. Le narrateur se remémore : ‘A few of the scenes that rose up before us as [we] waltzed […] around’ (Typescript, p.177) et comment ‘as we danced the last very sound of the little last rounds’, Arsene semble mourir, ‘growing literally cold in our arms and his face positively the colour of chalk’ (Nbk 3, p.5). Cet événement curieux n’interrompt pas cet étrange ballet mécanique, mais semble réveiller ‘the ghost of humanity’s hallucination’ (Typescript, p.177). Cette ronde vertigineuse, qui se poursuit au-delà de la mort individuelle, suggère toute l’horreur d’une mort condamnée à rester insignifiante. Dans l’imperturbable passage des générations, la mort n’a pas sa place. Le mouvement des générations qui se succèdent sans fin dessine : ‘A long 54
Cf. Acheson, p.61. Michel Beausang : ‘Watt : logique, démence, aphasie’, in Beckett avant Beckett, pp.153-71 [p.164].
55
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chain of consistence, a chain stretching from the long dead to the far unborn’ (W, p.132). Ricœur évoque ces morts anonymes, ‘point nodal de tout le réseau notionnel auquel appartiennent les notions de contemporains, de prédécesseurs et de successeurs […]’ (TR, III, p.210). Ces morts, ou ces ‘absents’ de l’histoire viennent hanter ‘de leurs ombres le présent’ (TR, III, p.211). ‘Pour l’histoire, il n’y a […] que des rôles jamais laissés en déshérence, mais chaque fois attribués à de nouveaux acteurs’ (TR, III, p.209) ; la mort n’existe pas. Cette ‘suffering […] humanity’s hallucination’ (Typescript, p.177), Malone l’évoque avec terreur dans son agonie, en pensant au mouvement des hommes : libres d’aller et venir […] et [qui] vont et viennent, dans le fracas de crécelle de leurs déclics de grands articulés, chacun de son côté. Et quand il y en a un qui meurt les autres continuent, comme si de rien n’était (MM, p.98).
Arsene maudit cet éternel retour du même dans son discours, énumérant avec dégoût la succession des jours, des périodes, des saisons de l’année et cette ‘whole bloody business starting all over again’ (W, p.46). Molloy parlera aussi des ‘horreurs du recommencement’ (ML, p.65). Le temps est distribué sans cesse en fragments (comme le récit), en enchaînements sériels (comme les générations de serviteurs), ou en circularités infinies. A aucun moment, Watt ne lui confère une signification ; il reste pluriel. A plusieurs reprises, l’image du cercle ranime cette ronde maudite : Arsene, quittant Mr. Knott, se trouve, non pas vraiment, comme l’expulsé, ‘au seuil de perspectives innombrables’,56 mais face à des chemins qui s’ouvrent pour lui : ‘In any one no matter which of the three hundred and sixty directions open to a desperate man’ (W, p.47). Si Arsene évoque l’harmonie préétablie de Leibniz dans son discours à Watt ; c’est certainement en vertu de ce qu’il considère comme son indulgence ‘towards the dreams of middle age’ (W, p.61).57 Au début de son séjour chez Knott, les ‘premonitions of harmony’ sont ‘irrefragable’ (W, p.39) pour le nouvel arrivant, qui veut croire qu’il vient de pénétrer dans une zone 56
‘L’Expulsé’, in Nouvelles et textes pour rien (Paris : Editions de Minuit, 1991), p.17. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1958]). Nous utiliserons l’abréviation NTPR pour toutes les références subséquentes à cet ouvrage. 57 Le narrateur, dans le second cahier manuscrit, se souvient également du temps où ‘life lay gravely smiling before us in endless prospects of mysterious joy’ (Nbk 2, p.59).
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où le temps, les hommes et les choses s’ordonnent pour le meilleur, en synergie. Pour Arsene, le choix n’existe pas, puisque tout continue comme tout a commencé, suivant les cycles cahotants d’une ‘preestablished arbitrary’ (W, p.132). Placé dans son contexte, qui n’est pas uniquement celui d’une succession des générations mais aussi des révolutions d’un temps qui ramène et ravive les mêmes réalités, cette notion d’ ‘arbitraire prédéfini’ exprime la vision d’un temps aporétique, vide de sens, car pour Arsene : If I could begin it all over again, knowing what I know now, the result would be the same. […] And if I could begin it all over again a hundred time, knowing each time a little more than the time before, the result would always be the same, and the hundredth life as the first, and the hundred lives as one (W, p.46).
La vision du temps qu’exprime Arsene dans Watt ressemble à celle de l’Ecclésiaste : Une génération passe, une nouvelle génération lui succède, mais le monde demeure indéfiniment le même. Le soleil se lève, le soleil se couche […] On ne pourra jamais assez dire combien tout cela est lassant […]. Ce qui est arrivé arrivera encore. Ce qui a été fait se fera encore. Rien de nouveau ne se produit sur la terre (Ecclésiaste 1 : 4-9).58
Cette vision apparaît dans les cahiers où Arsene résume la vie humaine et la marche du monde – le temps psychique, individuel, et le temps cosmologique – comme : ‘A lamentable tale of error, folly, waste, ruin’ (Typescript, p.143). Les protagonistes de cette ‘tale’ prolongent sans cesse la plainte d’Arsene en se demandant : ‘What can there be between the nothing from which one comes to the nothing to which one goes? Oh cone. Oh cylinder’ (Nbk 3, p.69). L’image de la vie humaine comme décrivant une révolution complète – ‘between the nothing from which one comes to the nothing to which one goes’ – paraît d’autant plus cruelle que le cercle suggère la perfection, la permanence et la complétude. Le croisement de ces deux univers, 58 Nous citons ici, exceptionnellement, ces versets selon la traduction en français courant (La Bible [Genève : Alliance biblique universelle, 1982]). Ces mots entrent en résonance avec d’autres passages de l’œuvre beckettienne. Stan Gontarski se réfère à ce même passage dans son examen de la composition de Happy Days (The Intent of Undoing in Samuel Beckett’s Dramatic Texts [Bloomington: Indiana University Press, 1985], p.75).
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celui précis, pur et permanent des formes, et celui insignifiant et diffus des hommes, donne de leur destinée une image de stérilité et d’insignifiance absolues. L’histoire de Watt est celle d’une vie ‘où vivre est errer seul vivant au fond d’un instant sans bornes’ (MM, p.97), un instant au cours duquel il traverse le monde, silencieusement d’abord, puis en le murmurant, en glissant vers un nouveau néant ‘vers lequel les instants [coulent] comme exsudés des choses dans un grand ruissellement confus fait de suintements et de torrents, et [où] serrées les unes contre les autres, les choses […] [meurent] chacune suivant sa solitude’ (MM, p.175).
III : iii La voix : ‘soliloquy under dictation’ Watt apparaît, nous l’avons vu, sous les traits d’un auditeur dans les ‘notebooks’. Le récit du narrateur nous présente un protagoniste largement privé de la parole, absorbé et tourné intérieurement vers les voix qu’il perçoit. Comme pour accentuer le mutisme du personnage, Beckett a remplacé des séquences où Watt parlait au discours direct par du discours indirect.59 Son esprit, peuplé de voix, est l’envers de celui de Nackybal (le héros de l’histoire d’Arthur), l’antithèse de cette ‘ecstasy of darkness, and of silence’ (W, p.173). Lors de son voyage en train vers l’établissement dans lequel il se prépare à entrer, Watt est incapable d’écouter le soliloque de Mr. Spiro ; de ce discours : Watt heard nothing […], because of other voices, singing, crying, stating, murmuring, things unintelligible, in his ear. With these, he was not familiar, he was not unfamiliar either. So he was not alarmed, unduly’ (W, p.27).
L’expérience singulière et inquiétante de Watt, qui entend des voix qui tantôt chantent ou crient, tantôt disent ou murmurent ‘to mention only these four kinds of voices, for there were others’ (W, p.27), semble le
59 Ainsi, le passage : ‘“Oh”, said Watt, taken by surprise “who are you and how did you get in?”’ (Nbk 4, p.93) est remplacé par : ‘Watt asked the man who he was, and how he had got in’ (W, p.215).
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rendre plus étrange encore.60 Watt paraît plongé dans un état pathologique proche de la schizophrénie. Beckett se garde bien cependant de présenter son interlocuteur comme étant plus sensé que Watt ; à aucun moment il n’introduit une notion de norme par rapport à laquelle l’étrangeté ou l’apathie de Watt pourraient être mesurées. Ces voix semblent constituer les lambeaux d’un récit, de choses encore ‘unintelligible’, dont la présence commence à résonner en Watt, tissant en lui une plainte qui s’élèvera lorsque l’audition par Watt de tout ce qui bruisse en lui aura cédé la place à la parole. Ces voix, Watt les écoute sans terreur, mais sans plaisir non plus. Son attitude s’est modifiée depuis le passage du ‘typescript’ où le nom du personnage figure pour la première fois et dans lequel : Watt had listened and waited and listened again, with pleasure, with patience and with pleasure again, as Watt was used each time Watt heard those voices, and Watt did not hear them often, but only rarely (Typescript, p.227).
Malgré la similarité de cette description avec celle du roman, ce sont des voix différentes que Watt entend ici, des voix d’anges. Du fond du fossé où il gît, il entend, ‘from afar, from without […], the voices, indifferent in quality, of a mixed choir’ (W, p.32). Warhaft décrit ces voix comme des voix intérieures ; pour lui, cette séquence mélodique et les paroles des deux versets font entendre ‘an ancient chant, a threne or lament for his dimly realized entanglement with uncertain reality’ (Warhaft, p.272). Il semble, à une plus grande échelle, que tout le récit que fera Watt plus tard renoue précisément, comme celui de Comment c’est, avec une ‘inchangeante antienne’ (CC, p.209), avec les bribes d’une lamentation immémoriale. Il semble que cette histoire de Watt reprend précisément – en l’englobant – la fonction qu’avait le ‘short statement’ d’Arsene : la transmission d’une histoire de la souffrance. Warhaft a raison de parler d’un ‘entanglement with uncertain reality’. Watt paraît en effet, et dès le début du roman, enchevêtré dans des lambeaux d’histoires. 60
Parfois, ces voix semblent d’origine douteuse, soufflant à Watt des choses grotesques (cf. W, p.88) ; de sorte que Watt ‘never knew quite what to make of this particular little voice, whether it was joking, or whether it was serious’ (W, p.88).
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Comme le dit Ricœur, cet ‘enchevêtrement passif des sujets dans des histoires qui se perdent en un horizon brumeux’ (TR, I, p.143 ) suscite un besoin de raconter, puisque la souffrance de Watt fait naître et dicte en lui ce besoin de la raconter. Dans Watt, toutes ces voix éparses semblent converger pour la première fois chez Beckett, et fusionner en une voix unique, presque anonyme car, comme le dit Blanchot : ‘La voix apporte à la littérature une expérience indécise à laquelle elle s’éveille comme au seuil de l’étrangeté’ (L’Entretien infini, p.386). Pour Blanchot : La voix qui parle sans mot, silencieusement, par le silence du cri, tend à n’être, fût-elle la plus intérieure, la voix de personne : qu’est-ce qui parle quand parle la voix ? Cela ne se situe nulle part […] mais se manifeste dans un espace de redoublement, d’écho et de résonance où ce n’est pas quelqu’un, mais cet espace inconnu […] qui parle sans parole’ (L’Entretien infini, p.386).
Certains passages semblent suggérer le fait que le récit de Watt, ce récit de souffrance, est celui qui est transmis de génération en génération. Sam insiste sur ce fait, et élargit cet univers de résonances et d’échos en déclarant : ‘I know nothing […] but what Watt told me. And Watt knew nothing […] but what he was told, or found out for himself, in one way or in another’ (W, p.126).61 De la même manière, le narrateur affirme que Watt, au terme des années durant lesquelles il raconte son histoire, se sent soudain ‘tired of adding, tired of subtracting to and from the same old things the same old things’ (W, p.212). Les histoires que racontent d’autres personnages semblent aussi puiser dans une tradition ancestrale ; Mr. Grave, par exemple : ‘quoted as well from his ancestors’ experience as from his own’ (W, p.142). Le ‘statement’ que Watt s’avère incapable de faire à son successeur – interrompant ainsi une tradition et brisant la chaîne généalogique des serviteurs – est néanmoins déclamé par Watt dans un temps mystérieux, hors de l’histoire, lors d’un moment postérieur à l’audition de ce violent ‘soundless tumult of the inner lamentation’ (W, p.215) qui semble éclater en mots dès que Watt ouvre la bouche. Il faut souligner le fait que le temps durant lequel Watt met en mot cette souffrance correspond, de manière significative, à un temps qui se situe hors de la fiction. Tout se passe comme si l’histoire, dans sa 61
Mes italiques.
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séquence événementielle et temporelle première, ou réelle, n’avait plus aucune part dans cette lamentation qui concerne, bien au-delà de l’expérience individuelle, la vie humaine tout entière. Progressivement, Watt se retrouve si enchevêtré, prisonnier de ces voix qui l’enveloppent, ‘whispering their canon [in his skull]’ (W, p.231), le traversent sans cesse, et de sa souffrance qu’il émettra cette étrange plainte. Il se met à réciter son histoire du plus profond de son enfermement, rejoignant, par son récit et au-delà de l’enceinte qui l’emprisonne, les lieux de cet enchevêtrement, tous les endroits que son récit parcourt. Watt se trouve au croisement d’un univers polyphonique, d’un ensemble de vocables et de voix qui viennent l’assaillir ; il en est le lieu de passage avant d’en constituer le relais. Une fois interné, Watt se souvient et raconte. Son histoire bâtit un pont entre le monde de l’enfermement et l’extérieur, qui lui est interdit. Sam préfigure la situation de Comment c’est, où le narrateur anonyme se met à parler lorsqu’un autre apparaît et se fraye un chemin vers lui ‘through barren lands’ (W, p.250). ‘Il arrive j’aurai une voix’ (CC, p.119), s’écrie le narrateur, qui fait naître cette apparition pour lui tenir compagnie. Sam remarque : ‘To be together again, after so long […] that is perhaps something […]’ (W, p.162). Watt reste le personnage qui, le premier, se tient compagnie : ‘Deviser of the voice and of its hearer and of himself. Deviser of himself for company’ ;62 le premier qui adresse ses paroles à une présence aux contours mal définis, tracés à son image. Cette voix, qui voyage d’un locuteur souvent improbable et insondable vers un auditeur absent ou inconnaissable, est celle que Beckett mettra en scène dans son théâtre, comme dans Footfalls ou Rockaby. Elle porte toute l’émotion d’une vie qui se raconte et correspond, comme dans Comment c’est, au ‘petit besoin d’une vie d’une voix’ (CC, p.189). Cet idiome étrange paraît à la fois prononcé et entendu. Ces bribes décousues, Watt, comme le narrateur de Comment c’est, paraît d’abord ‘seul à les entendre seul à les murmurer’ (CC, p.180). Les bribes entendues, murmurées, le disent. Le narrateur s’entend raconté par cette voix anonyme qu’il ne reconnaît pas pour sienne et dont l’origine semble perdue. Le récit correspond à une obligation, à une forme de cri irrépressible : celui de la victime. C’est la souffrance qui fait naître 62
Company (London: Calder, 1996), p.34. (Première édition : [London: Calder, 1979]). L’abréviation Co sera utilisée pour toute référence ultérieure à cet ouvrage.
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cette voix – qui soudain se met à bruire au travers de Watt – et la transforme en lamentation. Pour Blanchot : ‘La voix […] n’est pas alors seulement l’organe de l’intériorité subjective, mais est au contraire le retentissement d’un espace ouvert sur le dehors’ (L’Entretien infini, p.386). La parole, qui jaillit en un ‘impetuous murmur’ (W, p.154) prenant le relais de ce ‘soundless tumult of the inner lamentation’ (W, p.215), naît, le fait mérité d’être redit, chez Watt alors qu’il est enfermé une première fois. Au matin, il est blessé par un employé dont le sifflement bruyant a couvert le ‘disquieting sound’ de Watt ‘swaying, murmuring’ un ‘soliloquy, under dictation’ (W, p.237). Dans ce passage, une séquence donne le ton à ce récit de souffrance. Watt, étendu par terre, se remémore machinalement les ‘fragments of a part’ (W, p.239). Il s’agit de ‘Hyperions Schiksaalslied’ d’Hölderlin,63 sorte de thrène ou de déploration funèbre qui a pour objet la livrée malheureuse de l’homme : ‘Suffering mortals / Dwindle and fall / Headlong from one / Hour to the next, / Hurled like water / From ledge to ledge / Downward for years to the vague abyss’.64 La répétition des souffrances, leur côté chronique, font naître, exigent même, cette voix qui se met lentement à réciter des paroles ‘comme sous la dictée’. Sam décrit en effet la récitation de Watt ainsi : The labour of composition, the uncertainty as to how to proceed, or whether to proceed at all, inseparable from even our most happy improvisations, and from which neither the songs of birds, nor even the cries of quadrupeds, are exempt, had here no part, apparently. But Watt spoke as one speaking to dictation, or reciting, parrot-like, a text, by long repetition become familiar (W, p.154).
Watt, comme plus tard Molloy, ‘ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum’ (ML, p.41). Cette récitation mécanique fait apparaître des mots, toujours les mêmes, devenus si connus ‘by long repetition’. Il est frappant de remarquer que Beckett utilise une formulation quasi identique pour décrire l’attitude impassible de Watt face aux agressions auxquelles ‘with frequent repetition’ (W, p.31) il s’est accoutumé. Si le texte que Watt déclame reste aussi connu que ses souffrances, ‘by long repetition become familiar’, c’est qu’il les dit, 63
Cf. Beausang, p.153. Friedrich Hölderlin, Poems and Fragments, trans. M. Hamburger (Ann Arbor: The University of Michigan Press, 1967), p.79. 64
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comme dans un cri. Comme la douleur, ce texte est devenu ‘so part of his being’ que ‘the labour of composition’ ou ‘the uncertainty as how to proceed’ ‘had here not part’. Comme les maux infligés à Watt, ce texte, qui retentit d’abord dans tout son corps, prolonge les bribes d’un texte devenu familier à force d’être entendu. Un texte martelé, assené, qui s’imprime dans la tête de Watt, provenant ‘d’une voix ancienne mal venue mal entendue’ (CC, p.207), de : Cette voix anonyme se disant quaqua à nous tous d’abord dehors de toutes parts puis en nous des bribes […] à peine audible dénaturée certainement la voilà enfin […] la voix de celui qui avant de nous écouter murmurer ce que nous sommes nous l’apprend de son mieux (CC, p.216).
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 3
Beckett et la peinture : L’art comme vision
De septembre 1936 à mars 1937, Samuel Beckett voyage en Allemagne, d’une ville à l’autre, de musée en musée. Dans ce pays au seuil de la démence, Beckett rencontre des artistes qui subissent déjà les violences du totalitarisme et dont la situation est profondément douloureuse. Cette ‘situation peu enviable’ de l’artiste (qu’il soit peintre, écrivain, acteur ou musicien),1 tributaire ici de circonstances particulières, extérieures, semble largement emblématique pour lui de la seule position possible pour l’art et pour le créateur. Si le peu d’émotion que semble éprouver Beckett face à la situation des artistes en Allemagne et si son apathie ou manque d’intuition face au destin allemand ont parfois surpris, la lecture des carnets dans lesquels il reproduit de longues discussions avec des artistes ou collectionneurs qu’il a rencontrés nuance totalement cette impression. Ces cahiers ne justifient pas l’insistance de Cronin sur : ‘[Beckett’s] indifference to the general situation of contemporary artists’.2 L’artiste, pour Beckett, est toujours dans une situation désespérément précaire et difficile. Il note dans son carnet : ‘The position of the intellectual is for me of secondary interest, […] what I want to know about is the artist, who is never comfortable by definition’.3 Beckett semble viser toujours, audelà des circonstances, une situation paradigmatique, détachée d’une chaîne de causes à effets, de tout ancrage factuel. La place qui est faite ici à la peinture peut surprendre dans cette étude de la prose de Samuel Beckett. Il apparaît cependant que, dans ses textes sur les peintres ou la peinture et, à plus forte raison, dans les notes qu’il prend dans un journal qu’il ne destine pas à la 1
Cf. Trois dialogues, trad. Edith Fournier (Paris : Editions de Minuit, 1998), p.30. Cronin, Samuel Beckett: The Last Modernist (London: HarperCollins / ‘Flamingo’, 1997) p.246. 3 ‘German Diaries’, Nbk 4, 4 février 1937. 2
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publication, Beckett se montre bien plus disposé à parler de sa manière d’appréhender l’art. Ses réactions face à certaines œuvres picturales sont éclairantes. A la fin des années trente, cet intérêt pour la peinture reste profondément lié à son désir de parvenir à composer ses propres œuvres littéraires. Après la guerre, son écriture a de plus en plus pour paradigme le visuel. Avant d’être capable de condenser l’essentiel d’une vision, qui est déjà en lente gestation en lui, en une image, Beckett commence par une descente, une immersion ; au travers de ses réflexions sur le regard et sur l’image, il se livre à une réflexion erratique, tortueuse, mais ininterrompue sur les moyens de son art. La peinture le met au défi de faire place, dans ses textes, à l’essentiel d’une vision, de parvenir à la peindre avec des mots. Pour lui, la peinture constitue véritablement un langage neuf, qu’il observe et interroge longuement du regard : le langage de la vision.4 Ses réflexions sur l’image, profondément ancrées, nous le verrons, dans sa manière de voir les tableaux religieux de la Renaissance, ont sans aucun doute joué un grand rôle dans le développement de son écriture créatrice. Ses ‘German Diaries’, constitués de six cahiers de notes inédites – que Beckett prend sur des centaines de tableaux lors de ce voyage – jettent une lumière à la fois nouvelle et essentielle sur la réorientation qui intervient dans son œuvre après la guerre. Le regard étrange que Beckett pose sur ces tableaux semble les débarrasser de leur vocation narrative, pour plonger, en quelque sorte, sous la surface du récit. Sa rencontre avec ces tableaux semble coïncider avec une manière de voir l’histoire, non pas comme une histoire événementielle, dont la seule fenêtre s’ouvrirait sur ‘un monde aveugle […] insouciant des histoires de profondeur […]’, qui évoluerait selon des ‘oscillations brèves, rapides, nerveuses’, comme le dit Braudel,5 mais comme l’histoire ‘quasi immobile’, ‘presque hors du temps’ (Braudel, p.12), des ‘larges destins’ (Braudel, p.13) : ‘une histoire lente à couler […] faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés’ (Braudel, p.12).6 Beckett voit vérita4
Gyorgy Kepes est l’auteur d’un livre qui s’intitule Language of Vision: Painting, Photography, Advertising-Design. 5 Fernand Braudel, ‘Les temps de l’histoire’, extrait de la préface de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (ouvrage publié en 1949), in Ecrits sur l’histoire (Paris : Flammarion / Coll. ‘Champs’, 1999), pp.11-13 [p.12]. 6 ‘Histoire et sciences sociales : La longue durée’, in Ecrits sur l’histoire, pp.41-83. Cf, p.45. Braudel voit dans cette longue durée l’inverse de l’histoire événementielle.
Beckett et la peinture : L’art comme vision
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blement dans ces peintures, comme dans le monde qui l’entoure, le destin sous l’événement, de la même manière que, bientôt, il donnera à voir l’homme plutôt qu’un individu. Ce chapitre s’articule en trois parties : I: vers la vision II : face à la vision III : écriture de la différence / écriture de l’indifférence ? La première partie de ce chapitre décrit le chemin que suit Beckett avant la guerre : un chemin sans tracé préétabli, sans bornes. Attentif toujours à la part d’indécision et d’incertitude de destins particuliers, Beckett est sensible à l’errance et au vagabondage d’artistes qui cherchent une voie hors des sentiers battus. Cette période correspond pour lui à celle d’une recherche intense sur son art et sur le langage de l’art (pictural et littéraire). L’art moderne s’interroge face à l’horizon problématique de l’expression. Les objets que les arts se sont vantés de posséder, se sont plus à étreindre, ont cédé sous le poids des certitudes : certitudes de capture, de maîtrise. Certitude aussi du succès de l’expression et de la représentabilité des objets qui semblaient s’offrir, inertes et vacants, aux regards ou à l’intelligence. La fracture qui paraît ébranler ces masses de certitudes s’accompagne du sentiment qu’une ‘new thing […] has happened’ dans l’art : une rupture de la relation entre l’objet et le sujet, ‘a rupture of the lines of communication’ (‘Recent Irish Poetry’, in Dis, pp.70-6 [p.70]).7 L’expression est devenue problématique. Beckett souhaite arriver, dans son usage des mots, à une ‘syntaxe de la faiblesse’ (Harvey, p.249). La chose qu’il aimerait saisir nécessite un appauvrissement total et l’acceptation du dénuement le plus complet. Dans son premier essai, il note : ‘In its first dumb form, language was gesture’ (‘Dante…Bruno. Vico..Joyce’, p.24) ; le geste qu’il décrit (celui du primitif qui, incapable d’articuler le monde, de le formuler, le montre du doigt) est lié au fait de voir. C’est à la rencontre du geste et de la vision, vers des expressions dénuées de toute fierté, de tout discours ou savoir, qu’il s’achemine ; il cherche à retrouver les gestes qui montrent l’objet luimême, sans que les mots interfèrent avec la vision ou l’image. Il y a dans Proust une évocation puissante de ce que c’est que d’être spectateur – c’est-à-dire absolument sans pouvoir – et de voir. Le narrateur de A la recherche réalise soudain, en la voyant, que sa 7
Première publication dans The Bookman (August 1934).
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grand-mère va mourir. Cette vision implacable le bouleverse. Son regard est modifié à jamais ; il n’est plus ‘cette nécromancie’8 qui opère machinalement sur les choses pour les transformer, effaçant toutes traces de dégénérescence. Ce moment est celui où ce qui empêche de voir disparaît, révélant la réalité ‘with the cruel precision of a camera’ (P, p.15). Pour de nombreux artistes, l’utopie a cessé de recouvrir le visage de l’humanité. ‘We are sorry but utopia has had to be postponed’ semblent dire certains d’entre eux.9 Les peintres que Beckett admire posent sur l’homme un regard débarrassé de cette nécromancie. Beckett observe, dans un tableau de Paul Klee, les ‘phenomena of degeneration, rotten teeth, dribble […], etc’.10 Le temps qui sépare le moment où Beckett est spectateur (et aussi critique) et celui où il incarne une vision sur la scène de théâtre, ou parvient à la faire surgir au sein même de sa prose, est considérable. Dans Fin de partie, les personnages constituent tout le spectacle ; un tableau est encore accroché au mur, mais comme une relique du passé, vidée de sa substance, car il est retourné : ‘à moi. […] De jouer’ (FP, p.16), semble dire Beckett à travers Hamm.11 Le seul espace offert à l’imagination et aux regards des spectateurs est celui de la page et de la scène ; ‘j’ai fait l’image’ dira à la fin le narrateur du petit texte du même nom.12 Dès les années cinquante, de manière significative, Beckett abandonne tout engagement critique face à l’œuvre d’autres artistes pour se tourner résolument vers un monde qui est le sien : ‘Je ne peux plus écrire de façon suivie sur Bram ni sur n’importe quoi. Je ne peux pas écrire sur’.13 8
Proust, trad. et intro. Edith Fournier (Paris : Editions de Minuit, 1990), p.38. C’est le titre du chapitre 10 du livre de Nigel Spivey, Enduring Creation: Art, Pain, and Fortitude (Berkeley: University of California Press, 2001). 10 ‘German Diaries’, Nbk 4, 23 janvier 1937. 11 ‘Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné’ (FP, p.13). 12 L’Image (Paris : Editions de Minuit, 1988), p.18. (Première publication dans X: A Quarterly Review, Vol. 1, No. 1 [November 1959]). 13 Lettre de Beckett à Duthuit (9 mars 1949). Cette correspondance entre Beckett et Duthuit se trouve à Paris, aux Archives Duthuit (Fondation des Héritiers Matisse). Claude Duthuit nous a aimablement permis de consulter ces lettres. Des extraits de celles-ci ont été publiés déjà dans divers ouvrages et articles. Rémi Labrusse, dans son excellent article (‘Beckett et la peinture : le témoignage d’une correspondance inédite’, Critique, No. 519-520 [août-sept. 1990], pp.670-80), en fait le meilleur usage jusqu’à ce jour. Lois Oppenheim cite d’autres passages dans The Painted Word. Dans un autre article (‘Tal-Coat entre Georges Duthuit et Samuel Beckett’, in Tal-Coat devant l’image [Genève : Musée d’art et d’histoire, 1997], pp.99-112), Labrusse 9
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La seconde partie du chapitre s’attache à décrire d’abord un certain nombre d’aspects qui caractérisent la vision. La vision désigne le fait de voir d’une part, la chose vue de l’autre, et qualifie enfin une manière de voir. Tout s’articule autour d’une difficulté énorme pour l’artiste : comment parvenir à accommoder sa vision à l’art ? Il s’agit d’élaborer des termes qui peuvent aller à la rencontre de cette vision, mais aussi de parvenir à créer une forme perméable à cette vision, à tout ce qu’elle a d’amorphe, de brut, pour que l’œuvre soit habitée par la présence absolue, sans artifices, de la chose vue. Enfin, le mot vision implique, de manière importante, le fait que le spectateur parvient soudain à distinguer plus clairement une chose – la réalité de cette vision peut être intérieure ou extérieure. Cette deuxième partie examine le double mouvement – d’attraction et de répulsion – de Beckett face à l’image. Il y a dans l’art moderne un large besoin de désincruster l’image, de l’arracher à sa puissance expressive pour neutraliser son effet irradiant et paralysant de beauté défunte qui ne vivrait qu’au passé. La beauté d’une image, ses contours formidables, jurent sans cesse avec la maigreur du monde et son côté inarticulé, en friche ou même ruiné. Il importe de chercher à créer un rapport nouveau à l’image, plus perméable à la réalité navrante et famélique du monde. Beckett est particulièrement fasciné par certaines toiles de la Renaissance. Pour lui, l’histoire religieuse porte les stigmates du destin malheureux de l’homme et témoigne de la livrée de souffrance des victimes innocentes. Il émane de certains tableaux religieux une détresse totale, qui semble rehaussée par l’immobilité statuaire et la prostration des figures saintes. Cette immobilité picturale fascine Beckett. Son écriture fait aussi place peu à peu à une vision immobile qui, loin de s’éparpiller en mille mouvements, absorbe et plonge tout dans un calme funèbre sur lequel se greffent, nets et inoubliables, les gestes ralentis et assourdis de vie. Après que son regard a rencontré dans ces images tout le poids de la souffrance humaine, Beckett est placé devant le spectacle, à la fin de la guerre, d’une ‘humanité en ruines’. L’œuvre elle-même va tenter d’accommoder cette vision.
reproduit de longs passages de lettres échangées entre Beckett et Duthuit. Cf. aussi Bram van Velde : Catalogue du centenaire (Genève : Musée Rath, 1996), pp.45-6 et l’article d’Antoinette Weber-Caflisch, ‘Lumière de Bram van Velde sur Beckett’, dans ce même ouvrage (pp.277-88).
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La troisième partie du chapitre s’interroge sur l’impression d’une indifférence et d’une imperturbabilité totales de Beckett face à la souffrance. Le regard que Beckett jette sur la souffrance paraît en effet étonnamment froid. Il met mal à l’aise parfois. Sa vision de la souffrance est silencieuse souvent ; cette absence de parole paraît cruelle. L’écriture, mutique, se refuse à toute consolation et n’offre aucun palliatif à cette douleur. L’œuvre beckettienne paraît souvent dénuée de compassion face à la misère qu’elle donne à voir. Par sa manière de voir les tableaux, Beckett semble, dans une certaine mesure, s’arrêter au ‘figural’, défini par Deleuze – dans Francis Bacon : Logique de la sensation – comme moyen ‘de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif)’.14 Beckett paraît mettre en suspens l’agir humain et voir sans cesse, au-delà des circonstances de l’histoire ou d’une histoire individuelle, dans le temps long du monde, une situation. C’est-à-dire que lorsqu’il contemple et commente, dans ses notes, les peintures religieuses de la Renaissance, Beckett semble les dépouiller, les désinvestir de leur intention narrative ou religieuse, pour voir une ‘Figure’ ‘qui ne [raconte] aucune histoire’ (Francis Bacon, p.12). Cette manière de voir, de transformer le donné, de l’arracher à sa vocation illustrative, paraît étrange. (Il est important de souligner que Beckett-spectateur est l’auteur ou l’agent d’une opération, d’un travail d’extraction, de forage sur l’image.) Beckett paraît ‘dégager les présences sous la représentation, par-delà la représentation’ (Francis Bacon, p.53). Une fois le narratif écarté, il semble que commence à se découper la figure nue, au-delà de lui. Celle-ci, loin de constituer une abstraction, procède ainsi chez Beckett d’un dépassement de l’individu et de l’événement. En conjurant, comme Bacon, ‘le caractère figuratif, illustratif, narratif’ (Francis Bacon, p.12) de l’image, Beckett paraît s’approcher de l’‘histoire anonyme, profonde et souvent silencieuse’ de l’homme que décrit Braudel.15 ‘A travers la notion de durée’, Braudel parvient à atteindre en effet, comme le dit Ricœur, ‘moins ce qui change que ce qui demeure’ (TR, I, p.188). Beckett, lorsqu’il contemple les tableaux de la Renaissance, voit véritablement, non pas le temps court de l’histoire moderne et les cataclysmes 14 Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation (Paris : Seuil / Coll. ‘L’ordre philosophique’, 2002), p.39. 15 Position de l’histoire en 1950’, in Ecrits sur l’histoire, Braudel, pp.15-38 [p.21].
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imminents, mais un temps suspendu, dans lequel l’histoire de l’homme et de sa souffrance se répète à l’infini. Beckett, comme spectateur d’abord, puis, plus tard, comme écrivain, semble vouloir, comme Bacon lorsqu’il peint, ‘éliminer “le sensationnel”, […] la figuration primaire’ (Francis Bacon, p.42). Loin de l’horreur et de l’histoire racontée, Beckett veut voir le cri. Ce cri, que Bacon cherche à peindre,16 Beckett va aussi tenter, après la guerre, de le faire résonner dans son œuvre.
I. Vers la vision Lorsqu’on lui demande ce qu’il fait lorsqu’il ne peint pas, Bram van Velde affirme : ‘Je suis toujours sur la voie, j’attends, je me prépare’ (Juliet, p.21). De même, Beckett, lorsqu’il n’écrit pas, reste actif, au centre, à l’affût toujours de la manière de formuler les choses qui, en lui et autour de lui, exigent d’être dites, obéissant à ‘l’urgence et la primauté de la vision intérieure’ (PVV, p.130). Beckett décrit les deux frères van Velde comme étant toujours en chemin, avançant pas après pas dans un toujours à nommer, dans un toujours à peindre, à extraire de ‘l’éternel larvaire’ (Lettre de Beckett à Duthuit, probablement écrite à Dublin, en été 1948 [Archives Duthuit]). Il est intéressant de noter la présence si importante du chemin chez Beckett. Tout est route, voie, progression. Geer et Bram van Velde s’acheminent ‘sans trop bien connaître le chemin’, ‘au milieu de tant d’assis et de transportés en commun’ (PVV, p.124). Dans les textes critiques de Beckett sur la peinture, dans les observations qu’il fait des tableaux, le chemin est un leitmotiv. Ce chemin, l’artiste le parcourt dans la solitude, tout comme son personnage : ‘On a erré longtemps seul sans autre compagnie que ces routes sans fin, que ces sables, galets, marais, bruyères, que cette nature qui relève d’une autre justice’ (ML, p.14). Avant d’écrire ces lignes, Beckett a observé de nombreux tableaux figurant des personnages solitaires (saints ou ermites parfois), qui tantôt évoluent le long 16
Deleuze cite Bacon : ‘J’ai voulu peindre le cri plutôt que l’horreur’ (Francis Bacon, p.42).
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d’un chemin, tantôt se tiennent immobiles, troublés en apparence par des voix intérieures ou attentifs aux murmures incompréhensibles du dehors, comme ce ‘John the Baptist, sitting very gloomy in a landscape, in rather the attitude of the hermit, listening to the music in the Indian miniature, with winding stream’, que Beckett observe au Kaiser Friedrich, à Berlin.17 Beckett est frappé par la prostration de
‘Jean-Baptiste au désert’ : 1490-5 Geertgen tot Sint Jans Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie
cette figure qui apparaît au sein d’un paysage sauvage, en marge de tout chemin, par ce Jean-Baptiste maussade et las, qui semble ruminer d’autres pensées que celles que lui inspire le ciel. Beckett est attentif aux moments où l’être, assailli de doutes, succombe à sa faiblesse. Il est frappé par cette immobilité statuaire de l’homme qui, dans la Bible, est investi d’une mission particulière qu’il mène avec ardeur et sans faiblir. Un commentateur remarque ‘the 17
‘German Diaries’, Nbk 4, 13 janvier 1937. Il s’agit d’un tableau de Geertgen tot Sint Jans.
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strangeness of [the] theme. This solitary meditation is unexpected for a saint more often seen baptising’.18 Il n’est pas inutile de rappeler que saint Jean-Baptiste a pour tâche de préparer la voie, d’ouvrir un chemin pour la venue du Christ.19 Jean-Baptiste sera mis à mort, tout comme le Christ pour lequel il annonce que ‘ce qui est tortueux sera redressé’ et les chemins ‘aplanis’. Après Murphy, Beckett poursuit sa progression ; ces années sont celles d’une réflexion intense. ‘Puis, ditil, je me suis aperçu que je faisais fausse route. Mais peut-être n’y a-til que des fausses routes. Il faut pourtant trouver la mauvaise route qui vous convient’ (Juliet, p.38). Si aucun chemin n’est jamais le bon et que toute position reste transitoire, Beckett parvient néanmoins, au cours de ces années, à délaisser les chemins qui l’éloignent de luimême. Ses textes sur l’art, loin de constituer une manière de pouvoir aller d’un point à l’autre, restent une recherche constante : ‘Vous voulez que j’aille d’A à B je ne peux pas’ écrit-il (‘bon bon il est un pays’, in Collected Poems, p.55). Beckett se trouvera toujours, comme ceux qu’il admire, ‘dans un pays sans traces’ (Collected Poems, p.55). C’est de cette lucidité que son œuvre procède. Toute forme d’art possède un langage qui lui est propre, capable de la pire hubris dans la conquête des objets et dans la maîtrise de ses moyens. L’expression paraît saturée de ses richesses ; elle est volonté de puissance. L’art procède d’une ‘common anxiety to express as much as possible’.20 Beckett choisit d’aller à rebours de la démarche de Joyce, ce ‘superb manipulator of material’,21 pour qui, note Beckett : ‘All you had to do was to rearrange [the words] and they would express what you wanted’ (Harvey, p.249). Pour certains 18
Albert Châtelet, Early Dutch Painting: Painting in the Northern Netherlands in the Fifteenth Century, trans. Christopher Brown and Anthony Turner (Oxford: Phaidon, 1981), p.112. 19 ‘La parole de Dieu se fit alors entendre à Jean […] dans le désert. Jean se mit à parcourir toute la région […]. Ainsi arriva ce que le prophète Esaïe avait écrit […] : “C’est la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, Aplanissez ses sentiers ! […] Ce qui est tortueux sera redressé, Et les chemins raboteux seront aplanis”’ (Luc 3 : 2-5). 20 ‘Three Dialogues’, in Dis, pp.138-45 [p.142]. (Première publication dans Transition Forty-Nine [December 1949]). Nous utiliserons l’abréviation TD pour toutes les références suivantes à ce dialogue. 21 Israel Shenker, ‘An Interview with Beckett’, in Samuel Beckett: The Critical Heritage, pp.146-9 [p.148]. (First published in New York Times [5 May 1956], Section II, 1, 3.)
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artistes, cependant, la foi dans la capacité de tout langage à exprimer est perdue. A l’art du passé, ces artistes préfèrent un art étranger, autant qu’il peut l’être, à la rhétorique, un art las des exploits usés de ses moyens d’expression, mots, sons ou images, tous surchargés par une tradition avec laquelle ils rompent, un art conscient que le simple recours à un langage marque déjà une forme de complaisance. Beckett avoue à Harvey : ‘I can’t let my left hand know what my right hand is doing. There is a danger of rising up into rhetoric. Speak it even and pride comes. Words are a form of complacency’ (Harvey, pp.249-50). Beckett découvre et entrevoit peu à peu dans certaines œuvres contemporaines cette ‘syntaxe de la faiblesse’ (Harvey, p.249) qui marque pour lui, après la guerre, la seule possibilité d’articuler l’œuvre d’art. L’artiste est confronté à une ‘incoercible absence of relation’ ou à la ‘presence of unavailable terms’.22 Pour Beckett, cette obligation d’exprimer – qui habite l’artiste qui, totalement privé de ressources, ne dispose de rien – équivaut à ‘trying to build a dustman’ (Harvey, p.435). En affirmant que ‘Le langage véritable de l’art est sans langage’,23 Adorno fait écho à l’un des personnages beckettiens pour qui : ‘tout langage est un écart de langage’ (ML, p.158). Il paraît nécessaire, afin d’exprimer quelque chose, de parvenir à user d’un langage démis des fonctions qu’il accomplit dans un monde de surface (communiquer, expliquer, asseoir un pouvoir). Ces fonctions du langage interfèrent avec l’être, elles l’habillent, le voilent. L’homme, pour Beckett, se trouve dans une misère totale, ultime ; chaque instant le place face à sa débâcle. Bram van Velde est passé de l’autre côté de la frontière du possible, c’est-à-dire d’une situation dans laquelle l’artiste se trouvait ‘short of the world, short of self’ à celle où il est totalement dénué ‘of these estimated commodities’ (TD, p.143). ‘In so 22 Proust and Three Dialogues (London: Calder, 1965), p.125. Le passage, dans cette édition est : ‘van Velde is the first to desist from this estheticised automatism, the first to submit wholly to the incoercible absence of relation, in the absence of terms or, if you like, in the presence of unavailable terms, the first to admit […]’. Le passage en italiques [c’est moi qui souligne] ne figure pas dans la version publiée dans Disjecta (cf. p.145) que nous avons utilisée, ni, curieusement, dans la récente édition des Samuel Beckett Shorts par Calder (cf. ‘Three Dialogues’, in Dramatic Works and Dialogues [London: Calder, 1999], pp.25-32 [p.32]). On retrouve ici cette polarité entre la chose et le rien (cf. ‘German Letter’, pp.171-2), entre centre et absence. 23 Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez et Eliane Kaufholz (Paris : Klincksieck, 1995), p.162.
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far as one is, there is no material’ dit Beckett (Harvey, p.249). Cependant, ‘If one remains at this deep level of the need to make, one can’t perceive objects, one is shut away from the world. In this realm, the writer is like a foetus trying to do gymnastics’ (Harvey, p.249). Ce qu’il décrit ici ressemble à la troisième zone de l’esprit de Murphy, qui est sans correspondance avec le monde extérieur : une zone sombre, sorte de tache aveugle. Mais le monde de l’artiste n’est pas celui d’un solipsiste ; le contact avec l’extérieur est à la fois nécessaire et inévitable pour l’écrivain. En 1949, Beckett rédige trois dialogues, en anglais, inspirés de discussions et d’une abondante correspondance avec Georges Duthuit.24 Il affirme dans ces textes que l’expression représente ‘an impossible act’ (TD, p.143). Le domaine de l’expression pour Beckett se restreint à : ‘The expression that there is nothing to express, nothing with which to express, nothing from which to express, no power to express, no desire to express, together with the obligation to express’ (TD, p.139). Cette déclaration réduit l’entreprise créatrice, traditionnellement expansive, à une expression sans moyens, sans base (c’està-dire sans passé, sans héritage sur lesquels l’artiste peut faire reposer son entreprise), une expression qui se heurte au néant, au rien, au ‘nothing to express’. Cette formulation, qui frôle l’aporie, met ici à nu une réflexion dégagée de tout support et de tout confort. Bram van Velde formule cette impossibilité dans des termes similaires : ‘étant atteint ce point où il n’est rien à dire / où s’impose le besoin d’aller audelà / de rompre le silence / de coûte que coûte se risquer à exprimer /
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Dans un article récent, Lois Oppenheim a souligné le fait, amplement vérifié par la correspondance entre Beckett et Duthuit, que celui-ci a réellement collaboré, sinon directement à la rédaction de ce dialogue, du moins à son élaboration. Elle montre que, peu à peu, le nom de Georges Duthuit a été omis par les éditions successives de ces dialogues. Dans Transition, les deux noms sont mentionnés : ‘Samuel Beckett and Georges Duthuit, “Three Dialogues: Tal-Coat– Masson– Bram van Velde”’ (Oppenheim, ‘Three Dialogues: One Author or Two?’, Journal of Beckett Studies, Vol. 8, No. 2 [Spring 1999], pp.61-72 [p.61]). Notons encore, ce que Oppenheim ne mentionne pas, que l’idée d’écrire des dialogues vient de Beckett, qui la soumet à Duthuit dans une lettre du 17 janvier 1949: ‘J’ai pensé à ce que nous allons faire sur [Bram], je crois que ça serait mieux sous forme de dialogue, mais pas parlé, écrit. Vous m’enverriez – ou je vous enverrais – une première perche, et ainsi de suite. C’est peut-être une mauvaise idée. Tout ce que je sais, c’est que j’ai sérieusement besoin qu’on m’attise […]’ (Archives Duthuit).
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pour montrer ce qu’on ne peut voir / figurer ce qu’on ne saurait dire’.25 A l’impossible, l’artiste est tenu. Beckett déplore le fait qu’il semble exister ‘a kind of esthetic axiom that expression is achievement – must be an achievement’ (Shenker, p.148). Pour lui : ‘To be an artist is to fail, as no other dare fail’ (TD, p.145). L’art beckettien est déchirure entre l’impossibilité d’exprimer et l’obligation d’exprimer, d’affronter cette résistance, cet effondrement des choses au milieu desquelles le langage circule et s’épuise. Et cependant, Beckett est un artiste ‘whose hands have not been tied by the certitude that expression is an impossible act’ (TD, p.143). Contrairement à ce qu’il dit de l’art de van Velde, le sien n’est pas débarrassé de ses occasions ‘in every shape and form, ideal as well as material’ (TD, p.143). Il faut se garder de considérer les ‘Three Dialogues’ comme quelque chose de définitif ; ils restent au contraire sans conclusion, une ‘absolutely non-final formulation’ (‘Intercessions’, p.91). Beckett refuse l’équilibre, même transitoire, d’une position finale. Après qu’il a décrit la situation d’un artiste (Bram van Velde) qui s’est refusé aux biais et qui a accepté de faire face à un ‘ultime dénuement’ (Trois dialogues, p.26), il écrit : ‘I know that all that is required now is to make of this submission, this admission, this fidelity to failure a new occasion, a new term of relation’ (TD, p.145). Beckett poursuit en déclarant : ‘I know that my inability to do so places myself […] in […] an unenviable situation’ (TD, p.145). Toute conclusion, en permettant de ramener van Velde, ‘safe and sound to the bosom of St Luke’ (TD, p.143) reviendrait à céder à la tentation d’user d’une ‘ingenious method’ (TD, p.143), mais aussi, et surtout, à envisager pour l’artiste une forme de salut et de consolation. Rappelons que saint Luc, rédacteur d’un des quatre Evangiles, est aussi considéré traditionnellement comme le saint patron des peintres et des médecins. Or, pour Beckett, il n’y a pas de remède ni d’espoir à opposer à la situation sans issue qui, pour lui, est celle de l’homme ; à plus forte raison, il n’existe pas de réconfort pour l’artiste dont l’art, incapable de mensonge, fait place à cette détresse. Il n’y pas de pacte possible avec la souffrance. Beckett se refuse aux subterfuges, à la tentation d’élever l’artiste et de l’emmener hors de la réalité, vers la lumière. Seule la souffrance fait apparaître ce qui est. Beckett le souligne dans 25
Charles Juliet, Rencontres avec Bram [van] Velde (Paris : P.O.L., 1998), pp.12-3. Nous utiliserons l’abréviation RVV pour toutes les références suivantes à cet ouvrage.
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une de ses premières œuvres : ‘Suffering […] opens a window on the real’ ; elle est ‘the main condition of the artistic experience’ (P, p.16). Faisant écho à ce que Beckett dit de l’artiste, Bram van Velde affirme : ‘C’est dans la mesure où on accepte le pire, qu’on peut avoir quelque chose à dire’ (RVV, p.37). Vers la fin des années trente, Beckett se concentre davantage peut-être sur les moyens et le langage de l’art que sur ce qui, en lui, demande à être dit, qui est encore indéchiffrable. Beckett commence néanmoins ‘un dévoilement sans fin, voile derrière voile […] vers l’indévoilable, le rien, la chose à nouveau’ (PE, p.136), vers une vision, en pressentant qu’elle exige de lui un abandon total de toute connaissance, de toute sécurité. Une double nécessité semble émerger de cette réflexion. La première exige de l’artiste qu’il descende en luimême et demeure tout en bas, à ce niveau souterrain où tout est sans visage, amorphe. La seconde implique au contraire un mouvement vers l’extérieur. Elle consiste à maintenir une fenêtre ouverte sur la réalité dont l’écriture se nourrit et sans laquelle l’écrivain reste à un niveau d’aperception muet, au seuil de toute possibilité créatrice. La monade sans fenêtre qu’est Murphy a explosé, le solipsiste épuisé a disparu à jamais, emportant son rêve de fermeture avec lui. La peinture et la musique occupent une position privilégiée par rapport à l’écriture dans la mesure où elles existent à un niveau de rationalité minimal. Lawrence Harvey rapporte les propos de Beckett à ce sujet ; Beckett, dit-il, ‘admitted to using words where words are illegitimate. “At that level [the need to express] you break up words to diminish shame. Painting and music have so much better a chance”’ (Harvey, p.249). Les mots peuvent envier aux mélodies leur face à face avec une ‘invisible reality’ (P, p.72) ou à la peinture une sobriété muette, l’écrivain n’est pas pour autant délivré de son pensum et des mots, puisque celui-ci n’a que les mots, comme l’écrit Esslin – donnant une voix à l’écrivain : ‘Que voulez-vous, Monsieur ? C’est les mots ; on n’a rien d’autre’.26 La maîtrise et le style collent plus fermement au langage littéraire. Son style éloigne l’écrivain de son être, de cette zone où il lui faut aller, en dépouillant l’art de tout ce qui traditionnellement l’a constitué. Beckett dit un jour à Israel Shenker :
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Martin Esslin, The Theatre of the Absurd, new edn (London: Methuen, 2001), p.88.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett I am working with impotence, ignorance. […] My little exploration is that whole zone of being that has always been set aside by artists as something unusable – as something by definition incompatible with art (‘An Interview with Beckett’, p.148).
La pensée, que véhiculent les mots, n’est pas constituante de l’être ; bien au contraire, elle l’enfouit. Le Cogito cartésien marque une position qui est, comme l’affirme Paul Ricœur, est ‘habitée par une ambition de fondation dernière, ultime’ (SA, p.15). Bram, reprenant l’affirmation cartésienne ‘je pense donc je suis’, la corrige et la reformule en ‘je pense donc je m’écroule’ (RVV, p.78). L’image fonctionne comme un révélateur pour Beckett de ce qui existe comme seule réalité indubitable et intangible, en marge de tout discours et de toute ‘ambition fondationnelle’. Charles Juliet raconte que lors d’une de leurs rencontres, Beckett a évoqué ‘ces tableaux hollandais du XVIIe siècle faisant fonction de memento mori’ : L’un d’eux représente saint Jérôme méditant auprès d’une tête de mort. A l’instar des peintres qui nous ont laissé ces toiles, il aimerait pouvoir dire la vie et la mort en un espace extrêmement réduit (Juliet, p.31).
Saint Jérôme est souvent représenté plongé dans une réflexion douloureuse, à proximité d’un crâne, ou occupé à traduire la Bible. Ce sujet compte parmi les motifs religieux importants de la peinture hollandaise et flamande. Il paraît donc impossible d’identifier la peinture à laquelle Beckett fait allusion ici.27 Les grands maîtres italiens contribuent également à donner une résonance profonde à ce sujet. Le saint Jérôme de Caravaggio, peint en 1605, présente le saint homme vieilli et plongé dans une intense méditation. Son bras droit, qui repose sur le livre, sépare le tableau en deux moitiés (la zone qui occupe la moitié supérieure du tableau est dans l’ombre, celle de la moitié inférieure est éclairée). Saint Jérôme tient une plume dans la 27 Il existe un saint Jérôme de Jan van Staveren, qui représente le saint homme en prière. Ses mains sont jointes mais ses yeux, dans lesquels se lit une angoisse terrible, sont écarquillés ; le crâne lui fait face. Beckett a certainement contemplé le saint Jérôme du peintre flamand Anthony van Dyck à la Dresden Gallerie. Dans ce tableau, le saint apparaît au milieu d’un paysage sauvage, le lion dormant à ses pieds. Il fixe un point invisible à sa droite et paraît en proie à un combat intérieur douloureux qui pétrifie ses membres. Ses deux bras levés sont figés dans un geste de désarroi. Sur un rocher devant lui, un crâne est posé.
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main droite ; son bras s’étend sur toute la distance qui le sépare du crâne posé à sa droite, sur la table. Dans ce tableau, les traces de vie et de mort sont immédiatement perceptibles. (Le saint Jérôme de Caravaggio n’est évidemment pas celui du peintre hollandais dont parle Beckett. Caravaggio représente cependant ce saint de manière traditionnelle.) Cette peinture entretient de fortes résonances avec les traits que Beckett évoque dans sa discussion avec Juliet. La forme de la tête de saint Jérôme, maigre et presque chauve, offre une ressemblance
‘Saint Jerôme’ : c. 1606 Caravaggio Galleria Borghese Rome
frappante avec le crâne qui lui fait face ; la lumière qui tombe sur les deux crânes semble les envelopper dans une même réalité. La plume que tient le saint et son auréole nimbée de lumière offrent de frappantes similitudes. Elles introduisent deux marques lumineuses : l’auréole forme un cercle éclatant et la plume une sorte d’éclair fugitif ; le peintre les a rendues toutes deux intenses et visibles. Tout se passe comme si Caravaggio avait voulu montrer que ce qui reste, une fois la vie réduite à un souvenir (comme le crâne, qui, dans ce tableau, symbolise une vie passée), ce sont les mots, les œuvres. La mission de saint Jérôme va entretenir sa mémoire bien après sa mort. On devine, sous les traits tirés et le visage émacié du vieillard, les orbites creusées et les courbes nues que Caravaggio a voulu parfaitement semblables à celles du crâne. Ce tableau fait se rencontrer, de manière emblématique, la vie et la mort. Il les mêle aussi de manière frappante ; la mort a déjà laissé son empreinte sur le visage du saint.
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L’œuvre qu’envisage Beckett est aussi un rappel permanent, un memento mori ; elle est imprégnée des ‘conditions éternelles de la vie’ (PVV, p.132) et donc de la mort, la seule issue que l’homme ne puisse éluder et dont il ait la certitude. De manière intéressante, Duthuit remarque au sujet des critiques de Beckett : ‘Tes études sur van Velde ne peuvent se comparer à rien de connu en critique. Elles sont question de vie ou de mort, ni plus ni moins’.28 Et pourtant, en se tenant au plus bas, comme les peintres qu’il admire, Beckett parvient, grâce à une ‘suprême maîtrise qui se soumet à l’immaîtrisable, et tremble’ (‘Hommage à Jack B. Yeats’, in Dis, p.148),29 à faire place à ce qui est. Son œuvre creuse pour nous des ‘traces profondes’, ‘traces de ce que c’est d’être et d’être devant’.30
28 Ce texte est tiré d’un ensemble de feuillets dactylographiés et non datés qui se trouvent aux Archives Duthuit. Il est difficile parfois de décider ce qui, dans cet ensemble, est dû à Beckett et ce qui a été rédigé par Duthuit. Ni Labrusse ni Oppenheim ne se prononcent sur ces pages. Duthuit y recopie vraisemblablement, pour contribuer sans doute à la rédaction des dialogues, des extraits de lettres de Beckett et, parallèlement, tente de clarifier sa position. Il est envisageable aussi qu’il y ait campé celle que Beckett lui attribue, au nom du dialogue à écrire, et tenté, simplement, de prendre : ‘le contre-pied’ en parlant de [van] Velde (feuillet non daté [Archives Duthuit]). Duthuit écrit à Beckett : ‘Voici où nous en sommes, ou plutôt où je feins de me tenir solidement, ce qui n’est pas du tout le cas, afin de pousser la dialectique aussi loin que possible, simple question d’article à faire. Tu verras à la fin que je ne suis nullement borné à ma position’ (Archives Duthuit). Le 27 mars 1949, Beckett écrit à MacGreevy que Duthuit ‘is there to mollify my generalisations’ (TCD MS 10402). Beckett conclut une longue lettre à Duthuit sur van Velde par ces mots : ‘Voilà […] j’ai fait un gros effort mais nous ne sommes pas plus avancés. Je n’ai fait que dire la même chose par deux fois déjà. […] Alors il va falloir, si tu n’es pas complètement dégoûté de moi, que tu me poses des questions. J’essaierai d’y répondre’ (Lettre du 9 mars 1949 [Archives Duthuit]). Dans une autre lettre (probablement écrite lors de l’été 1949), Beckett sollicite l’aide de Duthuit et se dit : ‘incapable de repenser notre débat’ ; ‘Dès que je m’y mets, sans personne pour me retenir, au lieu de mettre de l’eau dans ma piquette, je trouve qu’il y en a déjà trop et qu’un peu de vitriol ferait mieux l’affaire’ (Archives Duthuit). 29 Publié dans Les Lettres Nouvelles (avril 1954). 30 ‘Pour Avigdor Arikha’, in Dis, p.152. (Texte écrit en 1966 pour une exposition à Paris des dessins d’Arikha).
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II. Face à la vision Le mot ‘vision’ balaye un large champ sémantique. La vision désigne d’une part la ‘perception du monde extérieur’ ou ‘action de voir’, et de l’autre la ‘chose vue’ ou perçue.31 Elle correspond aussi à deux moments distincts. Dans le premier, l’œil va à la rencontre de la chose ; c’est le moment d’une prise de vision, prélogique et préverbal, où la vision s’exerce en marge de toute rationalité, dans le sens entendu par Bram van Velde lorsqu’il affirme que ‘voir, c’est vraiment être sans connaissance’ (RVV, p.81). Ces mots peuvent expliquer pourquoi la vision (qui n’est opérante qu’en marge de tout terrain connu) est définie comme l’envers de la réalité,32 de celle, rassurante, solide et sans mystère, que veulent voir les gens ; une réalité qui camoufle mal ses pertes d’équilibre, qui, si souvent, est en manque de ‘réel’, mais qu’ils maintiennent debout ‘sous la trique de la raison’, au prix d’un mensonge (‘Henri Hayden, homme-peintre’, p.146). Ce premier moment peut être répété lorsque l’observateur parvient à préserver un élan neuf vers la chose, comme Beckett qui, face au Christ aux enfants de Nolde, avoue : ‘Feel at and on terms with the picture, and that I want to spend a long time before it, and play it over and over again like the record of a quartet’.33 Lorsqu’il décrit le plaisir éprouvé face à ce tableau, Beckett se le remémore dans un moment séparé de celui où, en silence, sans mots, il a fait face à cette peinture, l’a contemplée. Le second moment est celui où la chose vue est mise en image, transférée du terrain brut dans lequel elle a été vue en une image seconde. La vision désigne également le fait de se représenter les choses en esprit ou l’image mentale d’une image. Le fait qu’il y ait, dans une œuvre d’art, une représentation de choses extérieures est bien sûr fort controversé. Chez Beckett, la figuration d’éléments extérieurs tend à disparaître, ses images ne se donnent pas comme images d’images (encore moins comme copie). Un passage du 31
Définition du Petit Robert. Le Petit Robert indique ‘réalité’ comme antonyme de ‘vision’. 33 Hambourg, Kunsthallekeller, ‘German Diaries’, Nbk 2, 19 novembre 1936. 32
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manuscrit de Watt témoigne de ce désir, de ce profond besoin qu’a Beckett d’évoquer, dans son écriture, ces images qui l’habitent : As [Watt] meditated on the wall, the narrow white-washed wall with its church calendar before which, seated, he meditated, there came and stayed, and went, now faint, now clear, images of images, Kaspar David Friedrich’s Men and Moon, […] a coloured engraving of ? [Hercules Seghers (dans le tapuscrit)] an Eisenheimer pen drawing hanging one Christmas on a screen,34 Watt could not remember on loan from where, in the Kaiser Friedrich, and that as to where they were now, they might be anywhere now, burnt, or in a lumber-room,35 or sent away (Nbk 4, pp.2-5).36
Ce passage ne figure pas dans le roman ; on ne peut s’en étonner. (Il constitue, bien sûr, un formidable témoignage au sujet du voyage que Beckett fait en Allemagne en 1936-37 et marque l’intuition, en 1943, qu’a Beckett de l’autodafé et des destructions diverses dans lesquels beaucoup de tableaux qu’il a contemplés et aimés vont disparaître.) Beckett, d’abord, a tendance à éliminer de son œuvre les passages dans lesquels il a transféré ou projeté ses préoccupations sur un personnage, mais surtout, il n’a pas réussi à opérer ici une refonte créatrice des images qui le hantent. Cet extrait marque, à cet égard, un moment de passage chez Beckett ; ce détour prélude à l’utilisation plus libre, souveraine même, qu’il fera de ces images qui peuplent sa 34
Beckett pense sans doute au peintre Elsheimer. Il note dans la marge de son cahier, en regard de ce passage : ‘préciser’. Il ajoute le nom de Hercules Seghers dans son tapuscrit. Lors d’une discussion, Mark Nixon m’a informée que Beckett, dans une lettre à MacGreevy [9 October 1936], oublie déjà le nom de Elsheimer, pour ne s’en souvenir qu’à la fin, ce qui arrive également, comme me l’a gentiment fait remarquer Mark Nixon, dans ce passage des ‘Notebooks’. Ses ‘German Diaries’ montrent que Beckett connaissait bien ce peintre. Au Kaiser Friedrich Museum, face à une série de peintures d’Altdorfer, il note : ‘sacred subjects pretext for landscape, not at all like Elsheimer, say rather, but immediately suggesting Elsheimer’ (Nbk 3, 18 décembre 1936). Il admire : ‘A lot of Elsheimer, inc. lonely John the B. in landscape and Nymphs bathing and 2 or 3 miniatures’ et juge intéressante ‘the quality of miniature unlimited by so many of his landscapes’ (Nbk 3, 18 décembre 1936). Beckett a lu le chapitre sur Elsheimer (qui influença l’art néerlandais) dans le livre de Wilenski, An Introduction to Dutch Art (London: Faber & Gwyer, 1929). Ses notes sur cet ouvrage se trouvent à Reading (MS 5001). Elsheimer rompt, comme le souligne Beckett, avec la disposition des plans que présente la peinture italienne de la Renaissance, qui ordonne ses éléments en fonction d’une ‘imaginary box’ (RUL MS 5001, p.7 ; Wilenski, p.62). 35 Dans le tapuscrit, Beckett remplace ce mot par ‘attic’ (Typescript, p.351). 36 Ce passage porte une date précise, en en-tête : ‘Roussillon, October 4th, 1943’.
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mémoire. Son œuvre fait place, peu à peu, à l’image elle-même, ‘coupée de ses amarres’ (PVV, p.130). Ce qui ne veut pas dire que l’image chez Beckett soit dépourvue de toute mémoire ou qu’elle apparaisse comme une image libre ou détachée d’autres images. Il semble que dès le moment où l’image fait place à la souffrance (et c’est ce qui nous préoccupe dans ce chapitre), elle dépasse tout discours encombrant sur la représentation. La souffrance est incarnée dans l’œuvre ; sa présence absolue n’appartient pas au domaine de la pâle ressemblance ou de l’apparence. Elle n’est jamais un objet second chez Beckett. La souffrance n’est pas davantage la présence d’une chose absente, puisqu’il n’est aucun terrain humain qui échappe à cette présence. A partir du moment où la chose cesse d’être perçue et qu’elle est transférée dans le champ mental en une image, elle devient autre, différente de la chose dont elle est née – qui appartient ou non au monde brut auquel la perception l’a arrachée. La chose perçue est modifiée par la perception, comme l’affirme Beckett dans Proust : ‘[No] direct and purely experimental contact [is] possible between subject and object, because they are automatically separated by the subject’s consciousness of perception, and the object loses its purity’ (P, p.56). Entre les deux moments décrits, il se produit comme un dédoublement de la chose vue. Entre la chose elle-même et l’objet perçu, remémoré ou exprimé, une altérité irréductible s’est installée. Cependant, la traduction d’une chose en une image seconde – qui nécessite une part de créativité et un effort d’organisation, une mise en forme de l’informe – peut exister sans que la chose enfermée dans l’image n’ait de correspondance dans le monde matériel. C’est-à-dire que cette image seconde peut exister sans se référer à une réalité autre que celle, purement mentale, amorphe et sans visage, de celui ou de celle qui perçoit la chose qu’il ou qu’elle donne à voir. Le monde n’est pas nécessairement la source première d’une image en peinture ou dans le texte. C’est certainement à cette possibilité que Beckett fait allusion lorsqu’il décrit la peinture de Bram van Velde comme : ‘une prise de vision […] au champ intérieur’ (PVV, p.125). Le sens premier de ‘vision’ comme ‘perception d’une réalité surnaturelle’,37 ne nous intéresse que dans la mesure où le ‘surnaturel’ est entendu dans le sens restreint d’extraordinaire. On 37
Définition du Petit Robert.
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peut dire d’une chose surnaturelle qu’elle ‘ne relève pas des lois naturelles’, c’est-à-dire qu’elle n’est pas ancrée dans un monde de surface mais qu’elle se situe hors de la réalité et qu’elle ne peut pas être expliquée par elle. Est extraordinaire ou surnaturel ce qui échappe à tout ce qu’il y a de ‘naturel’ et de ‘commun’ dans la réalité (ces deux mots sont les antonymes de ‘surnaturel’) ;38 dans ce sens, la vision peut être surnaturelle. On ne fera pas allusion à la part divine et sacrée, encore moins mystique, qui entre dans l’acception du mot. Lorsqu’on parle de vision pour désigner l’action de voir, rien n’est dit en fait sur la manière de voir (les notions de clarté ou de netteté ne sont pas davantage attachées au mot vision que celles d’obscurité ou de flou). Ce n’est que lorsque ce qui est en face se révèle à l’observateur que ce dernier voit plus clair. (Cette révélation n’est ni d’ordre divin, ni d’ordre prophétique ici ; elle permet simplement la découverte de ce qui, jusque-là, était voilé, invisible.) La vision, à tous les stades de son existence, serait donc aussi une forme d’intuition, de sentiment préalable, et le gage d’un élan vers la chose, d’une volonté d’explorer. La vision, ne désignant pas un acte magique, ne métamorphose pas l’invisible en visible ; elle est ancrée au contraire dans la dialectique entre visibilité et invisibilité. Elle existe en fonction de l’une comme de l’autre. Pour Bram van Velde, la peinture marque ‘chaque fois une tentative pour aller. Aller voir. Aller à la vision’ (RVV, p.30), une tentative toujours renouvelée, en dépit de tout ce qui se dérobe. L’intuition qui accompagne la vision peut aussi la conditionner. Ce que l’œil a saisi peut déterminer durablement une manière de poser un regard sur les choses. L’œil est sensible au spectacle du monde, il l’enregistre (d’où les mots ‘prise de vision’). Certaines images captées par l’œil demeurent inoubliables. A Juliet, Bram van Velde parle d’un traumatisme provoqué par la chose vue, issu d’une vision par laquelle il est devenu un ‘forçat de l’œil’ (RVV, p.88). Si l’on comprend ‘forçat’ comme ‘esclave’, le ‘forçat de l’œil’, c’est l’homme qui souffre par l’œil, qui est réduit à une condition très pénible parce qu’il voit (et par ce qu’il voit). L’œil devient ainsi le véhicule de la douleur. Ainsi, c’est l’œil qui, en laissant entrer la souffrance (dont le choc premier a été visuel), inflige la plaie : ‘Quand 38
Cf. Le Petit Robert.
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l’œil une fois a rencontré l’horreur, après, il sait la voir partout’ (RVV, p.73). On passe ici de l’idée de la vision comme ‘action de voir’ à la vision comme ‘chose vue’ et comme image issue de cette vision ; entre les deux, un traumatisme s’est logé à jamais. La vision peut être contaminée par la perception ou l’intuition profonde du malheur et de la souffrance. C’est, il semble, l’expérience douloureuse du peintre dont parle Hamm dans Fin de partie : J’ai connu un fou qui croyait que la fin du monde était arrivée. Il faisait de la peinture. […] J’allais le voir, à l’asile. Je le prenais par la main et le traînais devant la fenêtre. Mais regarde ! Là ! Tout ce blé qui lève ! Et là ! Regarde ! Les voiles des sardiniers ! Toute cette beauté ! […] Il m’arrachait sa main et retournait dans son coin. Epouvanté. Il n’avait vu que des cendres (FP, pp.62-3).
Le spectacle traumatisant que perçoit le peintre (qu’on a mis dans un asile) lorsqu’il regarde par la fenêtre coïncide avec celui que Hamm pourrait voir par sa fenêtre, s’il n’était pas aveugle, au moment où il raconte cette histoire. La vision insoutenable du peintre semble étrangement vérifiée par le monde qui entoure le ‘compartiment de vide’ des personnages de Fin de partie. Dans All That Fall, Maddy Rooney déclare : ‘I see it all, I stand here and see it all with my eyes… (the voice breaks)… through my eyes… oh if you had my eyes… you would understand… the things they have seen… and not looked away […]’ (CDW, p.185). La vision, c’est le regard modifié. La peinture moderne manifeste une méfiance face à l’image, face à sa prétention à dire vrai, à imiter des objets, face à une volonté de puissance, ‘de possession carnassière des apparences’ (‘Beckett et la peinture’, p.670). Dans une lettre à Duthuit, Beckett écrit : Quelles affreuses noces depuis toujours que celles de l’artiste se frottant, de plus en plus câlin […], contre les meubles, dans la terreur d’en être délaissé. A quoi on nous oppose, comme la seule alternative, les pures manstuprations de l’art orphique et abstrait. Et si l’on ne bandait tout simplement plus ? (Lettre du 2 mars 1949 [Archives Duthuit]).
L’image figure une célébration, une affirmation réconfortante, une manne céleste. Pour Bram van Velde : ‘La beauté que les autres ont créée n’est pas pour l’artiste’ (RVV, p.25) car ‘maintenant, la paix, l’harmonie, ne sont plus possibles. Il n’y a plus que l’angoisse’ (RVV, p.39). Il semble, comme l’écrit Maurice Blanchot, que l’art au-
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jourd’hui ‘a cessé d’être une affirmation commune, une tranquille merveille collective’.39 Samuel Beckett et Georges Duthuit s’entretiennent longuement sur l’image. L’image peut-elle encore avoir une légitimité dans la période d’après-guerre ? L’harmonie et la paix sontelles anachroniques, perdues à jamais ? Cette réflexion sur l’image s’attache à évaluer une perte et peut-être, secrètement, à débusquer ou à entrevoir ce que l’artiste peut encore montrer. L’image est fonction, chez Duthuit, d’un espoir. Un écho de cette préoccupation apparaît dans les ‘Three Dialogues’, où D demande, dans une tentative de laisser une place, même minime, à cette espérance : Must we really deplore the painting that admits ‘the things and creatures of spring, resplendent with desire and affirmation, ephemeral no doubt, but immortally reiterant’, not in order to benefit by them, not in order to enjoy them, but in order that what is tolerable and radiant in the world may continue? (TD, p.141)
Alors que son interlocuteur, B, interrompt ce dialogue théâtral et ‘exit weeping’, dans un mouvement (hyperbolique et clownesque) de pure dérobade face à un discours sur l’image, Beckett ne tarde pas à déclarer à Duthuit que la question de l’image, ‘au fond ne [l’] intéresse pas’ (Lettre du 26 mai 1949 [Archives Duthuit]). Il semble que cette remarque met fin à ce qui, justement, ne cesse d’interférer avec le visuel : l’accumulation d’idées, les discours. Labrusse qualifie à juste titre ce passage de ‘retrait délibéré’ (Labrusse, p.672). Plus tard, Beckett écrira dans une lettre à Duthuit : ‘Nous nous passerons de trésors’ (Lettre non datée, probablement du printemps 1950 [Archives Duthuit]). Lorsque Hegel déclare : ‘L’art est pour nous chose passée’, il affirme qu’il s’est produit une forme de modification dans la manière d’appréhender l’œuvre ; tout ce qui en elle tend vers l’affirmation, la plénitude, la sérénité, s’est écroulé. Comme l’affirme Blanchot : ‘L’art n’est plus capable de porter le besoin d’absolu. […] L’art n’est proche de l’absolu qu’au passé, et c’est au Musée seul qu’il a encore valeur et puissance’ (Le Livre à venir, p.265). Le face à face avec l’image est parfois éprouvant pour le spectateur aujourd’hui, particulièrement en 39
Maurice Blanchot, Le Livre à venir (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio essais’, 1998), p.148.
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ce qu’elle semble fréquemment nier la petitesse de l’homme, sa faiblesse. Beckett décrit précisément ce sentiment ambigu face à l’image en parlant de sa rencontre inoubliable avec le saint Sébastien d’Antonello da Messina : Je me rappelle un tableau au Zwinger, formidable, formidable. C’était dans la première salle, j’en étais bloqué chaque fois. Espace pur à force de mathématique, carrelage, dalles plutôt, noir et blanc, en longs raccourcis à vous tirer des gémissements, et le lapidé exposé, s’exposant à l’admiration des courtisans prenant l’air dominical au balcon, tout ça envahi et mangé par l’humain. Devant une telle victoire sur la réalité du désordre, sur la petitesse du cœur et de l’esprit, on manque se pendre (Lettre de Beckett à Duthuit du 27 juillet 1948 [Archives Duthuit]).
Le flux de vie et de bonheur qui envahit le tableau constitue un contrepoint foudroyant à la souffrance muette du malheureux, qui éclate au centre du tableau. Nous reviendrons sur cette peinture, que Beckett a admirée à Dresde en 1937 et qui l’habite encore onze années plus tard. Il faut remarquer ici le double mouvement de l’observateur. Le recul et l’effroi face à cette ‘victoire sur la réalité du désordre’, face aux trésors de maîtrise déployés dans l’image, qui fonctionne comme une forme d’exorcisme, de conjuration, et en même temps, un mouvement contraire de l’observateur : un mouvement de fascination, d’attraction, d’envoûtement paralysants devant l’image (‘formidable, formidable […]. J’en étais bloqué chaque fois’). Beckett, à plusieurs reprise, avoue cet attrait qu’exerce sur lui l’image. La démarche des van Velde s’attache à ‘aller vers la chose’, aller vers une rencontre, qui n’est plus une capture ni une possession, mais qui reste un moment fugace, fragile, un moment à retrouver. L’altérité fondamentale qui s’installe entre l’image et son modèle, ainsi que la résistance de la chose devant toute tentative de la représenter les engage à mener leur recherche sur un autre terrain. Ils tentent, selon Beckett, de ‘forcer l’invisibilité foncière des choses extérieures jusqu’à ce que cette invisibilité elle-même devienne chose’ (PVV, p.130). Ils sont ainsi toujours face à une tâche à accomplir, toujours en mouvement, et leur peinture présente des moments de passage, de transition ; elle forme un flux. Pour Merleau-Ponty : ‘Le mot d’image est mal famé parce qu’on a cru étourdiment qu’un dessin était un décalque, une copie, une seconde chose, et l’image mentale un
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dessin de ce genre dans notre bric-à-brac privé’.40 Beckett déplore, dans une lettre à Duthuit, ce ‘respect frissonnant du dehors’, comme dans ‘un van Goyen’, mais ajoute : ‘et Dieu sait si je l’aime’ (Lettre du 2 mars 1949 [Archives Duthuit]). Dans son premier texte sur les frères van Velde, Beckett semble régler son compte à l’image : Le ‘réaliste’, suant devant sa cascade et pestant contre les nuages, n’a pas cessé de nous enchanter. Mais qu’il ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues. De toutes les choses que personne n’a jamais vues, ses cascades sont assurément les plus énormes (PVV, p.126).
S’il y a méfiance face à l’image, il y a aussi une forme d’attrait, puisque le ‘réaliste’ continue à ‘nous enchanter’ avec ses images. Ce que Beckett conteste ici, ce sont les marques de ‘certitude et d’irréfragabilité’ (PE, p.134) car : ‘L’objet de la représentation résiste toujours à la représentation’ (PE, p.136). Beckett ne semble pas pour autant prêcher la mort de l’image ; pour lui, le fait de vider l’art de ses objets et de se prélasser dans l’abstraction n’élimine pas le problème de l’image. Pour Beckett, en effet : ‘Il semble absurde de parler, comme faisait Kandinsky, d’une peinture libérée de l’objet’ (PE, p.136). Beckett parle non pas de ‘libération’ de l’objet, mais du ‘deuil de l’objet’ (PE, p.135). Ce rapport brisé est tout le contraire d’une victoire, il est une perte, un manque, un fait douloureux dont l’art souffre et porte la blessure. Ce dont Bram van Velde s’est libéré, dans un acte de courage exemplaire, c’est de toute ‘occasion’. Ce mot, Beckett le définit (dans sa traduction des ‘Three Dialogues’) comme ‘l’ensemble d’antécédents dont le tableau se veut le conséquent’ (Trois dialogues, p.25). L’œuvre d’art, pour Beckett, n’établit rien, elle n’est pas une conséquence des œuvres qui la précède. L’art, indépendant, détaché, se veut oubli de tout antécédent. La peinture de Bram van Velde brise et dépasse une démarche artistique communément assimilée à deux pôles uniques : le refus ou 40
Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio essais’, 2001), p.23. Un des feuillets manuscrits non datés qui se trouvent aux Archives Duthuit comporte la remarque suivante : ‘Quoique très fortement sollicité [Bram] n’éprouve aucun besoin de reconstituer l’hippopotame du zoo […]. Anesthésie de Bram à l’égard de ces riants spectacles’ (Archives Duthuit).
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l’acceptation de ce qui vient avant. L’absence, la perte et le manque posent les bases nouvelles de l’art. L’obligation de poursuivre une démarche créatrice – quand bien même il n’existe plus d’objet – est fonction de ‘l’urgence et de la primauté de la vision intérieure’ (PVV, p.130). La peinture des van Velde porte ce deuil de l’objet ; ce deuil n’empêche pas cependant un élan vers la chose, puisque leurs tableaux traduisent : ‘avec plus ou moins de pertes, d’absurdes et mystérieuses poussées vers l’image’ (PVV, p.123).41 L’image, pour Beckett, fonctionne comme un révélateur, nous l’avons vu. Pourtant, lorsqu’elle ne se contente plus de montrer, mais qu’elle esquisse, au-delà du choc premier qu’elle crée (qui marque un dévoilement premier vers la chose), un début d’explication, elle voile à nouveau cette nudité qu’elle vient à peine de révéler et trouble la vision. En ce sens, l’image reste indésirable, envahissante, mensongère même dans sa vocation navrante à expliquer. Lorsqu’elle apparaît comme telle, Beckett la rejette, comme il le fait parfois pour l’image en peinture : ‘Existe-t-il, peut-il exister, ou non, une peinture pauvre, inutile sans camouflage, incapable de l’image quelle qu’elle soit, dont l’obligation ne cherche pas à se justifier’ (Lettre à Duthuit du 9 juin 1949 [Archives Duthuit]).42 Beckett dit un jour à Harvey : ‘What complicates all is the need to make. Like child in mud but no mud. And no child. Only need’ (Harvey, p.248). Le mouvement vers l’image est un élan constitutif, fondationnel. On devine chez Samuel Beckett cette ‘mystérieuse poussée vers l’image’, une image qu’il crée ici, qui est d’autant plus puissante et révélatrice que ses moyens sont réduits : de la boue, un enfant. Le choc visuel à peine provoqué, Beckett, comme il le fera de plus en plus dans son œuvre, efface l’image, lui retire son potentiel expressif, en en supprimant un à un tous les éléments. Cette manière de progresser (en faisant apparaître les choses pour les effacer aussitôt) est emblématique de l’écriture beckettienne. Pour lui, en effet, ‘pertes et profits se valent dans l’économie de l’art où le tu est la 41
Duthuit écrit à Beckett : ‘Un tableau n’a de valeur qu’à travers l’état d’esprit où il vous place, par l’orientation qu’il donne à votre pensée, par l’impulsion qu’il communique à vos actes. Parler convenablement d’un tableau consisterait d’abord à parler d’autres choses, à aller ailleurs que le point d’où il vous lance, l’interprétation est donc de la dernière des futilités’ (28 février 1949 [Archives Duthuit]). 42 Cette lettre est reproduite à la fin de l’article de Labrusse : ‘Hiver 1949: Tal-Coat entre Georges Duthuit et Samuel Beckett’.
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lumière du dit, et toute présence absence’ (PVV, p.123). Il s’agit ici aussi de ‘creation through decreation’ (Ruby Cohn, in Dis, p.12), de ce mouvement de convocation et de révocation de la chose qui, en prévenant sa fixation et sa dissolution, la fait défiler et la fait passer devant l’œil en l’espace d’un instant. (J’utilise à dessein le mot ‘convocation’, qui implique le fait d’appeler, de faire venir par la voix. Le latin convocare appartient à la famille de vox, la voix.) L’image qui naît ici lors d’une conversation avec Harvey est littéralement convoquée, puis, révoquée. Il semble qu’il n’y ait pas d’autre manière d’approcher la chose que par cette formulation toujours en déséquilibre, en perte de vitesse, puisque la chose demeure fondamentalement informulable. Pour Molloy : ‘La condition de l’objet [est] d’être sans nom, et inversement’ (ML, p.41). Mais ici, l’image a révélé la chose, dans un entre-deux magique. L’image verbale vacille souvent sous son propre poids, ivre de son propre poison. Ce qui gêne Beckett, c’est que lorsqu’il y a une image verbale, il n’y a pas que l’image, il y a aussi les mots, qui interfèrent avec elle. Beckett opère ici un mouvement de va-et-vient, de rencontre avec l’image et de retour sur soi ; il recule devant sa capacité à créer des images grâce aux mots, à les manier de sorte à faire jaillir une réalité fascinante, alors que ce qui demande à être dit est sans atours, pauvre et sans épaisseur. Cette méfiance face à l’image pousse Beckett vers tout ce qu’il y a d’étrange, de déterritorialisé, d’informe dans la peinture moderne, dans la démarche d’artistes contemporains. Pour Bram van Velde : ‘Une toile ne peut être qu’une chose bizarre, incompréhensible’ (RVV, p.42). La toile représente pour lui la possibilité d’une ouverture vers un monde autre, d’un élan hors d’une réalité qui fait souffrir. Il avoue : J’ai besoin d’aller vers l’illogique. Ce monde où l’on vit nous écrase. Il est toujours régi par les mêmes lois. Il faut créer des images qui ne lui appartiennent pas. Qui soient totalement différentes de celles qu’il nous propose (RVV, p.48).
Cette pratique de l’art comme fuite hors d’une réalité écrasante (Bram revient de manière obsessionnelle sur cette idée d’écrasement) ou comme moyen de résister à une destruction paraît étrangère à Beckett, même lorsque la démarche artistique procède d’un dénuement et d’une misère totale. Pour lui, l’étrangeté fondamentale de l’œuvre d’art
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semble refléter ‘la réalité du désordre’. Cependant, l’œuvre transcende néanmoins les limitations du réel puisqu’elle est toujours perfectible, comme l’illustre la petite histoire qui sert d’épigraphe à son premier texte sur les van Velde (PVV, p.118) : LE CLIENT : LE TAILLEUR :
Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. Mais Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.
L’artiste ou l’artisan poursuit son travail, il y revient sans cesse pour en évaluer les ratages, le repriser et l’améliorer. Le microcosme seul (l’œuvre d’art, comparée ici à un pantalon) peut être amené à toujours plus de perfection alors que le macrocosme offre la vision d’un désastre irréparable, d’un monde laissé à l’abandon au premier dérapage. L’écriture ne jouit pas d’un contact aussi privilégié que la peinture avec l’indéfini, parce qu’elle passe obligatoirement par une formulation. Il faut distinguer ce que Beckett dit du peintre de ce qu’il réalise lui-même par ou dans l’écriture ; les deux domaines restent clairement séparés. Si certaines toiles, comme celles de Braque, semblent être des ‘méditations plastiques sur les moyens mis en œuvre’ (PVV, p.127), qu’elles demeurent en quelque sorte au seuil de toute présence, de tout contact avec la réalité, l’écriture beckettienne ne peut être réduite à une méditation ‘sur les moyens mis en œuvre’, ni à une simple gravitation autour d’une impossibilité de montrer une chose, ou à une ‘écriture de l’empêchement’.43 Comme l’écrit Mary Bryden : The ‘reality’ he seems to have responded to best in art was not a photographic or representational one, nor a symbolic one, but rather one which provided direct encounter with shape, colour, stillness or fluidity, without the mediating filters of ‘theme’, theory or theology (Beckett and the Idea of God, p.16).
Beckett admire davantage un art ‘which makes no claim to incarnate the invisible’ (Beckett and the Idea of God, p.16). Cependant, lorsqu’il 43
Rien de plus étranger à Beckett que la peinture de Rothko, contrairement à ce qu’affirme Lois Oppenheim, qui écrit : ‘Beckett’s unwording of literature resembles Rothko’s invisible art, the painting of nothing to see, insofar as it is precisely […] the visual paradigm […] that is the impediment of sight’ (The Painted Word, p.47).
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y a une forme de représentation, une image d’une réalité reconnaissable (c’est-à-dire non pas seulement mouvement, ‘shape, colour, stillness or fluidity’), Beckett cherche les traces visibles d’une situation de l’homme dans le monde. Lorsqu’il affirme qu’au fond, la peinture n’intéresse pas les van Velde, que ‘ce qui les intéresse, c’est la condition humaine’ (PVV, p.129), il dit sans doute vrai. Mais l’eût-il affirmé avec tant de force sans avoir rencontré en Bram van Velde une image du désespoir ? La part que joue l’homme dans cette affirmation est-elle réellement moindre ? Il semble légitime d’en douter.44 Beckett commente ainsi une toile de Rembrandt vue en Allemagne : Perplexing portrait of Saskia, dated the year after her death […] the supposition being that the picture was begun before and finished after she died.
Portrait de Saskia : 1643 Rembrandt Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie
44
C’est plutôt, il me semble, dans sa démarche que van Velde évoque ce dénuement total de l’homme. C’est dans celle-ci et non dans ses tableaux qu’il fait face au pire.
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Can find no trace of this situation in result.45
Ce qu’il cherche à retrouver dans la toile, ce sont des traces de vie et de mort ; les signes d’une situation de l’homme dans le monde, la marque de sa condition mortelle. Beckett est frappé par cette peinture gorgée de vie, par la réalité à crédit qu’elle donne à voir, qui réserve pour plus tard le prix à payer, différant toute désillusion. Ce portrait effectue un sauvetage ; il manipule le réel et célèbre apparemment une ‘victoire sur la réalité du désordre’ (Labrusse, p.674) par l’image. Ce portrait s’oppose à la réalité. Il n’y a pas de lutte semblable dans l’écriture beckettienne : Beckett fait face à ce qui est. Il fait entrer la réalité dans l’œuvre, la convoque. Là où il y a la vie, il y a aussi la mort. Beckett observe et étudie, dans certaines toiles, ces moments de souffrance extrême où la vie rencontre la mort, où la mort contamine la vie. La puissance visuelle que peut atteindre une telle évocation le frappe dans la Pietà de Botticelli, qu’il voit à Munich : ‘The flesh juxtapositions superb, live heads under dead head, under dead feet, live foot near dead hand, dying hand on dead thigh’.46 La ‘dying hand’ dont parle Beckett est celle de la Vierge Marie qui s’évanouit de douleur, soutenue par l’apôtre Jean. La couleur des vivants a déserté son visage et ses mains sont visiblement gagnées par la teinte cadavérique du Christ. Le contraste entre la chair vive et la chair inerte, figée par la mort ou rendue translucide par la douleur, reste surprenant. Un silence étrange se dégage de cette toile, comme si la souffrance avait tout assourdi. Les vivants, muets et étrangement sobres, entourent la dépouille du Christ ; ici, comme dans les tableaux plus récents que Beckett admire, il n’y a pas de surenchère ni d’outrance, juste la présence nue de la vie et de la mort. Beckett observe les mêmes interférences entre la vie et la mort dans la Pietà de Perugino, tableau dans lequel il voit un ‘lovely cheery Xist full of sperm, and the woman touching his thighs’.47
45
‘German Diaries’, Nbk 3, 4 janvier 1937. Il s’agit du ‘Portrait de l’épouse de l’artiste Saskia’, que Beckett a vu au Kaiser Friedrich Museum de Berlin (aujourd’hui le Bode Museum). Ce portrait, qui appartient à la collection de la Gemäldegalerie à présent, date en effet de 1943, une année après la mort de Saskia. 46 ‘German Diaries’, Nbk 6, 19 mars 1937. 47 Lettre 23 (20 décembre 1931) de Beckett à MacGreevy, TCD MS 10402.
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‘Pietà’ : 1495 Botticelli; Alte Pinakothek Munich
C’est par la peinture que Beckett s’approche d’une vision pour son art. Il se montre capable de voir, ‘in his mind’s eyes’, une foule d’images qui peuplent sa mémoire, des images souvent issues de l’art pictural de la Renaissance, d’un art qui, comme le sien, est ancré dans une réalité à la fois étrange et reconnaissable. Son écriture possède plus d’affinités avec les tableaux des maîtres anciens qu’avec la peinture moderne. Elle paraît bien plus proche d’une toile de Mantegna ou de Caravaggio que de la peinture de Bram van Velde. Si les peintres contemporains l’aident à orienter sa réflexion sur l’art et sur la situation pénible de l’artiste qui se heurte partout à l’impossible, ses textes plongent dans un monde infiniment concret, sensible. Il faut séparer la démarche de l’artiste (il existe, au niveau de la démarche artistique, de fortes similarités entre celle de van Velde et celle de Beckett) et les œuvres elles-mêmes. (Beckett avoue à Duthuit qu’il ne parvient pas à distinguer sa démarche de celle de Bram van Velde : ‘Ce n’est […] pas avec moi qu’on puisse parler art et ce n’est pas làdessus que je risque d’exprimer autre chose que mes propres hantises’.)48 Les images qui peuplent l’écriture beckettienne sont immédiatement saisissables car elles touchent à tout ce qu’il y a d’intangible, d’intemporel dans la condition humaine. Chez lui, la 48
Lettre du 2 mars 1954 (Archives Duthuit).
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vision a un visage. Ses dernières œuvres pour le théâtre confirment ce choix de prêter un corps et un visage à une vision. Le choc des images procède de cette volonté de faire face sans reculer. Beckett subit réellement l’attrait de l’image lorsqu’elle donne à voir la souffrance ; il reste immobile devant les toiles qui présentent les grands sujets religieux et les scrute longuement. Il manifeste un intérêt particulier pour les scènes de Pietà, de crucifixion, de peines extrêmes et d’agonies muettes. La représentation de sujets sacrés dans l’art pictural semble souvent évoquer pour Beckett les violences de l’Histoire sainte. Les tableaux d’inspiration religieuse lui renvoient l’image d’une souffrance universelle que nulle espérance de rédemption ou de salut ne vient soulager. Beckett est attentif aux traces visibles d’un abandon total, à l’isolement terrible des hommes que célèbre et chante le christianisme. Beckett lit dans ces toiles leur destin malheureux et silencieux. Pour lui, ces tableaux portent et présentent de manière emblématique et fascinante les stigmates d’une humanité à l’agonie et toute la souffrance d’une race humaine abandonnée au sein d’un monde indifférent et aliénant. Au Zwinger Museum, un tableau de Mantegna, ‘la Sainte Famille’, capte son regard : Holy Family magnificent. Wonderful Child and Joseph, looking not blessed but accursed, outrageously capsized in his domestic and professional life. Sitting as far away as the end permits the Christ child looks decapitated.49
Cette scène évoque pour lui les tourments présents et à venir de ces figures religieuses, impuissantes face à la tragédie qui va les engloutir. Les paroles que Beckett prononce sont significatives : ‘Wonderful Child and Joseph, looking not blessed but accursed’ ; elles témoignent de sa reconnaissance, dans ce tableau, d’une situation désespérée qui lient entre eux, pour le pire, les membres de la Sainte Famille. Elus parmi les élus selon les Ecritures, ils semblent ici basculés (‘capsized’) dans un rôle effroyable qu’ils n’ont pas choisi. (Il s’agit ici, pour Beckett, de rien de moins que d’un naufrage). Seule Marie, que Beckett ne nomme même pas, semble demeurer en accord avec son destin ; son visage aux traits doux paraît serein et confiant plutôt que résigné. L’expression qui se lit sur le visage dur et fermé de Joseph est saisissante ; ce dernier semble accablé par un terrible pressentiment 49
‘German Diaries’, Nbk 4, 13 février 1937.
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(tout comme l’autre figure, féminine, représentant probablement Elisa-
‘La Sainte Famille’ : 1495-1500 Mantegna Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
beth, qui encadre, avec Joseph, la mère et l’Enfant). Le Christ, son bras droit passé derrière la nuque de Marie, la main gauche serrant le pouce de sa mère, paraît effectivement voué au malheur ; des ombres obscurcissent le contour de ses yeux, dessinant comme la trace d’une blessure. Une autre ombre, qui tombe en travers sur son cou, semble séparer sa tête de son corps. Beckett voit dans ce portrait de l’enfant une annonce proleptique de sa mort. Joseph, Jésus et Jean-Baptiste, qui se tient à gauche du Christ, sont des victimes, prises au piège de l’histoire. Si Marie semble si tranquille ici, il n’en va pas de même dans la Vierge de l’Annonciation, peinte par Antonello da Messina. Antonello peint une Vierge Marie au visage à la fois ordinaire et naïf, aux traits enfantins, qui semble saisie de frayeur à l’annonce de l’ange Gabriel. Le geste qu’elle esquisse est celui de serrer ses deux bras autour de ses épaules, comme si tout son corps était soudain parcouru d’un frisson et glacé. Ce geste souligne son isolement, le fait qu’elle n’a qu’elle pour toute compagnie et pour seul réconfort face à son destin. Beckett, que cette toile impressionne fortement, la commente
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de manière surprenante : ‘Virgin of the Annunciation, head shoulders. Superb. With the aghast look, consternated skivvy’.50 Pour Beckett, la Vierge évoque une sorte de petite bonniche effarouchée. Cette bonne à tout faire est contrainte de se plier aux demandes (souvent dégradantes ou démesurées) d’un employé qu’elle craint, en ‘consternated skivvy’. Son regard, après que l’ordre divin lui a été intimé, paraît ‘aghast’. Beckett lit dans son regard la trace d’une consternation et non les
‘La Vierge de l’Annonciation’ Antonello da Messina Alte Pinakothek, Munich
signes de l’acceptation humble décrite par Luc : ‘Je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon ta parole !’ (Luc 1 : 38). La mort du Christ, racontée par Matthieu, provoque un bouleversement total des éléments. Alors que l’agonie de Jésus plonge Golgotha et tout le pays dans la pénombre pour plusieurs heures, sa mort déchaîne les puissances célestes ; la surface de la terre tremble et s’ouvre pour laisser passer des morts, ressuscités par la puissance divine ; le voile du temple se déchire de haut en bas. Par ces signes, selon Matthieu, beaucoup reconnaissent avec effroi en Christ le Fils de
50
‘German Diaries’, Nbk 5, 7 mars 1937. Ce tableau va inspirer à Beckett la posture tourmentée qu’il fera adopter à Billie Whitelaw (May) dans Footfalls (cf. Knowlson, pp.256-7).
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Dieu.51 En contrepoint de cette commotion des choses et de ce tumulte saisissant, les tableaux qu’observe Beckett constituent un monde de silence et d’inertie ; ils mettent en scène, selon lui, l’absence d’un Dieu souverain et la présence invaincue de la mort. Beckett écrit à propos du ‘Christ Mort’ de Carpaccio – qu’il voit au Kaiser Friedrich Museum : ‘Grablegung Christi indescribably fine, a terrific huge and true coloured Christ, graves opening, bones, skulls, caves’.52 Si le terrain qui entoure le corps du Christ paraît dévasté, peut-être par les
‘Le Christ mort’: c. 1520 Carpaccio; Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie
tremblements de terre décrits par Matthieu, les morts, exhumés par les secousses terrestres restent pourtant sans vie, squelettes éparpillés dans un champ de mort ; ils entourent et encerclent le corps magnifique du Christ. La dépouille de Jésus paraît abandonnée, isolée des vivants – des trois hommes que l’on voit de dos, occupés à préparer le 51 52
Cf. Matthieu 27: 51-4. ‘German Diaries’, Nbk 3, 29 décembre 1936.
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tombeau du Christ dans le rocher, et du vieillard assis par terre, derrière à droite, qui semble complètement indifférent au monde environnant. Dans les toiles peintes aux alentours de la Renaissance (peintures qui, à l’époque, témoignent d’une reconnaissance pieuse de la divinité glorieuse du Christ), Beckett voit en Jésus un être profondément malheureux, coupé du monde, séparé du Père et de lui-même. L’angoisse face à son destin, ainsi qu’une forme de traumatisme semblent émaner des tableaux que Beckett commente. Le visage du Christ et l’expression des saints et des apôtres semblent gagnés souvent par des traces de folie ; Beckett entrevoit chez eux les signes d’une forme de schizophrénie. Dans les tableaux de Bosch, Beckett est souvent frappé par l’air profondément malheureux et détaché des personnages : ‘Bosch prophets and apostles stern, tense and remote […] still and withdrawn to the point almost of petrification’.53 La schizophrénie, comme la décrit R.D. Laing, menace l’individu dont ‘the totality of […] experience is split into two main ways’ : In the first place there is a rent in his relation with his world and, in the second, there is a disruption of his relation with himself. Such a person is not able to experience himself ‘together with’ others or ‘at home in’ the world but, on the contrary, he experiences himself in despairing aloneness and isolation; moreover, he does not experience himself as a complete person but rather as ‘split’ in various ways, perhaps as a mind more or less tenuously linked to a body […].54
Le mot ‘pétrification’ qu’emploie Beckett pour décrire les figures religieuses peintes par Bosch a une résonance particulière ici. Pour Laing, la pétrification est une des menaces que pressentent et craignent les individus souffrant d’un sentiment d’insécurité ontologique. La peur de subir une forme de pétrification fait l’objet d’une des formes d’angoisse des schizoïdes ; cette crainte s’accompagne du sentiment d’une menace portant sur leur personne, de la peur d’une dépersonnalisation. Dans un sens premier, la pétrification désigne une forme particulière de terreur ‘whereby one is petrified, i.e. turned to stone’ (Laing, p.48). 53 54
‘German Diaries’, Nbk 5, 20 février 1937. R.D. Laing, The Divided Self (London: Tavistock, 1960), p.15.
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Il est intéressant d’apparenter cette impression de pétrification qui se dégage, pour Beckett, des personnages représentés par Bosch à leur immobilité effective ; une immobilité statuaire si propre à la peinture. Cette impression d’inertie granitique souligne encore davantage peut-être la présence invisible, mais sensible, d’un traumatisme. Beckett est frappé aussi par la ‘Résurrection’ de Dieric Bouts l’Ancien, qu’il voit à l’Alte Pinakothek de Munich. Il écrit : ‘Magnificent. […]. Interesting type for Christ, approaching Boschian, half
‘Résurrection’: 1450-60. Dieric Bouts l’Ancien Alte Pinakothek, Munich
idiot, half cunning. The remoteness almost of schizophrenia’.55 Pour Beckett, ce Christ ressuscité, qui esquisse de la main droite le signe de la victoire semble néanmoins absent, réduit à une apparence, à un corps dépourvu de toute vie intérieure, spirituelle, psychique. 55
‘German Diaries’, Nbk 5, 9 mars 1937. Je remercie chaleureusement Mark Nixon qui m’a indiqué que ce tableau se trouvait toujours à Munich.
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Un des autres traits distinctifs de cette ‘pétrification’ est : ‘The act whereby one negates the other person’s autonomy, ignores his feelings, regards him as a thing, kills the life in him. […] One depersonalizes him […]’ (Laing, p.48). Cette pétrification est à la fois ‘la plaie et le couteau’,56 une forme de blessure psychique et physique et sa menace même ou l’acte par lequel elle est infligée. On peut imaginer aussi, dans ce contexte, un Christ déshumanisé, pétrifié par l’indifférence du Père à son égard. Cette seconde description pourrait correspondre au Christ représenté par Bosch dans un tableau intitulé ‘The Crowning with Thorns’ auquel Beckett fait allusion dans Watt.
‘Le Couronnement d’épines’ : 1508-9 Jérôme Bosch National Gallery, Londres
Dans cette toile, Jésus, qui est raillé et rudoyé par ses bourreaux, semble désespérément seul, abandonné de tous (aucun disciple ou fidèle n’est représenté à ses côtés ; Jésus, au centre du tableau, est totalement encerclé par ses tortionnaires) et absolument impuissant face à son destin.
56 ‘Je suis la plaie et le couteau !’ est un vers du poème de Baudelaire, intitulé ‘L’Héautontimorouménos’ (cf. Les Fleurs du mal, in O.C., I, pp.78-9 [p.79]).
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A Harvey, Beckett décrit l’impression qu’il a éprouvée une fois en face d’un homme atteint de schizophrénie : ‘The patient seemed like a lump of meat. There was no one there. He was absent’ (Harvey, p.247). Bosch peint un Christ au seuil de cette déshumanisation décrite par Laing, un Christ qui a l’air absent, qui bientôt s’écriera : ‘Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’57 Si la mort physique du Christ intervient juste après ce cri, le schizophrène, de la même manière, ne survit pas non plus à ce moment de crise mais il subit lui aussi une forme de mort, psychique cette fois, par impossibilité de faire un deuil intérieur, de continuer à vivre sa misère profonde. Cette intuition correspond parfaitement à ce que dit Laing du schizophrène qui est toujours ‘desperate’, ‘estranged from God’ et ‘simply without hope’ (Laing, p.39). Christ représente pour Beckett la victime innocente d’un sort injuste. Sa passivité et sa douceur confirment la prophétie d’Esaïe : ‘Il s’est laissé maltraiter sans protester, sans rien dire, comme un agneau qu’on mène à l’abattoir’ (Esaïe 53 : 7). La détresse profonde du schizoïde se lit dans ‘his distinctiveness and differentness, his separateness and loneliness and despair’ (Laing, p.39). Watt semble parfois ‘without thought or sensation’ (W, p.231), isolé dans un corps qui fonctionne comme un automate et perdu dans un monde aliénant et incompréhensible : ‘This body homeless. This mind ignoring. These emptied hands’ (W, p.164). Watt, qui incarne le personnage beckettien le plus malheureux, est comparé au Christ. Watt ne proteste jamais lorsqu’on lui fait violence. Incapable de tout ressentiment, il poursuit sa via dolorosa et ses ‘stations’ en se contentant d’essuyer les traces de sang : Watt […] took no more notice of this aggression than if it had been an accident. This he found was the wisest attitude, to staunch, if necessary, inconspicuously, with the little red sudarium that he always carried in his pocket, the flow of blood, to pick up what had fallen, and to continue, as soon as possible, on his way, or in his station, like a victim of mere mischance. […] It was an attitude become, with frequent repetition, so part of his being, that there was no […] room in his mind for resentment […] (W, pp.30-1).
La comparaison de Watt au Christ semble déjà évidente dans ce passage qui parle de ‘stations’ du personnage et qui fait allusion à 57
Cf. Matthieu 27 : 46 et Marc 15 : 34.
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l’existence d’un ‘sudarium’ (ce suaire évoque la légende selon laquelle sainte Véronique aurait essuyé le visage du Christ portant sa croix vers le Calvaire avec une pièce de tissu).58 Dans une pièce dramatique inachevée, datant des années cinquante,59 un des personnages, Ernest, apparaît, mis en croix. Une femme, nommée Alice, s’affaire autour de la croix. Ernest apparaît ‘sous son mouchoir’, comme Hamm dont le visage, au début de Fin de partie, est recouvert d’un morceau de tissu ensanglanté. Ernest, incapable d’enlever ce mouchoir de son visage, doit demander de l’aide à Alice : ‘Enlève-moi ce mouchoir, j’étouffe’, il souffle dessus, en vain, ‘il est collé’ (MS, p.5). Cette adhérence de la pièce de tissu au visage d’Ernest rappelle également l’empreinte laissée par la sueur et le sang du Christ sur le voile de Véronique. De manière intéressante, au début de ce fragment théâtral, Alice apparaît, comme Ernest, avec un mouchoir posé sur le visage. Ce détail souligne le fait que les traces de cette crucifixion sont visibles ailleurs que dans le seul Christ, qu’elles débordent largement cette icône victimaire et que, pour Beckett, la souffrance du monde – comme celle des femmes qui, dans les textes bibliques, se tiennent au pied de la croix – s’ajoute à celle du Christ. La légende de sainte Véronique, qui occupe une place importante dans la tradition picturale, est l’inspiration première du passage de Watt cité ci-dessus. Plus loin dans le roman, le personnage est comparé directement au Christ de Bosch : His face was bloody, his hands also, and thorns were in his scalp. (His resemblance, at that moment, to the Christ believed by Bosch, then hanging in Trafalgar Square, was so striking, that I remarked it.) (W, p.157)
Il est important de remarquer que la schizophrénie ne constitue ou n’offre en aucun cas une possibilité de fuir hors du monde : ‘It is not true to say […] that he [le malade] is losing “contact with” reality, and withdrawing into himself. External events […] 58
Du latin sudarium : ‘linge pour essuyer la sueur du visage’, Le Petit Robert. La première version de la vie de sainte Véronique apparaît dans un ajout latin datant du Ve siècle au texte apocryphe (datant du IVe siècle) appelé Actes de Pilate ou Evangile de Nicodème. 59 Ce manuscrit (RUL MS 1227/7/16/2), se trouve dans la collection de Reading. (Pour une analyse détaillée de ce fragment, voir l’article de Mary Bryden : ‘Figures of Golgotha: Beckett’s pinioned people’, in The Ideal Core of the Onion, ed. John Pilling and Mary Bryden [Reading: Beckett Foundation, 1992], pp.45-62.)
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usually affect him more’ (Laing, p.44). Cet état implique au contraire une présence aiguë et permanente de la souffrance. Laing insiste non seulement sur le fait que le schizophrène souffre d’un isolement (separateness) total, mais il souligne aussi la détresse profonde du malade ; pour lui : ‘Schizophrenia cannot be understood without understanding despair’. La folie ne constitue jamais une porte de sortie, un moyen d’échapper au malheur (comme le montre d’ailleurs Beckett dans Murphy). Les tableaux qui fascinent Beckett semblent permettre une rencontre, un face à face avec la souffrance ; cette présence si pleine et si nue de la souffrance déborde toute idée de représentation et paraît dépasser l’image même, en ouvrant une fenêtre sur le spectacle de la réalité. Ces toiles suscitent, chez Beckett, une interrogation et un examen douloureux de la situation de l’homme sur terre. Pour Samuel Beckett, la souffrance possède toujours une valeur interrogative ; elle soulève des questions vouées à rester sans réponse. Ces visages effondrés, ces corps voûtés, ployant sous le poids de la tristesse ou de la douleur physique, ces regards vides ou éteints, sont l’expression immédiate et silencieuse d’un mystère insoluble. La souffrance est la seule expression originelle de l’homme. Beckett, comme le raconte Anne Atik, semble ravi de trouver dans le Dictionary de Johnson de 1799 : ‘his definition of “lamentation”: “audible wail”’.60 Il ne peut qu’approuver ce rapprochement que fait Johnson entre le vagissement du nouveau-né et la lamentation ou la plainte. Ces tableaux invitent le spectateur à contempler la faiblesse de l’homme et le désespoir de figures non pas élues de Dieu et vouées à la gloire céleste, mais abandonnées dans une situation taillée à ‘la famélique mesure de l’homme’ (‘Henry Hayden, homme-peintre’, p.147). Si dans les tableaux qu’il contemple, la souffrance frappe Beckett comme le seul écho authentique d’une situation humaine que puisse renvoyer l’art, il va lui-même assister, quelques années plus tard, au spectacle de l’homme au milieu de ses décombres. Après la guerre, Beckett s’engage dans la Croix-Rouge irlandaise et séjourne en Normandie (d’août 1945 à janvier 1946), sur les lieux ruinés d’une
60
How It Was: A Memoir of Samuel Beckett (London: Faber and Faber, 2001), p.77.
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ville ‘bombed out of existence in one night’ : Saint-Lô.61 La vision de cette destruction massive et de cette misère marque profondément Beckett. Il écrit un compte rendu du travail de la Croix-Rouge dans un texte de 1946, intitulé ‘The Capital of the Ruins’, qui est destiné à être radiodiffusé – mais qu’il n’a vraisemblablement jamais lu lui-même à la radio. ‘The Capital of the Ruins’ marque un moment important dans l’œuvre puisque ce texte se réfère, chose rare chez Beckett, à un moment précis, historique. Dans ce court texte, Samuel Beckett brosse un portrait de la situation des hommes qui œuvrent alors à Saint-Lô ; il parle des efforts de reconstruction ainsi que des tâches médicales, administratives et humaines que ce désastre a rendus nécessaires. La vision d’une humanité ruinée manifeste (plus qu’elle ne révèle à Beckett-spectateur) le dénuement fondamental qu’il perçoit chez l’homme ; l’image d’un monde brisé dévoile aussi toute la fragilité de cet ‘universe become provisional’ (‘The Capital of the Ruins’, p.278). Beckett souligne le fait que peut-être : Some of those who where in Saint-Lô will come home realising that they got at least as good as they gave, that they got indeed what they could hardly give, a vision and sense of a time-honoured conception of humanity in ruins, and perhaps even an inkling of the terms in which our condition is to be thought again. These will have been in France (‘The Capital of the Ruins’, p.278).
La vision de Saint-Lô dévastée joue peut-être (Beckett l’espère) le rôle de révélateur, dévoilant à ceux qui l’éprouvent une image – essentielle et immémoriale pour Beckett – de l’humanité ‘in ruins’. Cette vision se transforme pour lui en un projet d’écriture, dans la mesure où elle offre déjà ‘an inkling of the terms in which our condition is to be thought again’. Ce qu’il envisage ici, c’est la possibilité d’une œuvre à partir des ruines. Une question émane de ce texte (sans jamais être formulée) : comment dire cette vision, lui faire une place dans l’œuvre ? Il paraît important de remarquer que le premier poème de l’Addenda de Watt pose cette même question de savoir dans quels termes le manque, le dénuement et la souffrance peuvent être dits. La souffrance enclose dans ce poème est déjà largement extrapersonnelle. Elle est celle qu’a révélée la guerre en particulier, celle 61 ‘The Capital of the Ruins’, in Samuel Beckett: The Complete Short Prose: 1929-89, pp.275-8 [p.277]. (Première publication par Eoin O’Brien dans The Beckett Country [Monkstown, Ireland: The Black Cat Press, 1986]).
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que Beckett (qui n’a pas attendu ce cataclysme pour voir cette souffrance) voyait déjà dans les tableaux de la Renaissance : la souffrance d’une humanité perpétuellement en deuil d’elle-même. who may tell the tale of the old man? weigh absence in a scale? mete want with a span? the sum assess of the world’s woes? nothingness in words enclose? (W, p.247)
Comme le souligne Mary Bryden, Beckett a calqué les vers de ce poème sur les mots versets d’Esaïe (40 : 12). Dans un des manuscrits de Watt, Beckett recopie ce verset de la King James Bible : ‘Who hath measured the waters in the hollow of his hands, and meted out heaven with the span, and comprehended the dust of the earth in a measure, and weighed the mountains in scales, and the hills in a balance?’ (Cf. Beckett and the Idea of God, p.36). La faiblesse et le néant, ‘nothingness’, sont les seules choses qui demeurent dans un univers provisoire, déserté par Dieu. L’auteur affirme que les fragments rassemblés dans l’Addenda forment un ensemble qui n’a pu être intégré au roman en raison de sa ‘fatigue and disgust’ (W, p.247) uniquement. Il semble cependant que la présence de ces résidus est fonction également de la difficulté de rendre compte de la misère totale de l’homme, si visible ici. L’auteur n’a pas encore réussi à intégrer totalement cette image si révélatrice dans le roman. Une telle vision existe dans Watt, mais elle figure ici de manière plus nue, sous la forme d’un projet, et ces vers, qui s’adressent à la misère du monde entier (‘the world’s woes’, ‘absence’, ‘nothingness’), dépassent le cadre fictionnel encore bien délimité de Watt. Harvey qualifie à juste titre les poèmes de l’Addenda de prophétiques (Harvey, p.398). Ils sont un acte de reconnaissance de l’auteur face au travail artistique qui doit être le sien et témoignent, au moment de la fin de la guerre, de sa volonté de faire, dans son œuvre à venir, toute la place à la souffrance humaine. Lors d’un entretien accordé à Tom Driver en 1961, Beckett parle des temps nouveaux, qui exigent de l’artiste qu’il crée des termes autres pour exprimer la souffrance. L’homme se trouve en face
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de ce que Beckett nomme ‘the mess’ ou ‘the confusion’ : ‘we have come into a time when [the mess] invades our experience at every moment’ (‘Interview with Beckett’, p.219). Beckett ajoute : ‘The confusion is not my invention. […] It is all around us and our only chance is to let it in. The only chance of renovation is to open our eyes and see the mess’ (‘Interview with Beckett’, p.218).62 La période passée en Normandie remplit cette fonction : la vision des ruines a pour vocation (malheureuse) de révéler ce qui est. Elle marque durablement l’écriture beckettienne. Cette conscience d’être en face d’un désastre qui ne peut être mis à distance revient à un autre moment de l’existence de Beckett. En 1945, juste après la guerre, il retourne brièvement en Irlande. C’est alors qu’il a la ‘révélation’ qui va résulter, Beckett l’affirmera luimême, en une réorientation de toute son œuvre : ‘Je compris que ça ne pouvait plus durer comme ça’, raconte-t-il à Juliet, ‘Il fallait rejeter tous les poisons […], trouver le langage qui convenait’ (Juliet, pp.167).63 ‘Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là, tout s’est effondré’ (Juliet, p.29). Beckett décrit ici un moment foudroyant, à la suite duquel plus rien n’est jamais pareil. Ce moment charnière, qui bouleverse son écriture, semble préparé par une méfiance face au savoir et à toute forme de connaissance – que Watt manifeste déjà – et par la conscience, déjà vive chez Beckett, d’une impossibilité de poursuivre une démarche artistique expansive, développant des acquis, avide de trésors. Dans Comment c’est, Beckett écrira : ‘Progrès proprement dits ruines en perspective’ (CC, p.34). Le poème de l’Addenda est déjà une forme de face à face avec l’essentiel, avec une réalité humaine mise à nu. La vision qu’il décrit en termes fictifs dans Krapp’s Last Tape révèle aussi au personnage la vanité de toute ambition et de toute entreprise humaine : Spiritually a year of profound gloom and indigence until that memorable night in March, at the end of the jetty, in the howling wind, never to be 62
Mes italiques. La date de cette ‘vision’ ou ‘révélation’ varie selon les versions. Beckett est peutêtre à l’origine de ces divergences. Il lie cet événement à l’année 1945 dans le récit qu’il en fait à Knowlson (cf. p.772). Au cours de deux conversations – qui ont lieu en 1968 et en 1973 – avec Juliet, il rattache cet épisode à l’année 1946 (Juliet, p.16 et p.29). Cronin assigne aussi à cet événement la date de 1946 (Cronin, p.358). 63
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett forgotten, when suddenly I saw the whole thing. The vision at last. […] Great granite rocks the foam flying up in the light of the lighthouse and the wind-gauge spinning like a propeller, clear to me at last that the dark I have always struggled to keep under is in reality my most – 64
Cette vision ‘at last’ marque à la fois l’instant où ce qui voilait la chose disparaît, l’instant d’une révélation, mais aussi un moment attendu de transfiguration. Ce moment, largement personnel et singulier, privé, fait apparaître une vision de la faiblesse de l’homme. (Saint-Lô révélait cette réalité de manière plus collective ou extraperson-nelle, offrant ‘a vision and sense of a time-honoured conception of humanity in ruins’.) Ce moment transforme et modifie durablement une manière de voir. Cette ‘révélation’ est donc en corrélation directe avec l’expérience de Beckett à Saint-Lô : les deux moments où ‘suddenly [he] saw the whole thing’ sont enchâssés ; ils se font écho et engendrent une rémanence particulière. Dans Krapp’s Last Tape, Beckett traduit un moment de prise de conscience muet, pré-verbal, qui a eu lieu à un niveau intérieur, en des termes visuels frappants. Ce moment a pour cadre originel la chambre de sa mère.65 Cet épisode mémorable est placé par la suite dans un décor romantique et totalement imaginaire : une nuit de tempête où lumière et obscurité s’affrontent. Ce cadre fictif est élaboré de manière à inspirer au lecteur la vision de cette transfiguration. Dans Krapp’s Last Tape, Beckett transforme le dedans (c’est-à-dire ce qui est mouvant, indicible, qui se dérobe en lui) en une vision qu’il projette en face ou hors de lui. Il utilise l’image pour dépeindre un moment essentiel et un projet artistique soudain rendus visibles : ‘the vision at last’. Ce moment où le regard saisit la chose est celui où, comme le dit van Velde, ‘Toute sécurité doit être détruite’ (RVV, p.84). Le récit fait appel à la mémoire visuelle de Krapp (qui écoute la bande sonore évoquer cette vision) et à l’imagination du spectateur grâce à laquelle il ‘voit enfin’. Vision et projet se confondent ici dans une image qui dévoile une réalité originelle. Beckett, en décrivant un état en termes visuels, semble témoigner du fait que, pour lui, le 64 Krapp’s Last Tape, in CDW, p.220. (Première édition : Krapp’s Last Tape, in Krapp’s Last Tape and Embers [London: Faber and Faber, 1959]). 65 Beckett insiste sur ce fait, déclarant à Knowlson : ‘Krapp’s vision was on the pier at Dún Laoghaire; mine was in my mother’s room. Make that clear once and for all’ (Knowlson, p.352).
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regard, l’œil, sont bien plus à même de saisir la réalité sans l’habiller ni la fausser que ne le sont l’intelligence ou la connaissance. Ce moment de vision transforme en quelque sorte un ‘nothing to express’ en un projet d’écriture. Cette ‘vision at last’ le force à réaliser ‘that the dark [he has] always struggled to keep under is in reality [his] most–’. Ce qu’il doit chercher à montrer (comme l’annonce le poème de Watt : ‘who may […] nothingness in words enclose?’ [W, p.247]), ce sont le chaos, le néant, les ruines. Comme l’écrit Adorno : ‘Devant ce que devient la réalité, l’essence affirmative de l’art, cette essence inéluctable, lui est devenue insupportable’ (Théorie esthétique, p.16). Ce moment de révélation semble faire d’autres apparitions fugaces dans son écriture. Dans That Time, le narrateur raconte un épisode similaire à celui décrit dans Krapp’s Last Tape, un moment où il est forcé de faire face au vide, de voir enfin sa faiblesse mise à nu. Il s’invente des histoires ‘to keep the void out […] to keep the void from pouring in on top of you the shroud’ (CDW, p.390) ; mais le moment vient où il doit renoncer à jamais à cette lutte : That time in the end when you tried and couldn’t by the window in the dark […] when you tried and tried and couldn’t any more no words left to keep it out so gave it up gave up there by the window in the dark or moonlight gave up for good and let it in and nothing the worse a great shroud billowing in all over you on top of you and little or nothing the worse little or nothing (CDW, p.394).
Cette vision est avant tout un moment d’acceptation, où l’artiste cesse de combattre et admet l’inadmissible. Beckett parle à Juliet de l’importance primordiale de la forme pour l’œuvre d’art. Les mots dont il use pour décrire l’œuvre qu’il a à articuler révèlent la difficulté de la tâche qui lui revient : ‘C’est par la forme que l’artiste peut trouver une sorte d’issue. En donnant forme à l’informe’ (Juliet, p.28). Ces propos, énoncés en 1973, reprennent ceux de son entretien avec Driver en 1961. La tâche de l’artiste est de trouver ‘a form that accommodates the mess’ (‘Interview with Beckett’, p.219). Beckett affirme à plusieurs reprises qu’il a, comme Malone, ‘fait pour toujours [siens] l’informe et l’inarticulé, les hypothèses incurieuses, l’obscurité, la longue marche les bras en avant […]’ (MM, p.9). La ‘révélation’ encourage Beckett à chercher de nouvelles formes qui permettent de faire une place dans l’art à ce qui est resté enfoui jusque-
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là : l’être, cette zone dans laquelle ‘the dark is [his] most–’ et dont il a, en un instant, réalisé ‘the authentic weakness’ (Harvey, p.248) : There is a form, but it doesn’t move, stand upright, have hands. Yet it must have its form. Being has a form. Someone will find it someday. Perhaps I won’t, but someone will. It is a form that has been abandoned, left behind, a proxy in its place (Harvey, p.249).
La ‘vision at last’ qu’a Samuel Beckett le pousse dans une voie nouvelle, dans une zone obscure encore inexplorée. Il faut remarquer cependant qu’elle agit sur lui de manière positive, stimulante ; elle constitue un défi plus qu’une paralysie : Being […] has been excluded from writing in the past. The attempt to expand the sphere of literature to include it, which means eliminating the artificial forms and technique that hide and violate it, is the adventure of modern art. Someday someone will find an adequate form, a ‘syntax of weakness’ (Harvey, p.249).
Il y a parfois une forme de libération de la souffrance chez Bram van Velde : ‘Le travail est encore une facilité, une manière d’échapper’ (RVV, p.74). Bram avoue aussi que la peinture ouvre une fenêtre sur un monde autre que celui qui fait souffrir : ‘La toile est un instant qui échappe à la perdition’ (RVV, p.51) et pour lui : ‘Quand on accède au sublime, c’est l’émerveillement’ (RVV, p.93). Beckett n’inscrit pas sa démarche dans une telle tentative de regarder au-delà des conditions de la vie, même de manière fugitive. Il souligne lui-même toute la distance qui le sépare de Bram : ‘Au fond nous ne parlons pas de la même chose, Bram et moi, il me semble. Il veut vaincre, il y revient tout le temps’ (Lettre, non datée, de Beckett à Duthuit [Archives Duthuit]).66 Et pourtant, l’auteur de Molloy et de la suite ne cesse de surprendre en parvenant, comme le relève Bram, à ‘tirer tant de vie de tant de décombres’ (RVV, p.92).
66
Labrusse date cette lettre du début 1949. Beckett y mentionne sa pièce En attendant Godot, composée, comme l’écrit Knowlson, entre octobre 1948 et janvier 1949 (‘Je dois maintenant m’atteler à la fastidieuse toilette de ma pièce’, dont le titre, dit-il, sera ‘probablement En attendant Godot’).
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III. Ecriture de la différence / Ecriture de l’indifférence ? Beckett entreprend par l’écriture l’exploration d’une voie nouvelle, loin de toute volonté de maîtrise et de force. Après la guerre, il tente d’arriver à une ‘syntaxe de la faiblesse’ ; l’importance de la place faite à sa vision s’accroît à mesure que se fait plus pressante en lui cette obligation de dire l’homme dans toute sa misère. Beckett semble faire face aux ‘maux du monde’ sans pour autant manifester de signes d’empathie. Son regard peut paraître totalement dénué de compassion parfois. Dans son écriture, Beckett souligne le fait que, comme le relève Adorno : ‘L’expression des vivants est celle de la douleur’ (Théorie esthétique, p.160). Il fait place à cette expression nue, immédiate, et la fait circuler dans toute son œuvre. Beckett semble parfois presque satisfait de voir cette souffrance faire saillie autour de lui, être soudain mise au centre, inévitablement. Cela ne revient pas à dire, bien entendu, que Beckett se félicite de la voir apparaître. Cependant, la souffrance étant l’état premier du monde, la réalité première de l’homme, il semble que le fait de la voir surgir et déchirer le voile de complaisances qui aveugle les hommes marque pour Beckett un passage possible vers une conscience pleine des choses. Ce qui frappe Beckett dans la souffrance, nous l’avons dit et répété, c’est son côté inexplicable. Ce n’est que lorsqu’elle rend muet qu’elle peut être vue vraiment. Il situe d’abord Fin de partie ‘dans la Picardie à quelques dix jours de marche bon train de Paris’, dans une habitation ‘détruite progressivement dans l’automne de 1914, le printemps de 1918, et l’automne suivant, dans des circonstances mystérieuses’.67 On ne s’étonnera pas de ne pas retrouver ce cadre dans la version définitive de la pièce, d’abord parce que l’auteur élimine, de manière caractéristique, au fur et à mesure qu’il multiplie les manuscrits et affine sa pièce, toute assignation trop précise, mais surtout parce que personne n’est prêt à admettre aujourd’hui, à son grand désarroi, que les circonstances du premier conflit mondial et la souffrance qu’il a 67 Mes italiques (RUL MS 1227/7/16/7, p.14). Il s’agit, dans ce manuscrit, d’un dialogue entre F (un factotum) et X, son maître, paralysé et aveugle. Ces personnages préfigurent Hamm et Clov.
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entraînée sont fondamentalement et absolument inexplicables ainsi que mystérieuses. Remarquons que Beckett n’a pas voulu non plus lier Estragon et Vladimir à une situation particulière, ‘believing it more rewarding to see them simply as the eternal couple without reference to sex or youth or age’ (Cronin, p.419). Quant à Pozzo et Lucky : though Blin thought that this aspect [what he called the rapport of classes, of the domineering and the dominated] of Godot had a serious political import, Beckett resisted any attempts to give it an overt political meaning and did not like the contrast in costumes […]. In fact, Beckett told him, in an earlier conception of the play he had decided that their costumes should be reversed in the second act (Cronin, p.419).
La souffrance est rendue plus décente par sa mise en contexte, elle paraît plus diffuse, moins aiguë, lorsqu’elle est placée dans une chaîne de causes à effets, voilée par un flot de raisonnements sécurisants. Beckett note dans un des cahiers allemands : I am not interested in the ‘clarification’ of the historical chaos any more than I am in the ‘clarification’ of the individual chaos and still less in the anthropomorphisation of the inhuman necessities that provoke the chaos. What I want is the straws, flotsam, etc. […] because that is all I can know.68
Dans ‘The Capital of the Ruins’, Beckett élabore, nous l’avons vu, un tableau des difficultés qui touchent ces hommes liés entre eux par des liens de dépendance : le besoin d’être aidés, secourus et soignés d’un côté, et la nécessité (ou le devoir) de répondre à cette attente, de pallier une souffrance de l’autre. Dans ce passage, un contexte d’interdépendance est décrit précisément. Cependant, une des phrases de Beckett rompt soudain avec cette description d’une tâche thérapeutique qui, normalement, est entièrement tournée vers l’espérance d’une amélioration, dans l’attente d’une renaissance, d’un retour du bien-être : Yet the whole enterprise turned from the beginning on the establishing of a relation in the light of which the therapeutic relation faded to the merest of pretexts. What was important was not our having penicillin when they had none […] but the occasional glimpse obtained […] of that smile at the human conditions as little to be extinguished by bombs as to be broadened by the elixirs of Burroughes and Welcome, – the smile deriding, among
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‘German Diaries’, Nbk 4, 15 janvier 1937.
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other things, the having and the not having, the giving and the taking, sickness and health (‘The Capital of the Ruins’, p.277).
Une certaine froideur teintée de cruauté ne paraît pas étrangère à ce sourire bizarre. Celui-ci constitue un mouvement de recul pour mieux voir un monde qui fait naufrage plutôt qu’un élan d’empathie envers ce dernier et les créatures qu’il porte. Beckett sait distinguer, à l’œuvre chez les ‘having’ et les ‘not having’, un mouvement de remous incessant qui pousse les premiers dans la zone des seconds et inversement. La même erreur de distribution ou plutôt, la même probabilité malheureuse – parce que sans cesse réversible – existe dans tous les cas. Il semble que ce sourire englobe ces deux pôles ou extrémités et qu’il les place côte à côte dans une même réalité incompréhensible. ‘Le sourire est incompatible avec la loi de la causalité : toute la fascination de l’inutilité en émane’ (Cioran, p.25) note Cioran dans son Bréviaire des vaincus. ‘Incompatible avec la loi de la causalité’, ce sourire a aussi consommé son divorce d’avec une soif de rationalisation et d’explication. C’est bien cette sorte de fascination qui surprend et déconcerte dans ce ‘deriding smile’. L’inexplicable ne peut pas et n’inspire pas de compassion à Beckett. Dans More Pricks than Kicks, Belacqua, apercevant un clochard, s’extasie de voir dans ce malheureux une telle attitude de dignité. Beckett se moque de son héros et, à travers lui, raille le discours humanitaire mièvre et exalté du roman social qui assigne une valeur à la misère et l’enrobe de discours.69 La scène du clochard, ‘complete down-and-out’ (MPTK, p.111), assis sous sa charrette, est transfigurée – sous le regard médusé de Belacqua – par un soleil radieux ‘that beamed down on this as though it were a new-born lamb’ (MPTK, p.111). Le clochard, quant à lui, n’est pas dupe et devine la honte mêlée de fascination qu’éprouve Belacqua face à lui. Il répond à cette attention fébrile par un sourire ‘proof against all adversity’ (MPTK, p.112), que Belacqua interprète à tort comme un signe de dignité. En réalité, ce sourire ressemble bien plus à celui ‘deriding, among other things, the having and the not having’, un sourire 69
Le passage qui suit le moment où Belacqua réalise que sa chienne a souillé le pantalon du clochard constitue presque un pastiche du discours hugolien : ‘This privacy which he had always assumed to be inalienable, this ultimate prerogative of the Christian man, had now been violated by somebody’s pet. Yet […] his voice was so devoid of rancour’ (MPTK, p.112).
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irrépressible, solitaire, sans chaleur ni illusions, qui se moque des contingences et qui n’est pas voué à communiquer une émotion. Dans ‘The Capital of the Ruins’, le sourire naît de la conscience qu’a Beckett d’un désordre fondamental, originel, incoercible. Il est quasi mimétique en ce qu’il adopte ce côté soudain et dévastateur du malheur ; il vient rompre le discours assez lisse et descriptif, en modifie la substance. Ce sourire arrive comme une catastrophe.70 Dans ‘Samuel Beckett et le poids de la compassion’, Eoin O’Brien cite ce passage et le rattache à ce qu’il appelle : ‘la deuxième occasion d’une prise de conscience de sa tâche’,71 ce qui semble justifié – le premier étant constitué par ‘the vision at last’. Par contre, il ne dit pas un mot sur ce sourire et paraît, par son silence, l’assimiler à une forme de compassion. Or, il semble au contraire que ce sourire est bien plus subversif et cruel que réconfortant. Il entre sans doute une certaine cruauté dans la volonté de voir ce qui est. Le regard de Beckett contemple et déchiffre un étrange tableau : What was important was […] the occasional glimpse obtained, by us in them and, who knows, by them in us (for they are an imaginative people), of that smile at the human conditions […] (‘The Capital of the Ruins’, p.277).
Curieusement, ce sourire demeure anonyme ; on ne sait pas qui sourit. Il laisse une impression visuelle, puisqu’il correspond à un ‘glimpse obtained’. Cette émotion fugitive est surprise par un spectateur qui paraît détaché lui-même de toute émotion, retranché derrière une attitude d’attention extrême, dirigée tout entière vers cette vision momentanée. Ce sourire mystérieux, étrangement fixe et immuable – puisqu’il est ‘as little to be extinguished by bombs as to be broadened by the elixirs of Burroughes and Welcome’ (‘The Capital of the Ruins’, p.277) – ne le prend pas au dépourvu. Le travail à Saint-Lô : ‘turned from the beginning on the establishing of a relation in the light of which the therapeutic relation faded to the merest of pretexts’ (‘The Capital of the Ruins’, pp.276-7). Ce sourire, libre ici de tout lien direct 70
Ce dernier peut paraître scandaleux, au même titre qu’un fou rire à un enterrement ou comme peut l’être le rire face au malheur. Le sourire a toutefois une valeur atténuée par rapport au rire, mais il porte la charge d’un cynisme plus marqué. Il est aussi solitaire. L’homme qui sourit s’expose moins que celui qui rit, auquel on demande plus facilement des comptes. 71 Eoin O’Brien, ‘Samuel Beckett et le poids de la compassion’, Critique, No. 519520 (août-sept. 1990), pp.641-53 [p.642].
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avec une situation personnelle, établit ainsi un pont, une relation entre ‘sickness and health’, ‘the having and the not having’, entre des pôles qui demeurent aussi inchangés par la guerre que l’est la condition humaine. Dans ‘The Capital of the Ruins’, Beckett affirme en effet qu’aucun cataclysme (ou bombardement) ni aucun remède (pas même les ‘élixirs’ qu’administre le personnel soignant de l’hôpital ‘irlandais’ de Saint-Lô) n’a le pouvoir de diminuer le désastre fondamental qui est révélé ici dans ce tableau général. Beckett ne peut réprimer ce besoin de montrer ce qu’il y a d’intangible dans la condition humaine, ce qui est voué à demeurer, en dépit de tous les efforts manifestés lors de cette ‘heroic period’ (‘The Capital of the Ruins’, p.277). Cette relation ‘in the light of which the therapeutic relation faded to the merest of pretexts’ semble établie ici par ce sourire dénué à la fois de compassion et de chaleur. Il apparaît fugitivement, comme une sorte de reconnaissance muette d’une réalité, mais aussi gravement ; il correspond à un élan à la fois irrépressible et inexplicable de l’homme face à la misère de sa destinée. Si pour Baudelaire, le rire constitue un ‘monstrueux phénomène’ qui est ‘intimement lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale’,72 pour Beckett, le rire est subversif sans être le signe d’une chute de l’homme, puisque pour lui, l’origine de la misère humaine reste inconnaissable. Pour l’un et l’autre cependant : ‘Le rire et les larmes […] sont également les enfants de la peine’ (‘De l’essence du rire’, p.364). Dans Fin de partie, Nell déclare : Rien n’est plus drôle que le malheur, je te l’accorde. […] Si, si, c’est la chose la plus comique au monde. Et nous en rions, nous en rions, de bon cœur, les premiers temps. Mais c’est toujours la même chose (FP, pp.33-4).
La souffrance aiguë des hommes de Saint-Lô après la guerre est largement liée à des circonstances particulières. Cependant, le sourire grimaçant qui force son chemin jusque dans ces pages, consacrées après-coup à cette période tragique, comme le rire qu’évoque Nell, que ‘des circonstances mystérieuses’ ont logée dans une poubelle, s’ancrent dans une souffrance largement détachée d’une chaîne de faits historiques. (Cette poubelle est comme une image en 72
‘De l’essence du rire’, in Curiosités esthétiques (Paris : Aubry, 1946), pp.359-88 [p.363].
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abîme du ‘family coffin’, de cette ‘residual living room’, comme l’appelle Ruby Cohn,73 où croupissent les personnages.) Ce rire est déclenché par cette réalité humaine faite de ‘straws, flotsam […] because that is all [one] can know’.74 Il naît avant tout d’un mélange de reconnaissance et d’étonnement de la part du spectateur face à cet ‘historical chaos’ et face à une souffrance profonde. Ce sourire cependant, comme le rire dont parle Nell, s’efface graduellement et disparaît peu à peu : ‘Oui, c’est comme la bonne histoire qu’on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n’en rions plus’ (FP, p.34). Pour finir, et l’œuvre beckettienne se teinte de plus en plus d’une lumière crépusculaire (avant de nous parvenir comme une voix d’outre-tombe), l’impact de cette même histoire est amorti ; le sourire n’est plus qu’un stimulus avorté – sans écho visible ou audible – assourdi par l’éternel retour des mêmes maux, des mêmes souffrances chroniques : ‘C’est toujours la même chose’. La précarité, l’incertitude, le côté provisoire de toute vie – en sursis perpétuel – font naître ce sourire. Celui-ci paraît malsain sans doute à ceux qui veulent voir partout les signes positifs d’un redressement ou d’un progrès. Ce sourire est emblématique de ce qui, souvent, a été rejeté (ou accepté au prix d’une méprise, en transformant l’œuvre en discours ou en l’admettant comme celle d’un auteur dépressif et hypersensible) dans l’œuvre de Beckett comme la marque d’une vision trop pessimiste de l’homme. Beckett raconte à Driver comment, lors d’une soirée : ‘an English intellectual – socalled – asked me why I write always about distress. As if I were perverse to do so! He wanted to know if my father had beaten me or my mother had run away from home to give me an unhappy childhood’. Lorsque Beckett lui répond que son enfance a été très heureuse, l’autre paraît le trouver ‘more perverse than ever’ (‘Interview with Beckett’, p.221). Beckett prend alors un taxi pour rentrer chez lui : On the glass partition between me and the driver were three signs. One asked for help for the blind, another help for orphans and the third help for the war refugees. One does not have to look for distress. Il is screaming at you even in the taxis of London (‘Interview with Beckett’, p.221).
73 74
Just Play (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1980), p.22. ‘German Diaries’, Nbk 4, 15 janvier 1937.
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La détresse émane sans cesse de chaque endroit du monde ; elle libère un cri qui plonge ses racines au plus profond des temps. Beckett est frappé par l’étrange regard que pose le peintre Antonello da Messina sur la souffrance. Dans ses ‘German Diaries’, il note à propos de son ‘Saint Sébastien’ (dont il a été question déjà) qu’il contemple à Dresde : Magnificent. Extraordinary effect of no archers. […] Women staring from balcony. […] Radiant summer sky. Men exacting and going about their business. It is good to be alive. Bypasses in far background.75
Une énorme indifférence émane de cette œuvre que Beckett juge ‘magnifique’. Saint Sébastien, ligoté à un poteau et transpercé de flèches, occupe le centre du tableau ; le reste du tableau, loin de renforcer cette tragédie muette, est en totale dissonance avec elle. Tout autour, le cadre frappe par sa beauté ; il ressemble à une scène de théâtre antique. Tout est baigné dans un soleil radieux. A gauche du tableau, derrière Sébastien, un homme est couché sur le dos et fait la sieste la bouche ouverte. Des passants discutent entre eux, en faisant des gestes éloquents ; la richesse et l’éclat multicolore de leur parure rehaussent encore l’impression de gaîté et d’opulence sereines qui émane de ces scènes de vie. Sur un balcon surplombant la cour dans laquelle saint Sébastien est à l’agonie, des femmes parées, belles à ravir, discutent entre elles. Beckett semble trouver ce contrepoint ‘formidable’ (c’est le mot qu’il emploie lorsqu’il décrit ce tableau à Duthuit – dans la lettre du 17 juillet 1948). Le contraste énorme qu’offre l’arrière-plan du tableau avec le malheur de saint Sébastien inspire une sensation de malaise. Impression renforcée, selon Beckett par l’expression du martyr, aux ‘yeux irrémédiablement pâmés pour ne pas faire de la peine, en faisant voir tout l’ahurissement de l’ignorance […]’ (Lettre à Duthuit du 17 juillet 1948 [Archives Duthuit]). Cette remarque est extrêmement importante, elle révèle bien la manière dont Beckett lit ce tableau, en dépouillant, en quelque sorte, la souffrance de Sébastien
75
‘German Diaries’, Nbk 4, 1er février 1937. Le 9 octobre 1936, Beckett envoie une carte postale à MacGreevy figurant une petite reproduction de ce tableau (TCD MS 10402).
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de toute cause et de toute origine, en la purgeant de tout fragment événementiel ou narratif.
‘Saint Sébastien’ : 1476-77 Antonello da Messina Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Ce que Beckett écrit à propos de ce tableau est particulièrement remarquable dans le contexte de la discussion sur l’art qu’il poursuit avec Duthuit. En effet, dans une lettre, Duthuit déclare à Beckett : ‘Tu as parfaitement raison : le langage pictural des maîtres italiens nous a valu des tableaux qui ne sont rien d’autre que des substituts à des œuvres en prose. C’est parmi les genres littéraires
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qu’il faut les classer’.76 Et cependant, dans la lecture du tableau que fait Beckett, Sébastien devient, d’une manière emblématique (qui semble annoncer ce que Beckett fera dans ses propres œuvres), un être anonyme, sans histoire, sans passé et sans autre lien avec le monde que cette douleur immense qui, pour ce martyr, demeure incompréhensible et insondable. Cette souffrance, comme le remarque Beckett, paraît en effet détachée de toute cause immédiate ; les agents (archers) qui infligent cette torture ne sont pas représentés. L’absence de tout agent produit un effet étrange, qui est augmenté encore par la présence des nombreuses personnes et des passants peints aux alentours, qui tous opposent à cette scène une attitude de vaste indifférence, vaquant à leurs occupations, ou plongés dans une indolence totale. Les flèches qui transpercent Sébastien ont visiblement été lancées de face, comme le note Jean Paris ; elles ne proviennent pas, comme c’est le cas dans d’autres tableaux, de tueurs opérants ‘dans le plan du tableau’, disculpant ainsi le spectateur. Dans cette peinture d’Antonello, ‘le saint [est] percé de face, et par nos regards’, les trois fers ‘dénoncent’ directement ‘les spectateurs réels’ que nous sommes.77 Dans les tableaux qui, comme dans ‘Le Couronnement d’Epines’ de Bosch, donnent à voir les souffrances du Christ, le regard de ce dernier fonctionne comme un espace ouvert vers le spectateur. Si sa compassion est sollicitée par le regard du Christ, ce regard a aussi pour effet, comme les fers du saint Sébastien d’Antonello, de désigner le spectateur comme responsable de cette douleur. L’humanité tout entière est responsable de la mort du Christ dont le regard, dans ces peintures, ne sollicite pas seulement la compassion et la pitié mais rappelle sa faute au spectateur.78 Ainsi, deux sentiments opposés entrent en jeu dans cet espace qui sépare le spectateur et le tableau : ‘On the one hand the image denounces the viewer as the perpetrator of
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Ce passage remarquable n’est pas daté mais il a certainement été écrit durant la discussion qui a précédé la publication des ‘Three Dialogues’ (Archives Duthuit). 77 Jean Paris, L’Espace et le Regard (Paris : Seuil, 1965), p.79. 78 Les versets d’Esaïe (53 : 3-5) annoncent la venue et la mort du Christ ainsi : ‘Homme de douleur et habitué à la souffrance, […] ce sont nos souffrances qu’il a portées […] et nous l’avons considéré comme puni […] mais il était […] brisé pour nos iniquités […] l’Eternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous’.
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crimes against divinity, on the other, Christ’s pathetic state appeals directly to our sense of pity and compassion’.79 Dans un manuscrit de Human Wishes, Beckett esquisse un dessin qui frappe par sa vie foisonnante et bizarre, sa foule d’êtres humains processionnants.80 Ce crayonnage est constitué de trois plans horizontaux. Le niveau supérieur représente de nombreuses figures masculines et un homme en croix, dessiné à partir de la taille seulement. Il est entouré de nombreuses figures ; les unes se reposent, d’autres s’enfuient à toutes jambes ; certaines ont l’air menaçant, d’autres semblent inoffensives. Le plan placé tout en bas représente plusieurs mesures d’une partition musicale. Le plan médian reste le plus intéressant ; Beckett y a esquissé une scène de crucifixion dans laquelle une figure centrale, mise en croix, est entourée de deux autres crucifiés. Cette section du dessin rappelle – en dépit de son côté caricatural – les icônes religieuses figurant la crucifixion. Le crucifié placé à droite du Christ ne peut, comme le souligne Mary Bryden, que figurer le larron sauvé : ‘his benign mien and half-smile identify him as the “good thief”’, alors que l’autre brigand, crucifié à gauche de Jésus ‘appears already half demonized’ (‘Figures of Golgotha’, p.56) ; il est difforme et se contorsionne sur sa croix, affichant un rictus affreux. Comme dans le tableau d’Antonello, certains personnages sont couchés et se reposent. D’autres passent leur chemin, comme les deux cavaliers qui s’éloignent, imperturbables, en fumant paisiblement leur pipe. Ce contrepoint est frappant et inspire la même stupeur que les personnages qui déambulent ou prennent le soleil dans la toile d’Antonello, indifférents ou aveugles à l’agonie du martyr qui fait face directement au spectateur. Mais surtout, il n’apparaît pas non plus dans ce croquis de Beckett d’agents qui infligent cette torture aux malheureux en croix ; les gens semblent tous vaquer à leurs occupations, ils semblent libres de tout lien avec cette scène. La souffrance est détachée de toute cause immédiate. Comme l’écrit Mary Bryden :
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The Images of Christ: Catalogue of the Exhibition ‘Seeing Salvation’, ed. Gabriele Finaldi and intro. Neil MacGregor (London: National Gallery Company, 2000), p.105. 80 Ce manuscrit se trouve à Reading (RUL MS 3458). Ce dessin de Beckett figure dans l’article de Mary Bryden intitulé : ‘Figures of Golgotha: Beckett’s pinioned people’, p.57.
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In not feeling obliged to account for how, and at whose hands, the victims attained their plight, the sketch is compatible with most of Beckett’s literary output (‘Figures of Golgotha’, p.59).
En montrant la torture physique et morale de la victime seule, Beckett place cette souffrance au milieu du tableau. Avant d’esquisser ces dessins, Beckett a été fortement impressionné par la manière dont cette souffrance paraissait plus immédiate, plus incompréhensible et démesurée lorsqu’elle était détachée de toute cause, comme dans le tableau d’Antonello da Messina à propos duquel il remarque : ‘Extraordinary effect of no archers’. Ce qu’on observe dans ce tableau, ce sont les effrayants effets d’un geste mystérieux que l’on ne peut imputer à personne ; un geste qui n’est pas revendiqué, qui semble dénué de signification et à propos duquel seules des spéculations douteuses sont permises. Beckett place son spectateur en face de la souffrance, sans lui donner de prétextes intellectuels ou le confort d’une mise en contexte, de cadre qui pourrait le soulager ponctuellement de la vision placée au centre du tableau. Beckett, lorsqu’il regarde des tableaux, est luimême prêt à percevoir et à contempler une souffrance que rien ne vient diminuer. Un commentateur note à propos de Mantegna : ‘His religious scenes are without compassion, the protagonists distant from us in their proud austerity, though their sufferings are drawn with ghastly precision’.81 Beckett, nous l’avons vu, est frappé par le tableau représentant ‘La Sainte Famille’. Dans cette toile, il perçoit les signes d’un désastre imminent et une immense souffrance. Sa vision est immédiate, sans compromis ; son regard s’approprie un objet nu, un ‘object not exploited to illustrate an idea […], but primary. The communication exhausted by the optical experience that is its motive and content. Anything further is by the way’.82 Beckett parle ici de Ballmer, qu’il a rencontré en Allemagne et qu’il admire beaucoup. Ces mots expriment aussi toute l’importance qu’il accorde au regard et à la chose vue. Lorsque l’objet incarne une souffrance, toute autre présence que celle du regard est ‘by the way’ ; la souffrance rend le spectateur muet et toute parole impossible. Un silence et une im-
81 P. Hendy, quoted in The Complete Paintings of Mantegna, intro. Andrew Martindale (London: Weidenfeld and Nicolson, 1971), p.12. 82 ‘German Diaries’, Nbk 2, 26 novembre 1936.
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mobilité absolus semblent parfois pétrifier le spectateur. La souffrance le fait paraître inerte, sans voix, déshumanisé. Pour Beckett, l’émotion nuit à l’art. L’œuvre doit se purger de toute trépidation, de toute gesticulation inutiles. Il reproche cette sorte de fièvre – qu’il assimile à un manque de maîtrise et de calme – à Rilke : ‘He cannot stay still. He has the fidgets […]’.83 (Beckett ajoute, comme à contre-cœur, que ces ‘fidgets’ peuvent, ‘on occasion’, ‘very well give rise […] to poetry of a high order’.) L’œuvre beckettienne, quant à elle, devient de plus en plus hiératique, statuaire, immobile et détachée comme une icône. Elle contemple calmement, froidement et donne à voir de manière directe, sans précipitation ni interférence d’aucune sorte. Beckett remarque à propos d’un tableau de Käthe Köllwitz : The pity that is an impertinence. All mere pity an impertinence. Proof: selfpity. Art can only proceed from hate/love, not from pity. Pity gives a luke art. There is no passion or compassion.84
Ce commentaire évoque peut-être le message adressé à l’Eglise de Laodicée : ‘Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. […] Parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche’ (Apocalypse 3 : 15-6). Beckett semble indiquer, au travers de cette référence, son dégoût profond face à tout sentiment tiède et, en particulier, face à la pitié. La pitié (de soi et des autres) n’est jamais un sentiment pur. Elle se détourne en réalité d’un spectacle qu’elle n’ose pas contempler et dont elle ne prend jamais la mesure exacte. Il semble qu’elle figure, pour Beckett, une sorte de compassion qui a dérapé ou la forme la plus avilie et paralysée de compassion : une version fébrile, apitoyée, larmoyante. (La compassion fait bien partie de l’œuvre beckettienne, mais elle demeure imprégnée de la certitude d’un désastre fondamental.) La vocation première de la pitié reste de consoler, de faire oublier un malheur ; c’est un sentiment lénifiant, anesthésiant. L’œuvre de Samuel Beckett ne cherche jamais à détourner son regard du spectacle d’une ‘humanité en ruines’. Le petit recueil de poèmes rassemblés sous le titre ‘Mirlitonnades’ commence 83
‘Poems. By Rainer Maria Rilke’, in Dis, pp.66-7 [p.67]. (Première parution dans Criterion [July 1934]). 84 ‘German Diaries’, Nbk 4, 20 janvier 1937. Le mot ‘luke’, qui n’est plus d’usage courant, est un synonyme de ‘lukewarm’ : ‘tiède’.
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par regarder ‘en face / le pire / jusqu’à ce / qu’il fasse rire’ ;85 le pire, toujours en face, demeure ‘imminimisable’.86 Le personnage beckettien remplace souvent les larmes par le rire. Il rit du malheur infligé et subi, puisque les pleurs, ‘in this charnel-house’, ‘would be misconstrued’ (MPTK, p.176). Pour Beckett, l’artiste doit faire face aux choses avec un regard froid. Ce qu’il importe de faire entrer dans l’œuvre, ce sont les grands bouleversements comme les mouvements les plus insignifiants, les perturbations qui affectent sans cesse l’état du monde. Tout cela doit rester détaché, libre de toute cause. Le reste n’est que littérature. Il n’y a pas de jugements de valeur à exprimer, ni de mesures qui permettent de calculer l’importance de chaque phénomène, puisqu’il n’y a pas d’intention majeure perceptible derrière ce chaos. En 1977, Beckett déclare à Juliet : ‘La chute d’une feuille et la chute de Satan, c’est la même chose’ (Juliet, p.48). L’artiste pose un même regard sur l’infime et sur ce qui paraît évoluer dans des sphères marginales et insondables. Le plus commun des mouvements doit avoir autant de poids, dans l’art, qu’un déséquilibre dans ces hautes sphères. Beckett n’inscrit pas cet écroulement des choses dans une hiérarchie ; il les évoque sans leur assigner un sens. L’homme ne peut qu’ouvrir l’œil et voir ; pour le reste, il demeure dans l’ignorance. L’artiste voit et fait voir ces destins inexplicables, mystérieux, ruinés. Les mots de Beckett entrent en résonance avec quelques vers – qui lui sont familiers – de ‘An Essay on Man’ d’Alexander Pope : Who sees with equal eye, as God of all, A hero perish, or a sparrow fall, Atoms or systems into ruin hurl’d, And now a bubble burst, and now a world.87
Frederik Smith a montré récemment, dans une étude éclairante, que Beckett a étudié Pope lors de ses études à Trinity
85 ‘Mirlitonnades’, in Collected Poems, p.66. (Première publication dans Poèmes suivi de Mirlitonnades [Paris : Editions de Minuit, 1978]). 86 Cap au pire, trad. Edith Fournier (Paris : Editions de Minuit, 1991), p.10. 87 Alexander Pope, ‘An Essay on Man’, in The Poems of Alexander Pope: A One Volume Edition of the Twickenham Pope, ed. John Butt (London: Routledge, 1989), p.507, vv.87-90.
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College.88 Cette première rencontre avec Pope semble faire naître, chez Beckett, un intérêt profond pour ce poète.89 Beckett cite ces quatre vers dans une lettre à Richard Ellmann, datée de mars 1981, dans laquelle il décrit une aptitude particulière à Joyce ‘in later life’ (Ellmann, p.709), qui lui permet de contempler les choses ‘with telescopic eye’.90 Il les note également dans un petit cahier, le Sottisier, qui se trouve à Reading.91 Dans les vers cités à Ellmann, comme le souligne Smith : ‘Beckett aligns Joyce not with Pope himself but with Pope’s “God of all”’ (Smith, p.145). Cioran rapporte ailleurs les propos étonnés de Beckett sur Joyce : ‘Il ne se révoltait jamais, il était détaché, il acceptait tout. Pour lui, il n’y avait aucune différence entre la chute d’une bombe et la chute d’une feuille’ (‘Quelques rencontres’, p.49). Le ton diffère ici de celui de la lettre de 1981, où Beckett décrit cette manière de voir comme ‘Joyce’s most impressive quality’. Les propos de Beckett que rapporte Cioran entretiennent également des affinités frappantes avec les vers de Pope et la déclaration faite à Juliet : ‘La chute d’une feuille et la chute de Satan, c’est la même chose’. Si l’admiration pour le regard que Joyce pose sur le monde domine dans la lettre à Ellmann, on sent toutefois une forme de résistance de la part de Beckett, dans la remarque faite à Cioran, face à ce détachement de Joyce. Joyce reste cependant un modèle dans sa manière de voir le monde en tant qu’artiste, puisque Beckett dit à Juliet : ‘Il faut être là – index pointé sur la table – et aussi – index levé vers le haut – à des millions d’années-lumière. En même temps’ (Juliet, p.48). Beckett exprime à plusieurs reprises toute la distance qui, chez lui, sépare l’homme qui s’indigne de l’artiste, qui doit avoir ‘une vision totale de la globalité’.92
88
Un choix de vers tirés de An Essay on Man de Pope figure parmi les lectures requises pour les examens que Beckett doit passer en 1923 (cf. Frederik N. Smith, Beckett’s Eighteenth Century [New York: Palgrave, 2002], p.12). 89 Il poursuit sa lecture de Pope ‘during the 1930s’, et achète ‘a copy of the collected poems in 1936 (which he still owned at his death)’ (Smith, p.132). 90 Richard Ellmann, James Joyce, new edn (Oxford: Oxford University Press, 1983), p.709. 91 Cf. RUL MS 2901, p.3. Ce cahier, qui comporte d’autres citations et des ébauches de textes et de poèmes, date de 1976-82. 92 Ce sont les mots de Juliet, qui dit à Beckett combien il admire cette faculté de recul dans son œuvre (Juliet, p.48).
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Pope passe du grand au petit et inversement : du héros au passereau, de l’atome au système, de la bulle au monde. Comme le dit Smith, il énonce aussi la ‘fragile structure’ de cet ordre cosmique (cf. Smith, p.146) : ‘Vast chain of being, which from God began, / Natures aethereal, human, angel, man, / Beast, bird, fish, insect! What no eye can see, / No glass can reach! From infinite to thee, / From thee to Nothing!’ (Pope, vv.237-44, p.513). Le Dieu de l’univers embrasse tout dans un même regard. Les vers de Pope font sans doute allusion à un verset de Matthieu : Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou ? Cependant, il n’en tombe pas un à terre sans la volonté de votre Père. Et même vos cheveux sont tous comptés. Ne craignez donc point : vous valez plus que beaucoup de passereaux (Matthieu 10 : 29-31).
Ce qui revient à dire que si Dieu prend soin de petites créatures, il saura aussi protéger les hommes qu’il a placés au-dessus d’elles. Pour Pope, Dieu pose un ‘equal eye’ sur l’infiniment petit et l’infiniment grand ; il n’accorde pas plus de poids à l’un qu’à l’autre. En parlant de cet ‘equal eye’ de Dieu, Pope souligne la bienveillance divine à l’égard de toute créature. La position de Beckett est, comme le dit Smith, ‘an inversion of Pope’s’ : ‘Beckett’s characters, like Pope’s mankind, serve as minor players in an epic drama with no visible author’ (Smith, p.146). Et cependant, ‘Inverting Pope’s chain, Beckett replaces an omniscient God with the “Nothing” the poetphilosopher has identified at its lower terminus’ (Smith, p.146). Cependant, dans ce qu’il dit à Juliet, Beckett s’accorde visiblement sur la tonalité des vers de Pope. Pour Beckett, l’artiste doit pouvoir évoquer en des termes identiques, froidement, la chute d’une feuille (il a remplacé le ‘sparrow’ par quelque chose de plus insignifiant, une feuille) et la chute de Satan. Pour l’artiste, ces deux mouvements sont équivalents. La chute de Satan semble rappeler ces ‘systems into ruin hurl’d’, un déséquilibre majeur.93 L’équation beckettienne se réfère à un système dépourvu de tout centre, de toute puissance divine ; la seule chose qui est dite de ce système c’est que toutes les choses qu’il enferme sont invariablement vouées à déchoir.
93
Cette chute de Satan est évoquée dans Esaïe 14 : 12-5 (‘Te voilà tombé du haut du ciel, Astre brillant, fils de l’aurore !’ [v.12]) et dans Ezéchiel 28 : 11-9.
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Le monde qu’évoque Beckett semble étrangement dépeuplé, silencieux et vaste ; il offre un contraste frappant avec le tumulte et la fureur qui se dégagent du poème de Pope. Cette image contient un certain nombre de rémanences bibliques, toutes vagues chez Beckett (la chute de Satan qui entraîne celle de l’homme, l’idée d’une damnation, d’une lutte, d’un échec). Ses mots n’esquissent aucun sens théologique ou eschatologique ; ils passent aussi l’homme sous silence. L’artiste, qui contemple ici une commotion de grands mouvements incompréhensibles, avec lesquels aucune présence humaine n’interfère, peut sembler étrangement déshumanisé, insensible. En évoquant Satan – plutôt que Dieu – Beckett évite de faire surgir un système de rapports implicites – qui replacerait l’homme dans un monde plus familier. L’homme existe dans une zone intermédiaire, indéfinie. Il est nu comme la feuille qui vole, sans attache, sans autres certitudes que celles d’une chute et d’une décomposition imminentes. Sa position reste transitoire et provisoire comme celle de Satan et de la feuille. Beckett, qui décrit ici la tâche de l’artiste, se tient en deçà de toute rationalisation et évoque une image dynamique. L’écriture doit rendre visible ce tableau cinétique, tourmenté, qui mêle la chute d’un corps sans poids et un Satan déchu, sans forme et sans visage. Elle doit tout assourdir, faire taire les grandes angoisses et imposer le calme aux grands frémissements, pour que les sons fondamentaux, originels, puissent occuper tout l’espace – au théâtre, les bruits occupent autant de place que les mots, comme le bruit des pas dans Footfalls. Dans l’écriture, tout doit pouvoir être ramené – formellement du moins – au mouvement ordinaire, anodin et silencieux d’une feuille qui tombe. Cette curieuse image est totalement étrangère à toute émotion humaine. En tant qu’artiste, Beckett se place ici face à des difficultés d’ordre esthétique et formel. Le tableau qu’il évoque brièvement a néanmoins une résonance universelle, même si elle demeure mystérieuse et inquiétante. L’impassibilité de l’artiste face à l’expérience qu’il doit accommoder lui permet d’entrevoir la forme que l’art peut lui restituer. Pour l’artiste, comme le dit Harvey : Aesthetic distance is a requisite. Emotion is an immediate organic response that is part of the process of living, not of making. Art follows upon vision, emotion contemplated. In neither the thin air of intellect nor the jungle of sensation and emotion can the oeuvre come to fruition (Harvey, pp.418-9).
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Il faut distinguer deux moments dans l’art, celui d’abord où l’homme est spectateur (ou victime) de la souffrance et un second moment, qui ‘follows upon vision’, où l’artiste se met au travail. Cette tâche réclame un regard froid, un ‘equal eye’, et un voyage en marge, autant que possible, de toute émotion. L’artiste doit faire voir la souffrance sans baisser les yeux ni trembler et peindre un tableau dépourvu de toute passion.94 Son impassibilité – qui peut paraître proche parfois de la cruauté ou de l’indifférence – est l’expression muette, parce que sans moyens et sans voix, de la souffrance. Cette ‘emotion contemplated’, comme le dit Harvey, correspond au moment de l’art. ‘Dans ce sacré monde’, dit Beckett, ‘tout nous invite à l’indignation… Mais au niveau du travail… Que pourrait-on dire ? … Rien n’est dicible’ (Juliet, p.48). L’écriture oscille entre un silence total, une immobilité statuaire, où seuls un sourire ou une image peuvent apparaître, et le bruit inarticulé et violent d’un cri. L’écriture beckettienne libère un cri. Ce cri, inaudible par moment, assourdi ou absorbé tout entier dans une vision, s’amplifie jusqu’au hurlement parfois ; c’est un cri qui demeure sans correspondance sémantique ou rationnelle, un cri aphone, illogique. L’art est ‘un cri à blanc’ (‘Les deux besoins’, p.56), sans pouvoirs magiques ou incantatoires, un cri sauvage qui dessine une trace de vie : ‘La voix extorquée quelques mots la vie parce que ça crie c’est la preuve […] un petit cri tout n’est pas mort’ (CC, p.189). Pour Beckett ‘There is no question of wanting, only of giving expression to this cry, at that point where you are living it as you give it expression, speech’ (Bowles, p.20). Ce cri fait entendre une énorme dissonance qui déchire et détruit par moment un silence à la fois souhaitable et impossible. Ce cri inextinguible circule sans cesse. Comme l’affirme Beckett : It’s for no-one, it’s for oneself, one writes it down, otherwise you’d forget it. It’s for yourself. […] You’re leaving it as a snail leaves a trace. […] You can’t do anything else but leave it (Bowles, p.20).
94
Seul l’artiste est à même de mesurer toute la souffrance personnelle qui a passé dans son art. Bram van Velde avoue à Juliet : ‘Dans chaque toile, il y a une telle souffrance’ ; ‘Quand je revois une toile récente, la souffrance qui s’y trouve, c’est à peine supportable’ (RVV, p.33).
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Chapitre 4
La mémoire dans la prose de Samuel Beckett
Depuis Watt, l’œuvre de Samuel Beckett semble tournée de plus en plus vers le passé ; elle devient véritablement une œuvre de la mémoire. La mémoire représente, comme le dit Paul Ricœur, la ‘fonction spécifique de l’accès au passé’ (MHO, p.6). Elle constitue le principe fondateur et génésique de toute la prose et de tout le théâtre de Samuel Beckett. Dans son traité intitulé ‘De la mémoire et de la réminiscence’, Aristote distingue entre un versant passif (mnēmē) et un versant actif de la mémoire (anamnēsis).1 Le second, correspondant à la réminiscence, l’anamnèse ou le rappel, désigne la mémoire comme instrument de recherche. Par le travail de l’écriture et au travers d’un récit, les protagonistes des romans et nouvelles (de la fin des années quarante et du début des années cinquante) se livrent souvent, activement, à une investigation sur le passé, à une quête. Le premier versant, passif, (mnēmē) caractérise la mémoire comme une affection ou un pathos. C’est vers cette apparition passive du souvenir, qui semble parvenir du dehors, mystérieusement, au personnage, que l’œuvre plus tardive se dirige. Ces fragments mémoriels semblent souvent étrangers à celui-ci. Dans l’œuvre, la souffrance et la mémoire demeurent toutefois les marques d’une existence continuée. Le champ notionnel qui unit la triade mémoire, identité et temps pose inévitablement la question d’une réalité antérieure, d’un monde que l’homme – celui-là même qui vieillit, souffre et se souvient – habite, dans lequel il vit et agit. Il semble que les notions d’action et d’expérience deviennent de plus en plus, dans l’œuvre en prose, des modalités du passé. ‘L’effort de mémoire, comme le dit Ricœur, est pour une grande part effort de datation’ (MHO, p.50). 1
‘De la mémoire et de la réminiscence’, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. et intro. Pierre-Marie Morel (Paris : Garnier-Flammarion, 2000), pp.105-120.
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
L’idée de continuité (temporelle) et de permanence (d’un être, d’une identité à travers le temps) tendent à disparaître peu à peu de l’œuvre en prose. Parler de la temporalité revient à saisir un des points de cette triade (temps, identité et mémoire) et, en le considérant, d’éclairer simultanément les deux autres. Ces trois notions, en effet, semblent se modifier de manière conjointe. Dès Watt, la distance qui sépare le passé du présent semble problématique pour les protagonistes ; elle vaut comme coupure et comme dissimilitude de soi à soi. Le passé se présente davantage comme ce qui n’est plus – au point même de disparaître du texte – que comme ce qui a été. La fragilité de l’identité et les faiblesses de la mémoire rendent la tâche du souvenir difficile. Entre le temps raconté (le passé) et le temps du raconter (le présent), la continuité temporelle, d’abord clairement marquée, comme dans Molloy, est progressivement effacée au profit d’une notion d’antériorité vague (d’un passé qui n’est pas forcément celui du narrateur), qui à son tour s’étiole peu à peu. La notion de réalité antérieure, qu’accompagne l’idée d’une orientation du temps, du passé vers le présent et inversement, semble s’estomper à mesure que l’on passe, dans la prose de Beckett, de la question qui ? (Qui raconte ? De qui y a-t-il mémoire ? A qui faut-il attribuer les souvenirs ou l’action passée ?) au quoi ? (Qu’est-ce qui est dit ?) ou au comment ? (Comment ce passé est-il dit ?) On assiste à un glissement qui porte l’œuvre, au-delà d’un stade largement réflexif, vers des rivages aux contours plus abstraits. Ce moment second s’intéresse davantage à la manière de dire, de décrire, qu’au personnage qui parle. Ce mouvement est marqué par l’abandon de la première personne au profit de modes narratifs impersonnels, ainsi que par la série successive des titres eux-mêmes, qui, jusqu’à Malone meurt, figurent une série de noms propres, et qui, à partir de L’Innommable (nom-témoin d’une impossibilité définitive de nommer) semblent plus descriptifs. Ainsi, de la difficulté de se dire, on passe, dans l’œuvre, au statut problématique de toute parole (de Comment c’est à Comment dire, par exemple). Ce chapitre s’organise selon une structure ternaire, qui distingue trois grandes périodes dans la prose d’après-guerre. Si celles-ci correspondent, selon notre réflexion, à trois moments qui se succèdent dans l’œuvre, elles restent néanmoins liées organiquement. Une interaction et une flexibilité certaine jouent encore entre les phases
La mémoire dans la prose de Samuel Beckett
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que nous avons distinguées. Chacune des ces trois parties sera subdivisée en deux sections. I. La mémoire racontée : Watt à Malone meurt. II. Versions d’une expulsion hors du passé : ‘comment c’est ma vie des bribes’. III. ‘Si cette notion est maintenue’ : mémoire de l’oubli - mémoire de l’absent. Le prélude choisi pour cette réflexion sur la mémoire est le roman Watt et plus spécifiquement sa genèse, les lignes mêmes sur lesquelles s’ouvre le premier des six cahiers. En faisant se rencontrer, dans une vision prophétique, la mémoire et la souffrance, elles illuminent toutes les variations sur la notion de mémoire et de souvenir dans l’œuvre beckettienne. Cette vision constituera notre ligne directrice, une notion-phare qui nous orientera au cours des trois étapes que nous distinguons dans l’œuvre en prose après la Seconde Guerre Mondiale. Avec Watt, pour la première fois, nous entrons dans un temps étrange, un temps ‘in the future’,2 fait d’immobilité et peuplé de souvenirs et de voix. Dans un premier mouvement, qui va de Watt à Malone meurt, le personnage s’attache à retrouver son passé et à reconstruire son identité en recherchant des traces de soi. Le statut de la mémoire semble incertain, incompréhensible au personnage ; pour lui, le souvenir semble constituer tour à tour un poison ou un remède, un obstacle ou une nécessité. La seconde sous-partie s’interroge sur l’examen de soi auquel se livre chacun des protagonistes. Cette investigation frappe par une tendance à porter sur soi-même comme un autre – ou en tant qu’autre. Dans cette réflexion sur l’identité, le détour par la notion d’altérité s’impose ; cette notion éclairera aussi la suite de cette recherche et tous les stades de l’écriture de Beckett.3 Malone s’efforce de parler d’un autre. La mémoire, cependant, reste encore largement réflexive ; le passé déployé par le récit correspond à celui du narrateur : ‘C’est ma vie, ce cahier, ce gros cahier d’enfant, j’ai mis du temps à m’y résigner’ (MM, p.168), finira-t-il par avouer. Dans ces romans et nouvelles, les souvenirs occupent souvent une place dans le temps ; la mémoire sert de principe organisateur en 2
Krapp’s Last Tape se déroule : ‘A late evening in the future’ (CDW, p.215). Ces réflexions sur l’identité dérivent en grande partie de l’ouvrage de Paul Ricœur intitulé : Soi-même comme un autre. 3
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donnant aux souvenirs une certaine orientation temporelle. Le temps du raconter et le temps raconté sont séparés par une longue période. Le protagoniste est, comme dans ce mot de Borges, à la fois ‘un spectateur et un acteur’.4 ‘A travers la fonction narrative’, la mémoire est encore ‘incorporée à la constitution de l’identité’ (MHO, p.103). Jusqu’à Malone meurt, ce récit s’organise autour d’un sujet qui raconte et qui vit, auquel les actions configurées par le récit sont – plus ou moins directement – attribuées. Dans cette première phase, proche du récit traditionnel (fictionnel ou autobiographique), les catégories d’action et d’expérience sont maintenues, fût-ce de manière épurée. Les personnages vivent et meurent sur une terre qui est reconnaissable. Leurs mouvements sont rythmés par un temps humain, un temps qui est raconté.5 L’image du temps reste en grande partie celle que Beckett donne dans Proust : The individual is the seat of a constant process of decantation, decantation from the vessel containing the fluid of future time […] to the vessel containing the fluid of past time, agitated and multicoloured by the phenomena of its hours (P, pp.4-5).
Dans un second mouvement, l’œuvre entre dans une phase plus abstraite, avec l’évocation d’un passé. Le protagoniste cherche toujours à se situer, mais les difficultés qu’il rencontre lorsqu’il tente de reconstruire son histoire paraissent insurmontables. Cette phase peut être illustrée par la déclaration de l’Innommable : ‘Mon histoire à moi, je désespère de l’atteindre’ (I, p.42). La dissolution de l’identité est marquée par un emploi moins fréquent de la première personne. Le personnage ne peut décider si ce qui se présente à son esprit est un objet qui appartient au rêve, à l’imagination ou au souvenir. Ricœur a montré que la confusion entre mémoire et imagination, qui constitue une ‘redoutable aporie’ (MHO, p.5), remonte aux philosophes grecs. Le trait commun dit-il, entre l’imagination et la mémoire est ‘la présence de l’absent’ (MHO, pp.53-4). La situation présente du personnage ne peut plus être appréhendée par lui comme une conséquence d’époques passées, dont les vestiges apparaissent passivement 4
‘La mémoire […] fait de chacun de nous un spectateur et un acteur’ (Jorge Luis Borges, Le Livre de sable, trad. F. Rosset [Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio’, 1983], p.145). 5 Rappelons que pour Ricœur : ‘Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative […]’ (TR, I, p.17).
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dans sa tête sous la forme d’images ou d’enchaînement d’images, sans qu’il sache s’il est celui-là même qui les a vécues ou traversées. Ces strates temporelles semblent accumuler des peines également aiguës et incompréhensibles. Dans un premier moment, nous examinerons la notion de temps, avant d’aborder, dans un moment second, la manière dont l’œuvre s’oriente peu à peu vers une forme de paradigme du genre humain, et s’attache à décrire une souffrance qui déborde pleinement et définitivement le domaine individuel. Ces textes n’évoquent plus un individu, mais l’homme, anonyme, ‘X, paradigme du genre humain’. De manière importante, le souvenir se manifeste maintenant de manière passive, et non plus comme le résultat d’une recherche active, au travers de l’écriture ou du récit du passé. Après les flots verbaux de L’Innommable, Comment c’est et Company semblent être tous deux apparentés au souvenir involontaire. Selon la distinction que le traité d’Aristote développe, ce souvenir, qui apparaît passivement à la limite, correspond à une forme d’affection. Pourtant, dans les textes beckettiens, il s’avère de plus en plus difficile d’attribuer ce pathos (lié au retour du souvenir) au personnage. Arrachés à l’oubli, ces objets de mémoire paraissent de plus en plus étrangers au protagoniste, détachés de la psyché qui les fait apparaître, comme si la mémoire était délogée et l’homme exilé de son passé. Dans Comment c’est et Company, l’investigation semble porter moins sur le passé, hors d’atteinte, que sur le présent, un présent que le narrateur tente de comprendre et de décrire. Le passé est devenu, plus que jamais, celui d’un autre. Cette altérité irréductible ne supprime pas cependant la souffrance, celle du présent et celle du passé qui, enchevêtrée aux mots, exprimée, racontée, reste comme suspendue à cette étrange présence d’une absence. Beckett va au-delà, en ramenant – dans une phase ultime qui fait l’objet de notre troisième et dernière partie – à un seul point présent, un présent éternel, sans issue imaginable, le temps du raconter et le temps raconté. Cet effacement du passé semble entraîner parfois une disparition de la mémoire. Les protagonistes sont plongés dans une forme de coma, surtout dans les textes les enfermant dans des boyaux sans air ou dans des rotondes. A la poésie de ces textes plus tardifs s’allie un ensemble de notions confuses quant à un passé auquel l’oubli lui-même, cet oubli que Blanchot apparente à la ‘nonprésence’ et à la ‘non-absence’ (L’Entretien infini, p.289), semble
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renvoyer. Cet oubli est signe d’un ailleurs, tout comme l’effacement des traces est la marque d’un oubli de quelque chose. La condition humaine et la souffrance sont toujours à l’horizon des paysages dévastés sur lesquels s’ouvrent ces textes, de ces endroits où le silence charrie les mêmes murmures, les mêmes cris et pleurs. La notion de souffrance est ‘maintenue’ ; elle est fonction d’une réalité immanente au monde. Cette troisième partie se penche d’abord sur les étranges paysages de l’oubli que dessinent les dernières œuvres en prose de Beckett ; elle étudie, dans un deuxième temps, un groupe de textes au sein desquels la mort et le deuil sont omniprésents. Les personnages apparaissent de plus en plus comme des survivants, parcourant un paysage ‘de grandeur et de désolation’ (NTPR, p.94) où les sépulcres se multiplient ‘chacun unique’.6
I. La mémoire racontée : Watt à Malone meurt I : i Watt Avant la guerre, les personnages semblent tournés vers le futur. Belacqua et Murphy portent le poids des années qu’ils ont encore à vivre et tentent de se faire à l’idée d’un long futur, cherchant sans cesse une place habitable sur la terre. Ils ne parlent presque jamais de leur passé. Watt constitue le paradigme, dans l’œuvre de Samuel Beckett, d’une écriture de la mémoire. Ce roman ouvre de larges perspectives et entretient des affinités profondes avec certains des textes en prose que Beckett composera bien après la guerre – avec Comment c’est en particulier. Watt est véritablement la matrice, le lieu originel d’une écriture de la mémoire. La première allusion à la mémoire, qui figure tout au début du manuscrit – commencé en 1940 – surprend par ses contours précis et nets. Loin d’apparaître comme un projet embryonnaire, cette écriture de la mémoire semble déjà liée à une vision qui dominera toute l’écriture d’après-guerre. Le premier 6 Mal vu mal dit (Paris : Editions de Minuit, 1993), p.32. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1981]). L’abréviation MVMD sera adoptée pour toutes les références suivantes à ce texte.
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des six cahiers dans lesquels Samuel Beckett compose Watt s’ouvre sur ces mots : ‘X is a man, 70 years old, ignorant, alone, at evening, in his room, in bed, having pains, listening, remembering’ (Nbk 1, p.1). Cette vision, ainsi articulée, réunit l’idée de souffrance, de mémoire et de vieillesse. La souffrance et la mémoire semblent en relation d’interaction : on ne sait si la souffrance pousse l’individu à se souvenir ou si elle est réveillée ou avivée par le souvenir. L’immobilité, le silence et la solitude semblent dominer cette rumination solitaire. Dans ces premiers mots du manuscrit, rien de ce qui constitue l’intrigue ou la matière même de l’expérience vive (un voyage, un séjour – un temps constellé d’épisodes qui affectent Watt – et un départ) ne se dessine encore. Cependant, la mémoire apparaît déjà comme la source de tout le récit, comme l’élan génésique par lequel tout (re)naît et (re)prend forme. Le monde né de cette méditation trouve son origine dans ce qui est bientôt nommé un ‘soul-landscape’ (Nbk1, p.79). Curieusement, dès les premiers mots du manuscrit, le monde qu’évoquera le récit de Watt est déjà terminé ; la vie et les moments racontés sont arrachés à l’oubli – comme plus tard dans le roman. Le temps que raconte Watt est déjà achevé lorsque le récit commence. Ce qui constitue la chair du texte, c’est le révolu, ce qui n’a plus cours. Ce moment initial, dans lequel un vieil homme souffrant se souvient, nous porte bien au-delà des situations que dépeignent les romans d’avant-guerre et, de manière plus importante, bien au-delà de celle même de Watt. Alors que le personnage qui vient à l’esprit de Samuel Beckett est un vieil homme, Watt sera un homme d’âge mûr et non un vieillard. Ce vieillard autour duquel Beckett a d’abord l’idée d’orienter son roman existe bien dans cette première version ; il se nomme Quin par la suite. Quin semble souvent tourné intérieurement vers son passé, comme ici : ‘He looked out blankly with his weak eyes through the streaming window at the indistinct scenes of his childhood’ (Nbk 1, p.19). Cependant, ni la solitude, ni l’écoute, ni même les souffrances que Beckett prête à X n’apparaissent véritablement dans ce projet avorté. Beckett va véritablement renoncer à ce vieillard au profit d’un personnage central ‘middle [aged]’ (W, p.61), ‘no longer young […] not yet old’ (W, p.201). L’histoire de Watt ne sera transmise à Sam que bien après qu’elle a pris fin : ‘For when Watt at last spoke of this time, it was a time long past […]’ (W, p.72). Par de nombreux aspects, le projet que Beckett conçoit en
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premier lieu pour le roman nous porte déjà dans une sorte de futur qu’Arsene annonce par la suite à Watt lorsqu’il lui dit : ‘For the rest you will travel alone, or with only shades to keep you company’ (W, p.62). Ce futur que prédit Arsene, dans lequel seules des ombres tiennent compagnie au protagoniste, peuplant une solitude absolue, correspond au temps de la mémoire, qui ne semble advenir qu’une fois qu’hommes et chemins ont disparu, que lorsque tout a été vécu, subi, souffert une première fois. Les mots sur lesquels s’ouvre le manuscrit de Watt incarnent une vision tournée tout entière vers un devenir de l’écriture, vers un horizon encore absent de l’œuvre. Cette vision, en ce sens, est bien prophétique. Elle occupera le centre névralgique de nombreux textes de Samuel Beckett. Le narrateur de From an Abandoned Work, un texte que Beckett entreprend – et laisse inachevé – en 1955, se remémorant son passé, déclare : ‘Now I am old and weak, in pain and weakness murmur why and pause’.7 Dans la phrase qui sert de prélude à Watt, deux actions sont conjointes et semblent enchevêtrées : ‘X is a man […] alone […], listening, remembering’ (Nbk 1, p.1).8 Tout se passe ici comme si cette écoute était indistincte de la mémoire. L’écoute a une importance capitale dans Watt, puisque, d’une part, ce roman est dû à un ‘soliloquy, under dictation’ (W, p.237) et que, d’autre part, l’histoire de Watt est transmise par Sam, le médiateur de ce récit. L’écoute va gagner en importance dans l’œuvre beckettienne où auditeur et locuteur semblent à la fois doubles – pluriels – et indistincts – un et un seul. Molloy, plongé en lui-même, perçoit des murmures ; ‘J’écoute’ dit-il ‘et m’entends dicter un monde figé en perte d’équilibre […]’ (ML, p.52). Dans Company, un homme, dans le noir, entend une voix lui raconter son passé. Dans Comment c’est, la parole est ‘mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée’ (CC, p.10), et le narrateur a le sentiment d’être (mal) raconté : ‘on ne me raconte pas comme ça cette fois’ (CC, p.17). Il affirme au sujet du texte qu’il articule dans la boue : ‘je le dis comme je l’entends’ (CC, p.21). L’ensemble de ces situations est en germe dans Watt, où la parole semble ‘ill-told, illheard, and more than half forgotten’ (W, p.71). 7
From an Abandoned Work, in Six Residua (London: Calder, 1999), p.15. (Première édition : [London: Faber and Faber, 1958]). Nous utiliserons l’abréviation FAW pour toutes les références ultérieures à ce texte. 8 Mes italiques.
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Le processus par lequel l’individu se souvient semble contribuer à ce que s’opère en lui un étrange dédoublement. L’homme qui se souvient paraît scindé, étant à la fois un auditeur et un être à l’origine de la voix qui raconte. Les deux actions qui se déroulent simultanément, ‘listening, remembering’, paraissent à la fois passives et actives, dans le sens où toutes deux peuvent être visées ou subies. Le souvenir de soi paraît indissociable du pressentiment qu’un autre occupe une place dans cette zone intime. Cette situation est esquissée pour la première fois dans Watt, où l’histoire remémorée semble étrangère à un point tel que chacune de ses étapes peut être appréhendée comme correspondant à ‘an instant in the life of another’ (W, p.71). La suite de notre réflexion, qui porte sur l’identité, s’interroge sur cette étrange perception d’une altérité ancrée en soi (un sentiment qui s’apparente à celui d’une ‘inquiétante étrangeté’ – pour adopter la traduction choisie par Ricœur pour l’Unheimlichkeit de Freud [MHO, p.512]) et sur ce (pres)sentiment qu’un autre est lié, enchevêtré même, à la conscience et au souvenir de soi.
I : ii Soi-même comme un autre : mémoire du temps et temps de la mémoire Au début de cette réflexion sur la mémoire et sur l’écriture du passé, on peut légitimement se demander si cet accès au passé est souhaitable ? Qu’en est-il de l’ambition véritative de la mémoire (qui cherche a priori à dire ce qui fut réellement) lorsque le souvenir manque ? Avec l’œuvre beckettienne, nous ne nous tenons pas du côté des capacités ou de la puissance d’une mémoire heureuse, comme saint Augustin, qui s’émerveille de ces ‘vastes palais de [la] mémoire’9 et s’écrie : ‘Que la puissance de ma mémoire est grande, mon Dieu !’ (Confessions, pp.345-6). Les personnages des romans et nouvelles sont contraints à se souvenir, à retrouver des vestiges de cet autre qu’ils ont été, les traces d’un vécu antérieur. Sans parvenir à discerner l’origine de cette obligation, (dont il n’est pas sûr qu’elle existe en dehors de la nature humaine qui dote l’homme de cette 9
Saint Augustin, Confessions, ‘Livre X, chap. VIII’, trad. Arnauld d’Andilly (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio’, 1993), p.343.
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capacité de se souvenir ou la lui inflige) ils se sentent obligés de parler d’eux-mêmes. ‘Mais qu’est-ce que je fais,’ se demande la voix du ‘Texte IX’, ‘j’essaie de me situer’ (NTPR, p.180). Dans Proust, Beckett affirme qu’entre un individu et son être passé, il y a toujours rupture, puisque ‘the subject has died – and perhaps many times – on the way’ (P, p.3). L’individu qui se souvient est confronté à une succession ou à une constellation d’individus qu’il fut. Pour retrouver l’objet de sa quête (qu’il s’agisse de soi-même ou d’un autre) il faudrait qu’il parvienne à accéder à ‘the extension of that being to all points of space and time that it has occupied […]’ (P, p.41). La mémoire représente, comme le dit Ricœur, une énigme fondamentale : celle de la présence d’une chose absente.10 Cette énigme, centrée sur l’image (eikōn), est celle sur laquelle s’interroge Socrate dans le Théétète et le Sophiste. Cependant, si chez Platon ‘la référence au temps [reste] implicite’ (Ricœur, p.6), Aristote fait de cette dernière la marque distinctive de la mémoire en déclarant : ‘La mémoire porte sur le passé’ (Aristote, p.105), et que ‘tout souvenir suppose le temps’ (Aristote, p.106). Dans Proust, Beckett laisse libre cours à une vision ambiguë du temps et de la mémoire. Si le temps ressemble à un ‘double-headed monster of damnation and salvation’ (P, p.1) ; tournant tour à tour l’une ou l’autre de ses deux faces vers l’homme pour l’écraser ou le sauver, la mémoire, comme l’écriture dans le mythe de Theuth, est rangée du côté du phármakon.11 En effet, Beckett dit de la mémoire qu’elle s’apparente à ‘a clinical laboratory stocked with poison and remedy’ (P, p.22). Le récit du passé, son écriture, constituent-ils un remède ou un poison ?12 Et cet ordre : ‘Souviens-toi !’, inscrit en l’homme, est-il à l’origine de sa souffrance ? Les protagonistes semblent incapables de répondre à ces questions. Pourtant, remarque justement Ricœur, ‘nous n’avons pas mieux que la mémoire pour assurer que quelque chose s’est passé avant que nous en formions le souvenir’ (MHO, p.7). C’est à la poursuite de ce passé, par nécessité, que Malone se lance : ‘Je ne 10
Son magnifique ouvrage, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, s’ouvre sur cette interrogation : ‘Qu’en est-il de l’énigme d’une image, d’une eikōn […], qui se donne comme présence d’une chose absente marquée du sceau de l’antérieur ?’ (MHO, p.II). 11 Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, suivi de La Pharmacie de Platon de Jacques Derrida (Paris : Garnier-Flammarion, 1997), pp.177-83. 12 Ricœur, qui est à l’origine de cette réflexion, se demande – dans le second volet (l’Histoire) de son ouvrage si l’écriture de l’histoire constitue un remède ou un poison.
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voulais pas écrire, mais j’ai fini par m’y résigner. C’est afin de savoir où j’en suis […]. Un minimum de mémoire est indispensable, pour vivre vraiment […]’ (MM, p.55). Cependant, la mémoire reste sans doute le plus souvent du côté du poison et ceci pour deux raisons ; d’abord, les souvenirs, nécessaires ‘pour vivre vraiment’, manquent la plupart du temps au personnage, mais aussi, comme le dit l’expulsé, le souvenir constitue, lorsqu’il revient à l’esprit, une torture : ‘C’est tuant, les souvenirs’ (NTPR, p.12). Le personnage craint d’obtempérer à cet impératif ou à cet élan compulsif qui le pousse à se retourner pour regarder en arrière. Il éprouve, face à son passé, un pressentiment obscur et une crainte sourde : ‘Je ne regardais jamais en arrière en partant’ dit le narrateur de ‘La Fin’, ‘J’avais dû lire quelque part, quand j’étais petit […] qu’il valait mieux ne pas regarder en arrière en s’en allant. Et cependant il m’arrivait de le faire’ (NTPR, p.82). Le narrateur semble vivre dans la crainte d’un désastre, d’une malédiction semblable à celle qui, jadis, s’est abattue sur la femme de Lot, selon cette histoire biblique qui, bien qu’à moitié oubliée par le narrateur, provoque encore en lui cette sorte de malaise.13 Cette catastrophe illustre bien les risques de la mémoire, risques de pétrification et d’incapacité totale à poursuivre sa marche en avant, toute forme même de vie hors du passé. Dans les œuvres qui vont de Watt à Malone meurt, le passé raconté semble correspondre souvent à celui du narrateur ; son récit parvient encore, parfois, à aller à la rencontre d’une réalité antérieure, préexistante. L’impression d’étrangeté éprouvée de manière intense déjà par le narrateur face à l’ensemble des choses extérieures à son présent ne ruine pas entièrement la conscience qu’il a d’exister au présent et d’avoir vécu auparavant. Une forme de continuité reste sensible entre le passé et le présent du narrateur. A ce stade de l’écriture beckettienne, l’identité des protagonistes se décline grâce à la double orientation de la mémoire et du temps. Le sentiment de soi repose encore largement sur une configuration narrative des événements qui ont marqué ces protagonistes. L’identité personnelle, par le travail de la mémoire et au travers de la reconnaissance (puisque le narrateur réagit encore parfois face à son récit, comme pour dire : ‘c’est moi qui ai vécu cette histoire’), trouve un point d’ancrage solide dans le passé. Cette partie se penche sur la notion d’identité, 13
Cf. Genèse 19 : 17-26.
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inséparable, nous l’avons dit, d’une altérité profonde, puis sur celle du temps et de la mémoire. Il importe de souligner qu’il existe encore une affinité profonde entre ces trois notions, souvent enchevêtrées dans le récit qu’elles articulent. S’interrogeant sur la notion d’identité, Paul Ricœur cherche, plus précisément, à ‘cerner la notion d’identité narrative, c’est-à-dire la sorte d’identité à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative’ (‘L’identité narrative’, p.295). Pour lui, la constitution de l’identité narrative est ‘le lieu recherché [d’une] fusion entre histoire et fiction’ (‘L’identité narrative’, p.295). Là où Ricœur cherche une forme de concordance et, au travers de la fonction narrative, une solution aux discordances et aux apories de la personnalité, la configuration du récit, chez Beckett, ne parvient pas (ni n’essaie même peut-être) à résoudre les ‘apories concernant l’identité personnelle’ (‘L’identité narrative’, p.299). (Cet emprunt à un champ sémantique – concordance, discordance – qui appartient davantage au domaine de la configuration ou de la mise en intrigue exposée par Aristote dans ses analyses sur la tragédie grecque se justifie par le fait qu’il y a, comme dit Ricœur, une forme de correspondance, de corrélation entre l’action et une ‘dialectique interne au personnage’ [SA, p.175].) Notre étude permet cependant de mettre en lumière un certain nombre d’aspects liés au projet d’écriture de l’identité tel qu’il se présente dans la prose beckettienne de la fin des années quarante. Paul Ricœur parle de prononcer un ‘plaidoyer […] convaincant en faveur de l’identité narrative’ et se propose de montrer ‘que cette notion et l’expérience qu’elle désigne contribuent à la résolution des difficultés qui obscurcissent la question de l’identité personnelle’ (‘L’identité narrative’, p.296). Pourtant, tout en émettant un vœu de concordance, il parle néanmoins du ‘caractère purement présumé, allégué, prétendu de l’identité’ (MHO, p.98). Dans Soi-même comme un autre, Ricœur cherche à développer une herméneutique du soi entre le cogito ‘exalté’ de Descartes et le cogito ‘humilié’ de Nietzsche.14 Pour Ricœur, la première cause de la fragilité de l’identité résulte de son ‘rapport difficile au temps’ (MHO, p.98). Le temps représente un facteur ‘de dissemblance, d’écart, de différence’ (SA, p.142). Ricœur distingue deux usages majeurs du concept d’identité. L’identité, selon 14
Cf. SA, pp.22-7.
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lui, se décline soit comme ‘mêmeté’ (correspondant au latin idem, à l’anglais same et à l’allemand gleich), soit comme ‘ipséité’ (mot construit sur la base du latin ipse, exprimé par self en anglais, selbst, en allemand), celle-ci correspondant à l’identité de soi.15 Cette dialectique de l’ipséité et de la mêmeté a un ‘caractère disjonctif’ (SA, p.367). Le soi est souvent examiné dans le domaine de l’action comme agent à qui l’action peut être attribuée. L’identité comme mêmeté s’oppose au ‘différent’, au sens de ‘variable’, ‘changeant’ (SA, pp.123). Toutes les assertions relatives à la problématique du soi sont introduites par la question qui ? (Il y a, dit Ricœur, quatre manières d’interroger : ‘Qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral d’imputation ?’ [SA, p.199]) Alors que la mêmeté est inséparable de la notion de permanence de l’identité à travers le temps, ‘l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité’ (SA, p.13). En poursuivant cet examen des fictions narratives dans la logique de sa philosophie de l’ipséité, Ricœur se tient au plus près d’une ‘dialectique de la possession et de la dépossession […] de l’affirmation de soi et de l’effacement de soi’ (SA, p.198). Pour Ricœur, la seconde cause de la fragilité de l’identité naît de sa ‘confrontation avec autrui’ (MHO, p.99). Ce qui fascine dans l’approche de Paul Ricœur, c’est qu’à aucun moment de sa réflexion il ne dissocie le soi (de l’ipséité) de son autre. Tout au long de ce parcours, il affirme au contraire que le ‘lien dialectique entre ipséité et altérité […] est plus fondamental […] même que le contraste entre ipséité et mêmeté’ (SA, p.367). La raison de cette prédominance de la notion de l’autre est à chercher du côté du lien ‘intime’ qu’elle entretient avec le soi de l’ipséité. En effet : ‘L’ipséité de soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre’ (SA, p.14). Le titre Soi-même comme un autre suggère, comme le dit Ricœur, une ‘altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison’ (SA, pp.13-4), mais qui est constitutive de l’identité ou de l’ipséité du soi-même. C’est à ce niveau de la réflexion de Paul Ricœur que l’œuvre de Beckett trouve son point d’ancrage. Les croisements entre le soi et l’autre que soi interviennent à tous les stades de l’écriture beckettienne. Dans La Mémoire, 15
Ces barbarismes (la mêmeté et l’ipséité) comblent une lacune du français, qui ne connaît pas d’équivalent aux mots anglais sameness et selfhood.
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l’Histoire, l’Oubli, Ricœur revient sur cette notion et insiste sur le fait que ‘L’idée de quelque chose d’autre ne cesse de hanter la référence à soi du même’ (MHO, p.127). L’impression inquiétante qu’un autre hante sa sphère personnelle n’est pas étrangère à Beckett. Il confie un jour à Charles Juliet qu’il a toujours éprouvé : La sensation qu’il y avait en moi un être assassiné. Assassiné avant ma naissance. Il me fallait retrouver cet être assassiné. Tenter de lui redonner vie… (Juliet, p.14).
Une sensation similaire semble présente à plusieurs niveaux de son œuvre. Elle s’incarne diversement chez les personnages mais reste toujours sensible. Dans les textes plus récents de Beckett, cette sensation d’une identité plurielle, ce sentiment d’être habité par un autre, deviennent de plus en plus inquiétants et complexes. Ce qui frappe dans l’aveu de Beckett à Juliet, c’est la violence des paroles ; ces mots expriment une souffrance intolérable, liée à une catastrophe initiale, à un traumatisme. A cause de cet événement originel, la mémoire, qui a enregistré ce sentiment d’une perte irrémédiable, semble condamnée à être malheureuse et hantée par la présenceabsence de l’autre. Le souvenir d’un événement traumatisant paraît envelopper toute l’œuvre beckettienne. Dans les nouvelles, l’expulsion, omniprésente, paraît constituer l’image privilégiée de cette catastrophe originelle. Souvent cependant, cette sensation semble vidée de toute cause apparente – ou exprimable – et comme suspendue à une souffrance à la fois incompréhensible et diffuse. Ce qu’exprime Beckett lors de l’entretien avec Charles Juliet rappelle les mots que prononce le narrateur de A la recherche lorsqu’il évoque ‘cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi’.16 Dans Proust, Samuel Beckett fait une allusion à ce passage ; il ajoute : ‘This contradiction between presence and irremediable obliteration is intolerable’ (P, p.28). Dans le cas décrit par Beckett, il y a bien survivance du souvenir de cet autre en lui, puisqu’il s’agit de ‘redonner vie’ à l’être assassiné. Derrière cette perte, cette souffrance, cet impossible deuil, une nécessité absolue se développe en cet homme mutilé, s’insinuant en lui comme une demande obscure, irrépressible, exigeant de lui qu’il recherche ce qu’il 16
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio’, 1994), p.156.
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a perdu. Le caractère angoissé et urgent de cette tâche réside en partie dans le fait que la notion d’identité personnelle semble inséparable du sentiment qu’elle a été privée de sa plénitude dès son origine. La conscience de soi est marquée par le souvenir inoubliable d’une blessure. La quête de soi, menée au travers de l’écriture, du récit du passé, tourne autour de la question qui ? Il s’agit de savoir qui parle ; qui est cet autre dont les traces sont visibles dans le passé du personnage. Le narrateur se demande de même de qui sont les souvenirs ? L’écriture, qui cherche à ‘redonner vie’ à un être inanimé, absent, procède de la même manière que la mémoire. Dans cette phase première, réflexive, de l’œuvre, écriture et mémoire semblent se confondre. Les personnages beckettiens ont souvent l’impression qu’ils ne sont pas seuls. Dans Watt déjà, Sam semblait incarner une étrange présence et émaner de Watt : étant à la fois le compagnon de Watt et sa voix, la possibilité de toute parole. Mercier et Camier se sentent observés, épiés, celui-là avoue à son compagnon : ‘C’est drôle […] j’ai souvent l’impression que nous ne sommes pas seuls’. Mercier pressent ‘comme la présence d’un tiers […]. Elle nous enveloppe. Je l’ai senti depuis le premier jour’ (MC, p.170).17 Il ajoute : ‘Ça commence à me gêner un peu’ (MC, p.171). Cette présence inquiétante ou gênante est souvent moins extérieure qu’intérieure ; elle s’apparente parfois à une disjonction, à une sorte de dédoublement de soi – comme dans Comment c’est, où le narrateur, contemplant une image dans la boue, celle du garçon qu’il a été, accompagné d’une fille et d’un chien, déclare : ‘J’ai l’impression que nous me regardons’ (CC, p.45). Camier s’interroge aussi sur cet étrange phénomène : ‘La petite voix implorante […] qui nous parle […] de vies antérieures, la connais-tu ?’ (MC, p.94) demande-t-il à Mercier. Cette ‘voix implorante’ semble évoquer ici une forme de phénomène équivalent au souvenir involontaire proustien – dénué toutefois de toute notion d’extase et d’enchantement. Le souvenir involontaire, ce joyau proustien, est traité de manière irrévérencieuse et comique par Beckett. Mercier doit prendre appui contre une grille pour parer l’assaut désagréable des souvenirs ; une fois cette avalanche terminée : 17 Mercier et Camier (Paris : Editions de Minuit, 1995), p.129. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1970]). Nous utiliserons l’abréviation MC pour toutes les références suivantes à ce roman.
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‘La main de Mercier lâcha le barreau de la grille auquel l’avaient cloué ces renvois, supportés avec courage, d’époques révolues, comme on dit’ (MC, p.130). Mercier sait que cet orage finit toujours par cesser : ‘La porte se ferme, ou la trappe, dans l’oubliette ce sont toujours les mêmes propos, mais dans la prison proprement dite le calme est revenu’ (MC, pp.130-1). La ‘voix implorante’ annonce aussi la ‘bataille du soliloque’ (MC, p.131), soliloque qui, chez les narrateurs à venir, est lieu de passage des voix.18 Les personnages des nouvelles, de même que Molloy, Moran et Malone, se remémorent leur vie passée et essaient de la raconter, de retrouver la mémoire de l’individu qu’ils furent par le passé. Molloy décrit l’étrange confusion qui obscurcit la conscience qu’il a de luimême à chaque instant. Il parle de ‘bruine […] qui chaque jour me livre à moi et me voile le reste et me voile à moi’ (ML, p.37) et ajoute : ‘La sensation de ma personne s’enveloppait d’un anonymat souvent difficile à percer’ (ML, p.40). Cette bruine ne constitue pas ici une métaphore exprimant un effet de brouillage qui résulterait de la distance temporelle – séparant le narrateur du personnage qu’il fut – mais elle désigne bien le sentiment tenace et permanent d’étrangeté qu’éprouve le protagoniste face à soi-même. L’autre que soi n’est pas uniquement cet individu qu’il fut par le passé et dont il tente de suivre les traces en se remémorant ‘comment c’était’, mais bien aussi cette présence étrange que le protagoniste pressent à chaque instant en luimême. Tandis qu’un gendarme le force à avancer en le rudoyant, Molloy marche comme dans un rêve, bercé par une musique mystérieuse que lui seul entend : ‘Tout en avançant de mon pas le meilleur’, se rappelle-t-il, ‘je me donnais à cet instant doré, comme si j’avais été un autre’ (ML, p.26). Cet oubli de soi, cette forme de sommeil qui noie toute conscience de soi témoignent d’une réalité à laquelle Molloy n’a cessé d’être confronté au temps même de l’expérience vive.
18
On pense à Krapp et à ses dialogues avec lui-même. Un texte de Michaux, intitulé ‘Qui je fus’, commence ainsi : ‘Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j’éprouve une gêne comme si j’étais étranger’ (O.C., I, p.73). Pour Hélène Cixous : ‘Le moi est un peuple’ ; ‘je suis hantée par des voix : écrire c’est faire entendre ces voix’. Sa démarche prolonge celle de Montaigne : ‘Son moi’, dit Cixous, ‘est le lieu par lequel passent ou séjournent tous les autres sans lesquels il n’est pas’ (Magazine littéraire, No. 409 [Mai 2002], p.26).
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Les narrateurs beckettiens se sentent souvent incapables de faire corps avec cet autre qu’ils racontent, qui évolue dans un monde qui a disparu, dans cette lumière qui, comme le dit Molloy ‘jadis devait la mienne’ (ML, p.55). Ils semblent au contraire se perdre parfois dans cet étranger qu’ils racontent, comme Molloy, qui affirme : J’avais oublié qui j’étais […] et parlé de moi comme j’aurais parlé d’un autre […] Oui, cela m’arrive et cela m’arrivera encore d’oublier qui je suis et d’évoluer devant moi à la manière d’un étranger (ML, p.55).
Le protagoniste beckettien exprime cette vacance de l’être, ce sentiment d’être le personnage manquant, absent de sa propre histoire. Le narrateur de ‘La Fin’, évoquant un événement dont il s’est souvenu, écrit : ‘D’habitude, je ne voyais pas grand-chose. Je n’entendais pas grand-chose non plus. […] Au fond je n’étais pas là’ (NTPR, p.101). Le récit de Malone le fait osciller sans cesse entre lui-même et un autre qu’il tente de faire vivre. Chacun de ces pôles (soi-même et l’autre) semble aimanter l’autre : ‘je me raconte, et puis l’autre qui est mon petit’ (MM, p.84) écrit Malone. ‘Je ne voulais pas écrire’, explique-t-il au début de son cahier, ‘mais j’ai fini par m’y résigner. C’est afin de savoir où j’en suis, où il en est’ (MM, p.55). Les narrateurs cherchent aussi, en racontant l’histoire d’un autre, à échapper à leur présent ; ils ne cessent d’espérer trouver la faible consolation que leur dispense, par intermittence, la composition d’une histoire. Ainsi, l’écriture constitue parfois une stratégie par laquelle le narrateur cherche à se mettre à distance, à s’oublier. Molloy, découragé, constate qu’en dépit de ses tentatives de raconter une histoire, les mots sans cesse le ramènent à lui-même : ‘Dire que je fais mon possible pour ne pas parler de moi’ (ML, p.15). Malone tente d’oublier ses souffrances en racontant des histoires. Son projet, qui consiste à raconter plusieurs histoires dans lesquelles il n’apparaît pas, est esquissé scrupuleusement : ‘C’est que ce n’est plus moi, […] mais un autre dont la vie commence à peine. Il est juste que lui aussi ait sa petite chronique, ses souvenirs, sa raison […]’ (MM, p.55). Il tente de s’en tenir à son programme ; cependant, en considérant l’ensemble des expériences que sa main note sur la page, il s’interroge : ‘Je me demande si ce n’est pas encore de moi qu’il s’agit, malgré mes précautions’ (MM, p.23). L’histoire qu’il tente de raconter, celle d’un autre que lui-même, semble attirée sans cesse vers son centre et
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happée par sa propre histoire : ‘Je crois seulement que je ne peux rien dire qui ne soit vrai, je veux dire qui ne me soit déjà arrivé’ (MM, p.102). L’oubli de soi que les narrateurs cherchent par moment en racontant des histoires n’est jamais que de courte durée, comme le déplore Malone : ‘On est venu, ça allait trop bien. Je m’étais oublié, perdu. […] J’étais ailleurs. Un autre souffrait. Alors on est venu. Pour me rappeler à l’agonie’ (MM, p.157).19 Ce que Malone affirme ici au sujet de la souffrance a une importance capitale. Il a conscience du fait qu’à aucun moment la souffrance ne disparaît véritablement. ‘For every symptom that is eased, another is made worse’ (MP, p.43) déclarait déjà Wylie. La souffrance du monde demeure, comme les larmes, selon Pozzo, en quantité égale, ‘immuable’ (EAG, p.44). Elle peut être momentanément transférée sur un autre, comme l’illustre le couple du bourreau et de sa victime dans Comment c’est, mais reste toujours immanente, inchangeante. Sa douleur profonde oblige Malone à coïncider de nouveau entièrement avec lui-même, privé soudain du secours de cet autre que son récit a fait apparaître. Il n’est plus alors que souffrance : ‘Et moi. Indéniablement mourant […]. Grandiose souffrance’ (MM, p.182). Molloy, en se racontant, évoque sa ‘progression’ qui, ‘de lente et pénible’, se transforme bientôt ‘en véritable calvaire, sans limite de stations ni espoir de crucifixion’ (ML, p.105). Cette progression, qui le mène de station en station, du commencement à sa fin, est aussi celle de l’écriture et de la mémoire. Inversement, le passé que les personnages se remémorent paraît happé parfois par la fiction, frappé d’irréalité dès qu’il est raconté ; le récit du passé semble le transformer en fable ou en mythe. La distance entre expérience vive – impliquant le protagoniste dans l’immédiat ou la temporalité de l’action ou de l’expérience racontées – et présent de la narration - dans lequel un narrateur relate un passé dont il ‘garde un souvenir plus qu’imparfait’ (ML, p.67) – semble infranchissable parfois. Dans ‘Le Calmant’, le narrateur, conscient de cette difficulté, précise d’emblée : ‘Je mènerai […] mon histoire au passé, comme s’il s’agissait d’un mythe ou d’une fable ancienne’ (NTPR, p.41). Le narrateur de ‘La Fin’, conclut un passage dans lequel il évoque son enfance par les mots : ‘mon mythe le veut ainsi’ (NTPR, p.109). Le narrateur est confronté à un soupçon qu’il exprime en dis19
Mes italiques.
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créditant sans cesse son récit. Molloy affirme : ‘A force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire’ (ML, p.71). Moran interrompt sa relation pour ruiner toute impression de vraisemblance et rappeler au lecteur qu’il peut manipuler à chaque instant, en le racontant, le cours des événements : ‘Cela ne m’étonnerait pas que je m’écarte, dans les pages qui vont suivre, de la marche stricte […] des événements’ (ML, p.181). Afin de parvenir à configurer les événements qu’il a vécus dans le passé, il doit se soumettre à un nombre de contraintes que lui impose le genre même du récit qu’il tente de faire ; son projet entretient des affinités profondes avec l’autobiographie. Moran déclare : C’est une des caractéristiques de ce pensum qu’il ne m’est pas permis de brûler les étapes et de dire tout de go de quoi il s’agit. Mais je dois ignorer à nouveau ce que je n’ignore plus et savoir ce qu’en partant de chez moi je croyais savoir (ML, pp.180-1).
Cependant, en rédigeant ce ‘pensum’, son histoire, le narrateur a le sentiment qu’il est ‘davantage celui qui découvre que celui qui narre […] la plupart du temps’. ‘Et c’est à peine’, continue Moran, ‘si, dans le silence de ma chambre, et l’affaire classée en ce qui me concerne, je sais mieux où je vais […]’ (ML, p.181). Pourtant, malgré cet oubli, le personnage retrouve les faits dans sa mémoire : ‘On n’invente rien’, dit Molloy, ‘on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon, des bribes d’un pensum appris et oublié, la vie sans larmes, telle qu’on la pleure’ (ML, p.41). Dans Beckett par lui-même, Ludovic Janvier établit un index alphabétique comportant une série de notions-clé qu’il définit. Sous le mot identité, il écrit : ‘N’a pas lieu. A cours’.20 Janvier apparente la notion d’identité à une absence constitutive – puisque l’identité correspond, selon lui, à ce qui ‘n’a pas lieu’. L’identité n’est nulle part à trouver et ne se manifeste pas en un temps et un lieu. Au contraire, elle se fond dans une durée, est liée à un écoulement du temps, à un temps - que Janvier se garde bien de qualifier – semblable peut-être à cette hémorragie décrite par Malone, ‘où les instants [coulent] comme exsudés des choses dans un grand ruissellement confus fait de suintement et de torrents’ (MM, p.175). Ainsi, l’identité reste impossible à circonscrire, à saisir. Quant au ‘Moi’, il ‘ne se constate 20
Beckett par lui-même (Paris : Seuil / Coll. ‘Ecrivains de toujours’, 1969), p.102.
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qu’après coup, par traces figées, écrites, ou par la grâce d’un témoin attentif’ (Janvier, p.127). Le retour du souvenir est incompatible avec toute progression physique, l’un empêche l’autre. Le souvenir qui assaille Mercier le cloue sur place ; ce n’est qu’après que ‘la trappe’ s’est refermée qu’il peut se remettre à marcher : ‘Le voilà reparti, les voix se sont tues […] il s’est ressaisi, le brouillard bienfaisant […] s’est répandu à nouveau dans ses œuvres vives, il peut encore aller loin’ (MC, p.132). Tout se passe comme si le travail de la mémoire ou de l’écriture (il s’agit maintenant de l’investigation portant sur le passé et non plus du souvenir involontaire qui immobilise Mercier) ne pouvait commencer qu’une fois la marche terminée.21 Le moment de l’écriture ou du récit est toujours séparé de l’expérience. L’expulsé remarque soudain, en racontant son passé : ‘Je savais encore agir, à cette époque, quand il le fallait absolument’ (NTPR, p.17). Lorsque les narrateurs racontent leur propre histoire, ils sont entrés déjà dans une sorte de temporalité à part, dans un temps coupé de l’expérience vive. Ils ont cessé d’agir directement et ne se déplacent plus physiquement. Cette situation, nous l’avons dit déjà, Molloy la résume ainsi : ‘C’est un monde fini, malgré les apparences, c’est sa fin qui le suscita, c’est en finissant qu’il commença’ (ML, p.53). Dans Assez, le narrateur ou la narratrice déclare de même : ‘Si l’on me posait la question dans les formes voulues je dirais que oui en effet c’est la fin de la promenade qui fut ma vie’.22 Le monde révolu dont parle Molloy désigne celui dans lequel il a vécu les événements qu’il narre. La disparition de ce monde semble être à l’origine, comme dans Assez, de ce besoin de le dire, de le retrouver dans sa mémoire pour le raconter. Molloy exprime également ici la situation mystérieuse dans laquelle sont plongés Moran, Malone et les narrateurs des quatre nouvelles. Ainsi, même si l’existence du narrateur n’a pas atteint son terme, le temps qu’il raconte est mort et le personnage qu’il évoque (qu’il fut) semble avoir glissé, avec ces instants passés, vers un néant :
21
Juliet, transcrivant vraisemblablement la réponse que Beckett fait à l’une de ses questions, écrit : ‘Non, il n’écrit pas en marchant’ (Juliet, p.26). 22 Assez, in Têtes-mortes (Paris : Editions de Minuit, 2000), p.39. (Première édition de ce texte [Paris : Editions de Minuit, 1966] ; première édition de Têtes-mortes [Paris : Editions de Minuit, 1967]).
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Ma vie, ma vie, tantôt j’en parle comme d’une chose finie, tantôt comme d’une plaisanterie qui dure encore, et j’ai tort, car elle est finie et dure à la fois […] (ML, p.47).
Cette série d’affirmations et de contradictions semble reproduire les mouvements de va-et-vient de l’écriture entre le temps passé (mort) et le présent, entre un personnage raconté – cet autre qui a disparu avec le monde qui l’a porté – et le narrateur. Le commencement véritable ou réel de l’histoire semble perdu dans les brumes du passé. Le narrateur tente de recréer une forme de commencement qui ne peut être qu’artificiel et arbitraire. Molloy, tout au début de son ‘journal intime’ (ML, p.82), déclare d’autorité : ‘Voici mon commencement à moi. […] Il m’a donné beaucoup de mal. C’était le commencement, vous comprenez. Tandis que c’est presque la fin, à présent’ (ML, p.8). La structure circulaire des deux parties de Molloy reflète cet enchevêtrement. A la fin de chaque cercle, le narrateur se retrouve à son point de départ (ou juste avant pour Molloy, qui gît dans un fossé et non encore dans la chambre) qui est la fin d’un monde. Commencement et fin s’emmêlent, l’expérience temporelle du narrateur semble être aporétique, un peu comme celle de Mercier qui souvent se perd dans des réflexions ‘où passé et avenir se [confondent] […] et où le présent [tient] le rôle ingrat de noyé éternel’ (MC, pp.489). Ainsi, le passage du présent de la remémoration au passé est éprouvé comme un malaise et le temps présent comme un temps plus informe encore que celui de l’expérience passée. Comme Molloy, Malone a du mal à commencer son récit. Après une perte de conscience dont il ne peut déterminer la cause ou la durée, il se réveille dans une chambre qui lui est inconnue – Molloy sait, lui, qu’il a repris connaissance dans la chambre de sa mère. Il ne retrouve plus aucun souvenir de ce qui lui est arrivé juste avant sa ‘syncope’ (MM, p.14). Il tente désespérément de se remémorer les instants qui ont précédé ce ‘hiatus dans [ses] souvenirs’ (MM, p.14) afin d’établir une continuité entre ce passé où son expérience vive s’achève et le commencement de sa rédaction. Il écrit : ‘Je ne suis pas arrivé […] à préciser, pour en faire un point de départ, mon dernier souvenir avant mon réveil ici’ (MM, p.14). C’est ce moment crucial – et non d’autres instants, antérieurs, puisque Malone parvient à retrouver ‘par
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moments’ (MM, p.14) sa jeunesse dans sa mémoire – qui manque et prive son récit d’un point d’ancrage dans le passé. La distance temporelle affaiblit cette conscience de soi à travers le temps ; elle a pour effet de rendre toute impression de continuité entre l’homme du passé et le narrateur difficile à éprouver. En entendant le récit autobiographique d’autres personnages, les narrateurs, qui peinent tant à se raconter eux-mêmes, s’étonnent de l’assurance qui anime ces individus. Mercier et Camier, qui ne parviennent qu’occasionnellement à se souvenir de la veille, sont contraints d’écouter le vieux Madden leur raconter sa vie. Ce dernier interrompt son histoire pour glisser : ‘Je suis vieux et le seul plaisir qui me reste, c’est de rappeler, à voix haute et dans le style noble que je hais, les beaux jours qui ne risquent heureusement pas de revenir’ (MC, p.58). Dans ‘Le Calmant’, le narrateur se souvient du jour où un homme l’a prié de lui raconter sa vie : Ma vie ! M’écriais-je. Mais oui, dit-il, vous savez, cette sorte de – comment dirais-je ? Il réfléchit longuement, cherchant sans doute ce dont la vie pouvait bien être une sorte. Enfin il reprit, d’une voix irritée, Voyons, tout le monde connaît ça (NTPR, p.61).
Devant la stupeur muette du narrateur, l’homme entreprend de lui raconter sa propre vie, à titre d’exemple. ‘Le récit qu’il fit fut bref et touffu, des faits, sans explication’, commente son auditeur, qui ajoute : ‘Ce n’était pas mal, son histoire, féerique même par endroits’ (NTPR, p.61). L’homme qui relate son histoire, semble, grâce à sa manière d’en organiser les éléments, la transformer, comme par magie, en une sorte de fiction qui paraît mystérieusement achevée, cohérente, lustrée. Or, et c’est là que réside une des difficultés cruciales éprouvées par les narrateurs beckettiens, Ricœur rappelle que : Rien dans la vie réelle n’a valeur de commencement narratif […]. Quant à ma mort, elle ne sera fin racontée que dans le récit de ceux qui me survivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fin narrative (SA, p.190).
Malone opère un véritable tour de force en parvenant à saisir le moment de sa mort comme fin narrative et, par là-même, à inscrire véritablement son récit dans un temps ‘réel’, un temps humain, le sien.
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Le temps étrange de la narration, ce temps confus dans lequel il se réveille après sa syncope, prend tout son sens, est véritablement articulé par la mort de Malone. Dans les œuvres en prose des années quarante, le temps de l’expérience préverbale, saisi après-coup par le récit, et celui durant lequel le protagoniste se souvient reste un temps unique, ininterrompu, humain. C’est celui qui rythme la vie de la naissance à la mort. Les protagonistes ont encore, comme Mercier et Camier, ‘toute la vie devant [eux], enfin tout le solde’ (MC, p.110). La sensation – qu’a parfois le protagoniste – d’être mort déjà et de revivre sa vie dans une sorte d’outre-tombe naît de cette impression que le monde évoqué dans le récit est un ailleurs ou un autrefois, irrémédiablement perdus. Le narrateur de la nouvelle intitulée ‘Le Calmant’ se présente d’emblée comme étant défunt : ‘Je ne sais plus quand je suis mort’, commence-t-il, ‘Il m’a toujours semblé être mort vieux, vers quatrevingt-dix ans, et quels ans […]’ (NTPR, p.39). Il poursuit en avouant qu’il va essayer de se raconter une histoire parce qu’il a ‘trop peur ce soir pour [s]’écouter pourrir’ (NTPR, p.39). Cette situation trouve un écho direct dans ce qu’écrit Malone en commençant son cahier : ‘J’avais davantage l’impression de l’outre-tombe il y a seulement six mois’ (MM, p.15). Plus loin, il note : ‘La possibilité ne m’échappe pas non plus bien sûr, quelque décevante qu’elle soit, que je sois d’ores et déjà mort et que tout continue à peu près comme par le passé’ (MM, pp.74-5). Si Malone, en raison de l’inquiétante étrangeté de sa situation présente, se demande parfois, comme ci-dessus, s’il est déjà décédé, il exprime cependant le plus souvent la certitude qu’il s’achemine vers la mort. Il écrit : ‘Je sens enfin que le temps m’est mesuré’ (MM, p.15). Les personnages élaborent deux hypothèses capables d’éclairer leur situation, leurs circonstances présentes, incompréhensibles. Selon la première, nous l’avons vu, ils sont morts déjà, et plongés, dès leur étrange réveil, dans une sorte de Purgatoire. Selon la seconde, ils sont les survivants d’une catastrophe dont ils n’ont pas souvenir. Watt constitue à nouveau un paradigme ici ; Sam déclare en effet : ‘Erskine, Arsene, Walter, Vincent and the others had all vanished, long before my time’ (W, p.124). Sam, qui écrit sur un temps qui a disparu, emportant tous ceux qui le peuplaient, paraît être le premier survivant dans l’œuvre de Beckett. De même, pour d’autres personnages après lui, ‘la journée est finie longtemps avant de finir’
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(MC, p.128). Malone écrit : ‘Le silence […] est tel par moments que la terre semble être sans habitants’ (MM, p.131). Molloy note de même : En attendant, inutile de se savoir défunt, on ne l’est pas […]. Pas le plus petit bruit. Où sont les mouches dont on a tant entendu parler ? On se rend à l’évidence, ce n’est pas soi qui est mort, c’est tous les autres (ML, p.35).
Dans son Journal, Kafka s’interroge sur cette sensation inquiétante de mort dans la vie et de vie dans la mort. Il note : Celui qui, de son vivant, ne vient pas à bout de la vie, il a besoin de l’une de ses mains pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin – il n’y arrive que très imparfaitement – et de l’autre main il peut enregistrer ce qu’il aperçoit sous les décombres, car il voit autre chose et plus que les autres, il est donc mort de son vivant et il est essentiellement le survivant.23
Pour Kafka, le survivant est une sorte de visionnaire qui ‘voit autre chose et plus que les autres’. L’allusion à un ‘enregistrement’ des choses entrevues sous ces ruines, à une transcription rendue possible par l’écriture – ‘la main’ – rappelle les circonstances des narrateurs beckettiens qui, comme Molloy, parlent souvent de se promener, au travers de l’écriture, ‘dans [leurs] décombres’, et d’y découvrir ‘des vestiges’ (ML, p.52) d’eux-mêmes. Quant au désespoir, il n’est jamais écarté que ‘très imparfaitement’. Cherchant à s’élever vers le seul point de vue qui lui permettrait d’embrasser son existence tout entière, d’en faire le constat ‘après-coup’, une fois qu’elle a cessé ‘d’avoir cours’, qu’elle ‘n’a plus lieu’, Molloy se prononce mort : ‘C’est seulement depuis que je ne vis plus que je pense, à ces choses-là et aux autres’ (ML, p.32). Ces mots rappellent ‘l’illusion rétrospective’ chère à Sartre, qui transforme, en l’abordant à rebours, selon une chronologie inverse, une vie en destin et un archipel de contingences, un divers d’événements en nécessité.24 Molloy décrit ensuite son projet d’écriture :
23
Franz Kafka, Journal intime, intro. et trad. Pierre Klossowski (Lausanne : La Guilde du Livre, 1946), p.147. 24 Cf. Les Mots (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio’, 1994), p.162. La page suivante explicite cette notion de retour : ‘Dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du commencement’.
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C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera […] (ML, p.32).
Molloy fait probablement allusion aux Confessions de Rousseau en choisissant de parler de jugement. Le passage sur lequel s’ouvrent ces célèbres Confessions évoque le Jugement dernier. Ailleurs, Molloy fait entendre une variation sur la préface que rédige Rousseau, dans laquelle il présente son livre comme un ‘ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes’.25 Peu après, dans son récit, Molloy note, ironiquement : ‘que cela vous aide à vous connaître et partant vos semblables’ (ML, p.45). A son tour, Moran fait une autre allusion, tout aussi transparente, à Rousseau, lorsqu’il écrit : ‘la race en est éteinte et le moule cassé’ (ML, p.156).26 Ces références extra-textuelles, loin d’être anodines ou sans importance, servent sans doute à témoigner du fait que, d’une part, ces narrateurs ont bien en tête un modèle autobiographique, et, d’autre part, qu’ils cherchent eux-mêmes à réaliser une sorte de projet autobiographique. Molloy tente de remonter à ses origines (son but est de parvenir auprès de sa mère : ce voyage, envisagé comme un retour, correspond à une quête des origines). Pour Rousseau, ce sont les émotions remémorées qui permettent de redécouvrir le passé : Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puis compter, c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l’effet. […] Je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti.27
Pour Rousseau, selon Jean Starobinski, ‘l’introspection ne cesse jamais d’être possible’ ;28 les émotions éprouvées constituent pour lui un gage de transparence, lui permettant de retrouver tout son passé. Celui de Molloy, par contre, reste opaque : la vie qu’il tente de 25
Les Confessions, I (Paris : Garnier-Flammarion, 1968), p.39. Rousseau écrit en effet en première page du premier Livre : ‘Je […] connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus […]. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel il m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu’ (Les Confessions, p.43). 27 Les Confessions, II (Paris : Garnier-Flammarion, 1968), p.20. 28 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle (Paris : ‘Tel’ / Gallimard, 1987), p.217. 26
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parcourir en sens inverse n’a laissé, en guise de trace, qu’une ‘longue émotion confuse’. Plus loin, dans son récit, Molloy – qui semble être revenu de son petit tour de passe-passe dans lequel il se déclarait mort déjà – note : Pour les détails, si on s’intéresse aux détails, il n’y a pas à se désespérer, on peut finir par frapper à la bonne porte, de la bonne manière. C’est pour l’ensemble qu’il ne semble pas exister de grimoire (ML, p.35).
La formule magique qui permettrait de retrouver la vie et le temps révolus, de les ordonner et de les transformer en histoire d’une vie n’existe pas, seuls le pensum à écrire et le devoir de poursuivre dans le noir demeurent. Beckett a déclaré un jour : ‘When man faces himself, he is looking into the abyss’.29 Ses romans créent une variation sur cette note fondamentale qui pose l’homme comme étant inconnaissable et insondable et assimile la quête de soi à une marche dans le noir. Par l’écriture cependant, les personnages se mettent en perspective, comme Beckett qui, dans une lettre à MacGreevy – rédigée juste deux mois avant la fin de la composition de Malone meurt – écrit : I see a little more clearly what my writing is about […]. The feeling of getting oneself in perspective is a strange one, after so many years of expression in blindness. Perhaps it’s an illusion.30
De manière similaire, les narrateurs beckettiens éprouvent la sensation d’avancer sans cesse à tâtons dans le noir. Cependant, toute leur entreprise – même si elle reste menacée par l’illusion – fait place à une forme de compromis au nom duquel ils tentent sans cesse de reconstruire une forme d’identité personnelle. Valéry exprime bien toute l’ambiguïté de cette situation, qui reste à la fois totalement insatisfaisante et absolument nécessaire : Je suis moi-même à chaque instant un énorme fait de mémoire, le plus général qui soit possible : il me souvient d’être et d’être moi ; et je me reperds et je me retrouve le même, quoique je ne le sois pas, mais un autre.
29 Entretien avec John Gruen : ‘Nobel Prize Winner 1969: Samuel Beckett talks about Beckett’, Vogue, Vol. 127, No. 2 (February 1970), p.108. 30 Lettre datée du 18 mars 1948 (TCD).
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Sans ce souvenir inexact, pas de moi. Toutes les fois qu’il y a souvenir, il y a illusion de conservation d’un soi.31
II. Versions d’une expulsion hors du passé : ‘Comment c’est ma vie des bribes’ La dissolution de l’identité qui caractérise L’Innommable est déjà sensible par moment dans les œuvres précédentes. Le personnage parle de lui et de l’autre qu’il fut, passant sans cesse du présent au passé – il demeure encore, à chaque instant, à la fois lui-même et un autre. Parfois cependant, après qu’il s’est perdu dans l’autre, il ne parvient pas à revenir à soi, comme Molloy : Je me glisse content dans la lumière des autres, celle qui jadis devait être la mienne […], puis c’est l’angoisse du retour, je ne dirai pas où, à l’absence peut-être, c’est tout ce que je sais, il ne fait pas bon y rester, il ne fait pas bon y retourner (ML, pp.55-6).
Nous avons dit de l’identité de l’ipséité (du soi) qu’elle constituait une réponse à la question qui ? La question à qui ?, implicite ici et enveloppée dans un où ?, semble sans réponse. Tout paraît s’embrouiller dans cette absence, temps, lieu et conscience de soi. Malone exprime la même angoisse : ‘Je ne ferai plus peut-être qu’un seul voyage, dans les longues galeries que je connais […] mes poches pleines de cailloux […]. Puis reviendrai ici, à moi, c’est vague, pour ne plus me quitter […] (MM, pp.103-4). L’Innommable ne parvient plus à se quitter ; il tente en vain de se projeter hors de soi en faisant sienne l’histoire d’une série d’êtres qu’il façonne : Basile, Mahood, Worm. Son histoire à lui, il ‘désespère de l’atteindre’ (I, p.42). Sa ‘rage de dire’ s’accompagne cependant d’un ‘souci de vérité’ (I, p.21) qui le torture puisqu’il aspire à une fin de cette folie ‘d’avoir à parler et de ne le pouvoir […]’ (I, p.62). Pour Malone et pour tous ses prédécesseurs, le passé reste encore accessible, même si le narrateur ‘met du temps à savoir à peu près ce qui s’est passé’ (MC, p.188), ou qu’il ‘ne se rappelle pas tout de suite qui [il] est, au réveil’ (ML, 31
Paul Valéry, Cahiers, I (Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1973), p.1230.
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pp.49-50). Même si la notion d’identité personnelle semble vague déjà, la fuite hors de soi et le retour à soi restent encore possibles. Malone écrit en effet : ‘Peut-être que j’en ai encore pour dix ans. Je vais quand même continuer un peu, en pensant à autre chose, je ne peux pas rester ici’ (MM, p.69). Dans cette première phase, ‘The stations of this inverted Calvary’, comme Beckett écrit sur A la recherche, ‘retain their original dynamism, their crescendo, their tension towards a cross’ (P, p.44). Ce dynamisme, cette tension sont construits encore par une forme d’intrigue qui articule les notions d’identité, de mémoire et de temps, les organisant de manière à ce qu’elles puissent interagir. C’est manifestement davantage le cas des nouvelles et de Molloy que de Malone meurt. Cependant, considéré sous l’angle de la mémoire et de l’identité, Malone meurt reste plus proche des textes qui le précèdent que de la suite. Les vies que Malone raconte, celle de Sapo, puis de Macmann, suivent bien cette trajectoire vers une croix. Malone ne cesse d’être à la fois lui-même et cet autre qui meurt en même temps que lui. Dès L’Innommable, qui porte leur dissolution bien plus avant que les textes qui précèdent et même que les ouvrages ultérieurs, temps, mémoire et identité semblent accomplir leurs ‘étranges voyages’ (CC, p.145) séparément.
II : i Le temps Aristote, en déclarant que ‘la mémoire porte […] sur le passé’ (Aristote, p.105), cherche à souligner combien elle reste liée à la notion de temps ; il insiste sur sa fonction ‘temporalisante’ (MHO, p.6). La mémoire est ‘attestation de la durée, de la continuité de l’existence’ (Jervolino, p.53) ; elle opère la distinction entre un avant et un après. Cette absence innommable où, pour reprendre les mots de Molloy, ‘il ne fait pas bon […] rester’ (ML, p.56) s’accompagne de la sensation d’un temps sans extension, dépourvu de tout intervalle mesurable, de toute orientation. L’Innommable voit passer des personnages, qui tournent autour de lui comme des satellites ; il se dit dans ‘l’impossibilité […] de mesurer le temps’ (I, p.20). Ce temps étranger au rythme humain, les protagonistes tentent vainement de l’appréhender, de le décrire, de se l’expliquer. La notion de temps a
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une importance cruciale pour la réflexion qui s’ouvre ici avec L’Innommable, les Textes pour rien, Comment c’est et Company. ‘Tout s’emmêle, les temps s’emmêlent, d’abord j’y avais seulement été, maintenant j’y suis toujours, tout à l’heure je n’y serai pas encore, peinant à mi-versant’ (NTPR, p.120) dit le narrateur du ‘Texte I’. Incapable de répondre à la question qui l’assaille : ‘Depuis quand suis-je ici ?’ (NTPR, p.117), le narrateur finit par déclarer : ‘Pour l’instant je suis là, depuis toujours, pour toujours’ (NTPR, p.120). Cette sensation d’être plongé dans un temps éternel, sans commencement ni fin, réapparaît souvent dans les Textes pour rien, comme lorsque la voix évoque : ‘La mienne de vie, que je dis finie, ou à venir, ou toujours en cours, selon les mots, selon les heures […]’ (NTPR, p.158). Cette sorte de présent éternel correspond aussi au présent de l’écriture. C’est cette sensation d’un temps étrange qui fait dire au narrateur du ‘Calmant’ : ‘Ce que je raconte ce soir se passe ce soir, à cette heure qui passe’ (NTPR, p.41). Mayoux écrit : At the heart of this unreality of time […], [all] that remains, all there ever is, is a vague present lost in a double mist of non-being: a present in which everything (or rather nothing) takes place […].32
Dans la perspective qui est la nôtre ici, celle de la mémoire, il est difficile de ne pas déplorer l’impasse dans laquelle nous jettent certaines observations, comme celle-ci : ‘The unreality of reality is constantly present’ (Mayoux, p.78). Cette impasse sur la mémoire est bien celle, pourtant, dans laquelle les Textes pour rien et L’Innommable semblent tomber. La notion de réalité antérieure reste l’horizon de notre réflexion sur la mémoire ; dans les cas extrêmes que sont L’Innommable et certains des Textes pour rien, l’idée de réalité antérieure semble s’effacer. Son absence correspond à un désarroi et à une forme de crise – ou d’impossibilité – du récit. Plus que comme un ‘artifice d’histoires inventées’,33 c’est à la lumière du ‘tourment véritable d’une existence réelle’ (Le Livre à venir, p.289) que nous appréhendons ici les récits des narrateurs beckettiens et cette 32
Jean-Jacques Mayoux, ‘Beckett and Universal Parody’, in Samuel Beckett: A Collection of Critical Essays, ed. Martin Esslin (Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall, 1965), pp.77-91 [p.78]. 33 Cf. Blanchot, ‘Où maintenant ? Qui maintenant ?’, in Le Livre à venir, pp.286-91 [p.288].
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constellation d’expériences. Ce qui se passe, ce n’est pas uniquement une tentative de la part du narrateur ‘d’interposer […] des masques et des figures’ ‘entre lui et la parole’ (Le Livre à venir, p.287). Dans ‘Le Calmant’, tout ne s’abîme pas dans ce présent éternel, puisque le narrateur raconte encore ‘le départ, la lutte et le retour peut-être, à ce vieillard qui est moi’ (NTPR, p.45). Le temps, raconté encore et configuré – fût-ce de manière minimale – ne paraît pas informe. L’angoisse que le narrateur cherche à pallier en se racontant une histoire, qu’il voudrait semblable au ‘conte que [son] père [lui] lisait soir après soir […] pour [le] calmer’, est enracinée dans un monde qui est le nôtre, inséparable des hantises et des ‘conditions éternelles de la vie’ (PVV, p.132). L’irréalité ou le non-être du temps semblent particulièrement sensibles dans L’Innommable et dans certains Textes pour rien. Ricœur résume ainsi l’argument sceptique : ‘Le temps n’a pas d’être, puisque le futur n’est pas encore, que le passé n’est plus et que le présent ne demeure pas’ (TR, I, p.25). Le passé ne paraît pas seulement hors d’atteinte, il semble inexistant, nulle part à trouver, à rêver, à espérer. Comme le dit Ricœur : ‘Il faut […] que quelque chose cesse pour qu’il y ait un commencement et une fin, donc un intervalle mesurable’ (TR, I, p.42). Malone tentait de se rappeler son dernier souvenir avant sa perte de conscience, et son réveil dans la chambre inconnue ; il se souvenait d’un autrefois ; or, rien ne précède plus le temps de parole de L’Innommable. Au début du roman – dans ce que Linda Ben-Zvi considère,34 fort justement, comme son préambule ou sa préface – l’Innommable tente toutefois de redonner au temps une certaine réalité, en inventant un projet futur (‘[son] exposé’) et une idée de commencement : Je dois supposer un commencement à mon séjour ici, ne serait-ce que pour la commodité du récit. L’enfer lui-même, quoique éternel, date de la révolte de Lucifer. Il m’est donc loisible, à la lumière de cette lointaine analogie, de me croire ici pour toujours, mais non depuis toujours. Voilà qui va singulièrement simplifier mon exposé (I, pp.14-5).
Toute tentative et tout projet semblent bientôt désamorcés, vidés de leur substance par le côté informe et inarticulé du monde dans lequel l’Innommable est plongé : 34
Cf. Samuel Beckett (Boston: Twayne, 1986), p.98.
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Toute cette histoire de tâche à accomplir, pour pouvoir m’arrêter […] de tâche imposée […] je l’ai inventée, dans l’espoir de me consoler, de m’aider à continuer, de me croire quelque part, mouvant, entre un commencement et une fin, tantôt avançant, tantôt reculant […] (I, p.45).
Si, comme le précise Linda Ben-Zvi, chacun des narrateurs de la trilogie rédige tour à tour son préambule, soucieux de donner un commencement à ses écrits, l’Innommable, comme Molloy et Malone, ‘speaks of the difficulty of opening, but unlike them he offers almost no explanation for his difficulty […]. While the preceding prefaces lasted only a few pages, the Unnamable rambles on for fifteen’ (Linda Ben-Zvi, p.98). Pour l’Innommable, l’idée de chronologie est fondamentalement inconcevable ; il lui faut ‘simplement continuer, sans l’illusion d’avoir commencé un jour, de pouvoir un jour conclure’ (I, p.163) ; son temps reste aporétique, inorganique. Ainsi, pour lui, à chaque instant : ‘C’est la fin qui est le pire, non, c’est le commencement […], puis le milieu, puis la fin, à la fin c’est la fin qui est le pire, […] c’est chaque instant qui est le pire’ (I, p.181). Et ces secondes qui se succèdent, ‘il y en a qui les ajoutent les unes aux autres pour en faire une vie, moi je ne peux pas, chacune est la première […]’ (I, p.181). Dans ses Confessions, Augustin résume, bien avant son temps, la situation de L’Innommable : ‘Si rien ne se passait, il n’y aurait point de temps passé ; […] si rien n’avenait, il n’y aurait point de temps à venir’ (Augustin, p.422). C’est cela exactement – entendons : ce qu’Augustin rejette comme une impossibilité – qui semble se produire dans L’Innommable. Dans ce roman, la voix anonyme essaie sans cesse, cependant, de se créer un passé : ‘J’ai inventé mes souvenirs’ dit-il, avouant dans un même souffle qu’il vient d’échouer à nouveau : ‘pas un seul n’est de moi’ (I, p.182). La voix du ‘Texte VIII’ exprime l’angoisse qui naît de cette inaccessibilité du passé. Il en décrit la perte comme un événement catastrophique et traumatisant : ‘Mon passé m’a mis dehors, ses grilles se sont ouvertes, ou c’est moi qui me suis évadé, en creusant. Pour traîner un instant libre […], comme un vivant, avant d’être, soudain, ici, sans mémoire’ (NTPR, pp.168-9). Cette expulsion hors du passé, qu’elle trouve son origine dans un mouvement de fuite de la part du personnage ou non, n’en demeure pas moins une expulsion puisque, dans les deux cas, l’accès au passé est interdit au protagoniste. Elle correspond également à une chute hors du temps et s’accompagne d’une rupture brutale des possibilités d’appréhender le temps comme
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orientation ou continuité – du passé vers le futur – et donc des possibilités de dire ou de vivre une vie. Cette catastrophe est décrite comme un exil forcé, un bannissement hors de soi : ‘Plus rien dès lors qu’imaginations et l’espoir de me voir une histoire, d’être venu de quelque part et de pouvoir y retourner […]’ (NTPR, p.169). Cet état est source d’angoisse et de souffrance pour le narrateur, tourné vers l’espoir de trouver une issue à sa situation et vers le désir ‘que le temps reprenne, le ciel, les pas sur la terre […]’ (NTPR, p.169). Le ‘calvaire inversé’ de la mémoire, sa progression vers une croix, n’existent plus dans la mesure où toute notion de continuité a été brisée : ‘Et maintenant ici, quel maintenant ici’, dit le ‘Texte II’, ‘une énorme seconde, comme au paradis’ (NTPR, p.125). Dans L’Innommable et les Textes pour rien, seuls demeurent le présent et la passion elle-même, la souffrance du crucifié qui ‘ne sait pas plus qu’au premier jour, [qui] ne fait qu’entendre, que souffrir, sans comprendre […]’ (I, p.115). Pour Aristote : ‘Les animaux qui perçoivent le temps sont les seuls à se souvenir’ (Aristote, p.106). Ainsi, les personnages pour qui le temps devient une sorte d’écoulement informe ou de stagnation infinie sont de plus en plus racontés, ‘souvenus’ – si l’on ose ce solécisme – par une voix extérieure pour laquelle ils demeurent ‘that cankerous other’ (Co, p.9). Entre le passé (tel qu’il apparaît dans Comment c’est ou dans Company, ainsi que dans certains des Textes pour rien) et le présent, il n’y a plus de progression sensible : tout ce qui précède est perçu comme un passé vague, impersonnel. Dans Comment c’est et Company, au contraire de ce qui paraît dans L’Innommable, ce passé semble exister néanmoins. La voix dans Company déclare : ‘He wonders in the back of his mind if the woes of the world are all they used to be. In his day’ (Co, p.61). Le narrateur de Comment c’est parle de : ‘[sa] vie disparue’ (CC, p.30). Cette vie, une voix la lui raconte ; il la murmure à son tour, répétant passivement les pronoms choisis par la voix, ‘sans nier sans croire’ (CC, p.31). La situation qu’évoque le ‘Texte II’ ressemble à celle de Comment c’est – si l’on excepte le fait que, dans celui-là, le narrateur se donne encore comme source du texte et non comme relais de bribes perçues. Ce dernier est plongé dans un monde aux contours vagues : ‘Du sec, c’est possible, ou du liquide, ou de la vase, comme avant la vie’ (NTPR, p.126). Par rapport à ce royaume sans confins, il existe un ‘là-haut’, dans ‘la lumière […] suffisante pour y voir’, où ‘les vivants se
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dirigent, sans trop de mal, s’évitent, s’unissent […]. A moins que ça n’ait changé, à moins que ça n’ait cessé’ (NTPR, p.123). Cette dernière phrase place le monde ‘là-haut’ dans une situation d’antériorité par rapport au monde étrange dans lequel le narrateur se trouve. Dans Company, le protagoniste, plongé dans le noir, est parcouru par la voix qui décrit sa situation présente : ‘How current situation arrived at unclear’ (Co, p.62). Le temps, bien que difficile à mesurer, semble moins aporétique que dans L’Innommable et même que dans Comment c’est. Cependant, puisque le passé et le temps lui sont contés, l’auditeur semble ne plus être lui-même au centre de ce temps, pas plus qu’il ne paraît disposer de points de comparaison entre son présent et un avant. Le protagoniste semble avoir toujours éprouvé le temps comme une réalité insaisissable : What with what feeling remains does he feel about now as compared to then? When with what judgement remained he judged his condition final. As well inquire what he felt then about then as compared to before. When he still moved or tarried in remains of light. As then there was no then so there is none now (Co, p.29).
Les personnages beckettiens se sentent toujours étrangers au rythme des heures qui passent, au temps des horloges, à ce temps qui paraît artificiel, impropre à articuler les choses, à conduire à l’action : ‘Trop court pour que ce soit la peine de commencer, trop long pour qu’on ne commence pas quand même, voilà leur temps, cage de la Balue des heures’ (MC, p.129). La mémoire, si fragmentée (dans Company et Comment c’est, elle est décrite comme extérieure aux protagonistes), ne permet pas de marquer le temps ni de percevoir un intervalle ou une chronologie ; le moment précédent semble sans cesse balayé par le présent. Dans cette mémoire racontée, si l’on peut dire, aux personnages, les temps semblent se mélanger ; les souvenirs forment des sortes de synchrones où tout semble ‘at once over and in train and to come’ (Co, p.46). Depuis toujours, cependant, ce temps est appréhendé et vécu comme une réalité opaque et accablante. Au terme de chaque événement, de chaque oubli, cette tâche pénible de supporter le temps reprend. La voix de Company exprime ainsi cette succession des temps : ‘[you took] yourself off to look for something else to pass the time heavy already on your hands at that tender age’ (Co, p.39).
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Dans Comment c’est, le narrateur anonyme semble être plongé dans une sorte d’Enfer ou de Purgatoire. Dans La Naissance du Purgatoire, Le Goff écrit à propos du Purgatoire qu’il est : lié à de nouvelles conceptions de l’espace et du temps. Il est associé à une nouvelle géographie de l’au-delà qui n’est plus celle des petits réceptacles juxtaposés comme les monades seigneuriales mais de grands territoires, des royaumes, comme les appellera Dante.35
‘C’est le même royaume que toujours […] je n’en suis jamais sorti il est sans confins’ (CC, p.67), dit l’habitant du monde étrange de Comment c’est. Pourtant, dans ce lieu obscur, ‘le temps qui passe [lui] est conté’ (CC, p.40), de même que ‘le temps passé’ ; les ‘bribes d’un conte énorme’ lui sont rapportées, il les murmure à son tour ‘dans l’ordre le naturel’ (CC, pp.40-1). Le narrateur, qui évoque ‘Belacqua basculé sur le côté las d’attendre oublié des cœurs où vit la grâce endormi’ (CC, p.37), semble être plongé, comme ce dernier, dans une sorte de Purgatoire ou d’Antépurgatoire. Le Purgatoire représente, comme l’écrit Le Goff, ‘un enfer […] à temps’ (Le Goff, p.277), une sorte d’ ‘annexe de la terre’, qui ‘prolonge le temps de la vie et de la mémoire’ (Le Goff, p.315). La grande nouveauté est qu’un temps ‘mesurable s’ouvre dans l’au-delà’ (Le Goff, p.311). Dans l’étrange au-delà de Comment c’est, le temps semble souvent incompréhensible, hors du temps terrestre ; les notions de jour et de nuit apparaissent néanmoins encore ça et là, comme des notions résiduelles, étrangères à ce séjour, des notions que le narrateur dit répéter sans comprendre. Il se demande ‘si oui ou non ce bouleversement […] si tous les jours ce mot qu’il faut entendre murmurer’ (CC, p.61) ; puis : ‘Les jours ce mot encore comment faire sans mémoire’ (CC, p.62). Il parle aussi de ‘L’immortel matin amenant soir noms d’autres divisions du temps’ (CC, p.149). Le narrateur articule les mots entendus : ‘ma journée ma journée ma vie comme ça toujours les vieux mots qui reviennent’ (CC, p.65). Il est capable pourtant d’indiquer la vitesse à laquelle il progresse dans la boue : ‘dix mètres une heure quarante six mètres l’heure […] dix centimètres à la minute’ (CC, p.125). Le narrateur, après qu’il a perçu ‘un lointain tic-tac’, arrache sa montre à Pim ; ‘je 35
Jacques Le Goff, La Naissance du Purgatoire (Paris : Gallimard / Coll. ‘Bibliothèque des Histoires’, 1981), p.310.
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l’écoute un bon moment’, dit-il, ‘ce sont de bons moments’ (CC, p.91). Dans Company, la montre apparaît aussi comme un accessoire dont les fonctions semblent superfétatoires au personnage qui invente plutôt une sorte de jeu expérimental à partir de cet objet : ‘Your eyes light on the watch lying beneath [the light]. But instead of reading the hour of night they follow round and round the second hand now followed and now preceded by its shadow’ (Co, pp.80-1). Dans Comment c’est, la pulsation régulière de la montre extorquée à Pim berce le narrateur et l’aide, ironie du sort, à passer le temps, en lui ‘[tenant] compagnie’ (CC, p.93). Elle perd bientôt tout attrait cependant : ‘abandonné le lointain tic-tac je n’en tire aucun profit plus aucun aucun agrément ne compte plus les secondes qui passent sans retour ne mesure la durée de rien’ (CC, p.93). Les minutes lui paraissent cependant ‘sans retour’ ; le temps ne semble pas un éternel rejaillissement du même. Il semble que le narrateur est prêt à croire parfois que le passé murmuré est son passé. Il a séparé, ‘pour plus de clarté’ (CC, p.36), l’éternité de cet au-delà en trois périodes : avant Pim, avec Pim, après Pim. ‘Après Pim’ correspond à la troisième partie c’est ‘là où [il a sa] vie’ (CC, p.41). Il a ponctuellement le sentiment d’avoir un futur, inscrit dans un temps mesurable : ‘Un peu plus de deux ans à tirer puis remonter’ (CC, p.131) déclare-t-il soudain de manière inattendue. Ainsi, le narrateur garde la mémoire parfois d’un temps marqué par la succession des jours et des saisons, un temps qui a cours ‘là-haut’ : ‘A moins que ça n’ait changé, à moins que ça n’ait cessé’ (NTPR, p.123). Il semble qu’un croisement s’opère parfois entre le temps de l’écriture – qui correspond à ce temps vague dans lequel le personnage a échoué au terme d’une catastrophe dont il n’a pas gardé de souvenir – et le temps ‘là-haut’. Le Goff parle, à l’occasion de la visite de Dante au Purgatoire, d’une ‘temporalité symphonique’ : Le temps est fait de l’enchevêtrement du voyage de Dante avec le temps vécu des âmes du Purgatoire parmi lesquelles il passe. Il est fait surtout des différents temps emmêlés de ces âmes éprouvées entre la terre et le ciel, entre la vie terrestre et l’éternité. Temps accéléré et temps retardé, temps en va-et-vient de la mémoire des vivants à l’inquiétude des morts, temps encore accroché à l’histoire et déjà aspiré par l’eschatologie (Le Goff, pp.475-6).
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Dans les Textes pour rien et L’Innommable, l’angoisse des narrateurs naît en partie de cet exil hors d’un temps mesurable et de la sensation que les temps sont emmêlés de manière incompréhensible. Leur temps paraît bien ‘aspiré par l’eschatologie’, mais demeure aussi en suspens, la fin étant sans cesse différée, ajournée. ‘Je suis sous terre’, dit le narrateur du ‘Texte XI’ ‘ou dans mon corps quelque part, ou dans un autre corps, et le temps dévore toujours, mais pas moi’ (NTPR, p.190). Ailleurs, le narrateur se dit scindé en deux : il y a ‘l’autre qui est moi, aveugle, sourd et muet, cause que je suis ici, cause de ce noir silence […] dans cette simili-sépulture qui est la mienne’, et ce ‘je’ ‘pétant de mortalité là-haut quelque part en Europe probablement’ (NTPR, p.171). Cette sensation d’être exilé dans un monde au carrefour de temps pluriels, Kafka la décrit comme correspondant à une dissolution de son identité : Ce fut […] un effondrement total […] impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter […] la continuité de la vie. Les montres ne concordent pas, la montre intérieure court d’une manière […] inhumaine, l’extérieure poursuit d’une manière saccadée sa marche ordinaire. Que peut-il se produire, sinon que les deux différents mondes se séparent ou […] s’arrachent l’un à l’autre d’une manière terrible. La frénésie de la marche intérieure peut avoir différents motifs dont […] l’observation de soi-même qui ne permet à aucune représentation de se calmer, qui chasse chacune à la surface pour être pourchassée à son tour comme représentation par une nouvelle observation de soi (Kafka, pp.1534).
II : ii Au-delà d’un effondrement de soi : ‘X, paradigme du genre humain’ Ce sentiment d’un ‘effondrement total’ dont parle Kafka est familier aux protagonistes et narrateurs beckettiens : ‘breaking up I am’ (FAW, p.16), s’écrie le narrateur de From an Abandoned Work. Les narrateurs des Textes pour rien et de L’Innommable, qui font entendre une polyphonie de voix entremêlées, une clameur semblable à celle qui émane de l’au-delà dantesque, ne parviennent pas, au contraire des âmes du Purgatoire et des Enfers, à se rappeler une existence préalable, une vie qu’ils auraient vécues. L’Innommable déclare : ‘Je me suis lourdement trompé en supposant que la mort en elle-même
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constituait un indice, ou même une forte présomption, en faveur d’une vie préalable’ (I, p.93). Dans son impuissance à retrouver des traces de lui-même, l’Innommable parle de : ‘[La] folie […] de vouloir connaître, de vouloir se rappeler, son méfait’ qui anime les âmes de l’Enfer et du Purgatoire de Dante ; ‘Là alors on ne m’y prend plus’ ajoute-t-il, ‘C’est bon pour les frais émoulus de la damnation’ (I, p.83). L’au-delà que traverse Dante, comme le dit Weinrich, ‘ne laisse’, quant à lui, ‘aucune chance à l’oubli’.36 La mémoire reste omniprésente dans l’Enfer et le Purgatoire de La Divine Comédie. Dans L’Innommable et les Textes pour rien, les narrateurs savent encore, à défaut de pouvoir se souvenir d’eux-mêmes ou même en l’absence d’un passé, que les âmes des morts sont capables de se souvenir, de se raconter : Je fus, je fus, disent ceux du Purgatoire, ceux des Enfers aussi, admirable pluriel, merveilleuse assurance. Plongé dans la glace, jusqu’aux narines, les paupières collées de larmes gelées, revivre ses campagnes, quelle tranquillité, et se savoir au bout de ses surprises […] (NTPR, p.157).
L’Innommable déclare, tout au début de son pensum : ‘Le bonheur passé en tout cas m’est complètement sorti de la mémoire, si tant est qu’il y fût jamais présent’ (I, p.11) ; il échoue, au cours de son long effort verbal, à retrouver le moindre souvenir de lui. Tentant de s’aligner sur le modèle des damnés, si prompts à ressaisir et à narrer chaque étape de leur vie, il prévoit de se glisser dans un autre – qu’il nomme Worm – qu’il vient d’appeler à son secours, et établit son plan d’action : Il faut remonter, pour commencer, jusqu’à ses origines, et, aux fins de continuer, le suivre, patiemment, par les différents stades, en ayant soin d’en montrer la fatale concaténation, qui en ont fait ce que je suis (I, p.109).
A peine émis, ce projet de récit se désagrège. Tout à la fin de ses diatribes, l’Innommable déclare encore, incapable de renoncer tout à fait à l’espoir de se créer l’histoire qu’il n’a su se remémorer : ‘Je me ferai une tête, je me ferai une mémoire […] c’est comme une confession, […] on la croit finie, puis elle rebondit […]’ (I, pp.207-8).
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Harald Weinrich, Léthé : Art et critique de l’oubli, trad. Diane Meur (Paris : Fayard, 1999), p.55.
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L’Innommable adopte toutes les stratégies possibles pour tenter de parvenir à une conscience de soi et de son identité personnelle. A l’instant même où elles sont exposées, articulées, ses stratégies paraissent déjà à la poursuite de causes perdues, et la désillusion du chercheur semble étouffer tout espoir : J’ai à parler d’une certaine façon […] d’abord de celui que je ne suis pas, comme si j’étais lui, ensuite, comme si j’étais lui, de celui que je suis (I, p.81).
Il s’efforce de se souvenir de lui-même, puis de s’imaginer en une série d’autres êtres (Basile, Mahood, Worm), pour mieux s’observer. Il tente de parvenir à se postuler, à se déduire par un raisonnement logique, comme le fera parfois le narrateur de Comment c’est, usant d’un raisonnement aporétique, d’une sorte de syllogisme absurde : ‘ma voix sinon rien donc rien sinon ma voix donc ma voix’ (CC, p.149). Un changement frappant intervient dans l’œuvre de Beckett dès L’Innommable : l’impossibilité de nommer le personnage. A aucun moment pourtant dans les œuvres précédentes le nom ne fonctionne comme un garant de l’identité personnelle ou comme la marque d’une conscience de soi cohérente et articulée. Après un long parcours en sa compagnie,37 Mercier demande à Camier : ‘Enfin, qui est-tu Camier ?’, ‘Moi ? dit Camier. Je suis Camier, Francis Xavier’ ; ‘C’est maigre, dit Mercier. A qui le dis-tu, dit Camier’ (MC, p.171). Molloy, quant à lui, éprouve bien davantage de difficultés à coïncider avec son identité ; son nom ne lui revient à l’esprit que plusieurs pages après le début du roman : ‘Tout d’un coup je me rappelai mon nom, Molloy. Je m’appelle Molloy’ (ML, pp.28-9) déclare-t-il fièrement au commissaire. Le nom de Malone n’apparaît que bien plus tard dans le roman, il est mis entre parenthèse, comme un détail sans importance, un ancrage temporaire et improbable dans l’histoire : ‘Malone (c’est en effet ainsi que je m’appelle à présent)’ (MM, p.79). Avec L’Innommable, cette incertitude devient plus fondamentale encore et la quête qu’elle engendre ne se sépare plus d’une angoisse et d’une souffrance d’autant plus terribles qu’elles paraissent détachées de la psyché qui les éprouve néanmoins à chaque instant et qui se trouve par là-même – 37
C’est-à-dire au cours du dixième chapitre d’une aventure qui n’en comporte que onze, suivis d’un bref résumé.
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à cause de cette non-coïncidence – impuissante à agir sur un poison qui n’a ni corps où se loger ni apparence. La quête tourne sans cesse autour du ‘Qui maintenant ?’ sur lequel s’ouvre ce texte, sans jamais pouvoir y répondre. L’identité du personnage, ‘échappant au contrôle de l’intrigue et de son principe d’ordre, est mise véritablement à l’épreuve’ (SA, p.176) écrit Ricœur. La perte d’identité, décrite dans les termes de la philosophie de l’ipséité de Ricœur, correspond à une ‘mise à nu de l’ipséité’ – dont nous avons dit qu’elle recouvrait toute les assertions liées au qui ? – ‘par perte du support de la mêmeté’ (SA, p.178). ‘Qui est encore ce je’, dit Ricœur, ‘quand le sujet dit qu’il n’est rien ? Un soi privé du secours de la mêmeté’ (SA, p.196). Pour Ricœur, la dissolution de l’identité-mêmeté ne nous rejette pas hors de la problématique de l’ipséité : ‘un non-sujet n’est pas rien’, écrit-il ‘quant à la catégorie du sujet’. En effet, explique-t-il : Nous ne nous intéresserions pas à ce drame de la dissolution […] si le nonsujet n’était pas encore une figure du sujet, même sur le mode négatif. Quelqu’un pose la question : qui suis-je ? Rien ou presque rien est la réponse. Mais c’est encore une réponse à la question qui, simplement ramenée à la nudité de la question elle-même (‘L’identité narrative’, p.302).
Ce sentiment de désagrégation, de perte totale d’identité est celui qu’exprime l’Innommable : ‘Je suis comme de la poussière’ (I, p.102) et la voix du ‘Texte VI’, qui déclare : ‘me voilà, petite poussière dans un petit nid, qu’un souffle soulève, qu’un autre rabat […]’ (NTPR, p.155). Face à cette impossibilité de se saisir en tant que personne, un des narrateurs des Textes pour rien se met à ironiser, en désespoir de cause : Du reste ce n’est pas moi, je ne parle pas de moi, je l’ai dit cent mille fois, inutile de m’en dire confus, confus de parler de moi, alors qu’il y a X, paradigme du genre humain, […] une carcasse à l’image de Dieu et une tête contemporaine […] parler de soi, alors qu’il y a X […] (NTPR, pp.162-3).
Dans ces cas extrêmes ou ces ‘fictions de la perte d’identité’ (SA, p.177), comme les décrit Paul Ricœur : L’ancrage du nom propre devient dérisoire au point de devenir superfétatoire. Le non-identifiable devient l’innommable. […] A mesure que le récit s’approche du point d’annulation du personnage, le roman perd aussi ses qualités proprement narratives […]. A la perte d’identité du
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett personnage correspond aussi la perte de la configuration du récit et en particulier une crise de la clôture du récit (SA, p.177).
Ricœur paraît croiser ici l’œuvre de Beckett, sans toutefois la mentionner à aucun moment de sa réflexion sur cette notion d’innommable. Cette ‘crise de la clôture’ dont parle Ricœur est sensible dans le dernier ouvrage de la trilogie. Malone meurt semblait contourner cette crise en parvenant, nous l’avons dit, à faire se rejoindre et coïncider son propre décès et la fin du récit. La certitude d’avoir pris part, soi-même, à ce qui constitue le récit, d’avoir vécu et agi, correspond à ce que Ricœur nomme ‘attestation’ et définit comme ‘l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant. Cette assurance demeure l’ultime recours contre tout soupçon’ (SA, p.35). L’Innommable correspond à l’ère du soupçon, à une dissolution de tout sentiment de soi. Son univers paraît hors du monde de l’action ; c’est un endroit où seuls les mots ont lieu. ‘Des mots, des mots, [ma vie] ne fut jamais que ça, que pêle-mêle le babel des silences et des mots […]’ (NTPR, p.158) disent les Textes pour rien. L’approche de Ricœur s’inscrit, comme l’écrit Mongin, ‘dans le cadre d’une théorie de l’action qui considère la personne comme un sujet agissant et souffrant, et non plus seulement comme un sujet parlant’ (Mongin, p.174). Dans L’Innommable, la souffrance et les pleurs ne suffisent pas à circonscrire une identité. Le narrateur anonyme de Comment c’est cherche encore, parfois – en ne faisant, de son propre aveu, que répéter ce qu’il entend – à parvenir à l’assurance, celle de l’attestation, qu’il est bien celui qui a vécu les moments de ce passé qui lui sont contés. Il se nomme tour à tour Pim ou Bom, des noms qu’il adopte successivement sans y croire jamais ni perdre son anonymat : ‘Et moi je m’appelle comment’, s’écrie-t-il soudain, au milieu du récit de la troisième partie, ‘pas de réponse MOI JE M’APPELLE COMMENT’ (CC, p.226). Si le protagoniste continue à souffrir à chaque instant de son présent, et que l’esprit demeure ‘unstillable’ (Co, p.30), il ne sait si ce que la mémoire lui raconte se rapporte réellement à son passé. Dans Company, la voix aimerait obtenir de l’auditeur qu’il admette que ce qui est raconté l’est à son sujet. Repeatedly with only minor variants the same bygone. As if willing him by this dint to make it his. To confess, Yes I remember. Perhaps even have a voice. To murmur, Yes I remember (Co, p.20).
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‘By far the greater part of what is said cannot be verified’ (Co, pp.7-8) affirme la voix. Dans Comment c’est, le narrateur est troublé sans cesse par ce qui lui est conté ; ‘on invente mais comment savoir imaginaire réel on ne peut pas’ (CC, p.113) dit-il. La présence du passé, au travers de cette mémoire racontée, de ce discours qui occupe instant après instant tout le présent, semble menaçante, effrayante même parfois : le passé est pour lui ce ‘petit rat sur mes talons’ (CC, p.23). Lui échapper paraît impossible, le passé est toujours, potentiellement, à nouveau présent ou à venir. Pourtant, les fragments du passé qui lui sont racontés lui semblent étrangers : Cette enfance que j’aurais eue la difficulté d’y croire l’impression d’être né plutôt octogénaire à l’âge où l’on meurt […] l’enfance la croyance le bleu les miracles tout perdu jamais eu (CC, p.110).
L’attention accordée à la question qui ?, le besoin de se saisir, de parvenir à s’isoler en tant qu’individu singulier, distinct de tous les autres, de même que la forme d’angoisse qui les accompagne, diminuent toutefois. Ce que le personnage doit établir désormais, c’est le présent : cette ‘troisième partie’, ‘là où j’ai ma vie’ (CC, p.41), comme le déclare le narrateur de Comment c’est. Le titre de l’ouvrage reflète ce souci d’un présent qu’il s’agit de dire ; d’un présent qui ne paraît pas représenter le résultat d’un passé hors mémoire. ‘Comment faire sans mémoire’ (CC, p.62) : c’est bien à cette difficulté que se heurtent les protago-nistes de Company et Comment c’est. Ils ont fait naufrage dans un présent sans extension, ou éternel, parce que privé de mémoire. Saint Augustin décrit cette éternité présente ainsi : ‘Quant au présent, s’il était toujours présent, et qu’en s’écoulant il ne devînt point un temps passé, ce ne serait plus le temps, mais l’éternité’ (Augustin, p.422). Au travers de sa théorie du triple présent, Augustin, comme le dit Ricœur, fait apparaître la mémoire (le passé) et l’attente (le futur) ‘comme des modalités du présent’ (TR, I, p.27). C’est ce maintenant éternel dont les protagonistes doivent s’accommoder ; c’est à celui-ci que s’intègrent les bribes entendues. C’est également au présent que sont entendus et articulés ‘the same bygone’ (Co, p.20), ‘l’inchangeante antienne’ (CC, p.209). ‘C’est ça ma vie ici’ (CC, p.227) demande et affirme tout à la fois le narrateur,
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au terme des trois parties. Beckett admire en Hayden l’artiste qui a su ‘résister aux deux tentations, celle du réel et celle du mensonge’38 : ses protagonistes demeurent éternellement entre déni et affirmation, question et silence ou dérobade face à toute réponse, entre le réel et son contraire – ‘le contrepoison’ (MVMD, p.50). L’attestation dont le personnage rêve encore parfois, sans parvenir jamais à la consolation que lui offrirait une assurance quelle qu’elle soit, ne constitue plus l’enjeu majeur du récit ou du discours. L’absence de toute possibilité d’une attestation de soi continue cependant de représenter le caractère le plus étrange, le plus énigmatique du texte beckettien. L’étymologie de ‘[se] souvenir’, désigne une expérience passive et insiste sur la venue à l’esprit du souvenir et sur la présence soudaine de ce qui était absent. La manière dont la chose se présente à l’esprit n’est pas exprimée.39 La langue courante insiste souvent sur le côté réflexif du verbe ‘se souvenir’, et, contrairement à son étymologie, l’entend implicitement comme un verbe actif : lorsqu’il se souvient, l’individu fait quelque chose, ou est en quête d’un objet, d’un souvenir. (Dans les nouvelles et les deux premiers romans de la trilogie, les narrateurs, nous l’avons dit, écrivent ou racontent. Ces activités sont équivalentes au travail de la mémoire.) Mais surtout, comme Ricœur le souligne dans son prologue à La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli : ‘la forme pronominale […] prévaut en français : se souvenir de quelque chose, c’est immédiatement se souvenir de soi’ (MHO, p.3). Les Grecs s’interrogeaient sur ‘la “chose” souvenue’ (MHO, p.19), comme le dit Ricœur, et ‘ni Platon, ni Aristote, ni aucun des Anciens n’avaient tenu pour une question préalable de savoir qui se souvient’ (MHO, p.113). Il se propose, pour son étude, de déplacer le primat du qui ? au quoi ? Dans l’œuvre de Beckett, ce même phénomène semble se produire : après les apories de L’Innommable, un changement de focalisation s’opère. C’est le 38
‘Henri Hayden’, in Dis, p.150. (Ecrit en 1960 pour une exposition Hayden à la Galerie Suillerot à Paris). 39 Souvenir vient du latin classique ‘subvenire “venir en aide”, “remédier à”, “survenir” et, par figure en latin impérial, “se présenter à l’esprit”. Ce verbe, emprunté […] sous la forme subvenire*, est composé de sub- marquant la position inférieure […] et de venire […]. Se souvenir de qqch., de qqn (XIVe s.), […] signifie “avoir de nouveau présent à l’esprit”’ (Dictionnaire Historique de la Langue Française [Paris : Dictionnaires le Robert, 1992]).
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‘quoi’ du souvenir, c’est-à-dire le souvenir comme objet du discours – et non seulement comme objet assigné à un individu particulier, unique – qui devient essentiel dès le moment où celui qui a vécu les instants remémorés se sent étranger à ces souvenirs et à la voix qui les raconte. Les choses qui sont évoquées et la manière dont elles sont dites importent davantage dès lors que la personne à qui elles se rapportent. Dans Comment c’est et Company, les personnages semblent ‘souvenus’ plutôt qu’ils ne se souviennent eux-mêmes et incapables d’arrêter ou d’influencer le cours des souvenirs. Dans ces romans, ces souvenirs sont présentés comme apparaissant de manière passive. L’étymologie du mot ‘souvenir’ confirme, nous l’avons dit, l’orientation passive de ces objets de mémoire. Le souvenir est ‘ce qui se présente à l’esprit’, et ce qui vient ‘par en-dessous’, comme ici : ‘The old thoughts well up in me and over into my voice, the old thoughts born with me and grown with me and kept under’ (FAW, p.15) ou, pour étendre cette signification : d’ailleurs, d’en dehors de soi. Le souvenir entretient, comme cette citation le suggère, une affinité particulière avec la notion de souvenir involontaire : ‘The questions float up as I go along and leave me very confused […]’ (FAW, p.16) dit le narrateur. La situation des personnages à qui pensées et souvenirs apparaissent sans cesse de manière passive s’apparente à celle de l’homme qui, sur son lit de mort, voit défiler, en esprit, les images de sa vie. Molloy, gisant dans un fossé, est submergé par un flot de souvenirs ; il en décrit quelques-uns, ‘d’autres scènes de ma vie me revenaient’ (ML, p.123), ajoute-t-il. Dans Comment c’est et Company, les protagonistes ne semblent pas réagir, ni même être affectés, émus par ces objets de mémoire. Dans Company, la voix s’interroge sur cette absence de réaction et se demande si l’auditeur ne peut être amélioré de sorte à manifester ‘a trace of emotion. Signs of distress’ (Co, p.37). Il semble que ce qui constitue de plus en plus l’objet du discours se rapporte, sans raillerie cette fois, à ‘X, paradigme du genre humain’ (NTPR, p.163), à un sujet anonyme, souffrant sans cesse, sans jamais comprendre pourquoi. Les souvenirs peuvent être appréhendés comme étant propres à l’homme en général, à l’être humain toujours en route vers sa mort, à l’homme dialoguant sans cesse avec lui-même, ‘devising figments to temper his nothingness’ (Co, p.64), pour tenter de supporter le poids toujours plus lourd de sa mémoire et de ce qui lui vient à l’esprit
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‘remémoré imaginé’ (CC, p.116). Ricœur, commentant l’ouvrage de Strawson, Les Individus, remarque que ‘les événements mentaux […] en tant que […] prédicats’ gardent ‘le même sens qu’ils soient attribués à soi-même ou à d’autres que soi-même, c’est-à-dire à n’importe qui d’autre’ (SA, p.51). Ainsi, puisque, comme le dit Strawson, ‘on utilise les expressions attributives exactement dans le même sens lorsque le sujet est un autre que lorsqu’il s’agit de soimême’,40 ‘l’attribution à autrui est aussi primitive que l’attribution à soi-même’ (SA, p.52). Pour Ricœur : L’analyse purement référentielle du concept de personne peut assez longtemps éviter la mention je-tu qui relève de l’analyse réflexive de l’énonciation, mais elle ne peut l’éviter jusqu’au bout. Elle est contrainte de l’évoquer […] dès lors qu’elle s’interroge sur les critères d’attribution dans l’une ou l’autre situation : attribué à soi-même […], un état de conscience est ressenti […] ; attribué à l’autre il est observé. […] Dire qu’un état de conscience est ressenti, c’est dire qu’il est ascriptible à soi-même (SA, p.53).
C’est même, comme le précise Ricœur, ‘le suspens de l’attribution qui rend possible le phénomène d’attribution multiple […] : si un phénomène est self-ascribable, il doit aussi être other-ascribable. […] L’attribution à autrui se trouve ainsi non pas surajoutée, mais coextensive à l’attribution à soi. On ne peut faire l’un sans l’autre’ (MHO, p.155). Chez Beckett, le narrateur, dépourvu du pouvoir de se saisir – par l’attestation – comme personne, d’appréhender les choses souvenues comme étant siennes et les bribes entendues comme des composants organiques de sa mémoire, les observe et les décrit minutieusement. Il ne tente plus à tout prix de les faire siennes, abandonnant la lutte perdue d’avance de L’Innommable : cette ‘folie […] de vouloir connaître, de vouloir se rappeler […]’ (I, p.83). Ces objets et souvenirs sont aussi, potentiellement, et à chaque instant, ceux d’une multitude d’autres, selon le mode, décrit ci-dessus, d’extension de soi à tous les autres par l’intermédiaire d’une ‘ascription’ multiple,41 ou plurielle, si l’on peut dire. En d’autres mots, 40
P.F. Strawson, Les Individus, trad. A. Shalom et P. Drong (Paris : Editions du Seuil / Coll. ‘L’ordre philosophique’, 1973), p.111. 41 L’‘ascription’ correspond, en français, à l’attribution, mais je choisis ici le mot employé par Strawson et repris, le plus souvent, par Ricœur.
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dans l’œuvre beckettienne, le présent dans lequel apparaissent ces objets de mémoire et les expériences qu’évoquent les souvenirs importent davantage désormais que l’individu à qui ils peuvent être assimilés. Retrouvées dans un présent atemporel, ces expériences ne sont plus vécues, mais observées, transférées sans cesse et à cette fin sur un autre et sur tous. L’œuvre de Samuel Beckett tend à se rapprocher de la vision paradigmatique, extra-personnelle, qui trouve son origine dans le manuscrit de Watt, où X, quelqu’un, ‘one’ (Co, p.7), comme dans Company, plongé dans une solitude ‘imminimisable’ (Cap au pire, p.10), ‘[is] having pains, listening, remembering’ (Nbk 1, p.1). La mémoire devient une partie non plus de ce qui a été, mais de ce qui est. Comme le dit Valéry : ‘La mémoire ne “sert” pas tant à représenter le passé qu’à constituer le permanent, le sans époque, […] sous l’excitation du présent’ (Valéry, p.1244).
III. ‘Si cette notion est maintenue’ : Mémoire de l’oubli – Mémoire de l’absent III : i Effacement des traces : indéchiffrables paysages de l’oubli Le narrateur de Comment c’est déclarait : ‘Ici […] c’est l’endroit sans connaissance’ (CC, p.191) et ‘comment faire sans mémoire’ (CC, p.62). Une ignorance et un oubli bien plus absolus que dans Comment c’est et Company dominent les textes qui nous occupent ici.42 Le passé n’est plus remémoré ni configuré ‘dans la tranquillité de la décomposition’ (ML, p.32) ; les bribes de passé, entendues, murmurées, ont presque disparu. La mémoire s’efface davantage encore du texte, entraînant avec elle, dans ce mouvement de disparition, tout le monde reconnaissable qui constitue encore l’horizon des deux premiers romans de la trilogie – ce paysage familier qui apparaît par brusques visions aperçues dans la boue ou qu’évoquent les fragments 42
Certains des textes des Têtes-mortes et de Pour finir encore et autres foirades, de même que All Strange Away, Stirrings Still, Le Dépeupleur et Mal vu mal dit.
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d’un discours murmuré qui déchirent le silence de Comment c’est et Company. Tout souvenir du passé semble avoir déserté les univers étranges qu’évoquent ces textes dominés par l’ignorance, l’oubli et par ‘ce silence qui est aussi un murmure, mais inarticulé’ (MC, p.130), un silence ‘tel qu’en imagination ces rires de folle ces cris’.43 Le fait de parler d’oubli et non seulement d’ignorance et d’inconnaissance totales marque, dans la perspective de ce chapitre sur la mémoire, une intention de considérer les textes évoqués dans cette troisième partie non pas comme étant complètement séparés, indépendants d’un monde préexistant, mais comme des textes encore liés, par l’oubli même, à ce qui n’est plus présent, à un ailleurs encore pressenti par la voix ou le protagoniste. L’oubli, nous l’avons dit, est encore, en effet, oubli de quelque chose. Dans ces contes étranges, il semble que les premiers et derniers souvenirs renvoient tous au temps de la composition ; rien ne paraît avoir survécu de ce qui précède. L’être qui trébuche le long des galeries souterraines dans ‘Il est tête nue’ a ‘un certain nombre de souvenirs’, mais il demeure : Aussi dénué d’histoire que le premier jour, sur ce même chemin, qui est son commencement, les jours de grande mémoire. Mais maintenant le plus souvent […] la mémoire lui revient et le ramène […] loin en arrière jusqu’à cet instant au-delà duquel rien, et où il était déjà vieux, c’est-à-dire près de la mort.44
Il se sent ‘dénué d’histoire’ parce que sa mémoire ne va plus au-delà d’un temps ‘où il était déjà vieux’ ; il ‘débute, vieux, dans ses noirs méandres’ (‘Il est tête nue’, p.22). Tout ce qui est antérieur à cette marche dans le noir a été oublié, a disparu. Il n’y a pas, néanmoins, de mouvement de disparition, d’oubli sans présence préalable. Comme le montrent Assez et Imagination morte imaginez, pour effacer un monde, une chose, il faut que leur présence ait été préalablement convoquée, rappelée ou imaginée. Face à l’impossible oubli, le narrateur ou la narratrice d’Assez raconte son passé, afin de parvenir à ‘tout effacer sauf les fleurs’ (Assez, p.47). Dans l’autre texte, le narrateur imagine ces lieux riants : ‘Iles, eaux, azur, verdure’, 43
Sans, in Têtes-mortes, p.72, p.75. (Première édition de ce texte [Paris : Editions de Minuit, 1969]). 44 ‘Il est tête nue’, in Pour finir encore et autres foirades (Paris : Editions de Minuit, 1991), p.22. (Première édition de Pour finir encore et autres foirades [Paris : Editions de Minuit, 1976]).
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avant de tout faire disparaître et de se tourner vers un monde étrange, autre.45 Comme le suggère sans cesse l’œuvre de Beckett, il n’existe pas d’absence sans que survive le pressentiment d’une forme de présence. Une des voix des Textes pour rien déclarait : ‘Je ne peux rien savoir à l’avance, ni après, ni pendant […]’ (NTPR, p.175). Cet étonnement, cette forme d’interrogation du protagoniste face à l’étrangeté de sa situation est encore sensible dans un bon nombre de ces textes, comme ici : ‘Où donc l’attend-elle, la vie, par rapport à son point de départ […] ?’ (‘Il est tête nue’, p.19). Il paraît important de s’interroger sur la raison pour laquelle il est difficile d’utiliser le mot ‘protagoniste’, ou ‘personnage’, à ce stade de l’écriture beckettienne. Tout se passe comme s’il y avait, de la part de ces êtres qui peuplent encore ces contes, une forme de résistance à cette désignation. La raison est sans doute à chercher du côté de l’absence presque absolue d’intrigue et d’action permettant de construire une identité narrative de type traditionnel. L’activité mentale et physique de ces hommes et femmes devient si minimale, épurée, qu’elle parle pour toute une communauté humaine. Si les paysages de ces textes en prose sont devenus désertiques, étranges, l’être humain qui les parcourt est de plus en plus semblable à tous les autres. Il offre l’exemple d’un paradigme d’activité humaine qui va en diminuant sans cesser toutefois et dont l’unique horizon est l’angoisse, la souffrance et, à mesure que l’homme vieillit, l’absence irrémédiable des êtres qui ont marqué sa vie. Dans ‘Il est tête nue’, le protagoniste semble conserver la mémoire de l’oubli qui l’a frappé, ainsi qu’une notion de sa condition mortelle, une mémoire de la vie et de la mort. Parfois, en effet, la mémoire ‘le ramène […] loin en arrière jusqu’à cet instant […] où il était déjà vieux […] et savait, sans pouvoir se rappeler avoir vécu, ce que sont la vieillesse et la mort, entre autres choses capitales’ (‘Il est tête nue’, p.22). En français, comme dans beaucoup d’autres langues, le verbe oublier est un verbe actif. Ce fait peut surprendre. Weinrich se demande, en effet : ‘a-t-on vraiment le sentiment d’agir effectivement quand on oublie ? N’avons-nous pas plutôt l’impression de subir passivement un oubli qui s’impose malgré nous à notre psyché ?’ 45
Imagination morte imaginez, in Têtes-mortes, p.51. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1965]).
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(Weinrich, p.13). Cet effacement de ses souvenirs suit son cours indépendamment de toute volonté d’oubli de l’homme qui s’avance, tête nue. La sensation qu’un passé a précédé ce temps sans retour dans lequel il est plongé persiste, même si le passé a disparu de l’esprit du protagoniste. La conscience qu’il y a eu oubli est préservée dans sa mémoire, aussi limitée soit-elle. Pour Augustin, qui s’interroge sur la mémoire et sur l’effacement du souvenir, ‘l’oubli se conserve dans la mémoire’ (Augustin, p.356). L’étymologie du verbe anglais to forget semble confirmer cette présence de l’oubli dans la mémoire. Dans son ouvrage, intitulé Forgetting Futures: On Memory, Trauma and Identity, Petar Ramadanovic rappelle en effet que : ‘“forget” comes from the Teutonic getan meaning “to hold or to grasp”, and the prefix for meaning “missed or lost.” “Forget” is thus a missed grasp of something that is in some way present – in memory […]. What is (present) in memory may be, as we commonly say, forgotten’.46 Pour Augustin : Lorsque je me souviens de la mémoire, elle se présente aussitôt à moi par elle-même ; et lorsque je me souviens de l’oubli, et l’oubli et la mémoire se présentent aussitôt à moi : la mémoire qui fait que je me souviens, et l’oubli qui fait que je ne me souviens pas de quelque chose (Augustin, p.355).
Cette proximité – dans la mémoire – du souvenir et de l’oubli apparaît dans ‘Il est tête nue’. Cette situation s’approche, semble-t-il, comme par un mouvement de tangente, de la définition de l’oubli de Blanchot : ‘non-présence, non-absence’ (L’Entretien infini, p.289). Cette définition semble inverser celle de la mémoire comme présence de l’absent. La mémoire retient l’oubli, elle peut se souvenir d’une disparition, d’où cette formule presque aporétique qui révèle toute l’ambiguïté de l’oubli. Blanchot décrit ainsi le mouvement de l’oubli : Quand un mot oublié nous manque, il se désigne encore par ce manque ; nous l’avons comme oublié et ainsi le réaffirmons dans cette absence qu’il ne semblait fait que pour remplir et en dissimuler la place. Dans le mot oublié, nous saisissons l’espace à partir duquel il parle et qui maintenant nous renvoie à son sens muet, indisponible, interdit et toujours latent (L’Entretien infini, p.289).
46
Forgetting Futures: On Memory, Trauma and Identity (Lanham, MD: Lexington Books, 2001), p.41.
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Si Blanchot prend l’exemple du mot manquant pour décrire le phénomène de l’oubli, il paraît possible de s’expliquer un passé manquant de la même manière, c’est-à-dire comme disparaissant selon un effacement propre à l’oubli qui, voilant le passé, le rend ‘muet, indisponible, interdit et toujours latent’. Il semble, en effet, qu’il existe le plus souvent une possibilité, une place futures pour une renaissance de la mémoire : ‘A cette tenue vaguement pénitentiaire aucun de ses souvenirs ne répond encore […]’ (‘Il est tête nue’, p.15).47 Cette possibilité reste comme suspendue cependant, inactuelle, toujours à venir. Le temps vécu par cet homme semble perdu entre mémoire et oubli et le passé apparaît encore comme latence. Un oubli plus profond néanmoins semble gagner d’autres textes beckettiens, en suivant ce mouvement que décrit Blanchot et en le menant à un point extrême. Les membres du petit peuple qui parcourt et fouille le cylindre dans Le Dépeupleur sont appelés les ‘sans mémoire’.48 Au terme de chacune des étranges coupures qui surviennent à intervalles irréguliers dans le cylindre, suspendant toute vie, ces ‘sans mémoire’ manifestent ‘la même vivacité de réaction comme à une fin de monde et le même bref étonnement’ avant de se remettre ‘à chercher ni soulagés ni même déçus’ (DP, p.48). Ils oublient instantanément ce qui s’est passé. Comme dans ‘Il est tête nue’, tous ces événements, même lorsqu’ils sont répétition de mêmes occurrences, ‘viennent pousser dans l’ombre et vers l’oubli’ (‘Il est tête-nue’, p.25) tout ce qui précède. Dans Assez, la dernière décennie dont se souvient le narrateur (ou la narratrice) ‘recouvre les précédentes qui ont dû lui ressembler comme des sœurs’, ses ‘années englouties’ (Assez, p.43). Dans Sans, tout est ‘lumière blancheur rase faces sans trace aucun souvenir’ (Sans, p.69).49 Dans Forgetting Futures, Ramadanovic note : ‘Memory […] pushes one toward the future, or tends to expel one from the past’ (Ramadanovic, p.41). Dans ces textes en prose, le passé semble interdit au protagoniste, enfermé dans une zone inaccessible. Les paysages désolés de certains d’entre eux esquissent une sorte de géographie de l’oubli : ‘ciel gris sans nuages sable gris à perte 47
Mes italiques. Le Dépeupleur (Paris : Editions de Minuit, 1998), p.48. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1970]). Nous utiliserons l’abréviation DP pour toutes les références ultérieures à ce texte. 49 Le texte répète dix-huit fois ‘aucun souvenir’. 48
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de vue’.50 Dans Imagination morte imaginez, le repérage de la rotonde dans l’immensité qui l’entoure reste ‘toujours aussi aléatoire, sa blancheur se fondant dans l’environnante’ (Imagination morte imaginez, p.55). Dans Sans, comme dans ‘Pour finir encore’, le gris du ciel se fond dans celui de la terre : ‘Gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains sans fin’ (Sans, p.70). Dans ces textes, ‘terre sable gris cendre’ (Sans, p.70) se mêlent aux ruines et à la poussière. Les rares saillies qui arrêtent encore l’œil sombrent dans un enlisement sans fin. Ce paysage paraît nivelé sans cesse, ramené au vide dans lequel tout sombre. Il est recouvert par une surface de poussière, ‘océan sans rides’ (PFE, p.8). La poussière ‘profonde à engloutir les plus fiers monuments qu’elle fut d’ailleurs par-ci par-là’ (PFE, p.8) marque, comme la ‘cendre’, et davantage que le sable, l’idée d’un processus qui, quoique proche de son achèvement, est toujours en cours. Elle suggère une idée de temps passé, évoque le révolu, ainsi qu’une présence résiduelle, méconnaissable comme ces ‘fiers monuments’ que le temps a aplanis et fait disparaître. De manière plus frappante encore que dans tous les textes antérieurs, les protagonistes sont plongés dans ces lieux ‘sans connaissance’. Dans Stirrings Still, le paysage au milieu duquel le protagoniste se retrouve (sans savoir comment il a quitté la chambre ni comment la retrouver) est dépourvu de tout repère : ‘He could recall no field of grass from even the very heart of which no limit of any kind was to be discovered’.51 Evoluant ‘through the long hoar grass’, il se résigne, en désespoir de cause, ‘to not knowing where he was or how he got there or where he was going or how to get back to whence he knew not how he came’ (SS, p.19).52 La blancheur qui, dans Pour finir encore, semble tout envelopper est encore, mystérieusement, une ‘blancheur à déchiffrer’ (PFE, p.11). La blancheur désigne l’oubli probablement, mais aussi une plage de visibilité, un lieu d’inscription possible. L’oubli peut encore céder, potentiellement. Cependant, comme le précise le narrateur : ‘Reste à imaginer s’il peut la voir l’expulsé 50
‘Pour finir encore’, in Pour finir encore et autres foirades, p.8. L’abréviation PFE sera utilisée pour toutes les références ultérieures à ce texte. 51 Stirrings Still (London: Calder, 1999), p.17. (Première édition illustrée par Louis Le Brocquy : [New York: Blue Moon Books ; London: Calder, 1988]). L’abréviation SS sera utilisée pour toutes les références suivantes à ce texte. 52 Mes italiques. L’impression de confusion et d’angoisse qui émane de ce passage, dont chacune des propositions est introduite par un mot interrogatif, est extraordinaire.
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dernier parmi ses ruines si jamais il pourra la voir et si oui y croire’ (PFE, p.11). Ce moment, qui toujours reste à imaginer, n’advient jamais plus ; le souvenir et la reconnaissance demeurent à jamais suspendus dans la probabilité hasardeuse d’une réalisation future. Une forme de vie a cours encore toutefois dans ‘le crâne lieu dernier au lieu de s’éteindre’ (PFE, p.7) où persiste aussi le besoin d’imaginer et de décrire, de chercher à dire encore. Le protagoniste marche parfois ou se tient debout, prêt à faire un pas – ‘il le fera’ (Sans, p.71) affirme la voix du narrateur. Le mot-témoin de la quête – inséparable compagne de la vie, de ce questionnement sans fin – qui se poursuit en dépit de tout, mot répété de manière obsessionnelle, est sans aucun doute celui d’ ‘issue’. Une des voix des Textes pour rien émettait déjà l’hypothèse d’une sortie rêvée : ‘J’y irais, à l’issue’ (NTPR, p.181), avouait-elle, si le langage acceptait de la postuler. Dans Bing, comme le dit Ruby Cohn : ‘Though we are thrice told of silence within the “haught” head, insidious murmurs arise’ (Back to Beckett, p.252), dont cet étrange : ‘peut-être une issue’.53 On ne sait qui parle, mais les mots ont cours encore, ‘c’est l’essentiel’ (‘Il est tête nue’, p.18). Dans les ‘ruines vrai refuge enfin’ de Sans, le paysage désertique est dit ‘sans issue’ (Sans, p.69). L’expulsion hors du passé semble définitive. Jamais cependant ceux qui ne croient plus en l’existence d’une issue ‘ne sont […] à l’abri d’y croire de nouveau’ (DP, p.16). Un grand nombre d’habitants du cylindre du Dépeupleur, cette machine à broyer toute forme de vie, cherche encore une mythique issue vers ‘terre et ciel’ (DP, p.19). C’est vers l’espoir d’une découverte de ce passage hors de l’enfer vers l’autre monde que les efforts de ces épuisés tendent encore ; et le mouvement persiste dans ce monde clos en raison de l’‘idéal dont chacun est la proie’ (DP, p.19). Ricœur distingue, à côté d’un ‘oubli par effacement des traces’, un oubli ‘de réserve ou de ressource. L’oubli désigne alors le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa soustraction à la vigilance de la conscience’ (MHO, p.570). Cet oubli ‘de réserve ou de ressource’ est une forme de bonheur, de pouvoir chez Ricœur, puisque l’apparition du souvenir, préservé dans l’oubli ‘de réserve’, n’est que différée. Dans la perspective de Ricœur, qui est celle d’une mémoire 53
Bing, in Têtes-mortes (Paris : Editions de Minuit, 2000), p.62. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1966]).
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heureuse, apaisée, l’oubli représente toujours une ‘inquiétante menace’ (MHO, p.536), ‘une atteinte à la fiabilité de la mémoire’ (MHO, p.537), à son ambition véritative. Il y revient sans cesse. Weinrich explique que dans le mot grec aletheia, qui signifie ‘la vérité’ (constitué, dit-il, d’un alpha privativum et d’un radical – leth–), le radical désigne ‘quelque chose de couvert, de caché, de “latent” (terme d’origine latine qui lui est apparenté)’ (Weinrich, p.15). Or, ‘comme le radical –leth– […] constitue la substance sémantique du “Léthé”, le fleuve mythique de l’oubli’, il s’ensuit que la vérité découle du non-oubli, ‘de ce qui n’est pas oublié ou ne doit pas l’être’ (Weinrich, p.16). Ainsi, ‘dans cette perspective sémantique, […] la vérité représente ce qui n’est pas couvert, ni caché, ni latent’ (Weinrich, p.15). Ricœur semble s’inscrire dans une tradition philosophique qui, ‘suivant les traces de la philosophie grecque’ (Weinrich, p.16), a pris l’habitude de ne chercher la vérité que dans le non-oubli, c’est-à-dire dans la mémoire et le souvenir. (A l’horizon de ses recherches sur l’oubli, il y a toujours le pardon, qu’il ne sépare pas de la problématique de la disparition du souvenir et de la nécessité de sa quête et de sa réapparition.) Dans la prose de Beckett qui nous occupe ici, nous rencontrons partout le côté ‘inaperçu’ et indisponible de ce qui a été préservé dans un endroit inaccessible. Cette chose introuvable reste toujours pressentie ; elle a encore une place dans les mots. Chez Beckett, les notions de préservation des traces ou de vérité n’ont pas leur place ; il n’y a jamais d’enjeu lié au retour de l’oublié ou à sa persévérance inconsciente. Quant au pardon ou à l’apaisement, ils sont étrangers à cette écriture de la mémoire. Dans l’œuvre beckettienne, l’oubli n’est pas non plus, comme chez Ricœur, ‘une atteinte, une faiblesse, une lacune’ (MHO, p.537), et jamais la mémoire n’est heureuse ou apaisée. L’oubli est-il pour autant ce ‘vrai refuge sans issue’ (Sans, p.69), ce lieu clos ou sans limites visibles pour lequel il y a ‘no way in, none out’ (All Strange Away, p.7) ?54 Est-il cet état dans lequel tout besoin de chercher et d’espérer disparaît, un lieu où l’esprit se calme enfin et où l’homme, cet ‘écorché vif du souvenir’ (MM, p.156), trouve un apaisement ? Dans Comment c’est, le narrateur semble bénir 54 All Strange Away (London: Calder, 1999). (Première édition : [New York: Gotham Book Mart, 1976]). L’abréviation ASA sera utilisée pour toutes les références subséquentes à cet ouvrage.
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l’état d’ignorance dans lequel il est plongé, état qui rompt avec l’horreur de sa vie et de ses stations : ‘B à C C à D d’enfer en home enfer en home en enfer toujours la nuit Z à A oubli divin’ (CC, p.123). Cette phrase reste paradoxale car, s’il fait l’éloge de l’oubli, le narrateur se rappelle toutefois un parcours infernal. (On ne sait s’il évoque ses stations sur la terre ou sa progression dans la boue.) Il paraît clair que l’oubli qu’il chante, qu’il souhaiterait total, ‘Z à A’, n’est pas celui dont il jouit. La souffrance d’une vie reste bien trop présente à son esprit. Weinrich rappelle que pour les anges damnés du Paradise Lost de Milton, le fait de ne pas avoir ‘accès à l’oubli bienfaisant du Léthé’ constitue la ‘privation désespérante qui contribue le plus à leurs peines et tribulations éternelles’ (Weinrich, p.21). Sans paraît attribuer le calme et le repos à l’absence de tout souvenir : ‘œil calme enfin aucun souvenir’ (Sans, p.70). D’un côté, comme l’écrit Blanchot, ‘oublier est un pouvoir : nous pouvons oublier, grâce à quoi nous pouvons vivre, agir, travailler, nous souvenir – être présent […]’ (L’Entretien infini, p.290). Ce passage résume, semble-t-il, ce que Nietzsche nomme ‘oubli actif’, cet oubli ‘divin’ et ‘utile’, qui permet ‘[de] ménager une tabula rasa de la conscience, de façon à redonner de la place au nouveau […]’. Cet oubli actif ‘maintient l’ordre psychique, la paix, l’étiquette : ce qui permet incontinent d’apercevoir dans quelle mesure, sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d’espérance, de fierté, de présent’.55 L’oubli lui-même, Blanchot le rappelle, est à l’origine de toute possibilité de se souvenir ; sans lui, pas de souvenirs. Les personnages qui ont – presque – tout oublié ne sont pas restaurés au faisable toutefois, et leur présent est davantage un enlisement qu’une invitation à l’action. Bien entendu, l’oubli n’est à aucun moment la condition d’un bonheur durable. Mais Blanchot distingue aussi un second aspect lié à l’oubli. En effet, de l’autre côté, ‘l’oubli échappe. […] La possibilité qu’est l’oubli est glissement hors de la possibilité’ (L’Entretien infini, p.290). Le second versant de la réflexion de Blanchot exprime ce qui se passe dans ces textes : ‘un glissement hors de la possibilité’. L’oubli et la mémoire sont également malheureux dans l’œuvre de Samuel Beckett ; de plus, l’un et l’autre sont toujours liés à une solitude absolue. 55
Généalogie de la morale, ‘Deuxième Traité’, trad. Eric Blondel et al. (Paris : Garnier-Flammarion 1996), pp.67-8.
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Pourtant, l’impulsion mystérieuse qui pousse tant d’habitants du cylindre du Dépeupleur à chercher une sortie, de même que l’évocation insistante d’un futur encore imaginable, latent même – comme dans ‘Il est tête nue’ et Sans,56 en dépit de l’affirmation que ‘jamais ne fut qu’air gris sans temps’ (Sans, p.69) – trouvent leur origine dans une sorte de pressentiment qui côtoie la mémoire d’un ailleurs. (Ces moments futurs, prédits ou imaginés par l’observateur, semblent faire écho aux mots étranges du narrateur de Comment c’est : ‘Un peu plus de deux ans à tirer puis remonter’ [CC, p.131].) Ce mouvement se poursuit parce que certaines notions – d’un passé et d’un monde autre que le paysage désertique ou l’obscurité qui entourent le protagoniste – ont été préservées de l’oubli. La voix qui décrit, raconte, faisant appel à un certain nombre de notions, se demande incessamment si elles sont maintenues, comme dans Le Dépeupleur ou All Strange Away.57 Dans Le Dépeupleur, cette phrase revient comme un refrain, un témoin de la tentative de décrire objectivement ce monde. Dans Le Dépeupleur, les ‘sans mémoire’ parviennent à rêver encore d’une trappe ‘au bout de laquelle brilleraient encore le soleil et les autres étoiles’ (DP, p.17). L’espoir manifesté par ces petits êtres qui souhaitent qu’un monde au-dehors puisse exister ‘encore’, cet espoir qui les fait entreprendre et, pour la plupart, poursuivre leur quête, inscrit leur petit monde dans la continuité temporelle de cet autre univers. Ce sentiment qu’un monde doit persister en dehors du leur semble dépasser la seule imagination, même si, comme le dit le narrateur, ‘Seul le cylindre offre des certitudes et au-dehors rien que mystère’ (DP, p.38). Dans les labyrinthes souterrains de ‘Il est tête nue’, la mention d’un air pur, qui serait ‘le vrai, le grand’ (‘Il est tête nue’, p.22), évoque un ailleurs, au-dehors ou ‘là-haut’, auquel un passage inconnu permet peut-être d’accéder. Cette intuition qu’un monde existe au-dehors pousse l’homme à le chercher. Pour Ramadanovic : ‘Forgetting remains in memory where it points to the displacement of the said in every saying. […] Forgetting testifies to something which cannot be either
56
De nombreux verbes sont conjugués au futur dans Sans. Cf, pp.69, p.70, p.71, p.72. Cf. ‘Il est tête nue’, p.15. 57 Dans All Strange Away, on lit ‘Sleep if maintained’ et ‘light and dark if this maintained’, cf. pp.39-40 ; dans Le Dépeupleur, cf. pp.14, 28, 29, 35, 53, 55.
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remembered or recalled but which returns to haunt language and memory’ (Ramadanovic, p.45). Ce qui frappe dans chacun de ces textes, c’est le fait que la souffrance demeure partout : les plaies sont rouvertes sans cesse (cf. ‘Il est tête nue’, p.16), les prisonniers du cylindre sont tous en proie à une ‘détresse morale’ énorme et à d’immenses douleurs physiques. Les soupirs de Bing : ‘peut-être pas seul’ (Bing, p.64), ‘peut-être une nature’ (Bing, p.62), ‘peut-être une issue’ (Bing, p.62), sont la marque d’une détresse également poignante. Les seuls signes de vie que laisse entrevoir ce petit corps gisant dans cet espace clos, ses ‘longs cils suppliant’ (Bing, p.65), témoignent bien d’un manque et d’une souffrance extrêmes. Ces êtres perdus dans un lieu étrange semblent tomber parfois dans une sorte de léthargie ou d’oubli profonds. Leurs corps, s’ils paraissent inertes, diminués, épurés, restent cependant le lieu d’inscription de cette souffrance qui les traverse et les torture comme de l’air qui, après s’être engouffré en eux, en ‘[ressortirait] aussitôt, en hurlant’ (I, p.162). Ainsi, les habitants de ces univers étranges, qui semblent avoir survécu, comme leurs prédécesseurs, à une catastrophe les séparant à jamais d’un monde dont ils gardent encore une forme de mémoire, ne cessent de souffrir, comme le personnage de Stirrings Still : ‘Now as one in a strange place seeking the way out. In the dark. In a strange place blindly in the dark of night or day seeking the way out. A way out. To the roads. The back roads’ (SS, pp.10-1). A la fois incapables de croire tout à fait que l’issue vers ce temps et ce monde disparus existe et contraints néanmoins de la chercher sans cesse, respirant, comme au premier jour, un air lacéré de cris, ‘enlivener of [their] solitude’ (SS, p.16), ces êtres espèrent ‘the one true end to time and grief and self and second self [their] own’ (SS, p.14).
III : ii La mort : ‘tenace trace’ de l’absent A mesure que l’individualité des protagonistes est effacée, réduite à une seule présence, ‘X, paradigme du genre humain’ (NTPR, p.163), le texte semble s’ouvrir à une signification plus large, parler, si l’on peut dire, de n’importe qui à tous. Le nom cède, happé par le nombre dans lequel il se noie, indistinct, comme dans Stirrings Still : ‘A clock
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afar struck the hours and half-hours. The same as when among others Darly once died and left him’ (SS, p.11). Tout se passe comme si ces textes se tenaient au carrefour entre mémoire individuelle et mémoire collective. Nietzsche déplore le fait que rien dans toute la préhistoire et l’histoire humaine n’est ‘plus effroyable et plus inquiétant […] que sa mnémotechnique. “On marque du fer rouge ce qui doit rester en mémoire ; seul ce qui ne cesse de faire mal reste dans la mémoire”’ (Nietzsche, p.71). Pour Nietzsche, l’homme a, depuis des temps immémoriaux, l’intuition selon laquelle ‘la douleur [constitue] le plus puissant adjuvant de la mnémonique’ (Nietzsche, p.71). Selon lui, l’homme, dans son besoin de se créer une mémoire, use du mal et de la souffrance, qui deviennent la marque ou la condition funestes d’une permanence du souvenir et fondent véritablement la mémoire. Nietzsche poursuit en disant : ‘Cela ne s’est jamais passé sans effusion de sang, sans martyres et sans sacrifices chaque fois que l’homme a cru nécessaire de se faire une mémoire ; les sacrifices et les gages les plus terrifiants […] les formes rituelles les plus cruelles […]’ (Nietzsche, p.71) naissent, pour lui, de cet instinct qui fait pressentir à l’homme que la souffrance a le pouvoir d’assurer la survivance de la mémoire. Dans l’œuvre de Samuel Beckett, c’est parce que la souffrance est immanente, inchangeante, libre de toute attache à l’histoire – ou à un quelconque événement fondateur – parce qu’elle est sans origine, irréductible à toute cause et incompréhensible qu’elle occupe, depuis toujours, chaque instant du présent. La souffrance, cependant, est véritablement greffée à la mémoire et constitue la (seule) part inoubliable de l’homme. Dans l’œuvre beckettienne, quand un oubli ‘d’inertie’ (Nietzsche, p.67) commence à s’insinuer partout, seule la souffrance demeure ; elle est le gage d’une mémoire et d’une conscience de soi. Ce que Ruby Cohn écrit sur les œuvres en prose des années soixante vaut pour la suite également : ‘[these texts] probe behind self to the being that all man share’ (Back to Beckett, p. 268). Les mots de cette prose à la surface desquels apparaissent les ‘names in great numbers say of loved ones […] and cherished haunts’ (ASA, p.24), s’apparentent de plus en plus à une forme de lamentation, de thrène : ‘Mes mots sont mes larmes’ (NTPR, pp.167-8) disait déjà une des voix des Textes pour rien. Face à la mort, l’homme se trouve au croisement de l’oubli et de la persévérance douloureuse du passé
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dans le présent. Dans l’œuvre beckettienne, la mémoire demeure une mémoire funeste, blessée, inapaisée. Dans Company, l’angoisse de la solitude et la souffrance sont poignantes. Marchant seul, l’homme, parcouru par cette voix qui toujours lui rappelle sa vie – ‘Your father’s shade is not with you any more. It fell out long ago’ (Co, p.50) – se retourne ‘as [he] could not then’ et voit, inscrite dans la neige, la trace de ses pas : ‘A great swerve. Withershins. Almost as if all at once the heart too heavy. In the end to heavy’ (Co, p.52). Les êtres qui peuplent les textes de Beckett sont inconsolables ; ni le mouvement ni l’immobilité ne parviennent à les calmer. La pensée ne console pas advantage. Dans Stirrings Still, l’homme ‘sought help in the thought of one hastening westward at sundown to obtain a better view of Venus and found it of none’ (SS, p.16). (Cette phrase est répétée plusieurs fois, chaque nouvelle occurrence s’accompagnant d’une variante.) Les personnages sont les témoins et les survivants d’une humanité sans cesse en deuil, incapables d’oublier les ‘années englouties’, un temps partagé : ‘L’avenir […] dont nous allions faire du passé ensemble’ (Assez, p.39), comme le dit la voix dans Assez. Cet avenir, une fois révolu, ne laisse plus qu’un temps vide, sans époque, et une souffrance telle que l’abandonné rêve d’en finir avec ces adieux : ‘Adieu adieux’, dit le narrateur de Mal vu mal dit. A aucun moment, la parole n’atteint à la puissance d’un performatif ; elle est faite ‘des mots survivants de la vie’ qui, ‘encore un moment’ (Collected Poems, p.89), sans pouvoir s’arrêter, prendre congé, lui tiennent compagnie dans ce ‘so-said void. […] Rife with shades’.58 Dans Worstward Ho et Mal vu mal dit, l’écriture se transforme en un impossible adieu aux ombres qui hantent le présent : Nothing and yet a woman. Old and yet old. On unseen knees. Stooped as loving memory some old gravestones stoop. In that old graveyard. Names gone […]. Stoop mute over the graves of none (Worstward Ho, p.45).
La femme est inclinée et muette comme une stèle usée par le temps. Cette autre femme, vêtue de noir, qui traverse un paysage gagné par la pierre, offrant à l’œil le ‘spectacle saisissant sous la lune’ de ‘millions de minuscules sépulcres chacun unique’ (MVMD, pp.31-2) se tient 58
Worstward Ho (London: Calder, 1999), p.24. (Première édition : [London: Calder, 1983]).
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encore debout, mais une immobilité statuaire la guette. Elle paraît avoir été foudroyée par une forme de terreur : ‘Les longs cheveux blancs se hérissent en éventail. Au-dessus et de part et d’autre de la face demeurée calme. Comme jamais revenus d’un effroi ancien. Ou sous le coup du même toujours. Ou d’un autre encore. Qui laisse la face de glace’ (MVMD, p.35). Cette image fait penser au sort de la femme de Lot, transformée en statue de sel pour avoir regardé en arrière, au lieu d’oublier le passé. Il est difficile, même pour ‘l’œil de proie’ (Imagination morte imaginez, p.57), de distinguer ce ‘vieux corps’ (MVMD, p.36) de la pierre blanche qui envahit le paysage entier : Qu’elle aille seulement se figer auprès de l’autre pierre. Celle dressée blanche de loin dans les champs’ – celle qui marque ‘la ‘tombe lointaine’ (MVMD, p.20) – ‘Et que l’œil passe de l’une à l’autre. Passe et repasse. Quel calme alors. Et quel orage. Sous le faux calme du deuil (MVMD, pp.36-7).
Le crâne dans lequel se déchaîne cet orage inapaisable, qu’il s’agisse de celui du narrateur, ‘en congé séculaire de là où gèlent les larmes. Libre encore de les verser chaudes’ (MVMD, p.32),59 pleurant ‘Cette vieille si mourante. Si morte’ (MVMD, p.24), ou celui de cette dernière, dont la ‘tenace trace’ (MVMD, p.75) s’inscrit dans ce paysage de mort, est désormais véritablement un ‘crâne funéraire’ (PFE, p.13), ‘unstillable’ (Co, p.30). Ce texte parle, au sujet de la vieille dame en noir, d’une double absence, celle de la femme ellemême, ‘l’absente’ (MVMD, p.21), qui est pleurée, et son absence dans les mots auxquels elle échappe sans cesse. Morte ou vive, elle demeure visible néanmoins, par à-coups, foulant ce sol qui est inscription de millions d’absences et de morts, ‘chacun unique’, pour aller refleurir ‘la tombe lointaine’. Le deuil est omniprésent : la vieille en noir s’achemine sans cesse vers une tombe. Ces allers et retours ravivent les traces tenaces d’une existence continuée et le narrateur ou la narratrice ne trouve nulle part ‘de quoi consoler d’elle’ (MVMD, p.32). Ce mot ‘trace’ – trace de l’autre ou ‘d’elle’ – révèle toute l’étrangeté de cette présence-absence. Comme l’écrit Ricœur : ‘Toutes 59
C’est-à-dire encore en vie. Beckett parle ailleurs – nous avons cité le passage – des Enfers où les damnés sont plongés ‘dans la glace […] les paupières collées de larmes gelées’ (NTPR, p.157). Ces glaces sont celles du marais glacé du Cocyte (cf. ‘Chant XXXII’ de ‘l’Enfer’ de Dante) dans lequel sont plongés les traîtres.
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les traces sont au présent. Nulle ne dit l’absence, encore moins l’antériorité. […]’ (MHO, p.552).60 La trace est un signe troublant où se rencontrent ‘la survivance et le néant’ (Sodome et Gomorrhe, p.156). Ces restes de vie articulent encore un geste unique, ultime : ce ‘geste de sépulture’ (MHO, p.476) dont parle Michel de Certeau. Ce dernier, qui s’occupe spécifiquement de l’opération historiographique, la tient ‘pour l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture’ (MHO, p.476). Il semble qu’une forme d’intimité – ou d’équivalence – entre l’opération fictionnelle, qui nous occupe ici, et l’écriture de l’histoire peut être établie ici, dans ce qui a trait à l’absence et au deuil. Dans L’Absent de l’histoire, Certeau dit de l’écriture qu’elle s’organise autour de l’‘absent’. C’est ‘à partir des empreintes […] muettes’ que ‘se produit le discours qu’organise une présence manquante’.61 La trace, toujours visible, présente, ‘tenace’, demeure muette, comme celle des ombres des morts, liés aux vivants par ce seul ‘geste de sépulture’ ; ‘l’écriture joue le rôle d’un rite d’enterrement’.62 La sépulture […] n’est pas seulement un lieu à part de nos cités, ce lieu appelé cimetière où nous déposons la dépouille des vivants qui retournent à la poussière. Elle est un acte, celui d’ensevelir. Ce geste n’est pas ponctuel ; il ne se limite pas au moment de l’ensevelissement ; la sépulture demeure, parce que demeure le geste d’ensevelir ; son trajet est celui même du deuil qui transforme en présence intérieure l’absence physique de l’objet perdu (MHO, p.476).
‘Ce trajet du deuil’, ‘ce geste d’ensevelir’, qui, comme l’écrit Paul Ricœur, ne se limite pas au seul ensevelissement (qui est horstexte, hors-mémoire même peut-être), sont bien ceux de cette vieille qui erre sans cesse dans cette demi-lumière crépusculaire, accomplissant éternellement les mêmes gestes de mémoire. L’écriture beckettienne n’exorcise pas la mort cependant ; elle accompagne et rythme au contraire son éternel retour par ce ‘geste de sépulture’. Loin 60 Il cite ici l’ouvrage qu’il écrit avec J.-P. Changeux, Ce qui fait penser : La nature et la règle. 61 Michel de Certeau, L’Absent de l’histoire (Paris : Mame / Coll. ‘repères’, 1973), pp.8-9. 62 Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire (Paris : Gallimard / Coll. ‘Bibliothèque des Histoires, 1975), p.118.
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de construire, comme le ferait l’écriture de l’histoire, ‘un “tombeau” pour le mort’ (L’Ecriture de l’histoire, p.119), l’écriture beckettienne est ce tombeau elle-même, un tombeau qui jamais ne se referme, incapable de constituer, de contenir et d’enterrer ce passé qui ne passe pas. Elle est lieu de passage de voix inapaisées, traversée sans cesse par l’écho des pas et des murmures de cet être endeuillé, homme ou femme, de ces éternels anonymes dont les gestes réduits parlent pour une multitude, s’acheminant vers la mort, incapables de trouver jamais la moindre consolation, ou inclinés déjà ‘as loving memory some old gravestones stoop. In that old graveyard’ (Worstward Ho, p.45).
Conclusion
Nous voici parvenus au terme de ce parcours réflexif au cours duquel nous avons choisi de suivre les traces profondes que creuse la souffrance dans l’œuvre beckettienne. Notre examen a porté successivement sur les romans écrits par Samuel Beckett avant la guerre, sur son œuvre critique – ses interrogations sur l’art pictural en particulier – puis sur ceux, plus sauvages et étranges, composés à partir des années de guerre. Notre réflexion nous a conduit à nous interroger finalement sur ses derniers textes en prose, qui ont été abordés sous l’angle de la mémoire. Si la souffrance se loge dans chaque texte de Samuel Beckett, elle s’appréhende de manière de plus en plus immédiate à partir dès la fin des années quarante. C’est cette impression que nous avons voulu vérifier, en émettant l’hypothèse que la souffrance devient, de singulière qu’elle paraît au début, plus collective et sourde après la guerre, à la fois moins localisable et plus étendue, envahissant toutes les formes d’activité et d’expérience et englobant toute la communauté humaine. L’œuvre en prose de Samuel Beckett, d’un abord assez difficile, fait entendre un étagement de voix plurielles, de cris ou de plaintes. Notre étude a montré que derrière cette multiplicité de voix se dessinait un mouvement menant du singulier, c’est-à-dire de la singularité d’un malheur, au collectif, à une souffrance qui dépasse les frontières individuelles. La dernière grande étude de Paul Ricœur, portant sur la mémoire, tenait en suspens, dans un premier temps, la question réflexive pour embrasser une perspective moins subjectiviste. Nous avons montré que l’inverse se produit au sein de l’écriture beckettienne, qui se décline d’abord à l’échelle de l’individu pour déborder cette perspective après la guerre et adopter une perspective plus large, englobant le moi et les autres. Les premières œuvres dessinent toutes les contours d’un individu. Nous avons montré que la souffrance apparaît d’abord sur le mode visible du spectacle, de ce qui se passe, et selon un mode
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personnel, qui passe par la proclamation constante de son infortune par le protagoniste, enclin, jusqu’à Murphy, à se prendre pour objet unique de sa pitié. Le personnage est spectateur, avant tout, de ses propres douleurs physiques et psychiques. Le malheur se décline selon deux modes distincts dans ces œuvres du début. Le premier est fonction d’une intériorité – celle de l’homme tourné exclusivement vers sa misère singulière – le second d’une extériorité ou du dehors et correspond à la souffrance émanant du spectacle : la souffrance des autres, invisible le plus souvent pour le protagoniste. Seules les remarques du narrateur font converger – sur un mode qui paraît encore à la fois sentencieux, ostentatoire et parodique – ces deux plans et mettent en contact la sphère individuelle et cet horizon de souffrances qui se dessine hors des frontières égocentriques du protagoniste. Le Belacqua des nouvelles et de Dream of Fair to Middling Women, de même que Murphy, sont encore en quête d’une issue, d’une forme de libération et de soulagement aux souffrances. On ne saurait sous-estimer l’importance du changement qui intervient au sein de l’écriture beckettienne avec Watt. Watt échoue dans toutes ses tentatives d’échapper à sa souffrance et fait, le premier, le constat du caractère permanent et irrémédiable de sa misère. La souffrance devient une donnée de base, un élément qui se greffe irrémédiablement sur tout destin humain. Watt, nous l’avons vu, fait aussi le lien entre un malheur individuel et la souffrance de tous les autres. Ce roman est le lieu originel d’une écriture de la mémoire et met en contact, de manière axiomatique, la souffrance et la mémoire. Cette dernière paraît toujours malheureuse et inapaisée chez Beckett. La manière détournée, médiatisée, dont les expériences de Watt sont racontées semble creuser une distance entre le personnage et ces dernières ; elle en estompe la singularité et en souligne au contraire le caractère paradigmatique. Pour la première fois dans l’œuvre beckettienne, le lecteur perçoit, derrière ce travail d’écriture du scribe, une plainte qui semble couvrir une misère qui n’est plus contenue dans une sphère individuelle. Watt fait entendre une plainte étrange : celle de l’homme victime ; elle est celle du personnage et celle de tous. Cette lamentation trouve un ancrage dans l’image du corps torturé du Christ, à qui Watt est directement comparé, offrant une vision paradigmatique de l’homme souffrant. L’image donne à voir, de manière directe, le manque, l’absence et la faiblesse fondamentale de l’homme.
Conclusion
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C’est cette vision qui constitue la trame de notre chapitre sur Beckett et l’art pictural. Celle-ci semble être en effet au carrefour des interrogations de Beckett lors de son voyage en Allemagne à la fin des années trente. Beckett prend la mesure, dans les tableaux religieux qu’il contemple, d’une souffrance plus collective, indépendante du ‘malaise contemporain’. (Beckett déclare, lors d’une conversation avec Bowles, en novembre 1955, que le ‘contemporary malaise’ ‘is the malaise of all time’ [Bowles, p.17].) Il faut néanmoins distinguer les réflexions de l’artiste face à sa tâche et sa place en tant qu’homme dans le monde qui est le sien. Nous avons montré que la guerre exerce une influence directe sur la transformation fondamentale qui affecte l’œuvre de Beckett dès la fin des années quarante. Si la guerre ne révèle pas à Beckett une vision funeste de la condition humaine, elle contribue toutefois, nous l’avons dit, à développer une vision nouvelle pour son art. Au terme de ces années douloureuses, que Samuel Beckett vit en partie en exil, le chemin qu’il entrevoit pour son écriture passe par l’écoute de cet être intérieur enfoui et éclaté. Dès Watt, et plus radicalement encore après la guerre, son art se défait de l’influence paralysante d’un savoir qui s’attache à faire oublier la confusion et le caractère informe du monde. De manière intéressante, les tableaux qu’il admire le plus, ceux des grands maîtres de la Renaissance, donnent à voir une souffrance nue, tout en l’opposant à un monde ordonné et flamboyant, à un univers de lignes et de formes somptueuses. Beckett est sensible à cette formidable dissonance qu’aucun plan divin ne rétablit. C’est cette terrible dissonance, cette fausse note qui brise toute harmonie et la rend à jamais impossible, que Beckett va, à son tour, chercher à dire. L’œuvre après Watt passe par une phase plus réflexive, au cours de laquelle le personnage écrit et se raconte, obéissant ou répondant, par ce travail scripturaire, à une demande obscure et urgente. Dans ce moment de l’œuvre, écriture et mémoire semblent converger directement. L’identité personnelle qui se dessine par ce travail d’écriture est le lieu d’une dissimilitude de soi à soi. La souffrance et le manque sont des éléments constitutifs de l’être. Paul Ricœur, nous l’avons vu, affirme que l’altérité est indissociable de l’identité personnelle. Cette invasion du soi par une altérité constitutive nous permet d’accéder à l’univers de Beckett dans lequel se penser – ou tenter de se saisir par la pensée – conduit à penser l’autre
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et, bientôt – après la perte d’identité de L’Innommable – à penser n’importe quel autre. Nous avons souligné combien ces ‘conditions éternelles de la vie’ (PVV, p.132), dans la souffrance qu’elles impliquent à chaque instant pour toute l’espèce humaine, sont inoubliables. Les traces de la souffrance s’accumulent au présent, dans un temps qui toujours témoigne que quelque chose s’est passé et qu’une chose ne cesse de se dérouler, d’avoir cours, dans ‘ce grand réel intérieur où fantômes morts et vivants, nature et vide, tout ce qui n’a de cesse et tout ce qui ne sera jamais, s’intègrent en une seule évidence et pour une seule déposition’ (‘Hommage à Jack Yeats’, p.148). La souffrance, dans sa chronicité, brise les bornes du temps et les distinctions entre passé et présent ; elle les dissout, dans sa permanence et sa continuité.
Bibliographie sélective Note 1 : Si toute l’œuvre de Samuel Beckett a été lue, une sélection des textes les plus prégnants et indispensables à notre analyse figure dans cette bibliographie. La plupart des œuvres de Samuel Beckett qui apparaissent dans la liste ci-dessous sont citées dans notre étude. Note 2 : Dans notre réflexion, les œuvres de Samuel Beckett sont citées à chaque fois dans la langue originale (celle dans laquelle le texte a été composé, que ce soit le français ou l’anglais). Les détails bibliographiques du texte dans sa traduction sont donnés dans les cas où celui-ci a été cité dans le cours de nos chapitres ou qu’il a constitué une ressource particulièrement intéressante par sa mise en contact et son interaction avec le texte original.
Œuvres de Samuel Beckett All Strange Away (London: Calder, 1999). (First edition: [New York: Gotham Book Mart, 1976]). All That Fall, in Samuel Beckett: The Complete Dramatic Works (London: Faber and Faber, 1990). (First edition: [London: Faber and Faber, 1957]). Assez, in Têtes-mortes (Paris : Editions de Minuit, 2000), pp.33-47. (Première édition : [Paris : Editions de Minuit, 1966]). ‘Assumption’, in Samuel Beckett: The Complete Short Prose: 192989, ed. S.E. Gontarski (New York: Grove Press, 1995), pp.37. (First published in Our Exagmination Round His Factification for Incamination of Work in Progress [Paris: Shakespeare and Co., 1929]).
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
Autres ouvrages et articles consultés Note : Dans les cas où aucun nom d’auteur d’un ouvrage spécifique n’apparaît dans celui-ci, le livre figure dans notre liste simplement sous son titre, selon l’ordre alphabétique. Adorno, T.W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz (Paris : Klincksieck, 1995). Aristote, ‘De la mémoire et de la réminiscence’, in Petits traités d’histoire naturelle, trad. et intro. P.-M. Morel (Paris : Garnier-Flammarion, 2000), pp.105-20. Baudelaire, C., ‘De l’essence du rire’, in Curiosités esthétiques (Paris : Aubry, 1946), pp.359-88. Baudelaire, C., Œuvres complètes, I (Paris : Gallimard / ‘Bibliothèque de la Pléiade’, 1993). La Sainte Bible, trad. L. Segond (Genève : Nouvelle édition de Genève, 1979). Blanchot, M., L’Entretien infini (Paris : Gallimard, 1969). Blanchot, M., Le Livre à venir (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio essais’, 1998). Borges, J.L., Le Livre de sable, trad. F. Rosset (Paris : Gallimard / Coll. ‘Folio’, 1983). Borie, J, Archéologie de la modernité (Paris : Grasset, 1999). Borie, J, Frédéric et les amis des hommes (Paris : Grasset, 1995). Braudel, F., ‘Les temps de l’histoire’, in Ecrits sur l’histoire (Paris : Flammarion / Coll. ‘Champs’, 1999), pp.11-13.
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Ballmer, Karl, 197 Baudelaire, Charles, 107-8, 177, 191 Beausang, Michel, 25 n.20, 131, 138 n.63 Ben-Zvi, Linda, 234, 235 Bernal, Olga, 21 n.14, 25 n.20 La Bible, 27, 43, 44, 45-6, 567, 58, 63-4, 68, 84 n.78, 85 n.80, 86, 87, 88, 89, 90, 99, 133, 148-9, 154, 171, 173-4, 178, 179, 182, 195 n.78, 198, 201 n.93, 215 n.13, 262 Bing, 255, 259 Blanchot, Maurice, 122, 136, 138, 161-2, 209, 233-4, 2523, 257 Blin, Roger, 188 Borges, Jorge Luis, 208 Borie, Jean, 33, 48, 54-5 Bosch, Jérôme, 107, 175, 176, 177-8, 179, 195 Botticelli, Sandro, 169, 170 Bouts, Dieric, 176 Bowles, Patrick, 25 n.20, 31 n.6, 203, 267 Braque, Georges, 167 Braudel, Fernand, 142, 146 Bréchon, Robert, 103 Bryden, Mary, 17, 25-6, 45, 53, 56, 57, 63, 78, 167, 179
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La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
n.59, 182, 196 C Le Calmant, 222, 226, 227, 233, 234 ‘The Capital of the Ruins’, 181, 188-9, 190-2 Caravaggio, Michelangelo Merisi da, 154, 155, 170 Carpaccio, Vittore, 174-5 Cassirer, Ernst, 123 de Certeau, Michel, 263-4 Champigny, Robert, 21 n.14 Christ, 20, 43, 78-9, 83, 90, 103, 104-5, 105 n.28, 107, 111-2, 149, 157, 169, 171-2, 173-5, 176, 177, 178-9, 1956 Cioran, Emil, 15, 16, 19, 189, 200 Cixous, Hélène, 220 Cohn, Ruby, 16 n.3, 25 n.20, 44, 90, 93, 105, 114 n.39, 166, 192, 255, 260 Collected Poems: 1930-1978, 78-9, 149, 198-9, 261 Comment c’est, 16, 17, 21 n.14, 91, 93, 95, 113, 120, 122, 135-6, 137-8, 139, 183, 203, 206, 209, 210, 212, 219, 222, 232, 233, 236, 237, 2389, 242, 244, 245, 247, 248, 249, 250, 256-7, 258 Company, 21 n.14, 40, 78, 137, 209, 212, 233, 236, 237, 239, 244-5, 247, 249, 250, 261, 262 ‘Le Concentrisme’, 32, 44, 66
Correspondance avec Georges Duthuit, voir sous Manuscrits Correspondance avec Thomas MacGreevy, voir sous Manus-crits Cronin, Anthony, 141, 183 n.63, 188 Culpabilité, 40, 45, 56-7, 75, 81, 87, 88, 108-11, 191, 1956 D Dante Alighieri, 29, 45, 73-4, 75, 84, 86, 116 n.44, 238, 239, 240, 241, 262 n.59 ‘Dante and the Lobster’, 42, 67, 73-6, 78, 84-7 ‘Dante…Bruno. Vico..Joyce’, 30, 143 Deleuze, Gilles, 15 n.2, 91, 102, 116, 121-2, 146, 147 Le Dépeupleur, 253, 255, 258 Descartes, René, 115, 216 Désir, 32-3, 37, 47-65, 117, 118 ‘Les deux besoins’, 30, 46, 603, 203 Dieu, 26, 45, 64, 86, 174, 175, 177, 178, 195 n.78, 199, 200, 201, 201 n.93, 202 Dream of Fair to Middling Women, 29, 35, 37, 42-3, 44, 50, 51-2, 53-4, 55, 58-9, 668, 71, 72, 76, 77 n.70, 82, 266 Driver, Tom, 90 n.5, 182-3, 185, 192
Index
Duthuit, Georges, 144-5 n.13, 147, 151, 156, 161, 162, 163, 164, 165, 170, 186, 193-5 E Ehrhard, Peter, 25 n.20, 35 n.11 Eleutheria, 23 n.18 Ellmann, Richard, 200 Elsheimer, Adam, 158 n.34 Embers, 39-40 En attendant Godot, 23, 34, 57, 87, 186 n.66, 188, 222 Esslin, Martin, 153 L’Expulsé, 132, 215, 224
307
‘German Diaries’, voir sous Manuscrits et textes inédits ‘German Letter of 1937’, 101, 150 n.22 Guerre, 16, 17-18, 20, 22, 23, 29, 35, 37-8, 89, 91, 105, 111, 141, 146-7, 158, 180-1, 182, 183, 184, 187, 188-9, 190-1, 206, 267 Girard, René, 30 n.4, 33-4, 545, 64 Gontarski, Stan, 133 n.58 Goyen, Jan van, 164 Gruen, John, 230 Guattari, Félix, 15 n.2 H
F Federman, Raymond, 25 n.20, 102 La Fin, 210, 215, 221, 222 Fin de partie, 30-1, 38, 144, 161, 179, 187, 191-2 Flaubert, Gustave, 48, 49 n.38, 52 Fletcher, John, 89, 102, 103, 105 Footfalls, 40, 137, 173 n.50 Foucault, Michel, 83-4, 87, 91 n.9, 115, 122 n.47 Friedrich, Kaspar David, 158 From an Abandoned Work, 212, 240, 247 G Geertgen tot Sint Jans, 148
Happy Days, 133 n.58 Harvey, Lawrence, 46, 62, 98 n.17, 107, 143, 149, 150-1, 153, 165, 166, 178, 182, 186, 202-3 Hayden, Henri, 246 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 162 ‘Henri Hayden’, 246 ‘Henri Hayden, hommepeintre’, 29, 157, 180 Hesla, David, 90, 114 Hill, Leslie, 15 n.2, 26 n.20 L’Histoire, 15-18, 26, 27, 105, 142-3, 146-7, 171, 1878, 191, 192 Hoffmann, Frederik, 21 n.14 Hölderlin, Friedrich, 138 ‘Hommage à Jack B. Yeats’, 69, 156, 268 Houppermans, Sjef, 26 n.20
308
La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
Human Wishes, 22 n.17, 196 Husserl, Edmund, 91 n.7 I Identité, 20-1, 23, 24, 59-60, 91, 96-7, 113, 175-8, 179-80, 205, 206, 207, 213, 214, 21531, 232, 240, 242-4, 245, 251, 267-8 ‘Il est tête nue’, 250, 251, 252, 253, 255, 258, 259 L’Image, 144 Imagination morte imaginez, 250-1, 254, 262 ‘Intercessions by Denis Devlin’, 57, 61 L’Innommable, 20, 23-4, 104, 206, 208, 209, 231, 232, 233, 234-5, 236, 237, 240-3, 244, 246, 248, 259, 268 J Janvier, Ludovic, 25 n.20, 223-4 Jervolino, Domenico, 24, 232 Johnson, Samuel, 22 n.17, 180 Joyce, James, 30, 149, 200 Juliet, Charles, 19, 20, 25 n.20, 27 n.22, 45 n.32, 60, 147, 149, 151-2, 152 n.25, 153, 154, 155, 157, 160-1, 166, 183, 184, 185, 186, 199, 200, 201, 203 n.94, 218, 224 n.21 K Kafka, Franz, 111, 228, 240
Kandinsky, Wassily, 164 Katz, Daniel, 21 n.14 Kaun, Alex, 120 Keats, John, 74 Kenner, Hugh, 114, 115 Kepes, Gyorgy, 142 n.4 Klee, Paul, 144 Knowlson, James, 17 n.8, 23 n.18, 25 n.20, 36, 50 n.39, 70 n.63, 77 n.70, 78, 173 n.50, 183 n.63, 184 n.65, 186 n.66 Köllwitz, Käthe, 198 Krapp’s Last Tape, 39 n.21, 183-4, 185, 207, 220 n.18 L Labrusse, Rémi, 144-5 n.13, 156 n.28, 162, 165 n.42, 169, 186 n.66 Laing, R.D., 175, 177, 178, 180 Le Goff, Jacques, 238, 239 Leibniz, Gottfried Wilhelm, 119, 133 Levy, Eric, 21 n.14, 113, 125 Lindon, Jérôme, 23 n.18 Locatelli, Carla, 15 n.2, 21 n.14 M MacGreevy, Thomas, 36, 47, 63, 66 n.58, 156 n.28, 158 n.34, 169 n.47, 193 n.75, 230 ‘MacGreevy on Yeats’, 31 Malone meurt, 104, 110, 121, 132, 134, 185, 206, 207, 208, 210, 214-5, 220, 221-2, 223,
Index
224, 225-6, 227, 228, 230, 231, 232, 234, 235, 242, 244, 256 Mal vu mal dit, 20, 26 n.20, 210, 246, 249 n.42, 261-2 Mantegna, Andrea, 170, 1712, 197 Manuscrits et textes inédits: -
-
-
RUL MS 1227/7/16/7, ‘Avant Fin de partie’, 187 MS 10402 (TCD), Correspondance Beckett–MacGreevy, 36, 47, 63, 66 n.58, 156 n.28, 158 n.34, 169, 193 n.75, 230 (Archives Duthuit) Correspondance Beckett–Georges Duthuit, 144, 144-5 n.13, 147, 151, 156, 161-2, 163, 164, 164 n.40, 165, 165 n.41, 170, 186, 186 n.66, 193-5 RUL MS 1227/7/16/2, Dialogue entre Ernest et Alice, 179 RUL MS 1552/1, Footfalls, 40 ‘German Diaries’, 17, 120, 141, 142, 144, 148, 157, 158 n.34, 169, 171, 173, 174, 175, 176, 188, 192, 193, 197, 198
309
-
RUL MS 3458, Human Wishes (MS sans titre), 196 RUL MS 5001, Notes sur la peinture, 158 n.34 RUL MS 1227/7/16/3, ‘Petit Odéon Fragments’, 38 RUL MS 2901, ‘Sottisier’, 200 Watt Notebooks (HRHRC), 18 n.9, 89, 91-2, 93, 94, 95-8, 99, 100, 102, 106, 109 n.33, 123, 127, 12930, 131-2, 133 n.57, 134, 135, 158, 207, 210-1, 212, 249
Mauthner, Fritz, 99 Mayoux, Jean-Jacques, 233 Mercier et Camier, 20, 23, 219-20, 224, 225, 226, 2278, 231, 237, 242, 250 Merleau-Ponty, Maurice, 1634 Michaux, Henri, 97, 103, 109, 220 n.18 Miller, Tyrus, 15 n.2 Mirlitonnades, 198-9 Molloy, 20, 40, 70, 94, 98, 104, 108, 110, 115-6, 117, 118, 119, 120, 121, 130, 132, 139, 147, 150, 166, 186, 206, 212, 220, 221, 222, 223, 2245, 228-30, 231-2, 235, 242, 247, 249 Mongin, Olivier, 244
310
La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
More Pricks than Kicks, 25 n.20, 35, 37, 41, 42, 43, 52-3, 54, 58, 66, 67, 68 n.59-60, 70, 71, 72-6, 77-8, 79-81, 82, 83, 84, 85-7, 88, 189-90, 199 Mort, 20, 22, 30, 32, 33, 38, 41, 49 n.38, 54, 76-88, 111, 132, 154, 155-6, 168-9, 1745, 195 n.78, 199, 210, 226-7, 228, 230, 240-1, 244, 247, 250, 251, 259-64 Murphy, 18, 20, 29, 34, 35-6, 40, 41-2, 43, 44, 45, 50, 557, 59-60, 63, 65. 67, 68, 69, 71-2, 76, 77, 81-2, 83, 87 n.82, 88, 104, 111, 117, 149, 151, 153, 180, 210, 222, 266 N Nacht und Träume, 116 Nadeau, Maurice, 111 Neither, 21 Nietzsche, Friedrich, 216, 157, 260 Nolde, Emil, 157 Not I, 23-4, 25 n.20, 74 n.67 Nouvelles et textes pour rien, 132 n.56, 210, 214, 215, 221, 222-3, 224, 226, 227, 233, 234, 235-6, 236-7, 239, 240, 241, 243, 244, 247, 251, 255, 259, 260, 262 n.59 O O’Brien, Eoin, 190
Oppenheim, Lois, 21 n.14, 144 n.13, 151 n.24, 156 n.28, 167 n.43 Ovide, 58 P Paris, Jean, 195 ‘Peintres de l’empêchement’, 65, 153, 164 ‘La peinture des van Velde ou le Monde et le Pantalon’, 16, 60, 62, 147, 156, 159, 163, 164, 165, 16, 167, 168, 169, 234, 268 Perugino, Pietro, 169 Pilling, John, 25 n.20, 29 Platon, 214, 246 Play, 65 n.55 ‘Poems. By Rainer Maria Rilke’, 198 Pope, Alexander, 199-200, 201, 202 ‘Pour Avigdor Arikha’, 156 Pour finir encore et autres foirades, 249 n.42, 250 n.44, 254 n.50 ‘Pour finir encore’, 253-4, 254-5, 262 Proust, 40, 45, 46-7, 48, 4951, 62, 64, 65, 69-70, 84, 85, 87, 143-4, 153, 159, 208, 214, 218, 232 Proust, Marcel, 26 n.20, 47-8, 49-50, 143-4, 218 Q Quad, 102 n.21
Index
R Rabaté, Etienne, 103 Rabinovitz, Rubin, 50 n.39, 98 n.17, 121 Ramadanovic, Petar, 252, 253, 258-9 Ramsay, Nicola, 21 n.14 ‘Recent Irish Poetry’, 143 Récit : 20, 92-3, 93-4, 99, 102, 104, 106, 112, 119, 122-8, 130-1, 134, 136, 137-8, 139, 142, 182, 206, 208, 210-3, 215, 221, 222-3, 224, 225, 226, 227, 228, 230, 232, 2334, 237, 239, 241, 243-4, 2445, 266
311
Textes de Ricœur : -
-
-
-
Se raconter, 92-3, 99, 106, 119, 125, 126, 127, 137, 215, 221-2, 223, 224, 225, 226, 227, 228-9, 230, 2312, 234, 240, 250 Impossibilité de dire, 39, 101, 107, 115, 119, 123, 124, 125, 203, 206, 208, 225-6, 22930, 231, 233, 234-5, 236, 238, 241-2, 243, 245
Rembrandt, van Ryn, 168-9 Ricœur, Paul, 21 n.16, 24, 27, 93, 102, 107, 110, 123, 126, 128, 129, 132, 136, 146, 154, 205, 208, 213, 214, 216, 217, 226, 234, 243, 244, 245, 246, 248, 255-6, 262-3, 265, 267
-
‘L’identité narrative’, 102, 216, 243 Lecture I: Autour du politique, 110 La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, 21, 24, 205, 208, 213, 214, 216, 217-8, 232, 246, 248, 255-6, 262-3, 265 ‘Le scandale du mal’, 17, 27, 107 Soi-même comme un autre, 19, 21, 24, 154, 207 n.3, 216-7, 226, 243-4, 248 Temps et récit I, 93, 123, 126, 128, 129, 136, 146, 208 n.5, 234, 245 Temps et récit III, 93, 132
Rilke, Rainer Maria, 198 Rothko, Mark, 167 n.43 Rockaby, 137 Rousseau, Jean-Jacques, 229 S Sans, 250, 253, 254, 255, 256, 257, 258 Sartre, Jean-Paul, 228 Seghers, Hercules, 158 Shakespeare, William, 116 Shenker, Israel, 149, 152, 1534 Skerl, Jennie, 99
312
La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett
Smith, Frederik, 199-200, 201 Socrate, 214 Souffrance physique, 17, 19, 20, 22, 25 n.20, 29, 32, 3447, 54, 64, 70 n.63, 71, 73, 75, 77-9, 80, 81, 84, 85, 878, 104, 105, 106, 110, 111-2, 116, 117, 171, 178-9, 180, 181, 193-4, 195, 196, 197-8, 209, 222, 249, 251, 259, 260, 266, 268 Spivey, Nigel, 144 n.9 Starobinski, Jean, 229 Stirrings Still, 254, 259-60, 261 Strawson, Peter Frederick, 248 Strong, Benjamin, 25 n.20, 35 n.15 T Têtes-mortes, 224 n.22, 249 n.42, 250 n.43, 251 n.45, 255 n.53 Textes pour rien, 214, 233, 234, 235-6, 236-7, 239, 240, 241, 243, 244, 247, 251, 255, 259, 260, 262 n.59 That Time, 185 ‘Three Dialogues’, 149, 150, 151, 152, 162, 164 Trezise, Thomas, 21 n.14
U Uhlmann, Anthony, 15 n.2 V Valéry, Paul, 230-1, 249 Velde, Bram van, 144, 145 n.13, 147, 150, 151-2, 153, 154, 157, 159, 160, 161, 164, 166, 168, 170, 186, 203 Velde, Geer van, 147, 164 W Warhaft, Sidney, 25 n.20, 105, 131, 135, 136 Watt, 18, 19, 20, 22, 13, 26, 30, 35 n.15, 80, 89-139, 158, 177, 178-9, 181-2, 183, 185, 205, 206, 207, 210-3, 215, 219, 227, 249, 266, 267 Watt Notebooks, voir sous Manuscrits Weber-Caflisch, Antoinette, 145 n.13 Weinrich, Harald, 241, 251-2, 256, 257 Weisberg, David, 15 n.2, 73 n.65 Whitelaw, Billie, 173 Wilenski, R. H., 158 n.34 Winston, Mathew, 90 Worstward Ho, 261, 264