La Mer d'Aral
Biologie, Ecologie, Agronomie Collection dirigée par Richard Moreau professeur honoraire à l'Université de Paris XII, et Claude Brezinski, professeur émérite à l'Université de Lille Cette collection rassemble des synthèses, qui font le point des connaissances sur des situations ou des problèmes précis, des études approfondies exposant des hypothèses ou des enjeux autour de questions nouvelles ou cruciales pour l'avenir des milieux naturels et de l'homme, et des monographies. Elle est ouverte à tous les domaines des Sciences naturelles et de la Vie.
Déjà parus René JACQUOT, Souvenirs d'un forestier français au Maroc (19521968),2008. Bonaventure DOSSOU- YOVO, L'Accès aux ressources biologiques dans les rapports Nord-Sud. Jeux, enjeux et perspectives de la protection internationale des savoirs autochtones, 2008. André G. RICO, Connaître la vie pour saisir lefutur, 2008. Jean-Louis LES PAGNOL, La mesure. Aux origines de la science, 2007. Emmanuel TORQUEBIAU, L'agroforesterie, 2007. Jean-Jacques HERVE, L'agriculture russe, 2007. Jean-Marc BOUSSARD, Hélène DELORME (dir.), La régulation des marchés agricoles internationaux, 2007. Jacques CANEILL (dir.), Agronomes et innovation, 2006. Gabriel ROUGERIE, Emergence et cheminement de la biogéographie, 2006. Ibrahim NAHAL, Sur la pensée et l'action. Regards et réflexions, 2006. Maurice BONNEAU, La forêt française à l'aube du XXlè siècle, 2005. Alain DE L'HARPE, L'espace Mont-Blanc en question, 2005. René LE GAL, Comprendre l'évolution,2005. Dr Georges TCHOBROUTSKY, Comment nousfonctionnons, 2005. Jean TOTH, Le cèdre de France, 2005. France Pologne pour l'Europe, Les enjeux de la Politique agricole commune après l'élargissement du rr mai 2004,2005. Louis CRUCHET, Le ciel en Polynésie. Essai d'ethnoastronomie en Polynésie orientale, 2005.
René Létolle
La Mer d'Aral Entre désastre écologique et renaissance
L'HARMATTAN
@ L'HARMATTAN, 5-7, rue de l'École-Polytechnique;
2008
http://www.librairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-07719-5 EAN : 9782296077195
75005
Paris
A Christiane
Introduction
« A toucher
trop vite à un fleuve, et à un
fleuve du Delta, on s'expose coûteux mécomptes... »
aux plus graves
et
Lv AUTEV, 1899, Lettres du Tonkin, 1931.
L
A CATASTROPHE de la Mer d'Aral, Aralskoe More en russe, Aral tenizi en kazakh, Aral dengizi en ouzbek, a fait, dans les années 1990 à 2000 environ, les beaux jours des journaux, revues et reportages télévisuels, qui présentaient des paysages désolés de plages blanchies de sel sur lesquelles gisaient des carcasses de bateaux de pêche échoués, et le pauvre visage d'enfants et de leurs mères atteints de maladies variées. Venant après la disparition de l'URSS, ces documents illustraient à l'évidence le rapport entre une gestion délirante de l'économie agricole en Asie Centrale et l'impact d'une telle politique sur le milieu naturel, mais aussi sur la population des rives d'un grand lac, ignoré jusque là des media, et vivant, comme tous les habitants de pays arides, dans des conditions climatiques et économiques difficiles. Le régime soviétique avait fait de l'Asie Centrale sa source essentielle de coton, et contraint, bon gré mal gré, une bonne part des populations locales à se concentrer sur cette production. On a beaucoup écrit depuis sur cette stratégie et ses conséquences humaines, écologiques et économiques. Cette politique ne se préoccupait pas du «bonheur des peuples », tant proclamé depuis plus de cinquante ans. L'assèchement de l'Aral était le moindre souci des autorités soviétiques.
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L'Aral fut voici cinquante ans, le quatrième lac mondial par sa surface, mais, situé dans une région aride (45DN, 65 DE en moyenne) avec une profondeur très faible, une vingtaine de mètres en moyenne, ce grand lac était particulièrement sensible à son alimentation et eut une histoire compliquée depuis la dernière glaciation ( terminée vers 10500 ans BP: avant le présent), tant dans son alimentation que dans ses fluctuations. Paradoxalement, situé au milieu d'immenses territoires arides ou semi-arides, on aurait pu penser qu'il constituât une sorte d'étape pour les voyageurs. En fait ses rivages furent quasiment déserts pendant des millénaires, itinéraires et cultures se concentrant sur les vallées des deux fleuves qui l'alimentaient. Seuls, les deltas de ceux-ci étaient habités, et furent durant toute l'histoire l'objet de convoitises de la part des tribus errantes à la recherche de terres de pacage permanentes. Nous donnerons un aperçu des multiples incursions que subirent ces deltas, marquées à chaque fois de destructions, et sans cesse d'un travail de fourmis de remise en état. Notre époque a vu sans doute la crise la plus importante, qui n'est pas terminée.
Figure 1. La mer d'Aral en Asie Centrale.
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Avec Monique Mainguet, nous avions publié en 1993 un gros livre sur cette mer d'Ara}!, malheureusement épuisé, qui traitait des problèmes généraux non seulement de la Mer d'Aral, mais de l'Asie Centrale exsoviétique en général, dénommé aussi occasionnellement « Touranie », du nom d'une peuplade antique qui habita la contrée voici plus de deux millénaires, issue du plateau iranien. Ce nom a l'avantage de ne pas avoir de connotation politique. Il nous a paru nécessaire, quinze années plus tard, de faire le point sur ce qu'est devenue la Mer d'Aral, en nous restreignant cette fois à celle-ci seule, et en évitant les redites autant que faire se peut. La « catastrophe de l'Aral », en fait, était programmée depuis longtemps (dès la fin du XIXe siècle), dans des projets plus ou moins chimériques, liés essentiellement à la production de coton, en territoire russifié. Il fallait beaucoup d'eau pour cela, en fait, beaucoup moins que celle qui fut en fait prélevée sur les tributaires du grand lac. Maintenant, il est trop tard, les dégâts sont irréversibles, à l'échelle du siècle, compte tenu de la démographie galopante de la Touranie et des impératifs financiers des nouvelles républiques: vendre du coton pour faire rentrer des devises...
Population en M hts Irrigation en Mha Prélèvements en km3 M=million;
1960 14.1
1970 20.0
1980 26.8
1990 33.6
2000 41.5
4.51
5.15
6.92
7.60
7.99
60.61
94.56
120.69
116.27
105,0
1 km3= 1 milliard de m3
Tableau 1 : Evolution de la consommation
d'eau pour l'agriculture en Touranie;
d'après G. Rollet al, Internet.
I «Aral
», R. Létolle
et M. Mainguet,
Springer-Paris,
357 p., 1993;
édition
augmentée chez Springer« Der Aral See », 5l7p., 1996. La copie intégrale du livre (éd. française) est donnée sur le site: ensmp.frl
~hydro/invites.htm
». Voir aussi: «The
Aral Sea,
selected bibliography»,
allemande
« http://www.cig.
J. Nihoul
et al,
ed. ,Noosphere, Moscou, 2002; et NihoulJ. et al., 2004-. , "Dying and dead seas." Nato sc. Series 36, Kluwer pub!., et les sites Cawater-info.net et Unesco water portal (Lake. net), riches en infOlmations diverses. Pour les cartes, la meilleure qui soit présentement disponible en France est celle de l'US Air Force ONC F5 (au millionième), dans son édition la plus récente.
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Depuis une trentaine d'années, beaucoup de travaux scientifiques ont été publiés, et encore plus de rapports administratifs, sans parler de centaines d'articles de presse. L'énorme développement d'Internet a mis à disposition des quantités de rapports jusqu'alors impossibles à trouver. Beaucoup de ces documents sont sans intérêt, ou d'une banalité désolante, en particulier ceux qui ressassent pour la nième fois des affirmations sans base sérieuse. Un tri a donc été nécessaire. D'autre part, nous avons réduit la bibliographie à un strict minimum, avec le recours aux articles publiés sur Internet, en priant le lecteur de se reporter à notre livre de 1993 pour des textes plus anciens. Des informations inédites ont pu être recueillies auprès de divers spécialistes des problèmes de l'Aral. Quant au sort des populations affectées par la disparition du lac Aral, maintenant presque complète, l'information les concernant est encore sporadique, les progrès de leur santé restent bien minces. Treize ans après le premier livre, on verra que l'affaire de l'Aral n'est pas terminée, et que les blessures faites à l'environnement et à la population sont loin d'être cicatrisées... Nous avons conservé les noms traditionnels français des sites, villes etc. car beaucoup ont changé depuis l'indépendance et ne figurent que sur les cartes très récentes. De surcroît, la graphie change parfois d'un état à l'autre...
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Figure 24. Le mouvement des sables autour de l'Aral: l :Aral 1950; 2 : régions de dunes; 3 : rivières fossiles ou temporaires; 4 : mouvement du sable; 5: zones d'accumulation actuelles,
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Un voyage
autour du lac
I
L N'Y A GUÈRE de spectacles grandioses sur l'Aral, et leur accès, facile voici dix ans, l'est beaucoup moins aujourd'hui, du fait de la fermeture de la frontière entre Kazakhstan et Ouzbekistan, frontière que le régime soviétique fit passer dans la plus grande largeur de l'Aral, coupant d'ailleurs en deux l'île de V ozrojdenie (Resurrection), dont il sera longuement question plus loin dans ce livre. Ce n'est, dans un univers où les platitudes des fonds asséchés et d'anciens rivages abandonnés prédominent, que dans quelques lieux très précis que le voyageur ressentira des impressions inédites. Pour fixer les idées, disons qu'une «circumnavigation» d'une contrée bien plus proche de nous, et surtout beaucoup plus accessible, telle que le pourtour du chott El Djerid en Tunisie, apportera des impressions assez proches de celles qu'on éprouve sur le pourtour de l'ex-mer d'Arapo. On ne s'étonnera pas cependant que les anciens voyageurs aient pu s'extasier, après la pénible traversée du plateau désolé de l'Oust Ourt, sur la vision à l'infini de la superbe "Mer Bleue" :« Sineie more» en russe -elle l'est encore-, que le célèbre explorateur de l'Himalaya Sven Hedin, au tournant du XXe siècle commençant, longea quelque temps et trouva, lui, maussade et sans intérêt: «Pendant de longues heures, j'attends avec impatience l'apparition de cette nappe d'eau. Enfin, je vais voir autre chose que du sable, autre chose que cette infinie perspective jaune! Hélas! la plus profonde désillusion m'attendait. Sur le bord de la mer c'est toujours la même aridité désertique. Nulle part un rocher pittoresque, nulle part un horizon intéressant: rien que des dunes, et encore des dunes. L'été,
30Ce récit est une synthèse de plusieurs"
circumnavigations"
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récentes de l'Aral.
desséchés par le soleil, les sables s'envolent sous la poussée des vents et sans cesse resserrent le domaine du lac, constituant ici des bancs, là de longues sèches qui peu à peu ferment les baies déjà ouvertes et en tracent de nouvelles. Jusqu'à une très grande distance du rivage, la profondeur est très faible: cinquante cm à un mètre; pour abréger leurs étapes, les caravanes passent à gué les golfes situés en travers de leur route » Hedin exagérait.. .Son itinéraire le faisait passer à Aralsk, alors ensemble de quelques cahutes auprès du terminus provisoire du chemin de fer transaralien depuis l'Oural, alors en cours de construction, fond de golfe au littoral bosselé et parsemé de flaques blanchies par le gypse.. Le voyageur suisse H.Moser31, lui aussi, après s'être extasié devant la richesse faunistique du delta du Syr Darya, fut déçu quand il arriva à la baie d'Aralsk: «Là, sauf quelques mouettes qui planent au-dessus de la vaste nappe d'eau, tout est mort et d'une infinie tristesse: ni montagnes ni végétation ne viennent varier la nudité de cette solitude... ». D'autres ont aimé l'abord du lac, comme le peintre Vereschaguine, qui avait écrit en 1873 : « ... Cependant nous avancions vers le sud: le steppe (sic) devenait un peu moins nu. Nous vîmes quelques buissons, puis une échancrure de rivage, puis un ruban d'eau bleu sombre. Nous étions au bord de la mer d'Aral, à quatre vingt cinq kilomètres du fort Kazale32... Sur la grève étaient posés de grands oiseaux au plumage noir sur le dos, blanc sous le ventre; les mouettes volaient ou nageaient, et des bandes de canards barbotaient joyeusement dans les petites baies et les mares du littoral... ». Mais Aralsk, même aujourd'hui, n'est guère un site pour touristes avides de beaux paysages... Notre «circumnavigation» (Fig.25), dans le sens des aiguilles d'une montre, suivra la rive escarpée de l'ouest, puis les échancrures de l'ex-côte nord, et redescendra par l'ex- rive Est, suivant approximativement la limite du « désert» de Kyzyl Koum, avant de rejoindre le delta de l'Amou Darya au sud-est. En gros, la ligne de côtes d'avant 1960 peut être divisée diagonalement en deux parties NW' -SE: l'une, escarpée, de Muynak à Aralsk, à l'ouest et au nord-ouest, est bordée de falaises; l'autre, à l'est, est basse et sablonneuse. En fait, désormais, la totalité des rivages est ourlée par la zone émergée, sable gris jaunâtre avec ça et là, un tapis de coquilles de Cardium, et des mares (solontchaks) desséchées où se déposent les sels.
31 H. Maser, 1882, A travers l'Asie Centrale, Plon, 381 p. ; B. Vereschaguine, l'Asie Centrale, revue" Le tour du monde",p.200. 32Futur Kazalinsk, près de l'embouchure principale du Syr Darya .
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1873, Voyage ds
Nous partirons de la capitale de la région (oblast) du Karakalpakistan, Noukous, au sein de la platitude- apparemment très verte au printemps- du glacis de l'énorme delta de l'Amou Darya. Noukous est une très grande ville, capitale de la république autonome du Khorezm, très soviétique (elle fut créée en 1932 sur l'emplacement d'un ancien fort khivien), très développée par le régime soviétique qui en fit une sorte de «vitrine ». Larges avenues, énorme faculté des sciences, banlieues interminables où les immeubles HLM voisinent avec des bicoques habitées par de pauvres gens immigrés de leur campagne dévastée. On reviendra sur cet aspect du « Pri-Aral ».kazakhouzbek.
Figure 25. L'itinéraire. Tiret: parcours; croix: frontière
Plus de 100 km nous séparent de Koungrad, dans une mosaïque de terres verdoyantes ~e coton), parmi de vastes étendues blanchâtres: le gypse, ressuyé d'anciennes terres de broussailles et d'herbes du fait de l'évaporation des eaux d'irrigation. Des canaux de toutes dimensions, parfois délabrés, parfois en état. Ca et là, des bâtiments agricoles abandonnés...
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On parvient à Koungrad, gare immense qui paraît morte, wagons rouillés; énormes bidonvilles qui évoquent ceux d' Mrique du nord ou du Proche-Orient, ponts effondrés sur les bras secondaires de l'Amou Darya. Le delta du fleuve est à peine marqué de quelques buttes de terrains anciens, que nous avons signalées précédemment, souvent surmontées de ruines de tous âges, et d'où l'on voit à l'ouest, le rebord bien net du plateau de l'Oust Ourt: le Tchink33, jaunâtre, et qui se perd à l'horizon. Celui-ci, en grande partie désertique, où l'herbe peut survivre quelques semaines avant de se dessécher, se poursuit pratiquement sans interruption depuis la vallée de l'Ouzboy, par 57 °30' N et 42°30' W, encerclant la dépression du lac Sary Kamysh, lançant un éperon vers le SE près de l'ancienne ville de Urgench,(fig.III-lO) et portant les ruines, déjà évoquées, de l'ancienne capitale, Vazir) qui domina un temps la partie ouest du delta de l'Amou Darya. Sur plus de 200 km, avant qu'on atteigne Muynak (Mouinak),
l'escarpement du Chink ravins creusés horizontaux.
dans
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de Rubanov
et de tourbe correspondent
124
(1987). Les niveaux
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