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Films cultes et culte du film chez les jeunes
Penser l’adolescence avec le cinéma
Collection Sociologie au coin de la rue Howard Becker, dans Les ficelles du métier, rappelle que le sociologue est souvent vu comme celui qui dépense 100 000 dollars pour étudier la prostitution et découvrir ce que le premier chauffeur de taxi venu aurait pu lui dire. Pour élaborer une sociologie du coin de la rue, comme le titre de cette collection le suppose, le sociologue doit d’abord descendre dans la rue, s’intéresser aux déplacements des passants et prendre au sérieux les discussions interminables et oiseuses du commun des mortels. C’est la condition pour prendre le pouls de la vie sociale. Les travaux savants et les essais publiés dans la collection « Sociologie au coin de la rue » se démarquent par une démarche qui se veut au plus près de ce qui se trame dans le ventre de la société. Titres parus Michel Maffesoli et Denis Jeffrey (dir.), La sociologie compréhensive, PUL, 2005. Marguerite Blais, La culture sourde. Quêtes identitaires au cœur de la communication, PUL, 2006. Denis Jeffrey et Fu Sun, Enseignants dans la violence, PUL, 2006. Joseph J. Lévy et Ignace Olazabal (dir.). L’événement en anthropologie. Concepts et terrains, 2006, PUL. Denis Jeffrey et Pierre Boudrault (dir.), Identités en errance. Multi-identité, territoire impermanent et être social, PUL, 2007. Denis Jeffrey et Thierry Goguel D’Allondans (dir.), Chemins vers l’âge d’Homme. Les risques à l’adolescence, PUL, 2008. Maxime Coulombe, Imaginer le post-humain. Sociologie de l’art et archéologie d’un vertige, PUL, 2009.
Films cultes et culte du film chez les jeunes
Penser l’adolescence avec le cinéma Sous la direction de Jocelyn Lachance, Hugues Paris et Sébastien Dupont
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Ce livre n’aurait pu être réalisé sans la participation du FOND QUÉBÉCOIS DE LA RECHERCHE SUR LA SOCIÉTÉ ET LA CULTURE (FQRSC).
Mise en pages : Maquette de couverture : Laurie Patry
ISBN 978-2-7637-8884-5 © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 4e trimestre 2009
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 www.pulaval.com
Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hugues Paris, Jocelyn Lachance et Sébastien Dupont
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Première partie Cultures jeunes et cultes du film Le phénomène des films cultes : une nouvelle religion pour les jeunes ? . . . . Philippe St-Germain
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Fascination de l’image et passion rituelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Denis Jeffrey
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L’adolescent dans le cinéma classique hollywoodien : apparition d’un personnage perturbateur – et perturbé ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vincent Lowy La temporalité adolescente dans les films cultes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jocelyn Lachance Les représentations adolescentes de l’espace dans les films cultes : l’immensité, le vide, les espaces enfouis, intermédiaires… . . . . . . . . . . . . . . Sébastien Dupont
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Horreur adolescente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Brice Courty
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Homosexualité, adolescence et cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Agnès Gras-Vincendon et Hugues Paris
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Seconde partie Films cultes d’hier et d’aujourd’hui 2001 : L’Odyssée de l’espace : des espaces extérieurs à l’espace intérieur . . . . . Thierry Jandrok
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Du côté de l’amour : digression sur Les nuits fauves de Cyril Collard (1992) Thierry Goguel d’Allondans
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Star Wars : le film culte comme conte initiatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hugues Paris
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Scarface, un film culte pour des adolescents et jeunes hommes issus de quartiers populaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Farid Rahmani
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A Nightmare on Elm Street : le cauchemar et l’univers psychique adolescent . 101 Philippe St-Germain Le prince charmant des adolescentes doit-il mourir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Hubert Stoecklin Fight Club : le film d’une génération à la recherche de son origine . . . . . . . 115 Sébastien Dupont et Jocelyn Lachance The Matrix : Cult Fandom, Neo et l’affect adolescent . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Marc Joly-Corcoran Requiem for a Dream : mise à mort de l’idéal infantile . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Louis-Paul Willis Sur Thirteen : adolescence et cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 David Le Breton Résultats d’une enquête : jeunes et cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Lydie Fahy, Frédéric Krembleet Carole Litzelmann Pour conclure : un film culte est… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Hugues Paris, Jocelyn Lachance et Sébastien Dupont Liste des auteurs… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Index des films cités… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Introduction
Hugues Paris, Jocelyn Lachance et Sébastien Dupont
L’adolescence est ce temps de maturation psychique et d’errance identitaire de plus en plus long, constitutif d’une liberté nouvelle du sujet. Elle se construit sur l’abandon des identifications de l’enfance et le choix de nouvelles figures identificatoires, sur le passage du statut réconfortant d’enfant à celui imprévisible d’adulte. Dans cette période d’incertitude, la musique et le cinéma fonctionnent comme des poutres maîtresses soutenant un édifice, fut-il encore bien vide : culte du cinéma en particulier, consommé avec avidité, objet d’émotion, de catharsis, réponse provisoire aux questions existentielles qui travaillent chaque génération. C’est le temps des films cultes, lieu de la reconnaissance et de l’affirmation de la différence. Ces films, élevés au rang de totems, d’objets sacrés, de symboles, incarnent la singularité d’une génération ou d’un groupe particulier d’adolescents. L’appartenance à un réseau social, à un groupe plus restreint, se construit dans la communauté des goûts et des dégoûts (musicaux, vestimentaires, cinématographiques…). Interroger le « film culte » revient à poser la question de la construction de l’identité à l’adolescence, dans ses invariants et dans ses différences générationnelles et sociologiques, personnelles et psychologiques. Ces films peuvent également être appréhendés comme des « réponses » du monde adulte à ces questionnements adolescents, puisque c’est lui qui produit, construit, écrit ces films, pour répondre à son inquiétude quant au
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tumulte des temps. L’adolescent est donc à la fois objet de représentation filmique, d’Éric Rohmer à Gus Van Sant, et spectateur privilégié, parfois exclusif, de tout un pan de la production cinématographique. « Cinéphage » souvent plus que cinéphile, l’adolescent consomme plus que tout autre du film et ses produits dérivés. L’empire de la culture juvénile semble désormais atteindre des records jamais égalés en matière de produits consommés, de ventes, de recettes. L’industrie hollywoodienne ne s’y trompe pas en lui réservant la majeure partie de sa production.
L’adolescence existerait-elle sans le cinéma ? On peut alors s’interroger sur l’émergence concomitante de cette nouvelle classe d’âge au XXe siècle et de sa représentation au cinéma : invention de l’une par l’autre ? Mais de quelle jeunesse s’agit-il ? Les adolescents de l’après-guerre étaient-ils semblables à Nathalie Wood et à James Dean dans La fureur de vivre, ou, au contraire, cherchèrent-ils à ressembler à l’image que le cinéma leur donnait alors ? L’adolescence, dès son émergence en Occident, suscita peur et angoisse chez les adultes. Les études sociologiques du début du siècle décrivent les adolescents comme des « violeurs » et des « criminels » en puissance... Ce regard fasciné, entre effroi et attirance, ne pouvait que se retrouver dans le cinéma. Certes, les Westerns et les films de capes et d’épées parlèrent dès le muet aux adolescents du monde entier. Mais ils y furent rarement mis en scène. Avant la Première Guerre mondiale, l’éros débordant de l’adolescence se projette en une mélancolie effrayée sur les écrans puritains de l’Amérique. L’adolescent, le plus souvent mâle, y est délinquant, violent et à rééduquer. Jeté sur les routes par la crise des années 1930, il est montré autant menacé que menaçant. Alors que leurs idoles, stars ou personnages, sont de jeunes adultes, dépassant les frontières, à la conquête du nouveau monde. La sexualité débridée et violente de la jeunesse demeure irreprésentable. Obligatoirement transgressif et hors de la norme puritaine, c’est-à-dire celle du mariage hétérosexuel et du lien sacré entre conjugalité, parentalité et sexualité, son désir reste un point aveugle sur les écrans. Après la guerre, l’adolescence au cinéma prend le visage du romantisme amoureux et de la fuite du monde réel, avec Les amants de la nuit (1948). Dans les années 1950, ces différents motifs s’amalgament et donnent naissance à un personnage de rebelle instable et individualiste, qui a fortement marqué les représentations sociales de la deuxième moitié du
Introduction
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XXe siècle. Le public et les critiques ne s’y sont pas trompés quand, en parlant de James Dean, premier héros adolescent, acteur et personnage se confondant dans le tragique de sa destinée, ils décrivirent son « attractivité animale », très « sexuée ». La fureur de vivre, porte-drapeau de la génération rock’n’roll, est le premier film à mettre en scène un héros adolescent, joué par un adolescent, dans une problématique adolescente. Malgré le code moral encore en vigueur, Nicholas Ray réalise un film sur le désir adolescent, oscillant dans ses identifications homo et hétérosexuelles, violent et fleur bleue, injuste et révolté, flirtant avec la mort et explosant de vie, à une époque où l’Occident voit naître une nouvelle réalité sociologique : la culture juvénile de masse.
Trois objets cinématographiques à distinguer : les films cultes des adolescents, les films sur les adolescents et les films pour les adolescents
Les premiers films cultes des adolescents – ceux des années 1950 – étaient à la fois des films qui mettaient en scène l’adolescence et de grands succès commerciaux auprès des jeunes. Les majors ont recherché ce succès en s’adressant directement au public adolescent. Mais nombre de ces films préfabriqués ne trouveront qu’indifférence et finiront dans l’oubli. D’autres, au contraire, qui ne traitaient pas d’adolescence et ne cherchaient pas à atteindre ce public, seront des succès auprès des jeunes et deviendront leurs étendards. Il est alors nécessaire de distinguer les films cultes des simples films à grande audience (blockbusters) et des films destinés au public adolescent (les teen movies ou teen pics). Bien que n’étant pas toujours reconnus par la communauté cinématographique comme de « grands films », voire n’ayant pas obtenu un énorme succès à leur sortie, les films cultes sont ceux qui ont finalement été adoptés par une génération d’adolescents qui s’y identifient. Ainsi des éléments extraits de ces films (citations, personnages, vêtements, comportements, musiques, etc.) sont-ils connus par le plus grand nombre et deviennent partie intégrante de la culture juvénile. Nous distinguerons donc, dans le vaste champ que ce livre ne pourra épuiser, trois objets cinématographiques : les films cultes des adolescents, les films sur les adolescents et les films pour les adolescents. Il existe un cinéma qui met en scène l’adolescence, selon deux modalités : une narrativité du souvenir ou la description d’une tranche de vie.
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Dans le premier cas, la nostalgie, comme celle qui baigne American graffiti (1973), s’adresse à un public adulte, retrouvant des identifiants bien spécifiques à sa génération. Cependant, l’adolescent d’aujourd’hui, qui s’interroge souvent sur la propre adolescence de ses parents, y lira un témoignage sociologique, voire ethnologique précieux. Dans le second cas, le récit du passage, au plus près d’un réel vécu par l’adolescent, lui permet de trouver un miroir « narcissisant », qui explicite tout à la fois le chaos de ses sentiments et lui donne l’essentielle conscience de « ne pas être seul ». La représentation de l’adolescence au cinéma hésite ainsi entre la fascination et l’angoisse, entre le voyeurisme et le moralisme, entre la complaisance et la dénonciation, cachant souvent l’un sous l’autre. Questionnement adulte, inquiet, fasciné, généralement nostalgique d’un éden fantasmatique, empli de possibles, de séduction, de pulsions à nu, mais aussi de violence, de transgression, d’une sexualité imprévisible. La justesse du ton est rare, le malaise souvent tangible à la vision de ces films, où l’adolescent semble, derrière le propos, soit moralisateur, soit provocateur, réduit à l’objet d’une jouissance malsaine et voyeuriste de l’adulte. La production cinématographique des adultes est alors une manière de circonscrire et d’esthétiser la violence, la sexualité et la mort, thèmes habituellement associés de près à l’adolescent aux prises avec de nouvelles problématiques existentielles. Certains films sont spécialement destinés aux adolescents. Les adultes ne visionnent pas ces films qu’ils méprisent souvent, ou craignent parfois. Films de genre, on y trouve aussi bien des films d’horreur que des films de collège. La grande majorité met en scène des adolescents aux prises avec la question sexuelle, soit au travers d’un humour potache et régressif, soit dans une métaphorisation de fantasmes fondamentaux et d’angoisses multiples, comme dans les slashers étudiés dans cet ouvrage. La sciencefiction, l’heroic fantasy et le fantastique, souvent destinés à un public adolescent, traitent aussi de thématiques « originelles » à cet âge. Les héros ne sont cependant pas toujours adolescents eux-mêmes : Beatrix Kiddo dans Kill Bill (2003, 2004), Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes (2003) en ont cependant des traits « unaires » – l’impétuosité, la violence – facilitant l’identification. Dans tous les cas, la répétition – épisodes successifs de chaque film – allant jusqu’à la déclinaison hors du champ cinématographique – produits dérivés, de la figurine aux jeux vidéo – construit un fandom. Culte postmoderne sur lequel plusieurs auteurs s’interrogent ici.
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Il existe enfin des films qui ne visent pas particulièrement un public adolescent, ni ne le mettent en scène, et qui font néanmoins trait identificatoire pour une génération. Films cultes au sens premier, élus par un succès souvent imprévisible, ils se retrouvent dans tous les genres. Certains traversent même les âges et le temps. La diffusion de Scarface de Brian de Palma (1983), une génération après sa création, dans les milieux populaires des grands ensembles urbains en est un exemple éclairant.
L’émergence des films cultes Le phénomène des films cultes renvoie exclusivement à l’adolescence. Parle-t-on en effet de film culte à l’age adulte, de film culte du troisième âge ? La notion de culte implique des racines religieuses évidentes malgré son déploiement dans un monde « profane ». Certains films n’hésitent pas à proposer des mythes postmodernes aux adolescents d’aujourd’hui, des réponses pour mieux se connaître et appréhender la complexité du monde contemporain : 2001 : L’odyssée de l’espace (1968), La guerre des étoiles (1977, 1980, 1983), Fight Club (1999), The Matrix (1999), etc. La jeunesse a trouvé dans les premiers films cultes des années 1950 les ébauches de son identité naissante. Les adolescents découvrirent en James Dean, mort à vingt-quatre ans, leur première légende. Il est le premier à incarner la philosophie adolescente radicale – Live fast, Die young ! – que représenteront plus tard les Icar de la pop : Jimmy Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrisson, Kurt Cobain… Cette vision romantique et passionnée de l’adolescence se perpétue dans les années 1960 et au-delà avec des films cultes comme West Side Story (1961), Jules et Jim (1962) et Love Story (1970). À travers l’explosion des Midnight Movies dans les années 1960 et 1970, le film culte prend une dimension nouvelle et s’entoure de rituels. Il permet le rassemblement entre pairs, une forme de ritualisation festive autour de laquelle se construisent une série de représentations sociales singularisantes et significatives. Au-delà de l’effet de catharsis, de l’engouement suscité, le cinéma est dès lors, pour l’adolescent, l’objet de discours, récits, échanges avec l’autre, un objet médiatique. Parallèlement, la mouvance hippie et psychédélique désigne elle aussi ses flambeaux cinématographiques : 2001 : L’odyssée de l’espace (1968), Easy rider (1969), More (1969), Les valseuses (1974)… On retrouve dans ces films les préoccupations d’alors : l’attrait pour le voyage et les paradis artificiels, la liberté sexuelle, etc. À partir des années 1970, les générations adolescentes élisent leurs films cultes dans tous les styles cinématographiques. C’est l’éclatement des genres :
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– la comédie musicale : The Rocky Horror Picture Show (1975), La fièvre du samedi soir (1977), Grease (1978), Flash dance (1983)… – le film d’épouvante et d’horreur : Massacre à la tronçonneuse (1974), La nuit des masques (1978), Vendredi 13 (1980), Les griffes de la nuit (1984), Scream (1998)… – la comédie : À nous les petites anglaises ! (1975), Les bronzés (1978), Waynes’s world (1992), American Pie (1999)… – la science-fiction : La guerre des étoiles (1977, 1980, 1983), Retour vers le futur (1985), The Matrix (1999)… – la romance : La boum (1980), Dirty dancing (1987), Titanic (1997)… – le drame : Scarface (1983), Le grand bleu (1988), Le cercle des poètes disparus (1989), Requiem for a dream (2000)… – le film d’aventure : À la poursuite du diamant vert (1984), Le Seigneur des Anneaux (2001)… Dans les années 1990 et 2000, les films électifs des adolescents sont essentiellement composites et se rattachent difficilement à un style cinématographique particulier. Ils conjuguent tragédie et dérision, violence et sexualité, parfois épouvante et fantastique, et se caractérisent par la discontinuité de leur trame narrative (cf. Lachance) : C’est arrivé près de chez vous (1992), Pulp Fiction (1994), La haine (1995), Le péril jeune (1995), Trainspotting (1996), Fight Club (1999), Requiem for a dream (2000), Kill Bill (2003, 2004). Quels seront les films cultes de demain ?
Films cultes et phénomènes d’identification Du simple visionnage à la reconnaissance du caractère culte d’un film, l’identification se différencie par une intensité marquée et significative, qui donne à l’adolescent l’envie de revoir, de revivre l’expérience, d’en parler avec ses pairs. L’identification est un phénomène psychique complexe et un processus sociologique incontournable, inscrits dans le contexte contemporain, agissant le plus souvent à un niveau inconscient, et qui ne peut se réduire à la fascination, par exemple du personnage principal d’un film. Les cinéastes comme les dramaturges le savent depuis toujours : le spectateur oscille dans ses identifications entre les différents protagonistes, bons ou
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mauvais, héros ou personnages secondaires. L’adolescent se trouve devant le film comme devant son existence : les choix sont multiples, et il n’est plus emprisonné dans le rôle passif du spectateur. Il est acteur de son existence, comme il développe lui-même le sens qu’il donne à l’œuvre cinématographique dont il fait l’expérience. Dans le jeu identificatoire, il s’agit pour l’adolescent de se distinguer en tant que sujet unique, différent des autres, et de se reconnaître dans l’autre, comme un parmi d’autres. Il s’identifie d’abord à un scénario qui fait sens et qui devient un mythe sur lequel il projette ses questionnements les plus fondamentaux : l’amour, la folie, le meurtre parental, la violence et son déchaînement. Prenant souvent la forme du conte dans un récit élaboré, la réponse permet la maturation d’une interrogation vécue singulièrement, mais tout de même partageable entre pairs : les films sont vus en groupe, puis interrogés ensemble au travers de discussions, de forums Internet, de passions obsessionnelles parfois. Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, The Matrix sont à ce titre des récits mythologiques modernes dotés d’une efficacité symbolique indéniable. La fascination pour les films d’horreur n’échappe pas à cette dimension mythologique du cinéma destiné aux adolescents. Les identifications imaginaires s’ajoutent à cette dimension mythologique. Dans un film, on recherche une image du semblable, du double, de « celui qui vit la même chose que moi » ; d’un double rassurant, auquel un trait identificatoire est emprunté pour faire prothèse d’une identité vacillante. Certains jeux de caméra favorisent d’ailleurs cette forme d’identification par les adolescents. L’acteur et son rôle seront confondus dans un mouvement globalisant, on s’habillera comme Sophie Marceau dans La boum, comme les travesties du Rocky Horror Picture Show, telle la jeunesse dorée de la fin du XVIIIe siècle qui porta les gants jaunes de Werther après la lecture de Gœthe. Il s’agit pour l’adolescent de puiser dans l’univers des possibles présentés dans des films respectés, voire idolâtrés par certains groupes de jeunes, manière de personnaliser l’appropriation de lieux devenus communs. Le cinéma propose donc des modèles, joue un rôle de guide, sert d’inspiration sans s’imposer, à la fois par rapport à des manières de faire et d’être. Dans le contexte de l’adolescence, marqué fortement par les transformations pubertaires, ces propositions touchent les nombreux questionnements que suscite l’entrée dans la sexualité, sa position, sa « normalité ». D’ailleurs, l’identification s’effectue aussi par rapport au conformisme à des valeurs dominantes, valeurs données par les adultes comme des vérités ininterrogeables qui viennent artificiellement remplir le vide
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identitaire. Il ne s’agit plus d’être un mais d’être comme, unique et unifiant. La valorisation des traits les plus banals, du caractère plus que de la personnalité, de la répétition plus que de l’interrogation, conforte certains adolescents dans une position en faux-self, l’identifiant à des idoles promues, non à leur différence, leur inaccessibilité quasi divine, mais, au contraire, à leur proximité, leur interchangeabilité. Idoles qui n’en sont pas et qui donnent l’illusion de pouvoir l’être. La masse de production affligeante de films bruyants, vides de scénario, construits autour de jeux vidéo ou de séries télévisées en est un exemple récurrent. Il n’est plus question de retrouver en l’autre des questions partagées et partageables, mais il s’agit bien d’une aliénation à des images dans un rapport spéculaire, narcissique ; d’une consommation excessive de la sensation au détriment du sentiment, sujet coupé de l’autre, vivant provisoirement dans un présent intensifié. Les films cultes des adolescents, ceux qu’ils prennent comme étendard, comme référence, sont des indicateurs précieux des préoccupations adolescentes, qu’elles soient invariantes ou propres à une génération. En effet, nous observons que chacun de ces films met en scène des problématiques sensibles du passage adolescent, tels la rébellion, le réveil pulsionnel, la découverte de la sexualité adulte, le questionnement sur les origines, la quête identificatoire, la recherche de l’absolu, la mise à l’épreuve des limites du possible, etc. La puissance métaphorique de ces films en fait de fantastiques illustrations de ce que décrivent les spécialistes des sciences humaines qui s’intéressent à l’adolescence. Nous y retrouvons ainsi le rapport adolescent à l’espace, au temps, à la sexualité, etc. L’ouvrage qui suit appréhende ce rapport complexe, et pourtant fondamental, entre le cinéma et l’adolescent. Par le croisement des regards, il invite le lecteur à ne pas être le simple spectateur des idées qui lui sont proposées. Ainsi, il lui est suggéré de choisir lui-même son ordre de lecture, puis à se laisser guider d’un texte à l’autre, selon les renvois insérés au fil des pages et qui soulignent la proximité entre certaines idées développées en filigrane par les différents auteurs.
Première partie Cultures jeunes et cultes du film
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Le phénomène des films cultes : une nouvelle religion pour les jeunes ?
Philippe St-Germain
Le rapport entre le phénomène des films cultes et la religion paraît s’imposer, en vertu du terme même de culte. Pourtant, il suffit de jeter un coup d’œil à la recherche sur les films cultes pour constater que cette question n’a guère été explorée jusqu’ici. Ce rapport existe bel et bien ; plus encore, il s’agit d’un rapport crucial, qui dépasse le seul stade de l’analogie. Nous ne tenterons pas de formuler une définition stricte du film culte : tout au plus nous efforcerons-nous de relativiser certaines définitions en vogue, tout en mettant en lumière le rapport complexe entre cette catégorie culturelle de plus en plus employée aujourd’hui et l’univers religieux qui lui a inspiré sa dénomination.
Sémantique du culte Culte était à l’origine un terme neutre : il n’impliquait pas un jugement précis, positif ou négatif, sur le phénomène évoqué et servait à nommer les principaux rites d’une tradition donnée. On pouvait donc parler du « culte chrétien », du « culte islamique ». Le terme a pourtant acquis des connotations assez négatives au fil du temps, tout particulièrement dans la langue anglaise. Aujourd’hui, et d’une manière paradoxale quand on considère sa fonction d’antan, le mot anglais cult fait essentiellement référence à des groupes religieux qui, pour une raison ou une autre, se situent à l’écart des traditions bien établies.
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
Tel qu’il est employé aujourd’hui dans la langue courante − et tel qu’il est défini dans les dictionnaires −, le terme culte et ses sens multiples traduisent deux principales orientations : 1) La première définition pourrait être dite « religieuse » ou « sacrale ». Le culte est ici entendu comme une dévotion ou un hommage à Dieu, à une figure divine, à un saint, etc. 2) La deuxième définition pourrait être dite « culturelle » ou « profane ». Le lien qui unit « culte » et « culture » va ainsi encore plus loin que l’air de famille étymologique qui les rapproche. Selon une telle définition, l’œuvre ou la figure qui est l’objet d’un culte est quelque chose ou quelqu’un qui suscite l’enthousiasme d’un public généralement restreint. Si la première définition relève de la religion traditionnelle, la seconde, au contraire, ne comporte aucune allusion explicite à celle-ci. Et c’est dans ce second groupe que l’on place spontanément le phénomène des films cultes − pas forcément en l’opposant à la religion, mais en soulignant néanmoins que le « culte » voué à un film ne doit pas être entendu de la même façon que le culte voué, par exemple, à Thérèse de Lisieux. Une telle distinction entre la définition religieuse et la définition culturelle de la notion de culte semble aller de soi. Mais est-ce vraiment le cas ? Cette distinction n’a de sens que si l’on revendique une équivalence stricte entre la religion et les institutions religieuses. Après tout, si la religion est réduite aux seules traditions instituées, il en découle nécessairement que le cinéma, un média apparemment profane, a bien peu à voir avec la religion. L’équivalence présumée entre la religion et ses formes institutionnelles a d’ailleurs été remise en question par de nombreux chercheurs depuis quelques décennies. On pensera, par exemple, aux travaux marquants du sociologue Roger Bastide. Dans son article « Anthropologie religieuse » de l’Encyclopaedia Universalis, il émet l’hypothèse selon laquelle le religieux, plutôt que de disparaître, tend de plus en plus à se déplacer dans « les cultes nouveaux nés de la sécularisation. [...] Le religieux n’est pas toujours dans ce que l’on appelle les religions ; et, réciproquement, les religions sont souvent des rétrécissements, des institutions de défense contre le religieux, voire de simples annexes sentimentales d’un pur moralisme » (1978 : 65-69) (cf. Hirsh, cet ouvrage). Cette conception inclusive de la religion1 nous permet 1. Parmi ses partisans, on trouve notamment Edward Bailey (2006) en Angleterre et Guy Ménard (1999) au Québec.
Le phénomène des films cultes
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d’envisager la possibilité qu’un phénomène résolument séculier − celui des films cultes − puisse entretenir un lien avec la religion.
Qu’est-ce qu’un film culte ? Les définitions communément admises du film culte sont souvent très larges. À titre d’exemple, lorsque Gilles Visy emploie l’expression films cultes, c’est parce qu’« il s’agit tout simplement de spectacles cinématographiques qui ont été considérés comme des événements dans l’histoire du cinéma » (2005 : 12). La question est loin d’être aussi simple et l’on court le risque d’englober tout le cinéma dans l’expression films cultes. La sélection de Visy est bien ancrée dans la tradition européenne et fait la part belle à Bergman, Fellini, Herzog, Greenaway et Von Trier. Cette nomenclature n’est pas la seule possible. Dans un livre richement illustré, Alain Riou (1998) retient pour sa part des films de genres des plus divers, puisant dans une grande variété de périodes et de lieux2. Néanmoins, la plupart des ouvrages qui portent sur les films cultes se consacrent à des œuvres qui appartiennent à des genres iconiques − au premier chef, l’horreur et la science-fiction. Placé devant de tels catalogues qui ne diffèrent que par le détail, on pourrait penser que tout film d’horreur ou de science-fiction est susceptible d’être qualifié de film culte. Une catégorie aussi vaste cesse cependant d’être utile si elle englobe des genres entiers sans opérer la moindre discrimination. Que l’on souscrive ou non à la définition culturelle des films cultes, un autre aspect ne doit pas être perdu de vue : un public généralement restreint. Toutefois, des séries telles que Star Trek, Star Wars (Paris, cet ouvrage) et The Matrix (Joly-Corcoran, cet ouvrage) sont la plupart du temps considérées comme des œuvres cultes même si elles ont des millions d’admirateurs. Mais derrière ce public élargi se cache un public plus restreint : un sousgroupe dont les membres poussent leur passion jusqu’à ses derniers retranchements, que ce soit lors de rencontres entre admirateurs ou par le truchement d’Internet, entre autres tribunes. Ce n’est pas un hasard si le titre d’un collectif sur les films cultes dirigé par J. P. Telotte (1989) suggère que l’expérience du film culte va souvent « par-delà toute raison » ; une expression, incidemment, que l’on utilise parfois pour qualifier certaines formes de l’expérience religieuse, dont la mystique. 2. De Nosferatu (1922) à Pulp Fiction (1994) en passant par Modern Times (1936), La Dolce Vita (1960), Le mépris (1963) et Saturday Night Live (1976).
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L’évolution du phénomène des films cultes depuis les années 1970 est porteuse d’un riche enseignement. La diffusion d’œuvres-phares − mais très différentes − comme The Rocky Horror Picture Show (1975) et Eraserhead (1978), aux États-Unis, a durablement marqué la compréhension de ce qu’est un film culte. La réaction « cultique » suscitée par ces films peut notamment s’expliquer par leur contenu qui, à maints égards, défie les critères habituels. The Rocky Horror Picture Show comporte de nombreux thèmes controversés, dont le travestissement, la sexualité et l’horreur ; dans Eraserhead, le scénariste et réalisateur David Lynch montre, par un noir et blanc cauchemardesque, les tourments vécus par un être taciturne plongé dans un monde illogique et effrayant, peuplé de songes et de créatures énigmatiques. Mais par-delà leur seul contenu, ces films ont été distribués par des voies non traditionnelles : dans des salles particulières, souvent à des heures tardives, avec le bouche-à-oreille comme seule promotion. L’extension du phénomène des films cultes, à partir des années 1970, est indissociable de l’émergence du circuit des midnight movies3. Un phénomène semblable était visible à la télévision américaine dès le milieu des années 1950, alors que certains canaux diffusaient des films d’horreur, de science-fiction et de suspense les samedis soirs4. Les chercheurs s’entendent généralement pour faire d’El Topo (1970) le premier véritable midnight movie. Ce film d’Alejandro Jodorowsky − aussi connu pour son travail comme auteur de bandes dessinées − est une sorte de western psychédélique dans lequel un héros vêtu de noir (et joué par Jodorowsky lui-même) traverse des épreuves remplies de symboles religieux, dans un climat imprégné par les idéaux de la contre-culture ambiante. Cette contre-culture même, en élisant El Topo comme un film-phare, « a inventé le rituel du midnight movie » (Hoberman et Rosenbaum, 1983 : 80).
Le film culte : donné d’avance ou en devenir ? Selon Bruce Kawin (1989 : 19), certains films cultes sont manufacturés comme tels ; il les qualifie de films cultes programmatiques dans la mesure où ils sont réalisés pour plaire à un public gagné d’avance. D’autres, en
3. Cf. Night of the Living Dead (1968), El Topo (1970), Pink Flamingos (1972), The Harder They Come (1972), The Rocky Horror Picture Show (1975) et Eraserhead (1978). 4. Le cas le plus intéressant est l’émission The Vampira Show, diffusée à partir du printemps 1954 par la chaîne KABC-TV, affiliée à ABC. Malia Nurmi, alias Vampira, introduisait les films, tenait un rôle dans des publicités parodiques, etc. Cette approche allait influencer une émission plus récente et elle aussi préoccupée par les films cultes : Mystery Science Theater 3000, diffusée de 1988 à 1999.
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revanche, seraient des films cultes par inadvertance, tel Casablanca (1943) : des films plutôt classiques qui ont toutefois suscité des réactions de type cultique. Cette distinction est pertinente, mais elle ne convainc pas complètement. Certains films cultes programmatiques, pourtant créés sur mesure pour un public donné, ne parviennent pas à provoquer les réactions escomptées. La distinction de Kawin entérine en outre la mainmise de genres comme l’horreur (Courty, cet ouvrage) et la science-fiction sur l’ensemble des films cultes et restreint considérablement le discours critique sur le phénomène. La clé n’est pas tant le contenu du film que sa réception : le lien complexe qui s’établit entre le spectateur et le film. Autrement dit, le seul contenu d’un film n’est pas suffisant pour qu’on utilise l’expression film culte. Comme le rappelle J. P. Telotte (1989 : 16), il serait très difficile, voire hasardeux, d’envisager le film culte en faisant abstraction de l’expérience du film culte (Hirsh, Joly-Corcoran, Lachance, Willis cet ouvrage). Le producteur et distributeur Ben Barenholtz, qui a très rapidement perçu le potentiel cultique d’Eraserhead, soutient d’ailleurs que le film culte ne naît pas comme tel : il le devient. Il avance en effet : « Certaines personnes croient qu’on peut créer un film culte, ce qui n’a aucun sens. On peut créer l’atmosphère, et s’il existe une possibilité pour qu’un film devienne culte, cela se produira » (Hoberman et Rosenbaum, 1983 : 216-217). La nuance est cruciale : certes le contenu d’un film participe à son devenir cultique, mais l’expérience du public reste déterminante. On ne peut donc réserver le statut de films cultes aux seuls films d’horreur et de science-fiction. D’une certaine façon, le film culte est une sorte de métagenre qui peut trouver sa place dans des genres plus spécifiques, des thrillers aux films d’horreur en passant par les comédies, les drames psychologiques et la science-fiction. Il y aurait lieu, par exemple, de soutenir qu’un film comme À bout de souffle (1959), de Jean-Luc Godard, n’est pas seulement un film de répertoire, comme on le qualifie usuellement, mais aussi un film culte. Bien loin de l’horreur ou de la science-fiction, cette œuvre a entraîné des réactions fort contrastées peu après sa sortie ; l’enthousiasme qu’elle a suscité chez certains spectateurs jeunes et passionnés nous autorise à déborder les limites traditionnellement établies par les discours sur les films cultes.
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Ferveur et morts sacrificielles La diffusion étonnante de films comme El Topo, The Rocky Horror Picture Show et Eraserhead ne pouvait que stimuler les réactions enthousiastes de spectateurs assez peu nombreux, marginaux, curieux et excentriques. J. Hoberman et J. Rosenbaum (1983 : 174) rappellent que, peu après la sortie de The Rocky Horror Picture Show, des spectateurs ont pris l’habitude d’assister à des projections en étant vêtus comme les personnages du film ; les propriétaires du complexe de cinéma new-yorkais Waverly diffusaient certains extraits de la bande originale alors que les spectateurs s’acheminaient vers la salle. Non seulement les spectateurs connaissaient toutes les répliques par cœur, mais ils avaient en outre inventé une sorte de « dialogue en contrepoint », qui devint de plus en plus ritualisé (1983 : 178). Cette récitation dénota une ferveur qui s’intensifiait constamment. L’écrivain argentin Julio Cortázar a publié en 1980 une nouvelle portant explicitement sur cette ferveur : « Nous l’aimons tant, Glenda ». Ce récit relate l’émergence, l’évolution et la dissolution d’un petit groupe d’individus qui éprouvent un amour passionné pour une actrice nommée Glenda Garson. Un amour tel qu’il incite les membres du clan à saisir les copies des films de Glenda pour les corriger, les rendre encore plus fidèles à l’image qu’ils se font de leur idole. La retraite de Glenda est accueillie avec joie, puisqu’elle signale l’achèvement de leur œuvre : plus de films, plus d’imperfections. Mais quand Glenda annonce son retour, la perfection de l’œuvre est menacée et une seule solution est envisageable : retirer Glenda… de force. Le récit de Cortázar se termine donc avec le meurtre de l’idole, pour rappeler que l’être de chair et de sang importe moins que l’icône fabriquée par ses admirateurs. L’auteur révèle ici le rite sacrificiel présent implicitement dans une dynamique cultique commune à la religion et aux marges de l’industrie cinématographique. Certes, il s’agit ici d’une incursion dans la fiction. Mais, dans la vie réelle, des admirateurs fanatiques ont effectivement tué leurs idoles, par exemple John Lennon. Il est plus fréquent encore que la mort de ces vedettes (par accident ou suicide) consacre leur statut d’idole. Pensons à une icône cinématographique typiquement adolescente comme James Dean, dont le personnage, dans Rebel Without a Cause (1955) notamment, a su incarner l’attrait de la transgression chez les jeunes : si populaire qu’il fût pendant sa courte carrière et sa courte vie, c’est sa mort qui a achevé son baptême comme figure culte. Une mort violente et spectaculaire, rebelle, dispensatrice de reliques (dont sa Porsche Spyder accidentée) qui continuent, encore aujourd’hui, à enflammer l’imaginaire des jeunes cinéphiles.
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Bibliographie Bailey, E. (2006), La religion implicite : une introduction (Traduit de l’anglais par G. Ménard), Montréal, Liber, 142 p. Bastide, R. (1978), « Anthropologie religieuse », Encyclopaedia Universalis, Paris, Éditions Encyclopaedia Universalis, vol. II, 1371 p. Cortázar, J. (1993), « Nous l’aimons tant, Glenda », dans Nouvelles 1945-1982, Paris, Gallimard, p. 858-863. Hoberman, J., et J. Rosenbaum (1983), Midnight Movies, New York, Harper & Row, 360 p. Kawin, B. (1989), « After Midnight », dans J.P. Telotte (dir.), The cult film experience beyond all reason, Austin, University of Texas Press, p. 18-25. Ménard, G. (1999), Petit traité de la vraie religion, Montréal, Liber, 234 p. Riou, A. (1998), Les films cultes, Paris, Chêne, 168 p. Telotte, J.P. (1989), « Beyond All Reason : The Nature of the Cult », dans J.P. Telotte (dir.), The cult film experience beyond all reason, Austin, University of Texas Press, p. 5-17. Visy, G. (2005), Films cultes − Culte du film, Paris, Publibook, 106 p.
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Fascination de l’image et passion rituelle
Denis Jeffrey
La vraie vie est la seule éducation qui vaille Walt Curtis
Les idées nous façonnent, mais nous nous savons également dominés par les images. À bien des égards, les images représentent peut-être mieux que les idées ce que nous sommes et le monde dans lequel nous vivons. Sigmund Freud avait déjà souligné que nos désirs, surtout ceux qui se cachent dans les bas-fonds de l’inconscient, communiquent mieux par les images. Le cinéma est l’art des images, celles qui flattent, qui éblouissent et qui terrorisent, mais aussi celles qui rendent visibles nos désirs inconscients. Si certains films touchent très fortement les sensibilités juvéniles, c’est possiblement parce qu’ils les initient à des désirs que seules les images peuvent communiquer. Parmi ces films, un grand nombre développe explicitement un thème initiatique, c’est-à-dire un thème qui ouvre un accès aux meilleurs comme aux plus abominables des désirs. Ces films à valeur initiatique peuvent certes devenir des films cultes. Dans le cinéma contemporain, semble-t-il, toutes les images sont permises. On ne se gêne pas pour montrer l’horreur dans ses formes les plus obscènes1. Et les jeunes en redemandent. Ils consomment à outrance des images de violence qui frôlent l’effroyable et l’inacceptable. Les scènes de
1.
Sur un autre registre, Internet facilite l’accès au hard core pornographique.
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barbarie, de cruauté et de supplice, aussi choquantes soient-elles, sont au menu des films qui s’adressent spécialement à la jeunesse actuelle. Or, les films qui ont permis à des générations de jeunes de s’initier aux diverses facettes de leur humanité ne touchent pas uniquement l’horreur. Quoique chaque décennie produise un film aussi terrorisant que L’exorciste (1973), divers autres thèmes cinématographiques initient à des parts de soi et du monde. Il en sera ici question. D’emblée, nous proposons quelques éléments pour définir le film culte.
Le culte au cinéma L’univers du cinéma sécrète son lot de cultes, notamment pour un acteur, un réalisateur, un film particulier, une époque, une mode cinématographique, des avancées technologiques, une série de films (les James Bond, Star Wars ou Décadence2) ou un genre filmique. Pour les uns la science-fiction, pour les autres l’horreur, le fantastique, le suspense, le western ou encore la comédie. Les réalisateurs ont souvent la cote cultuelle chez les cinéphiles. On apprécie le génie d’un Federico Fellini, d’un Woody Allen ou d’un Pedro Almodovar. Or, on peut aimer un film ou le travail d’un réalisateur sans que cela devienne un culte. Le culte naît d’une sorte d’adulation ou de dévotion, c’est-à-dire d’un sentiment très fort qui se manifeste dans des actions particulières. C’est pourquoi nous pouvons parler d’une passion rituelle pour un film. Un film culte regroupe des individus qui la vivent et la partagent. Cette passion est rituelle dans la mesure où elle induit un ensemble de pratiques, de croyances et de modes d’expression. Pour certains, le film culte est aussi à la source d’une manière de vivre et de fabriquer des signes identitaires. Mais qu’est-ce qui suscite une passion rituelle ? On suppose, à titre d’hypothèse, que la valeur initiatique d’un film pourra la susciter. Il est par conséquent très important de préciser que la valeur initiatique d’un film est efficace dans la mesure où un cinéphile la ressent comme telle. Par un jeu d’identification, le cinéphile serait initié, d’une manière plus ou moins consciente, aux désirs mêmes de certains personnages, et souvent, par procuration, aux siens. On se souvient que le film The Rocky Horror Picture Show (1975) a été l’objet d’une fréquentation rituelle dans un théâtre de New York et de plusieurs autres grandes villes nord-américaines pendant des décennies (St-Germain, cet ouvrage). L’activité rituelle autour de ce film était intense. 2.
Diffusé en France sous le titre : Sao.
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Il appartient au palmarès des plus grands films cultes de l’histoire du cinéma. Tous les films cultes n’ont pas inspiré le même type de rituel. Toutefois, un film culte sera maintes fois revu, souvent dans des situations semblables. Pensons à ces jeunes nord-américains qui s’enferment avec quelques copains dans le sous-sol de la maison familiale pour regarder sur grand écran, le cerveau amolli par une drogue appropriée, des films d’horreur où les images sont à la limite de l’acceptable. Sur le site Internet Cinoche.com, la série de films Décadence a recueilli des centaines de commentaires qui montrent comment leur désir est touché : « Un film qui dérange », « Plusieurs personnes ne sont pas reconnaissantes d’être en vie », « Avez-vous déjà eu l’impression que votre monde s’écroulait ». Ces films gore s’adressent principalement au public des 14-24 ans. Ils présentent généralement des scènes de tortures sadiques, montrées plutôt que suggérées. Plus les réactions des jeunes adeptes sont fortes, plus le film gagne en importance. Ce type de films peut tricher sur la logique du scénario, sur l’épaisseur psychologique des personnages ou sur la crédibilité du récit, puisqu’ils visent essentiellement, par le biais d’images bien choisies, à faire vivre des émotions intenses de stress, de peur et de dégoût. Le reste est accessoire. Dans le répertoire des films gore, certains sont rapidement devenus des œuvres cultes : The last house on the left (1972), Massacre à la tronçonneuse (1974), Cannibal Holocaust (1980) et Nekromantik (1987). Ces films qui amplifient la violence visuelle et psychologique sont d’autant plus choquants qu’ils sont bien réussis. Soulignons que l’intensité de la passion rituelle est plutôt variable. Par exemple, si certains adeptes se limitent à voir tous les films de la série Décadence, d’autres, en plus de voir la série au complet, lisent tout ce qui a été écrit sur ces films. Comme pour tous les cultes, on ne saurait évaluer l’adepte à son engagement personnel. Aussi, doit-on le rappeler, l’institution d’un culte autour d’un film ne répond-elle pas à des critères sociologiques. Des navets, des chefs-d’œuvre comme des films commerciaux peuvent devenir objet de culte. Le seul critère applicable est celui d’une passion rituelle pour un film. Une passion se ritualise quand l’adepte éprouve le même bonheur – peut-être quelquefois morbide – à revoir le même film, à en discuter avec des copains, à partager ses émotions pour le film. Comment se développe cette passion rituelle à l’adolescence ? Cette passion se développe, c’est l’hypothèse retenue, lorsqu’un jeune, ou un groupe de jeunes, est initié à des désirs que les images du film communiquent. Soulignons que cette hypothèse n’est pas du tout exclusive. Elle est un point de vue pour comprendre l’origine d’un culte autour de certains films.
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Les adeptes d’un film culte peuvent se côtoyer sans se rencontrer, fréquenter le même cinéma aux mêmes heures sans se connaître. Certains d’entre eux peuvent développer quelques liens de fraternité, mais ce type de culte ne crée pas nécessairement de liens. Par contre, la passion rituelle pour un film peut consolider des liens entre des copains ou des connaissances. Une passion commune contribue habituellement à rapprocher des individus qui se connaissent déjà. Les passions pour ce type de culte ne sont pas contrôlées par des officiants ou les membres d’un clergé. C’est pourquoi elles sont infiniment variables et discutables.
Les thèmes initiatiques Les thèmes initiatiques3 au cinéma produisent régulièrement de bons films cultes. On trouve l’initiation par l’horreur, par le bonheur, par l’aventure, par le romantisme, par les sensations fortes, par la rencontre de l’étranger, par la découverte d’autres mondes, etc. Le scénario présente une série d’épreuves existentielles bien mises en images. Les thèmes initiatiques indiquent des voies de passage pour mieux se connaître, pour rencontrer autrui, pour accepter l’étranger, pour voir le monde dans ses diverses réalités. Nombre de films en sont porteurs. D’ailleurs, il est intéressant de penser qu’un film culte contient de tels thèmes, c’est-à-dire qu’il amène le cinéphile dans des espaces qui transcendent sa réalité. Harold et Maude (1971) est une référence incontournable dans les films cultes des années 1970. La révolution sexuelle de la génération hippie doitelle passer par l’appropriation de la mort ? On se souvient que les tentatives simulées de suicide d’Harold s’enchaînent sur des chansons de Cat Stevens, qui est alors un fameux représentant du Peace and Love Power. Il y a, dans ce film, de l’amour dans la mort et de la mort dans l’amour. Ashby met en scène le drame existentiel d’Harold, un jeune garçon, et de Maude, une femme qui pourrait être sa grand-mère. Harold, pour narguer sa mère, multiplie les fausses tentatives de suicide. Il rencontre Maude parce que les deux fréquentent les rites funéraires et les cimetières. Qu’est-ce qui motive Harold à côtoyer la mort ? Est-ce un désir morbide, une relation paradoxale à sa mère ou la quête d’un sens à la vie ? Quoi qu’il en soit, le mort devient la source d’une belle amitié entre le jeune homme et la vieille femme. Harold couche avec Maude et désire la marier, au grand scandale de sa mère. Des tabous sont transgressés sous un mode initiatique dans ce film culte. D’abord, 3.
Le mot est utilisé ici dans le sens donné par Mircea Éliade (1971).
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bien sûr, les images, même simulées, d’une mort volontaire. Puis, la construction d’un pont symbolique sur le fossé des générations. Ensuite, le choix de Maude pour le moment de sa mort. En effet, elle se suicide par intoxication médicamenteuse. Une mort préparée et attendue pour son 80e anniversaire de naissance. Alors que la jeunesse des années 1970 jouit de ses nouvelles libertés, ce film rappelle l’inexorable destin de tous les hommes : la solitude, la vieillesse et la mort. L’initiatique a souvent pris la forme, à Hollywood, d’un mélange de fiction et d’horreur. Alien (1979) montre bien la peur de l’étranger qui vit autour de soi, en soi. Le monstre à bouches emboîtées comme des poupées russes symbolise l’inquiétante étrangeté, l’aliénante part de notre humanité. Il est ici question de la mise en images du combat de l’homo rationalis contre l’homo demens. L’homme est étranger à lui-même dans la mesure où il n’accepte pas sa pulsion de cruauté. Les images angéliques d’un paradis cachent bien souvent des lieux tout à fait effrayants. Quand l’image s’apparente à l’étranger en soi surgit le côté Darth Vader de l’humain. Cela ne surprend guère si l’on admet comme Régis Debray (1992) que l’image symbolise l’invisible, le disparu, le cadavre, la mort. L’image soutient la mort dans la vie. La mort entre dans le monde des vivants par l’image. Les amateurs de voyances et les médiums usent de l’image du miroir pour évoquer la transition entre vivants et décédés. Ce thème est repris au cinéma, notamment dans le film d’épouvante Poltergeist II (1986). L’image devient alors un chemin de traverse, un chemin à fréquenter pour s’initier à l’altérité radicale. L’initiation réalise la mort sous le mode de l’épreuve. Ce qui est le plus loin de nous doit être approché initiatiquement, à l’aide de rituels qui préparent la rencontre. Sur le chemin vers la mort, seul le chemin compte, car on n’arrive jamais dans le monde des morts de notre vivant. Que va-t-on chercher au bout de soi, au bout du monde, au bout du tunnel ? Même si seul le chemin compte, celui qui va au bout de son histoire y reviendra avec un surplus de vie, d’énergie, de puissance. On va y chercher de la vitalité, permettant ainsi aux humains d’échapper à l’attraction terrestre, à la gravité du réel, à l’abattement dépressif. Nombre de grands films comportent des thèmes initiatiques, mais le road movie est essentiellement initiatique. Easy Rider (1969) est le premier road movie qui s’adresse à une jeunesse en quête d’elle-même. Deux jeunes hippies chevauchent leur Harley Davidson vers le Mexique pour acheter un max de cocaïne. Après un gros deal à Los Angeles, ils prennent la route pour la Louisiane. Grisés par la marijuana et ivres de liberté, ils offrent à une
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jeunesse en émergence un possible destin. Dans ce film, rien n’est parfait, mais rien n’est trop beau. Quand la vie s’allume, il est difficile de l’éteindre. C’est également l’une des leçons à tirer des films Thelma et Louise (1991) et Into the wild (2007).
Apprivoiser l’homo demens Des images qui s’animent, même sans la parole, même sans la couleur, attirent les foules. Très rapidement, le public s’emballe pour le cinéma en couleurs, plus tard pour l’image en cinémascope, et aujourd’hui pour l’imagerie synthétique (computer-generated imagery). Il y a des modes dans le cinéma comme il y a des modes dans les chaussures. Dans les années 1970 sont adulés par une large frange de la jeunesse les films de Cine Cita, réalisés notamment par Federico Fellini, Paolo Pasolini, Visconti, Bernardo Bertolucci, et les films new-yorkais de Woody Allen. Ces films présentent l’arrière-cour de la réalité de l’époque. En fait, ils projettent sur la pellicule des secrets enfouis dans l’inconscient des individus et dans l’inconscient collectif. Ce sont des films phares d’une génération de jeunes qui apprend à vivre à la hauteur de la liberté moderne. Ces films portent à l’écran, sans léchage moral, le sexe, la drogue, l’amour avorté, la déréalisation politique, l’érotisme quotidien, l’introspection, la misère des gens de peu. De ce fait, ils offrent à un jeune public un reflet de la réalité dans laquelle ils vivent, mais aussi un reflet de leur monde intérieur. À côté de l’imaginaire débridé des artistes italiens du septième art, à côté également de l’hyperréalité humoristique de Woody Allen, Hollywood lance à la même époque des films populaires qui marquent des millions de téléspectateurs : Jaw (1975) de Steven Spielberg, L’exorciste de William Friedkin (1973), Star Wars (1976) de George Lucas. La peur, le démoniaque et les étoiles offrent des images fabriquées pour la consommation de masse. Ces thèmes initiatiques ont maintenant été exploités jusqu’à saturation. Mais on trouve encore le moyen de les refaçonner pour donner aux nouvelles générations des images qui les initient, de la même manière que celles du rêve, à des désirs interdits. Le cinéma est devenu la forme artistique, avec la musique populaire, la plus répandue sur la planète. Pourquoi le flux des images cinématographiques remporte-t-elle la palme sur les autres formes artistiques ? D’abord parce que les images se consomment dans l’instant. Il s’agit d’une jouissance immédiate, sans entrave, sans censure, sans passage par l’épreuve de la réalité. Au cinéma, les désirs portés par les images peuvent être réalisés, dans
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l’imaginaire, sans attente, sans obligations morales. La preuve que l’image touche les désirs, c’est qu’elle génère des émotions. En effet, quand l’image touche un désir, cela produit de l’émotion. Dit autrement, une émotion signale l’existence d’un désir. Même si les images cinématographiques se consomment dans l’instant, il reste quelque chose de l’émotion lorsque le film est terminé. Les émotions suscitées par les images filmiques laissent parfois des marques indélébiles. Le film L’exorciste (1973) a provoqué des vagues de vomissements et de cauchemars. Les images très fortes de ce film ont hanté des générations de jeunes. Et si l’homo sapiens était aussi un homo demens ? Et si ces désirs diaboliques existaient dans le creux de l’inconscient de chacun ? Et si Dieu permettait au Diable de posséder les siens, surtout les plus purs et les plus innocents ! Déjà Polanski, avec son Rosemary’s Baby (1968), avait pavé la venue de ces nouvelles peurs du malin. Une mère enfantait l’incarnation du diable. Par ailleurs, Stanley Kubrick avec Orange mécanique (1971) et Shining (1980) révèle la nature de l’homo demens. Orange mécanique a été censuré dans nombre de pays parce qu’on y montrait des scènes de violence à la limite du supportable de l’époque. Cette même violence n’aurait pas le même écho aujourd’hui tellement elle est omniprésente dans le cinéma hollywoodien sous des formes encore plus effroyables. Le diable, selon la tradition catholique, est légion, et ses figures cinématographiques, dont les jeunes sont friands, sont multiples. Dans Le silence des agneaux (1991), la ruse du psychopathe est démentielle. Sa démence est d’autant plus saisissante qu’aucune force du bien ne peut la contrer. Même dans la dernière version du film Batman, Le chevalier noir (2008), le Joker n’est pas un truand comme un autre. Il tient plutôt le rôle du trickster4, du malin, du fomenteur de trouble, de celui qui détruit pour son seul plaisir. Il est le mal incarné. Il est ce qui, selon l’étymologie du mot diable, sépare les hommes. Le diabolique nous est aussi donné à voir dans des images grandioses de films de guerre. On pense à l’enfer de la guerre du Viêtnam avec Apocalypse Now (1979). La guerre, en plus d’être un combat contre et dans la démence, devient dans ce film une expérience initiatique. Le capitaine Willard doit trouver et exécuter le colonel Kurtz, ici joué par Marlon Brando. Ce dernier incarne un détraqué sanguinaire et dionysiaque adulé par des villageois cambogiens. Willard, dans un patrouilleur de l’armée américaine, remonte un long fleuve jusqu’au plus profond de la jungle pour retrouver le colonel Kurt. Il connaît l’extrême délicatesse de sa mission. Son voyage pour accéder 4. Voir à ce sujet Georges Balandier (1988).
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à Kurtz contient une valeur initiatique. On ne va pas tuer un homme divinisé comme on va à la chasse aux canards. Des scènes de ce film sont à couper le souffle. Par exemple, quand un escadron d’hélicoptères bombardent au napalm un village vietnamien sur l’air de la Walkyrie de Wagner pendant que des G.I. en profitent pour surfer sur les vagues d’une plage à l’orée du bombardement. Ce sont des images à la fois troublantes, bouleversantes, fascinantes et terrorisantes. Elles montrent la vie et la mort, ou du moins, elles dévoilent un espace où la vie et la mort se rencontrent. Ces images initiatiques ouvrent une porte de fébrilité d’où jaillissent les appels du destin. Signe vital, les images des surfeurs protègent contre l’horreur de la mort. Elles montrent que la vie et la mort se côtoient pour le meilleur et pour le pire. Dès les premiers temps de l’humanité, nos ancêtres font appel à l’image pour conjurer l’horreur de la mort. Dans ce film de Coppola, l’image est conjuratoire, protectrice, cathartique. Elle libère du morbide et de l’absurde en offrant une rédemption possible. Elle favorise la vie en miroitant la mort.
Bibliographie Balandier, George (1988), Le désordre : éloge du mouvement, Paris, Fayard, 252 p. Barthes, Roland (1957), Mythologies, Paris, Seuil, 267 p. Curtis, Walt (2003), Mala Noche, Paris, Hachette, 141 p. Debray, Régis (1992), Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 412 p. Eliade, Mircea (1971), La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 311 p. Goffman, Erving (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 372 p. Vernant, Jean-Pierre (1990), Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 246 p.
L’adolescent dans le cinéma classique hollywoodien : apparition d’un personnage perturbateur – et perturbé !
Vincent Lowy
Les années qui ont accompagné les deux guerres mondiales ont littéralement propulsé le cinéma dans une nouvelle dimension : alors que de 1914 à 1918, on était quasiment passé du divertissement forain vers un art total et un médium de masse, les années qui suivent 1945 marquent la naissance de la modernité et du concept d’auteur. Mais ces deux périodes fertiles ont un autre point commun : elles ont mis en évidence l’apparition et l’identification de nouveaux personnages absolument absents du cinéma antérieur. L’adolescent est bien évidemment le plus apparent de ces personnages nécessairement perturbateurs car symptomatiques des bouleversements profonds, sociaux, civils et raciaux que ces deux cataclysmes ont généré (on pourrait également citer la femme libre dans les années vingt, ainsi que les Afro-Américains et les juifs dans les années cinquante). Et en effet, pour l’historien du cinéma, l’adolescent apparaît en deux temps, contrairement à ce qu’indiquent certains poncifs largement répandus qui font tout remonter aux films de James Dean : le début des années trente et la fin des années quarante. Le premier état du personnage adolescent est marqué par l’émergence d’une figure fugueuse, en rupture avec la société, devant ses contours tout
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autant à la crise de 1929 qu’à la grande saignée démographique des années 1917-1918. Le meilleur exemple de cette première figure apparaît dans le film de William Wellmann Wild Boys of the Road (1933), dont les affiches proclamaient par un slogan littéralement affolant : Girls living like boys ! Boys living like savages ! (Des filles qui vivent comme des garçons ! Des garçons qui vivent comme des sauvages !). La vulgarité des jeunes filles est en effet un des premiers motifs du film, lors d’une scène d’exposition au cours de laquelle nous faisons la connaissance de deux amis, Tommy et Eddie, dont les parents ont perdu leur emploi. Poursuivis par la police, ils sautent dans un train pour entamer une carrière de vagabondage et de rapine, rapidement rejoints par une jeune fille, Sally. Au fil de leurs péripéties, qui se déroulent comme le titre l’indique sur les routes (mais aussi à Chicago et New-York), les trois adolescents font des rencontres et constituent des bandes qui naturellement finissent par s’affronter. À la fin du film, les trois adolescents paraissent devant un juge qui leur administre une sévère leçon de morale, mais finit par abandonner les charges qui pèsent contre eux, par leur donner un travail et les renvoyer dans leur famille. Le spectateur attentif verra sur le mur derrière le juge une affiche montrant le logo familier de la NRA, avec le slogan également bien connu : We do our part. The National Recovery Administration (NRA) était l’organisme central de la première période du New Deal mis en place par Franklin D. Roosevelt, créé en juin 1933 (le film de Wellmann sort en octobre) pour réguler les prix, le crédit et les marchés, codifier les conditions de travail et organiser la remise en marche sociale du pays et de l’économie. La présence de cette affiche fait fonction de clef interprétative : elle trahit les préoccupations d’une administration devant faire face à un phénomène d’errance de masse d’adolescents récalcitrants dont les structures familiales d’origine ont été désaccordées par la crise mais surtout par les pertes de la Grande guerre : si les presque 120 000 victimes américaines du conflit font pâle figure à côté des 3 millions 300 000 morts russes, elles expliquent en grande partie le phénomène de société de la délinquance juvénile, notamment parce qu’une bonne partie de ces adolescents n’avaient tout simplement jamais connu leur père. La série des films avec la jeune troupe des Dead End Kids apporte dans la seconde moitié des années trente une confirmation (sur un mode plus comique désormais que dramatique) de cette tendance à la représentation d’adolescents turbulents en voie de rédemption. Dans beaucoup des films de cette troupe informelle, le scénario tourne autour d’une maison de
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redressement où nos jeunes délinquants acceptent (tant bien que mal) l’autorité d’un gangster repenti (John Garfield tient ce rôle dans le film de Busby Berkeley They made me a Criminal en 1939). Ce qui vaut pour la Première guerre mondiale vaut également pour la Deuxième : on identifie le même phénomène à l’œuvre dans les années 19451955, après un conflit cette fois-ci beaucoup plus meurtrier pour les Américains – plus de 400 000 victimes, aussi bien sur le front européen que dans la terrible Guerre du Pacifique. Ressentie douloureusement par de nombreux personnages de grands enfants ou de jeunes adultes dans les films de l’époque (Since you went away de John Cromwell en 1944, The Best Years of Our Lives de William Wyler en 1946), l’idée de l’absence du père, s’exprime à nouveau. Mais rapidement, avec le passage à la Guerre froide, période où domine l’idée de violence souterraine et d’ennemi intérieur, ce malaise s’exprime non par la nostalgie où l’idée de réconciliation mais par la contestation, la révolte, le besoin irrépressible de fuir le milieu familial ou celui des origines : le premier film de Nicholas Ray They live by night (1948) illustre bien cette mutation, qui conduit directement à la figure de James Dean. Mais avec le passage des années, la dramatisation des rapports amoureux et la représentation de la passion sous l’angle de la sensualité (une des marques de la modernité au cinéma) s’est emparée du personnage de l’adolescent. On se souvient à ce titre de la très lyrique accroche placée en exergue du film de Ray, alors que les personnages incarnés par Cathy O’Donnell et Farley Granger s’embrassent à l’écran : « This boy... and this girl...were never properly introduced to the world we live in ! » L’amour contrarié sera donc la marque dominante de la figure de l’adolescent aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Il est évident que c’est James Dean qui va cristalliser, à partir de 1955, ces différentes tendances et créer une synthèse parfaite du personnage adolescent, défini depuis vingt-cinq ans sur les écrans mais pourtant toujours inabouti cinématographiquement. Sa mort violente le 30 septembre 1955 à 24 ans dans un accident de voiture ajoute bien évidemment une dimension supplémentaire au personnage, qui s’élève dès lors à la hauteur des mythes de son époque. Il n’est pas inutile de rappeler que la carrière de James Dean comme acteur de premier plan était à peine lancée lorsqu’il s’est tué et que sa légende est en grande partie due à l’énorme campagne de promotion et de relations publiques mise en œuvre par les studios Warner Brothers Pictures depuis leur siège de Burbank, pour imposer dans l’opinion l’idée d’un personnage de mythologie – avec d’autant plus de facilité que Dean n’était plus là pour décevoir des attentes des spectateurs ou s’user comme tant d’autres avant lui dans les rôles stéréotypés du cinéma de genre (Tyrone Power ou John Garfield…).
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Ainsi, il est important de noter que l’aura de Dean, essentiellement due à trois grands personnages (Cal Trask dans East of Eden, Jim Stark dans A Rebel without a Cause et Jett Rink dans Giant) est en réalité posthume : ces trois films sont sortis après sa mort, celui de Kazan le 26 octobre 1955, celui de Ray le 28 mars 1956 et celui de Stevens le 24 novembre 1956. La construction de ce personnage emblématique, qui a littéralement fondé les mythologies de la deuxième moitié du vingtième siècle (la vitesse, le rock n’roll et la sexualité ambiguë) est donc purement publicitaire et promotionnelle. Ce qui domine la campagne orchestrée depuis Burbank, c’est l’idée d’un malaise existentiel, d’une détresse identitaire, d’un désarroi perpétuel, sentiments parfaitement exprimés par le titre du film de Ray (être rebelle sans aucune raison de l’être, c’est à dire résister par instinct à la société d’abondance et au confort petit bourgeois, pour reprendre la terminologie de Barthes qui au même moment publie ses Mythologies chaque mois dans Les lettres nouvelles…), détresse à mettre en relation bien évidemment avec l’existentialisme athée, qui dans le sillage de Sartre, connaît son apogée en Europe après la Seconde guerre mondiale. La rencontre accidentelle de cet acteur, de sa mythologie publicitaire et de ce mouvement intellectuel explique peut-être la permanence du culte de l’adolescent dans les représentations sociales contemporaines. Ce surgissement s’accompagne donc de violence et de contestation : nous entrons dans les Protest Years. Les problèmes sociaux, la question noire, la place des femmes dans la société viennent battre en brèche la tyrannie patriarcale. La crise générationnelle qui s’ouvre et qui durera jusqu’à l’avènement du Reaganisme et de la société néo-libérale est marquée par le cinéma : de même qu’il a en quelque sorte crée l’émergence de la figure adolescente plus qu’il ne l’accompagnée, le cinéma est aux avantpostes de la contestation et provoque les ruptures plus qu’il ne les commente. Les films de Stanley Kramer ou Otto Preminger sont à cet égard déterminants. Blackboard Jungle (1955) est un de ces films. Réalisé par le cinéaste progressiste Richard Brooks en même temps que les trois films de James Dean, il raconte les débuts tumultueux d’un jeune professeur dans un lycée urbain. Richard Dadier est un idéaliste, qui ne tarde pas à être confronté à l’ultra-violence d’une nouvelle génération d’élèves chahuteurs. Ce film réaliste et perturbant détruit précocement la mythologie de l’adolescent rebelle et propose un modèle de société alternatif, dépourvu de romantisme, plus proche des films rooseveltiens des années trente : les adolescents sont des individus problématiques pour la société et doivent être l’objet d’un
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soin particulier, par l’invention de nouvelles formes d’autorité. Ce sont d’ailleurs comme dans les années trente de vrais adolescents qui incarnent ces personnages et non des adultes. Mais – et ce n’est pas anodin, si les films avec James Dean ont été diffusés dans le monde entier sans la moindre difficulté, Blackboard Jungle a violemment été condamné par l’administration Eisenhower et déprogrammé de la Mostra de Venise, suite aux pressions de Clare Booth Luce, puissante et sourcilleuse ambassadrice des Etats-Unis en Italie, par ailleurs auteur dramatique et journaliste. Le film de Brooks est néanmoins resté dans l’histoire, pas tellement pour ses remarquables qualités d’écriture et le jeu de ses formidables acteurs, mais parce qu’il comporte au générique de début la chanson Rock around the Clock, de Bill Haley, composée pour l’occasion, et qui allait devenir l’hymne de plusieurs générations d’adolescents. Blackboard Jungle marque sans aucun doute un changement d’époque et de mentalité, comme le signale encore une fois la tagline imprimée sur les affiches : « I’m a teacher. My pupils are the kind you don’t turn your back on, even in class ! » Les années soixante marquent un reflux de la figure de l’adolescent. Dans les films des années Kennedy, où la violence et les affrontements restent présents, ce sont à nouveau de jeunes adultes qui incarnent les adolescents, dont les problèmes sont essentiellement sentimentaux : West Side Story de Robert Wise et Splendor in the Grass d’Elia Kazan (les deux en 1961) en sont de parfaits exemples. Puis le personnage se normalise dans des films emblématiques de la reconquête conservatrice qui suit le court mandat de Kennedy et accompagne la guerre du Vietnam (voir par exemple Barefoot in the Park de Gene Saks en 1967). La contre-attaque contestataire est brutale, c’est l’explosion sur les campus et les moissons de 68. Les histoires de collège se pimentent subitement : dans The Magic Garden of Stanley Sweetheart (1970) de Leonard Horn, le sémillant Stanley Sweetheart incarné par Don Johnson perd sa virginité à 16 ans et se livre à des orgies avec deux colocataires lesbiennes nues et couvertes de chocolat – et dans Pretty Maids all in a Row (1971) de Roger Vadim, le principal problème du jeune Ponce de Leon Harper est d’être constamment pris d’une envie irrépressible de se masturber, particulièrement pendant les cours. Les personnages de Larry Clark sont ainsi préfigurés par l’adolescent des années post 68, figure désormais moins perturbatrice que perturbée. Mais de leur côté, More (1969) de Barbet Schroeder, Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni et surtout Easy Rider (1969) de Dennis
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Hopper marquent par les valeurs de la contre-culture, par la drogue et par le sexe collectif, l’épanouissement à l’âge adulte des comportements de révolte et de désespoir que portaient déjà l’adolescent en Cinémascope et blouson rouge des années cinquante – et les fugueurs en haillons de la Grande Dépression.
Bibliographie Amiel, Vincent, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et Christian Viviani (dir.) (2007), L’acteur du cinéma : approches plurielles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le spectaculaire », 253 p. Arnoldy, Édouard (2004), Pour une histoire culturelle du cinéma, Liège, Éd. du Céfal, coll. « Travaux et thèses », 203 p. Comolli, Jean-Louis (2004), Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Lagrasse, Éd. Verdier, 761 p. Dyer, Richard (2004), Le star-système hollywoodien, suivi de Marylin Monroe et la sexualité, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 213 p. Guido, Laurent (2006), Les peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Lausanne, Éd. Antipodes, coll. « Médias et histoire », 275 p. Liandrat-Guigues, Suzanne. et Murielle Gagnebin (dir.) (2004), L’essai et le cinéma, Seyssel, Éd. Champ Vallon, coll. c L’Or d’Atalante », 252 p. Mohammed, Marwan, et Laurent Mucchielli (dir.) (2007), Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, Paris, Éd. La Découverte, coll. « Recherches », 404 p. Sand, Schlomo (2004), Le XXe siècle à l’écran, trad. de l’hébreu par Y. Shneerson, M. Bilis, Paris, Éd. du Seuil, coll. « XXe siècle », 270 p.
La temporalité adolescente dans les films cultes
Jocelyn Lachance
Les années 1990 ont connu l’émergence et la multiplication de films caractérisés par la crudité de leurs images et de leur langage, par une violence de plus en plus esthétisée et par la mise à mal de la narration classique, linéaire. En ce sens, Pulp Fiction de Quentin Tarantino (1994) est tout à fait emblématique : le spectateur doit lui-même retrouver la cohérence du récit présenté. Or, des films comme Orange mécanique (1971), C’est arrivée près de chez vous (1992), Tueurs nés (1994), Péril jeune (1995), Trainspotting (1996), Fight Club (1999), Kill Bill (2003) et plusieurs autres partagent un trait commun : ils mettent en scène des narrateurs-personnages de l’histoire, exposant au spectateur leur travail de mise en cohérence des évènements dont ils sont les acteurs ou les témoins. Par un hasard surprenant, cette particularité s’observe aussi dans le rapport plus général des jeunes avec la temporalité.
La temporalité chez les adolescents La période d’incertitude caractérisant l’adolescence s’explique en partie par sa difficulté à s’enraciner dans une temporalité chargée de signification, un modèle lui permettant de comprendre et d’exprimer d’où il vient et où il va. Les sociologues de la postmodernité et de l’hypermodernité insistent sur cette difficulté du sujet contemporain (Maffesoli, 2000 ; Lipotvetsky, 2000 ; Aubert, 2005). Au brouillage des origines, amplifié par la monoparentalité et l’insignifiance de la Grande Histoire pour plusieurs jeunes,
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s’ajoute un avenir fait d’incertitude. La psychologue Marie-Frédérique Bacqué utilise le terme de maltemporalité pour nommer cette difficulté et rappeler son lien avec l’impossibilité pour plusieurs jeunes de marquer le passage entre le statut d’enfant et le statut d’adulte (Bacqué, 2007). Par conséquent, la maltemporalité dont souffrent nos sociétés et nos jeunes ne s’explique pas sans la disparition des mythes de la tradition et de la modernité. En effet, ces derniers donnaient au sujet une explication généalogique et eschatologique. Leur effritement force le sujet à s’adonner à un nouveau travail de recomposition de son rapport au temps : si le récit du mythe justifiait la cohérence des évènements vécus par tout un chacun, son absence obligerait désormais le sujet à réélaborer son récit personnel et significatif pour s’orienter, s’inscrire dans la temporalité. De plus, la maltemporalité émerge dans un contexte contemporain particulier, où s’impose un rythme de vie apparemment effréné. De nombreux jeunes évoquent ce « système », ce « Big Brother », figure invisible, suspendue au-dessus de tous les Hommes, une machine (capitaliste ?) entraînant chacun d’entre nous vers une précipitation sans cesse renouvelée, vers l’avant, vers demain et vers nulle part à la fois1. Un sentiment d’hétéronomie se développe chez le jeune entrant dans la vie active, acceptant cette cadence sociale, source de compromis, voire de résignation. Pourtant, ces mêmes jeunes affirment contrôler leur propre rythme de vie. Paradoxalement, ils se réfèrent généralement aux mêmes valeurs défendues par la société de consommation pour en parler : flexibilité, adaptabilité, maximisation du temps. Lorsqu’ils croient maîtriser la temporalité, façonner leurs horaires selon leurs désirs, décider du présent et de demain, les sujets remettent en avant leur action comme étant le premier organisateur du temps, jusqu’à en oublier les obstacles contournés, surmontés, orientant tout de même leur comportement. Certes, cette maltemporalité ne touche pas seulement les jeunes générations. Toutefois, l’adolescence et la postadolescence sont des périodes où la temporalité est investie différemment, avec une sensibilité singulière. Dans un monde où les espaces réels et symboliques d’autonomisation se font de plus en plus rares pour certains, la temporalité devient l’espace pour s’affirmer, revendiquer sa valeur, se sentir libre. Rappelons que nombreux sont les jeunes aujourd’hui à prolonger leur séjour sous le toit familial, faute d’un revenu suffisant. La dépendance est ancrée dans leur existence. Se désynchroniser des horaires familiaux, gérer son temps libre, vivre la nuit 1. à 19 ans.
Ces propos s’appuient sur des entretiens semi-directifs menés auprès de jeunes âgés de 15
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sont des manières parmi d’autres de prouver et de réclamer son autonomie. Qui connaît un adulte, une personne autonome, ne gérant pas son temps, ses horaires, ses projets ? La gestion, voire la maîtrise de la temporalité, est un symbole fort d’affirmation de soi (Aubert, 2005). L’adolescent, en grandissant, apprend que cette appropriation fait partie des tâches lui incombant pour s’affirmer aux yeux des autres, comme auprès de lui-même. Le contexte de maltemporalité contribue à faire de la temporalité un matériel de l’autonomie, elle redonne au sujet la tâche incombant jadis au mythe : donner une cohérence aux évènements de son existence, à travers un récit, une narration établie et transmise de génération en génération. À l’heure de la radicalisation de cet effritement de la communauté et des sens en liant les membres, le nouveau travail de l’adolescent contemporain implique une appropriation singulière de la temporalité, supposant aussi sa mise en cohérence et la révélation de sa signification intime. Or, quels sont les moyens dont dispose l’adolescent pour relever un tel défi ? Les modèles de rapport au temps sont multiples, en un certain sens ils sont inexistants. Les modalités d’inscription dans la temporalité sont aussi l’occasion d’un questionnement. À la question « Quel sens dois-je donner à mon passé, à mon présent et à mon avenir ? » s’ajoute celle de « Comment donner un sens à ce passé, à ce présent et à cet avenir ? ». La culture juvénile est certainement influencée par cette recherche (Lachance, 2008). Depuis quelques années, l’explosion des blogues2 chez les jeunes générations ne témoigne-t-elle pas d’une prise de parole se voulant d’abord et avant tout une forme d’organisation du temps ? Parmi plusieurs éléments de la culture juvénile, le cinéma se révèle aussi comme un organisateur du temps.
La maltemporalité dans les films cultes des années 1990 (et 2000 ?) Plusieurs films des années 1990, dont les populaires Trainspotting et Fight Club, mettent d’abord en scène cette maltemporalité. En effet, cette dernière apparaît comme l’arrière-plan d’intelligibilité du récit des protagonistes de ces deux films. Dans le film de Danny Boyle, le personnage principal (Renton incarné par Edward McGregor) fuit les rythmes sociaux, cette course en avant, cette obligation de faire des choix qui ne sont pas importants à ses yeux : 2. Soulignons que la plupart des blogues d’adolescents sont consacrés au récit d’évènements journaliers ou particuliers (soirées, vacances, etc.).
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« Choisir la vie, choisir un boulot, choisir une carrière, choisir une putain de télé à la con, choisir des machines à laver, des bagnoles, des platines laser, des ouvre-boîtes électroniques, choisir la santé, un faible taux de cholestérol et une bonne mutuelle, choisir les prêts à taux fixes, choisir son petit pavillon, choisir ses ami(e)s, choisir son survêt et le sac qui va avec, choisir son canapé avec le fauteuil le tout à crédit, avec un choix de tissu de merde, choisir de bricoler le dimanche matin en s’interrogeant sur le sens de sa vie, choisir de s’affaler sur ce putain de canapé, et se lobotomiser aux jeux télé en se bourrant de Mac Do’, choisir de pourrir à l’hospice et de finir en se pissant dessus dans la misère en réalisant qu’on fait honte aux enfants nickés de la tête qu’on a pondus pour qu’ils prennent leur lait, choisir son avenir, choisir la vie... pourquoi ferais-je une chose pareille ? »
Cette énumération marque la discontinuité entre les différents aspects de son existence, symbolisant aussi la difficulté à établir une cohérence, au fondement même de l’établissement d’une signification durable. Ses repères temporels sont autres, tournés vers sa consommation d’héroïne. Il préfère le temps de la came, pour reprendre les mots de William Burrough. Renton le dit lui-même : « …se donner à l’héroïne, c’est un boulot à plein temps ». Ce choix s’inscrit dans un contexte de maltemporalité, l’impossibilité pour lui comme pour ses compères de trouver un projet faisant sens, orientant leur vie. Le sens des origines (Dupont et Lachance, cet ouvrage) est également mis en cause. Dans Trainspotting, Tommy amène la bande (Renton, Sickbud, Spud et Begbie) en pleine nature. Celui-ci s’avance vers une montagne, la désignant comme l’objectif à atteindre. Pour motiver ses camarades qui se font prier, il lance : « Mais vous n’êtes pas fiers d’être Écossais ? ». Renton réplique, au terme d’une longue tirade : « C’est la pire honte d’être Écossais ». La perte de confiance en la nation, cette grande communauté permettant jadis au sujet de s’inscrire dans une généalogie et de se projeter dans l’avenir, jusqu’à mourir pour la patrie, n’existe plus. Renton préfère prendre une gorgée de vodka... Si les protagonistes de Trainspotting tentent d’éviter cette société du choix, le parcours du personnage principal de Fight Club (David Fincher) incarne plutôt le surinvestissement du sujet dans cette même société. En effet, ce dernier est cadre dans une entreprise, consomme des meubles pour affirmer son identité : « Je cherchais l’ensemble de vaisselle qui me définirait en tant que personne ». Mais cette existence suffit à peine à le satisfaire : le protagoniste souffre d’insomnie, de solitude. À la marginalité des personnages de Trainspotting se substitue ici le conformisme de ce dernier. Deux voies différentes menant pourtant à deux positions passablement similaires :
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l’incapacité à se situer dans le temps des autres, à vivre significativement ce rythme de vie de la société de consommation3.
L’acte narratif : une expérience de réorganisation de la temporalité
Lorsqu’il aborde la question de l’identité, Paul Ricœur propose deux concepts révèlant certains aspects des films de Boyle et de Fincher : la mêmeté et l’ipséité. Le premier désigne tout ce qui permet notre ré-identification. Il est ce qui est constant et invisible à la fois. Par exemple, un visage se reconnaît. Si vous croisez l’un de vos amis dans la rue, vous le reconnaîtrez : son visage à quelque chose d’inchangé. Or, ce visage était différent il y a quelques années, il le sera aussi dans l’avenir. Par conséquent, il est aussi en changement perpétuel : c’est l’ipséité. Il en va de même du « visage » de l’identité : paradoxalement, il se révèle constant et changeant à la fois (Ricœur, 1984). Le sujet aujourd’hui doit faire face, plus que jamais auparavant, à l’exacerbation du deuxième aspect proposé par Ricœur. L’ipséité est l’allié parfait de cette société hypercontemporaine préfèrant le changement accéléré à la stabilité, imposant la flexibilité au sujet, l’adaptabilité aux nouvelles situations appelées à changer, encore et encore. Dans cette société de l’ipséité, ce n’est donc plus la continuité qui devient la norme, mais plutôt la discontinuité. Les évènements de l’existence, dispersés dans le temps, sont alors eux-mêmes discontinus et vécus par des personnes radicalement différentes, tout en étant les mêmes. « Si vous vous réveillez dans un endroit différent, à une heure différente, pouvez-vous vous réveiller dans la peau d’une personne différente ? », exprime le narrateur de Fight Club. Pour Paul Ricœur, l’acte narratif, se raconter à travers un récit, redonne une cohérence aux évènements dispersés et apparemment discontinus de l’existence. Celui qui raconte ses vacances trie les différents évènements les ponctuant. Il redonne un ordre cohérent à son vécu, même si les évènements ne se sont pas enchaînés de la sorte dans la réalité. L’acte narratif est un acte de configuration de cette réalité : il fait tenir ensemble ce qui ne tient pas nécessairement. Pour celui qui vit avec le sentiment perpétuel de la discontinuité, l’acte narratif devient fondamental : il assure sa survie, car il donne un sens à l’incohérence, il rétablit de l’ordre pour celui qui se perd, il traduit dans le langage ce qui s’est perdu dans les actes. 3. Pour plus de renseignements sur ces aspects du film « Fight Club », voir Lachance et Dupont (2007) ; Dupont, Lachance et Lesourd (2007) ; Dupont et Lachance (2007).
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Les films constituent de tels actes narratifs. Ils proposent une trame, rassemblent, sous le couvert du montage, des évènements ne se succédant pas, mais finissant par être indissociables les uns des autres. Mais les films analysés ici, comme de nombreux autres réalisés dans les années 1990 et 2000, ne sont pas de simples montages ou des actes narratifs mis en forme par un réalisateur. Ils mettent aussi en scène des personnages s’adonnant à ce travail de mise en cohérence. Les protagonistes de Trainspotting et de Fight Club, par exemple, racontent leurs histoires, s’adressent aux spectateurs, insistent pour leur signifier qu’il s’agit d’une construction, leur construction originale, leur expérience subjective proposée au spectateur. La vérité du narrateur et du personnage remplace ici la Vérité Absolue du mythe. Le réalisateur ne présente donc pas une version définitive et finie au spectateur, mais bien le processus du montage lui-même, narré par le protagoniste. Nombreux sont les exemples, dans les films de Boyle et de Fincher, mettant en scène l’acte narratif des différents personnages. Dans Trainspotting, lorsque Begbie raconte pourquoi il s’est battu au terme d’une partie de billard, il explique, décrit. Le spectateur voit la scène, comme si elle avait réellement existé. Renton, par la suite, nous dit que Tommy lui a donné une autre version des faits, peu de temps après. Le spectateur bascule alors vers ce moment, revient dans le passé, il revisite la scène décrite précédemment par Begbie. La même scène est décrite deux fois, à travers deux regards différents. La vérité ne correspond ici qu’à l’expérience subjective des personnages. Renton − comme le spectateur −, qui écoute ces histoires, doit alors départager le vrai du faux, construire sa propre idée de la vérité. Dans Fight Club, le spectateur assiste à trois débuts de film : la première image, qui est en fait le début de la dernière scène ; le premier retour en arrière, qui fait revenir le protagoniste lors de sa fréquentation des groupes de discussion4 ; un second retour en arrière, à partir du premier, qui nous ramène à ses insomnies… Le narrateur lui-même explique qu’il cherche le début de son histoire, commence par la raconter, puis signifie au spectateur qu’il s’est trompé pour revenir encore un peu en amont. La construction narrative est montrée, explicitée : elle fait expressément partie du scénario.
4. Rappelons que les groupes de discussion sont consacrés à l’expression de soi, à la mise en mots et en cohérence des évènements de son existence.
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L’ère du temps ? Le film culte est lié de près à l’esprit d’une génération et, par conséquent, il incarne une ou plusieurs dimensions collectives de l’existence, renvoyant simultanément au vécu intime de chacun. Les membres d’un groupe plus ou moins restreint, la plupart du temps des jeunes, se retrouvent ainsi dans un tableau cinématographique leur ressemblant. Les stratégies narratives mises en place dans nos deux exemples, mais également dans plusieurs films relativement récents, est l’une de ces ressemblances. Elles s’expliquent, entre autres, par la rencontre d’une sensibilité postmoderne ou hypermoderne de la temporalité exprimée par des réalisateurs comme Boyle et Fincher et vécue par nombre de sujets contemporains, notamment des jeunes. Le film constitue alors une représentation de la temporalité connue du sujet contemporain, mais plus encore, une expérience en soi du travail de réorganisation intime qu’elle implique.
Bibliographie Aubert, N. (2003), Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion, 375 p. Bacqué, M.-F. (2007), « Fonction des rites de transition au cœur du vide psychique », dans S. Dupont et J. Lachance (dir.) (2007), Errance et solitude chez les jeunes, Paris, Téraèdre, p. 97-103. Dupont, S., et J. Lachance (2007), « Une illustration des conduites à risque des jeunes : le film Fight Club », Cultures & Sociétés, no 2, p. 118-120. Dupont, S., J. Lachance, et S. Lesourd (2007), « Le film Fight Club : une allégorie du passage adolescent », Connexion, no 87, p. 151-161. Hall, E.T. (1992), Danse de la vie : temps culturel, temps vécu, Paris, Le Seuil, 282 p. Lachance, J. (2008), « La nostalgie du présent », dans G. Ménard et P. St-Germain, Rites et jeux, Montréal, Liber, 217-227. Lachance, J., et S. Dupont (2007), « La temporalité dans les conduites à risque : l’exemple du film Fight Club », Adolescence, no 61, p. 681-690. Lipovetsky, G. (2004), Les temps hypermodernes, Paris, Grasset et Fasquelle, 377 p. Maffesoli, M. (2000), L’instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, DeNoël, 249 p. Ricœur, P. (1984), Temps et récit. Tome II : La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, 233 p.
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Les représentations adolescentes de l’espace dans les films cultes : l’immensité, le vide, les espaces enfouis, intermédiaires…
Sébastien Dupont
À l’adolescence, les représentations psychiques du monde et notamment de ses dimensions temporelles (Lachance, cet ouvrage) et spatiales sont profondément modifiées. En effet, un bouleversement d’ampleur agit chez les adolescents dans leur rapport psychique à l’espace. Nombre de leurs films cultes illustrent ces espaces nouveaux, transformés par les fantasmes et les angoisses juvéniles. On y observe d’abord un espace qui se dilate, devient infini (l’Univers, le vide…), mais également qui se contracte, étouffe (espaces clos, espaces enfouis sous terre…). L’espace humanisé, quant à lui, devient souvent indéterminé, intermédiaire (lieux abandonnés et squattés, routes…). Les représentations cinématographiques de ces espaces sont un accès privilégié aux fantasmes et angoisses les plus obscurs de l’adolescence.
L’immensité, le vide Le monde, que l’adolescent voit d’un regard nouveau, lui apparaît souvent comme un espace immense, infini. Cette soudaine sensation d’immensité peut tout autant susciter chez lui des sentiments d’exaltation envers ces espaces nouveaux qu’il rêve d’explorer, que des angoisses, une sensation de vertige.
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Cette subite confrontation est bien représentée dans le quatrième volume de La Guerre des étoiles (Star Wars) : Un nouvel espoir (A new hope, George Lucas, 1977). On découvre ainsi le personnage principal, Luke Skywalker, qui vit dans une ferme isolée, loin de la ville, sur une planète elle-même à la « périphérie » de la galaxie. Brusquement, en quelques événements, il devient « messie », quitte sa planète, pilote des vaisseaux spatiaux et peut se rendre, « à la vitesse de la lumière », en tout point de l’Univers. D’autres films cultes, comme Easy Rider (Denis Hopper, 1969), montrent ce sentiment d’immensité, à travers les thématiques de l’errance, du voyage, de la route, etc. Mais l’immensité évoque également le vide. De nombreux adolescents, dans leurs rêves et leurs fantasmes, retrouvent ainsi les angoisses infantiles, liées au sentiment de vide : angoisses de ressentir le sol se dérober sous leurs pieds, angoisses de chute sans fin, etc. Le vide est une problématique centrale des angoisses de la petite enfance, souvent réveillées à l’adolescence. En effet, les premières représentations de l’Autre que se construit le bébé sont celles d’un « sein qui nourrit », mais également d’un « bras qui porte ». Les expériences qu’il fait de ce bras porteur, de ce holding parental (Winnicott, 1969), sont cruciales pour son sentiment de sécurité et son appréhension sereine du monde qui l’entoure. À l’adolescence, les intenses bouleversements des représentations de soi-même, des autres et du monde remettent en cause la qualité, la présence et la fiabilité de ce « bon bras » porteur, intériorisé dans l’enfance. Cette problématique du vide et de l’absence de portance est omniprésente dans la série des Star Wars, dont les dialogues et les combats se jouent, très souvent, au bord du gouffre. En effet, tout se passe comme si, dans ces cités futuristes et fantastiques imaginées par George Lucas, les rambardes de sécurité n’avaient pas encore été inventées ! Les personnages évoluent ainsi sur des passerelles et des plateformes non protégées, au bord du vide. Les deux trilogies sont alors ponctuées de nombreuses chutes. Plusieurs personnages finissent d’ailleurs dans ce vide, notamment Dark Maul (Épisode I), Maître Windu (Épisode III) et l’Empereur lui-même (Épisode VI). La scène mythique du cinquième épisode, L’empire contre-attaque (The empire strikes back, Irvin Kershner, 1980), celle dans laquelle Dark Vador apprend à Luke qu’il est son père, représente particulièrement bien cette problématique du vide. Cette scène se joue dans la Cité des Nuages, sur la planète Bespin. Cette planète imaginaire serait gazeuse, semble-t-il imaginée selon le modèle de Jupiter. La Cité des Nuages a la forme d’une immense coupole, qui lévite à la périphérie de cette planète, grâce à des systèmes anti-
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gravité. Elle est donc « suspendue dans le vide »... Au moment du dialogue mythique entre Luke et Dark Vador, les deux personnages se trouvent, à la suite d’un long combat, sur une étroite passerelle, elle-même suspendue audessus d’un gouffre, situé au centre de la cité. Rappelons que cette scène représente la confrontation au père symbolique de l’adolescence (Paris, cet ouvrage). Jusque-là, Luke n’avait qu’une image idéalisée de son père, qu’il n’avait jamais connu : un père guerrier, juste et courageux, c’est-à-dire une représentation du père imaginaire de l’enfance. Lorsque Dark Vador lui apprend qu’il est son fils, Luke découvre le visage caché du père, celle d’un homme qui ne correspond pas à cette image idéalisée, qui a ses propres faiblesses, ses propres limites et qui peut, surtout, s’avérer aussi « mauvais » que « bon ». De façon symbolique, presque caricaturale, c’est à ce même instant que Luke reçoit la « castration » du père : Dark Vador lui tranche le poignet. Mais la métaphore ne s’arrête pas là : le film montre très bien comment cette confrontation de l’adolescent (Luc) au père symbolique (Dark Vador) remet en cause l’ensemble des représentations du monde qui étaient celles de l’enfance. La disparition du père imaginaire pour l’adolescent peut être comparée à celle d’un Dieu, créateur et porteur du monde. Cette disparition agit comme un tremblement de terre, qui fracture le sol sur lequel l’enfant croyait reposer. Ainsi, dans cette fameuse scène, après qu’il a entendu cette révélation du père, Luke se laisse tomber dans le vide : il tombe du monde. Il chute dans ce gouffre, autour duquel est construite la cité, puis est récupéré par les conduits à ordures, qui l’« éjectent » définitivement. Par chance, Luke a tout juste le temps de se rattraper à une barre de fer et évite ainsi de sombrer dans le noyau de cette géante planète gazeuse. Mais la porte de la cité se referme sur lui. Cette scène représente bien, dans sa globalité, le sentiment de chute et d’exclusion du monde de l’enfance qu’éprouve l’adolescent qui voit disparaître ses imagos parentales idéalisées. D’autres films montrent des tentatives d’affronter et de surmonter ces angoisses du vide. C’est ce que nous voyons dans La fureur de vivre (Rebel without a cause, Nicholas Rey, 1955), où les protagonistes se lancent pour défi de rouler en voiture à pleine vitesse dans la direction d’une falaise et de s’éjecter du véhicule le plus tard possible. Cette même volonté de défier le vide est représentée dans les prouesses risquées des jeunes pilotes de Top Gun (Tony Scott, 1986). Dans Star Wars, ce dépassement des angoisses suscitées par le vide est symbolisé sur le mode de la pensée magique et du rêve infantile de voler, tel que l’incarnent les super-héros des films pour enfants. En effet, les personnages, lorsqu’ils maîtrisent la « force », acquièrent le pouvoir de léviter et de voler. Du point de vue psychique, il s’agit du
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fantasme d’être à soi-même sa propre portance, son propre bras porteur et de devenir ainsi indépendant de tout étayage extérieur.
Les espaces enfouis À côté de ces représentations de l’espace comme immensité ou vide se trouvent dans l’imaginaire des adolescents des représentations inverses d’un monde qui se contracte, enferme, étouffe. De la même façon que les adolescents cherchent à défier leurs angoisses du vide et de l’espace sans limites, ils sont souvent attirés par les espaces sombres, enfouis, cachés, clos. Ceux-ci réveillent en eux des angoisses infantiles : peurs du noir, d’être enfermé, étouffé, enterré, écrasé, mangé, absorbé… De nombreux films représentent la volonté de l’adolescent d’affronter ces espaces qui le terrorisent. Ainsi, dans le second volet de Kill Bill (Quentin Tarentino, 2004), l’héroïne est enterrée vivante par ses ennemis. De même, dans le cinquième épisode de Star Wars (The empire strikes back, Irvin Kershner, 1980), Luke et ses comparses se retrouvent emprisonnés dans un compresseur à ordures qui se referme sur eux. Le film The Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999) se passe quant à lui presque en intégralité dans un monde enfoui que les rayons du soleil ne parviennent pas à atteindre (Joly-Corcoran, cet ouvrage). Nous pouvons aussi évoquer la grotte dans laquelle se trouvent les jeunes membres du Cercle des poètes disparus (Dead Poets Society, Peter Weir, 1989) ou encore la cave où se réunissent les membres du Fight Club (David Fincher, 1999). Le film Le grand bleu (Luc Besson, 1988) illustre cette exploration des mondes obscurs, des abysses : les protagonistes du film, qui participent à des championnats de plongée en apnée et en profondeur, semblent mus par cette question, qui agit chez de nombreux adolescents : Qu’y a-t-il au fond du monde ? Qu’y a-t-il là où la lumière du soleil ne passe plus, là où le regard humain et la voix humaine sont absents ?
Les espaces intermédiaires À la suite de ces bouleversements des représentations du monde et de l’espace, l’adolescent peut avoir le sentiment qu’il « ne sait plus où il habite ». Du fait de sa quête d’autonomie, il devient également ambivalent envers les espaces qu’il considérait auparavant comme familiers, notamment son propre domicile. Il se sent souvent « étouffé » ou « cloîtré » dans l’espace familial ou scolaire. Mais ses souhaits de « sortir » de ces espaces, qu’il ressent
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soudainement comme « confinés », « étroits », se heurtent à ses sentiments de fragilité et à son besoin de dépendance, toujours présents. L’adolescent cherche alors des espaces qui constitueraient des « compromis » entre sa quête d’un autre monde et son attachement à la sécurité du familier (Dupont, 2007). Ces espaces intermédiaires apparaissent comme des représentations de l’espace transitionnel décrit par Donald Winnicott (1971) : un espace entre-deux qui permet la séparation. Les lieux publics et anonymes occupent une place particulière à l’adolescence, à la fois hors de toute propriété individuelle et intégrés à l’environnement social : la rue, les parcs, les halls d’immeubles, etc. (Lesourd, 2005). Les espaces publics ont une grande importance dans plusieurs films cultes. Ainsi, la majorité des scènes de West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961) se jouent dans les rues d’une banlieue de New York que se disputent deux bandes rivales. Les squats dans Le péril jeune (Cédric Klapisch, 1995) représentent également des espaces anonymes, transitoires, dans lesquels est « suspendue » la question de la propriété individuelle : ils appartiennent à la fois à tout le monde et à personne. Dans le film Fight Club (David Fincher, 1999), nous trouvons une autre illustration d’un tel espace intermédiaire. Le narrateur quitte en effet son appartement cossu du centre-ville – qui peut être considéré comme une métaphore du monde sécurisé de l’enfance – pour vivre dans une maison abandonnée en périphérie. C’est Tyler, le personnage marginal qu’il vient à peine de rencontrer, qui l’y conduit. La description que fait le narrateur de cette maison lorsqu’il y pénètre pour la première fois est significative : « Je ne sais pas comment Tyler avait déniché cette baraque, mais il disait y habiter depuis un an. On avait l’impression qu’elle attendait d’être rasée. La plupart des fenêtres étaient condamnées par des planches ; il n’y avait plus de serrure à la porte d’entrée depuis que la police ou Dieu sait qui l’avait défoncée ; l’escalier était prêt à s’écrouler. Je ne savais pas s’il en était propriétaire ou s’il la squattait, ni l’un ni l’autre ne m’aurait surpris. (…) Rien ne fonctionnait. Si on allumait une lampe, une autre de la maison s’éteignait. Il n’y avait pas de voisins, seulement des entrepôts et une usine de papier ».
À aucun moment le narrateur ne cherchera à savoir si Tyler possède ou non cette maison. Ainsi semble-t-il trouver ici ce que recherche « fantasmatiquement » de nombreux adolescents : un lieu entre-deux, indéterminé, à la fois connecté à la famille et à la société, et en même temps anonyme, en marge, isolé. Donald Winnicott précise en effet que la condition au fonctionnement d’un espace transitionnel pour le sujet est que la question de son appartenance, de sa détermination, ne soit jamais posée (1971 : 23).
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Cette recherche de lieux anonymes se poursuit à travers le club de combat que fondent les protagonistes du film. Le groupe ne se réunit en effet pas n’importe où, mais clandestinement, dans la cave d’un bar mal famé. Plus tard, nous apprenons que d’autres Fight Club ont été créés à travers le pays, toujours dans des lieux en marge (des caves, des ruelles, etc.), au cœur de grandes villes. Ces lieux anonymes ont également une qualité particulière : celle d’être inconfortables, voire inhospitaliers. L’intérêt des adolescents pour ce type de lieux montre leur volonté de s’affranchir du monde protégé et sécurisé de la famille et de l’enfance. Ils veulent savoir « ce qu’ils ont dans le ventre », mettre à l’épreuve leurs capacités de survivre, de s’auto-suffire, dans ces lieux où ils cherchent l’absence des figures parentales sécurisantes et de leurs substituts.
Les limites de l’espace humanisé Cette recherche d’espaces inhospitaliers touche à une autre grande question adolescente : Quelles sont les limites du monde viable, du monde humain ? Cette quête est représentée dans plusieurs films cultes. Elle est particulièrement explicite dans Le grand bleu (Luc Besson, 1988) où les protagonistes, qui font de la plongée en apnée, semblent rechercher les limites du monde viable, voire les limites de l’écart qui sépare l’homme de l’animal. Ainsi, le personnage principal, Jacques, s’identifie-t-il aux dauphins, voudrait-il vivre comme eux. Il s’abandonnera ainsi aux grands fonds marins, hostiles à la vie humaine. Pascal Hachet interprète cette fascination adolescente pour les limites de l’humain comme l’expression du désir inconscient de retourner à un « état de nature » imaginaire, antérieur, libre de toute aliénation humanisante (Hachet, 2006 : 174). Ce vœu est explicitement formulé par le personnage de Tyler, dans Fight Club, lors d’un monologue où il révèle sa volonté de revenir à un temps antérieur à la civilisation, en retrouvant un espace figuré par lui comme une jungle, une forêt primitive : « Dans le monde que j’imagine, on chasserait des élans en parcourant des forêts humides autour des ruines du Rockefeller Center. On porterait des vêtements en cuir qu’on garderait pour le reste de notre vie. On escaladerait des vignes, grosses comme le poing, qui recouvrirait la Sears Tower. Depuis le sommet, on observerait des petites silhouettes piler des grains de maïs et faire sécher la venaison sur les anciennes autoroutes en ruines ».
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Ces représentations de l’immensité, du vide, des espaces enfouis et intermédiaires, que nous trouvons dans les films cultes des adolescents, rejoignent ainsi des fantasmes et des angoisses propres à cette période de la vie. Ces films, en mettant en scène ces représentations psychiques, souvent confuses et angoissées chez le jeune, lui permettent de les apprivoiser et de les élaborer. Mais c’est également dans le monde réel que l’adolescent, parfois au prix de certains dangers, cherchera à explorer ces espaces qui suscitent sa curiosité.
Bibliographie Dupont, S. (2007), « La capacité d’être seul à l’adolescence : l’élaboration d’un espace intermédiaire dans la relation aux autres », dans S. Dupont et J. Lachance (dir.), Errance et solitude chez les jeunes, Paris, Téraèdre, p. 4350. Hachet, P. (2006), « Appropriation de l’espace et construction de la temporalité adolescente. L’exemple de la fascination pour les lieux souterrains », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, no 54, p. 169-174. Lesourd, S. (2005), La construction adolescente, Ramonville Saint-Agne : Arcanes– Eres, 248 p. Winnicott, D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, traduit de l’anglais par J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 468 p. —, [1971] (1975), Jeu et réalité, traduit de l’anglais par C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 212 p.
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Horreur adolescente
Brice Courty
Stéphane, dix-sept ans, vient me voir à la demande de ses parents, car il menace de se suicider. S’il explique cette intention par une relation amoureuse avortée, ses propos laissent en fait apparaître un désir de maîtriser ses parents, comme il souhaite contrôler ses propres pensées. C’est à propos de ce besoin de maîtrise qu’il mentionne pour la première fois un téléfilm, L’homme au crochet. De manière étonnante, l’histoire de cet épisode suit fidèlement celle que les scouts se racontaient autour du feu dans les années 1950 ! Cette histoire, Stephen King l’évoque dans Anatomie de l’horreur (King, 1981 : 27). Elle constitue la matrice de ce qui deviendra par la suite les slashers, soit les films d’horreur les plus « consommés » par les adolescents, et dont le premier représentant est Halloween, de John Carpenter (1978). En voici un résumé : un couple d’amoureux se promène en voiture alors qu’un tueur fou, surnommé le Crochet à cause de son arme de prédilection, s’est échappé d’un asile. Ses victimes sont les jeunes ayant des rapports sexuels dans des endroits isolés. Le couple essaye de se protéger, mais le garçon est tué par le Crochet… L’histoire de l’épisode suit cette trame, mais continue différemment : le tueur semble accomplir dans la réalité les désirs de vengeance que l’héroïne peut ressentir, comme s’il savait ce qu’elle avait en tête. Cette histoire trouble beaucoup Stéphane et il y reviendra régulièrement au cours de la thérapie. En effet, il se trouve assiégé par des pensées obsédantes, et prend pour exemple – « mais c’est juste un exemple », s’empresse-t-il d’ajouter –« j’aimerais
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que mon père meure ». Condamné à être nul ou génial, Stéphane se trouve en échec devant une figure paternelle idéalisée, grandiose, inattaquable. Dès lors, il oscille entre des souhaits violemment agressifs envers cette imago et des défenses visant à les neutraliser (rituels obsessionnels, superstitions). Comment désigne-t-il ces dernières défenses ? Ce sont des « cultes ». On ne peut s’empêcher d’entendre dans le choix de ce substantif une référence inconsciente au statut des films d’horreur, films cultes s’il en est pour les adolescents. Nous nous sommes précédemment intéressés aux slashers si importants pour Stéphane et au film qui a défini le genre, Halloween (Courty, 2004). Nous étudierons ici plus particulièrement un autre film culte, Le Loup-Garou de Londres, et le genre cinématographique dont il a contribué à poser les codes : le film de loup-garou. Ce genre a la particularité de s’adresser spécialement aux adolescents, abordant fantasmes et peurs de l’enfance dans leur réévaluation adolescente. Cette œuvre a entraîné de nombreux émules au point d’engendrer un nouveau genre ou sous-genre du film d’horreur. Un véritable culte « païen » a été rendu à ces films à travers la production de toute une iconographie, allant du CD aux statuettes, en passant par des livres et des séries télévisées.
Le Loup-Garou de Londres et les films de loup-garou Ces films ont pour thème la transformation du héros en une figure de légende, le loup-garou, moitié homme, moitié loup. Celle-ci a pu être utilisée aussi bien dans des films d’horreur (Le Loup-Garou de Londres, Le Loup-Garou de Paris, Ginger Snaps) que dans des comédies (Teen Wolf avec Michael J. Fox), voire des films d’action (les Underworld). Le Loup-Garou de Londres a marqué une génération. Il mélange adroitement, et de manière très déstabilisante, humour et horreur, mélange qui sera à nouveau tenté avec l’arrivée des slashers dans les années 1990, comme Scream ou Scary Movie. Son statut de film culte est justifié par le clip Thriller de Michael Jackson, qui a marqué des générations d’adolescents et dans lequel John Landis reprend la trame et la réalisation de son film de monstre. Il l’écrit en 1969 alors qu’il n’a que dix-neuf ans ; il prendra douze ans pour concrétiser ce film. Durant ces années, deux obsessions animent le réalisateur et scénariste : « filmer la métamorphose adolescente, quand le
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corps change, les poils poussent et la bite devient dure »1, et filmer en planséquence de manière ultra-réaliste la transformation de la bête, qu’il décrit comme « une métaphore de l’érection ». Ainsi, le réalisateur ouvre la voie à l’analyse de son film, et des films d’horreur en général, dans le champ du pulsionnel adolescent, où l’horreur vient signifier l’effraction pubertaire. Reprenons d’abord l’histoire du film : deux jeunes américains qui viennent de terminer leurs études secondaires décident de faire, comme le veut la tradition, un long voyage initiatique en Europe avant leur entrée à l’université. Nous les rencontrons alors qu’ils se promènent dans la lande anglaise et qu’un loup-garou les attaque. L’un meurt, l’autre se transformera en loup-garou dès la prochaine pleine lune. Nous suivons alors le périple de la transformation psychique et physique du monstre à travers ses cauchemars et hallucinations. Après une série de meurtres, son voyage s’achèvera avec son assassinat par la police, au bout d’une impasse.
La figure paternelle et l’éprouvé pubertaire Avant l’attaque du loup-garou, le film met en scène la complexité de l’identification masculine. L’introduction renvoie à une homosexualité latente, vue comme une solution de repli spéculaire, à la fois face à la rencontre de l’altérité (les deux amis discutent, tout en cheminant côte à côte, de la difficulté que le héros éprouve à avouer ses sentiments pour une jeune fille, la pureté de son amour s’opposant pour lui à la saleté et à la bestialité du sexe) et du devenir-adulte (la perspective de rentrer au pays, s’inscrire à l’université, avoir un métier, comme le père). Le premier homme sur lequel les deux amis tombent dans un petit village anglais incarne symboliquement le grand-père bienveillant ; il les pousse à ne pas s’éloigner de la route. Les autres hommes qu’ils croisent jouent le rôle du père menacé, envoyant son fils vers la mort, c’est-à-dire éliminant le rival que devient l’adolescent pour l’homme adulte : c’est ainsi que les hommes de l’auberge où les garçons avaient cherché un refuge pour la nuit les renvoient en toute connaissance de cause vers le danger. Ces hommes savaient que le loup-garou rodait autour de l’auberge par cette nuit de pleine lune. Évidemment, les deux garçons vont s’éloigner de la route sans tenir compte des conseils du patriarche et en payer le prix. L’un est tué et l’autre gravement blessé par un loup-garou qui, une fois mort, se révèlera 1. Entretien avec John Landis, « Édition spéciale 20e anniversaire » du DVD français Le LoupGarou de Londres.
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être un homme âgé. L’initiation recherchée était bien la confrontation symbolique au père. Après cet échec, le héros survivant est envahi par les éprouvés pubertaires. Les moments de dépersonnalisation et de déréalisation se multiplient, d’abord par les nombreuses scènes de rêves qui viennent scander le récit et dans lesquelles la frontière fantasmes-réalité se fait de plus en plus floue. Ainsi, le contenu des rêves évoque l’émergence pubertaire vécue comme un envahissement par une pulsionnalité massive, devant laquelle les barrières moïque et sur-moïque (dégoût, morale, pudeur) cèdent peu à peu. Les rêves sont ensuite saturés d’éléments œdipiens où l’adolescent s’imagine responsable de sa mort et de celle de ses proches. Une scène emblématique de bouffonnerie où le héros et sa famille sont tués par des loups-garous nazis apparaît comme une variante de la « scène pubertaire ». C’est d’ailleurs à ce moment que le héros émerge de son cauchemar… Pour voir sa petite amie assassinée par un dernier loup-garou nazi… Et se réveille de nouveau ! Par cette technique du « rêve dans le rêve » (St-Germain, cet ouvrage), John Landis illustre au plus près l’irruption pubertaire où le sujet se trouve prisonnier de ses fantasmes œdipiens remaniés et accompagnés d’une telle charge affective que la frontière entre le monde imaginaire et la réalité, entre désir et répulsion, s’estompe. Les rêves n’arrivent pas à juguler la montée de l’angoisse et à élaborer la pulsionnalité dangereuse. Dès lors, le sujet étant incapable de la symboliser, elle fait retour dans le réel par les hallucinations. À travers celles-ci, le héros dialogue régulièrement, jusqu’au dénouement, avec son ami précédemment tué par le loup-garou. Elles ponctuent la suite du film en nous montrant une dégradation progressive du corps de l’ami adolescent qui hante le héros. Corps qui tend vers l’irreprésentable, la viande, la pourriture et le squelette. Figurant l’irruption de la physiologie dans ce qu’elle a de plus obscène, elle illustre aussi le passage inexorable du temps, la sortie du « pour toujours » de l’enfance, l’inscription dans la durée, la reconnaissance de sa mortalité. L’ami mort insiste auprès du héros pour qu’il se suicide. Il s’agit de la seule manière pour les victimes de ne plus errer entre le monde des vivants et celui des morts. L’échange culmine dans l’avant-dernière séquence du film. Dans un cinéma pornographique (où le protagoniste a été guidé par des affiches promettant une « orgie non-stop »), le héros, son ami et toutes ses victimes tuées quand il était en loup-garou comparent les mérites des différentes techniques de suicide, seule solution pour interrompre la lignée des loups-garous. À cet envahissement du biologique chez l’ami mort du héros font écho visuellement
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les scènes de transformation, où chaque organe représentant une fonction touchée par la puberté subit modification et amplification.
Le loup-garou au féminin À l’inverse, Ginger Snaps, utilise la métaphore du loup-garou pour aborder et figurer les « ressentis » et enjeux de la puberté féminine. Deux adolescentes discutent de la possibilité du suicide pour résoudre leurs difficultés à communiquer avec les autres filles. Dans la scène suivante, nous découvrons des photos d’elles, mortes, suicidées de différentes manières. Ces images se révèlent être une mise en scène, un exorcisme de leur mal-être sous couvert d’un projet artistique pour l’école ! Néanmoins, le suicide correspond pour ces deux sœurs à l’unique défense imaginable contre une entrée dans l’adolescence, perçue comme une capitulation devant le conformisme social et l’identification à une fille facile, avide de sexualité. Âgées respectivement de quinze et seize ans, Brigitte et Ginger n’ont toujours pas leurs règles ! Une scène capitale vient condenser les enjeux du film : on y assiste aux premières règles de Ginger dans un jardin d’enfants, debout devant le cadavre d’un chien mort, par une nuit de pleine lune. Pour l’héroïne, il y a d’emblée un doute : ce sang est-il celui de la bête ou le sien ? C’est alors qu’un loup-garou attaque Ginger. Règles et transformations monstrueuses sont associées sous le même signe lunaire. Pour sa sœur, Ginger (désormais « louve-garou ») a franchi la barrière pubertaire, mais elle devient lubrique et incontrôlable dans ses mouvements vers l’autre. Brigitte cherche d’abord une solution du côté du savoir (science, mythologie), mais n’aura pas d’autres choix que de tuer Ginger.
De l’horreur adolescente au film culte Chez de nombreux adolescents, les scènes évoquées provoquent non pas un sentiment de peur ou de surprise, mais bien d’inquiétante étrangeté. Il y a une tension paradoxale entre ces scènes qui suscitent le malaise, déstabilisent le sujet, le font vaciller (au sens propre de ne plus pouvoir dire « je ») et la répétition des situations, prises dans un cadre formel, qui assurent l’extinction du malaise, ou plus exactement sa canalisation dans une structure narrative qui in fine renforce le sentiment d’identité. Ces deux « temps », entre familiarité et étrangeté, entre déstabilisation et reconstruction, sont nécessaires au jeune pour élaborer l’ « horreur adolescente ».
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Comment les processus adolescents, inédits et indicibles, peuvent-ils devenir conscients ? Le sujet est d’abord déstabilisé et devant cet hors-sujet intrusif, ce trou douloureux dans l’enveloppe jusque-là presque parfaitement adhésive entre le moi et le corps. Il éprouve le besoin de poser des représentations qui puissent, tel une pièce pour repriser un trou, correspondre à peu près à l’éprouvé. Il faut donc pour cela que l’affect suscité par la nouvelle représentation coïncide avec l’éprouvé pubertaire. En d’autres termes, il faut nécessairement qu’il y ait une concordance inconsciente entre les remaniements, les angoisses et les jouissances adolescents d’une part, et le film-culte d’autre part. La représentation nouvelle pourra être opérante, donner du sens là où il y a au mieux le chaos, au pire un rien découpé dans le tissu psychique. Le film d’horreur, comme l’adolescence, place le corps au centre de son regard. Enfin, ces films mettent symboliquement en scène la « mort » de l’infantile. L’adolescent doit faire le deuil de sa toute-puissance, d’une pulsionnalité sauvage (représentée par le monstre), pour se diriger vers une identité sexuelle univoque et une intégration génitale des pulsions partielles et des fantasmes infantiles (la disparition du monstre), ce que l’on voit surtout dans le slasher. La contrepartie étant le passage de l’indistinct, d’une fusion d’où la singularité désirante et subjective était exclue, à une place de sujet autonome au sein de la famille et de la société. Quand nous parlons alors de culte rendu à ses films, nous évoquons cette période où l’adolescent va chercher à voir et à revoir des films d’horreur, à s’exposer à cette violence, à apaiser ses sentiments d’inquiétante étrangeté. Or, dans ces films, est mise en scène l’horreur de devoir abandonner le corps infantile, la crainte de la transformation d’un corps qui se déforme selon une esthétique folle et la rencontre de la bête, figurant alors la rencontre sexuée et sexuelle. C’est un simulacre de rituel obligatoire, parce que conjuratoire d’un anéantissement du sujet, qui apaise le spectateur adolescent alors même que la trajectoire du héros le conduit, dans sa rencontre avec le sexuel, à la mort. Le jeune confie en gérance, par projection, à l’objet cinématographique, la nécessaire traversée de l’horreur adolescente. L’angoisse d’être perdu, déboussolé par le sexuel est représentée, scénarisée. Au final, un sens, une temporalité sont apposés sur le dérèglement pubertaire (Lachance, cet ouvrage)
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L’insistance du pubertaire oblige le jeune à répéter le visionnage, entre traumatophilie et recherche d’une élaboration, dans un espoir d’apaisement de l’angoisse2. Cette question nous ramène à Stéphane pour qui les rituels obsessionnels et les compulsions à penser sont des « cultes ». Le culte que certains adolescents vouent aux films d’horreur au point de toujours chercher à voir le même film ou type de films révèle la contrainte à mettre en représentation l’événement pubertaire, à l’inscrire dans une narration quelle qu’elle soit, pour pouvoir le penser et le métaboliser et ainsi assurer une continuité psychique.
Bibliographie Courty, B. (2004), « Adolescence Film d’horreur », Adolescence, no 3, p. 629639. Freud, S. [1919] (1985), « L’inquiétante étrangeté », in : L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 442 p. Gutton, P. (1991), Le pubertaire, Paris, PUF, 322 p. King, S. [1981] (1995), Anatomie de l’horreur, Tome I, Paris, Éditions du Rocher, 313 p. Richard, F. (1998), Les troubles psychiques à l’adolescence, Paris, Dunod, 116 p.
2. D’ailleurs, nous avons constaté que l’élaboration du pubertaire se traduit alors, chez le garçon, par une baisse de la consommation de films d’horreur et l’apparition d’un intérêt pour la pornographie.
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Homosexualité,
adolescence et cinéma
Agnès Gras-Vincendon et Hugues Paris
Le théâtre, bien avant le cinéma, mit en scène avec bonheur l’amour naissant, le vacillement des sentiments, les jeux d’identité et leurs interrogations. Marivaux, Musset et bien d’autres montrèrent combien la rencontre de l’amour s’accompagne de deux questions indissociables : comment être garçon ou fille, et, si je suis l’un, pourquoi aimer l’autre ? L’adolescent d’aujourd’hui va chercher au cinéma réponse à ces questions universelles. Le héros sera modèle, la situation dramatique parabole ou allégorie. Qu’en est-il de l’adolescent qui se découvre une attirance hors norme ? La fonction de modèle (plus que d’identification, volontiers inconsciente), de l’œuvre de fiction joue pleinement son rôle : repère interrogatif, éclairage interprétatif de sentiments tumultueux et vagues, prise de conscience, par le jeu du miroir fictionnel, d’un être singulier, d’une attirance « homo » dans un monde « hétéro ». On peut alors légitimement se demander s’il existe tout à la fois des films cultes pour les adolescents homosexuels, et des représentations emblématiques de ce temps particulier de la sexualité humaine.
Identité sexuelle, de genre et choix d’objet La sexualité au sens large inclut l’ensemble des comportements, attitudes, modes d’être et de penser, tant individuels que collectifs, caractéristiques d’un sexe et le différenciant de l’autre. S’il est acquis que l’identité sexuelle se construit dès la petite enfance, c’est à l’adolescence que
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se pose la question de savoir dans quel sexe l’individu se reconnaît appartenir et celle du choix de l’objet sexuel. L’identité sexuée renvoie à l’image de soi et à la question du narcissisme, liée au sexe biologique et à l’incidence de l’environnement familial et social. C’est une construction qui dépend du sexe d’assignation et de la façon d’élever l’enfant (par exemple s’il y a ambiguïté des organes génitaux à la naissance, certains enfants sont élevés comme des filles, d’autres comme des garçons). L’identité de genre (« sexe psychique »), ou les identifications sexuelles secondaires, s’élabore à l’adolescence et interroge le sujet dans son positionnement social et son rapport avec les individus du même sexe et ceux de l’autre sexe. Le transsexualisme, ou troubles de l’identité de genre, se caractérise par la conviction intense et persistante d’appartenir à l’autre sexe et de rejeter les signes de son propre sexe biologique. L’homosexualité, longtemps rabattue de ce côté, tant par la médecine que par le sens commun, n’est heureusement aujourd’hui plus considérée ainsi. Il n’est plus question comme on l’écrivait encore dans les traités de psychiatrie des années 1950 « d’une âme de femme dans un corps d’homme ». Il s’agit avant tout d’une question de choix d’objet sexuel dont les mécanismes demeurent l’objet de polémique dépassant le domaine de la psychologie pour prendre un tour plus politique (Paris, 1991). Le choix de l’objet sexuel, conditionné par l’identité sexuelle et l’identité de genre, résulte, à l’adolescence, du renoncement à l’amour œdipien infantile et à la bisexualité, avec le deuil de l’omnipotence infantile et d’une perfection narcissique. Il y a alors passage de l’auto-érotisme à l’hétérosexualité, avec la masturbation et ses fantasmes. Le cheminement que doit faire l’adolescent dans cette quête de l’objet sexuel explique, en partie, les aléas de sa sexualité et les multiples va-et-vient dans le choix des « objets d’amour » (objet incestueux, objet idéalisé – premier amour – puis enfin objet complémentaire, marqué du sceau de l’altérité). Si le plus souvent l’objet d’amour est du sexe opposé, la découverte par l’adolescent d’un amour homosexuel est toujours source d’angoisse, d’hésitation, voire de véritable état dépressif. L’acceptation d’un choix, malgré la relative tolérance de notre société et l’évolution des mœurs, demeure un parcours psychique complexe qui ne peut en aucun cas être superposé à celui de l’adolescent hétérosexuel. Dans le processus identitaire, les images occupent une place de plus en plus importante à l’adolescence. . Le cinéma est, depuis son invention, un formidable miroir de l’adolescence. Miroir qui réfléchit, comme tout miroir, une image unifiée du spectateur, celle du héros auquel il s’identifie. Mais
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aussi, tel celui de la reine de Blanche-Neige, il est le miroir qui répond aux questions angoissées et angoissantes. Sur la normalité, la beauté de son être . Au point où l’on peut légitimement se demander si ce sont les adolescents qui ressemblent aux héros des films ou les films qui savent capter une vérité de l’époque et nous montrer ce qu’est l’adolescence d’aujourd’hui ? Certainement les deux dans ce grand mouvement réflexif et dialectique de construction identitaire, à la fois individuel et collectif, interactif et intrapsychique. Mais quand est-il de l’image de l’homosexualité et particulièrement de l’homosexualité naissante au cinéma ?
Une figure cinématographique récente Longtemps quasi inexistante ou censurée, l’homosexualité n’apparaît vraiment au cinéma qu’à partir des années 1960, marquées par la libération des mœurs. La situation est différente entre l’Europe et le premier pays producteur de cinéma, les États-Unis. En instaurant le code moral dit « code Hays », Hollywood bannit toute référence à une sexualité hors des normes du mariage à partir des années 1930. L’homosexualité, évoquée dans de nombreux longs-métrages jusqu’alors, souvent dans la figure secondaire du libertin, disparaît du cinéma américain. Ou du moins n’apparaîtra que voilée sous les traits de l’amitié virile. Nicolas Ray, cinéaste homosexuel, teinte la fureur de vivre d’un érotisme juvénile et homosexuel. Ben Hur fait encore fortune dans les milieux gais par l’étonnante et suggestible mise en scène de l’amitié de Ben Hur et Messala. Mais il faut vraiment attendre les années 1970 et la fin du code moral pour voir sur les écrans des personnages ouvertement homosexuels. Outre un cinéma gay, confidentiel et militant, on peut noter quelques moments clés de cette histoire. En 1975, Sydney Lumett tourne un film qui connaîtra un très grand succès public : un après-midi de chien. Sonny, joué par Al Pacino, braqueur maladroit, est homosexuel. Il tente un vol à main armée pour payer l’opération de son ami. Cependant, on remarque peu d’autres héros homosexuels dans le cinéma américain jusqu’aux années 1990. Alors que l’adolescence s’invente au cinéma, représentée comme allégorie de notre postmodernité, vitesse et juvénilité, ciblée par les grands studios de Hollywood, l’éveil amoureux du jeune homosexuel est absent des écrans. La situation est différente en Europe. Pasolini, dès les années 1960, met en scène avec une rage juvénile et provocatrice des amours homosexuels. Pour voir au cinéma des fictions parlant du vacillement adolescent de jeunes homosexuels, il faut regarder du coté de la France, avec La meilleure façon de marcher que Claude Miller réalise
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en 1976, et surtout de l’Angleterre. En 1985, My beautiful laundrett, récit décomplexé, d’une justesse de ton étonnante, conte tout à la fois la jeunesse d’un jeune pakistanais à la recherche de son indépendance, en créant une laverie, et son histoire d’amour avec un jeune rockeur. S. Frears livre un film puissant, où l’homosexualité n’est ni caricaturée, ni l’enjeu principal du récit. Pas de jugement moralisateur, mais bien un récit qui questionne les difficultés de la différence. Deux ans plus tard, avec Prick up your ears, le grand cinéaste anglais réalise une comédie féroce sur la vie de deux homosexuels, de leur rencontre au tumulte de leur vie de couple. Le cinéma de Frears touche les adolescents par la modernité et la puissance romanesque de son écriture. Simultanément, James Ivory réalise Maurice, qui raconte le destin de deux homosexuels dans l’Angleterre edwardienne. Là aussi, l’hésitation, la difficulté d’accepter un destin est finement mise en scène. Aux États-Unis, en 1994, Philadelphia connaît un immense succès. Premier film grand public parlant ouvertement de l’homosexualité, le drame sous-tendu par son propos, l’épidémie du sida, n’est certainement pas étranger à son exposition. La communauté homosexuelle américaine, touchée dramatiquement, est sortie de son isolement. Les coming out (moment où le jeune homosexuel se déclare comme tel) se multiplient. Des acteurs, des chanteurs, idoles d’adolescents, dévoilent de la façon la plus terrible leur orientation sexuelle : par la maladie et la mort. Hollywood ne peut plus gommer de ses films cette minorité. Cependant, le film vient plus de dix ans après le début de l’épidémie. Philadelphia n’en sera pas moins un film culte pour nombre de jeunes hommes découvrant leur homosexualité à cette époque1. Deux oscars, un succès mondial, n’empêche pas ce film de se construire sur des clichés « politiquement corrects » de l’homosexualité. Le personnage principal, remarquablement interprété par Tom Hanks, est un brillant avocat, raffiné et cultivé comme il se doit. Il ne peut, naturellement, qu’être fan d’opéra, et de La Callas en particulier. Enfin, son destin dramatique vient le frapper comme la malédiction divine de son choix amoureux. C’est comme si le cinéma hollywoodien n’acceptait de parler d’homosexualité qu’au moment où celle-ci conduit à la mort. Cette conception tragique de la sexualité se retrouve dans Le secret de Brokeback Mountain, le film de Ang Lee, alors qu’elle est beaucoup moins présente dans le film de Frears, My beautiful Laundrett, sorti en 1994.
1. Sur les forums que nous avons pu étudier, il est très souvent cité aux cotés du film de Ang Lee, beaucoup plus récent, et de celui de Frears, plus ancien.
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La même année, en France, Téchiné, réalise Les roseaux sauvages, récit délicat d’un amour homosexuel à l’adolescence. En France, dans Les Nuits Fauves (1992), film largement autobiographique, Cyril Collard parle de la bisexualité adolescente sur fond dramatique de l’épidémie de sida (Goguel d’Allondans, cet ouvrage). Il mourra de cette maladie à la fin du montage. Le film connaît un succès important auprès de la génération des années 1990, la personnalité forte, provocante et touchante, de Collard, musicien, écrivain, cinéaste, se déclarant ouvertement « bisexuel », incarne un éternel adolescent dans la lignée des héros tragiques de Werther à James Dean. On peut, devant le succès de ce film, sa diffusion et sa réception enthousiaste dans la jeunesse, parler ici aussi de film culte. Le tragique de tous ces longs-métrages ne peut, a posteriori, que nous frapper. La mort, la maladie, l’exclusion est le miroir de destinée que tend la société à l’adolescent dans sa découverte homosexuelle. On est loin des caricatures outrancières de la cage aux folles. On peut cependant ici citer la comédie Garçon d’honneur de Ang Le, qui a connu un succès bien après sa réalisation (1993). Devenu un cinéaste très populaire auprès des jeunes, nombre d’entre eux ont visionné ce film très drôle sur les aventures d’un jeune chinois, de son ami américain et d’un mariage de complaisance. L’homosexualité a eu au cinéma une fonction marquée de revendication à partir des années 1990. Elle peut aussi être esthétique (Mulholland Drive de David Lynch), provocation et révolte dans le cinéma, plus confidentiel et marginal de Larry Clark. L’homosexualité y incarne une révolte, une noirceur, une désespérance proche du vécu adolescent, dans ce temps de vacillement de l’identité sexuée. Les cinémas de Lynch et de Clark, bien que très éloignés esthétiquement, touchent l’un comme l’autre de très près la fantasmagorie noire et crue de l’adolescence. Un nouveau tournant a été atteint récemment par Le secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee (2005) qui, par son succès mondial, le nombre impressionnant de récompenses (3 oscars, 4 Golden Globe, Lion d’or…) et les réactions qu’il a déclenchées, est certainement un signe d’une évolution majeure de la société : l’amour homosexuel peut mélodramatiquement être mis en scène et toucher un public vaste, hétérosexuel comme homosexuel. L’histoire de deux cow-boys homosexuels dans le Montana dévoile ce que les westerns de Nicolas Ray ne faisaient que suggérer. Devant ce film lyrique, à la facture classique qui détourne les codes du western pour une histoire d’amour impossible, C.R.A.Z.Y. (2005) de JeanMarc Vallée conte, au plus près de la réalité, la vie, de 1960 à 1980, d’une
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famille québécoise de cinq garçons dont l’un d’entre eux lutte contre ses attirances homosexuelles pour ne pas déplaire à son père. Ce film québécois, drôle et émouvant, touche juste par son absence de pathos, sans éviter les questionnements identitaires du jeune homme, la douloureuse acceptation, tant par lui-même que par sa famille, de son choix amoureux. On retrouve ce ton dans le film largement autobiographique et apaisé de l’idole « branché » du cinéma espagnol, Pedro Almodovar, La Mauvaise Éducation (La mala educación, 2004) qui parle de l’homosexualité et des abus sexuels commis par un prêtre pédophile dans une école religieuse. Loin de la provocation « queer » de ses films précédents, toute la complexité, la tension douloureuse d’une destinée homosexuelle toucheront un public jeune et large. L’homosexualité féminine reste, quant à elle, relativement absente du cinéma mondial. Indemne de l’épidémie de sida, marginale, socialement mieux tolérée, tout concourt à ne la rendre que peu dramatique ? On peut cependant citer L’auberge espagnole (2001) de Cédric Klapisch, qui met en scène une fille très sympathique, assumant avec décontraction son homosexualité, et Joue-là comme Beckham (2002) de Gurinder Chadha, qui parle aussi, avec humour, de la difficulté de conformité au modèle féminin chez une jeune fille issue de la communauté indienne britannique. Enfin, très récemment Naissance des pieuvres (2006) de Céline Sciamma s’attache à l’éveil amoureux et sexuel de trois adolescentes de 15 ans dont l’une est attirée par l’autre, très jolie vedette d’une équipe de natation synchronisée.
Des films cultes de l’homosexualité ? Existe-t-il, dans tous ces titres, des films devenus cultes ? Il est difficile de répondre à la question, car nous ne disposons pas d’étude sur le sujet. Seules des histoires singulières, témoignages ou analyses, permettent de mesurer combien le cinéma fut important pour la construction de l’identité du jeune homosexuel : facteur de reconnaissance (ne pas être seul), de connivence (et donc de renforcement narcissique), de projection dans l’avenir. Là où le cinéma explore sans se lasser toutes les facettes de l’amour hétérosexuel, imaginant le pire et le meilleur, rencontrer un personnage qui « souffre » comme soit (car, le plus souvent, être homosexuel à l’adolescence est une souffrance), est un moment rare. La construction de l’identité de genre chez le jeune homosexuel est complexe. Comment entendre son attirance pour un sujet du même sexe, alors que la norme vous caractérise par l’attirance pour l’autre sexe ? Comment entendre la
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contradiction entre la vérité du corps (être un homme) et celle du désir (aimer les hommes) ? Sans conteste, on peut dire que dans le cinéma actuel, My beautifull laundrett, Philadelphia, Le secret de Brokeback Mountain, sont des films cultes si l’on en croit leur présence sur les forums de discussion consacrés à l’homosexualité. Ces trois films exposent des modèles loin des images stéréotypées et efféminées des rares homosexuels présents dans le cinéma, particulièrement hollywoodien (pensons à l’abominable Cage aux folles dont le cinéma américain a même produit une nouvelle version). Images soustendues par l’idée d’une identité de genre défaillante chez l’homosexuel. Oui, on peut être homosexuel en étant un cow-boy, un avocat, un rocker anglais, banalement virils. Ces personnages, archétypes du cinéma de genre américain, ou au plus près d’une réalité commune et banale, vont pouvoir s’offrir au jeune homme homosexuel comme supports identificatoires. Le cow-boy comme figure héroïque vient remplacer les identifications héritées de l’enfance, celles-là mêmes qui agissent du coté du moi-idéal et de sa fonction totalisante et unifiante. Le personnage de rockeur qu’interprète un Daniel D. Lewis presque muet, dépassé par son désir, va au contraire s’offrir comme un double, une image en miroir du vécu de l’adolescent. Dans cet impérieux moment où le corps se fait chair, où l’enfant est exclu dans ses repères rassurants par le désir et son angoissant corollaire, la rencontre d’un autre qui puisse y répondre, la norme sociale, s’offre comme guide. Un guide forcément hétérosexuel. En ce temps de chantier identitaire, l’adolescent se choisit un personnage, simple défroque ou image aliénante parfois, qui lui permet d’agir sans encore vraiment vivre les « jeux de l’amour et du hasard ». Il sera James Dean en 1960, Leonardo DiCaprio en 1990… On mesure combien la chose reste difficile pour le jeune homosexuel. L’écran projette et réfléchi, il unifie et rassemble comme les rêveries où s’abîme le sujet adolescent. Les « soi » possibles se construisent dans l’expérience cinématographique, diffraction de figures multiples convoquées en une condensation spatiale et temporelle. Dans notre société où l’impératif individualiste « être soi-même » peut devenir un angoissant vide, l’adolescent homosexuel va aujourd’hui trouver dans ces films le lieu imaginaire d’un dialogue qu’il ne peut avoir avec ses pairs, trop souvent engagés dans un rejet massif et horrifié de toute pulsion homosexuelle. Comme le souligne Irène Théry dans son récent ouvrage (2007), le genre s’acquiert autant d’un processus identitaire que relationnel, dans le rapport à l’autre. Cette mobilisation du corps, par le désir, est bien ce qui est mis en scène dans les films que nous venons de citer, bien plus que le questionnement identitaire. Et
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en cela, ils sont au plus près de la réalité de l’adolescence. C’est dans le mouvement de la rencontre avec l’autre, au sens le plus corporel du terme, que se construisent la conscience d’une identité de genre et la certitude d’un choix d’objet amoureux particulier. Dans cette rapide histoire du cinéma et de ses représentations de l’homosexualité adolescente, on peut lire la lente émergence au grand jour d’une sexualité longtemps déniée, rebattue du coté de la perversion par la médecine comme par l’opinion publique. Et certainement s’en féliciter : découvrir au cinéma que l’on n’est pas le seul à connaître ce chemin psychique et social, à se reconnaître dans des héros, certes souvent tragiques, permet à l’adolescent de cheminer avec ce qui est, malgré tout, une différence. On peut à l’inverse s’étonner de la complaisance d’un cinéma destiné aux adolescents dans l’escalade de la représentation d’une violence de plus en plus réaliste, et de sa frilosité dans la mise en scène d’une histoire d’amour, somme toute banale, entre deux hommes ou deux femmes. On peut en conclure que le revers du puritanisme, qui imprègne pleinement le cinéma américain, est l’expression crue de fantasmes les plus sadiques. Puritanisme qui refuse toujours d’accepter le choix homosexuel, comme il ignore la question raciale. Ce n’est certainement pas un hasard si le western à succès, Le secret de Brokeback Mountain, est réalisé par un cinéaste qui a commencé sa carrière en Chine. Le cinéma européen montre ici son caractère avant-gardiste.. Reste le cinéma asiatique, l’autre grand cinéma mondial. On évoque complaisamment les amitiés viriles des samouraïs du cinéma classique. De manière plus actuelle, les mangas destinés aux adolescents sont emplis de personnages hésitants quant à leur identité sexuelle, jouant d’une ambiguïté fascinante et fascinée, et qui offre une image « identifiante » loin de tout drame et de toute tragédie de destinée.
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Bibliographie Chiland, C. (1997), « Troubles de l’identité sexuée chez l’enfant et l’adolescent », dans Serge Lebovici, R. Diatkine et M. Soule, Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, PUF, Paris, p. 3256. Marcelli, D., et A. Braconnier (1988), Psychopathologie de l’adolescent, Paris, Masson, p. 689. Paris, Hugues (1991), « Généalogie du transsexualisme », L’Evolution psychiatrique, vol. 56, no 4, p. 785-803. Roth-bettoni, D. (2007), L’homosexualité au cinéma, Paris, La musardine, p. 747. Stoller, R. J. (1989), Masculin ou féminin ?, PUF, Paris, p. 368. Thery, I. (2007), La distinction des sexes : une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, p. 676.
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Seconde partie Films cultes d’hier et d’aujourd’hui
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2001 : L’Odyssée de l’espace : des espaces extérieurs à l’espace intérieur
Thierry Jandrok
Nous ne sommes vraiment vivants que lorsque nous sommes en pleine conscience, quand nous interagissons avec l’univers, au plus haut niveau émotionnel ou intellectuel. Arthur C. Clarke, The View from Serendip
C’est en 1968 que sort sur les écrans 2001 : L’Odyssée de l’espace. Dirigé par Stanley Kubrick à partir d’un scénario d’Arthur C. Clarke, ce film raconte l’épopée de l’humanisation. Elle débute à « l’Aube de l’humanité » et se termine en apothéose au début du XXIe siècle, par la naissance d’un humain revenant des étoiles. Film de toute une génération, il s’inscrit dans un courant historique et social particulier.
Temps et changements : peuple des fleurs et des expériences interdites
Nous sommes en pleine période hippie, pattes d’éléphant et peuple des fleurs. La guerre du Viêtnam fait rage. Los Angeles résonne encore des émeutes raciales du quartier de Watts qui ont eu lieu en août 1965. La société américaine est partagée entre ses aspirations modernistes et une tradition ségrégationniste et élitiste qui n’ose pas dire son nom. Pourtant, dans les faits, elle fonctionne à plein régime. Le cœur de l’Occident est
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tourmenté. Devant les explosions clastiques, il tente de pacifier sa violence intrinsèque. Dans cette ambiance, la science-fiction s’inscrit doucement dans la culture comme une forme moderne du mythe. Sa recette est simple. Elle utilise les codes du mythe et les transpose dans un futur hypothétique qui n’est autre qu’une relecture exacerbée d’un présent insoutenable. Cette réinterprétation de la réalité trouvera un formidable écho dans la jeune génération. Les adolescents des années 1960 sont bercés par les séries télévisées et les romans des grands auteurs de la sciencefiction : Asimov, Bester, Clarke, Philip K. Dick, P. J. Farmer, Frank Herbert, Robert Silverberg… La société de l’époque se tient en équilibre précaire, entre de fortes revendications libertaires et la résistance des dirigeants de l’élite politique. Afin d’échapper à la chape de plomb de la tradition, les jeunes rêvent. Ils désirent se libérer, briser les chaînes d’une éducation par trop rigide. Mais briser les chaînes symboliques et imaginaires se révèle plus difficile encore que de s’évader d’une prison de haute sécurité. Donc, si l’esprit ne suit pas, il faut en passer par le corps ! Les adolescents et les jeunes adultes se lancent parfois dans des expériences sexuelles débridées, à deux ou plusieurs, dans les parcs ou une communauté, quelle importance ? L’essentiel est de vivre autre chose, de sortir, de s’évader. Certains entament ainsi un pèlerinage à Katmandou, fument des joints ou prennent du LSD. Les expériences psychédéliques s’échangent et se partagent. Elles font partie de nouveaux rites de passage. Puisque les règles de la bonne société les enferment et les soumettent, seules les expériences transgressives paraissent ouvrir à de nouveaux horizons. En France, la jeunesse rêvait d’élever des chèvres dans le Larzac. Aux États-Unis, il suffisait de s’éloigner des grands centres urbains pour se retrouver en pleine nature, loin de la population soumise et de ses règles cœrcitives. La jeune génération se cherchait dans des « trips » divers et variés. Parmi ces voyages, on discriminait les bons et les mauvais, ceux qui faisaient rêver et ceux qui faisaient cauchemarder. À l’intérieur des bâtiments universitaires, alors qu’une partie des étudiants se vautrait dans des univers cotonneux et hallucinogènes, des psychologues encadrés par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et la Central Intelligence Agency (CIA) engageaient des études sur le lavage de cerveau, la modification des processus de pensée et le conditionnement. C’est dans cette ambiance de contrôle et de libération psychédélique qu’ont commencé les premières expériences avec des caissons de privation sensorielle. Un désir de changement et de modernité se faisait sentir partout sauf chez l’élite dirigeante, encore prise dans la guerre froide et des principes philosophiques et sociaux rigides. Devant cette réalité
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hésitante entre créativité et destructivité, l’année 1968 a vu la sortie de deux chefs-d’œuvre de la science-fiction.
Qu’est-ce qu’être… humain ? 2001 : L’Odyssée de l’espace est sorti le 6 avril 1968, trois jours après La Planète des singes de Franklin J. Schaffner. Au premier abord, chacune de ces œuvres offre une représentation simiesque du monde. Alors que 2001… nous présente des australopithèques en voie d’humanisation, Schaffner, pour sa part, expose des singes « humanisés » ayant réduit en esclavage des humains « animalisés ». En ce qui concerne 2001…, la vision de Kubrick et de Clarke (son scénariste) est conforme aux connaissances scientifiques de l’époque sur l’évolution. Elle présente un état primitif réaliste de l’homme, alors que l’interprétation de Rod Serling (créateur et concepteur de la série The Twilight Zone1), librement inspirée du roman de Pierre Boule, insiste sur l’inversion des valeurs dominantes. En fait, le scénario de Serling est bien plus dans l’air du temps que celui de Clarke. À travers une mise en scène audacieuse, Schaffner évoque les excès des races dominantes, leur violence, leur scientisme et leur puissance inquisitoriale. La leçon est dramatique et finalement éducative sur les rouages et l’évolution des sociétés. Lorsque les esclaves se révoltent, ils ne font que créer une autre société de maîtres. La révolution ne consiste-t-elle pas à faire à la société un tour politique sur elle-même ? 2001…, pour sa part, présente un autre mode de révolution : le progrès technologique et des machines. Le film est construit comme une œuvre d’anticipation radicale orchestrée par deux génies dont le souci de rigueur et de scientificité allait bien plus loin que la simple mise en scène de vaisseaux spatiaux. « Car ce que nous voulions créer c’était un mythe réaliste », écrira Clarke (1972 : 63) à propos de son aventure avec Kubrick dans la conception et la réalisation du film. Or ce mythe donnait à sa façon une réponse « rationalisée » à la question que se pose tout adolescent : Qu’est-ce qui fait de moi un être humain ? Ces poils qui poussent sur le corps, ces mamelles, cet intérêt renouvelé pour la chose sexuelle, l’attirance et la répulsion, entre fascination et dégoût, fabriquent-ils des êtres humains ou des animaux humanisés, domestiqués ? 1. The Twilight Zone, traduit en France sous le titre La quatrième dimension, est une série télévisée de science-fiction qui a connu un grand succès dans les années 1960. Elle a été retransmise de 1959 à 1964 aux États-Unis, et à partir de 1965 en France.
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Afin de donner une réponse, 2001… prend le parti de plonger le spectateur à l’aube de l’humanité, au cœur de ce temps où l’enfance de la subjectivité est faite de combats, d’angoisse abandonnique, de réassurances et d’apprentissage. La figure du monolithe est présente dès le début, présence imposante et singulière, symbole des changements à venir. C’est en écoutant ses chants que le sujet grandit et réalise son destin d’humain. La chanson du monolithe est la langue d’ailleurs, une parole détachée de l’emprise parentale. Dimension du mystère de l’existence, hors de la chair et des enjeux familiaux, le monolithe est une métaphore de l’inconscient et un aiguillon éthique. Il touche dans sa perfection formelle à la question de l’être et du devenir en offrant une sortie de l’enfance faite de sublime et de connaissances. Lorsque l’un des anthropoïdes passe sa main sur la surface lisse de cet objet stellaire, il caresse la page obscure d’un livre total dont les mots le bercent là où il n’est pas encore. Le monolithe est un trésor de signifiants et d’humanisation. Et les « singes » qui s’agglutinent autour représentent tous les enfants de la création depuis la nuit des temps. Mais la magie du film ne s’arrête pas là. Lors de la remise des Oscars la même année, La Planète des singes a reçu le prix pour le meilleur maquillage. Arthur Clarke, qui ne manquait pas d’humour, déclara lors d’une interview à ce propos : « Si La Planète des singes a reçu l’oscar du meilleur maquillage, c’est parce que le jury de l’académie n’a pas réalisé que les nôtres [les singes] étaient des faux ! » Dans un souci de réalisme fantastique, Clarke et Kubrick avaient en effet engagé des danseurs qu’ils avaient grimés et recouverts de poils afin que ces derniers aient l’apparence la plus réaliste possible. Pour le spectateur d’aujourd’hui, l’illusion créée par ces australopithèques est saisissante. On ne devine la supercherie que dans le regard de ces créatures humanoïdes, et encore.
Les balbutiements de l’intelligence artificielle (IA) Par ailleurs, c’est dans 2001… que toute une génération a fait connaissance avec une intelligence artificielle paranoïaque. Ce n’était pas que l’idée ait été nouvelle dans la littérature de science-fiction, mais sa représentation avait de quoi inquiéter. HAL 9000, embarqué sur le Discovery One, est un œil cyclopéen. Il a une voix masculine suave, monocorde et d’une politesse servile. La légende raconte que son acronyme est un code métonymique formé à partir des trois lettres IBM qui avait fourni machines et écrans à la production. HAL 9000 est une intelligence artificielle d’autant plus intéressante qu’elle est persuadée d’être parfaite et, qu’à ce titre, il lui est inutile
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de s’embarrasser d’êtres humains afin d’accomplir sa mission d’exploration. Son argument est qu’elle possède la puissance et la détermination suffisante pour accomplir la mission, sans états d’âme, contrairement aux humains, fragiles et capricieux. HAL est une créature psychorigide. Il a une haute conception de sa nature machinique et ne connaît pas le doute. Ses circuits cognitifs sont totalement aliénés aux ordres dont ils sont les dépositaires et y obéissent avec une implacable logique, sans regrets ni remords. En d’autres termes, HAL est un parfait fonctionnaire, la représentation du serviteur idéal du pouvoir politique, un pur produit des discours communicationnels, logiques et sans faille… enfin presque. En sa présence, les spectateurs assistent en direct au combat entre Hardware (matériel et circuits intégrés), Software (logiciels et intelligence artificielle) et Wetware (organismes biologiques). À la fin de la troisième partie du film, la machine est déconnectée et sa mémoire est littéralement désintégrée par le dernier astronaute survivant. C’est alors que, réduite à sa plus simple expression, HAL révèle la raison de sa folie et les incohérences de sa programmation. Comme l’écrivait Frank Herbert dans Dune : « Tu ne fabriqueras pas de machines à la semblance d’un esprit humain » (1984 : 23). Les auteurs de science-fiction de cette époque comprenaient bien le jeu qui pouvait se mettre en place entre le pouvoir politique et les concepteurs d’ordinateurs, de faiseurs d’ordres. La leçon ne cessait d’être assénée. Pourtant, à l’époque, les ordinateurs fonctionnaient encore avec des amplis à lampes et pesaient des dizaines, voire des centaines de kilos. Quarante ans plus tard, l’ordinateur s’est démocratisé et la nouvelle génération a forclos cet avertissement. Les pouvoirs ordonnateurs ont réussi à imposer leurs outils technologiques et la question du sens échappe dorénavant à beaucoup. La méfiance s’est endormie, ou peut-être s’est-elle évanouie derrière la peur de l’exclusion des dernières pratiques de communication sociale, industrielle et commerciale ?
De l’expérience cinématographique à l’hallucination Au-delà de sa vision tantôt prophétique, tantôt pessimiste et finalement métaphysique, 2001 : L’Odyssée de l’espace constitue dans l’histoire du cinéma un achèvement à la fois technologique et formel. Les effets visuels créés à l’époque n’ont été techniquement dépassés qu’à la fin des années 1990, presque une génération plus tard. À ce propos, John Dikstra et Douglas Trumbull, responsables des effets spéciaux, ont poursuivi leur prestigieuse carrière en
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supervisant d’autres grands films. Dikstra a travaillé sur Star Wars de George Lucas (1977). Quant à Trumbull, il a émerveillé les fans de Rencontres du troisième type de Steven Spielberg (1977) et plus tard de Blade Runner de Ridley Scott (1982). Il a réalisé également deux autres films de science-fiction à la fin des années 1970 et au début des années 1980 : Silent Running (1972) et Brainstorm (1983). Tous ces films ont marqué leur temps en offrant des visions à la fois réalistes et profondes de mondes intérieurs et extérieurs. Le visuel de 2001 : L’Odyssée de l’espace avec ses vaisseaux spatiaux qui valsaient dans les étoiles sur la musique du Beau Danube Bleu de Strauss, l’alunissage et le voyage en direction de Jupiter avaient de quoi couper le souffle du spectateur le plus blasé. Mais ce n’était rien à côté de la quatrième et dernière partie du film ! Lorsque Dave Bowman, le dernier astronaute survivant, prend une navette et se dirige vers Jupiter, il rencontre un gigantesque monolithe flottant sur une orbite entre la planète géante et ses satellites. Le monolithe, dont la présence traverse tout le film, se met à scintiller et entraîne Bowman ainsi que les spectateurs dans une course folle au-delà de l’espace et du temps, sur la crinière de nébuleuses, au cœur des étoiles comme à la surface de planètes étranges. La scène dure plusieurs minutes. Elle coupe littéralement le souffle par sa beauté, son jeu de couleurs et l’irisation des surfaces. Elle était si psychédélique et si puissante que plusieurs jeunes spectateurs de l’époque prenaient du LSD ou fumaient du cannabis juste avant qu’elle ne débute afin d’en profiter pleinement. Quand la science-fiction devient psychédélique et satisfait ainsi la soif de voyage de toute génération, elle se fait culte au sens le plus religieux du terme. Elle fait sens et répond implicitement aux rêves et aux aspirations de chacun. Elle est holophrastique dans son silence, pleine et initiatique. Car 2001… est un film très économe en paroles. Les échanges verbaux y sont rares et parfois ineptes. Ils apportent peu à l’histoire qui peut être suivie dans la seule succession de ses plans. C’est ainsi que la progression dramatique du film respecte une logique de plans inversés, de clairs de Terre et de clairs de lune avant de passer à un clair sidéral avec le monolithe comme trait d’union. L’avant-dernière longue séquence du film se déroule dans un lieu unique, une chambre avec salle de bain. Bowman y atterrit avant de se voir sortir, quelques années plus tard, de la salle de bain. La caméra change de point de vue et Bowman se voit encore plus âgé, manger sur une table qui se tient dans l’espace occupé quelques secondes auparavant par sa navette. Il fait tomber son couteau et jette un œil sur son lit. Il s’y tient. Il est très vieux et probable-
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ment mourant. La caméra change l’angle de vue. Le vieillard qu’il est devenu tend la main en direction de la table, mais c’est le monolithe qui s’y tient, impassible. Le monolithe l’inonde alors de lumière et nous le retrouvons soudain à l’aube d’une nouvelle ère, enfant des étoiles flottant dans l’orbite de la planète bleue. Pas un mot ne sera échangé pendant cette longue séquence, juste des regards et des points de vue. Là-bas, au cœur de ce lieu utopique, se joue la rencontre de l’espace et du temps. Cette chambre est toutes les chambres, toutes les cavités possibles, de l’espace de la plus petite pensée à l’œuf placentaire créateur de vie. Lorsque l’espace devient temps, la pensée est appelée à se découvrir de nouveaux signifiants afin d’y entendre la possibilité de nouvelles connaissances. Dans cet esprit, penser consiste à voyager sans bouger, à plier l’espace et le temps comme un origami qui en dirait tant qu’aucun vocable ne pourrait en rendre compte. C’est fini, l’enfant des étoiles est revenu sur la terre de ses ancêtres, une nouvelle histoire peut débuter, un nouvel homme peut voir le jour. En l’espace de deux heures et trente-neuf minutes, le spectateur assiste à un processus mythologique d’humanisation au-delà de ses rêves les plus fous. À la sortie, il cherche ses repères, regarde son prochain. Il se sent changé et revigoré, comme si la vie, sa vie, se résumait à une adolescence chaque jour renouvelée. Expérience métaphysique par excellence, 2001 : L’Odyssée de l’espace a marqué la fin des années 1960 et structuré l’esprit de nombre de ses jeunes spectateurs qui aujourd’hui encore se replongent dans ces images incroyables et se questionnent encore sur leurs sens. Les fans de 2001… l’ont vu non pas une ou deux fois, mais des dizaines de fois, comme s’ils y revenaient en pèlerinage. Écrivains, peintres et scientifiques reconnaissent aujourd’hui l’influence qu’a eue sur leur esprit ce film avant-gardiste. Film sur les lumières et les mystères de l’univers, 2001… est un phare dans la pensée des adolescents des années 1960. Ce film a orienté et porté l’imaginaire de toute une génération de chercheurs. Et nombre des sujets qu’il a influencés travaillent actuellement chez Microsoft, Apple, à la NASA ou au Centre spatial guyanais de Kourou. N’est-ce pas là le privilège des grandes œuvres que d’ouvrir des chemins aux désirs de toute une génération ? 2001… est d’autant plus culte qu’aujourd’hui encore l’humanité est en retard sur les merveilles qu’il nous promettait. Il a offert une vision d’avenir que les humains n’atteindront peut-être jamais. Mais c’est sans importance, car elle propose un horizon désirant, un pont entre le rêve et ses possibles réalisations.
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Bibliographie Clarke, Arthur (2000), « Son of Dr. Strangelove » (1972), dans Greetings CarbonBased Bipeds, Collected Essays, 1934-1998, New York, Saint Martin Press, p. 259-263, 558 p.. —, (1979), The View from Serendip, London, Pan Books, 237 p. Herbert, Frank (1984), Dune (1965), New English Library, 605 p.
Du côté de l’amour : digression sur Les nuits fauves de Cyril Collard (1992)
Thierry Goguel d’Allondans
Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes ! Traverse les couloirs, descends, marche léger, Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger, Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes. Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière, Use de la menace, use de la prière, Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort. Jean Genet, Le condamné à mort
Les directeurs du présent ouvrage nous avaient pourtant bien prévenus : la notion même de film culte est polysémique, a fortiori si l’on essaye de définir le cultuel – ici pour le cinéma – à partir de son objet, de ses destinataires, de son contexte, de ses manifestations, de ses jeux multiformes... Si l’on reste au plus près d’une définition populaire, un film deviendrait culte en soulevant une admiration de masse, voire chez certains une vénération (l’image se fétichise et devient alors icône). En un sens plus anthropologique, on pourrait expliquer cet engouement par ce qui, finalement, l’a produit : un événement (l’événementiel aujourd’hui se substituerait-il à une certaine obsolescence des rituels d’antan ?). Ainsi, dans l’ensemble des productions cinématographiques si diverses, « quelque chose » ressort qui marque, fait trace, devient signe, pour moi, pour d’autres, de manière éphémère, pour un temps compté ou pour longtemps. « Quelque
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chose » qui se déploie dans une histoire, un scénario, des images, une musique, un montage, une ambiance, un souffle, un style de mise en scène, des jeux d’acteur. Ou, plus finement, dans leurs interstices. Si, pour certains films cultes c’est assurément le film qui déclenche un culte (un événement), pour d’autres, peut-être, c’est un culte (un événement) qui porte le film. Les nuits fauves de Cyril Collard pourrait bien répondre à cette seconde hypothèse. Sorti en 1992, ce film va connaître un succès énorme (près de trois millions d’entrées en France), des recettes assez conséquentes aux États-Unis (ce qui reste exceptionnel pour une production française). En 1993, il remporte pas moins de quatre Césars : meilleur film, meilleur premier film, meilleur espoir féminin, meilleur montage. Pourtant, en le visionnant, seize ans plus tard, ce trop long (2 h 10) métrage a mal vieilli : des images surannées, des ficelles un peu grosses au montage, une belle histoire mais dont les ressorts sont définitivement grippés, des jeux d’acteurs sommaires (même si Romane Bohringer crève déjà l’écran) et, par-dessus tout, des personnages qui, s’ils nous sont parfois proches ou sympathiques, sont aussi, à tant d’autres moments, insupportables de vanité, d’égoïsme, d’hystérie. Au summum, de psychodrame en psychodrame, le narcissisme du héros flirte avec une discutable éthique du sujet. Rappelons l’histoire avant de comprendre ce qui la sous-tend. Elle se déroule en 1986. Jean (incarné par Cyril Collard, à moins que ce ne soit plus vraisemblablement l’inverse), la trentaine, caméraman de profession, est bisexuel même si sa sexualité semble le porter plus volontiers vers les garçons. Il a une relation régulière avec Samy (Carlos Lopez), un adolescent survolté en quête d’identité. Il va également s’éprendre de Laura (Romane Bohringer), une jeune fille de dix-sept ans à la recherche de l’absolu, qu’il a rencontrée pendant une distribution. Par ailleurs, Jean a appris récemment sa séropositivité. Or, si son amant le sait, il n’a pas réussi à le dire à sa jeune maîtresse et, pire, n’a pris aucune précaution lors de leurs premières relations sexuelles : Laura : Il fallait que tu me le dises. Jean : Tu ne peux pas juger, tu sais pas ce que ça fait.
Tous les ingrédients – un peu sulfureux – sont là, mais Collard n’est pas Genet, même si son personnage principal – et ce n’est sans doute pas un hasard1 – en emprunte le prénom !
1. Cyril Collard naît le 19 décembre 1957, jour du quarante-septième anniversaire de Jean Genet. Son film débute, au Maroc puis à Paris, en avril 1986, par la mort, le 15, de l’auteur du Journal du voleur, de Notre-Dame-des-Fleurs, de Querelle de Brest…
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L’action se déroule sur fond de sida. Cyril Collard en meurt, peu avant la remise des Césars ; pour la première fois, dans les médias, le décès d’une vedette est attribué à cette maladie. Le virus, pour invisible qu’il soit, devient, petit à petit, le personnage principal, envahissant, omniprésent, oppressant, dans et hors le film, et cela fait événement dans l’événement. Rappelons que c’est en juin 1981 que démarre historiquement l’épidémie par la mise en relation, puis l’analyse, de trois morts suspectes, d’hommes, homosexuels, à Los Angeles. Ce n’est qu’en 1983 que sera dépisté l’agent infectieux, le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Au moment où se déroule l’action, l’AZT (azidothymidine), un antiviral découvert aux États-Unis, vient à peine d’être commercialisé en France. Si cette molécule fait naître un espoir, elle se révèle aussi, rapidement, dans ses effets secondaires, extrêmement toxique pour les malades. Au moment de la sortie du film, les perspectives de vaccin ne sont plus à l’ordre du jour, la recherche piétine (les chercheurs se disputent de maigres résultats2), la prise en charge des malades devient lourde et complexe, l’épidémie incontrôlable se propage3, seuls les discours de prévention envahissent le champ médiatique (la publicité pour les préservatifs est officiellement autorisée en France en 19874). Bref, en la matière, l’ambiance – doux euphémisme – est à la morosité. Et les adolescents dans tout cela ? Qu’est-ce qui distingue les adolescents dans Les nuits fauves de ceux qui accompagnent James Dean dans La fureur de vivre (Nicholas Ray, Rebel Without a Cause, 1955) ou encore, un peu plus tard, de ceux de La Haine (Mathieu Kassovitz, 1995) ? Les « loulous » ont-ils, au fil des décennies, si radicalement changé ? Oui et non. Sur le fond, des invariants liés aux âges de la vie demeurent. Les adolescents sont toujours aux prises avec leurs remaniements pubertaires, ils recomposent avec leur intimité et les processus de socialisation, ils vivent le temps des pairs, ils sont fréquemment idéalistes, pessimistes par rapport à l’avenir, leurs relations sont plutôt bonnes (pas très bonnes !) avec leurs parents, comme le confirment les sondages d’opinion depuis près d’un demi-siècle. Mais sur la forme, ils nous décontenancent tous les jours. Les adolescents changent tout bonnement parce que les temps changent ! Ils sont et font le temps présent, devenant même les seuls, les vrais prescripteurs de tendances dans tous les domaines liés aux modes actuelles. Nous les avons souvent comparés au caméléon dans leur prodigieuse capacité de s’adapter, pour le pire et le meilleur, au paysage ambiant. Or, ce 2. L’identification du virus ne sera attribuée officiellement à l’Institut Pasteur qu’en 1994. 3. Juin 1991 : VIIe conférence internationale sur le SIDA à Florence. Constat : propagation de l’épidémie. 4. En 1994 sortira le tube d’Elmer Food Beat, « Le plastique c’est fantastique », qui sacralisera la génération du latex !
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paysage, du début des années 1990, est très sombre : l’épidémie du sida – nous l’avons dit – s’accroît et, par ailleurs, la crise économique frappe de plein fouet les 15-24 ans dont le taux de chômage ne cessera d’augmenter de 1992 à 2002. Les sphères de l’intime et du social, terres d’élection de l’adolescence, sont ainsi menacées. Les nuits fauves témoigne de ce désenchantement du monde qui frappe, tout particulièrement, les générations montantes. Devant ce marasme, l’impuissance des adultes au pouvoir, le silence de maints d’entre eux chargés de l’éducation, les jeunes cherchent des parades, des exutoires, des griseries, fussent-elles éphémères, des révoltes même dérisoires pour tromper la monotonie du quotidien : Les nuis fauves leur en propose à foison, de la dénégation au repli sur soi, de l’ordalie à la fuite ! Jean, dans ces tourbillons adolescents, serait normalement l’adulte, c’està-dire celui qui est « aux responsabilités », qui est capable de décider (« J’ai pas appris à dire non, je sais pas », confie-t-il à un ami), qui se caractérise et se définit aussi par sa sexualité distincte des manifestations infanto-juvéniles. Mais il n’en est rien. On pourrait même dire qu’il semble parfois plus adolescent que Samy et Laura, malgré une nette différence d’âge. Celle-ci ne se remarque même plus, tant Jean incarne l’archétype de l’« adulescent », un adulte qui continue de se comporter comme un ado, par exemple la goujaterie dont il fait preuve lors de sa toute première rencontre avec la mère de Laura. Cette dernière, pour briser la glace, lui demande gentiment ce qu’il fait dans la vie, il l’attaque en persiflant : « Je me shoote à l’AZT ». Que nos sociétés de la modernité avancée aient évolué en matière de mœurs, que les sentiments se rient de la barrière des âges comme de celle des classes, qu’une certaine dose de jeunisme ait envahi l’espace de nos relations (il devient de plus en plus flatteur de paraître jeune, voire d’être nettement rajeuni) et que les formes admissibles de la sexualité soient exponentielles semblent être dans l’ordre des choses. Autre aspect, plus contestable : la responsabilité portée par Jean dans les dérives de Samy et de Laura. Coincé dans l’entre-deux, incapable de passer, il n’est en rien passeur. La liberté du sujet comme absolu pose, chez lui, la relation d’aide comme fondamentalement aliénante. Aider devient inéluctablement aliéner l’autre et, pire peut-être, s’aliéner à l’autre. L’amour est alors impossible au-delà de la première émotion, pour subsister il doit être maintenu à distance. Les êtres aimés ne peuvent être que de passage, la sexualité furtive (Jean fréquente régulièrement les lieux de drague où des corps anonymes s’enlacent et s’étreignent sans lendemain5). « Qu’est-ce que tu sais de l’amour, toi ? », demande Laura, inlassablement, à son amant qui reste sans réponse. 5. Avec, dans le film, lors de ces scènes, en arrière-fond sonore Marc Ogeret chantant, mélancoliquement, le magnifique poème de Jean Genet, « Le condamné à mort », mis en musique par Hélène Martin.
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Or, la quête adolescente, comme celle du Graal, peut relater aussi « l’assomption triomphante du moi de l’adolescent qui doit subir les épreuves et les dépasser lorsqu’il quitte son château et part à la conquête, à la fois de l’amour et de l’impossible » (Birraux, 1994 : 21). Un des impossibles culmine dans la sexualité balbutiante des adolescents ; l’apprentissage des corps (le sien et l’autre), de l’altérité en somme, n’est pas une mince affaire même quand les entours y sont propices et cléments. Le sexe est un enjeu adolescent. Dès les premières images du film, dans l’obscurité de la nuit, au milieu d’une oasis marocaine, parmi des danseurs et des chanteurs illuminés seulement par un feu de camp, une femme inconnue, ensorcelante, peut-être sorcière, s’approche de Jean et lui murmure : « Tu t’es révolté par le sexe parce que tu n’as rien trouvé d’autre ». Le ton est donné, les autres acteurs peuvent entrer en scène. Leur sexualité caractérise leur présence au monde. Samy est un personnage de Genet (il aurait pu jouer Querelle de Brest), bisexuel comme peuvent l’être des adolescents qui veulent goûter à tout. Il a une relation officielle avec Marianne (Clémentine Célarié), la trentaine, et des relations épisodiques avec Jean. Mais son instabilité va plutôt se satisfaire de l’indécision de son amant que de la stabilité proposée par sa maîtresse ; il la délaissera donc pour s’installer, un temps, chez Jean. À la recherche d’un père, tantôt réel (sans doute incarcéré), tantôt imaginaire, il est comme un papillon de nuit qui se brûle les ailes à la moindre bougie. Son seul intérêt, dit-il : « Quelque chose qui fait augmenter ma tension ». Il est dans un rapport permanent d’autodestruction, alimenté par son rapport ambigu à la violence. Il expérimente celle-ci (presque comme un anxiolytique) en petite frappe d’abord dans un club sadomasochiste (il avoue en pleurant, après avoir cogné un client demandeur, que : « Ça m’a fait bander »), puis au sein de milices du Front National qui organisent des ratonnades (alors que lui-même a des parents issus de l’immigration). Détruire versus s’autodétruire ? Dans ces nombreux flirts avec la mort, il demandera à son amant de le sodomiser sans préservatif. Mais Jean, hésitant, finira quand même par refuser. Laura de son propre aveu « essaye de rendre le monde supportable ». Elle a cette morgue adolescente, ces manques d’intérêts aux choses simples de la vie, elle cherche désespérément une accroche. Elle a en commun avec Samy de n’avoir quasiment pas connu son père. Elle évoque sa première expérience sexuelle, sans attrait ni plaisir, à treize ans avec un chirurgien de trente-huit ans. Sa rencontre avec Jean devient une relation à corps perdu (« Ça, personne ne pourra nous l’enlever, c’est au-dessus des lois »), elle s’y précipite corps et âme, les yeux fermés, entière (« J’ai jamais su me diviser »)
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et s’y perd, s’y fracasse… Ce n’est pas tant la lâcheté de Jean (à lui avouer sa séropositivité), le risque d’avoir été contaminée qui la perturbent le plus, c’est le manque d’engagement de son amant. « Mais toi, qu’est-ce que tu donnes ? », lui lance-t-elle pendant une énième crise, pointant bien chez lui une pathologie de l’échange. Elle ne sera heureusement pas contaminée mais proposera, elle aussi, à Jean de renoncer au préservatif lors de leurs ébats. Mais Jean est déjà ailleurs, fuyant Paris pour Rio : « Je suis dans la vie et dans le monde ». Éros cède à Thanatos le masque de l’amour et revêt celui de la haine. Laura se justifie : « Quand on fait la guerre, chacun ses armes ». La mort est l’un des personnages secondaires du film, invisible, inatteignable, impalpable, en un mot adolescente. Paraphrasant Saint Paul, Jean et Laura se convainquent que « pour les êtres purs, tout est pur ». Du coup, rien ne fait limite, tous ont l’impression d’échapper à l’ultime. Laura, la première mais non la seule, l’affirme à Jean : « Je sais qu’il ne t’arrivera rien ». Ce dernier essayera sans succès de toucher le réel dans une révolte aussi inattendue que passionnée, en hurlant, dans la rue, à ses amis désespérément sourds : « Je veux pas crever ! » Comment pourrait-on mourir alors que les mailles du filet sont aussi lâches ? Nos trois protagonistes explorent quasiment toutes les conduites à risque des jeunes, s’y initient parfois mutuellement, mettant leur corps en jeu dans des ordalies modernes. La vitesse est omniprésente (les plans de coupe montrent Jean au volant de sa voiture lancée au-delà de toutes limites), les tentatives de suicide, les dépendances (essentiellement à la cocaïne), les violences (particulièrement celles auto et hétéro agressives de Samy), les marques corporelles (Samy, encore, qui se scarifie devant Laura et Jean ; ce dernier lui rétorque : « Tu crois que c’est ça la souffrance Samy ? »), sans compter toutes les prises de risque en matière de sexualité (prostitutions, paraphilies6 – notamment exhibitionnisme, sadisme, masochisme, urophilie –, relations sans précaution, furtives, à plusieurs, non consenties…). Dans ce contexte, la bisexualité7 affichée de nos héros postmodernes vient surtout indiquer une tendance nette des jeunes générations à appréhender la sexualité, les « premières fois », à partir d’expériences 6. La paraphilie (du grec para, παρά = « auprès de, à côté de » ; et philia, φιλία = « amour » ) est un terme de psychiatrie et de sexologie, surtout en usage dans les milieux psychiatriques aux ÉtatsUnis, qui sert à désigner une famille de comportements sexuels considérés, encore aujourd’hui, comme déviants (DSM III). Au sens psychiatrique, une paraphilie n’existe que quand l’objet de la déviance est absolument indispensable à l’excitation sexuelle. Nos héros ne sont donc pas, stricto sensu, paraphiles mais, dans leurs pratiques, « à côté de l’amour ». 7. Nous pensons par ailleurs que la bisexualité (au regard d’une meilleure reconnaissance de l’homosexualité) est, bel et bien, comme l’écrivait déjà, en 1996, Rommel Mendès-Leité, le dernier tabou (Bisexualité : le dernier tabou, Paris, Calmann-Lévy).
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les plus diverses : « Tout essayer ». Pour exemple, en septembre 2004, « une enquête québécoise, auprès de jeunes de dix-huit ans, montre que 19 % ont eu une aventure avec un partenaire du même sexe, 22 % ont expérimenté l’amour à trois ou plus, 28 % pratiquent le cybersexe, 29 % ont eu une relation anale, mais 86 % tiennent à la fidélité et jugent négativement les aventures extraconjugales ! » (Goguel d’Allondans, 2005). Dans ce film, comme souvent dans la vraie vie, les figures de l’adulte s’estompent, les « modèles à vivre » – comme les appelait Françoise Dolto – sont incroyablement absents : pas de pères, pas plus d’hommes, des mères qui ne sont pas (ou plus) femmes… Et, à la place, un silence assourdissant, proche du mensonge par omission ! Du coup, l’impudeur s’offre comme solution. La fin des années 1980 et le début des années 1990 voient défiler des anges sauvages, blessés, forcément amoraux, tel Hervé Guibert qui, bien que rival, a eu un destin très proche de celui de Cyril Collard. Guibert meurt du sida en décembre 1991. En janvier 1992, après une première déprogrammation qui a fait scandale, la télévision diffuse son documentaire La pudeur et l’impudeur où il filme sa déchéance physique, l’approche de la mort, mais aussi son amour de la vie. La culpabilité collective a indiscutablement joué dans les reconnaissances posthumes de ces deux héros des temps modernes. Ils ont chacun, avec une tonalité légèrement différente, quelque chose du fils prodigue. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle les polémiques8 comme les succès se sont cantonnés à l’hexagone ; ce sont nos enfants. Les nuits fauves relate la difficulté d’aimer, à ces âges de la vie, en ces époques socialement troublées… (La mère de Jean : « Ce virus peut t’apprendre à aimer »). La quête commune à tous les personnages du film, la question essentielle aussi des jeunes d’alors et jusqu’à aujourd’hui, reste celle de la tendresse dans la civilisation : le Graal du XXIe siècle. Peut-être se loget-il désormais dans des espaces encore inexplorés. Il est sacré, mais fugace, fragile, et se donne hors tous codes moraux… […] Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour. Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes. On peut se demander pourquoi les cours condamnent Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour. […] Jean Genet, Le condamné à mort. 8. Cyril Collard fut accusé, après sa mort, d’avoir transmis sciemment le virus du sida à des partenaires.
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Star Wars :
le film culte comme conte initiatique
Hugues Paris
Le film culte a une fonction identificatoire essentielle à l’adolescence. Élément de différenciation intergénérationnelle et de reconnaissance du groupe de pairs, il est, à ce titre, spécifique d’une génération : dis-moi quel est ton film culte et je te dirai ton âge. Pourtant, si on interroge des adolescents d’aujourd’hui, nombreux citent spontanément Star Wars, alors qu’une génération les sépare du premier épisode de la saga, créé en 1978. Comment l’univers de Lucas, plus de trente ans après sa création, continue-t-il de faire rêver les adolescents du monde entier ? Certainement par la modernité et l’universalité de son questionnement sous-jacent, la mise en scène d’une question originelle, celle du père. Comme le rappelle Winnicott, « si dans le fantasme de la première croissance il y a la mort, dans celui de l’adolescence, il y a le meurtre » (Winnicott, 1971 : 199). La psychanalyse, sur laquelle nous appuierons notre raisonnement, n’est qu’un élément d’analyse d’un objet esthétique ; elle ne vise nullement à épuiser le sujet. Star Wars ne se réduit heureusement pas à la dimension œdipienne que nous allons mettre en évidence. Mais cette dimension est suffisamment forte, car traitée d’une manière originale dans un univers singulier, pour qu’elle ait pu nous arrêter1.
tion.
1. Nous traiterons ici que de la première trilogie (épisode IV, V, VI), dans l’ordre de créa-
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Une création En mai 1977, un trentenaire maigre et barbu, taciturne jusqu’à l’inhibition, présente le premier film d’une trilogie de science-fiction sous le regard un peu méprisant de la Fox. Le film est produit par Zoetrope Studio, un groupe indépendant de cinéastes frondeurs, un peu bohèmes et surtout désireux de s’affranchir du système des grands studios de Hollywood. Le président de cette association est Francis Ford Coppola, un autre barbu, aussi truculent et extraverti que George Lucas est timide et peu sûr de lui. George a touché 150 000 $ de salaire, emprunté à sa famille et à ses amis et investi tout l’argent de son premier film, American Graffiti, une comédie à succès baignée de nostalgie qui conte la dernière soirée de l’année scolaire d’un groupe d’adolescents dans les années 1960. Construite comme une tragédie, où le drame semble pourtant absent, dans ce lieu quasi unique, une rue banale d’une ville « modeste » des États-Unis, où la musique sature en bouffées de réminiscences un temps vide fait de cruising2, de rencontres, de séparations. Tout « le passage » de l’adolescence à la jeunesse est ainsi condensé en un moment unique, cette nuit chaude et ennuyeuse où les destins se nouent définitivement. Le carton final, où les figures des différents protagonistes défilent, vient attester de ce nouage tragique : l’un restera, l’autre partira et fera des études, le troisième mourra au Viêtnam, etc. Mais, entre-temps, Lucas s’est mis à la rédaction de SON projet. Celui qu’il désire réaliser depuis l’adolescence, une adolescence dont il n’est jamais vraiment sorti. Son ami Coppola le décrit, en effet, comme un « éternel enfant de 16 ans » (Pollock, 1999). Un film de science-fiction qui résumerait et illustrerait tous les Comics dont il a peuplé l’ennui de son enfance, un film sur le « passage » là encore, mais ici de l’enfance à la jeunesse. La rédaction du scénario lui prendra cinq ans. D’un projet de départ flou et touffu, Lucas va sortir une histoire qui peut occuper trois longs-métrages, une première trilogie. Et certainement assez de matériel pour envisager une construction en retour sur l’enfance d’un personnage qui peu à peu est ressorti comme le héros de cette saga, Darth Vader, en français Dark Vador, le père, si sombre de Luke et Leia. Si, de notre position actuelle qui nous permet d’embrasser l’ensemble 2. Le cruising consiste à se promener dans des voitures décorées et transformées dans une avenue, à la recherche d’une fille à aborder, d’un défi de vitesse à lancer, d’un hamburger à manger. Activité un peu vaine de jeune mâle américain que G. Lucas pratiqua avec assiduité dans la, si bien nommée, ville de Modesto, en Californie.
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des six films, il nous est facile de distinguer Dark Vador comme le héros principal, pour celui que nous fûmes et qui découvrit au fur et à mesure les films, il s’agissait avant tout du récit de l’initiation d’un adolescent : Luke Skywalker. Lucas veut mettre en images l’opéra de l’espace fantasmatique qu’il a imaginé depuis des années dans son esprit. Il a élaboré minutieusement un univers singulier, riche, fait de mondes étranges, mêlant robots, androïdes, êtres monstrueux, aventuriers de l’espace… Pour cela, il va écrire, petit à petit, une histoire construite sur le modèle des grands mythes fondateurs de l’humanité. C’est volontairement3 qu’il réduit ces personnages à des archétypes mythologiques, le jeune homme en quête d’initiation, le vieux sage, le maître sévère, la princesse inaccessible, le méchant absolu, le félon, etc. Ce qui importe, c’est l’action. La mise en mouvement, physiquement et psychiquement, de son héros, Luke. Ce qui compte le plus est la mise en images de ses fantaisies visuelles, celles de tout enfant qui s’interroge la nuit avec anxiété et vertige sous un ciel étoilé.
Un conte « Les enfants ont besoin de contes de fées. Il y a eu une génération entière qui a grandi sans aucune sorte de conte de fées. Et il est important pour une société d’en offrir aux enfants », déclara George Lucas (cité par D. Pollock). Son projet est de construire visuellement, cinématiquement, une « histoire édifiante », un mythe fondateur et universel auquel tout enfant du monde pourrait se référer. Étrange projet démiurgique pour ce tout jeune homme, si timide de rencontrer des actrices qu’il fera les distributions de rôles avec son ami Brian de Palma, lui-même en train de préparer son film Carrie (1976). La direction d’acteurs lui est tellement pénible qu’il ne réalisera que le premier épisode de la trilogie, confiant les suivants à des metteurs en scène chevronnés. On s’est souvent moqué de la naïveté du scénario, de l’évitement de toute question sexuelle, du manichéisme des personnages, oubliant, ou ignorant le projet de Lucas : écrire « un conte de fées ». Reproche-t-on à Tintin son apparence infantile ? Quant à la question sexuelle, si elle n’est pas explicite, elle est bien présente, articulant toute la première trilogie en un mythe œdipien revisité. La trilogie va donc mettre en scène le récit initiatique d’un jeune homme, double de Lucas comme son nom l’indique de 3. P. Jenn (1991) raconte la longue gestation du scénario, foisonnant et complexe au début, mêlant références bibliques, mythologiques, réminiscences de cinéma japonais, de comics, jusqu’à, cinq années plus tard, celui que nous connaissons.
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manière transparente, Luke. Luke Skywalker, le « marcheur dans le ciel », celui qui rêve des étoiles, d’être Flash Gordon dans l’espace. « Les contes sont des récits très purs, susceptibles de préserver, dans la simplicité apparente de leur forme, des énigmes définitives » (Péju, 1989 : 67). Star Wars en a la structure classique : un héros, jeune mais plus âgé que le lecteur ou le spectateur, doit franchir une série d’épreuves dont la valeur symbolique est patente, pour passer de l’état d’enfant à celui d’adulte. Deux moteurs le poussent classiquement à quitter son état d’enfance : la perte de ses repères, Luke voit ses parents adoptifs massacrés par les forces de l’Empire, et l’amour d’une femme – le plus souvent inaccessible en l’état actuel du sujet : princesse ou reine, un personnage féminin qui, de toute façon, s’il n’est plus âgé, domine socialement le héros. Le moteur est donc le désir, la cause en est le mouvement de désidentification aux figures parentales. Comme Arthur, Aladin ou tant d’autres, le petit paysan de Tatouine devra affronter moult épreuves pour gagner l’amour de la princesse. Une princesse dont il tombe amoureux à la première image, avant même de l’avoir rencontrée. La princesse est en général tenue prisonnière par son père terrible, ou de son substitut phallique, un dragon. Pour l’affronter, le héros devra voyager à la recherche d’un maître. Merlin pour l’un, Obi-Wan puis Yoda pour l’autre. Figures paternelles, chargées de la transmission du secret et d’une arme à la puissance nouvelle, seule à même de défaire le méchant (lampe d’Aladin, épée d’Arthur, sabre de Luke, tous substituts phalliques, à la maîtrise si incertaine pour le jeune garçon !). Notons que, durant les premières moutures du scénario, les figures d’Obi-Wan et de Dark Vador ne firent longtemps qu’une. La dissociation du personnage en la représentation du bon et du mauvais père, dans le scénario final, permit un heureux enrichissement de la construction dramatique.
Un drame œdipien Tout spectateur actuel de Star Wars sait que Dark Vador EST le père, réel, de Luke (et non une figure métaphorique). Et que Leia est par conséquent sa sœur, ce que le spectateur de l’époque mit presque quatre années à découvrir ! La fameuse réplique : « Luke, je SUIS ton père » est devenue si célèbre que nombreux furent les films qui n’hésitèrent pas ensuite à la citer. Nous sommes là au nœud dramatique principal de l’intrigue, dont Lucas avait tellement conscience qu’il cacha à toute l’équipe ce point du scénario, ne faisant lire la réplique qu’au dernier moment au seul acteur interprétant
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Dark Vador pour pouvoir saisir l’effarement, le refus horrifié et non feint du jeune acteur jouant Luke (Pollock, 1999). Nous voici donc en plein drame œdipien : Luke doit tuer son père pour pouvoir coucher avec sa sœur ! Pourquoi Winnicott oppose-t-il la mort du père à son meurtre ? Le fantasme sous-jacent au premier temps de l’œdipe est celui de la disparition du père, afin d’en prendre la place. Il ne s’agit pas du fantasme de le tuer, mais de celui de sa disparition, consubstantiel à un mouvement d’idéalisation, comme maître puissant et inquiétant, et d’identification, êTRE comme le père. À l’adolescence, il s’agit non seulement de le voir disparaître, mais aussi de l’éliminer, pour permettre le jeu générationnel, le changement de place. L’enjeu va au-delà de la rivalité amoureuse. Comme dans le repas totémique, il faut tuer le père pour pouvoir en prendre les attributs. Il s’agit d’une violence nécessairement sacrificielle. Le meurtre du père est possible, car l’affrontement se joue désormais à armes égales. Physiquement bien sûr, l’adolescent sait sa puissance musculaire au moins égale à celle de son père. Symboliquement, il sait maintenant que ce père n’est pas le dieu tout puissant qu’il a idéalisé, mais un être mortel qui a révélé sa faiblesse. Le récit de Lucas met en scène ces deux temps de l’œdipe. Dans le premier affrontement (épisode V), Luke n’est encore qu’un enfant présomptueux. Il croit maîtriser la force, mais ne peut accomplir le meurtre qui le délivrera de l’enfance, atterré autant par la tâche impossible – tuer le père – que par la révélation du caractère incestueux de son amour. La sanction est immédiate : la castration, Dark Vador lui coupera la main droite, le dépossèdera de son sabre laser. Plutôt que d’affronter son destin, Luke préféra alors la mort, le suicide. Il se jette dans le vide spatial (Dupont, cet ouvrage). Nous pouvons voir là une parabole du destin de nombreux adolescents suicidaires qui, ne pouvant opérer le meurtre symbolique d’une figure paternelle du fait de leur faiblesse narcissique, d’un père trop absent ou terrible, du moins indéboulonnable, choisissent la mort. Luke ne meurt pas, son double, son idéal du moi, Han Solo, le sauve. Il est temps pour lui de se consacrer à une période d’apprentissage, de maturation, de confrontation à d’autres figures paternelles, ces années d’apprentissage de l’adolescence telles qu’elles se déploient dans notre monde moderne. Son but n’est plus de vaincre son père, mais de devenir un Jedi et
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un homme fort et séduisant comme Han Solo. Pour pouvoir affronter la figure noire du père, Luke doit partir à la rencontre d’un maître, celui qui l’initiera au secret de la « force », tel l’adolescent recherchant d’autres figures identificatoires masculines et paternelles en dehors du cercle familial : professeurs, entraîneurs sportifs, oncles, mais aussi grands-pères. Pères symboliques s’il en est, à charge de dire la loi. Yoda incarne cette figure de l’ancêtre qui trouve sa puissance dans une sagesse rassurante et ironique, un maître qui cache derrière son grand âge une force indépassable, un père fait de malice et de ruse. Une figure bien moins terrorisante que celle de Dark Vador. Nous savons que le père de George Lucas était un homme sévère, travailleur taciturne, immigré cherchant avant tout l’intégration de ses enfants dans la société américaine. Un puritain adepte d’une des nombreuses sectes baptistes, à la morale aussi rigide que manichéenne. Un père sans contact avec ce fils rêveur, introverti, élève moyen, sans talent apparent. La seule révolte de George sera sa voiture, avec laquelle il « cruise » dans les rues de sa bourgade, Modesto, sans jamais oser aller plus loin que le bout de la main street. N’est pas James Dean qui veut. Sa première incursion dans le franchissement des limites se traduira par un accident terrible qui détruira sa chère automobile et le clouera au lit pour de longs mois. Ce que George ne pourra accomplir dans sa réalité, son double héroïque, Luke, va le faire. Mettre à bas le père « terrible et terrifiant » comme le décrit Freud. Luke, maintenant armé, devenu Jedi, comme son père, peut l’affronter. Mais, dans ce deuxième combat, il doit franchir l’interdit du meurtre et surtout du parricide. Il doit apprivoiser la pulsion, le côté obscur de la force, selon les termes de Dark Vador, c’est-à-dire reconnaître en lui la puissance de la pulsion de mort, sa propre finitude, sa propre ambivalence. Il n’a pas le choix : s’il se dérobe, ce sera au prix, cette fois, de sa vie. Ici s’opère un glissement dramatique complexe. En effet, le père se dédouble en deux figures, Dark Vador et l’Empereur, tous deux liés dans un rapport filial fusionnel de soumission totale de l’un vers l’autre. Une filiation dans laquelle Dark Vador veut inclure son fils. Mais au mépris de la loi générationnelle, car ce serait faire de Luke son frère, plus que son fils. Éros et Thanatos se lient dans ce geste sacrificiel qu’appelle de ces vœux Dark Vador. Car il sait au fond que Luke ne le rejoindra pas dans son entreprise de soumission à l’Empereur. Il donnera sa vie pour affranchir son
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fils en le tuant : seul l’empereur meurt, ultime évitement par Lucas de cette question ? Dans le fantasme du meurtre du père, on peut aussi voir, à l’envers de la médaille, son sacrifice. Car à la différence du premier temps de l’œdipe qui doit s’achever dans l’inaccomplissement, celui-ci, toujours dans l’imaginaire, doit être pleinement réalisé. Il s’agit de tuer le père imaginaire pour découvrir le père réel, Noé nu, tel que le regarde Cham. Le père réel est un père castré du phallus, car porteur d’un sexe, humain, flaccide et turgescent dans le désir. Il s’agit de faire tomber le masque merveilleux du héros, du divin, pour découvrir le père dans sa finitude. De comprendre qu’on ne devient fils qu’au prix de la mort du père. La découverte terrible de Luke est celle de tout adolescent, ce que jusqu’alors il se refusait de voir, que sa propre naissance n’existe que de sa mortelle destinée et de celle de ses parents. Rappelons ici, à la suite de P. Legendre (1989), ce principe du droit romain : on ne peut porter le titre de pater qu’à la mort de son propre père. Le père est mortel. Luke, comme Cham contemplant la nudité de Noé, ne détourne pas les yeux du corps pathétique de son père. Tel Thésée, autre fils héroïque, il en portera le corps sur son dos, fuyant, non les flammes de Troie, mais celle de l’étoile de la mort, pour lui offrir une sépulture. Il sera alors possible d’unir les figures du père, bon et mauvais, du maître et du chef, en une figure composite, prête à tous les remaniements, les identifications successives, les jeux d’amour et de haine. Celle-ci est résumée par Lucas dans ce plan final du troisième épisode où les trois figures paternelles fantomatiques regardent, apaisées, Luke devenu homme4. Le père comme nom (Dark Vador nomme Luke : « jeune Skywalker ») ; le père comme image, idéalisée et crainte ; le père comme celui qu’une femme a choisi dans le jeu du désir et de l’amour (Anakin, c’est-à-dire le sujet désirant, avant qu’il ne perde sa capacité d’aimer pour se réfugier dans la haine) ; le bon père, Obi-Wan...
4. Notons ici une importante modification opérée par Lucas entre la version primitive du plan et celle reconstruite pour la sortie en DVD, après la deuxième trilogie : dans la première sont unis Yoda, Obi-Wan et Dark Vador sans son casque. Dans la seconde, Dark Vador est remplacé par le jeune Anakin. Étonnant changement où un personnage apparaît alors qu’il n’a pas encore existé dans la chronologie de création ! Surprenant effacement de la figure du père mort par celle d’un jeune homme pas encore père. Un avatar du fantasme de clone ou, au contraire, une incursion vers le père désirant et désiré, le père réel ?
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Une pleine réalisation œdipienne ? L’enjeu final de tout conte initiatique, l’accès à la génitalité, est rituellement marqué par la phrase : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Cette promesse vague, mais nécessaire pour attester de l’ordre générationnel, disparaît chez Lucas au profit d’un étonnant retour dans l’enfance, d’une régression libidinale vers les objets partiels, transitionnels de l’enfant préœdipien : les ours en peluche ! Le plan final de la première trilogie n’est-il pas une sarabande de petits animaux pelucheux, les Ewok ? Alors que l’on aurait logiquement attendu le mariage de Leia et du double de Luke, Han Solo. Les enfants de Han Solo et Leia seraient donc ces petits ours asexués, si mignons, qui chantent et dansent la victoire sur l’Étoile de la mort ? Des ours en peluche, tous droit sortis d’une pouponnière, ce qui n’est pas sans évoquer le syndrome de Peter Pan. Ce final régressif et enfantin ne peut que nous interroger. Évitement de la question sexuelle ? Pas simplement. Il s’agit d’un effacement du féminin, de son incertitude, dans son principe désirant. L’opération adolescente, le rappelle Serge Lesourd, n’est rien d’autre que l’acceptation par les deux sexes du féminin en chacun de nous. Le féminin comme manque, comme lieu troué de la séduction. L’importance accordée à la reproduction par clonage, hors de toute matrice féminine, dans la trilogie suivante, en semble l’inquiétante solution choisie par Lucas.
Bibliographie Berthomieum P. et coll. (2006), Le rebelle et l’empereur, Paris, Ellipses, 158 p. Bettelheim, B. (1999), Psychanalyse des contes de fées, Paris, Pocket, 476 p. Jenn, P. (1991), Technique du scénario, Paris, Femis, 199 p. Labrousse, F., et F. Schall (2007), Il était une fois la guerre des étoiles, Paris, Dark Star, 443 p. Legendre P. (1989) Le crime du caporal Lortie, Paris, Fayard, 186 p. Lesourd, S. (2002), Adolescences... Rencontre du féminin, Ramonville Saint-Agne, Eres, 238 p. Péju, P. (1989), L’archipel des contes, Paris, Aubier, 201 p. Pollock, D. (1999), Skywalking, the life and the film of George Lucas, New-York, Da Capo, 332 p. Winnicott, D.W. [1971] (1975), Jeu et réalité, traduit de l’anglais par C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 212 p.
Scarface,
un film culte pour des adolescents et jeunes hommes issus de quartiers populaires1
Farid Rahmani
Dans la somme des images proposées par le 7e art, particulièrement dans les grandes productions hollywoodiennes, les films de gangsters captent l’attention de nombreux adolescents et jeunes hommes issus des quartiers populaires de type grand ensemble (G.E.). Lorsque la question de leurs préférences est posée, Les Affranchis, Les Incorruptibles ou Il était une fois en Amérique sont quelques grands films auxquels ils font référence, mais ils reconnaissent avoir plus d’admiration pour les œuvres où des criminels charismatiques et puissants sont mis en scène. Sans hésitation, ils citent Don Vito ou Michael Corleone (Le Parrain), Carlito Brigante (L’impasse) ou Frank Lucas (American gangster). En effet, pour eux, l’ascension fulgurante et brillante de ces hommes d’honneur, souvent pauvres à l’origine ou issus de « minorités ethniques », impose le respect. Cela dit, incontestablement, pour la majorité de ce public, le genre se cristallise dans le célèbre Scarface de Brian De Palma (1983). Scarface est l’histoire d’Antonio Montana dit Tony, un petit malfrat d’origine cubaine rejeté par le régime communiste de Fidel Castro. 1. L’étude présentée ici est le fruit d’une immersion quotidienne dans les quartiers populaires de type grand ensemble (G.E) de la ville de Strasbourg. Elle a débuté en 1999, mais elle est surtout le résultat de plusieurs dizaines de discussions formelles et informelles, faites de 2007 à 2008, avec des adolescents et des jeunes hommes, croisés au fil des jours sur ces différents terrains.
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Fraîchement arrivé à Miami – dans l’espoir de faire fortune – avec son ami Manolo (« Manny ») Ribera, il intègre une organisation mafieuse locale dirigée par Frank Lopez. Il s’y distingue très rapidement, puis se lance en toute indépendance dans le trafic de cocaïne. Il devient vite influent et très riche. Ainsi, en peu de temps, Tony réalise le rêve américain. Mais il sonne creux. Sa vie lui semble superficielle. Lorsqu’il arrive au sommet de la gloire et de la richesse, sous l’emprise toujours plus importante de cocaïne, petit à petit, tout autour de lui s’anéantit. Pour couronner sa chute, à la fin du film, il est attaqué dans sa propre maison par les hommes de main d’un gros partenaire bolivien (Alejandro Sosa) devenu son ennemi. Après une longue résistance et une fusillade grandiose, il meurt criblé de balles. Malgré la mort violente du héros et sa paranoïa grandissante liée à sa consommation excessive de cocaïne, cette fiction sur l’ascension, le succès et la chute de Scarface, un gangster américain des années 1980, a un effet évident dans la vie quotidienne de nombreux adolescents et jeunes hommes. Sans être exhaustif, les contacts réguliers avec le film, le recours à une véritable « iconographie scarfacienne », l’identification au personnage à travers sa trajectoire de vie, certaines de ses manières d’être ou de penser, l’emploi de répliques du film en témoignent largement. Dans le même temps, depuis au moins quinze ans, au sein de la sociabilité locale, ces relations au film sensibilisent le public masculin et participent à donner à cette production cinématographique une place singulière dans la culture populaire juvénile.
Un film incontournable dans les quartiers populaires de type G.E. Lorsque je demande aux adolescents et jeunes hommes s’ils ont déjà entendu parler de Scarface ou vu le film, la réponse est toujours affirmative. Pour la plupart, des discussions entre pairs – au sein de la sociabilité locale – sont à l’origine de la sensibilisation au succès et déboires de ce gangster moderne. Moi-même, à plusieurs reprises, assis au pied d’une tour, dans un snack ou devant le film, j’ai assisté à des polémiques autour de la trajectoire de Tony, sa consommation de drogues, sa mégalomanie ou la mort de Manny. Évidemment, en donnant une importance particulière à cet exemple violent et délinquant de réussite sociale par l’argent, ces nombreux récits et débats aiguisent la curiosité des novices. Alors, certains d’entre eux, résolus à voir le film, partent en quête du film, toujours accessible auprès d’un pair ou d’un frère. Souvent, avant même cette démarche individuelle et volontaire,
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des proches en possession de l’œuvre peuvent aussi faire découvrir Tony au non-initié. Serkan (22 ans) le précise bien : « Mais bien sûr j’l’ai vu ! J’étais tout petit. […] J’sais pas la première fois j’avais peut-être 12 ans mais quand j’ai vraiment cherché à comprendre j’devais avoir 15 ou 16 ans tu vois ! […] Le film était chez moi, c’est mon frère qui m’a dit mate le mais, j’ai rien capté au début […] Après y’ a un peu de temps qu’est passé et j’ai voulu le regarder parce que j’traînais au quartier et ça parlait souvent du film. Les gens y sont fous de ce film et j’comprenais pas vraiment alors je l’ai mis, j’ai regardé jusqu’au bout cette fois et après j’me suis dit : C’est ça la vie que je veux : la vie de rêve ! On te dit quoi faire, quoi penser, le mouton tu aimes behhhhhhhh [dit-il avec l’accent de Tony dans le film] Moi, faut que j’sois blindé. Pour être libre faut de l’argent, c’est clair. C’est ça la vie de rêve ! »
Assurément, la première fois où Serkan a vu Scarface n’a pas été mémorable pour lui. Pourtant, dix ans plus tard, il est incapable de dire combien de fois devant un écran de télévision il s’est ébloui de la vie de Tony Montana. En revanche, Boubacar (19 ans) ou Brian (21 ans) sont plus précis. À l’adolescence, leur vif intérêt pour la délinquance a largement déterminé leur besoin de découvrir Scarface. Entre 15 et 20 ans, ils pensent avoir vu le film plus de 30 fois, c’est-à-dire 6 fois par an en moyenne. En fait, dans la majorité des cas, les personnes interrogées ont vu le film plus d’une fois, seules ou entre pairs. Certes, des garçons ne l’ont pas vu mais, à l’adolescence, la participation à la sociabilité locale participe de cet état de fait (Rahmani, 2005). Quoi qu’il en soit, à Strasbourg, dans la plupart des quartiers populaires de type G.E., durant cette période de la vie, mais après également, un rapport tout à fait singulier se construit entre le personnage principal, son univers de référence et de nombreux spectateurs masculins. Les raisons de cette ferveur autour du film sont multiples.
Tony Montana, des principes et une ascension sociale exemplaires
La réussite financière de Tony et les principes à l’origine de son ascension font partie des éléments les plus attractifs du film. Incontestablement, pour une part des fans, ils sont liés au genre cinématographique de l’œuvre (drogue, crime organisé, armes). Riad (21 ans) le dit clairement : « […] pour les gars des quartiers, c’est un film trop important surtout si tu vends de la coco [cocaïne] ou du bédo [résine de cannabis]. T’as envie de prendre exemple sur lui, sa manière de faire du biz [bizness] et tout, tu vois. » Effectivement, à de nombreuses reprises, nous avons pu le vérifier, pour
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la plupart des personnes dans la délinquance – depuis les premières années de leur adolescence généralement, souvent en rupture scolaire précoce et sans qualification précise –, Scarface est une source d’inspiration, un modèle d’identification puissant. Toutes proportions gardées, les scènes de séquestrations, les meurtres, les fusillades, les quantités de drogues vendues, les billets de banque exposés, les règles et l’organisation du bizness, le loyalisme du héros influencent l’itinéraire délinquant de ces admirateurs. Évidemment, magnétisés par son ascension brillante et immédiate, sa détermination ou son courage, ils font volontairement l’impasse sur son autodestruction. Des trajectoires comme celles de Boubacar (19 ans), Brian (21 ans) ou Fathi (21 ans), revendeurs de drogue depuis leurs 13 ou 14 ans sont significatives à cet égard. Concernant leur propre trafic, ils reconnaissent franchement s’être référés au fameux principe du film : « Ne te défonce pas avec ta propre came. »2 D’ailleurs, Rachid, dans un article sur le trafic de stupéfiants dans la banlieue parisienne fait le même constat (Rachid, 2004). Ces jeunes hommes avouent aussi avoir très souvent regardé le film avec l’objectif de s’imprégner de la vie de leur héros. En fait, pour eux, même s’il meurt à la fin, il y a des ressemblances flagrantes, alors l’identification est évidente. Comme Tony, ils sont pauvres, exclus, sans qualification, considèrent leur destin social comme une méprise et rêvent de fortune. Eux aussi ont commencé par de petits boulots dans des trafics organisés localement. Avec l’expérience de Tony à l’esprit et celle d’autres trafiquants locaux, petit à petit, ils se sont émancipés pour devenir, quelques années plus tard, à l’échelon de certains quartiers populaires strasbourgeois, des personnes importantes du trafic de cannabis et de cocaïne. Certes, ils n’ont pas la vie luxueuse de Tony Montana, mais leurs signes extérieurs de richesse en disent long sur leurs entrées d’argent. Cependant, au-delà de ces candidats à l’illégalité, Tony Montana séduit bien d’autres publics masculins parce qu’aujourd’hui, pour de très nombreux jeunes issus de ces territoires, « être blindés » comme ils disent, c’est-à-dire avoir beaucoup d’argent ou des équivalents matériels luxueux, est devenu la principale référence de leur idéal existentiel. « […] Si on parle d’islam, dit Salmane (18 ans), c’est haram [interdit] parce qu’il a vendu de la drogue, il a tué des gens et tout mais c’qui faut voir c’est qu’il avait rien au départ
2. Dans une scène au night-club Le Babylon, ce principe de Frank Lopez est transmis par Elvira Hancock à Tony Montana.
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et après comme il a pas lâché, il est arrivé à être un blindé. » Souleymane (23 ans) ajoute : « Ben, regarde c’est un étranger qui commence de rien et qui devient un blindé de ouf. Il a tout ce que les jeunes veulent aujourd’hui : une putaine de femme, de l’argent, une villa, des voitures, le pouvoir […] Moi, c’est sa détermination que j’aime. C’est un vrai gars, il lâche pas l’affaire, il craint rien. C’est pour ça qu’il arrive à avoir un empire ! C’est comme ça dans ce monde tu vois, si t’es pas déterminé t’auras que dalle ! […] En vrai [le film] y déchire mais moi j’ai pas kiffé parce que c’est la vie d’un mec qui refourgue de la dope. Il tue des gens avec sa came et en plus il tue des gens avec des armes pour pouvoir avoir sa came. Même si c’est un blindé, y’a que la mort dans sa vie ! Y dégomme son meilleur pote, sa sœur se fait dégommer et à la fin c’est lui qui crève ! C’est moche non ! »
Ces jeunes hommes en sont conscients, avec Scarface, ils assistent à une version folle du rêve américain où la cocaïne génère des millions de dollars, sème la mort et détruit le héros. C’est pourquoi ils s’y opposent vivement en invoquant des raisons éthiques ou religieuses. Toutefois, ils louent les qualités humaines qui ont mené Tony au sommet de la gloire. Selon eux, c’est un « vrai PDG », résolu, loyal, courageux. Ils en sont convaincus, ces traits de caractère sont décisifs pour cheminer dans une société de l’argent. Par ailleurs, même si pour eux cette « vie de rêve » est tachée de sang, ils ne sont pas indifférents à la position sociale de ce capitaliste hors la loi et au pouvoir généré par son argent. En définitive, la lecture du film diffère en fonction des trajectoires de vie des uns et des autres, de leurs valeurs aussi, mais tout le monde retient la détermination de Tony, sa rapide réussite financière et les diverses formes de jouissances matérielles auxquelles il parvient, grâce à ses efforts et malgré sa pauvreté initiale. C’est pourquoi il ne faut pas regarder le film à travers les prismes de la violence, du trafic de stupéfiants ou à travers la mort du héros. Scarface est bien plus que cela. C’est un grand film sur l’ascension sociale – l’American Dream – parce qu’il a fait comprendre une chose essentielle à ce public : dans la légalité ou dans l’illégalité, pour ces personnes de condition populaire, accéder à l’idéal existentiel de la société de consommation n’est pas impossible. Il faut dire qu’elles accueillent souvent l’histoire comme une adaptation cinématographique de la réalité à laquelle des éléments fictifs ont été ajoutés. De fait, cela renforce leur conviction. Quoi qu’il en soit, Tony Montana, à la manière d’autres personnages médiatisés, est érigé au rang d’icône de l’écran, de modèle à suivre. Et cette fascination pour ce gangster est tout à fait visible dans le
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quotidien du public soit à travers diverses formes de réappropriation du film, soit par l’achat et l’exhibition sur la scène sociale de produits promotionnels du film.
Culture populaire et film culte À Strasbourg, dans de nombreux quartiers populaires de type G.E., il n’est pas rare de voir inscrite sur un mur d’immeuble ou une paroi d’ascenseur une réplique essentielle du film : « J’ai les mains faites pour l’or et elles sont dans la merde. » Marqués au feutre noir par tel adolescent, le nom ou les initiales de Tony Montana peuvent même agrémenter l’austérité d’une trousse scolaire. Plus significatif encore, de nombreux adolescents et jeunes hommes se réfèrent à des extraits du dialogue du film dans leurs discours pour étayer leurs propres points de vue sur la vie. Par exemple, l’expression « la vie de rêve » est devenue usuelle pour matérialiser l’idée de la réussite sociale. Dans une discussion entre pairs, avec les intonations de Tony Montana, ces personnes peuvent facilement avoir recours à elle. Ici, le locuteur part du principe que l’image à laquelle renvoie cette formule est connue de tous, d’où l’inutilité d’une contextualisation (citer le film, les scènes…). Le témoignage de Serkan est un exemple typique de ce type de réappropriation. Et pour critiquer les pratiques délinquantes de certains, le trafic de stupéfiants précisément, la référence au film est tout aussi triviale à travers des propos comme : « Il se prend trop pour Tony Montana… » ou « Il a trop maté Scarface… ». Dans les rues, aux pieds des habitations, il n’est pas rare de voir déambuler des adolescents avec des tee-shirts, des chemises3, des vestes, des blousons ou des casquettes à l’effigie de Tony Montana. Parfois, le propriétaire n’a pas quinze ans. J’ai aussi vu, à plusieurs reprises, disposés sur un mur dans une chambre, des affiches ou des cadres à l’image de Tony. Dans d’autres cas, récupérées sur le Web, ces mêmes représentations se transforment en fonds d’écran d’ordinateur ou de téléphones cellulaires, sont exposées sur des blogs ou échangées par le biais de messageries instantanées. En fait, aujourd’hui, dans ce type de quartiers populaires, Scarface contribue largement à étoffer le panel des références décoratives de la culture juvénile.
3. En été, certains jeunes hommes portent également des chemises hawaïennes, aux couleurs vives, comme celles de Tony dans le film.
Scarface
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Certes, aujourd’hui, Scarface est devenu un authentique produit marketing (mass médiatisation, distribution d’objets manufacturés) et cette réalité dépasse l’univers des quartiers populaires de type G.E. Cela dit, abstraction faite de l’impact commercial, depuis une quinzaine d’années déjà, dans la sociabilité locale, l’adolescent de sexe masculin notamment, même s’il n’est pas obligé de l’apprécier, entre inévitablement en relation avec cet objet culturel décliné de multiples façons. A un moment donné, dans sa vie d’adolescent, entre autres exemples, entendre parler de Scarface, le voir, porter des vêtements à son effigie ou les voir porter, citer une partie des dialogues ou les entendre lors de discussions entre pairs devient ordinaire. C’est pourquoi, il peut être appréhendé comme un élément spécifique de la culture populaire juvénile. Par voie de fait, pour cette population, Scarface peut être considéré comme un film culte. Il est aisé de défendre ce point de vue si nous prenons pour critère de mesure le phénomène des midnight movies de la décennie 1970 (Stuart, 2005 ; St-Germain, cet ouvrage) et les célébrations effectuées pendant ou après les projections (voir et revoir les films, s’identifier aux personnages, récupérer des dialogues, fredonner des chansons des bandes originales, porter les vêtements des personnages). Certes, aujourd’hui, la ferveur est davantage vécue sur le registre de l’intime, lors de projections individuelles ou en petits groupes. Cela dit, l’envie ou le besoin de découvrir le film à l’adolescence (au-delà des générations), le fait de le regarder régulièrement pendant des années, de citer des répliques des dialogues avec l’accent de Tony Montana ou de commenter avec ardeur le film dans des discussions entre pairs, de s’inspirer du scénario dans sa propre vie quotidienne, d’admirer les qualités humaines du héros, de porter des vêtements floqués de son portrait ou d’accrocher des posters dans sa chambre, d’avoir recours à des morceaux de la bande originale du film pour personnaliser sa sonnerie de téléphone cellulaire, etc., attestent de son statut de film culte.
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Bibliographie Bouzereau, L. (2003), La création de Scarface, États-Unis, Universal Studios. Morpelli, S. (2007), « La représentation filmique du criminel Italo-américain par F. Ford Coppola et M. Scorsese », dans Criminocorpus, 16 p. : http ://www. criminocorpus.cnrs.fr/articleimp.php3?id_article=281 Portes J. (2007), « L’attrait du crime. L’âge classique du film de gangster aux ÉtatsUnis (1931-1949) », dans Criminocorpus, 5 p. : http ://www.criminocorpus. cnrs.fr/articleimp.php3?id_article=279 Rachid (2004), « Génération Scarface : La place du trafic dans une cité de la banlieue parisienne », Déviance et Société, no 28, p. 115-132. Rahmani, F. (2005), « Être un jeune homme à Strasbourg et vivre dans un quartier populaire de type H.L.M », dans D. Jeffrey, D. Le Breton et J.-J. Lévy (dir.) (2005), Jeunesse à risque, Rite & passage, Québec, PUL, p. 69-82. Stuart, S. (2005), Midnight movies, from the margin to the mainstream, Midnightmovies production. Inc, Canada–Etats-Unis. Trail, A. [1959] (1992), Scarface, traduit de l’américain par F. Reichert, Paris : Rivages–Noir, 215 p.
A Nightmare on Elm Street : le cauchemar et l’univers psychique adolescent
Philippe St-Germain
Les prémisses de A Nightmare on Elm Street (1984) – distribué en France et au Québec sous le nom de Freddy : Les Griffes de la Nuit – ne manquent pas d’ingénuité : Fred Krueger, autrefois coupable de meurtres de jeunes enfants, a été brûlé vif par les parents des victimes à sa sortie de prison. Son fantôme hante cependant les rêves de quelques jeunes habitants de Springwood, en Ohio. Le mal qu’il leur inflige dans leurs cauchemars a aussi un effet dans leur vie réelle. Le film est bâti sur la très mince frontière qui sépare le rêve et la réalité. Cette ambiguïté ontologique est révélatrice d’une ambiguïté psychologique bien présente chez les adolescents qui voient leurs repères se brouiller pendant une période parsemée d’épreuves et de métamorphoses.
Un slasher onirique La trame ingénieuse du film relève du genre slasher (Courty, cet ouvrage). Classiquement, les films slasher mettent en scène un psychopathe qui tue des jeunes gens de manière non préméditée. Le tueur porte souvent un masque et ses actions sont habituellement liées à des événements passés qui sont progressivement révélés. Dans bien des cas, la menace est exprimée à l’aide d’un thème musical qui donne une sorte de leitmotiv angoissant au film. La genèse de ce sous-genre n’a jamais été établie une fois pour toutes, mais on s’entend généralement pour soutenir que ses prototypes datent
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d’avant les années 1970, Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock restant le plus illustre de ces prédécesseurs (Clover, 1996 : 72). C’est à cette époque que le slasher a trouvé sa niche dans le genre de l’horreur, avec The Texas Chainsaw Massacre (Tobe Hooper, 1974), Halloween (John Carpenter, 1978) et Friday the 13th (Sean S. Cunningham, 1980). Le rythme des films slasher est lent et brutal, leur climat se construit autour de crimes périodiques et sanguinolents, ponctué par de longues et pénibles périodes d’attente. Ces films dénotent une morale éminemment conservatrice. Dans la grande majorité des cas, les jeunes qui subissent l’assaut du tueur viennent de défier l’ordre moral en commettant des gestes transgressifs, les deux principaux délits étant la consommation de drogues et le passage à l’acte sexuel. Les tueurs masqués font figure d’agents de l’ordre, puisqu’ils le rétablissent en éliminant les coupables. En dépit des apparences, la violence déchaînée par les antagonistes des slasher débouche presque toujours sur le statu quo, leurs victimes étant d’emblée considérées comme coupables. La transgression qui fascine les adolescents sera ultimement responsable de leurs pires tourments. A Nightmare on Elm Street respecte en partie ce code moral conservateur : la première victime, Tina Grey (jouée par Amanda Wyss), est tuée par Freddy Krueger peu de temps après avoir fait l’amour avec son copain Rod, tandis que l’héroïne du film, Nancy (Heather Langenkemp), avait refusé les avances de son copain Glen (Johnny Depp) et s’en tire saine et sauve. Mais il s’agit d’une exception : les victimes de Krueger sont moins punies parce qu’elles commettent des actes illicites que parce qu’elles dorment. Dans A Nightmare on Elm Street, le sommeil est le lieu de toute rétribution, au sens religieux du terme.
Le rêve et l’adolescence comme un entre-deux extensible
Le genre de l’horreur n’est pas étranger au thème du rêve. En fait, la plupart des films d’horreur exploitent la figure du cauchemar de manière indirecte, comme par ricochet, et il n’est pas nécessaire qu’un rêve ait explicitement lieu pour qu’un climat onirique s’installe. Sans épuiser le rêve, ces cauchemars restent une de ses figures les plus importantes. L’horreur qui y est montrée ou suggérée est rarement réaliste ; elle défie la logique et semble se déployer sur un autre plan. A Nightmare on Elm Street, en revanche, fait du rêve le centre de sa trame. Mais le rêve n’est plus opposé au réel : il entre dans la réalité et vice versa.
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Cette collusion du rêve et de la réalité renvoie à l’univers psychique adolescent, rongé par le doute, l’angoisse et l’incertitude. L’adolescence est une invention sociohistorique récente, jusque-là circonscrite dans les rites de passage. L’adolescence est un « entre-deux extensible » (Goguel d’Allondans, 2005 : 38), un état indéterminé, car il ne correspond ni à l’enfance ni à l’âge adulte, même s’il communique avec ces deux moments. Nous nous retrouvons ici dans une phase liminaire, dans un espace et un temps où tout est possible puisque rien, encore, n’a été déterminé une fois pour toutes. La disparition progressive des rites de passage traditionnels, dans les sociétés modernes, qui isole de plus en plus l’individu, explique en partie l’extensibilité d’une adolescence qui se prolonge. L’angoisse adolescente est aussi celle d’une perte de contact avec les autres. Il est ironique de constater que les jeunes protagonistes de A Nightmare on Elm Street communiquent davantage dans le monde onirique que dans le « monde réel » : ils rêvent tous à Freddy Krueger et peuvent ainsi partager des informations privilégiées. Pendant leur vie quotidienne, banale à maints égards parce que typiquement banlieusarde, ils entrent en conflit avec des adultes qui sont incapables de reconnaître la valeur de ce qu’ils vivent ; ils tentent donc de former une union grâce à laquelle ils pourront enfin être entendus et compris.
Anatomie d’une figure culte Comme d’autres héros de slasher, Freddy Krueger arbore des signes distinctifs qui facilitent le développement d’un lien avec les jeunes spectateurs. L’aspect repoussant de sa peau, d’abord : brûlé vif, il porte les marques de son supplice avec ostentation. On le reconnaît à son chapeau Fedora usé, à son chandail couvert de rayures vertes et rouges, mais aussi à l’objet qui lui sert d’arme – un gant prolongé par quatre longs couteaux qui justifie le titre du film dans les pays francophones : Les griffes de la nuit. Lors de la toute première scène, un personnage dont on n’aperçoit pas le visage, mais dont on entend le souffle sinistre façonne avec minutie le gant qu’il va revêtir par la suite. A Nightmare on Elm Street poursuit donc la tradition du slasher qui établit une équivalence entre le tueur et son arme. Ces détails permettent cependant de distinguer Freddy Krueger des vedettes d’autres séries d’horreur − Leatherface et son masque de peau humaine dans la série The Texas Chainsaw Massacre, Michael Myers et son masque blanc dans la série Halloween, Jason Vorhees et son masque de hockeyeur dans la série Friday the 13th. Les traits de Krueger ne sont pas
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figés par un masque, mais fluides au gré des mouvements de l’acteur qui le personnifie, Robert Englund. Contrairement aux comédiens qui prêtaient leurs corps aux croquemitaines des films slasher par le passé, Englund n’est pas un simple cascadeur, mais un acteur ayant une certaine expérience de la scène. Le détail n’est pas superflu, puisque Krueger est un personnage théâtral à plus d’un titre, bien loin des somnambules presque muets que sont Myers et Voorhees : il est vif, imprévisible et moqueur. Ce charisme de Freddy Krueger fut au fil des ans – et sans mauvais jeu de mots – une arme à double tranchant. Dans le premier film, le sarcasme du personnage traduisait une menace excentrique ; Ken Hanke (1991 : 305) souligne à juste titre que, dans cet épisode inaugural, « le personnage de Freddy Krueger n’est pas complètement formé ». Dans les suites, Krueger devient un cabotin, un Groucho Marx avec des tendances meurtrières, comme le suggère Hanke (ibid.) ; ses apparitions sont de plus en plus fréquentes, ses remarques de moins en moins subtiles. Le point culminant de cette progression est probablement le sixième chapitre de la série, Freddy’s Dead – The Final Nightmare (Rachel Talalay, 1991), qui est une comédie avant d’être un film d’horreur ; on y voit notamment Krueger manipuler une de ses victimes dans un jeu vidéo. S’il y a là une certaine perte, il y a aussi un gain : ce virage vers la comédie − et vers des loisirs très populaires chez les adolescents, comme la bande dessinée dans le cinquième film ou les jeux vidéo dans le sixième − fait de Krueger une vedette plus grande encore. Philippe Rouyer (1997 : 305) rappelle que le public ciblé est de plus en plus jeune au fur et à mesure que la série progresse.
Un film de frontières A Nightmare on Elm Street est un film de frontières… celle du genre cinématographique, puisque c’est un slasher qui remet pourtant en cause certains de ses présupposés, soit la frontière du rêve et de la réalité, dont il traverse le fil séparateur tel un funambule, et la frontière périlleuse entre l’humour et l’horreur, incarnée par le sarcasme lancinant de Freddy Krueger. Là où les suites choisiront volontiers une option aux dépens de l’autre, le premier épisode maintient cette ambiguïté, ce refus des conclusions trop hâtives. Il s’agit de l’une des principales raisons expliquant son succès auprès de jeunes spectateurs qui sont eux-mêmes suspendus entre deux mondes, à la fois fascinés et repoussés par la vie adulte qui se profile à l’horizon, à la fois nostalgiques et soulagés en considérant une enfance qui s’éloigne peu à peu.
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Bibliographie Clover, C.J. (1996), « Her Body, Himself : Gender in the Slasher Film », dans B.K. Grant (dir.), The Dread of Difference. Gender and the Horror Film, Austin, University of Texas Press, p. 66-113. Goguel d’Allondans, T. (2005), « Des rites de passage aux passages sans rite : anthropologie de l’adolescence », dans D. Jeffrey, D. Le Breton et J.-J. Lévy (dir.), Jeunesse à risque, Rite & passage, Québec, PUL, p. 35-44. Hanke, K. (1991), A Critical Guide to Horror Film Series, New York & London, Garland Publishing, 341 p. Rouyer, Ph. (1997), Le cinéma gore : une esthétique du sang, Paris, Éditions du Cerf, 256 p.
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Le prince charmant des adolescentes doit-il mourir ?
Hubert Stoecklin
Qui peut prétendre ne pas avoir vu ou entendu parler de Titanic (1997), le film aux onze Oscars, ou de Pretty Woman (1990) qui, sans avoir eu le même succès au box-office, a également été accueilli avec enthousiasme par le jeune public ? En réunissant ces deux films, c’est-à-dire en les opposants comme des images en miroir, en soulignant leurs points communs comme leurs différences, nous pensons en apprendre long sur un sujet éternel à toute jeunesse : la naissance de l’amour. Le cinéma n’est pas en manque d’histoires d’amour édifiantes qui font pleurer ou sourire un large public. Toutefois, Titanic est un phénomène de société. Il a bénéficié d’encensements sans réserve comme jamais, public et critique associés dans une louange harmonieuse sans la moindre fausse note. Au box-office mondial, il totalise le chiffre le plus gigantesque d’entrées1. Aujourd’hui encore, son succès auprès du public adolescent, particulièrement féminin, ne se dément pas : l’histoire de Jack et Rose fait pleurer les adolescentes du monde entier. Immense succès de Julia Roberts où le charme explose dans cette comédie, Pretty Woman n’est rien d’autre qu’un conte de fées moderne alliant Cendrillon, La Belle et la Bête et L’Amour des trois oranges. Son ton malicieux, un choix assumé de féerie, de glamour et de strass, feront de ce film une icône des dernières années du XXe siècle. Amour-passion, amour tragique, 1. Seule une autre histoire d’amour a fait un nombre d’entrées supérieur dans deux zones : les États-Unis plus le Canada et la France. C’était il y a bien longtemps (1939) et il n’y avait ni prince, ni princesse mais beaucoup de calculs et de manipulations, il s’agissait d’Autant en emporte le vent avec, là aussi, un couple mythique.
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ou comédie, idéalisation et merveilleux contre une réalité hostile, un deuil assumé, sont les constituants d’une histoire unique. Nous allons partir à la chasse au prince charmant que l’on croyait disparu dans la suite de mai 1968 et de la libération sexuelle.
Entre figure du double et inquiétant étranger Regardons le miroir qui sépare et uni ces deux films. Dans chacun, l’homme et la femme appartiennent à deux mondes très différents, seule la beauté les apparie. Rien ne permettait de prévoir leur rencontre, le hasard semble expliquer le coup de foudre. Le chemin pour aller vers l’autre oblige à des choix radicaux et à un éloignement de son mode de vie habituel. Enfin, les effets de l’amour provoquent un changement heureux pour tous les deux. Si dans Titanic l’homme est très pauvre et la femme appartient à un monde d’une extrême richesse, dans Pretty Woman c’est l’inverse, les ennuis d’argent de la prostituée sont clairement évoqués tandis qu’Edouard est millionnaire. Dans Pretty Woman, les amants sont libres d’eux-mêmes. Dans Titanic, Rose est emprisonnée par ses liens sociaux et Jack n’a comme liberté que de s’en remettre au sort. Rose n’a pas d’amis, Edward non plus. La fin tragique de Titanic s’oppose à la fin heureuse de Pretty Woman, la comédie au drame. Dans ce jeu de miroir complexe se diffracte un fantasme universel : la quête du prince charmant. La première caractéristique du prince charmant est son inquiétante étrangeté. Il vient d’un ailleurs vaguement connu, mais lointain. Il arrive sans crier gare, mais sans violence non plus. Jack est un orphelin américain, il a beaucoup voyagé dans sa courte vie, alors que Rose est une enfant de la vieille Angleterre qui ne connaît du monde que ce qu’on a bien voulu lui montrer. Cette différence est manifeste dans l’utilisation du langage très libre de Jack. Il en va de même entre Vivian et Edward, c’est le langage de la jeune femme qui agace et séduit, un langage de la rue, de l’ailleurs, ou bien un langage de l’enfance, libre de toute contrainte ? Edward, au contraire, parle bien, un langage de prince. Ainsi, la rencontre entre Edward et Vivian est hautement improbable. Edward le millionnaire balourd est perdu au volant d’une voiture qu’il ne sait pas conduire. Il a voulu quitter brutalement son monde, dont il semble enfin percevoir la vacuité. Vivian le sauve et le reconduit chez lui. Leurs mondes sont étrangers l’un à l’autre. Leur rencontre est sous le signe de ce double jeu de miroir. Edward apparaît comme le héros au volant d’une superbe voiture. Sinon impuissant, il est du moins malhabile, il a peur de tomber
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en panne et ne maîtrise pas sa monture. La jeune femme par contre connaît très bien les voitures et la manière de les conduire. Et le sexe ne lui fait pas mystère. La métaphore sexuelle place Edward du côté de l’enfance sans sexualité encore agie, alors que Vivian s’y entend parfaitement. Dans les deux films, un danger est ainsi évité et provoque une dette. Celle-ci est du côté de celui qui possède.
La rencontre de deux mondes Dans Titanic, les positions sociales s’échangent, mais la trame est similaire. Rose prend conscience de la manipulation dans laquelle son éducation l’a conduite et veut y échapper, elle court éperdue et cherche à mourir. Jack la sauve avec habileté et esprit, exactement comme Vivian évite à Edward de se perdre. La dette est cette fois du côté de la jeune femme. La manière de payer cette première dette est la même dans tous les cas, c’est d’inviter le « pauvre » à venir dans le monde des « riches ». Une invitation faite de manière très trouble et sans véritable générosité. Edward ne pense qu’à lui seul, à sa solitude pesante, à sortir de l’ennui de sa vie. Ce n’est pas Rose qui invite elle-même Jack, c’est son fiancé, Karl, qui le fait, un peu forcé et avec l’espoir que la médiocrité de Jack éclatera aux yeux de tous et surtout de Rose. Contre toute attente et dans les deux cas, cette immersion dans le monde brillant et luxueux est tout à fait réussie. Mais chaque fois, ils ne viennent à bout de l’épreuve qu’avec l’aide d’un deus ex machina, telle la bonne fée ou la marraine des contes de fées. Jack se fait prêter un costume tout à fait à sa taille par « l’insubmersible Molly Brown » qui semble être la seule femme de cœur du salon de première classe de ce navire. Viviane achète avec la complicité du directeur de l’hôtel une tenue de soirée splendide qui la métamorphose. Dans les deux cas, la transformation est spectaculaire et les manières du nouveau monde sont vite apprises. La mise en adéquation de l’apparence est en fait simple – de la bête sort le prince, et de l’orange, une vraie princesse. Cette appartenance à un autre monde et cette arrivée soudaine et inopinée sont indépendantes du sexe et influent sur les quatre jeunes gens. Rose ne s’attend pas à rencontrer Jack qui ne croyait pas être charmé par elle. Vivian ne pensait pas monter dans une si belle voiture, tandis qu’Edward ne se doutait pas qu’il puisse exister une prostituée si fascinante.
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La figure du sauveur Un prince charmant sauve sa belle. C’est même son rôle principal et, dans certains contes, l’histoire se termine à ce moment-là. Pour Jack, c’est exactement le cas, il disparaît après l’avoir une dernière fois sauvée. Car il renouvelle l’épreuve du sauvetage avec succès à plusieurs reprises ! Leur première véritable rencontre est dramatique. Rose a enjambé le parapet et regarde, toute pomponnée, des traces de larmes plein les joues, l’écume qui déferle. Son regard semble happé par le vide. Elle met en scène dans la réalité toute l’imagination et la symbolique de sa vie. Dès son arrivée à l’écran, Rose est mise en position d’enfant. Elle ne décide d’aucun de ses choix, ses goûts sont dictés par Karl, constamment en position parentale, surmoïque. Son avenir est décidé par son milieu social, aucune place n’est laissée à son désir. C’est une adolescente qui prend conscience de son absence de libre arbitre. La scène initiale fonctionne comme une allégorie de ce temps adolescent où la jeune fille est saisie par cette inquiétude, celle de devoir désirer par elle-même, sans savoir en quoi consiste même l’objet de ce désir. L’association de la prise de conscience de l’enfermement lié à l’éducation et de la nécessité de réagir est si angoissante que la pensée de la mort semble la seule solution à ce vertige existentiel. Rose est donc ce soir-là dans la compréhension sur tous les plans de son absence de choix pour sa vie. Elle ne peut plus se mentir. Symboliquement, elle est dans le plus grand, le plus beau paquebot du monde, le plus sur aussi, pour un voyage dont elle n’a pas choisi la destination, ni les personnes à ses côtés. L’envie de se suicider est un acte de revendication permettant une mise à distance des interdits parentaux, une ouverture vers une prise de liberté. Elle a, à ce moment-là, le premier échange de regard avec Jack, regard vague et prudent de son côté, subjugué et enhardi pour lui. Rose vit intensément ce regard porté sur ce qu’elle ne comprend pas encore comme étant l’objet de son désir, mais sa mimique montre son refus d’y céder. Elle contemple l’écume et le vide2, fascinée. Sa course désespérée se fait à contre-courant, remontant vers l’arrière du bateau. Elle refuse d’avancer dans la voie qui est décidée pour elle. Et c’est là que Jack, l’imprévisible Jack, intervient en lui parlant. Ce grand vide qui envahit la belle Rose au point de lui donner envie d’y plonger est effrayant dans la réalité. Il faut vraiment une acceptation des risques, une connaissance de la réalité de la vie dans son absolue imprévisibilité et son absence de sens, comme Jack semble l’avoir pour pouvoir avancer calmement et en apparence sans crainte, puis prononcer la phrase
2.
Sur la thématique du vide, voir Dupont, cet ouvrage.
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magique qui sauvera la vie de la princesse, qui dans le cas présent est : Si vous sautez, je saute. L’histoire de Viviane et Edward est tout à l’opposé : Viviane sauve Edward d’une solitude que le travail n’arrive plus à combler, d’une vie sans véritable sens, de collaborateurs vides et méchants et d’un vertige handicapant ; elle aussi parle « vrai » et c’est par cette manière de dire qu’elle touche Edward, au bon moment. Edward est aussi un enfant, un enfant gâté, aux jouets merveilleux. Comme un garçon, saisi par la puberté, il ne comprend pas pourquoi ceux-ci ont perdu tout intérêt. Il découvre que son désir de réussite n’est pas le sien, mais celui de sa classe sociale, pour ne pas dire de ses parents. Comme Rose, Edward a un désir vague d’échapper aux contraintes de son monde. Seule une rencontre avec la liberté d’une parole amoureuse lui permet le changement espéré, plus ou moins consciemment. Le changement est double, Jack donne sens à sa vie en aimant Rose, et Viviane en s’attachant à Edward devient vulnérable en acceptant de réveiller sa sensibilité endormie. Il n’y a pas de drame dans Pretty Woman, pas de risque vital, mais plutôt la sortie d’une mort psychique pour Edward et morale pour Viviane.
Le prince initiateur et l’accession à la féminité Voici les préliminaires indispensables à la rencontre amoureuse. Celle tant attendue, tant espérée, avec angoisse et avidité par l’adolescente. Celle-ci lui donnera la force d’abandonner les idéaux parentaux, l’aidera à se déprendre d’un chemin tracé par les fantasmes de sa classe sociale. Elle pourra même l’aider à surmonter ce moment de déréliction et de vide, où l’enfance n’est plus dans sa rassurante certitude, et où le désir, juste naissant, est angoissant car incertain. Seul un prince peut guider la future princesse et la bergère pouilleuse, Rose et Viviane, vers leur féminité. Car en toute adolescente coexistent ces deux représentations. Elle est bien la princesse de ses parents qui l’adulent dans son enfantine beauté, elle est aussi la pouilleuse bergère, en raison d’un corps qui se modifie, qu’elle découvre et vit souvent comme ingrat, voire la prostituée envahie par des désirs sexuels. L’adolescente se rêve en même temps ni l’une ni l’autre et l’une et l’autre. Elle aimerait devenir femme, princesse comblée, tout en découvrant la jouissance sexuelle partagée. Pour ce faire, il est bien plus rassurant, bien plus exaltant de rencontrer cet autre, Autre de l’autre sexe, Autre de l’autre monde, qui guidera ses pas vers le monde brillant, fascinant des adultes. La différence est recherchée, la surprise de la rencontre acceptée en son inquiétante étrangeté, le
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danger mortel écarté et ainsi la rencontre dans le monde de la beauté et du luxe, en toute égalité apparente, permet de croire en son devenir femme.
Chasser l’intrus Mais une fois l’intrus arrivé dans le « beau » monde, il faut s’en débarrasser. Après les bonnes fées les mauvais génies. Dans Titanic, les personnes hostiles à Jack sont très nombreuses. La mère de la jeune femme qui devine les choses. La scène pendant laquelle elle lace le corset de Rose est un moment d’anthologie. Le bruit du lacet participe activement à la remise au pas de la jeune fiancée, corsetée en enfant docile. De son côté, Viviane aura fort à faire pour rester dans l’hôtel et pour pouvoir y revenir. Seule la baguette magique matérialisée dans sa modernité par la carte de crédit illimité lui permettra de franchir cette épreuve. On peut lire ici une programmatique des obstacles sur le chemin de l’indépendance psychique et sexuelle. Le monde adulte s’obtient de très haute lutte. L’amour connaît bien des obstacles, des gêneurs qui se moquent « des amoureux des bancs publics » chers à Brassens. Mais le succès de Titanic et de Pretty Woman dépasse très largement les adolescents et conquiert les prétendus adultes moqueurs. La fin des deux films semble les opposer, tragique pour Titanic, heureuse pour Pretty Woman où Viviane raconte son rêve de petite fille qu’Edward accepte de réaliser. Il monte délivrer sa princesse dans sa tour. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants est alors dans toutes les têtes. Conte de fées moderne où le monstre à détruire par le prince n’est que son propre aveuglement, l’égoïste héritage de son éducation, de son conflit œdipien pas tout à fait terminé malgré ses nombreuses séances d’analyse... Pour Rose, l’action du prince charmant est bien différente, elle persiste au-delà de sa mort. Peu importe les nombreuses péripéties, Jack finira par sauver Rose « de toutes les façons possibles ». Son sacrifice permettra à Rose de tenir la promesse qu’elle lui a faite juste avant sa mort. Elle vivra longtemps entourée d’enfants.
Entre père et mère Il y a aussi un côté maternel dans Jack. Rose se sépare de sa mère définitivement et du mari qu’elle lui a imposé. Elle choisit d’écouter Jack, son amant certes, mais aussi Jack qui croit en elle, la respecte, l’encourage et lui annonce une vie heureuse possible en tenant bon devant l’adversité, Jack aux paroles dignes de la mère que Rose n’a pas vraiment. L’action de ce
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prince charmant est ici tout à fait maternante et porteuse de confiance et d’avenir libre. La scène à l’arrière du bateau est la métaphore de la question, si importante en pédopsychiatrie, de la peur de laisser tomber son bébé et de celle en miroir, dans les états régressifs, d’être laissé tombé (Winnicott, 1969). Plus tard, lorsqu’il arrive malgré une véritable barrière de protection installée autour de Rose par sa caste à la voir et à lui parler, il a des paroles particulièrement matures, lucides et belles. Il se sent engagé à s’assurer que tout va bien pour Rose. Il lui dit combien il craint pour sa mort psychique : « le feu de ton regard va s’éteindre si tu ne te sauves pas ». La célèbre scène, sur la magnifique chanson-thèmel de James Horner, dans laquelle Jack montre à Rose que sa fascination pour le vide n’est pas mortifère, est véritablement culte. En l’installant à l’avant du bateau et en lui permettant de « voler » il lui prouve que sa vie est devant elle, pas derrière comme elle le croyait. Le vide est aussi promesse de plénitude. Jack est ici dans une fonction paternelle d’ouverture sur l’inconnu du monde. Il lui prouve qu’elle peut penser à prendre son envol, qu’elle est prête. La mort de Jack ne termine pas la vie de Rose, qui le ressuscite en racontant son histoire à sa petite-fille. Le prince charmant est éternel. Rose et sa petite fille semblent très proches. Jack a su lui transmettre sa vision de la vie. Rose a renoncé aux « valeurs » purement vénales inculquées par sa mère. Vivre c’est donner confiance et garder la force de rêver. Et c’est 84 ans plus tard, comme pour rendre à la mer, et à la mère, le bijou merveilleux qu’elle n’a jamais montré à personne, comme elle n’a jamais parlé de son amour pour Jack, que Rose, nu pied, jette le diamant à l’eau. Elle est enfin prête à rejoindre son prince des mers qui l’a si fidèlement et si secrètement accompagnée tout au long de sa vie. Ce geste symbolique associé au réel, ouvrant sur l’imaginaire, lui arrache une sorte de petit cri presque enfantin qui semble dire : « Merci Jack, à bientôt... ». L’amour adolescent de Rose et Jack nous apprend qu’il n’y avait pas d’urgence à se rejoindre dans la mort pour se prouver un amour absolu, car vivre était pour Rose une autre façon, certainement plus courageuse, de rendre leur amour immortel. Rose et Jack savaient qu’ils ne pouvaient que se retrouver et ne plus se quitter jamais, jamais, jamais... Comme le père œdipien, le prince charmant imaginaire ne peut que disparaître, en laissant la place, afin que puisse se vivre « la vraie vie », mais ce moment fantasmatique si fondateur à l’adolescence ne meurt pas, il semble prêt à se réveiller, d’où le succès planétaire de ces deux films.
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Bibliographie Winnicott, D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, traduit de l’anglais par J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 464 p.
Fight Club : le film d’une génération
à la recherche de son origine
Sébastien Dupont et Jocelyn Lachance
« Alors là, je crois que c’est le record, je pense. Je l’ai vu surtout avec des copains, c’est un peu notre film culte, j’sais pas, quarante fois ! En fait, la philosophie qu’ils ont dans le film, c’est ce qu’on pense moi et mon groupe de potes » (Alexis, 16 ans)
Un adolescent, aujourd’hui, regarde son passé : que risque-t-il de voir ? Une Histoire qu’on lui enseigne de façon abstraite et à laquelle il ne s’identifie plus ; des parents qui disaient s’aimer et qui ne s’aiment plus ; un père ou une mère qui affirmait qu’il ou elle serait toujours là et qui a disparu ; des parents qui pensaient « blanc » et qui ont fini par penser « noir » ; le quartier de son enfance qui a trop changé et qu’il ne reconnaît plus… Il peut se souvenir des petits copains et des petites copines qui se sont succédé dans sa vie et qu’il a perdus de vue. Il voit des politiciens qui changent de camps et d’opinions ; des vedettes du sport et du cinéma qui touchent les sommets de la gloire, pour un temps, et qui disparaissent dans l’ombre ; la succession des modes, des générations de jeux vidéo et de séries télévisées, etc. Il voit que le passé est chassé par la culture de l’éphémère. Le passé n’a plus de sens parce qu’il meurt à chaque seconde. Une question se complexifie pour cet adolescent : D’où viens-je ?
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La recherche de l’origine, intrinsèque à l’adolescence (Rassial, 1996), se complique actuellement dans le contexte d’une société hypermoderne, en proie à la course au renouvellement : Où se situe le point d’origine dans un monde qui brouille et déplace sans cesse les points de repère ? Si la question de l’origine n’est pas nouvelle, il semble cependant que les moyens d’obtenir des réponses éclairantes se font de plus en plus rares pour les jeunes générations. Le cinéma, à défaut de donner des réponses durables, met parfois des mots et des images sur ces angoisses et ces craintes, difficilement appréhendables pour le jeune. C’est parce qu’il met en scène plusieurs problématiques importantes de l’adolescence, dont la question de l’origine, que Fight Club (David Fincher, 1999) obtient un tel succès auprès des jeunes générations1. En effet, il semblerait que l’idéologie de la société hypermoderne, bien illustrée dans le film, favorise non seulement le brouillage des origines, mais aussi les fantasmes d’auto-engendrement, d’autosuffisance, voire de toute-puissance, dont il est possible d’observer les manifestations chez de nombreux adolescents.
Synopsis, en bref... Le personnage principal du film et narrateur de l’histoire est interprété par Edward Norton : un jeune cadre d’une trentaine d’années qui travaille pour une grande compagnie automobile. La première partie du film nous présente cet homme comme un « idéal type » de l’individu hypermoderne : entièrement consacré à son travail, consumériste, individualiste, etc. Nous découvrons progressivement que derrière cette façade de cadre dynamique inébranlable se cachent les traits d’un homme déprimé : seul, insomniaque, en perte de repères… Sa vie monotone bascule lorsqu’il fait la rencontre de Tyler, interprété par Brad Pitt. Aux antipodes du narrateur, Tyler est montré comme un homme marginal, insoumis aux conventions sociales. Progressivement, ce second personnage haut en couleurs amène le narrateur à abandonner sa vie de yuppie (young urban professional). La scène inaugurale de ce changement radical d’existence est une bagarre volontaire entre les deux hommes. Sans que rien ne le laisse prévoir, Tyler propose au narrateur de se battre avec lui « pour mieux se connaître soi-même ». À la suite de cette première bagarre, les deux hommes créent un club de combat clandestin : le Fight 1. Voir notamment : Birraux, 2000 ; Dupont, Lachance et Lesourd, 2007 ; Dupont et Lachance, 2007 ; et Lachance et Dupont, 2007.
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Club. Progressivement, ce groupe d’hommes va s’agrandir et se politiser. Cette organisation secrète, renommée Projet Chaos, va alors se développer et engager des actions d’importance contre la société de consommation. À la fin du film, nous découvrons la clé de l’histoire. Le narrateur et Tyler ne sont en réalité qu’une seule et même personne. Tyler était issu de l’imaginaire délirant du narrateur qui avait halluciné son existence. Lorsqu’il croyait observer Tyler dans ses extravagances, c’était en réalité lui-même qui agissait.
Le fantasme d’auto-engendrement Le spectateur de Fight Club assiste au récit d’un souvenir. La première scène du film s’ouvre sur Edward Norton, le revolver de Tyler entre les dents : « Pendant une seconde, confie-t-il au spectateur, j’oublie tout le programme de destruction méthodique de Tyler (…) ». Le ton est donné, car le film est, en fait, le souvenir subjectif du narrateur de son propre vécu. Le montage final du film, c’est-à-dire la trame des péripéties qui est proposée au public, est le résultat d’un travail de remémoration. Fort de son expérience personnelle, il sélectionne délibérément quelques évènements et leur attribue un ordre, une cohérence (Lachance, cet ouvrage). D’ailleurs, le narrateur commence son histoire avec sa fréquentation de groupes de discussion, et recommence cette même histoire à un point antérieur, un peu plus tard. L’origine de son récit autobiographique n’est révélée par personne d’autre que par lui-même. Le narrateur crée le point de départ à cette histoire qu’il propose au public. La forme du récit constitue ainsi en elle-même une représentation symbolique de l’auto-engendrement. La construction délirante de Tyler, « créature » du narrateur qui est, en même temps, une part clivée de son propre moi, met en scène ce mécanisme d’auto-engendrement. Cette production illustre bien le rapport psychotique à l’origine et au monde. Les psychanalystes expliquent ce positionnement comme une fixation aux fantasmes archaïques du sujet qui, dans la petite enfance, a l’illusion qu’il « crée » le monde qui l’environne (Winnicott, [1971]). C’est à partir de cette position originelle que le sujet doit opérer ce passage crucial de découverte de l’extériorité radicale de l’objet et de l’origine, que Jean Laplanche (1997) a appelé la « révolution copernicienne » du sujet. Du point de vue anthropologique, il est possible de lire ce fantasme comme un retour aux origines créatrices de l’humanité, c’est-à-dire au « temps mythique » où les dieux auraient entretenu un équilibre parfait entre
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les différentes forces de la nature : « Le seul rapprochement qu’on peut faire entre la psychanalyse et la conception archaïque de la béatitude et la perfection de l’origine est dû au fait que Freud a découvert le rôle décisif «du temps primordial et paradisiaque» de la première enfance, la béatitude d’avant la rupture (i.e. le sevrage), c’est-à-dire avant que le temps devienne, pour chaque individu, un «temps vécu» » (Eliade, 1963 : 99). Ainsi Tyler rêve-t-il d’un monde bétonné, mais recouvert de lianes, d’un nouveau point zéro de l’histoire. À l’auto-engendrement de sa propre existence s’ajoute en filigrane celui du ré-engendrement du monde. Le personnage cherche alors à reconstruire à la fois son origine personnelle, mais aussi le cadre de référence dans lequel il vit, celui de l’origine du monde et du mythe qui lui donne son sens.
Du déni de l’origine au délire mégalomaniaque Il est intéressant de remarquer que la famille du narrateur n’apparaît à aucun moment du film. Sa mère n’est jamais mentionnée, mais son père, en revanche, est très présent dans ses questionnements. Ainsi, lors d’une scène de confidences intimes, le narrateur et Tyler évoquent leurs pères respectifs : Tyler : Si tu pouvais te battre avec n’importe qui, tu choisirais qui ? Le narrateur : Je choisirais certainement mon patron. Tyler : Vraiment ? Le narrateur : Oui, pourquoi ? Toi, tu choisirais qui ? Tyler : Je choisirais mon père. Le narrateur : Je ne connais pas mon père. Enfin, je le connais, mais il nous a quittés lorsque j’avais à peu près six ans. Il s’est remarié et a fait d’autres gosses. Il fait ça tous les six ans : il déménage dans une nouvelle ville et fonde une nouvelle famille. Tyler : Ce salaud monte des franchises ! Moi, mon père n’est jamais allé à l’université, donc c’était très important pour lui que j’y aille… Le narrateur : Je connais ce genre d’histoire… Tyler : Alors je passe mon diplôme, je l’appelle à l’autre bout du pays et je lui dis : « Alors maintenant, qu’est-ce que je fais ? », il me dit « Trouvetoi un boulot ». Alors après, j’ai vingt-cinq ans, je passe mon coup de fil annuel, j’lui dis « Papa, qu’est-ce que je fais maintenant ? » et il me dit « J’sais pas, marie-toi ». Le narrateur : Je ne peux pas me marier… J’suis un gamin de trente ans.
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Tyler :
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Nous sommes une génération d’hommes élevés par des femmes, je ne suis pas sûr qu’une autre femme soit vraiment la solution dont on ait besoin.
Dans ce dialogue, comme tout au long du film, le désir parricide occupe une place importante. Puisque Tyler et le narrateur ne sont qu’une seule et unique personne, Tyler peut représenter sa voix inconsciente. Il traduit au narrateur sa propre parole. Dans cette scène, il révèle donc au narrateur qu’à travers son patron, c’est avec son propre père qu’il désire se battre. La figure du père est avancée comme un élément important dans le questionnement du narrateur sur son origine. Le père que le narrateur et Tyler décrivent ici a deux visages opposés : d’un côté, il est absent, n’a pas de projet pour son enfant et ne peut pas servir de modèle identificatoire ; de l’autre, il est omniprésent et le personnage s’aliène aux désirs qu’il a à son endroit. Les paroles de Tyler résument bien le questionnement du personnage : Que veut mon père ? De quel désir suis-je né ? La psychanalyse a montré le rôle crucial de la référence paternelle dans la structuration psychique. Selon les auteurs, cette entité organisatrice, héritière du complexe d’Œdipe, prend des noms divers : « Père symbolique », Signifiant du « Nom-du-Père », etc. Il est en revanche admis par les différents auteurs que l’absence de cette référence paternelle joue un rôle décisif dans la structuration de la personnalité sur le mode psychotique. La dissociation de la personnalité et la production délirante apparaissent alors, chez le narrateur, comme des effets – en même temps que des tentatives de guérison – de cette absence de référence paternelle. Cette absence d’inscription affiliative apparaît dans la relation du narrateur à son propre nom. Le film est réalisé de telle façon que son nom n’est jamais évoqué. À la fin, le spectateur apprend qu’il porte le nom de son double, Tyler Durden. Ainsi, pendant la plus grande partie du film, le narrateur est « anonyme », « débaptisé », ce qui marque son absence d’inscription dans une filiation. Cette remise en cause et cette réinvention du nom se rencontrent souvent, hors champ psychopathologique, à l’adolescence : certains sujets refusent ou transforment leur prénom ou leur nom de famille, s’inventent des surnoms, s’adjugeant ainsi le droit d’être leur propre créateur. Dans des cas de ruptures radicales, comme dans les cas d’errance, le choix d’un nouveau prénom participe précisément à symboliser un nouveau départ, la fixation dans le temps d’un nouveau point d’origine (Le Breton, 2007 : 72). Dans Fight Club, le narrateur, anonyme, sans origine, cherche alors à s’autofonder, selon le modèle du « complexe d’Antœdipe » décrit par Paul-Claude Racamier ([1980]).
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Ainsi, le narrateur, au début du film, cherche-t-il à construire solitairement sa propre origine en s’inventant des noms qu’il utilise pour se rendre à des groupes de parole : il se nomme ainsi successivement Cornelius, Rupert, Travis, etc. Ce rapport conflictuel à l’identité prend une dimension supplémentaire lorsque le Fight Club revêt la forme d’une « guérilla » nommée Projet Chaos. En effet, une des règles du groupe, dictée par Tyler, est que « Au sein du Projet Chaos, nous n’avons pas de noms ». Ainsi, le personnage principal – le narrateur, à travers Tyler – impose son propre anonymat aux membres du groupe qu’il a fondé. La retrouvaille avec son propre nom, à la fin du film, signe l’acceptation de son origine et donc la castration du sujet. L’absence de référence paternelle, comme disparition de l’Autre, est ainsi très présente dans le vécu du narrateur. Dans ce contexte, la construction délirante du personnage de Tyler peut être considérée comme une manière pour le narrateur de rétablir une figure potente du père imaginaire. Tyler a en effet tous les traits du père phallique de l’enfance : il est beau, fort, intelligent, sûr de lui, fait jouir Marla, n’a peur de rien ni de personne, est autosuffisant, a une vision du monde affirmée et dispose d’un savoir paraissant infini. En d’autres termes, le narrateur se crée son propre guide, dans un monde qui ne le lui en désigne plus. Dans le contexte actuel, où de plus en plus d’adolescents sont en quête d’un mentor, le « dédoublement » observable dans Fight Club est une belle illustration du jeune d’aujourd’hui devant souvent affronter le défi de déterminer par lui-même et pour luimême sa propre voie. Les deux figures que prend l’unique personnage principal incarnent ainsi ce clivage de l’adolescent : d’une part, le narrateur, montré comme un enfant devant Tyler, d’autre part, Tyler, présenté comme un guide, un adulte qui le protège. À la fin du film, le narrateur prend conscience que Tyler est un personnage hallucinatoire, issu de sa production délirante. En revanche, ce n’est pas le cas de la guérilla qu’il a fondée : le Projet Chaos. Le narrateur est alors présenté comme extérieur à ce qu’il a lui-même engendré. Le film s’achève sur cet hiatus : le narrateur, « sorti » de son délire, assiste, impuissant, à sa réalisation dans la réalité. Cette fin abrupte et « névrotisante » du film, dans laquelle le sujet serait capable de s’extraire, par la volonté, de son délire, appelle cependant une autre interprétation : le narrateur ne serait-il pas toujours en train d’halluciner lorsque, dans les dernières secondes du film, il voit la destruction des tours de Manhattan ? Cet instant peut en effet être lu comme le paroxysme de son délire mégalomaniaque : celui de changer le monde, d’y imposer sa volonté et son système de valeurs. On retrouve ainsi, dans cette explosion de Manhattan, l’imaginaire de fin du monde, d’apo-
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calypse, caractéristique des fantasmes psychotiques et de la dimension eschatologique des mythes. Cette lecture interpelle aussi l’idée selon laquelle le narrateur rêverait d’un retour (ou de la réinvention) du point zéro de l’histoire. En effet, l’écroulement des grands sièges de compagnies de crédit signe symboliquement la fin de l’ère néolibérale. Cette scène peut également être vue comme l’équivalent d’un culte, c’est-à-dire comme une mise en scène de l’entrée du sujet dans le « temps mythique », c’est-à-dire comme une parenthèse qui le ramènerait figurativement au moment précis de la création du monde. Mais voilà que le narrateur, sans Tyler, est redevenu homme, impuissant devant l’œuvre qu’il a accomplie, ce qui souligne, du même coup, les limites de la maîtrise et du pouvoir qu’il exerce sur le monde et sur lui-même.
Une mise en scène de l’origine du monde ? À sa sortie en 1999, Fight Club essuya de nombreuses critiques négatives ; seul le public jeune sembla lui réserver un accueil favorable. Ce n’est que quelques années plus tard que les critiques et les journalistes l’ont considéré comme un film particulièrement représentatif de l’époque contemporaine et de sa jeunesse (Siegel et Siegel, 2004 : 316). Ce succès s’exprima aussi à travers l’émergence et le développement de certains phénomènes adolescents que les médias relièrent au film de Fincher. Ainsi, des émeutes, des « clubs de combats » et des bagarres organisées furent parfois associés à Fight Club. La sortie, en 2004, d’un jeu vidéo homonyme exprima aussi la popularité tardive, et donc actuelle, du film. Certes, les facteurs d’identification à un film sont nombreux et variés. Dans le cas de Fight Club, au-delà de la fascination première pour les images, les vedettes et le rythme, des thématiques subtiles ont retenu l’attention du jeune public et suscité leur enthousiasme. La question de l’origine, analysée ici, est récurrente dans de nombreux films cultes des adolescents, notamment Scarface, Star Wars, The Matrix, Kill Bill et Thirteen, qui traitent, chacun à leur manière, de cette question primordiale à cette période de l’existence. Fight Club a la qualité d’exprimer, dans une version radicale, les conséquences de ce travail de constitution et d’élaboration de ce rapport à l’origine. En effet, l’adolescent, aux prises avec des exigences psychiques, physiques et sociales contradictoires, peut être tenté par ce fantasme régressif d’autoengendrement et donc d’autosuffisance, de toute-puissance. Le film Fight Club met en scène la réalisation de ce fantasme que de nombreux spectateurs
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adolescents ressentent en eux, à une époque où la société apporte peu de réponses à cette ancestrale question de l’origine.
Bibliographie Birraux, A. (2000), « La projection : instrument d’adolescence », Revue française de psychanalyse, vol. 64, no 3, p. 693-704. Dupont, S., et J. Lachance (2007), « Une illustration des conduites à risque des jeunes : le film Fight Club », Cultures & Sociétés, no 2, p. 118-120. Dupont, S., J. Lachance, et S. Lesourd, « Le film Fight Club : une allégorie du passage adolescent dans la société contemporaine », Connexions, no 87, p. 151161. Eliade, M. (1963), Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 250 p. Gold, S.N. (2004), « Fight Club : a depiction of contemporary society as dissociogenic », Journal of trauma & dissociation, vol. 5, no 2, p. 13-34. Lachance, J., et S. Dupont (2007), « La temporalité dans les conduites à risque : l’exemple du film Fight Club », Adolescence, no 62, p. 681-690. Laplanche, J. (1997), Le primat de l’autre, Paris, Flammarion, 458 p. Le Breton, D. (2007), « L’errance : une figure de la disparition », dans S. Dupont et J. Lachance (dir.), Errance et solitude chez les jeunes, Paris, Téraèdre, p. 7177. Racamier, P.-C. ([1980] 2001), Les schizophrènes, Paris, Payot & Rivages, 256 p. Rassial, J.-J. (1996), Le passage adolescent : de la famille au lien social, Ramonville Saint-Agne, Eres, 194 p. Siegel, S., et B. Siegel (2004), The encyclopedia of Hollywood, 2e éd., New York, Checkmark Books, 548 p. Winnicott, D.W. ([1971] 1975), Jeu et réalité, traduit de l’anglais par C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 212 p.
The Matrix : Cult Fandom, Neo et l’affect adolescent
Marc Joly-Corcoran
L’œuvre des frères Wachowski fait dorénavant partie de la culture populaire américaine et même plus largement occidentale. Cependant, est-ce le film The Matrix (1999) ou l’univers Matrix qui fascine le jeune public ? En effet, bien que de nombreuses œuvres soient qualifiées de cultes, celles-ci ne sont pas toutes transmédiatiques dans le sens entendu par Jenkins (2006b : 293), c’est-à-dire des œuvres dont la narration traverse différents médias. Pour comprendre en profondeur l’univers Matrix, il est conseillé de visionner les courts métrages de la série Animatrix (2003) comme de jouer au jeu de console Enter the Matrix (2003), dans lequel le joueur incarne les personnages de Niobe et Ghost. Ces derniers aident d’ailleurs le personnage de Neo, évoluant dans le deuxième volet cinématographique de la série Matrix Reloaded (2003). Toutefois, de façon générale, l’expérience Matrix reste avant tout associée chez le spectateur au premier volet du triptyque. Évidemment, il serait vain de nier l’effet de nouveauté (novelty) qu’il suscita dans l’imaginaire adolescent. La grande force de ce film et sa contribution majeure au panthéon des classiques de la science-fiction résident dans l’utilisation habile et efficace d’icônes et d’archétypes modernes. Cela se traduit, d’une part, sur le plan narratif (Neo qui devient l’élu, le discours philosophique qui rappelle le film d’animation japonais Ghost in the Shell (1994) de Mamoru Oshi, les nombreuses références religieuses et littéraires), et, d’autre part, sur le plan esthétique (l’effet bullet time, la fusillade du hall, les rythmes musicaux technopunks, le look cool des héros portant des lunettes fumées).
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Comment comprendre l’attrait du jeune public pour le personnage de Neo, ainsi que pour sa quête initiatique qui le fait voyager entre le monde réel de Zion et le monde virtuel ? Nous verrons qu’à l’aide du nouveau concept de cinéphanie1 le phénomène Matrix s’éclaircira pour nous.
Le culte de The Matrix The Matrix est-il un film culte ? Une œuvre est culte lorsqu’elle peut être reprise, citée et réappropriée par l’ensemble des consommateurs enthousiastes que nous appelons les fans (St-Germain 1, cet ouvrage). Jenkins cite Eco (1986 : 198) à ce propos : « Premièrement, il explique que l’œuvre doit offrir un “univers complet pour qu’ainsi le fan puisse citer les personnages et se référer aux épisodes comme s’il s’agissait d’un monde clos et dogmatique”. Deuxièmement, l’œuvre doit posséder une valeur encyclopédique et contenir un large éventail d’informations qui peuvent être extraites, pratiquées et maîtrisées par des consommateurs dévoués » (traduction libre ; Jenkins, 2006b : 97). À cet égard, The Matrix apparaît comme une œuvre culte au même titre que Star Wars (Paris, cet ouvrage). Au contraire, Blade Runner (1982) et 2001 : A Space Odyssey (1968) appartiendraient plutôt au registre de la cinéphilie. En effet, la réactualisation de ces univers par le cinéphile ne peut avoir lieu, de façon générale, qu’à travers le visionnement répété ou la consultation d’ouvrages spécialisés ou populaires. Alors que les œuvres telles que The Matrix et Star Wars sont plus facilement réappropriées, « braconnées » (De Certeau, 1990 : 239), puis réintégrées dans la culture des fans (fanfics, fanfilms, fanarts). Les termes de fan, culte, fandom et cult fandom présentent des nuances que cet article n’a pas le mandat de clarifier. De plus, les définitions de chacun de ces termes empruntent différentes significations selon l’époque et le contexte socioreligieux. Relevons toutefois les définitions suivantes retenues par Henry Jenkins : « Films cultes : d’après Umberto Eco, des films qui invitent les fans à explorer et à maîtriser l’univers qu’il propose » (Jenkins, 2006b : 283) ; « Culture des fans : culture produite par les fans et les amateurs, qui circule dans les réseaux alternatifs et dont les contenus s’inspirent en grande partie de la culture commerciale » (2006b : 285). En définitive, le fandom se définit comme une communauté de fans rassemblés par leur passion commune. 1. Ce néologisme a été créé pour les fins de ma recherche. Il s’agit d’un concept ouvertement inspiré de la hiérophanie – expression du sacré – de Mircea Eliade (Le sacré et le profane, Gallimard, Paris, 1965) et de la mise en phase de Roger Odin (De la fiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2000).
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D’après Matt Hills, les différents modes de consommation et la production de discours extravernaculaires des fans qui s’émancipent de l’objet culturel original suggèrent une certaine forme de religiosité qu’il nomme neoreligiosity. Hills, comme Jenkins, nous met en garde contre la tentation de comparer la religion à la culture des fans : « Le sentiment néoreligieux engendré par la culture des fans serait tributaire d’un ensemble de pratiques ainsi que du discours tenu par les différents fandoms. Ce sentiment ne reposerait donc aucunement sur une essence ontologique antérieure liée à l’institution de la religion et sa fonction régulatrice dans la société » (traduction libre ; Hills, 2002 : 119). La sécularisation rapide de nos sociétés contemporaines et principalement le manque de rituels efficaces sur le plan symbolique laissent plusieurs plages vacantes dans le calendrier de nos habitudes quotidiennes. Les adolescents sont particulièrement sensibles à ce manque et trouvent dans les activités nommées par Jenkins culture participatoire (2006a), entourant les films cultes comme The Matrix, de quoi combler ce vide. Décrivons maintenant le personnage de Neo pour comprendre en quoi les adolescents s’y reconnaissent aisément. Alors que son pseudonyme de pirate informatique est Neo, son nom de citoyen dans la Matrice est Thomas A. Anderson. Son visage est imberbe, et son apparence physique, androgyne. Nous le découvrons dormant devant un de ses écrans d’ordinateur. Le navigateur Web affiche « Searching… ». Son appartement, un très petit studio, rappelle par son désordre une chambre d’adolescent. Des clients, qui semblent habitués, cognent à sa porte. Ce sont de jeunes punks qui l’invitent, après la transaction d’un logiciel piraté, à venir faire la fête dans un bar fétichiste. Neo accepte, mais reste toutefois en marge du groupe, observateur. En retard au travail le lendemain, il se fait sévèrement réprimander par un patron sans pitié, qui le sermonne sur la nécessité de se conformer aux règles de l’entreprise. Son individualisme et son attitude rétive à l’autorité sont aussi remis en question : « Vous avez un problème avec l’autorité Monsieur Anderson. Vous pensez que vous êtes unique. Que les règlements ne vous concernent pas. Et bien sûr vous vous méprenez ». La scène suivante débute avec Neo, bien réveillé, mais apathique devant un écran d’ordinateur éteint. Dès les premiers instants, le film évoque le vécu adolescent, caractérisé par des moments de déréalité, la remise en question de l’autorité parentale, la découverte de son potentiel et le sentiment d’être réprimé ou freiné par sa condition de dépendance. Dans le jeu de console Path of Neo (2005), le joueur est invité à fouler les traces du protagoniste par l’immersion dans une quête qui vise non
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seulement à devenir l’élu, mais également à acquérir des habilités de combat de plus en plus puissantes. La série de neuf courts métrages d’animation japonaise, The Animatrix (2003), raconte la genèse de l’univers Matrix en traitant de la guerre primordiale entre les hommes et les machines (The Second Renaissance Part I et Part II). Nous retrouvons, dans ces courts métrages et le jeu plusieurs éléments qui renvoient à l’univers juvénile des garçons, marqué par des questionnements sur la violence, la sexualité et la mort : un duel de sabre sexy entre un homme et une femme (The Last Flight of Osiris), un jeune adolescent obsédé par la Matrice qui se suicide en tombant du haut d’un immeuble (Kid’s Story), des personnages féminins particulièrement érotisés. C’est notamment le cas dans les courts métrages Beyond et Program. Par ailleurs, le personnage de Trinity est presque toujours habillé, dans la Matrice, d’une combinaison de latex noire et moulante. Ainsi, outre l’intérêt suscité par les innovations esthétiques et génériques sanctionnées par la critique, les thèmes principaux du film pourraient expliquer l’engouement du jeune public. Avec The Matrix, l’institution du cinéma de fiction2 voit naître un film postmoderne, hybride. En effet, The Matrix se trouve au croisement de genres variés_, notamment le cyberpunk, l’animation japonaise, le kung-fu et le jeu vidéo (Reloaded est particulièrement inspiré de l’esthétique du jeu vidéo). L’omniprésence d’Internet dans la culture juvénile n’est pas étrangère au succès du film des frères Wachowski chez les 15‑30 ans. Pour ce jeune public, Internet apparaît comme un lieu d’échange, hors du regard et souvent de la compréhension parentale. L’adolescent en recherche identitaire est saisi par le besoin urgent de trouver des réponses à ses questions et de prendre en charge, même maladroitement, sa propre destinée. The Matrix traduit ce questionnement identitaire : Morpheus : Crois-tu en la destinée Neo ? Neo : Non. Morpheus : Et pourquoi ? Neo :
Parce que je n’aime pas l’idée de ne pas être au commande de ma vie. Morpheus : Bien sûr, et je suis fait pour te comprendre.
2. Avec la sémio-pragmatique du cinéma, Roger Odin s’intéresse à la détermination institutionnelle du cinéma de fiction. L’institution du cinéma arrangerait, selon Odin, les matériaux filmiques en fonction du type de réception et influerait conséquemment sur la qualité de la relation affective film-spectateur.
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À l’écoute de ce passage, le jeune peut facilement avoir le sentiment d’approbation qu’il recherche dans sa propre vie, une aide dans son passage vers l’âge adulte, un moment d’incertitude qu’il cherche à contrôler. Le personnage de Neo constitue un modèle fictif adéquat, car il légitime les affects d’une génération en manque flagrant de repères identitaires. La question What is the Matrix ? reflète d’ailleurs le leitmotiv de tout le premier tiers du film. Aucune mention n’est faite sur les parents de Neo. Son histoire personnelle est pratiquement inexistante. La question « d’où vient-il ? » se pose logiquement, à l’instar de « What is the Matrix ? » qui fait partie intégrante de la narration. Ces questions interpellent une dimension fondamentale de l’adolescence, celle de comprendre l’origine des choses (Dupont et Lachance, cet ouvrage). Toutefois, pour devenir l’élu, Neo doit d’abord se reconnaître comme tel. Pour cela, Morpheus doit le sortir (ou le débrancher) de la Matrice. Cette scène évoque littéralement la renaissance du jeune protagoniste dans un monde nouveau. Neo devra ensuite faire face à lui-même lors de différentes initiations, à la suite desquelles les raisons et l’origine de son existence lui seront peu à peu dévoilées. Soulignons également qu’afin de sauver Zion, le dernier refuge des humains, Neo doit retourner à la source de la Matrice (à la fin de Matrix Reloaded), où il a été créé. Les réponses qu’il y trouve sont toutefois insatisfaisantes. Un autre passage du premier film illustre très bien le malaise de Neo à cet effet : Neo : Trinity :
J’ai énormément de souvenirs de ma vie. Et aucun n’est vrai. Qu’est-ce que ça signifie ? Que la Matrice ignore tout de ce que l’on est ?
Neo doit se détourner de la Matrice et sonder les tréfonds de sa personnalité, pour d’abord mieux se connaître et ensuite se forger une identité propre. Le personnage de l’Oracle exprime cette idée de manière très éloquente lors d’une discussion avec lui : « Être l’Élu, et bien selon moi, c’est un peu comme être amoureux. Jamais on n’est averti quand on est amoureux, on le sait ». Les mécanismes psychosociologiques sollicités par l’adolescent pour obtenir des réponses à ses questions sont à la fois de nature introspective et proactive, c’est-à-dire qu’il cherche à se mettre à l’épreuve devant l’autre afin d’inscrire sa propre identité au sein du collectif. C’est exactement ce que Neo fera lors du duel avec l’agent Smith, à la grande surprise de Trinity : « Mais qu’est-ce qu’il fait ? ». À cette question Morpheus répond avec ferveur : « Il commence à croire ».
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Une expérience de la cinéphanie ? De nombreux jeunes ont vécu intensément le visionnage de The Matrix. Ils ont ressenti une vive émotion qui les a fait « vibrer au rythme de ce que le film [leur a] donné à voir et à entendre » (Odin, 2000 : 38), mais également « vibrer au rythme des événements racontés » (ibid. : 39). Cette production intense d’affects constitue un « instant premier », originel, que je définis par le terme de cinéphanie3 : toute expérience originelle qui présente un haut degré de satisfaction affective ou une production d’affects intenses, au contact spécifique d’une œuvre audiovisuelle de fiction, tous supports technologiques confondus. Ce concept permet d’approcher l’expérience affective du film de fiction et de comprendre comment celle-ci est réactualisée et réappropriée par le spectateur et les communautés de fans. Ainsi, celui qui expérimente une cinéphanie aura recours à une série de moyens pour la réactualiser : le spécialiste en études cinématographiques ravive son amour premier pour un auteur à l’occasion de congrès, le fan de Matrix ravive également sa passion, la tient en vie, à travers son fandom, le cinéphile répète inlassablement l’impression provoquée par un film en le visionnant compulsivement. Le monde de l’adolescent s’organise autour d’expériences intenses, moments clés qui donnent un sens aux nombreux changements qu’il subit (physiques, psychologiques, sociaux, relationnels). À cet égard, sous-estimer les répercussions des expériences cinématographiques vécues par le jeune serait fâcheux, car elles participent au travail de construction subjective et identitaire. Le jeune qui vit une cinéphanie cherchera à se la réapproprier, soit par la lecture de la novellisation, soit en visionnant plusieurs fois le même film ou encore en s’adonnant à des activités liées à la culture des fans (fanfilms, fanfics, fanarts, sites Web), ce que le fandom de Matrix ne manque pas d’offrir.
3.
Joly-Corcoran, 2007 : 117.
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Bibliographie De Certeau, M. (1990), L’invention du quotidien. Tome I – Arts de faire, Paris, Gallimard, 349 p. Eco, U. (1986), « Casablanca : Cult Movies and Intertextual Collage », dans Travels in Hyperreality, New York, Harcourt Brace, p. 197-212. Hills, M. (2002), Fan Cultures, London & New York, Routledge, 256 p. Jenkins, H. (2006a), Fans, Bloggers and Gamers, New York, New York University Press, 279 p. Jenkins, H. (2006b), Convergence Culture, Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press, 336 p. Joly-Corcoran, M. (2007), L’institution du film de fiction et le sacré éliadien : Analyse de The Matrix, Mémoire de Maîtrise, Université de Montréal, 132 p. Odin, R. (2000), De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 183 p.
Page laissée blanche intentionnellement
Requiem for a Dream : mise à mort de l’idéal infantile
Louis-Paul Willis
Pour les adolescents, dans une période de contestation, de désenchantement et de recherche d’indépendance, un film comme Requiem for a Dream1 suscite sans doute l’intérêt par sa virulente critique de l’aspect autoritaire de la culture de masse et de l’idéal s’en dégageant. Cette diatribe enflammée a effectivement tout pour plaire à un public adolescent qui se caractérise luimême par une remise en question de l’autorité. Si les adolescents hissent Requiem for a Dream au rang de film culte (Dagnaud, 2008), c’est donc que divers éléments du film les accrochent non seulement par leur critique idéologique, mais aussi parce qu’ils peuvent se reconnaître – par le biais de trois personnages façonnés à leur image – comme victime potentielle de cette culture. Et si plusieurs critiques ont vu dans le film d’Aronofsky une simple mise en garde contre les dangers de sa drogue, force est de constater que la portée du film est beaucoup plus ancrée dans les dynamiques psychologiques qui marquent l’adolescence et qui traduisent la ritualisation du passage de l’enfance vers l’âge adulte. En fait, la morale du film repose sur les dangers des dépendances diverses visant à combler le manque dans le symbolique, dépendances qui plongent les personnages de Requiem for a Dream vers leur perte et qui catalysent le discours autour des mirages de la culture populaire et des idéaux qui s’en dégagent. Parallèlement, le film confronte le spectateur
1. D. Aronofsky, Requiem for a Dream (2000). Les espoirs et les rêves de quatre individus sont anéantis par leurs dépendances diverses.
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à la fois aux aspects inatteignables d’un idéal du moi, trop rigide, et à une régression des personnages vers l’imaginaire et le moi idéal.
La régression identificatoire dans Requiem for a Dream Si l’identification du spectateur est efficace dans Requiem for a Dream, c’est en grande partie grâce à la dynamique des regards qui traverse le film. En effet, par le biais des nombreux plans en caméra subjective, le jeune spectateur est souvent appelé à se projeter à la place du personnage. Hautement spéculaire, ce type de plan est, selon Metz (1984), garant d’un renforcement de ce qu’il nomme l’identification cinématographique primaire, le personnage occupant le même espace hors champ que le spectateur. Rappelons ici que l’identification cinématographique primaire est le processus par lequel le regard du spectateur se greffe au regard de la caméra. Ainsi, l’appareil de base de la vision occupe littéralement l’espace de l’écran, ce miroir duquel le sujet est absent2. Les gros plans sur l’œil des personnages, leitmotiv du film, viennent consolider cette transposition subjective. Faisant écho à la présence de la mère devant le miroir (première manifestation de l’altérité dans la formation du sujet), ces plans invitent le regard à se souder à l’écran. Celui-ci devient alors l’appareil de base de la vision du spectateur pour la durée du film, et l’œil des personnages devient l’œil du spectateur, sollicitant non seulement l’appareil de base, mais également la source de la pulsion scopique, centrale dans l’identification cinématographique et le plaisir voyeuriste chez le spectateur de cinéma3. Les plans subjectifs à travers les trous de serrure ou montrant les personnages à travers une caméra de sécurité font directement appel à cette pulsion et entérinent conséquemment l’identification cinématographique primaire. Le premier des gros plans sur l’œil survient dès le début du film, lorsque Harry et Tyrone se droguent grâce à la revente de la télévision qu’ils ont volée à Sara. Dès le début du film, le spectateur se retrouve dans une dynamique spéculaire lui permettant de se projeter sur l’écran. Le film se poursuit en enchaînant les gros plans sur l’œil et les plans en caméra subjective afin de solliciter une identification ciné-
2. Un peu comme l’enfant devant le miroir, qui se perçoit pour la première fois comme sujet distinct, le spectateur de cinéma se retrouve devant l’écran et s’identifie à « l’instance voyante », c’est-àdire au regard de la caméra. 3. Le cinéma donne effectivement au spectateur « l’illusion de regarder une scène privée » (Mulvey, 1989 : 17).
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matographique secondaire. Cette identification saura faire réagir le spectateur à la régression que traversent les personnages. À travers l’identification cinématographique secondaire, le spectateur s’identifie à un personnage – un autre plus complet que lui qui se manifeste à l’écran – et comble provisoirement son manque : il s’investit dans le film et se reconnaît dans les messages qu’il véhicule. Il est ainsi aisément manipulé et accepte les situations qui lui sont présentées4. Peu importe alors le dénouement heureux ou triste du film, pour peu que le jeune puisse combler le vide par voie identificatoire, en se projetant sur une figure plus entière que lui. Dans Requiem for a Dream, par contre, cette identification cinématographique secondaire s’avère fort contrariante, puisque les personnages vivent une régression – illustrée de façon efficace par leur présentation en position fœtale à la fin du film. Pensons ici à Marion se repliant en position fœtale, souriant et tenant la drogue comme la source d’une plénitude qui n’existe que dans le Réel. Ce plan contraste avec celui de Marion dans le bain, calme et en position fœtale, qui se met subitement à hurler, comme si le véritable retour au réel était en soi source d’effroi. L’identification s’opère donc à travers des personnages retournés vers un stade préœdipien, et donc des sujets archaïques. Le spectateur trouve un objet identificatoire convenable pour combler son manque ; la régression préœdipienne des personnages se transpose alors en une régression identificatoire chez le spectateur.
Repli vers l’imaginaire Les personnages de Requiem for a Dream sont enfermés dans les idéaux sociaux véhiculés par la culture contemporaine. Cette culture est incarnée ici par le message insipide de Tappy Tibbons qui prône la privation afin de devenir une meilleure personne et de gravir les échelons sociaux. Pour la mère, Sara, le message de Tappy trouve écho dans sa solitude ; elle est certaine qu’elle peut devenir connue et aimée par des millions de téléspectateurs. Son désir de reconnaissance se condense dans sa volonté de participation à l’émission de Tappy, seule issue pour elle de combler le vide. Elle représente 4. Rappelons que le fonctionnement de l’identification cinématographique secondaire est analogique à l’identification secondaire en psychanalyse qui marque l’entrée dans le symbolique et où le désir se résume généralement au désir de combler le manque à travers la recherche de ce que Lacan nomme l’objet petit a. L’objet petit a représente tout ce que le sujet n’est pas et n’a pas ; c’est ce qui manque au sujet pour pouvoir retourner vers le sentiment de complétude qui définit le réel. Nous examinerons ici l’objet petit a en tant qu’ « objet/cause du désir » dans le symbolique (Žižek, 2005 : 75).
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la figure parentale aux prises avec une image inatteignable, un idéal qui finit par se retourner contre elle dans la séquence de folie, où son double fait irruption dans son appartement. Ce double, cette « Red Sara »5, qui est tout ce qu’elle n’est pas, observe avec dédain ses possessions et son appartement délabré : c’est l’idéal d’elle-même radicalement inatteignable et devenu antagoniste. Ce double halluciné est accompagné par Tappy lui-même, l’émetteur du message culturel prédominant dans le film. Au même titre, l’auditoire télévisuel représente la reconnaissance nécessaire à l’identification du sujet à son idéal. Le livre de diète, première solution de la mère pour pouvoir atteindre son idéal, s’avère trop rigoureux. Lorsqu’elle sombre dans la folie, son réfrigérateur, Tappy Tibbon ainsi que son propre double lui intiment de les nourrir dans une régression orale à l’objet. Ainsi, le jeune spectateur retrouve ses propres parents dans leur errance identitaire, caractéristique de l’époque contemporaine. Pour Harry, Marion et Tyrone, la quête du désir passe par la drogue à la fois comme moyen de subsistance par sa revente et comme moyen de combler le manque par le sentiment océanique qu’elle procure. Ces adolescents ne sont pas dominés par la recherche d’un idéal. Le seul projet qui semble les animer est de gagner de l’argent pour ouvrir une boutique de mode. Marion demandera d’ailleurs « c’est quoi l’attrape », rappelant l’aspect illusoire de leur quête. À l’errance de la mère correspondent celles des plus jeunes. La consommation de drogues revêt un sens particulier : c’est le retour au sentiment de plénitude, où les relations avec les autres sont symbiotiques tout comme celle de l’enfant et de la mère. Les fondus au blanc, qui suivent plusieurs des séquences où les personnages se droguent, viennent suggérer l’aspect irreprésentable de la plénitude, de l’effacement. Ainsi verra-t-on Harry et Marion, couchés sur le dos sous l’effet de la drogue, côte à côte au centre d’un cercle. Avec la drogue, ils gardent l’impression de pouvoir réellement se rejoindre, alors que sans elle, ils en demeurent incapables, comme en témoigne la séquence au lit, où les deux personnages sont isolés l’un de l’autre par le biais du split screen6. Tôt dans le film, on verra aussi Marion nue devant un miroir, paraissant insatisfaite de l’image qui lui est renvoyée. Elle consomme alors de la drogue pour se trouver à nouveau en face du miroir, cette fois en état de transe devant son image. Sous l’effet de la drogue, 5. Red Sara n’est pas un simple double ; elle est supérieure à Sara, comme en témoigne la robe rouge qui est beaucoup mieux ajustée et plus élégante que la vraie robe rouge. 6. En isolant les protagonistes de chaque côté de l’écran, on évoque leur atomisation de façon fort originale, très tôt dans le film, annonçant le sort qui les attend.
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les personnages adolescents reprennent contact avec la version imaginaire d’eux-mêmes. Ils échappent ainsi à l’inscription dans la culture, par le biais d’un retrait vers l’imaginaire. Requiem for a Dream évoque de façon efficace cette vaine recherche de plénitude engendrée par les sentiments de manque et d’absence qui dominent l’adolescent. Contrairement au happy-ending, qui montre une image de perfection inatteignable, Requiem for a Dream montre plutôt aux adolescents des personnages qui butent et s’effondrent dans cette quête de l’idéal. Rappelons-nous simplement la séquence où Tyrone s’amuse avec ses miroirs neufs, après avoir fumé de la drogue : il se voit enfant dans le miroir, courant rejoindre sa mère pour lui dire : « je te l’avais dit, maman, que je réussirais un beau jour ». Qu’il réussirait quoi exactement ? À être en mesure de se procurer des objets de consommation par ses propres moyens, d’être indépendant, mais surtout fier de lui. Dans cette séquence, Tyrone est initialement en présence de l’idéal infantile que lui renvoie le miroir. La présence de sa mère confirme cette régression – c’est d’ailleurs l’image de sa mère qui l’accompagne lors de son repli en position fœtale, à la fin du film. Sa mère lui dit : « tu n’as qu’à aimer ta mère ». Il s’attarde alors devant le miroir (et à sa mère) plutôt qu’à sa copine Alice. Dès le moment où il rejoint cette dernière et qu’ils font l’amour, la bande son nous fait entendre des enfants jouant à l’extérieur, indice supplémentaire d’une régression infantile. Toutefois, l’échappatoire vers l’imaginaire ne fonctionne pas ici. Le miroir qu’il a acheté ne lui renvoie pas une image, mais un idéal imaginaire, celui de la réussite. Malgré le processus identificatoire qu’il met en œuvre, le film d’Aronofsky se montre captivant pour un public adolescent : il le confronte à ses propres sentiments par rapport à la rigidité de son idéal, à un âge où il commence à réaliser que son vœu de toute puissance n’est qu’illusion. À un âge où l’adolescent constate que sa version idéalisée de lui et celle du monde autour de lui ne sont rien d’autre que des chimères, Requiem for a Dream vient le lui confirmer, en mettant à mort ce qui reste de ces idéaux infantiles.
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Bibliographie Aumont, J., A. Bergala, M. Marie et M. Vernet (1994), Esthétique du film, Paris, Nathan, 238 p. Branigan, E. (1984), Point of view in the cinema : a theory of narration and subjectivity in classical film, Berlin, Mouton, 246 p. Dagnaud, M. (2008), La teuf : essai sur le désordre des générations. Paris, Seuil, 200 p. Laplanche, J., et J.-B. Pontalis (1998), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, 524 p. Lin, K.-M. (2007), The Lacanian Spectator : Lacanian Psychoanalysis and the Cinema, Amherst, University of Massachusetts, 166 p. Metz, C. (1984), Le signifiant imaginaire ; psychanalyse et cinéma, Paris, C. Bourgeois, 370 p. Mulvey, L. (1989), Visual and other pleasures, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, p. 201 p. Willis, L.P. (2005), Requiem for a dream : Le cinéma comme critique de la culture, Montréal, Université du Québec à Montréal, 130 p. Žižek, S. (2005), Interrogating the real. New York, Continuum, 381 p. Žižek, S. (2006), How to read Lacan. New York, W.W. Norton & Co., 132 p.
Sur Thirteen :
adolescence et cinéma
David Le Breton
Thirteen est le premier long métrage de Catherine Hardwicke, sur un scénario qu’elle a coécrit avec l’une des jeunes comédiennes, Nikki Reed, qui a vécu elle-même cette transformation identitaire avant de prendre du recul. Dans la distribution, on trouve notamment une formidable Holly Hunter dans le rôle d’une mère aimante et dépassée par le comportement de sa fille. Thirteen est une plongée sans concession dans l’univers de la Girl culture wasp (white, anglo-saxon, protestant). Le film suit la métamorphose de Tracy, qui joue avec sa poupée Barbie et ses ours en peluche avant de brusquement se transformer, en quelques semaines, en une adolescente hantée par son style, ses perçages, la fête et les garçons. Le déclic vient sans doute des sourires ironiques qu’elle essuyait dans son lycée et du commentaire d’une de ses condisciples qui se moque d’elle en désignant ses chaussettes « Elle sort de la crèche, celle-là ! ». Insulte suprême qui amènera le soir même Tracy à jeter à la poubelle non seulement ses chaussettes, mais aussi toute sa panoplie de petite fille.
Tracy : une adolescente face à ses parents Tracy reproche à sa mère sa condition modeste, sa générosité qui l’amène à donner son temps sans compter, à ouvrir sa maison pour accueillir des proches. Elle ne tolère pas sa relation amoureuse avec un homme qui sort de prison, ancien toxicomane toujours prêt à rechuter. Tracy se transforme après avoir réussi à se lier d’amitié avec Evie, la fille sans doute la plus popu-
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laire de son lycée, rebelle, insolente, sexy, ultra-chic. Elle cherche à attirer l’attention de cette fille indifférente et moqueuse à son égard. La relation se noue un jour où Tracy surprend Evie et une amie à elle à voler de petits objets de maquillage dans un magasin. Tracy parvient dans les minutes qui suivent à subtiliser le portefeuille d’une femme assise sur un banc en grande conversation sur son cellulaire. L’adolescente revient triomphante auprès des deux filles qui l’accueillent avec jubilation en découvrant une belle somme qui servira à l’achat de vêtements et de chaussures. Dès lors, sous l’égide d’Evie, Tracy se transforme, change son style, passe des heures à se maquiller ou à choisir ses vêtements, se tatoue, adopte des perçages à la langue et au nombril, entre doucement dans le cycle de la drogue, elle devient populaire auprès des garçons, vit dans l’exaltation à chaque sonnerie de portable, tandis que ses relations avec sa mère, qui ne comprend rien à la transformation de sa fille, se dégradent. Le film raconte l’histoire de deux filles en pleine détresse qui cherchent passionnément une reconnaissance absente de leur vie quotidienne. Le père de Tracy, remarié avec des enfants, n’est jamais disponible pour venir la voir, et quand il vient, il ne peut s’empêcher de répondre en permanence à son cellulaire lorsqu’il sonne, incapable d’écouter sa fille en pleine détresse. Quant à Evie, ses parents sont morts, et elle vit avec une tante toxicomane et indisponible. Elle n’a de chance d’exister que par son style et l’attirance qu’elle provoque chez les garçons. Elle ne cesse de manipuler les gens qui l’entourent, même ceux qu’elle aime, sacrifiant d’ailleurs pour finir son amitié avec Tracy, à défaut d’avoir intégré les codes pour se situer dans la réciprocité avec les autres. Dans une scène clé, alors que le père de Tracy vient de lui dire maladroitement qu’il est indisponible pour elle et qu’il se dirige vers sa voiture, il croise son fils qui le complimente sur sa voiture (alors qu’il ne paie pas la pension alimentaire à son ancienne compagne). Il tente un instant de renouer l’ancienne complicité avec son fils, sans y parvenir. Tandis que ce dernier lui dit combien Tracy va mal, il s’emporte et exige qu’on lui explique enfin « où est le problème ! ». Désengagé, il part en colère, n’ayant aucunement compris la détresse de sa fille. De même, dans les premières scènes de Elephant de Gus Van Sant, le fils demande à son père alcoolique qui louvoie sur la route en accrochant d’autres voitures et en affleurant les piétons et les cyclistes, de lui céder le volant. Arrivé au lycée, le fils veut que son frère revienne le chercher « Mais où est le putain de problème », dit le père devant son fils que l’on retrouvera plus tard les larmes aux yeux. Le cinéma américain de ces dernières années de Mystic River (2003) à Ken Parc (2002) n’est pas tendre pour les pères dont le détachement est
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souvent lié à la détresse de leurs enfants. Le père absent et indifférent de Tracy fait écho à celui disparu d’Evie, élevée par sa tante.
Consommer des marques La culture des pairs supplante celle des pères, la transmission s’efface devant l’imitation. On doit dès lors être à la hauteur du regard des autres, ceux de sa classe d’âge, même s’il faut pour cela se battre avec ses parents. L’une des terreurs des cours de récréation des collèges ou des lycées est de passer pour un « bouffon ». L’estime de soi ne vient plus de l’adhésion à des valeurs unanimes structurant le lien social, elle ne s’alimente plus dans le miroir des aînés mais dans celui des pairs. La disparition des grands récits, l’autonomie de l’individu et la fragmentation du lien social déplacent le foyer de l’estime de soi vers le regard des autres les plus proches, non plus les parents dont l’amour est acquis, mais celui impitoyable des pairs dont le jugement s’énonce moins sur un mode moral que dans la coïncidence ou non à des modèles ambiants et provisoires du groupe. Le jeune devient d’autant plus dépendant de l’opinion des autres que les valeurs qui structurent son rapport au monde sont toujours changeantes et liées essentiellement à l’univers de la consommation. L’adolescent trouve son héros dans un autre adolescent quelconque. Cet engouement pour la consommation et l’éclatement des systèmes symboliques, rendent difficile la transmission aux jeunes générations des repères susceptibles de fonder culturellement et socialement le sentiment personnel de sa valeur propre d’individu. Le passage propice et incontestable vers l’âge d’homme n’est pas octroyé d’emblée par la naissance et le fait de grandir. Les chemins ne sont plus tout tracés, aucun lendemain qui chante n’est promis par une quelconque idéologie. Le consumérisme est la seule référence, une révérence. Ce sont des adolescents choyés, couvés par le marketing, et qui n’ignorent pas la valeur qu’on leur prête, surtout en tant que fils ou fille unique pour la plupart, d’où leur assurance et leur habitude de prendre la pose. Rapport au monde de consommateurs comblés et sans état d’âme. Hédonisme de l’instant étayé par l’ambiance dans laquelle ils baignent. La moindre frustration est insupportable, la moindre attente. Le plaisir immédiat leur est une morale d’évidence. La jeunesse est devenue un mot d’ordre économique. Son conformisme tranche avec les générations antérieures. Elle est une cible permanente et consentante de la publicité. Son consumérisme passionné en fait une manne pour l’industrie informatique, les producteurs de jeux vidéo, de CD, de
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portables, etc. Il est difficile pour les adolescents d’aujourd’hui de faire l’expérience de leur différence dans un contexte de formatage généralisé à travers les styles en vigueur sur le moment dans les supermarchés. Il leur importe de se conformer sous peine d’en subir les conséquences. « Pour être soi, il faut d’abord être comme les autres » (Dubet, 1996 : 74). La démarcation de soi, qui demeure une problématique essentielle de l’adolescence, induit la fascination de se mettre en scène, mais elle reste au sein du système, en la caricaturant même à son plus grand profit, notamment à travers le souci d’objets, de vêtements, de chaussures de marque, etc. Ce ne sont plus les qualités personnelles qui l’emportent, mais une sagacité de choix parmi les offres du marché. À travers la publicité, la révérence aux marques commerciales procure une identité provisoire, des repères pour se situer. Des marques commerciales impriment leur logo sur la peau des personnages mis en scène lors des campagnes publicitaires comme s’ils n’étaient que les clones de la marchandise. Des jeunes, par goût, se tatouent ces mêmes logos. « La marque n’est plus le signe qui individualise et différencie l’individu, écrit B. Heilbrunn, mais au contraire celui qui l’indifférencie et l’inclut au sein d’une communauté d’individus-consommateurs à laquelle il devient de plus en plus difficile d’échapper » (Helbrunn, 2001 : 49). Inscrire un logo sur son corps ou porter sur soi les objets de la marque revient à s’incorporer au style de vie que les spots publicitaires mettent en scène. Les adolescents d’aujourd’hui naissent et grandissent dans le monde de la consommation et de la permanence visuelle et auditive de la publicité. Cette dernière revêt à leurs yeux une importance significative ; elle filtre le réel et suggère une voie royale de comprenhension et d’appropriation du monde en transformant sa complexité et son ambivalence en une poignée de signes. La publicité devient pour beaucoup d’adolescents une matrice identitaire, une façon de rester dans le coup malgré les difficultés à se construire comme sujet (Ariès, 2003). Elle procure à bon compte des repères pour exister. La tyrannie du regard des autres frappe différemment les garçons et les filles. Ces dernières n’éprouvent pas le besoin de faire leurs preuves aux yeux de leurs compagnes, mais de briller plutôt en tant que femmes aux yeux des garçons. Elles cherchent leurs modèles dans les émissions people ou de téléréalité. L’impératif de représentation touche de plein fouet les adolescentes, à travers la nécessité de séduire pour exister. Parfois, à peine pubères, elles parent leur corps comme un instrument de légitimation de soi, elles le dénudent en partie, le mettent en valeur, le maquillent, le coiffent, le revêtent de perçages, de tatouages ou de bijoux afin de se fabriquer un style et une seconde peau. À cette panoplie de parures et de transformations
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s’ajoutent des jeans taille basse, des shorts, une allure faussement désinvolte et des régimes minceur ; les adolescentes s’épuisent dans le désir de ressembler à une vedette quelconque à laquelle elles s’identifient. Se rendre populaires et désirables, exister au moins sur la valeur de leur apparence devient une raison de vivre. Une enveloppe de signes s’efforce de conjurer la peur quant à un univers intérieur non encore élaboré. À l’image des héroïnes du film Thirteen, nombre d’adolescentes volent des vêtements ou des objets nécessaires à leur style, à défaut de pouvoir les payer. Le vol à l’étalage est une manière de rester dans la course de la séduction malgré le manque de moyens. Culture du provisoire, de la satisfaction immédiate, d’une obsolescence assumée, la culture du temps, chez les adolescents, est celle de l’immédiat, de la vitesse, elle n’est plus de l’ordre de la projection dans la durée (Lachance, cet ouvrage). Un monde régi par le spectacle des signes et la tyrannie du regard des autres ne laisse guère de place à l’intériorité. La surface est la seule profondeur à affirmer. L’image est la voie de la reconnaissance de soi si elle est validée par les pairs. Il ne s’agit plus d’être soi par ce que l’on fait mais par ce que l’on affiche. L’image offre en outre la possibilité d’une inlassable exploration des possibles en tenant compte de l’obsolescence de l’offre.
Marquer le corps À l’image de la mère de Tracy, même si elle tente de se battre, et plus encore de la tutrice toxicomane d’Evie, la génération antérieure est démunie devant ses enfants. Pour les jeunes, l’autogénération devient de mise (Lachance et Dupont, cet ouvrage). Une génération isolée sur elle-même, puisant ses ressources à partir de son expérience limitée. L’existence se décline en fragments, en épisodes dépareillés, que seul l’individu peut lier à travers le récit qu’il opère sur son cheminement personnel, elle est un collage dont il s’efforce de maintenir la cohérence. Le souci de l’adolescence, c’est l’institution de soi dans la séparation des parents, l’émancipation de la cellule familiale. Embarrassé par un corps en proie aux transformations pubertaires, l’adolescent peine à s’établir dans ces nouvelles orientations où il commence à se détacher de la tutelle de ses parents et à voler de ses propres ailes. Il s’efforce de borner symboliquement son espace à la fois intérieur et extérieur, de fixer les limites de sens pour se sentir exister sans être envahi. Il sépare son univers de celui de ses parents, développe une vie secrète inaccessible à ses parents à travers ses amitiés, ses amours, ses loisirs, son journal intime
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ou son blogue, etc. Il ne supporte plus que ses parents entrent dans sa chambre, fouillent dans ses affaires, il s’invente parfois un prénom nouveau ou un surnom comme pour renaître, il signe son corps comme lui appartenant à travers perçages et tatouages, se vêt d’une seconde peau (manière de s’habiller, de se coiffer, de se maquiller, de porter un foulard ou un voile, des marques commerciales, etc.). La famille cesse peu à peu d’être le refuge, le centre de gravité de l’existence du jeune, ses espaces transitionnels se déplacent vers les pairs. L’engouement pour les marques corporelles (tatouages, perçages, etc.) peut aussi être analysé comme une volonté de chercher ses « marques » avec le monde sous une forme ludique, au plus proche de soi, avec son corps. Pour sauver sa peau, on fait peau neuve, d’où l’importance également des blessures corporelles délibérées (incisions, scarifications, etc.) sur le versant, cette fois, de la détresse. Les scarifications interviennent dans une situation de souffrance et d’impuissance, d’impossibilité de mettre la tension hors de soi. Devant la paralysie de toute possibilité d’action, elles rétablissent une ligne d’orientation, elles ramènent l’individu au sentiment de sa présence. Actes de passage, souvent lucides sur le moment ou après coup, franchissement in extremis d’une passe dangereuse (Le Breton, 2007), les scarifications sont une manière de négocier un entre-deux intolérable. La douleur, l’incision, le sang endiguent le trop-plein d’une souffrance débordante et écrasante et rappellent au sujet qu’il est vivant à travers la brutale sensation d’existence que signe l’effraction cutanée. L’impossibilité de sortir de la situation par le langage force le passage par le corps pour décharger la tension. La trace corporelle porte la souffrance à la surface de soi, là où elle devient visible et contrôlable. On l’extirpe d’une intériorité qui paraît comme un gouffre. C’est l’ultime tentative de se maintenir au monde, de trouver une prise. Nombre d’adolescents y recourent comme à une forme de régulation de leurs tensions. Nul ne soupçonne leur comportement. Souvent, ils n’en parlent à personne, continuant à éprouver un sentiment de honte d’avoir vécu une telle expérience. Tracy s’entaille régulièrement, chaque fois qu’elle doit faire face à une frustration, notamment dans sa relation douloureuse avec son père. Un monde qui ne se donne plus d’emblée à la volonté est invivable, et il faut se purger de la violence de l’émotion ressentie. Si la peau est une voie de salut pour les uns, elle est, pour les autres, l’écran insupportable qui les empêche d’exister sans avoir à rendre compte. Cela explique le surgissement d’autres marques corporelles touchant surtout les adolescentes dans un geste de refus : les incisions délibérées dans un contexte de souffrance personnelle.
Sur Thirteen
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C’est un geste polysémique, dont l’une des significations est le refus inconscient d’être enfermé dans un corps toujours en représentation, assigné à une identité insoutenable quant à un monde où l’on ne se reconnaît pas (Le Breton, 2003). Les incisions sont une volonté de s’arracher à un corps qui épingle à soi, de se dépouiller d’une peau qui colle douloureusement au regard des autres. Tentative symbolique de briser l’image. Biffure de soi comme on raye une phrase malencontreuse. Le corps est en trop et il enferme en soi à la manière d’une prison d’identité. Et Tracy se cherche encore enfant, pas encore femme, prisonnière d’un entre-deux chargé de souffrance La dernière scène est très forte, quand la mère de Tracy découvre, sur la dénonciation d’Evie, que sa fille s’entaille. Scène intense, superbement jouée et filmée, où la tutrice d’Evie dénonce Tracy comme « folle » emportant avec elle Evie, en pleine dérive et que l’on pressent désormais sans autre avenir que le crescendo de la drogue. La mère de Tracy serre sa fille contre elle, sans la lâcher, lui disant qu’elle l’aime malgré ce qu’elle s’est fait. Les deux femmes s’allongent sur le lit, Tracy toujours dans les bras de sa mère. Elle est contenue, elle retrouve peu à peu ses limites, elle s’endort. Thirteen est à mes yeux l’un des grands films sur l’adolescence, à la fois témoignage sociologique et œuvre de création, avec des comédiens à fleur de peau. Une caméra sensible qui épouse les mouvements des personnages sans s’y perdre, en sachant aussi calmer le jeu.
Bibliographie Ariès, P. (2003), Putain de ta marque !, Villeurbanne, Golias, 526 p. Dubet, F., et D. Martuccelli (1996), À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 372 p. Helbrunn, B. (2001), « Marquer les produits, marquer les corps », Cultures en mouvement, n°39. Le Breton, D. (2007), En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 362 p. Le Breton, D. (2003), La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 142 p.
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Résultats d’une enquête : jeunes et cinéma
Lydie Fahy, Frédéric Kremble et Carole Litzelmann
Lors d’une enquête qualitative, nous avons interrogé 18 adolescents et adolescentes âgés de 15 à 17 ans, afin de connaître la manière dont ils déterminent leurs films préférés et prennent position par rapport aux personnages, à leurs prises de risque notamment1. Notre enquête révèle, entre autres, que le cinéma est un moyen à la fois de se rapprocher de leurs pairs, tout en s’éloignant des plus jeunes. Dans ce contexte, le culte porté à certains films trouverait une nouvelle explication.
Le film dans le quotidien des adolescents Plusieurs jeunes de l’enquête assimilent leur groupe d’amis à ceux que l’on peut trouver dans des films tels que American Pie (1999). Ainsi, David, 16 ans, associe sa propre bande de copains à celle que l’on trouve dans ce film : « Ouais, j’ai l’impression de retrouver mes potes […]. Si on fait un truc, c’est comme ça, pour délirer ». Les jeunes restent majoritairement attachés à des personnages « communs », « ordinaires », ou ils collent à la 1. Cette enquête a été réalisée à l’IFCAAD (École de travail social, Schiltigheim) par les étudiants : Martine Stehlin, Claire Metzger, Sylvia Kelhetter, Perrine Braesh, Frédéric Krembel, ??? Schlennstedt, Lydie Fahy, Déborah Stirn, Caty Mansching, Yann Arroyo, Aurélie Blaess, Céline Kindelsberg, Céline Pfister, Aline Flammand, Nadia Mattel-Clauss et Salomé Marx, sous la supervision de Jocelyn Lachance.
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
dimension humaine des personnages irréels. Il semblerait qu’ils se reconnaissent plus facilement dans un super-héros (comme Spiderman) : « J’aime bien Guillaume Canet, en commun avec lui... ben, il a souvent des rôles d’adolescents. C’est peut-être pour ça que je l’aime bien » (Margot, 16 ans). Une certaine proximité semble nécessaire pour s’identifier à un personnage : c’est donc davantage le réalisme qui touche ces jeunes que la fiction qui l’entoure. Certains films peuvent avoir une influence sur les jeunes par rapport aux activités qu’ils pratiquent ou veulent pratiquer. Leur discours abonde en ce sens, s’inscrivant parfois dans leur quête identitaire. Par exemple, le film favori de Donovan (16 ans) est Backdraft (1991), car il lui a donné envie d’être pompier ; le personnage principal est son idole, il avoue l’imiter dans sa manière de penser et d’être. Pour d’autres adolescents, le choix d’un film préféré se fait en fonction des acteurs. Ils distinguent alors ce dernier du personnage qu’il incarne, notamment lorsqu’il s’agit de personnages violents. « Dans les films je les aime bien parce que j’aime bien les acteurs, j’aime bien comme ils jouent, mais en réalité je les aime pas du tout » (Alexis, 16 ans). La plupart des adolescents interrogés nous confient qu’ils regardent des films environ une fois par jour, souvent seuls pour passer le temps. « Généralement le soir quand il n’y a rien à faire » (Dimitri, 16 ans) ; « J’aime bien regarder la télé toute seule » (Emeline, 16 ans). Plusieurs semblent regarder des films plus par habitude que par envie. D’autres préfèrent visionner ces films le week-end entre amis : « Avec les copains le week-end parce que ça passe le temps et j’aime bien être avec eux » (Angélique, 17 ans). Il s’agirait pour eux d’une occasion de jouir d’un instant de liberté où ils se dégagent de l’univers familial, de se retrouver entre pairs. Ainsi, le film permet de se sentir moins seul, ou d’être seul en présence de l’autre. Mais regarder un film reste une manière de participer à cet univers juvénile. Plusieurs jeunes affirment que ces films alimentent des discussions entre amis, ce qui leur permet d’échanger, de partager des observations, des sentiments entre eux. Certains reprennent des répliques de films cultes dans le but de se divertir entre amis, « pour délirer » (Alexis, 16 ans). Ils insistent sur le fait que ce n’est pas pour s’identifier au personnage, revêtir une autre personnalité, mais bien pour rire entre eux : « Ca me fait marrer. Star Wars, par exemple, quand il dit ‘‘ je suis ton père ! ’’ » (Allan, 15 ans). Une fois de plus, le cinéma ne se cantonne pas à l’écran : il pénètre le quotidien de ces adolescents et renforce le lien social.
Résultats d’une enquête : jeunes et cinéma
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Je regarde des films d’adulte : je ne suis plus un enfant ! Ces adolescents se démarquent du monde de l’enfance avec les films qu’ils choisissent et qu’ils regardent. L’une de nos répondantes évoque que les images pornographiques peuvent être choquantes pour les enfants, comme nous le dit Laura, 17 ans : « C’est pas bien que ça passe à la télé, je trouve, même si ça passe tard parce que des enfants peuvent tomber dessus. » Cette tendance à distinguer des films, non pas destinés aux adultes, mais interdits aux enfants, est récurrente dans les réponses des adolescents. Affirmer qu’une image ne choque pas revient ici à dire que l’on est assez grand pour la voir. Le visionnage d’une scène violente peut marquer l’esprit par sa cruauté, son réalisme, mais surtout par sa mise en scène d’après ce qu’en disent la plupart des adolescents. Dans certaines scènes, on peut voir bien des détails et entendre parfaitement chacun des petits bruits (souvent amplifiés dans certains films d’horreur, comme les coups de couteau). En plus de cet étalage de détails frissonnants, la musique et l’éclairage jouent un rôle majeur pour entretenir cette ambiance. Être choqué ou effrayé est acceptable, dans la mesure où l’épreuve traversée prouve que ces jeunes ne sont effectivement plus des enfants. Nos répondants n’affirment donc pas qu’ils sont insensibles, mais plutôt qu’ils résistent à leurs émotions. L’épreuve consiste parfois à surmonter son dégoût, car le réalisme de certaines scènes évoque qu’elles pourraient se reproduire dans la vraie vie. « J’ai peur parce que ça pourrait arriver en vrai » (Laura, 17 ans). Les jeunes filles sont sensibles aux scènes de viol et manifestent de l’empathie envers la victime, mais les regardent tout de même : « Oui j’ai déjà regardé une scène de viol, pour une fille c’est assez difficile à regarder car ça nous renvoie à ce qu’on pourrait vivre, on se met dans la peau du personnage et on imagine la douleur qu’elle est en train de vivre à ce moment-là » (Solène, 17 ans). Devant des films d’horreur, il est aussi possible de « tenir le coup », de visionner ces films qui ne sont pas pour les enfants. Rire de la violence est aussi une manière d’affirmer que l’on passe outre le caractère choquant de certaines images. C’est vraisemblablement le côté grotesque de certaines scènes qui les amusent : « Ben, j’aime bien voir les gens que j’aime pas se faire taper ou quand il y a de la violence qui est drôle au cinéma, genre Scary movie » (Allan, 15 ans) ; « Quand c’était vraiment trop débile, c’était surnaturel. Quand il se passe des choses qui sont impossibles mais ça arrive quand même à la personne » (Céline, 15 ans).
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
L’exagération est donc une bonne raison pour rire de la violence, ce qui est partagé par plusieurs. La majorité de nos répondants disent ne pas respecter l’âge limite signalé à l’écran, car ils ont le sentiment de ne pas être concernés par cette réglementation : « Quand j’étais petit, je regardais des films interdits par exemple au moins de 12 ans. Mais je les regardais, ça ne me choquait pas. Je savais que c’était un film. Ensuite, il y a certains films qui peuvent vraiment choquer les enfants » (Alexis, 16 ans) ; « Parce qu’il y a certains films qui peuvent choquer plus de personnes que d’autres et moi j’estime que les films d’horreur ça me dérange pas, même s’il est interdit au moins de 18 ans » (Margot, 16 ans) ; « En plus les sujets sur l’alcool et le sexe je connais, donc je ne vois vraiment pas pourquoi je n’aurais pas le droit de les regarder » (Solène, 17 ans). Lorsqu’ils regardent des films, les adolescents s’affirment adultes. Plus encore, en regardant ces films, ils signifient aux yeux de leurs pairs, mais certainement aussi aux yeux des adultes, qu’ils ne sont plus des enfants. Le cinéma est une manière de resserrer les liens avec les autres adolescents, tout en se distinguant des plus jeunes. L’investissement de l’univers cinématographique s’inscrit donc dans une quête de distinction et d’appartenance. Aimer un film, jusqu’à en faire son film culte, ne s’explique pas simplement par une passion incontrôlée : il souligne la volonté d’être avec les autres, parfois comme les autres, mais surtout sans les autres enfants...
Pour conclure :
un film culte est…
Hugues Paris, Jocelyn Lachance et Sébastien Dupont
… imprévisible et atypique Le film culte n’appartient à aucun genre en particulier. Il ne peut se définir de son simple succès, de son registre (l’horreur, la science-fiction, l’humour, la romance…) ou de son mode de production. Bien au contraire, nombre des films cultes ne sont pas des blockbusters calibrés par des studios comme des produits de consommation. La plupart sont réalisés par des cinéastes qui, sans être obligatoirement marginaux, demeurent dans une relative indépendance et une liberté de ton. Nicholas Ray, l’auteur de la Fureur de vivre, est un cinéaste marginal dans l’univers des studios ; George Lucas produit lui-même, comme Quentin Tarantino, ses propres films. Les films d’horreur cultes sont à leur début des films de série B. Il ne faudrait pas croire que tout film marginal est amené à devenir culte, ni que toutes les productions des grandes Majors y échouent toujours. Le succès de Titanic auprès des adolescents en est un contre-exemple. Aucune recette de production ne semble applicable au film culte.
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
… révélateur de l’avenir en germe dans le présent À chaque génération ses films cultes. Ils ne traitent pas des préoccupations d’une époque, ils les pressentent, les précèdent. Ils sont la vibration amplifiée du bruissement d’une génération en construction. La fureur de vivre parle d’une génération en train de naître, celle du rock’n’roll, de sa révolte à venir. Scarface est une allégorie terrible et jouissive de l’individualisme libéral qui s’épanouira dans les années 1980 à 1990. Dans un autre registre, le projet de Lucas – construire un conte de fée pour garçons – est à contre courant de toute la production de l’époque et pourtant répond parfaitement à l’aspiration d’une génération sans repère, sans Dieu ni maître. Matrix nous plonge, dix ans avant son explosion, dans ce nouvel espace, psychique et social, qu’est le virtuel. Le film culte préfigure, il met en scène, en images dans une sorte de prescience hallucinée et pourtant immédiatement compréhensible, une problématique à venir, un rapport nouveau au monde. Ils révèlent le présent latent d’une génération qui, à défaut de trouver des mots pour le définir, trouve des images, des idoles.
… cultuel puis culturel Le film doit dépasser le cadre de l’écran : un film culte est objet d’un rituel quasi religieux dans sa forme, un de ces rituels privés, groupaux, créés par une génération pour permettre un passage initiatique. Objets dérivés, images, affiches, échanges rituels de répliques, autant d’icônes, de gestes « cultuels » qui construisent un univers culturel, qui permettent de se reconnaître comme pairs, de marquer non pas le passage à l’âge adulte mais le passage à l’âge d’« ado ». C’est le fandom. Le cinéma, par son usage obligatoirement communautaire, la salle, et souvent groupal, la « sortie », favorise la communion avec l’autre dans le moment cathartique de la vision puis la construction de récits communs, d’échanges trans-générationnels et surtout intra-générationnels. Dépassement du vert paradis de l’enfance, confrontation d’un discours adulte, celui de la critique, des journaux de cinéma, à celui de pairs par les fanzines, les sites Internet, qui dépassent et amplifient les discussions. Re-voir le même film, ré-écouter sa musique, re-prendre ses dialogues, le reproduire, le parodier… autant de manières de répéter le culte jusqu’à l’élever au rang de culture.
Pour conclure : un film culte est...
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… un miroir et un écran de la psychologie adolescente
Le film culte entretient un rapport singulier avec l’organisation psychique de l’adolescent. Tout à la fois miroir et projection, il met en scène des scénarios fantasmatiques invariants et structurants : meurtre du père, vacillement de l’identité sexuée, dépersonnalisation et dépression. Il met en images les questions toujours à reposer : celle de la rencontre amoureuse, de l’autre, autre sexe, autre désirant ; celle de l’origine ; celle du désir, de la scène effacée, la scène primitive. Qu’il soit construit comme un conte (Star Wars), comme une parabole (Matrix, Fight club, Le grand bleu), le film se charpente, derrière un univers esthétique puissant et novateur, sur ces questions originelles. Le film d’horreur, film de genre dont la consommation aussi frénétique qu’horrifique ne semble toucher que la jeunesse, s’éclaire si on découvre derrière la variété de ses formes la métaphore de l’angoisse pubertaire. Enfin le film culte est aussi miroir, paradigme générationnel fulgurant qui contient toutes les interrogations inarticulées, les angoisses sourdes d’une classe d’âge. Il cristallise dans un mythe ce que l’existence adolescente disperse. Miroir déformant, amplifiant des angoisses de l’adolescent, projection métaphorisée, symbolisée du questionnement pubertaire dans son universalité, le film culte construit l’adolescent. Nous avons bien conscience que d’aucuns s’offusqueront en lisant cet ouvrage de ne pas retrouver LEUR film culte. Le film culte, nous le savons bien, est un objet psychique structurant, internalisé, narcissiquement gardé et adoré par chacun de nous dans son moi. Il est un des agents de notre identité, cette identité toujours en construction dans l’interaction du sujet avec les autres et leurs productions, artistique, laborieuse, intellectuelle, amoureuse... Dis-moi quel est ton film culte, je te dirai qui tu es…
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Liste des auteurs
Brice Courty, psychologue et doctorant en psychologie à l’Université Paris Diderot. Sébastien Dupont, psychologue au Centre hospitalier d’Erstein (France) et docteur en psychologie de l’Université de Strasbourg. Lydie Fahy, stagiaire moniteur-éducateur (IFCAAD, Schiltigheim). Thierry Goguel d’Allondans, anthropologue, formateur en travail social (IFCAAD, Schiltigheim), maître de conférences à l’IUFM d’Alsace et chercheur associé au laboratoire « Cultures et Société en Europe » − UMR 7043 CNRS. Agnès Gras-Vincendon, pédopsychiatre, Hôpitaux universitaires de Strasbourg. Thierry Jandrok, docteur en psychologie à l’Université de Strasbourg, psychologue clinicien, Établissement public de santé Alsace Nord (EPSAN) et Chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Denis Jeffrey, professeur d’éthique à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval. Marc Joly-Corcoran, réalisateur, documentariste, photographe et doctorant en études cinématographiques à l’Université de Montréal. Frédéric Kremble, stagiaire moniteur-éducateur (IFCAAD, Schiltigheim). Jocelyn Lachance, doctorant en sociologie et sciences de l’éducation à l’Université de Strasbourg et à l’Université Laval ; laboratoire « Cultures et Société en Europe » et Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). David Le Breton, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, laboratoire « Cultures et Société en Europe » – UMR 7043 CNRS. Carole Litzelmann, stagiaire moniteur-éducateur (IFCAAD, Schiltigheim). Vincent Lowy, documentariste, maître de conférences à l’Université de Strasbourg. Hugues Paris, psychanalyste, psychiatre et chargé de cours à l’Université de Strasbourg.
Farid Rahmani, sociologue, chercheur associé au laboratoire « Cultures et Sociétés en Europe » à l’Université de Strasbourg, formateur en travail social (IFCAAD, Schiltigheim), coordinateur des animations de rue au Centre social et culturel du Neuhof à Strasbourg. Philippe St-Germain, doctorant en sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal. Hubert Stoecklin, psychiatre, psychanalyste, critique musical, Castres. Louis Paul Willis, doctorant en études cinématographiques à l’Université de Montréal et professeur invité à l’UER en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.
Index des films cités (Classement chronologique)
Avant 1945 Nosferatu (Friedrich Murnau, 1922) Les temps modernes (Modern Times, Charlie Chaplin, 1936) Rue sans issue (Kingsley, 1937) Je suis un criminel (They made me a criminal, Busby Berkeley, 1939) Casablanca (Curtiz, 1942)
1950-1959 Les amants de la nuit (They live by night, Nicholas Ray, 1948) L’équipée sauvage (The wild one, Laslo Benedek, 1953) Graine de violence (Blackboard jungle, Richard Brooks,1955) La fureur de vivre (Rebel without a cause, Nicholas Rey, 1955)
1960-1969 La Dolce Vita (Federico Fellini,1960) À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960) Psychose (Psycho, Alfred Hitchcock, 1960) West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961)
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) 2001 : L’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, Stanley Kubrick,1968) La nuit des morts vivants (Night of the Living Dead, George A. Romero, 1968) Easy Rider (Denis Hopper, 1969) More (Barbet Schroeder, 1969)
1970-1979 El Topo (Alejandro Jodorowsky, 1970) Orange mécanique (A Clockwork Orange, Stanley Kubrick, 1971) Pink Flamingos (John Waters, 1972) Tout, tout de suite (The harder they come, Henzell, 1972) American Graffiti (Stanley Kubrick, 1973) Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, Tobe Hooper, 1974) The Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, 1975) À nous les petites anglaises ! (Michel Lang, 1975) La fièvre du samedi soir (Saturday Night Fever, John Badham, 1977) La guerre des étoiles − Un nouvel espoir (A new hope, George Lucas, 1977) Les bronzés (Patrice Leconte, 1978) Grease (Randal Kleiser, 1978) La nuit des masques (Halloween, John Carpenter, 1978) Eraserhead (David Lynch, 1978)
1980-1989 La guerre des étoiles − L’empire contre-attaque (The empire strikes back, Irvin Kershner, 1980) Vendredi 13 (Friday the 13th, Sean S. Cunningham, 1980) La boum (Claude Pinoteau, 1980)
Index des films cités
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Le loup garou de Londres (John Landis, 1981). Blade Runner (Ridley Scott, 1982) La guerre des étoiles – Le retour du Jedi (Star Wars – Return of the Jedi, Richard Marquand, 1983) Flash dance (Adrian Lyne, 1983) Thriller (John Landis,1983) Scarface (Brian De Palma, 1983) Les griffes de la nuit (A nightmare on Elm Street, Wes Graven, 1984) Teen Wolf (Rod Daniel,1985) Retour vers le futur (Back to the future, Robert Zemeckis, 1985) Top Gun (Tony Scott, 1986) Dirty Dancing (Emile Ardolino, 1987) Le grand bleu (Luc Besson, 1988) Le cercle des poètes disparus (Dead Poets Society, Peter Weir, 1989)
1990-1999 C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoit Poelvoorde, 1992) Wayne’s world (Penelope Spheeris, 1992). Les nuits fauves (Cyril Collard, 1992) Pulp Fiction (Quintin Tarantino,1994) Tueurs nés (Natural born killers, Oliver Stone, 1994) Le péril jeune (Cédric Klapisch, 1995) La haine (Mathieu Kassovitz, 1995) Ghost in the Shell (Mamoru Oshii, 1995) Trainspotting (Danny Boyle, 1996) Scream (Wes Craven, 1996) Le loup garou de Paris (Anthony Waller, 1997). Titanic (James Cameron, 1997)
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Films cultes et culte du film chez les jeunes
Fight Club (David Fincher, 1999) Matrix (The Matrix, Andy et Larry Wachowski, 1999)
2000-2008 Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000) Scary Movie (Keenen Ivory Wayans, 2000) Ginger Snaps (John Fawcett, 2000) Ken Park (Larry Clark, 2002) Thirteen (Catherine Hardwicke, 2003) Mystic River (Clint Eastwood, 2003) Elephant (Gus Van Sant, 2003) Underworld (Lens Wiseman, 2003) Kill Bill – Vol. 1 & 2 (Quentin Tarentino, 2003, 2004) Ginger Snaps II (Brett Sullivan, 2004) Ginger Snaps III (Grant Harvey, 2004)