Le projet libéral et la transformation de la démocratie Le cas de l’Europe centrale et orientale
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie Le cas de l’Europe centrale et orientale
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Sabrina P. Ramet
Le projet libéral et la transformation de la démocratie Le cas de l’Europe centrale et orientale
Traduction Anne-Hélène Kerbiriou
Postface de Renéo Lukic
Les presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Maquette de couverture : Laurie Patry
ISBN 978-2-7637-8703-9 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2008
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com
À Pallas Athéna, déesse de la sagesse et protectrice de la démocratie, et à Jim Sadkovich
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Table des matières
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Le libéralisme et la loi morale, autrefois et maintenant. . . . . . 13 Les Lumières anglaises (Enlightenment), 1593-1704. . Le libéralisme au XVIIIe siècle : l’éclosion de l’universalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le libéralisme au XIXe siècle : le défi du conséquentialisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le libéralisme au XXe siècle : le retour de Hobbes et la montée du conventionnalisme . . . . . Défis en vue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . 15 . . . . . . 17 . . . . . . 20 . . . . . . 22 . . . . . . 27
Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux. . . . . . . . . 29 Trois conceptions de la souveraineté : à propos de l’Europe de l’Est. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Le réalisme libéral et la souveraineté absolue selon Hobbes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Démocratie populiste. Rousseau et la Révolution française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’idéalisme libéral : le plaidoyer de Kant pour la monarchie libérale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cas de l’Europe de l’Est . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nationalisme et souveraineté . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion : espoir d’une paranoïa plus tolérante ?. .
. . . . . . . 49 . . . . . . . 52 . . . .
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Du droit à l’autodétermination nationale et autres mythes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Mythologie moderne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Les problèmes causés par le réalisme nationaliste et la science amorale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Pourquoi il n’existe pas de droits nationaux. . . . . . . . . . . . . . . 86
IX
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Libéralisme et christianisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Démocratie cléricale : le cas de la Pologne. . . . . . . . . . Démocratie libérale/État laïc. Le cas de la République tchèque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un hybride : Valeurs en compétition – La Slovaquie . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . 104 . . . . 107 . . . . 122 . . . . 130 . . . . 137
Le sort des femmes en Europe de l’Est après 1989. . . . . . . . . . . 139 Détérioration du statut des femmes. . . . . Avortement : le cas de la Pologne. . . . . . Trafic et prostitution sous la contrainte. . Le contexte élargi . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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140 151 153 160 165
Finalité de l’association politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Quel type de liberté ? Quel type de démocratie ?. . La nature de l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Union européenne et la transformation de la démocratie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conceptions rivales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . 171 . . . . . . . . 175 . . . . . . . . 178 . . . . . . . . 181 . . . . . . . . 186
Ordre ou légitimité : lequel pour point d’appui ?. . . . . . . . . . . 189 Essai bibliographique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Postface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
X
Préface
Ce volume pourra, je l’espère, toucher un lectorat plus large que celui du champ des études de l’Europe de l’Est. Bien que la plupart de mes exemples soient tirés du contexte de l’Europe de l’Est (ceux n’en provenant pas ayant été tirés des États-Unis contemporains), je crois que le cadre développé ici pourrait avoir des applications plus générales. Les questions de la démocratisation, du libéralisme, du capitalisme, de l’égalité des sexes, des revendications nationalistes et des débats politiques avivés par les confessions religieuses sont certainement communes à tous les continents, et les problèmes qu’elles posent n’ont nulle part été résolus de manière satisfaisante. Effectivement, dans les pays que l’on pensait être autrefois les parangons de la démocratie libérale stable, les anciennes formules ont été corrompues et les publics locaux sont plus polarisés qu’ils ne l’ont été en un siècle ou plus. À l’exception des chapitres 2, 6 et 8, des versions précédentes de tous les chapitres présentés ici ont déjà été publiées, en tout ou en partie ; cependant, ils ont tous été revus pour cette publication – certains d’entre eux dans une très large mesure. Le chapitre 5 a été précédemment publié dans Human Rights Review (vol. 2-1, 2000 : 84-103). Les chapitres 1, 3, 4 et 9 ont été publiés sous le titre « Eastern Europe and the Natural Law Tradition », dans Donald W. Treadgold Papers in Russian, East European, and Central Asian Studies, no 27 (Seattle, HMJ School of International Studies, Russian and East European Studies Program, août 2000). Le chapitre 7 a été publié en serbe sous le titre « Klizanje unazad : Sudbina žena u centralnoj i istoČonoj Evropi posle 1989 », dans Ljudska bezbednost/Human Security (Belgrade, vol. 1-1, 2003 : 115-133). La première publication en anglais du chapitre 7 est parue en ligne sous le titre « Sliding Backwards : The Fate of Women in Post-1989 East-Central Europe » (Kakanien Revisited, d écembre 2004, www.kakanien.
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
ac.at/beitr/fallstudie/Sramet.pdf). J’exprime ma reconnaissance à ces revues, leurs rédacteurs et leurs éditeurs pour m’avoir permis de faire paraître ces travaux sous forme révisée. J’ai commencé à travailler à cet ouvrage tandis que j’enseignais encore à l’Université de Washington, j’ai poursuivi ce travail tout en intégrant un nouveau poste à l’Université de Science et de Technologie de Norvège (NTNU) à Trondheim, et l’ai terminé pendant l’année universitaire 2005-2006, au cours de laquelle j’ai grandement apprécié avoir accès aux fonds documentaire (papier et électronique) de l’Université de Georgetown (en tant que chercheuse invitée) et du Woodrow Wilson International Center for Scholars (en tant que chercheuse agrégée en politique). Je souhaite également remercier pour son soutien le Peace Research Institute d’Oslo, dont je suis membre senior. J’exprime ma reconnaissance à Ola Listhaug pour l’appui qu’elle m’a apporté lors de ma recherche et pour son aide dans la résolution de problèmes difficiles au fur et à mesure de leur apparition, à Beata Eggan, Krystof Koseła et Maryjane Osa pour m’avoir permis d’entrer en contact avec les personnes appropriées au cours de mon voyage de recherche de 2004 en Pologne (qui a contribué à la recherche pour le chapitre 6), à Stefano Bianchini, dont l’invitation à prononcer une conférence à Bertinoro en septembre 2003 m’a inspiré le chapitre 7, à Jonathan Moses pour ses précieux commentaires du chapitre 8, et, comme toujours, à Christine Hassenstab, mon épouse, pour son enthousiasme pour mon travail et pour les discussions intellectuelles que nous partageons. Je souhaite également remercier Łukasz Kocan, mon superviseur en Pologne, pour avoir vérifié les signes diacritiques des noms polonais, et Győrgy Péteri, ami et collègue au NTNU, pour les signes diacritiques des noms hongrois. Je suis également reconnaissante à Charles King et Angela Stent d’avoir organisé mon séjour à l’Université de Georgetown, à Jennifer Long, Andy Pino et Sissel Tramposch pour leur assistance lorsque je me trouvais à Georgetown, à Marty Sletzinger et Michael Van Dusen pour avoir organisé mon séjour au Wilson Center, et à Degne Gizaw, Michelle Kamalich et Janet Spikes pour leur assistance à la bibliothèque du Wilson Center. Enfin, last but not least, je souhaite remercier Mary Lenn Dixon, rédactrice en chef des Texas A&M University Press, et Diana L. Vance, adjointe à la rédaction, pour avoir pris en charge la première publication de ce travail, pour leur intérêt jamais démenti pour ce projet, et pour leur travail acharné, ainsi que les deux lecteurs anonymes pour leurs précieux commentaires.
2
Introduction
Ce livre se présente comme une défense du libéralisme, mais pas au sens où on l’entend communément. Ce qui est aujourd’hui compris ou mis de l’avant sous la rubrique de libéralisme est souvent très différent de ce que celui-ci était au moment où il a été élaboré. En défendant le libéralisme, je reviens donc à sa définition classique, dans le but de donner une base à l’analyse de ce qui s’est produit en Europe de l’Est (et, par extension, dans le monde plus généralement) et de tracer les possibilités d’un avenir alternatif du libéralisme1. Dans cet esprit, j’ai entrepris d’étendre l’argumentaire de ma publication de 1997, Whose Democracy ?, où j’exposais que le relativisme moral, le nationalisme (au sens où je le définis) et le capitalisme mettent tous au défi le projet d’établir, de consolider et de maintenir des systèmes politiques légitimes (donc stables), et où je soutenais que le standard requis pour un système légitime est la Loi naturelle ou, comme je l’avais appelée dans mes travaux prédécents, la Raison universelle2. Récemment, de nombreuses voix, se fondant sur certaines notions de la diversité culturelle, se sont fait entendre, voulant qu’il n’existe pas de standards universels, de droits universels et, par-dessus tout, qu’il n’existe rien de tel que la Raison universelle, ce qui revient à dire qu’il n’existe pas de mœurs, de comportements humains, universellement valides. Il se peut que les tenants du relativisme moral qui ont choisi de se placer sous cette bannière particulière aient une position 1. Je conserve l’appellation traditionnelle « d’Europe de l’Est » pour qualifier ces États européens postcommunistes qui ne faisaient pas partie de l’Union soviétique. 2. Sabrina Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham (MD), Rowman & Littlefied.
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
extrême. « Après tout », nous rappelle Sahshi Tharoor, « les concepts de justice et de loi, la légitimité du gouvernement, la dignité de l’individu, la protection contre l’oppression ou l’arbitraire, et la participation aux affaires de la communauté se découvrent dans chaque société à la surface de la terre. Loin d’être difficiles à identifier, le nombre des dénominateurs communs philosophiques entre différentes cultures et traditions politiques fait que l’universalisme est tout, sauf une distorsion de la réalité3. » L’expression « se découvrent dans chaque société » établit l’universalité de certaines vérités minimales ; point n’est besoin de rechercher un assentiment universel pour établir l’universalité d’une loi morale minimale, non plus qu’il n’est nécessaire d’obtenir un consentement universel sur les lois de la mathématique dans le but d’établir que les lois de la physique peuvent légitimement revendiquer une validité universelle et transculturelle. Pour pouvoir démontrer l’inexistence de standards universels de comportement, les relativistes qui voudraient être cohérents avec eux-mêmes devraient affirmer que le meurtre, la torture, l’assassinat d’enfants, les viols de masse, le vol, le mensonge, l’esclavage, la cruauté, ou le fait d’insulter ses invités ne sont pas en euxmêmes nécessairement mauvais ni même moralement problématiques. Dans le but de raccorder cela aux notions mal formulées de la diversité culturelle, cette même personne devrait en outre affirmer qu’au moins un de ces comportements est ou pourrait être considéré comme une tradition locale dans un pays ou un autre. Cela dit, la raison pour laquelle je considère que de tels relativistes sont, soit des gens inconscients des implications de leurs propres dires, soit des gens guidés par leur mépris des non-Européens, devrait être assez claire ; l’accusation habituelle, voulant que les notions libérales classiques des droits et des mœurs universels soient eurocentriques est, en pratique, moins une accusation qu’une revendication. Cependant, loin d’être de simples concepts eurocentriques, comme le supposent les tenants du relativisme culturel, les anthropologues ont découvert que l’honnêteté, la générosité, l’hospitalité, la gentillesse, la loyauté et l’entraide sont
3. Shashi Tharoor, 1999-2000, « Are Human Rights Universal ? », World Policy Journal, 16 (4) : 3.
4
Introduction
universellement considérées comme des vertus importantes dans toutes les sociétés, quel que soit leur niveau de développement, sur tous les continents4. Personne (pour autant que je le sache) ne nie qu’il existe des variations dans les coutumes, les traditions et dans les mœurs d’une société à l’autre, ou d’un groupe (quelle que soit la manière dont on le définit) à l’autre. Cependant, ce sur quoi insistent les théoriciens de la Loi naturelle, c’est que tout n’est pas arbitraire ou relatif, ou ne consisterait qu’un simple trait d’une religion ou d’une autre, d’une culture ou d’une autre. Le Droit naturel a également rencontré des opposants parmi les partisans de l’autorité de diverses obédiences, parce qu’ils sont conscients qu’elle instaure le concept d’un standard externe à partir duquel peut se juger la conduite des autorités d’un pays. Comme l’avait statué Heinrich Rommen dans une publication de 1945, « il doit y avoir une loi de laquelle toutes les lois humaines tirent leur validité et leur obligation morale. Il doit y avoir un droit suprême au-dessus de tous les droits de l’État5 ». La tradition de la Loi naturelle constitue l’unique zone de recoupement important entre l’enseignement social du catholicisme et la tradition libérale classique de John Locke, Thomas Jefferson, James Madison et Emmanuel Kant6. Et, malgré les annonces récurrentes, de temps à autre, que 4. Voir l’argumentaire dans Petr Kropotkin, 1902, Mutual Aid : A Factor of Evolution, Boston, Porter Sargent, en particulier l’introduction et les chapitres 3, 7 et 8. 5. Heinrich A. Rommen, 1969, The State in Catholic Thought : A Treatise in Political Philosophy, New York, Greenwood Press [B. Herder, 1945], p. 155. 6. Ici, je me place évidemment à la suite du libéral polonais Mirosłav Dzielski, qui, dans son ouvrage Duch nadchodzaego czasu (Wrocław, Wektory, 1989) entreprenait, selon certaines sources, d’identifier un terrain commun entre libéralisme et catholicisme. Voir le résumé des opinions de Dzielski dans Jerzy Szacki, 1995, Liberalism after Communism, Budapest, Central European University Press, p. 178-180. Pour des discussions approfondies de la relation entre catholicisme et libéralisme, voir Kenneth L. Grasso, Gerard Bradley et Robert Hunt (dir.), 1995, Catholicism, Liberalism, and Communitarianism : The Catholic Intellectual Tradition and the Moral Foundations of Democracy, Lanham (MD), Rowman & Littlefield ; John Langan, s.j., 1990, « Catholicism and Liberalism : 200 Years of Contest and Consensus », dans R. Bruce Douglas, Gerald M. Mara et Henry S. Richardson (dir.), Liberalism and the Good, New York, Routledge ; et R. Bruce Douglas et David Hollenbach (dir.), 1994, Catholicism and Liberalism : Contributions to American Public Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
la théorie de la Loi naturelle est « morte » ou – ce qui est pire pour certains – « démodée », la Loi naturelle continue d’animer les chercheurs et, au cours du dernier siècle, elle a pénétré profondément dans la législation internationale. La Convention de Genève et la Déclaration universelle des Droits de l’homme constituent deux des incarnations des plus connues de la tradition de la Loi naturelle dans le droit international. Qu’est-ce que la Loi naturelle ? En un mot, c’est l’ensemble des préceptes moraux inscrits dans la raison humaine et qui peuvent être compris comme étant contraignants (constituant des obligations) sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à la loi divine, aux préceptes ecclésiastiques ou aux lois de l’État. Ces préceptes sont universellement valides, s’appliquent également à tous, et les postulats de base de la loi morale peuvent se discerner sans aide au moyen de la seule raison (par tous, à l’exception peut-être des psychopathes et des sociopathes). Il existe bien sûr certaines variations sur ce thème. Saint Thomas d’Aquin a avancé qu’au-delà des « postulats de base », la raison seule, sans aide, pourrait se heurter à des difficultés ; d’où pour Thomas d’Aquin, la nécessité de la révélation divine7. Pour Richard Hooker et Locke, les postulats les plus centraux que peut discerner la raison sont l’impératif de ne pas faire de mal et l’égalité morale de toutes les personnes8. Pour Thomas Hobbes, prenant à la fois le contre-pied d’Aquin, de Hooker et de Locke, la Loi naturelle ne peut pas être interprétée avec certitude par les gens ordinaires, et elle nécessite donc d’être interprétée de manière définitive par le souverain9. 7. Aquin, qui a grandement contribué à développer la théorie de la Loi naturelle, avait également à dire ce qui suit, au sujet de l’égalité civique : « Le gouvernement politique [c’est-à-dire contraire du despotique] est la domination des gens libres et égaux entre eux ; aussi les rôles des gouvernants et des gouvernés sont-ils échangés au nom de l’égalité, et de nombreuses personnes peuvent être élevées à la position de gouvernants, aux positions de responsabilité ou à un certain nombre de positions semblables » ; traduction libre du passage de In libros politicorum Aristotelis, cité par Robert George (dir.), 1996, Natural Law, Liberalism, and Morality : Contemporary Essays, Oxford, Clarendon Press, p. 2. 8. Voir Dudley R. Knowles, 1978, « A Reformulation of the Harm Principle », Political Theory, 6 (2) : 233-246 ; pour les propos de Kant sur l’égalité, voir Allen W. Wood, 1999, Kant’s Ethical Thought, Cambridge, Cambridge University Press, p. 132-139. 9. Voir Roberto Bobbio, 1993, Thomas Hobbes and the Natural Law Tradition, trad. par Daniela Gobetti, Chicago, University of Chicago Press.
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Introduction
Pour Kant, la porte ouverte par la raison est l’impératif catégorique, la règle de l’universalisation qui est, pour lui, le pivot de la loi morale. Les chercheurs postmodernes sont, de manières variées, gênés, contrariés, révulsés ou ennuyés par les appels à la Loi naturelle. Mais, selon moi, la Raison universelle (la Loi naturelle) est le standard qui doit servir à évaluer non seulement le comportement humain mais aussi la légitimité du système ; et la légitimité du système – compris comme le degré auquel les citoyens d’un État jugent leur système conforme à la triade suivante : ses standards moraux, ses propres règles politiques (ses lois) et ses notions de l’équité économique – est le baromètre de la stabilité d’un système, qui fournit la clé pour comprendre en même temps son comportement interne et externe. Universalisme moral : c’est le juste terme qui s’applique aux tenants de la tradition de la Loi naturelle. On doit dès le départ le distinguer du conséquentialisme, qui cherche à évaluer la qualité morale d’une action, non en fonction de principes abstraits (comme l’auraient fait Locke et Kant), mais en fonction des conséquences réelles ou présumées de cette action. John Stuart Mill était le champion de cette école de pensée. Le conventionnalisme moral, son autre rival historique, consiste en la dénégation qu’il puisse exister quelques standards que ce soit qui puissent faire autorité ou quelques règles de comportement autres que celles établies par la loi, et qu’il n’existe donc aucun standard externe à partir duquel évaluer la justice des lois. Thrasymaque, le sophiste raillé dans le livre I de la République de Platon, est le plus ancien avocat connu du conventionnalisme moral. Hobbes, lui aussi, prend un parti conventionnaliste, en posant dans De Cive (Le citoyen ou Les fondements de la politique, 1642) la question rhétorique : « de combien de rébellions et d’étranges félonies a été cause l’erreur de ceux qui ont enseigné qu’il appartenait à des personnes privées de juger de la justice ou de l’injustice des édits d’un monarque, et que non seulement on pouvait avec raison, mais qu’on devait disputer de la qualité de ses commandements avant que de lui obéir10 ? »
10. Thomas Hobbes, 1642, préface de Le citoyen ou Les fondements de la politique, version française en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/le_citoyen/le_citoyen.pdf.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
D’autres compréhensions morales incluent le contrat social moral (selon lequel la morale consiste en règles implicites, et pour la plupart non écrites, de comportement transmis de génération en génération, mais pour la plus grande partie, non ouvertes aux révisions rationnelles ou à la modification législative), et la théocratie (selon laquelle la société devrait être modelée en fonction des préceptes de la loi divine, telle qu’elle est interprétée par le clergé de la « vraie religion » autoproclamée). À côté de ces compréhensions morales, il y a aussi le parti du nihilisme, qui rejette tous les mœurs, codes, règles, commandements et institutions comme n’étant qu’un total non-sens. Le seul nihiliste au sens strict dont le travail me soit familier est Max Stirner, auteur de L’unique et sa propriété (1844), un ouvrage que l’on a pu justement décrire comme un ramassis de divagations tortueuses11. À cette liste, on pourrait peut-être ajouter le relativisme pur, en utilisant le mot « pur » pour distinguer cette position de celles, alternatives, voulant que la morale soit relative soit à la loi, soit au Verbe divin convenablement interprété, soit aux traditions ; contrairement à ces traditions, qui affirment encore un certain point de référence extérieur à l’individu, le relativisme pur est le concept voulant que, non seulement chaque personne a le droit individuel d’atteindre son propre jugement moral, mais que chaque individu a également le droit d’établir ses propres critères et ses propres standards de moralité, même s’il ne dispose de rien de plus que d’un « c’est comme ça que je le sens », ou qu’il ne puisse produire aucun critère ou aucun standard du tout. Cette position est exclusivement postmoderne, et elle expirera sous le coup de sa propre vacuité, ou bien contribuera à la ruine de tout sentiment de communauté. J’ai insisté sur le fait que je me situe dans la tradition de la Loi naturelle plutôt que dans celle du « libéralisme en général », même si je me considère moi-même comme une libérale au sens classique du terme, pour trois raisons : tout d’abord, parce que mes idées concernant la légitimité économique (à savoir, que ni le capitalisme ni le socialisme ne sont légitimes) dérivent, en premier lieu, des encycliques des papes Léon XIII, Jean XXIII et Jean-Paul II, encycliques qui prennent la Loi 11. Max Stirner, 1963, The Ego and His Own, trad. par Steven T. Byington, James J. Martin éd., New York, Libertarian Book Club ; voir aussi R.W.K. Paterson, 1971, The Nihilist Egoist : Max Stirner, Londres, Oxford University Press.
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Introduction
naturelle pour point de départ ; deuxièmement, parce qu’entre les trois courants de libéralisme qui sont apparus – l’idéalisme universel (incarné par le Droit naturel), le réalisme conventionnel et le conséquentialisme – je m’identifie au premier, l’idéalisme universel ; et troisièmement, parce que le terme Loi naturelle est de loin plus précis que celui de libéralisme qui, en toute connaissance de cause, est trop fréquemment associé aux dispositions culturelles spécifiques, lois, coutumes, forces, faiblesses et inclinations de la société américaine, même si tout ce qui arrive en Amérique ne devrait pas s’interpréter comme étant l’incarnation originelle des principes classiques du libéralisme12. Les thèmes jumeaux de la Loi naturelle et de l’idéalisme libéral courent à travers tout le texte comme un fil de trame. Dans le chapitre 2, je développe une théorie du libéralisme classique, en soulignant plus fortement que je ne l’ai fait ici les nombreux aspects du libéralisme. J’y relève les principes centraux du libéralisme classique et les principes opérationnels centraux de la démocratie, ce qui permet de considérer la démocratie libérale comme un composé de libéralisme, compris comme cadre moral, et de démocratie, comprise comme formule politique. Dans le chapitre 3, j’examine les problèmes qu’a posés le projet libéral en Europe de l’Est, en mentionnant, chemin faisant, les aperçus de différents chercheurs qui avaient prévu la rude chevauchée de la région au tout début de l’ère postcommuniste. Il serait rassurant d’imaginer que le capitalisme débridé – idéalement, même là où exercent les pires mafias – pourrait en quelque sorte marcher, comme mû par une main invisible (pour reprendre une phrase d’Adam Smith), pour alimenter le bien commun. Mais, si par capitalisme, nous voulons signifier un système basé sur une réglementation gouvernementale minimale, engrené sur la maximisation des profits et orienté vers l’inculcation d’envies irrépressibles chez les consommateurs pour qu’ils achètent les marchandises disponibles, alors le capitalisme pourrait, en fait, être problématique pour le projet libéral (pour le formuler poliment). Le capitalisme, comme l’a dit un jour Joseph Shumpeter, « crée un état 12. Ainsi que Stephen Holmes (1989) le signale, plutôt indirectement, dans « The Permanent Structure of Antiliberal Thought », dans Nancy Rosenblum (dir.), Liberalism and the Moral Life, Cambridge (MA), Harvard University Press, p. 230.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
d’esprit critique qui, après avoir détruit l’autorité morale de tant d’autres institutions, se retourne à la fin contre les siennes ; le bourgeois découvre, à son grand étonnement, que l’attitude rationaliste ne s’arrête pas devant les lettres de créance des rois et des papes, mais qu’elle continue jusqu’à attaquer la propriété privée et tout le système des valeurs bourgeoises13 ». Dans le chapitre 4, j’aborde la discussion concernant le concept de souveraineté, en examinant les développements que lui ont apportés Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant, en recherchant la manière par laquelle les constitutions des États contemporains de l’Europe de l’Est sont susceptibles de refléter des perspectives élaborées par ces théories de la souveraineté. Le chapitre 5 commence où se terminait le chapitre 3, en sondant ce qui est allégué comme le droit à l’autodétermination nationale et en le soumettant à une critique morale. J’y démontre en outre que l’idée du droit à l’autodétermination nationale est organiquement connectée à la tradition du réalisme (ce qui revient à dire qu’elle rejette la Loi naturelle, même si la Loi naturelle est la seule fondation sur laquelle ces revendications au nom des droits naturels peuvent se formuler de manière cohérente), et qu’elle s’accompagne de certains efforts mal interprétés pour faire entrer des notions exagérées et distordues d’une science dégagée des jugements de valeur dans les sciences sociales et les humanités. Des analyses des chapitres 3 et 4, il s’ensuit que l’homogénéité ethnique et l’idéologie nationaliste n’ont rien à voir avec la tradition de la Loi naturelle ou, si l’on préfère, avec l’idéalisme libéral. Tout au contraire, là où l’idéalisme libéral énumère certains principes essentiels à l’établissement et au maintien d’un système légitime, le nationalisme nous entraîne dans la direction opposée, vers des politiques illégitimes. Là où l’idéalisme libéral tient à ce que l’État soit considéré comme une construction rationnelle, conçue pour entretenir le bien commun et contraint de respecter les limites instituées par la Loi naturelle, « le nationalisme et le racialisme considèrent l’État comme le fruit des profondeurs mystérieuses d’une âme nationale irrationnelle... [L’État], par conséquent, n’est pas la création de la raison pour la raison, et 13. Cité dans Henry S. Richardson, « The Problem of Liberalism and the Good », dans Rosenblum, op. cit., Liberalism and the Moral Life, p. 1.
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Introduction
ne peut être limité par les diktats de la Raison universelle, mais il est simplement, pour les nationalistes, l’épée et le bouclier de la nation dirigeante14 ». Le principe nationaliste eut par écrit l’un de ses premiers défenseurs en la personne de l’abbé E.J. Sieyès, l’un des cinq membres du Directoire. C’est lui qui déclara que « la Nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout, sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même15 ». Puis, dans le chapitre 6, je souligne trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État tels qu’ils s’incarnent dans l’Europe centrale contemporaine : la démocratie cléricale, illustrée par le cas de la Pologne ; l’État laïc, illustré par le cas de la République tchèque ; et un hybride instable de ces deux principes, illustré par le cas de la Slovaquie. Du cas polonais il appert que, en dépit de la contribution vitale à la théorie de la Loi naturelle, rédigée en premier lieu par Thomas d’Aquin, mais aussi par les trois papes dont j’ai mentionné les encycliques plus haut, en pratique, l’Église a pris des positions qui peuvent être critiquables du point de vue de la Loi naturelle. Le chapitre 7 étend l’analyse à la condition des femmes en Europe de l’Est, en relevant les diverses manières par lesquelles les femmes ont souffert de différenciation depuis 1989. Dans ce contexte, je suggère que le libéralisme classique, conçu pour répondre aux préoccupations et aux questions du XVIIIe siècle, doit s’élargir aux lignes qui renforcent l’engagement envers les principes centraux du libéralisme, et j’insiste pour que le libéralisme reconnaisse que l’égalité des femmes est intrinsèque au projet libéral, qu’il reconnaisse que les animaux et les différentes espèces ont des droits (en signalant la nécessité d’un droit à la survie des espèces), et pour qu’il fasse de la protection de l’environnement une priorité. Dans le chapitre 8, je pose la grande question : « Quelle est la finalité de l’association politique ? » Y répondre procure une base pour exposer dans quelle mesure le libéralisme ou la démocratie peuvent servir à réaliser cette finalité perçue, ou cet ensemble de finalités. Dans le même chapitre, j’observe
14. H.A. Rommen, State in Catholic Thought, op. cit., p. 275. 15. Cité dans Rudolf Rocker, 1998, Nationalism and Culture, trad. par Ray E. Chase, Montréal, Black Rose Books, p. 174.
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les permutations de la démocratie et je considère leur vulnérabilité devant la corruption. Enfin, dans le chapitre qui clôt cet ouvrage, je résume les principaux arguments de celui-ci en revenant au thème de la légitimité et en faisant remarquer que la très haute valeur que lui accordent les idéalistes libéraux est ce qui les distingue des réalistes libéraux.
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Il y a environ quarante ans, dans ma dernière classe au lycée, je suivis un cours que l’on appelait familièrement les « Problèmes de vieux ». Ce cours était en fait une introduction à la philosophie et c’est là que j’ai rencontré pour la première fois les philosophes présocratiques et, en particulier, Héraclite, le grand philosophe du changement. Héraclite est célèbre pour avoir dit que l’on ne peut pas se baigner deux fois dans la même rivière et il soulignait le fait que tout est toujours changeant. Quiconque a déjà lu les fragments qui subsistent des présocratiques (en réalité des citations et des paraphrases de leurs idées inscrites dans les travaux d’écrivains ultérieurs) se souviendra que l’ennemi juré d’Héraclite était Parménide, qui aimait à dire que le changement n’était qu’une illusion et que par essence les choses restaient les mêmes. Je soupçonne que la différence entre Héraclite et Parménide était moins une question de substance que de point de vue, ou, si l’on préfère, d’emphase. Quoi qu’il en soit, la leçon d’Héraclite, que toute chose change, est un bon point de départ à cette discussion sur le libéralisme – non que l’on puisse penser qu’Héraclite était un libéral (je ne l’affirmerais certainement pas) mais plutôt parce que le libéralisme lui aussi change, évolue, glisse vers de nouveaux points de vue, se découvre de nouveaux supporters et de nouveaux ennemis, et s’attaque à de nouveaux défis. Si l’on pense au libéralisme comme à une doctrine de droits individuels – ce qui est peut-être la manière la plus simple d’exprimer ce que l’on prend souvent pour le trait central de la tradition libérale – on est immédiatement confronté à deux faits importants : premièrement, celui de l’idée que les individus ont des droits, qui remonte au Code d’Hammourabi
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(« œil pour œil » – le droit de la compensation) – au XVIIIe siècle avant notre ère, et en réalité, encore au-delà ; et deuxièmement, comme l’a relevé L.W. Sumner (parmi de nombreux autres1), le fait que toute notion de droits suppose et implique une notion de devoirs. En d’autres termes, une doctrine des droits individuels est en même temps une doctrine des devoirs individuels et, si l’individu se voit accorder des droits vis-à-vis de l’État, c’est aussi une doctrine des devoirs de l’État. De fait, les notions de droits et de devoirs se découvrent à travers tout l’A ncien monde. Dans l’ancienne Égypte, des actes tels que le meurtre, le vol, l’adultère, le mensonge, l’ignorance volontaire de la vérité, l’indiscrétion et parler sans réfléchir étaient considérés comme des actes à l’encontre de la déesse Maât, protectrice de la vérité, de l’ordre et de l’équilibre cosmique2. De même, à Sumer, les enfants étaient élevés dans le respect de « la vérité, [de] l’art d’être sans détours » et de « l’art de la gentillesse », entre autres vertus dignes d’être cultivées (Platon ayant rédigé l’expression classique de cette attitude3). Les gens de l’A ntiquité considéraient que la loi morale était intrinsèque, c’est-à-dire qu’elle était indépendante des lois écrites ou coutumières. En fait, le libéralisme a trois facettes – la règle de la loi, le respect du principe de non-nuisance et un recours à la loi morale – qui s’avère avoir bénéficié d’une reconnaissance transhistorique, en étant accepté dans presque toutes les sociétés depuis l’aube de la civilisation. Mais le plus ancien des appels à la raison naturelle ou à la droite raison (right reason, qui est aussi « raison des droits ») – qui deviendra l’estampille du libéralisme des Lumières – peut se découvrir dans les écrits du philosophe et homme politique romain Cicéron (Marcus Tullius Cicero, 106-43 av. J.-C.), qui avançait que la droite raison était le guide le plus sûr de l’action morale et qui conseillait à ses lecteurs de laisser la raison diriger leurs passions. Plus tard, au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin (1221-1274), prêtre dominicain et professeur de théologie, rédigea sa Somme théologique sur la base que la Raison
1. L.W. Sumner, 1987, The Moral Foundation of Rights, New York, Oxford University Press. 2. John Warren, « The Ethics and Morality of Ancient Egyptians », en ligne : tour-egypt.net/featurestories.ethics.htm, consulté le 18 juillet 2006. 3. « Library of Halexandria : Sumerian », en ligne : www.halexandria. org/dward183.htm et www.halexandria.org/dward187.htm, consultés le 18 juillet 2006.
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naturelle consiste à la fois en principes primaires qui ne changent jamais (tels que l’injonction de choisir le bien plutôt que le mal) et en principes secondaires qui, au mieux, reflètent le niveau de sagesse de l’âge ou des pratiques locales et qui, de ce fait, sont susceptibles de changement. La Raison naturelle, ou Loi naturelle, était reconnue à travers toute la chrétienté au Moyen Âge et, de fait, jusqu’au XVIIIe siècle. Ni Cicéron, ni Thomas d’Aquin ne pourraient être considérés comme des libéraux, même en forçant l’imagination, mais ils ont constitué l’héritage sur lequel les libéraux se sont plus tard fondés. J’oserais dire que, sans leurs contributions, le libéralisme classique aurait pu prendre un chemin différent.
Les Lumières anglaises (Enlightenment), 1593-1704 Je situe la période analysée entre la publication des livres I à IV de l’ouvrage de Richard Hooker, On the Laws of Ecclesiastical Polity, et la mort de John Locke. Bien que cette période représente l’incunable de la tradition libérale, la tradition libérale a continué d’évoluer en séries de vagues. Richard Hooker (15541600), ecclésiastique en charge de l’un des plus importants centres d’apprentissage juridique de Londres, peut être considéré comme un « pré libéral », à la fois en raison du contenu de ses écrits et de son influence sur John Locke (1632-1704). Hooker avait formulé un postulat clair : garder en mémoire que si l’on ne veut pas subir de préjudice, on ne doit pas en faire subir à quelqu’un d’autre. Cela est devenu, dans le libéralisme classique, le « principe de non-nuisance ». Hooker avait également repris le concept de la Loi naturelle, en écrivant que … par la force de la lumière de la raison, par laquelle Dieu illumine quiconque arrive dans le monde, les hommes ayant reçu l’aptitude de distinguer la vérité de la fausseté, et le bien du mal, apprennent ainsi dans nombre de choses ce qu’est la volonté de Dieu. Les principes essentiels de la raison sont d’eux-mêmes apparents. Car si rien n’était évident en soi, la compréhension de l’homme se verrait dépourvue de toute possibilité de connaissance (traduction libre)4.
4. Richard Hooker, 1989, Of the Laws of Ecclesiastical Polity, Arthur Stephen McGrade éd., Cambridge, Cambridge University Press, p. 77. [...] by the force of the light of reason, wherewith God illuminateth everyone which cometh into the world, men being enabled to know truth
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Locke, dont Les deux traités du gouvernement civil sont remplis de références au « judicieux Hooker », prit pour acquis l’existence de la loi naturelle et décrivit son principe central comme le fait que « tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses biens5 ». Autant dans les Deux traités que dans la Lettre sur la tolérance, Locke déclara que les gens avaient des droits naturels qu’aucun gouvernement n’avait le pouvoir de retrancher, et que, dans la sphère religieuse, les membres des groupes minoritaires avaient droit à la tolérance. Locke postulait également l’égalité de base entre les gens. Aussi, à l’époque où nous rejoignons Locke, nous avons une formulation claire des droits individuels, de la tolérance, du respect du principe de non-nuisance, de l’égalité humaine (au moins entre hommes, sans compter les femmes) et de la tolérance religieuse. Ajoutons à ce principe la règle de la loi que Locke, comme d’autres libéraux, présupposait et qui, dans tous les cas, fut un principe de légitimité accepté dans tous les États depuis l’aube de la civilisation (qu’il soit honoré ou non), et nous avons le projet libéral classique en pleine floraison. Locke associait ces principes en une vigoureuse défense de la propriété privée. Écrivant à l’époque où le mouvement des enclosures divisait la société britannique, Locke était d’avis qu’enclore les terres pour une utilisation agricole ne portait pas préjudice à ceux dont la subsistance dépendait de la pâture du bétail, pour autant qu’il leur restait assez de terres n’ayant pas été encloses. Nous reviendrons sur ce point plus tard. Pour le moment, je me contenterai de relever que le lien qu’établissait Locke entre propriété et droits individuels fut repris par le philosophe écossais David Hume et le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) et qu’il a directement influencé la pensée de Thomas Jefferson et de James Madison dans leur rédaction des documents fondateurs des États-Unis6. from falsehood, and good from evil, do thereby learn in many things what the will of God is [...] The main principles of reason are in themselves apparent. For to make nothing evident of itself until man’s understanding were to take away all possibility of knowing anything. 5. John Locke, 1997, Deux traités du gouvernement, Paris, Librairie philosophique Vrin, p. 140. 6. Voir Adrienne Koch, 1964, Jefferson and Madison : The Great Collaboration, New York, Knopf ; et Gary Rosen, 1999, American Compact : James Madison and the Problem of Founding, Lawrence, University Press of Kansas.
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Thomas Hobbes (1588-1679), auteur de Léviathan et de De Cive (Le citoyen ou Les fondements de la politique), ne faisait définitivement pas partie de l’Enlightenment ou Lumières anglaises ; au contraire, en exhortant à élever au pouvoir quiconque serait capable de maintenir l’ordre, et en déclarant qu’il revenait au souverain d’interpréter la Loi naturelle pour tous ses citoyens7, réduisant ainsi à néant la souveraineté de la raison8, il se positionna lui-même en adversaire de l’esprit des Lumières et du côté de la réaction. Il ne fera partie de l’histoire libérale qu’au XXe siècle, comme nous le verrons plus loin.
Le libéralisme au XVIIIe siècle : l’éclosion de l’universalisme Pour ce qui est du XVIIIe siècle, on peut évoquer trois géants du libéralisme : Emmanuel Kant, Tom Paine (1737-1809) et Mary Wollstonecraft (1759-1797) – nommés ici dans l’ordre de leur naissance. À cette liste, on pourrait ajouter Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), auteur du Contrat social, bien que son plaidoyer pour une religion protégée et contrôlée par l’État le fasse détonner dans ce courant principal du libéralisme. Chacun de ces personnages a apporté quelque chose de nouveau au libéralisme, et lui a imposé de nouvelles tâches et de nouveaux défis. Là où Locke et son employeur, Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftsbury, avaient travaillé à affaiblir la Couronne et à construire le pouvoir du parlement, ce qui revient à dire le pouvoir des classes moyennes9, Rousseau et Paine ont voué leur travail au bien des classes laborieuses, ce dernier ayant même été élu à l’Assemblée nationale française malgré son ignorance du français. Tom Paine est célèbre pour avoir conçu un projet élaboré de pensions qui devaient 7. Voir Thomas Hobbes, 1982, Le citoyen ou Les fondements de la politique, Paris, Flammarion ; et Norberto Bobbio, 1993, Thomas Hobbes and the Natural Law Tradition, Chicago, University of Chicago Press. 8. Selon Peter Berkowitz, le but de l’Enlightenment était « d’instaurer la raison en tant qu’unique autorité véritable » et donc « la raison est le trait qui définit l’Enlightenment » ; Peter Berkowitz, « Enlightenment Rightly Understood », dans Policy Review, en ligne : www.policyreview.org/deco4/ berkowitz.html, consulté le 19 juillet 2006. 9. Voir Richard Ashcraft, 1986, Revolutionary Politics and Locke’s Two Treatises of Government, Princeton, Princeton University Press.
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être financées par un impôt progressif, afin que personne n’ait à vivre toute sa vie dans l’indigence. Dans la mesure où les idées de Rousseau ont amené et contribué à l’idéologie de la Révolution française et dans la mesure où Paine s’est assis sur les bancs de l’assemblée révolutionnaire, tous deux peuvent être en partie identifiés à cette révolution. Cependant, ni Rousseau ni Paine n’eurent d’influence durable sur la tradition libérale, en dépit de leur originalité et de leur courage personnel. Dans le cas de Rousseau, cela tient en grande partie à ce que sa pensée a donné naissance à un grand nombre d’interprétations mutuellement exclusives10, au point que, même aujourd’hui, il n’existe pas de consensus au sujet de l’intention réelle de Rousseau dans ses écrits. Pour ce qui est de Paine, ses propositions étaient si radicales, même par rapport à la radicalité de son temps, qu’après avoir publié son ouvrage anti-religieux, Le siècle de la raison, il s’assura l’inimitié durable de bon nombre de ses contemporains. Mais l’importance durable de l’œuvre de Paine réside dans le fait d’avoir démontré que les notions libérales pouvaient être dissociées du cadre chrétien dans lequel Locke les avait inscrites et de montrer qu’à l’intérieur du libéralisme, restait la possibilité de plaider pour une forte intervention étatique au nom des classes laborieuses et des pauvres. L’importance durable de l’œuvre de Rousseau réside dans le fait d’avoir obligé les gens à penser aux dangers de suivre aveuglément la volonté générale du peuple, même si Rousseau lui-même était optimiste quant au fait que la volonté générale finirait toujours par tourner au mieux. Emmanuel Kant, à l’instar des écrivains de l’A ntiquité et de ses antécédents libéraux, était convaincu que la loi morale était intrinsèque, ce qui revient à dire qu’il existe des choses qui sont intrinsèquement bonnes, et des choses intrinsèquement mauvaises. Sa conception de l’impératif catégorique – « Agis selon la maxime qui peut se transformer en même temps en loi universelle11 » – avait pour objectif, non de réduire la morale à la pure subjectivité, mais, au contraire, de fournir
10. Un exemple particulièrement extrême de cela peut se trouver chez J.L. Talmon, 1952, The Origin of Totalitarian Democracy (Londres, Secker et Warburg), qui affirme que le type de démocratie prônée par Rousseau était de contenu totalitaire. 11. Emmanuel Kant, 1994, Métaphysique des mœurs, tome 1, Paris, Flammarion, p. 71.
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un guide pour déterminer quelles actions sont conformes à la loi morale et lesquelles ne le sont pas. Pour Kant, c’était l’intention de l’acteur qui déterminait les conséquences morales d’une action, et il rejetait en particulier toute mise en garde contre les conséquences comme n’étant pas pertinente dans l’évaluation de la morale d’une action. Kant apporta plusieurs contributions majeures à la tradition libérale. Tout d’abord, il réaffirma le caractère central de la morale en politique ; deuxièmement, il sépara le libéralisme de la démocratie, en avançant qu’un gouvernement peut être « républicain » d’intention mais monarchique de forme ; troisièmement, il affirma que le projet « d’établir une constitution civile parfaite est subordonné au problème des relations extérieures avec les autres États, qui sont soumises aux lois, et ne peut se résoudre à moins d’avoir également résolu ce dernier12 » ; et quatrièmement, il défendit l’idéalisme de manière très articulée, idéalisme que j’ai défini ailleurs comme « la croyance que la souveraineté est relative à la morale et que les gouvernements devraient être tenus à un standard moral universel13 ». Kant prit également bonne note des droits des animaux, en affirmant que les animaux avaient des droits mais pas de devoirs démontrables14. Mary Wollstonecraft est connue surtout pour ses ouvrages A Vindication of the Rights of Men (1790) et A Vindication of the Rights of Women (1791) paru en français l’année suivante sous le titre Défense des droits de la femme. La grande contribution de Wollstonecraft fut de montrer que le projet libéral, qui insistait sur l’égalité et le principe de non-nuisance, ne pourrait qu’être jugé sérieusement défectueux tant que les femmes seraient traitées comme inférieures aux hommes, que ce soit en termes sociaux, économiques, politiques, ou autres. En soulignant l’importance de l’instruction dans la formation des conceptions des gens, elle se posait également en adversaire de la règle monarchique, des armées sur le pied de guerre et des mariages arrangés, et prenait la défense des animaux maltraités.
12. Emmanuel Kant, « Idea for a Universal History with a cosmopo litan purpose (1784) », dans Political Writings, Hans Reiss éd., Cambridge, Cambridge University Press, p. 47, traduction française libre. 13. Sabrina Ramet, 2005, Thinking about Yugoslavia : Scholarly Debates about the Yugoslav Breakup and the Wars in Bosnia and Kosovo, Cambridge, Cambridge University Press, p. xvii. 14. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. 1.
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Kant, Paine, Wollstonecraft, et même Rousseau, présupposaient l’existence d’un code moral universellement valide, auquel la raison pouvait accéder, au moins en partie. Tous étaient donc des tenants de la morale universelle. Mais Paine et Wollstonecraft, en particulier, ont élargi le projet libéral en exigeant que ses principes soient explicitement étendus aux classes laborieuses et aux femmes, tandis que Kant en a élaboré le système moral le plus englobant et le plus systématique depuis Platon.
Le libéralisme au XIXe siècle : le défi du conséquentialisme Le conséquentialisme – doctrine voulant que le contenu moral des actions ne soit pas jugé en fonction de quelques préceptes que l’on pourrait présumer universels ou des intentions des acteurs, mais en fonction de leurs conséquences – tient ses origines des utilitaristes britanniques : Jeremy Bentham, James Mill et son fils, John Stuart Mill. Bentham et le jeune Mill rejetaient tous deux les prémisses de Kant – Mill respectueusement15, Bentham plus brutalement. Pour Bentham, « il n’existe rien de tel que les droits naturels [et donc rien de tel que la Loi naturelle] – rien de tel que des droits antérieurs à l’établissement du gouvernement [ainsi que l’avait affirmé Locke] – rien de tel que des droits naturels opposés à, ou en contradiction avec, les [droits] légaux [...] Les droits naturels sont tout simplement un non-sens : les droits naturels et imprescriptibles, un non-sens rhétorique – un non-sens haussé sur des échasses16 ». Le cœur du défi du conséquentialisme à l’universalisme était l’assertion duelle voulant que la conscience soit un guide pour la pureté des motivations de l’acteur mais qu’elle ne procure aucun indice quant à la moralité de l’action en tant que telle, et que ce qui est moral est ce qui est bon pour 15. Dans Utilitarisme, Mill parle de Kant comme d’un « auteur remarquable, dont le système de pensée restera longtemps l’un des évènements marquants de l’histoire de la spéculation philosophique » ; John Stuart Mill, 1998, Utilitarisme, Paris, Presses universitaires de France, p. 26. 16. Jeremy Bentham, Anarchical Fallacies : Being an Examination of the Declaration of Rights Issued During the French Revolution (1823), cité dans Peter Singer (dir.), Ethics, Oxford, Oxford University Press, p. 271, traduction française libre, italiques de Bentham.
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le peuple (et, par extension, pour les autres êtres vivants). Pour les conséquentialistes, cela n’a aucun sens de décrire une action comme bonne si elle n’est pas bonne pour tout le monde. Mais la question de savoir ce qui est bien est complexe ; elle fut explorée par le jeune Mill dans son ouvrage Utilitarisme (1863 pour la version française). Il y soulignait que les plaisirs les plus élevés devaient être préférés aux plaisirs les plus bas et que, dans l’éventualité d’un conflit, il serait mieux de ne pas sacrifier un plaisir élevé pour en obtenir un moindre. Les plus grands travaux de Mill – De la liberté (paru en 1864 en français), Utilitarisme, Considerations on Representative Government (1861) et De l’assujettissement des femmes (1869 pour la parution anglaise) furent tous écrits dans la décennie suivant le décès de sa femme et amie de longue date Harriet Taylor (en 1858), qu’il crédite de sa collaboration et pour lui avoir inspiré certaines des idées de ses travaux. De la liberté est célèbre pour l’affirmation que même si la planète entière, à l’exception d’une personne, tenait pour une opinion, et qu’une seule personne avait une vue contraire, cette personne avait plein droit à cette opinion. La motivation de Mill est claire ici, lorsqu’il affirme que tout progrès humain provient d’un défi aux paradigmes et aux modes de pensée communément acceptés, et que les pionniers du progrès sont toujours des rebelles. Aussi, pour lui, la liberté pour tous est plus importante que tout car elle assure aux génies la liberté de travailler. Cette même orientation se reflète également dans ses Considerations on Representative Government, où il met en garde contre les divers dangers qui peuvent porter atteinte à la démocratie, mais exprime un certain optimisme dans le fait qu’aussi longtemps que le gouvernement disposera d’un cœur de caractères nobles et instruits, le gouvernement représentatif aura une chance de fonctionner au mieux. Dans cet ouvrage, il souligne également que le libre débat est la meilleure assurance d’une politique raisonnée. Inévitablement, les idées radicales de Mill sur la liberté d’opinion devaient se reporter également dans ses conceptions de la tolérance. Plus spécifiquement, là où Locke s’était fait le champion du principe de la tolérance dans la sphère religieuse, Mill a étendu ce principe aux autres sphères, en ne lui donnant que les seules limites du principe
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de non-nuisance17. Ce principe, voulant que personne ne puisse volontairement nuire à quelqu’un d’autre, excepté en défendant quelque personne ou objet auquel on attache de la valeur, réside au cœur de la prise de position conséquentialiste et trouve une formulation explicite dans Utilitarisme, où Mill écrit : Les règles morales qui interdisent aux êtres humains de se faire du mal les uns aux autres (parmi lesquelles il ne faut jamais oublier d’inclure toute restriction injuste de la liberté de chacun) sont plus vitales pour le bien-être humain que toutes les autres maximes, si importantes soient-elles, qui se contentent d’indiquer le meilleur moyen de gérer quelque branche des affaires humaines18.
Mill servit au Parlement le temps d’un mandat (1865-1868) et les registres démontrent qu’il fut le premier parlementaire à plaider pour que l’on accorde aux femmes le droit de vote en Grande-Bretagne. L’influence de Mill sur les libéraux fut énorme et, plus d’un siècle après avoir rédigé ses travaux principaux, mentionnés ci-dessus, il était considéré comme le père du libéralisme moderne19. Ce ne fut que dans les années 1970 que son étoile commença à pâlir, en raison du revival néo-kantien, entre autres choses.
Le libéralisme au XXe siècle : le retour de Hobbes et la montée du conventionnalisme Thomas Hobbes avait été traité en son temps comme une sorte de Satan. Il y avait plusieurs raisons à cela, entre autres son attitude réductionniste vis-à-vis du christianisme et le fait qu’il ait accordé au souverain de pouvoir déterminer le contenu de la Loi naturelle pour tous les citoyens. En ce temps, il ne serait venu à l’esprit de personne de qualifier Hobbes de libéral. Mais même au XVIIIe siècle, Hobbes avait exercé une certaine influence sur la pensée de libéraux
17. Nicholas Capaldi, 1998, « John Stuart Mill’s Defense of Liberal Culture », dans Eldon J. Eisenach (dir.), Mill and the Moral Character of Liberalism, University Park, Pennsylvania State University Press, p. 85. 18. J.S. Mill, Utilitarisme, op. cit., p. 134. 19. Peter Berkowitz, « Liberty, Virtue, and the Discipline of Individuality », dans E.J. Eisenach (dir.), Mill and the Moral Character of Liberalism, op. cit., p. 13.
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méricains tels que Thomas Jefferson et James Madison et, a plus récemment, il avait fait l’objet d’un renouveau d’intérêt au XXe siècle, sous le coup d’efforts répétés de certains universitaires qui voulaient (de manière erronée) représenter Locke répondant à Hobbes dans ses Deux traités, plutôt qu’à Sir Robert Filmer, contribuant ainsi à une tentation croissante d’accorder à Hobbes (qui n’était pas un libéral) un rôle dans la préhistoire du libéralisme. Il a peut-être eu un tel rôle. Mais ce qui m’intéresse, dans ce contexte, c’est que le renouveau d’intérêt pour Hobbes était associé à deux autres tendances : la montée de ce que l’on a appelé le réalisme dans la politique internationale et l’apparition d’un courant conventionnaliste à l’intérieur de la tradition libérale. Par conventionnalisme, j’entends la notion que ce qui est moral ou immoral n’est pas un facteur de la Loi naturelle ou de la Raison universelle, mais plutôt un facteur de ce que dit la loi. En un mot, pour les conventionnalistes purs et durs, la morale n’est pas intrinsèque, mais extrinsèque. Et donc, par exemple, le viol est mauvais parce que les gens sont tombés d’accord pour dire que c’était mauvais et ont codifié ce consensus dans la loi. L’absence de loi signifie une absence de consensus, ce qui en retour signifie que le contenu moral d’une action n’a pas été déterminé pour une communauté donnée. De mon point de vue, les trois plus grands penseurs libéraux du XXe siècle – en mesurant la grandeur à l’aune de l’originalité de leur contribution, de leur prééminence et de leur influence – furent Hannah Arendt (1906-1975), John Rawls (1921-2002) et Jürgen Habermas (1929-). Les écrits d’A rendt furent, au moins en partie, suscités par son indignation personnelle devant les horreurs des camps d’extermination nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et, dans son œuvre consacrée au totalitarisme, elle a présenté une critique mordante de l’antisémitisme, du totalitarisme et de l’impérialisme, en considérant le dernier des trois comme une conséquence nécessaire des deux premiers20. Parmi les grandes contributions de Rawls, on compte une défense passionnée de la philosophie morale de Kant et sa propre théorie de la justice comme équité (Justice as Fairness), qui pour lui consistait dans le fait que :
20. Hannah Arendt, 1966, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, Brace & World.
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1. Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même système de liberté pour tous. 2. Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : a) elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste ( fair) égalité des chances, et b) elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société21.
Rawls est également connu pour avoir utilisé la « position originale » fictive, qu’il définissait comme une situation de marchandage dans laquelle les gens devaient concevoir le monde dans lequel ils désireraient vivre sans savoir s’ils y seraient homme ou femme, en bonne santé ou fort, membre d’une race dominante localement ou d’une race minoritaire localement, riche ou pauvre. Il avançait que, dans une telle situation, toute personne saine d’esprit chercherait à protéger les faibles et les malades et que, donc, ce point de vue pouvait fournir un standard raisonnable auquel les sociétés pouvaient aspirer. En fait, Rawls employait le terme « raisonnable » plutôt que « rationnel », en raison des revendications plus modestes du premier. Il prônait également le pluralisme des idées politiques. Ainsi qu’il l’écrivit dans Libéralisme politique, « le fait de soutenir qu’une conception politique est vraie et que, pour cette unique raison, elle est la seule base qui convienne pour la raison publique est une attitude étroite et même sectaire qui risque de créer des divisions politiques22 ». Cela constitue également une indication de l’originalité de Rawls : il n’était ni universaliste, ni conventionnaliste, mais occupait plutôt le point de convergence des deux traditions. Il considérait la morale publique comme le reflet du consensus des esprits raisonnables aspirant à une solution raisonnable. Cela se trouve à des années-lumière du souverain au gant de fer de Hobbes, qui se voyait conférer le pouvoir de décréter ce qui était bien et ce qui était mal, mais cela se distingue également de la conviction de Kant qu’il existe certaines vérités objectives que la raison peut discerner.
21. John Rawls, 1995, Libéralisme politique, Paris, Presses universitaires de France, p. 347. 22. Ibid., p. 167.
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Enfin, au XXe siècle (et au XXIe), il y a le personnage monumental de Jürgen Habermas, qui fut longtemps professeur de philosophie à l’Université de Francfort et auteur de quelque deux douzaines d’ouvrages. Dans L’intégration républicaine23, par exemple, Habermas renouvelle le projet kantien d’organiser la communauté internationale sur la base de la raison publique et donne à ce projet une base convenable pour réduire l’incidence des conflits régionaux. En fait, Habermas est le plus influent des penseurs kantiens d’aujourd’hui. Ce qu’A rendt, Rawls et Habermas ont apporté au projet libéral peut se résumer par la triade compassion, justice comme équité et plaidoyer pour la raison publique. Mais, tandis que l’on procédait à ces raffinements dans le monde savant, les conceptions traditionnelles du libéralisme et des droits évoluaient également, mais pas parallèlement. De manière caractéristique, à l’aube du XXe siècle, autant en Europe qu’aux États-Unis, il se fit un vaste consensus autour du fait que les droits individuels pouvaient et devaient être limités lorsque les besoins de la communauté l’imposaient. Cela fut illustré de manière poignante dans le débat qui eut lieu autour du vote éventuel de la Loi sur la stérilisation en Indiana en 1907, qui démontra que la majorité des habitants de l’Indiana étaient profondément convaincus que l’État avait le droit d’autoriser la stérilisation forcée de ceux que l’on considérait « défectueux ». De fait, cette attitude était si répandue au début du XXe siècle que des lois semblables furent votées au niveau étatique à travers tous les États-Unis aussi bien que dans divers pays européens, y compris l’A llemagne et la Norvège24. Des préconceptions et des prises de position relatives aux classes sociales recoupaient également les relations de déférence et de subordination. Trois choses contribuèrent à faire changer tout cela. La première, ce furent les deux guerres mondiales, qui détruisirent les trois plus importants systèmes monarchiques traditionnels de l’Europe et accélérèrent le processus d’érosion des relations de déférence et de subordination. La seconde fut la révolution sexuelle des années 1960, qui détruisit en grande partie l’attitude traditionnelle voulant que les relations 23. Jürgen Habermas, 1998, L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard. 24. Christine M. Hassenstab, « Race Suicide, Defectives and Vampires : Moral panics and Indiana’s sterilization law, 1906-1907 », à paraître.
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sexuelles, considérées comme la plus grande expression d’amour et de loyauté, soient réservées à un seul partenaire pour toute la vie, et qui remplaça cela par l’opinion voulant que les relations sexuelles ne soient qu’une auto-récompense physique et que chaque individu avait « le droit » d’avoir autant de relations sexuelles qu’il ou elle le désirait, du moins avant le mariage. La révolution sexuelle avait également une composante juridique, comme cela s’est trouvé dans le cas du procès Griswold contre l’État du Connecticut, dans lequel il apparut que le contrôle des naissances n’était pas incompatible avec la Constitution des États-Unis. Ce cas fournit également à la Cour suprême l’occasion de reconnaître un droit constitutionnel à la vie privée qui, étant inspiré par la questions des relations sexuelles, fut étendu également à d’autres sphères25. Le troisième facteur fut la commercialisation de la culture populaire à partir des années 1970 et le grand succès de la promotion du matérialisme – les marchandises – comme étant l’étalon de l’accomplissement et du bonheur personnels. Ce dernier facteur eut pour résultat de faire glisser sur leurs bases les concepts de droits et de liberté, qui en sont venus à être communément compris comme « mon droit d’acheter un nouveau véhicule récréatif » ou « ma liberté d’écouter ma stéréo aussi fort que je le veux ». Comme l’a formulé récemment une publicité télévisée américaine, « Revendiquez votre masculinité – Achetez un Hummer ». Tandis que Kant considérait que les droits de chacun se limitaient au droit de se comporter conformément à la morale et qu’il insistait sur le fait que personne n’avait le droit de faire le mal, il est facile aujourd’hui de découvrir des gens qui affirment qu’au contraire, le cœur de la liberté réside précisément dans la liberté de faire le mal. Cette attitude se reflète dans la prolifération des pratiques satanistes chez de nombreux membres de la jeune génération autant que dans des actions plus sérieuses. Remarquons également que la revendication de bénéficier de la liberté de faire ce que l’on veut implique le rejet du principe de non-nuisance. Et lorsque l’on considère que ce qui passe aujourd’hui pour de la tolérance n’est souvent rien de plus que de l’apathie et que
25. Christine M. Hassenstab, The Politics of Reproductive Science : Controversies in the United States and Norway, 1907-2006, thèse de doctorat en cours de rédaction (NTNU) ; John W. Johnson, 2005, Griswold v. Connecticut : Birth Control and the Constitutional Right of Privacy, Lawrence, University Press of Kansas.
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le groupe d’intérêts le plus organisé des États-Unis, celui des Christian Right, a fait activement campagne pour faire entrer ses doctrines dans la loi publique26, il est impossible d’échapper à la conclusion que le « libéralisme » quotidien, au moins aux États-Unis, n’est plus qu’un alliage de faible teneur en libéralisme classique d’origine. Là où Locke et Kant prônaient la règle de la loi, les droits individuels, la tolérance, le respect du principe de non-nuisance, l’égalité et la neutralité de l’État en matière de religion, dans le langage ordinaire, aucun de ces concepts, pas même la règle de la loi, ne reste indemne.
Défis en vue Mais tout n’est pas perdu. Souligner les problèmes ne signifie pas que la société entière est malade de ces problèmes. Et c’est précisément dans ces secteurs qui ne sont pas affectés par le culte du matérialisme et la suffisance de l’omniscience que l’on peut trouver des raisons d’espérer. À ce moment présent du temps, plusieurs problèmes entremêlés menacent la survie de l’humanité et la plus grande partie de la vie dans le monde. Ces défis sont le réchauffement de la planète (découvert dès le début des années 1970 mais largement ignoré jusque très récemment), la destruction des habitats et l’extinction des espèces qui l’accompagne, la surpopulation mondiale qui commence à peser sur l’approvisionnement mondial en nourriture, la fonte des calottes polaires, qui menace d’inonder des régions densément peuplées et, peut-être ironiquement, un manque croissant d’eau potable. Si les droits humains incluent le droit de survivre, et bien, même aux niveaux les plus primaires, ces défis sont devenus ceux des libéraux. De plus, il existe un contingent grandissant d’auteurs qui affirment, sur des tons différents, que les différentes espèces ont le droit de survivre et que les animaux ont des droits (rappelons que Kant avait déjà affirmé cela). On souleva même la question de savoir si les arbres pouvaient bénéficier d’une considération morale. En outre, même si les animaux (et les arbres) ne sont pas en position d’affirmer eux-mêmes leurs 26. Voir John C. Green, Mark J. Rozell et Clyde Wilcox (dir.), 2003, The Christian Right in American Politics : Marching to the Millenium, Washington (DC), Georgetown University Press.
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droits dans un tribunal, il serait possible d’autoriser une agence ou une organisation de plaider pour les droits des animaux et de les représenter dans une procédure27. Cela implique que l’on renonce à la notion que les animaux sont des propriétés et qu’on les reconnaisse en tant que personnes qui, comme les enfants, peuvent avoir des tuteurs, mais pas des propriétaires28. Ainsi, la destruction des habitats et les dommages causés par le réchauffement de la planète et ses divers effets secondaires ne font pas que violer les droits humains ; ils violent aussi les droits des animaux. Plus haut, j’ai fait référence à la justification que faisait Locke du mouvement des enclosures, mais, comme je l’ai fait remarquer, sa défense se basait sur la présomption qu’il resterait suffisamment de pâtures pour les éleveurs de bétail. En appliquant ce principe de suffisance aujourd’hui, on pourrait dire que le protectionnisme environnemental était du moins grandement anticipé dans la prise de position classique de Locke. L’ancienne formule du libéralisme classique reste, de mon point de vue, un noble projet, la formule appropriée pour un État légitime et la seule base raisonnable de tout système légal moral. Mais le libéralisme a évolué et s’est étendu dans de nouvelles directions à travers l’histoire, comme j’ai tenté de le démontrer dans ce bref survol historique, et le libéralisme classique, si noble qu’il soit, doit s’élargir pour affronter les défis auxquels nous sommes déjà confrontés.
27. Gary L. Francione, 1995, Animals, Property, and the Law, Philadelphie, Temple University Press. 28. Voir David DeGrazia, 2006, « On the Question of Personhood beyond Homo Sapiens », dans Peter Singer (dir.), In Defense of Animals : The Second Wave, Oxford, Blackwell, p. 40-53.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
Il y a plus de quinze ans, alors que l’Europe de l’Est entamait un processus de transformation de ses systèmes politiques, économiques, moraux et culturels, nombreux furent ceux qui débordèrent de joie (pas en Yougoslavie cependant, où les tensions montaient déjà et où la peur était l’émotion dominante). Les Berlinois dansèrent sur le mur qui avait divisé leur ville pendant une génération et en empochèrent des morceaux tandis que les bulldozers mettaient à bas le plus frappant des symboles de la division Est-Ouest. Dans la plus grande partie de la région, et en particulier dans le nord, se répandaient largement des exigences de privatisation, de restitution de propriétés et de fin des entraves à la libre entreprise. Les gouvernements de l’Ouest débordaient d’autosatisfaction. Le président des États-Unis, George Bush, annonça même l’avènement d’un « nouvel ordre mondial », sans doute inconscient du fait que soixante ans plus tôt, le Troisième Reich et ses alliés avaient fait la promotion de ce qu’ils appelaient le « Nouvel ordre ». Mais tout le monde n’était pas béat de satisfaction. Parmi les universitaires, la prudence était plus fréquente que le délire d’enthousiasme. L’économiste Laura d’A ndrea Tyson, par exemple, dans un article clairvoyant publié en 1991, faisait remarquer que « bien qu’il soit certain que le changement continue, sa destination ultime ne l’est pas. Personne ne sait précisément où conduiront les réformes. Les seules certitudes sont que la route du changement sera chaotique et que les performances économiques vont plus probablement empirer avant que de s’améliorer ». En prédisant un « déclin brutal » des finances disponibles des gouvernements, qui conduiraient à des coupures dans « toutes
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les catégories de dépenses domestiques – investissement, consommation et dépenses gouvernementales », elle pronostiquait des années « d’austérité », de « mécontentement populaire » et de « dislocation ». Rejetant tout à la fois le triomphalisme et le déterminisme, elle concluait sobrement que « les défis de la transition sont monumentaux et complexes. Répondre à ces défis sera un processus long et difficile. Tous les pays n’y parviendront pas et leurs destinations finales seront différentes1 ». À peu près au même moment, Ivo Banac prédisait que « les dislocations endémiques dans les changements systémiques vont faire bouillir l’Europe de l’Est pendant des annés », tandis que Katherine Verdery et Gail Klogman remarquaient avec justesse que « la situation en Roumanie est plus complexe qu’il n’y paraît ». Et encore, à propos de l’A lbanie, Elež Biberaj faisait observer que « la transition du communisme planifié et centralisateur au capitalisme de l’économie de marché sera un processus compliqué », et il notait que « certains observateurs ont mis en garde contre un possible retour de flammes d’un communisme conservateur, une régression vers un régime autoritaire2 ». András Kepes, dans une contribution rédigée pour le volume dans lequel était également paru l’article de Tyson, exprimait la crainte que, en raison de la faiblesse du tout nouveau système multipartite en Hongrie, « l’exigence des masses pour un régime autoritaire puisse gagner du terrain », en remarquant que l’augmentation brutale des taux de criminalité représentait une importante gageure pour le système postcommuniste3. Dans le même temps, Kenneth Jowitt prédisait confidentiellement que « les réformes économiques de Klaus [en République tchèque] échoueront » et, pour répondre 1. Laura d’A ndrea Tyson, 1991, « The Three Challenges of Economic Transition in Eastern Europe », dans George W. Breslauer (dir.), Dilemmas of Transition in the Soviet Union and Eastern Europe, Berkeley, Center for Slavic and East European Studies, p. 45, 47-49, 63. 2. Ivo Banac, 1992, « Introduction », dans Ivo Banac (dir.), Eastern Europe in Revolution, Ithaca, Cornell University Press, p. 11 ; Katherine Verdery et Gail Kligman, « Romania after CeauŞescu : Post-Communist Communism ? », dans ibid., p. 40 ; Elez Biberaj, « Albania : The Last Domino », dans ibid., p. 205. 3. András Kepes, « The Current Political Background of the Economic Transition in Hungary », dans G.W. Breslauer, Dilemmas of Transition, op. cit., p. 125.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
aux complications en tout genre que traversait la région, suggérait qu’une voie alternative « d’autoritarisme libéral » pourrait constituer une stratégie plus pragmatique4. Ils n’étaient pas non plus les seuls à faire ces mises en garde. Patricia Smith, commentant le cas de l’Allemagne de l’Est en 1991, concluait que « le chemin direct vers l’économie de marché s’est [déjà] avéré plus coûteux, plus difficile et plus douloureux que ce qui avait été envisagé à l’origine5 », tandis que le toujours attentif Anneli Ute Gabanyi fut prompt à signaler les difficultés que connaissait la Roumanie dans sa transition pleine de circonvolutions6. Il y eut encore Enikő Bollobás, qui, en novembre 1991, exprimait la préoccupation que « le problème de l’ultranationalisme [ne devienne] de plus en plus complexe et de plus en plus difficile à résoudre7 ». De manière similaire, György Tokay et Dorin Tudoran, écrivant en avril 1992, insistaient sur le fait que « il existe un énorme fossé entre parler des valeurs démocratiques et se comporter en fonction d’elles8 ». Certains des défis auxquels la région était confrontée à l’aube de l’ère postcommuniste étaient assez clairs. Ainsi que je l’avais écrit en 1991 : Les institutions peuvent être supprimées ou créées, les lois peuvent être réécrites. Mais les attitudes et les comportements sont parfois plus difficiles à modifier... Considéré au niveau collectif, ce syndrome comportemental [postcommuniste] [...] fournit une bonne raison de marquer une pause. Il est clair que [certains de] ces comportements ne peuvent venir à l’appui du pluralisme [...] [Ceci] suggère que, parallèlement aux facteurs très réels d’un
4. Ken Jowitt, « The Leninist Legacy », dans Banac, Eastern Europe in Revolution, op. cit., p. 222-223. 5. Patricia J. Smith, 1992, « German Economic and Monetary Union : Transition to a Market Economy », dans Sabrina Petra Ramet (dir.), Adaptation and Transformation in Communist and Post-Communist Systems, Boulder, Westview Press, p. 42. 6. Anneli Uti Gabanyi, 1990, Die unvollendete Revolution. Rumänien seit 1945, Munich, Piper Verlag ; voir aussi A.U. Gabanyi, 1998, Systemwechsel in Rumänien. Von der Revolution zur Transformation, Munich, R Oldenbourg Verlag. 7. Enikő Bollobás, novembre 1991, « Hungary : Post-Communist Trends and Prospects », dans Constantine Menges (dir.), Transitions from Communism in Russia and Eastern Europe : Analysis and Perspectives, Lanham, University Press of America, p. 106. 8. György Tokay et Dorin Tudoran, avril 1992, « Romania : Is There a Transition to Democracy ? », dans C. Menges, Transitions from Communism, op. cit., p. 136.
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[renouveau du] pluralisme, il existe également certains facteurs qui tireront dans la direction opposée. Le changement politique ne sera pas facile9.
La démocratie se fait à ses conditions et préalables, et à moins que les conditions essentielles ne soient remplies – telle que la règle de la loi, la liberté de la presse, un système judiciaire indépendant et des élections à candidats multiples, dans un système où, pour l’essentiel, la corruption et l’influence ploutocratique sont absentes – la construction du système pourrait se trouver à court d’espérances ; et de là également le fait que « la stabilité de tout système démocratique ne peut être tenue pour acquise10 ». Cependant, si de nombreux observateurs ont prédit une transition difficile, aucun, pour autant que je le sache, n’a jamais osé suggérer que les aspirations de ces sociétés étaient nécessairement vouées à la défaite totale et complète, et encore moins que ces sociétés étaient condamnées à une éternité d’instabilité économique, de criminalité et de corruption envahissantes et d’agitations confuses. Le « carnet de voyage » et best-seller de Robert Kaplan, Balkan Ghosts, est peut-être ce qui se rapproche le plus du pessimisme le plus total, bien qu’il n’évoque que les Balkans et que Kaplan luimême ait nié plus tard que ses intentions, en écrivant ce livre, fussent de présenter une analyse ou un pronostic. En ce qui concerne la Yougoslavie, Ivo Banac et Viktor Meier avaient présenté des analyses réalistes et clairvoyantes de la situation, bien avant que la guerre n’éclate. Déjà en novembre 1990, Banac avait averti que le chef du parti serbe, Slobodan MiloŠeviĆ, entraînait le pays sur la voie de la guerre civile11, tandis que les reportages réguliers de Meier pour le Frankfurter Allgemeine fournissaient une chronique claire,
9. Sabrina Petra Ramet, « Processes of Decay, Engines of Transformation : An Introduction », dans S.P. Ramet, Adaptation to Transformation, op. cit., p. 7-8 ; ce livre a été finalisé en 1991. 10. Sabrina Petra Ramet, 1992, « The New Poland : Democratic and Authoritarian Tendencies », Global Affairs, 7 (2) : 135. 11. Ivo Banac, novembre 1990, « Yugoslavia : The Road to Civil War », communication présentée à la convention annuelle de l’A merican Association for the Advancement of Slavic Studies, Washington ; cité dans Renéo Lukić et Allen Lynch, 1996, Europe from the Balkans to the Urals : The Disintegration of Yugoslavia and the Soviet Union, Oxford, Oxford University Press, p. 156.
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au jour le jour, semaine après semaine, de la plongée de la Yougoslavie dans la violence interethnique12. Tandis que la Serbie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine entraient en guerre, d’autres pays de la région recherchaient des investisseurs étrangers pour cautionner leur sortie du pot au noir économique, en vendant leurs avoirs au plus offrant. Par exemple, à l’été 1991, Kazimierz Poznański avertit que la pénétration de la région par des investisseurs étrangers risquait de créer des relations de dépendance vis-à-vis des actionnaires de l’Ouest13. L’avantage d’une telle dépendance était qu’elle offrait la perspective de continuer à faire tourner l’économie tout en créant ou en conservant un certain nombre d’emplois. Les inconvénients étaient doubles : tout d’abord, en vendant leurs avoirs à des propriétaires étrangers, les Européens de l’Est renonçaient inévitablement au contrôle qu’ils auraient pu exercer – dans un monde « idéal » – et apprécier en ce qui concerne leur propre avenir et, en cours de processus, alimentaient les effets d’une transformation capitaliste qui a spectaculairement accentué les différences de classe, avec une rapidité à laquelle peu de gens étaient préparés ; et deuxièmement, l’aliénation des capitaux ne signifiait rien de moins que l’aliénation des profits. En tous cas, la lune de miel (pour autant que c’en fût une) s’avéra bien trop courte. L’effondrement du communisme eut pour résultat l’implosion des institutions existantes, et il faudrait des années avant que de nouvelles institutions puissent être créées et stabilisées. Dans le même temps, les mafias locales s’enrichirent tandis que les investisseurs étrangers acquéraient la plus grande partie de l’économie. Le système des ventes pyramidales lessiva les économies des citoyens ordinaires de Roumanie et d’Albanie. La corruption et le copinage affectèrent toute la région. Les schémas commerciaux en place depuis près d’un demi-siècle furent interrompus et corrompus. Dans tous les pays de la région, la production industrielle connut au début de forts ralentissements qui amenèrent une profonde récession et
12. Meier s’est plus tard basé sur ses entrevues et sa recherche pour produire un ouvrage qui a connu un grand succès, et qui se concentrait essentiellement sur les années 1980-1991 ; voir Viktor Meier, 1999, Yugoslavia : A History of Its Demise, Londres, Routledge. 13. Kazimierz Z. Poznański, 1992, « Property Rights Perspective on Evolution of Communist-Type Economies », dans Kazimierz Z. Poznański (dir.), Constructing Capitalism : The Reemergence of Civil Society and Liberal Economy in the Post-Communist World, Boulder, Westview Press, p. 78.
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qui changèrent radicalement la composition des classes de ces sociétés. En Hongrie, la production industrielle se réduisit à 20 % de la productivité précédente pendant trois ans ; en Pologne, ce même taux annuel de réduction se maintint pendant deux ans. En République tchèque, le revenu national déclina de près de 25 % par an pendant trois ans. Ces taux de diminution furent aussi graves dans les Balkans14. Le produit intérieur brut déclina au cours des années 1990-1993 à des taux moyens annuels de 11,5 % en Bulgarie, 6,6 % en République tchèque, 5 % en Hongrie, 4,2 % en Pologne, 19,3 % en Roumanie, 8 % en Slovaquie et 4,9 % en Slovénie – avec des déclins encore plus catastrophiques dans la zone de guerre des Balkans15. En 1991, seulement deux ans après l’effondrement du communisme dans la région, les taux de chômage avaient augmenté presque partout et, à l’exception de la Bulgarie, où le taux de chômage atteignait officiellement 3,4 %, les taux de chômage allaient de 5,6 % en République tchèque à 15 % en Yougoslavie (voir tableau 3.1). Tableau 3.1 Niveaux de chômage en Europe de l’Est peu après l’effondrement du communisme
Pays
Taux de chômage (%) en 1991
Albanie
9,1
Bulgarie
3,4
Tchécoslovaquie
5,6
Hongrie
8,5
Pologne
11,8
Roumanie
8,7
Yougoslavie
15
Sources : Bulgarie : pourcentage calculé d’après les informations de l’A gence du télégraphe bulgare, 22 août 1991, dans BBC Summary of World Broadcast, 5 septembre 1991 ; Tchécoslovaquie : CSTK (Prague), 3 décembre 1991, dans BBC Summary of World Broadcast, 12 décembre 1991 ; Yougoslavie : Economist, 29 octobre 1988 (52), tous renseignements en ligne : www.lexisnexis.com/academic/universe/ ; pour tous les autres pays, Département des Affaires économiques et sociales des Nations Unies, Division des statistiques (bases de données de l’Université de Georgetown).
14. Kazimierz Z. Poznański, 1999, « Post-Communist Transition as Institutional Disintegration : Explaining the Regional Economic Recession », Acta Oeconomica, 50 (1-2) : 6. 15. Sabrina Petra Ramet, 1995, Social Currents in Eastern Europe : The Sources and Consequences of the Great Transformation, Durham, Duke University Press, p. 374.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
Puis le chômage s’accrut dans toute la région au début des années 1990, tandis que la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe avertissait que la région était en train « de glisser dans une récession comparable à celle qu’avait connue l’Occident entre 1929 et 193316 ». La production s’écroula en moyenne de 20 % rien qu’en 1991, ce qui accéléra encore la perte d’emplois17. En 1995, seules la République tchèque et la Roumanie enregistraient des taux de chômage inférieurs à 10 %. Partout ailleurs dans la région, les taux de chômage allaient de 10,9 % en Hongrie, pour le plus bas, à un pic de 37,7 % en Macédoine, les taux de chômage en Albanie, Croatie et République fédérale de Yougoslavie se montant tous, officiellement du moins, au-dessus de 15 %18. De grands pans de la population tombèrent dans la pauvreté (voir tableau 3.2). En 1999-2000, 64,5 % des Serbes, 65 % des Roumains et 30 % des Albanais vivaient sous le seuil de pauvreté, et 76 % des Bulgares (dans un sondage réalisé en janvier 1999) disaient vivre dans la pauvreté19. Les produits occidentaux inondèrent la région, ce qui produisit de sérieux déficits commerciaux et une dette croissante. C’est en ayant ces considérations à l’esprit que Poznański estima que la transition postcommuniste en Europe de l’Est était un échec20. Aujourd’hui, plusieurs de ces pays ayant été admis dans l’Union européenne et l’OTAN et plusieurs autres ayant l’espoir de l’être aussi, le tableau est différent. Mais les difficultés rencontrées pendant les premières années de la transition et les décisions qui furent prises
16. Financial Times, 2 décembre 1991, p. 2, en ligne : www.lexisnexis. com/academic/universe/. 17. Agence France Presse (Paris), 16 décembre 1991, en ligne : www. lexisnexis.com/academic/universe/. 18. Voir le tableau de la page 40 dans Sabrina Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham, Rowman & Littlefield. 19. Pour les Serbes : I Net Web site (Belgrade), 10 janvier 2000, dans BBC Summary of World Broadcasts, 13 janvier 2000 ; pour les Roumains : Interfax News Agency, 22 octobre 1999, dans BBC Monitoring Europe – Political, 22 octobre 1999 ; pour les Albanais : M2 Presswire, 5 mai 1999 ; pour les Bulgares : BTA (Sofia), 15 février 1999, dans BBC Monitoring Europe – Economic, 15 février 1999 ; tous documents en ligne : www.lexisnexis.com/ academic/universe/. 20. Conversation avec Kazimierz Z. Poznański à Lynnwood (Washington), le 12 février 2000 ; Poznański traite extensivement de l’échec de la transition en Pologne dans son ouvrage Wielki przekręt : Klęska polskich reform, Warsaw, Towarzystwo Wydawnicze i Literackie, 2000.
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pour les affronter auront produit une différence durable pour l’avenir des pays de la région. Tableau 3.2 Niveaux de pauvreté
en
Europe
de l’Est après l’effondrement du communisme
% au-dessous du seuil de pauvreté
Année
Albanie
–
–
Bulgarie
> 25
1992
10
1992
Pays
Tchécoslovaquie Hongrie
20-40
1989-90
Pologne
20
fin des années 1980
Roumanie
20
début des années 1990
Yougoslavie
25
fin des années 1980
Sources : Bulgarie : Straits Times, 13 janvier 1992, dans Dow Jones et Reuters, Factiva ; Tchécoslovaquie : Toronto Star, 9 février 1992, Factiva ; Hongrie : New York Times, 6 octobre 1989, et Agence du télégraphe hongroise (Budapest), 30 mai 1990, en ligne : www.lexisnexis.com/academic/universe/ ; Roumanie : Fonds international pour le développement de l’agriculture, Romania, Coutry Strategic Opportunities Paper, Rome, 9-10 avril 2003 ; Pologne et Yougoslavie : Poverty in Poland, Hungary, and Yugoslavia in the Years of Crisis, 1978-87, Washington (DC), World Bank, Policy Research Working Paper Series, no 507, en ligne : www.ideas.repec.org/p/wbk/wbrwps/507.html, consulté le 16 février 2006.
Le passage des avoirs locaux sous contrôle étranger pourrait être difficile à inverser. Au tournant du siècle, 70 % de l’industrie et du secteur bancaire hongrois, ainsi que la plupart des journaux, appartenaient à des étrangers ; en Pologne, 35 % de l’industrie et 50 % du secteur bancaire, de même qu’en République tchèque, 30 % de l’industrie et 25 % du secteur bancaire étaient également propriété de l’étranger, et la tendance était à ce qu’encore d’autres parts plus importantes de l’industrie et de la finance locales passent sous contrôle étranger21. De plus, au début de l’année 2000, quelque 75 % des médias imprimés de Pologne étaient propriété de l’étranger, de pair avec quasiment tous les médias imprimés de 21. Kazimierz Z. Poznański, 2000, « The Morals of Transition : Decline of Public Interest and Runaway Reforms in Eastern Europe », dans Sorin Antohi et Vladimir Tismaneanu (dir.), Between Past and Future : The Revolutions of 1989 and Their Aftermath, Budapest, Central European University Press, p. 235.
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Bulgarie22. Les avoirs de la Macédoine furent bradés (comme en Pologne), les entreprises grecques comptant pour 90 % des investisseurs étrangers dans le pays23. Cette tendance s’est prolongée et, lors de transactions récentes, l’entreprise suédoise Skanska a acquis 75 % des parts de l’entreprise polonaise Exbud ; Ferrovial, entreprise espagnole, a acquis 50 % des parts de la deuxième plus grande entreprise de bâtiments polonaise, Budimex ; TAIAcom, entreprise française, a acquis 35 % de Telekommunikacja Polska SA ; la multinationale Advent International a racheté Bolix, entreprise polonaise de fabrication d’isolants, ainsi que Terapia, compagnie pharmaceutique roumaine ; Deutsche Telecom a investi des sommes considérables dans l’entreprise de téléphonie mobile Polska Telefonya Cyfrowa ; et Citigroup a obtenu le mandat de privatiser des services publics en Hongrie24. Même le Kosovo et la République serbe de Bosnie, anciennes zones de guerre, ont mis des entreprises en vente dans l’espoir de revitaliser leur économie25. Bien que la plupart des premiers investissements aient été effectués par des entreprises de l’Europe de l’Ouest, le géant de l’automobile sud-coréen Daewoo a lui aussi été gagné par cette furie d’investissements en injectant des milliards de dollars dans les industries automobiles locales à la fin des années 199026, tandis que les émigrés bulgares ont profité de cette nouvelle atmosphère pour investir dans leur pays d’origine27. Il y eut également quelques investissements intra régionaux, comme les enchères hongroises pour l’achat de 89,4 % des parts de la banque serbe Niska en 200528.
22. Conversation avec Kazimierz Z. Poznański, Seattle, 18 février 2000. 23. Branka Nanevska, 3 février 2000, « The Sale of the Macedonian Economy », AIM Press, www.aimpress.org. 24. Financial News (Londres), 15 mai 2000, 31 juillet 2000, 14 septembre 2003, 28 mars 2004, 15 septembre 2003, 3 septembre 2003, tous documents en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 25. Kosovo, Kosova Report, 27 octobre 2005 ; République serbe de Bosnie, SeeNews, 23 janvier 2006, en ligne : www.lexisnexis.com/academic/ universe/. 26. International Herald Tribune, 4 juin 1997, en ligne : www.iht.com, consulté le 8 novembre 2005. 27. Radio nationale bulgare, 6 janvier 2006, en ligne : www.bnr.bg/, consulté le 25 janvier 2006. 28. Reuters, 24 octobre 2005, en ligne : today.reuters.com/, consulté le 8 novembre 2005.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Au printemps 2005, avec l’entrée de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Slovénie dans l’Union européenne, un renouveau d’optimisme se fit jour dans la région. Par exemple, le Times de Londres rapporta, en mai de cette même année, que la République tchèque et la Hongrie avaient connu des records de croissance sur les marchés financiers, tandis que les autres pays de la région avaient enregistré une croissance modeste, mais respectable. Bien que le Times estimât que la croissance économique pouvait être à son sommet dans la région, il faisait également remarquer que les nouveaux membres de l’Union européenne « devenaient des lieux de plus en plus attractifs pour les entreprises de l’ouest car beaucoup d’entre eux ont des taux d’imposition beaucoup plus faibles sur les entreprises et une main-d’œuvre meilleur marché29 ». Le mois suivant, l’Economist confirma que ces pays, « bien que beaucoup plus pauvres que la France ou que l’Allemagne, sont déjà beaucoup plus riches qu’ils ne l’étaient immédiatement après la chute du communisme30 ». Sans nul doute, certaines des économies de la région sont plus vigoureuses et plus productives aujourd’hui qu’elles ne l’étaient à la fin de l’ère communiste. Mais, pour les gens ordinaires de la classe ouvrière, les mesures clés du succès sont l’emploi et le fait de se maintenir au-dessus du seuil de pauvreté. Et pour ce qui est de ces deux mesures, les couleurs roses de l’image présentée ci-dessus semblent beaucoup plus glauques. En prenant pour base l’année 1991 (tableau 3.1), nous pouvons voir que les taux de chômage ont augmenté (tableau 3.3) en Albanie, Bulgarie, République tchèque, Slovaquie et Pologne, tandis qu’ils ont légèrement décru en Hongrie, de 8,5 % en 1991 à 7,3 % en 2005. En Yougoslavie, juste avant la guerre, le taux d’ensemble du chômage était de 15 % ; seize ans plus tard, le taux de chômage est plus élevé dans plusieurs des États ayant succédé à la fédération yougoslave, en particulier en Bosnie (43 %), en République serbe de Bosnie (38 %), en Croatie (19 %) et en Serbie (21,5 %). Seule la Slovénie connaît un taux de chômage moindre (6,4 %). En termes d’emplois, il semblerait que le grand volume des investissements dans la région n’ait pas produit d’amélioration décisive pour ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle 29. Times (Londres), 1er mai 2005, en ligne : www.timesonline.co.uk, consulté le 2 mai 2005. 30. Economist (Londres), 25 juin 2005, « Meet the neighbours », supplément, p. 6.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
économique. D’un autre côté, en comparant les pourcentages de ceux qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, on décèle une amélioration tangible en Bulgarie, en République tchèque, en Hongrie et en Pologne, alors que le pourcentage des gens vivant au-dessous du seuil de pauvreté en Roumanie s’est accru, passant de 20 % au début des années 1990 à 28,9 % en 2002. L’A lbanie, la Croatie et la Macédoine font également état de pourcentages supérieurs à 25 % de gens vivant sous le seuil de pauvreté. Dans l’ensemble, nous avons une image composite, les pays de la partie nord (y compris la Slovénie) s’en sortant mieux que ceux de la partie sud, avec la Bulgarie s’en tirant apparemment mieux qu’aucun autre de ses voisins du sud pour ce qui est de ces mesures. Tableau 3.3 Taux de chômage
en
Europe
Pays
de l’Est après les privatisations
% de chômeurs
Année
14,6
2005
Bosnie-Herzégovine (Fédération)
43
2003
Bosnie-Herzégovine (République serbe de Bosnie)
38
2003
Bulgarie
9
2005
Croatie
19
2005
Albanie
République tchèque
8,9
2005
Hongrie
7,3
2005
Kosovo (Serbes)
90
2004
Kosovo (Albanais)
70
2004
Macédoine
37,5
2005
Pologne
17,2
2005
Roumanie
8,2
2005
Serbie
21,5
2004
Slovaquie
16,1
2005
Slovénie
6,4
2005
Sources : Albanie : ATA News Agency (Tirana), 25 mai 2005 ; Fédération bosniaque : Onasa News Agency (Sarajevo), 15 juillet 2003 ; Bosnie (République serbe de Bosnie), Onasa News Agency, 28 décembre 2003 ; HINA (Zagreb), 21 février 2005 ; République tchèque : Deutsche Presse-Agentur (Hambourg), 9 janvier 2006 ; Macédoine : Makedonija Denes (Skopje), 30 décembre 2005 ; Kosovo : SRNA (Bijeljina), 17 décembre 2004 ; Serbie : Tanjug News Agency (Belgrade), 6 mars 2004 ; tous les autres, Deutsche Presse-Agentur, 2 février 2006, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn.
39
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Ce tableau plutôt mélangé en termes de progrès dans la réduction de la pauvreté et du chômage attire notre attention sur l’importance du fait que, à travers toute la région, ce n’est pas le modèle d’économie mixte de l’Union européenne qui a prévalu, mais un modèle plus purement capitaliste, dans lequel des (re)privatisations rapides ont souvent été associées à la corruption. En Pologne, le rachat en bloc des entreprises polonaises et leur conversion en filiales de multinationales a résulté en ce que Derek Monroe a appelé « une transformation de facto de l’économie polonaise sur le modèle de l’Amérique latine » – ce qui revient à dire que les branches clés de l’industrie sont propriété de l’étranger, que l’écart se creuse entre les riches et les pauvres et que l’endettement national reste un problème constant. De plus, en 2005, le taux de chômage en Pologne (19 %) était de plus du double de la moyenne européenne31. Certains, comme Charles Gati, ainsi que ceux mentionnés plus haut, Kepes, Bollobás, Tokay et Tudoran, redoutaient depuis le début que la transition ne quitte ses rails et ne se termine en débâcle politique ou économique, sinon les deux. Mais ils furent trop peu nombreux à comprendre à l’avance (ou, pour ce qui est de cette question, à la comprendre même aujourd’hui) que le capitalisme lui-même pourrait prendre une forme hostile au projet libéral, ou à réfléchir au fait que l’Europe de l’Est se lançait dans un renouveau orchestré du pluralisme au moment même où, sous l’impulsion de Reagan, de Thatcher, de Kohl et d’autres chefs de gouvernement, puis sous les deux présidents Bush et les Premiers ministres britanniques Major et Blair, l’Occident – et en particulier les États-Unis – se dirigeait à grands pas de la démocratie à la ploutocratie, remodelant ainsi dans son essence le modèle occidental du pluralisme. Considérée sous ce jour, la transition du socialisme à parti unique au capitalisme ploutocratique a mené, non à la promesse de la réalisation du projet libéral, mais seulement à la certitude d’une seconde trahison (le communisme ayant constitué la première de ces trahisons) – et de fait, une trahison d’autant plus amère que les ploutocrates de l’Occident continuent de psalmodier les anciennes vérités libérales qu’eux-mêmes ont cessé d’honorer.
31. Derek Monroe, février 2005, « Poland : 25 Years after Solidarity », Ohmy News, en ligne : english.ohmynews.com/, consulté le 19 mars 2006.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
Tableau 3.4 Taux de chômage
en
Europe
de l’Est après les privatisations
% sous le seuil de pauvreté
Année
Albanie
25
2004
Bosnie-Herzégovine (Fédération)
18
2003
Bulgarie
12,8
2002
Croatie
29,2
2004
3
2004
Hongrie
12-13
2003
Macédoine
30,2
2003
Pays
République tchèque
Pologne
12
2005
28,9
2002
Serbie et Montenegro
10
2003
Slovaquie
20
2005
Slovénie
10
2003
Roumanie
Sources : Albanie, Macédoine, Roumanie, Serbie et Montenegro : CIA, The World Factbook, en ligne : www.cia.gov/cia/publications/factbook/geos, consulté le 18 décembre 2005 ; Bosnie-Herzégovine : The World Bank : Bosnia and Herzegovina Country Brief 2005, en ligne : www.worldbank.org, consulté le 2 décembre 2005 ; Bulgarie : The World Bank : Bulgaria Country Brief 2005, en ligne : www.worldbank.org, consulté le 18 décembre 2005 ; Croatie : sources catholiques relevées par l’HINA (Zagreb), 15 janvier 2005, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn ; République tchèque : Prague Post, 24 juin 2004, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 19 décembre 2005 ; Hongrie : Budapest Sun, 3 juillet 2003, en ligne : www.budapest.sun, consulté le 19 décembre 2005 ; Pologne : Guardian (Londres), 28 octobre 2005, en ligne : www.guardian.co.uk, consulté le 18 décembre 2005 ; Slovaquie : Deutsche Presse-Agentur, 9 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis.com/academic/ universe/ ; Slovénie : « At Risk of Poverty », dans Statistical Office of the Republic of Slovenia, en ligne : www.stat.si/eng/tema-demografsko-zivljenska.asp, consulté le 18 décembre 2005.
Dans le chapitre 2, j’ai défini le libéralisme classique comme un système de valeurs basé sur le concept de la Loi naturelle (ou de la Raison universelle) et centré sur la règle de la loi, les notions de droits et de devoirs individuels, la tolérance, le respect du principe de non-nuisance, l’égalité et la neutralité de l’État en matière de religion. La règle de la loi implique que toutes les lois soient publiées, qu’il n’existe aucuns codes juridiques ou appendices secrets, et que les lois s’appliquent également à tous les citoyens, et que ceux qui détiennent des fonctions officielles soient eux aussi soumis à la loi. De plus, la tolérance n’est pas la même chose que l’indulgence, encore moins l’apathie. Au contraire, il s’agit d’étreindre volontairement l’hétérogénéité – peut-être plus particulièrement dans les sphères culturel-
41
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
les et sociales. Et cela interfère avec le capitalisme lorsque des émissions de télévision, des films, de la musique et des modes importées menacent de submerger et d’étouffer les productions locales, la culture locale et les traditions locales. Le principe libéral de l’égalité peut également être mis au service d’un fondement de la critique du capitalisme. Tandis que l’égalité a été « interprétée par ceux du centre-droit comme se limitant uniquement à l’égalité juridique ou civique (“tous sont égaux devant la loi”), [et] élargie par ceux du centre pour inclure également l’égalité des chances (avec les exigences qui s’ensuivent pour “l’action affirmative” et/ou les quotas) », les libéraux de gauche ont insisté sur le fait que l’égalité n’entre en jeu comme telle que lorsqu’une imposition progressive se combine avec des niveaux d’assurance-chômage, des soins médicaux pris en charge par l’État et des produits pharmaceutiques à bas prix, éléments suffisants pour éliminer les extrêmes de richesse et de pauvreté32. Il y a, bien sûr, ceux qui acquiesceraient aux propos de C.B. MacPherson, disant que ce que Locke a réalisé dans ses Deux traités du gouvernement « était de baser le droit à la propriété sur le droit naturel et la loi naturelle, puis d’éliminer toutes les lois naturelles limitant le droit de propriété33 ». D’un autre côté, il y a ce passage frappant dans le Second traité : Laisser aux autres une quantité égale à ce qu’ils sont capables d’utiliser, cela équivalait à ne rien prendre du tout. Nul ne pourrait s’estimer lésé de voir une personne boire, même à pleine rasade, s’il lui restait toute une rivière de la même eau pour étancher sa soif. Ce qui vaut pour l’eau vaut identiquement pour la terre, s’il y a suffisamment des deux34.
Mon point de vue est que le droit d’acquérir une propriété tel que défendu par Locke (rédigé au moment de la controverse sur les enclosures) se basait sur deux considérations : égalité et suffisance. En un mot, aucune personne, entreprise ou conglomérat ne peut détenir (ou enclore) tant de propriétés que les autres ne puissent en garder suffisamment pour la 32. Sabrina Ramet, 2000-2001, « The Failure of Transition in the Balkans : An Introduction », dans Modern Greek Studies Yearbook, 16-17, Minneapolis, Modern Greek Studies Program, p. 279. 33. C.B. MacPherson, 1962, The Political Theory of Possessive Individualism : Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, p. 199. 34. John Locke, 1997, Deux traités du gouvernement, Paris, Librairie philosophique Vrin, p. 155.
42
Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
satisfaction de leurs besoins essentiels. De plus, se trouve ici la notion implicite de propriété minimale, et « minimale » signifie nécessairement d’avoir un niveau de vie assez élaboré pour être en harmonie avec le double principe de l’égalité et de la suffisance. En bref, il existe une interprétation « de gauche » de Locke, et de la tradition libérale au sens plus large35. Plus de deux siècles après la mort de Locke, ce grand penseur libéral britannique qu’était L.T. Hobhouse avait argumenté la cohérence interne d’un socialisme libéral (ce que nous appellerions la « social-démocratie » aujourd’hui. Dans Liberalism (1911), Hobhouse alla encore plus loin que Locke en insistant sur le fait, premièrement, que « la liberté n’est qu’un aspect de la vie sociale » et qu’elle doit être contrebalancée par « l’aide mutuelle » et, deuxièmement, que les grandes inégalités de richesse sont, en tout état de cause, problématiques pour le projet libéral et qu’elles ne peuvent se justifier que si on peut prouver que la perpétuation de telles inégalités peut s’avérer « meilleure pour le bien de tous36 ». Pour Hobhouse, toute richesse devient ultimement une richesse sociale, c’està-dire que la richesse est rendue possible par l’organisation sociale et qu’elle n’est légitime que dans la mesure où elle sert à faire progresser le bien commun ; à partir de ce postulat, Hobhouse concluait que toute personne a droit à sa propre propriété et, de manière plus controversée, que toute rémunération devrait être proportionnelle au travail productif. Il n’est pas étonnant que Hobhouse ait exprimé son mépris pour les investisseurs qui gagnaient leur vie uniquement en achetant et en vendant des marchandises37. Ceux qui sont familiers de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII seront prompts à percevoir les points communs entre le traité de Hobhouse et l’encyclique pontificale, publiée vingt ans auparavant. Il s’ensuit que le libéralisme classique n’est pas nécessairement si indulgent envers le laisser-faire du capitalisme, encore moins avec les formes ploutocratiques de gouvernement, comme on le pense parfois, et que le capitalisme, lorsqu’il porte atteinte aux principes de l’égalité et de la suffisance, ou au principe de non-nuisance, représente une force 35. Sur ce point, voir aussi W.M. Spellman, 1997, John Locke, New York, St. Martin’s Press, p. 115-116. 36. L.T. Hobhouse, 1981 [1911], Liberalism, Londres, Oxford University Press, p. 67, 70, traduction libre. 37. Ibid., p. 97, 101-102, 105, 107-108.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
antilibérale. Le terme « économie libérale » tel qu’il est communément utilisé est en fait un oxymore, parce que le projet libéral ne peut être protégé – comme l’avaient compris James Madison et Thomas Jefferson – que là où l’État s’attelle à protéger les pauvres et les faibles contre les riches et même, je le répète, à instaurer des limites à l’accumulation de richesse. Là où l’État s’attelle à protéger les privilèges des riches, on n’a ni libéralisme, ni démocratie. C’est pourquoi j’ai suggéré que seul un système économique basé sur le double principe de la libre-entreprise et de la régulation étatique des revenus et de la propriété peut être considéré comme légitime38. J’appelle ce système économique solidarisme, en contraste avec les systèmes illégitimes rivaux, le capitalisme et le socialisme. Je ne prétend pas à l’originalité en épousant cette interprétation, pour laquelle je suis redevable à cet autre véhicule des enseignements de la Loi naturelle : les encycliques pontificales de l’Église catholique, avant tout celle du pape Léon XIII, Rerum novarum (1891), celle du pape Jean XXIII, Mater et magistra (1961) et celles du pape Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis (1988) et Centesimus Annus (1991)39. Dans cette dernière encyclique, le pape Jean-Paul II avait averti que : L’erreur [...] consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice40.
Ce passage limpide capture l’essentiel de la raison de la profonde déception qu’ont ressentie de nombreux Européens de l’Est au moment du processus de transition (ou de transformation).
38. Voir S.P. Ramet, Whose Democracy ?, op. cit., introduction, chapitre 3 et conclusion. 39. Ou, pour ce qui est de cette question, voir Robert Grant, « Liberalism, Values, and Social Cohesion », dans Zdenęk Suda et Jiří Musil (dir.), The Meaning of Liberalism : Est and West, Budapest, Central European University Press, p. 74. 40. Jean-Paul II, Centisimus Annus, version française en ligne : w w w.v at i c a n.v a / h ol y_ fat h e r/ j o h n _ p a u l _ i i /e n c yc l i c a l s /d o c u m e nt s / hf_jp-ii_enc_01051991_centesimus-annus_fr.html.
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Libéralisme et capitalisme : un mariage malheureux
Il existe au moins deux raisons pour lesquelles de nombreuses personnes se disant libérales ont voulu contenir les fléaux de l’immense inégalité économique dans des sociétés supposément libérales. La première est que ce ne sont pas tous les libéraux qui acceptent la tradition de la Loi naturelle. Nombreux sont ceux, y compris le distingué philosophe de l’éthique L.W. Sumner et le philosophe très articulé Russell Hardin, qui souscrivent à un courant alternatif, le conséquentialisme 41. Et, bien que je respecte la hauteur de leurs vues et que j’en aie bénéficié, je crains que le conséquentialisme ne soit qu’un pauvre guide pour la politique sociale et, de fait, qu’il ne présente un cadre à l’intérieur duquel les prétendus coûts du « progrès » ne puissent être justifiés plus aisément. La seconde raison est qu’il y a un présupposé général voulant que ce que l’on englobe sous le terme « libéralisme économique » doive nécessairement être compatible avec le libéralisme politique, et en fait avec n’importe quel courant de libéralisme politique 42. Pour ces tenants du « libéralisme économique », en particulier dans les économies post-Reagan et post-Thatcher, les plus riches et les plus prospères sont censés contribuer encore moins en termes d’imposition, dans l’espoir que leur prospérité « s’écoulera en cascade » sur les indigents pour lesquels, dans le même temps, la plupart des services sociaux ont été réduits ou éliminés afin de conserver l’équilibre d’un budget diminué. L’encyclique Centisimus Annus commente ce point. L’État ne peut se borner à « veiller sur une partie de ses citoyens », celle qui est riche et prospère, et il ne peut « négliger l’autre », qui représente sans aucun doute la grande majorité du corps social. Sinon il est porté atteinte à la justice qui veut que l’on rende à chacun ce qui lui appartient43.
41. L.W. Sumner, 1987, The Moral Foundation of Rights, Oxford, Clarendon Press ; Russell Hardin, 1988, Morality Within the Limits of Reason, Chicago, University of Chicago Press. 42. Jerzy Szacki a relevé une inconscience généralisée en ce qui concerne le libéralisme politique en Pologne postcommuniste ; voir son excellent et clairvoyant Liberalism after Communism, Budapest, Central European University Press, 2000, p. 202-203. 43. Jean-Paul II, Centisimus Annus, version française en ligne : w w w.v at i c a n.v a / h ol y_ fat h e r/ j o h n _ p a u l _ i i /e n c yc l i c a l s /d o c u m e nt s / hf_jp-ii_enc_01051991_centesimus-annus_fr.html.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Il ne fait pas de doute que certaines personnes pensent que l’État libéral ne devrait pas tenter de s’occuper de justice sociale, qui pensent qu’il est suffisant que l’État n’interfère pas dans la liberté des citoyens de faire ce qui leur plaît, qui pensent que ce n’est pas le rôle de l’État, par exemple, de financer des programmes de réhabilitation ou un enseignement public de haute qualité à moindre coût, même si ses services pourraient étendre la liberté effective des citoyens les moins prospères. De tels sentiments sont souvent associés à un relativisme enraciné non dans la véritable tolérance, mais dans l’apathie. Mais l’apathie est totalement étrangère à la tradition de la Loi naturelle, et, ainsi que l’a formulé le sociologue polonais Jerzy Szacki, « le libéralisme n’est pas identique au relativisme moral et n’oblige pas ceux qui tiennent pour lui à accorder une valeur égale à toutes les conceptions. Il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de libéraux qui puissent rester neutres de ce point de vue44 ». Ou, pour le dire autrement, certains comportements ne devraient pas être tolérés dans une société libérale. En gardant en mémoire les différents points exposés dans ce chapitre, il est clair que, à l’exception de la République tchèque et de la Slovénie, les sociétés post-communistes d’Europe de l’Est n’ont absolument pas construit de démocraties libérales ; elles ont plutôt élaboré des constructions hybrides dans lesquelles certains éléments libéraux et démocratiques se mélangent à une structure fondamentalement ploutocratique et coloniale. Et, à l’encontre de l’universalisme moral contenu dans la tradition de la Loi naturelle, certaines de ces sociétés ont embrassé le conventionnalisme (avec sa tendance à l’absolutisme des lois) et le conséquentialisme (y compris sa forme la plus virulente, le chauvinisme nationaliste). Ici, je relève l’avertissement récent de Zdenęk Suda, que le nationalisme, dans la zone est-européenne, « fut un adversaire si puissant que même aujourd’hui il serait prématuré de considérer la victoire du libéralisme comme totale45 ». J’explore les racines philosophiques de la relation entre nationalisme et démocratie libérale dans le chapitre suivant.
44. J. Szacki, Liberalism after Communism, op. cit., p. 199. 45. Zdenęk Suda, « Liberalism in Central Europe after 1989 », dans Z. Suda et J. Musil (dir.), The Meaning of Liberalism, op. cit., p. 200.
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Trois conceptions de la souveraineté : à propos de l’Europe de l’Est
Dans le chapitre 3, j’ai fait allusion à la menace que le nationalisme pourrait constituer pour le projet libéral, en signalant que je considère qu’un nationalisme qui affirme des droits différentiels pour les membres de la société est incompatible avec la tradition de la Loi naturelle ou, comme on l’appelle parfois, la tradition de la Raison universelle. Il est certain qu’il existe des « nationalistes libéraux1 » qui argumentent le fait que le nationalisme peut conférer une base à la solidarité de groupe, alimentant par là le principe même du solidarisme brièvement décrit dans le chapitre 3. Mais il existe des raisons à la fois théoriques et pratiques qui incitent à résister à la tentation de marier le libéralisme à un sentiment national. Sur un plan théorique, le sentiment national implique un lien collectif entre personnes partageant la même langue ou la même culture, lien qui, dans la mesure où il devient de première importance, déplace la solidarité humaine prescrite par la tradition de la Loi naturelle et porte atteinte au projet libéral. Sur un plan pratique, comme l’a signalé Jamie Mayerfeld, « puisque [...] le nationalisme affecte l’aptitude des gens à formuler une exacte évaluation morale de la conduite de leur propre nation, il les amène souvent à excuser un usage injustifiable de la violence ». En fait, Mayerfeld va plus loin, en avançant que « tout nationalisme, libéral ou autre, exercera une pression sur le peuple pour entreprendre, au nom de la nation, des actes d’agression violente ou de résistance violente, injustes même en regard des standards de moralité minimale
1. Voir, par exemple, Yael Tamir, 1993, Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press.
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
les moins controversés et les moins complets2 ». La décennie de violence interethnique dans les Balkans en constitue un exemple. Au cœur de la controverse au sujet des relations du nationalisme et de la démocratie libérale se trouve le concept parfois glissant de la souveraineté populaire, ainsi que le choix de l’équilibre à trouver entre la règle de la loi et le gouvernement de la majorité. Depuis 1987, et en particulier au cours des années de transformation, de 1987 à 1990, la notion de souveraineté populaire a été régulièrement affirmée en Europe de l’Est, toujours dans la certitude que cette notion est directement reliée à la démocratie, de manière non problématique, incontestable, et finalement simple, dans l’acception générale du terme de démocratie – c’est-à-dire, le gouvernement du peuple par l’intermédiaire d’un gouvernement représentatif. La souveraineté populaire a, de plus, été si étroitement associée à la doctrine de l’autodétermination nationale que de nombreux acteurs politiques, à l’instar de nombreux observateurs, considèrent qu’elles sont inséparables. Ces convictions jumelles ont teinté les transformations politiques de la région au cours de la dernière décennie, en y infusant des présupposés nationalistes colorés d’une aura de légitimité à laquelle, en fait, ils n’ont aucune part. Cependant, la tradition démocratique, comme je l’avance ici, admet au moins trois conceptions différentes de la souveraineté : la conception réaliste conventionnaliste (qui remonte à Hobbes), la conception idéaliste universaliste (élaborée par Kant) et la symbiose nationaliste (que l’on peut faire remonter à Herder mais que l’on doit plus exactement associer aux impulsions politiques et aux courants idéologiques engendrés par les philosophes français et popularisés par la Révolution française). On pourrait, bien sûr, facilement ajouter à cette liste le courant spécifique de libéralisme idéaliste prôné par Locke (et, en le qualifiant d’idéaliste, je pense à l’importance qu’il accordait à la Loi naturelle en tant que source ultime de devoir et de droit à la fois), ou le « réalisme rationnel » d’Hegel qui liait l’obligation à l’interdépendance de la famille, de la communauté et de l’État plutôt qu’à quelque idéal élevé qui pourrait prendre la forme d’un impératif catégorique, et qui, sans ambiguïté, plaçait la souveraineté à l’intérieur du cadre normatif de l’État, 2. Jamie Mayerfeld, 1998, « The Myth of Begnin Group Identity : A Critique of Liberal Nationalism », Polity, 30 (4) : 557-558.
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Trois conceptions de la souveraineté
plutôt que dans la volonté populaire chère à Rousseau. Et il ne fait pas de doute que d’autres variations pourraient apparaître à un observateur ou à un autre. Cependant, ces trois conceptions que je viens d’identifier représentent les alternatives les plus importantes, les plus influentes, et donc les plus puissantes dans l’Europe de l’Est de l’après 1989 ; d’autres conceptions ou interprétations seraient soit des variantes de ces trois conceptions, soit des permutations moins puissantes qui n’ont pas d’influence réelle dans la région.
Le réalisme libéral et la souveraineté absolue selon Hobbes Thomas Hobbes (1588-1679) porte le poids d’une relation problématique avec la tradition libérale classique. D’un côté, on peut remarquer qu’il a souscrit aux notions de la Loi naturelle3, qu’il croyait que le but central de l’autorité politique était le maintien de l’ordre civil (croyance qu’il partageait avec d’autres, dont le crédit n’a pas été contesté), et qu’il concevait que l’individu possédait au moins un droit inaliénable – le droit à la vie. D’un autre côté, Hobbes n’était pas un champion de la démocratie. C’était le champion de la monarchie, mais sa priorité était moins la monarchie en tant que telle que le gouvernement efficace, et pour lui, tout gouvernement efficace capable d’assurer l’ordre civil était meilleur qu’un gouvernement sans vigueur, quelles que fussent la noblesse de ses idéaux ou la grandeur de ses institutions4. Si Hobbes était convaincu de la supériorité naturelle de la monarchie sur la démocratie5, c’était parce qu’il jugeait que la monarchie était mieux équipée pour maintenir l’ordre civil. Comme l’a fait remarquer Leo Strauss, Hobbes avait entrepris de réconcilier deux théories rivales de la souveraineté : le patrimonialisme, qui faisait remonter la souveraineté aux droits des pères (ou des maris) sur les autres membres de leur famille, et la théorie du contrat, pour laquelle l’autorité légitime ne pouvait se baser que sur la soumission volontaire
3. Norberto Bobbio, 1993, Thomas Hobbes and the Natural Law Tradition, Chicago, University of Chicago Press. 4. James R. Hurtgen, 1979, « Hobbes’ Theory of Sovereignty in Leviathan », Reason Papers, 5 : 64-65. 5. Leo Strauss, 1963, The Political Philosophy of Hobbes : Its Basis and Its Genesis, Chicago, University of Chicago Press, p. 66.
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des citoyens libres6. Hobbes rompit avec la tradition en donnant la prééminence à l’État plutôt qu’à l’Église et en exigeant que la religion soit au service des intérêts de l’État. Dans son Dialogue entre un philosophe et un légiste des common-laws d’A ngleterre, comme dans son Léviathan, Hobbes demandait obéissance et approbation des lois et des décrets du gouvernement, en passant sous silence le droit à la rébellion7. Au contraire, l’unique droit « inaliénable » qu’accordait Hobbes à la personne, même en contrevenant à l’autorité souveraine, était le droit de protéger sa propre vie8. En prenant ce parti inflexible, Hobbes répondait aux incertitudes politiques et aux ferments idéologiques qu’avait déchaînés la guerre civile anglaise. De fait, c’étaient les roundheads (du parti du Parlement) qui, dans le feu de leur guerre contre le roi, avaient posé les bases de l’établissement d’une souveraineté populaire en tant qu’autorité ultime dans le pays, c’est-à-dire audessus du roi lui-même. Mais les roundheads ne pensaient pas au peuple en tant que tel, aux citoyens ordinaires s’organisant selon leur volonté, mais au Parlement, ou plus spécifiquement au « Long Parlement », en tant qu’incarnation de la souveraineté populaire9. Inévitablement, les royalistes les contrèrent, en avançant que si le peuple était réellement souverain, il pourrait donc déposer le Parlement et endosser l’autorité du roi. La réponse de Hobbes fut d’assimiler « le souverain » au « peuple » et d’estimer que toute agrégation de rebelles ne pouvait constituer qu’une « foule » – un groupe d’individus. Il soutint, dans De Cive – Le citoyen (1642), que la multitude ne peut pas promettre, traiter, acquérir, transiger, faire, avoir, posséder, etc. s’il n’y a en détail autant de promesses, de traités, de transactions, et s’il ne se fait autant d’actes qu’il y a de personnes. De sorte que la multitude n’est pas une personne naturelle10. 6. Ibid., p. 66-67. 7. Thomas Hobbes, 1971, A Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England [Dialogue entre un philosophe et un légiste des common-laws d’A ngleterre], Joseph Cropsey éd., Chicago, University of Chicago Press, p. 69, 71. 8. Voir Thomas Hobbes, 1971, Leviathan, Michael Oakeshott éd., Toronto, Collier Books. 9. Edmund Morgan, 1988, Inventing the People : The Rise of Popular Sovereignty in England and America, New York, W.W. Norton, p. 58-60. 10. Thomas Hobbes, 1982, Le citoyen ou Les fondements de la politique, Paris, Flammarion, p. 149.
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Il s’ensuit que, si un certain nombre de rebelles ne peut jamais prétendre constituer « une personne naturelle » – un corps capable de revendiquer des droits – il ne peut donc exister aucun droit à la rébellion. Pour Hobbes, donc, le peuple n’est pas souverain : c’est plutôt le souverain qui est le peuple. Cela pourrait passer pour une théorie inversée de la souveraineté populaire. Mais en fait, il ne s’agit pas de cela du tout, car dans la conception de Hobbes, la souveraineté n’existe pas avant la constitution du gouvernement ; elle constitue plutôt une caractéristique du gouvernement, non un pouvoir sous l’effet duquel le gouvernement est créé11. Non plus qu’il ne peut y avoir de recours à un contrat social, puisque, dans la conception de Hobbes, le souverain était au-dessus du contrat, comme il était au-dessus de toute interprétation particulière de la loi divine, naturelle ou civile autre que la sienne12. Par conséquent, le souverain incarnait la quintessence de la liberté, selon le point de vue de Hobbes. Hobbes insistait sur le fait que la souveraineté devait donc être, nécessairement, absolue et indivisible, entendant par le premier terme que le souverain devait avoir le règne suprême dans la sphère religieuse, en édictant à quelles doctrines on devait souscrire et auxquelles on devait renoncer, et en prescrivant les rites ecclésiastiques pour la société. Selon Hobbes, donc, le souverain a le droit « de juger des opinions ou doctrines contraires à la tranquillité publique, et de défendre qu’on les enseigne13 ». Paradoxalement peut-être, Hobbes insistait néanmoins sur le fait que les souverains étaient soumis à la Loi naturelle14, mais il résolvait ce dilemme moral, celui des citoyens placés dans l’obligation simultanée d’obéir à la fois aux commandements immoraux d’un souverain absolu et aux diktats du bon sens, en conseillant aux citoyens confrontés à un tel dilemme de choisir la désobéissance civile (passive) et de se préparer à endurer le martyre15. Il résolvait le dilemme 11. Charles E. Meriam Jr., 1972 [1900], History of the Theory of Sovereignty since Rousseau, New York, Garland, p. 25. 12. Arnold A. Rogow, 1986, Thomas Hobbes : Radical in the Service of Reaction, New York, W.W. Norton, p. 139. 13. T. Hobbes, Le citoyen..., op. cit., p. 154. 14. Ibid., p. 240. 15. Ibid., p. 352 ; au sujet des conceptions de Hobbes sur la souveraineté absolue, voir aussi A. Martinich, 1999, Hobbes : A Biography, Cambridge, Cambridge University Press, p. 151-153.
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du souverain à la fois absolu et soumis à la Loi naturelle en décidant qu’il revenait au souverain d’interpréter la Loi naturelle pour sa société. Comme l’a remarqué Arnold Rogow, Hobbes ne peut en aucun cas être associé à la préhistoire du fascisme ou du marxisme-léninisme, encore moins à celle du nazisme, puisque son objectif était clairement la protection de la vie et de ses ramifications16. De plus, là où le fascisme et le nazisme représentent des manifestations de « politique de masse », le concept de l’État souverain de Hobbes reflète précisément cette crainte des conséquences de la mobilisation des masses. Mais d’un autre côté, pour ce qui est de la démocratie, Hobbes était stoïquement indifférent à ses charmes.
Démocratie populiste. Rousseau et la Révolution française Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) mourut onze ans avant le déclenchement de la Révolution française. Mais il fut, sous de nombreux aspects, son parrain spirituel, et ses idées au sujet de la volonté générale et de la primauté du collectif sur l’individu furent pleinement incarnées par la révolution. Égalitariste radical, Rousseau manifestait son enthousiasme pour la démocratie, en faisant implicitement confiance à la sagesse du peuple. « La première chose que doit savoir le législateur », disait Robespierre, à la suite de Rousseau, « est que le peuple est bon17 ». Bien qu’il y ait un large consensus sur le fait que Rousseau était, en quelque sorte, un démocrate18, il est frappant de voir que Rousseau n’a jamais plaidé pour le suffrage universel, ni même pour le suffrage universel des hommes19. Rousseau, 16. A.A. Rogow, Thomas Hobbes, op. cit., p. 245. 17. Cité dans Carol Blum, 1986, Rousseau and the Republic of Virtue : The Language of Politics in the French Revolution, Ithaca, Cornell University Press, p. 161. 18. Le portrait de Rousseau en démocrate est, d’un autre côté, contesté par Stankiewicz ; voir W.J. Stankiewicz, 1969, « In Defense of Sovereignty : A Critique and an Interpretation », dans W.J. Stankiewicz (dir.), In Defense of Sovereignty, New York, Oxford University Press, p. 27 ; voir également Jacques Maritain, « The Concept of Sovereignty », dans ibid., p. 57-58. 19. David Rosenfeld, 1987, « Rousseau’s Unanimous Contract and the Doctrine of Popular Sovereignty », History of Political Thought, 8 (1) : 83, 84.
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qui tenait pour certain que la souveraineté était à l’origine détenue par le peuple, qui ne pouvait jamais ni renoncer à, ni aliéner, sa souveraineté fondamentale, établissait une distinction entre la constitution de l’État, qui devrait être démocratique, et le gouvernement qui – selon sa conception – ne devait pas nécessairement être démocratique20. C’est peut-être pourquoi J.W. Chapman en a conclu que Rousseau voulait « concrétiser des idées libérales par des moyens totalitaires21 ». De plus, Rousseau, l’avocat d’une souveraineté populaire sans limites, indivisible et « indestructible22 », a fourni des arguments tout prêts pour venir à l’appui de la thèse de J.L. Talmon qui est que ce que voulait Rousseau pouvait, au mieux, être appelé une « démocratie totalitaire23 ». En demandant que l’individu accepte la Volonté générale comme l’incarnation de ses propres intérêts, Rousseau anticipait le regret ultérieur de Trotsky : « On ne peut pas avoir raison contre le parti. » La Révolution française se faisant de plus en plus complexe, la mise en œuvre du Directoire de la formule de Rousseau pour une démocratie populiste en vint à se marier à un nationalisme messianique populaire dans lequel toute erreur était exclue par définition. Rousseau, pour sa part, était prêt à admettre que le peuple pouvait être déçu, mais il insistait tout de même sur le fait que « la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique24 » – affirmation monumentale, aussi monumentale que la croyance contemporaine en l’aptitude du marché à répondre aux défis de la destruction environnementale, de l’extinction accélérée des espèces, de la surpêche, de la destruction des récifs de corail et de la surpopulation. Rousseau, donc, était assez satisfait de demander « l’aliénation totale de chaque associé avec tous
20. Ibid., p. 87, 89. 21. J.W. Chapman, 1956, Rousseau : Totalitarian or Liberal ?, p. 139, cité dans J. McManners, 1972, « The Social Contract and Rousseau’s Revolt against Society », dans Maurice Cranston et Richard S. Peters (dir.), Hobbes and Rousseau : A Collection of Critical Essays, Garden City, Anchor Books, p. 294. 22. Ali A. Mazrui, 1967, « Alienable Sovereignty in Rousseau : A Further Look », Ethics, 77 (2) : 107. 23. J.L. Talmon, 1952, The Origins of Totalitarian Democracy, Londres, Secker & Warburg. 24. Jean-Jacques Rousseau, 1964, Le contrat social, Paris, GallimardFolio Essais, p. 193.
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ses droits à toute la communauté25 ». Rousseau en exceptait le droit à la révolte populaire contre l’État absolutiste, mais il le justifiait, cependant, par un recours à la doctrine de la souveraineté populaire, sous laquelle, en ses termes, « il faudrait donc pour qu’un gouvernement arbitraire fut légitime qu’à chaque génération le peuple fut le maître de l’admettre ou de le rejeter26 ». Il s’ensuit que bien que ni Hobbes ni Rousseau n’aient été véritablement nationalistes, le nationalisme n’a pu trouver un sol fertile que dans la pensée du second, et non pas dans l’héritage de Hobbes. Hobbes le conventionnaliste ne fut ni un libéral ni un démocrate, mais il a exercé une influence sur les traditions démocratiques libérales subséquentes ; Rousseau, l’égalitariste radical, a néanmoins plaidé pour l’instauration d’une religion d’État et, malgré son plaidoyer en faveur de la plupart des valeurs libérales, n’a eu qu’une influence clandestine : il n’existe pas de rousseauistes dans le monde politique. Par contraste, John Locke fut le premier à proposer le mariage du libéralisme et de la démocratie, mais les accusations voulant que ce mariage soit instable ont été continues. Sous la pression de groupes organisés, par exemple, qu’ils soient de la droite religieuse ou de groupes d’intérêts, qui ont sans cesse essayé de saborder les valeurs libérales et de transformer la démocratie en un gouvernement de certaines personnes du peuple, par certaines personnes du peuple, pour certaines personnes du peuple, le premier de ces deux groupes essayant d’ériger « une république de la vertu » sur le champ de bataille d’une campagne victorieuse contre ce qu’il perçoit comme des vices27 ; inévitablement, des préoccupations ont été formulées, que la démocratie pourrait dégénérer en une tyrannie de la majorité, pourrait devenir le véhicule de la fausseté plutôt que de la vérité, pourrait fouler aux pieds les cultures et traditions minoritaires et abolir les droits individuels des gens appartenant à une minorité du point de vue d’un certain nombre de facteurs, qu’ils soient 25. Ibid., p. 182. 26. Ibid., p. 178. 27. Voir C. Blum, Rousseau and the Republic of Virtue, op. cit., p. 242. Pour une discussion plus approfondie de la relation problématique entre le libéralisme et la démocratie, voir John Kekes, 1997, Against Liberalism, Ithaca, Cornell University Press, en particulier les chapitres 1 et 8.
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onfessionnels, sexuels, raciaux ou même de classe28. Mais, c ainsi que nous l’a rappelé Ian Shapiro29, et en dépit des exemples d’intolérance démocratique, comme le plaidoyer de George W. Bush en faveur d’un amendement constitutionnel pour rendre hors-la-loi les mariages homosexuels, reléguant ainsi les gays et les lesbiennes à un statut de seconde classe permanent, la démocratie a prouvé historiquement qu’elle était l’instrument le plus digne de confiance des valeurs libérales et le plus sûr garant de la vérité, des droits individuels et, à l’intérieur de certains paramètres, de l’épanouissement des cultures minoritaires. Le succès de la formule de Locke dépend, comme le savait Locke, mais comme beaucoup de libéraux d’aujourd’hui l’oublient, du fait de s’assurer que les citoyens actifs soient instruits et, en particulier, instruits dans l’esprit du libéralisme. Si tel n’est pas le cas, la démocratie libérale peut se dégrader, tomber au niveau d’un alliage bon marché de démocratie illibérale, avec ses « bacchanales » – pour reprendre un mot d’Hegel – de persécutions, de discrimination et d’égoïsme. Je devrais mentionner un dernier point avant d’en terminer avec cette discussion sur Rousseau. Jean-Jacques Rousseau est, pour de très bonnes raisons, coutumièrement associé aux notions de règne de la majorité et à ce qui s’ensuit, la démocratie30, mais, en même temps, il avait été assez explicite sur sa croyance que « la Monarchie ne convient [...] qu’aux nations opulentes, l’A ristocratie aux États médiocres en richesse ainsi qu’en grandeur, la Démocratie aux États petits et pauvres31 ». Ici il est important de revenir à la distinction que faisait Rousseau entre la constitution (nécessairement démocratique) de l’État et son gouvernement (non nécessairement démocratique). C’est donc que, pour Rousseau, il n’y avait rien de contradictoire dans la notion d’une démocratie autoritaire.
28. Ces critiques sont mentionnées dans Ian Shapiro, 2003, The Moral Foundations of Politics, New Haven, Yale University Press, p. 190-195. 29. Ibid., p. 200-223. 30. Par exemple, voir Wojciech Sokolewicz, 1995, « The Relevance of Western Models for Constitution Building in Poland », dans Joachim Jens Hesse et Nevil Johnson (dir.), Constitutional Policy and Change in Europe, Oxford, Oxford University Press, p. 252-253. 31. J.-J. Rousseau, Le contrat social, op. cit., p. 237.
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L’idéalisme libéral : le plaidoyer de Kant pour la monarchie libérale Emmanuel Kant (1724-1804) regimbait devant les implications visiblement autoritaires de la théorie de Rousseau. De fait, Kant soutenait que la démocratie directe « est nécessairement un despotisme, parce qu’elle instaure un pouvoir exécutif au moyen duquel tous les citoyens peuvent prendre des décisions au sujet de [et donc contre] l’individu unique contre son consentement... ; et cela signifie que la volonté générale est en contradiction avec elle-même, et donc également avec la liberté32 ». Donc, pensait Kant, le problème avec la démocratie était que l’on ne pouvait pas compter sur elle pour être libérale, en dépit des réflexions plus récentes de Shapiro ; et c’était la sauvegarde des valeurs libérales (la règle de la loi, la liberté individuelle, l’égalité, la tolérance, l’autonomie de l’individu) qui importait le plus à Kant. En fait, Kant était convaincu qu’une monarchie (héréditaire) était mieux outillée (et donc plus capable) de protéger les droits humains que ne l’était la démocratie, et donc plus compatible avec la tradition libérale, adéquatement comprise. Kant faisait constamment l’éloge de ce qu’il appelait le « gouvernement républicain », mais par cette expression il ne désignait pas la structure du gouvernement, mais ses valeurs. Par conséquent, dans un travail moins connu, Kant formulait le conseil suivant : « Il est [...] du devoir des monarques, même s’ils gouvernent autocratiquement, de gouverner de manière républicaine (et non pas démocratique) – c’est-à-dire, de traiter le peuple d’une manière qui s’accorde à l’esprit des lois de la liberté (ainsi qu’un peuple à la raison pleinement développée se dirigerait lui-même)33. » D’un autre côté, Kant exprimait sa conviction, dans son essai « Vers la Paix perpétuelle », que « toute forme de gouvernement qui n’est pas représentative est par essence une anomalie, [tandis que] [...] les deux autres constitutions politiques [à savoir l’autocratie et l’aristocratie] sont toujours défectueuses34 ». 32. Emmanuel Kant, « Perpetual Peace », tel que cité dans Matthew Levinger, 1998, « Kant and the Origins of Prussian Constitutionalism », History of Political Thought, 19 (2) : 245 (traduction française libre). 33. Emmanuel Kant, « The Contest of the Faculties », tel que cité dans M. Levinger, « Kant and the Origins... », op. cit., p. 244 (traduction française libre). 34. Emmanuel Kant, 1970, « Perpetual Peace », dans Political Writings, Hans Reiss éd., Cambridge, Cambridge University Press, p. 101, traduction française libre.
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Considérant ces grands désaccords avec Rousseau, il est quelque peu surprenant de découvrir quelques parallèles entre les deux hommes sur le sujet de la souveraineté. Tout d’abord, dans une certaine réminiscence de Rousseau, Kant distingue entre la forme de la souveraineté, qui peut être autocratique, aristocratique ou démocratique, et la forme du gouvernement, qui se fonde sur l’organisation des pouvoirs et des nécessités d’impliquer la séparation des pouvoirs législatif et exécutif35. Deuxièmement, en accord avec Locke et Rousseau, Kant relie l’instauration de la souveraineté de l’État à la nécessité de protéger les droits de propriété36. En regard de l’indéniable engagement de Kant envers les valeurs libérales, de nombreux auteurs, moi y compris37, ont eu quelques problèmes avec le passage suivant de la Métaphysique des mœurs : Le souverain, dans un État, a vis-à-vis des sujets uniquement des droits et n’a pas envers eux de devoirs (de contrainte). En outre, si l’organe du souverain, le régent, se comporte à l’encontre même des lois, si par exemple il va, en matière d’impôts, de recrutements, etc., contre la loi de l’égalité dans la répartition des charges publiques, le sujet a certes le droit de faire valoir des doléances (gravamina) contre cette injustice, mais il ne saurait opposer nulle résistance... il n’y a donc aucune résistance du peuple qui soit conforme au droit, car c’est uniquement par sa soumission à sa volonté universellement législatrice qu’un état juridique est possible ; en ce sens, il n’y a pas de droit de sédition (seditio), encore moins de rébellion (rebellio)38.
Là où Rousseau demandait la soumission inconditionnelle de l’individu à la Volonté générale, Kant demande la soumission inconditionnelle à la fois de l’individu et de quelque groupe que ce soit au gouvernement. Donc, pour Kant, toute notion de « volonté générale » est hors de propos.
35. Sur ce point, voir Sven Arntzen, 1995, « Kant’s Denial of Absolute Sovereignty », Pacific Philosophical Quarterly, 76 (1) : 1-3 ; et M. Levinger, « Kant and the Origins... », op. cit., p. 244. 36. Allen W. Wood, 1999, Kant’s Ethical Thought, Cambridge, Cambridge University Press, p. 248. 37. Voir l’introduction dans S.P. Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham, Rowman & Littlefield. 38. Emmanuel Kant, 1994, Métaphysique des mœurs, Paris, Flammarion, vol. II, p. 135-137.
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Mais Kant ne suit pas Hobbes non plus. Le monarque de Hobbes se voit crédité de la souveraineté absolue, mais Kant réprouve un tel absolutisme, en insistant sur le fait que pour autant que les sujets ont des droits inaliénables, celui qui règne a l’obligation de respecter ces droits. La phrase clé sur ce point dans le passage de la Métaphysique des mœurs cité ci-dessus est « n’a pas de devoirs (de contrainte) ». Ce n’est pas que le souverain n’ait pas de devoirs, mais seulement – pour Kant – que personne n’a le droit d’obliger le souverain à remplir ces devoirs (puisque le droit de contraindre le souverain érigerait une autorité plus haute, au-dessus du souverain – ce qui, dans la conception de Kant et d’une manière qui rappelle étrangement Hobbes, est contradictoire). Kant ne prône pas l’obéissance aux commandements injustes d’un tyran. Au contraire, il permet et conseille expressément la désobéissance au souverain dans les cas où l’obéissance obligerait le sujet à commettre des actions injustes ou immorales. Mais la résistance et la rébellion sont exclues39. Et bien que Kant s’accorde avec Hobbes sur le fait de nier toute légitimité à la rébellion, ils diffèrent dans le rôle qu’ils assignent au souverain. Là où Hobbes assigne au souverain le rôle primordial de protéger les gens les uns des autres40 dans le présupposé voulant que le conflit soit inhérent à la nature humaine elle-même, Kant définit le bon gouvernement comme « le sein maternel41 », gouvernement qui « s’intéresse aux moyens qu’utilise la nature pour développer des aptitudes de coopération, telles que celles qui sont nécessaires à l’instauration d’un ordre civil gouverné par la loi42 ».
39. Voir Peter Nicholson, 1976, « Kant on the Duty Never to Resist the Sovereign », Ethics, 86 (3) : 218-219 ; Arntzen, « Kant’s Denial » : 4-5 ; voir également le commentaire de Heiner Bielefeldt, 1997, « Autonomy and Republicanism : Immanuel Kant’s Philosophy of Freedom », Political Theory, 25 (4) : 535, 551. 40. T. Hobbes, Du citoyen, op. cit., p. 150 ; et Hobbes, Leviathan, op. cit., p. 129-132. 41. Emmanuel Kant, « On the Common Saying : This May Be True in Theory, but It Does Not Apply in Practice », dans Political Writings, op. cit., p. 74. 42. A.W. Wood, Kant’s Ethical Thought, op. cit., p. 229.
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Le cas de l’Europe de l’Est Comme Donald Kommers et W.J. Thompson l’ont fait remarquer, la philosophie kantienne exerce une influence tangible sur le développement constitutionnel contemporain, surtout en Europe, où le rationalisme rigoureux de Kant conserve une attraction considérable pour les rédacteurs de constitutions43. Mais en Europe de l’Est, les concepts de « démocratie nationale », même ceux de facture néo-rousseauiste, ont aussi exercé leur attractivité – par exemple en Croatie dans les années 1990 et en Serbie depuis 1987. Cela relève moins de « sentiments primordiaux » d’ancienne époque ou d’une recrudescence d’irrationalité collective, comme le pensent certains observateurs, que de deux autres facteurs. Tout d’abord, alors que l’ordre communiste se dissolvait, des élites locales ont pu considérer le nationalisme comme un moyen de conserver leur mainmise sur le pouvoir44. Deuxièmement, pour les nouveaux États de la région (Slovénie, Croatie, Serbie, Monténégro, Macédoine, Estonie, Lettonie, Lituanie, Biélorussie, Ukraine et Moldavie), le nationalisme paraissait essentiel à la délimitation des frontières des communautés. Le vote du Monténégro (en mai 2006) de se séparer de la Serbie peut s’être rapporté à l’histoire de l’indépendance de la république, mais il fut motivé en premier lieu par le désir d’échapper aux disfonctionnements politiques de la Serbie. Une comparaison des constitutions de dix des États postcommunistes de la région (tous, exceptés l’A lbanie et la Bosnie-Herzégovine), confirme mon assertion que les concepts de démocratie nationale ont eu de l’influence dans la région. De manière spécifique, toutes, à l’exception de l’acte constitutionnel incomplet de la Pologne, le 17 octobre 1992, font référence soit à la souveraineté populaire, soit à la souveraineté nationale. La constitution bulgare déclare, par exemple, que « l’intégralité du pouvoir de l’État provient du peuple » (Article 2), tandis que la constitution tchèque de 1992 déclare que « le peuple sera la source de tout pouvoir dans l’État »
43. Donald W. Kommers et W.J. Thompson, « Fundamentals in the Liberal Constitutional Tradition », dans J.J. Hesse et N. Johnson, Constitutional Policy, op. cit., p. 35-36. 44. Cet argument a effectivement été avancé dans Jack Snyder, 2000, From Voting to Violence : Democratization and Nationalist Conflict, New York, W.W. Norton.
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(Article 2)45. La constitution macédonienne suit cette veine, en prescrivant que « la Souveraineté dans la République de Macédoine dérive des citoyens et appartient aux citoyens » (Article 2). Et encore, dans la constitution de la République de Hongrie, on trouve l’affirmation suivante (dans l’A rticle 2) : « Dans la République de Hongrie, tout le pouvoir appartiendra au peuple exerçant sa souveraineté à travers ses représentants élus autant que directement ». Seule la constitution tchèque ajoute l’explication suivante : « Une loi constitutionnelle pourra déterminer les cas où le peuple pourra exercer le pouvoir de l’État directement ». Nous avons déjà vu que, dans la conception de Hobbes, la souveraineté populaire n’a pas de signification, et de fait pas d’existence, après la fondation de l’État. Les constitutions de la Hongrie, de la Macédoine et de la République tchèque ne sont donc pas d’esprit hobbésien ; en fait, elles sont plus près de Rousseau. Pour Kant, en outre, la « souveraineté populaire » est une appellation erronée puisque la souveraineté, telle que Kant la conçoit, est un aspect et une dimension du gouvernement et qu’elle ne peut donc exister antérieurement à l’instauration du gouvernement. Pour Kant, il s’ensuit que le gouvernement ne peut ni aliéner ni transférer la souveraineté ; donc, la souveraineté n’a rien à voir avec le peuple, la nation, ou toute autre collectivité de personnes. Au contraire, la souveraineté est ce qui fait du gouvernement le gouvernement. Cela dit, ces constitutions évoquées ci-dessus n’en sont pas moins plus proches de l’esprit libéral que celles d’autres États de la région, et l’exigence de la constitution bulgare, que l’État « aide au maintien de la tolérance et du respect entre croyants de différentes confessions, et entre croyants et noncroyants » (Article 37) se rapproche davantage de Locke que de Hobbes ou de Rousseau. Contrastant avec les précédentes, cependant, les constitutions de la Serbie, de la Slovénie, de la Slovaquie et de la Roumanie recherchent la légitimité en affirmant spécifiquement la souveraineté nationale, bien que seules les constitutions croate, serbe et roumaine instaurent des « États nationaux » en tant que tels. La constitution de la République de Serbie (adoptée le 28 septembre 1990), par exemple, décrit la république comme « l’État du peuple 45. Ces extraits de chartes constitutionnelles proviennent de The Rebirth of Democracy : 12 Constitutions of Central and Eastern Europe, 1996, Strasbourg : Conseil de l’Europe.
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serbe46 », tandis que celle de la République de Croatie met en avant le fait que la république est « l’État national de la nation croate et l’État des membres d’autres nations et de minorités qui en sont citoyens », nommément les Serbes, premiers entre ces « autres nations » (Préambule). Le développement plus poussé de la constitution croate sur le fait que « la souveraineté de la République de Croatie est inaliénable, indivisible et non transférable » (Article 2) a pour effet attendu de rendre tout séparatisme serbe local anticonstitutionnel. La constitution croate s’est basée dès le commencement sur ce qu’elle appelle « le droit historique de la nation croate à la pleine souveraineté ». Cependant, en 2000, le gouvernement croate nouvellement élu, ayant à sa tête le Premier ministre Ivica RaČan et le Président Stipe MesiĆ, formula la question de redéfinir la Croatie comme « État de citoyens » (dans lequel tous les citoyens sont pleinement égaux) plutôt que comme État national (qui sous-entend vaguement que la nation dominante doit être favorisée)47. La constitution roumaine de 1991 est elle aussi de cette même facture « nationale », affirmant, dans l’A rticle 2, que « la souveraineté nationale réside dans le peuple roumain, qui l’exercera à travers ses corps représentatifs et par référendum ». Finalement, la constitution roumaine, comme la constitution de la Macédoine, enjambe la barrière. C’est ainsi que nous voyons l’A rticle 4 de la constitution roumaine déclarer que « la Roumanie est la patrie commune et indivisible de tous ses citoyens », bien que le mot « indivisible » ait été choisi pour ôter toute légitimité à tout irrédentisme hongrois qui durerait encore et à toute fantaisie autonomiste relative à la Transylvanie. La constitution de la Macédoine, bien que mettant l’accent sur l’égalité civique, obéit également, dans son préambule, au « fait historique que la Macédoine est établie en État national du peuple macédonien », cette formule de compromis ayant été rédigée pour acheter le soutien de la droite 48. Les constitutions de la Slovénie et de la Slovaquie obéissent également, en passant, au principe
46. Cité par Georg Brunner, 1996, Nationality Problems and Minority Conflicts in Eastern Europe, Gütersloh, Bertelsmann Foundation, p. 47. 47. Nacional (Zagreb), no 224, 2 mars 2000, en ligne : www.nacional.hr/ htm/224053.EN.htm. 48. Voir Julie Mostov, 1994, « Democracy and the Politics of National Identity », Studies in East European Thought, 46 (1-2) : 17-18.
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national, afin de justifier leur dissociation de leur fédération respective, mais toutes deux se déclarent États « démocratiques », plutôt qu’États « nationaux », la constitution slovène ajoutant même que « la Slovénie est l’État de tous ses citoyens » (Article 3). J’ai établi dès le début que le concept de souveraineté populaire de Locke ne s’applique pas à l’Europe de l’Est contemporaine. Mais cela pourrait paraître étrange à certains, à la lumière des objectifs supposés des révolutions dans la région (gouvernement limité, privatisation économique, ouverture des frontières). Et l’on pourrait de plus aller plus loin en supposant que les constitutions bulgare, mais aussi tchèque, hongroise et slovaque ne font pas que se rapprocher de Locke par certaines particularités, mais qu’elles entrent pleinement dans la tradition de celui-ci. Après tout, c’est Locke qui avait entrepris la première tentative de concilier les valeurs libérales avec un gouvernement limité, Locke également qui avait présenté un plaidoyer libéral articulé en faveur de la rébellion contre la tyrannie. Mais la non-pertinence de Locke peut déjà être démontrée. Pour commencer, Locke donnait carrément la première place à la protection de la propriété privée. Voici ce qu’il avait à dire de l’objectif du gouvernement dans son Premier traité du gouvernement. La propriété, qui procède du droit des hommes d’user de n’importe quelle créature inférieure pour l’entretien et le confort de leur vie, n’existe qu’au profit et pour le seul avantage du propriétaire ; tant et si bien qu’en cas de besoin celui-ci peut même détruire, par l’usage qu’il en fait, la chose qui lui appartient ; mais le gouvernement, qui a pour raison d’être de sauvegarder les droits et la propriété de tous les hommes en protégeant chacun contre la violence et les actes dommageables des autres, existe pour le bien des gouvernés49.
Tandis que toutes ces constitutions, exceptée celle de la République tchèque, contiennent des clauses garantissant le caractère sacré de la propriété privée, aucune ne pose la protection de la propriété privée comme objectif premier du gouvernement, proposition qui réduit la souveraineté populaire à n’être qu’un simple véhicule des droits de propriété.
49. John Locke, Deux Traités du gouvernement, op. cit., p. 86, mes italiques.
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Un autre passage des Deux traités du gouvernement de Locke mérite l’attention, dans le Second traité. Là, Locke fait dépendre le caractère positif de la loi du fait qu’elle s’accorde avec la Loi naturelle, en élaborant ce cas plus fermement que ne le ferait Kant plus tard. Pour lui, les lois qui gouvernent les pays ne sont bonnes que pour autant qu’elles se fondent sur la Loi de la Nature, par laquelle elles doivent être définies et interprétées. En créditant Richard Hooker, Locke ajoute que « les lois civiles des divers pays [sont] justes seulement dans la mesure où elles se fondent sur le droit naturel qui doit les régir et servir à les interpréter », cette formule valant également pour les détenteurs de fonctions officielles50. En disant cela, Locke nous invite à accepter la notion d’un standard externe – la Loi naturelle – par laquelle la moralité et la justice de la politique et de la législation d’un État peuvent être jugées. Qu’aucun standard externe d’une telle nature, localisé dans la raison humaine, ne se soit vu accorder de place dans les constitutions des États postcommunistes d’Europe de l’Est, cela va sans dire. Ces considérations m’incitent à penser que la théorie de Locke est grandement sous-représentée dans la région en question. Cela est ironique quand on pense que les dissidents anticommunistes d’antan mesuraient l’État socialiste à l’aune d’un tel standard externe. D’un autre côté, la constitution polonaise de 1997 commence par l’affirmation « Nous, la nation polonaise, tous citoyens de la République, tenant pour égaux ceux qui croient en Dieu comme étant à la source de toute vérité, bonté et beauté, et ceux qui ne partagent pas cette foi et qui tirent ces vérités universelles d’autres sources, égaux dans leurs droits et devoirs envers la Pologne51... » Cette clause, de pair avec une affirmation du droit à la vie, suggère que la constitution polonaise, contrairement aux constitutions des autres républiques de la région, contient des passages faisant référence à la Loi naturelle (sous la forme du terme « vérités universelles »), mais l’inclusion d’une référence à Dieu établit clairement que les rédacteurs de la constitution ne faisaient pas seulement allusion à la Loi naturelle, même comme condition première, en tant que raison séculière, mais également, et même comme condition première, à la Loi de Dieu. Ironiquement, ce texte, conçu comme un compromis entre l’Église et les partis 50. Ibid., Deuxième traité, p. 143-144. 51. Cité dans le Washington Post, 26 mai 1997, p. A24.
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de gauche en Pologne, s’aliéna les activistes de Solidarność autant que certains secteurs de l’Église. Pour Radio Marija, par exemple, la constitution était « une menace à la tradition chrétienne du peuple polonais52 ».
Nationalisme et souveraineté De nombreux observateurs ont commenté la prolifération de symboles, de partis, d’actions et de violences nationalistes dans la région depuis le milieu des années 1980, qui préfigurait donc le tournant de l’année 1989. L’explication la plus courante, en particulier dans les médias populaires, fut que les sentiments nationalistes avaient toujours été présents, mais qu’ils avaient été réfrénés par la dureté des régimes communistes. À mesure que ces régimes s’affaiblirent puis s’effondrèrent – ainsi le veut le refrain –, les sentiments nationalistes remontèrent à la surface. Pour moi, cette théorie est trop facile. Une évaluation plus sophistiquée a été présentée par John Ishiyama et Markjke Breunig, qui suggèrent que la désorientation psychologique et sociale associée à la transition du règne autoritaire du parti unique aux formes (quoique souvent corrompues) de pluralisme ont naturellement ouvert la voie à « l’extrémisme ethnopolitique53 ». Jack Snyder, comme nous l’avions déjà noté, a relié la spirale du nationalisme à une manipulation par l’élite. De mon point de vue, on doit prendre en compte deux autres facteurs. Premièrement, le communisme, paradoxalement, n’a pas fait que renforcer le nationalisme, mais a même parfois, dans certains cas, inventé de nouveaux nationalismes ; la Macédoine et la Moldavie viennent à l’esprit, de pair avec certaines républiques d’Asie centrale. Les autorités communistes de l’Europe de l’Est étaient, bien sûr, implacablement hostiles à tout ce qui pouvait avoir un relent de nationalisme (sauf dans le cas de la Roumanie) mais – contrairement aux exemples de centralisme mis en place par la France, l’Espagne et l’Italie – elles avaient adopté la pratique consistant à concéder une autonomie territoriale aux minorités ethniques, que l’on pense à l’URSS, à la Yougoslavie, à la Tchécoslovaquie 52. Cité dans Tages-Anzeiger, 12 mai 1997, p. 3. 53. John I. Ishiyama et Marijke Breuning, 1998, Ethnopolitics in the New Europe, Boulder, Lunne Rienner, p. 7.
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ou même, jusqu’en 1968, à la Roumanie. Cette pratique ne pouvait servir qu’à maintenir en vie des identités nationales et à donner aux aspirants séparatistes des ressources institutionnelles vitales. De ce point de vue, l’abolition de la Région autonome magyare de Roumanie, en 1968, par le dirigeant roumain Nicolae Ceauşescu, pourrait être envisagée comme une sensible mesure prophylactique. Mais CeauŞescu avait fait d’autres concessions au nationalisme, en faisant du nationalisme roumain et de l’adulation de l’histoire roumaine les outils jumeaux de sa légitimité54. Deuxièmement, alors que le communisme s’effaçait, la question « Qui sommes-nous ? » vint au premier plan, naturellement et inéluctablement. La réponse du communisme – « la classe des travailleurs » – était rejetée, tandis que les réponses faisant référence à l’identité religieuse n’étaient même pas considérées, pour la plus grande partie. À la place, la réponse fut formulée en termes de groupes ethnolinguistiques – de nations – qui, plus souvent qu’à leur tour, traversaient les frontières des États. En Allemagne de l’Est, par exemple, des foules immenses se déversaient dans les rues de Berlin, de Dresde, de Leipzig, en scandant « Wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple) ; mais ce chant ne tarda pas à se changer en « Wir sind ein Volk » (Nous sommes un peuple) – allusion au désir commun de surmonter la division de l’A llemagne imposée par les Alliés après la Seconde Guerre mondiale55. En Yougoslavie, le défi posé par le nationalisme à la souveraineté de l’État fut exceptionnellement clair. Le maintien d’une Yougoslavie unie avait été fondé sur l’inculcation d’un sentiment de communauté limité, auquel on avait apposé l’étiquette de « patriotisme socialiste yougoslave ». Mais, avec l’accession au pouvoir de MiloŠević en Serbie et la marée montante du nationalisme serbe exclusiviste et revanchard, les non-Serbes se sentirent menacés. Plus particulièrement, ils se sentirent menacés en tant que non-Serbes et, un par un, ils commencèrent soit à demander la protection des autorités serbes (à travers le renforcement d’un gouvernement 54. Voir Trond Gilberg, 1990, Nationalism and Communism in Romania : The Rise and Fall of CeauŞescu’s Personal Dictatorship, Boulder, Westview Press, p. 175-176, 179. 55. Voir Dirk Philipsen, 1993, We Were the People : Voices from East Germany’s Revolutionary Autumn of 1989, Durham, Duke University Press.
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utonome), soit une dissociation de la fédération. La première a de ces affirmations importantes, sous la bannière de la souveraineté populaire, vint de Slovénie, sous la forme officielle de la « Charte fondamentale de la Slovénie », au printemps 1989. La Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine produisirent également des déclarations de souveraineté avant de déclarer leur séparation d’avec la République fédérale socialiste de Yougoslavie agonisante. En Serbie, après 1987, MiloŠević autorisa des manifestations massives de la part des Serbes tout en interdisant les manifestations de masse des Albanais, même lorsque ces dernières n’avaient pour but que de soutenir la constitution. De cette manière, MiloŠević endossa un principe de souveraineté populaire dans lequel les Serbes étaient assimilés au « peuple » tandis que les Albanais étaient exclus de toute appartenance au « peuple ». Si on fait l’inventaire de l’historique de la région depuis 1989, il semble assez clair que MiloŠević (en Serbie), MeČiar (en Slovaquie depuis 1998) et Ion Iliescu (en Roumanie, en poste jusqu’en 1996) étaient tout à fait prêts à en appeler à la « volonté générale » pour justifier les atteintes aux droits des Albanais du Kosovo, des Hongrois de la Slovaquie du Sud, ou des étudiants et des intellectuels de Roumanie. Ils semblent avoir procédé en accord implicite, si ce n’est explicite, avec la sentence de Sieyès, que la volonté de la nation « est toujours légale », puisque la nation est « la loi elle-même » – ou, pour le formuler autrement, au-dessus de la loi. Dans la vision de Rousseau, comme dans celle de MiloŠević ou de MeČiar (ou du maire Gheorghe Funar de Cluj, pour ce qui est de cette question), la Loi naturelle ne fait pas partie du tableau : il n’existe pas d’impératif catégorique autre que l’impératif catégorique (ou plutôt la justification) de mettre à exécution une « volonté générale » gardée et formée par des dirigeants aux visées nationalistes.
Conclusion : espoir d’une paranoïa plus tolérante ? Depuis le début, j’espère avoir démontré qu’il existe des éléments tirés à la fois de Rousseau et de Hobbes dans la vie politique de l’Europe de l’Est – le premier ayant la prééminence dans la plus grande partie des Balkans (à l’exception d’un recours quasi hobbésien au statut supra légal du souverain dans la pensée des supporters de MiloŠević), l’esprit
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du second se reflétant, au moins dans une certaine mesure, en Hongrie, en République tchèque, dans la Slovaquie postMeČiar, et d’une certaine manière en Bulgarie aussi. J’ai décrit la Slovénie, la Macédoine et la Croatie comme des hybrides, bien que le caractère des « citoyens » soit plus prononcé dans le cas slovène (où l’on peut avancer que les idéaux de Kant furent bien près d’être réalisés), tandis que le caractère « national » s’est trouvé plus prononcé dans le cas de la Croatie, bien que (comme nous l’avons déjà relevé), le nouveau gouvernement de 1999-2000 ait initié des processus destinés à faire évoluer la constitution dans une direction moins « nationale ». J’ai également suggéré que les États de l’Europe de l’Est se sont vus obligés de choisir entre trois modèles de souveraineté – l’absolutisme protolibéral de Hobbes, le démocratisme collectiviste de Rousseau, et le monarchisme libéral de Kant – et j’ai indiqué pourquoi je crois que le modèle historique et convaincant de Locke ne pouvait être adopté sur un plan pratique dans la région. De ces quatre modèles, on peut dire que seul celui de Rousseau pouvait faire le lit du nationalisme. Il y a eu récemment, dans le monde académique, un vif débat entre les libéraux nationalistes et les libéraux antinationalistes. Ce débat concerne directement les défis politiques auxquels est confrontée l’Europe de l’Est. En bref, les nationalistes libéraux considèrent qu’il est important pour les États de construire un sentiment d’identité nationale partagée même dans des situations culturelles diverses, tandis que les libéraux antinationalistes craignent, à des titres divers, qu’un tel résultat ne puisse être atteint que par des mesures oppressives, ou mettent en garde contre le fait que les arguments et les revendications des nationalistes divergent des arguments et des valeurs des libéraux, voire sont en contradiction avec elles. Parmi les tenants du libéralisme nationaliste, on trouve Liah Greenfeld56, Yael Tamir57 et Vladimir Tismaneanu58.
56. Liah Greenfeld, 1992, Nationalism : Five Roads to Modernity, Cambridge, Harvard University Press. 57. Yael Tamir, Liberal Nationalism, op. cit. 58. Vladimir Tismaneanu, janvier 1999, « Nationalism, Populism, and Other Threats to Liberal Democracy in Post-Communist Europe », Donald W. Treadgold Papers in Russian, East European, and Central Asian Studies, 20, Seattle, Henry M. Jackson School of International Studies of the University of Washington.
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Parmi les avocats du libéralisme antinationaliste, on compte Bernand Yack 59, Iris Young60, Andrew Mason61 et Omar Dahbour62, ainsi que moi-même63. Mason présente dans cet ouvrage des considérations pratiques, dénonçant le fait que « les politiques d’assimilation auront des coûts moraux correspondants, même si [...] cela n’est pas nécessairement suffisant pour justifier le fait que l’on parle d’oppression », et que, dans tous les cas, les avantages recherchés au moyen de l’imposition d’une identité nationale commune pourraient être obtenus « par d’autres moyens, qui n’imposeraient pas les coûts moraux qui proviennent des politiques d’assimilation même modérées et non coercitives64 ». Pour ma part, je suis impressionnée par la définition, quelque peu sujette à la polémique, du nationalisme présentée par le romancier yougoslave Danilo KiŠ : Le nationalisme est d’abord et avant tout de la paranoïa, une paranoïa individuelle et collective. En tant que paranoïa collective, c’est le produit de l’envie et de la peur et avant tout le résultat d’une perte de la conscience individuelle ; ce n’est rien d’autre qu’un ensemble de paranoïas individuelles élevées à leur paroxysme... Le nationaliste est un individualiste frustré, le nationalisme est l’expression de la frustration (collective) de cet individualisme, à la fois une idéologie et une anti-idéologie65.
La paranoïa du nationalisme se trouve partout en évidence dans l’Europe de l’Est de l’après 1987-1989 – chez un Vladimir Dedijer aux yeux écarquillés, hurlant après une conspiration conjointe du Vatican et du Comintern contre les Serbes, dans les récriminations excitées d’un István Csurka au sujet d’une conspiration capitalo-judéo-maçonnique contre les Hongrois, dans les déclamations périodiques d’un Vladimir Zhirinovsky 59. Bernard Yack, 1995, « Reconciling Liberalism and Democracy », Political Theory, 23 (1) : 166-182 ; et B. Yack, 2001, « Popular Sovereignty and Nationalism », Political Theory, 29 (4) : 517-536. 60. Iris Young, 1990, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press. 61. Andrew Mason, 1999, « Political Community, Liberal-Nationalism, and the Ethics of Assimilation », Ethics, 109 (2) : 261-286. 62. Voir Omar Dahbour, 1996, recension d’article dans Constellations, 3 (1) : 129-132. 63. S.P. Ramet, Whose Democracy, op. cit. 64. A. Mason, « Political Community... », op. cit., p. 271-272. 65. Tel que cité dans V. Tismaneanu, « Nationalism, Populism... », op. cit., p. 41-42.
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sur la nécessité pour les Slaves de se regrouper pour se défendre, dans les articles récurrents de la presse de MiloŠević de la fin des années 1980 et du début des années 1990 sur l’A llemagne désignée comme un « Quatrième Reich », et ainsi de suite. Mais, dans la mesure où les nationalistes libéraux conservent l’espoir de dompter la bête – plutôt que de la bannir – ils finissent soit par générer un nationalisme qui n’exclut personne et qui n’est dirigé contre personne – un nationalisme qui n’en est pas un pour autant que je puisse le dire – ou par produire une sorte de courant de paranoïa tolérante.
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Le chapitre précédent prolongeait la discussion sur le nationalisme, en la situant dans le contexte des conceptions alternatives de la souveraineté. L’analyse du nationalisme ne serait pas complète sans une discussion de la principale revendication posée par les nationalistes, à savoir qu’il existe un droit naturel et universel des nations autoproclamées à l’indépendance, et à la possibilité de faire coïncider les frontières de l’État avec le territoire habité par les co-nationaux. Robert Redslob, professeur d’histoire du droit international à l’Université de Strasbourg, a formulé cette revendication dans sa forme classique : « dans le cas d’une disparité entre la nation et l’État, une réorganisation est légitime, réorganisation qui sera réalisée – par la contrainte ou par des moyens pacifiques – soit par la création d’un nouvel État, soit par son incorporation dans un État existant possédant le même caractère ethnique1 ». « Les nations disposent du droit à l’autodétermination » – nous avons entendu cette affirmation si longtemps qu’elle nous paraît, au moins à première vue, avoir autant de véracité certifiée que la loi de la gravité. Même si l’on reconnaît facilement qu’il peut induire des complications, voire des revendications contradictoires, le principe semble indiscutable, et disposer presque du statut de principe transcendant de la vie politique. Dans la mesure où l’on identifie le premier des réceptacles de droits, dans le paradigme libéral dominant du
1. Robert Redslob, Le principe des nationalités (1931), cité dans Nathaniel Berman, 1993, « But the Alternative is Despair : Nationalism and the Modernist Renewal of International Law », Harvard Law Review, 106 (8) : 1810.
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
XXe siècle et du début du XXIe siècle, ce réceptacle est l’individu. Ne reste plus à l’État qu’à résoudre les différences et les frictions qui peuvent apparaître entre les droits dont bénéficie l’individu et les droits supposés de la nation. Une partie de la confusion entourant ce principe provient de différents concepts concernant les « droits collectifs ». En accord avec Chandran Kukathas, je crois que les groupes de gens ont des droits inhérents en tant qu’individus et qu’ils devraient bénéficier de droits négociés ou conventionnels en tant que groupes, bien que j’ajouterais que les groupes de gens vivant dans une communauté bénéficient des droits aux services que leur gouvernement est tenu de leur procurer. Will Kymlicka, sur les idées duquel je reviendrais sans tarder, pense que les groupes de gens bénéficient non seulement des droits susmentionnés, mais aussi, dans le cas des groupes culturels et linguistiques, de certains droits inhérents qui dérivent du fait qu’ils constituent un groupe ayant sa propre langue et sa propre culture. Selon la perspective de Kymlicka, le fait culturel et linguistique spécifique dote son possesseur collectif du droit inhérent de prendre les mesures nécessaires pour préserver sa langue et sa culture, même lorsque ces mesures pourraient être susceptibles, à l’intérieur d’une zone désignée, de limiter les droits des autres citoyens de l’État. Que le point de vue de Kymlicka puisse se justifier ou pas, il ne s’agit pas de libéralisme classique. Et bien que très peu de théoriciens, si tant est qu’il y en ait, tenteraient de contester l’existence de ces droits collectifs au sens minimal que Kukathas et moi-même donnons à ce terme – « groupe » étant défini comme tout collectif de personnes s’associant sur la base de traits, d’intérêts, de buts, voire même de passe-temps communs2, ses droits dérivant des droits des individus ou des droits positifs définis par la loi – il y a eu beaucoup de controverses au sujet du contenu moral précis, de la nature politique et des limites des droits collectifs. Il existe également d’autres complications dans la notion des droits nationaux, et nous verrons que les revendications relatives aux droits nationaux ne peuvent pas être rattachées à celles relatives aux droits collectifs, puisque les premières recoupent la notion que les personnes coupées géographiquement ou politiquement de la nation sont néanmoins « de la nation », participant 2. Au sujet des droits collectifs, voir Russell Hardin, 1988, Morality within the Limits of Reason, Chicago, University of Chicago Press, p. 96-97.
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pleinement aux droits de la nation et contribuant, par leur seule existence, à des revendications basées uniquement sur le nombre. Bien que la doctrine du droit à l’autodétermination nationale soit dépourvue de tout fondement ferme, comme si elle flottait dans l’air comme le « Château des Pyrénées » de Magritte, posé sur un rocher volant, cette doctrine est soutenue dans son vol par deux ballons à air chaud : le mythe du réalisme politique et l’actuelle proscription des valeurs dans les sciences sociales que certains auteurs préconisent avec insistance au nom de la « liberté totale de l’investigation scientifique ». Les tenants de cette doctrine vont jusqu’à soutenir en son nom qu’elle devrait être identifiée au gouvernement de la majorité et, à travers ce principe, à la démocratie elle-même, même si la question de savoir à l’intérieur de quelles frontières il faudrait rechercher cette majorité donnée ne fournit pas toujours de résolution satisfaisante – c’est pourquoi la Charte de l’ONU (Article 5), bien qu’elle embrasse le principe de l’autodétermination, évite soigneusement de préciser que ce droit réside dans les nations3. De plus, s’il est démocratique d’être nationaliste, cela signifie-t-il que nous devrions décrire les excès du nationalisme comme des « excès de démocratie », comme « trop de démocratie » ? La réponse, qu’elle soit affirmative ou négative, serait simpliste, et il en est ainsi parce que le fait d’identifier le principe nationaliste avec la démocratie est en lui-même simpliste.
Mythologie moderne Dans cette partie et dans les deux suivantes, je résume trois mythes contemporains au sujet des droits, puis je discute des défauts mortels dont ils sont affligés. Dans la dernière partie, je propose une théorie alternative de la légitimité et des droits, basée en grande partie sur la Métaphysique des mœurs de Kant et sur l’un de mes ouvrages précédents4. 3. Renéo Lukić et Allen Lynch, 1996, Europe from the Balkans to the Urals : The Disintegration of Yogoslavia and the Soviet Union, Oxford, Oxford University Press, p. 33. 4. Emmanuel Kant, 1994, Métaphysique des mœurs, Paris, Flammarion, 2 vol. ; et Sabrina Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham, Rowman & Littlefield.
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Mythe 1 : Autodétermination nationale L’idée centrale inspirant le nationalisme est restée remarquablement constante depuis Johann Gottfried von Herder (1744-1803). On peut la résumer dans l’injonction que l’État serve d’incarnation des institutions et des lois et de protecteur de la nation et de sa culture5. Ce principe n’exclut pas la possibilité qu’il existe deux États hongrois également légitimes, ou deux États nationaux roumains, ou deux États allemands, voire une multiplicité d’États identifiés à une nation unique ou à un État supranational. Mais cela coupe l’herbe sous le pied à tout ce qui aspire à devenir un État national ou supranational, tel que l’Autriche-Hongrie ou l’Union soviétique ou la République fédérale socialiste de Yougoslavie. Si l’État nation est la forme politique idéale (et selon certains, peut-être la seule qui soit légitime), alors la défense de la souveraineté et de l’indépendance de l’État nation devient le devoir moral suprême de la communauté nationale, ainsi que l’avançait le philosophe néo-hégélien britannique Bernard Bosanquet (1848-1923). De plus, comme l’expliquait Bosanquet, « le corps destiné à disposer du commandement unique ou suprême de la force pour le bien commun doit posséder une véritable volonté générale et pour cette raison, doit être une communauté véritable partageant un sentiment commun et animé par une tradition commune6 ». Cela, en retour, suggère un droit collectif à l’homogénéité nationale – point sur lequel je reviendrai. De plus, le plaidoyer pour le droit à l’autodétermination nationale a été étroitement associé à la défense du droit à la sécession nationale – recours considéré comme nécessaire pour parvenir à la création d’États nations presque homogènes. Mythe 2 : Ce que l’on appelle le réalisme politique La prémisse qui sous-tend le réalisme, que ce soit dans la tradition classique de Morgenthau, sous un déguisement marxiste ou habillé de la théorie du choix rationnel, est que
5. David Calleo, 1995, « Reflections on the Idea of the Nation-State », dans Charles A. Kupchan (dir.), Nationalism and Nationalities in the New Europe, Ithaca, Cornell University Press, p. 23. 6. Ibid.
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les intérêts devraient servir, et servent en fait, de balise pour guider l’action politique7 – en assimilant de fait le réel au rationnel, ainsi que l’a formulé Hegel. Mais là où Hegel, s’il avait parlé le langage des « intérêts », aurait associé ces intérêts à la morale8, en reconnaissant effectivement la réalité d’intérêts éthiques, les aspirants réalistes ne pensent pas aux intérêts éthiques, mais aux intérêts nationaux, aux intérêts économiques immédiats et, dans certains contextes, aux intérêts politiques des représentants des pouvoirs publics, réduisant ainsi les intérêts aux diverses formes du pouvoir9, cela ayant pour résultat que l’accroissement du pouvoir devient une fin en soi. C’est donc dans la plus pure tradition réaliste qu’en juin 1998, les hauts fonctionnaires du Pentagone ont exprimé leur scepticisme lorsqu’il a été question de faire usage de la force militaire pour arrêter les atrocités de MiloŠević contre la population civile albanaise au Kosovo, en disant que « Washington n’avait pas d’intérêt primordial de sécurité nationale au Kosovo », sans même reconnaître qu’il aurait pu y avoir en jeu des intérêts (et des devoirs) éthiques primordiaux10. Par ses écrits, Hobbes a semé beaucoup des graines qui ont germé sous la forme du réalisme contemporain. Bien que Hobbes ait reconnu l’existence de la Loi naturelle, il ne considérait pas que l’ordre politique devait servir un quelconque objectif moral, contrairement à beaucoup de ses contemporains, mais qu’il devait servir avant tout l’objectif de la paix et de la sécurité. C’est ainsi que dans Le citoyen (1642), il insistait sur le fait que « avant qu’il n’y eut des gouvernements dans le monde, il n’y avait ni juste, ni injuste, parce que la nature de ces choses est relative au commandement qui les précède, et que toute action est de soi-même indifférente. Sa justice ou son injustice viennent du droit de celui qui gouverne : de sorte que les rois légitimes rendent une chose juste en la commandant, ou injuste lorsqu’ils en font défense11 ». 7. Hans J. Morgenthau, 1973, Politics among Nations : The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred A. Knopf, p. 6-9. 8. Voir G.W.F. Hegel, 1953, Reason in History : A General Introduction to the Philosophy of History, trad. par Robert S. Hartman, Indianapolis, BobbsMerrill. 9. H.J. Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 5 ; voir aussi Nicolas Machiavel, 1996, Œuvres, Paris, Robert Laffont. 10. Washington Post, 6 juin 1998, p. A18. 11. Thomas Hobbes, 1982, Le citoyen ou Les fondements de la politique, Paris, Flammarion, p. 215.
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Les réalistes font souvent remarquer que le conflit est une constante de l’histoire humaine, et on les perçoit souvent comme ayant une vision pessimiste de la nature humaine12. On explique le conflit comme prenant place de diverses manières entre États, classes ou nations. Quelle que soit la manière dont on le construit, la conclusion est toujours la même : mieux vaut gagner que perdre. Il est difficile d’imaginer que quiconque puisse soutenir l’inverse. Mais qu’arrive-t-il lorsque la nature de la valeur essentielle à être gagnée ou perdue est grotesquement déformée ? Et, deuxième point, que se passe-t-il lorsqu’il peut y avoir une échappatoire au conflit (ou au moins une possibilité de réduire la fréquence et la férocité du conflit) ? Marx avait fantasmé sur une telle échappatoire, qu’il pensait pouvoir résulter de l’homogénéisation sociale, économique, ethnique et religieuse (ou plutôt areligieuse) de la planète. Moins enclin au fantasme, Kant avait soutenu que le conflit pourrait être réduit par l’instauration d’un ordre législatif international qui pourrait réguler les relations entre États au moyen de l’universalisation de la règle de la loi (anticipant de fait le wilsonisme de plus d’une manière, autant que quelques-uns des concepts sous-jacents aux Nations Unies et au Conseil de l’Europe)13. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant niait que la paix perpétuelle puisse être atteinte, mais il insistait malgré tout sur le fait que « les principes politiques qui visent ce but, à savoir conclure de telles alliances entre les États, dans la mesure où ils servent à se rapprocher continuellement du but, ne sont pas une Idée irréalisable, mais au contraire [...] ces principes sont assurément réalisables14 ». Pour Kant, « la guerre est le plus grand des maux15 » – le véhicule le plus influent du mal radical qui réside, dans la vision de Kant, au cœur de la nature humaine16. 12. C’est le cas par exemple pour Charles W. Kegley Jr. et Eugene R. Wittkopf dans leur ouvrage de 1985, World Politics : Trend and Transformation, New York, St Martin’s Press, p. 17. 13. Karl Jaspers, 1962, Kant, trad. par Ralph Manheim, San Diego, Harcourt Brace, p. 117, 118 ; Kurt Taylor Gaubatz, 1996, « Kant, Democracy, and History », Journal of Democracy, 7 (4) : 138, 147-148. 14. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. II, p. 177. Voir aussi Hannah Arendt, 1982, Lectures on Kant’s Political Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, p. 52-54 ; et Michael W. Doyle, 1993, « Liberalism and International Relations », dans Ronald Beiner et William James Booth (dir.), Kant and Political Philosophy : The Contemporary Legacy, New Haven, Yale University Press, p. 186-193. 15. K. Jaspers, Kant, op. cit., p. 114. 16. Jacob Rogozinski, 1996, « It Makes Us Wrong : Kant and Radical Evil », dans Joan Copjec (dir.), Radical Evil, Londres, Verso, p. 31-32.
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Alors, qu’est-ce donc que le mythe réaliste ? À la base, les réalistes affirment que les États doivent servir leurs propres intérêts à court et à long terme en consolidant le pouvoir, même si, poursuivant cette fin, ils nuisent aux droits humains ou à la Loi naturelle, ou au bien général. Les idéalistes contestent cela et insistent pour qu’au contraire la centralité de ces valeurs prime sur les intérêts. Les idéalistes pensent que ce dédain des valeurs les plus élevées risque de saper la stabilité même de laquelle dépendent foncièrement les réalistes autoproclamés. Mythe 3 : La neutralité de la science en tant que liberté totale Le réalisme politique, comme nous l’avons vu plus haut, comporte déjà une neutralité éthique, révélant par là une connexion organique avec au moins une conception de la neutralité scientifique. Morgenthau l’avait formulé ainsi : « Le réalisme soutient que les principes moraux universels ne peuvent s’appliquer aux actions des États dans leur formulation abstraite universelle, mais qu’ils doivent être filtrés par les circonstances concrètes de temps et de lieu17. » Ou, plus précisément, ils doivent – selon la conception des réalistes – être filtrés par une considération des intérêts en jeu pour les acteurs concernés. Ce sont les intérêts, non les principes, qui doivent diriger la communauté des nations. Et, selon cette conception, comme Machiavel l’avait dit un jour, le plus grand crime que puisse commettre un prince est de ne pas faire avancer les intérêts matériels de son État. Le mythe de la science véritablement neutre importe cette poursuite amorale des intérêts dans le monde de la science. Pour autant que certains scientifique ne reconnaissent aucune limite éthique, que ce soit dans le choix de leur objet (par exemple, le clonage, la modification génétique, l’euthanasie), dans l’étendue de leur expérimentation (par exemple, l’utilisation de l’expérimentation animale alors que les tests chimiques peuvent atteindre les mêmes résultats), ou dans leur application (par exemple, la science des nazis)18, ils proclament la « liberté 17. H.J. Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 10. 18. Voir Götz Aly, Peter Chroust et Christian Pross, 1994, Cleansing the Fatherland : Nazi Medecine and Racial Hygiene, Baltimore (MD), Johns Hopkins University Press ; George J. Annas et Michael Grodin (dir.), 1992, The Nazi Doctors and the Nuremberg Code : Human Rights in Human Experimentation, New York, Oxford University Press.
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totale » autocentrée de Machiavel, voire de Stirner, et non la « liberté éthique » limitée de Kant. La notion de neutralité de la science ouvre en effet la porte à l’incorporation du relativisme moral du réalisme politique dans son épistémologie et sa méthodologie. L’incunable de la science neutre était cependant sain et essentiel, lorsqu’il insistait sur l’objectivité que chacun doit apporter à sa méthodologie et sur le fait que l’on ne doit pas s’autoriser à se laisser guider par ses préférences religieuses, ethniques, raciales, culturelles, financières ou autres en cernant un problème analytique et en développant une stratégie de recherche. Si les chercheurs en sciences sociales avaient pu s’en tenir là, en se contentant de cette définition modeste de cette notion élaborée par les chercheurs des « sciences pures », il serait difficile de la contester. Mais pour certains, il y a toujours eu la tentation d’embrasser une méthodologie plus purement « machiavélique », advienne que pourra. Sous l’impact de la Guerre de Succession yougoslave (1991-1995), en particulier, certains chercheurs en sciences sociales ont même tenté d’imposer une censure, interdisant aux autres chercheurs de déterminer la culpabilité en situation de guerre ; on les pressait plutôt de considérer comme scientifique de procéder par le présupposé « tous coupables » et d’échafauder des conclusions prétendument scientifiques sur les fondations rigides de cette doctrine relativiste. Le plaidoyer pour cette notion de science neutre – ce qui revient à dire une science se refusant à faire la distinction entre le bien et le mal – est, comme l’a noté Carol Lilly, mariée au « réalisme amoral19 » et, ainsi que l’expose clairement cet argument relativiste, vital à la défense des droits des nations contre la critique qui se fonde sur l’outrage moral ; il est assez clair aussi qu’un tel plaidoyer peut également servir à empêcher l’assignation de la culpabilité première à l’un ou l’autre des camps dans la Guerre de Succession yougoslave. On pense généralement que la notion de science neutre est utile en ce qu’elle préserve le chercheur des préconceptions, des conclusions prématurées, de l’enquête biaisée, et de ce que l’on appelle conventionnellement le « biais normatif » et, si on l’entend dans son sens premier, elle peut
19. Carol S. Lilly, 1996, « Amoral Realism or Immoral Obfuscation ? », Slavic Review, 55 (4) : 749.
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bien servir ces objectifs. Le scientifique neutre est censé se mettre à la tâche sans avoir de résultat de prédilection et, de manière plus significative, sans permettre à des considérations normatives de guider la sélection des problèmes sous investigation. Mais il y a eu, de temps en temps, des praticiens trop enthousiastes de la « science objective », ainsi les scientifiques nazis qui s’étaient assigné le but de développer de nouvelles technologies pour gazer plus de Juifs et de Tsiganes à la fois. Pour les enthousiastes, tous les thèmes et tous les sujets sont également dignes de recherche, indépendamment des conséquences sociales, tandis que le fait d’exprimer son horreur à l’idée de ces conséquences est parfois perçu comme une trahison de l’intégrité scientifique du chercheur.
Les problèmes causés par le réalisme nationaliste et la science amorale Les valeurs de la science « neutre » La notion voulant que les sciences sociales soient « neutres » au point de décliner l’attribution de culpabilité, voire même « d’appeler un chat un chat » se base sur une historiographie faussée et une auto contradiction flagrante. Sur un plan historiographique, la science politique internationale moderne a fait germer des valeurs normatives. Comme nous le rappelle E.H. Carr, L’aspect téléologique de la science politique internationale était manifeste dès le début. Elle est apparue à la suite d’une grande guerre désastreuse ; et l’objectif écrasant qui dominait et inspirait les pionniers de la nouvelle science était de parer à la résurgence de cette maladie du corps politique international. Le désir passionné d’empêcher la guerre a déterminé le cours initial et la direction des recherches20.
En outre, la notion de science réellement neutre, prise au sens littéral et poussée dans la direction extrême que certains voudraient lui voir prendre, réduit la science à la poursuite
20. Edward Hallett Carr, 1964, The Twenty Years’ Crisis, 1919-1939 : An Introduction to the Study of International Relations, New York, Harper & Row, p. 8, traduction française libre.
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arbitraire et erratique de la connaissance comme fin en soi et sans considération pour son utilité. Lorsque des chercheurs en médecine étudient le cancer chez les humains, plutôt que les maladies qui affectent les drosophiles, c’est parce qu’ils accordent plus de valeur à la vie humaine qu’à celle des mouches. Il n’est pas non plus utile de ramener cet argument à l’intérêt, parce que le concept réaliste de l’intérêt présuppose que les intérêts se trouvent constamment en conflit – c’est-àdire que dans ce cas de figure, il existerait des gens qui pourraient avoir intérêt à empêcher les progrès dans le traitement du cancer, et qu’une histoire de la recherche médicale devrait être interprétée comme un combat entre ces deux intérêts conflictuels. Dans les faits, toute science est imprégnée de valeurs – qu’il s’agisse de la valeur de la vie humaine, ou de celle de la protection de l’environnement, ou de celle d’élargir les horizons du voyage direct – et les valeurs n’affectent pas seulement le choix de l’objet d’étude, mais aussi l’envergure de l’étude, sa méthodologie et les applications envisagées. Une science politique à la Stirner, purgée de ses valeurs, finirait par être dans les sciences sociales l’homologue de la « science nazie », embrassant une vision relativiste du monde dans laquelle « bien signifie (peut être tenu, de manière cohérente, comme signifiant) bien pour une société donnée ; et que bien pour une société donnée doit être compris dans un sens fonctionnaliste ; et que (donc) il est mal, pour les gens d’une société, de condamner, d’interférer avec, etc., les valeurs d’une autre société21 » – et, par extension, elle tiendrait pour un mal le fait qu’un scientifique critique les valeurs ou les objectifs d’un autre scientifique, à moins de présumer que ce dernier viole les lois du pays. Il n’est pas évident non plus qu’une science sociale purgée de toutes valeurs pourrait conserver un intérêt pour la bonne santé de la tolérance dans une société donnée, ainsi que nous en avertit Lilly22, même si, comme le fait remarquer Joseph Raz, la tolérance peut prétendre être l’unique valeur
21. De Bernard Williams, adversaire du relativisme, résumant sa proposition principale en 1972 dans Morality : An Introduction do Ethics, New York, Harper & Row, p. 20, traduction libre, et cité dans Ruth Macklin, « Universality of the Nuremberg Code », dans G.J. Annas et M. Grodin, Nazi Doctors, op. cit., p. 241. 22. C.S. Lilly, « Amoral Realism... », op. cit., p. 752.
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importante qui mérite d’être protégée, selon la pensée libérale classique23. Pourquoi le réalisme est irréaliste On qualifie diversement Machiavel et Hobbes de pères fondateurs du réalisme politique, mais, pour autant que Machiavel soit concerné, cette attribution n’est que partiellement exacte. Car contrairement aux réalistes des temps modernes (voire postmodernes), Machiavel mettait l’accent sur la nécessité de paraître à la fois moral et bienveillant. Ce faisant, il reconnaissait l’existence d’une loi morale universelle ; il sentait simplement que les souverains avaient parfois besoin de l’ignorer. Les écrits réalistes contemporains ne partagent pas nécessairement ces suppositions. Le débat entre réalisme et idéalisme peut se réduire à trois discussions essentielles, concernant la place d’une vision empreinte de morale dans la prise de décision politique, la possibilité de valoriser et de promouvoir les intérêts communs de toutes les parties d’un conflit donné et la nature de ces intérêts eux-mêmes. Considérons les deux premiers points ensemble : les réalistes contemporains ont eu tendance à pousser les décideurs politiques à mettre de l’avant les intérêts de sécurité matériels immédiats et à court terme de leur propre État ou de certains États plutôt que les intérêts communs d’une région entière (en passant, il s’agit de mettre de l’avant des politiques basées sur un ensemble de valeurs spécifiques et de dispositions éthiques plutôt que sur la science « purgée » qu’ils disent pratiquer). Le comportement de Clemenceau et de Lloyd George à Versailles, comme celui de Carrington, Owen, Hurd et Major pendant la Guerre de Succession yougoslave, était classiquement réaliste en ce qu’il cherchait à faire avancer ou à protéger les intérêts spécifiques de la Grande-Bretagne (et de la France dans le cas de Clemenceau), et montrait peu de préoccupation réelle pou les implications de la question du moment. Ces politiciens ne se préoccupèrent pas de savoir s’il aurait dû y avoir des référendums après la Première Guerre 23. Joseph Raz, 1988, « Autonomy, Toleration, and the Harm Principle », dans Susan Mendus (dir.), Justifying Toleration : Conceptual and Historical Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, p. 157, 165.
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mondiale, dans le Sud-Tyrol ou en Transylvanie ou dans ce qui est devenu le sud de la Slovaquie, ni de savoir laquelle, de l’unification ou de la séparation des nations de Bosnie (entre 1991 et 1995), selon une formule ou une autre, aurait mieux convenu aux intérêts des peuples constitutifs de ces nations. La raison en est qu’ils se sont permis de se laisser guider par l’espoir de sauvegarder les intérêts britanniques ou français, souscrivant effectivement au réalisme politique sur le mode classique. Leur approche tendait à accentuer les conflits d’intérêts au niveau local (entre Allemands et Polonais, entre Hongrois et Roumains, entre Serbes et Musulmans, etc.) plutôt qu’à identifier des intérêts communs tels que, dans le cas bosniaque, la réduction de la xénophobie de tous les côtés et la démission de ceux qui alimentaient le chauvinisme nationaliste de tous les côtés. Mais espérer que des réalistes soient concernés par des intérêts communs reviendrait à espérer que des réalistes pensent comme des idéalistes. On ne peut attendre des réalistes qu’ils se préoccupent en premier lieu d’atteindre une solution juste, encore moins de promouvoir la justice dans l’instauration de la paix dans une région, voire dans le monde, la justice étant la qualité inhérente d’un gouvernement légitime et non d’un peuplement territorial ou d’un autre. Pour de tels réalistes, la politique est un match nul dans lequel il y a des gagnants et des perdants : l’entière notion de justice, dans laquelle toutes les personnes et les groupes sont dans une certaine mesure des gagnants, est entièrement étrangère au pur réalisme. De plus, les réalistes ont été limités par une conception simpliste des intérêts (le troisième point mentionné plus haut). Plutôt que de permettre, comme le fait John Spanier, qu’une nation puisse avoir des intérêts de nature éthique ou normative24, l’antipathie réaliste entre valeurs et intérêts tend à accentuer les intérêts « matériels » directs d’une nation à l’encontre d’une autre, que ces intérêts soient économiques, territoriaux, ou qu’il s’agisse de questions de sécurité ou de ressources. Pour le réaliste, la seule raison qui ferait qu’un acteur pourrait rationnellement soutenir la revendication d’un autre acteur réside dans l’espoir d’une réciprocité directe sur une
24. Voir John Spanier, 1973, American Foreign Policy since World War II, New York, Praeger.
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uestion que cet agent considère être importante, ou sur la q base d’un prix convenu. Alan Gewirth met en garde contre une telle approche : La reconnaissance et l’appui apporté aux droits positifs des autres par l’agent rationnel n’a pas comme fondement, même premier, une sorte de calcul rationnel, stratégique et intéressé du fait qu’accorder ces droits aux autres puisse probablement contribuer à ce qu’il reçoive lui-même une telle aide. Le fondement est, non la réciprocité, mais plutôt la mutualité. Il ne s’agit pas d’une question contingente de quid pro quo mais de la question nécessaire [a priori] de la commune humanité des personnes en tant qu’agents doués de volonté. L’agent reconnaît que les autres sont semblables à lui-même en ce qu’ils sont des agents doués de volonté et ont besoin d’agir, et sur cette base, il accepte de manière rationnelle qu’ils aient les mêmes droits positifs qu’il revendique par nécessité pour lui-même. C’est ainsi qu’un type de communauté, le statut consistant à avoir en commun le fait d’éprouver des besoins exigeant pour être comblés l’aide positive des autres, réside à l’arrière-plan de l’argument en faveur des droits positifs, faisant aussi que, de cette manière, les droits et la communauté viennent ensemble (traduction libre)25.
Mais si, comme le sous-entend Spanier et comme le formule explicitement Kant, les intérêts de la justice, de la tolérance et de la liberté ne peuvent divorcer des intérêts « matériels » des États, alors la tentative de sacrifier les premiers dans le but d’atteindre les derniers ne peut que finir par un naufrage et un désastre. En un mot, les prémisses fondamentales du réalisme politique sont totalement irréalistes et, si on les suit aveuglément, forcément irréalistes. Les « idéalistes »,
25. Alan Gewirth, 1996, The Community of Rights, Chicago, University of Chicago Press, p. 41. The rational agent’s recognition and support of other persons’ positive rights does not have as its ground merely, or even primalrily, a kind of « rational », strategic, self-centered calculation of how according these rights to others may probably help him to receive such help himself. The ground is primarily not one of reciprocity but rather of mutuality. It is not a contingent matter of quid pro quo but a necessary [a priori] matter of persons’ common humanity as purposive agents. The agent recognizes that other persons are similar to her in being prospective purposive agents and having the needs of agency, and on this ground she rationally accepts that they have the same positive rights she necessarily claims for herself. Thus a kind of community, a common status of having needs that require for their fulfillment the positive help of others, lies in the background of the argument for positive rights, so that rights and community are in this way also brought together.
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en dépit du ton sarcastique qui accompagne souvent l’usage de ce terme, sont plus véritablement réalistes, en insistant pour que la paix, la prospérité et l’harmonie entre les nations ne soient alimentées que par les valeurs sur lesquelles elles se fondent. Kant aurait été d’accord avec Machiavel sur l’importance du fait que tout traité de paix doit paraître juste ; mais là où Kant diverge de Machiavel, c’est dans la conviction que la réalité de cette justice est également essentielle. Les dirigeants des grandes puissances ont, à quelques rares exceptions près – Woodrow Wilson, Franklin Delano Roosevelt et Jimmy Carter viennent à l’esprit – opéré sur la base du réalisme politique. Les purs réalistes sont même vulnérables à la critique sur la base de leurs propres valeurs. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Le Traité de Berlin, signé en 1878, était censé servir les intérêts de la Grande-Bretagne et de la France en réduisant le territoire de la Bulgarie (dont on espérait qu’elle resterait la protégée de la Russie, future alliée de la France et de la Grande-Bretagne) et les intérêts de l’Autriche-Hongrie qui se voyait assigner le contrôle de la province ottomane de BosnieHerzégovine (privée de la ville de Novi Pazar). Dans la réalité, le produit de l’école réaliste a semé les graines de profondes animosités en Bulgarie, ouvert la Macédoine à une compétition féroce entre la Serbie, la Bulgarie et la Grèce, déstabilisé la plus grande partie de la région et politisé les Musulmans de Bosnie – préparant ainsi les Guerres des Balkans de 19121913 et la Première Guerre mondiale. Pour affirmer que cette diplomatie mue par le réalisme était effectivement réaliste, il faudrait croire qu’à la fois la très longue instabilité des Balkans et l’explosion de la guerre à l’échelle du continent en 1914, au cours de laquelle tant la France que la Grande-Bretagne subirent des pertes économiques et démographiques énormes, ont servi les intérêts de ces deux puissances. Cela paraît douteux. L’alternative est de suggérer que le fait d’avoir méprisé les vœux des populations locales, comme le firent la France et la Grande-Bretagne, était une erreur, et que cela n’avait rien de réaliste, que ce soit à court ou à long terme. Ce « réalisme » a de nouveau triomphé à la Conférence de Londres en 1913, qui reconnaissait l’Albanie, mais à l’intérieur de frontières tronquées, et légitimait la conquête par la Serbie d’un grand pan de l’État nouvellement instauré, même si la majorité locale était albanaise et préférait l’union avec l’Albanie, alimentant ainsi sans nécessité le ressentiment et le mécontentement, et semant les graines de l’instabilité future. La Grande-Bretagne
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et la France voulaient que l’Albanie reste petite en raison de l’amitié de celle-ci avec l’Autriche-Hongrie. Ni la paix ni la stabilité ne préoccupaient outre mesure les diplomates français et britanniques de cette conférence. Mais les problèmes créés par l’attribution du Kosovo à la Serbie se sont prolongés jusqu’à nos jours, jouant un rôle non négligeable dans la déstabilisation de la Yougoslavie socialiste et causant la première guerre de l’OTAN. Le réalisme et l’idéalisme, incarnés respectivement par les personnes de Clemenceau et de Wilson, entrèrent en collision lors des pourparlers de paix de Paris en 1919-1920. Mais, à l’exception de la création de la Société des Nations, les clauses des traités furent davantage inspirées par la cupidité associée au type de réalisme de Clemenceau que par « la mutualité des besoins » (selon le mot de Gewirth) associée à l’idéalisme. Lorsque l’on pense aux réparations punitives imposées à l’A llemagne par les Alliés ; à la confiscation des colonies d’outremer de l’A llemagne par la Grande-Bretagne, la France et le Japon (plutôt qu’à leur libération) ; ou à la tenue extrêmement sélective des référendums (qui ont eu lieu au Schlewig-Holstein, en Silésie et au Burgenland, mais pas en Alsace-Lorraine, en Slovaquie du Sud, en Vojvodine, en Transylvanie, chez les Sudètes, au Kosovo, dans l’ouest de la Prusse ou le Sud-Tyrol, où il était probable que les préférences des Alliés seraient rejetées par les populations locales, qui dans le même temps chantaient les louanges de l’autodétermination nationale) – dans tous ces cas, c’est le réalisme motivé par l’intérêt qui a guidé les concepteurs des traités. Je n’affirmerais pas qu’il existe une sorte de droit à l’autodétermination applicable à tous les cas qui justifierait le morcellement d’États légitimes ou l’action arbitraire de groupes irrédentistes. Mais quand un empire s’effondre, quelqu’un doit établir les frontières des nouveaux États qui émergent de son cadavre politique. Ce pourrait être les diplomates des Grandes Puissances siégeant à Paris ou dans quelque autre ville, ou ce pourrait être ceux-là mêmes qui vivent dans ces régions, c’est-à-dire ceux qui seront les plus directement concernés. Dans de telles circonstances, je suggérerais que la seule base légitime pour tracer de nouvelles frontières à l’époque contemporaine est le référendum dans la population locale, qui reconnaît, non pas un droit à l’autodétermination nationale, mais un droit conditionnel à l’autodétermination locale, qui peut opérer dans les conditions de l’effondrement d’un système.
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En fait, les clauses de la paix après la Première Guerre mondiale, lorsque les gagnants se sont gorgés des colonies des puissances vaincues et que les perdants se sont vus déposséder de leurs terres (Allemagne et Bulgarie) ou morcelés en de nombreux États (Autriche-Hongrie, empire Ottoman), se sont avérées intenables, car elles provoquaient des désirs de vengeance et de révision territoriale dans les États affectés, et finalement dangereuses pour toute l’Europe, y compris pour ces États dont les diplomates pensaient qu’ils bénéficieraient des arrangements décidés à Paris. Si les divers traités de paix élaborés à Paris avaient été préparés dans un souci de justice et de mutualité des besoins, on pourrait avancer, comme A.J.P. Taylor, qu’il n’y aurait eu ni Troisième Reich, ni Holocauste, ni Seconde Guerre mondiale26. À partir de cet argument, pour conserver sa cohérence à la défense du réalisme de la politique étrangère de Versailles, il faudrait admettre que le Troisième Reich, l’Holocauste et la sauvagerie de la Seconde Guerre mondiale se sont tous déroulés au mieux des intérêts de la Grande-Bretagne et de la France, sinon des autres Grandes Puissances victorieuses. À part les néo-nazis, tout le monde trouverait cet argument peu plausible. Les arguments tirés de la mutualité des besoins et de l’importance de l’équité et de la justice suggèrent que la répudiation des valeurs affecte, à long terme, les propres intérêts matériels de celui qui s’y livre. Par conséquent, seul l’idéalisme sert les intérêts à long terme (y compris les intérêts matériels) ou le pouvoir ; le réalisme politique est un raccourci menant au désastre. Le réalisme est irréaliste.
Pourquoi il n’existe pas de droits nationaux J’ai fait allusion, dans la partie qui précède, à certains arrangements territoriaux contre-productifs, décidés à Berlin, à Londres et à Paris aux cours des années 1878-1920. Ce n’est pas un hasard si je n’ai mentionné nulle part le droit à l’autodétermination nationale comme à un principe ayant été violé. J’ai fait allusion à l’instabilité, au mécontentement local, au ressentiment et à l’incapacité d’avancer vers la démocratisation en tant que résultats malheureux de certains traités mal conçus. Cependant, 26. A.J. Taylor, 1965, From Sarajevo to Postdam, Londres, Thames & Hudson.
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dans mon esprit, le déni de l’autodétermination nationale n’implique pas de contradiction, ne serait-ce que parce que je ne crois pas qu’un tel droit existe. Cela ne revient pas à justifier l’accaparement de territoires par des puissances avides ; il s’agit au contraire d’un plaidoyer pour que l’on travaille à l’intérieur des frontières existantes, là où elles sont géographiquement, stratégiquement et économiquement viables, et pour que l’on donne la priorité aux droits humains du peuple plutôt qu’aux revendications présentées par différents groupes nationaux. Sur ce point, ma propre pensée se rapproche de celle de Kant, même si ce n’est que par analogie. En exposant sa conviction qu’il n’existe pas de droit à la rébellion, Kant insistait de manière très argumentée sur le fait que le peuple doit obéir au souverain, quel qu’il soit, qui exerce son autorité dans son pays. Donc, aucune révolution ni rébellion ne peut jamais légitimement revendiquer l’allégeance du peuple contre le gouvernement en place, « quand une révolution a réussi et qu’une nouvelle constitution est fondée, le caractère antijuridique de son commencement et de sa mise en œuvre ne peut dispenser les sujets de l’obligation de se soumettre au nouvel ordre des choses comme de bons citoyens, et ils ne peuvent se refuser à obéir loyalement à cette nouvelle autorité qui maintenant détient le pouvoir27 ». Pour la même raison, j’avancerais qu’il n’existe pas de droit naturel, d’origine nationale, à la sécession, mais dans le cas où une telle sécession se produirait, son succès ne lui donnerait pas droit dans l’avenir à d’autres sécessions du nouvel État, ni le droit de recourir aux armes pour restaurer l’union d’origine. La guerre et la violence, comme l’a noté Kant, ne peuvent jamais (ou plutôt presque jamais, de mon point de vue) être légitimement amorcées ; ou, en d’autres termes, il ne peut jamais exister de droit à l’insurrection ou à la guerre d’agression. (L’unique restriction à cette règle est l’insurrection pour rejeter ou pour échapper à la tyrannie – pour des raisons qui seront exposées dans la dernière partie de ce chapitre). La revendication à un droit universel à l’autodétermination nationale, à l’instar des revendications émises par les nationalistes qu’il existe un droit, pour les organisations sociales et culturelles de l’un ou l’autre groupe national, de bénéficier de subventions gouvernementales, doit être situé
27. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. II, p. 140.
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à l’intérieur de la théorie des droits au sens plus général. La philosophie du droit n’admet que trois types de droits : le droit divin, le droit naturel et le droit positif28. Que l’autodétermination nationale ou le droit aux financements gouvernementaux soit un droit divin peut être balayé sur le champ sur la base qu’aucune grande religion n’inclut aucun de ces prétendus droits dans sa doctrine, qu’aucune référence à de tels droits ne se trouve dans aucun écrit d’aucune religion connue, que les souhaits d’une divinité suprême supposée concernant des questions frontalières ou un financement gouvernemental ne peuvent être ni certifiés ni documentés, et que l’existence même (sans mentionner la nature) d’un tel être (ou groupe d’êtres) reste discutable. Non plus qu’il soit admissible d’affirmer que l’autodétermination nationale et le droit aux subventions gouvernementales fassent partie du droit positif, puisque l’exercice d’un tel droit doit, par définition, dépendre des lois promulguées par l’État en question, et affirmer qu’il existe un droit positif primant sur les lois positives revient à s’emmêler dans les contradictions. De plus, il n’existe aucune convention internationale de portée générale garantissant un droit positif à l’autodétermination de tous les groupes nationaux autoproclamés ; et de fait, il est très peu probable qu’une proposition en ce sens puisse obtenir beaucoup d’appuis. De là, il apparaît que prétendre à un droit positif universel à l’autodétermination nationale reviendrait à prétendre que tous29 les États permettent effectivement la sécession de certaines parties de leurs territoires lorsque ceux-ci sont habités par des gens qui affirment avoir une nationalité ou une langue distincte – prétention fausse, de toute évidence. Cela a pour résultat que lorsque les gens affirment qu’il existe des droits à l’autodétermination nationale ou des droits pour des groupes nationaux (des associations ethniques) de réclamer des financement pour les activités sociales ou culturelles qu’ils veulent entreprendre, ces droits ne peuvent sérieusement se fonder que sur la supposition d’un droit naturel, ce qui revient à dire sur la base d’un droit enraciné dans la Loi naturelle.
28. En ce qui concerne les droits naturels et les droits positifs, voir J.W. Harris, 1997, Legal Philosophies, Londres, Butterworths. 29. Si un seul État n’autorisait pas une telle sécession, ce droit ne pourrait pas être qualifié de droit positif universel.
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Le prétendu droit naturel des associations ethniques au financement gouvernemental Considérons tout d’abord l’affirmation voulant que les associations ethniques aient un droit naturel au financement gouvernemental de leurs activités. La Loi naturelle est la loi morale, qui n’a aucun contenu national spécifique. Si cette revendication est que tout groupe national peut prétendre au financement gouvernemental, alors on ne peut répondre à cette revendication que si n’importe quel groupe, indépendamment de ses objectifs et de ses activités, peut prétendre au même niveau de financement pour autant qu’il n’agit pas en violation de la loi. Donc, la mafia, les trafiquants d’êtres humains, les terroristes et les groupes impliqués dans les assassinats politiques ne pourraient pas prétendre au financement gouvernemental même dans l’éventualité où un tel droit d’ordre général serait concédé. Mais si nos nationalistes bien intentionnés doivent parvenir à leurs fins, alors chaque club, de philatélie, de spiritisme, de chanteurs tyroliens, de fans de rock stars, de ventriloques ou d’érudits, devrait se voir accorder les mêmes droits au financement gouvernemental, et, en l’absence d’autres mesures par lesquelles une majorité de citoyens donneraient leur accord, sur la base d’un financement proportionnel au nombre de membres (faisant en sorte qu’une association de ventriloques ayant deux fois plus de membres qu’une association ethnique recevrait deux fois plus d’argent). L’attribution d’un tel droit finirait par coûter plutôt cher et les citoyens de l’Europe de l’Est, sans parler des États-Unis, seraient probablement assez peu enthousiastes à l’idée d’arroser financièrement les activités de n’importe quelle association ou de n’importe quel club surgissant ici ou là. Pourquoi est-ce que je m’oppose au financement des associations ethniques ? Je ne m’oppose pas à ce que les gouvernement financent de telles associations lorsqu’elles sont jugées dignes d’être soutenues (par l’intermédiaire de procédures démocratiques) ; si toutes les associations ethniques sont jugées dignes d’êtres soutenues, qu’il en soit ainsi. Je ne me fais pas non plus l’avocate de l’homogénéisation culturelle ; au contraire, j’ai toujours été convaincue qu’une société est plus riche lorsque ses membres peuvent préserver leur héritage culturel, et sur un plan général, cette préservation est préférable à l’amnésie. Mon objection s’adresse
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à la notion philosophiquement insupportable que les associations de toutes sortes peuvent se fonder sur la Loi naturelle pour exiger un financement gouvernemental. Une telle revendication reflète, à mon avis, une ignorance grossière de la Loi naturelle ou une volonté d’avancer des revendications sans même penser aux ramifications de celles-ci. Le prétendu droit naturel à l’autodétermination nationale La première difficulté, lorsque l’on se trouve confronté à des nationalistes qui pensent sécession, c’est que le nationalisme est, par essence, moralement relativiste plutôt que moralement universaliste30. Un nationaliste ne parle pas de ce qui est bon pour la communauté humaine, encore moins de ce qui est bon pour toutes les espèces, mais de ce qui est bon pour sa nation. Un nationaliste cherche à donner la priorité à sa propre nation et ne peut accorder une égale attention aux intérêts des autres nations, sinon il cesserait d’être nationaliste. En tant que tel, le nationalisme a une relation tendue avec la Loi naturelle, quand il ne la répudie pas ouvertement. En niant la Loi naturelle, le nationaliste renie l’unique fondement possible du droit présumé dont il veut bénéficier et finit par être dépourvu de toute base pour affirmer des droits naturels. Le conséquentialisme moral, le conventionnalisme moral, et le contrat social moral, tous impliquent un déni de l’existence des droits naturels31, d’où le fait que ces approches (et en particulier, sous une forme abâtardie, le conséquentialisme) constituent précisément les fondations morales du nationalisme. La seconde difficulté est que, même si notre aspirant nationaliste propose d’embrasser l’universalisme moral (pour lequel tous les peuples de toutes les races et de toutes les nations sont de valeur morale égale, bénéficient des mêmes droits naturels et devraient bénéficier des mêmes droits positifs), comment pourra-t-il s’accommoder des conditions qui exigent que la théorie de la Loi naturelle fasse dériver tous les droits des devoirs, et que tous les droits sont pensés en fonction des devoirs correspondants ? Pour le formuler autrement, si un groupe national bénéficie du droit de faire 30. John Keane, 1996, Reflections on Violence, Londres, Verso. 31. Pour une discussion de ces théories morales, voir L.W. Sumner, 1987, The Moral Foundation of Rights, Oxford, Clarendon Press.
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sécession, l’État doit avoir le devoir de permettre à ce groupe de faire sécession, et si tout groupe autoproclamé a le droit de faire sécession, alors l’État doit être considéré comme ayant le devoir de permettre à tout groupe de personnes souhaitant faire sécession de le faire, à la seule condition que ces personnes déclarent constituer un unique groupe national. Mais, peut-être ironiquement, cette revendication n’a que rarement, si ce n’est jamais, été formulée. De plus, si l’État nation est l’idéal, alors le groupe national dominant à l’intérieur de cet État donné doit être autorisé à définir quelle langue sera, ou quelles langues seront, langue(s) officiel(les) et quel sera le contenu de la culture officiellement permise – revendication effectivement formulée par Francisco Franco en Espagne lorsqu’il prohiba l’usage du catalan en public, ou par Nicolae CeauŞescu en Roumanie, lorsqu’il s’efforça de supprimer la culture hongroise chez les Hongrois qui avaient été incorporés de force à la Roumanie après la Première Guerre mondiale, entre autres. Et si l’on pense que Franco et CeauŞescu disposaient du droit d’entreprendre de telles actions, alors il s’ensuit – pour les gens qui voudraient se faire les supporters de dernière heure des régimes autoritaires du passé – que les Catalans et les Hongrois avaient le devoir – le mot coince dans la gorge – de renoncer à leur culture et à leur langue indigène sur demande. Cependant, cette proposition recouvre une contradiction puisque ces mêmes groupes sont perçus par les nationalistes comme ayant à la fois le droit de faire sécession et le devoir d’abdiquer leur culture et leur langue, en fonction uniquement, apparemment, de la nationalité du nationaliste en question et du groupe spécifié. De plus, cela fait atterrir le nationaliste dans le royaume crépusculaire de la subjectivité pure, pas très loin de la pseudo métaphysique de Max Stirner. Il semble que les nationalistes puissent affirmer et nier la même proposition d’un même souffle. Mais il existe une troisième difficulté, qui est que la doctrine de l’autodétermination nationale contredit directement un corollaire essentiel de l’universalisme moral : « Toute action est juste qui peut faire coexister la liberté de l’arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle, ou dont la maxime permet cette coexistence32. » En d’autres
32. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. II, p. 17.
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mots, l’exercice d’un tel droit (d’autodétermination nationale) viole toujours les droits des autres, indépendamment de leur nombre. Même si, dans la sous-région X de la République de Z, l’opinion était à 100 % en faveur de la sécession, cette sécession violerait les droits des citoyens demeurant dans les vestiges de Z (sauf, comme nous l’avons déjà mentionné, si Z était gouverné par un tyran). Ou, pour le dire autrement, l’universalisme moral ne confère aucune légitimité à l’exercice d’un droit à l’autodétermination nationale, et si un « droit » ne peut jamais être exercé, alors il ne s’agit en aucun cas d’un droit. Cet argument diffère peu de celui de James Madison dans les Federalist Papers, ou de celui de John Stuart Mill dans De la liberté. Dans le Federalist Paper no 51, en particulier, Madison se demande comment empêcher le gouvernement de la majorité de porter atteinte aux droits d’une minorité, quelque soit la manière dont celle-ci est définie, et Mill commence son traité de 1859 par un avertissement au sujet de « la tyrannie de la majorité est maintenant généralement incluse parmi les vices face auxquels la société exige qu’on se tienne sur ses gardes33 ». Mais cette doctrine renferme une quatrième difficulté. S’il existait un droit à l’autodétermination nationale, il prendrait nécessairement une forme telle que : « tous les Serbes ont le droit de vivre dans un seul État », comme l’ont formulé Dobrica Ćosić et Slobodan MiloŠević dans les années 1990, parce que si cette affirmation était plutôt interprétée comme « certains Serbes ont le droit de vivre dans un seul État », alors l’État se fonderait sur les prémisses d’une inégalité de droits à l’intérieur d’une même ethnie, ce qui revient à dire sur la base d’un droit dont parfois on bénéficie, et parfois non. Mais si on accordait aux nationalistes leur prétendu droit d’avoir leur propre État, cela entraînerait l’affirmation subséquente que « les Serbes ont le droit de vivre par eux-mêmes » puisque, si ce droit était omis, le « droit national » de l’un ou l’autre groupe serait inévitablement nié. En d’autres termes, l’affirmation d’un droit à l’autodétermination nationale implique une légitimation du « nettoyage ethnique » (ce qui revient à dire du génocide, tel qu’il est défini dans la Convention sur le génocide de l’ONU).
33. John Stuart Mill, 1987, De la liberté, Zurich, Éditions du Grand Midi, p. 19.
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Pourquoi doit-il en être ainsi ? Imaginons une nation connue sous le nom d’A bécédia, dans laquelle les Abécédiens se trouvent mélangés à des Jikaéliens, et que les Abécédiens constituent la majorité. Supposons encore que l’A bécédia est constituée de cinq provinces où la population se répartit comme suit : Province A :
2 100 000 Abécédiens
0 Jikaéliens
Province B :
3 200 000 Abécédiens
2 000 Jikaéliens
Province C :
2 450 000 Abécédiens
0 Jikaéliens
Province D :
1 800 000 Abécédiens
370 000 Jikaéliens
Province E :
2 100 000 Abécédiens
1 200 000 Jikaéliens
Et supposons encore que les Abécédiens soient si mélangés avec les Jikaéliens dans les provinces B, D et E qu’il serait impossible d’y tracer des frontières sans laisser quelques personnes d’un groupe dans le territoire contrôlé par l’autre groupe. En d’autres termes, imaginons un territoire ayant de ce point de vue une certaine ressemblance avec la Bosnie-Herzégovine en 1991, où trois groupes – les Serbes, les Croates et les Musulmans/Bosniaques – se trouvaient mélangés. Il saute aux yeux qu’à moins que nos Jikaéliens ne veuillent passer du statut de minorité dans un État dominé par les Abécédiens à celui de minorité dans deux États dominés par les Abécédiens, le seul recours qu’ils puissent avoir en s’efforçant d’exercer leur prétendu droit à l’autodétermination nationale (affirmant par là leur prétendu droit à déterminer la ou les langues officielles de l’État et à définir sa culture) serait soit de réduire les Abécédiens à un statut de citoyens de seconde classe (modèle rwandais) soit d’expulser la plupart des Abécédiens des districts où ils ont l’intention de créer leur État. Donc, il ne peut y avoir de droit à l’autodétermination nationale sans qu’il existe également soit un droit contingent de pratiquer la discrimination culturelle et ethnique, soit un droit au nettoyage ethnique, c’est-à-dire un droit de perpétrer le génocide. Il faut rappeler que les avocats de cette doctrine cherchent à réconcilier leurs revendications avec la Loi naturelle et que le principe central de la Loi naturelle est la maxime : « Je ne
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dois jamais me conduire autrement que de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime soit vouée à devenir une loi universelle34. » Kant reformule à plusieurs reprises cette règle dans la Métaphysique des mœurs, en y ajoutant le corollaire crucial que toute maxime (ou action) qui ne se qualifie pas ainsi est contraire à la morale35. À moins d’affirmer que le monde se porterait mieux si les gens de partout pratiquaient la discrimination à leur convenance, ou s’ils exterminaient ceux dont ils trouvent la présence gênante lorsqu’ils le jugent approprié, on ne peut ressentir aucune légitimité à affirmer que le génocide est un droit naturel ; de plus, quiconque affirmerait cela sérieusement serait jugé complètement dément. Il apparaît que la Loi naturelle ne peut jamais légitimer le fait que l’on ôte la vie, comme l’implique l’affirmation du droit au « nettoyage ethnique », démontrant ainsi que la doctrine du droit à l’autodétermination nationale entre en contradiction directe avec la Loi naturelle. Cette objection peut venir à l’appui de l’argument suivant : l’affirmation que tous les gens d’une même ethnie devraient vivre dans un seul État doit se justifier en fonction des frontières existantes. Par conséquent, la Serbie avait le droit d’aller son chemin seule, comme l’avait fait la Croatie, mais elle n’avait pas le droit d’emmener les Serbes de Croatie (ni même les Serbes de Bosnie) avec elle. Mais cet effort évident de récupérer le « droit » en le liant à la doctrine de l’uti possidetis36 est voué à l’échec, parce qu’il s’agit de principes contraires, non complémentaires. Si le droit à l’autodétermination réside dans l’intégralité du peuple vivant dans une communauté étatique donnée (ou dans son gouvernement), alors il ne s’agit pas d’un droit national, mais d’un droit d’État. Autres objections possibles On pourrait avancer que, en associant la doctrine du droit à l’autodétermination nationale au réalisme politique, même si je n’en fais pas des équivalents, j’oublie que Woodrow Wilson, qui fut peut-être le plus grand champion de cette doctrine au XXe
34. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. 1, p. 71. 35. Ibid. 36. Rein Mullerson, 1993, « New Developments in the Former USSR and Yugoslavia », Virginia Journal of International Law, 33 (2) : es 313.
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siècle, représentait la quintessence de l’idéaliste, et que Herder lui-même était un nationaliste romantique, non un réaliste classique. Voici un cas de confusion entre réalisme et idéalisme – voire de flagrante erreur d’attribution. Il est assez clair que la doctrine nationaliste et l’école réaliste sont nées séparément, mais elles ont fini par être associées au fil du temps. Déjà au XIXe siècle, les diplomates des Grandes Puissances n’hésitèrent pas à formuler la rhétorique de l’autodétermination tout en cherchant à satisfaire leurs propres intérêts matériels et de sécurité. Plus particulièrement, au cours du XIXe siècle, le nationalisme fit office de couverture légitimant la poursuite des intérêts matériels de l’État, et le fait de faire semblant d’honorer les droits nationaux supposés des nations plus petites servit, en retour, à faire paraître son propre État indulgent et noble, même lorsque cela procurait une légitimation à l’idéologie du nationalisme. De plus, au cours du siècle dernier, malgré leurs naissances différentes, tous deux sont devenus partie intégrante des fondements de la pensée politique dominante. On pourrait aussi dire que les droits, finalement, sont subjectifs, que les droits sont ce que les gens pensent qu’ils sont (opinion des nominalistes purs). Le corollaire est que, si les gens pensent qu’ils bénéficient d’un certain droit, alors, en vertu de leur seule conviction, ils entrent en possession de ce droit. Une argumentation si solipsiste pourrait être acceptable sur un plan conventionnaliste, mais, si l’on écarte les limitations philosophiques et le relativisme moral du conventionnalisme37, un droit ne peut se comprendre – comme l’a noté Mary Gregor, en résumant Kant – comme « une capacité de placer l’autre sous obligation38 ». En d’autres termes, la notion de droits présuppose qu’il existe un consensus au sujet des droits (tel qu’impliqué dans le concept de la Raison universelle). Ailleurs dans la Doctrine du droit, Kant définit son sujet comme « la somme des lois pour lesquelles un pouvoir législatif externe est possible39 », liant ainsi les droits à l’obligation, par l’intermédiaire de leur connexion à la loi (naturelle ou positive).
37. Les limites du conventionnalisme sont tracées par L.W. Sumner, The Moral Foundation, op. cit. 38. Mary Gregor, « Kant on “Natural Rights” », dans R. Beiner et W.J. Booth, Kant and Political Philosophy, op. cit. 39. Cité dans ibid., p. 66.
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Une troisième objection possible tiendrait au principe démocratique, qui procure aux gens la possibilité d’affirmer leur droit de s’associer à l’État de leur choix, à faire sécession d’un État, à instaurer des républiques indépendantes à volonté, voire à chercher à ce que le territoire dans lequel ils vivent soit rattaché à un État voisin. Mais les nationalistes cherchant à baser leurs revendications sur la théorie démocratique sont dans l’obligation de démontrer pourquoi la nationalité, plutôt que la religion ou d’autres traits partagés, devrait bénéficier de la primauté dans l’instauration de la légitimité des frontières d’État, ou, pour ce qui est de cette question, pourquoi un trait commun autorise un groupe à mettre fin à son association avec ceux qui ne partagent pas ce trait. Jusqu’à ce que les tenants de cette doctrine aient accompli cette tâche, pourquoi les sceptiques devraient-ils accorder plus de crédibilité au prétendu droit à l’autodétermination nationale plutôt qu’aux principes équivalents fondés sur la religion, la classe sociale, l’orientation politique ou la compatibilité culturelle ? De plus, les avocats de cette doctrine doivent résoudre le dilemme posé par le fait que l’exercice concret de ce prétendu droit résulterait en infinies sécessions, sous-sécessions, soussous-sécessions – et, qu’en outre, l’existence de régions ethniquement mixtes pose un problème qui ne peut être résolu qu’en ignorant les droits humains des personnes vivant dans ces régions et en répudiant la Loi naturelle du même coup. Vers une théorie des droits L’argument précédent, concernant l’affirmation des droits nationaux, se trouvait dans une certaine mesure en germe dans un débat, publié dans Political Theory en 1992, entre deux observateurs avisés des questions de nationalités, Chandran Kukathas et Will Kymlicka. Dans le cadre de deux articles pour cette revue, Kukathas avançait une opinion proche de la mienne. Kymlicka, en réponse au premier de ces articles, présentait un cas argumenté de l’opinion contraire40. 40. Chandran Kukathas, « Are There Any Cultural Rights ? », et Will Kymlicka, « The Rights of Minority Cultures : Reply to Kukathas », tous deux dans Political Theory, 20 (2), 1992 ; et Chandran Kukathas, 1992, « Cultural Rights Again : A Rejoinder to Kymlicka », Political Theory, 20 (4) ; voir aussi Will Kymlicka (dir.), 1995, The Rights of Minority Cultures, Oxford, Oxford University Press.
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Ce que je pense être distinctif dans ce chapitre, ici, est la tentative de lier explicitement la théorie de la Loi naturelle avec la question qui nous occupe. Saint Thomas d’Aquin (vers 1225-1274), bien que n’étant pas le créateur du concept de Loi naturelle (qui était déjà d’occurrence courante au temps de Cicéron), a le premier exposé ce concept de manière systématique et raisonnée. En liant cette loi avec ce que les Stoïciens appelaient la « raison immanente » (et que j’ai appelée la Raison universelle41), Aquin expliquait : Maintenant, entre toutes, la créature rationnelle est sujette à la Divine Providence dans la plus excellente des manières, pour autant qu’elle partage ses dons de la providence, en étant prévoyante à la fois pour elle-même et pour les autres. C’est pourquoi elle prend part à la Raison éternelle, et qu’elle a une inclination naturelle aux actions et aux fins décentes : et cette participation de la créature rationnelle à la loi éternelle est nommée la loi naturelle42.
Les enseignements de Kant sur la Loi naturelle ont ajouté deux aspects importants à ceux d’Aquin. Tout d’abord, comme Hobbes43, Kant écartait la notion de la volonté de Dieu en tant que fondation ultime de la morale, faisant remonter le sentiment moral à la raison universellement partagée44. 41. S.P. Ramet, Whose Democracy, op. cit., chapitre 3 et conclusion. 42. Cité dans Lloyd L. Weinreb, 1996, « The Moral Point of View », dans Robert George (dir.), Natural Law, Liberalism, and Morality, Oxford, Clarendon Press, p. 200-201, traduction libre. 43. Voir Noberto Bobbio, 1993, Thomas Hobbes and the Natural Law Tradition, Chicago, University of Chicago Press. 44. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. I, p. 80 ; et K. Jaspers, Kant, op. cit., p. 68. Les implications de la métaphysique de Kant en ce qui concerne la religion organisée étaient bien comprises. En fait, pour citer un exemple, l’A merican Catholic Quaterly Review a publié au moins sept réfutations critiques de la pensée de Kant entre 1911 et 1923. En 1911, Simon Fitzsimons écrivait que « le traitement donné par Kant aux preuves de l’existence d’un Être suprême [...] est spécieux au plus haut point » et qualifiait les raisonnements du philosophe allemand de fallacieux. En 1922, Joseph Schabert, en publiant un article dans la même revue, soutenait que « la philosophie de Kant est comme une ligne de partage des eaux d’où le courant de la spéculation s’écoule vers l’idéalisme moderne, l’agnosticisme et même le matérialisme ». À nouveau, en 1923, un autre écrivain, Simon Flimons, suggéra que « les deux forces qui, à l’époque moderne, ont le plus apporté de confusion à l’esprit des hommes sur la question vitale de la religion sont l’agnosticisme et la théorie de l’évolution. Du premier, Kant est le géniteur – en fait le protagoniste. » S. Fitzsimons, avril 1911, « Criticisms in Kant : Kant and the Existence of God », American Catholic Quaterly Review, p. 313 ;
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Deuxièmement, après avoir rejeté toutes les sources de morale hétéronymes, Kant déclarait que les concepts moraux ne pouvaient apparaître qu’a priori, et jamais a posteriori – c’est-à-dire que les principes moraux ne peuvent jamais faire abstraction de toute connaissance empirique et donc contingente45. En disant cela, Kant attribuait à la raison un plus haut degré de certitude que ne lui avait concédé Aquin. Plus haut dans ce chapitre, j’ai soutenu que les avocats de la doctrine de l’autodétermination nationale sont incapables de définir les statuts du prétendu droit national parce que, sous plusieurs aspects, celui-ci est incompatible avec la Loi naturelle, source de tous les droits naturels. Mais il est cependant important de souligner que tant les droits de l’individu que ceux de la société sont protégés par la Loi naturelle, parce qu’ils sont fermement inscrits dans des réseaux de devoirs entrelacés. Les droits individuels incluent le droit de protéger sa propre vie, d’avoir une propriété, de développer ses propres facultés, d’avoir les conceptions religieuses et philosophiques que l’on juge appropriées, de formuler sa pensée (pour autant qu’elle ne soit pas intentionnellement blessante) et de s’associer avec ceux dont la compagnie ou les intérêts partagés procurent satisfaction. Ce que j’appelle les droits sociétaux incluent les droits dont bénéficient non les individus en tant qu’individus, mais en tant que communauté. Ils comprennent le droit de la société à la sécurité publique, à un système d’enseignement public fonctionnel, aux soins médicaux à faible coût, à l’engagement de l’État de soutenir un système judiciaire le plus compatible possible avec la Loi naturelle, et ainsi de suite46. Les droits de la société impliquent des devoirs correspondant de la part de l’État, tout comme les droits des individus impliquent des devoirs correspondant (ne serait-ce que par respect pour eux) vis-à-vis des autres individus autant que vis-à-vis de l’État. Comme je l’ai noté ailleurs, certains de ces droits, que l’on affirme être des « droits nationaux », sont en fait des droits individuels partagés par un groupe de gens.
J. Schabert, janvier 1922, « Kant’s Influence on His Successors », American Catholic Quaterly Review, p. 120 ; et S. Flimons, janvier 1923, « Kant and the Proofs for the Existence of God », American Catholic Quaterly Review, p. 14. 45. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. I, « Fondation. Préface », p. 54. 46. Pour une discussion plus approfondie de ces idées, voir S.P. Ramet, « Introduction », dans Whose Democracy ?, op. cit., p. 6-13.
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En tant qu’individus, ils ont la liberté de s’associer pour atteindre des intérêts et des buts partagés. Les droits naturels de ce type devraient inclure le droit à l’enseignement dans sa propre langue, lorsqu’il y a assez d’étudiants parlant cette langue autochtone pour ouvrir des classes ; le droit de développer et de prolonger sa propre culture, de pair avec les autres membres de cette culture (y compris les nouveaux convertis) ; [et] le droit d’établir des institutions cultu relles et d’enseignement financées par des fonds privés ou par des fonds générés par les membres de cette communauté47.
Mon argument est donc que ce ne sont pas tous les groupes nationaux qui ont des droits. Au contraire, ils bénéficient de ces droits basés sur le regroupement des droits individuels de leurs membres et de tous les droits sociétaux qu’ils ont en partage en tant que parties d’une société plus large. Ce que je dénie, c’est plutôt l’idée qu’il y aurait des « droits nationaux » spécifiques, tels que les droits prétendus à la sécession, à l’autonomie ethnique, à l’hégémonisme culturel (consistant à supprimer les langues et les cultures des minorités locales), au meurtre de masse et à l’annihilation culturelle sous couvert de « nettoyage », à la confiscation des maisons et des propriétés des membres d’une autre nation48, ou au financement gouvernemental des institutions culturelles, des stations de radio, des journaux et des manifestations ethniques de groupes nationaux spécifiques (à moins que ce financement ne soit spécifiquement garanti par la loi positive dans l’État en question ou négocié entre les partenaires représentatifs). Dans la mesure où quelqu’un souhaiterait établir un droit modifié à l’autodétermination nationale à un niveau plus bas, cette personne devrait le faire dériver des droits individuels clairement reconnus. Ainsi, par exemple, on reconnaît généralement que les individus bénéficient du droit naturel d’émigrer, à condition qu’ils satisfassent aux exigences légales des deux pays concernés. À partir de là, on pourrait légitimement faire dériver un droit à l’émigration collectif (ou « national »), à la seule condition qu’aucune loi ne soit enfreinte et que toutes les conditions légales soient 47. Ibid., p. 7 ; traduction libre. 48. Comme l’écrit Kant, « perturber le premier possesseur d’un sol dans l’usage qu’il fait de celui-ci, c’est le léser [...] [C’est un] principe du droit naturel qui érige la première prise de possession en position de fondement juridique de l’acquisition, sur lequel peut s’appuyer chaque premier possesseur » ; Métaphysique des mœurs, op. cit., vol. II, p. 43.
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remplies. Mais, de même qu’un individu ne peut disposer du droit de déclarer sa maison souveraine ni la déclarer sous la souveraineté ou la protection d’une puissance étrangère49, les nationaux qui prennent congé d’un État donné n’ont aucun titre à emmener leur terre avec eux – à une exception. Cette exception, à laquelle j’ai déjà fait allusion deux fois, est le droit (et le devoir) de s’opposer à la tyrannie. Cette exception fut formulée d’abord, non par Kant, mais par John Locke, et elle se centre sur la question de la tyrannie. Si nous définissons la tyrannie – comme le faisaient les gens du Moyen Âge50 – comme le fait qu’un souverain s’écarte totalement des canons de la Loi naturelle, alors, dans des conditions de tyrannie, la souveraineté s’investit temporairement dans le peuple, qui n’est pas seulement autorisé, mais de fait contraint par le devoir de rejeter le gouvernement tyrannique et d’en nommer un autre qui soit davantage en harmonie avec la loi morale et mieux conçu pour réaliser les fins pour lesquelles le gouvernement est instauré, pour paraphraser Locke. Locke écrivait pour justifier l’éviction de Jacques II du trône d’A ngleterre ; de là sa défense de la souveraineté populaire, qui était un élément essentiel de son plaidoyer en faveur de ce qui fut la révolution des Whigs. Mais on pourrait citer le même principe pour justifier les déclarations d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en 1991 puisque, si une société est incapable de mettre à bas un tyran, quelle que soit la cause de cette déficience, les parties individuelles de cette société disposent du droit de quitter eux-mêmes cette tyrannie. De là, on pourrait penser que le droit d’échapper à la tyrannie pose les bases théoriques d’un droit à l’autodétermination nationale. Mais en fait, un tel raisonnement serait faussé – en premier lieu parce que le droit d’échapper à la tyrannie ne procure aucune raison d’agréger le droit au niveau de la nation, et en second lieu, parce que les avocats du sécessionnisme (comme le montre l’exemple du Québec) ne souhaitent pas que l’exercice de cette option se limite aux situations de tyrannie évidentes. De plus, si la tyrannie est un problème 49. Cette opinion fut cependant sérieusement contestée par HansHermann Hoppe dans son article de 1998, « The Western State as Paradigm », Society, 35 (5). Pour ma réfutation de cet argument, voir Sabrina P. Ramet, 1998, « Profit Motives in Secession », Society, 35 (5). 50. Fritz Kern, 1939, Kingship and Law in the Middle Ages, Oxford, Basil Blackwell.
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moral, il s’agit d’un problème pour le peuple entier de l’État donné – même si d’autres parties de la société ne sont pas elles-mêmes sujettes à la répression tyrannique – et non pas pour un groupe ou un autre. Ainsi, lorsque le gouvernement serbe a dépouillé les Albanais du Kosovo de leurs droits humains individuels, il s’agissait d’un problème moral pour tous les citoyens de Serbie. Le nier reviendrait à embrasser un hédonisme moral, dans lequel les droits et les devoirs s’évanouissent, ne laissant que la permission de se récompenser soi-même et de suivre ses propres intérêts. Pour le formuler autrement, si le concept des droits doit être protégé dans une société donnée, alors les droits de tous les résidents permanents doivent y être protégés de manière égale. Conclusion La doctrine du droit à l’autodétermination nationale a eu des effets pernicieux. Et l’on ne doit pas douter que la proclamation de ce prétendu droit par Wilson et Lénine, et sa validation largement répandue, y compris par divers universitaires51, n’ait encouragé les gens à prendre les armes au nom de la nation. Les idées ne sont pas sans conséquences, et les mauvaises idées ont des conséquences funestes. Bien qu’aucun ensemble d’idées ne puisse résoudre absolument tous les problèmes, l’abandon généralisé de la doctrine du droit à l’autodétermination nationale pourrait bien avoir un effet salutaire, de pacification, dans certaines régions agitées, annulant du même coup au moins l’une des causes des violations des droits humains52. La question de la tyrannie, qui constitue l’unique exception à la proscription de la sécession, ne peut pas être mise au service de cette doctrine, qui demeure incompatible avec l’universalisme moral de la Loi naturelle.
51. Tels que David Miller, 1995, On Nationality, Oxford, Clarendon Press, chapitre 4 ; et Ernest Gellner, 1983, Nations and Nationalisms, Oxford, Basil Blackwell, p. 2 ; mais pour une défense plus élaborée d’un droit « doux », et de son propre aveu « vague » à l’autodétermination nationale, voir Allen Buchanan, « The Morality of Secession, dans W. Kymlicka, Rights of Minority Cultures, op. cit., p. 350-374. 52. Pour une argumentation développée de la raison pour laquelle autant les formes hégémoniques qu’autonomistes/séparatistes du nationalisme sont dangereuses, voir S.P. Ramet, Whose Democracy ?, op. cit., chapitres 3, 5 et 6.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Comme je l’ai fait remarquer dans les chapitres 1 et 3, les sociétés d’Europe de l’Est ne peuvent espérer une stabilité à long terme que dans la mesure où elles développeront et maintiendront des systèmes légitimes. Et la légitimité (sujet du chapitre 2 et du chapitre de conclusion), en retour, implique l’harmonisation du système sociopolitique et économique selon des standards universels de morale, standards que je résume sous le nom de Loi naturelle.
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Trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État
À travers l’Europe postcommuniste, la bataille fait rage au sujet du contenu moral de la démocratie. Il s’agit d’une bataille pour décider si le marché religieux devrait être ouvert ou fermé, si l’organisation religieuse dominante devrait avoir la possibilité de transférer ses convictions morales aux lois liant tous les citoyens indépendamment de leur affiliation religieuse, pour décider de l’exercice et des limites convenables à la liberté d’expression, et même pour déterminer le droit putatif d’un corps religieux (qu’il s’agisse de l’Église catholique ou de l’Église orthodoxe) à prendre le contrôle de l’appareil d’État dans un État ou un autre dans le but d’obtenir des exceptions aux standards de l’Union européenne. Il s’agit, en bref, d’une bataille pour savoir si le système social dominant en Europe de l’Est sera une démocratie libérale ou une démocratie cléricale. Par démocratie libérale, nous devons entendre un système démocratique qui se fonde sur la règle de la loi, qui protège et fait progresser les droits individuels et sociétaux et les valeurs de tolérance, qui respecte le principe de nonnuisance et l’égalité, et qui s’engage à la neutralité étatique en matière de religion. Par démocratie cléricale, nous devons comprendre un système démocratique se fondant sur le principe que le contenu de la loi positive (la loi séculière) devrait s’accorder à la loi divine (telle qu’interprétée par l’association religieuse dominante), qui pose les droits individuels, l’affirmation de la tolérance et les revendications à l’égalité en relation à la loi divine, qui réinterprète le principe de non-nuisance de manière à prescrire ou à permettre en réalité que des nuisances soient commises à l’encontre de ceux dont les convictions ou les styles de vie ne s’accordent pas avec le programme moral de la religion dominante, et qui, par conséquent, rejette la neutralité étatique en matière de religion.
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Les signes de ce combat sont partout visibles – dans le succès de l’Église orthodoxe russe, en 1997, qui a obtenu une loi en faveur de l’éviction effective du prosélytisme des missionnaires étrangers, dans la lutte frénétique de l’Église orthodoxe roumaine pour empêcher le parlement national de décriminaliser l’homosexualité, et dans le combat mené à la fois par l’Église catholique et l’Église orthodoxe à l’aube de ce siècle au sujet de la constitution sans nul doute séculière de l’Union européenne, parce ce que ceux qui rédigeaient cette constitution n’ont pas considéré approprié d’y mentionner Dieu dans le préambule. Ce chapitre passe en revue les politiques de l’Église catholique en Pologne, en République tchèque et en Slovaquie de ce point de vue, depuis 1989. Entre autres choses, ce chapitre prendra en considération les débats concernant les constitutions et les législations, le rôle de l’Église dans les élections nationales, les controverses au sujet de l’avortement, l’homosexualité et la censure, et la question toujours non résolue de la restitution des propriétés dans les républiques tchèques et slovaques. La démocratie cléricale et la démocratie libérale peuvent être entendues comme des types idéaux, au sens weberien, dont les incarnations concrètes se rapprochent de l’un ou l’autre type. Les trois cas examinés ci-dessous représentent une étude par contrastes. La Pologne est, au plus haut degré, une démocratie cléricale, tandis que la République tchèque, par contraste, se rapproche de l’idéal type de la démocratie libérale. En Slovaquie, d’un autre côté, aucun des deux modèles n’est hégémonique, et la lutte se poursuit entre les avocats du cléricalisme et les champions du libéralisme.
Libéralisme et christianisme Comme nous l’avons déjà vu au chapitre 2, libéralisme signifie ici un système de valeurs, qui attribue la valeur suprême aux droits individuels, à l’égalité entre être humains et au respect du principe de non-nuisance, entre autres choses1. En conceptualisant le libéralisme de cette manière, je 1. Voir Joseph Raz, 1988, « Autonomy, Toleration, and the Harm Principle », dans Susan Mendus (dir.), Justifying Toleration : Conceptual and Historical Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, en particulier les p. 157 et 165.
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Trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État
construis le libéralisme en tant qu’orientation morale, qui peut être valorisée ou sapée selon la formule politique adoptée. La démocratie, en tant que formule politique, peut prendre une forme libérale ou non libérale et, sous cette dernière forme, peut diverger de l’un ou de plusieurs des principes centraux du libéralisme. Historiquement, le christianisme a été une question de vérité. Les Églises catholique et orthodoxe ne sont pas les seules à avoir insisté sur le fait que la Vérité ne peut être soumise au débat ou à référendum2, que les interprétations de la loi morale par l’Église sont fermes et non négociables, et que l’autorité de l’Église surpasse celle de l’État séculier dans les questions de morale. Le libéralisme, au contraire, comme l’a énergiquement soutenu John Stuart Mill dans De la liberté, porte sur l’acceptation du principe que les opinions de la minorité doivent être tolérées – de fait, que les opinions et les conceptions de la minorité peuvent s’avérer correctes, et celles de la majorité, erronées. Bien que le libéralisme ait ses « vérités », ces vérités sont de nature plus procédurales que doctrinales ; le libéralisme ne dicte pas ses conclusions sur la politique (par exemple, lorsqu’il s’agit de permettre l’avortement ou non), mais les procédures pour parvenir à une décision et les attentes que peuvent avoir les gens au sujet de ce processus. Pour autant que le libéralisme ouvre la porte à la tolérance religieuse, l’État séculier, neutre en matière de religion, est l’instrument logique pour assurer le minimum d’harmonie sociale qui se fonde non sur l’unanimité au sujet de la doctrine, mais sur le respect de la diversité des doctrines auxquelles les gens peuvent souscrire. Dans une version anglaise de l’Encyclopédie du catholicisme, on relève que le libéralisme, « enraciné dans la croyance des Lumières de la possibilité pour les personnes individuelles de se livrer à l’enquête scientifique libre [...] a régulièrement posé des défis significatifs à l’autorité politique et ecclésiastique3 ». Lorsque je dis que les « vérités » du libéralisme sont procédurales par nature, je veux dire que les principes programmatiques centraux, soulignés dans le chapitre 2 – la règle 2. Cardinal Joseph Ratzinger (actuel pape Benoît XVI), dans une entrevue avec Vittorio Messori, 1985, The Ratzinger Report, San Francisco, St. Ignatius Press, p. 51-61. 3. The Harper Collins Encyclopedia of Catholicism, 1995, Richard P. McBrien (dir.) (San Francisco, Harper, p. 767.
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de la loi, le respect des droits individuels et du principe de non-nuisance, l’égalité, la tolérance et la neutralité de l’État en matière religieuse – procurent un cadre à la vie politique et à la résolution des problèmes dont on débat. Il existe, bien sûr, des zones grises – la plus évidente étant la question de l’avortement, à laquelle on se réfère diversement en fonction du droit de la femme de se faire avorter et du droit de l’enfant à ne pas être avorté. Mais l’existence des zones grises, loin de nous troubler, devrait être rassurante, pour autant qu’elles nous rappellent que le devoir de réfléchir aux problèmes difficiles ne peut être évacué par le seul fait d’adopter une formule procédurale. Mais le libéralisme n’est pas seulement de caractère procédural ; il renferme également un cadre moral, qui lie la loi morale à la raison. Bien que saint Thomas d’Aquin soit bien connu pour avoir argumenté le point de la Loi naturelle basée sur la raison, il a signalé avec acuité le fait que certaines questions ne pouvaient être résolues par la seule raison ; il en appelait, en ces occasions, à la Loi divine, ce qui revient à dire à l’autorité de l’Église. Aujourd’hui, il existe des gens qui croient que la morale dépend des commandements d’un être divin, c’est-à-dire que la raison n’est pas du tout un guide, tout comme il existe des personnes qui associent la morale au sentiment, ce qui revient à dire au sentiment de solidarité que l’on peut éprouver pour ses pairs, les êtres humains. Le libéralisme conteste ces deux orientations, en soutenant que ce qui est moral ou immoral peut normalement se discerner par l’exercice de la raison et, en plaçant l’importance exclusivement sur la Loi naturelle (excluant par là la prise en considération de la Loi divine), son orientation se distingue aussi de celle d’Aquin. Si le libéralisme doit prévaloir dans une société donnée, ses valeurs doivent être transmises en premier lieu par l’éducation. Historiquement, la religion a été fortement présente dans les systèmes scolaires, tant en Europe qu’aux États-Unis, et ce n’est qu’au cours du XXe siècle que le concept d’éducation laïque a gagné de forts appuis. Cependant, même aujourd’hui, restent ceux qui, aux États-Unis par exemple, veulent que les écoles publiques enseignent une théorie du « dessein intelligent », au lieu de celle de l’évolution, en dépit de l’adoption unanime par la communauté scientifique de la théorie de l’évolution. Ou encore, l’affichage des Dix commandements dans les écoles publiques américaines, ou l’accrochage de crucifix
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en Bavière, servent à notifier que ceux qui plaident pour ces étalages veulent que leurs écoles soient identifiées comme spécifiquement chrétiennes ; étant donné qu’il y a des musulmans en Bavière et des gens de diverses confessions aux États-Unis, ce geste sert en même temps à notifier aux nonchrétiens qu’ils sont des « outsiders » et que l’école n’est pas tout à fait la leur. En Pologne et ailleurs, on peut trouver des écoles qui enseignent que l’homosexualité est « anormale » et « mauvaise », affirmant par là le droit d’une société à mettre son veto sur le choix du partenaire de vie d’un individu – qui est peut-être l’unique droit le plus important qu’un individu soit susceptible de demander.
Démocratie cléricale : le cas de la Pologne L’Église catholique romaine est entrée en conflit avec les six principes fondamentaux du libéralisme. Pour ce qui est de la règle de la loi, l’insistance de l’Église pour que le concordat soit ratifié avant le vote de la constitution, et pour que la constitution soit ajustée de manière à être compatible avec le concordat4, plutôt que l’inverse, était en soi un symptôme important de la conviction de l’Église que la loi positive doit être subordonnée à la Loi naturelle et la Loi divine. De fait, en mars 1997, le comité constitutionnel de l’Assemblée nationale se consacra à cette question précise, pour découvrir que la loi écrite ne pouvait pas avoir préséance sur la Loi naturelle5. L’Église parvint également à annihiler l’effort de soumettre la question de l’avortement à référendum, selon l’argument que la Loi divine était suprême – argument qui contredit l’esprit séculier de la règle de la loi. De plus, comme l’a relevé Adam Hetnal, « même dans les territoires autrefois dominés par des non-catholiques, l’Église a revendiqué et fréquemment obtenu des propriétés autrefois détenues par d’autres dénominations religieuses6 » – là encore, en contrevenant à la compréhension coutumière de la règle de la loi. En outre, sa campagne visant 4. Polish News Agency (PAP) News Wire, 1er mai 1995, en ligne : www. lexisnexis/academic/universe/. 5. PAP News Wire, 9 mars 1997, NewsBank, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 6. Adam Hetnal, 1988, « The Polish Catholic Church in Pre- and Post-1989 Poland : An Evaluation », East European Quaterly, 32 (4) : 515, traduction libre.
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à insérer les mots « au nom de Dieu » dans le préambule de la constitution de la Pologne, tout comme son exigence que la constitution de l’Union européenne incorpore une reconnaissance de l’héritage chrétien de l’Europe, suggère que l’Église considère que ni la Pologne ni l’Union européenne ne sont séculières, mais qu’elles sont, en quelque sorte, des émanations de l’ordre divin. Pour ce qui est de la règle de la loi, cette interprétation est extrêmement problématique. Deuxièmement, pour ce qui est des droits individuels, comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, l’Église catholique a affirmé son droit putatif de délimiter les limites de tels droits. Donc, pour l’Église, il n’existe pas de droit à un partenaire du même sexe, pas de droit au divorce, pas de droit à l’avortement (du point de vue de l’Église, pas même lorsque la vie de la mère est en danger), et pas de droit à l’éducation sexuelle, uniquement à l’éducation pré-maritale, dans laquelle on insiste quelque peu sur l’obligation d’élever ses enfants en tant que catholiques pratiquants. Même la décision de s’engager ou non dans une sexualité pré-maritale est retirée au jugement de l’individu et déclarée question d’autorité de l’Église. Le fait que l’Église s’arroge le droit de délimiter les frontières des droits individuels la place carrément en conflit avec le libéralisme. La troisième condition fonctionnelle minimale du libéralisme – la tolérance – fut enfreinte par l’introduction d’un enseignement religieux exclusivement catholique dans les écoles publiques de Pologne, par la prohibition des discussions sur l’homosexualité ou la transsexualité sur les chaînes de télévision ou de radio polonaises, et par l’engagement de l’Église aux côtés de la très homophobe Ligue des familles polonaises, entre autres choses. L’insistance de l’Église pour que la loi restrictive sur l’avortement soit maintenue, devant des statistiques montrant que les avortements illégaux auxquels ont recours aujourd’hui un grand nombre de Polonaises présentent des risques pour la santé des femmes, et devant des cas avérés de femmes jetant leur bébé à la poubelle ou dans la rivière, suggère que l’Église n’a pas trouvé de solution répondant à ses propres critères de succès et, en tous cas, sa solution enfreint le principe de nonnuisance, le quatrième principe fondateur du libéralisme. Le cinquième principe, l’égalité, fut enfreint par les prélats polonais au cours de la campagne présidentielle de 1995, lorsqu’ils lancèrent des attaques hystériques contre
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Aleksander Kwaśniewski, candidat de l’A lliance démocratique de gauche, le traitant de « néo-païen » et accusant son parti d’alimenter de toute évidence un « complexe anti Dieu7 ». Bien que les porte-parole de l’Église aient fréquemment déclaré que l’Église restait en dehors de la politique, les prélats ont continué d’enfreindre ce principe qu’ils proclamaient. Lors des élections présidentielles de 2000, par exemple, l’archevêque de Białystok avisa les catholiques qu’ils « ne pouvaient pas, en toute bonne conscience, voter pour un candidat partisan de l’avortement et de la démoralisation8 ». Cette déclaration visait le président Kwaśniewski, qui allait obtenir son second mandat de président de la république. Et finalement, le sixième principe, la neutralité de l’État en matière de religion, était depuis le début considéré par l’Église comme totalement illégitime, tel que démontré par ce qui précède, et dans le succès qu’elle a obtenu dans une mobilisation pour insérer dans une loi sur la radiodiffusion des clauses ayant pour effet de prohiber toute diffusion de discussions de sujets considérés comme tabous par la hiérarchie catholique polonaise, autant que dans les mentions précédentes de l’introduction d’un enseignement religieux catholique dans les écoles publiques (entré en vigueur le 3 août 1990) et du passage d’une loi restrictive sur l’avortement en 1993. Plus récemment, l’Église catholique a vigoureusement critiqué la constitution de l’Union européenne, plus particulièrement son préambule, et exigé que la Pologne et les autres pays catholiques obtiennent des garanties explicites qu’ils ne subiraient jamais de pression pour légaliser l’avortement. L’Église catholique a également mis en garde contre le fait que les pressions de l’Union européenne sur les différents pays pour qu’ils décriminalisent l’homosexualité et qu’ils instituent une protection légale pour les couples de même sexe enfreignent les lois de Dieu et menacent la culture polonaise en particulier9. 7. Ces deux expressions proviennent de Sabrina P. Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham, Rowman & Littlefield, p. 106. 8. PAP News Agency, 28 septembre 2000, dans NewsBank, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 9. Pour une discussion plus approfondie, voir Sabrina P. Ramet, 2006, « Thy Will be Done : The Catholic Church and Politics in Poland since 1989 », dans Timothy A. Byrnes et Peter J. Katzenstein (dir.), Religion in an Expanding Europe, Cambridge, Cambridge University Press.
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La prise de pouvoir Les élections présidentielles et législatives étaient prévues pour septembre-octobre 2005. Six mois avant les scrutins, le père Tadeusz Rydzyk, fondateur et directeur de la fondamentaliste Radio Maryja, rassembla un parti politique dénommé le Mouvement patriotique, à partir des bases préexistantes des Cercles des amis de Radio Maryja, qui comptaient 200 000 membres10. Cette initiative provoqua une réplique de la Conférence épiscopale polonaise, qui aborda la question des règles comportementales des hommes d’Église, mais déclina à ce moment la responsabilité de discipliner le rebelle Rykzyk11. En fait, le Mouvement patriotique n’était pas dans la course ; non plus que l’Alliance démocratique de gauche, parti postcommuniste, qui se ratatinait au point de quasi-nullité. Mais, aussi tardivement que le 19 septembre 2005, le magazine hebdomadaire Polityka rapportait que Donald Tusk, candidat du parti fiscalement conservateur Plateforme civique, devançait de près de 23 % son rival le plus proche, Lech Kaczyński, maire de Varsovie et candidat de l’intolérant Parti Loi et Justice12. Des évêques plus conservateurs, cependant, apportèrent sans rougir leur appui à Kaczyński, l’évêque Jósef Zawitowski exhortant ainsi les Polonais, à la radio et à la télévision : « Faisons un choix avisé. Faisons en sorte que la loi signifie la loi et que la justice signifie la justice13. » L’infatigable Rydzyk fit aussi connaître avec insistance ses préférences à ses auditeurs : « Nous devons voter pour ceux qui sont en faveur de l’aide à la vie, ceux qui respectent les Dix commandements, ceux qui soutiennent les familles constituées d’un homme et d’une femme14. » 10. Gazeta Wyborcza, 10 mars 2005, p. 1, traduction dans Polish News Bulletin, 17 mars 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/ ; et Gazeta Wyborcza, 29 avril 2005, traduction dans BBC Monitoring Europe – Political, 29 avril 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 11. PAP News Wire, 8 mars 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe/ ; pour plus de renseignements concernant les relations problématiques de Radio Maryja avec la hiérarchie polonaise, voir S.P. Ramet, « Thy Will be Done », op. cit. 12. Polityka (Varsovie), 10 septembre 2005, p. 18-19 ; traduction dans Polish News Bulletin, 15 septembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 13. Cité dans The Irish Times, 22 septembre 2005, p. 10, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 14. Cité dans Agence France Presse, 25 septembre 2005, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/, traduction libre.
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Tusk, qui avait exprimé une certaine sympathie pour les gays et les lesbiennes, alla à la défaite lors du scrutin du 23 octobre 2005, ne récoltant que 46,8 % des votes contre les 52,8 % du candidat du Parti Loi et Justice, Lech Kaczyński. Peut-être inspiré par l’approche « slash and spend » de la responsabilité fiscale des républicains américains, Kaczyński annonça qu’il favoriserait les réductions d’impôts, l’augmentation des revenus des familles et des cotisations pour les retraites15. Le Parti Loi et Justice sortit également vainqueur du scrutin législatif. Savourant sa victoire, Kaczyński y vit la promesse que l’État serait « reconstruit et nettoyé16 », en appela à un « consensus basé sur la vérité17 », et révéla qu’il avait l’intention d’apporter « un grand changement dans notre vie politique et dans notre société18 ». Si l’on en croit un sondage d’opinion mené par l’agence de sondages CBOS, de nombreux Polonais seraient prêts à ce type de « purification » que le président élu semblait avoir en tête. D’après ce sondage, en décembre 2005, plus de la moitié des Polonais pensaient qu’un gouvernement autoritaire pouvait parfois être meilleur qu’un gouvernement démocratique, tandis que 31 % des Polonais associaient la démocratie, en premier lieu, au chaos19. Kaczyński entra en fonction en tant que président le 31 octobre 2005, nommant un Premier ministre âgé de 36 ans, Kazimierz Marcinkiewicz, ancien chef de cabinet du Premier ministre Jerzy Buzek. L’un de ses premiers gestes en tant que Premier ministre, quatre jours plus tard, fut de déclarer la suppression du bureau pour l’égalité des sexes, rencontrant le même jour l’évêque Piotr Libera, secrétaire général du Conseil épiscopal polonais, dans le but de faire part de ses projets gouvernementaux au clergé20. Le groupe pour les droits des femmes, OSKA, perçut cela comme le signe de
15. International Herald Tribune, 25 octobre 2005, p. 5, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 16. Cité dans The Independent (Londres), 24 décembre 2005, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 17. Cité dans International Herald Tribune, 24 octobre 2005, p. 1, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 18. Cité dans The Irish Times, 24 décembre 2005, p. 12, et en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 19. Polish News Bulletin, 21 décembre 2005, en ligne : www.newsbank. com/govlib/awn. 20. PAP News Wire, 4 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/.
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troubles à venir. Deux mois plus tard, dans un geste sans précédent, Marcinkiewicz participa à une émission de Radio Maryja, conférant par là approbation et légitimité à la station de radio controversée21. Mais le primat polonais, le cardinal Glemp, s’étant irrité du fait que Radio Maryja divisait l’Église, et le Vatican ayant blâmé Rydzyk pour s’être mêlé de politique sans autorisation écrite de l’Église22, la participation de Marcinkiewicz à une émission de Radio Maryja (plutôt que de Radio Puls ou Radio Jósef, toutes deux plus proches du courant ecclésiastique polonais dominant) ne signalait pas tant une alliance du trône et de l’autel qu’une alliance entre l’establishment politique de droite et la faction d’extrême droite de la communauté catholique polonaise. Cette conclusion ne fut confirmée et soulignée que lorsque, au début de février 2006, grâce à la médiation de Radio Maryja, le Parti Loi et Justice conclut un accord de coalition avec la Ligue des familles polonaises, homophobe (menée par Roman Giertych), et le Parti d’Autodéfense, populiste (mené par Andrzej Lepper)23. En en un requiem postélectoral, Michal Syska, chef des députés des Démocrates sociaux polonais, chercha dans l’avenir une alternative viable à ce qu’il appelait le « modèle national-conservateur » de Kaczyński. Dans sa conception, la Plateforme civique, décrite comme un parti « libéral » par Rydzyk, était trop conservatrice sous quelques aspects et, de toute manière, virtuellement indistincte des positions du Parti Loi et Justice sur des questions telles que la purification (lustration), la sortie du communisme et, nonobstant les apparences, la politique d’imposition. Pour Syska, le point de départ résidait dans le fait d’identifier le problème, celui de « la violation des droits civiques et [de] la restriction de la démocratie » perpétrées par la coalition de droite et ses alliés24. À partir de là, il était nécessaire, ajoutait Syska, de distinguer entre des « menaces imaginaires » (telles que les gays et les lesbiennes) 21. PAP, 6 novembre 2005, dans BBC Worldwide Monitoring, 6 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 22. PAP, 22 décembre 2005, dans BBC Monitoring Europe – Political, 22 décembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/ ; et Agence France Presse, 10 janvier 2006, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe/. 23. Voir Agence France Presse, 2 février 2006, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 24. Polish News Bulletin, 8 février 2006, en ligne : www.newsbank. com/govlib/awn.
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et les menaces réelles à l’encontre de la société polonaise, parmi lesquelles il comptait le président nouvellement élu et son Parti Loi et Justice. Des vies qui ne méritent pas de vivre ? On estime à environ deux millions les gays et les lesbiennes en Pologne, ce qui équivaut à environ 5 % de la population25. Malgré cela, une large majorité de Polonais considèrent que l’homosexualité est « anormale », voire « dégénérée », qu’il s’agit de quelque chose qui ne devrait pas être accepté par la société, et environ un Polonais sur deux souhaiterait que la loi prohibe l’homosexualité – en dépit du fait que l’Union européenne requiert à la fois la décriminalisation de l’homosexualité et des garanties légales contre la discrimination26. Mais les gays, les lesbiennes, et divers sympathisants ont mené pendant plusieurs années une bataille ardue pour obtenir certaines mesures d’égalité (c’est-à-dire de moins d’inégalité) pour les personnes ayant des relations de même sexe. En avril 2004, quelque 1200 activistes gays organisèrent une manifestation dans la ville de Cracovie, seulement pour la voir dégénérer en violence entre les manifestants d’un côté, et les péquenauds locaux et la police de l’autre. En mai 2004, il y eut à nouveau une manifestation des activistes gays à Cracovie, qui se termina dans le chaos. Six mois plus tard, une marche pacifique de plusieurs centaines de gays à Poznań, dans l’ouest de la Pologne, se termina brutalement lorsque les fans du club de foot local se mirent à jeter des pierres aux marcheurs27. Puis, en mars 2005, entre 500 et 1 000 femmes défilèrent par un froid glacial dans les rues de Varsovie pour demander la libéralisation de l’avortement ; elles liaient également la discrimination à l’encontre des gays et des lesbiennes à la discrimination à l’encontre des femmes en général et demandaient la fin du sexisme28. 25. Agence France Presse, 3 décembre 2004, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 26. Robert Biedron, Président de la Campagne contre l’homophobie, entrevue avec l’auteur, Varsovie, 24 juin 2004. 27. Agence France Presse, 20 novembre 2004, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 28. Agence France Presse, 6 mars 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/.
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Dans le même temps, la sénatrice Maria Szyszkowska (de l’Alliance démocratique de gauche), également professeur de philosophie à l’Université de Varsovie, avait commencé en secret à préparer un projet de loi, la « loi sur les partenaires inscrits ». En juillet 2003, elle était prête à la proposer à ses collègues et, dans la version présentée au sous-comité du Sénat, la loi garantissait aux couples de même sexe tous les droits dont bénéficiaient les couples hétérosexuels (tel que le droit d’être consulté avant des opérations chirurgicales pratiquées sur un être cher inconscient), à l’exception du droit d’adopter des enfants. La sénatrice me dit, en juillet 2004, qu’elle n’avait procédé à cette omission que parce qu’elle sentait, étant donné les opinions en Pologne, qu’une loi qui aurait assuré le droit d’adoption aux couples gays n’aurait eu aucune chance de passer29. En fait, le Sénat approuva le projet de loi le 3 décembre 2004 par 38 voix contre 23, avec 15 abstentions, et l’envoya au Sejm (la Diète) pour révision30. Le Conseil œcuménique polonais, qui comprend à la fois l’Église catholique et d’autres Églises chrétiennes, publia en mars 2005, alors que l’on discutait du projet de loi, une lettre prévoyant que ce projet de loi, s’il était adopté par le Sejm, « remettrait en question les fondations mêmes de la vie sociale31 », bien que le Conseil ne soit pas parvenu à expliciter les preuves de cette conclusion. Subissant l’opposition de l’Église, le projet de loi ne parvint pas à obtenir suffisamment d’appuis au Sejm cependant, et mourut là. Mais, en reconnaissance de ses courageux efforts en faveur des gays et des lesbiennes, durant lesquels elle eut à subir des menaces de mort et perdit une émission de radio qu’elle avait dirigée pendant des années, la sénatrice Szyszkowska fut citée pour le prix Nobel en mai 200532. Pendant ce temps, Lech Kaczyński, alors maire de Varsovie, prohiba une « Parade de l’égalité » que la Campagne contre l’homophobie voulait faire se dérouler dans la capitale polonaise en juin 2005, mais donna sa permission à l’intolérante Ligue des familles polonaises d’organiser la « Parade de 29. Sénatrice Maria Szyszkowska, entrevue avec l’auteur (Ania Konieczna, interprète), Varsovie, 6 juillet 2004. 30. Agence France Presse, 3 décembre 2004, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 31. Cité dans Agence France Presse, 8 mars, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 32. PAP News Wire, 9 mai 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe/.
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la normalité », dont l’unique but était de s’opposer à l’égalité des gays et des lesbiennes33. Wojciech Wierzejski, éminente figure de la Ligue, pressa les 800 participants de la parade anti-gays de refuser d’employer des homosexuels – en d’autres termes, d’enfreindre les standards de l’Union européenne en ce qui concerne la discrimination. En même temps, de toute façon, la proportion des Polonais en faveur de l’intégration à l’Union européenne déclinait depuis un certain nombre d’années34. La sénatrice Szyszkowska participa à la manifestation de Cracovie en mai 2004, et la députée et Premier ministre Izabela Jaruga-Nawacka rejoignit quelque 2500 autres personnes à la manifestation de Varsovie en juin 2005, malgré la prohibition du maire. Mais en ces deux occasions, de même que lors de la marche de novembre 2005 à Poznań, cela tourna à la violence, ce qui fut attribué à l’instigation de la Ligue des familles polonaises et à des organisations religieuses de jeunes non citées35, certains de ceux qui s’opposaient aux marcheurs de Cracovie leur ayant même jeté de l’acide ; lors de la marche de Poznań, la police arrêta des douzaines de manifestants, mais on ne mentionna nulle part que la police ait arrêté ceux qui avaient bombardé les marcheurs avec des œufs36. La hiérarchie catholique fut prompte à condamner les activistes gays, mais, à ce que je sache, n’a pas élevé la voix pour protester contre les attaques sur les gays perpétrées au nom des valeurs catholiques et prétendument pour défendre la famille37. Pour ce qui est des protestataires anti-gays, ils criaient des slogans tels que « Euthanasie pour les gays, camps de concentration pour les lesbiennes38 », démontrant 33. Agence France Presse, 18 juin 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 34. Krzysztof Kosela, Tadeusz Szawiel, Miroslawa Grabowska et Malgorzata Sikorska, 2002, Tozsamosc Polakow a Unia Europejska, Varsovie, Instytut Badan nad Podstawami Demokracji, p. 21. 35. The Irish Times, 13 juin 2005, p. 9, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/ ; et Deutsche Presse-Agentur, 19 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 36. Agence France Presse, 19 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 37. Lors de mon entrevue avec la sénatrice Szyszkowska en juin 2004 (voir la note 29), elle me dit qu’elle non plus n’avait jamais entendu un évêque condamner les attaques contre les gays et les lesbiennes – ni l’usage d’acide. 38. The Irish Times, 13 juin 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe/.
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par là qu’ils n’avaient pas progressé au-delà des notions des nazis du Troisième Reich, où la « sagesse » eugénique locale tenait pour vrai que certaines vies ne « méritaient » pas de vivre. De fait, l’affichage en ligne d’une liste des noms et adresses Internet de 24 gays et lesbiennes avérés sur le site Web du susnommé Wierzejski, député au Parlement européen entre autres choses, fut estimé constituer une menace à l’encontre de ceux dont les noms étaient affichés et l’affaire fut prise en charge par le bureau du Procureur public en août 200539. À ce point, le Parlement européen prenait note des évènements en Pologne, où l’homophobie était de mieux en mieux accueillie en public et où la violence à l’encontre des gays et des lesbiennes n’était critiquée ni par les partis au pouvoir ni par les évêques catholiques. De fait, les incidents avérés de violence contre les gays en Pologne augmentèrent au cours des mois suivant l’intronisation de Kaczyński à la présidence40. En janvier 2006, préoccupé par les problèmes de cette nature en Pologne et en Lettonie, autant qu’en République tchèque (malgré des différences importantes dans le cas tchèque), le Parlement européen promulgua une résolution appelant les pays membres à s’opposer « au discours de haine homophobe ou à l’incitation à la haine et à la violence » et à traiter les gays et les lesbiennes avec « respect, dignité et protection41 ». Les évêques de Pologne rejetèrent cependant cette résolution, affirmant que celle-ci « empiète sur les lois de base de la nature et met en péril le mariage et la famille42 ». Pour sa part, l’archevêque Józef Życiński de Lublin ajouta que luimême et d’autres évêques déploraient le fait que le Parlement européen, de toute évidence, « essayait d’intervenir dans la condition des âmes polonaises43 ». Pour les évêques polonais donc, la loi divine se place plus haut que la loi internationale, et la Pologne devrait, par conséquent, ignorer les accords internationaux qu’elle signe lorsqu’ils contredisent (selon les 39. PAP News Wire, 9 août 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe/. 40. Lisa Keen, « Gays face hostilities in Eastern Europe », dans Bay Area Reporter, 2 mars 2006, en ligne : www.ebar.com/common/inc/article_print. php ?sec=news&article=608, p. 2. 41. Cité dans ibid., p. 2. 42. Cité dans Agence France Presse, 31 janvier 2006, en ligne : www. lexisnexis/academic/universe/. 43. Cité dans Gazeta Wyborcza, 1er février 2006, p. 5, traduit dans Polish News Bulletin, 1er février 2006, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/.
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évêques) la volonté de Dieu. Le fait que cette opinion soit aujourd’hui dominante en Pologne suggère que la Pologne est devenue, à ce point, une démocratie cléricale achevée, dans laquelle les gens peuvent effectivement voter, mais pas sur des questions enracinées dans des traditions de longue date, même dans des traditions d’intolérance et de bigoterie. Le rejet de la résolution du Parlement européen À la mi-mai 2006, Wojciech Wierzejski, chef des députés de la Ligue des familles polonaises, envoya une lettre au ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, et au ministre de l’Intérieur, Ludwik Dom, en accusant les groupes pour les droits des gays de Pologne d’avoir des liens avec « des cercles quasi-criminels et pédophiles ». Wierzejski affirmait également que les gais polonais étaient en quelque manière connectés à la mafia de la drogue et les accusait de « pénétrer » les écoles polonaises44. Accusant en outre les organisations pour les droits des gays de chercher à répandre « l’aberration sexuelle » chez les écoliers, le chef des députés de la Ligue des familles polonaises demandait spécifiquement qu’une enquête criminelle soit menée à l’encontre de la Campagne contre l’homophobie. En dépit des vigoureuses protestations de Robert Biedro et de sa dénégation de toutes les accusations contenues dans la lettre, et malgré l’absence de toute preuve des allégations de Werzejski, le bureau du Procureur décida d’autoriser le financement d’une commission d’enquête sur « les sources de financement, les connexions criminelles et l’étendue de l’influence dans les écoles des organisations homosexuelles45 ». Trouvant cela encore insuffisant, Wierzejski pressa alors les citoyens polonais de « matraquer » les participants à la parade de la Gay Pride prévue à Varsovie le 10 juin46. À peu près au même moment, certains bars gays et certaines organisations homosexuelles furent contraints de fermer47. 44. PAP (16 mai 2006), dans BBC Monitoring Europe – Political, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 45. Rzezpospolita (Varsovie), 1er juin 2006, p. A4, traduit dans Polish News Bulletin, 1er juin 2006, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe/. 46. GayNZ.com News, 1er juin 2006, en ligne : www.gaynz.com/news/ print.asp ?artid=3514, consulté le 14 juin 2006. 47. Pinknews, 7 juin 2006, en ligne : www.pinknews.co.uk/news/ politics/2005-1673.html, consulté le 8 juin 2006.
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Ces évènements provoquèrent l’indignation du Parlement européen qui, le 15 juin 2006, vota une résolution critiquant la Pologne, de pair avec la Belgique, la France et l’A llemagne, pour « une augmentation de l’intolérance causée par le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’homophobie48 ». En fait, le président Kaczyński avait déjà dû s’excuser deux semaines plus tôt lorsque le rabbin Michael Schudrich avait été attaqué dans une rue de Varsovie et s’engager pour la « tolérance zéro » vis-à-vis de l’antisémitisme en Pologne49. Cependant, en réponse à la résolution du Parlement européen, Marek Jurek, porte-parole du Sejm, déposa une protestation formelle, soutenant que ce document « faisait la promotion de l’idéologie des communautés homosexuelles » et suggérant que les auteurs de cette résolution avaient confondu « la désapprobation morale de l’homosexualité » avec « l’homophobie50 ». Cependant, si l’on pouvait découvrir un État dont le programme se vouerait à « la désapprobation morale de l’hétérosexualité », Jurek ne serait-il pas prêt à assimiler cela à de « l’hétérophobie » ? En d’autres mots, la logique de Jurek est totalement confuse. En août 2006, le Premier ministre Jaroslaw Kaczyński s’envola pour Bruxelles discuter avec des personnages officiels de l’Union européenne. Il y rencontra José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, qui soumit le Premier ministre en visite à un avertissement aigre, que son gouvernement était perçu à Bruxelles comme présentant une menace contre les « valeurs européennes » sur un certain nombre de questions allant de son plaidoyer en faveur de la peine de mort à son hostilité envers l’homosexualité51. Bien que Kaczyński ait cherché à assurer Barroso des intentions amicales de son gouvernement envers les gays et les lesbiennes, c’était lui qui avait amené la Ligue des familles polonaises, férocement homophobe, dans la coalition gouvernementale seulement trois mois plus tôt, et qui avait nommé son chef, Roman Giertych, au poste sensible de ministre de
48. « Commotion over EP Resolution », Warsaw Voice, 28 juin 2006, en ligne : www.warsawvoice.pl, consulté le 1er décembre 2006. 49. Agence France Presse, 29 mai 2006, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe/. 50. Cité dans « Commotion over EP Resolution », op. cit. 51. Daily Telegraph (Londres), 31 août 2006, en ligne : www.telegraph. co.uk, consulté le 10 novembre 2006.
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l’Enseignement. De plus, le Premier ministre, se présentant à présent comme « amical » envers les gays, s’était fait remarquer pour avoir déclaré son opposition à permettre aux gays ou aux lesbiennes d’enseigner dans les écoles ou d’avoir des fonctions ministérielles, et pour sa croyance que le gouvernement devait être autorisé à juger des cas où les gays et les lesbiennes pourraient influencer les opinions des autres, dans quel cas – de son point de vue – « l’État doit intervenir dans cette violation de la liberté52 ». De plus, en tant que ministre de l’Enseignement, Giertych avait défini comme première priorité l’introduction d’une éducation patriotique dans le système scolaire. L’annonce par Giertych de cette initiative provoqua les protestations étudiantes ; les étudiants manifestèrent dans la capitale avant de se rallier devant le Parlement où ils exigèrent la démission immédiate du ministre53. En dépit de l’atmosphère homophobe encouragée par le gouvernement de droite, la Campagne contre l’homophobie parvint à organiser une Parade de l’égalité à Varsovie, à laquelle participèrent quelque 2 500 personnes le 12 juin 2006, tandis que Radio Maryja subissait des critiques de plus en plus appuyées de la part des modérés de l’Église catholique54. Le 19 novembre, une parade pour les droits des gays se tint à Poznań, sans difficultés. Mais il restait beaucoup d’autres signes d’un conservatisme durable. En juillet 2006, par exemple, la chaîne de télévision polonaise Polsat annonça qu’elle avait abandonné son projet de diffuser la série de téléréalité danoise, « Army », à cause de plaintes provenant de la Radio nationale et du Conseil de la télévision ; le directeur de Polsat craignait d’avoir à payer une énorme amende s’il persistait dans son projet de diffuser cette série55. Quoi que l’on puisse penser de la qualité (ou du manque de qualité) de l’émission « Army », le retrait de l’émission pour cause de crainte d’avoir 52. Amnesty International, 9 juin 2006, en ligne : www.amnestyusa. org/news/, consulté le 14 juin 2006. 53. Associated Press dans Dallas Voice, 19 mai 2006, en ligne : www. dallasvoice.com/, consulté le 14 juin 2006. 54. Au sujet de la parade, voir Glas Slavonije (Osijek), 12 juin 2006, en ligne : www.gals-slavonije.hr, consulté le 12 juin 2006 ; au sujet de Radio Maryja, voir Der Standard (Vienne), 26 mai 2006, en ligne : derstandard.at/, consulté le 27 mai 2006. 55. « Gay Army TV Series Axed in Poland Before Being Screened », 19 juillet 2006, en ligne : www.queerplanet.co.uk/movie/entertainment/19072006001. shtml, consulté le 11 août 2006.
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une amende constitue un exemple de censure pré diffusion et la censure est, supposément, l’un des problèmes du communisme contre lequel se battent les « bons démocrates ». Bien qu’il soit un parti clérical, le Parti Loi et Justice est en fait plus conservateur que l’Église. Le 7 décembre 2006, par exemple, le Premier ministre polonais loua Radio Maryja, la « rebelle », pour l’avoir aidé dans sa « mission d’apporter un renouveau moral dans la société56 », même si les plus hauts personnages de l’Église ont de plus en plus pris leurs distances d’avec cette station et l’ont soumise à la critique. Par la suite, le 21 décembre, un groupe de 46 parlementaires, représentant 10 % des membres de la chambre basse, soumirent un projet de loi pour proclamer Jésus de Nazareth roi de Pologne57. Les évêques, cependant, sentirent que cela allait trop loin. L’évêque Tadeusz Pieronek, membre de l’épiscopat polonais, dit que les législateurs faisaient mauvais usage de la religion à des fins politiques, tandis que l’archevêque Sławomir Glodz, lui aussi membre de ce corps, décréta que « les législateurs devraient se tenir à l’écart des choses dont ils n’ont pas la moindre idée58 ». Une société polarisée Quelque 95 % des Polonais se déclarent catholiques59 et 83 % d’entre eux considèrent leur religion comme un élément essentiel de leur identité personnelle60. Cependant, en dépit de ce fait, les opinions en Pologne sont tranchées et divisées en ce qui concerne les valeurs associées à l’Église catholique. Par exemple, près de 50 % des Polonais voudraient voir l’Église autoriser le divorce, tandis que 42 % s’opposent à toute libéralisation dans cette sphère. 24 % des Polonais sont en faveur des femmes prêtres, tandis que 66 % s’y opposent. Un grand
56. International Herald Tribune, 7 décembre 2006, en ligne : www.iht. com/, consulté le 10 décembre 2006. 57. BBC News, 21 décembre 2006, en ligne : news.bbc.co.uk/, consulté le 21 décembre 2006. 58. Cité dans Bloomberg News, 21 décembre 2006, en ligne : www. bloomberg.com, consulté le 1er janvier 2007. 59. Krysztof Kosela, 2004, « Religijnosc mlodych Niemcow i Polakow », Socjologia Religii, 2, p. 125. 60. Krysztof Kosela, 2003, Splatana tozsamosc, Varsovie, Wydawnictwo IFIS PAN, p. 60.
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92 % de la population souhaiterait voir l’éducation sexuelle introduite dans les écoles publiques (mesure à laquelle s’oppose l’Église)61. Et encore, tandis que 35 % pensent que la loi sur l’avortement devrait être assouplie, 53 % sont contre tout relâchement des restrictions dans ce domaine. Et enfin, seuls 22 % des Polonais veulent voir une libéralisation dans le domaine des unions de même sexe, 67 % s’accordant à l’opinion de l’Église dans ce domaine62. Comme on pouvait s’y attendre, les personnes ayant un plus haut niveau d’instruction prédominent parmi les libéraux, tandis que ceux n’ayant qu’un niveau d’instruction primaire tendent à être plus conservateurs sur ces questions. La polarisation de la société polonaise ne fit que s’accentuer avec le scandale qui survint au début de janvier 2007 en relation avec la nomination de Stanisław Wielgus comme archevêque de Varsovie. Les jours précédant son installation, les journaux Gazeta Polska, Rzeczpospolita et Wprost publièrent l’information que Wielgus, âgé de 67 ans, avait collaboré avec la police secrète pendant près de deux décennies63. Les preuves se faisant plus évidentes, Wielgus annonça sa démission, suivi quelques jours plus tard par un second prélat, Janusz Bielanski, qui quitta son poste à la cathédrale de Wawel à la suite d’allégations voulant que lui aussi ait fourni des informations à la police secrète de l’époque communiste64. À ce point, alors que les personnages officiels de l’Église concédaient que peut-être 15 % des 25 000 prêtres de Pologne avaient collaboré avec les autorités communistes65, l’épiscopat polonais organisa une commission spéciale pour examiner les dossiers de tout le clergé, y compris des 133 évêques66. Mais même alors que des documents incriminants se frayaient un chemin jusqu’à la presse67, Nasz Dziennik, un journal associé à Radio Maryja, se porta à la défense de Wielgus et du clergé 61. Wanda Nowicka, présidente de la Fédération des femmes et du planning familial, entrevue avec l’auteur, Varsovie, 22 juin 2004. 62. Deutsche Presse-Agentur, 25 avril 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 63. Agence France Presse, 3 et 4 janvier 2007. 64. The Scotsman, 8 janvier 2007, en ligne : news.scotsman.com, consulté le 15 janvier 2007. 65. International Herald Tribune, 11 janvier 2007, en ligne : www.iht. com, consulté le 20 janvier 2007. 66. Agence France Presse, 12 janvier 2007. 67. Agence France Presse, 10 janvier 2007.
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polonais en général, en écorchant la « terreur médiatique » qui avait, selon lui, déchaîné une « campagne de haine » contre l’archevêque68. Donc, pour les loyalistes de l’Église, ces révélations n’étaient qu’une preuve de plus de l’hostilité constante que le clergé et les fidèles devaient endurer de la part de leurs ennemis de gauche.
Démocratie libérale/État laïc. Le cas de la République tchèque Le concept « d’État laïc » est dominant en République tchèque, même si, comme dans toute société, il y existe différents courants, y compris des courants hostiles au modèle laïc. Cette différence est illustrée par le fait que, en République tchèque (par comparaison avec la Slovaquie), l’Église catholique a été incapable d’obtenir l’introduction de l’enseignement religieux dans le système scolaire public. Au lieu de cela, un cours public d’instruction civique fut introduit, conçu pour enseigner la morale et l’éthique aux écoliers, et pour leur fournir des informations de base sur la vie religieuse du pays. De fait, des critiques locaux comme A. Ambruz, ont insisté sur le fait que l’État (et donc le système scolaire public) ne devrait jouer aucun rôle dans l’enseignement moral et que les organisations religieuses devraient accomplir cette tâche à l’extérieur des institutions financées par l’État69. Il existe des symptômes multiples du caractère laïc de la République tchèque, autant que du caractère séculier de la société tchèque. Entre autres choses, on peut mentionner que la République tchèque est le seul État postcommuniste à n’avoir pas signé de traité avec le Vatican70, l’échec de ceux qui voulaient bannir l’avortement à faire passer une loi rigoureuse anti-avortement (en 200371), le vote d’une loi pour l’enregistrement des couples de même sexe (en mars 2006) et le fait qu’il meurt chaque année plus de prêtres qu’il n’en est ordonné, ce
68. Cité dans Agence France Presse, 8 janvier 2007. 69. Voir A. Ambrüz, 1995, « Nemít, a tudíž nebit », Listy, 45 (8) : 40 (Prague). 70. Selon Prague Post, 29 mai 2003, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 12 janvier 2007. 71. Radio Prague (22 juillet 2003), en ligne : www.radio.cz/print/ en/43242, consulté le 12 janvier 2007.
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qui oblige l’Église en République tchèque à faire appel à des prêtres polonais pour couvrir environ 10 % de ses besoins72. Le clergé avait collaboré avec la police secrète dans tous les pays communistes, y compris en République tchèque, où l’on dit qu’au moins 150 prêtres catholiques avaient collaboré avec le SB (service intérieur secret)73. Restitution de propriétés Pour ce qui est des communautés religieuses, l’un des défis auxquels le gouvernement tchèque dut faire face fut la question de la restitution des propriétés confisquées par les communistes. Au cours des trois années qui suivirent l’effondrement du système communiste en Tchécoslovaquie, le gouvernement restitua environ 250 immeubles et lots de terres en Bohême et en Moravie aux congrégations religieuses catholiques, mais l’Église disait détenir des titres supplémentaires à 3 300 immeubles et 1 400 000 hectares de terres boisées et non boisées74. L’Église avait des partisans au parlement, mais certains partis s’opposèrent catégoriquement à toute restitution des propriétés ecclésiastiques75. La première tentative de rendre des propriétés à l’Église, en avril 1992, avant les élections législatives qui sonnèrent le glas d’une Tchécoslovaquie unie, échoua au parlement fédéral par trois voix seulement ; il est intéressant de relever que ces trois voix étaient celles de députés de Slovaquie, pays où, vers le milieu des années 1990, la question de la restitution des propriétés serait résolue76.
72. Ainsi, en juin 2006, l’Église catholique avait 1 800 prêtres en République tchèque – dont environ 10 % étaient des Polonais ; voir Czech News Agency (Prague), 24 juin 2006, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe. 73. Ryan Lucas, 2007, « Church collaboration with communism likely was widespread in Eastern Europe », North County Times, 13 janvier 2007, en ligne : www.nctimes.com, consulté le 13 janvier 2007. 74. CTK, 7 novembre 1995 et 22 février 1996, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 75. Joan O’Mahony, 2003, « The Catholic Church and Civil Society : Democratic Options in the Post-Communist Czech Republic », West European Politics, 26 (1) : 184. 76. Prague Post, 21 août 1996, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 21 octobre 2004.
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Après la scission de l’État tchécoslovaque, une commission fut nommée à Prague pour réaliser un inventaire des propriétés de l’Église en 1994 et pour faire des recommandations quant à la restitution de propriétés aux ordres religieux, et vers 2000, environ 200 monastères et couvents qui avaient été confisqués par les communistes avaient été restitués à leurs propriétaires d’origine77. Mais pour ce qui était des propriétés diocésaines cependant, les décisions législatives se ralentirent jusqu’au point d’arrêt, et les tensions grandirent entre la hiérarchie catholique et le Premier ministre tchèque Václav Klaus78. Le cardinal Vlk suggéra le compromis que la hiérarchie se contenterait de la restitution de seulement 800 des 3 300 immeubles disputés79. Mais le gouvernement était peu enclin à agir rapidement et, pour ce qui est de cette question, environ 50 % des Tchèques se déclaraient opposés à la restitution des propriétés à l’Église (selon un sondage d’opinion mené au début des années 1990)80. De plus, même si, en 1998, MiloŠ Zeman, chef du Parti social-démocrate sur le point d’entrer en fonction comme Premier ministre, déclara que le gouvernement augmenterait les salaires des prêtres et des ministres du culte de 15 %, les salaires des prêtres restaient encore bien au-dessous de la moyenne nationale81. Cette largesse aurait un coût, car Zeman annonça que son gouvernement interromprait toute discussion au sujet de la restitution de propriétés aux communautés religieuses, excepté pour la communauté juive. Lorsque le cardinal Miloslav Vlk, archevêque de Prague, insista pour que les pourparlers continuent néanmoins, le Premier ministre et député Pavel Rychetsky accusa l’archevêque de « déloyauté » et de comportement « communiste82 ». Pour leur part, les Démocrates chrétiens qualifièrent le ministre de la Culture, Pavel Dostál, 77. Jonathan Luxmoore (affiché le 5 octobre 2000), « Ten Years AFter the Velvet Revolution, Czech Monasteries Struggle to Survive », Christianity Today, en ligne : www.christianitytoday.com, consulté le 29 décembre 2004. 78. Frankfurter Allgemeine, 10 janvier 1994, p. 10. 79. CTK, 1er février 1996, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe. 80. J. O’Mahony, « The Catholic Church and Civil Society... », op. cit., p. 182-183. 81. Jonathan Luxmoore, 2001, « Eastern Europe 1997-2000 : A Review of Church Life », Religion, State and Society, 29 (4) : 320-321. 82. Prague Post, 22 juillet 1998, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 21 octobre 2004 ; National Catholic Reporter, 19 février 1999, en ligne : natcath.org/ORG_ONline/archives, consulté le 29 décembre 2004.
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de « bolchevique », après qu’il ait contesté la légitimité même des restitutions qui avaient déjà été autorisées. Pendant ce temps, Vlk et Dostál continuèrent d’échanger d’aigres propos, tandis que les relations Église-État semblaient en rester au plus bas83. Dostál mourut en 2005, et ce fut Jana Řepová qui lui succéda. Cependant, Martin Horálek, porte-parole de la Conférence épiscopale catholique, dit qu’il ne pensait pas que le changement de ministre de la Culture changerait quoi que ce soit pour l’Église84. À ce moment, la détérioration continue des bâtiments ecclésiastiques inquiétait les autorités catholiques et suggérait une nouvelle approche. Dans la région de Karlovy Vary, par exemple, près de la moitié des 134 églises que possédait l’Église catholique romaine étaient qualifiées, en octobre 2005, de « très délabrées » et nécessitant de sérieuses réparations ; 8 % étaient, pensait-on, sur le point de s’effondrer85. Donc, même si pendant quelque temps l’Église avait pu rêver de récupérer non seulement l’ensemble des propriétés confisquées par les communistes, mais aussi quelques-unes des propriétés confisquées par l’empereur Joseph II à la fin du XVIIIe siècle86, vers le début de 2005, les évêques catholiques tchèques proposaient d’abandonner leurs réclamations portant sur la restitution des propriétés contre l’engagement, de la part de l’État, de verser à l’Église un milliard de couronnes (43,5 millions de dollars) par an pendant le prochain demi-siècle87. Un traité d’État Après la chute du communisme en Europe centrale et de l’Est, le Saint-Siège déclara qu’il était prioritaire de signer des concordats ou des traités d’État avec les gouvernements de la 83. Prague Post, 13 janvier 1999, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 21 octobre 2004 ; et Prague Post, 10 juillet 2003, en ligne : www. praguepost.com, consulté le 21 octobre 2004. 84. CTK News Agency (Prague), 1er août 2005, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 85. CTK News Agency, 24 octobre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 86. Selon Pavel Dostál, ministre de la Culture, cité par CTK, 14 mars 2002, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe. 87. Prague Post, 10 février 2005, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 20 novembre 2005 ; voir également Deutsche Presse-Agentur, 7 février 2005, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn.
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région pour assurer certaines garanties légales à l’Église. Les travaux sur le projet de traité entre la République tchèque et le Vatican commencèrent en 2000, et deux ans plus tard, le texte fut finalisé et transmis au parlement tchèque, où la Chambre des députés le rejeta par 177 voix contre 110, en arguant du fait que le traité était désavantageux pour l’État tchèque et qu’il portait atteinte à l’égalité des confessions religieuses garanties par la constitution88. Le traité proposait de réguler les activités de l’Église en matière d’enseignement, de santé et de services sociaux, d’aumônerie dans les prisons et à l’armée89. Le traité fut mis en attente, en suggérant que la question soit réexaminée après les élections générales de juin 200690. Mais au début de janvier 2007, il n’y avait encore eu aucune discussion de plus au sujet de cette proposition de traité. Controverses législatives En 2001, le parlement tchèque vota une nouvelle loi sur les communautés religieuses, qui entra en vigueur le 1er janvier 2002. Cette loi conférait autorité au ministre de la Culture pour enregistrer les divers organismes caritatifs et entreprises religieuses, mais les hiérarques de l’Église objectèrent que cette loi imposait des restrictions inappropriées sur la gestion des divers projets sociaux de l’Église. La contestation de l’Église sembla se confirmer lorsque, en octobre 2003, la Cour constitutionnelle établit que le ministère avait agi improprement en refusant d’enregistrer une entreprise gérée par l’Église catholique dans la ville de Lipnik nad BeĆvou91. Au cours de l’année 2005, la controverse entre l’Église catholique et le gouvernement s’enflamma au sujet de trois propositions de mesures : un projet de loi pour que les
88. CTK News Agency, 21 mai 2003, dans BBC Monitoring International Reports, 21 mai 2003, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe ; et CTK News Agency, 16 décembre 2003, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe. 89. CTK News Agency, 23 et 25 juillet 2002, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 90. CTK News Agency, 21 février 2006, en ligne : wwww.newsbank. com/govlib/awn. 91. U.S. Department of State, International Religious Freedom Report 2004 – Czech Republic (Washington), 15 septembre 2004, en ligne : www. state.gov/g/drl/rls/irf/2004/35450.htm, consulté le 29 décembre 2004.
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rganisations religieuses enregistrent leurs entreprises cario tatives, leurs écoles et leurs hôpitaux dans un cadre étatique et pour que le contrôle gouvernemental se resserre sur ces secteurs (« l’amendement »)92 ; un projet de loi pour permettre aux scientifiques de travailler sur « des cellules souches embryonnaires provenant d’embryons en surplus ou endommagés93 » ; et un projet de loi sur l’enregistrement des couples de même sexe. L’Église catholique s’opposa à ces trois mesures, affirmant que « l’amendement » enfreignait les principes démocratiques94 et que le projet de loi régulant la recherche sur les cellules souches était moralement inacceptable parce que « aucun être humain, y compris les embryons, ne peut devenir un moyen d’obtenir des bénéfices pour d’autres personnes95 ». Malgré l’opposition des évêques, l’amendement fut voté par le parlement en juin 2005 et entériné par le président Klaus en décembre 2005, et la chambre des députés approuva le projet de loi sur les cellules souches en février 2006, et le transmit au Sénat pour révision96. Pour ce qui est du projet de loi concernant les couples de même sexe, la mesure avait déjà été présentée à la Chambre des députés dès février 2005, moment où elle fut refusée à un vote près. La ligue des gays et lesbiennes de la République tchèque fit alors circuler une nouvelle pétition et, en septembre 2005, le nouveau projet de loi fut adopté par le comité de la pétition de la Chambre des députés. Alors que l’on commençait à discuter de cette mesure à la Chambre, les opposants clamèrent que le fait d’accorder aux gays et aux lesbiennes des droits égaux (ou plutôt moins inégaux) à ceux des hétérosexuels affaiblirait la famille traditionnelle. Sans se laisser influencer par cette vague déclaration, la Chambre des députés vota en décembre 2005 la légalisation de l’enregistrement
92. CTK News Agency, 1er décembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe et www.lexisnexis/academic/universe. 93. CTK National News Wire, 20 juillet 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 94. Martin Horálek, porte-parole de la Conférence épiscopale catholique, dans CTK National News Wire, 22 juin 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 95. Point de vue des évêques catholiques tchèques paraphrasé par CTK National News Wire, 11 novembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 96. CTK News Agency, 1er février 2006, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe.
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des couples de même sexe. Selon cette loi, un partenaire aurait le droit d’être informé de l’état de santé de son partenaire, d’être consulté en cas de procédures médicales sur un partenaire inconscient et d’hériter de la propriété d’un partenaire décédé97. L’archevêque Jan Graubner qualifia la perspective que les couples homosexuels bénéficient de ces droits de « désastre, de nouveau coup porté à la famille qui était déjà en crise98 ». L’évêque Vojtech Cikrle (de Brno), était plus explicite en avertissant que ce projet de loi « contribuerait au chaos dans l’orientation des valeurs99 » – ce qui est une manière codée d’exprimer les doutes de l’enseignement catholique au sujet de la morale sexuelle. Sans tenir compte de l’opposition catholique, le Sénat vota la loi sur les partenaires de même sexe en janvier 2006100. Le président Klaus lui imprima cependant son veto à la mifévrier, laissant son sort ultime dans l’incertitude. Bien que la Chambre des députés puisse outrepasser le veto présidentiel, il aurait fallu 101 voix pour le faire, soit 15 de plus que les 86 voix qui avaient été mobilisées pour la faire passer en premier lieu101. Avec 62 % des Tchèques en faveur de l’enregistrement des couples de même sexe102, le Premier ministre Jiří Parubek (des Démocrates sociaux) était sûr que le parlement outrepasserait le veto présidentiel. En fait, c’est ce que fit la Chambre des députés le 15 mars 2006 par un vote de justesse, rassemblant les 101 voix nécessaires et provoquant une réponse hostile de la part des cercles ecclésiastiques103. Dix mois plus tard,
97. CTK National News Wire, 13 juillet et 6 septembre 2005, et CTK News Agency, 19 décembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/ universe. 98. Cité dans CTK News Agency, 16 décembre 2005, en ligne : wwww. newsbank.com/govlib/awn. 99. CTK News Agency, 26 janvier 2006, en ligne : wwww.newsbank. com/govlib/awn. 100. CTK National News Wire, 26 janvier 2006, en ligne : www. lexisnexis/academic/universe. 101. CTK National News Wire, 18 février 2006, et CTK News Agency, 21 février 2006, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe. 102. Selon un sondage réalisé en octobre 2005 par les agences Georg et Focus et publié dans Slovak Spectator, 11 décembre 2005, en ligne : wwww. newsbank.com/govlib/awn. 103. CTK News Agency, 15 et 16 mars 2006, en ligne : wwww.newsbank.com/govlib/awn ; voir aussi « Streit um die Homo-Ehe in Tschechien », dans Café Babel (Paris), 3 octobre 2006, en ligne : www.cafebabel.com, consulté le 12 janvier 2007.
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Jiří Hromada, qui dirigeait la Gay Iniciativa, un groupe pour les droits des gays et des lesbiennes, annonça qu’il fermait ses bureaux, car, avec le vote de la loi et le fait qu’elle soit parvenue par une grande majorité à réduire les préjudices contre les homosexuels tchèques, l’organisation avait atteint son but104. Après les élections de juin 2006 En juin 2006, les Démocrates sociaux, menés par Jiří Paroubek, n’obtinrent que 32,3 % des voix, passant donc à la seconde place derrière les Démocrates civiques, qui avaient obtenu 35,4 % des voix. Paroubek se plaignit d’avoir été « la victime d’une campagne de coups fourrés » et accusa ses adversaires d’avoir suggéré qu’il attentait à la pudeur des enfants105. Dépassant les démocrates sociaux et les communistes, à la troisième place (avec 12,81 % des voix), les Démocrates civiques formèrent une coalition avec les Démocrates chrétiens (à la quatrième place avec 7,22 % des voix) et les Verts (à la cinquième place, avec 6,29 %) ; le chef des Démocrates civiques, Mirek Topolánek devint Premier ministre. Quatre mois plus tard, le gouvernement de Topolánek perdit le vote de confiance du parlement. Cependant, le président Klaus demanda au chef des Démocrates civiques de former un nouveau gouvernement, et vers la fin de l’année, les trois mêmes partenaires de la coalition étaient de retour au gouvernement, promettant de baisser les impôts, d’augmenter les bénéfices des centres médicaux, d’éliminer les revenus sociaux « non nécessaires » et de repousser l’âge de la retraite106.
104. Radio Prague, 9 janvier 2007, en ligne : www.radio.cz/print/ en/87058, consulté le 12 janvier 2007. 105. The Independent (Londres), 5 juin 2006, en ligne : news.independent.co.uk, consulté le 1er décembre 2006. 106. Ibid. ; Prague Post, 28 juin 2006, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 12 janvier 2007 ; Vjesnik (Zagreb), 5 octobre 2006, en ligne : www.vjesnik.hr, consulté le 5 octobre 2006 ; et Prague Daily Monitor, 28 décembre 2006, en ligne : www.praguemonitor.com, consulté le 12 janvier 2007.
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Un hybride : Valeurs en compétition – La Slovaquie Controverses sur la restitution des propriétés religieuses et l’enseignement religieux Contrastant avec la Pologne et la République tchèque, la Slovaquie postcommuniste n’est ni une démocratie cléricale, ni un État laïc. Il s’agit plutôt d’une démocratie dans laquelle les modèles laïc et clérical sont en compétition, où chacune des parties peut obtenir occasionnellement la victoire, mais où aucune des deux ne peut parvenir à l’hégémonie. Le résultat est une sorte d’hybride, dans lequel aucun côté n’est satisfait. L’Église catholique a obtenu quelques victoires, telles que l’acte de restitution du 27 octobre 1993, qui lui restitua certaines propriétés. Celles-ci comprenaient des forêts, des prairies, et certains bâtiments ecclésiastiques, à l’exclusion de celles sur lesquelles avaient été construits des hôpitaux publics, des bureaux de services sociaux et des écoles, ainsi que les propriétés gérées par des fermes coopératives et des entreprises commerciales107. Après que la loi fut votée, le cardinal Ján Korec, évêque de Nitra, remercia le parlement pour avoir fait preuve « d’un sens de la justice » et pour avoir « atteint une position [morale] de premier plan en Europe centrale et de l’Est108 ». Se préoccupant avant tout de récupérer leurs anciennes propriétés et d’obtenir d’autres concessions du gouvernement, les évêques furent lents à réagir à l’autoritarisme grandissant du Premier ministre Vladimir MeČiar, qui fut en fonction par intermittence entre 1992 et 1998. Mais il y eut au moins un prêtre, le père Ján Suchán, à s’exprimer et, à partir de février 1993, Radio Twist, station privée, commença à diffuser les sermons hebdomadaires de Suchán. Ces derniers étaient très critiques, non seulement du gouvernement MeČiar, mais aussi de la hiérarchie catholique qui, à ce moment, hésitait à condamner MeČiar ouvertement109. Après que MeČiar fut revenu en fonction vers la fin de 1994, il entreprit des efforts afin de, entre autres choses, purger la fonction publique et les médias des 107. Sharon Fisher, 19 novembre 1993, « Church Restitution Law Passed in Slovakia », RFE/RL Research Report, p. 51-53. 108. Cité dans ibid., p. 54. 109. Slovak Spectator, 15 novembre 1999, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004.
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critiques à son encontre, couper les salaires des juges considérés comme n’étant pas « fiables », réprimer la liberté d’expression et même expulser des députés du parlement sous le prétexte de prétendues fraudes électorales. Les évêques sentirent qu’ils ne pouvaient plus garder le silence et, de 1995 à 1998, l’évêque Rudolf Baláž de Banská Bystrica, président de la Conférence épiscopale slovaque, prit publiquement position contre le racisme du gouvernement, contre la loi infâme de « protection de la République » promulguée au début de 1996 (permettant les poursuites au criminel de toute personne convaincue d’avoir répandu de fausses informations sur l’État slovaque), et contre d’autres politiques autoritaires110. Au cours de ces années, l’Église se trouva reproduire des schémas de comportement qu’elle avait été contrainte d’apprendre pendant l’époque communiste. Comme l’Église s’exprimait, elle fut la cible du gouvernement, qui l’accusait de harcèlement. Par exemple, dès 1995, il est avéré que les services secrets slovaques ont envoyé un agent, sous un pseudonyme, acheter un ancien triptyque appartenant aux bureaux occupés par l’évêque Baláž ; la vente qui s’ensuivit était entièrement légale, mais les services secrets accusèrent l’Église d’avoir illégalement vendu un trésor national111. Ce stratagème avait été conçu pour discréditer la hiérarchie, mais l’Église réagit avec méfiance. Le 18 août, les personnages officiels de l’Église accusèrent le gouvernement de pratiques communistes, et trois jours plus tard, le 21 août, quelque 3 000 catholiques descendirent dans les rues de Banská Bystrica en signe de protestation112. Au milieu de 1997, des préparatifs furent lancés pour un traité de base entre la république slovaque et le Vatican. Mais son élaboration fut entravée, de notoriété publique, par l’insistance du cabinet de MeČiar que le gouvernement soit informé à l’avance de toute nomination d’évêque par le Vatican113. Donc, ce ne fut qu’après la troisième chute de MeČiar de ses fonctions que le projet de traité fut finalisé et signé.
110. Slovak Spectator, 1er février 1999, en ligne : www.slovakspectator. sk, consulté le 21 octobre 2004. 111. Slovak Spectator, 21 février 1999, en ligne : www.slovakspectator. sk, consulté le 21 octobre 2004. 112. Prague Post, 30 août 1995, en ligne : www.praguepost.com, consulté le 21 octobre 2004. 113. Slovak Spectator, 23 novembre 1998, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004.
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En 1998, en conséquence des élections législatives, ce fut le gouvernement de MikulአDzurinda qui arriva au pouvoir. Dès avant la fin de l’année, le parlement nouvellement élu vota « pour instaurer des conditions financières égales entre les écoles publiques et les écoles religieuses, pour fonder une université catholique et pour conclure un accord avec le Vatican114 ». Bien sûr, comme nous l’avons déjà noté, un projet de traité était déjà prêt à être signé en 1997 et avait été, en temps voulu, signé. Au cours des années suivantes, l’Église s’engagea dans une série de batailles mineures, parvenant à obtenir le retrait des cours de yoga des programmes scolaires, bloquant la libéralisation des lois sur l’avortement (qui auraient permis l’avortement de fœtus ayant de graves malformations génétiques) et martelant les tentatives de légalisation des unions de même sexe115. Les députés du Parti communiste slovaque reculèrent devant ce qu’ils considéraient être une cléricalisation de la vie publique slovaque et contestèrent le détournement de revenus d’imposition vers des organisations religieuses. Par conséquent, au printemps 2003, les députés communistes exigèrent que l’État mette un terme à son soutien financier aux communautés religieuses et qu’il affirme sans ambiguïté la séparation de l’Église et de l’État116. Pendant ce temps, le traité avec le Vatican finit par être soumis au vote au parlement. De par ce traité, les écoles publiques avaient l’obligation de proposer un enseignement religieux, même si les enfants pouvaient être inscrits à la place dans un cours d’éthique. Deux aspects du projet de loi étaient controversés : le fait que l’enseignement 114. Slovak Spectator, 7 décembre 1998, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004. 115. En ce qui concerne le yoga, voir Slovak Spectator, 16 juillet 2001, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004 ; et Jonathan Luxmoore, 18 octobre 2001, « Slovak Churches Applaud Decision do Drop Plan for Yoga in Schools », Christianity Today, en ligne : www.christianitytoday.com, consulté le 29 décembre 2004 ; en ce qui concerne l’avortement, voir Slovak Spectator, 4 août 2003, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004 ; et le National Catholic Reporter, 12 septembre 2003, en ligne : nationalcatholicreporter.org, consulté le 29 décembre 2004 ; en ce qui concerne les unions de même sexe, voir Slovak Spectator, 22 octobre 2001, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004 ; et slovensko.com, 22 juillet et 26 octobre 2004, en ligne : www.slovensko.com, consulté le 26 octobre 2004. 116. Slovak Spectator, 5 mai 2003, en ligne : www.slovakspectator.sk, consulté le 21 octobre 2004.
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religieux soit proposé dans les écoles publiques, avec financement public qui plus est, et les recours déposés immédiatement par dix organisations religieuses non catholiques pour l’égalité de traitement117. L’Alliance des nouveaux citoyens (libérale) s’opposa au projet de loi, tout comme le Parti Smer et le Parti communiste de Slovaquie, et ce ne fut qu’en janvier 2004 qu’il entra en vigueur en tant que loi. Alors que la bataille était déjà perdue, Robert Fico, chef du Smer, exprima sa consternation devant le fait que le principe civique avait par là déjà été enfreint118. Jusqu’à ce point, donc, l’Église catholique paraissait se frayer un chemin dans le pays et la Slovaquie paraissait adhérer à une variante du modèle clérical. Corruption spirituelle et menace de l’avortement Du point de vue de l’Église catholique, les couples de même sexe et l’avortement sont les manifestations des péchés d’une époque décadente, et la légalisation de ces « péchés » est le signe de la corruption spirituelle de l’État laïc ou séculier. Tant que l’Union européenne a soutenu la libéralisation de ces sphères, les évêques catholiques de Slovaquie ont exprimé leur souci que l’intégration à l’Union européenne « ne menace pas la continuité des valeurs chrétiennes traditionnelles dans le pays119 ». Mais, du point de vue de l’Église, ces menaces sont partout. Les émissions de téléréalité ne sont, pour les évêques slovaques, pas seulement de mauvais goût ; elles « répandent le déclin moral et culturel120 ». L’éducation sexuelle à l’école n’apporte pas de contribution au succès du mariage, selon les évêques, mais elle « réduit le partenariat au niveau du sexe uniquement, en ignorant le contexte de la vie maritale, du fait d’être parents, et de la responsabilité121 ». Les 117. CTK National News Wire, 16 juillet 2003, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 118. CTK National News Wire, 20 janvier 2004, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 119. Tomas Galis, assistant de l’évêque à Banska Bystrica, paraphrasé dans CTK National News Wire, 5 mars 2003, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 120. A ssociated Press Worldstream, 9 novembre 2005, en ligne : www. lexisnexis/academic/universe. 121. TASR News Agency (Bratislava), 15 juillet 2002, en ligne : wwww. newsbank.com/govlib/awn ; la référence se rapporte à la résolution du parlement européen sur le sujet.
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partenaires de même sexe se retrouvent de la même manière sous la rubrique des menaces contre les valeurs traditionnelles. Et, à ce sujet, les Slovaques étaient moins enclins que les Tchèques à favoriser les partenariats de même sexe, mais davantage que les Polonais122. Des projets de loi visant à accorder une reconnaissance légale aux couples de même sexe furent présentés au parlement en 1997 et à nouveau en 2000, mais furent refusés en ces deux occasions. En 2004 cependant, dans le cadre du processus d’intégration à l’Union européenne, le parlement adopta la Loi anti-discrimination qui, entre autres choses, prohibait la discrimination au travail et toute tentative dans le cadre scolaire d’influencer l’orientation sexuelle d’une personne123. Mais la controverse sur l’avortement s’avéra explosive et, au début de 2006, provoqua effectivement la chute du gouvernement slovaque, alors que les partisans de l’Église échouaient dans cette bataille particulière. La controverse sur l’avortement remonte à février 2001, alors que le Parti démocrate chrétien cherchait à faire entrer une prohibition de l’avortement dans la constitution ; la mesure fut refusée au parlement au cours du même mois par un vote de 59 voix contre 44, et 37 abstentions124. Le vent a tourné à présent, l’A lliance des nouveaux citoyens ayant fait passer un amendement à la loi sur l’avortement, pour le libéraliser davantage ; alors que la loi permettait l’avortement seulement jusqu’à la douzième semaine de grossesse, l’amendement l’autorisait jusqu’à la vingt-quatrième semaine dans l’éventualité de « dangers pour la santé » tels que des maladies génétiques125. Affirmant que « l’opposition instinctive au fait de mettre un terme à une vie humaine innocente, qu’on l’appelle embryon, fœtus ou enfant à naître, devrait se refléter dans la législation126 », 122. Slovak Spectator, 11 décembre 2005, en ligne : wwww.newsbank. com/govlib/awn. 123. « Gay Rights in Slovaquia », Wikipedia, the free encyclopedia, en ligne : www.wikipedia.org, consulté le 13 janvier 2007. 124. TASR News Agency, 6 et 23 février 2001, en ligne : wwww.newsbank.com/govlib/awn. 125. Slovak Spectator, 15 septembre 2001 et 5 mai 2003, en ligne : wwww.newsbank.com/govlib/awn ; SITA News Agency (Bratislava), 5 septembre 2003, en ligne : wwww.newsbank.com/govlib/awn. 126. Daniel Lipsic, chef des députés du Parti démocrate chrétien et ministre de la Justice, tel que cité dans TASR News Agency, 28 juillet 2003, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe.
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le Parti démocrate chrétien développa une stratégie à deux volets pour combattre la nouvelle loi. D’un côté, le parti porta la mesure devant la Cour constitutionnelle, arguant du fait que la loi était contraire à la constitution. D’un autre côté, il travailla avec le Vatican pour préparer un traité afin de garantir à chaque citoyen (c’est-à-dire les médecins) le droit de refuser de fournir un service (c’est-à-dire un avortement) pour des raisons de conscience. La Cour constitutionnelle siégea le 4 septembre 2003 pour réviser le cas mais l’ajourna sans entreprendre aucune action. Seize mois plus tard, le juge Jan Mazák déclara l’ajournement indéfini de toute décision sur ce cas en alléguant que la Cour n’avait pas de disponibilité et ne pouvait se prononcer tant que tous ses membres ne seraient pas présents127. Puis, à la fin de 2005, le traité proposé sur l’exercice de l’objection de conscience fut présenté devant une commission de révision de l’Union européenne, dans le cadre de l’intégration de la Slovaquie à cette dernière. La commission de révision conclut que le traité enfreignait les principes de la démocratie et les droits humains, parce qu’un tel droit, ancré dans un traité, pourrait avoir pour résultat que les femmes ne puissent pas obtenir d’avortement même si ceux-ci étaient autorisés par la loi slovaque128. Dans la foulée de ce rapport, le ministre des Affaires étrangères Eduard Kukan refusa de signer le traité, ce qui signifie qu’il ne fut pas transmis au parlement pour discussion. À peine une semaine plus tard, les chefs du Parti démocrate chrétien annoncèrent qu’ils quittaient la coalition gouvernementale, ce qui, en retour, provoqua la chute du gouvernement de MikulአDzurinda129. Là où le Parti démocrate chrétien s’était fait le champion d’une démocratie cléricale, dans lequel les valeurs catholiques auraient été protégées par la loi, les partis de gauche de Slovaquie s’étaient fait les champions d’un État laïc. Il n’est pas étonnant que les évêques slovaques aient avisé leurs fidèles, dans une lettre pastorale lue à la messe le 28 mai 2006, de voter pour 127. Deutsche Presse-Agentur, 13 janvier 2005, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 128. Sme (Bratislava), 28 décembre 2005, dans BBC Monitoring Europe – Political, 30 décembre 2005, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe. 129. CTK National News Wire, 6 février 2006, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe ; The Guardian, 11 février 2006, en ligne : www.guardian. co.uk, consulté le 1er mars 2006 ; voir aussi le site Internet de l’Union slovaque démocratique et chrétienne, 7 février 2006, en ligne : www.sdkuonline. sk/english, consulté le 5 mars 2006.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
des partis respectant les valeurs chrétiennes et de rejeter les partis soutenant les couples de même sexe ou l’accès légal à l’avortement130. L’Église dans la société slovaque Les catholiques pratiquants sont significativement moins nombreux que les gens se déclarant catholiques en Slovaquie. Dans le recensement de 2001 par exemple, 84 % des Slovaques disaient avoir une croyance religieuse et 69 % de l’ensemble se déclaraient catholiques. Mais seulement 20 % de la population est constituée de catholiques pratiquants131. De plus, bien que l’Église catholique soit certainement respectée dans la société slovaque, un sondage d’opinion effectué en 2003 montre qu’elle n’est classée qu’à la troisième place des institutions en lesquelles les Slovaques ont le plus confiance (avec 48,3 % de gens faisant confiance à l’Église), derrière l’armée (66,5 %) et la Banque nationale (54 %), bien qu’elle se trouve loin devant le parlement (32,8 %) et le gouvernement (20,4 %)132. En même temps, l’Église s’est engagée au côté des pauvres, faisant remarquer que la Slovaquie avait (en novembre 2005) le plus haut taux de pauvreté parmi les membres de l’Union européenne et pressant les législateurs de prendre des mesures pour réduire le fossé entre les riches et les pauvres133. La pauvreté, en retour, contribue à l’instabilité de la vie familiale, selon les évêques, et donc menace le « modèle traditionnel de la famille stable et satisfaite134 ».
130. Slovak Spectator, 4 juin 2006, en ligne : www.newsbank.com/govlib/ awn. 131. Slovak Spectator, 3 novembre 2003, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 132. CTK National News Wire, 20 octobre 2003, en ligne : www.lexisnexis/ academic/universe. 133. Deutsche Presse-Agentur, 9 novembre 2005, en ligne : www. lexisnexis/academic/universe. 134. Lettre de la Conférence des évêques de Slovaquie à Ludovit Kanik, ministre du Travail et des Affaires sociales, résumée dans CTK National News Wire, 12 juillet 2004, en ligne : www.lexisnexis/academic/universe.
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Trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État
Conclusion Dans ce chapitre, j’ai souligné trois modèles du droit de souveraineté conjoint Église-État : le cléricalisme (domination de l’Église), l’État laïc (domination de l’État) et le modèle hybride (dans lequel ni l’Église ni l’État ne sont clairement dominants et où sont avancés des points de vue rivaux au sujet du modèle optimal du droit de souveraineté conjoint). J’ai également suggéré que seul l’État laïc est pleinement compatible avec les principes de la tolérance, de l’égalité et de la neutralité de l’État en matière de religion – éléments centraux du projet libéral – et que, du moins dans le cas de la Pologne, l’Église catholique a, en fait, mené une bataille contre les six principes libéraux. Le cléricalisme n’est pas nécessairement antidémocratique ; il offre plutôt son propre modèle de démocratie : la démocratie cléricale. Il s’agit d’une démocratie dans laquelle la Loi divine, telle qu’interprétée par le corps religieux dominant, ne doit pas être questionnée. Il s’agit également d’un système dans lequel les personnes extérieures à ce corps peuvent se trouver exclues du bénéfice de droits égaux. Lorsque, comme aux États-Unis, des activistes anti-avortement s’arrogent le droit, voire le devoir, d’assassiner des médecins pratiquant l’avortement, de pair avec leurs patientes, ou de prendre part aux actions destinées à empêcher les patientes d’entrer dans un centre médical donné, ces activistes en appellent, au-delà de la loi positive, à la prétendue volonté de Dieu ; en général, ils agissent également à l’encontre des préceptes de leur propre dénomination religieuse. De manière similaire, lorsque l’activiste américain anti-homosexuels Pete Peters appelle les chrétiens à « faire campagne, État par État (comme l’ont fait les homosexuels) pour une loi qui rendrait la peine de mort obligatoire pour les gays et les lesbiennes135 », il évoque l’autorité d’un Dieu vengeur pour qui l’obéissance aux traditions anciennes a plus de valeur que la vie humaine elle-même. Peters représente la quintessence d’un fondamentalisme religieux s’érigeant en juge. Le cléricalisme, qu’il prenne la forme d’un catholicisme conservateur, de l’incarnation des Christian Rights, ou qu’il se manifeste dans le fondamentalisme islamique ou dans le
135. A nn Burlein, 2002, Lift High the Cross : Where White Supremacy and the Christian Right Converge, Durham, Duke University Press, p. 109-110.
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
fondamentalisme juif orthodoxe, n’est que l’une des idées en compétition sur le marché politico-religieux. Pour commencer, il existe des courants libéraux (ou réformés) à l’intérieur de toutes ces traditions religieuses – des courants plaidant pour la tolérance et la coexistence. Ces courants sont potentiellement pleinement compatibles avec le projet libéral, car le libéralisme n’est pas antireligieux ; il est tout au plus anticlérical. Pour être plus explicite, ce à quoi s’oppose le libéralisme, c’est la notion que la foi religieuse de tout un chacun puisse dicter son programme moral et social à la société en son entier, y compris aux personnes qui n’appartiennent pas à cette foi. Mais le libéralisme, comme je l’ai déjà souligné dans le chapitre 2, évolue et s’étend dans de nouvelles directions. J’explore quelques dimensions de cette extension du projet libéral dans le chapitre 7.
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Le sort des femmes en Europe de l’Est après 1989
La démonstration présentée ici consiste en trois parties1 : premièrement, que la situation des femmes en Europe de l’Est s’est dégradée sur un certain nombre de points significatifs depuis l’effondrement du communisme en 1989 ; deuxièmement, que la détérioration de la situation des femmes sur le plan de l’égalité et des droits est à relier à un contexte plus large dans lequel des forces conservatrices promeuvent les valeurs dites traditionnelles, y compris l’homophobie et l’intolérance sexuelle en général ; et troisièmement, que le combat pour l’égalité des sexes doit tendre au-delà du libéralisme et au-delà de la démocratie – en reconnaissant que, bien que ces deux legs des Lumières aient eu des effets extrêmement positifs par le passé, le libéralisme a de plus en plus été interprété de manière trop étroite, et que seule une interprétation élargie peut permettre d’aller de l’avant ; de fait, la démocratie s’est trouvée confrontée à de sérieux problèmes qu’elle a été incapable d’aborder, sinon de manière dysfonctionnelle. Cela n’est pas un appel à des solutions autoritaires, mais plutôt une manière de suggérer que ce qui passe pour la démocratie est, d’un point de vue aristotélicien, autant que d’un point de vue féministe, un travestissement des principes démocratiques.
1. Tel que mentionné dans la préface, une version en serbe de ce chapitre a déjà été publiée comme article en 2003 sous le titre : « Klinaje unazad : Sudbina žena u centralnoj i istoČnoj Evropi posle 1989 », Ljudska bezbednost/Human Security, 1 (1) : 115-133. Cet article fut présenté à l’University Residential Center de l’Université de Bologne, Bertinoro, Italie (7 septembre 2003) ; à la Faculté des Sciences politiques de l’Université de Belgrade (8 juin 2004) ; au Séminaire pour la démocratie et les Droits de l’homme de Konjic (14 juillet 2004) ; et au Département pour l’histoire européenne du sudouest de l’Université de Graz (11 novembre 2004).
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Détérioration du statut des femmes Les conditions dans lesquelles fut entreprise la transition du communisme furent rien moins qu’idéales, et cela provoqua « disruption et difficultés pour de larges groupes de personnes2 ». Les licenciements, la désorganisation et le déclin économique, la croissance du crime organisé, la diffusion de la pauvreté, la prolifération de la corruption et la vente d’équipements et de capital au-dessous des prix du marché à des intérêts étrangers – tels étaient les problèmes les plus saillants du secteur économique. Dix ans après l’effondrement du communisme, au moins 20 % de la population de l’Europe de l’Est vivait au-dessous du seuil de pauvreté, les plus forts taux de pauvreté se trouvant en Republika Srpska (République serbe de Bosnie) et en République de Serbie (y compris le Kosovo), en Albanie et en Moldavie, où l’on estimait que 55 % des gens vivaient au-dessous du seuil de pauvreté3. Même en Hongrie et en Pologne, qui, parmi les pays en transition de l’Europe de l’Est, s’en sont relativement les mieux sorties, il reste des poches de pauvreté. Les femmes ont souffert plus que les hommes dans tous les pays en transition. Selon la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe (UNECE), l’emploi des femmes s’est réduit plus rapidement que l’emploi des hommes au cours des années 1985-1997 dans tous les pays pour lesquels il existe des données valides (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovénie, Estonie, Lettonie, Lituanie et Russie) ; en Hongrie, par exemple, le taux d’emploi des femmes s’est écroulé de 40 % au cours de ces années tandis que l’emploi des hommes chutait de 30 %. L’effondrement du système des pensions de retraite – plus spectaculairement en Serbie, Bosnie-Herzégovine et Albanie – affecta à la fois les hommes et les femmes, bien que le fait que les femmes soient en général contraintes de partir en retraite, en moyenne, cinq ans plus
2. Mark Kramer, 1997, « Social Protection Policies and Safety Nets in East-Central Europe : Dilemmas of the Postcommunist Transformation », dans Ethan B. Kapstein et Miachel Mandelbaum (dir.), Sustaining the Transition : The Social Safety Net in Postcommunist Europe, New York, Council on Foreign Relations, p. 46. 3. Brandie Sasser, « Gender and Labor Markets in Transition Countries », communication présentée à la Conférence de l’Europe de l’Est et de l’A sie centrale, Varsovie, 15-17 janvier 2001, p. 4.
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tôt que les hommes dans cette région, a fait de la réforme des retraites un problème plus aigu pour les femmes. Il existe des données fiables concernant une visible augmentation de la violence domestique à travers toute cette région au cours des années suivant 1989, qu’un observateur attribue à « une consommation accrue d’alcool de la part des hommes en raison d’un sentiment d’inaptitude – autant en tant que soutiens de familles qu’en tant qu’hommes4 ». Mais cette approche, au mieux, ne fournit qu’une explication incomplète de l’augmentation de la violence domestique depuis l’effondrement du communisme. Une explication plus complète devrait également mentionner – la délégitimation de l’idéologie communiste et, avec elle, la revendication communiste voulant que l’égalité des sexes soit une priorité ; – l’activité croissante des institutions ecclésiastiques traditionnelles telles que l’Église catholique romaine en Pologne, en Croatie, en Slovénie et en Slovaquie, et de l’Église orthodoxe en Russie, en Roumanie, en Serbie, dans la mesure où elles valorisent le rôle « traditionnel » des femmes, où les femmes sont incitées à se considérer elles-mêmes essentiellement comme les servantes de leurs maris et de leurs enfants ; – l’influence de religions néo-protestantes et New Age, nombre d’entre elles souscrivant à des modèles extrêmement inégalitaires de relations entre les sexes ; – la prolifération de la pornographie dans la région, qui incite certaines femmes et certains hommes à considérer le sexe et la sexualité comme une marchandise, contribuant ainsi à la déshumanisation des femmes ; – la dynamique du nationalisme, qui a affecté surtout la région de l’après-Yougoslavie. Au sujet du rôle du nationalisme, George Mosse a identifié dans sa recherche le réseau organique des liens entre nationalisme et antiféminisme5, tandis que Žarana PapiĆ a signalé « une connexion structurelle entre la violence ethnique et la violence sexuée » au moyen de laquelle les femmes « sont 4. Ibid., p. 5, 8-9. 5. George L. Mosse, 1985, Nationalism and Sexuality : Middle-Class Morality and Sexual Norms in Modern Europe, Milwaukee, University of Wisconsin Press.
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colonisées et instrumentalisées dans leur fonction “naturelle” de “machines à procréer” » et dans laquelle les femmes « de la nation ennemie [sont]... réifiées en cibles d’une destruction [intentionnelle]6 ». L’association du nationalisme aux modèles traditionnels des relations hommes/femmes est également illustrée par les activités de Don Anto BakoviĆ, un prêtre croate en semi retraite, dont le Mouvement de la population croate se voue à « sauver la nation croate de l’extinction7 », et qui a entrepris de monter une campagne de propagande contre ce qu’il appelle « la mentalité anti-vie8 ». L’avortement est devenu une cible privilégiée des nationalistes, par exemple en Hongrie, où un groupe nommé Pacem in Utero (Paix dans l’utérus) décrit l’avortement comme une trahison de la nation et appelle les féministes des « tueuses de mères9 ». Le contexte économique La détérioration des conditions de vie des femmes doit être replacée dans un contexte économique et social plus large. En Serbie, par exemple, les conditions économiques ont contribué à une spectaculaire augmentation des suicides et des tentatives de suicide. Andjelka MiliĆ, professeur de sociologie à l’Université de Belgrade, a mené un sondage parmi les Serbes au printemps 2002, et a découvert que « deux tiers des familles sondées se sentaient comme des perdants dans tous les aspects de la vie », beaucoup d’entre eux déclarant qu’ils n’avaient « rien qui les incite à vivre10 ». En Bosnie, le taux de chômage est 6. Žarana PapiĆ, 1999, « Women in Serbia : Post-Communism, War, and Nationalist Mutations », dans Sabrina Ramet (dir.), Gender Politics in the Western Balkans : Women and Society in Yugoslavia and the Yugoslav Successor States, University Park, Pennsylvania State University Press, p. 154-155. 7. Vjesnik (Zagreb), 15 juin 1993, p. 3. 8. Anto BakoviĆ, mai 1992, Concept for the Demographic and Moral Renewal of Croatia, cité dans Rada IvekoviĆ, 1995, « The New Democracy : With Women or Without Them ? », dans Sabrina Petra Ramet et LjubiŠa S. Adamovich (dir.), Beyond Yugoslavia : Politics, Economics, and Culture in the Shattered Community, Boulder, Westview Press, p. 400. 9. Belinda Cooper, 1997, « Building Feminism from the Ground Up », Journal, 1 (3) : 6, en ligne : www.civnet.org/journal/issue3/cfbeco.htm, consulté le 11 août 2003. 10. SiniŠa StanimiroviĆ, 20 juin 2002, « Serbia : Suicide on the Rise », Institute for War and Peace Reporting, BCR no 344, en ligne : www.iwpr.net, consulté le 6 août 2002.
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estimé à 40 %, avec des paliers élevés de désordre mental, d’anxiété et d’agressivité. Le nombre des suicides a augmenté ici aussi, avec deux fois plus de suicides dans le secteur serbe (en 2000) que dans le secteur croate-bosniaque11. En Bulgarie, malgré les fermes promesses du gouvernement, les revenus se sont avérés plus bas en 2002 qu’ils ne l’étaient entre 1986 et 199012. De fait, un rapport publié en 2002 s’inquiétait de ce que « le pays est en danger de connaître le sort de l’A rgentine, une large proportion de la population étant en train de sombrer dans la pauvreté13 ». Symptôme de l’incertitude économique du pays, environ 40 % de son produit national brut était estimé provenir de l’économie informelle, ce qui revient à dire qu’il échappait à un contrôle gouvernemental aisé14. Dans la Roumanie voisine, le revenu par habitant était, de même, plus bas en 2001 qu’il ne l’avait été entre 1986 et 1990. De plus, quelque 45 % des Roumains vivaient encore sous le seuil de pauvreté en 200115. Ainsi que l’a formulé un observateur, « la plupart des Roumains se sortent à peine encore d’une pauvreté usante et croient que la seule manière d’en sortir est d’être corrompu16 ». Parmi les problèmes sociaux s’abattant sur la Roumanie se trouve le trafic d’êtres humains, avec un grand nombre de non-Européens, en particulier des Iraquiens et des Afghans, attirés en Roumanie sans papiers légaux ni assurance de trouver un emploi17. Le revenu par 11. Jennifer Friedlin, 12 décembre 2001, « Bosnia : Suicide on the Rise », Institute for War and Peace Reporting, BCR no 303, en ligne : www.iwpr.net, consulté le 14 mars 2002. 12. UNDP, Human Development Report 2002, en ligne : www.undp.org/ hdr2002, consulté le 6 août 2002, p. E5-2. 13. « 2002 : A Year of Uncertainty in the Troubled Balkans », en ligne : www.ekathimerini.com/news/content.asp?id=114837, consulté le 6 août 2002, p. 3. 14. Plamen Kulinski, 13 janvier 2002, « 2001 : A Year of Surprises for the Bulgarians », AIM Press, en ligne : www.aimpress.ch, consulté le 19 août 2002. 15. Chiffres de la Banque mondiale, 2001, cités dans U.S. Aid, « Romania », en ligne : www.usaid.gov/country/ee/ro, consulté le 6 août 2001, p. 1. 16. Alison Mutler, 17 février 2002, « Poverty, Corruption Haunt Romania », AP, en ligne : www.global.policy.org/nations/launder/regions/ 2002/0217romania.htm, consulté le 6 août 2002. 17. En général, les immigrants paient entre 2 000 et 4 000 dollars pour être emmenés en Europe « de l’Ouest » ; voir Paul Cristian Radu, 9 août 2002, « Romania Tackles Human Traffickers », Institute for War and Peace Reporting, BCR no 357, en ligne : www.iwpr.net, consulté le 18 août 2002.
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habitant a également diminué au cours des dernières années en Macédoine (où il était plus bas en 2002 qu’entre 1986 et 1990) et en Albanie (où il était, de même, plus bas en 2002 qu’entre 1981 et 1985)18. En novembre 2000, environ 20 % de la population macédonienne vivait sous le seuil officiel de pauvreté19, mais la courbe aujourd’hui pourrait bien être plus élevée à cause du conflit de 2001 et d’autres problèmes. Chômage et inégalité économique En 1996-1997, les femmes avaient environ 20 % moins de chances que les hommes d’avoir un emploi dans plusieurs pays de la région, tandis que les salaires des femmes n’atteignaient pas plus de 80 % de ceux des hommes en République tchèque, Slovaquie, Pologne et Hongrie et à peine plus en Slovénie20. Depuis 1989, le coût de l’enseignement a augmenté à travers toute l’Europe de l’Est, les services médicaux se sont détériorés et les dépenses gouvernementales pour les crèches et garderies ont été drastiquement diminuées. À présent, il y a davantage d’adolescentes qui accouchent, les abus de drogues et d’alcool sont en augmentation, la violence domestique et les viols s’avèrent augmenter également, et l’espérance de vie des femmes a diminué dans seize des pays en transition. Même en ce qui concerne un besoin aussi essentiel que l’assurance santé, il y avait plus de femmes dans les pays en transition à en être dépourvues en 1998 qu’en 199321. Le chômage des femmes, qui reste plus élevé que celui des hommes, résulte de plusieurs facteurs, y compris
18. UNDP, Human Development Report 2002, en ligne : www.undp.org/ hdr2002, consulté le 6 août 2002, p. E5-2. 19. Gouvernement de la République de Macédoine, 10 novembre 2001, Poverty Reduction Strategy Paper, version intérimaire, Skopje, p. 1. 20. Sur le chômage, voir Sylke Viola Schnepf, « Transformations of Gender Relations in Central and Eastern Europe : The Impact of Reform on Gender Inequality » (Hamburg), en ligne : www.untj.org/files/reports/ifupaperGenderinTransistion.pdf, consulté le 29 mai 2006 ; pour ce qui est des salaires, voir Anna Pollert, « Gender and Transformation in Central Eastern Europe » (Université de Greenwich), en ligne : www.forba.at/files/news/referate/pollert.pdf, consulté le 29 mai 2006, p. 3. 21. Teresa Guttierez, 22 septembre 1999, « UNICEF on East Europe’s Women : It’s Been Downhill under Capitalism », Workers’ World, en ligne : www.hartford-hwp.com/archives/63/322.html, consulté le 15 septembre 2006.
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de la fermeture de nombreuses garderies et des traitements discriminatoires infligés aux femmes (dernières embauchées, premières licenciées). Les femmes immigrées tendent à trouver du travail « dans un nombre limité d’emplois typiquement féminins : les services domestiques, les emplois temporaires, les industries ayant besoin d’une main-d’œuvre abondante, l’industrie du loisir, l’industrie du sexe et plus particulièrement la prostitution22 ». Pour ce qui est des réussites économiques, il y a moins de femmes que d’hommes entrepreneurs dans tous les pays en transition. En République tchèque, par exemple, seulement 9 % des femmes qui travaillent sont des entrepreneurs, contre 18,8 % des hommes ; en Hongrie, les chiffres sont de 9,6 % pour les femmes et 18,7 % pour les hommes, et en Roumanie, de 17,4 % pour les femmes et de 32,6 % pour les hommes. En Slovénie, pays considéré comme plus progressiste sous plusieurs aspects, le différentiel entre le taux des femmes entrepreneurs (6,5 %) et celui des hommes (15,3 %) est actuellement le plus haut23. En Pologne, certains employeurs ont exigé des femmes, pour qu’elles soient embauchées, de fournir un certificat médical attestant qu’elles ne sont pas enceintes et qu’elles signent un contrat où elles s’engagent à ne pas être enceintes pendant au moins deux ans24. En août 1999, une recherche fut menée parmi 210 Polonaises des anciens voïévodats de Szczecin, Katowice et Białystok à la demande de la Fédération des femmes et du Planning familial. Plus de 60 % de ces femmes décrivirent leur situation d’ensemble comme s’étant soit détériorée, soit ayant stagné depuis 1989. Quelque 40 % des femmes interrogées dirent que leurs conditions de vie s’étaient détériorées, 40 % que la qualité des services médicaux avait décliné, 44 % que la situation financière de leurs familles s’était détériorée, 50 % qu’elles avaient moins de possibilités professionnelles qu’une décennie plus tôt, et 70 % que les prix avaient aug22. Stana Buchowska, 2000, « Trafficking in Women : Breaking the Vicious Circle », dans Marnia Lazreg (dir.), Making the Transition Work for Women in Europe and Central Asia, New York, World Bank. 23. « Bridging the Gender Gap in Entrepreneurship in Eastern Europe and CIS », Commission économique des Nations Unies pour l’Europe, 13 juin 2003, en ligne : www.unece.org/press, consulté le 11 août 2003. 24. Laura Brunell, 2002, « Cinderella Seeks Shelter : Will the State, Church, or Civil Society Provide ? », East European Politics and Societies, 16 (2) : 469.
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menté sur des périodes vraiment courtes25. D’un autre côté, les femmes interrogées relevaient également des améliorations dans quelques domaines. 34,8 % d’entre elles dirent que la protection légale s’était améliorée en règle générale, 51 % qu’il y avait davantage de liberté personnelle, 52 % que les femmes avaient davantage le droit d’exprimer leurs opinions, et 87 % que les magasins étaient mieux approvisionnés. En rassemblant ces deux ensembles, on pourrait conclure que les Polonaises voyaient une détérioration générale des conditions économiques mais une amélioration générale de la liberté politique. On devrait également relever que les évaluations négatives étaient faites le plus souvent par les femmes plus âgées ou par celles qui avaient plus de deux enfants, tandis que les évaluations optimistes étaient le plus souvent faites par des femmes plus prospères, en particulier celles n’ayant pas d’enfants. Participation politique À l’époque communiste, les femmes représentaient 20 % des maires et 45 % des juges de la RDA, 23 % des députés en Pologne, 25 à 30 % du corps parlementaire en Hongrie et 19,5 % des députés dans les assemblées des républiques et provinces autonomes de la Yougoslavie de la fin de l’ère Tito26. Le contraste avec les chiffres du début de l’ère postcommuniste est frappant. En 1999, la proportion moyenne des femmes dans les parlements des pays en transition était de moins de 10 %27. En Slovénie (en 1996), seuls 8 % des députés du parlement étaient des femmes, tandis qu’en Serbie (entre 1990 et 1993), il n’y avait que 1,6 % de femmes députés au parlement28. La proportion des femmes parmi les candidats aux parlements nationaux est descendue aussi bas que 20 % et, à l’exception de quelques 25. Magdalena Grabowska et Wanda Nowicka, septembre 2000, « Attitudes of Rural Women toward Reproduction Issues : Report on the Survey conducted by RUN », The Anti-Abortion Law in Poland, en ligne : www.waw. pdi.net/~polfedwo/english/reports/report00/rep00_6.htm, consulté le 11 août 2003, p. 3. 26. B. Cooper, « Building Feminism », op. cit. ; Ramet, « In Tito’s Time », dans S.P. Ramet, Gender Politics, op. cit., p. 101. 27. T. Guttierez, « UNICEF on East Europe’s Women », op. cit., p. 1. 28. Vlasta JaluŠič, « Women in Post-Socialist Slovenia : Socially Adapted, Politically Marginalized », dans S.P. Ramet, Gender Politics, op. cit., p. 125 ; et Z. PapiĆ, « Women in Serbia », op. cit., p. 164.
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partis de gauche, les partis politiques, en général, abhorrent l’usage des quotas. En 1994, par exemple, les femmes représentaient 15 % des députés au parlement tchèque, 13 % au Sejm de Pologne, 12 % au parlement slovaque, 8,3 % au parlement hongrois et 7,8 % au parlement de Slovénie29. De nombreuses organisations de femmes fonctionnent soit comme des outils de mobilisation pour des partis à domination masculine (comme dans le cas des organisations féminines des partis démocrates chrétiens), soit comme des agents dans la mise en avant d’objectifs nationalistes (comme dans le cas de la Ligue des femmes albanaises en Macédoine). De plus, dans le cas tchèque, quelque 95 % des organisations féminines n’ont aucune préoccupation politique30, tandis que l’étiquette « féministe », tout autant que le programme féministe, ont été si fortement dévalorisés que peu de militantes de l’égalité des femmes osent se qualifier elles-mêmes de féministes31. Ce n’est pas un hasard si, lorsque quelques femmes politiquement motivées de Prague voulurent établir un centre pour servir de point de liaison à leurs activités, elles choisirent le nom neutre de Gender Studies Center. La Slovénie fournit un exemple encore plus frappant, avec son centre réputé de Ljubljana, pour l’étude des relations entre sexes, des stéréotypes sexués et de la discrimination sexuelle, qui s’appelle le Peace Institute. On a parfois pu dire que cela ne fait aucune différence qu’un représentant soit homme ou femme, et qu’un représentant masculin peut tout aussi bien représenter les femmes qu’une députée, mais le fait que ce soit toujours les femmes qui sont sous-représentées dans les parlements, plutôt que les hommes, devrait faire réfléchir. De plus, cette opinion a été contestée frontalement par Magdalena Środa, philosophe féministe polonaise, entre autres. 29. Vlasta JaluŠič et Milica AntiĆ, 1994, « Prospects for Gender Equality Policies in Central and Eastern Europe », Social Costs of Economic Transformation in Central Europe, SOCO Project Paper no 79, Vienne, Institut für Wissenschaften vom Menschen, p. 9-11. 30. Ibid., p. 7. 31. Le mépris du féminisme s’associe également à une tolérance du harcèlement sexuel. En République tchèque, un sondage récent a montré que 45 % des femmes tchèques avaient été victimes de harcèlement sexuel, beaucoup d’entre elles à de nombreuses occasions ; voir « Sexual Harassment in Central and Eastern Europe », New York Times, 9 janvier 2000, repris dans WIN News, printemps 2000, en ligne : www.findarticles. com, consulté le 1er septembre 2003.
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Personnellement, je ne souhaite pas voir un parlement dans lequel ne siégeraient que mes supposés représentants (presque tous) mâles, parce que je suis de plus en plus convaincue que nous [les femmes] avons vraiment des intérêts, des besoins différents, des manières différentes de comprendre le monde, différentes hiérarchies de valeurs et de buts, différentes conceptions de la politique, de la fonction de la famille, des enfants, différentes notions d’éducation, de priorités économiques, différents modèles32.
En fait, la représentation des femmes dans la vie parlementaire polonaise a régulièrement décliné après avoir atteint un point culminant de 23 % dans les années 1980-1985. Depuis, la proportion des femmes au Sejm (qui est aujourd’hui la chambre basse du parlement polonais) a coulé à 20 % en 1985-1990, 13 % en 1990-1991 et tout juste 10 % en 1991-1993, se stabilisant à 13 % dans les années 1993-2001. Mais dans les années 1990, les femmes se sont organisées pour modifier cette situation. L’un de ces groupes, Grupa Nieformalna « Kobiety Też » se fit connaître en 1993 et commença à organiser des conférences et des tables rondes, apportant son soutien aux femmes candidates dans des élections locales et incitant à un traitement égal des hommes et des femmes dans les médias. Le groupe cherchait à promouvoir à la fois une meilleure représentation des femmes dans la vie publique et une plus grande sensibilisation des politiciennes aux besoins des femmes. Lorsque, en 2001, la représentation féminine au Sejm passa de 13 % à plus de 20 %, et de 13 % à 23 % au Sénat, « Kobiety Też » et d’autres groupes virent leurs efforts, du moins temporairement, couronnés de succès33. La mobilisation des femmes n’est que l’un des facteurs qui ont de toute évidence commencé à inverser la marée conservatrice dans au moins quelques-unes des sociétés de l’Europe de l’Est. Parmi les autres facteurs, on peut mentionner le recrudescence des partis politiques de gauche dans quelques-uns de ces pays, et la pression internationale 32. Magdalena Środa, 2001, « Król est nagi ! Niech zyje królowa ! [Le roi est nu ! Vive la reine !] », Oska Biuletin, no 2, p. 33, telle que citée dans Joanna Renc-Roe, 2003, « The Representations of Women in the Political DecisionMaking Process in Poland : Existing Problems dans Advocated Solutions », communication rédigée pour la Session de l’ECPR : Changing Constitutions, Building Institutions and (Re)defining Gender Relations, Édimbourg, 28 mars-2 avril, p. 4. 33. Ibid., p. 12-14.
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(tous les États de la région ont soit signé, soit souscrit, au traité international portant sur la discrimination des femmes, et certains ont également signé un protocole optionnel qui élargit les garanties données aux femmes). Les plus grands succès (en termes relatifs bien sûr) de la région sont à chercher en Pologne, où (en 2002), les femmes constituaient plus de 21 % des ministres (chiffre le plus élevé de la région), de 20 à 23 % des députés et 13,2 % des conseillers municipaux ; en Bulgarie, où les femmes constituaient près de 19 % des ministres, 26 % des députés (chiffre le plus élevé de la région) et 20 % des conseillers municipaux (chiffre à nouveau le plus élevé de la région) ; et en Slovénie, où les femmes représentaient 20 % des ministres, 13 % des députés et 12,2 % des conseillers municipaux (voir tableau 7.1). D’un autre côté, il n’y avait aucune femme dans les ministères de la République tchèque en 2002, et les femmes représentaient moins de 10 % des députés en Albanie, en Macédoine et en Hongrie, et seulement 4 % des conseillers municipaux en Croatie. En commentant le cas albanais, Human Rights Internet remarquait récemment que « l’émergence d’une société plus démocratique n’a pas en fait mené à une plus grande participation des femmes dans les prises de décision, mais à une plus grande exclusion des femmes de la vie publique et de la participation politique34 ». Une comparaison entre les données provenant de l’Europe de l’Est (tableau 7.1) avec celles provenant de l’Europe du Nord et de l’Ouest (tableau 7.2) est instructive. Dans les pays nordiques de la même période, les femmes représentaient de 28 à 45 % des ministres et de 35 à 45 % des députés, tandis que chez les « Quatre grands » (Grande-Bretagne, France, Allemagne et Italie), les femmes représentaient de 10 à 43 % des ministres mais seulement de 8 à 31 % des députés (la participation des femmes dans la vie parlementaire en Italie étant la plus basse dans cet ensemble en particulier). Il est incertain, au mieux, que les pays du nord puissent exercer une quelconque influence sur les sociétés de l’Europe de l’Est, et si une telle influence devait se manifester, elle ne pourrait résulter que de relations spéciales entre les pays. Mais les pays du nord fournissent, du moins, un modèle de 34. Human Rights Internet, 2002, For the Record 2001 : The United Nations Human Rights System, Vol. 5 : Central and Eastern Europe, Ottawa, HRI, p. 3.
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uasi-égalité. Il vaut la peine de relever que le Comité des droits q des femmes du Parlement européen a recommandé que les femmes représentent au moins 40 % « de tous les corps politiques de l’Europe, aux niveaux nationaux et internationaux35 ». En 2000, les députés du Parlement européen lui-même se répartissaient entre 30 % de femmes et 70 % d’hommes. Tableau 7.1 R eprésentation
des femmes dans les corps politiques,
Ministres
Europe
de l’Est,
Députés
Conseillers
(Une/deux chambres)
municipaux
2002 (%)
Maires
Albanie
16,67
6
11
3
Bulgarie
18,75
26
20
8
Croatie
8,33
6/21
4
–
0
15/12
–
–
6,25
8,5
9,1*
13
République tchèque Hongrie Macédoine
5,88
6
8,4
21,4
Pologne
21,43
20/23
13,2
5,3
20
7/12
–
3,4
–
2,08**
–
–
Slovaquie
10
13,3
–
16,9
Slovénie
20
13
12,2
4,2
Roumanie Serbie
– : données manquantes * représentants locaux ** données du printemps 2000 Sources : Women in Politics in the Council of Europe Member States, mai 2002, Strasbourg, CoE Directorate General of Human Rights, p. 59-64 ; les chiffres concernant la Serbie proviennent de Biljana BijeliĆ, 2005, « Nationalism, Motherhood, and the Reordering of Women’s Power », dans Sabrina P. Ramet et Vjeran PavlakoviĆ (dir.), Serbia since 1989 : Politics and Society under Milošević and After, Seattle, University of Washington Press.
35. « Equal Opportunities : MEPs Vote for More Women in Power », European Report, 25 novembre 2000, en ligne : www.findarticles.com, consulté le 1er septembre 2003.
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Trois modèles du droit de souveraineté commun Église-État
Tableau 7.2 R eprésentation des femmes de l’ouest, 2002 (%)
dans les corps politiques,
Ministres
Pays
de l’Europe du nord et
Députés
Conseillers
(Une/deux chambres)
municipaux
Maires
Pays nordiques Danemark
27,78*
37,99
27
–
Finlande
44,44
37,50
34
–
Islande
33,33
34,92
29**
3
Norvège
42,11
36,97
42
–
45
42,69
42
–
21,43
10,92
47,50
10,9
43
31,24/17,39
–
–
Italie
10,39
9,84/7,67
16,7
6,6
RoyaumeUni
32,58
17,91
–
–
Suède Pays de l’ouest France Allemagne
– : données manquantes * chute brutale, 45 % en 2000 ** représentants locaux Sources : Women in Politics in the Council of Europe Member States, mai 2002, Strasbourg, CoE Directorate General of Human Rights, p. 26, 59-64.
Avortement : le cas de la Pologne En République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Croatie, Serbie et Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Albanie, Macédoine, Roumanie et Bulgarie, les lois sur l’avortement sont libérales, permettant aux femmes un accès sans restriction à l’avortement au moins pendant les douze premières semaines de grossesse. En Russie, l’avortement est autorisé pour des raisons sociales jusqu’à vingt-deux semaines et à n’importe quel point de la grossesse pour des raisons médicales36. 36. « East Central Europe Abortion Law and Policies in Brief », Center for Reproductive Rights, août 2000, en ligne : www.crlorg/tools/print_page.jsp, consulté le 20 août 2003.
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L’avortement était légal en Pologne entre 1956 et 1993, lorsque le Sejm, subissant de fortes pressions de l’Église catholique, vota une loi extrêmement restrictive. Après l’élection d’un Sejm plus libéral, cependant, la loi fut libéralisée en 1996, et pendant quelques mois en 1997, les avortements furent autorisés pour des raisons sociales (ce qui signifiait en général pour des raisons financières). Mais la loi fut durcie une fois encore en 1997, après une décision du Tribunal constitutionnel. Cependant, la loi de 1997 permet l’interruption de grossesse lorsque la grossesse met en danger la vie de la femme, lorsqu’un examen prénatal révèle des dommages graves et irréversibles au fœtus ou la présence d’une maladie incurable, où lorsqu’un procureur d’État confirme que la grossesse est consécutive à un viol37. La loi est très restrictive, mais ce qui est frappant, c’est que son application a de fait été plus dure et plus restrictive que la loi elle-même, et de nombreuses femmes qui auraient pu avoir un titre à l’avortement sous la loi de 1997 se sont vues refuser la procédure. Consécutivement à la législation restrictive et aux pressions de l’Église sur les hôpitaux, ainsi qu’en raison de la stigmatisation de cette mesure par les conservateurs, le nombre d’avortements légaux pratiqués en Pologne est passé de 82 137 en 1989 à tout juste 151 en 1999. Sur le papier, il semble donc que l’Église ait obtenu une grande victoire dans son combat contre l’avortement. Mais en fait, on estime qu’il y a eu entre 80 000 et 200 000 avortements illégaux chaque année en Pologne depuis le vote de la loi anti-avortement, et de nombreuses femmes vont à l’étranger en « congé d’avortement ». En juin 2003, il y eut même une visite de la première clinique d’avortement flottante du monde, qui vint à quai dans les ports polonais et se dirigea ensuite dans les eaux internationales où des femmes arrivées à leur dixième semaine de grossesse ou moins reçurent du RU-486, un abortif38. Cependant, la plupart des Polonaises qui veulent avorter le font chez elles, illégalement, et la multiplication des avortements illégaux comporte des risques. Les avortements 37. Wanda Nowicka et Monika Tajak, septembre 2000, « The Functioning Social Effects, Attitudes and Behaviors – The Report », The Anti-Abortion Law in Poland, en ligne : www.waw.pdi.net/~polfedwo/english/ report00/ rep00.3.htm, consulté le 11 août 2003. 38. Ibid., p. 3, 6 ; Guardian (Londres), 20 et 23 juin 2003, en ligne : www. guardian.co.uk, consultés tous deux le 18 juillet 2003.
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illégaux en Pologne sont souvent pratiqués dans des conditions sanitaires moindres que celles qui prévaudraient dans les hôpitaux, et avec de moindres ressources ; cela a pour résultat, comme l’ont montré des études réalisées en 1999 et 2000, une augmentation des « problèmes personnels et de santé pour des centaines de femmes en Pologne ». S’ajoutant à cela, il y eut chaque année de 31 à 59 cas avérés d’infanticides perpétrés par des mères involontaires entre 1990 et 1999, de 20 à 77 cas avérés d’abandons d’enfants par an au cours de la même période, et de 252 à 803 enfants laissés à l’hôpital par an entre 1993 et 199939. Une femme voulant se faire avorter pour cause de viol doit obtenir un certificat du bureau du procureur – et ce certificat n’est pas accordé à la légère. Cela a pour résultat que, bien que l’on rapporte environ 2000 viols par an (le nombre réel, incluant ceux qui ne sont pas reportés, doit être plus élevé), il n’y eut que 53 avortements autorisés pour cause de viol en 1998 par exemple, et un seul en 199940. Il est inévitable d’en conclure que le passage d’une loi restrictive sur l’avortement n’a pas eu d’effets appréciables pour diminuer le nombre d’avortements réalisés en Pologne, mais que cette loi a eu un impact négatif sur la santé de centaines de milliers de femmes et a résulté en infanticides, abandons d’enfants et enfants laissés dans les hôpitaux.
Trafic et prostitution sous la contrainte L’un des plus grands scandales dans les systèmes postcommunistes fut la prolifération des trafics de femmes et d’enfants, souvent dans le but de contraindre les femmes à la prostitution. La plupart des femmes viennent de Bulgarie, de Roumanie, de Moldavie, de Russie, de Biélorussie, d’Ukraine et d’A lbanie, bien qu’il y ait eu un certain nombre de Polonaises à subir ce trafic également. Selon l’Observatoire international des migrations (OIM), environ 500 000 femmes chaque année ont fait l’objet de ce trafic provenant des pays anciennement communistes de l’Europe de l’Est, à destination de l’étranger41.
39. W. Nowicka et M. Tajak, « The Functioning Social Effects... », op. cit., p. 3, 5. 40. Ibid., p. 7. 41. S. Buchowska, « Trafficking in Women : Breaking the Vicious Circle... », op. cit., p. 1.
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Les mafias albanaise et d’autres pays des Balkans trempent dans ce trafic jusqu’au cou et, selon des organisations d’aide italiennes, en 2002 il y eut peut-être jusqu’à 30 000 jeunes albanaises à travailler comme prostituées en Europe occidentale – aucune librement42. Certains pays sont à la fois pays d’origine et de destination – comme la Pologne et la Bosnie. Certaines femmes sont déplacées dans des pays dont elles ne parlent pas la langue dans le but de limiter leurs possibilités, mais d’autres font l’objet d’un trafic local. Les femmes et les filles qui finissent comme prostituées sont attirées par de fausses promesses d’un bon emploi dans l’Ouest, leur assurant qu’elles gagneront beaucoup d’argent et qu’elles auront de nouvelles chances ; dans certains cas, des filles ont été vendues par leurs parents contre de l’argent liquide ; dans certains cas, des invitations à partir en vacances ont servi cet objectif ; et encore dans d’autres cas, les victimes ont tout simplement été enlevées. Une fois captive, la femme ne contrôle plus sa destination ou son travail. Elle est emmenée de force dans un bordel où on lui dit que son transport a impliqué des coûts qu’elle doit rembourser. La femme finit par travailler sans contrepartie pour « rembourser » le coût de son enlèvement, subissant des amendes arbitraires et une comptabilité truquée servant à la maintenir dans l’endettement à long terme. Même si quelques femmes finissent par se sortir de cette dette, ce n’est qu’après « des mois ou des années d’un labeur coercitif ou abusif43 ». En général, les femmes se voient confisquer leur passeport. Si elles tentent de s’échapper et échouent, elles sont sévèrement battues. Si elles parviennent à s’échapper, elles se retrouvent dans un environnement inconnu, dont souvent elles ne parlent pas la langue, elles sont dépourvues d’identification personnelle et craignent d’être arrêtées par les autorités policières locales. Les menaces de représailles contre les membres de leur famille dans leur pays, dans l’éventualité
42. Norbert Mappes-Niedliek, 2003, Balkan Mafia. Staaten in des Hand des Verbrechens – Eine Gefahr für Europa, Berlin, Ch. Links, p. 109-115. 43. Regan E. Ralph, 22 février 2000, « International Trafficking of Women and Children », témoignage devant la Commission du Sénat aux Affaires étrangères, sous-comité des Affaires du Proche-Orient et de l’A sie du Sud, en ligne : www.hrw.org/backgrounder/wrd/trafficking.htm, consulté le 11 août 2003, p. 2.
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d’une évasion, tendent également à décourager leurs tentatives de s’en sortir. Le problème du trafic des femmes et des enfants est global, et dans de nombreux pays, des personnages officiels corrompus ont en réalité facilité le trafic en fournissant de faux papiers aux trafiquants, en fermant les yeux sur les infractions aux lois sur l’immigration, et en acceptant des pots de vin de la part des employeurs de ces femmes. L’organisation Human Rights Watch a également enquêté sur de nombreux cas de bordels gérés par des policiers locaux où travaillaient des femmes ayant fait l’objet de ce trafic44. De plus, comme l’a relevé Regan Ralph dans un rapport présenté devant un sous-comité du Sénat américain en février 2000, certaines femmes ayant fait l’objet de trafic peuvent être libérées de leurs employeurs lors des descentes de police, mais on ne leur donne aucun accès aux services ni aux secours, et au lieu de cela, elles sont confrontées à d’autres mauvais traitements aux mains des autorités. Même lorsqu’ils se trouvent devant l’évidence du trafic et du travail forcé, les fonctionnaires ne s’occupent que des infractions aux lois sur l’immigration et aux lois anti-prostitution, plutôt qu’aux atteintes aux droits humains des victimes ayant subi ce trafic. Ainsi, les femmes se trouvent dans la position d’immigrantes clandestines et/ou de prostituées, tandis que les trafiquants, soit ne sont aucunement inquiétés, soit ne subissent que des pénalités minimes pour leur implication dans l’immigration illégale ou la prostitution45.
Parmi les pays de destination se trouvent la GrandeBretagne, l’A llemagne, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, la Russie, la Turquie, la Bosnie et le Kosovo, où le racket de la prostitution a explosé avec un marché du sexe situé près de la base de la SFOR (Force de stabilisation de l’OTAN) à BihaĆ 46. La plupart des prostituées qui travaillent en Bosnie viennent de Roumanie, de Moldavie et d’Ukraine. Jusqu’à ce 44. Ibid., p. 3. 45. Ibid. 46. Nicole Lindstrom, 2004, « Regional Sex Trafficking in the Balkans : Transnational Networks in an Enlarged Europe », Problems of PostCommunism, 51 (3) : 47 ; sur la Grande-Bretagne, la Grèce, l’Italie, l’A llemagne et l’Espagne, voir Daily Telegraph (Londres), 27 novembre 2005, en ligne : www.telegraph.co.uk, consulté le 2 décembre 2005 ; sur l’Autriche, Deutsche Presse-Agentur, 28 septembre 2005 ; sur la Russie, Basapress (agence d’informations moldave), 9 août 2005 ; sur la Turquie, Basapress, 24 juillet 2004, toutes informations en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn.
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que l’indignation publique ait contraint la traite à se dissimuler, de nombreuses femmes faisaient ouvertement l’objet de ventes aux enchères au « marché Arizona » près de Brčko47. À la fin de 2001, une mission de l’ONU en BosnieHerzégovine a fait fermer quinze bars qui employaient des femmes prostituées sous la contrainte, et certains soldats du maintien de la paix ont été renvoyés dans leurs foyers pour avoir fréquenté les bordels locaux. Mais en plusieurs occasions, les tenanciers de bordels en Bosnie avaient été prévenus de l’imminence de descentes de police et, au moment de l’arrivée des policiers, les bars avaient été fermés pour la nuit48. En janvier 2002, les autorités de Belgrade annoncèrent que 150 personnes avaient été arrêtées, la plupart d’entre elles sous l’accusation de trafic de femmes ; les arrestations étaient le résultat d’une rafle policière dans plus de quatre cents bars et boîtes de nuit dans diverses régions de Serbie49. Entre 2000 et 2004, l’OIM procéda au rapatriement de 2 000 femmes ayant fait l’objet de trafic ; mais en moins d’une année, près de la moitié de ces femmes étaient retombées sous la coupe des trafiquants. Les ministères des affaires étrangères de l’Union européenne se sont accordés sur le fait que le combat contre le trafic humain devrait se voir donner la priorité et, avec le soutien de l’Union européenne, le gouvernement britannique a élaboré des propositions comprenant la création d’un réseau de fonctionnaires de l’immigration et de forces de police spéciales autorisé à échanger des informations et à coordonner la lutte contre le trafic. De même, la Commission européenne et le Parlement européen en ont appelé à une action systématique pour combattre le trafic des êtres humains50. 47. « UN Cracks down on Bosnia Prostitution », BBC News, 2 novembre 2001, et « Victims of Bosnia Sex Trade », BBC News, 2 novembre 2001, en ligne : www.bbc.co.uk, tous deux consultés le 11 août 2003 ; voir aussi Peter Andreas, 2004, « The Clandestine Political Economy of War and Peace in Bosnia », International Studies Quaterly, 48 : 29-51. 48. « Sex Trade Thrives in Bosnia », BBC News, 8 mars 2001, en ligne : www.bbc.co.uk, consulté le 11 août 2003. 49. « Serbian Police Swoop on Vice Bars », BBC News, 25 janvier 2002, en ligne : www.bbc.co.uk, consulté le 11 août 2003. 50. « Trafficking in Women : European Commission Paper Sets out Priority Actions », European Report, 16 décembre 1998, et « European Parliament Urges Action to Stop Traffincking in Women », European Report, 24 mai 2000, en ligne : www.findarticles.com, tous deux consultés le 1er septembre 2003.
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Les organisations de femmes ont également exigé que les victimes du trafic qui fourniraient des preuves contre les trafiquants soient protégées, de même qu’elles ont exigé des peines accrues pour ceux qui se seraient rendus coupables de cette pratique51. Mais pour ce qui est de la mise en application, le problème relève en premier lieu des fonctionnaires locaux, et c’est là que le problème doit être résolu, s’il peut l’être. Celles qui risquent le plus d’être amenées par ruse ou par violence à la prostitution forcée, selon Stana Buchowska, sont « les jeunes femmes et les filles de plus de quatorze ans. Cela comprend les lycéennes, les étudiantes des écoles de commerce, les collégiennes et les étudiantes à l’université ; les filles ayant quitté l’école ; et les filles des dortoirs, des pensionnats, des écoles spéciales et des orphelinats. Les autres groupes à haut risque sont les femmes sans emploi et les employées à bas salaires52 ». En mars 2005, Helga Konrad, représentante spéciale de la Lutte contre le trafic des êtres humains (de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), publia un rapport accusant les pays européens d’avoir failli au développement d’une stratégie à long terme pour combattre le trafic. De fait, en 2003 uniquement, quelque 120 000 femmes et enfants « principalement des Balkans » ont été emmenés de force dans des pays membres de l’Union européenne53. En l’absence d’une telle stratégie, les résultats ont été mitigés. Par exemple, un rapport de 2003 mentionnait des preuves d’une amélioration de la protection des victimes du trafic humain en Bosnie-Herzégovine, tandis qu’en Moldavie, d’où sont originaires de nombreuses femmes enlevées, la police élimina un réseau de trafiquants turco-moldave en 2005 ; en Albanie, les autorités gouvernementales ont affirmé en janvier 2006 qu’il y avait eu une notable diminution des activités de trafic dans leur pays. Par contraste, en novembre 2004, le trafic humain s’avérait en augmentation en Croatie, en Serbie et en Bosnie-
51. « EU to Protect Sex Slaves », BBC News, 8 mars 2001, en ligne : www.bbc.co.uk, consulté le 11 août 2003, p. 1. 52. S. Buchowska, « Trafficking in Women : Breaking the Vicious Circle... », op. cit., p. 3. 53. Deutsche Presse-Agentur, 31 mars 2005, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn.
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Herzégovine, et en 2005, les autorités locales reportèrent une augmentation du trafic humain au Kosovo et en Roumanie54. Violence domestique La violence et les abus domestiques ont augmenté à travers toute la région depuis l’effondrement du communisme. Dans les régions affectées par la guerre (Serbie, Croatie, Bosnie), la violence domestique a augmenté de manière plus significative, un législateur serbe ayant dit à l’activiste féministe Sonja Licht : « Ne me parlez pas de la violence dans la famille. Cela détruirait l’essence de la famille serbe55. » En Croatie, un sondage mené en 2000 montra que 44,2 % des répondants connaissaient au moins une femme battue chez elle, et 25,8 % des personnes interrogées disaient qu’il y avait des situations dans lesquelles il était « acceptable » pour un mari de battre sa femme56. En 2004, on disait que la violence domestique augmentait en Croatie57. Environ 20 % des familles slovènes ont connu des problèmes de violence domestique58, tandis que 85 % des femmes divorcées en Pologne disaient qu’elles avaient été battues par leur mari (25 % de manière répétée, les 60 % restant disant avoir été battues au moins une fois)59.
54. Bosnie-Herzégovine, Onasa News Agency (Sarajevo), 20 juin 2003 ; Moldavie, Infotag News Agency (Chisinau), 10 mai 2005 ; Albanie, Rilindja Demokratike (Tirana), 17 janvier 2006 ; Croatie, Serbie et Bosnie-Herzégovine, HINA (Zagreb), 14 novembre 2004 ; Kosovo, HINA, 2 avril 2005 ; Roumanie, Rompres News Agency (Bucarest), 9 juin 2005, toutes informations en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn. 55. Cité dans Sabrina P. Ramet, 1995, Social Currents in Eastern Europe : The Sources and Consequences of the Great Transformation, Durham, Duke University Press, p. 449. 56. Women 2000 : An Investigation into the Status of Women’s Rights in Central and South-Eastern Europe and the Newly Independant States, 2000, Vienne, International Helsinki Federation for Human Rights, p. 123 ; U.S. Department of State, 1999 Country Reports on Human Rights Practices – Croatia, 25 février 2000, Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor, en ligne : www.state.gov/www.global/human_rights/1999_hrp_report/croatia.html. 57. HINA, 9 décembre 2004, en ligne : www.newsbank.com/govlib/ awn. 58. Women 2000..., op. cit., p. 421. 59. « Prevalence of Domestic Violence », Minnesota Advocates for Human Rights, en ligne : wwwi.umn.edu/humanrts/svaw/domestic/link/statistics.htm, consulté le 11 août 2003, p. 1.
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En Roumanie, le problème était devenu si sérieux qu’en mars 2004, le ministre du Travail créa une Agence nationale de protection de la famille, décrite comme la première agence de ce type en Europe du sud-est, dont la tâche est de venir en aide aux victimes de violence domestique et aux couples subissant ce comportement, pour briser le cercle vicieux. En Slovaquie, le ministère adopta en septembre 2005 un plan d’action pour « prévenir et éliminer » la violence domestique, après que le Centre d’étude du travail et de la famille ait publié un rapport (en mai 2005) affirmant que 25 % des femmes slovaques étaient exposées à la violence dans leur foyer60. Ce problème fut évoqué en Hongrie au début de 2006, lorsque Gábor Kuncze, chef des Libres démocrates, et Klára Sándor, personnalité officielle de ce même parti, en appelèrent à une action plus efficace pour combattre la violence domestique. Selon Sándor, une femme meurt de violence domestique chaque semaine en Hongrie, et la notion voulant que les maris aient le droit de battre leur femme est largement répandue, tolérée, voire acceptée dans la société hongroise. De plus, en 2004, qu’un mari frappe sa femme n’était pas considéré comme un crime en Hongrie. Mais ce qui est nécessaire, selon Sándor, si le problème doit être éradiqué, n’est rien de moins qu’une sorte de « révolution culturelle », puisque l’acceptation de la violence à l’encontre des femmes est enracinée dans « la conception traditionnelle et stéréotypée de la division des sexes, selon laquelle les femmes ont besoin d’un soutien paternaliste dans la vie61 ». Résumé Depuis 1989, la représentation des femmes dans les fonctions politiques, y compris dans les parlements nationaux, a décliné ; le chômage des femmes a augmenté ; l’accès a l’avortement a été légalement restreint en Pologne, provoquant des résultats dommageables pour la santé des femmes, tandis 60. Roumanie, Rompres News Agency, 31 mars 2004 ; Slovaquie, Slovak Spectator (Bratislava), 2 septembre 2005 et 9 septembre 2005, en ligne : www.newsbank.comgovlib/awn. 61. Cité dans Budapest Sun, 16 février 2006, en ligne : www.budapestsun.com, consulté le 17 février 2006 ; sur le fait qu’il n’existe pas de loi contre la violence domestique, voir Budapest Sun, 23 septembre 2004, en ligne : www.newsbank.com/govlib/awn.
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que le recours à l’avortement a été stigmatisé par les institutions religieuses conservatrices dans d’autres pays ; le trafic humain et la prostitution forcée sont devenus des problèmes graves ; la violence domestique a augmenté ; le féminisme a été diabolisé et les exigences d’égalité entre les sexes ridiculisées ; les forces conservatrices ont fait de leur mieux pour revitaliser les modèles sexués traditionnels dans lesquels les femmes sont subordonnées aux hommes ; et la qualité de la vie en général a décliné. Considérant toutes ces conditions, il me semble impossible d’échapper à la conclusion que la situation des femmes en Europe de l’Est s’est considérablement détériorée depuis l’effondrement du communisme.
Le contexte élargi La restauration de la famille traditionnelle – objectif impossible à atteindre actuellement, quoique non dénué d’intérêt pour les conservateurs – est associée à une recrudescence des préjudices à l’encontre des homosexuels et des transsexuels. Les conservateurs veulent dépeindre ceux qui rejettent l’autorité traditionnelle des maris sur leurs femmes comme des pécheurs (ou des traîtres), tracer des frontières bien définies et exclure ceux qui outrepassent ces frontières de la « communion des saints ». Comme l’a montré R.I. Moore dans son étude de l’Église catholique aux XIe et XIIe siècles en Europe, la création de groupes d’exclus disciplinait ceux qui craignaient d’être ostracisés, les forçant à se conformer aux (nouvelles) règles imposées à la société62. Il n’est pas étonnant que les communautés orthodoxes, catholiques et d’autres obédiences chrétiennes aient été à l’avant-garde d’une nouvelle homophobie en Europe de l’Est, bien que d’autres groupes (en particulier les nationalistes) aient embrassé eux aussi l’intolérance sexuelle. En analysant l’ère Tudjman en Croatie, Tatjana PavloviĆ écrit : Tant les Serbes que les homosexuels « trahissent » la nation. La recherche du bouc émissaire ethnique et du bouc émissaire sexuel vont de pair et se justifient par des frontières arbitraires et imaginaires. Le Serbe/l’homosexuel fournissent l’exemple de la création, de la réification et de l’expulsion de l’Autre. Ce sont des 62. R.I Moore, 1987, The Formation of a Persecuting Society : Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, Oxford, Basil Blackwell.
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éléments indésirables de la famille et de la rhétorique nationale. Au niveau de la famille, l’homosexuel est la contrepartie obscure du père/défenseur/guerrier hyper masculin63.
Bien que l’Église catholique romaine ait bloqué la reconnaissance du mariage homosexuel en Pologne et ait cherché à empêcher le traitement neutre de l’homosexualité sur les ondes radio et télé, l’Église orthodoxe a été de loin plus énergique dans sa campagne contre l’affection entre membres du même sexe. La position de l’Église orthodoxe est que tous les contacts sexuels n’ayant pas la procréation pour finalité sont des péchés ; puisque les relations de même sexe ne peuvent pas mener à la procréation, il s’ensuit, pour cette organisation, qu’elles sont des péchés64. L’Église russe orthodoxe a menacé de démissionner du Conseil œcuménique des Églises en 1999 lorsque celui-ci a autorisé une étude sur la diversité sexuelle dans l’optique de réévaluer son opinion sur l’homosexualité, et le clergé de l’Église orthodoxe de Serbie a été associé à des manifestations d’intolérance contre les gais et lesbiennes – dans le cas du père Žarko GavriloviĆ, un prêtre serbe en retraite, avec un groupe de skinheads ayant attaqué un petit groupe d’homosexuels serbes qui essayaient d’organiser la première Gay Pride du pays en juin 2001. Mais c’est l’Église orthodoxe roumaine qui s’est trouvée au cœur de la bataille contre l’homosexualité. L’Église avait conclu la paix avec le dictateur roumain Nicolae Ceauşescu qui, en 1968, avait renforcé la législation anti-homosexuels dans son pays. Mais lorsque Ceauşescu est tombé, la Roumanie a cherché à entrer dans le Conseil de l’Europe et y fut admise en 1993 à condition de modifier onze de ses lois, parmi lesquelles la loi contre l’homosexualité, pour se conformer aux standards européens. L’Église orthodoxe roumaine s’opposa cependant inébranlablement à la proposition de décriminaliser l’homosexualité, et s’en tint à son opinion que l’homosexualité était un péché et que ceux qui la pratiquaient devaient aller en prison. Le patriarche Toctist, qui dans sa jeunesse avait fait partie du groupe fasciste de la Garde de fer, tenta même de persuader le parlement du pays que le Conseil 63. Tatjana PavloviĆ, « Women in Croatia : Feminists, Nationalists, and Homosexuals », dans S.P. Ramet, Gender Politics, op. cit., p. 134. 64. « Orthodox Statement on Homosexuality », Word, janvier 1984, en ligne : www.holy-trinity.org/morality/homosexuality.html, consulté le 13 août 2003, p. 6-11.
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de l’Europe n’était pas vraiment sérieux quand il demandait que la Roumanie renonce à sa législation anti-homosexuels et qu’elle admettrait la Roumanie même si celle-ci conservait cette loi65. Après une bataille de huit ans, le parlement vota finalement l’acceptation des conditions du Conseil de l’Europe et révoqua la législation anti-homosexuels. Le phénomène de l’intolérance chrétienne est bien connu ; de plus, selon les psychologues, la haine de groupes exclus « peut donner naissance à des comportements agressifs procurant beaucoup de plaisir... rationalisés en tant qu’expressions d’une juste indignation66 ». L’aspect « récréationnel » du tabassage des homosexuels est confirmé par Martha Mussbaum, qui relève, en se basant sur une recherche en contexte canadien et américain, que la violence anti-gays est souvent motivée en premier lieu par un désir d’échapper à l’ennui et « de se marrer67 ». Mais là où l’intolérance chrétienne est concernée, ce n’est pas sans ruse. Son irrationalité ostensible est habile, comme cela se révèle dans son effort pour se faire passer pour de l’amour chrétien. Son habileté réside précisément dans son utilité dans le maintien de nettes frontières entre les sexes et de rôles clairement sexués, révélant une fois de plus la centralité de la sexualité dans l’éthique religieuse. Contre la tendance qu’ont certaines organisations religieuses à limiter les prérogatives des femmes, à légitimer les actes violents contre les femmes qui osent dévier des normes religieuses prescrites et à admettre les discours de haine à l’encontre des non-conformistes, Nussbaum insiste pour qu’il y ait « un noyau de base de morale internationale » que toutes les organisations religieuses doivent respecter68.
65. « The Church is against the Homosexuality : Open Letter of His Beatitude Patriarch Teoctist against the Intention of the Romanian Parliament to Abrogate Article 200 in the Penal Code, Concerning the Homosexual Relations », 13 septembre 2000, en ligne : biserica.org/Publicatii/2001 ?NoX/ XII_index.html, consulté le 13 août 2003. 66. Otto F. Kernberg, « Hatred as Pleasure », dans Robert A. Glick et Stanley Bone (dir.), Pleasure Beyond the Pleasure Principle, New Haven, Yale University Press, p. 179-180. 67. Martha C. Nussbaum, 1999, Sex and Social Justice, New York, Oxford University Press, p. 190. 68. Martha C. Nussbaum, 1997, « Religion and Women’s Human Rights », dans Paul J. Weithman (dir.), Religion and Contemporary Liberalism, Notre Dame, University of Notre Dame Press, p. 134.
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Cultures rivales Quatre cultures rivales se heurtent en Europe de l’Est – le libéralisme, le nationalisme, le christianisme conservateur et le féminisme. Bien que certains efforts aient été faits pour marier libéralisme et nationalisme, et d’autres pour apparier christianisme et féminisme, ces paires ne sont pas des alliés naturels. Le nationalisme et le christianisme conservateur sont des alliés de longue date, d’un autre côté, et la compatibilité de l’aile gauche de la tradition libérale et du féminisme remonte à John Stuart Mill et à son ouvrage, l’A ssujettissement des femmes69. Mais, bien que le libéralisme puisse s’interpréter de manière à impliquer et à englober le féminisme, les préoccupations du féminisme vont plus loin que celles du libéralisme sous un aspect crucial. Tandis que le libéralisme et le féminisme mettent tous deux l’accent sur l’importance des droits humains, la tolérance et l’égalité, les féministes ont davantage eu tendance à souligner l’importance du changement culturel (comme dans le cas des manuels d’enseignement) que les libéraux, et ont été plus enclines à soutenir l’usage des quotas et des programmes d’affirmative action pour rétablir l’équilibre. Le libéralisme classique a montré sa force dans la définition des droits individuels, en démontrant le caractère impératif du principe de non-nuisance et en établissant la nécessité pour l’État de la neutralité confessionnelle. Quelques segments au moins de la tradition libérale ont également montré leur force dans la définition des impératifs moraux de la Loi naturelle. La tradition libérale s’est montrée plus faible dans la définition de quelque impératif que ce soit de la solidarité humaine ou à accorder une quelconque reconnaissance aux droits des animaux ou même des espèces (sur la base du droit des espèces à survivre) ou à déterminer les conditions de la protection de l’environnement ou à prescrire des solutions actives pour assurer l’égalité entre les sexes. Parmi les raisons de cette faiblesse se trouve le fait que les lignes principales du libéralisme ont été tracées au XVIIIe siècle, dans des conditions entièrement différentes et dans le cadre d’une culture confrontée à des difficultés différentes 69. Sur la relation entre libéralisme et féminisme, voir M.C. Nussbaum, Sex and Social Justice, op. cit., chapitre 2 : « The Feminist Critique of Liberalism ».
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de celles d’aujourd’hui ; ainsi que le fait que la tradition libérale fut influencée par les notions « réalistes » de l’anti-libéral Thomas Hobbes et associée aux prescriptions de laisserfaire d’Adam Smith et de ses successeurs, tout cela ayant pour résultat que des pans entiers de la tradition libérale furent entraînés dans l’orbe du darwinisme social. Englober pleinement l’égalité des femmes, les droits des animaux, le devoir des États de protéger l’environnement et assurer une vie décente à tous les citoyens des États et à leurs résidents légaux, donner une place à la pensée solidaire dans la vie économique, cela ne représente pas une répudiation de la tradition libérale, mais son expansion, la faisant passer ainsi à l’étape suivante. Enfin, pour ce qui est de la démocratie, la manière dont ce concept a de plus en plus changé de mode d’opération – mettant l’accent sur le résultat des élections plus que sur la participation ; s’en tenant au court terme comme si c’était la garantie d’un gouvernement responsable, même au risque que ceux qui détiennent des fonctions officielles ne préfèrent la démagogie plutôt que les intérêts réels du public ; ne prêtant que peu d’attention au besoin du public d’être informé des questions d’intérêt public ; et permettant à des personnes absolument dépourvues de qualifications de se porter candidates à des postes officiels et d’être élues, même lorsqu’elle infligent des dommages sérieux à l’intérêt public – tout cela a miné les principes mêmes que l’on supposait avoir été approfondis par ce que nous appelons démocratie. Comme nous en a avertis David Hollenbach, la tendance néolibérale à placer sa confiance dans les luttes entre intérêts rivaux dans l’espoir qu’elles produiront un résultat satisfaisant pour la société dans son ensemble subvertit le projet démocratique lui-même dans la mesure où « la politique des groupes d’intérêts est fréquemment incapable de seulement nommer les liens sociaux qui nous destinent de plus en plus à partager soit un bien commun, soit un mal commun70 ». Là où la solidarité est faible, là où les femmes n’ont pas la possibilité de participer au système politique sur une base égale, et là où la participation 70. David Hollenbach, 1994, « Afterword : A Community of Freedom », dans R. Bruce Douglass et David Hollenbach (dir.), Catholicism and Liberalism : Contributions to American Public Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, p. 333.
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elle-même se réduit trop souvent à glisser un bulletin dans l’urne une fois tous les quatre ans, c’est la démocratie ellemême qui s’atténue.
Conclusion Lorsque j’enseignais encore aux États-Unis, il m’est arrivé d’entendre des étudiants américains me dire, de temps en temps, qu’ils étaient contre, par principe, tout système procurant des récompenses, une reconnaissance et une promotion sur la base du mérite ; le système de notation étant lui-même basé sur le mérite, cette attitude m’a parue choquante, en particulier si l’on considère que les alternatives – corruption, copinage, favoritisme, népotisme et franche criminalité – sont généralement considérées comme corrosives pour une société civilisée. Mais en formulant cette « opinion », les étudiants, peut-être inconsciemment, ne faisaient que formuler leur acceptation et leur résignation envers certains des traits négatifs du système dans lequel ils se trouvaient vivre. Contre cette attitude conservatrice de résignation, les libéraux exigent l’égalité, uniquement pour se chamailler pour savoir si l’égalité devrait être uniquement une égalité devant la loi, une égalité des chances, ou une égalité de résultat. Ce qu’ont voulu les féministes, c’était trancher le nœud gordien des professions de foi chevrotantes d’égalitarisme et « changer le système économique au profit d’un système davantage basé sur le mérite71 ». Les avantages des critères méritocratiques sur les critères du favoritisme, du népotisme, de la solidarité masculine, de la corruption ou du ressentiment pervers envers le mérite qui résulte en la récompense du médiocre et la punition du talentueux sont trop évidents pour qu’il faille les démontrer. De fait, ces avantages sont si évidents que ceux qui font la promotion d’un autre système de récompense pour ceux qui ne le méritent pas tentent toujours de prétendre que ceux qui ne le méritent pas, sont en fait méritants. La méritocratie tranche net les mensonges au service de soi et constitue non seulement le point de rencontre du libéralisme et du féminisme, mais aussi la démonstration vitale de la manière dont le programme féministe sert les intérêts de toutes les personnes. 71. Gloria Steinem, 1972, « What It Would Be Like If Women Win », dans Michael E. Adelstein et Jean G. Pival (dir.), Women’s Liberation, New York, St. Martin’s Press, p. 143.
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La vision d’un monde meilleur peut commencer par l’exigence de Vladimir Tismaneanu, qu’une communauté se base sur la vérité, la confiance et la tolérance72. Plus concrètement, un monde meilleur – que ce soit en Europe de l’Est ou ailleurs – doit, par nécessité, impliquer le financement de bonnes écoles, permettre un accès aisé à la formation professionnelle, assurer des soins médicaux et thérapeutiques à faible coût et d’une qualité déterminée, et suffisamment d’opportunités économiques. Essentiels aussi sont la marginalisation des discours intolérants, qu’ils se justifient sur la base de la religion ou sur une autre base, les enquêtes vigoureuses et la poursuite des trafiquants et de tous ceux qui sont impliqués dans le racket de l’esclavage sexuel, et le financement de centres de réhabilitation pour les victimes des trafiquants et – j’ajouterais – l’usage de systèmes de quotas affinés pour assurer une approximation raisonnable de l’égalité des sexes et la décriminalisation des choix moraux dans les domaines où le consensus n’existe pas (par exemple, dans le cas de l’avortement). Ces éléments sont les ingrédients minimaux au moyen desquels tous les membres de la société ont la possibilité réelle de développer leurs talents et de sentir qu’on leur accorde une valeur en tant que membres de la société. Mais ce n’est pas un hasard si ceux qu’on appelle les réalistes parlent sans fin, non pas de construire de bonnes écoles ou de fournir des soins médicaux à faible coût, mais de la loi et de l’ordre – et cela sans être jamais capable d’y atteindre. C’est l’incapacité des réalistes à comprendre que la paix civile est le produit, non pas de la coercition, mais des stratégies de mises en œuvre de politiques dirigées vers l’accroissement d’un sentiment de communauté, qui est responsable de l’échec de plus d’un programme réaliste par le passé73. Il est également temps de demander à la théorie libérale de s’élargir jusqu’à englober les droits des espèces à survivre, les droits individuels de tous les êtres vivants, depuis les reptiles et les poissons jusqu’aux oiseaux et aux mammifères, et le droit de tous d’exiger que nos gouvernement prennent des 72. Pour une discussion plus approfondie de ces valeurs, voir Vladimir Tismaneanu, 1996, « Truth, Trust, Tolerance : Intellectuals in Post-Communist Society », Problems of Post-Communism, 43 (2). 73. En ce qui concerne la débâcle produite par l’approche réaliste du crime organisé par l’A mérique, voir « Justice in America : Too Many Convicts », Economist (Londres), 10 août 2002, p. 5.
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mesures drastiques pour combattre le réchauffement de la planète (même si certains scientifiques nous disent aujourd’hui que ce processus est irréversible) et pour sauver la planète de l’extinction. En définissant les droits des espèces, de plus, s’il existe un droit de survivre, alors les espèces (toutes les espèces) ont droit à la protection des habitats naturels dans lesquels elles vivent. La notion voulant que l’humanité puisse avoir le droit spécial de se détruire elle-même ainsi que la planète entière ne me paraît pas pouvoir soutenir l’examen. La survie est le pré-requis pour bénéficier de tous les autres droits, et il est absurde que les politiciens vaticinent sur la loi et l’ordre ou sur le droit de détenir des armes à feu, alors qu’ils ne parviennent pas à s’attaquer au plus grand défi de notre génération. Bien que les récents conflits dans l’ouest des Balkans aient souligné l’importance du sentiment de communauté, le succès ou l’échec de la transition d’un système communiste à un système légitime de gouvernement et à une société saine dépend d’une variété d’autres facteurs également, y compris le succès dans la lutte contre le crime organisé et la corruption politique, le combat contre la pauvreté, le développement d’institutions démocratiques fonctionnelles et l’assurance de la légalité des procédures dans le système ainsi que le respect intégral des femmes. Aussi longtemps que l’on n’aura pas répondu à ces questions, aucune transition dans la région ne pourra être considérée comme un succès.
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Ces derniers temps, la grande question est un peu passée de mode, presque comme si cela devait être considéré de mauvais goût de s’interroger sur les objectifs et les fins ultimes. Et cependant, si l’on n’a pas de réponse à la question – Quelle est la finalité de l’association politique ? – c’est peut-être que l’on navigue sans boussole. Les grands philosophes – Platon, Aristote, Bodin, Hobbes, Hooker, Locke, Kant et Hegel – ont tous répondu à cette question. Mais aujourd’hui, alors que l’association politique paraît aller de soi, et même alors que des associations volontaires tendent à émerger là où les États préexistants échouent, comme cela s’est manifesté dans la déclaration de dissociation de la Slovénie en juin 1991, il est difficile d’éviter cette question. Mais la question de la finalité de l’association politique n’est pas une question ontologique ou une question basée sur le postulat d’un « état de nature ». C’est plutôt une question qui nous oriente vers les standards selon lesquels nous sommes préparés à considérer nos régimes et qui serviront de mesure de la performance de ces régimes. Le comprenant ainsi, je suggère que la finalité de l’association politique soit de procurer un contexte sûr dans lequel les gens, tant collectivement qu’individuellement, puissent se développer moralement, culturellement, socialement et technologiquement, en coopération les uns avec les autres, en minimisant les nuisances les uns envers les autres ou envers d’autres êtres vivants, et qu’ils puissent protéger et sauvegarder les droits individuels et communautaires autant que les ressources, tant humaines que naturelles, desquelles dépendent la continuité de la survie et de la prospérité de la communauté, et la survie de l’écosphère. Cette réponse inclut les valeurs de la survie (à long terme), la sécurité des
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gens, le développement moral, culturel et technologique, les intérêts tant de la communauté que de l’individu, et la protection des droits tant individuels que communautaires, tels que les droits de la communauté d’accéder à un enseignement public et à des soins de santé à moindre coût. L’assurance d’un enseignement à bas prix, de soins de santé à bas prix, et d’une sécurité suffisante pour que les décisions et les activités usuelles des gens ne soient pas contraintes par la peur qu’ils auraient les uns des autres est essentielle pour assurer la véritable liberté, puisqu’un jeune talentueux qui n’aurait pas la possibilité de suivre un enseignement suffisant pour réaliser son plein potentiel ne serait pas plus libre de poursuivre son rêve que, par exemple, quelqu’un qui aurait été ruiné par des factures de prescriptions médicales. Cette réponse fait quelque peu écho à la pensée politique de plusieurs penseurs, y compris Richard Hooker (qui mettait spécialement l’accent sur le rôle de l’État en ce qui concerne le développement moral), John Stuart Mill (qui voulait que l’État garantisse la liberté pour tous, afin que la civilisation puisse continuer d’avancer) et Tom Paine (qui soulignait l’importance d’assurer la sécurité financière des membres de la société), autant que la pensée du catholicisme social (dans laquelle les intérêts communautaires sont également pris en compte, de pair avec ceux des individus). Cette réponse présente un avantage sur quelques autres en ce qu’elle souligne la nécessité de sauvegarder les ressources naturelles, afin de maximiser les intérêts de la communauté à long terme et qu’en cela, en omettant la protection de la propriété, elle ne se prête pas à la subversion qui consisterait à protéger le riche au détriment du pauvre. En même temps, l’accent mis sur le fait de sécuriser la possibilité pour les gens de se développer moralement, culturellement, socialement et technologiquement présuppose et implique des garanties pour les droits individuels autant que pour les droits de la communauté. En 1989-1990, lorsque le monopole organisationnel communiste en Europe de l’Est s’est effondré, la question des finalités de l’association politique a été rouverte. Les réponses trouvées reflétaient les problèmes dont on percevait l’émergence et les intérêts de ceux qui étaient en position de pouvoir. Ainsi, en République démocratique allemande, la question devint celle de la réunification nationale (qui devrait s’associer avec qui ?), tandis que dans la République fédérale socialiste de Yougoslavie en décrépitude, la question était plutôt l’inverse,
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à savoir, qui avait le droit de rejeter l’association d’avec qui ? En Pologne, l’Église catholique comprit la question comme impliquant des valeurs et répondit que la finalité de l’association politique était de protéger les valeurs de la nation, qui étaient décrétées des valeurs catholiques. À divers niveaux de toutes ces sociétés, il y avait ceux qui voulaient comprendre la finalité de l’association en termes de possibilités pour les personnes entreprenantes, qu’elles soient honnêtes ou malhonnêtes, de s’enrichir. Ce qui est frappant, dans toutes ces réponses, c’est que toutes reflètent les perspectives ou les intérêts de strates spécifiques de ces sociétés, qu’elles proviennent d’une minorité de gens ou de la majorité ; dans aucune de ces sociétés de l’Europe de l’Est on n’a entendu quiconque parler à voix haute de la possibilité de survie ou de la sauvegarde des ressources.
Quel type de liberté ? Quel type de démocratie ? Les révolutions de 1989-1990 portaient sur la liberté – interrogez n’importe qui dans la région. Mais quel type de liberté ? Les Américains, en particulier, ont tendance à assimiler la liberté aux libertés pour lesquelles s’est battue la génération de 1776 : liberté d’expression, de réunion, de religion et, pour certains, de posséder une arme, autant que liberté de ne pas payer d’impôts sans représentation. Mais ces libertés n’étaient pas celles dont parlaient les gens que j’ai entendus en République démocratique allemande (RDA) lorsque j’y ai séjourné durant l’été 1988. Au lieu de cela, les gens parlaient de leur désir de liberté de voyager où ils le voulaient et de la liberté d’acheter les biens de consommation qu’ils désiraient. Liberté de religion ? Il y avait des restrictions, bien sûr, mais avec des différences considérables à travers la région. En RDA, par exemple, le plus grand organisme religieux, l’Église évangélique (luthérienne) avait atteint un modus vivendi avec le régime depuis 1978, sous la devise « Église dans le socialisme », et depuis avait eu la possibilité de construire des lieux de culte dans des villes jusque-là dépourvues d’églises, de diffuser la liturgie sur les ondes et de bénéficier d’autres prérogatives tout en continuant de disposer de départements de théologie à l’intérieur des universités d’État. De plus, le fait que certains groupes religieux, comme les Scientistes chrétiens, les Nazaréens et les Hare Krishna, fussent bannis troublait
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peu l’Église évangélique et l’Église catholique, qui étaient ainsi délivrées de rivaux potentiels de ce côté. La RDA constituait bien sûr un exemple extrême – cependant non sans certaines similitudes avec la Pologne, la Croatie, et même la Hongrie. Ce n’est qu’en Roumanie que le soulèvement populaire contre les autorités communistes – et il y eut un authentique soulèvement en Roumanie – eut une claire connexion avec la religion, et même là, il portait davantage sur l’intention du régime de transférer un prêtre très apprécié des gens de sa paroisse plus que sur la liberté de religion elle-même. Par contre, la censure était un problème plus grave, en particulier dans ces États, tels que la RDA et la Yougoslavie, qui pratiquaient la censure post-publication. Dans ces États, lorsque les journaux de l’Église étaient supprimés, ce n’était qu’après que l’Église ait déjà dépensé de l’argent à produire les numéros en question, et il était trop tard et il revenait trop cher d’en imprimer un nouveau numéro pour la semaine prévue. Dans d’autres États, comme en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Roumanie et en Bulgarie, la censure pré-publication était à l’ordre du jour, et les rédacteurs devaient soumettre leurs articles et leurs mises en pages aux censeurs pour approbation avant de les mettre sous presse. Pour ce qui est des journaux de l’Église, cela avait l’avantage sur la censure post-publication que l’Église ne finissait pas par voir des numéros entiers confisqués et supprimés, et il pouvait également y avoir quelque possibilité de négocier avec un censeur. D’un autre côté, des paragraphes ou même des articles entiers pouvaient être sabrés et, en Tchécoslovaquie, en Roumanie et en Bulgarie, les autorités communistes pouvaient rédiger des articles pour les journaux des églises locales tels que Katolické noviny et Romanian Church News (ce dernier étant publié en anglais). La liberté d’échapper à la surveillance était également une forte priorité, et cela s’associait généralement au désir de voir publier les noms des informateurs et la formulation d’une certaine forme de vengeance à l’égard de ceux qui avaient ainsi collaboré au régime. La liberté de mouvement à l’intérieur du pays, la liberté de changer de travail, et la liberté d’échapper à la politique (en n’allant pas voter) étaient également prisées : les régimes communistes exigeaient 100 % de participation aux élections, contraignant ainsi leurs citoyens à approuver la liste du candidat unique. Pour les intellectuels, la liberté d’enquêter, la liberté de choisir leurs sujets de recherche et la liberté de publier des articles sans être
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obligés de s’autocensurer étaient également valorisées ; les universitaires en Tchécoslovaquie communiste avaient été effectivement empêchés de mener des recherches sur des sujets médiévaux et, en RDA, les chercheurs s’intéressant à Martin Luther ou à Thomas Müntzer devaient suivre la ligne du Parti qui, dans le cas de Luther, variait suivant les années. Ce n’est qu’après que toutes ces autres libertés désirées aient été mentionnées que l’on peut parler du désir de liberté d’association politique. Et d’autres passions animaient les révolutions de 1989. Il y avait le ressentiment contre un système anti-méritocratique qui captait les privilèges pour les cadres du parti en ne laissant qu’un égalitarisme rigide au reste de la société, écrasant à la fois l’initiative et la motivation, au point que le « ProgrammeAction » tchécoslovaque de 1968 pouvait proclamer que le système donnait « aux gens négligents, fainéants et irresponsables un avantage sur les travailleurs dévoués et diligents, aux non qualifiés un avantage sur les qualifiés, aux techniquement arriérés un avantage sur les gens talentueux et enclins à l’initiative1 ». Il y avait le ressentiment de tous ceux qui avaient perdu leur carrière, des êtres chers ou leur propriété à cause de la répression communiste. Il y avait du ressentiment contre la manière dont l’histoire avait été réécrite par les communistes, et un grand désir de produire de nouvelles histoires pour remplacer les versions communistes de l’histoire. Et, peut-être par-dessus tout, il y avait la foi naïve que la démocratie – quel que fût le sens de ce mot – s’avérerait non seulement un système plus juste, mais aussi une sorte de paradis, où les rêves se réaliseraient. Mais quel type de démocratie devrait-ce être ? Le menu est long, et certains plats ont l’air de se ressembler. Ayant répudié la démocratie socialiste, comme on l’appelait, les gens de la région n’étaient pas du tout attirés par une démocratie « justicière » ni par ce que l’on a appelé la démocratie consultative, qui contient l’idée de dirigeants autoritaires ne consultant le peuple que lorsqu’ils y sont forcés par les circonstances. Mais la démocratie libérale était-elle le meilleur choix, ou bien fallait-il lui préférer la démocratie cléricale (dont nous avons discuté des 1. « The Action Program of the Communist Party of Czechoslovakia », 5 avril 1968, en appendice dans Alexander Dubček, 1993, Hopes Dies Last : The Autobiography of the Leader of the Prague Spring, New York, Kodansha International, p. 296.
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partisans chrétiens conservateurs dans le chapitre 6), ainsi que l’avaient suggéré certains partis de droite, bien que sans utiliser cette expression ? Là où une démocratie libérale ou un État laïc préservent pieusement la séparation de l’Église et de l’État et mettent l’accent sur la tolérance et le principe de non-nuisance, les tenants de la démocratie cléricale préfèrent voir la législation d’État modelée par le programme moral de l’organisme religieux dominant et présentent des interprétations de la tolérance et du principe de non-nuisance compatibles avec ce programme. Ainsi, par exemple, là où les démocrates libéraux veulent que les minorités sexuelles soient protégées par la loi contre les persécutions ou la discrimination, pensant que l’on doit autant que possible éviter que l’on fasse du mal aux membres des minorités sexuelles, les démocrates cléricaux soutiennent que la seule présence des minorités sexuelles nuit en quelque sorte aux hétérosexuels, qui doivent être protégés des gays et des lesbiennes, des transsexuels et des travestis, en étant autorisés à pratiquer la discrimination à leur encontre dans les domaines de l’emploi, du logement et de l’enseignement. Puis il y a les tenants de la démocratie nationale (voir chapitre 7) qui veulent apparier la démocratie à une forme ou une autre de nationalisme. Pour autant que cet hybride, le « nationalisme libéral », soit concerné, le résultat final dépendra du fait que l’hybride penche davantage du côté libéral, ou davantage du côté national de l’équation. Mais dans le cas du nationalisme « illibéral », tel que celui qui existe en Serbie même aujourd’hui, la démocratie nationale qui en résulte prend la forme du ressentiment envers les États et les peuples voisins, de l’intolérance, et d’une réhabilitation des Chetniks de la Seconde Guerre mondiale, collaborateurs de l’A xe2. Une telle démocratie nationaliste dénature le programme social en faisant se concentrer l’énergie de la société sur des dissensions passées et sur le ressentiment vis-à-vis des voisins au lieu de la faire porter sur des tâches qui mèneraient ceux qui vivent dans le pays à une vie meilleure.
2. Au sujet de la collaboration des Chetniks avec les forces de l’A xe, voir Walter Manoschek, 1995, « Serbien ist judenfrei » : Militärische Besatzungspolitik und Judenvernichtung in Serbien 1941/42, Munich, R. Oldenbourg Verlag ; Matteo J. Milazzo, 1975, The Chetnik Movement and the Yugoslav Resistance, Baltimore, John Hopkins University Press ; et Jožo TomaŠevich, 2001, War and Revolution in Yugoslavia, 1941-1945 : Occupation and Collaboration, Stanford, Stanford University Press.
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La nature de l’État Interroger la finalité de l’association politique implique également de s’interroger sur la finalité de l’État, dans la mesure où l’État est le véhicule de l’association politique. Diverses réponses ont été apportées à cette question pendant les deux derniers millénaires et demi. Ces réponses ont généralement été jugées comme étant largement, si ce n’est trans-historiquement, valides, mais elles ont, de manière caractéristique, été formulées sous l’angle des problèmes de leur époque. Ainsi, Hobbes, écrivant au temps de la guerre civile anglaise, mettait l’accent sur le rôle de l’État comme garant de la paix civile, tandis que Locke, comme nous l’avons déjà relevé, soulignait le fait que l’État devait protéger la propriété. Au XXIe siècle, les dangers actuels, auxquels toute philosophie de l’État doit répondre, comprennent les menaces environnementales (destruction des habitats, extinction des espèces, pollution, changement climatique), les dangers économiques (l’avènement des méga multinationales, le gouffre allant s’élargissant entre les super riches et les super pauvres), la surpopulation, les menaces à la dignité humaine (y compris celles soulignées dans le chapitre précédent) et le double processus de l’homogénéisation culturelle et de la commercialisation de la culture populaire, qui modifient le rôle de la culture populaire dans la société en amoindrissant les traditions locales et en dégonflant leurs engagements politiques antérieurs (comme cela se produit pour le rock protestataire par exemple) et en assignant à la culture pop une fonction de divertissement. Ces processus menacent toutes les sociétés, mais de manières différenciées. Aux États-Unis, par exemple, on peut affirmer que les menaces environnementales et économiques sont les plus prégnantes, tandis que la question de la surpopulation ne se présente pas comme un problème. Les dangers environnementaux et économiques sont également présents en Europe de l’Est, de pair avec la pénétration des artefacts culturels américains et les processus qui les accompagnent d’homogénéisation et de commercialisation de la culture populaire3. La dégradation accélérée 3. Voir Sabrina P. Ramet, 2003, « Americanization, Anti-Americanism, and Commercial Aggression against Culture : An Introduction », dans Sabrina P. Ramet et Gordana CrnkoviĆ (dir.), Kazaaam ! Splat ! Ploof ! American Influences on European Culture since 1945, Lanham, Rowman & Littlefield.
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de la qualité environnementale n’a pas seulement déclenché des initiatives dispersées d’écoterrorisme, qui visent la destruction de développements immobiliers dans le but de sauver la vie végétale et les habitats ; elle a également inspiré un concept de « démocratie environnementale ». Robyn Eckersley définit la démocratie environnementale comme « une démocratie pour ceux qui souffrent [democracy of the affected], puisque la classe des êtres ayant droit à la considération morale dans le débat démocratique (qu’il s’agisse de nourrissons, d’infirmes, d’enfants à naître ou d’espèces non humaines) sera invariablement plus étendue que la classe de ceux qui sont présentement vivants et physiquement et intellectuellement capables de s’engager dans la délibération démocratique4 ». Le concept d’Eckersley présente une réminiscence de la suggestion de Kant disant que, là où les humains ont à la fois des droits et des devoirs, les espèces non humaines n’ont que des droits, et tend à concevoir la démocratie comme une forme de gouvernement qui pourrait aspirer à défendre les intérêts des animaux autant que des humains. Cela, en retour, suggère une distinction entre la représentation des citoyens (humains) et la représentation des intérêts des espèces non humaines mais, comme le relèvent Amy Gutmann et Dennis Thompson, même la formule de représentation fondée sur les meilleurs principes évoque le double danger de l’élitisme et du populisme, qu’ils définissent comme « la tendance qu’ont les représentants de céder aux exigences de leurs électeurs5 ». Si nous comprenons le gouvernement démocratique en termes de représentation, alors nous devrions nous demander qui, en pratique, est représenté. Dans les « anciennes démocraties », les partis politiques existent depuis si longtemps que leurs origines et les tenants de leurs intérêts spécifiques se sont obscurcis – bien que Harmut Krauss ait relevé qu’aux États-Unis, la Coalition chrétienne a bénéficié d’une influence dominante dans le Parti républicain dans au moins douze
4. Robyn Eckersley, 2000, « Deliberative Democracy, Ecological Representation and Risk : Towards a Democracy of the Affected », dans Michael Saward (dir.), Democratic Innovation : Deliberation, Representation and Association, New York, Routledge, p. 119, traduction libre. 5. Amy Gutmann et Dennis Thompson, 1996, Democracy and Disagreement, Cambridge, Belknap Press of Harvard University, p. 112, traduction libre.
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États au tournant du siècle6. Que le Parti républicain soit ou non un parti clérical, il existe certainement des exemples de partis cléricaux en Europe de l’Est (la Ligue des familles polonaises en particulier). Si les partis politiques peuvent représenter des intérêts et des perspectives ecclésiastiques, ils peuvent également représenter des intérêts corporatifs. En Ukraine, par exemple, de grandes entreprises, anciennement propriétés d’État, furent, au milieu des années 1990, divisées entre trois clans régionaux d’élites industrielles, chacune lançant son propre parti politique pour mettre de l’avant ses propres intérêts économiques7. Ou encore, en Serbie, des partis politiques ont été générés par des agences ou des groupes existant à l’intérieur de l’establishment, au point que l’on a pu dire que ces partis ont émergé en tant que moteurs de représentation des intérêts de ces agences et de ces groupes, comme si la finalité de la représentation était de permettre au gouvernement d’être représenté dans le gouvernement8. Au Kosovo et en Macédoine, des partis politiques ont été fondés par les insurgés, afin qu’ils puissent continuer à se battre, dans un forum parlementaire, pour ces mêmes objectifs pour lesquels ils avaient pris les armes. Le modèle classique de la démocratie de John Stuart Mill est peut-être plus étroitement suivi en Slovénie, en Croatie et en Hongrie, où des groupes d’intellectuels ont fondé des partis politiques dans le but de s’opposer au Parti communiste et de plaider pour des valeurs telles que la liberté d’expression et la liberté de religion. Bianca Adair avance que l’une des raisons pour lesquelles la démocratisation en Hongrie a relativement bien réussi est précisément que le processus fut lancé par des technocrates et des intellectuels – facteur qui a contribué à la stabilité politique9. En outre, dans tous ces pays, le Parti communiste a lui-même donné naissance à un nouveau parti politique, dont le programme a en général été transformé, tandis 6. Harmut Krauss, 2003, Faschismus und Fundamentalismus, Osnabrück, Hintergrund Verlag, p. 159. 7. Tor Bukkvoll, 2004, « Private Interests, Public Policy : Ukraine and the Common Economic Space Agreement », Problems of Post-Communism, 51 (5) : 14-15. 8. Nenad Čanak, président de l’assemblée provinciale de Voïvodine, entrevue avec l’auteur, Novi Sad, juin 2004. 9. Bianca L. Adair, 2002, « Democratization and Regime Transformation in Hungary », Problems of Post-Communism, 49 (2) : 52-53.
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qu’en Slovénie, l’ancienne courroie de transmission, la Ligue de la jeunesse socialiste, a donné naissance au Parti démocratique libéral, qui a dominé la vie politique slovène pendant plus d’une décennie (1992-2004). Les manières par lesquelles les partis politiques de l’Europe de l’Est sont apparus sont donc aussi diverses que les intérêts qu’ils représentent.
L’Union européenne et la transformation de la démocratie Aux États-Unis, certains ont exprimé leurs préoccupations quant à l’engagement civique des Américains, qui semble connaître une baisse sans précédent10. Mais, bien qu’il soit vrai que les associations civiques traditionnelles et les formes d’engagement civique se soient amoindries, aux États-Unis du moins, les organisations évangéliques telles que Christian Right, Focus on the Family et National Right to Life Committee ont rempli ce vide11. Et, tout comme les associations civiques traditionnelles aspiraient à défendre des conceptions particulières du bien commun, les associations cléricales (ainsi que les partis politiques) aspirent à défendre des conceptions particulières du bien commun, même si certaines personnes, telles que les femmes enceintes non mariées et les membres des minorités sexuelles peuvent se sentir exclues, voire victimisées, par cette vision cléricale du bien commun. Mais pour les membres du clergé, à l’instar de l’évangéliste Jonathan Blanchard (dans son discours de 1839 à l’Oberlin College), « la société est parfaite lorsque ce qui est bien en théorie existe en fait ; lorsque la pratique coïncide avec le principe et que la Loi de Dieu est la Loi du Pays12 ».
10. Jean Bethke Elshtain, 1995, Democracy on Trial, New York, Basic Books. 11. Voir Michael Cromarty (dir.), 2003, A Public Faith : Evangelicals and Civic Engagement, Lanham, Rowman & Littlefield and the Ethics and Public Policy Center ; voir également John C. Green, Mark J. Rozell et Clyde Wilcox (dir.), 2003, The Christian Right in American Politics : Marching to the Millenium, Washington, Georgetown University Press ; et Dale Buss, 2005, Family Man : The Biography of Dr James Dobson, Wheaton, Tyndale House. 12. Cité dans Steven Brown, 2002, Trumping Religion : The New Christian Right, the Free Speech Clause, and the Courts, Tuscaloosa, University of Alabama Press, p. 13, traduction libre.
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Dans toute l’Europe de l’Est, on assiste à un renouveau de l’engagement civique, même si ce renouveau est inégal. En 1999, le pourcentage de gens appartenant à au moins une association volontaire allait de 9,6 % au plus bas pour la Roumanie à 47 % au plus haut pour la Slovaquie. Entre ces pays se trouvaient la Pologne (12,4 %), la Bulgarie (13,7 %), la Hongrie (14,6 %), la Croatie (21,5 %), la Slovénie (27 %) et la République tchèque (30,8 %)13. Mais ce sont les organismes religieux qui ont fait étalage de leur force dans les domaines qu’ils estimaient prioritaires : l’avortement, l’homosexualité, le respect des valeurs chrétiennes, la prière dans les écoles, les manuels scolaires (y compris l’éducation sexuelle), etc. Les Églises n’ont, bien sûr, pas été des acteurs essentiels de la politique étrangère ou des débats sur la privatisation ou sur un certain nombre d’autres sujets, y compris les questions de protection environnementale, de logement ou de transport public, bien que des évêques locaux se soient fait entendre à l’occasion sur le sujet de la corruption14. Entrer dans l’Union européenne : pour les États postcommunistes d’Europe de l’Est, la perspective de devenir membre du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne a exercé une forte attraction et a conduit les gouvernements à adapter la législation pour s’accorder aux directives européennes. En Slovaquie, par exemple, en réponse à la pression de l’Union européenne, le gouvernement adopta une législation permettant un plus grand usage du hongrois et du roumain dans la vie publique15. En Roumanie, la pression du Conseil de l’Europe eut pour résultat la décriminalisation de l’homosexualité, malgré une résistance désespérée de la part de l’Église orthodoxe roumaine16. Mais c’est le projet de constitution de
13. Gabriel B˘adescu, Paul Sum et Eric M. Uslaner, 2004, « Civil Society Development and Democratic Values in Romania and Moldova », East European Politics and Societies, 18 (2) : 322. 14. Pour une discussion de la corruption dans la région, voir Rasma Karklins, 2002, « Typology of Post-Communist Corruption », Problems of Post-Communism, 49 (4) : 22-32. 15. Michael Johns, 2003, « “Do as I Say, Not as I Do” : The European Union, Eastern Europe, and Minority Rights », East European Politics and Societies, 17 (4) : 692. 16. Voir les détails dans Sabrina P. Ramet, 2004, « Church and State in Romania before and after 1989 », dans Henry F. Carey (dir.), Politics and Society in Post-Communist Romania, Lanham, Lexington Books, p. 275295.
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l’Union européenne qui mobilisa les autorités catholiques et orthodoxes, opposant leur vision « spirituelle » de l’Union à celle, inspirée par des valeurs libérales, des rédacteurs de la constitution. Ce que les catholiques et les orthodoxes avaient à l’esprit, en particulier, était que Dieu devait être mentionné dans le préambule de la constitution, que l’héritage chrétien du continent devait être mentionné dans la constitution, et qu’elle devait comporter des garanties spécifiques pour les pays qui le désiraient que l’on ne ferait jamais pression sur eux pour légaliser l’avortement (la Pologne étant un cas signalé de ce point de vue)17. Valéry Giscard d’Estaing fut nommé président de la Convention pour l’avenir de l’Europe, dont la tâche était de rédiger un projet de constitution pour l’Union européenne pour avril 2003 ; après que le préambule et les seize premiers articles de la constitution aient été publiés, la controverse s’enflamma. Les évêques orthodoxes tinrent une conférence inter-orthodoxe à Héraklion, en Crète, les 18 et 19 mars 2003 pour réviser la charte constitutionnelle et pour rédiger des recommandations pour sa révision. Présidé par sa Sainteté Bartholomée, Patriarche de Constantinople, la conférence parvint à un accord sur six point, recommandant que la charte constitutionnelle de l’Union européenne incorpore des valeurs chrétiennes, reconnaisse les principes « de l’antique héritage chrétien, biblique, grec et romain », protège non seulement les droits individuels des gens mais aussi leurs droits collectifs, garantisse « le droit de toutes les Églises européennes traditionnelles et de leurs religions » (pour réaliser, on peut le présumer, leurs programmes sociaux par l’intermédiaire de la législation gouvernementale), comprenne des clauses pour la régulation des relations entre Église et État et « expose des critères spécifiques qui stipulent une attitude claire envers les sectes et leur prosélytisme18 ». Par la suite, en juin 2003, l’archevêque Christodoulos attaqua verbalement l’Union euro17. À ce sujet, voir Sabrina P. Ramet, 2006, « Thy Will Be Done : The Catholic Church and Politics in Poland since 1989 », dans Timothy A. Byrnes et Peter J. Katzenstein (dir.), Religion in an Expanding Europe, Cambridge, Cambridge University Press. 18. « Inter-Orthodox Talks on Draft Constitutional Treaty of European Union », Novosti, Service d’information de l’Église orthodoxe de Serbie (Belgrade), 4 avril 2003, en ligne : www.spc.org.yu/Vesti-2003/04/4-4-03_ el.html, consulté le 13 août 2003, p. 1-2 ; voir aussi « Inter-Orthodox Conference in Crete on the Draft Constitutional Treaty of the European Union », Russian
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péenne pour avoir omis une référence à Dieu ou à l’héritage chrétien dans le projet de constitution et se plaignit de ce que ceux qui avaient rédigé la charte étaient en train « d’expulser le christianisme de la constitution de l’Union européenne19 ». En Pologne, l’Église catholique nourrissait apparemment la crainte que l’Union européenne ne fasse non seulement la promotion du « sécularisme », mais aussi de l’homosexualité et de la pornographie. En mars 2002, l’épiscopat polonais fit parvenir une déclaration officielle au président, au Premier ministre, au Vatican et à la Convention européenne, soulignant le fait que, comme le formula l’archevêque Henryk Muszyński, « l’Église considère l’Union européenne comme une communauté d’esprit » et que « selon l’Église, l’Europe est avant tout une entité de l’esprit et de certaines valeurs20 ». En mai de la même année, le cardinal Glemp et le président Kwaśniewski publièrent une déclaration conjointe pour appeler l’Union européenne à inclure une référence à la tradition chrétienne de l’Europe dans sa constitution finale. Un porte-parole de l’épiscopat suggéra que la constitution polonaise pourrait servir de modèle à la constitution de l’Union européenne à cet égard21.
Conceptions rivales J’ai avancé plus haut que le libéralisme peut se comprendre comme un schéma caractéristique consistant en la règle de la loi, les droits (et les devoirs) individuels, la tolérance, le respect du principe de non-nuisance, l’égalité et la neutralité de l’État en matière de religion. Le cléricalisme, en ce qu’il plaide pour que les paramètres de l’État soient définis en accord avec la loi divine, rejette d’emblée l’appel à la neutralité de l’État pour les questions de religion. Mais le cléricalisme définit chacun des autres éléments d’une manière qui diffère sensiblement de l’interprétation libérale. La tolérance, par Orthodox Church News (2003), en ligne : www.russian-orthodox-church.org/ ru/ne303313.htm, consulté le 13 août 2003. 19. Voir Victoria Advocate, 21 juin 2003, en ligne : victoriaadvocateproxy.nandomedia.com/Religion/v-print/story/1153325p-1374, consulté le 13 août 2003. 20. Warsaw Voice, 31 mars 2002, en ligne : www.lexisnexis.com/ academic/universe. 21. Warsaw Voice, 19 mai 2002 ; voir aussi Polish News Bulletin, 8 mai 2002, tous deux en ligne : www.lexisnexis.com/academic/universe.
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exemple, se limite au discours et au comportement considéré se tenir à l’intérieur des limites instaurées par la loi divine, et le principe de non-nuisance est élargi pour inclure une notion de nuisance spirituelle, de manière à ce qu’un hétérosexuel chrétien puisse proclamer que la seule présence d’un gay ou d’une lesbienne dans le voisinage lui nuit. En cela, et sur d’autres points, le cléricalisme présente des points de différence systématique avec le libéralisme. La démocratie cléricale n’est que l’une des alternatives à la démocratie libérale. Une autre alternative ayant ses supporters en Europe de l’Est est ce que j’ai appelé la démocratie nationaliste, par laquelle je désigne la démocratie « de la nation, par la nation, pour la nation ». Qu’est-ce, alors, que « la nation » ? C’est la nationalité dominante dans un État donné. Cela signifie qu’une démocratie nationaliste, telle que je l’ai définie, a pour dessein d’exclure ou de discriminer des minorités non désirées. Son modus operandi n’est pas l’importance que le libéralisme confère aux droits individuels (non plus que, pour les libéraux de gauche, aux droits communautaires), mais la revendication que les droits dits nationaux puissent surpasser les droits individuels. Si, en suivant Michael Emerson, nous comprenons la « société racialiste » comme étant celle dans laquelle « les biens de la société [...] [sont alloués] inégalement le long des lignes raciales » et dans laquelle « la race importe considérablement pour savoir qui sont les gens, qui ils connaissent et quelles sont leurs chances dans la vie22 », alors, par extension, nous devons comprendre la démocratie nationaliste comme un système dans lequel les droits politiques sont inégalement alloués le long des lignes nationales et dans lequel la langue et la nationalité assignée importent considérablement pour ce que les gens pensent qu’ils sont, qui les autres pensent qu’ils sont et quelles sont leurs chances dans la vie. La démocratie nationaliste, telle que je l’ai définie ici, a eu ses champions dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, si ce n’est dans tous, et, compte tenu du fait que nous sommes préparés à utiliser le terme « démocratie » de manière assez lâche, on peut dire que cela fut la forme de gouvernement dominante de la Serbie de MiloŠeviĆ, de la Croatie de Tudjman et de la Slovaquie de Mečiar. 22. Michael Emerson, « Faith That Separates : Evangelicals and BlackWhite Race Relations », dans M. Cromartie, Public Faith, op. cit., p. 188.
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Dans mon mode de pensée, la démocratie cléricale et la démocratie nationaliste ont plus en commun l’une avec l’autre, que chacune d’entre elles avec la démocratie libérale. Pour les démocrates libéraux, dans la mesure où le concept de péché existe – bien que ce mot puisse ne jamais être utilisé – il devrait être associé, en premier lieu, à l’intolérance et à la nuisance volontaire infligée aux autres, en particulier au niveau individuel ; la nuisance envers l’environnement est quelque peu négligée par certains démocrates libéraux bien intentionnés, en dépit des dommages causés aux communautés humaines et aux habitats non humains. Le projet démocratique libéral classique est, de plus, inclusif, au sens où il aspire à mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité, en respectant leurs diverses cultures et leurs traditions religieuses, en basant la loi sur le concept du « raisonnable », et en attendant des parties prenantes au débat législatif qu’elles fournissent, sur requête, les raisons de leurs préférences politiques23. De telles raisons nécessiteraient l’inclusion d’une justification des politiques proposées en termes d’impacts sur les vies des résidents permanents du pays, qu’ils en soient citoyens ou non. Pour les démocrates cléricaux et les démocrates nationalistes, au contraire, la finalité de l’association politique n’est pas de mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité, encore moins de respecter leurs diverses cultures et traditions religieuses, mais de trouver un dénominateur commun sur lequel tous « devraient » s’accorder. La controverse au sujet de la prière dans les écoles aux États-Unis illustre ce point. Tandis qu’il pourrait peut-être être possible de trouver une formulation de la prière qui pourrait être plus ou moins acceptable pour tous les chrétiens – ce dont je douterais assez – toute prière chrétienne envoie immédiatement aux juifs, aux musulmans, aux bouddhistes, aux hindouistes, aux théosophistes et aux membres d’autres traditions religieuses représentées aux ÉtatsUnis le signal qu’ils sont des citoyens de seconde classe, que leurs prières ne sont pas les prières « de la nation », que leurs cultures sont subordonnées, et non égales, à la tradition chrétienne. C’est précisément la raison pour laquelle James Madison s’est si vigoureusement battu contre l’establishment 23. Le concept du raisonnable a été particulièrement développé par John Rawls, 1995, Libéralisme politique, Paris, Presses universitaires de France.
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ecclésiastique aux États-Unis. Dans le cadre des débats législatifs, les cléricaux et les nationalistes fournissent des raisons entièrement différentes – soit qu’ils placent les questions en référence à la loi de Dieu, telle qu’ils la comprennent, ou qu’ils basent leurs préférences sur « le sang et le sol », la race, la pureté de la langue ou la nationalité. Pour autant que les systèmes de l’Europe de l’Est servent d’arènes aux rivalités entre les tenants de la démocratie libérale, de la démocratie cléricale et de la démocratie nationaliste, nous pouvons penser ces variations sur le thème de la démocratie comme des programmes en compétition, dont les tenants aspirent à donner forme aux systèmes dans lesquels ils opèrent. Ce sont les programmes d’acteurs spécifiques, qui se lancent dans une compétition au sujet des valeurs, entre autres choses. L’ultime alternative dont nous discuterons ici est la démocratie pragmatique, par laquelle je signifie une vision démocratique inspirée par des notions compatibles avec celles du pragmatiste autoproclamé Richard Rorty. Là où les libéraux, les cléricaux et les nationalistes souscrivent tous à l’une ou l’autre notion des droits, compris comme transcendants ou trans-historiques, Rorty, qui nomme John Dewey comme son inspirateur, nie qu’il existe « des principes universels de rationalité » ou des principes moraux universels, et décrit le pragmatisme comme la recherche du maximum de variété et de liberté24. Pour Rorty, les codes moraux sont « surtout une question de récits historiques (y compris les scénarii de ce qui est susceptible de se produire dans le cadre de certaines contingences futures), plutôt que des métarécits philosophiques ». Il résiste à toute forme d’autorité transcendante et, dans cet esprit, dit qu’il regarde vers l’avenir, « vers un temps où les notions de Volonté divine et de Commandement cognitif auront [...] été remplacées par celle du Libre consensus de ceux qui s’interrogent ». Jusqu’à ce moment, il promet de se contenter de « signaler la futilité apparente de l’activité métaphysique25 ».
24. Richard Rorty, 1999, Philosophy and Social Hope, Londres, Penguin Books, p. xxi, 28. 25. Richard Rorty, 1997, « What Do You Do When They Call You a “Relativist” ? », Philosophy and Phenomenological Research, 57 (1) : 176 ; R. Rorty, 1983, « Postmodernist Bourgeois Liberalism », Journal of Philosophy, 80 (10-1) : 587 ; et R. Rorty, 1995, « Is Truth a Goal of Enquiry ? Davidson vs. Wright », Philosophical Quaterly, 45 (180) : 300.
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Cela paraît très ouvert et très subjectif, même si la notion de consensus suggère une subjectivité collective. Le pragmatisme de Rorty vise en fait, avant tout, la tradition kantienne ; de fait, dans Consequences of Pragmatism, Rorty va jusqu’à suggérer, en référence à une liste « d’actions moralement dignes de louanges », qu’il « doute qu’il existe quoi que ce soit de général et d’utile à dire en ce qui concerne ce qui les rend toutes bonnes26 ». C’est-à-dire qu’il nie qu’il existe un principe (tel que l’impératif catégorique) ou un recours à la raison (telle que celle de la Loi naturelle) ou une référence aux conséquences (tel que « le plus grand bien pour le plus grand nombre » de Bentham) auquel on pourrait avoir recours pour justifier pourquoi on qualifie une action de bonne et une autre de mauvaise. Plutôt, pour autant qu’il se réfère aux normes morales du « libre consensus » des gens d’une région donnée, Rorty présente la subjectivité, ou mieux, l’opinion personnelle, comme l’indicateur du bien et du mal. Cela, en retour, a pour conséquence que, si les traditions diffèrent radicalement d’une société à l’autre, la morale peut différer dans la même mesure d’une société à l’autre. Cette manière de voir peut nous aider à comprendre la pratique des Saoudiens de couper la main des voleurs ou la pratique islamique du voile, mais elle ne nous donne aucun indice quant à la manière de considérer le viol de masse ou le génocide. Je doute que Rorty veuille que nous pensions que cela dépend des compréhensions locales, et s’il permettait que cela aussi fasse partie des universaux de la morale, alors, pour autant que je le sache, sa contestation d’Habermas27 s’envolerait en fumée. Mais abandonner tout standard défini de bien et de mal pose un problème, à savoir qu’en l’absence de tels standards, il ne peut exister de fondations à une quelconque notion ferme de droits humains. L’instituteur allemand du XIXe siècle, Max Stirner, auteur à la réputation sulfureuse de l’ouvrage nihiliste L’unique et sa propriété (1844) a présenté un cas similaire il y a cent cinquante ans, en finissant par nier que même la liberté puisse être pour lui un principe guide (puisqu’il était contre tous les principes) et en basant ses revendications non sur ce qui était bien mais sur ce qu’il voulait. Une « démo26. Richard Rorty, 1982, Consequences of Pragmatism, Essays 1972-1980, Brighton, Harvester Press, p. xiii. 27. Voir, par exemple, Jürgen Habermas, 1998, L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard.
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cratie pragmatique » à la Rorty serait motivée, comme nous l’avons vu, par la quête d’une variété maximale (de choix) et de liberté (des individus), et semblerait impliquer des mécanismes de démocratie parlementaire mais, étant dépourvue de tout cadre permettant d’établir des standards normatifs, serait incapable de générer des motivations dans le domaine moral autres que celles guidées par l’intérêt égoïste. Bien que Rorty, en lui-même, ne semble pas avoir inspiré beaucoup de partisans en Europe de l’Est, le scepticisme qu’il exprime en ce qui concerne des concepts métaphysiques tels que celui de la Loi naturelle n’est pas inconnu dans la région. Pour cette raison, ses idées méritaient d’être mentionnées dans cette discussion.
Conclusion Dans le chapitre 7, j’ai indiqué trois courants rivaux en Europe de l’Est : le libéralisme, le christianisme conservateur (c’est-à-dire le cléricalisme), le nationalisme et le féminisme. Les conceptions rivales de la démocratie décrites dans ce chapitre – libérale, cléricale, nationaliste et pragmatique – ne recouvrent qu’en partie les courants identifiés dans le chapitre précédent. Le féminisme n’a pas été traité dans ce chapitre parce que, comme je l’ai déjà indiqué, de mon point de vue, le féminisme peut se concevoir comme l’aboutissement et le point culminant du libéralisme classique. Les conceptions soulignées dans ce chapitre diffèrent, non en termes de différences procédurales, mais en termes de cadres cognitifs et de valeurs. Les libéraux et les pragmatistes donnent plus d’importance aux droits individuels que les cléricaux et les nationalistes, bien que Kant confère davantage de créance à l’autonomie individuelle que Rorty. Les libéraux classiques et les cléricaux insistent sur une loi morale transcendante (la Loi naturelle pour les libéraux classiques, la Loi divine pour les cléricaux), tandis que les nationalistes et les pragmatistes insistent sur la subjectivité collective. Les libéraux et les pragmatistes sont nécessairement d’orientation laïque, tandis que les nationalistes peuvent être enclins tant à la laïcité qu’au cléricalisme. Les libéraux, les nationalistes et les pragmatistes sont tous enclins à parler de liberté, bien que pour les nationalistes, cette préoccupation concerne la liberté de la nation, tandis que les cléricaux placent l’emphase sur la vérité
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spirituelle. La variété (c’est-à-dire le pluralisme) est une valeur pour les libéraux et les pragmatistes, mais elle est potentiellement problématique pour les cléricaux et les nationalistes. La tolérance est une vertu tant pour les libéraux que pour les pragmatistes – pour les libéraux, c’est une question de principe, tandis que pour les pragmatistes, la tolérance est un pré requis à la fois pour la variété et pour la liberté ; la tolérance est sévèrement circonscrite à la fois pour les cléricaux et pour les nationalistes. Et enfin, là où le cléricalisme et le nationalisme peuvent tous deux prendre une forme utopique, le libéralisme et le pragmatisme sont clairement d’orientation anti-utopique. Face à cela, le libéralisme et le pragmatisme semblent avoir plus en commun l’un avec l’autre qu’avec soit le nationalisme, soit le cléricalisme. Mais, en même temps, il est clair que ce à quoi nous avons affaire, ce sont quatre conceptions rivales, chacune ayant ses propres partisans potentiels, chacune présentant des bénéfices distincts, et chacune impliquant certains coûts. Et bien que j’aie suggéré que le libéralisme classique puisse présenter la plus sûre garantie d’un système légitime, cette suggestion était basée sur la supposition que le libéralisme classique avait la meilleure chance de se rallier l’assentiment général. Lorsqu’un tel assentiment est absent, c’est une conception alternative qui peut prévaloir, ainsi la vision nationaliste chetnik dans la Serbie postMiloŠeviĆ. Qu’une telle conception puisse survivre à l’épreuve du temps, cependant, c’est une autre question.
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Ordre ou légitimité : lequel pour point d’appui ?
Ne nous y trompons pas : les idéalistes libéraux et les réalistes libéraux prisent tous autant la légitimité et l’ordre1. La différence est que, là où les idéalistes croient que l’ordre civique est une conséquence de la légitimité du système, et que la légitimité, en retour, se mesure en termes d’harmonie du système avec certaines normes et valeurs, les réalistes interprètent la légitimité comme étant l’apparence de l’ordre civil, quel que soit le point d’achèvement de celui-ci. Machiavel, qui reste la référence centrale de la tradition réaliste, ou de ce qui en reste2, n’avait pas d’objection quant à la légitimité en elle-même, mais conférait la primauté à l’apparence de la légitimité ou, plutôt, à l’apparence de la vertu personnelle du dirigeant, et n’étant pas un idéaliste, il assimilait ce dernier à la légitimité. Il vaut la peine de se rappeler que Samuel P. Huntington, le doyen des réalistes contemporains, traitait de la démocratie et du léninisme, dans son ouvrage Political Order in Changing Societies (1968), comme étant fonctionnellement équivalents, pour autant que tous deux assuraient (ainsi qu’il l’écrivait) l’ordre civil. C’est ce réalisme de la fonctionnalité sans âme qui doit entrer en compte dans le fait que Huntington considérait les systèmes communistes comme fonctionnellement équivalents aux démocraties occidentales, en termes de stabilité attendue, d’immunité devant l’effondrement ou la révolution, 1. Au sujet de ce débat, voir Sabrina P. Ramet, 2002, Balkan Babel : The Disintegration of Yugoslavia from the Death of Tito to the Fall of MiloŠeviĆ, Boulder, Westview Press, chapitre 13, « MiloŠeviĆ, Kosovo, and the Principle of Legitimacy ». 2. Voir Jeffrey W. Legro et Andrew Moravcsik, 1999, « Is Anybody Still a Realist ? », International Security, 24 (2).
Le projet libéral et la transformation de la démocratie
et d’espérance de vie. Les réalistes, parfois, exprimaient leur mépris d’idéalistes comme Vladimir Tismaneanu3, qui s’engageaient dans des recherches sur les valeurs et la dissidence, les mouvements des droits humains, les organisations féministes et autres agents faisant la promotion des concepts de société civile, parce que ces réalistes étaient sceptiques quant à l’impact que pouvaient avoir les normes et les valeurs dans le monde politique. Ils méprisaient ou ignoraient les prédictions d’un effondrement du communisme, formulées depuis 1980 par des observateurs tels qu’Ernst Kux, George Schöpflin, Anneli Ute Gabanyi, Ivan Volgyes et Dimitry Pospielovsky comme n’étant que de simples vœux pieux, et insistaient sur le fait que le communisme durerait « toujours4 ». Ils ignoraient les spectaculaires découvertes de « Marta Toch » (un nom de plume) concernant la croissance d’une société civile indépendante en Pologne dès le début des années 1980, qu’elle appelait une « révolution tranquille » et qu’elle documenta dans un rapport de 101 pages publié en 19865. Et lorsqu’il s’avéra qu’ils avaient tort, absolument tort, plutôt que de renoncer au paradigme réaliste, qui instaurait une équivalence entre la stabilité démocratique et la légitimité putative des systèmes léninistes, ils préférèrent imaginer diversement que tout le monde était réaliste, ou que les pouvoirs de prédiction du réalisme et de l’idéalisme étaient équivalents (supposition avancée cependant sur des fondements totalement non empiriques). Le réalisme, bien sûr, est une orientation qui confère la primauté au pouvoir et à ceux qui le détiennent. Les réalistes tendent à souligner les conflits d’intérêts, et les chercheurs sous l’influence du paradigme réaliste ont tendance à croire que les changements commencent au sommet et que, donc, les chercheurs font mieux de parler à ceux qui détiennent le pouvoir s’ils veulent prendre le pouls d’une société. Les réalistes 3. Voir la préface pénétrante de l’ouvrage de Vladimir Tismaneanu, 1992, Reinventing Politics : Eastern Europe from Stalin to Havel, New York, Free Press ; voir aussi V. Tismaneanu (dir.), 1990, In Search of Civil Society : Independant Peace Movements in the Soviet Bloc, New York, Routledge ; et anonyme, octobre 1987, From Below : Independant Peace and Environmental Movements in Eastern Europe and the USSR, New York, Helsinki Watch. 4. Voir détails et documentation dans Sabrina P. Ramet, 1995, Social Currents in Eastern Europe : The Sources and Consequences of the Great Transformation, Durham, Duke University Press, chapitre 1. 5. « Marta Toch », décembre 1986, Reinventing Civil Society : Poland’s Quiet Revolution, 1981-1986, New York, Helsinki Watch.
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tendent au conventionnalisme, c’est-à-dire à considérer que les lois sont les arbitres définitifs des questions morales, et à s’impatienter devant les recours à la raison humaine, à la conscience, aux standards normatifs tels que la Loi naturelle, voire, dans le cas de certains réalistes, devant les conventions normatives telles que la Déclaration universelle des droits de l’homme. Zvonko LerotiĆ, professeur de sciences politiques à l’université de Zagreb, et à l’occasion conseiller de l’ancien président de la Croatie, Franjo Tudjman, a présenté une caricature de la position réaliste en décembre 1995, en déclarant (très sérieusement de toute évidence), que « la paix n’est pas meilleure que la guerre, non plus que la guerre est meilleure que la paix. La justice n’est pas meilleure que l’injustice, non plus que l’injustice est meilleure que la justice. Non plus que la vertu est meilleure que le crime ou que le crime est meilleur que la vertu, à moins qu’ils ne conduisent à réaliser les rêves de l’État et de la nation6. » L’image du monde que présente l’idéalisme contraste fortement avec cela. De fait, je me trouve en accord total avec l’affirmation suivante de Chris Brown : Les considérations éthiques ont été à l’origine de changements majeurs, en particulier en Europe de l’Est, où la banqueroute morale de l’ordre ancien était aussi visible que ses échecs économiques et politiques [...] Les politiques guidées uniquement par des considérations de Realpolitik ne parviendront pas à instaurer un ordre légitime en Europe. De nouvelles structures ne mériteront ni ne recevront l’acceptation publique à moins d’être défendables sur un plan éthique7.
Les idéalistes ont tendance à conférer davantage d’importance aux valeurs et aux normes, et les chercheurs sous l’influence du paradigme idéaliste inclinent à croire que les processus de changement les plus importants commencent en bas, et que donc les chercheurs qui veulent prendre le pouls de la société doivent parler aux gens de tous horizons, et doivent prendre note des notions qu’ont les gens de ce que devrait être la politique. Les idéalistes tendent à être 6. Cité dans le journal du HDZ, Državnost, et cité dans Mark Thompson, 1999, Forging War : The Media in Serbia, Croatia, Bosnia and Hercegovina, Luton, University of Luton Press, p. 356, traduction libre. 7. Chris Brown, 1994, « Introduction », dans Chris Brown (dir.), Political Restructuring in Europe : Ethical Perspectives, New York, Routledge, p. 3-4, traduction libre.
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des universalistes, c’est-à-dire à considérer la raison humaine comme l’arbitre définitif, et à croire qu’il est approprié de juger les lois en fonction des standards établis par la Loi naturelle ou quelque autre standard externe, autant que par des conventions normatives telles que la Déclaration universelle des droits de l’homme. De plus, là où les réalistes prennent les résultats comme étalon de mesure de la légitimité d’un système (d’où leur insistance sur l’ordre civil, la prospérité et le développement d’institutions d’État vigoureuses), les idéalistes considèrent plutôt la structure normative pour évaluer la légitimité d’un État (ou d’un système). C’est dans cet esprit que Thomas Pogge a plaidé pour que l’on repense la notion de souveraineté de l’État, et proposé qu’il soit déconstruit et dispersé verticalement. En disant que le concept traditionnel de la souveraineté de l’État n’était « plus faisable », Pogge insistait pour qu’à la place, « les allégeances et les loyautés [de tous les citoyens] se dispersent largement vers ces unités : le voisinage, la ville, le comté, la province, l’État, la région et le monde dans son ensemble8 ». Ma propre version de l’idéalisme, fondée sur les écrits de John Locke, Emmanuel Kant et James Madison en premier lieu, et qui entre en résonance avec la pensée d’auteurs contemporains tels que’A lan Gewirth9, Jürgen Habermas10, Susan Mendus11, John Rawls12, Joseph Raz13 et Ian Shapiro14, 8. Thomas W. Pogge, « Cosmopolitanism and Sovereignty », dans C. Brown, Political Restructuring in Europe, op. cit., p. 99. 9. Alan Gewirth, 1978, Reason and Morality, Chicago, University of Chicago Press ; et A. Gewirth, 1996, The Community of Rights, Chicago, University of Chicago Press. 10. Voir par exemple, les ouvrages suivants de Jürgen Habermas : Morale et communication : Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Flammarion, 1999 ; Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard Essais, 1997 ; et L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. 11. Susan Mendus (dir.), 1988, Justifying Toleration : Conceptual and Historical Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press ; et S. Mendus (dir.), 2000, The Politics of Toleration in Modern Life, Durham, Duke University Press. 12. John Rawls, 1995, Libéralisme politique, Paris, Presses universitaires de France ; et John Rawls, 1999, The Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press. 13. Joseph Raz, 1986, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press. 14. Ian Shapiro, 2003, The Moral Foundations of Politics, New Haven, Yale University Press.
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Ordre ou légitimité : lequel pour point d’appui ?
commence par la notion libérale classique de la Raison universelle, en la prenant pour point de départ de la construction de la théorie de la légitimité d’un système. C’est donc en ayant recours à la Raison universelle que je prends le projet libéral (tel que défini dans les chapitres 1 et 2) pour base de la légitimité morale d’un système donné, et la justice sociale (respectant également le double principe de l’égalité et de la suffisance) pour cœur de toute revendication de la légitimité économique. Pour ce qui est de la légitimité politique, je l’associe à un accord largement répandu sur certaines règles définies de la succession politique, l’élection de représentants publics étant la règle principale du ralliement d’un tel accord à l’ère contemporaine15. Cela dit, il devrait être évident que j’utilise le terme « libéralisme » dans une compréhension morale du terme, plutôt qu’à la manière de Barry Hindess, pour qui il s’agit « d’une doctrine de gouvernement pour les membres de la communauté16 ». De fait, définir le libéralisme comme « une doctrine de gouvernement » brouille la distinction entre libéralisme et démocratie, au point que l’on pourrait devenir incapable d’imaginer toute forme « illibérale » de démocratie. Les idéalistes ont-ils tendance à diminuer ou à dédaigner les considérations de pouvoir ? Bien sûr que non. Les idéalistes croient plutôt que le pouvoir n’opère pas dans un vide normatif, et que la simple tentative de se comporter comme s’il n’y avait pas de standards normatifs universellement compris a contribué à l’effondrement de plus d’un système autoritaire. La répudiation de la Loi naturelle est aussi un trait central du terrorisme religieux d’aujourd’hui. La principale leçon de 1989 est donc que les idéalistes avaient et ont toujours raison : le pouvoir sans légitimité ne dure pas, l’ordre sans la sanction de la légitimité est, au plus, transitoire et éphémère. Seule la légitimité du système peut édifier les bases d’une vie politique stable. Plus un système est légitime (dans ses sphères morales, politiques et 15. Pour une prise de position plus détaillée, voir Sabrina P. Ramet, 1997, Whose Democracy ? Nationalism, Religion, and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern Europe, Lanham, Rowman & Littlefield, introduction, chapitre 3, conclusion. 16. Barry Hindess, 1996, « Liberalism, Socialism and Democracy : Variations on a Governmental Theme », dans Andrew Barry, Thomas Osborne et Nikolas Rose (dir.), Foucault and Political Reason : Liberalism, Neo-Liberalism and Rationalities of Government, Chicago, University of Chicago Press, p. 67.
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conomiques), plus il aura de chances de stabilité et de durée. é Moins un système est légitime (dans l’une ou l’autre des trois sphères mentionnées), plus il aura de chances de voir l’ordre civil s’effondrer et les institutions de l’État s’avérer instables. Il existe toutes sortes d’équilibres de systèmes. Mais seul un système pleinement légitime peut rester en équilibre pendant de longues périodes de temps ; lorsque des personnes en charge corrompent les institutions et les lois (par exemple, en permettant à des institutions jusque-là démocratiques de se transformer en instruments de gouvernance ploutocratique ou en armes pour un courant religieux intolérant), ou qu’elles s’arrogent un pouvoir incompatible avec les notions de la règle de la loi, ils ne mettent pas seulement en danger leur propre crédibilité personnelle vis-à-vis de la population, mais le système lui-même. Si elle se prolonge, une crise provoquée par de telles formes de corruption condamnera à mort le système lui-même. Aussi, à la devise de Huntington voulant que la distinction importante entre toutes en politique soit celle qui existe entre les systèmes capables de maintenir l’ordre et ceux qui n’en sont pas capables, je répondrai : il ne faut pas confondre la fumée avec le feu. Le point d’appui de la politique est toujours le principe de la triade qui constitue la légitimité, qui établit la différence dans le comportement d’un système, à savoir la capacité, la stabilité et l’espérance de vie. Et à l’illusion postmoderne voulant qu’il n’existe pas d’absolus en morale et que la morale est purement subjective, je réponds : la loi morale réside dans tous les êtres rationnels, et, bien que certaines décisions morales puissent être obscurcies par l’incertitude, d’autres sont parfaitement claires. La plupart des gens peuvent reconnaître la différence entre l’honnêteté et la malhonnêteté, entre la bonté et la cruauté, entre la générosité et l’avidité égoïste, et c’est grâce à la Loi naturelle, notre Raison universelle, que la plupart d’entre nous peuvent s’accorder sur le choix le plus vertueux.
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Essai bibliographique
Le point de départ, que l’on veuille comprendre soit le point de jonction entre la morale et la politique, soit le fondement moral de la légitimité politique, est Emmanuel Kant. Tout l’œuvre de Kant n’est pas compréhensible d’emblée, mais parmi ses travaux les plus accessibles ainsi que les plus essentiels, on peut mentionner son ouvrage Grundelgung zur Metaphysik der Sitten, en français la Fondation à la métaphysique des mœurs, ainsi que son travail plus tardif et plus accompli, La métaphysique des mœurs (tous deux regroupés en deux volumes, Paris, Flammarion, 1994). Dans le premier ouvrage, Kant se restreint à l’exposé de ce qu’il considère être le principe fondamental de la morale, l’impératif catégorique, qui conseille lesquels des choix moraux peuvent passer le test de l’universalité. Dans son ouvrage ultérieur, Kant approfondit sa théorie morale, en expliquant ses relations à la politique. Dans ses travaux, Kant met une emphase particulière sur le devoir de vérité (bien qu’il reconnaisse que ce devoir puisse être laissé en suspens dans l’intérêt de la politesse usuelle ou – on peut l’imaginer – dans l’exercice d’une évidente comédie). Bien que les travaux de Kant soient très réputés, je soupçonne qu’ils sont trop souvent honorés par négligence plutôt que par l’étude et la réflexion. Kant a eu une grande influence, et certains auteurs majeurs de la philosophie éthique contemporaine tels qu’A lan Gewirth, Jürgen Habermas et John Rawls ont tous prolongé, d’une manière ou d’une autre, l’héritage de Kant. Gewirth occupe une « niche » unique dans ce panthéon, ayant entrepris rien de moins que d’accomplir ce qu’il pense qu’aucun autre philosophe de l’éthique n’a accompli, à savoir démontrer les fondements rationnels de la morale. Cette question – Pourquoi devrais-je être moral ? – est au cœur
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de l’ouvrage monumental de Gewirth, Reason and Morality (Chicago, University of Chicago Press, 1978). À l’instar de Kant, Gewirth propose un principe suprême de morale, son Principe de cohérence générique : « Agis en accord avec les droits génériques de tes destinataires autant qu’avec toi-même ». Et tout comme Kant, Gewirth suggère que tous les autres principes et impératifs moraux découlent de ce premier principe. Mais Gewirth considère également que sa formule est une amélioration de celle de Kant et soutient qu’on ne peut la contredire sans se contredire soi-même, cela résultant dans le fait que les criminels ne sont pas seulement ceux qui enfreignent les règles : ils sont également, ipso facto, illogiques. Parmi les autres penseurs politiques de l’époque récente, il en est plusieurs dont j’ai trouvé les travaux particulièrement utiles. L’ouvrage d’Habermas, L’intégration républicaine : essais de théorie politique (Paris, Fayard, 1998) se porte de manière très articulée à l’appui du libéralisme de Kant, en l’actualisant et en l’appliquant aux problèmes et aux défis contemporains. Le Libéralisme politique de Rawls (Paris, Presses universitaires de France, coll. Quadrige, 1995), tout en reflétant l’influence de Kant, invite le lecteur à imaginer comment il concevrait un système s’il n’était pas sûr de la position qu’il devrait y occuper : la conclusion est que, dans de telles conditions, les gens auraient tendance à concevoir un système qui protégerait les pauvres, les malades, les gens âgés, tout autant qu’un système qui intégrerait des principes libéraux. Dans le champ de la philosophie politique contemporaine, on ne peut omettre les noms de L.W. Sumner, J.W. Harris, Joseph Raz, Susan Mendus et Will Kymlicka. L’ouvrage de Sumner, The Moral Foundation of Rights (Oxford, Clarendon Press, 1987), démontre que les droits s’enracinent dans la morale, cela ayant pour résultat que les différences de concepts en morale se retrouvent dans les différences de concepts dans le domaine des droits. Sumner souligne les quatre théories philosophiques de la morale – l’universalisme, le conventionnalisme, le conséquentialisme et la théorie du contrat. Ainsi, par exemple, si l’on est conventionnaliste et que l’on croit que ce qui est bien et mal n’est déterminé que par la loi et les conventions, il s’ensuit que l’on croit que l’on n’a des droits qu’à condition qu’ils soient sanctionnés par la loi ou par un accord écrit.
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Essai bibliographique
J.W. Harris est sans doute mieux connu pour son ouvrage Law and Legal Science : An Inquiry into the Concepts Legal Rule and Legal System (Oxford, Clarendon Press, 1979) dans lequel il examine les théories de la loi, exposant sa pensée sur la structure légale et la validité légale. L’universitaire d’Oxford Joseph Raz, avec The Morality of Freedom (Oxford, Clarendon Press, 1986) se lance dans l’entreprise ambitieuse de déterminer la nature des droits, des devoirs, des valeurs et de la justification de l’autorité politique. En cours de route, Raz réinterprète la tradition libérale, plaidant pour un universalisme moral perfectionniste. Susan Mendus, professeur de sciences politiques à l’université d’York, a apporté une contribution majeure à notre compréhension de la nature et de l’importance de la tolérance. Je mentionnerais deux de ses ouvrages : Justifying Toleration : Conceptual and Historical Perspectives (Cambridge, Cambridge University Press, 1988) et The Politics of Toleration in Modern Life (Durham, Duke University Press, 2000). Ces deux volumes avancent que la tolérance, limitée uniquement par le principe de non-nuisance (c’est-à-dire que l’on devrait tolérer tout ce qui ne nuit pas), fait partie intégrante, et est une constituante essentielle, de la tradition libérale au sens large. Puis il y a Will Kymlicka, professeur de philosophie à Queen’s University, qui a entrepris de revoir la tradition libérale afin d’y incorporer le concept de droits culturels spéciaux à l’intérieur de territoires définis. Kymlicka est pleinement conscient que, traditionnellement, le libéralisme a mis l’accent sur les droits individuels et l’égalité, mais il avance qu’une telle approche peut menacer la survie des cultures minoritaires. La solution, qu’il expose longuement dans Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights (Oxford, Oxford University Press, 1995), et ailleurs, est d’élargir la théorie libérale des droits pour reconnaître les droits culturels ou les droits des groupes. Dans ce concept, de tels droits devraient inclure le droit des minorités culturelles à restreindre les droits et à définir l’égalité des membres de la nationalité majoritaire au sein de leurs territoires. Will Kymlicka a également codirigé un ouvrage avec Ian Shapiro, Ethnicity and Group Rights (New York, New York University Press, 1997), dans lequel sont rassemblés divers points de vue. Il existe de nombreux ouvrages sur le thème de la sécession, mais celui qui, avec le temps, semble dominer ce champ est celui d’A llen Buchanan, Secession : The Morality of Political Divorce from Fort Sumter to Lithuania and Québec (Boulder,
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Westview Press, 1991). Buchanan conteste les approches simplistes de la question de la sécession, en avançant que l’autodétermination ne nécessite pas l’acquisition de la souveraineté, et souligne les conditions dans lesquelles un État perd son titre à un territoire qui fait sécession. Ces trois conditions sont l’incapacité d’un État à protéger les gens vivant dans cette région des menaces physiques, le traitement discriminatoire de la part de l’État vis-à-vis des gens vivant dans cette région ou la perpétration d’injustices à leur encontre, et l’échec ou le refus de l’État de protéger la culture d’un groupe. En ce qui concerne la transition du communisme au pluralisme en Europe de l’Est, j’aime particulièrement l’ouvrage de Vladimir Tismaneanu, Reinventing Politics : Eastern Europe from Stalin to Havel (New York, Free Press, 1992), qui souligne l’importance des intellectuels dissidents dans la chute du communisme. À cet ouvrage, on peut ajouter l’article de Vaclav Havel sur l’importance de l’intégrité, « The Power of the Powerless », dans sa collection The Power of the Powerless : Citizens against the State in Central-Eastern Europe (Armonk, M.E. Sharpe, 1985), et le bref Reinventing Civil Society : Poland’s Quiet Revolution, 1981-1986 (New York, Helsinki Watch, 1986), qui démontre comment la société parallèle qui s’est construite en Pologne au début des années 1980 était déjà en train d’amorcer le processus de la chute du communisme dans ce pays. Il est vraiment dommage que certains observateurs de la région ne se soient pas aperçus de l’importance de cette publication à l’époque. Et, enfin, je mentionnerais mon propre ouvrage, Social Currents in Eastern Europe : The Sources and Consequences of the Great Transformation (Durham, Duke University Press, 1995) ; se basant sur une lecture exhaustive de samizdat et d’autres matériaux, ce livre souligne la croissance de la dissidence et de la société parallèle en Europe de l’Est dans les années 1980, en éclairant le rôle du mouvement souterrain SolidarnośĆ et de l’activisme indépendant en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Roumanie, tout en explorant le rôle politique du rock et l’apparition de nouveaux mouvements religieux dans la région, entre autres choses. Le traitement le plus classique de la division des sexes dans l’Europe de l’Est communiste reste probablement encore Women, State, and Party in Eastern Europe, dirigé par Sharon L. Wolchik et Alfred G. Meyer (Durham, Duke University Press, 1985). S’il existe un nouveau « classique » de la question des
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femmes en contexte postcommuniste, ce doit être probablement l’ouvrage dirigé par Marilyn Rueschemeyer, Women in the Politics of Postcommunist Eastern Europe (Armonk, M.E. Sharpe, 1998). Parmi les premiers ouvrages publiés sur ce sujet après la chute du communisme, on compte celui de Barbara Einhorn, Cinderella Goes to Market : Citizenship, Gender, and Women’s Movements in East Central Europe (New York, Verso, 1993), qui explore la manière dont les femmes se sont adaptées aux changements sociaux et économiques qui ont accompagné les transformations politiques de la région. Einhorn expose également de manière convaincante que le renouveau des attitudes patriarcales en Europe de l’Est est inextricablement lié au nationalisme conservateur. Shana Penn a entrepris un travail de terrain intensif et réalisé de nombreuses entrevues pour rédiger son Solidarity’s Secret : The Women Who Defeated Communism in Poland (Ann Arbor, University of Michigan Press, 2005), démontrant à la fois le rôle crucial joué par les femmes dans le mouvement SolidarnoŠĆ, et la volonté des hommes d’oublier la contribution vitale de celles-ci. L’ouvrage de Wanda Nowicka, The Anti-abortion Law in Poland : The Functioning, Social Effects, Attitudes and Behaviors, publié à Varsovie par la Fédération des femmes et du Planning familial (2000) se base sur un réseau exclusif à la Fédération et reflète la conviction de son auteur, que la loi a eu des conséquences dommageables pour les femmes polonaises. En ce qui concerne l’Église et l’État en Europe de l’Est en général, et en Pologne et Tchécoslovaquie (République tchèque et Slovaquie) en particulier, l’ouvrage classique reste celui de Trevor Beeson, Discretion and Valour : Religious Conditions in Russia and Eastern Europe (Philadelphie, Fortress Press, 1982) ; bénéficiant des apports d’un large cercle d’experts, Beeson se concentre sur la période communiste. C’est ce que fait également Janice Broun dans Conscience and Captivity : Religion in Eastern Europe (Washington, Ethics and Public Policy Center, 1988), pour lequel Grazyna Sikorska a rédigé un chapitre sur la Pologne. Écrivant quelques années plus tard, Paul Mojzes a inclu les premières années du postcommunisme dans Religious Liberty in Eastern Europe and the USSR : Before and after the Great Transformation (Boulder, East European Monographs, 1992). Mon propre ouvrage, Nihil Obstat : Religion, Politics, and Social Change in East-Central Europe and Russia (Durham, Duke University Press, 1998),
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remonte loin dans le passé pour relater l’histoire, mais se concentre sur le XXe siècle, en particulier sur les années suivant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’on en arrive aux études universitaires sur la Pologne et les républiques tchèque et slovaque, on trouve peu de traitements exhaustifs des deux dernières, mais un certain nombre traitent de la Pologne. L’ouvrage de Ludvik Němec, Church and State in Czechoslovakia (New York, Vantage Press, 1955), est un travail biaisé mais néanmoins valable qui reflète l’horreur que ressentait l’auteur, un évêque catholique, pour le communisme. La meilleure étude du rôle de l’Église catholique en politique dans la Pologne communiste est celle de Bogdan Szajkowski, Next to God... Poland : Politics and Religion in Contemporary Poland (New York, St. Martin’s Press, 1983). On en trouvera une vision alternative dans The Catholic Church in Communist Poland 1945-1985 : Forty Years of Church-State Relations, de Ronald C. Monticone (Boulder, East European Monographs, 1986). Des deux, l’analyse de Szajkowski est probablement plus consistante, tandis que Monticone est plus fort sur les détails. À ces études, on peut ajouter celle de Ronald Modras, The Catholic Church and Antisemitism : Poland, 1933-1939 (Chur [Suisse], Harwood Academic Publishers, 1994) ; celle de Hanna Diskin, The Seeds of Triumph : Church and State in Gomulka’s Poland (Budapest, Central European University Press, 2001) ; et celle d’Adam Michnik, The Church and the Left, édité et traduit du polonais par David Ost (Chicago, University of Chicago Press, 1992). Cette dernière étude est un plaidoyer pour la réconciliation entre la gauche anticommuniste et l’Église catholique. Enfin, à tous ces ouvrages on peut ajouter celui de Samuel P. Huntington, Political Order in Changing Societies (New Haven, Yale University Press, 1968), brillant argumentaire de la position réaliste et véritable tour de force qui, sous certains aspects, soutient exactement le contraire de ce que j’ai avancé dans ce livre.
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POSTFACE
Alors que les régimes communistes disparaissaient l’un après l’autre en Europe centrale et orientale en 1989-1990, les nouvelles élites politiques qui les ont fait tomber ont mis de l’avant, à des degrés différents, les projets démocratiques pour des sociétés post-totalitaires. Ces projets reposaient sur des fondements philosophiques qui depuis des siècles faisaient partie du patrimoine intellectuel de la démocratie libérale. La chute des régimes communistes a été précédée du discrédit total des fondements idéologiques de ces régimes, à savoir le marxisme-léninisme. En ce sens, les idéaux qu’ont mis de l’avant les dissidents et que plus tard les leaders des révolutions antitotalitaires tels que Vaclav Havel et Tadeusz Mazowiecki ont mis en œuvre étaient essentiels aux débats d’idées qui se sont poursuivis durant la période de la transition post-communiste. Le livre de Sabrina Ramet nous présente des systèmes de pensée qui, après la parenthèse communiste, ont fait leur retour en Europe centrale et orientale. Ces courants de pensée venus de l’Occident ont servi de cadre conceptuel dans lequel s’est déroulée au plan des idées la transition post-communiste. Ce débat était nourri par la réactualisation des idées et des réflexions de Jean-Jacques Rousseau, de John Locke, de Thomas Hobbes et d’Emmanuel Kant, et leur apport à la formation du projet libéral et à la formation dans des conditions nouvelles du capitalisme démocratique en Europe centrale et orientale. D’autres philosophes contemporains tels que Jurgen Habermas et John Rawls ont fait irruption dans les débats de société qui ont accompagné l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, inexistants durant la période communiste. Le livre de Ramet, Le projet libéral et la transformation de la démocratie, fait partie d’une
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trilogie, même si elle n’était pas annoncée en ces termes par l’auteure. Les deux autres livres sont Social Currents in Eastern Europe et Whose Democracy ?, avec lesquels le Projet libéral et la transformation de la démocratie constitue une unité thématique. Renéo Lukic Professeur titulaire Département d’histoire Université Laval
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Index A Adair, Bianca : 177 Albanie : 59 ; lois sur l’avortement, 151 ; économie après l’effondrement du communisme : 30, 33, 35, 38-39, 144 ; tableaux ; politique réaliste imposée à : 84-85 ; statut des femmes : 140, 149, 153, 157 Aliénation des profits :33 voir aussi privatisation Allemagne : 25, 31, 38, 65, 69, 118 évolution du libéralisme ; politiques réalistes imposée à : 85-86 ; statut des femmes : 149, 155 Allemagne de l’Est : 65 ; voir aussi RDA (République démocratique d’A llemagne) Alliance démocratique de gauche (SLD) : 109-110, 114 Alliance des nouveaux citoyens : 133-134 Alsace-Lorraine : 85 Ambruz, A. : 122 Angleterre : 100 : voir Grande-Bretagne Antinationalisme libéral : 67-68 Apathie : 26, 41, 46 Aquin, saint Thomas d’ : 6, 11, 14-15, 97-98, 106 Arendt, Hannah : 23, 25, 76 Assujettissement des femmes (De l’) : 21, 163 Autodétermination nationale : 71, 101, 198 revendications basées sur la Loi naturelle : 90, 94, 98 ; démocratie et : 48 ; droits nationaux et : 73, 86, 92-94 ; souveraineté populaire et : 71 ; réalisme et : 85, 94-95 : 10 ; universalisme incompatible avec : 88, 91-92 ; conception de l’État selon : 74 ; voir aussi nationalisme Autriche-Hongrie : 74, 84-86
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Avortement : droit à : 104-106, 113, 179, 180 ; loi sur : 151-153, 159 ; attaques des nationalistes contre : 142, 160 ; attitude de l’Église polonaise envers : 108 ; attaques de l’Église polonaise contre : 107, 109 ; attaque de l’Église slovaque contre : 132-134
B BakoviĆ, Don Anto : 142 Baláž, Rudolf : 131 Balkan Ghosts : 32 Balkans : 32, 34, 48, 66, 84, 154, 157, 167 Banac, Ivo : 30-32 Bartholomée I de Constantinople (patriarche) : 180 Bavière : 107 Bentham, Jeremy : 20, 185 Biberaj, Elež : 30 Biélorussie : 59, 153 Bien commun : 9-10, 43, 74, 164, 178 Blair, Tony : 41 Blanchard, Jonathon : 178 Bollobás, Enikő : 31, 41 Bosanquet, Bernard : 74 Bosnie-Herzégovine : 93, 140, 142 : lois sur l’avortement : 151 ; guerre civile : 33 ; économie après les privatisations : 37-38 ; indépendance : 66, 94 ; revendications nationalistes : 59 ; politiques réalistes imposées à : 82-84 ; statut des femmes : 140, 154-158 ; voir aussi Republika Srpska Breuning, Markjke : 64 Brown, Chris : 191-192 Brown, Steven : 178 Buchowska, Stana : 145, 153, 157 Bulgarie : 172 ; lois sur l’avortement : 151 ; engagement civique : 179 ; économie après l’effondrement du communisme : 34, 38-39, 67, 143 ; investissements étrangers : 37 ; politiques réalistes imposées à : 84, 86 ; statut des femmes : 149, 153 Burgenland : 85
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Index
Bush, George : 29, 41, 55 Buzek, Jerzy : 111
C Campagne contre l’homophobie : 113-114, 117, 119 Canada : 162 Capitalisme : 1, 3, 8-9, 30, 41-44 ; voir aussi privatisation Carr, E.H. : 79 Carrington, Peter : 81 Carter, Jimmy : 84 Catalans : 91 Ceauşescu, Nicolas : 30, 65, 91, 161 Centesimus Annus : 44-45 Chapman, J.W. : 53 Chetniks : 174, 187 Chômage : après l’effondrement du communisme : 34-35, 38 ; après les privatisations : 40 ; des femmes : 142, 144, 159 Christian Rights : 137 Christodoulos (archevêque) : 180 Cicéron : 14-15, 97 Cikrle, Vojtěch (évêque) : 128 Classe ouvrière : 96 Classe sociale : 96 Clemenceau, Georges : 81, 85 Cléricalisme : comme base de l’extrémisme religieux : 137 ; comparé à d’autres modèles de démocratie : 137, 181-182 ; en Pologne : 104, 137 ; en Slovaquie : 104 ; tenants du : 104 ; conception de l’État : 137 Coalition chrétienne : 176 Code d’Hammourabi : 13 Commercialisation de la culture : 26, 175 Commission économique des Nations unies pour l’Europe : 35, 140, 145 Commission européenne : 118, 156, voir Union européenne Communauté : droits des : 54, 72, 83, 94, 98, 170 ; voir aussi bien commun Conférence des évêques catholiques : 136
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Conférence de Londres : 84 Conférence de paix de Paris : 85-86 Conférence épiscopale polonaise : 110-111 Conférence épiscopale slovaque : 131 Conseil de l’Europe : 60, 76, 161-162, 179 Conseil œcuménique polonais : 114 Consequences of Pragmatism : 185 Conséquentialisme moral : démocratie et : 45 ; à distinguer de l’universalisme : 7 ; comme fondement du nationalisme : 90 ; influence dans les États de l’Europe de l’Est : 46 Considerations on Representative Governement : 21 Constitution : 19, 53, 56, 59, 87 ; des États-Unis : 26, 55 ; des États de l’Europe de l’Est : 10, 59-64, 66-67, 107-108, 126, 134-135, 179 ; de l’Union européenne : 104, 109, 180-181 Contrat social (Le) : 8, 17, 53, 55 Conventionnalisme moral : comme base du nationalisme : 46 ; Loi naturelle et : 7, 23 ; loi positive centrale à : 191 ; voir aussi réalisme Cooper, Anthony Ashley (septième comte de Shaftesbury) : 17 Corruption : 12, 32-33, 40, 133, 140, 165, 167, 179, 194 Convention de Genève : 6 Convention sur le génocide : 92 Corée du Sud : 37 ĆosiĆ, Dobrica : 92 Croatie : lois sur l’avortement : 151 ; engagement civique : 179 ; constitution : 61, 67 ; économie après les privatisations : 35, 38-39 ; indépendance : 100 ; revendications nationalistes : 59, 66 ; partis politiques : 177 ; influence réaliste : 191 ; intolérance sexuelle : 160 ; statut des femmes : 149, 157-158 Csurka, István : 68 Culture : 4-5, 41-42, 47, 54, 74, 91, 93, 99, 163 commercialisation : 26, 175 ; homogénéisation : 89, 99 Cultures minoritaires : 55
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Index
D Dahbour, Omar : 68 Darwinisme : 164 De Cive : 7, 17, 50 Déclaration universelle des Droits de l’homme : 6, 191-192 Dedijer, Vladimir : 68 Déficits commerciaux : 35 Démocrates chrétiens : 124, 129, 147 Démocrates sociaux de Pologne (SdPL) : 112 Démocratie autoritaire : 55 Démocratie environnementale : 176 Démocratie libérale : 225 ; comparée à d’autres types de démocratie : 173, 182 ; définie : 9, 103 ; voir aussi nationalisme, libéral Démocratie populiste : 52-53 Démocratie pragmatique : 184 Démocratie totalitaire : 53 Démocratisme collectiviste : 67 Démocratie nationaliste : 174 comparée aux autres modèles démocratiques 183 ; définie : 182 ; dans les constitutions de l’Europe de l’Est : 184 Dette nationale : 35, 40 Deux traités du gouvernement : 16, 23, 42, 62-63 Devoirs individuels : 14, 41, 98, 181 Dewey, John : 184 Dialogue entre un philosophe et un légiste des common-laws d’A ngleterre : 50 Différences de classe : 25, 33 ; voir pauvreté ; privatisation ; chômage Diversité culturelle : 3-4, 67, 183 Doctrine des droits : 14 Dostál, Pavel : 124-125 Droit à la propriété : 42 ; voir propriété privée Droit à la rébellion : 50-51, 87 Droit à la sécession nationale : 74 Droit à la vie privée : 26 Droit à l’émigration : 99
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Droit à l’homogénéité nationale : 74 ; voir aussi autodétermination nationale Droit au financement gouvernemental : 88-90 Droit d’adoption : 114 Droit d’association : 173 Droits des animaux : 11, 19, 27-28, 163-164, 176 Droits des espèces : 11, 27, 163, 166-167, 176 Droit de survivre : 27, 167 Droits individuels : 13, 16, 27, 54, 106, 108, 163, 166, 169, 186, 197 ; droits des communautés : 170, 180 ; altération des : 25 ; définis : 98 ; démocratie, réceptacle des : 55, 103 ; droits des groupes dérivés des : 99 ; autodétermination nationale en conflit avec : 182 ; liés aux devoirs individuels : 14 ; voir aussi féminisme, gays et lesbiennes Droits des groupes : 16, 72, 88, 91, 99, 117, 197 Droits naturels : 10, 16, 20, 88, 90, 98-99 ; voir Loi naturelle Droits sociétaux : 98-99 Droits universels : 3 ; voir aussi Loi naturelle Dzurinda, Mikuláš : 132, 135
E Eckersley, Robyn : 176 Économies de l’Europe de l’Est : voir pauvreté ; privatisation ; chômage Éducation sexuelle : 108, 121, 133, 179 ; voir enseignement Égalité : 1 vision cléricale de : 160, 183 ; critique du capitalisme basé sur : 42 ; dans la tradition libérale : 6, 16, 103, 197 ; méritocratie comme base pour : 165 ; autodétermination nationale non fondée sur : 108 ; voir aussi gays et lesbiennes ; égalité/inégalité des sexes Égalité des femmes : 11, 19, 139, 147, 164, 167 ; voir féminisme Église catholique : 44, 103-104, 107-109, 114, 119-120, 122-123, 125-127, 130, 133, 136-137, 141, 152, 160-161, 171-172, 181, 200 ; voir aussi religion chrétienne et entrées commençant par Église catholique romaine Église catholique romaine en Croatie : 141
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Index
Église catholique romaine en Pologne : 107 appropriation de propriétés par : 107 ; références constitutionnelles à : 108 ; buts politiques de : 109-110 ; relations avec l’État : 108-109 ; intolérance sexuelle : 108 ; attitudes sociales envers : 120 ; tolérance de la haine et de la violence : 115-116 ; droits des femmes subvertis par : 108, 141 Église catholique romaine en République tchèque : 122-129 Église catholique romaine en Slovaquie : 130-136 Église évangélique (luthérienne) : 171-172 Église orthodoxe : 161 Église orthodoxe roumaine : 104, 161, 179 Église orthodoxe russe : 104 Églises : voir religion chrétienne ; Église orthodoxe ; et les entrées commençant par Église catholique romaine Égypte : 14 Emerson, Michael : 182 Empire ottoman : 86 Encycliques papales : 8, 11, 43-45 ; voir aussi enseignements sociaux du catholicisme Encyclopédie du catholicisme : 105 Enseignement : en République tchèque : 122, 126 ; en Pologne : 108-109 ; coûts en augmentation : 144 ; en Slovaquie : 130133 Enseignements du catholicisme social : 5 ; recoupement avec la Loi naturelle : 44, 97 Espagne : 64, 91, 155 État laïc : 133 ; République tchèque en tant que : 11, 122-129 ; vision d’ensemble : 137, 174 ; présence en Slovaquie : 130, 133, 135 États-Unis : 1, 106 ; engagement civique : 178 ; évolution du libéralisme : 16, 25 ; fondements libéraux des : 165 ; en tant que ploutocratie : 41 ; intolérance religieuse : 27, 107, 137, 183 Europe : 1, 3, 11, 25, 86, 103, 106-107, 125, 130, 140, 150, 157, 159-160, 162, 180-181, 191, 225 Europe de l’Est : 29-30, 35, 41, 46, 48-49, 59, 62-64, 66-68, 89, 102-103, 139, 144, 148-149,153, 160, 163, 166, 170-171, 175, 177-179, 182, 184, 186, 191, 198-199 ; voir les entrées des noms des pays
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Europe de l’Ouest : investissements en Europe de l’Est : 37 ; statut des femmes : 154, 160 ; voir aussi Union européenne Estonie : 59, 140
F Federalist Papers : 92 Femmes : voir égalité/inégalité des sexes Féminisme : extension du projet libéral : 163, 186 ; libéralisme compatible avec : 163 ; mobilisation politique : 163, 165 ; voir aussi égalité/inégalité des sexes Fico, Róbert : 133 Filmer, Sir Robert : 23 Fondamentalisme religieux : 137-138 France : 38, 64, 86, 118 ; politiques réalistes de la : 81, 84-85 ; statut des femmes en : 149 Franco, Francisco : 91 Frankfurter Allgemeine : 32 Funar, Gheorghe : 66
G Gabanyi, Anneli Ute : 31, 190 Gati, Charles : 41 GavriloviĆ, Žarko : 161 Gays et lesbiennes : visions cléricale des : 182 ; statut en République tchèque : 127-129 ; statut en Pologne : 111-119 ; statut en Russie : 161 ; statut aux États-Unis : 55, 137 Génocide : 92-94, 185 Gewirth, Alan : 83, 85, 192, 195-196 Giertych, Roman : 112, 118-119 Giscard d’Estaing, Valéry : 180 Glemp, Józef (cardinal) : 112, 181 Grande-Bretagne : guerre civile : 100, 175 ; politiques réalistes : 81, 84-86 ; statut des femmes : 22, 149, 155 Grandes puissances : 84-86, 95 Graubner, Jan (archevêque) : 128
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Index
Grèce : 84, 155 Greenfeld, Liah : 67 Groupes ethnopolitiques et linguistiques : 72 Groupe pour les droits des femmes (OSKA) : 111 Guerre de succession yougoslave : 78, 81 Gutmann, Amy : 176
H Habermas, Jürgen : 23, 25, 185, 192, 195-196, 201 Hardin, Russell : 45, 72 Hegel, Wilhelm Friedrich : 48, 55, 75, 169 Héraclite : 13 Herder, Johann Gottfried von : 48, 74, 95 Hetnal, Adam : 107 Hindess, Barry : 193 Hobbes, Thomas : ordre civil : 6, 17, 24, 58, 175 ; opposé à Kant : 58 ; opposé à Rawls : 24 ; conventionnalisme et : 7, 22-27, 48 ; incompatibilité avec le nationalisme : 54 ; influence sur les États d’Europe de l’Est : 10, 49-52, 60, 66-67 ; réalisme et : 48-50, 75, 81, 164 ; conceptions réductrices de la religion : 22 ; rejet de la souveraineté populaire : 6 ; relation au libéralisme : 22-23 Hobhouse, L.T. : 43 Homogénéité ethnique : 10 ; voir autodétermination nationale Homogénéisation de la culture : 89, 175 ; voir aussi privatisation Homosexualité : voir gays et lesbiennes Hongrie : lois sur l’avortement : 151 ; engagement civique : 179, 198 ; constitution : 60 ; économie après l’effondrement du communisme : 34, 36, 38-39 ; investissements étrangers : 37 ; buts de la révolution de 1989-1990 : 172 ; partis politiques : 30, 177 ; statut économique des femmes : 140, 144145 ; statut politique des femmes : 146, 149 ; statut social des femmes : 142, 159 Hooker, Richard : 6, 15-16, 63, 169-170 ; voir aussi principe de non-nuisance Horálek, Martin : 125, 127 Human Rights Watch : 155
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Hume, David : 16 Huntington, Samuel P. : 189, 194, 200 Hurd, Douglas : 81
I Idéalisme : 10, 56189-194 ; voir idéalisme libéral ; universalisme moral Iliescu, Ion : 66 Impératif catégorique : 7, 18, 48, 66, 185, 195 Inégalité : voir pauvreté ; privatisation ; chômage Intégration républicaine (L’) : 25, 185, 192, 196 Investissements étrangers : 37 ; voir aussi privatisation Ishiyama, John : 64 Italie : 64, 149, 154-155
J Jacques II : 100 Japon : 85 Jaruga-Nowacka, Izabela : 115 Jean XXIII : 8, 44 Jean-Paul II : 8, 44 Jefferson, Thomas : 5, 16, 23, 44 Joseph II (empereur) : 125 Jowitt, Kenneth : 30-31 Jurek, Marek : 118 Justice comme équité : 23, 25 Justice sociale : voir égalité, règle de la loi
K Kaczyńsli, Lech : 110-112, 114, 116, 118 Kaczyńsli, Jaroslaw : 118 Kant, Emmanuel : 5, 17, 26-27, 56, 73, 78, 87, 94, 98, 100, 169 ; sur l’impératif catégorique : 195-196 ; conséquentialisme distinct de : 20 ; sur les droits individuels : 6, 16, 27, 95, 99,
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Index
186 ; influence de : 20, 59, 67, 195-196 ; sur les relations entre États : 19, 76, 84 ; sur les droits des animaux : 19, 27, 176 ; sur la souveraineté : 19 : 10, 57-58, 60 ; sur un code moral universel : 7, 18-20, 48, 97 Kaplan, Robert : 32 Kepes, András : 30, 41 Kiš, Danilo : 68 Klaus, Václav : 30, 124, 127-129 Kligman, Gail : 30 Kobiety Też : 148 Kohl, Helmut : 41 Kommers, Donald : 59 Konrad, Helga : 157 Korec, Ján (cardinal) : 130 Kosovo : 140 ; économie après les privatisations : 37 ; investissements étrangers : 37 ; répression menée par les nationalistes : 66, 75, 101 ; partis politiques : 177 ; politiques réalistes imposées au : 85 ; statut des femmes : 155, 158 ; voir aussi Serbie Krauss, Hartmut : 176-177 Kukan, Eduard : 135 Kukathas, Chandran : 72, 96 Kuncze, Gábor : 159 Kux, Ernst : 190 Kwaśniewski, Aleksander : 109, 181 Kymlicka, Will : 72, 96, 101, 196-197
L Légitime, système : oppositions : 10 ; principes économiques : 43-44, 102, 194 ; principes moraux : 3, 28, 102, 194 ; revendications de l’autodétermination nationale à : 71, 74, 82, 85, 87 ; vision d’ensemble : 3, 167, 187, 194 ; principes politiques : 8, 54, 82, 102, 193-194 Légitimité politique : 3-4, 7, 16, 60, 102, 189-195 ; voir idéalisme Lénine, Vladimir Ilyich : 101 Léon XIII, pape : 8, 43-44
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Lepper, Andrzej : 112 LerotiĆ, Zvonko : 191 Lesbiennes et gays : voir gays et lesbiennes Lettonie : 59, 116, 140 Lettre sur la tolérance : 16 Léviathan : 17, 50 Libera, Piotr (évêque) : 111 Libéralisme politique : 24, 183, 192, 196 Liberté : dans la tradition libérale : 16, 21, 24, 43 ; intérêt matériel des États et : 83 ; autodétermination nationale incompatible avec : 91-92 ; recherchée dans les révolutions de 1989-1990 : 171 ; souverain en tant qu’incarnation de : 51, 56 ; voir aussi droits individuels Liberté d’opinion : 21, 103, 131, 171, 177 Liberté de faire le mal : 26 Licht, Sonja : 158 Ligue des gays et lesbiennes de République tchèque : 127 Ligue des familles polonaises : 108, 112, 114-115, 117-118, 177 Lilly, Carol : 78, 80 Lituanie : 59, 140 Lloyd George, David : 81 Locke, John : comme se distinguant du conséquentialisme : 20-21 ; sur les devoirs de l’État : 6, 18, 57, 175 ; constitutions de l’Europe de l’Est et : 60, 62-63, 67 ; emphase sur la Loi naturelle : 16, 63 ; sur les droits individuels : 6, 16 ; influence de : 16 ; sur les droits à la propriété : 16, 28, 42, 57, 175 ; soutien de la démocratie : 100 Loi divine : 6, 107 : comparaison d’Aquin avec la Loi naturelle : 106 ; dans la démocratie cléricale : 103, 137, 181-182, 186 ; autodétermination nationale et : 116 ; recours de l’extrémisme religieux à : 8 ; voir aussi cléricalisme Loi morale : voir Loi naturelle Loi positive : voir règle de la loi « Loi sur la protection de la République » : 131 « Loi sur les partenaires inscrits » : 114 Luther, Martin : 173
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Index
M Ma’at, déesse : 14 Macédoine : 67 ; lois sur l’avortement : 151 ; politiques communistes : 64 ; constitution : 59-61 ; économie après l’effondrement du communisme : 35, 39, 144 ; investissements étrangers : 37 ; indépendance : 64, 66 ; partis politiques : 177 ; politiques réalistes imposées à : 84 ; statut des femmes : 147, 149 Machiavel, Nicolas : 75, 77-78, 81, 84, 189 MacPherson, C.B. : 42 Madison, James : 6 ; influence de Hobbes : 23 ; sur le fait de limiter le rôle de l’Église dans l’État : 183 ; influence de Locke : 16 ; sur la protection des minorités : 92 ; sur la protection du pauvre et du faible : 44 Magritte, René : 73 Major, John : 41, 81 Marcinkiewicz, Kazimierz : 111-112 Marxisme-léninisme : 52, 225 Mason, Andrew : 68 Mater et magistra : 44 Matérialisme : 26-27, 97 Maximisation des profits : 9 Mayerfield, Jamie : 47-48 Mazák, Ján : 135 Mečiar, Vladimir : 130-131, 182 Meier, Viktor : 32-33 Mendus, Susan : 81, 104, 192, 196-197 Méritocratie/antiméritocratie : 165, 173 MesiĆ, Stipe : 61 Métaphysique des mœurs : 18-19, 57-58, 73, 76, 87, 91, 94, 97-99, 195 MiliĆ, Andjelka : 142 Mill, James : 20 Mill, John Stuart : 21 ; modèle démocratique de : 92, 177 ; sur les devoirs de l’État : 170 ; conceptions féministes compatibles avec : 22, 163 ; dans la tradition libérale : 7, 20, 22 ; sur la tolérance des opinions minoritaires : 21, 105
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
MiloševiĆ, Slobodan : 32, 66, 75, 182 ; ascension au pouvoir : 65 ; revendications nationalistes de : 92 ; voir aussi Serbie Minorités sexuelles : voir gays et lesbiennes, transsexualité Moldavie : 59 ; indépendance : 64 ; statut des femmes : 140, 153, 155, 157 Monarchisme : 67 Monroe, Derek : 40 Monténégro : 59, 151 Moore, R.I. : 160 Morgenthau, Hans J. : 74, 77 Mosse, George : 141 Mouvement de la population croate : 142 Mouvement patriotique : 110 Multitude : 50 ; voir aussi volonté générale Müntzer, Thomas : 173 Muszyński, Henryk : 181 Mutualité des besoins : 85-86 ; voir bien commun
N Nations unies : 35, 76, 140 Nazisme : 23, 52, 77, 79-80, 116 ; voir aussi Troisième Reich Nettoyage ethnique : 92-94, 99 Norvège : 2, 25 Nihilisme : 8 Nouvel ordre mondial : 29 Nussbaum, Martha : 162-163
O Observatoire international des migrations (OIM) : 153 Of the Law of Ecclesiastical Polity : 15 Ordre civil : 49, 58, 189, 192, 194 OSKA (Centre national d’information des femmes) : 111 OTAN : 35, 85, 155 Owen, David Lord : 81
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Index
P Pacem in Utero : 142 Paine, Thomas : 17-18, 20, 170 « Paix perpétuelle » : 56, 76 PapiĆ, Žarana : 141-142, 146 Parlement européen : 116-118, 150, 156 ; voir Union européenne Parménide : 13 Paroubek, Jiřĺ : 129 Parti communiste de Slovaquie : 132-133 Parti d’Autodéfense : 112 Parti démocrate chrétien : 134-135 Parti Loi et justice (PiS) : 110-113, 120 Parti social-démocrate (République tchèque) : 124 Parti Smer : 133 Patrimonialisme : 49 Pauvreté : 136, 140, 143-144, 167 ; après l’effondrement du communisme : 35-36 ; après les privatisations : 38-40 PavloviĆ, Tatjana : 160-161 Peters, Pete : 137 Plateforme civique (PO) : 110, 112 Platon : 7, 14, 20, 169 Ploutocratie : 32, 41, 43, 46, 194 Pluralisme : 24, 31-32, 41, 64, 187, 198 ; voir aussi démocratie Pogge, Thomas : 192 Political Order in Changing Societies : 189, 200 Political Theory : 6, 58, 68, 96 Polityka : 110 Politiques guidées par l’intérêt : voir réalisme Pologne : lois sur l’avortement : 109, 151-153, 159, 180 ; droit de souveraineté commun Église-État : 64, 104, 108, 199 ; engagement civique ; constitution : 59, 63, 108 ; économie après l’effondrement du communisme : 34 ; économie après les privatisations : 38-40 ; investissements étrangers : 36-37 ; buts de la révolution de 1989-1990 : 172 ; homosexualité : 107-108, 113-114, 116-118, 161, 181 ; partis politiques : 171 ; statut des femmes : 140-141, 144-147, 149, 154, 158 ; voir aussi Église catholique romaine en Pologne
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Position originale : 24 Pospielovsky, Dimitry : 190 Poznański, Kazimierz : 33-37 Premier traité du gouvernement : 62 Première Guerre mondiale : 84, 86, 91 Présocratiques : 13 Principe de non-nuisance : 22, 27, 41, 103, 108 ; capitalisme indifférent au : 43 ; dans la tradition libérale : 14-16, 163, 197 ; rejet par le relativisme moral : 26 ; interprétation religieuse du : 103-104, 106, 174, 181-182 Principes primaires : 15 Principes secondaires : 15 Production industrielle : 33-34 Produit national brut : 143 Projet libéral : voir libéralisme : 9, 11, 16, 19-20, 25, 41, 43-44, 47, 137-138, 193, 225 Propriété privée : réclamations de l’Église : 104, 107, 123-125, 130 ; devoir du gouvernement de protéger la : 57, 62, 175 ; liée aux droits individuels : 16, 98 ; nécessité d’une régulation gouvernementale de : 44 ; omettre protection de : 99, 170 ; qualification du droit à : 42-43 Prostitution et trafic des femmes : 145, 153-160 Protection de l’environnement : 11, 80, 163 Prusse : 85
Q Québec : 100
R Račan, Ivica : 61 Racialisme : 10 ; voir aussi nationalisme Radio Maryja : 110, 112, 119-121 Radio Twist : 130 Raison, raison naturelle : voir Loi naturelle Raison universelle : voir Loi naturelle Ralph, Regan : 154-155
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Rawls, John : 23-25, 183, 192, 195-196, 225 Raz, Joseph : 80-81, 104, 192, 196, 197 RDA (République démocratique d’A llemagne) : 146, 171-173 ; voir aussi Allemagne de l’Est Reagan, Ronald : 41, 45 Réchauffement global : 27-28, 167 ; voir aussi protection de l’environnement Redslob, Robert : 71 Régimes communistes : tels qu’évalués par les réalistes et les idéalistes : 225 ; politiques envers le nationalisme : 64 ; politiques répressives des : 64, 172 Région autonome magyare : 65 Règle de la loi ; conceptions cléricales de : 107-108, 181 ; conceptions conséquentialistes de ; critique du capitalisme basé sur : 32 ; altération de : 27 ; extension de : 76 ; conceptions de Hobbes sur : 16 ; dans la tradition libérale : 14, 103, 181 ; domination de la majorité contrebalancée par : 48 ; Loi naturelle en tant que standard externe de : 41, 107 ; voir aussi Loi naturelle Relativisme culturel : voir relativisme moral Relativisme moral : libéralisme en contraste avec : 46 ; science dégagée des jugements de valeur : 78 Relativisme pur : voir relativisme moral ˇ Repová, Jana : 125 Republika Srpska : 140 ; voir aussi Bosnie-Herzégovine République socialiste fédérale de Yougoslavie ; 35, 66, 74, 170 ; voir aussi Yougoslavie République tchèque : lois sur l’avortement : 151 ; droit de souveraineté commun Église-État : 122-129, 199 ; engagement civique : 179 ; constitution : 46, 60, 62, 67, 104 ; économie après l’effondrement du communisme : 30, 34-35 ; économie après les privatisations : 38-39 ; investissements étrangers : 36 ; homosexualité : 116 ; statut des femmes : 140, 144-145, 147, 149 Rerum novarum : 43-44 Revenu par habitant : 143 Révolution française : 18, 48, 52-53 ; voir aussi Rousseau, Jean-Jacques Robespierre, Maximilien : 52 Rogow, Arnold : 51-52
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Rommen, Heinrich : 5, 11 Roosevelt, Franklin Delano : 84 Rorty, Richard : 184-186 Roumanie : lois sur l’avortement : 151 ; engagement civique : 179 ; politiques communistes : 64-65, 172 ; constitution : 60-61 ; économie après l’effondrement du communisme : 31, 33-35 ; économie après les privatisations : 39 ; buts de la révolution de 1989-1990 : 172 ; homosexualité : 161-162, 179 ; statut des femmes : 141, 143, 145, 153, 155, 158-159 Rousseau, Jean-Jacques : 10, 17-18, 20, 49, 52-57, 60, 66-67, 225 ; voir aussi Révolution française Royaume-Uni : voir Grande-Bretagne Russie : 84, 140-141, 151, 153, 155 Rwanda : 93 Rychetský, Pavel : 124 Rydzyk, Tadeusz : 110, 112
S Sándor, Klára : 159 Schlewig-Holstein : 85 Schöpflin, George : 190 Science dégagée des jugements de valeur : 10 SdPL : voir démocrates sociaux de Pologne : 112, 128-129 Second traité du gouvernement : 42, 63 Seconde Guerre mondiale : 23, 65, 86, 174, 200 Sejm : 114, 118, 147-148, 152 Serbie : lois sur l’avortement : 151 ; guerre civile : 33 ; constitution : 60-61 ; économie après l’effondrement du communisme : 38, 140 ; économie après les privatisations : 39-40 ; homosexualité : 161 ; indépendance : 59 ; répression nationaliste : 59, 65-66 ; partis politiques : 177 ; politiques réalistes imposées à : 84-85 ; statut des femmes : 140-142, 146, 156-158 ; voir aussi Kosovo, MiloševiĆ, Slobodan Shaftesbury, comte de (Anthony Ashley Cooper) : 17 Shapiro, Ian : 55-56, 192, 197 Sièyes, Abbé E.J. : 11, 66 Silésie : 85
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Index
SIS (Services secrets slovaques) : 131 Slovaquie : lois sur l’avortement : 151 ; droit de souveraineté Église-État : 11, 104, 130-136 ; engagement civique : 179 ; constitution : 60-61 ; économie après l’effondrement du communisme : 34 ; économie après les privatisations : 38 ; influence de l’Union européenne : 38 ; répression nationaliste : 66-67 ; politiques réalistes imposées à : 85 ; statut des femmes : 141, 144, 159 Slovénie : lois sur l’avortement : 151 ; engagement civique : 179 ; constitution : 60-62 ; économie après l’effondrement du communisme : 34 ; économie après les privatisations : 38-39 ; indépendance : 66, 100, 169 ; partis politiques : 177178 ; statut des femmes : 140-141, 144-147, 149 Smith, Adam : 9, 164 Smith, Patricia : 31 Snyder, Jack : 59, 64 Société des Nations : 85 Solidarisme : 44, 47 SolidarnośĆ : 64, 198-199 Sollicitudo rei socialis : 44 Somme théologique : 14 Spanier, John : 82-83 Środa, Magdalena : 147-148 Stirner, Max : 8, 78, 80, 91, 185 Strauss, Leo : 49 Suchán, Ján : 130 Sud-Tyrol : 82, 85 Suda, Zdeněk : 44, 46 Sudètes : 85 Suffisance : 27-28, 42-43, 193 Sumer : 14 Sumner, L.W. : 14, 45, 90, 95, 196 Symbiose nationaliste : 48 Syska, Michał : 112 Système légitime : voir légitimité politique Szacki, Jerzy : 5, 45-46 Szyszkowska, Maria : 114-115
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
T Talmon, J.L. : 18, 53 Tamir, Yael : 47, 67 Taylor, A.J.P. : 86 Taylor, Harriet : 21 Teoctist (Arăpaşu), patriarche : 161 Tharoor, Shashi : 4 Thatcher, Margaret : 41, 45 Théocratie : 8 Théorie du choix rationnel : voir réalisme Théorie du contrat : 49, 196 Thompson, Dennis : 176 Thompson, Mark : 191 Thompson, W.J. : 59 Thrasymaque : 7 Tismaneanu, Vladimir : 36, 67-68, 166, 190, 198 Toch, Marta : 190 Tokay, György : 31, 41 Tolérance : 16, 21, 26-27, 41, 46, 56, 60, 80, 83, 103, 105-106, 108, 137-138, 163, 166, 174, 181, 187, 197 Totalitarisme : 23 Trafic et prostitution des femmes : 153-160 Traité de Berlin : 84 Traité de Versailles : 81, 86 Transsexualité : 108, 160, 174 Transylvanie : 61, 82, 85 Travestis : 174 Troisième Reich : 29, 86, 116 ; voir aussi nazisme Trotsky, Léon : 53 Tudjman, Franjo : 160, 182, 191 Tudoran, Dorin : 31, 41 Turquie : 155 Tusk, Donald : 110-111 Tyrannie : 54, 62, 87, 92, 100-101 Tyson, Laura d’A ndrea : 29-30
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Index
U Ukraine : 59, 153, 155, 177 Union européenne : 35, 38, 40, 103-104, 108-109, 113, 115, 118, 133-136, 156-157, 178-181 Unions de même sexe : voir gays et lesbiennes Union soviétique : 3, 74 Universalisme moral : 7, 46, 90-92, 102, 197 Universalisation : 7, 76 Utilitarisme : 20-22
V Valeurs : voir bien commun Vatican ; 68, 112, 122, 126, 131-132, 135, 181 ; voir aussi Encycliques papales Verdery, Katherine : 30 Vik, Miloslav (cardinal) : 124 Vindication of the Rights of Men (A) : 19 Vindication of the Rights of Women (A) : 19 Violence domestique : 141, 144, 158-160 Vojvodine : 85 Volgyes, Ivan : 190 Volonté générale : 18, 52-53, 56-57, 66, 74 ; voir aussi bien commun, multitude
W Weber, Max : 104 Wilson, Woodrow : 2, 76, 84-85, 94, 101 Wierzejski, Wojciech : 115, 117 Whose Democracy ? 3, 35, 44, 57, 68, 73, 97-98, 101, 109, 193, 226 Wollstonecraft, Mary : 17, 19-20
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Le projet libéral et la transformation de la démocratie
Y Yack, Bernard : 68 Yougoslavie : guerre civile 32-33, 38, 85 ; politiques communistes : 64, 172 ; économie après l’effondrement du communisme : 34-35 ; économie après les privatisations : 38 ; répression nationaliste : 65-66 ; statut des femmes : 146 ; voir aussi République socialiste fédérale de Yougoslavie Young, Iris : 68
Z Zawitowski, Jőzef (évêque) : 110 Zeman, Miloš : 124 Zhirinivsky, Vladimir : 68 Życińsky, Józef : 116
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