TEXTES A L’APPUI
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pierre-eric tixier
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TEXTES A L’APPUI
sous la direction de
pierre-eric tixier
du monopole au marché les stratégies de modernisation des entreprises publiques
publié avec le concours du ministère de l’emploi et de la solidarité (direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques)
ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue abel-hovelacque PARIS XIIIe 2002
Remerciements Nous remercions l’ensemble des personnes que nous avons interviewées au cours de ces dernières années et qui ont bien voulu répondre à nos multiples sollicitations pour comprendre leurs univers sociaux, ainsi que les entreprises qui nous ont laissés effectuer ces enquêtes et, la plupart du temps, les ont financées.
Catalogage Électre-Bibliographie TIXIER, Pierre-Eric Du monopole au marché : les stratégies de modernisation des entreprises publiques / collab. Renaud Damesin, Patricia Maingenaud, Claire Guélaud et al. – Paris : La Découverte, 2002. – (Textes à l’appui) ISBN 2-7071-3617-4 Rameau : entreprises publiques : France : gestion entreprises : réorganisation : France Dewey : 338.5 : Économie de la production. Organisation et économie de la production. Microéconomie 658.11 : Gestion des entreprises. Gestion. Généralités Public concerné : Professionnel, spécialiste. Niveau universitaire Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte. Éditions La Découverte & Syros, Paris, 2002.
Introduction
Les entreprises publiques ont fréquemment défrayé la chronique ces dernières années. Elles ont été au centre de différents mouvements sociaux, comme le conflit de novembre-décembre 1995 qui, pendant trois semaines, a vu les salariés du secteur public descendre dans la rue pour défendre des « acquis » mis à mal par le plan Juppé. Cette présence dans l’actualité, provoquée par l’inquiétude de personnels désireux de sauvegarder ce qu’ils considèrent comme des droits structurant des conditions de vie au travail, des modes de rémunération, de construction des carrières et de formes de dialogue social, pose à l’évidence des problèmes de gouvernance. En France, les entreprises publiques occupent une place singulière. Elles ont été au cœur de la constitution des classes moyennes dans le giron de l’État. Elles ont contribué à la performance de l’État-nation industriel autour de la réussite de grands projets technologiques comme le TGV 1. Et elles ont servi de lieux d’intermédiation en créant un lien social entre le citoyen et l’État. Elles participent donc de ce « modèle français » caractérisé à la fois par l’importance d’un secteur public sous la tutelle de l’État national et par la faiblesse des mécanismes de négociation collective et de régulation intermédiaire. En ce sens, elles apparaissent comme des marqueurs identitaires de la société française. Leur transformation n’a pas seulement des effets internes : elle remet en cause le tissu et les arrangements institutionnels qui 1. E. SULEIMAN, Les ressorts cachés de la réussite française, Seuil, Paris, 1995 ; E. SULEIMAN, G. COURTY, L’âge d’or de l’État, une métamorphose annoncée, Seuil, Paris, 1997.
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lient société nationale, entreprises publiques et mécanismes de régulation collective. D’où une sorte d’« effet sociétal 2 » qu’il est essentiel de comprendre pour conduire paisiblement les changements nécessaires. Mais, autant les débats sont nombreux sur les nécessités du changement et la remise en cause des monopoles, autant les politiques internes d’adaptation au marché ont souffert d’un déficit de pédagogie et leurs effets sont peu connus. Les élites françaises ont agi comme si, s’agissant d’un chemin inéluctable, les salariés n’avaient pas de choix, même celui de résister. Elles ont, par là même, négligé les façons de vivre, d’être ensemble, les socles culturels de ces entreprises. Or le passage du monopole au marché se traduit par des remises en cause fondamentales des formes de travail, de gestion des ressources humaines et des relations sociales. Et il peut provoquer un véritable trouble identitaire chez les personnels, qui ne savent plus ce qui fonde leur activité et leurs missions. Pourquoi changer ? Le changement des entreprises publiques se situe au carrefour de plusieurs problématiques : la modernisation du service public, la construction européenne et la mondialisation. Ces différents niveaux de changements se croisent et s’entrelacent. Et composent un cocktail socialement explosif dans un pays aussi fortement centralisé que la France. L’enjeu de la modernisation du service public L’évolution des entreprises publiques a été favorisée par la volonté politique de moderniser le service public, telle qu’elle apparaît dans le décret de novembre 1983 sur les rapports entre usagers et administration, dans les circulaires de février 1989 sur le renouveau du service public et de juillet 1995 sur la réforme de l’État et des services publics. Ces textes traduisent une certaine continuité de la politique de l’État. Le rapport aux usagers y représente un dénominateur commun, un principe de justification. L’usager, comme le note Philippe Warin, « (re)devient la 2. B. GAZIER, D. MARSDEN, J.-J. SILVESTRE, Repenser l’économie du travail, de l’effet d’entreprise à l’effet sociétal, Octarès, Toulouse, 1998.
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introduction
référence ultime du service public, au moment où l’impératif d’efficacité dû à des obligations tant économiques que politiques conduit à opérer de profondes transformations 3 ». Ces orientations sont nourries dans la décennie 1980-1990 d’un « ré-enchantement » de l’entreprise privée proposée comme modèle à un secteur public « ringardisé ». Volonté de réduire les coûts, d’améliorer les prestations offertes, notamment aux plus défavorisés, ou encore d’aller vers une société libérale de type anglosaxon : plusieurs lectures de la modernisation du service public sont possibles. En remettant en cause la notion d’égalité de traitement au sein d’une même catégorie sociale, toutes les réformes possèdent le même effet : elles entraînent un traitement différencié des besoins sociaux sujet à des interprétations contradictoires et elles interrogent la conception normative du « service public à la française ». La dissociation du statut des personnels et des missions de service public, jusque-là amalgamés par les syndicats 4 , interroge d’une part la nature des missions et des garanties à apporter aux citoyens et, d’autre part, celle des compromis sociétaux fondant ces échanges. En 1989, le gouvernement de Michel Rocard annonce que la modernisation de l’État fera l’objet d’un grand « chantier ». Ce dernier vise à transformer les modes de gestion de la main-d’œuvre, à créer un nouveau modèle managérial de l’administration tout en contenant les dépenses publiques, à partir de quatre lignes de force : l’amélioration des relations avec les usagers, l’évaluation des politiques publiques, la rénovation des relations de travail et l’encouragement à la prise de responsabilités. De ces réformes devait découler, au lieu d’une négociation entre l’État et les syndicats, un nouvel équilibre à trois partenaires avec l’usager. La circulaire de juillet 1995 décalque les dispositions prises antérieurement, mais cherche en plus à donner au service public un « caractère supplétif » en modifiant ses normes d’accès. Tout en défendant le « maintien du service public à la française » au niveau européen, le gouvernement Juppé affirme la possibilité de transfert de missions de service public vers des acteurs privés. Cette ouverture au marché peut être interprétée comme une « marchandisation » des services publics. Elle introduit la 3. P. WARIN, « Les services publics : modernisation, découverte de l’usager et conversion libérale », in P. WARIN, Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes, La Découverte, Paris, 1997. 4. É. COHEN, La tentation hexagonale, Fayard, Paris, 1996.
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du monopole au marché
possibilité de rapports de concurrence là où l’État disposait d’une situation de monopole. Derrière ces trois étapes de la modernisation se profile un changement de rationalité de l’État 5 , qui devrait s’apparenter désormais davantage à une instance de régulation. La préoccupation d’un service public plus réactif, centré sur l’usager avec un personnel dont on mesurerait la performance 6, pose, enfin, aux directions des problèmes nouveaux de mobilisation des ressources humaines : comment faire accepter ces transformations, sur quoi construire le changement, quelles stratégies adopter ? La construction européenne et la mondialisation Autre défi encore plus présent : l’Europe, qui modifie le périmètre d’action de la majorité des entreprises publiques 7. Jusqu’au milieu des années quatre-vingt, les services publics avaient été quasi ignorés de la construction européenne et leur définition résultait des cadres nationaux. À partir de l’Acte unique, les choses changent. Ce texte de 1986 visait à préparer, pour janvier 1993, la libre circulation des biens, des services et des capitaux 8, et prévoyait l’instauration, pour ce marché unique, du vote à la majorité. À cet édifice, le traité sur l’Union européenne, adopté à Maastricht en 1991 et entré en vigueur en 1993, ajoute une pierre supplémentaire : il fait le choix d’une économie de marché ouverte, de la libre concurrence, d’une Union économique et monétaire traduite par une monnaie unique et la création d’une banque centrale indépendante. L’objectif est de construire un grand espace économique unifié, considéré comme une source de progrès par tous les États membres, et donc de limiter ce qui entrave le libre jeu de la concurrence, comme les effets de position dominante ou les subventions publiques. Mais, si les traités européens sont clairs sur l’objectif d’une économie de marché, les 5. C. STOFFAËS, Services publics, question d’avenir, Commissariat général au plan, Odile Jacob/La Documentation française, Paris, 1995, et « Le service public en crise », Science de la société, nº 43, 1998 (2). 6. R. FAUROUX, B. SPITZ (sous la dir.), Notre État, le livre vérité de la fonction publique, Robert Laffont, Paris, 2001. 7. P. BAUBY, J.-C. BOUAL, « La prise en compte de la notion de “service public” dans la construction européenne » in P. WARIN, Quelle modernisation des services publics ?, op. cit. Voir aussi J. LECA, Gouvernance et institutions publiques. L’État entre société nationale et mondialisation, Odile Jacob, Paris, 1996. 8. Sur la saga de la libéralisation des marchés, D. RERGIN, J. STANISLAS, The Commanding Heights, Simon & Schuster, New York, 1999.
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introduction
États ont fait des choix différents en matière de services publics et le statut des agents qui en sont chargés varie. Ainsi, en France, où les services publics sont associés à des monopoles, l’électricité était dans ce cas depuis 1946, alors qu’en Belgique elle relève d’agences intercommunales, et qu’en Grande Bretagne elle est complètement privatisée. Cet écart entre les objectifs de la construction européenne et la diversité des pratiques des États membres a posé un problème aigu en France en raison du caractère hautement intégré des entreprises de service public à l’État. Cette forte intégration ne se retrouve dans aucun pays européen et suscite la méfiance de nos voisins portés à y voir « un appareil élaboré pour protéger les monopoles nationaux et les intérêts catégoriels, que le mouvement engagé dans l’Union sur la base du traité vise précisément à démanteler 9 ». Quoi qu’il en soit, les politiques communautaires se développent dans les domaines de l’économie, de l’industrie, des réseaux, de l’environnement, de la solidarité régionale, de la protection des consommateurs et d’une Europe sociale à laquelle ne s’associent pas les Britanniques. « Alors que l’intégration européenne s’était menée jusqu’ici selon la seule logique de la concurrence et du marché, on assisterait à l’émergence possible de deux autres logiques, à la fois en coexistence et en concurrence avec la première, celle de la coopération entre les acteurs des différents pays et celle de la solidarité 10 », analysent Pierre Bauby et Jean-Claude Boual. Il faut, toutefois, attendre le conflit de l’automne 1995 en France et les interrogations parallèles qui se font jour en Allemagne, au Danemark… ou en Italie, pour voir réapparaître la volonté de « rapprocher l’Europe des citoyens » et remettre en cause la conception strictement libérale de l’Acte unique de 1986. Entre 1986 et la période actuelle, se déroule une négociation à quatre entre l’État français, les entreprises publiques, les différentes instances de l’Union européenne et les mouvements sociaux qui ont pesé ou pèsent encore pour obtenir le maintien de certaines spécificités. Cette négociation multiacteurs, pour partie implicite, s’est traduite par un questionnement sur le niveau d’ouverture des monopoles et par des bras de fer entre les différents protagonistes.
9. C. HENRY, Concurrence et services publics dans l’Union européenne, PUF, Paris, 1997, p. 6. 10. P. BAUBY, J.-C. BOUAL, art. cit., p. 311.
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À cela s’ajoute la mondialisation, porteuse de plusieurs phénomènes, notamment de la diffusion d’un « imaginaire de l’effacement » construit autour de l’hypothèse de l’abolition de toute frontière politique, culturelle et historique. Pour l’idéologie ultralibérale, « les marqueurs identitaires non marchands » disparaîtraient au « bénéfice exclusif du marché 11 ». D’où un déplacement de la formation des compromis sociaux de l’espace national vers l’espace mondial et une remise en cause de la position des classes moyennes qui éprouveraient de profondes difficultés à évoluer dans cet espace mondialisé. Dans cette pseudo-théorie du changement social, décryptée par Z. Laïdi, il n’y aurait pas d’autres règles que celles du marché, exception faite du droit pénal. Cette évacuation des histoires, des spécificités nationales, pour une nouvelle fusion dans l’espace mondial, ferait de la firme et de l’échange marchand une nouvelle parabole qui s’appliquerait aux individus liés les uns aux autres par une logique du contrat. À partir du milieu des années quatre-vingt, la modernisation du service public, la construction européenne et la mondialisation ont ainsi conjugué leurs effets et injecté dans le social des entreprises publiques un mélange fortement volatil, le changement proposé déplaçant fondamentalement les modes de fonctionnement antérieurs. Comment changer ? S’il existe des débats sur la nécessité du changement, c’est sur les moyens et les politiques concrets que les controverses et les conflits ont été et demeurent les plus forts. Le premier paramètre à prendre en compte pour comprendre la nature des transformations actuelles est l’ouverture des marchés. À cet égard, les entreprises publiques se trouvent dans des situations différentes. La RATP conserve un monopole naturel pour le métro sur la région parisienne. France Télécom se retrouve d’emblée en concurrence au niveau mondial : la mise sur le marché de sa filiale Orange à Londres et à Paris en février 2001 en est un vivant exemple, de même que les mouvements de yo-yo de son cours en Bourse. EDF verra rapidement un tiers de son 11. Z. LAÏDI, « Nous passons de l’économie de marché à la société de marché », Le Monde, 9 juin 1998.
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marché ouvert et veut réaliser 50 % de son chiffre d’affaires à l’international dans cinq ans, et La Poste devrait évoluer dans un marché concurrentiel à partir de 2003. La SNCF elle-même va être en concurrence sur les réseaux régionaux. Ces différences conditionnent la temporalité des changements mais aussi leur nature et leur intensité. Le second enjeu, d’ordre managérial, est lié aux tentatives de décentralisation engagées par les entreprises publiques pour se rapprocher de leur clientèle et améliorer leur qualité de service. La décentralisation des organisations, contraire à leur tradition, déplace les repères. Autrefois chargées d’appliquer des règles et d’accomplir des tâches techniques, les directions locales se voient transformées en responsables des politiques de l’entreprise, souvent sans en avoir l’autonomie ! De plus – et c’est une autre difficulté –, les réformes organisationnelles peuvent être contradictoires. Les dirigeants d’unités doivent-ils rester de loyaux serviteurs du service public, le doigt sur la couture du pantalon, ou devenir des patrons ? En 1989, par exemple, la RATP voulait transformer ses unités décentralisées en centres de profit. Cependant, il est apparu à l’usage que cela n’était pas pertinent, les entrées et les sorties des passagers n’étant pas isolables dans un réseau interconnecté… L’autonomie des unités ayant subi, partout, des coups d’accordéon, les managers ne savent plus à quoi s’en tenir. À EDF, au début des années quatre-vingt-dix, on avait tendance à faire des patrons de PME – des « cow-boys », selon les syndicalistes – et les voilà, dix ans plus tard, transformés en chefs de projet ou d’unité dans une entreprise au périmètre modifié par le regroupement ou la mutualisation de certaines fonctions (la comptabilité, les achats, etc.). À France Télécom, les anciens chefs de service technique doivent devenir des patrons opérationnels responsables du « business » et du dialogue social avec le personnel. La troisième source de tension est le statut des entreprises et celui des personnels, créés à la fin de la Seconde Guerre mondiale en fonction de leurs missions. La modification de ces statuts se révèle fort complexe, particulièrement pour les entreprises publiques qui emploient des fonctionnaires, comme La Poste ou France Télécom. En effet, les textes qui les régissent « appartiennent » à la fonction publique et ne peuvent être modifiés unilatéralement par ces entreprises sauf à donner lieu à des contentieux répétés. Même dans les entreprises dont le personnel ne relève pas de la fonction publique comme EDF, la modification des statuts
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aboutit à des contestations diverses, sinon à de véritables imbroglios juridiques, comme l’annulation, en septembre 1998 par la cour d’appel de Paris, de l’accord du 31 janvier 1997 dont près de 11 000 personnes bénéficiaient. Les statuts des personnels représentent aujourd’hui une sorte de no man’s land juridique, la scène d’une guerre judiciaire à l’issue incertaine et qui est facteur d’instabilité. La transformation des règles de gestion du personnel constitue un autre défi. Autrefois, les agents admis à un concours ou à un examen professionnel étaient nommés dans un grade et faisaient carrière dans un corps, avec des systèmes d’avancement contrôlés par les syndicats. Aujourd’hui, les entreprises publiques tendent à substituer à ces systèmes une évaluation des performances individuelles accompagnée d’entretiens effectués par la hiérarchie, qui mesurent les compétences dans le poste. Ces changements inquiètent une partie des personnels qui craignent d’être évalués sur des critères subjectifs, là où régnaient l’égalitarisme et la promotion à l’ancienneté. Ils sont, dans tous les cas, objets de controverse avec les syndicats qui y lisent l’arbitraire et l’inégalité. De fait, les outils d’évaluation individuelle et les « démarches compétences » sont complexes et difficiles à maîtriser dans le secteur public comme dans le privé. La cinquième dimension introduite par les directions concerne les systèmes de relations professionnelles qui reposaient, traditionnellement, sur des structures paritaires. Y participaient les directions, au nom de l’État, et les syndicats qui représentaient le personnel en fonction du nombre de voix obtenu aux élections professionnelles. Ces instances étaient le siège de débats sur les politiques concernant le personnel ou les réformes organisationnelles. Mais il n’y avait pas d’engagement réciproque entre les parties, les décisions prises relevant toujours du sommet des entreprises. Aux PTT, par exemple, avant la séparation en 1990 de La Poste et de France Télécom, il n’existait pas de négociation proprement dite sur les salaires. Or, en une dizaine d’années, le développement de la négociation collective et la volonté des directions d’affaiblir les instances paritaires bousculent les traditions. Ces modifications, qui s’apparentent à un changement de règle en cours de partie, créent un trouble et entraînent de nombreux contentieux 12. Les syndicats, généralement majoritaires, 12. E. REYNAUD, J.-D. REYNAUD, La régulation des marchés internes, l’exemple des télécommunications, CEE, mars 1996.
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introduction
contestent les réformes et sont souvent portés à voir dans la stratégie des directions une façon de les contourner. Dernier problème et non des moindres : la division syndicale. Au fil des années, une sorte de spécialisation syndicale s’est opérée entre les syndicats oppositionnels et les syndicats réformateurs. Les premiers, souvent majoritaires, s’appuyaient sur un paritarisme tournant à vide mais où ils disposaient d’une représentativité prouvée. Les seconds, généralement minoritaires, misaient sur la négociation collective. Ces clivages laissaient aux directions des marges considérables, qui n’étaient pas dénuées d’effets paradoxaux. En effet, les directions pouvaient faire passer leurs projets, contestés par les syndicats majoritaires, en s’appuyant sur les minoritaires. Mais elles couraient le risque de voir leur politique invalidée par les juridictions de droit privé ou administratives. L’ensemble des règles qui gouvernaient les façons de travailler, de faire carrière, d’exercer un métier s’est effectivement trouvé modifié, mais dans un climat social tendu. Les effets pervers de ces stratégies d’un côté, le maintien de la gauche au pouvoir en 1988 de l’autre conduisent les directions à assouplir leur politique et à rechercher davantage une modernisation négociée. Toutefois, le paysage syndical a été bouleversé par l’apparition de nouveaux venus comme SUD ou l’UNSA. Le jeu social n’est plus stabilisé et le risque de nouvelles explosions se profile à l’horizon. Le problème posé par le changement est alors autant une bataille sur les représentations et l’imaginaire, sur les modes de vivre ensemble, qu’une simple querelle sur les avantages acquis des salariés, par ailleurs réels. Une problématique commune, des trajectoires différenciées Rapport au marché, décentralisation, développement de la négociation collective, etc. : les changements que vivent les entreprises publiques ont l’air similaires. En réalité, les équilibres entre ces divers éléments sont profondément différents et construisent des trajectoires spécifiques. Chaque entreprise représente un cas particulier dont il faut comprendre la rationalité et l’histoire, en fonction des métiers, des marchés, des caractéristiques des populations au travail et des types de syndicalisme qui sont les siens. Le management pensait devoir agir sur de « simples » politiques d’adaptation au marché. Il s’est trouvé confronté à des sédimentations culturelles sans prendre nécessairement la mesure des difficultés qu’il allait affronter.
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Pour comprendre ce qui est en jeu, les formes d’arrangements qui se sont construites et qui sédimentent des compromis collectifs, les régulations sociales 13, nous examinerons les fondements de la structure sociale des entreprises publiques et la dynamique qui les affecte, dans la longue durée 14. C’est dans une plongée à vif dans les méandres des pratiques de management et de la redéfinition des régulations sociales que nous voulons entraîner le lecteur 15. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un ensemble d’enquêtes de terrain réalisées depuis une dizaine d’années par le GIP Mutations Industrielles et des Services. Ce travail représente plus d’un millier d’entretiens individuels, de nombreuses restitutions de résultats et plusieurs rapports de recherche. En cela – et au-delà de ses seuls auteurs –, ce livre doit beaucoup aux travaux auxquels ont collaboré de nombreux chercheurs, particulièrement E. Chauffier, L. Duclos, L. Merlin et A. Vila. Les outils analytiques qui ont été utilisés reposent sur la sociologie des organisations indispensable à la compréhension des jeux des acteurs, sur les sciences politiques pour analyser la nature des compromis sociaux et leurs transformations, et sur l’économie du travail pour étudier la dynamique des marchés internes du travail. Quatre métaphores sur le changement La transformation actuelle des entreprises publiques se prête à diverses interprétations. Ce livre ne tranche pas entre elles. Il offre la possibilité de comprendre, de façon plus ouverte, la complexité du réel à partir d’un matériau empirique et d’approches variées. Aussi propose-t-il de lire les changements comme des récits, des métaphores, qui insistent sur des dimensions différentes d’une histoire largement commune 16.
13. J.-D. REYNAUD, Le conflit, la négociation et la règle, Octarès, Toulouse, 1995. 14. Un ouvrage a porté sur une telle problématique à partir d’une comparaison européenne, mais sans entrer dans la spécificité de chaque entreprise, Y. MOREAU, Entreprises de service public européennes et relations sociales, l’acteur oublié, ASPE Europe, collection « Prospective », Paris, 1996. 15. P. E. TIXIER, « Quelles régulations sociales pour les entreprises publiques », Revue d’administration publique, nº 80, 1996. 16. G. MORGAN, Images of Organization, Sage, Thousand Oaks, 1986. Nous empruntons à cet auteur l’idée de métaphore qu’il a utilisée dans cet ouvrage avec bonheur pour analyser les différentes théories de l’organisation.
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Rationnel légal Technique
Paritarisme et corporatisme Concours/ancienneté examens professionnels notation : égalitarisme et ancienneté
Syndicalisme oppositionnel et réformiste défense du statut, droits acquis
Relations professionnelles GRH
Action syndicale
Reproduction
Management
Composantes des compromis
Métaphores
Représentation corporatiste Développement d’un pragmatisme radical, Défense du statut des droits acquis
Performance individuelle, compétences Entretiens d’évaluation
Négociation collective : « win to win »
Stratégie de rupture : du service public au marché Responsabilité d’activité
Substitution
Coprésence avec emprunt aux deux modèles créant un mixte
Échange politique démarche conjointe pour inventer un nouvel équilibre ?
Coprésence d’un syndicalisme d’opposition et réformiste Incertitude sur la stratégie des acteurs
Coprésence : aller retour entre paritarisme et négociation
Coprésence service public et marché La question du sens Comme effet induit
Hybridation
Coprésence des deux systèmes avec affaiblissement du modèle du service public Introduction de l’évaluation de la performance
Coprésence et clivage entre paritarisme et négociation collective
Apprentissage du marché Conduite du changement pas à pas
Transition
Quatre métaphores sur le changement
introduction
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La métaphore de la reproduction La métaphore de la reproduction renvoie à deux conceptions différentes sinon contradictoires. Dans une première acception, l’ordre ancien est pensé par les acteurs comme adapté. Il s’agit de le conserver. Et, s’il existe des problèmes, c’est justement parce que certains ne le respectent pas. Les syndicats accusent les directions de ne pas être fidèles à la tradition de l’entreprise – par exemple le paritarisme – et de chercher à les contourner. Les directions reprochent aux syndicats de méconnaître les contraintes de l’entreprise et la nécessité du changement. La méfiance mutuelle règne. Les syndicats résistent au changement perçu comme dangereux et interprété de façon univoque : l’emploi est menacé, le service public bradé, le privé est perçu comme porteur d’inégalités. Dans un tel contexte, les innovations sont très difficiles à mettre en place. Elles se heurtent aux barrières institutionnelles des statuts et, à l’intérieur de l’entreprise, à la résistance d’une large partie des acteurs. La Poste, par exemple, avait proposé que des commissions mixtes débattent des questions d’organisation, mais la CGT et SUD ont refusé de participer aux négociations sur le terrain. Lorsque, localement, ces syndicats étaient largement majoritaires, les directions pouvaient éventuellement obtenir la signature des organisations minoritaires, mais elles ne disposaient pas de ressources pour faire appliquer les accords signés, ou dans des conditions extrêmement difficiles. À EDF, jusqu’en 1998, le dialogue directions-CGT tenait plus du dialogue de sourds que de la volonté de trouver des solutions. Dans ce genre de situation, l’entreprise devient le champ d’une bataille sur les représentations sociales du changement, qui mène souvent à une situation bloquée décrite depuis longtemps par Michel Crozier 17 ou à un changement incrémental avec son lot inhérent d’incertitudes. Dans une seconde acception, la métaphore de la reproduction fait référence à la capacité d’autoproduction d’un système social. On peut utiliser l’analogie d’un système fermé de type biologique, qu’Humberto Maturana et Francisco Varela désignent du terme d’« autopoïésis 18 ». Selon ces deux chercheurs, un système fermé, même connecté à un environnement, maintient son identité en subordonnant les changements à la structure de 17. M. CROZIER, Le phénomène bureaucratique, Seuil, Paris, 1963. 18. Voir le résumé que fait G. Morgan de ces travaux, ouvrage précité, chapitre 8.
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introduction
relations préexistantes. Il peut évoluer mais à condition de produire des changements d’identité. En d’autres termes, le système sélectionne lui-même les opportunités de changements qui apparaissent compatibles avec sa structure. Cette théorie, qui n’a pas pour champ l’organisation ou l’entreprise, pose une question intéressante en ce qui concerne les entreprises publiques : quelles innovations s’approprient-elles ? À quelles conditions les acteurs ont-ils le sentiment de maîtriser les changements et les acceptent-ils ? En examinant sous cet angle les mutations, nous voyons que les entreprises publiques ont une forte capacité à intégrer les changements techniques ou même à vivre des ruptures technologiques. On ne peut pas en dire autant de leurs formes de régulations sociales qui n’évoluent que difficilement. La métaphore de la substitution Les acteurs et les institutions sont perçus comme des freins au changement. La direction de l’entreprise définit un but à atteindre et met en place de nouvelles structures. Elle crée un parti du changement dans l’entreprise ou, au minimum, contourne ceux qui résistent pour substituer un nouveau modèle au modèle historique. Les directions souvent accusent les anciens – qui appartiennent la plupart du temps à leur classe d’âge – de ne pas comprendre les enjeux du changement, de s’accrocher à leurs droits acquis. D’où l’idée de « transfuser du sang neuf » qui doit permettre d’impulser des stratégies adaptées au marché. On pousse les anciens au départ, notamment avec des préretraites. Et le renouvellement des générations est censé accompagner une transformation des institutions. L’ordre ancien, notamment le paritarisme, est rangé au rayon des accessoires. Il est remplacé par la négociation collective qui est conçue comme un échange d’intérêts matériels et ne tient pas compte de l’identité des entreprises. Ce type de stratégie se heurte à des obstacles imprévus : il peut provoquer des mouvements sociaux ou être invalidé par le juge. Mais, au début des années quatre-vingt-dix, le contexte idéologique le favorise. Le modèle de l’entreprise privée et le libéralisme apparaissent triomphants. L’adaptation des entreprises publiques est pensée comme un décalque de l’entreprise privée. Le développement de stratégies de substitution tient aussi à la psychologie des dirigeants qui peuvent être conduits à penser le changement sur le mode d’un clivage entre l’ancien et le nouveau. Incertains sur la meilleure façon de conduire la
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transformation de ces entreprises, qui sont des ensembles complexes et de grande taille, les dirigeants sont parfois tentés de « scotomiser » une partie de la réalité qu’ils ne savent pas comment gérer sans la reproduire. Ils clivent leurs représentations entre un ordre ancien rejeté et un ordre nouveau porteur d’un avenir radieux. Pourtant, les histoires de transformation de monopoles en entreprises concurrentielles ne sont pas toutes des histoires heureuses, y compris aux États-Unis où ATT, par exemple, a vécu de nombreux rebondissements. En fait, c’est la figure du « sujet 19 » dissimulé derrière la position d’acteur dirigeant avec ses peurs et ses craintes, qui vient envahir la scène organisationnelle et qui participe de la difficulté de la conduite du changement. La métaphore de la transition Comme pour la stratégie de substitution, le management définit les objectifs de l’entreprise par rapport à un état ou un but à atteindre. Mais, au lieu d’un changement radical et immédiat imposant une recomposition préalable des acteurs, on conserve les arrangements institutionnels pour assurer une transition progressive vers le nouveau paradigme. « Pour pouvoir se produire, le changement n’implique pas de grands bouleversements institutionnels, il exige seulement que la distribution des pouvoirs à l’intérieur des institutions permette aux acteurs en présence de comprendre les effets des politiques et de visualiser un ou plusieurs paradigmes alternatifs : le changement est alors plus ou moins planifié par ces derniers, et se produit par ajustements successifs, impliquant les mêmes acteurs et les mêmes réseaux 20. » Les stratégies de transition sont souvent mises en place après l’échec de changements radicaux. Les cercles dirigeants valorisent moins ces politiques qui demandent du temps, sont peu visibles à l’extérieur et difficiles à vanter aux médias. La RATP, après la présidence de Christian Blanc et sa tentative de rupture, a choisi la voie de la transition. Mais la question reste posée de savoir si une telle politique peut échapper à une reproduction
19. B. OLLIVIER, L’acteur et le sujet, Desclée de Brouwer, Paris, 1995. 20. E. FOUILLEUX, « Le polycentrisme : contraintes et ressources stratégiques. Le cas de la politique agricole commune », in J. COMMAILLE et B. JOBERT (sous la dir. de), Les métamorphoses de la régulation politique, LGDJ, Paris, 1998.
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déguisée et à quelles conditions elle conduit effectivement à un changement des régulations internes. La métaphore de l’hybridation Cette métaphore empruntée à la génétique rend compte des situations où deux types d’institutions ou de fonctions vont s’hybrider. C’est l’hypothèse à laquelle les acteurs se réfèrent le moins mais elle est, à nos yeux, la plus probable. Tradition et modernité se mélangent pour donner des équilibres qui varient suivant les champs ou les sous-systèmes considérés. Il y a bien eu rupture d’un équilibre avec apparition de nouvelles institutions, mais celles-ci peuvent cohabiter avec des anciennes et les usages sociaux se recomposent. Compte tenu des résistances opposées à la stratégie de substitution qu’elle a jouée jusqu’en 1992, EDF s’est engagée en 1998 sur la voie de l’hybridation avec l’accord du 25 janvier 1999 sur la réduction du temps de travail signé, à la différence des précédents, par l’ensemble des syndicats. Il s’agissait de créer une conscience commune sur les nouveaux enjeux auxquels l’entreprise doit faire face, en tentant de renouveler l’échange politique fondateur qui a donné naissance à l’entreprise. La direction voulait ainsi éviter un climat social désastreux et, en organisant un débat social interne sur les missions d’EDF, coordonner les forces de l’entreprise. Ce genre de stratégie est compatible avec la nécessité de maintenir ou de créer un espace « transitionnel » qui permet aux acteurs de conserver leur identité et où ils peuvent à la fois se référer à la tradition et expérimenter des changements. Les processus d’hybridation dessinent des trajectoires originales susceptibles de s’ajuster aux jeux des acteurs. Ils intègrent le fait que l’ensemble des sous-systèmes pris dans le champ des compromis internes peut évoluer à des rythmes différents et donner des architectures variées. L’entreprise n’est pas conçue comme un champ d’action unifié mais différencié. En mêlant l’ancien et le moderne, le marché et le service public, la stratégie d’hybridation pose le problème du sens des mouvements engagés et de la légitimité du changement sur lesquels le management de l’entreprise est interpellé. Éphémère, la stratégie d’hybridation dissimule une simple transition. Durable, elle peut signer l’invention d’un nouveau modèle. Pour étudier ces différentes faces du changement, nous avons concentré nos investigations sur cinq entreprises qui font chacune
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l’objet d’un chapitre : Électricité de France (EDF), la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), France Télécom, La Poste et la Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF). Enfin, la comparaison des compromis sociaux et l’analyse des pratiques de management font l’objet de deux chapitres transversaux.
1 EDF : le renouvellement d’une stratégie d’échange politique par Nelly Mauchamp
Le marché européen de l’électricité a été ouvert à la concurrence par une directive de la Communauté européenne, ratifiée en juin 1996 par le Conseil des ministres de l’Énergie des Quinze 1. La directive européenne imposait à chaque pays membre une ouverture progressive : au moins 25 % du marché en 1999, 33 % en 2003. En février 2000 – avec un an de retard sur l’échéance prévue –, le Parlement français a adopté une loi mettant le droit français en conformité avec le texte européen. Pendant toute la décennie précédente, EDF, premier énergéticien au monde avec 57 tranches nucléaires, se trouvait dans une situation un peu étrange à plusieurs égards. Par rapport au marché, l’entreprise jouait en quelque sorte à attendre Godot, un personnage qui n’arrive jamais : les managers devaient préparer EDF à un marché insaisissable ! L’entreprise disposait d’un monopole sur le territoire français, mais sa surcapacité de production l’amenait à vendre de l’électricité dans les pays limitrophes. De plus, elle développait un réseau de filiales dans le monde entier. Le marché français de l’électricité, ouvert depuis 2000 à hauteur de 30 % (pour les plus grands clients industriels situés sur le territoire), reste l’un des plus fermés d’Europe (avec l’Irlande et le Portugal). Alors qu’EDF vise à faire 50 % de son chiffre d’affaires à l’étranger d’ici cinq ans, par une politique de rachats de filiales, les opérateurs désireux d’entrer sur le marché français 1. Cet article reprend l’argument de l’ouvrage publié en 2000 : P.-E. TIXIER et N. MAUCHAMP, EDF-GDF, une entreprise publique en mutation, La Découverte, Paris, 2000.
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se voient appliquer une règle qu’ils considèrent comme un barrage financier : ils doivent adopter comme une sorte de convention collective de branche le même statut du personnel que l’entreprise publique. Pour faire face à ses objectifs d’ouverture à la concurrence, l’entreprise a été réorganisée. Elle a aussi un enjeu majeur lié à la restructuration du marché énergétique mondial, où domineront désormais les opérateurs multiénergies. Si elle veut jouer un rôle de premier plan, elle doit engager des alliances non seulement avec des électriciens, mais aussi avec des gaziers et des pétroliers. Dans une entreprise imprégnée d’une culture de l’excellence technique, mais qui a une faible expérience de la concurrence, comment mobiliser les hommes face aux incertitudes d’un marché énergétique en reconfiguration ? Quels compromis sociaux passer avec les personnels et les syndicats pour adapter l’entreprise à un avenir en totale mutation ? Nous nous efforcerons d’analyser les compromis sociaux instaurés dans l’entreprise – dans son histoire récente – et les enjeux auxquels elle se trouve affrontée – aujourd’hui – à partir de la notion d’échange politique 2. Cette notion permet de comprendre le jeu auquel se livre une direction lorsqu’elle cherche à accroître la capacité de médiation d’un syndicat susceptible de s’opposer à elle. L’échange politique joue, en première instance, sur l’économie que procure à la direction le bénéfice des capacités du syndicat à agréger des soutiens et à produire du consentement : il s’agit d’augmenter ses ressources pour restaurer des capacités de contrôle, en échange précisément de sa participation au contrôle social. L’échange politique est donc une forme particulière d’association, un exercice de recomposition des forces, qui instaure, voire institutionnalise, un espace de jeu critique et de participation, en vue d’accroître l’effectivité et la légitimité de la politique engagée, en l’occurrence celle d’une entreprise publique.
2. A. P IZZORNO , « Political exchange and collective identity in industrial conflict », in C. CROUCH et al., The Resurgence of Classe Conflict in Western Europe since 1968, McMillan, Londres, vol. 2, 1978.
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Une tradition de cogestion Le principe des nationalisations des secteurs clés de l’économie, notamment l’énergie, était inscrit dans le programme du Conseil national de la Résistance (signé en 1944), qui fixait les mesures à appliquer dès la Libération pour la reconstruction du pays. Aux lendemains de la guerre, gaullistes et communistes s’accordent sur un modèle de développement construit autour de grandes firmes nationalisées, disposant de monopoles et de statuts spécifiques. Ce choix repose sur un double compromis, politique et social. Le monde des ingénieurs et les syndicats se répartissent les rôles : aux ingénieurs, la technique ; aux syndicats, la gestion du social. Ces arrangements institutionnels sont au cœur de ce que l’on appellera plus tard le « modèle français », un système de décision hautement centralisé, composé d’entreprises contrôlées par l’État, orientées autour d’un pacte liant modernisation, recherche d’excellence technique et promotion de la classe ouvrière. Dans cet ensemble, EDF, créée en 1946, est le modèle le plus avancé. Le communiste Marcel Paul, ministre de la Production industrielle (ex-responsable CGT dans le secteur de l’énergie), veut faire de l’entreprise un exemple de coopération entre les forces productives. Il crée un principe de coresponsabilité dans la bonne exécution du service public et fait de la CGT et de la CFTC les cofondateurs du statut de l’entreprise. Cette volonté politique se traduit par la création de quatre instances de débat entre syndicats et directions : sur le plan de la production, les comités mixtes à la production (CMP) et les sous-CMP (au niveau des unités de travail) ; sur le plan de la gestion du personnel, les commissions du personnel ; pour la sécurité sociale, les caisses mutuelles complémentaires et d’action sociale (CCAS) ; pour la santé, les comités de médecine du travail. Ces structures constituent le ressort d’une véritable cogestion. Dès 1947, avec la guerre froide, les communistes sortent du gouvernement, le pouvoir institutionnel des syndicats est réduit. Le schéma mis en place un an plus tôt est modifié. Les CMP, pierres angulaires du modèle puisque Marcel Paul voulait en faire des « parlements de l’industrie », voient leur champ d’action limité. Le paritarisme originel se transforme, l’idée de cogestion de droit est abandonnée. Dans les diverses commissions paritaires, les directions sont tenues de s’expliquer sur leurs politiques devant les syndicats, les syndicats émettent des avis, mais il
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n’y a pas d’accord explicite entre les parties, celles-ci ne sont pas engagées par les « avis » exprimés. Le fonctionnement qui émerge, caractéristique des relations sociales dans le secteur public, satisfait à la fois la tradition des élites françaises, toujours enclines à décider sans consulter les acteurs. Il satisfait aussi, d’une certaine façon, la CGT : la cogestion supposait d’accepter que le syndicalisme fût un acteur réformiste, ce qui était une entorse à la doctrine léniniste, d’autant plus difficile à tenir en pleine guerre froide. Ce choix idéologique et cette architecture institutionnelle aboutissent à un fonctionnement observable dans d’autres entreprises publiques : le syndicat ayant gagné un « droit » sur l’administration du marché interne du travail, on peut parler dans ce domaine d’une cogestion de fait. Dans de nombreuses unités, les directions délèguent le recrutement et la gestion des carrières aux syndicats. En dépit de quelques explosions sociales, ce système a bien fonctionné de nombreuses années, pendant toute la période où l’entreprise devait fournir un service public, et non pas vendre un produit. Les premières expériences commerciales d’EDF avaient eu lieu dans les années soixante, avec le « compteur bleu », une campagne de promotion incitant les particuliers à renforcer la puissance de leurs installations pour utiliser leurs appareils électriques. Elles furent relancées dans les années soixante-dix, avec le « tout électrique ». C’est à cette époque que fut décidée la mise en place du parc de centrales nucléaires. La vision techniciste et industrielle que portait le nucléaire était en harmonie avec les valeurs « industrialistes » de la CGT : le développement du nucléaire a été possible grâce à la cogestion de fait et malgré les résistances des écologistes. La crise pétrolière du milieu des années soixante-dix changea la donne commerciale puisque l’État cherchait alors à limiter la consommation d’énergie. Faire d’EDF « une entreprise comme les autres » Au milieu des années quatre-vingt, la politique de l’entreprise changea en profondeur sous l’effet de deux facteurs : le ralentissement de la croissance de la demande d’électricité (tombée de 7 % ou 8 % par an à 3 %) et le choix européen qui supposait, à terme, une concurrence entre les États membres de l’Union. L’entreprise savait qu’elle devrait s’ouvrir au marché, sans pouvoir en imaginer les règles. EDF assurait alors 95 % de la
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production française d’électricité ; elle avait le monopole du transport et de l’essentiel de la distribution (le reste étant partagé en 150 régies). Pour pallier la baisse de la demande, les directions voulurent augmenter la productivité du travail, particulièrement la productivité de l’emploi. Entre 1985 et 1992, les effectifs diminuèrent de 1 000 à 1 500 personnes par an (par le jeu de départs naturels). EDF commença à décentraliser ses établissements, mit en place une gestion des ressources humaines axée sur l’évaluation et le développement des compétences individuelles. Dans le même temps, l’entreprise engagea son développement international. Cette stratégie, énoncée par les directions comme une nécessité, provoqua une rupture du compromis implicite qui structurait les relations avec la CGT. Alors qu’il y avait jusque-là, dans les unités, malgré un certain nombre de conflits, une cogestion de fait, les directions considérant les structures paritaires comme des instances lourdes et coûteuses, mais néanmoins utiles, bon nombre de chefs d’unité commencèrent à percevoir le paritarisme comme un « théâtre d’ombres » pollué par l’atmosphère conflictuelle, une sorte d’obligation formelle dont l’économie n’était plus productrice de régulation sociale 3. Le système de relations professionnelles se trouvait dans l’impasse : un dialogue formalisé très intense, mais qui ne produisait pas de compromis sociaux. La tentation était forte de disqualifier tout à la fois les structures paritaires et la CGT, considérée comme défendant une stratégie obsolète, car elle restait attachée au monopole et voulait limiter la stratégie internationale de l’entreprise. Faute de pouvoir abolir le paritarisme, inscrit dans le statut de l’entreprise, les directions essayèrent de minimiser l’influence de la CGT auprès des agents. Entre 1984 et 1985, elles lancèrent un projet d’entreprise, relayé par des projets d’établissements. Pour mobiliser toutes les forces de l’entreprise sur des objectifs communs, elles cherchèrent à contourner la médiation syndicale en s’adressant directement au personnel. On ne peut pas dire que ces essais furent couronnés d’un franc succès. Ils constituèrent cependant pour les directions un premier apprentissage de la communication interne, alors qu’auparavant elles avaient tendance à s’effacer devant le savoir-faire de la CGT. 3. Le jugement général était moins négatif pour les structures les plus décentralisées (les sous-CMP) qui permettaient de lier les réformes de l’entreprise aux enjeux les plus immédiats et concrets du travail.
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Au début des années quatre-vingt-dix, le président Delaporte lança un nouveau mot d’ordre. Dans un entretien accordé au Figaro Magazine daté du 16 janvier 1991, il déclarait vouloir « faire de l’entreprise une entreprise comme les autres », à savoir substituer au monopole un nouveau modèle d’entreprise concurrentielle. Ce projet était difficile à conduire : il supposait de modifier en profondeur l’ensemble des régulations socio-économiques de l’entreprise, et notamment de transformer les fondements du dialogue social en introduisant la négociation collective. La succession des essais et erreurs atteste des difficultés rencontrées. La stratégie de contournement de la CGT s’est révélée assez inefficace. Ce syndicat continuait à faire fonctionner le système paritaire, jouait un rôle dans la gestion des carrières, tenait les œuvres sociales. Dans une entreprise où le taux de participation aux élections professionnelles a toujours été exceptionnellement élevé (90 %), la CGT disposait d’une grande stabilité des votes : plus de 53 % des électeurs (depuis les débuts d’EDF). Elle n’avait donc pas de problème de légitimité. Plutôt que l’affrontement direct, les directions s’essayèrent au contournement « en douceur ». Elles annoncèrent leur volonté de « rééquilibrer » le système paritaire, accusé d’être trop formel et de favoriser l’irresponsabilité des syndicats, en proposant un espace de dialogue alternatif, la négociation collective, une possibilité ouverte dans les entreprises publiques par les lois Auroux de 1982. Cette stratégie semblait devoir permettre de modifier le poids relatif des différents partenaires sociaux. La négociation collective devait s’efforcer de montrer qu’elle permettait d’obtenir plus d’avantages que le paritarisme et le conflit 4. Après dix mois de négociations, le 19 novembre 1993, un accord « Pour le développement de l’emploi et une nouvelle dynamique sociale » fut signé au niveau national par les directions générales d’EDF et GDF et quatre organisations syndicales (CFDT, CFTC, CGT-FO, CFE-CGC). En affirmant la volonté d’insuffler une « nouvelle dynamique sociale », en associant les organisations syndicales à la gestion de l’emploi dans le cadre de la négociation collective, les signataires marquaient leur volonté de se démarquer radicalement des compromis antérieurs. Sur le fond, l’accord de 1993 était présenté comme un accord de gestion 4. Sur la genèse de l’accord et ses tribulations, voir Laurent DUCLOS, « L’accord emploi comme instrument de gestion des relations professionnelles », Cahiers des relations professionnelles, nº 12, mai 1998, p. 57-78.
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prévisionnelle de l’emploi interne ; il visait aussi à apporter un soutien à l’emploi externe. Sur la forme, il stipulait que les organisations non signataires au plan national ne pouvaient pas signer au niveau local. La CGT, qui avait refusé de signer l’accord national, dans lequel elle voyait une atteinte au statut du personnel, se trouvait donc exclue des négociations locales. Les unités avaient dix-huit mois pour négocier au niveau local. Au bout du compte, 145 avenants furent signés (72,5 % des 200 unités) et 97 200 agents (68,7 % des effectifs globaux) furent concernés par l’application de l’accord. Les avenants locaux ont le plus souvent été de simples décalques de l’accord national. Les chefs d’unité, pour la plupart d’entre eux, considéraient la négociation comme une obligation formelle, qui ne les engageait pas au-delà de la production d’un document du type circulaire administrative interne, listant les nouveaux droits des agents, en particulier le « temps choisi 5 » (le temps partiel). Mise à part l’utilisation massive de CES (contrat emploi solidarité), à savoir des emplois non statutaires, le nombre de créations d’emplois a été jugé décevant par les syndicats signataires. Le débat sur la gestion des ressources humaines, qui aurait pu permettre de modifier les règles de gestion du marché interne du travail, a été occulté. En dehors des mesures d’accompagnement de la mobilité, les syndicalistes locaux ne se sont pas aventurés à intervenir sur le chapitre « management », jugé trop compromettant. Le fait que l’accord du 19 novembre 1993 ait donné peu de résultats appelle plusieurs commentaires. Le flou des pratiques des directions (certaines annonçaient les prévisions de baisses d’effectifs, d’autres pas), l’indétermination sur la comptabilité des emplois étaient des sources permanentes de rumeurs et d’incertitudes pour les agents 6. La logique du « partage » de l’emploi était loin d’être acquise. Une grande partie des agents était d’accord pour considérer que l’entreprise avait bien un devoir de solidarité, à condition de conserver le périmètre de 5. Les mesures de temps choisi proposées par l’accord associaient deux mesures complémentaires : la réduction du temps de travail, considérée comme un progrès social pour les salariés, et la création d’emplois par mutualisation du temps libéré, pour répondre à un principe de solidarité. Le nombre de personnes ayant opté pour le temps choisi a été inférieur aux prévisions et le profil des bénéficiaires n’était pas très novateur : par exemple femmes avec de jeunes enfants voulant prendre le mercredi. 6. N. MAUCHAMP, « Un accord emploi, des désaccords sur les mots », Cahiers des relations professionnelles, nº 12, 1998.
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l’emploi interne. Une question prégnante traversait l’entreprise : plutôt que de pourvoir les créations d’emplois par des embauches externes, ne fallait-il pas d’abord les utiliser pour résorber les personnels EDF « en surnombre » (sans affectation) ? Quant aux emplois précaires, beaucoup se demandaient s’ils n’allaient pas mettre en cause les emplois statutaires, ou encore s’il ne fallait pas les attribuer en priorité aux enfants des agents. Une autre faiblesse de l’accord a été qu’il n’a guère produit de « dynamique sociale ». Une des raisons majeures de l’échec a sans doute tenu – outre l’insuffisance de savoir-faire des négociateurs – à l’absence de la CGT, le syndicat majoritaire. Exclue de la négociation locale et des comités de suivi de l’accord, la CGT a souvent joué le conflit pour obtenir des créations d’emplois et démontrer ainsi sa supériorité. En outre, la cohabitation entre instances statutaires et négociation collective était parfois difficile. Le paritarisme et la culture de la représentativité demeuraient la référence partagée par tous 7. Si la qualité de signataire permettait à des organisations syndicales minoritaires de conquérir une place institutionnelle dans le jeu des négociations, elle ne leur conférait pas de légitimité auprès des agents (ce qui peut aussi expliquer leur refus d’entrer en débat avec les directions sur les modes de gestion du marché interne du travail). De surcroît, les syndicalistes qui participaient aux négociations étaient souvent coupés de leur base sociale. Puisqu’ils passaient beaucoup de temps en réunions, expertises, examens de dossiers, ils étaient peu sur le terrain, ils ne débattaient pas avec les salariés. Comme dans d’autres entreprises, qui se sont lancées dans la gestion prévisionnelle de l’emploi, l’accord a produit une sorte d’« effet club », avec des débats intéressants entre syndicalistes signataires et directions, mais sans interactions avec le personnel. Par ailleurs, la concurrence entre syndicats signataires et syndicats non signataires a continué à se jouer sur le thème de l’emploi. Entre la voie du conflit et la voie de la négociation collective, chacun des camps s’efforçait de prouver que sa stratégie était la plus efficace. Les directions se trouvaient au final en position d’arbitre : elles devaient « lâcher » des emplois, soit pour sortir d’un conflit, soit pour soutenir les signataires. Autant dire que les créations
7. Dans certaines unités, le syndicat signataire majoritaire – la CFDT ou FO selon les cas –, a demandé à disposer à la table de la négociation d’un nombre de représentants supérieur à celui des autres syndicats.
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d’emplois paraissaient plus liées à des considérations tactiques qu’à des besoins clairement identifiés en termes économiques. C’est sans doute au niveau du sommet de l’entreprise – responsables des fédérations syndicales, directions opérationnelles et direction du personnel (DPRS) 8 – que l’accord a donné lieu aux apprentissages les plus conséquents. Les uns et les autres ont commencé à apprendre à « gérer » le social, et pas seulement à l’administrer. L’accord a enclenché une dynamique organisationnelle dans la mesure où il a permis des échanges entre syndicats et directions, sans la dramatisation du paritarisme. Il a contribué à faire émerger des enjeux partagés autour de l’emploi. On peut avancer qu’il a participé à une prise de conscience : l’emploi des entreprises publiques ne peut se résumer à la « défense du service public », ce n’est pas un patrimoine intangible dans lequel s’amalgameraient nécessairement les intérêts du personnel et ceux des consommateurs. Vers une stratégie de transition : la recherche d’un nouveau compromis Devant ces résultats insatisfaisants et un climat social de plus en plus délétère, les directions s’engagèrent dans une nouvelle démarche début 1996. Lorsqu’Edmond Alphandéry, ancien ministre de l’Économie, fut nommé président d’EDF pendant l’été, son mandat était clair : apaiser la situation sociale. La France venait de connaître en novembre-décembre 1995 trois semaines de grèves qui avaient fait tanguer le pays. La direction d’EDF faisait un diagnostic pessimiste de la situation : elle reconnaissait la fragilisation sociale de l’entreprise, qui avait vu, pour la première fois de son histoire, l’envahissement de salles de commandes de centrales nucléaires ; elle constatait une inquiétude générale du personnel sur l’emploi. Le « modèle EDF » était vraiment en difficulté. Les réformes engagées passaient mal, le management ne disposait guère que d’une « pédagogie de la souffrance » pour les justifier au nom du marché, il ne pouvait aligner que des « moins » : moins d’effectifs, moins d’heures supplémentaires, etc. Il y avait urgence à retrouver une capacité de régulation sociale au moment où des échéances décisives se rapprochaient : la 8. DPR : direction du personnel et des relations sociales.
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directive européenne permettant l’entrée de concurrents sur le marché devait entrer théoriquement en application à partir de 1999. L’heure n’était plus au contournement des « forteresses ouvrières », mais à la recherche d’une transition entre le modèle antérieur de service public et celui, à venir, d’entreprise concurrentielle. Préparer l’entreprise au marché supposait d’en améliorer la flexibilité, notamment en allongeant les heures d’ouverture au public des centres de distribution. En échange, et pour apaiser le climat social interne, les directions étaient prêtes à réduire le temps de travail, à accroître le volume des recrutements. C’est sur ces bases que démarre, en février 1996, la négociation d’un nouvel accord. Lors des premières réunions, le corps social porte encore les stigmates du conflit de l’automne 1995 (qui a donné lieu à des mesures disciplinaires), la CGT et FO prêchent pour une négociation en forme d’« armistice ». La négociation commence par une période d’exploration des différentes positions, au départ fort éloignées. Les syndicats réformistes considèrent qu’un nouvel accord doit renforcer leur légitimité et éviter que ne se renouvellent les pertes d’adhérents ayant suivi l’accord de 1993 ; ils réclament des gains clairement identifiables en termes d’emplois. La CGT affirme qu’un éventuel accord doit d’abord préserver le statut de l’entreprise. Remisant leurs querelles, les cinq fédérations syndicales présentent un front uni pour réclamer un moratoire sur les effectifs et les réformes de structures (« La direction elle-même sentait bien qu’on ne pouvait pas faire de la productivité sur la seule diminution des effectifs. À hauteur de 1 500 agents en moins par an, les directions d’unité n’y arrivaient plus. La question était maintenant de savoir comment on pouvait faire de la compétitivité tout en maintenant les effectifs », nous confia un cadre de l’entreprise). En avril, les directions générales font un premier pas en prenant trois engagements : le recrutement de 2 500 agents, dont 400 apprentis, avant la fin de l’année ; la stabilisation des effectifs pendant les négociations ; l’ajournement des réformes de structure pendant au moins six mois. Mais ces promesses ne suffisent pas aux organisations syndicales. Le dialogue social est difficile, ponctué de plusieurs grèves d’une journée (dont certaines sont unitaires), le rapprochement des points de vue est délicat. Les directions se projettent dans le futur de la concurrence ; les agents, attachés au fonctionnement antérieur, ne voient dans le marché qu’une abstraction inquiétante. Alors que la société française est saisie d’une
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angoisse collective sur son avenir – le chômage n’a jamais été aussi haut (13 % de la population active) –, les directions acceptent de faire une seconde concession majeure : donner aux syndicats les perspectives réelles d’emploi. En novembre, les responsables des deux principales directions opérationnelles leur présentent une note portant sur « les perspectives d’évolution de l’emploi d’EDF et de GDF ». Cette présentation commune témoigne autant d’un compromis entre directions (qui faisait largement défaut en 1993) que de la volonté d’aboutir à un accord avec les syndicats. Début janvier 1997, la négociation reprend à un rythme accéléré, avec une programmation de séances intense 9, utilisée comme « argument de vente » dans la communication institutionnelle des syndicats. La négociation-marathon est censée témoigner de l’âpreté des échanges et apporter la preuve de l’engagement de chacun. L’image de la négociation comme huis clos animé par un jeu de concessions réciproques est valorisée dans une mise en scène de l’effort de représentation. L’accord national, intitulé « Développement service public, temps de travail emploi des jeunes, 15 000 embauches ; un projet pour tous 10 », est finalement signé le 31 janvier 1997 par trois organisations syndicales, la CFDT, la CGC et la CFTC (qui représentent à elles trois 33 % du personnel). Au dernier moment, FO refuse de le signer, en raison d’une disposition prévoyant l’application obligatoire des 32 heures à tous les nouveaux recrutés 11. À masse salariale officiellement constante, il s’agit de convertir en emplois les différents dispositifs proposés à la négociation et de trouver la formule la plus « labour saving 12 ». La 9. « Nous assistons […] à une première dans nos établissements. Une négociation non-stop est menée du 16 au 20 janvier 1997. À noter, l’intensité des débats, mais aussi la mini-révolution culturelle que ces quelque 100 heures de négociation ont provoquée. Les relations entre partenaires et directions en seront durablement changées », Pierre GAUDONNET (délégué national CFE-CGC), in Présence énergie, nº 813, p. 12. 10. Ce long énoncé traduit la complexité des logiques en présence. Les directions veulent mettre en avant la dimension économique avec le chapitre « Développement ». Les syndicats n’ont pas tous les mêmes objectifs. Ils sont partagés sur les mesures concernant le temps de travail, ils sont d’accord sur l’emploi des jeunes et le service public. 11. Cf. Liaisons sociales, cahier joint au nº 12367, nº 7617, mardi 25 février 1997. FO était opposée aussi au développement des expériences collectives de réduction du temps de travail. Elles devaient reposer sur le volontariat, mais elles auraient pu être l’occasion, selon FO, de « pressions intolérables ». 12. À ce stade, les raisonnements portant sur le partage du travail sont généralement tenus : toutes choses égales par ailleurs, il suffirait pour créer un nouvel emploi salarié de réallouer un stock d’heures gagné ailleurs. Le partage du travail « grandeur
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CFDT, focalisée sur la réduction du temps de travail, peut difficilement refuser de composer avec l’exigence de compétitivité. FO et la CFTC considèrent, l’une et l’autre, que le volontariat fait partie de leur culture, mais la CFTC, au contraire de FO, n’en fait pas un principe intangible ; dès lors que l’embauche est statutaire, la question des volumes d’emploi et du recrutement des jeunes l’intéresse davantage que la nature de ces emplois. La concurrence syndicale s’est longtemps nourrie de l’identification de la CFDT à la négociation collective, tandis que la CGT défendait âprement le paritarisme. En demandant que soit rappelée, dans le préambule de l’accord de 1993, la complémentarité des deux procédés, FO et la CFTC voulaient éteindre la querelle et marquer un certain attachement au paritarisme. Dans l’accord du 31 janvier 1997, les négociateurs « neutralisent » les références au paritarisme. L’exclusion des organismes statutaires du processus conventionnel est ainsi entérinée. À la différence du texte qui l’avait précédé, l’accord du 31 janvier 1997 engendra un débat social d’importance. Par les objectifs qu’il ouvrait, il interrogeait chacun sur son rapport au temps et à l’emploi, sur ses équilibres de vie. En participant au débat plus vaste sur les orientations de l’entreprise et sur la situation sociétale de l’emploi, il s’inscrivait dans la tradition d’EDF et faisait revivre le mythe de la « cité entreprise » constitutif de sa fondation. Dans le même temps, il heurtait profondément la culture de l’entreprise dans le domaine de la durée du travail. En effet, début 1997, 2,5 % seulement des salariés d’EDF-GDF travaillaient à temps partiel (contre 16 % d’actifs au niveau national) ; or, pour permettre le recrutement de 11 000 personnes minimum 13 (ce sur quoi les entreprises s’étaient engagées), il fallait, selon les directions, que 30 000 personnes 14 en trois ans acceptent de travailler moins (ce chiffre n’a été atteint qu’en janvier 2001).
nature » ne peut être, quant à lui, que le produit d’une stratégie de gestion. Il faut produire, en remontant parfois très en amont, les conditions qui permettront de créer le « gisement d’emplois » dont l’équation de partage du travail, lorsqu’elle est réduite à sa plus simple expression, suppose a priori l’existence. Le sachant pertinent, l’accord construit toute une rhétorique de l’« organisation du travail » et de l’adaptation du service aux conditions locales de sa production (vingt mentions dans le texte final) qui ne font, finalement, que déléguer au terrain l’invention de cette gestion. 13. L’objectif de l’accord était plus ambitieux (que le contrat) puisqu’il prévoyait 15 000 embauches. 14. Ces chiffres sont ceux donnés par la direction du personnel commune aux deux entreprises (DPRS).
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Une des inconnues majeures concernait donc le comportement des agents par rapport à l’aménagement et la réduction du temps de travail (ARTT). Durant les cinq premiers mois, les demandes de temps réduit restèrent modestes (800), montrant la pérennité des comportements sociaux : prégnance du temps typique, marginalité relative des temps partiels, crainte pour le déroulement de la carrière. Excepté une faible minorité d’agents considérant les objectifs de créations d’emplois comme un devoir civique, les salariés optant pour les nouvelles dispositions d’ARTT continuaient d’être majoritairement des femmes, jeunes et avec enfants, généralement non cadres. Une recherche montrait que la majorité des salariés se déclarait favorable au statu quo 15. Un premier groupe d’agents, majoritaire, continuait à défendre le travail à plein temps, considéré comme une norme protectrice et équitable. Un second groupe considérait que les règles antérieures accordaient suffisamment de souplesse dans la gestion du temps de travail et trouvait peu de motivations dans les nouvelles dispositions sur la RTT. Un troisième groupe, composé d’individus fragiles sur le plan économique (souvent des hommes en couple avec un salaire unique), insistait sur le fait que la RTT représentait une perte de salaire trop importante 16. Six mois après sa signature, l’accord de 1997 semblait sur une trajectoire proche de celui de 1993. Le pari pris sur 6 000 embauches paraissait peu réalisable. Deux facteurs concomitants modifièrent profondément cette donne. Un facteur externe : pendant l’été 1997, le gouvernement Jospin décida d’engager le chantier des 35 heures, un choix politique venant légitimer l’accord d’EDF et de GDF. Un facteur interne : face à la montée de la grogne syndicale (en juin 1997, la CFDT menaçait de dénoncer l’accord national), la direction générale imposa fermement aux directions opérationnelles de faire appliquer l’accord dans leurs unités, notamment en matière d’embauche. Dix-huit mois après la signature de l’accord national, un bilan dressé pour le « groupe de contrôle » faisait apparaître des résultats assez encourageants : 179 accords locaux signés, 30 unités prévoyant une réduction collective du temps de travail dans certains services, 16 855 salariés au total recourant au temps 15. G. DAHAN SELTZER, N. MAUCHAMP, « Les représentations sociales de l’emploi à EDF-GDF », rapport de recherche GIP MIS/LSCI, 1998. 16. Les pertes de salaire occasionnées par le passage à 32 heures étaient variables suivant les revenus des agents. Suivant la direction du personnel, cela représentait une diminution de salaire de 2 % pour un agent d’exécution, 8 % pour un cadre.
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réduit sous diverses formes (dont 11 000 dans le cadre de l’accord). Ces résultats étaient pourtant critiqués par les syndicats signataires : ils faisaient remarquer que le nombre des embauches n’était pas conforme aux engagements (3 567 embauches au lieu de 6 000 prévues) et en juin 1998, ils menaçaient, à nouveau, de dénoncer l’accord. Les directions acceptèrent alors d’inciter davantage à l’utilisation de mesures collectives de RTT ; les présidents d’EDF-GDF rappelèrent l’importance du texte dans une lettre conjointe à l’ensemble du personnel. Mais le 22 septembre 1998, coup de théâtre ! À la suite de recours engagés par les syndicats non signataires (CGT et FO) et après que la justice eut d’abord donné raison à l’entreprise, une décision de la cour d’appel de Paris annula l’accord pour nonrespect du statut. L’accord de 1999 : le marché plus le service public Quatre mois après son arrivée, en juillet 1998, le nouveau président d’EDF, François Roussely, précise ses intentions dans un texte intitulé « Vers le client », qui fixe les objectifs généraux de l’entreprise. Il déclare qu’il n’entend pas construire une entreprise « contre » 53 % du personnel, c’est-à-dire contre les salariés qui votent pour la CGT aux élections de représentativité ! Les coûts d’une modernisation arrachée au personnel et à la CGT apparaissent désormais comme un luxe que ne peut pas s’offrir l’entreprise. Si l’apprentissage de la relation avec le client a été un rude exercice, celui du marché s’annonce plus sportif et demande le soutien du personnel ; l’apaisement du climat social devient un objectif prioritaire. L’annulation de l’accord de 1997 donne à la nouvelle direction l’opportunité de mettre rapidement ses objectifs en pratique. En janvier 1999, un nouvel accord est signé, cette fois par les cinq organisations représentatives présentes dans l’entreprise. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce succès. D’une part, comme nous venons de l’évoquer, il paraît primordial d’essayer d’améliorer le climat social de l’entreprise à un moment où les enjeux d’adaptation sont vitaux pour sa stratégie (de multiples enquêtes font état d’un climat social exécrable). D’autre part, la CGT, qui a vu sa légitimité écornée lors des résultats d’élections ayant suivi l’annulation de l’accord en novembre 1998, se sait
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confrontée à la nécessité d’évoluer ; faute de quoi, elle risque de se trouver dans une position défensive, conforme aux critiques de ses détracteurs qui l’accusent d’être un syndicat « conservateur ». De plus, la confédération CGT vient de changer de direction et d’engager un virage stratégique en affichant sa volonté de développer un « syndicalisme de proposition ». Au moment du congrès confédéral, la signature d’un accord par une fédération importante est une belle occasion de faire d’une pierre deux coups : la démonstration d’une visée modernisatrice et de la capacité d’autonomie stratégique de la fédération Énergie. Enfin, dans cette période, la loi Aubry sur les 35 heures connaît quelques déboires dans le secteur privé, en raison de l’hostilité du MEDEF et de la CGP-ME. Il y a peu d’accords de branche signés, les créations d’emplois massives annoncées ne sont pas au rendezvous… le gouvernement Jospin souhaite que les entreprises publiques donnent le bon exemple. Autant de facteurs favorables à la conclusion d’un nouvel accord collectif à EDF-GDF 17. Apparemment, l’accord de 1999 est dans la continuité du précédent. Il a les mêmes caractéristiques institutionnelles : un accord national et des accords locaux, dont la négociation doit se faire « sans préjudice des attributions des organismes statutaires compétents ». Le temps laissé pour la négociation des accords locaux est cependant plus court : neuf mois au lieu de douze précédemment. Il est prévu un dispositif de contrôle aux niveaux national et local. Le préambule développe un argumentaire proche de celui de 1997 : la compétitivité, la nécessité de « moderniser le service public », le développement, la disponibilité des services. En revanche, les objectifs sociaux précèdent les dimensions économiques (l’accord est « une opportunité pour contribuer à la lutte contre le chômage et l’exclusion »), il est fait explicitement référence au respect du statut, et le style d’écriture a changé : l’accord de 1999 est prudent dans ses formulations et n’oublie pas de mentionner les droits des agents. La forme est certainement plus acceptable par la culture de l’entreprise et par la CGT. L’accord est aussi plus ambitieux en termes d’emplois : il prévoit entre 18 000 et 20 000 embauches, soit 3 000 à 4 000 créations nettes d’emplois. Enfin, les signatures de la CGT 17. Le ministre de l’Économie et des Finances, Dominique Strauss-Kahn, souhaitait même venir féliciter les négociateurs publiquement, ce qu’ils refuseront car cela ferait apparaître l’entreprise comme une sorte d’appendice de l’État. Il devra se contenter de déclarer à la télévision qu’il s’agit d’un « bon accord ».
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et de FO en modifient profondément la signification, puisqu’elles ouvrent la possibilité de fonder un nouveau pacte social. L’accord de 1999 permet le passage à 35 heures pour l’ensemble du personnel sans perte de salaire, assorti d’une modération salariale. Il prévoit aussi le développement de la réduction collective du temps de travail à 32 heures, quasiment sans diminution du pouvoir d’achat (32 heures 18 payées 36,9 heures, soit 97,1 % d’un salaire pour un temps plein) : cette possibilité est ouverte aux équipes où plus de la moitié des agents sont volontaires, à condition qu’il y ait maintien a minima d’un fonctionnement sur cinq jours (il est cependant possible aux individus qui le souhaitent de travailler sur quatre jours). L’accord comporte des mesures d’aménagement du temps de travail afin d’augmenter la disponibilité de service à l’égard de la clientèle. Le temps de travail des cadres (sur lequel l’accord de 1997 n’avait pas été innovateur) est abordé de manière explicite. Le texte leur accorde des avantages non négligeables : ils peuvent bénéficier, sous certaines conditions, d’une « répartition du temps de travail avec une alternance d’une semaine de quatre jours et d’une semaine de cinq jours » ; les dépassements d’horaires peuvent donner lieu à quinze jours de congés supplémentaires par an. Le temps choisi individuel est laissé au volontariat, y compris pour les nouveaux embauchés (qui étaient contraints dans l’accord précédent). La réduction des heures supplémentaires fait toujours partie des objectifs visés, avec une ambition qui ne dépasse pas les termes de l’accord précédent (une réduction d’au moins un quart d’ici trois ans). L’accord ne prévoit pas d’engagement précis sur la diminution des rémunérations complémentaires, le débat (délicat !) étant renvoyé ultérieurement. Le dispositif précédent sur les départs anticipés en retraite est maintenu (avec une possibilité supplémentaire de dérogation pour les salariés ne totalisant pas les 37,5 annuités nécessaires 19), les départs en retraite devant « intégralement être compensés par des embauches au niveau global des entreprises ». Enfin, EDF et GDF se fixent pour objectif – certains syndicalistes y tenant beaucoup – « d’avoir en permanence au moins 1 500 jeunes de tous niveaux en formation 18. La réduction collective à 32 heures était prévue dans l’accord précédent, mais sur une base financière moins intéressante. 19. Les salariés qui n’auraient pas atteint 37,5 annuités peuvent bénéficier d’une « indemnisation financière calculée sur la base de deux mois de rémunération par annuité manquante (dans la limite de 5 annuités et avec un plancher égal à trois mois de rémunération) ».
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par alternance (apprentissage ou qualification) ayant vocation à être embauchés par nos entreprises ». Les négociations se sont engagées le 26 novembre 1998, l’accord est signé le 25 janvier 1999. Un temps record. Elles se déroulent dans un temps contraint par la pression d’un double enjeu : un enjeu explicite, associé à la loi Aubry sur les 35 heures ; un enjeu implicite, lié au débat sur la loi portant sur la transcription de la directive européenne sur l’ouverture du marché de l’électricité (qui devait être présentée au Parlement en janvier-février 1999). Les premières propositions des directions suscitent un tollé de la part des organisations syndicales : le document préparatoire à la négociation qui leur est remis le 24 novembre prévoit 7 000 à 8 000 suppressions d’emplois ! Le 3 décembre, la négociation est suspendue : dans une déclaration commune, les fédérations syndicales rejettent le « plan social des directions ». Le 8 décembre, FO et la CGT appellent à la grève. La négociation entre dans une nouvelle phase avec de multiples réunions bilatérales pour repérer les demandes de chaque participant. Parallèlement, le projet de loi présenté au Conseil des ministres étend de facto le statut du personnel d’EDF à l’ensemble des opérateurs voulant entrer sur le marché de l’électricité. En dépit de la résistance affichée de FO et de la CGT, un décret du gouvernement daté du 30 décembre 1998 modifie les articles 15 et 28 du statut, qui avaient donné lieu à l’annulation de l’accord de 1997. Début janvier 1998, la négociation entre dans sa phase finale. L’accord de 1999 peut être interprété de manière contradictoire. Ses partisans affirment qu’il peut permettre à EDF de mener les modernisations nécessaires dans un climat interne apaisé. Après l’expérience de l’accord de 1997, le management est informé des difficultés rencontrées par la hiérarchie de premier niveau lorsqu’elle doit gérer les absences des agents à temps réduit : la généralisation des 35 heures suppose une nouvelle organisation du travail, les recrutements massifs prévus doivent permettre d’alléger les charges de travail. Sur le plan individuel, les salariés, y compris les cadres, sont satisfaits par les avantages dont ils bénéficient. L’accord permet ainsi de tracer un cercle vertueux entre amélioration des conditions de travail et mobilisation des salariés sur les objectifs de l’entreprise. À l’inverse, les détracteurs de l’accord considèrent que le texte peut être assimilé à une nouvelle circulaire administrative – une « PERS » dans le langage de l’entreprise – qui renforce les droits des agents, sans
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véritable contrepartie pour l’entreprise. Ils dénoncent un marché de dupes… Qu’observe-t-on aujourd’hui ? EDF paraît gagnée par une puissante torpeur sociale, comme si l’accord avait joué l’effet d’un anesthésique puissant, au moins temporairement 20. La CGT semble, au moins en théorie, avoir accepté la sortie du monopole. Il y aurait eu un véritable échange politique à la française, à savoir un échange implicite… L’accord donne aux directions la capacité de faire d’EDF un groupe international dans le secteur de l’énergie. En échange, le syndicalisme voit reconnaître sa place – singulière – dans l’entreprise. La direction accepte de continuer à verser 1 % de son chiffre d’affaires au comité d’entreprise, elle efface les dettes liées à une mauvaise gestion des œuvres sociales, en échange de l’acceptation d’un plan d’économie de la mutuelle qui devrait se traduire par une diminution de 200 emplois. Tout cela conforterait l’hypothèse d’un nouveau pacte social développée par François Roussely 21. Un nouveau modèle d’entreprise ? Les accords signés depuis une dizaine d’années ne peuvent pas se réduire à un échange d’avantages et de contraintes ou à des gains matériels. Ils comportent des éléments symboliques qui participent de leur dynamique. Les accords peuvent être interprétés comme une métaphore de l’organisation sur son histoire et son destin. Cette métaphore peut se décliner – tant pour le management que pour les agents – comme un ensemble d’images qui vise à justifier le changement et à retrouver un sens collectif face aux transformations de l’entreprise. Les accords effectuent sur le plan symbolique deux types de mise en travail. D’une part, ils provoquent la construction de « scénarios d’alignement », qui produisent une mise en cohérence, un forçage symbolique dans lequel un élément d’un raisonnement renvoie à un deuxième élément, lequel implique un troisième, etc. (Marché = exigence de réactivité > décentralisation = logique adaptative > autonomie stratégique > management par les objectifs > négociation des implications sociales des choix 20. D. COSNARD, Les Échos, 13 février 2001. 21. Entretien avec François Roussely, Valérie DEVILLECHABROLLE, Liaisons sociales, janvier 2001
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économiques > négociation collective = engagement par contrat > syndicalisme constructif.) D’autre part, et dans le même temps, les accords proposent, par les opportunités offertes aux individus, des possibilités d’association, de composition, de bricolage, de chaînage entre vie privée, vie de l’entreprise et société. La puissance symbolique déployée, l’intensité des discours suscités sont dues à cette capacité d’articuler ce double registre, mise en alignement et association. Les accords participeraient ainsi à une sorte d’encadrement cognitif collectif, en créant une liaison obligée entre marché, modernisation et performance, dans lequel l’« imaginaire moteur 22 » pourrait se déployer. On est loin d’une lecture simple en termes d’avantages et de coûts : les accords entraînent la mobilisation d’éléments symboliques qui font sens sur la place de chacun dans la société et sur ses choix. Les accords comme métaphore de la cité L’ambition des accords de 1997 et de 1999 va bien au-delà de l’accord de 1993 en termes d’enjeux. Les accords reposent sur une analyse de la situation sociétale au terme de laquelle l’emploi implique un gros effort de la part des entreprises publiques. Les directions nationales ont pris des engagements chiffrés d’embauches qui contraignent les directions d’unités à les décliner localement. Lorsqu’EDF-GDF se mobilise sur ce terrain, elle conforte sa légitimité dans la société française et fait, en même temps, fonctionner le mythe interne de la « cité entreprise ». Après la reconstruction de la France dans l’après-guerre et la mise en place du nucléaire pour assurer l’indépendance énergétique du pays, le nouveau défi de l’entreprise à l’égard de la nation serait l’emploi. Il est vrai que cette dimension, très présente dans le discours des directions nationales, l’est beaucoup moins dans le discours des directions locales : l’aspect instrumental est dominant, les embauches sont surtout considérées comme une monnaie d’échange avec le personnel. Le discours des directions locales fonctionne lui aussi sur une mise en alignement : « Nous créerons des emplois dans la mesure où vous accepterez de vous adapter et de réduire votre temps de travail. » Cette nouvelle comptabilité de l’action de l’entreprise a engagé un débat intense, la création d’emplois constituant une sorte de déclencheur civique renvoyant chacun à son appartenance à la 22. E. ENRIQUEZ, L’organisation en analyse, PUF, Paris, 1992.
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nation, à sa participation aux mutations de la société. Les accords fonctionnent sur une sorte de métaphore de l’« effort de guerre », qui n’est pas sans écho dans l’inconscient collectif de l’entreprise, puisqu’ils la renvoient à l’époque de sa fondation. Ces accords construisent ainsi un autre type d’alignement, entre pratiques de management et légitimité des actions de direction, au moment même où ces pratiques sont les plus contestées par la nature des changements que connaît l’entreprise et les incertitudes que cela crée. Les accords proposent enfin un alignement entre efficacité économique, effort civique et mieux-être pour les salariés. L’entreprise devrait être plus performante, devrait recruter, mais elle offrirait aussi aux individus la possibilité d’un mieux-être, en leur permettant de développer leur vie personnelle. Elle créerait ainsi une sorte de nouvelle totalité articulant le social et l’économique, en quelque sorte l’esquisse d’une nouvelle société. Les accords porteurs d’un nouveau mythe Au mythe ouvriériste porté par la CGT lors de la création de l’entreprise – un temps typique de travail (comme à l’usine), un marché du travail régulé permettant la mobilité sociale par les écoles ouvrières, l’entrée de la classe ouvrière dans la société de consommation, des structures de débat organisées au sein du système paritaire sur le mode « classe contre classe » (les directions d’un côté, les ouvriers de l’autre) –, les accords opposent un nouvel imaginaire : celui d’une société dans laquelle se dessine une nouvelle rationalité de l’homme au travail, où chacun construirait son destin individuel, avec de nouveaux équilibres entre vie de travail et vie hors travail. Le temps typique, constructeur de la classe ouvrière et de l’industrialisation, disparaîtrait au profit de temps variables, « atypiques », où se construirait un échange entre les besoins de l’entreprise et les besoins individuels. Le travail ne renverrait plus uniquement à l’activité de la classe des producteurs, fiers de participer à la construction d’un monde meilleur pour les générations à venir. Le travail ne supposerait plus seulement l’obéissance aux ordres d’une hiérarchie fondée sur la technique, selon une conception scientiste de l’organisation : les travailleurs responsables et impliqués devraient s’engager dans le processus de production. La logique de la négociation collective viendrait ainsi sceller le nouveau pacte social, porteur de cette société à venir. Le modèle antérieur de l’entreprise faisait fonctionner une « cité entreprise »
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fondée sur un ordre socio-politique interne, où le paritarisme forçait au débat permanent sur les finalités de l’entreprise. Les accords font résonner cette tradition du débat en proposant un imaginaire où l’entreprise se repositionne sur une des questions de société les plus brûlantes de cette période – l’emploi – mais avec une autre technologie politique, la négociation collective. Ce faisant, l’accord construit une transition entre le modèle antérieur de régulation sociale et l’entreprise à venir. En mettant l’emploi au cœur de son action, il projette symboliquement une autre définition des rapports sociaux : EDF « abandonnerait » partiellement le service public (le bien produit et distribué par l’entreprise devenant concurrentiel), mais créerait avec l’emploi un nouveau bien public. Autant d’images potentielles qui peuvent être associées et qui tracent les fils d’une nouvelle légitimité de l’entreprise… comme d’une nouvelle forme de « gestion symbolique 23 ». Il existerait ainsi une continuité entre les objectifs stratégiques de l’entreprise (le marché à l’international, les clients industriels, le service public pour les consommateurs individuels) et sa stratégie sociale. Conclusion : un compromis mis à l’épreuve Les conditions du succès ou de l’échec des politiques dépendent du comportement des acteurs sociaux, de leurs capacités collectives à bâtir des compromis permettant l’adaptation de l’entreprise au marché. Or les choix des partenaires sociaux (syndicats et direction) sont autant liés à des systèmes de contraintes et d’opportunités qu’à des choix idéologiques. Du côté des syndicats Pour comprendre le rôle du syndicalisme, arrêtons-nous sur le rôle des deux syndicats principaux, tout en analysant la dynamique globale du système. La CGT : une légitimité historique questionnée Au début de la décennie quatre-vingt-dix, la CGT défendait le paritarisme et la légitimité fonctionnelle qu’elle y avait acquise, 23. V. DEGOT, « La gestion symbolique », Revue française de gestion, nº 52, juin, juillet, août 1985
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le statut de l’entreprise étant considéré comme un acquis de la classe ouvrière. Elle a cherché à mobiliser le personnel autour du refus des accords, notamment en organisant des référendums. En 1993, elle avait laissé les signataires s’engager en terrain découvert dans la négociation, puis elle avait cherché à invalider juridiquement les accords locaux en s’appuyant quelquefois sur le CHSCT. La « stratégie de l’édredon » avait trouvé sa limite. En 1997, elle s’est engagée activement dans la lutte contre l’accord, car celui-ci représentait, à ses yeux, une attaque frontale contre le « modèle EDF 24 » historique. Mais les débats internes ont été beaucoup plus intenses que précédemment : ainsi, le GNC (la CGT cadres) n’a pas toujours suivi les positions de la CGT sur les recours juridiques. Les débats tournaient principalement autour de deux points. Était-il judicieux d’exercer un droit d’opposition ayant pour conséquence de bloquer les opportunités personnelles offertes par les accords locaux (départ anticipé en retraite, réduction du temps de travail) ? Une stratégie avant tout défensive ne risquait-elle pas d’isoler le syndicat par rapport aux agents ? La CGT était consciente que, malgré la stabilité de ses scores aux élections de représentativité, ses options n’étaient pas nécessairement partagées par le personnel. Sa stratégie s’est jouée en deux temps. Dans un premier temps, les sections locales ont largement utilisé leur droit d’opposition devant les tribunaux (la volonté de gagner les recours n’étant cependant pas toujours manifeste !). Dans un second temps, la CGT s’est employée à renforcer sa position juridique dans quelques unités, pour que les recours puissent aboutir, mais l’exercice du droit d’opposition entraînait l’annulation des accords locaux et des avantages potentiels qui leur étaient liés. Les directions, notamment à la DEGS, en ont profité pour engager une campagne de communication efficace : elles montraient que par la faute de la CGT l’annulation d’un accord dans une unité faisait perdre aux agents de nouveaux droits, particulièrement les possibilités de retraite anticipée. D’où quelques revirements de sections locales CGT, soucieuses de satisfaire aux demandes des agents. Le mouvement stratégique effectué par la CGT en signant l’accord de 1999 lui a permis de sortir d’une situation inconfortable. Puisque les objectifs de l’accord en matière d’emploi suscitaient un consensus interne, le syndicat retrouvait sa légitimité 24. M. WIEVIORKA, S. TRINH, Le modèle EDF. Essai de sociologie des organisations, La Découverte, Paris, 1989
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auprès des agents. Il avait à la fois la possibilité de bâtir de nouvelles convergences avec les autres organisations syndicales et de discuter de la politique industrielle et commerciale avec les directions. Cette stratégie participe d’une nouvelle donne dans l’entreprise. Les déclarations de Denis Cohen, secrétaire général de la CGT Énergie, à propos de la directive européenne, laissent présager une évolution majeure 25 , qui n’est pour l’instant pas démentie, bien au contraire. Le 15 novembre 2001, la CGT a accepté de signer avec les directions la constitution des comités d’entreprise européens (CEE) d’EDF et GDF (« Nous allons pouvoir nous exprimer sur les fusions et acquisitions, obtenir des droits nouveaux et rassembler les syndicats concernés en Europe », déclare Denis Cohen, au journal Le Monde). Les changements ne se feront pas sans quelques à-coups. Les militants locaux ne partagent pas tous nécessairement les options prises par la fédération. La nouvelle ligne du syndicat 26 – négociation et lutte – implique des ajustements multiples en fonction des situations locales. Le pari du syndicat – dans une stratégie d’échange politique – est toujours d’influer la direction au-delà de ce qu’elle est prête à engager. Cette stratégie résistera-t-elle à l’épreuve de réalité du marché ? La CFDT, un pari modernisateur de la « cité entreprise » ? Faute de pouvoir peser dans le jeu paritaire, la CFDT a parié sur le développement de la négociation collective, d’abord avec l’accord de 1993, encore plus avec l’accord de 1997. Elle se proposait de renouveler le modèle de la « cité entreprise » en participant, dans une alliance objective avec les directions, à une redéfinition de l’entreprise à venir. Au couple antérieur CGT/direction, s’est substitué, pendant une dizaine d’années, un couple CFDT/direction, approuvé et suivi par les autres syndicats minoritaires. La tradition de débat sur le rôle de l’entreprise – construite, comme nous l’avons vu, à travers le paritarisme, autour du temps typique, de l’emploi 25. « Oui, mais … à la concurrence européenne », interview de Denis Cohen par Hervé NATHAN, Libération, 17 février 1999. 26. « Avant nous avions la réputation de privilégier le rapport de forces et d’occuper la rue. Le fait que la CGT s’engage à négocier a beaucoup contribué à débloquer la situation à EDF… Le syndicalisme, c’est la lutte mais c’est aussi la négociation, nous retrouvons quelque chose que l’on avait oublié », interview de Denis Cohen, Libération, op. cit.
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statutaire, de la mobilité interne – a été orientée vers de nouveaux enjeux : la réduction du temps de travail, la flexibilité, la question du marché. La CFDT a développé, dans les unités, une stratégie participative explicite. Ses représentants ont organisé des rencontres avec le personnel, parfois en tandem avec le management, pour expliquer les différentes mesures de l’accord de 1997 et convaincre le personnel de les utiliser. La question du « volontariat » a pu donner lieu à des débats intenses dans les unités entre le personnel, le management et les syndicats. Si les positions de la CFDT ont parfois rencontré au départ une résistance de la part de sa propre base, qui avait du mal à être convaincue par les avantages de l’accord, les adhérents ont généralement suivi la direction fédérale. En créant des espaces de parole, de débats, la CFDT a contribué à la définition d’une forme de gouvernement alternatif au modèle paritaire. Le pari modernisateur de la CFDT a d’une certaine façon connu un certain succès, mais quel bilan peut-on faire de ses gains ? L’engagement de la CFDT aux côtés de la direction, au niveau central et au niveau des unités, l’a souvent fait percevoir comme un « syndicat de direction ». C’était un choix risqué, particulièrement dans un système pluraliste. On peut, certes, dresser un parallèle entre l’alliance CGT/direction en 1946 et l’alliance CFDT/ direction en 1997, mais la nature des enjeux n’est pas vraiment équivalente. Aux lendemains de la guerre, l’objectif était de fédérer des personnels très divers, d’augmenter la productivité, plus largement de favoriser la reconstruction de la France. Dans les années quatre-vingt-dix, il s’agissait, pour bâtir une Europe économique et sociale, d’adapter l’entreprise à la concurrence en limitant les destructions d’emplois, un thème sans doute moins motivant. En s’engageant dans la logique de l’accord, en mobilisant l’ensemble de ses ressources à cet effet, la CFDT a acquis le statut d’« autorité gouvernante », pour reprendre un terme de Pierre Rosanvallon 27. Mais, ce faisant, elle a supporté en contrepartie les effets négatifs de sa stratégie, alors qu’elle ne disposait pas de ressources militantes suffisantes pour construire l’opinion des salariés et peser pleinement sur les choix des directions. Elle s’est heurtée à la résistance d’une partie du personnel, et ce d’autant plus que les embauches promises n’étaient pas toujours au rendez-vous.
27. P. ROSANVALLON, La question syndicale, Calmann-Lévy, Paris, 1988.
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En 1997, la CFDT était le seul syndicat d’importance à soutenir l’accord. En 1999, elle s’est retrouvée signataire aux côtés de la CGT. Le changement de cap de celle-ci lui pose d’évidents problèmes de positionnement. Pour la fédération CFDT, l’accord de 1999 est présenté comme traçant une continuité avec l’accord de 1997 28. Ses militants peuvent alors avoir le sentiment que la CGT « adopte » leur point de vue. Cela ne les protège pas vraiment, ni dans le débat avec les salariés ni face à la CGT. La crise de la nouvelle fédération Chimie Énergie, interprétée comme une crise de fusion, semble également causée par la difficulté du syndicat à renouveler un positionnement stratégique au sein d’EDF et GDF. La CFDT risque de n’avoir été qu’une « autorité gouvernante » de transition, sauf à inventer de nouveaux ressourcements stratégiques. La bipolarisation de la vie syndicale au sein de l’entreprise – dix années de concurrence entre les deux organisations sur le système juridique et sur le projet d’entreprise – a renforcé, aux yeux des agents, la dimension « politique » du syndicalisme. Les débats leur paraissent souvent relever d’enjeux nationaux plus que locaux. La CFDT et la CGT risquent en fait d’être confrontées au même type de difficultés : il n’est pas impossible que l’on assiste, dans les années à venir, à la naissance d’un syndicalisme à dimension corporatiste, les salariés faisant moins confiance aux confédérations, quels que soient les habillages. Du côté des directions Si on s’attache maintenant à la position des directions, il faut souligner que la difficulté majeure a été, pendant au moins une décennie, de devoir conduire le changement sans savoir quelles seraient les règles d’ouverture du marché. Leur stratégie première a été à certains égards paradoxale. D’un côté, elles ont opacifié le fonctionnement de l’entreprise pour freiner la pénétration du marché. De l’autre, elles ont joué, sur le plan social, la menace du basculement du modèle du service public vers l’entreprise concurrentielle. Cette stratégie a suscité une grande inquiétude du personnel et des résistances majeures. C’est pourquoi, à partir de 1997, les directions ont donné du grain à moudre dans la négociation, pour rendre crédibles leurs choix et pour obtenir le soutien 28. « La CFDT se félicite de l’unité syndicale retrouvée chez EDF-GDF », interview de Bruno Léchevin par Dominique GALLOIS, Le Monde, 26 janvier 1999.
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du personnel. Cela a pu convaincre certains agents, mais pas la CGT. L’entreprise souhaite aujourd’hui obtenir une paix sociale afin d’assurer la gouvernabilité nécessaire pour faire face au marché. L’ouverture à la concurrence peut entraîner des réductions d’effectifs, des mouvements d’achats ou de cessions d’activités. De plus, l’entreprise est profondément remaniée par des mutualisations qui redéfinissent le périmètre des unités et des directions. La nouvelle configuration, très éloignée du modèle historique de l’entreprise intégrée, déplace les repères des générations antérieures, même si elle séduit de jeunes recrutés, intéressés par la possibilité de participer à une aventure collective. L’entreprise annonce explicitement son intention de constituer un groupe mondialisé. Elle entend réaliser, d’ici 2005, 50 % de son chiffre d’affaires à l’étranger. Elle a déjà racheté de nombreuses entreprises en Europe : London Electricity, EMW en Allemagne, Montedison en Italie (en alliance avec Fiat). La cohabitation entre activités de service public et activités de marché suscite des interrogations. Quels sont les nouveaux repères à créer ? Au nom de quelle légitimité agir ? Une stratégie qui joue l’hybridation de modèles est nécessairement confrontée à ces questions. Elle exige de la direction un travail d’orientation permanent permettant de construire un sens pour les acteurs. Dans la période qui vient de s’écouler, l’emploi et le temps de travail ont été une sorte de monnaie d’échange, ils ont légitimé la transformation des formes de travail et ont dessiné un nouveau modèle d’entreprise. La période à venir suppose, pour que cette stratégie d’échange politique trouve son efficacité, que les termes en soient renouvelés. Quels en sont les termes aujourd’hui ? Le développement durable Les achats d’entreprises étrangères sont une façon de compenser les pertes que l’entreprise doit connaître sur le territoire français dans les années à venir. Mais la stratégie internationale d’EDF est souvent critiquée, car l’entreprise apparaît à certains égards comme ne jouant pas le jeu. Son capital est détenu par l’État français ; il y aura sans doute des changements après les élections de 2002, mais il restera à dominante publique. Le marché de l’électricité est peu ouvert sur le territoire français (30 %), même si son ouverture doit augmenter dans les années qui viennent.
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Pour se démarquer du modèle nord-américain, pris en défaut à travers les problèmes d’électricité de la Californie et sa non-prise en compte des problèmes environnementaux, la stratégie de l’entreprise est de s’inscrire dans les valeurs du « développement durable », de passer des contrats avec des sociétés nationales et locales respectueuses de l’environnement économique et écologique. Un dialogue en profondeur avec les syndicats L’objectif de la direction est d’engager une stratégie d’échange politique, ayant pour ambition de refonder le compromis historique d’origine. Le pari est qu’en impliquant les syndicats dans la définition des orientations la direction en retirera une capacité de mobilisation des personnels sur des objectifs communs. Le passage de l’entreprise intégrée au groupe concurrentiel international se ferait ainsi avec l’accord des syndicats, en particulier celui de la CGT, a contrario des positions prises précédemment. Il s’agirait de négocier avec les syndicats des contreparties pour le personnel, pour qu’il accepte de s’adapter à la transformation de son environnement. De nouveaux champs de négociations sont en train de s’ouvrir aujourd’hui avec la transformation de la GRH et de la rémunération de la performance. Il n’est pas possible de dire aujourd’hui si cette stratégie va réussir. Elle se développe plutôt dans de bonnes conditions depuis la signature de l’accord de 1999. Mais un nouveau syndicat, SUD, rentre à petits pas dans l’entreprise. Un dialogue interactif avec le personnel Le dialogue avec les syndicats est nourri par une mise en expression et une participation du personnel à grande échelle. Dans chacune des 200 unités, les agents ont été invités à discuter avec la direction des enjeux de l’entreprise. Des forums régionaux ont été organisés. À leur suite, les salariés pouvaient faire des propositions sur des thèmes ciblés. L’ensemble des propositions (6 000) a été étudié au sommet de l’entreprise, et celles qui ont été retenues sont devenues des « engagements » de changement des directions, avec mise en place de mécanismes d’évaluation. L’ensemble du dispositif s’est conclu par la « rencontre de Bercy » qui s’est déroulée en juin 2001, où 7 000 agents avaient été invités.
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Ce dispositif a pour objectif de favoriser une prise de conscience commune des enjeux de l’entreprise, une confrontation entre directions et agents, et vise implicitement à exercer une pression sur le management pour qu’il modifie ses comportements encore souvent bureaucratiques. Ce système permet aussi, à travers la remontée des propositions, d’analyser les principales dysfonctions internes du système. Il est ainsi ressorti de nombreuses propositions concernant les ressources humaines, avec des problèmes liés à la rémunération ou à l’entretien d’appréciation du professionnalisme, qui vont donner lieu à de nouvelles négociations avec les syndicats. Le pacte social proposé par la direction semble rencontrer aujourd’hui un certain succès. Il s’inscrit dans une orientation plutôt centriste de la société, que l’on peut observer de façon manifeste en politique. La (re)construction d’un nouveau modèle EDF représente pourtant un redoutable défi. L’invention d’un modèle d’entreprise alliant service public et marché est attendue, mais elle doit démontrer son efficacité.
2 La RATP : une modernisation sous contrainte par Pierre-Eric Tixier
Après vingt ans d’efforts considérables de modernisation, la Régie autonome des transports parisiens (RATP), ce « poumon de la capitale », s’oriente vers une stratégie proche de celle d’EDF 1. Elle remplit une mission de service public, tout en sortant du principe de spécialisation afin d’être mieux armée dans la compétition pour l’exploitation des réseaux de transport en dehors de la région parisienne. La RATP a été créée en 1949. Elle a connu de profondes transformations techniques au long de son histoire émaillée de conflits sociaux majeurs. En mai 1990, Christian Blanc y engage un vaste processus de « modernisation » dans le droit fil du chantier de rénovation du service public de Michel Rocard. L’ancien préfet de Nouvelle-Calédonie, nommé président en février 1989, entend « placer le voyageur au centre des préoccupations » de la RATP. Il en décentralise la gestion. Cette réorganisation radicale s’appuie sur un constat de défaillance du fonctionnement de la Régie. Le conflit des ouvriers de maintenance en décembre 1988 2 a révélé un malaise profond : une perte de cohésion sociale et un 1. Le texte de cet article est issu de différentes études réalisées par le GIP Mutations Industrielles, particulièrement les travaux suivants : E. C HAUFFIER , P.-E. TIXIER, « Gestion du changement et rôle du syndicalisme », département du développement, Prospective et recherches sociétales, RATP, nº 115, avril 1997 ; R. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », Cahier du GIP Mutations Industrielles, nº 56, 1991 ; J.-C. THÉNARD, P.-E. TIXIER, « La fonction de directeur de ligne », département du métro, 1998. 2. Le conflit de la maintenance a duré trois semaines, ce qui s’est traduit par une thrombose de l’entreprise. Les agents de maintenance n’effectuant plus le « petit entretien » ont ainsi peu à peu bloqué les trains pour des raisons de sécurité, amenant au fur et à mesure la fermeture des lignes et l’arrêt quasi complet du métro.
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besoin de reconnaissance non satisfait. Les dirigeants y ont vu la conséquence de la position hégémonique occupée par les conducteurs de métro dans le système des rapports salariaux 3. L’organisation bureaucratique et centralisée est également considérée comme une « faiblesse préoccupante » au regard d’un environnement plus menaçant, de l’évolution du profil de la clientèle et des attentes professionnelles des salariés. « Moderniser » la RATP devient un impératif. La nécessité de satisfaire la clientèle est érigée en « raison d’être d’une entreprise publique au service de tous 4 ». Elle constitue le pivot de la réforme Blanc qui conjugue une refonte de la structure organisationnelle, une transformation des modes de gestion de la maind’œuvre et une redéfinition des règles du dialogue social. L’amélioration de la productivité et de la réactivité de l’entreprise, la valorisation des compétences et du professionnalisme des agents, la restauration d’une équité de gestion entre les catégories de personnels sont désignées comme trois objectifs prioritaires. Mais comment faire évoluer une entreprise conflictuelle, dotée d’une trentaine de syndicats et confrontée, en Île-de-France, à une concurrence difficile à appréhender, en l’espèce ces milliers d’individus qui décident de prendre ou non leur voiture ? La stratégie de changement de la RATP Longtemps, les usagers de la RATP ont constitué une « clientèle captive » : le taux d’équipement des ménages en voitures était bas et les Franciliens se déplaçaient principalement pour aller à leur travail ou en revenir. La croissance du « trafic » était essentiellement fonction de l’augmentation de la population concernée par l’offre de transports collectifs, de l’extension de l’urbanisation de la région parisienne et de la géographie mouvante des zones résidentielles et d’activités.
3. R. FOOT, « De l’écriture de la production à l’écriture du travail : un processus d’automatisation dans un terminus de métro », Cahier du GIP Mutations Industrielles, nº 54, janvier 1991, p. 33. 4. Conseil d’administration du 30 juin 1989, grandes orientations du président directeur général, RATP.
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Vers une approche client 5 À partir du milieu des années quatre-vingt, un double phénomène apparaît : une croissance fortement ralentie et dépendante, cette fois-ci, de l’extension de l’offre de transport, ainsi que des mouvements globaux de faible amplitude – de l’ordre de 1 % à 2 % – d’une année sur l’autre. Les premières analyses en termes de « marché » aboutissent en 1992 à un triple constat : — la faible amplitude du trafic en volume résulte paradoxalement d’importants mouvements, pouvant atteindre jusqu’à 20 % l’an, au sein de l’ensemble des voyageurs de la RATP lorsqu’ils sont décomposés en segments de clientèle ; — la part de la « clientèle captive » a considérablement chuté. Le transport collectif est confronté à la concurrence de l’automobile, avec des arbitrages peu stabilisés, liés aux phénomènes saisonniers, aux jours ouvrables, au week-end ou aux 35 heures par exemple ; — ces arbitrages sont d’autant plus instables qu’ils correspondent à l’élargissement du spectre des motifs de déplacement : domicile-travail, domicile-école, courses hebdomadaires ou « shopping », promenades, loisirs, augmentation des déplacements « d’affaires », etc. La RATP perd des parts de marché sur les déplacements professionnels ; elle en regagne ailleurs. Les clients-usagers sont de plus en plus « volatils ». Leur comportement lors du conflit de décembre 1995 l’a révélé : pour la première fois, une grève aussi forte et étendue des moyens de transport collectifs ne paralyse pas, même temporairement, les activités en Île-de-France. Cette situation inédite renseigne sur la capacité d’arrangements et d’ajustements de la population francilienne qui, dans certains cas, a définitivement choisi d’autres systèmes de transport. Autrement dit, c’est au moment où la politique de la RATP se veut fortement orientée vers le « client » que les comportements de ce dernier deviennent insaisissables…
5. J.-C. THÉNARD, « L’activité et la politique commerciale de la RATP, de la mesure du trafic à l’appréhension du marché jusqu’à l’approche “client” », note GIP MI, janvier 1998.
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La décentralisation de l’organisation Pour améliorer les relations avec la clientèle, la direction décide de décentraliser la gestion et de se rapprocher du terrain. Trois niveaux de responsabilité sont instaurés : la direction générale, les départements et les unités décentralisées. La direction générale est composée du P-DG et d’un directoire. Les départements regroupent les unités décentralisées et des structures transversales. Les unités décentralisées comportent, entre autres, les unités décentralisées opérationnelles que sont les lignes de métro ou de RER et les dépôts d’autobus. Ces unités opérationnelles, dirigées par un responsable, constituent le « concept de base choisi pour reconstruire l’entreprise à partir du service au voyageur 6 ». Elles doivent intégrer et gérer des objectifs qualitatifs et quantitatifs de performance économique (qualité du service, maîtrise des coûts, croissance du trafic…) et de gestion des ressources humaines. Les responsables opérationnels ont un rôle majeur à jouer. Intégrés au collectif managérial, « placés sur le devant de la scène 7 » de la modernisation, ils disposent de délégations d’autorité sur les horaires du personnel, les conditions de travail et la gestion des effectifs (qui restent pourtant calculés suivant une formule mathématique…). Les lignes hiérarchiques sont recomposées. Le statut et le rôle des cadres et des agents de maîtrise sont revalorisés, les relations managériales entre l’encadrement et les agents d’exécution sont personnalisées. Cette stratégie s’accompagne d’une transformation de la gestion du personnel, connue sous le nom de « progrès partagé ». Le système d’évolution des agents est remanié. L’avancement tend à être modulé en fonction de l’appréciation professionnelle de l’encadrement direct. Parallèlement, l’entreprise s’efforce d’homogénéiser le traitement des différentes catégories de salariés. Les conducteurs de métro achèvent ainsi leur carrière au même niveau que les agents de maîtrise. En 1998, la direction avait voulu refondre les grilles de classification de la maîtrise et de l’encadrement en une grille unique. Elle a dû y renoncer devant la résistance de la CFE-CGC. Mais une règle fondamentale a été transformée : l’automaticité de l’avancement a été supprimée, ce 6. E. HEURGON, « Un regard de l’intérieur, enjeux stratégiques de la modernisation de l’entreprise publique », in A. DAVID, RATP : la métamorphose, réalités et théorie du pilotage du changement, InterÉditions, Paris, 1995, p. 297-316. 7. E. HEURGON, op. cit.
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qui laisse une place plus grande à l’évaluation des performances et des compétences 8. Toutes ces modifications ont, pourtant, des effets limités. Car le principe d’une libre mobilité géographique, considéré par les agents, y compris la maîtrise, comme un « droit acquis » historique, laisse de larges marges de manœuvre aux salariés. En effet, l’instabilité du personnel sur les lignes rend difficile une évaluation des performances individuelles. Par ailleurs, les horaires des lignes de métro restent gérés de façon centralisée et les tentatives pour transformer la gestion du temps dans les bus ont été abandonnées après des conflits douloureux. Enfin, le régime des primes (environ 150 dans la « STC 15 », bible interne de la gestion du travail) n’a pas été modifié : les responsables ont très peu de latitude pour rémunérer davantage les agents les plus efficaces ou les plus dévoués. Le temps au cœur des relations de travail Le temps est au cœur de la gestion et de la régulation des systèmes de transport. Il en assure la fluidité et détermine les attentes de la clientèle. Il est un des enjeux essentiels du travail. En effet, « l’objet produit n’est pas un objet au sens courant de bien matériel mais un déplacement de voyageurs, c’est-à-dire un bien qui est consommé dans le même temps où il est produit 9 ». « Ce qui est vendu, c’est le processus de travail lui-même, donc quelque chose qui n’est pas stockable 10. » L’absence de médiation temporelle entre la production et la consommation aboutit à ce que « la réponse à une demande ne peut être différée d’un jour sur l’autre, ni même d’une heure sur l’autre sans que son utilité sociale ne s’en trouve remise en cause 11 ». Cette caractéristique impose d’intégrer, dans l’offre de production, la variabilité de la demande dans le temps, qui exige un personnel disponible. Les systèmes
8. Voir interview de Josette Théophile, directeur des ressources humaines, La Lettre du management, nº 15, septembre 1997, spéciale gestion de l’encadrement. 9. R. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », Cahier du GIP Mutations Industrielles, nº 56, mai 1991, 41 p. 10. A. LIPIETZ, Le tribu foncier urbain, Maspero, Paris, 1974, p. 279, cité par R. FOOT, « Le voyageur, l’électricité et le conducteur », op. cit. 11. R. FOOT, « De l’écriture de la production à l’écriture du travail : un processus d’automatisation dans un terminus de métro », op. cit.
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d’échanges entre la hiérarchie et les agents se construisent dans le creuset de cette exigence de disponibilité pour la clientèle. Temps de travail et temps hors travail Le temps de travail est défini par des programmes prévisionnels de production, par l’offre de service et par ses conditions de mise en œuvre. L’offre de service recouvre l’horaire de circulation des rames de métro et des bus ainsi que la construction des tableaux de marche (ou tableaux de présence) qui précisent le nombre de personnes et les services nécessaires pour assurer l’horaire. Ces tableaux constituent « les normes sur la base desquelles va se dérouler l’exploitation en temps réel 12 » des lignes de métro et de bus et ils déterminent les heures et le rythme de travail des agents. Le temps de travail individuel est découpé en services successifs qui couvrent les différentes périodes de la journée. Continuité de service oblige, les agents de la RATP ont des horaires atypiques (soirée, jours fériés, jours de fêtes, weekend, etc.) qui pèsent sur leur vie sociale et familiale. Le temps est ensuite géré au quotidien. En cas de perturbation du trafic, l’intervention des agents chargés de la régulation se répercute sur les conditions de travail des machinistes et des conducteurs (raccourcissement des temps de repos prévus entre deux tours, etc.). Les agents peuvent bénéficier de repos compensateurs ou les transformer en gain monétaire. Dans les bus, les machinistes se plaignent beaucoup de leurs conditions de travail. L’irrégularité du service est liée aux aléas de la circulation routière qu’ils ne peuvent anticiper. La recherche de temps compensateur, vécue comme une réparation de la pénibilité du travail, se traduit par des phénomènes d’évasion producteurs de dysfonctionnements. Lorsqu’un agent estime ne pas avoir assez de repos compensateur, il est parfois tenté de se mettre « en maladie ». Cet absentéisme crée un retard dans le service, à l’origine de l’agressivité de certains clients, qui provoque à son tour un désir de fuite des agents. Pour résoudre le problème posé par un agent défaillant, le responsable hiérarchique fera appel à un autre agent qui lui demandera du temps en contrepartie. C’est ainsi que le système s’autoalimente… En comparaison, le métro se déplace dans un espace fermé où le trafic est moins sujet aux aléas de 12. R. FOOT, N. RAJOHARISON, « Groupe interface homme/machine et système de régulation : le réseau routier et le réseau ferré », Réseau 2000, 1985, 80 p.
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l’environnement. Les conducteurs ont des horaires plus réguliers, mais ils se plaignent aussi de la pénibilité de leur travail, de l’« univers du tunnel » et de l’ennui qu’ils éprouvent. Quant aux agents de station, ils trouvent leur activité difficile en raison de sa polyvalence (la vente de titres de transport, l’information de la clientèle, le contrôle exercé dans les stations, etc.). Une sociabilité construite autour de l’« ambiance » La qualité de l’« ambiance », mise en avant comme un élément décisif de la vie de travail, désigne la capacité collective des agents à mobiliser un ensemble de ressources : collègues, hiérarchie, règles de conditions d’utilisation du personnel, tableaux de marche, radiotéléphonie et installations sur la voirie. Ces ressources permettent de gérer la relation au voyageur, de produire le transport, d’assurer la qualité de service et de maximiser le temps hors travail. L’attachement à l’ambiance démontre sa fonctionnalité dans la gestion des situations de travail : rendre efficace la coopération, neutraliser les conflits intercatégoriels dans les terminus, lutter contre l’ennui, contre le temps qui passe lentement, procéder à des échanges de services, etc. Veiller au maintien de bonnes relations entre les différentes catégories d’agents est considéré par l’encadrement comme essentiel au bon fonctionnement des lignes. La hiérarchie doit pouvoir compter sur les machinistes et les conducteurs, être certaine de leur présence, de leur ponctualité, de leur collaboration en cas de « coup dur », etc. Les aléas d’un système de transport impliquent la coopération de tous, avec comme corollaire des jeux de négociations régulant les rapports entre les groupes. Les services rendus sont échangés contre du temps hors travail. En contrepartie de leur disponibilité, les agents enregistrent des minutes supplémentaires, cumulées et comptabilisées, qui sont ensuite récupérables sous forme de temps libre ou de rétribution financière. Ce temps transformé est fortement valorisé. Les arrangements autour des horaires sont de nature et d’importance différentes. Dans le métro, la régulation collective prévaut. Dans les lignes de bus, où le temps de travail est considéré comme la principale variable d’ajustement du système de production, les arrangements interindividuels dominent les relations avec la hiérarchie de proximité ou avec les collègues. Le fonctionnement du réseau routier participe à une dérive du système. L’acte de production se déplace d’une activité collective
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vers une multiplicité d’actes individuels. Le dépôt n’est plus un espace créé par une collectivité, mais une somme de parcours individuels tracés par une quête de temps personnel. Les conditions de travail, enfin, créent des situations contrastées en termes de sociabilité. Les terminus de métro sont des lieux de socialisation intercatégoriels. Pour que le système fonctionne, chacun doit intégrer dans son action la logique de l’autre et les liens entre les différents participants. Par ailleurs, les conducteurs disposent d’un champ de ressources relationnelles, matérielles et organisationnelles, plus large que les machinistes. Ils peuvent plus facilement s’arranger avec leurs collègues. Le groupe des conducteurs gère collectivement ses conditions de travail. Les machinistes manifestent un sentiment d’isolement, qui a une incidence négative directe sur les conditions d’exercice du métier et sur leur motivation à l’exercer, fortement altérée après quelques années de conduite 13 . Toutefois, ils peuvent peser ensemble sur leurs conditions de travail. En effet, si le « graphicage 14 » (sur lequel reposent les discussions entre les délégués de ligne et le responsable de l’équipe de ligne) représente le premier lieu stratégique d’élaboration des conditions de travail, le second est la ligne elle-même. C’est à partir des pratiques de conduite des machinistes que sont faits les ajustements entre les temps de parcours de « référence » et les temps de battement, entre les tours qu’effectuent les bus. La cohésion de l’équipe occupe une place essentielle pour éviter que certains ne « cassent les minutes ». Ces échanges quotidiens créent parfois des situations de contredépendance, qui peuvent conduire les agents de maîtrise à devenir des « adjoints » des conducteurs ou des machinistes. Dans les stations, des microliens de solidarité se constituent pour résoudre les problèmes liés à l’isolement et à la sédentarité. Les directions ont cherché à développer la polyvalence du travail, mais cette tentative est diversement suivie. Les agents de station rencontrent moins fréquemment la maîtrise et leurs marges de négociation sur le temps de travail sont étroites. Ces ajustements et les types de sociabilité qui les accompagnent, constituent le cœur de la régulation sociale de l’entreprise. Pourtant, le temps récupéré n’est pas reconnu comme légitime. Il 13. J.-M. WELLER, « Le machiniste et le voyageur, expertises et apprentissage d’une relation », Travaux sociologiques du LSCI, nº 35, Laboratoire de sociologie du changement des institutions, IRESCO, 108 p. 14. Le graphique correspond aux passages des voitures en des points donnés et à partir duquel vont être ensuite mises à plat les heures de départ et d’arrivée des bus.
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est même jugé contraire à l’éthique et à la mission de service public. Certes, il compense la dureté de la vie professionnelle et récompense la qualité du travail ou le dévouement de certains agents, dont les salaires évoluent peu. Mais ce système d’échanges interhiérarchiques doit rester implicite. Les possibilités de transformation de l’organisation du travail et des formes de management s’en trouvent limitées : car elles impliqueraient, pour certains agents, une remise en cause de ces arrangements qu’Henri Vacquin a appelés les « acquis mortifères ». Le client : une figure ambiguë La direction a voulu faire du client une figure mobilisatrice, porteuse d’une transformation de la Régie, et déplacer l’activité des agents vers le service. La valorisation de compétences commerciales devait rééquilibrer celle de l’excellence technique caractéristique de la période antérieure. Cette volonté se heurte à un obstacle de taille : le « client » lui-même, figure contrastée et ambiguë. Il donne sens à l’activité, mais sa présence peut être difficile à vivre et engendrer des attitudes de repli et de désengagement. Pour les agents de station, les machinistes ou les conducteurs, il n’y a pas une clientèle mais des clients. Certains ne posent pas de problème et sont respectueux du travail réalisé. D’autres fraudent, refusent de montrer leur titre de transport ou manifestent leur hostilité. Cette double face du voyageur, représentant du marché et expression d’une violence sociale 15, fait partie de la réalité quotidienne. Elle crée un sentiment d’insécurité aux racines complexes, qui pèse sur les comportements des acteurs sociaux et déclenche ce qu’Éric Massé a nommé un « corporatisme défensif 16 ». La modernisation doit donc compter avec l’héritage des cultures de travail et des modes de sociabilité collectives spécifiques.
15. L’entreprise doit faire face par « jour calme » à quatre ou cinq « agressions », dont 90 % s’exercent en direction des machinistes. 16. É. MASSÉ, « Transports publics et insécurité urbaine », Sociologie du travail, Dunod, Paris, avril 1997.
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La redéfinition des règles du dialogue social Pour soutenir la transformation de la RATP, le dialogue social est reconfiguré. Il se pratique, désormais, aux trois niveaux de décision de la Régie : direction, départements et unités décentralisées. Le modèle corporatiste laisse place à une organisation intercatégorielle. La négociation collective se développe aux dépens du paritarisme. Les institutions représentatives Certaines structures de représentation sont empruntées au droit commun, même si elles sont aménagées. D’autres sont propres à l’entreprise. L’ensemble du système, très complexe, tend à disperser les forces syndicales et accentue, par là même, un des traits dominants du syndicalisme français : son éclatement. Les départements : comité d’établissement et délégués syndicaux Le comité d’entreprise (CE) est une institution clé des entreprises françaises, doté d’attributions économiques et sociales. Les projets, les décisions de gestion courantes, le fonctionnement de l’entreprise sont soumis au CE pour consultation, de même que la politique sociale (plan de formation ou temps de travail). À la RATP, la configuration actuelle du CE, composé du comité Régie Entreprise (CRE) et des comités départementaux économiques et professionnels (CDEP), est le fruit de deux réformes majeures datant de 1984 et de 1990. Avant 1984, le système de relations professionnelles était très centralisé. Outre le CE au niveau central, existaient six comités professionnels (CP) qui jouaient un rôle tenant à la fois du comité d’établissement et du délégué du personnel sur une base catégorielle. Les syndicats exerçaient alors un fort contrôle sur la politique de l’entreprise. En 1984, les CP sont supprimés. Leurs missions principales sont transférées aux délégués du personnel décentralisés et aux comités d’établissement départementaux (CED), qui deviennent des instances complémentaires et dépendantes du CE. Les membres des CED sont désignés par le CE sur proposition des syndicats, en fonction des résultats obtenus aux élections CE dans chaque direction. Les CED fonctionnent sur une base
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intercatégorielle. Ainsi, pour le réseau routier, le CED regroupait l’exploitation, la maintenance et la filière administrative. En 1990, le découpage par départements signifie le retour à la séparation de l’exploitation et de la maintenance, avec la création d’unités d’environ 1 000 personnes. Cette décentralisation s’accompagne d’une refonte du système de représentation et de la mise en place des comités d’établissement (CDEP) et du comité central d’entreprise (CCE). Les syndicats interprètent la décentralisation comme une volonté d’affaiblir la CGT qui risque, avec la création des CDEP, de perdre la majorité de contrôle au CE. La réforme entraîne des conflits entre direction et syndicats et à l’intérieur même des organisations syndicales, car la décentralisation du dialogue social diminue la capacité de contrôle des responsables syndicaux sur les militants de terrain. Finalement, après moult rebondissements, diverses expertises et procédures en justice, dix CDEP seront créés sur décision du directeur régional du travail en août 1990. Six ans plus tard, les départements sont dotés de délégués syndicaux. Ce qui déplace l’équilibre des rapports de forces au sein des organisations syndicales entre centre et périphérie. Les unités opérationnelles : délégués du personnel (DP), délégués de ligne (DL) et tableaux de marche Les délégués de ligne au bus, la négociation des tableaux de marche au métro et les heures d’informations syndicales structurent la vie syndicale dans les unités. Sur le terrain, la gestion du temps de travail met en scène deux institutions originales. Dans les dépôts de bus, les délégués de ligne jouent un rôle de régulation effectif 17. Ils doivent fournir un important travail d’étude sur les temps, consulter les machinistes (consultation faite par écrit dans les terminus), rencontrer les responsables d’équipes de ligne et le « RH » de l’unité. En cas de contestation, les « DL » jouent un rôle décisif. Ils sont au cœur de la gestion des temps de production et des microcompromis avec la hiérarchie de proximité et les collègues. Un « bon » délégué de ligne sait « monter » un tableau de marche en maximisant le temps de repos des agents, en réduisant le nombre de tours, tout en remplissant les contraintes de production. Les délégués se présentent à cette fonction, soit à partir d’une formation ou d’un mandat 17. Voir le rapport de Noëlle GÉROME, « Les délégués de ligne du département bus de la RATP », février 1993.
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syndical, soit directement à la demande des collègues ou de la hiérarchie. Issus de la collectivité de travail, ils ressemblent aux shop stewards anglais. En cas de difficulté, les syndicats relaient les problèmes recensés par ces délégués auprès de la direction. Dans le métro, la négociation des tableaux de marche qui définissent les temps de travail et de repos, peut prendre plusieurs années. Les conducteurs votent sur les propositions de la direction et selon des procédures qui ne sont pas standardisées. Contrôlées par les syndicats, elles dépendent des lignes : soit le nouveau tableau est affiché dans les terminus et les conducteurs y inscrivent leurs observations, soit le vote se fait par écrit. Les syndicalistes agissent alors plutôt comme délégués de la corporation des conducteurs que comme des représentants autonomes. L’instance des délégués du personnel L’instance des délégués du personnel était prévue dans le statut, mais l’entreprise a mis trente-sept ans à se conformer au droit commun. Jusque-là, la fonction était occupée à la fois par les comités professionnels et par des syndicalistes. La nouvelle configuration mise en place en 1985 à la suite des lois Auroux a suscité de nombreux débats internes car elle a modifié profondément les traditions institutionnelles. Les syndicats ont perdu une partie de leur contrôle sur le système de représentation 18. Il y avait autrefois 35 DP. Ils sont actuellement 650 DP titulaires et autant de suppléants. Mais, tous comptes faits, l’instance des DP fait l’objet d’un certain consensus. L’action au sein d’une même unité permet d’associer des professionnalités différentes, de favoriser la création d’une communauté locale centrée sur son environnement. Parallèlement, elle déconstruit les dimensions corporatives et améliore la capacité d’ajustement au terrain. En revanche, certains délégués font le constat d’une diminution des échanges et des rencontres avec les autres dépôts ou les lignes de métro. L’intensité des critiques est liée à la densité syndicale : la CGT, qui dispose de ressources militantes fortes, n’est pas pénalisée par ce système. Elle peut construire par elle-même un réseau entre unités différentes. Ce n’est pas le cas du délégué isolé d’une organisation faible. L’agrégation des revendications, l’échange d’informations relatives à 18. Pour les DP, les salariés élisent les représentants que les syndicats peuvent présenter, mais ils ne sont plus désignés par les syndicats comme antérieurement dans le cadre des comités professionnels
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plusieurs lignes de métro par exemple sont désormais liés aux ressources internes des syndicats. Les DP sont chargés de présenter des réclamations individuelles et collectives et de poser des questions sur les conditions de travail à la direction. N’ayant pas vocation à négocier, ils ne constituent pas un véritable enjeu pour les syndicalistes et les directions d’unité. Citons le discours d’un syndicaliste sur une ligne de métro : « Un syndicat, c’est fait pour négocier quelque chose, discuter d’un plan de travail. On n’a rien à négocier, les plans sont faits. On entérine, c’est frustrant. Et ça se retourne contre nous, quand on discute avec les agents, ils nous demandent des choses importantes dans leur travail, leurs conditions d’hygiène. On dit d’accord, on va le dire au chef d’unité et à la sortie on a rien à leur dire puisqu’on ne peut rien faire. Les trois quarts des gens pensent que le syndicat ne sert à rien et ils n’ont pas tort. Quand on demande, on nous dit c’est pas possible, c’est pas négociable. » Les délégués du personnel sont également chargés de présenter les réclamations individuelles et collectives à propos de l’application de la réglementation sociale. Cette mission prenait tout son sens dans des organisations tayloriennes ou « militarobureaucratiques », où l’application de la règle donnait lieu à des conflits permanents entre la hiérarchie et les salariés. Elle est moins évidente dans des entreprises à la culture participative. Par ailleurs, le rôle des délégués se trouve réduit dans les organisations contemporaines du fait de la décentralisation des responsabilités. Au-delà de ces constats, l’instance des DP participe à la construction du dialogue social, qui varie suivant les unités en fonction de la politique du directeur et du climat social. La stratégie des représentants syndicaux vis-à-vis des mandats de DP, de DL et de la négociation des tableaux de marche au métro est fondamentale dans la construction de la légitimité du syndicalisme. Ces mandats peuvent servir avant tout une stratégie de quadrillage organisationnel, de contrôle du territoire de l’unité, sans être fortement investis. Ils peuvent aussi ne correspondre qu’à des motivations personnelles (échapper au travail quotidien, exercer des responsabilités, etc.). Ces phénomènes d’appropriation personnelle, fréquents pour le mandat de DP, sont plus rares pour les mandats de DL, quasi absents au métro pour les conducteurs. À l’inverse, un DP ou un DL disponible et attaché à trouver des solutions innovantes légitime le rôle du syndicalisme. La
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dispersion syndicale et le grand nombre d’instances aboutissent à une multiplication des mandats. Il arrive fréquemment « que les DP soient aussi les représentants syndicaux, ce qui les amène à être présents aux audiences et en DP 19 ». D’où, parfois, une certaine confusion… Les heures d’information syndicale L’heure dite d’information syndicale est une heure supplémentaire accordée chaque mois aux salariés pour que les syndicats les informent sur le lieu de travail. Cette heure, intégrée dans le temps de travail, n’est payée que s’il y a contact entre représentants syndicaux et salariés. Cette situation transforme une partie des agents en acheteurs utilitaristes… Citons deux propos à cet égard : « L’heure d’information syndicale rapporte 60 minutes de temps supplémentaire, point final. » « C’est ni plus ni moins payé, les gens ont 60 minutes pour lire un tract, on vous file un papier à remplir. N’importe quel syndicat. On remplit la feuille et on a gagné 60 balles. » Le problème est d’obtenir que l’heure soit distribuée, peu importe par qui. Et il arrive même, lorsque les dimensions corporatistes transcendent les appartenances syndicales, que les syndicats eux-mêmes abondent dans le sens des agents : « Une fois X, une fois Y, une fois Z, on s’arrange pour les faire chacun à notre tour. » Les syndicats deviennent, ainsi, des prestataires de services. Mais, au-delà de la qualité de leurs prestations, c’est leur capacité d’organisation qui est significative. En fonction des rapports de forces locaux, de la densité des ressources, de la qualité des liaisons entre sommet et base, des qualités personnelles des individus et de leur connaissance des problèmes, il existe de très fortes disparités entre organisations syndicales. Dans un dépôt, par exemple, la qualité du travail effectué par la CGT lui donne un rôle central, y compris pour les heures syndicales, même s’il peut y avoir des consommateurs attirés par autre chose. A contrario, les syndicats minoritaires peuvent n’être que des distributeurs d’heures. Par ailleurs, si l’éclatement syndical crée une variété de l’offre, il participe aussi de la colonisation du milieu professionnel par un syndicalisme sans capacité de construction
19. N. GOULLIN, « Bilan du protocole de 1996 », RATP, GIP MIS, mars-avril 2000.
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de l’opinion des salariés, CGT et syndicalisme autonome exceptés. L’essor de la négociation collective La négociation collective ne se développe réellement à la RATP qu’à partir des années quatre-vingt-dix et de la réforme de Christian Blanc qui essaya, sans parvenir à ses fins, de limiter le droit de grève. Deux textes principaux ont défini l’architecture des relations professionnelles : l’accord de 1970 sur le droit syndical et l’avenant de 1996. L’accord sur le droit syndical de 1970 Ce texte formalise les droits et les moyens, considérables dont disposent les syndicats depuis 1959. Il conforte la centralisation syndicale et le syndicalisme catégoriel. L’entreprise, en se montrant généreuse, poursuit la tradition et achète la paix sociale au moment où les machinistes-receveurs et 15 000 chefs de train perdent leur emploi. L’accord distingue trois sortes de relèves : les relèves spéciales, les relèves A et B. Les relèves spéciales concernent les permanents syndicaux. Les relèves A correspondent à un montant chiffré attribué chaque année à chaque syndicat qui peut utiliser ces heures en « relevant » les salariés de son choix. En général, il s’agit de membres actifs du syndicat ayant des mandats électifs. Les relèves B servent à maintenir et à financer la rémunération des syndicalistes pendant les réunions avec la direction (intersyndicales, audience). La relève spéciale apparaît relativement simple. Chaque syndicat dispose d’un permanent dès lors qu’il atteint le seuil – très bas – de 401 voix. Le nombre de permanents augmente en fonction de paliers successifs. Généreux, l’accord de 1970 est aussi imprécis sur les moyens dévolus aux syndicats. Le système de relèves A s’apparente au crédit d’heures institué par le Code du travail pour le délégué syndical 20, mais il est très dénaturé. À la RATP, les relèves A ne sont pas rattachées à la personne, elles sont globalisées et accordées au syndicat qui est globalement maître de leur affectation. Autre différence notable avec le droit 20. L’article L. 412-20 précise cependant que ces crédits peuvent être répartis entre les différents délégués syndicaux, à condition d’en informer le chef d’entreprise.
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commun, le crédit d’heures n’est pas forfaitaire, mais tient compte de la représentativité réelle des syndicats (plusieurs grandes entreprises procèdent à des démarches similaires). L’accord de 1970 prévoit deux sortes de crédits : en premier lieu, un crédit destiné à chaque « groupe », qui sert aux délégués syndicaux et aux représentants locaux. Il est de 2 000 heures (art. 31) et augmente en fonction des résultats aux élections. La notion de groupe, souvent utilisée, n’est pas clairement définie. Elle semble correspondre à un regroupement de syndicats d’une même confédération. En second lieu, l’accord crée un crédit de 1 000 heures par syndicat, majoré par paliers. Le calcul des crédits d’heures et du nombre de permanents peut être fait par catégorie de syndicats. La complexité du système complique mécaniquement les relations entre la direction et les syndicats, mais aussi entre les syndicats et les sections locales. Elle crée une double situation de bargaining, objet de multiples jeux organisationnels. L’accord de 1970 a provoqué un éclatement de la représentation syndicale. La CGT dispose de cinq syndicats en 1970 et de dix en 1977. FO en a deux en 1970 et sept en 1977. En 1995, bien que tous les acteurs institutionnels aient conscience de la fragilité du système de représentation, le Syndicat indépendant (SI) décide d’éclater en cinq syndicats pour augmenter les moyens dont il dispose. Devant le refus de la direction d’appliquer l’accord de 1970, il créera une fédération syndicale… Le protocole d’accord de 1996 relatif « au droit syndical et à l’amélioration du dialogue social » Consciente des effets pervers de l’accord de 1970, désireuse de stabiliser les relations professionnelles et de recomposer le paysage syndical, la direction ouvre une négociation sur le dialogue social à la suite du conflit de 1995. Un protocole d’accord est signé, le 30 mai 1996, par toutes les organisations syndicales sauf la CGT. Ce texte propose une nouvelle architecture des relations professionnelles et vise à remédier à l’émiettement syndical. Il durcit les conditions de représentativité et de délégation et propose un code de déontologie clarifiant les procédures internes de consultation et de négociation. Une « alarme sociale » est créée dans les unités pour anticiper les conflits et améliorer le retour d’expériences. Enfin, l’avenant de 1996 précise les niveaux de négociation avec les systèmes de délégation afférents. Il applique
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donc le principe de subsidiarité de la négociation collective, jusqu’alors contesté. La procédure d’alarme sociale vise à limiter les dépôts fréquents de préavis de grève dans une entreprise où dominait une culture de l’affrontement. La loi de 1982 sur le droit de grève dans les services publics, complétant un dispositif de 1963, avait légalisé les arrêts de travail de courte durée et rendu la grève moins coûteuse pour les agents, ce qui dans le transport permet d’exercer une pression forte sur les directions. La possibilité de déclencher une alarme sociale doit désormais permettre, par une concertation à froid 21, d’anticiper les conflits et de rechercher des solutions aux problèmes posés. Elle fait entrer l’entreprise dans une culture de la négociation. Expérience faite, le protocole a été largement utilisé par les syndicats : 1997, 103 dépôts d’alarme et 63 % de constats d’accords ; même situation en 1998 ; 1999, 129 dépôts d’alarmes et 57 % de constats d’accords. Toutefois, la conflictualité, après avoir baissé de moitié dans la seconde partie des années quatre-vingt-dix, a remonté en 2000 et 2001. La décentralisation du dialogue social Parallèlement à la redéfinition des formes du dialogue social, l’entreprise intensifie les négociations visant à favoriser une recomposition des métiers dans les départements. En 1996-1999, 29 accords sont signés, dont 15 à ce niveau. Si le protocole de 1996 a permis d’améliorer notablement la qualité du dialogue social à tous les niveaux, la modernisation de l’entreprise s’apparente à un paradoxe : la mobilisation de la main-d’œuvre, le management et la gestion des relations sociales ont sensiblement évolué, mais la gestion du temps de travail et les institutions qui la soutiennent, apparaissent inchangées. L’institution des comités départementaux économiques et professionnels (CDEP) a trouvé sa place et son rythme. Les questions traitées n’y sont plus noyées dans le formalisme d’une structure centralisée qui enfermait l’activité dans un carcan de règles inefficaces. La pertinence de l’institution des DP au niveau des établissements est moins évidente car ils se trouvent en
21. Le nombre de préavis a tendance à diminuer dans les dix dernières années : en 1990, ils sont au nombre de 790, alors qu’ils ne sont plus que 339 en 1996 dont 30 % n’ont pas donné lieu à un arrêt de travail, alors que 15 % représentaient moins de 5 % des agents.
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apesanteur par rapport aux instances qui définissent et négocient le temps de travail. La capacité des syndicats à jouer un nouveau rôle dans le cadre de la décentralisation dépend de la densité des ressources dont chacun dispose pour être présent sur le terrain, pour construire l’opinion des salariés et une offre syndicale à même de fédérer les attentes. Désormais, les syndicats doivent passer, à chaque fois, l’épreuve de l’élection et composer avec un système de relations professionnelles à trois niveaux : un niveau local, théâtre de microenjeux liés à la vie quotidienne de travail, mais avec un espace de négociation limité ; le niveau du département, où se jouent les recompositions autour de l’activité et du métier ; un niveau central, où se négocient les enjeux collectifs de portée plus générale (salaires, déroulement de carrière, etc.). Pour les syndicats forts, ce nouveau mode de fonctionnement ne pose pas de problème. Ainsi, la CGT, qui avait perdu la majorité au comité en 1984, contrôle aujourd’hui les dix CDEP. En revanche, les syndicats faibles, même très actifs sur le terrain, ont des difficultés à définir des orientations collectives. Et se laissent souvent « coloniser » par les problèmes locaux. Le personnel des unités attend essentiellement des délégués qu’ils manifestent des qualités de traitement des dossiers et d’optimisation du temps hors travail. La mobilisation de qualités personnelles par les représentants syndicaux est au cœur de la relation entre les salariés et les syndicats à la RATP. Elle sert à justifier le vote, voire l’adhésion, alors que, par ailleurs, l’intérêt déclaré pour le syndicalisme et la confiance accordée aux syndicats sont faibles. Cette personnalisation des liens et son instabilité révèlent la fragilité structurelle du syndicalisme à la RATP. La décentralisation a modifié aussi les pratiques des responsables d’unité. Leur fonction, autrefois centrée sur l’application des règles, relève désormais d’un véritable management des hommes et de l’organisation. Cette transition s’est accompagnée d’une professionnalisation de l’encadrement intermédiaire. La gestion du conflit de novembre-décembre 1995, située au niveau des unités et non plus uniquement au sommet de l’organisation, est le signe le plus manifeste de ces évolutions et d’une certaine capacité d’autonomie du management local.
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Attentes des salariés et offre syndicale Le système de relations professionnelles de la RATP est quasi unique dans le secteur public. Sa singularité tient à la nature du compromis social interne, aux attentes des salariés à l’égard du syndicalisme, aux règles juridiques qui structurent les échanges entre les syndicats et la direction, et à la multiplicité de l’offre syndicale. Les attentes des salariés face au syndicalisme L’implication des salariés dans le syndicalisme et le taux de participation aux élections de représentativité sont en baisse régulière. Les interviewés évoquent fréquemment un manque d’intérêt pour les questions syndicales. Pour la majorité des salariés toutefois, la crise du syndicalisme trouve son origine dans des pratiques très critiquées. Les griefs ressortent de différents motifs : politisation trop forte des syndicats, division et clivages catégoriels, partialité des informations données aux salariés, problèmes de fiabilité des modes de traitement des revendications, etc. La faible visibilité des stratégies et des revendications syndicales, liée à l’éclatement syndical, à la rareté des contacts entre les agents et les représentants syndicaux, accroît les suspicions. L’intensité des critiques conduit à une perte de confiance et de crédit. Mais elle ne fait pas disparaître l’intérêt de la majorité des salariés pour une représentation collective. Trois fonctions idéales sont attendues des syndicats dans l’exercice de la représentation : — l’expression des revendications : les syndicats devraient jouer un rôle de porte-parole, d’intermédiaire au sujet de thèmes divers, plus ou moins clairement énoncés (salaires, temps de travail, conditions de travail…). Cette fonction concerne tantôt « tous les agents », tantôt le groupe professionnel auquel appartient l’agent, parfois les deux ; — la protection collective et individuelle : les syndicats devraient se montrer vigilants quant aux décisions prises par la direction, veiller à ce qu’elles soient conformes aux intérêts des salariés. Leur rôle est aussi d’intercéder en faveur de l’agent auprès de la hiérarchie en cas de problème ;
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— l’information : les syndicats devraient informer les salariés sur les règles de fonctionnement en matière administrative, sur leurs droits, etc. Les salariés ont des attentes variées et, parfois, contradictoires. S’ils expriment une exigence générale abstraite de solidarité collective, ils réclament – notamment les conducteurs – une ligne de défense étroitement catégorielle. De même, tout en défendant le principe de la négociation préalable, la plupart juge légitime le recours à la grève. Plus généralement, ils attendent du syndicalisme qu’il protège le compromis social interne. Lors du conflit de l’automne 1995, les agents – en particulier les roulants – ont ressenti la mise en cause par le plan Juppé de la règle du un cinquième gouvernant le régime des retraites comme une dénonciation unilatérale du compromis social interne sur le temps de travail, considéré comme un bien collectif acquis par le fruit de luttes antérieures. Comme le déclarait un conducteur de métro : « Quand je suis entré à la RATP, on m’a dit que je travaillerai les dimanches et jours fériés, mais que je pourrais prendre ma retraite à cinquante ans. » L’émiettement de l’offre syndicale La recherche de créneaux est au cœur de l’activité syndicale à la RATP. Pour attirer les salariés, certains syndicats développent des stratégies de niches sophistiquées, que ne renieraient pas des professionnels du marketing. L’entreprise compte une trentaine de syndicats représentatifs, qu’ils soient regroupés selon des principes idéologiques et catégoriels ou qu’ils se proclament indépendants. Le premier type de regroupement s’organise autour des cinq grandes confédérations françaises (CGT, CGT-FO, CFE-CGC, CFDT, CFTC). Si le syndicalisme catégoriel est porté par les syndicats autonomes, les syndicats confédérés portent des traces catégorielles : les familles syndicales sont divisées entre réseau routier, réseau ferré, la maintenance, et chaque syndicat regroupe un nombre restreint de métiers. Seuls quelques syndicats de petite taille échappent à cette division par activité ou catégorie : la CFDT, qui a refusé la partition pour des raisons idéologiques – ce qui explique son affaiblissement ; le Syndicat indépendant jusqu’en 1959 et la CFTC. Les organisations autonomes sont regroupées dans trois syndicats : le Syndicat autonome Traction (SAT), ouvert depuis peu à
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l’ensemble des personnels du réseau ferré, le SAM (machinistes) et le GATC (toutes catégories). Le syndicalisme d’entreprise est représenté par le Syndicat indépendant qui, après avoir été confédéré à la CFT de 1968 à 1977, revendique son autonomie. Des organisations peuvent également se donner pour objectif de représenter les intérêts des salariés en dehors de toute appartenance syndicale. Ce fut le cas de l’Association de défense des agents de la RATP (ADAR), créée en octobre 1991 par quelques dissidents du SAT, ou lors de la tentative d’implantation de l’extrême droite… De 1949 à 1953, le nombre de syndicats passe de trois à quatorze. Ce foisonnement est facilité par le comportement de la direction et du ministre des Transports qui reconnaissent la représentativité des nouveaux syndicats, dès qu’ils réussissent à obtenir quelques sièges dans les institutions représentatives du personnel. Cette stratégie, courante à l’époque, vise à affaiblir une CGT puissante et revendicative. Mais elle favorise le développement d’un syndicalisme autonome et catégoriel, généralement issu de scissions au sein des syndicats confédérés. Le Syndicat autonome Traction, créé en 1947 à la suite d’un conflit entre les conducteurs de métro et la CGT, obtient ainsi la représentativité générale en 1950 22. Une division plus large, par branche d’activité, s’ajoute aux divisions catégorielles. Cette situation trouve son origine dans la diversité des métiers du transport et dans l’organisation de la Régie, marquée par une séparation nette entre le ferré, les bus et la maintenance. Très tôt, les syndicats confédérés adaptent leurs structures à cette réalité. La deuxième vague de division syndicale intervient après l’accord de 1970 sur le droit syndical. Parallèlement, des rapprochements au sein de chaque famille syndicale débouchent sur la création d’unions communes. En règle générale, la division renforce les jeux de concurrence, essentiellement sur un mode défensif et dans une rhétorique basiste. Les syndicats se spécialisent dans un registre ou un autre de l’action syndicale : certains optent pour la mobilisation catégorielle, d’autres pour des stratégies globalisantes ou participatives. Ces jeux de spécialisation et de concurrence limitent la possibilité de fédérer les différentes dimensions de l’action syndicale. Ils 22. Voir P. BÈGUE, « Aspects du syndicalisme et conflits du travail à la RATP 1949-1982 », maîtrise d’histoire, université de Paris-VII, septembre 1984.
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interdisent de construire une stratégie qui serait partagée par les groupes sociaux de l’entreprise, sinon pour partie sur un registre défensif incarné par la CGT. Dans un contexte intersyndical très concurrentiel, un syndicat, pour être fort, doit être avant tout oppositionnel. Cela conduit à des surenchères intersyndicales permanentes et accentue les effets de différenciation. En revanche, un syndicat faible a intérêt à signer des accords pour exister institutionnellement. Mais sa signature jouera comme un effet de leurre : les réalisations ne suivront pas, le syndicat ne pouvant faire appliquer l’accord signé… Le problème n’est pas ici que les syndicats défendent les intérêts catégoriels ou la communauté d’entreprise, mais qu’ils se spécialisent. Cette tension entre intérêt général et intérêts spécifiques prend un tour paroxystique à la RATP. La double spécialisation des syndicats produit des empilements de compromis sociaux construits autour de la maximisation du temps hors travail. La pénibilité du travail représentée par les horaires, l’univers souterrain ou les conditions de circulation de la région parisienne, dimensions auxquelles s’ajoute la violence urbaine, justifie un travail stigmatisé avec le risque d’évasion qui l’accompagne. Les syndicats sont tenus de défendre les comportements de repli ou de désengagement des agents, même lorsqu’ils n’y sont pas favorables. Il se constitue ainsi une sorte de rationalité perverse de l’organisation qui ne doit pas changer pour justifier les avantages acquis. La pénibilité du travail est pourtant tout à fait réelle et entraîne des coûts sociaux très lourds pour les individus et la collectivité, comme en atteste l’augmentation du nombre des inaptes chez les machinistes 23. Attentes des salariés et offre syndicale ne font pas système. Elles représentent un ensemble désarticulé, ouvert aux surenchères, créateur d’une incertitude permanente sur la gestion du social dans l’entreprise avec ses effets connus pour la clientèle. En dépit des efforts de modernisation de la RATP, le cœur de la régulation sociale interne, construite autour des conditions et du temps de travail, continue à se reproduire. Le compromis catégoriel des conducteurs sert encore d’étalon aux autres catégories et légitime les pratiques des différents groupes professionnels. Il existe même un ensemble de sous-compromis qui sont des mélanges catégoriels liés à des lieux d’exercice du travail (telle 23. Voir I. JOSEPH, J.-F. LAE, D. BONNIEL, Y. BUCAS-FRANÇAIS, « Généalogie et itinéraire de l’inaptitude », op. cit.
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ligne, tel dépôt ou tel terminus). La qualité des relations avec les collègues et la hiérarchie de proximité construit des isolats sociaux avec leurs habitudes et dérogations, justifiées d’une part par le sentiment de vivre dans un univers social stigmatisé, « une culture de la détresse », pour reprendre l’expression d’Yves Bucas-Français 24 et, d’autre part, par une attention très forte portée à l’ambiance de travail. Dans un univers social où peu de choses peuvent évoluer à court terme, la qualité de la vie quotidienne prend une importance primordiale : elle permet de supporter le destin collectif de la communauté. La stratégie de modernisation à la hussarde et qui a servi de déclencheur, engagée par Christian Blanc, a fait place à des réformes conduites de manière plus paisible. Si l’entreprise est bien confrontée à un marché concurrentiel pour les dessertes en Île-de-France, particulièrement pour le réseau routier, elle dispose d’un monopole pour le réseau ferré. Aux yeux du personnel, une modernisation à marche forcée ne s’impose donc pas. Le client, cette figure ambiguë parfois porteuse d’insécurité, n’est pas un allié véritable pour l’entreprise : la direction ne peut pas mobiliser le personnel autour du service à la clientèle. En d’autres termes, les ressources de changement par l’appel à la contingence externe sont ici plus faibles que dans d’autres entreprises publiques comme France Télécom. Le problème de la RATP est plus de participer à l’amélioration de l’intégration urbaine et de diminuer la violence sociale. L’entreprise doit se mobiliser davantage sur ses missions, effectuer un travail sur elle-même au nom du milieu urbain et de la société française. Dans ce cadre, le système de relations professionnelles est un enjeu majeur. La stratégie de contournement de la CGT a été abandonnée. La direction a renoncé à encourager la division syndicale, ce qui lui permettait d’obtenir des gains momentanés, mais posait, à long terme, des problèmes majeurs de gouvernabilité de l’entreprise et de conduite du changement. Elle vient de compléter la réforme de 1996 en mettant en place un système de négociation reposant sur le principe de l’accord majoritaire. Il faut désormais que les syndicats signataires d’un accord représentent 35 % du personnel pour qu’il soit valide.
24. Y. BUCAS-FRANÇAIS, « Une culture de la détresse, éléments de généalogie », document interne RATP, 17 p.
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Conclusion : une modernisation à petits pas ? Aujourd’hui, l’heure est à la mobilisation des ressources collectives internes. La direction a engagé depuis cinq ans un dialogue de fond avec toutes les organisations syndicales pour faire évoluer le système de relations professionnelles. Mais le chemin sera long pour passer d’une culture de l’affrontement à une culture de la négociation. Et il implique d’améliorer les carrières des agents et leurs conditions de travail, ce qui suppose que l’entreprise soit plus performante. La RATP reste confrontée à des forces de rappel qui la renvoient au modèle antérieur. La décentralisation ou la négociation peuvent n’être qu’un acquis de façade. Le retour à la centralisation et au repli est toujours séduisant pour les syndicats, car il diminue l’épreuve de la représentativité. Une gestion par le renforcement des règles, jugée la plus protectrice par les agents, peut tenter aussi une partie du management. Le chantier de la modernisation engagé en 1989 est à mi-chemin. Il a donné la possibilité d’évoluer à certains agents, que Laurence Servel a joliment nommés les « braconniers du changement 25 ». L’entreprise s’est mise en mouvement. Mais sa mutation, qui avait été pensée comme une rupture, se révèle un processus itératif et de long terme. Ce type de changement, qui suppose une grande continuité des objectifs, ne permet pas de transformer fondamentalement les régulations internes. Il reste, en outre, beaucoup à faire pour développer une culture gestionnaire à la RATP. Un premier pas en ce sens a été fait dans le contrat de plan 2001-2003. Y figure, en effet, un accord passé avec le Syndicat des transports d’Île-deFrance, qui rend la RATP responsable des dépenses, des ventes et des recettes annexes et qui crée un système d’intéressement. Par ailleurs, l’entreprise affirme son ambition de devenir un des opérateurs mondiaux pour la gestion des systèmes multimodaux des grandes agglomérations. La réalisation de cet objectif, inséparable d’un benchmarking avec d’autres opérateurs, peut constituer un levier de modernisation. La diffusion d’une « culture du résultat » procède du même objectif. Dans les prochaines années, la modernisation de la RATP se jouera beaucoup sur la capacité de la direction à transformer les modes de gestion de l’entreprise. 25. L. SERVEL, « Temps du changement et changements de temporalités », in D. GERRITSEN, D. MARTIN (sous la dir. de), Effets et méfaits de la modernisation dans la crise, Desclée de Brouwer, Paris, 1998.
3 France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché par Patricia Mainguenaud
L’essor du secteur des télécommunications en Europe a engagé les anciens opérateurs de téléphonie fixe dans des processus de transformation accélérés. En France, sous le premier ministère de Gérard Longuet (1986-1988), l’idée de privatisation s’impose progressivement pour faire face à la libéralisation des marchés tant internationaux qu’européens. Une libéralisation inscrite, selon le rapport Stoffaës 1, dans l’esprit et la lettre du traité de Rome de 1957, dont « l’article 90 établissait clairement que la concurrence dans des services comme ceux des réseaux est la règle et que les distorsions de concurrence ne sauraient être que l’exception dûment motivée ». Un Livre vert, rendu public le 30 juin 1987, assigne à la politique européenne des télécommunications l’objectif « de créer les conditions d’un marché offrant aux utilisateurs européens une plus grande variété de services de télécommunication, d’une meilleure qualité et à un prix réduit ». En 1989, alors que Paul Quilès était ministre de l’Industrie, la mission Prévost lance un débat public sur le statut des Postes et Télécommunications (P & T). Il aboutit au vote de la loi du 2 juillet 1990 qui crée deux établissements autonomes de droit public (EADP), France Télécom et La Poste, à compter du 1er janvier 1991. Cette réforme institutionnelle donne naissance au groupe France Télécom composé de l’exploitant public, de la holding et de différentes filiales. En juin 1990, une directive européenne dite ONP (open network provision) définit les conditions d’ouverture des réseaux publics de télécommunication et affirme 1. Rapport de la commission présidée par C. STOFFAËS, Services publics, question d’avenir, op. cit.
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le principe de liberté d’accès. La libéralisation du secteur s’amplifie. Sous le second ministère de Gérard Longuet (1993-1994), le Conseil européen décide, dans une résolution de juillet 1993, que la téléphonie vocale sera libéralisée à partir du 1er janvier 1998. Les infrastructures alternatives (au réseau de France Télécom) ainsi que les réseaux de télévision câblés sont libéralisés le 1er janvier 1996. L’ouverture du marché s’accompagne d’une transformation du statut de l’entreprise en société anonyme le 1er janvier 1997. Une première tranche de 25 % du capital est mise en Bourse en octobre 1997, une seconde en 1998. En 1999, sur la place de Paris, un actionnaire sur deux possédait des actions France Télécom. Et les salariés de l’entreprise, actionnaires à 75 %, détenaient 3,4 % du capital. Le 1er janvier 1998, le marché est totalement libéralisé. En 2000, plus de 80 opérateurs ont obtenu des licences d’opérateurs ou de fournisseurs de services téléphoniques. L’entreprise publique, qui était encore une administration il y a une dizaine d’années 2, est le premier opérateur de télécommunication en France, le deuxième opérateur mobile et fournisseur d’accès à Internet en Europe. Elle est active dans 75 pays et elle a plus de 71 millions d’abonnés dans le monde en 2001. Cette mutation s’est faite avec un personnel composé à 89 % de fonctionnaires. Pour s’adapter au marché et à une succession de ruptures technologiques, l’entreprise, qui conserve des missions de service public, a lancé une stratégie de croissance à l’international et s’est tournée vers le client. Elle a modifié en profondeur sa politique de ressources humaines et redéfini son système de relations professionnelles en cherchant à rapprocher la gestion de son personnel public de ses salariés de droit privé. De l’entreprise publique au groupe concurrentiel Pour se transformer en entreprise, France Télécom commence par modifier son organisation 3. Elle substitue au point de mire du
2. C. BERTHO, Télégraphes et téléphones. De Valmy au microprocesseur, Le Livre de poche, Librairie générale française, Paris, 1981. C. Giraud, Bureaucratie et changement. Le cas de l’administration des télécommunications, du 22 à Asnières à la télématique, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 1987. 3. E. COHEN, France Télécom, les trois modernisations, Le service public la voie moderne, Colloque de Cerisy, L’Harmattan, 1995.
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réseau technique 4, celui du client et ce, jusqu’au niveau local. Sa métamorphose en un groupe concurrentiel s’est faite en deux étapes : en 1996 puis en 2000. Les réformes organisationnelles ont entraîné des ajustements difficiles à vivre pour le personnel. Au niveau national, deux branches sont créées autour des segments de clientèle « entreprises » et « service fixes grand public » (résidentiels et professionnels). La branche entreprises doit créer de nouveaux services et usages et favoriser l’émergence de nouveaux usages associés aux services existants. La branche grand public a pour objectif d’accroître l’usage des télécommunications en France, ce qui impliquait, dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, une tarification moins complexe et une coordination de l’action commerciale. Trois autres branches 5 leur proposent des ressources et des services : la branche réseaux ; la branche ressources, chargée d’optimiser la gestion de l’entreprise, et la branche développement, qui doit repérer les opportunités de croissance nationale et internationale, prévoir la tarification téléphonique ou encore effectuer le suivi du programme des autoroutes de l’information. Créée plus tard, la branche Internet grand public a été transformée en filiale : Wanadoo développe les services d’accès à Internet, des solutions pour le e-commerce et des réseaux d’Internet. En janvier 2000, Wanadoo SA avait plus de 1,5 million d’abonnés. En février 2001, France Télécom rachète Orange à Vodaphone et en fait une nouvelle filiale, Orange SA, sur le secteur des mobiles aux perspectives de croissance prometteuses. Faire face au coût des technologies Avec la libéralisation des télécommunications apparaissent des opérateurs concurrents. En raison de la numérisation du réseau français, ces nouveaux entrants ne peuvent se limiter au seul transport d’informations : ils doivent offrir des services pour gagner des parts de marché. D’où le rôle central des évolutions 4. Entretien avec J. Champeaux, directeur exécutif de la branche « Entreprises », Fréquences Télécom, nº 98, mars 1996 et entretien avec J.-F. Pontal, directeur exécutif de la branche « grand public », Fréquences Télécom, nº 101, juin 1996. 5. Entretien avec J.-Y. Gouiffès, directeur exécutif de la branche « réseaux », Fréquences Télécom, nº 100, mai 1996 ; entretien avec P. Dauvillaire, directeur exécutif de la branche « ressources », Fréquences Télécom, nº 105, novembre 1996 et entretien avec J.-J. Damlamian, directeur exécutif de la branche « développement », Fréquences Télécom, nº 103, septembre 1996.
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technologiques dans la compétition mondiale. Le Web n’a pas cessé de se développer depuis sa généralisation en 1992. Son accès élargi aux entreprises et aux particuliers tient en grande partie à la convivialité de l’interface proposée. Potentiellement, la demande peut « s’envoler » sur la base de services électroniques d’information ou de vente à distance. Une mission résiduelle de service public Au sein de l’Union européenne, le service universel est fondé sur les principes d’universalité, d’égalité et de continuité qui, dans le domaine des télécommunications, doivent permettre « l’accès à un ensemble minimal de services définis d’une qualité donnée, ainsi que la fourniture de ces services à tous les utilisateurs, indépendamment de leur localisation géographique et, à la lumière des conditions spécifiques nationales, à un prix abordable ». Cet ensemble de services a été défini par la loi de réglementation des télécommunications (articles L. 35-1 à L. 35-4). Le service universel est fourni dans des conditions tarifaires et techniques qui prennent en compte les difficultés d’accès au service téléphonique de certaines catégories de personnes, en raison notamment de leur handicap ou de leur niveau de revenu. France Télécom est chargé du service universel, mais son coût doit être partagé entre les opérateurs de réseaux et les fournisseurs de services téléphoniques, au prorata de leur part de trafic. En France, la définition du service public des télécommunications est plus large que le service minimum européen précédemment décrit. Elle intègre des missions d’intérêt général du fait des obligations inhérentes à la relation entre l’exploitant et l’État. Le maintien d’obligations de service public, devenues « résiduelles » au regard de la part prise par l’activité commerciale de l’entreprise, constitue un élément essentiel de justification de la mise à disposition d’agents de la fonction publique auprès de l’ancien opérateur national. Quelles dynamiques pour les ressources humaines ? Une nouvelle politique des ressources humaines a été mise en place. Elle vise à transformer le contrat qui liait les fonctionnaires à l’administration des télécommunications. L’ancien pacte social était fondé sur un système de concours, sur la sécurité de l’emploi,
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sur une progression régulière de la rémunération et sur la possibilité de revenir dans sa région d’origine. La direction cherche à le remplacer par un autre contrat, qui repose sur la performance des individus et sur des rémunérations individualisées. Soucieuse d’adapter l’entreprise à son environnement, elle s’efforce de rapprocher les modes de gestion du personnel soumis au droit de la fonction publique de ceux du personnel de droit privé. Mais, pour ce faire, elle a dû effectuer quelques « bricolages » juridiques à l’avenir incertain. Dans la nouvelle politique des ressources humaines, deux questions étaient centrales 6 : Peut-on maintenir un corps de fonctionnaires en position d’activité au sein d’une société anonyme ? Quel pouvoir donner au président de l’entreprise ? Le Conseil d’État a répondu positivement à la première question, en jugeant que ces fonctionnaires appartenaient bien à la fonction publique d’État et non à une nouvelle catégorie de la fonction publique. Mais l’institution du Palais-Royal a assorti sa réponse d’importantes conditions : « La loi doit précisément définir les missions de service public dévolues à France Télécom ; le capital de l’entreprise doit être majoritairement détenu de manière directe ou indirecte par l’État ; la loi doit fixer “les règles essentielles d’un cahier des charges imposant à la société anonyme le respect d’obligations garantissant la bonne exécution du service public” ; la continuité du service public doit être garantie par le législateur 7. » La seconde question portait sur le pouvoir du président de France Télécom sur ce corps. Le Conseil d’État a considéré que le président de la société pouvait détenir un pouvoir hiérarchique sur les fonctionnaires de l’État au sens de l’article 4 de l’ordonnance de 1958. Autant de changements qui ont bouleversé la gestion des ressources humaines. La gestion des emplois : du grade à la fonction Pour s’adapter à l’évolution des métiers, qui résulte des mutations technologiques, des besoins nouveaux des clients et des contraintes commerciales des marchés, France Télécom adopte 6. Sur l’imbrication des logiques entre droit de la fonction publique et droit du travail : L. MAGNIENVILLE, « France Télécom, l’intérêt général et les métiers des télécommunications », in Servir l’intérêt général, PUF, Paris, 2000. 7. DE MAGNIENVILLE, op. cit., p. 209.
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en 1993 un nouvel outil de classification évolutif. La direction se lance dans la gestion prévisionnelle des emplois avec l’objectif de mieux prendre en compte les responsabilités des salariés. Trois cents fonctions sont identifiées dans l’entreprise et positionnées sur une grille en 15 niveaux regroupés en 4 classes 8. Cette liste est élaborée à partir de 80 fonctions-repères décrites puis évaluées à partir de huit critères mesurant le degré de contribution au fonctionnement de l’entreprise (autonomie, dimension relationnelle, pénibilité, niveau d’encadrement, étendue des responsabilités, impact, compétence/expérience, complexité des problèmes). La « reclassification » consiste à rapprocher chaque poste d’un niveau de fonction, avant de rattacher chaque agent à sa fonction et de lui attribuer un grade de reclassement. L’indice de rémunération est défini avec le grade de reclassification et l’ancienneté, qui détermine l’échelon. Les fonctionnaires ont dû choisir entre l’intégration dans le nouveau grade dit de « classification » et le maintien dans le grade de reclassement indiciaire de la grille fonction publique. La reclassification a réduit de 45 à 6 le nombre de corps (agents professionnels, agents professionnels qualifiés, collaborateurs et agents de maîtrise, cadres d’exploitation, cadres et cadres supérieurs), et de 111 à 10 le nombre de grades. L’entreprise a effectué un travail considérable sur ellemême en déplaçant les référents traditionnels de la gestion de l’emploi. La gestion des carrières : changement et continuité Les nouvelles règles de gestion sont issues de l’accord social du 9 juillet 1990 et du débat en comité technique paritaire des PTT du 21 décembre 1990. Elles précisent les conditions de mise à disposition auprès de France Télécom de fonctionnaires recrutés dans les corps de l’administration des PTT. Et procèdent d’une logique de changement dans la continuité, qu’il s’agisse du recrutement externe, de la mobilité, de l’évaluation professionnelle ou de la promotion interne. En dynamique, ces règles empruntent au système de l’emploi dans lequel l’agent est recruté pour occuper un poste précis, choisi en fonction de ses compétences et lié à l’entreprise par un contrat. Actuellement, une gestion des carrières axée sur la fonction exercée à court terme et sur les
8. Classe IV : bac + 5 ; classe III : bac + 3 et bac + 2 ; classe II : bac ; classe I : BEP.
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compétences, se surajoute, sinon se substitue à une gestion axée sur les missions résiduelles de service public. Un recrutement externe décentralisé Traditionnellement, les fonctionnaires étaient recrutés lors de concours nationaux qui leur permettaient d’accéder à un grade et d’occuper des emplois variés. Pour combler un poste vacant, des règles statutaires fixaient des proportions à respecter entre recrutement externe, mutation et concours interne. Or, « du fait des procédures nationales, le recrutement d’agents pour les régions peu recherchées provoquait le mouvement de jeunes vers ces régions. En contrepartie, France Télécom assurait aux agents la possibilité de retourner dans le lieu où ils souhaitaient aller. Le droit à mutation garanti par le statut s’était concrétisé par la règle générale de la priorité à la mutation sur tout autre mode de comblement des postes. Cette règle avait suscité un mouvement analogue de délocalisation des agents obtenant une promotion interne puisque la priorité à la mutation empêchait toute promotion sur place 9 ». Afin de rompre avec ce système, qui privilégiait la prise en compte de critères non professionnels et excluait toute possibilité de promotion sur place, le recrutement externe a été décentralisé aux niveaux opérationnels. Il appartient désormais à la direction et aux organisations syndicales de négocier, au niveau des régions, le taux de « promotion-mutation-recrutement », c’està-dire la part réservée à chacune de ces manières de pourvoir des postes. Théoriquement, France Télécom pouvait embaucher des agents publics par voie de concours externe jusqu’au 1er janvier 2002. En pratique, elle a cessé de recruter des fonctionnaires dès 1997. Et, depuis 1996, elle peut recruter des salariés sous contrat de droit privé. Une mobilité à la recherche d’intérêts congruents Troisième axe de la nouvelle politique de ressources humaines : le développement d’une mobilité professionnelle qui permet de changer d’emploi en restant au même niveau de fonction. Ce système se double parfois d’une mobilité géographique appelée « mutation », à laquelle, comme nous venons de le voir, 9. Extrait du CTP des PTT du 21 décembre 1990.
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l’usage conférait une priorité. L’ampleur des vœux de mutation non satisfaits avant 1990 a fait de la politique de mobilité un enjeu central des réformes. De nombreux fonctionnaires étaient sceptiques sur la capacité de l’entreprise à résorber les demandes en instance tout en privilégiant l’adéquation des compétences aux fonctions à pourvoir. Le CTP des PTT du 21 décembre 1990 a pris acte de ces difficultés. In fine, l’ampleur des redéploiements que nécessitait la transformation d’une entreprise technique en entreprise commerciale, aura certainement contribué à la réussite de ce pari. Entre 1996 et 2000, 40 000 personnes ont changé de poste et un cadre sur quatre a changé de métier. De la notation à l’« entretien de progrès » Pour reconnaître et développer le professionnalisme, la direction a « misé » sur l’évaluation des compétences des salariés. Ce principe d’appréciation n’est pas nouveau mais, à l’époque du monopole, sa mise en œuvre passait par une procédure de notation annuelle codifiée par décret 10, qui se traduisait par une inflation de la notation. Dans un système où les responsables hiérarchiques avaient peu de moyens de récompenser ou de sanctionner les agents en termes de carrière – celle-ci dépendant largement des concours et de l’ancienneté –, il était rationnel de survaloriser la note attribuée. Cela permettait de diminuer le face-à-face entre hiérarchie et subordonnés et rendait la vie au travail plus facile pour chacun. Dès 1990, un « entretien de progrès » mesure la maîtrise du poste et la contribution aux résultats. Mais cet outil d’évaluation heurte la vision traditionnelle du principe d’égalité de traitement des agents publics, quand il n’est pas assorti de règles de contrôle suffisantes pour prévenir l’arbitraire. Dans cet esprit, le CTP des PTT du 21 décembre 1990 avait énoncé qu’il « doit être établi des règles générales claires et connues de tous, des procédures et des décisions équitables et motivées assorties de possibilités de recours, des garanties d’accès à la formation et des mesures particulières pour assurer l’absence de discrimination entre les hommes et les femmes ». L’exigence d’un formalisme qui garantisse le principe d’égalité a été confirmée par le 10. Pour l’ensemble des fonctionnaires, la notation est régie par le décret nº 59-308 du 14 février 1959, publié au Journal officiel du 20 février 1959, qui dispose en son article 2 que « la note chiffrée […] est établie selon une cotation de 0 à 20 par le chef de service ayant pouvoir de notation après avis, le cas échéant, des supérieurs hiérarchiques du fonctionnaire à noter ».
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décret du 2 avril 1996 relatif à la notation annuelle des agents publics de France Télécom. En l’absence d’une instruction réglementaire précisant les éléments à prendre en compte dans l’appréciation du professionnalisme, les directions régionales ont apporté leurs propres réponses à cette question. Pour la Fédération SUD-PTT, il s’agit « d’une porte ouverte à l’individualisation à outrance, à tous les dérapages 11 ». Toutefois, les commissions administratives paritaires qui ont connaissance des notes et appréciations servent de recours aux intéressés en cas de désaccord. Une promotion interne fondée sur l’équité Ayant besoin de personnels mobilisés et motivés, l’entreprise a donné la priorité aux promotions internes sur critères professionnels. Historiquement, le statut de la fonction publique distinguait changement de grade et changement de corps. Pour le changement de grade, corrélé à l’ancienneté et à la mobilité géographique, l’agent était proposé « au choix » avant d’être formellement inscrit sur un tableau annuel d’avancement. Pour le changement de corps permettant d’obtenir plusieurs avancements de grade, l’agent devait présenter des concours internes et acquérir un diplôme reconnu par l’Éducation nationale. Les nouvelles règles de gestion ont substitué l’examen de l’aptitude au changement de grade, et maintenu le principe du concours interne pour le changement de corps. L’examen de l’aptitude (EDA) permet de franchir un niveau de fonction en tenant compte de l’expérience dans le poste, sous réserve d’une ancienneté minimale de trois ans et de l’appréciation portée par le responsable hiérarchique. Il favorise la mobilité professionnelle dans un bassin d’emploi régional. Le concours interne permet de franchir plusieurs niveaux de fonction et atteste que les lauréats ont le même niveau que les salariés recrutés sur titre. L’accord social du 9 janvier 1997 a apporté de nouveaux changements. Il a créé la promotion « reconnaissance des compétences » qui donne accès à un niveau de fonction supérieur, à partir d’une présélection sur dossier, suivie d’un entretien avec un jury ; et la promotion « aptitude et potentiel » qui permet, de la même manière, de changer de classe et le plus souvent de corps d’appartenance professionnelle. Cet accord va au-delà des 11. Les Nouvelles du Sud, journal aux adhérents, nº 81, avril 1998.
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aménagements négociés en 1990 : il rompt avec le système de la carrière en vigueur dans la fonction publique française. Le 8 février 1999, le Conseil d’État a annulé pour excès de pouvoir la décision prise deux ans plus tôt par le directeur des ressources humaines de France Télécom de rendre ces nouvelles règles opposables aux fonctionnaires 12. La gestion des rémunérations : une individualisation croissante La politique de rémunération, encadrée par un principe de gestion associant l’économique et le social, a été un des leviers d’une certaine acceptation du changement : « […] Les gains de productivité doivent être répartis d’une manière équitable entre la recherche d’une situation financière répondant aux perspectives de développement des activités ; l’évolution des tarifs ; l’amélioration de la qualité et l’offre de nouvelles gammes de services ; l’amélioration des rémunérations, dont l’intéressement, et les conditions de travail du personnel 13. » Globalement, la direction poursuit un double objectif : susciter une émulation en valorisant la performance individuelle, créer une passerelle entre marché interne et marché externe de l’emploi en fournissant des éléments de comparaison salariale. Le salaire À la classification des emplois correspond une grille de rémunération. Celle-ci peut être corrélée à la grille indiciaire de la fonction publique, où les emplois sont positionnés les uns par rapport aux autres à partir d’indices déterminant le salaire. En 1946, cette grille indiciaire était venue remplacer les échelles de traitement spécifiques à chaque corps de l’administration. Sa structure avait été conçue sur un principe d’égalité de traitement entre tous ceux qui avaient les mêmes grades et échelons. Depuis cette date, les fonctionnaires ont droit à une rémunération comprenant le 12. Décision du Conseil d’État, « Association syndicale des cadres supérieurs et ingénieurs aux télécommunications (ASCIT) et Fédération syndicale Sud des PTT c/France Télécom » en date du 8 février 1999. Il a été jugé qu’en substituant aux prescriptions des statuts particuliers une présélection fondée sur un dossier individuel constitué des appréciations et notations des trois dernières années, les critères cherchant à instaurer dans la fonction publique l’égalité des chances d’accès aux concours et examens de promotion professionnelle n’avaient pas été respectés. 13. Article 27 du décret nº 90-1213 du 29 décembre 1990 relatif au cahier des charges de France Télécom.
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traitement, l’indemnité de résidence (liée au différentiel géographique du coût de la vie) et les indemnités instituées par un texte législatif ou réglementaire. Si l’administration des PTT respectait le principe d’égalité pour le traitement de ses agents, diverses indemnités avaient réintroduit la différenciation des revenus qui existait antérieurement. La création progressive d’indemnités locales – le « coutumier » – a suscité des disparités parfois significatives et opaques. Entre 1993 et 1994, une commission mixte de concertation et de négociation nationale énonce les différents éléments constitutifs du revenu 14 en distinguant : le traitement qui, pour les fonctionnaires, correspond à l’indice détenu dans le grade de classification et le complément France Télécom, prime mensuelle définie individuellement qui intègre les indemnités permanentes liées à la fonction, à l’affectation ou au grade, ainsi qu’une partie du coutumier ; les avantages non monétaires attribués en nature tels que voiture, logement, unités téléphoniques, et les avantages monétaires liés à la qualité d’agent public ; les rétributions spécifiques liées à des événements tels que le surcroît de travail (heures supplémentaires) ; et le bonus variable pour les cadres dont le montant est fixé chaque année en fonction des objectifs atteints. À la fin de 1995, une nouvelle structure de rémunération est adoptée 15. Elle individualise les revenus des personnels en fonction de leurs performances dans l’emploi occupé. La rémunération globale comprend, pour les fonctionnaires, le traitement indiciaire brut, le complément France Télécom, les avantages monétaires ou non monétaires ainsi qu’un bonus variable pour les cadres ; et pour les salariés relevant de la convention collective commune à La Poste et France Télécom, le salaire de base correspond au traitement indiciaire brut et au complément France Télécom. À l’instar des entreprises privées, la part fixe du salaire est révisée dans le cadre d’une négociation annuelle au lieu d’être liée au point de la fonction publique. À celle-ci est ajoutée, pour les cadres contractuels, une prime variable qui équivaut au bonus variable des cadres fonctionnaires. Une dernière partie intitulée autres ressources comprend les primes et indemnités liées à des situations spécifiques.
14. Fréquences Télécom, nº 68, juin 1993. 15. Fréquences Télécom, nº 95, décembre 1995.
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L’intéressement, la participation et l’actionnariat Trois composantes périphériques au salaire, tout à fait étrangères au statut de la fonction publique, contribuent à la transformation de France Télécom en entreprise concurrentielle. D’une part, la loi du 2 juillet 1990 a rendu l’intéressement applicable à l’ensemble des personnels. Il est versé à tous les salariés, sous réserve d’une ancienneté minimale de trois mois, immédiatement perceptible ou placé sur l’un des fonds communs de placement (FCP) du plan d’épargne de l’entreprise. L’entreprise entend ainsi motiver ses salariés et renforcer l’idée de communauté d’appartenance, les organisations syndicales négociant avec la direction les critères sur lesquels l’intéressement est calculé. La transformation de France Télécom en société anonyme a soumis de plein droit le groupe à la mise en place de la participation aux bénéfices 16 et l’accord signé le 19 novembre 1997 17 permet aux salariés ayant au moins trois mois d’ancienneté de se partager une réserve spéciale de participation 18. Son montant est calculé en tenant compte de la rémunération brute annuelle (80 %) et du temps de présence (20 %). Les sommes attribuées sont obligatoirement versées sur l’un des trois FCP constituant le plan d’épargne du groupe 19 et restent bloquées pendant cinq ans. Enfin, l’actionnariat vise à favoriser une épargne individuelle dans des conditions fiscales et financières favorables aux salariés. L’État a cédé en octobre 1997 une première fraction de 25 % du capital de France Télécom. En novembre 1998, il a vendu 5 % de plus, procédé à une augmentation de 5 % et à un échange d’actions à hauteur de 2 % avec Deutsche Telekom. Selon le 16. Loi nº 96-660 du 26 juillet 1996, Fréquences Télécom, nº 130, mai 1999 : environ 508 millions de francs ont été versés aux salariés en 1998, ce qui représente 1,8 % de la masse salariale. 17. Outre France Télécom SA, les sociétés françaises de France Télécom dont le capital est détenu à plus de 50 % par la maison mère et dont le groupe assure la gestion sont signataires de l’accord. 18. « France Télécom, Bilan social 1997 », Fréquences Télécom, nº 119, avril 1998 ; Fréquences Télécom, nº 129, avril 1999 : environ 990 millions de francs ont été redistribués aux salariés au titre de l’exercice 1997 et 940 millions de francs pour celui de 1998. 19. France Télécom a créé un plan d’épargne entreprise (PEE) le 15 avril 1993 afin de permettre aux salariés de constituer un portefeuille de valeurs mobilières qui est alimenté par les versements facultatifs de tout ou partie de l’intéressement, et volontaires des salariés épargnants. L’ouverture du capital de France Télécom en Bourse a été l’occasion de lui substituer un plan d’épargne de groupe (PEG), destiné à l’ensemble des personnels de France Télécom, Cogecom et TDF qui peuvent, depuis 1997, y affecter le montant annuel de la participation.
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président de la Fédération des associations d’actionnaires salariés, « le taux de désengagement, une fois terminé le délai légal de gel des actions (généralement cinq ans) est d’environ 80 % ». Les salariés semblent considérer l’actionnariat comme un moyen de rémunération complémentaire. Il n’est pas extraordinaire, dans ces conditions, qu’il y ait eu dans l’entreprise un fort pourcentage de salariés mobilisés contre la privatisation (75 % en 1993, 65 % en 1995) et une proportion élevée de salariés actionnaires (70 % en 1997, 60 % en 1998). Reste, aujourd’hui, à savoir comment le personnel réagit au yo-yo de la Bourse… Toutes ces réformes ont permis un déplacement de la nature de l’échange social entre les salariés et la direction, et l’acceptation des règles du marché sans rupture radicale. La cohabitation des statuts d’emploi perdure. Hier, elle réunissait agents publics titulaires ou stagiaires, agents contractuels, et agents auxiliaires non permanents. Aujourd’hui, elle rapproche fonctionnaires et contractuels sous contrat à durée indéterminée (agents de droit public et salariés sous convention collective) et indéterminée. Par leur variété et leur intensité, ces réformes participent d’une stratégie de rupture par rapport à l’ancien modèle du service public. Les changements ont d’ailleurs donné lieu à de nombreux recours, résistances et conflits. Les deux plus fortes zones de résistance ont concerné la reclassification et le coutumier. Norbert Alter montre la difficulté d’un exercice de clarification : « Comment prendre par exemple en considération l’utilisation d’un véhicule pour rentrer au domicile, après l’avoir utilisé pour les besoins du service. Le dispositif bute également sur la conversion des rétributions officieuses en rétributions réglementaires. Il est par exemple extrêmement difficile de convertir des frais de mission ou des heures supplémentaires fictifs en revenus transparents, parce que les uns et les autres obéissent à des pratiques variant selon les établissements ou les métiers, et parce que le montant de ces rétributions n’obéit pas aux mêmes règles d’imposition fiscale qu’une rémunération classique 20. » Tous ces changements ont été servis par une forte progression des résultats (6 % en 1997 ; 9 % en 1998), qui a rendu possible une redistribution équitable des fruits de la croissance entre salariés, entreprise et clients. Une des questions posées à France Télécom est de savoir si le groupe pourra soutenir cet effort dans la période à venir. 20. N. ALTER, L’innovation ordinaire, PUF, Paris, 2000, p. 105.
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86 2 322
CDI droit public
1 111
CDD droit privé
2 418
2 875
486
151 513
1993
Source : Bilans sociaux.
* Chiffre incluant les fonctionnaires et les agents sous CDI de droit public
601
CDI droit privé
Contractuels autres que de droit public
152 749
Fonctionnaires
1992
2 780
3 429
443
148 954
1994
2 550
3 814
487
146 832
1995
1 794
6 550
427
140 596
1996
Évolution des statuts d’emploi entre 1992 et 1999
3 824
10 932
133 673*
1997
2 644
12 359
122 908
1998
1 786
13 373
122 726
1999
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France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
Quelles formes de dialogue social pour faire face au marché ? Au temps du monopole, la régulation des tensions internes présentait une certaine stabilité. Le conflit était toujours « surgissant », comme dans toute la fonction publique, et il était marqué par la confrontation des principes de continuité du service public et de licéité du droit de grève 21. À partir du moment où France Télécom agit sur un marché concurrentiel, la grève comporte un risque : celui de voir les clients acheter leurs services ailleurs. L’entreprise s’est donc employée à prévenir d’éventuels conflits en renforçant la négociation collective « à froid ». Pour ce faire, le législateur a introduit en 1990 une obligation de négocier dont l’objet est très large : l’emploi, la formation, l’organisation et les conditions de travail. C’était une première rupture par rapport à la tradition. Un modèle historique : fonction déclamatoire centralisée et gestion localisée des conflits Avant les réformes des années quatre-vingt-dix, le système de relations professionnelles se caractérisait par un dialogue de type déclaratif centralisé et par une régulation informelle et masquée au niveau local. Deux types de structures innervaient alors le dialogue social : les institutions paritaires de droit public créées dans les années cinquante et les CHSCT créés en 1970. Le statut général des fonctionnaires de 1946 crée les CAP « pour toutes questions concernant le personnel », et les comités techniques paritaires (CTP) pour « les problèmes intéressant l’organisation ou le fonctionnement de l’administration ou du service ». Lors des modifications successives du statut des fonctionnaires en 1959 et en 1983-1984 22, ces institutions sont maintenues, avec la possibilité de créer des CAP et CTP dits « locaux ». Les CAP ont, dès l’origine, été instituées aux différents niveaux de l’organisation administrative des PTT (national, régional, départemental), tandis que les CTP locaux ont été mis en place à la suite des accords du 4 juin 1968 et ce jusqu’en 1993. Les institutions paritaires en vigueur 21. P. CHARPIN, J.-B. DEBOST, P. GONIN, C. NEVEU, Histoire des relations sociales aux PTT depuis 1945, Qipo, rapport d’étude interne à France Télécom, 1992. 22. Ordonnance nº 59-244 du 4 février 1959 et décret nº 59-306 du 14 février 1959 ; loi nº 83-634 du 13 juillet 1983 et loi nº 84-16 du 11 janvier 1984.
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comprennent la CAP et le CTP centraux, les CAP régionales pour les agents fonctionnaires, et les commissions consultatives paritaires des contractuels (CCPC) nationale et régionales. Ces instances disposent en propre d’un droit de saisine pour avis et/ou information sur tout sujet en rapport avec les règles du contrat de travail et avec l’activité productive. Les CAP sont garantes de la bonne application des règles de gestion du contrat de travail visà-vis de chaque agent : recrutement, disponibilité, réintégration, démission, promotion, appréciation, discipline, mouvements de personnel, détachement. Pour leur part, les CTP territoriaux étaient obligatoirement saisis des projets de texte relatifs à l’organisation générale des services. Ils intervenaient préalablement à la décision de l’autorité compétente, à titre consultatif, pour l’organisation du travail et les problèmes d’hygiène et sécurité. Et devaient garantir le respect des engagements statutaires pris par l’État-patron vis-à-vis de ses personnels, à charge pour ceux-ci d’assumer les obligations inhérentes au service public. Symboliquement, la présence à parité des représentants de la direction et des représentants syndicaux définit un équilibre de droits et d’obligations réciproques entre les parties. Lorsqu’au début des années 1990 le volet social de la réforme a introduit des principes individuels de GRH, qui ont supplanté l’ancienne gestion uniforme et collective des personnels, la CAP est devenue pour les agents un espace de justiciabilité quant à l’application des nouvelles règles de gestion, un lieu où se définissent des limites et où les positions de chacun sont « actées » dans un compte rendu. Les CAP ont été dévitalisées peu à peu par une participation symbolique des représentants de la direction. Simultanément, les CTP organisaient un espace public au sein duquel les syndicats prenaient position à l’égard des projets de mutation organisationnelle et sociale des directions. À compter de 1982, l’implantation de comités d’hygiène et de sécurité (CHS) est autorisée si les CTP régionaux et départementaux en font la demande ou en fonction de l’importance des effectifs et de la nature des risques professionnels. En 1993, France Télécom met systématiquement en place des CHS (CT) au niveau des directions régionales pour couvrir ses établissements. Les différences réglementaires entre entreprises publiques et privées s’estompent progressivement dans ce domaine avec la transposition des directives européennes en droit français. À ce jour, les instances de droit commun qui se réunissent sont le CNHS (CT) au niveau national et les CHS (CT) aux niveaux
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France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
régional (directions régionales) et local (unités). En canalisant l’expression directe des personnels les CHS (CT) locaux « désactivent » d’une certaine façon le système de représentation. Les directions ont été tentées de prendre appui sur cette institution pour élargir le débat à l’organisation du travail, mais elles se sont heurtées aux réticences des partenaires sociaux, inégalement représentés dans les unités. Dans un tel système, la résolution des tensions internes inhérentes aux rapports de travail bute sur la distance entre les espaces paritaires et les espaces de travail comme sur l’inégalité des parties liée à la double qualité d’employeur et de puissance publique de l’État. Comment construire la régulation des conflits, comment faire entendre la voix des travailleurs ? Au sein de la direction générale des télécommunications et dans un premier temps, la presse associative interne servira d’exutoire aux désaccords existants. Ainsi, dès 1865, « les agents du télégraphe s’étaient regroupés autour d’un journal, le Journal des télégraphes dont les articles, souvent anonymes, faisaient connaître les sujets de mécontentement des agents 23 ». La légitimité de cette modalité d’action sera d’ailleurs confirmée par l’arrêt Winkell du Conseil d’État, en date du 7 août 1909 24. Puis, lorsque le droit de grève figurera au préambule de la Constitution de 1946, le conflit ouvert s’imposera progressivement, comme un exutoire permettant de répondre aux revendications des fonctionnaires : « Jusqu’en 1968, il n’y avait pas de section syndicale d’entreprise au niveau local, pas de dialogue ; l’historique de notre maison c’est une structure quasi militaire » (un chef d’établissement). Pour autant, la pratique sociale avait développé la négociation collective « à chaud » comme mode de solution des grèves, bien avant de faire l’objet d’une législation 25.
23. C. BERTHO, Télégraphes et téléphones. De Valmy au microprocesseur, op. cit. 24. Par son acceptation de l’emploi qui lui a été confié, le fonctionnaire s’est soumis à toutes les obligations dérivant des nécessités mêmes des services publics et a renoncé à toutes les facultés incompatibles avec une continuité essentielle à la vie nationale. 25. D’après Yves CHALARON, « La validité du procédé semble avoir été reconnue par la jurisprudence, suite au vote de la loi du 24 mars 1884 légitimant le syndicalisme », in « Conventions et accords collectifs », Juris-classeur, fascicule 19-10, 1995. En outre, la loi du 31 juillet 1963 a instauré un encadrement minimal des conflits en imposant aux organisations syndicales le dépôt d’un préavis de grève et en autorisant l’administration à réquisitionner des personnels afin de garantir le maintien d’un service minimum.
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du monopole au marché
Ces deux éléments constitutifs d’une régulation informelle (inégalité des parties, obligation de continuité du service public) participaient à la détermination du niveau territorial de la régulation. Dans un univers bureaucratique centralisé, seuls les cadres supérieurs étaient investis d’un pouvoir de représentation institutionnelle de l’État-patron. Cette délégation restreinte permettait de garantir la permanence de l’État-puissance publique indépendamment des gouvernements en place, car la neutralité des fonctionnaires garantit la continuité des institutions. Le prolongement sui generis de ce raisonnement a conduit à appliquer le même principe aux niveaux territoriaux intermédiaires, en attribuant aux représentants régionaux et départementaux mandatés par l’État la capacité de négocier avec les organisations syndicales. La loi du 31 juillet 1963 les a rendus destinataires des préavis de grève touchant les personnels sur lesquels ils ont autorité et la loi du 19 octobre 1982 les a obligés à négocier pendant le préavis. Cependant, comme la négociation doit rechercher un point d’équilibre entre un droit de grève inscrit dans la Constitution mais non réglementé par le législateur et l’obligation de continuité de service public, c’est au plus près du terrain que cet équilibre peut être trouvé. Le niveau local était ainsi le niveau pertinent de la gestion des conflits. Jusqu’à la remise à plat en 1993 du régime des indemnités locales, les établissements disposaient d’une allocation de ressource spécifique – le « coutumier » – bien utile pour apaiser les tensions. « France Télécom était une entreprise avec des moyens considérables et quand on avait un problème avec du personnel on distribuait de l’argent, alors il n’y a pas de problèmes sociaux avec ça » (un chef d’établissement). La logique de l’arrangement, d’un côté, une justification déclamatoire des principes au niveau central, de l’autre, représentaient un système coûteux, dans lequel le conflit possédait une utilité fonctionnelle d’ajustement.
Un système de concertation-négociation Pour renforcer sa capacité d’adaptation et conduire le changement, France Télécom entame, avec les réformes de 1990 et de 1996, un processus d’apprentissage institutionnel, encore inachevé, construit autour d’une concertation « négociée ». Le législateur pousse au développement de la négociation collective
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« hors conflit 26 ». L’entreprise inaugure un système original de concertation-négociation 27 . La force institutionnelle de ces échanges conduit à un engagement d’honneur liant moralement les parties sans créer d’obligations juridiques entre elles. « La concertation se distingue d’une part de la consultation, en ce qu’elle comporte l’idée d’un engagement moral, et d’autre part de la négociation collective, en ce que la partie syndicale ne dispose d’aucun pouvoir de décision en raison du caractère réglementaire de la fonction publique 28. » Le principe de concertation construit un espace intermédiaire entre le fonctionnement déclaratif des structures paritaires et l’informel des arrangements localisés antérieurs. La consultation et l’information des représentants du personnel constituent un autre stade de concertation, assuré dans les instances paritaires de la fonction publique. Or c’est à ce niveau-là et au sein d’instances ad hoc, que la direction promeut au cours des années quatre-vingt-dix une concertation « négociée ». Simultanément, le basculement progressif de l’entreprise en secteur concurrentiel entraîne une reconfiguration des anciennes structures de concertation. Les institutions conventionnelles des années quatre-vingt-dix Le 8 juillet 1993, France Télécom signe avec trois organisations syndicales (CFDT, CFTC, CFE-CGC) « un accord sur les structures de concertation et de négociation » qui instaure des commissions permanentes de concertation et de négociation (CPCN) nationale et régionales et crée en leur sein des commissions mixtes (CMCN), et des commissions locales de suivi (CLS) situées au niveau régional 29. Les CPCNL sont dédiées à la consultation des partenaires sociaux, sans droit de saisine particulier. Elles peuvent traiter à la 26. Le décret nº 90-1213 du 29 décembre 1990 relatif au cahier des charges de France Télécom et au code des postes et télécommunications, préconisant la négociation collective « hors conflit » dans son article 27 a trouvé une base légale avec la loi nº 96-660 du 26 juillet 1996 venant modifier l’article 31.1 de la loi nº 90-568 du 2 juillet 1990. 27. Le système des décisions concertées est né historiquement de l’urgence politique qu’il y avait à désamorcer certains conflits sociaux. Les pouvoirs publics ont pris l’initiative d’une telle concertation avec les organisations syndicales, après la grève des mineurs en 1963 ou après les événements de mai 1968. 28. Y. SAINT-JOURS, « Réflexions sur la politique de concertation dans la fonction publique », Revue de droit social, avril 1995, p. 227-238. 29. Sur l’étude de ces structures P. MAINGUENAUD, « Structures de représentation du personnel et dialogue social à France Télécom », GIP MI, 1996.
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du monopole au marché
fois de la gestion collective des personnels et de l’organisation du travail qui ne dépend d’aucune instance territoriale depuis la disparition des CTP régionaux. Les commissions permanentes n’ont peut-être qu’une validité temporaire compte tenu de la création de comités territoriaux et de commissions pour la négociation et la concertation « qui seront les lieux privilégiés d’information et de concertation sur les enjeux économiques et sociaux (en particulier l’emploi, la formation et l’organisation du travail) 30. » La finalité de ces instances est de construire des compromis de court terme adaptés au nouvel environnement concurrentiel de l’entreprise. Ainsi les CPCNL proposent un espace de débat ouvert à la volonté des parties. L’objectif est de légitimer les décisions et orientations qui seront prises en région après avoir été confrontées aux points de vue des partenaires sociaux. D’origine conventionnelle, et contrairement aux institutions qui les ont précédées, elles définissent un espace de jeu auquel les acteurs sociaux sont libres d’accéder. Ces instances ont été utilisées différemment suivant les situations régionales. Souvent « boudées » par les acteurs régionaux, le développement des CPCNL a été entravé par l’indétermination du champ de compétences attribué à chaque niveau de décision territorial. Dans certains cas, la CPCNL a fait fonction d’instance substitutive au CTP, de droit public, ou au comité d’entreprise (CE), de droit privé. En jouant un rôle d’information, elle a aussi limité le risque d’un dialogue social à deux vitesses entre syndicats signataires et non signataires. Certaines régions avaient opté pour une rationalité défensive face à des syndicats majoritaires qui, absents de la structure, déconstruisaient la légitimité des décisions prises après débat avec les autres organisations. D’autres régions avaient adopté une rationalité offensive en prenant leurs distances avec une institution qui, de leur point de vue, recherchait prématurément un soutien explicite auprès des partenaires sociaux. Ce faisant, soit la CPCNL n’était pas réunie, soit elle était à l’inverse utilisée comme un lieu d’information des syndicats. De façon distincte, les commissions locales de suivi ont été dédiées dans un premier temps à la négociation d’accords collectifs régionaux et à l’application de ceux conclus au niveau national. Ici encore, les acteurs régionaux se sont montrés réticents à se mobiliser, ce qui a contribué à restreindre l’objectif initial de concertation « négociée ». Il y a à cela plusieurs raisons. 30. En Direct, nº 327, 22 septembre 1998.
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France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
Les syndicats signataires de l’accord du 8 juillet 1993 (CFDT, FO, CGE-CFTC) estimaient que s’afficher garant de la traduction concrète des négociations centrales ne présentait pas toujours un intérêt régional suffisant pour s’aligner sur la stratégie de leurs fédérations respectives quand, localement minoritaires, ils ne pouvaient garantir l’application des accords régionaux qu’ils signaient. Les syndicats non signataires (CGT et SUD) rejetaient la création d’une IRP qui ne fonctionnait pas sur le principe d’une représentativité prouvée. À la suite de ces difficultés de mise en place au niveau des unités, l’entreprise a revu sa copie en renforçant la pratique d’un dialogue décentralisé et en créant, en 1998, des lieux de négociation et de concertation locaux. Chaque unité a réuni en moyenne deux commissions de concertation et de négociation afin de conduire les changements au plus près des préoccupations des salariés (essentiellement les réorganisations et l’évolution de la politique indemnitaire). Les directeurs d’unité, qui étaient davantage jusque-là des responsables de services techniques que des managers, ont fait l’apprentissage des relations professionnelles. L’entreprise a aussi fait le point avec les différents acteurs en réunissant « la table ronde de la commission nationale de concertation et négociation (CNCN) du 16 juin 1999. Cette volonté d’amplification du dialogue social s’est traduite par l’engagement de favoriser la visibilité sur les grands enjeux et évolutions, de donner du sens aux projets envisagés, d’organiser des échanges sur leur finalité et d’ouvrir le dialogue sur les conséquences en matière de ressources humaines 31 ». Néanmoins, un arrêt du Conseil d’État a annulé les dispositions créant ces commissions au motif que la représentation des syndicats était fondée sur les résultats des élections nationales et non locales, ce qui donnera probablement lieu à de nouveaux ajustements pour permettre l’expression d’une représentativité locale. Les ressorts de la négociation collective La décennie quatre-vingt-dix a été riche en accords collectifs négociés au niveau de la direction de l’entreprise. Au cours de cette période, on peut distinguer trois types d’accords : des accords « fondateurs » qui jettent les bases d’un nouveau rapport d’échange entre direction et organisations syndicales signataires en favorisant leur accès à des dotations en ressources 31. Bilan social, France Télécom, 1999.
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du monopole au marché
institutionnelles ; des accords « tests » qui portent sur des thèmes périphériques au regard des règles de gestion collective du contrat de travail. Ils permettent aux acteurs sociaux d’éprouver la validité du compromis en gestation et d’acquérir un savoir-faire en négociation ; des accords de « partenariat » qui portent sur des thèmes sensibles liés à la gestion du marché interne de l’emploi, et au travers desquels les syndicats signataires avalisent les politiques de ressources humaines de la direction (emploi, carrière, rémunération, temps de travail). Si les salariés sous contrat sont soumis aux règles de droit commun du travail, et donc à celles issues de la négociation collective, les fonctionnaires relèvent, théoriquement, du statut de la fonction publique. Les dirigeants de France Télécom ont développé la concertation avec les partenaires sociaux, de telle sorte que les accords négociés soient suffisamment consensuels pour être entérinés par un acte réglementaire les rendant opposables aux fonctionnaires. Cette stratégie présente un inconvénient : la phase de négociation d’un accord s’accompagne d’une conflictualité qui peut être intense. De la régulation administrée à la régulation de marché ? Le formalisme des débats dans les organes paritaires et la régulation localisée des conflits étaient adaptés à un certain type d’environnement et d’organisation : la sphère publique en appui sur un monopole et une bureaucratie d’État. L’ouverture au marché et la constitution d’un groupe créent des rapports de coopération conflictuelle entre « partenaires » du développement économique plus qu’elles ne régulent des rapports conflictuels entre pouvoir de direction et contre-pouvoir syndical. France Télécom peut s’appuyer sur les outils de gestion des ressources humaines pour reconnaître la contribution de chacun aux objectifs. La suppression du coutumier traduit le changement de modèle qui était au cœur de la négociation informelle menée par les chefs de centre. Politique de rémunération et politique de négociation ont œuvré à la remise en cause des anciens compromis locaux 32. Une régulation régionale s’est substituée à 32. Selon Nathalie TRUYÉ, « Primes et indemnités liées au grade, avantages monétaires et en nature, indemnité de résidence, primes exceptionnelles, indemnité de sujétions, sans parler des frais de missions et heures supplémentaires plus ou moins réels : les divers éléments qui composent l’ensemble des revenus d’un salarié de France Télécom sont tellement nombreux qu’ils ont aujourd’hui, pour beaucoup, perdu leur sens. Il faut bien le reconnaître, c’était jusqu’à présent le seul moyen de
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France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
l’ancienne régulation locale informelle depuis que la légitimité de la concertation « négociée » autorise les directeurs régionaux à assumer ce rôle. Ce changement n’est pas allé de soi puisque la majorité d’entre eux n’était pas engagée antérieurement par les choix de l’État-patron. Le temps de la neutralité des cadres est désormais révolu. Pour autant, le système dirigeant ne peut ignorer la présence de cadres fonctionnaires qui, au niveau local, doivent construire des ajustements entre rationalités marchande et non marchande et qui peuvent s’estimer porteurs de la logique du service public. De fait, l’encadrement local a été plutôt placé en situation d’intermédiation auprès des agents pendant la dernière décennie et l’encadrement régional en situation de médiateur auprès des organisations syndicales. Mais cette configuration organisationnelle est en train de changer. Pour mieux s’ajuster aux besoins de ses clients, l’entreprise doit augmenter les marges d’autonomie des directeurs d’unité, ce qui implique de décentraliser les mécanismes de régulation sociale au niveau des unités. Elle a commencé à le faire en mettant en place des commissions de concertation locale au niveau des unités et en formant son encadrement à la conduite des relations sociales. Elle devrait renforcer cet effort dans la période à venir. Parallèlement, l’entreprise a décentralisé la politique de gestion des ressources humaines avec la reconnaissance de bassins d’emploi territoriaux. En prenant ses distances avec l’ancienne organisation administrative et territoriale (région, département, commune), France Télécom a supprimé les directions départementales et fusionné les directions régionales trop « petites » pour être viables. Ces changements profonds des formes de régulation sociale et de la politique de ressources humaines se sont accompagnés d’une redéfinition des stratégies syndicales. Les choix de direction ont été accompagnés sinon partagés par la CFDT au nom d’objectifs de société, notamment la construction européenne et le renouvellement du dialogue social. Le syndicat a donc signé les accords collectifs : cette politique lui a coûté cher en termes électoraux ainsi qu’à la CFTC. L’inquiétude des rétribuer les personnes, du fait de la rigidité d’un système codifiant les augmentations indiciaires en fonction de la seule ancienneté. Sujet tabou que ce système de rétribution annexe, conduisant à des situations aberrantes où des primes liées à des situations provisoires devenaient des éléments de rémunération sans rapport avec leur objet initial ; ce que l’on appelle pudiquement le “coutumier” », in Le Volet Social de la réforme, une nouvelle structure de rémunération, nº 68, publication interne à France Télécom, juin 1993.
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96 28,02
2000
32,47 29,07 28,25
1994 1997 2000
55 945
grèves locales Total
20,42
18,14
33,00
CFDT
FO
15,23
15,23
20,00
Source : Bilans sociaux.
4,63
4,63
6,90
CFTC
141 185
6 319
134 866
1993
28,02
25,79
21,83
5,88
SUD
13,53
13,97
15,94
16,15
FO
91 743
39 474
52 269
1994
204 984
19 670
185 314*
1995
Mouvements de grève
19,53
17,75
18,19
27,14
CFDT
157 137
4 732
152 405
1996
5,96
5,28
5,55
6,48
CFTC
58 360
6 630
51 730
1997
23 845
18 988
4 857
1998
2,59
1,01
0,86
0,88
CFE-CGC
3,35
3,35
4,30
CFE-CGC
Résultats nationaux des élections aux commissions administratives et consultatives paritaires de France Télécom (%)
27,42
26,69
–
SUD
* Hors grève nationale liée au conflit de novembre-décembre 1995 (319 113 jours)
44 951 10 994
grèves nationales
1992
Mouvements de grève en jours
Source : Bilans sociaux.
35,10
1989
CGT
Source : Bilans sociaux.
31,97
1995
CGT 35,80
1991
Résultats nationaux des élections au conseil d’administration du groupe France Télécom (%)
175 353
20 077
155 276
1999
2,13
7,14
5,15
4,53
DIVERS
du monopole au marché
France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
salariés face aux changements n’est pas pour rien dans la montée en puissance de la Fédération syndicale SUD-PTT créée à la suite du conflit postal des camions jaunes en 1988 sur un désaccord avec la CFDT. Le dialogue social est fragile car il est clivé : négociation collective avec les syndicats minoritaires d’un côté, paritarisme avec les syndicats majoritaires (CGT, SUD) de l’autre. Ce clivage a conduit à l’émergence des salariés comme acteurs non institutionnels du système de relations professionnelles, avec qui les responsables hiérarchiques locaux sont en prise directe pour garantir la faisabilité sociale des accords conclus. La remontée de la conflictualité en 1999 démontre d’ailleurs que le système n’est pas encore stabilisé (la rénovation de la politique indemnitaire et le changement du système de restauration d’entreprise ont été à l’origine de 64 % des journées de travail perdues, 32 % pour l’aménagement et la réduction du temps de travail). La fragilité du compromis obtenu dans le cadre de concertations « négociées » et l’insuffisante différenciation des formes de la négociation collective (concertation négociée rendue opposable aux fonctionnaires par une décision administrative, et négociation collective de droit commun) suivant les statuts d’emploi des personnels constituent autant de tâtonnements qui ne garantissent pas, à ce jour, la pleine efficience de ce mode de régulation. À la différence d’un certain nombre d’entreprises privées, France Télécom reste caractérisée par le poids majoritaire des syndicats représentatifs oppositionnels et le maintien d’obligations de service public avec un personnel composé de fonctionnaires. En dynamique les changements engagés peuvent être interprétés comme le résultat d’une nouvelle articulation entre finalité commerciale de l’entreprise et gestion des intérêts des acteurs internes. Conclusion : le marché mais jusqu’où ? France Télécom est le groupe public qui a connu les changements les plus profonds et les plus rapides en termes d’organisation, de formes d’emploi et de régulation sociale. Le compromis social interne face à ces changements reste cependant calculé à l’aune de la réussite économique et d’une série d’obstacles institutionnels qui ne sont pas tous franchis. Le transfert de logique du service public au marché a abouti au cumul actuel d’instances
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du monopole au marché
paritaire, légale et conventionnelle. Cette cohabitation quelquefois houleuse a été porteuse de transformations fondamentales du système de relations professionnelles. Dans les années cinquante, les institutions paritaires étaient chargées de rééquilibrer les forces respectives des parties en présence (puissance publique, agents publics). En 1991, cet équilibre a été transformé par la direction dont les représentants se sont désengagés des institutions paritaires (suppression des CTP en 1993, dévitalisation des CAP). Dans les années soixante-dix, la mise en place des CHSCT a soutenu l’émergence et la constitution progressive d’un espace de débat et d’implication démocratique où s’expriment de nombreux acteurs internes et externes. Dans les années quatrevingt-dix, la création d’un nouvel espace de dialogue a été structurée par le jeu des acteurs sociaux et notamment par l’intérêt commun que direction et syndicats conféraient au produit de leurs débats. L’entreprise a construit des accords aux échéances temporelles rapprochées, qui sont liés à la nécessité de se caler sur les évolutions du marché, là où l’État recherchait un compromis intemporel rendu possible par la situation de monopole. Et les instances conventionnelles ont fonctionné avec les organisations syndicales minoritaires. Cette situation va probablement évoluer, ce qui pourrait permettre de renforcer les régulations internes. Au fond, l’intérêt de ce détour est d’avoir mis les acteurs en situation de débattre de leurs représentations communes et de reconnaître finalement que les IRP ont pour finalité première de maintenir une certaine permanence dans la communication entre direction et syndicats. Le développement de la négociation collective a suscité une vingtaine d’accords collectifs entre 1990 et 2000, et introduit une bipolarisation de la vie syndicale qui propulse les syndicats minoritaires au rang de partenaires et a cantonné les syndicats majoritaires dans un rôle d’opposants, même si cette lecture binaire tend à s’estomper en partie aujourd’hui. Peu à peu, le dialogue social se développe sur un mode tripartite entre la direction de France Télécom substituée à l’État, les organisations syndicales et les salariés. En se saisissant des outils de la gestion des ressources humaines, la ligne managériale a accru le dialogue avec les agents au niveau local, de même qu’elle a développé l’individualisation des rapports professionnels. Dans les unités, la notion de dialogue social réfère aux relations humaines qui s’engagent autour du travail dans un face-à-face entre hiérarchie et agents. Ce « débordement » de la représentation instituée des personnels par
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France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché
la négociation directe et interpersonnelle entre différentes catégories de salariés s’accompagne d’une volonté d’harmonisation sociale qui s’affranchit sans doute un peu rapidement de la diversité des statuts d’emploi. Les politiques de communication interne et externe recherchent d’ailleurs l’adhésion directe des salariés aux choix et orientations de l’entreprise. Ainsi, les structures d’information telles que les forum et institut des métiers ont pour finalité de donner aux salariés une plus grande visibilité sur le marché interne de l’emploi. La communication externe construit une image dynamique de l’entreprise sur son marché qui est destinée à ses clients, mais aussi renvoyée aux salariés pour leur donner une image valorisante d’eux-mêmes. In fine, l’image institutionnelle de l’entreprise reflète l’image de soi chez l’autre. La négociation de droit commun produit un résultat précis (accord collectif ou convention collective) à la différence des organismes de concertation précédents. Elle ne suffit cependant pas à générer automatiquement de la régulation, car la finalité des institutions sociales est d’animer une organisation productive en lui donnant un sens commun, c’est-à-dire une direction, une orientation. Si, à court terme, les accords collectifs conclus permettent de répondre aux attentes des salariés (ARTT, travail à temps partiel, redéploiement, mutation, départ en retraite anticipé, etc.), il n’est pas certain qu’ils rendent acceptables dans la durée les orientations mises en œuvre. Il reste à l’entreprise à fédérer plus avant l’ensemble des acteurs sur la logique du marché.
4 La Poste : territoires, marché et compromis sociaux par Renaud Damesin
La Poste occupe une place singulière parmi les entreprises publiques. L’ancienne administration postale dispose, en effet, de 17 000 points de vente ou de contact réalisant des opérations courrier et financières. Elle effectue la relève de 130 000 boîtes aux lettres et réalise chaque jour 74 000 tournées de distribution. Ce maillage de services en fait un acteur clé de la politique d’aménagement du territoire sur lequel les acteurs politiques (Bercy et les élus locaux) pèsent de diverses façons. Or l’État se comporte de manière ambiguë à l’égard de La Poste : il exige qu’elle contribue à la cohésion nationale par sa présence sur l’ensemble du territoire, tout en lui demandant d’être rentable. Les trois activités principales de l’entreprise sont la lettre, le colis et les services financiers 1. La clientèle courrier est avant tout constituée d’entreprises (90 % du total traité). L’établissement public achemine 95 % des colis de particuliers vers des particuliers mais également 65 % des colis d’entreprises vers des particuliers. Si 21,4 millions de livrets d’épargne étaient gérés par La Poste fin 1999, le rapport annuel de cette même année souligne que, pour le réseau grand public, « 83 % des bureaux sont situés dans des communes de moins de 10 000 habitants. Seulement 17 % sont dans les communes de plus de 10 000 habitants, où vivent 49 % de la population française métropolitaine. […] Les 1. Le chiffre d’affaires consolidé du groupe La Poste en 2000 se répartit comme suit : 9 903 millions d’euros pour les activités courrier, 3 711 millions d’euros pour les activités financières, 2 247 millions d’euros pour les activités de colis et logistique. Le chiffre d’affaires des activités colis et logistique est celui qui connaît la plus forte progression ces dernières années, notamment grâce au développement des filiales.
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la Poste : territoires, marché et compromis sociaux
7 300 premiers bureaux du réseau réalisent ainsi… 90 % du chiffre d’affaires ! Et parmi eux, les 1 380 bureaux les plus actifs (soit 8 % du réseau) réalisent la moitié de l’activité ». Les postiers en contact avec la clientèle fournissent une activité dont une part non négligeable est consacrée à des « prestations de cohésion sociale 2 ». Ce mélange complexe de logiques (ancienne administration publique-entreprise, opérateur orienté vers les acteurs économiques-opérateur de service public) constitue une source de tensions fortes sur le terrain. Pour réaliser localement les missions confiées par l’État et attendues par les usagers, les personnels, leurs représentants et les dirigeants (les receveurs, devenus chefs d’établissement) avaient construit des compromis sociaux divisant et organisant l’activité pour partie en fonction de l’ancienneté et de la vie hors travail. Participait historiquement aux termes de l’échange la perspective d’un retour dans la région d’origine, après l’embauche par la réussite à un concours national impliquant de facto une mobilité géographique. Les règles nationales de la fonction publique faisaient office d’une « régulation de contrôle 3 » qui bornait les compromis locaux spécifiques et leur donnait sens 4. L’évolution du contexte économique et politique a contraint les dirigeants de La Poste et les fédérations syndicales à modifier leur jeu traditionnel. Leur champ d’action s’est élargi au-delà du territoire national, au fil du processus menant à l’adoption de la directive postale et engageant l’ouverture au marché des activités sous monopole, dont une nouvelle étape est prévue dès 2003.
2. Une recherche dirigée par Jean Gadrey en 1998 évalue le temps de travail consacré aux prestations de cohésion sociale, qui demandent « un effort particulier (c’est-à-dire plus important) en direction des publics les moins favorisés pour réduire leurs difficultés d’existence et améliorer leur participation à la vie sociale ». Dans la relation de guichet, les aides personnalisées, les retraits multiples, les autorisations de retraits de faibles montants, représentent environ 8 % des activités observées ; les facteurs consacrent 17 % de leur temps de tournée à des activités obligatoires comme les retraits et dépôts d’argent sur les CCP et les livrets, et à des activités dites hors cadre comme remplir des papiers administratifs, des chèques pour facture, fournir divers « coups de main » ; dans les centres financiers, la gestion des personnes impayées, des interdits bancaires, des facilités de trésorerie représente 23 % des appels et 32 % du temps de travail au téléphone. J. GADREY et al., Les prestations de cohésion sociale à La Poste, Éd. Mission recherche de La Poste, 1998. 3. J.-D. REYNAUD, La règle du jeu, Armand Colin, Paris, 1992. 4. D. BOURGEOIS, J.-M. DENIS, N. MAUCHAMP, Tensions et compromis dans les bureaux de poste, rapport GIP-MIS pour La Poste, 2001.
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La Poste, entre économie, politique et territoire La Poste française s’est historiquement constituée au carrefour de trois dimensions économique, politique et territoriale : elle a initialement pour mission de fournir un service (qui deviendra service public) marchand sur l’ensemble du territoire national 5. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, les compromis sociaux se sont agencés sur cette base. Du service du roi au service public commercial Les premières tentatives d’organisation des postes au siècle sont réalisées au service du souverain qui entend régner sur un espace politiquement circonscrit et maîtrisé. La présence postale incarne la présence/puissance du roi. Parallèlement, l’activité essentiellement marchande du service rendu soutient le développement économique du pays : les échanges de lettres et colis dynamisent le tissu marchand. La révolution industrielle donnera une véritable importance à ces dimensions, au moment où le service postal devient administration d’État. À partir du XIXe siècle, les activités du service postal et des services financiers vont s’étendre. Les mandats postaux sont créés en 1817. Le service de lettre recommandée apparaît en 1829. L’année suivante, la distribution et le relevage du courrier dans l’ensemble des communes sont instaurés. Le service ambulant (triant le XVIII e
5. Très tôt d’ailleurs, La Poste considérera qu’elle offre un service à des « clients ». Jean Animi, administrateur à la direction du budget et de la comptabilité aux PTT, explique ainsi en 1957 : « S’ils ont la nature de “service public”, les PTT sont aussi “au service du public”, c’est-à-dire qu’ils doivent fonctionner comme auxiliaires de la vie économique, comme une entreprise capable de fournir les services demandés aux meilleures conditions et d’une qualité irréprochable », in J. ANIMI, « Organisation financière et comptable des PTT », Encyclopédie des Postes Télégraphes et Téléphones, vol. 1, Éd. Rombaldi, Paris, 1957, p. 55. B. CornutGentil, ministre des Postes et Télécommunications en 1959 présente fièrement son administration qu’il vient de renommer : « La Poste est aussi soucieuse d’économiser le temps de ses “clients” […]. La Poste a mis en œuvre cet impératif de notre époque : “Le temps c’est de l’argent” […]. Les PTT marchent au rythme de l’industrie privée. » (B. Cornut-Gentil, ministre des Postes et Télécommunications, La Revue des Deux Mondes, 1959, nº 22, p. 196-197 et p. 205). L’historienne O. Join-Lambert souligne qu’à la fin des années soixante et durant les années soixante-dix, l’administration postale engage une nette « orientation commerciale » consécutive aux réflexions sur la modernisation de l’État : « Pour les partisans de la nouvelle politique, l’introduction de plus en plus nette de préoccupations commerciales dans l’action du service postal répond à une vocation commerciale fondamentale compatible avec le service public », in O. JOIN-LAMBERT, Les receveurs des postes, entre l’État et l’usager (1944-1973), Belin, Paris, 2001, p. 183.
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courrier pendant son acheminement) est créé en 1845. Le timbreposte arrive en 1848. La Caisse nationale d’épargne est créée en 1881. Les chèques postaux font leur apparition en 1918. Cette dernière création, qui répond au besoin d’encours de l’État, permet également de reverser les pensions de guerre en utilisant le maillage des (déjà) 17 000 bureaux existants. Au début du XXe siècle, les finalités de l’administration postale seront reformulées via l’émergence d’une doctrine de service public : « Si l’on reconnaît un pouvoir aux gouvernants, ce n’est plus en vertu d’un droit primaire de puissance publique, mais à raison des devoirs qui leur incombent ; par conséquent, ce pouvoir n’existe que dans la mesure où ils remplissent ces devoirs. Ces activités dont l’accomplissement s’impose aux gouvernants constituent l’objet même des services publics 6 », écrit ainsi Léon Duguit en 1913. L’intervention de l’État dans les affaires postales n’en demeure pas moins, en pratique, sujette à critique. L’existence d’un monopole pour rendre le service (monopole institué par la Constituante en 1790) n’est pas contestée. Du rapport d’Henri Fayol (1921) 7 à celui d’Hubert Prévot (1989) 8, en passant par ceux de Jacques Chevalier (1984) 9, les dénonciations auront plutôt pour cible le lien entre conjoncture politique (changements de gouvernement) et turn-over des dirigeants de l’administration postale. Ce lien est présenté comme un frein majeur à la modernisation du service. L’ensemble des rapporteurs souligne la césure croissante entre l’univers politique fluctuant des dirigeants des PTT et l’univers de travail des fonctionnaires exécutants, qui assurent la permanence du service.
6. La référence au service public est abandonnée dans l’édition de 1899, ne distinguant plus ce qui relève du monopole de ce qui n’en relève pas. L. Duguit, Les transformations du droit public, Librairie Armand Colin, coll. « Le mouvement social contemporain », Paris, p. XVIII. L’idée d’un service public postal était apparue avant cette théorisation juridique. On en trouve une première trace dans l’Instruction générale sur le service des Postes en 1822 : « Art. 1er. Les postes sont un service public auquel les lois attribuent : 1º Le transport exclusif des lettres et des journaux, et de la conduite des voyageurs en poste ; […] 2º Le transport non exclusif des livres brochés, des brochures et imprimés, ainsi que des voyageurs, par les malles-postes ; […] 3º La remise des valeurs d’argent. » 7. H. FAYOL, L’incapacité industrielle de l’État : les PTT, Dunod, Paris, 1921. 8. H. PRÉVOT, Rapport de synthèse, pour le ministère des PTE, 1989. 9. J. CHEVALLIER, L’avenir de la Poste, rapport de mission au ministre des Postes et Télécommunications et de la Télédiffusion, La Documentation française, Paris, 1984.
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Des compromis sociaux autour d’un modèle administratif de relations professionnelles Au point de rencontre entre dimensions économique, politique et territoriale ne se trouve pas en effet simplement l’État comme institution, mais également le personnel des postes. L’activité même de l’administration des PTT rendait difficile à ses agents titulaires le sentiment d’appartenance à l’état de « fonctionnaires comme les autres ». C’est ce que rappelle Jeanne Siwek-Pouydesseau 10 en citant le secrétaire de l’Association générale des agents des PTT en 1911 : « L’administration des postes est industrielle. Nous avons des conditions de travail, une situation sociale un peu différente de celle qu’on attribue à ceux qu’on appelle fonctionnaires. » Le service rendu, essentiellement tourné vers l’entreprise, semble un facteur fort de différenciation des personnels. Ceux-ci s’identifient plus à leur mission qu’à l’État qui les emploie. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, leur adhésion au statut général des fonctionnaires les rapprochera du reste de la fonction publique. L’application de la loi de 1946 portant statut général des fonctionnaires permit la création d’instances paritaires. Dans l’administration des PTT, les commissions administratives paritaires (CAP) sont consultées pour la titularisation, les contentieux liés aux titulaires (refus de temps partiel, refus de congé pour préparation de concours), les recours concernant l’appréciation et la mobilité fonctionnelle, les problèmes de discipline, les tableaux de mutation, les stagiaires (prolongation de stage, reclassement, réintégration, licenciements, congés sans traitement). Les comités techniques paritaires (CTP) nationaux et locaux donnent leur avis sur l’organisation et le fonctionnement des services, les statuts particuliers et l’évolution des classifications 11. Le recrutement se déroule essentiellement par concours national et le premier poste est souvent pourvu à Paris ou dans la région parisienne. La perspective d’un « retour au pays » (dans sa région d’origine) est une contrepartie à l’exécution des règles. Les « ambulants » qui trient le courrier dans les trains, les agents des centres de tri notamment en fonctionnement de nuit, les agents des bureaux de poste, les facteurs, les agents des 10. J. SIWEK POUYDESSEAU, « Les syndicats et la réforme des PTT », Bulletin de L’IRPP, 1991, p. 48. 11. Les CTP locaux sont une spécificité de l’administration des PTT, créés en 1969, suite aux événements de mai 1968.
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chèques… tous ces ensembles professionnels construisent euxmêmes localement des règles qui permettent d’équilibrer vie au travail et vie hors travail, et de remplir les objectifs de production 12. Mais, lorsque les réformes de l’administration remettent en cause ces équilibres, il n’existe pas d’instances de représentation du personnel qui permettent de négocier le changement. Les CTP, par exemple, émettent de simples avis sur les réformes organisationnelles. Les positions des dirigeants et des représentants des personnels sont donc souvent fixées avant la réunion : comme il n’est pas nécessaire de s’engager contractuellement, chacun défend ses positions, ce pour quoi il est mandaté. Ce système de relations professionnelles est in fine producteur de conflits locaux et nationaux qui sont le moyen privilégié d’expression des rapports de forces entre les personnels et leur administration. Tirant parti des expériences passées, les « pères » de la réforme de 1990, qui a transformé l’administration postale en deux établissements distincts – La Poste et France Télécom –, ont organisé une large consultation des personnels et des fédérations syndicales. Mais, derrière les transformations institutionnelles considérables qui s’engageront, les compromis sociaux se trouveront pour partie mis en cause. La réforme de 1990 : les compromis perturbés La création des établissements publics La Poste et France Télécom, votée par le Parlement en 1990, devait conférer une autonomie administrative et financière aux deux entités, permettre d’anticiper une ouverture plus large à la concurrence. L’État est présent au conseil d’administration tripartite de La Poste et les missions de service public que cette entreprise doit accomplir sont consignées dans un cahier des charges. Les fonctionnaires conservent leur statut mais disposent d’une nouvelle grille de classification, les auxiliaires de la fonction publique deviennent contractuels dépendant d’une convention (collective) commune à La Poste et à France Télécom. De nouvelles règles de gestion des personnels apparaissent.
12. V. AZYKOFF, Organisation et mobilité, L’Harmattan, collection « Logiques sociales », Paris, 1993.
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Une mobilité géographique freinée Les transformations consécutives à la loi de 1990 ne concernent pas simplement le statut de La Poste. S’ajoute également la volonté, défendue par certaines fédérations syndicales (CGT-FO, CFDT, CFTC), de modifier la grille de classification et les règles de gestion du personnel. La réforme était un compromis entre gouvernement et dirigeants des PTT d’un côté, entre certaines organisations syndicales de l’autre 13. Les agents de La Poste restent fonctionnaires bien que leur statut ait été aménagé. Ainsi, du comité technique paritaire ministériel (CTPM) du 9 juillet 1990 résulte un accord sur le cadre général de la réforme des classifications du personnel des PTT signé par les fédérations CFDT, CGT-FO et CFTC. Il a notamment statué sur le reclassement de tous les agents. Par le regroupement de grades, s’opère un « glissement sur l’échelle indiciaire » qui permet une redéfinition des qualifications et une revalorisation des rémunérations. Le principe d’une nouvelle classification est adopté : « Quinze niveaux de fonctions ont été identifiés et répartis entre quatre classes de fonctions » (art. 1-3), où sont localisés les agents compte tenu du poste qu’ils occupent effectivement au moment de la reclassification 14 . La reclassification est un choix des agents. Mais, si ces derniers conservent l’ancien système, leurs perspectives de carrière sont quasi nulles. Un autre CTPM, tenu le 21 décembre 1990, est l’occasion d’acter le principe d’une déconcentration de la gestion des personnels. Ainsi le président de La Poste peut déléguer une part de ses pouvoirs en matière de recrutement et de gestion des personnels aux chefs de service des directions régionales, départementales, et des directions opérationnelles, sous réserve de l’existence de CAP locales. De plus, « étendue à la mobilité, à la promotion et aux recrutements, la déconcentration tend plus particulièrement à limiter les déplacements des personnes et, par conséquent, à leur assurer une plus grande stabilité dans leur intérêt comme dans celui du service dont le bon fonctionnement dépend, pour une grande part, de l’épanouissement personnel des agents ». Dans ce cadre, les compromis sociaux fondés sur la 13. J. SIWEK POUYDESSEAU, « Les syndicats et la réforme des PTT », op. cit. et J. BARREAU, La réforme des PTT. Quel avenir pour le service public, La Découverte, Paris, 1995. 14. La précédente grille comportait 111 grades, la nouvelle 11 plus 4 statuts à gestion individualisée hors grille de la fonction publique.
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possibilité d’un retour au pays sont perturbés. La possibilité pour les établissements postaux d’embaucher directement des contractuels 15 et la stabilité géographique promise par les textes sur la déconcentration de la gestion des personnels ralentissent en effet la mobilité des agents qui souhaitaient retourner au pays. Changement des règles de représentation locale des personnels En vue de l’application locale des nouvelles règles de gestion du personnel, la direction, certaines fédérations syndicales (notamment la CFDT) et, indirectement, le ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Espace souhaitent construire un système de concertation-négociation permanent qui ne soit plus basé sur la séquence traditionnelle aux PTT : mécontentementgrève-négociation. L’accord du 28 février 1992 introduit un changement important dans les relations professionnelles : il modifie la place des organismes paritaires et de la négociation collective. Les comités techniques paritaires (CTP) locaux qui discutaient au niveau décentralisé des conditions et de l’organisation du travail sont abandonnés au profit de commissions mixtes locales en charge de l’application de la réforme. Les dirigeants et certaines organisations syndicales (principalement la CFDT) veulent éviter l’affrontement en CTP local ou national. Toutefois, leur système de négociation du changement ne prend pas en compte la spécificité de la représentation du personnel fonctionnaire, qui doit en principe transiter par des instances paritaires, et qui reconnaît aux organisations syndicales une place proportionnelle à leur représentativité. Le non-respect de ces deux éléments a conduit le Conseil d’État à abroger le système de concertation-négociation mis en place, à la suite d’un recours de la fédération SUD-PTT 16. « En ne prévoyant pas pour les commissions mixtes locales de concertation et de négociation la présence de syndicats représentatifs aux différents niveaux auxquels ces commissions seront 15. En 1999, sur 10 293 personnes recrutées en CDI, seules 1994 l’étaient par concours. Cette même année 23 551 personnes faisaient l’objet d’un recrutement en CDD. La Poste comptait cette année-là 81 860 contractuels parmi ses 312 439 postiers. 16. Le Conseil d’État statuant au contentieux, séance du 21 mai 1997, lecture du 18 juin 1997, à propos d’une requête de la fédération SUD-PTT enregistrée le 7 juin 1993.
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appelées à se réunir, ledit accord a porté atteinte aux droits syndicaux et au principe général de représentativité », explique le Conseil d’État en 1997 dans sa décision d’invalidation de l’accord de 1992. Les militants des syndicats SUD-PTT, qui étaient représentatifs localement dans de nombreuses instances, n’ont en effet pas pu prendre part aux débats dans les commissions mixtes. Dès leur mise en place, CGT et CGT-FO ont largement dénigré les commissions mixtes considérées comme des chambres d’enregistrement. L’éviction de SUD et le blocage de ces instances par la CGT et FO permirent un détachement des responsabilités entre fédérations syndicales signataires et fédérations syndicales non signataires. La CFDT, qui a perdu de nombreuses voix aux élections professionnelles entre 1990 et 1995, explique ses mauvais résultats par le soutien qu’elle a apporté au volet social de la réforme sans avoir pu maîtriser sa mise en œuvre. In fine, à la suite de la décision du Conseil d’État, les dirigeants de La Poste furent contraints de rétablir des structures paritaires locales calquées sur le modèle de la fonction publique pour pérenniser et développer les pratiques de négociation qu’ils avaient mises en place. Résultats aux élections professionnelles CAP/CCP Organisations syndicales
CAP/CCP 1990-1992
CAP/CCP 1995-1997
CAP/CCP 1998-2000
CAP/CCP 2001-2003
CGT
35,37 %
37,67 %
34,76 %
33,5 %
CGT-FO
22,46 %
21,87 %
19,63 %
17,55 %
CFDT
23,01 %
17,76 %
17,23 %
17,45 %
SUD
4,5 %
12,11 %
16,37 %
18,74 %
CFTC
6,26 %
5,65 %
5,19 %
4,72 %
CSL
5,81 %
2,87 %
3,41 %
2,57 %
FNSA
1,87 %
1,28 %
2,51 %
2,75 %
CGC
0,66 %
0,75 %
0,91 %
1,65 %
–
–
–
1,09 %
UNSA
Sources : Bilans sociaux.
Il faut ainsi distinguer, d’une part, ce qui constituait les attentes (évaluation plus réelle des tâches effectuées) et les acquis
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(augmentations de salaire) de la réforme, d’autre part, les lenteurs dans sa mise en place, la remise en cause d’une partie des compromis locaux qu’elle a pu induire, et les mécontentements qui ont pu s’exprimer via les urnes lors des élections des représentants des personnels. Les élections aux CAP pour les années 1995-1997 consolident ainsi la présence des syndicats SUD dans l’entreprise, tandis que la CFDT, qui avait soutenu les deux volets (statutaire et social) de la réforme, perd une partie de son électorat 17. Europe postale versus présence postale ? Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, la construction de l’Europe postale et l’adaptation de La Poste continueront de marquer les relations professionnelles. La loi de 1990 et les accords sociaux qui suivirent, furent conçus pour adapter La Poste et ses personnels à l’ouverture au marché du secteur postal. Cette dernière s’est effectivement engagée au cours des années quatre-vingt-dix. Et le fait que l’économie postale soit essentiellement tournée vers le service aux entreprises pourrait peser lourd, économiquement et socialement, dans un contexte de disparition totale des monopoles. Autour de la directive européenne, un élargissement du jeu à la disposition des acteurs En 1992, un livre vert publié par la Commission ouvre une réflexion sur l’espace postal européen en soutenant l’idée d’un service universel, c’est-à-dire un « service de base offert à tous dans l’ensemble de la communauté à des conditions tarifaires abordables, et avec un niveau de qualité standard ». La distinction entre un service réservable et un service ouvert à la concurrence se justifie par un critère de rentabilité : « À présent, personne ne croit plus sérieusement que l’impératif de service universel serait réalisé si une libéralisation complète avait lieu. Il est certain qu’aucun opérateur privé ne semble intéressé de fournir un service de lettres standard sur la totalité d’un territoire
17. R. D AMESIN et J.-M. D ENIS , « Syndicalisme(s) SUD », Les Cahiers du GIPMIS, nº 77, avril 2001.
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national quel qu’il soit » (Commission des communautés européennes, 1992). L’ouverture au marché telle que souhaitée par la Commission s’est accompagnée d’une étude des contours du service postal rendu en termes de définition des besoins et des modalités de service. La directive du 1erdécembre 1997 adoptée par le Conseil des ministres des postes européennes définit le service universel, les services réservés et les services non réservés de l’activité de courrier en Europe. Différents services de courrier définis par la directive du 1er décembre 1997 Service universel
Services réservés
Services non réservés
Une offre de services postaux, de qualité déterminée, fournie de manière permanente, en tout point du territoire, à des prix abordables pour tous les utilisateurs, c’est-à-dire au moins cinq fois par semaine : – la levée, le tri, le transport et la distribution des envois postaux (correspondances, livres, catalogues, périodiques) jusqu’à 2 kg ; – la levée, le tri, le transport et la distribution des colis postaux jusqu’à 10 kg ; – les services relatifs aux envois recommandés et valeur déclarée.
Dans la mesure où cela s’avère nécessaire au maintien du service universel, les services susceptibles d’être réservés sont : – la levée, le tri, le transport et la distribution des envois de correspondance intérieure dont le prix est inférieur à cinq fois le tarif de base et d’un poids inférieur à 350 g ; – le courrier transfrontalier et le publipostage dans les limites de prix fixées ci-dessus.
Ouverts aux opérateurs autorisés par réglementation nationale. Ils concernent : – le champ d’application des services universels hors envois entrant dans le champ des services réservés ; – le champ d’application hors service universel (Express, mail, échanges de documents…).
La négociation de la directive postale a duré près de cinq années. Pendant cette période, une manifestation simplement nationale des positions des acteurs n’a pas suffi à influer sur le contenu du texte final, que celui-ci soit ou non in fine jugé acceptable. Les stratégies des fédérations syndicales comme des
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dirigeants de La Poste ont donc été pour partie supranationales. Une intense activité de lobbying s’est développée auprès des institutions européennes et du gouvernement français en tant que membre du Conseil européen. La CFDT, la CGT-FO (par l’intermédiaire de leur fédération européenne d’appartenance 18), la CGT (directement représentée) et La Poste (par l’intermédiaire du CEEP) ont pu participer à une instance paritaire européenne : le comité paritaire des postes européennes (CPPE) 19. L’instance peut émettre des avis ou recommandations tentant d’influer directement sur la rédaction des règles. Ainsi le CPPE a approuvé la directive européenne. Dans le cadre de cette instance consultative, si FO et la CFDT (par l’intermédiaire de l’IC) ont marqué avec La Poste (par l’intermédiaire du CEEP) leur approbation du texte communautaire, la CGT n’a pas pris part au vote lors de l’approbation. Les fédérations CFDT et CGT-FO ont misé sur la capacité de régulation de la directive. Ce positionnement était déjà perceptible dans les années quatre-vingt lors des premiers débats sur l’Europe postale. Comme leur homologue de la CGT, ces deux organisations s’opposaient aux positions des commissaires européens en matière de service public et de monopole public. En revanche, contrairement à la fédération cégétiste, elles estimaient que l’espace communautaire européen pouvait devenir un cadre de régulation et de redéfinition du service postal. La position de la fédération SUD se rapproche de celle de la CGT au sens d’une opposition formelle à la directive 20. À la suite du vote du texte européen, les fédérations se sont engagées dans une nouvelle activité de lobbying auprès des élus et du gouvernement, pour que la transposition de la directive se réalise au profit de La Poste dans le cadre d’une loi postale. Arguant que la rédaction d’une loi nécessite du temps, et tenu au 18. La fédération de branche Poste Europe de l’Internationale des Postes et Télécommunications (IPTT) était affiliée à la Confédération européenne des syndicats (CES). L’IPTT s’est ensuite transformée pour devenir en 1998 l’Internationale des communications (IC), puis en 2000 l’Unions Networks International (UNI). L’UNI compte désormais douze secteurs d’activité (contre deux principaux pour l’IPTT), dont le secteur postal, donc la branche Europe reste affiliée à la CES. 19. Il est aujourd’hui dénommé comité sectoriel. 20. R. DAMESIN, 1998, « Ouverture au marché du service public et positions syndicales dans le secteur postal », Colloque « Le syndicalisme dans la régionalisation de l’économie mondiale », Pôle Marne-la-Vallée, 23-24 septembre. J.-M. DENIS, « Le syndicalisme autonome face à la création européenne : Quelles menaces ? Quelles perspectives ? Réflexions à partir d’un cas particulier : l’Union syndicale du Groupe des Dix », Droit Social, nº 5, mai 2001.
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respect d’un certain délai, le gouvernement de Lionel Jospin a décidé une transposition provisoire. Il a fait insérer des articles concernant le service postal dans la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999. Ce choix est significatif des tensions actuelles qui portent sur la régulation de l’activité postale en France : tandis que la directive avait pour projet d’engager l’ouverture du marché postal européen, le texte se trouve finalement inséré dans une problématique d’aménagement du territoire national. Après le vote de la directive, la Commission européenne a très rapidement souhaité faire progresser la libéralisation du courrier : le texte adopté en 1997 n’ouvrait à la concurrence que 3 % du marché européen dans ce secteur. En décembre 2000, son souhait de fixer une date pour une concurrence complète essuyait le refus de la France, aux côtés de l’Italie, de l’Espagne, du Luxembourg et de la Grèce. Le 10 octobre 2001, les fédérations des postiers CGT, FO, CFDT, SUD, CFTC et CGC signèrent un communiqué commun exprimant ensemble leur refus d’une plus large ouverture du secteur à la concurrence, mettant ainsi fin à la bipolarisation des positions (CGT-SUD versus CFDT et FO) constatée quatre années plus tôt. L’organisation syndicale européenne UNI et l’organisation patronale européenne PostEurop refusaient toutes deux l’idée d’une libéralisation complète, PostEurop proposant un abaissement des seuils de poids et de prix des envois de correspondance. Le compromis finalement dégagé le 15 octobre 2001 entre les États membres de l’Union européenne prévoit un tel abaissement pour le 1er janvier 2006, fixant à 50 g et deux fois le tarif de base le monopole possible pour un opérateur national. Dans leur communiqué commun d’octobre 2001, les cinq organisations « affirment que La Poste, opérateur chargé du service universel, doit bénéficier de services réservés suffisamment importants pour exercer toutes ses missions de service public. Le service public est le meilleur garant de cohésion sociale et d’aménagement du territoire pour notre pays. Il ne peut être soumis à la logique commerciale et doit demeurer sous la tutelle de l’État ». La présence postale au niveau local, incarnée par l’activité de ses bureaux de poste et ses tournées de facteur, demeure un enjeu politique central.
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La présence postale fait de la résistance En 1990, le sénateur Gérard Delfau indiquait dans un rapport au ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Espace : « L’enjeu majeur du débat parlementaire, c’est d’avoir fait apparaître que la mission fondamentale de La Poste est de contribuer à organiser l’espace, y compris dans les zones les plus peuplées. En ce sens on peut dire que “La Poste, c’est le territoire”, c’està-dire un élément essentiel d’articulation entre les portions de territoire qui constituent le territoire national. […] À l’heure où la France construit l’Union politique européenne, il serait dangereux de vouer à la désespérance des populations isolées et marginalisées 21. » En fait, la contrainte européenne, tout comme les invectives du secteur bancaire, n’entameront que très peu l’idée d’un statu quo sur la présence postale, statu quo largement soutenu par les élus locaux. Le 10 mai 1993, Édouard Balladur qui vient d’être nommé Premier ministre, décide – par voie de circulaire – un moratoire sur la fermeture des services publics dans les communes de moins de 2 000 habitants, qui concerne les bureaux de poste. Les dirigeants de La Poste mis devant le fait accompli adaptent leur stratégie. Aussi l’opération « zéro fermeture » avancée par André Darrigrand (président de La Poste jusqu’en 1996) est-elle annoncée à la presse le 21 juin 1995 et entérinée dans le contrat de plan 1995-1997. Elle implique une réorganisation du réseau (projet Réseau 2000) : une concentration de la distribution, une transformation des bureaux en agences postales, segmentés selon les besoins des utilisateurs. Le développement des activités financières des bureaux de poste est contesté par les établissements bancaires. Ceux-ci critiquent l’usage que fait l’établissement public de son réseau de bureaux de poste indirectement subventionné, pour y vendre des produits financiers. En effet, le réseau postal bénéficie d’une exonération de la taxe professionnelle au titre de sa contribution à l’aménagement du territoire. Il s’agit là d’une compensation financière pour la « présence postale », économiquement non rentable, notamment dans les espaces ruraux. Consulté sur ce point par l’Association française des banques (AFB) en 1996, le Conseil de la concurrence n’a pas conclu à un abus de position 21. G. DELFAU, Maintenir chaque fois que possible, conforter la présence postale en milieu rural, ministère des PTE, 1990.
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dominante ni à l’exercice d’une concurrence déloyale, mais a émis un avis favorable à la filialisation des activités financières, afin de les distinguer de celles du courrier au sein des bureaux de poste (avis nº 96 A 10) 22. Dans le cadre des questions au gouvernement au Sénat, un sénateur (Michel Moreigne) interrogea le ministre de l’Industrie, de la Poste et des Télécommunications : « Les agents de La Poste sont vivement préoccupés par une possible “filialisation” des services financiers, ainsi que les élus des petites communes rurales, inquiets pour le maintien des petites agences locales. Quelles suites seront réservées à l’avis du Conseil de la concurrence ? » Réponse de Frank Borotra : « Le choix de la filialisation fait dans certains pays européens a mis en lumière les difficultés qui en découlent notamment sur la question de l’accès au réseau et de sa tarification. Le gouvernement ne remettra pas en cause l’unicité de La Poste, qui est nécessaire au bon accomplissement de ses missions de service public. » Cette garantie remporte-t-elle aujourd’hui la satisfaction des dirigeants de La Poste ? Si la question peut être posée, il n’en est pas moins sûr que la position du gouvernement serait déterminante avant toute tentative de réforme. En 1997, le gouvernement d’Alain Juppé ne s’écarte pas des procédés de celui d’Édouard Balladur. Le 6 février 1997, François Fillon rappelle, ainsi, que La Poste est un outil de la politique publique. Les 17 000 bureaux de poste ainsi que « les décentralisations ou opérations pilotes de services supplémentaires offerts par les postiers à la population rurale » sont décrits comme la participation de La Poste à la politique d’aménagement du territoire. Et François Fillon d’ajouter que l’absence de fermeture des bureaux représente « un coût que l’État devra compenser d’une manière ou d’une autre », La Poste, sur l’ensemble de ses activités devant « en sortir bénéficiaire » (AFP, 6 février 1997). Les remarques du rapport de Henri Fayol (1921) sur le lien entre gouvernement et service postal ne semblent pas être démenties : le politique intervient toujours dans la stratégie industrielle de La Poste. L’alternance politique et la cohabitation ne changeront pas cette donnée.
22. Dans l’analyse qu’ils font de l’avis, C. Courtois, chef du service juridique de La Poste et D. Laffont, remarquent : « La filialisation ne s’impose pas d’un strict point de vue du droit de la concurrence, puisqu’elle ne permettrait pas de clarifier un débat dont il ressort d’ores et déjà que les activités financières de La Poste ne sont pas subventionnées par les services en monopole. »
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Lors du comité interministériel d’aménagement du territoire (CIAT) de décembre 1998, Lionel Jospin devenu Premier ministre qualifie de factice la politique de ses prédécesseurs Édouard Balladur et Alain Juppé et il déclare souhaiter la remplacer « par une vraie politique assurant un service moderne et solidaire » (AFP, 15 décembre 1998). Dominique Voynet ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement déclare au Sénat à la même époque : « L’évolution des maternités et des services d’urgence, des commissariats et des gendarmeries ou encore la modernisation de La Poste affectent la répartition de ces services publics sur le territoire. Elles ne peuvent être conduites indépendamment les unes des autres ou sans concertation suffisante par chacune des administrations et chacun des établissements publics concernés 23. » Autrement dit, si l’interdiction de fermeture est levée, le contrôle reste important sur les stratégies de réorganisation que pourrait avancer La Poste. L’interventionnisme des gouvernements est contradictoire avec les missions qu’ils assignent explicitement ou implicitement à l’établissement public. La Poste joue par exemple un rôle de banque sociale non officiel mais reconnu par l’intermédiaire de ses guichets, et sa présence reste un lien fort entre l’État et les citoyens. Cependant, sa présence sur le territoire n’est pas bien répartie. La Poste est pourvoyeuse d’emplois dans les zones rurales les plus durement touchées par la désertification. On la présente comme un agent du développement local même si les effets proprement économiques de la présence postale sont limités 24. Mais les zones urbaines sont nettement moins bien desservies que les zones rurales, compte tenu de l’histoire du maillage. La contractualisation à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise permet de garantir le développement de la présence postale dans les espaces les moins couverts. Un accord « pour le développement d’une politique spécifique de La Poste en zone urbaine sensible » a été signé en mars 1999 avec quatre organisations syndicales : CGT-FO, CFDT, CFTC, et CGC. Il prévoit le recrutement d’emplois-jeunes et la réhabilitation ou la création de 23. « Déclaration du gouvernement sur l’aménagement du territoire » prononcée par D. Voynet, ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement, Sénat, session ordinaire de 1998-1999, annexe au procès verbal de la séance du 10 décembre 1998, nº 110. 24. H. PANDOLFONI, Impacts de La Poste sur la dynamique des territoires : définition, analyse et évaluation des effets postaux localisés, Creuset, plaquette mission de la recherche de La Poste, 2001.
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points de contact. Dans l’accord, il est stipulé que 10 % des créations de bureaux ces cinq prochaines années devront s’effectuer en ZUS, et le contrat de plan État-La Poste reprend cette disposition. Des mesures spécifiques sont prévues à l’attention des postiers, notamment un plus large accès à la formation, une accélération du déroulement de carrière, et la création d’un compte épargne temps. En juin 1999, une convention a été renouvelée entre La Poste et l’Association des maires des grandes villes de France (AMGVF) engageant notamment l’établissement public dans une « politique de recomposition urbaine » dans les quartiers en difficulté, politique mise en œuvre en association avec les mairies. L’accès aux nouvelles technologies constitue un axe privilégié de cette convention. Entre l’Europe et le local, La Poste se trouve ainsi prise entre l’enclume et le marteau. Restructurant difficilement son maillage de bureaux de poste comme elle l’entend, les marges de manœuvre à sa disposition sont essentiellement contenues dans l’organisation du groupe. Entre l’Europe et le local, La Poste organise le grand écart Les éléments de contexte supranationaux et nationaux mentionnés plus haut ont incité les dirigeants à adapter l’organisation de l’établissement public. Trois types de transformations ont été menés ou sont en cours : une nouvelle répartition spatiale des compétences, des différenciations fonctionnelles par branche d’activité, une structuration en groupe. Trois niveaux de déconcentration Dès 1991 ont été créées huit délégations territoriales « taillées à l’échelle de l’Europe 25 ». Il s’agissait d’abandonner le découpage en vingt-deux régions administratives. Ces délégations ont pour fonction de décliner la stratégie du siège sous la forme de programmes triennaux. Le niveau départemental est maintenu. Il est chargé de la déclinaison annuelle des plans de la délégation et de la gestion des personnels. En 1993 et 1994 ont été constitués 348 groupements territoriaux. Chacun dispose d’un directeur et 25. Connaître expliquer convaincre, document de communication interne à l’attention des cadres de La Poste pour présenter la réforme aux agents.
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ses limites géographiques sont calquées sur les bassins d’emplois et zones socio-économiques locales. Les groupements ont pour fonction la mise en œuvre des décisions et la concertation locale avec les élus locaux, les clients, les responsables du personnel.
Segmentation des activités Pour le courrier, deux branches ont été créées (lettre et colis/ messagerie), qui permettent une prise en charge particulière des demandes types. Au sein de la branche colis, le marché est segmenté selon la clientèle : entreprise/entreprise, entreprise/particulier, particulier/particulier. La branche réseau grand public transforme ses bureaux de poste en conséquence : le traitement du courrier entreprise est de plus en plus nettement séparé du traitement du courrier grand public. Des plates-formes spécialisées et un réseau de transport dédié sont créés, essentiellement à destination du trafic entreprise-entreprise, écartant parfois le bureau de poste de son rôle de principal transiteur. En 2001, une importante réforme engage la restructuration des bureaux distributeurs. Ces bureaux, qui exercent à la fois une activité de guichet clientèle et une activité de coordination de la distribution du courrier par les facteurs, doivent être scindés en deux établissements distincts. Les dirigeants souhaitent ainsi mieux identifier l’activité distribution et consolider une branche distincte du réseau des bureaux de poste. Cette réforme est refusée par l’ensemble des fédérations syndicales qui dénoncent un risque de fragmentation de l’activité postale et de filialisation. Les réorganisations qui touchent au cœur du métier de l’entreprise sont aujourd’hui particulièrement sensibles. Au milieu des années quatre-vingt-dix, un réseau de neuf centres de tri est mis en place pour un acheminement parallèle en cas de grève. L’un de ces centres, détenu par la Société de transport automatisé et d’acheminement (STAA) est chargé de trier les lettres. À la demande des fédérations syndicales en 1997, Christian Pierret, secrétaire d’État à l’industrie, obtient des dirigeants de La Poste la réintégration de l’activité de la STAA dans la maison-mère. La Poste ne peut, de l’avis du ministère, développer dans le secteur privé des activités relevant du monopole.
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L’affirmation d’un groupe La Poste Il est composé d’une importante société mère (91 % du chiffre d’affaires consolidé du groupe en 2000), et d’un ensemble de PME et de grandes entreprises. Pendant dix ans, l’ensemble des filiales du groupe La Poste a été regroupé dans un holding, Sofipost. Aujourd’hui, trois holdings sont constitués distinguant les activités colis, services financiers, courrier et NTIC. Le holding colis et logistique (Coelo, aujourd’hui Géopost) est rapproché de la direction des colis de La Poste et a le même directeur. Cette réorganisation vise à favoriser les synergies entre les réseaux de la maison-mère et ceux des filiales. Elle accentue le développement de l’activité par branche. Ainsi la messagerie, activité qui fut toujours en concurrence, est aujourd’hui formellement distinguée du traitement de la lettre, qui dispose encore d’un monopole. La Poste espère également prendre une participation importante dans un des premiers groupes de transport logistique en Europe, Géodis, et accroître ainsi sa présence dans ce secteur d’activité dédié aux entreprises. Parallèlement, en s’appuyant justement sur cet ensemble de filiales, La Poste accroît le développement de ses activités internationales, qui représentent aujourd’hui 10 % de son chiffre d’affaires. Son rachat du réseau de colis DPD en fait le troisième opérateur européen sur cette activité, et son alliance avec Federal Express étend son maillage d’acheminement et de distribution. Ces différentes logiques organisationnelles (territoriale, par métier, par statut d’entreprise et marché) témoignent bien de l’ensemble des injonctions auxquelles les dirigeants tentent de répondre. L’élargissement des régions s’accompagne d’un renforcement de l’attention portée aux enjeux de développement économique local, attribution des groupements. La segmentation des activités permet d’espérer un accroissement de la compétitivité du service rendu aux entreprises, tout en identifiant clairement la présence postale à un réseau grand public. Le développement des filiales permet au groupe de s’engager sur les marchés nationaux et étrangers de service aux entreprises. Préserver et reconstruire des compromis sociaux Les transformations organisationnelles de La Poste sont donc réelles et d’importance. Au sein du groupe, les règles nationales
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de la fonction publique et la gestion administrée du personnel sont aujourd’hui des référentiels moins légitimes pour valider l’action des agents. La croissance du nombre de contractuels, l’existence de poches d’activité concurrentielles gérées de façon exclusivement privée, en marge de l’établissement public (les filiales) ou en son sein (Dilipack, direction nationale des colis express), contribuent à une modification des formes de la régulation de contrôle à La Poste. La pratique de la négociation reste largement différenciée, selon qu’elle est menée dans l’établissement public ou dans les filiales. C’est sur ces nouvelles bases que peuvent être aujourd’hui reconstruits ou préservés les compromis sociaux locaux. Une régulation de contrôle partiellement redéfinie Dans l’établissement public : mise en place d’un système mixte de négociation-consultation. – Le 29 décembre 1998 paraît un décret relatif aux comités techniques paritaires à La Poste. Il rappelle la place du comité technique paritaire (CTP) national, et rétablit les CTP locaux en remplacement des commissions mixtes locales créées pour accompagner la réforme de 1990. Ce rappel à l’ordre statutaire administratif n’a cependant pas infléchi le choix des dirigeants de développer la négociation collective. Ainsi Georges Lefebvre directeur des ressources humaines et des relations sociales, rappelle, en 1998 : « L’obligation de consulter le CTP ne couvre que les questions relevant de sa compétence et le champ du dialogue s’étend bien au-delà. D’autre part, la tenue d’un CTP n’exonère en aucun cas du respect des principes nécessaires au bon fonctionnement des relations sociales : informations le plus en amont possible, concertation tout au long de l’élaboration des différentes étapes du projet, négociation et, quand on le peut, conclusion d’accords. » Autrement dit, les deux systèmes vont désormais conjointement fonctionner, la négociation collective trouvant une part de sa légitimité dans le respect des instances paritaires ordinaires que sont les CTP. Localement comme au niveau national, les accords concernant l’organisation des services ne suffisent pas pour engager les changements. Une consultation préalable du CTP est nécessaire 26. Ce système mixte de 26. Les représentants du personnel d’une fédération syndicale peuvent rencontrer seuls la direction principalement par deux moyens : d’une part les audiences, d’autre part les bilatérales qui précèdent la tenue d’un CTP et/ou d’une négociation. Le pre-
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négociation-concertation contraste avec l’application unique du Code du travail dans les filiales. Dans la fonction publique, la gestion des personnels est suivie dans les instances paritaires. Dans le système hybride actuel (instances paritaires et négociation collective), l’essentiel de la régulation de l’emploi revient à la fonction ressources humaines. La fonction ressources humaines doit gérer une double logique, l’une spatiale, l’autre fonctionnelle. Dans la première logique, les délégations régionales disposent de la gestion des cadres supérieurs et les départements de la gestion des autres catégories de personnel. Si le siège du groupe reste le lieu de définition de tous les enjeux stratégiques, une délégation régionale, un département, un groupement ou un établissement sont également des lieux possibles de négociation entre acteurs. La seconde logique s’appuie sur la constitution de filières de métiers. Des directions de ressources humaines ont été mises en place dans les directions du courrier, du colis et des services financiers du siège. À la suite de la réforme de 1990, la possibilité de mener de vastes concertations et de signer des accords (prérogative essentielle des ministères auparavant) a redéfini la fonction ressources humaines, la rapprochant d’une GRH d’entreprise privée par ses outils (évaluation et appréciation professionnelles, tentative de gestion prévisionnelle…). Les deux logiques se retrouvent au niveau local, dans les bureaux de poste, les centres financiers ou les centres de tri. Dans les filiales : des relations professionnelles relevant du droit du travail. – Les salariés des filiales ne sont pas rattachés à la convention commune des contractuels des établissements publics La Poste et France Télécom. Une partie est affiliée à des conventions collectives de branche qui correspondent à l’activité de leur entreprise (transport et logistique, publicité…). Les relations professionnelles dans les filiales prennent également forme autour d’organes de représentation propres aux entreprises privées : délégations du personnel, sections syndicales mier moyen est utilisé à la demande d’un représentant syndical. Les audiences sont un espace traditionnel de revendication à La Poste, et permettent d’identifier la requête à une organisation syndicale particulière. Les bilatérales, rencontres en tête à tête avec chacune des organisations syndicales représentatives indépendamment les unes des autres, sont quant à elles une étape dans la négociation. Elles permettent d’accompagner les réformes et propositions de réformes des directions de l’établissement public. Dans ce cadre, l’appropriation des avancées sociales par une seule des fédérations est plus difficile.
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d’entreprise et délégations syndicales, comités d’entreprise. Un accord signé entre dirigeants du holding Sofipost et fédérations syndicales en 1999 concerne l’ensemble des filiales de La Poste, et porte sur le système de prestations sociales (mutuelle, prévoyance). Il permet aux salariés de bénéficier d’une couverture proposée par la mutuelle des postiers de la maison mère, la MG PTT. Les pratiques syndicales des fédérations PTT doivent s’adapter 27. La syndicalisation des salariés des filiales passe notamment par une modification des statuts des fédérations qui ne permettaient autrefois que la syndicalisation des seuls agents et salariés de La Poste et de France Télécom. La CFDT et la CGT souhaitent syndiquer les salariés de l’ensemble du secteur postal, englobant donc les salariés d’entreprises concurrentes du groupe La Poste. La CGT-FO et SUD circonscrivent aujourd’hui leur action au groupe La Poste. Ces principes ne couvrent pas tous les cas de figure, par exemple la CGT, la CGT-FO et la CFDT laissent la syndicalisation de TAT Express à leur fédération des transports présente avant le rachat de ces entreprises par La Poste. L’implantation de SUD-PTT dans les filiales de La Poste est quasi nulle. Plusieurs explications peuvent être avancées à ce sujet. En premier lieu, l’absence de structures interprofessionnelles locales très développées, à l’exception de quelques villes, freine les premiers pas des militants potentiels. Ceux-ci prennent en effet souvent appui sur les unions locales ou départementales pour créer des sections syndicales, avant même de contacter une fédération. En deuxième lieu, la fédération SUD-PTT a d’abord été préoccupée par sa survie dans l’établissement public, qui a mis longtemps à reconnaître sa représentativité et à admettre sa présence dans les instances paritaires locales. En troisième lieu, être présent dans les filiales et en représenter les salariés nécessite un projet syndical adapté. Toutes les fédérations syndicales ont dans un premier temps refusé la création des filiales, demandant leur réintégration dans la maison mère, revendiquant un seul statut, celui de fonctionnaire. Elles ont évolué et soutiennent plus directement les demandes des salariés des filiales (salaires, conditions de travail…). SUD-PTT réalise aujourd’hui le même effort 27. R. DAMESIN, Les solidarités corporatives à l’épreuve. Les fédérations syndicales françaises face aux transformations des secteurs ferroviaire, postal et gazier, rapport GIP-MIS pour la DARES, 2001. R. DAMESIN, « SUD-PTT et SUD-Rail face à la transformation des secteurs publics : entre coopération et conflit », in R. DAMESIN et J.-M. DENIS, Syndicalisme(s) SUD, Cahier du GIP MIS, nº 77, 2001.
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que celui consenti par les autres fédérations : ajuster une part de ses revendications aux attentes de l’ensemble de ses adhérents potentiels. Les résultats aux élections des représentants des salariés au conseil d’administration de La Poste, élections qui concernent les personnels de la maison mère et des filiales de plus de 200 salariés, témoignent d’une présence accrue de SUD dans l’ensemble du groupe. Cette fédération possède désormais deux sièges au CA (+ 1), la CFDT un siège (inchangé), la CGT trois sièges (inchangé), et la CGT-FO un siège (– 1). Les compromis locaux à l’épreuve du marché : la RTT comme révélateur Les choix stratégiques des dirigeants de La Poste, les contingences de l’ouverture à la concurrence du monopole, la mise en œuvre des négociations nationales se confrontent aux compromis locaux construits dans les établissements. Dans un centre de tri de la région parisienne, par exemple, les agents qui réalisent le tri manuellement (au maximum quelques centaines de lettres à l’heure) ne veulent pas faire de manutention, ni charger en courrier les machines à lecture optique en mesure de traiter automatiquement 35 000 plis à l’heure : la noblesse du métier ne se niche pas dans la mécanisation. Le directeur accepte que la nouvelle organisation du travail, notamment la polyvalence des trieurs, induite par l’arrivée de machines toujours plus performantes, s’effectue sans ces agents. Plus largement, le directeur explique à propos des dispositions de son personnel face au marché : « Aujourd’hui tout le monde a compris qu’il y avait l’Europe, tout le monde a compris qu’il y avait des intégrateurs qui veulent nous piquer les bonnes parts de marché et nous laisser le reste. Ils ne sont pas fous, nos agents. Ils lisent la même presse que nous, ils regardent la même télévision que nous. Ils le savent très bien. Cela dit… même s’ils comprennent les évolutions de la maison, ils essaient quand même de conserver, je ne veux pas parler d’avantages acquis, je ne veux pas parler de statut, parce que tous ces mots sont ambigus… je veux dire leur positionnement. Quand on fait un métier qu’on n’a pas forcément choisi de faire, dans un lieu géographique qu’on n’a pas forcément choisi, sur des horaires difficiles qu’au départ on n’a pas forcément choisis, avec une activité qu’on n’a pas non plus choisie, et qu’on a réussi à se faire là-dessus une vie, eh bien, on veut se la garder. »
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Au niveau local, le contexte économique pèse sur les agents au travers des changements dans l’organisation et le sens donné au travail (rythme des journées, contenu des tâches, représentations symboliques de ce contenu, etc.). Ces changements sont particulièrement sensibles lorsque les évolutions de l’environnement affaiblissent les compromis locaux. Dans les établissements, l’activité de service se construit en effet sur le rapport au travail, sur l’articulation concrète entre vie au travail et vie hors travail. Les horaires résultent ainsi de compromis qui permettent au tri, à la distribution, aux établissements financiers et aux bureaux de poste de fonctionner. L’engagement dans l’aménagement et la réduction du temps de travail à la suite de l’accord signé le 17 février 1999 par les fédérations CFDT, CFTC, CGC et CGT-FO a remis à plat ces compromis locaux, qui doivent désormais s’articuler de façon explicite aux contraintes externes des besoins des clients et de la concurrence. Pour négocier puis appliquer l’accord sur l’ARTT, les communautés construites sur les lieux de travail sont explicitement questionnées, à partir des objectifs d’entreprise. Ainsi, par exemple, un chef de bureau de poste souligne : « Le but ce n’est pas de réduire les horaires, c’est de satisfaire la clientèle. J’ai bien dit la clientèle d’abord, le personnel après. […] On ne constitue plus un règlement intérieur autour des agents, mais autour du taux de fréquentation du bureau. Parce que, pour nous, c’est la satisfaction de la clientèle au départ. Si on peut adapter et satisfaire les agents après, pourquoi pas. » L’ARTT a été conçue pour adapter plus encore l’entreprise à son environnement (contrepartie des organisations syndicales signataires) comme pour maintenir et transformer des emplois (contrepartie des dirigeants). L’accord prévoit la mise en œuvre de l’ARTT au niveau opérationnel, c’est-à-dire au niveau des établissements. Ce faisant, les parties signataires ont implicitement – mais pas nécessairement volontairement – engagé la renégociation et la redéfinition des compromis locaux. Les différents niveaux hiérarchiques supérieurs que sont les départements et les délégations disposent d’un stock d’emplois à répartir. Les responsables d’établissement doivent les convaincre de la nécessité d’en disposer 28. 28. Au mois de juillet 2001, la commission nationale de suivi de l’accord sur la réduction du temps de travail proposait un premier bilan. L’embauche de 29 393 per-
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Dans ce cadre, la fonction syndicale est interrogée. Le même chef d’établissement qui constatait l’usage de l’ARTT pour mieux s’adapter au marché, regrette l’absence des militants dans son bureau de poste, soulignant qu’ils sont porteurs d’informations et utiles intermédiaires avec la base pour engager de tels changements. Le directeur du centre de tri cité ci-dessus constate la faible capacité des organisations syndicales non à représenter les agents, mais à se faire suivre par eux. Pour lui, les militants devraient être avant tout des leaders d’opinion, ce qu’ils étaient d’après lui avant 1990. Devant l’importance des transformations à mener localement, transformations qui touchent aux compromis locaux et donc in fine à l’efficacité du travail dans chaque établissement, il arrive que les dirigeants locaux en viennent à défendre l’idée selon laquelle le renouveau souhaitable des relations sociales doit prendre appui sur un mode traditionnel de médiation syndicale. Conclusion Les dirigeants de La Poste et les fédérations syndicales se trouvent finalement confrontés à l’écart grandissant entre d’une part un contexte économique et institutionnel en mouvement qui introduit via l’Europe une concurrence postale mondiale, d’autre part la permanence de la présence postale et des compromis locaux qui permettent l’activité postale quotidienne en France. Les uns et les autres exercent séparément une activité de lobbying à Bruxelles, à Strasbourg et auprès du Conseil, sur des positions qui rejoignent souvent les propositions du gouvernement français. Ce dernier ne peut pas sortir du cadre communautaire fixé par la directive, mais a pu obtenir, dans le cadre de la renégociation de ce texte, une limitation des velléités de concurrence exprimées par d’autres États membres et la Commission. Comme l’activité de l’exploitant public La Poste, historiquement liée au territoire national, se trouve réorientée sur un marché à terme de plus en plus concurrentiel, l’État, les dirigeants et les fédérations sonnes en équivalent temps complet (ETC) est venue remplacer le départ de 23 969 ETC, soit un gain de 5 424 ETC. Ces gains se sont notamment réalisés par une « déprécarisation » de l’emploi dans l’entreprise, par exemple la transformation de CDD en CDI. Des postes de fonctionnaires ont été pourvus : 7 144 au total contre 6 000 prévus initialement. En revanche, les objectifs de réduction du nombre d’heures supplémentaire et du nombre de CDD ne sont pas pleinement atteints.
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syndicales évoquent la nécessité de définir une Europe postale qui puisse préserver la poste française et ses missions de service public. Si La Poste remplit celles-ci, elle diversifie également ses activités, notamment par le biais de ses filiales, accroissant du même coup la part de son chiffre d’affaires réalisé sur des activités hors monopole. L’État ne freine pas cette évolution lorsqu’elle se déroule dans le champ d’activités hors monopole. Des entreprises privées s’installent sur le territoire national, notamment pour l’activité de la messagerie. Le MEDEF a d’ailleurs réclamé en 2001 une plus large concurrence dans le secteur postal. Les fédérations syndicales ont, de leur côté, à prendre en charge des catégories de personnel de plus en plus hétérogènes, choisissant de syndiquer non seulement les agents et salariés de la maison mère La Poste, mais également les personnels des filiales et parfois ceux du secteur privé. La pratique syndicale quotidienne évolue : la défense du service public n’est pas un thème fédérateur pour l’ensemble des salariés du secteur postal. L’enjeu consiste pour les fédérations syndicales, comme pour les dirigeants, à définir des projets qui soient conciliables avec l’hétérogénéité des personnels concernés et donc une grande diversité des intérêts. Les compromis locaux permettent encore aujourd’hui à La Poste de lever, acheminer, trier et distribuer le courrier, mais ils ne sont pas applicables à l’ensemble du groupe.
5 La SNCF : une stratégie de croissance, un imaginaire du déclin par Claire Guélaud
La SNCF va connaître de profondes mutations dans les prochaines années. La plupart sont partie intégrante d’un long processus d’ouverture du trafic ferroviaire européen. Effectivement amorcé en 1991, avec une directive enjoignant les entreprises ferroviaires de séparer la gestion des infrastructures de celle du transport, le mouvement s’est poursuivi depuis. Trois années de discussion viennent d’aboutir à l’adoption des directives du « paquet ferroviaire 1 ». Ces textes, entrés en vigueur le 15 mars 2001, précisent notamment les conditions et le calendrier de l’ouverture du marché du fret international. S’il reste de nombreux points à préciser, en particulier les liens financiers entre États et compagnies de chemins de fer, il est clair qu’une ère nouvelle s’ouvre en Europe pour les entreprises ferroviaires. D’autant que le commissaire aux transports, Loyola de Palacio, entend mettre les bouchées doubles et pousse à la création d’un « rail unique » européen. En cinquante-cinq ans d’existence, la SNCF a eu l’occasion de se frotter à la concurrence de l’automobile, du camion et de l’avion. Mais, pour la première fois, elle va affronter la réalité du marché sur ce qui constitue son cœur de métier : le transport ferroviaire. Certaines échéances sont très proches. Le trafic international de marchandises doit s’ouvrir à la concurrence dès le 16 mars 2003. En perdant progressivement son monopole, la 1. Directives 2001/12 relative au « développement de chemins de fer communautaires », 2001/13 concernant les licences des entreprises ferroviaires, 2001/14 concernant la répartition des capacités d’infrastructure ferroviaire, la tarification de l’infrastructure ferroviaire et la certification en matière de sécurité.
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la SNCF : une stratégie de croissance, un imaginaire du déclin
SNCF verra inévitablement ses parts de marché grignotées sur le territoire national. Mais, comme toutes les entreprises publiques engagées dans des processus de déréglementation, elle fait le pari d’en gagner à l’international. Pour elle, comme pour ses concurrents, l’Europe représente à la fois un risque et une opportunité de croissance. Dans une Union sensibilisée aux exigences du développement durable, le rail a des arguments à faire valoir. Le repli n’a donc rien d’inéluctable. Le groupe SNCF est composé de l’établissement public SNCF et de plus de 640 filiales et participations regroupées pour la plus large part au sein de SNCF participations. Il constitue l’un des tout premiers groupes de transport terrestre en Europe et possède de nombreux atouts, même si les associations d’usagers de l’entreprise publique épinglent régulièrement ses insuffisances. Le nom de la SNCF est attaché à l’une des plus belles réussites technologiques et commerciales françaises, le TGV Paris-Lyon. Son réseau de grandes lignes est l’un des meilleurs d’Europe. Et, si la qualité de services est très inégale d’une région ou d’un type de train à l’autre, la sécurité est un des points forts des chemins de fer français, loin devant leurs homologues britanniques ou italiens. La SNCF soutient donc la comparaison avec ses homologues européens. Mais les cheminots ont du mal à s’en convaincre. Le marché est, pour eux, synonyme de déclin. De fait, depuis la création de la SNCF par fusion, en 1937, des deux réseaux d’État et des cinq compagnies privées de chemins de fer, le train n’a cessé de perdre du terrain sur ses concurrents. Au début des années cinquante, la SNCF assurait 50 % du transport marchandises en France. Elle en assure moins de 8 % aujourd’hui. Elle employait 515 000 personnes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle en emploie 181 011 à l’heure actuelle. Et, s’il n’y avait pas eu le TGV dans les années quatre-vingt, la déprime se serait généralisée. Chez les anciens « seigneurs du rail », élevés dans la fierté du métier de cheminot et dans une certaine idée de la lutte des classes – la CGT fait encore 42 % des voix cheminotes –, la décroissance réelle de l’activité a nourri un imaginaire du déclin. La SNCF a les plus grandes peines du monde à s’en défaire. C’est une faiblesse au moment où elle renoue avec la croissance et aborde des échéances européennes décisives. L’entreprise publique, bien sûr, n’en est pas à sa première transformation. En plus d’un demi-siècle, elle s’est plusieurs fois modernisée. Les trente glorieuses et les vingt années suivantes
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ont été marquées par de nombreux changements : techniques (traction électrique, passage au courant alternatif industriel, etc.), organisationnels, commerciaux, managériaux. La plupart ont été imposés d’en haut. Comme toutes les grandes maisons d’ingénieurs, où les impératifs de sécurité pèsent lourd, la SNCF est rompue aux innovations techniques. En revanche, elle est très démunie dans le domaine de la conduite du changement faute de savoir gérer le social et négocier la modernisation. La dureté des relations direction-CGT sur la longue durée d’un côté, le peu de cas fait du management de l’autre n’ont pas facilité les choses. L’entreprise est restée bloquée dans une culture de l’affrontement et dans son tropisme technique. Elle continue de buter – et ce, depuis des lustres – sur la même difficulté : comment changer ? Le nombre de journées perdues pour fait de grève donne une idée de la gravité de la situation : 44 000 pour le « creux » de 1982, 1 054 920 pour le « pic » de 1995, plus de 104 000 entre janvier et juin 2001. Cette conflictualité est supportable en situation de monopole, pas dans un marché ouvert. Les trois semaines de paralysie quasi totale du trafic de 1986 et de 1995 seraient désastreuses pour le fret en 2003. Le conflit social d’avril 2001 lui a déjà coûté 400 millions de francs, sans compter les dommages et intérêts que lui ont réclamés, pour la première fois, ses grands comptes. Entre le coût du lancement du TGV Méditerranée et celui de cette grève des agents de conduite, la SNCF va replonger dans le déficit en 2001 2. La transformation de grands groupes, publics ou privés, est un exercice redoutable. À la SNCF, elle tient de la gageure : l’entreprise, cette fois-ci, doit mener de front plusieurs mutations et réussir impérieusement sa modernisation sociale. Faute d’y parvenir, elle perdra sur tous les terrains. Loïk Le Floch-Prigent, chargé par les pouvoirs publics de renouer les fils du dialogue après le conflit de novembre-décembre 1995, puis Louis Gallois l’ont compris. Le premier pendant quelques mois, le second depuis cinq ans ont fait le pari de redonner des perspectives aux cheminots pour sortir d’une culture du déclin et trouver les termes d’un compromis qui permette d’affronter sereinement l’avenir. « Plus » de croissance, plus d’effectifs, de changements négociés d’un côté, plus de paix sociale de l’autre. La stratégie est intelligente, mais difficile à mettre en œuvre dans une entreprise où la 2. Rapport annuel 2000.
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logique de l’affrontement l’a longtemps emporté. Toute la question pour la SNCF, son personnel et ses clients est de savoir si cette stratégie n’arrive pas trop tard dans une entreprise où le corporatisme et le radicalisme syndical combinent, depuis peu, leurs effets. Les ressorts du changement Le choix européen impose, depuis une dizaine d’années, d’accélérer la modernisation des entreprises ferroviaires. Nul ne l’ignorait en France : ni la direction ni les gouvernements. Mais les uns et les autres ont temporisé par crainte d’un débordement semblable à celui de 1986. La nécessité du changement est donc venue de la rue. Le mouvement social de la fin 1995 est né à la SNCF. Trois semaines de grève des cheminots ont contraint des millions de Franciliens à se déplacer sans transport en commun. Et culminé, le 12 décembre, avec des manifestations rassemblant plus d’un million de personnes à Paris et dans les grandes villes françaises. Le Premier ministre de l’époque ne s’en est pas relevé. Sa « méthode » en matière de réforme – on impose le changement, on ne le négocie pas – est restée dans les annales comme un véritable contre-exemple. Alain Juppé y a perdu son fauteuil de chef du gouvernement : la dissolution de l’Assemblée nationale et les élections législatives de 1997, marquées par le retour de la gauche, sont une des conséquences indirectes du mouvement social de l’automne 1995. Quoi qu’il en soit, à la fin de cette année-là, les pouvoirs publics sont convaincus de la nécessité d’agir. Et persuadés que le rétablissement d’une paix sociale durable est une condition sine qua non de la modernisation de la SNCF. 1995 ou l’urgence de la modernisation sociale Depuis le début des années quatre-vingt-dix, l’avenir de l’entreprise a suscité moult débats et fait couler beaucoup d’encre 3. La préparation du contrat de plan entre l’État et la SNCF est une source de préoccupations permanentes. Elle inquiète les pouvoirs publics : Édouard Balladur avait déjà 3. Voir le rapport de la commission d’enquête sénatoriale présidée par Hubert Haenel (RPR, Haut-Rhin).
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repoussé à l’après-présidentielle le bouclage de ce texte initialement prévu le 1er janvier 1995. Les fédérations syndicales de cheminots redoutent la filialisation et, à terme, la privatisation de la société nationale. Dans le mois précédent le conflit, les signes de crispation se multiplient. Le 10 octobre, une journée nationale d’action est largement suivie. Deux jours plus tard, les syndicats appellent, ensemble, les agents de maîtrise et les cadres à manifester. Du jamais vu depuis 1979 ! Ils dénoncent pêle-mêle le comportement « autocratique et méprisant » du président Bergougnoux, le « management coercitif » et le « dépeçage de la SNCF ». Deux semaines plus tard, le 25 octobre, une nouvelle journée nationale d’action pour la défense du statut mobilise quasiment un cheminot sur trois. Dans ce contexte tendu, les projets d’Alain Juppé de réforme de la Sécurité sociale et l’éventualité d’une remise en cause des régimes spéciaux de retraite, en particulier celui de la SNCF, mettent le feu aux poudres. Le droit à la retraite à cinquante ans, réservé aux seuls agents de conduite, est un des éléments du « statut » des cheminots. Il fait partie d’un ensemble de droits concédés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par les compagnies de chemins de fer ou les réseaux d’État, en échange des obligations ou des servitudes inhérentes au métier de cheminot (dureté des conditions de travail, horaires décalés, disponibilité, etc.). Il est inscrit dans la loi depuis 1909. Même s’il coûte fort cher à l’État (environ 14 milliards de francs par an à l’heure actuelle), sa remise en cause unilatérale est particulièrement maladroite. Circonstance aggravante, la méthode Juppé rappelle celle qu’emploient en interne les dirigeants de la SNCF. Le gouvernement, de son côté, semble frappé d’amnésie. Car le conflit de 1986, lui aussi exceptionnellement long (22 jours), avait débuté quelques semaines après la publication dans les colonnes du Monde d’une interview de Jacques Douffiagues, qui fit grand bruit. Le ministre des Transports s’y interrogeait – déjà – sur l’opportunité d’une réforme du régime des retraites des cheminots. Comme en 1986, les velléités réformatrices d’Alain Juppé heurtent de front une population clé dans la corporation des cheminots. Les anciens « barons du rail » sont en proie à un malaise grandissant. Leurs conditions de travail (matériel fréquemment vétuste, horaires décalés, etc.) sont difficiles. Contrairement aux contrôleurs, qui travaillent généralement en équipe, les conducteurs sont isolés. Ils sont seuls dans leurs cabines depuis la suppression du poste d’aide-conducteur et ils ont peu d’occasions de
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se retrouver tous ensemble (à peine quatre jours de formation en commun par an !). Ils se sentent marginalisés et se reconnaissent de moins en moins dans une entreprise qui essaie de se tourner vers ses clients. Or, pour eux, le client est une figure ambiguë : lointaine – ils peuvent passer leur vie professionnelle sans en rencontrer – ou négative en raison de l’insécurité et de l’incivilité croissantes dans les TER ou le Transilien. D’où la difficulté de les mobiliser sur ce thème. Historiquement, la CGT et la Fédération générale autonome des agents de conduite (FGAAC), champions du syndicalisme catégoriel, se disputent les voix des roulants. Depuis les dernières élections professionnelles, en 2000, la FGAAC et Sud-Rail font la moitié des voix des agents de conduite, qui ont toujours été prompts à se mobiliser sur la défense d’un statut au cœur de l’identité cheminote. Or 15 % de conducteurs en grève suffisent à immobiliser le tiers des trains ! Une fois la machine emballée, il faudra beaucoup de temps pour obtenir la reprise du travail. L’annonce par Alain Juppé du gel du contrat de plan et de la suspension des travaux de la commission Le Vert sur les régimes spéciaux de retraite mettra plusieurs jours à faire son chemin dans les esprits. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Jean Bergougnoux, nommé à la tête de la SNCF après le conflit de 1986, est « lâché » par les pouvoirs publics. Pareille mésaventure n’est pas nouvelle : on ne compte plus le nombre de présidents et/ou de directeurs généraux contraints de démissionner à la suite d’un conflit social. Ce faisant, l’État donne indirectement raison aux organisations syndicales, construit la légitimité de la résistance au changement et rend impossible l’exercice du métier de dirigeant d’entreprise publique. Jean Bergougnoux remercié, le gouvernement Juppé s’enquiert d’un possible remplaçant susceptible de mettre un terme au fonctionnement d’une entreprise oscillant entre des conflits sociaux exceptionnellement longs et durs, les mauvaises années, et des dizaines de milliers de journées perdues pour fait de grève les années « normales ». Loïk Le Floch-Prigent, « patron de gauche » et homme de réseaux connu pour son attachement au dialogue social, est chargé par un gouvernement de droite d’une mission claire : remettre de l’ordre à la SNCF et y assurer la paix sociale. Pour ce faire, l’ex-président d’Elf-Aquitaine aura les coudées franches. Il n’y a plus, depuis 1995, de contrat de plan entre l’État et la SNCF. Avantage de la situation : les dirigeants de
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la société nationale disposent d’une large autonomie de gestion au quotidien. Revers de la médaille : ils manquent de visibilité à moyen terme, faute de connaître les intentions de leur actionnaire… Une entreprise à bout de souffle Dès son arrivée, le nouveau président lance un audit. Les résultats de cet état des lieux sont éloquents. Malgré 50 milliards de francs d’aides publiques par an, l’entreprise est au bord de la faillite. Son endettement dépasse les 200 milliards de francs. Elle a accumulé les pertes : 3 milliards de francs en 1992, 7,5 milliards en 1993, 8,5 milliards en 1994 et près de 17 milliards en 1995. TGV excepté, la SNCF gère la décroissance : il y a moins de trafic, moins de cheminots, moins de qualité de service. Faute d’investissements suffisants, le parc de locomotives a vieilli. « Sauf sur les TGV et les TER, les locomotives sont vétustes. Elles ont trente ans en moyenne au fret. Ce qui impose aux cheminots des conditions de travail difficiles dans des cabines bruyantes et inconfortables », témoignait encore, début 2000, Michel Lasnes, secrétaire général de la FGAAC. L’organisation de l’entreprise date du début des années soixante-dix. Elle a vieilli sans se bonifier. Au milieu des années quatre-vingt-dix, la SNCF ressemble encore à une bureaucratie militaro-hiérarchique, avec des effectifs pléthoriques au niveau du siège et un encadrement sur le terrain qui ne sait plus où donner de la tête. Le style de commandement est militaire : les impératifs de sécurité ont structuré le management dans une certaine forme d’autoritarisme, fort éloignée de l’art de la délégation et de l’animation d’équipe. Parallèlement, existent de multiples possibilités d’arrangements informels au niveau des établissements. Enfin, malgré de nombreux efforts, le commercial reste un des points faibles de l’entreprise. Les résultats de l’audit sont d’autant plus préoccupants que le constat des insuffisances et des faiblesses structurelles de la SNCF a été dressé plusieurs fois depuis les années soixante. Plans de redressement et tentatives de modernisation se sont succédé, sans donner beaucoup de résultats.
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L’aiguillon européen et la création de RFF Or le temps presse : les échéances européennes se rapprochent. La France ne pourra pas, indéfiniment, freiner des quatre fers. Le principe de l’ouverture progressive à la concurrence est acquis. La directive de 1991 portant, entre autres choses, sur la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation a été adoptée. Les pays européens avaient deux ans pour la transposer. La majorité s’est exécutée dans les délais. Dès le 1er janvier 1994, l’Allemagne a donné naissance à la Deutsche Bahn en fusionnant les deux anciennes compagnies d’Allemagne de l’Est et d’Allemagne de l’Ouest. Un holding de tête est créé et la gestion de l’infrastructure est confiée à une filiale. L’État a repris à sa charge les 67 milliards de DM de dette des deux anciennes sociétés de chemins de fer. Il s’est aussi engagé à investir quelque 200 milliards de DM entre 1994 et 2003. La France, elle, a traîné ostensiblement les pieds et prôné une application a minima de la directive avec une simple séparation comptable des activités. Mais elle sait qu’elle ne pourra pas en rester là. Le 11 juin 1996, à l’Assemblée nationale, le ministre des Transports, Bernard Pons, présente donc un plan de sauvetage prévoyant de transférer le patrimoine ferroviaire de la SNCF (voirie, foncier, etc.) à un établissement public industriel et commercial (EPIC) qui doit être mis en place le 1er janvier 1997 et qui héritera de 125 milliards de francs de dette. Ses ressources seront pour partie tirées d’une dotation de l’État et des péages acquittés par la SNCF et, à terme, par les autres transporteurs. 80 milliards de dette restent à la charge de la SNCF. Le projet de loi donnant le coup d’envoi à la réforme et à la création du Réseau ferré de France (RFF) est adopté le 15 octobre en Conseil des ministres. Il sera finalement voté en février 1997 (PS et PCF ont voté contre). RFF créé, la SNCF doit se recentrer sur son métier d’exploitant commercial de voyageurs et de marchandises. Quant au gouvernement, il s’est engagé, dans la loi, à maintenir l’unicité de l’entreprise ainsi que le statut et le régime de retraite des cheminots. Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports du gouvernement Jospin, ne reviendra pas sur cette réforme qu’il a pour l’essentiel reprise à son compte.
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Réconcilier l’économique et le social Le choix de la croissance Loïk Le Floch-Prigent a exercé peu de temps les fonctions de président de la SNCF. Mais, de l’avis général, ces six mois ont été fructueux. Il renoue les fils du dialogue avec toutes les organisations syndicales. Reprend langue, en particulier, avec la CGT. Esquisse un projet d’entreprise qui ouvre des perspectives nouvelles. Rattrapé par l’affaire Elf, il est incarcéré à la prison de la Santé et doit abandonner son poste. Nommé en juillet 1996, Louis Gallois annonce rapidement son intention de poursuivre et d’amplifier la politique engagée par son prédécesseur. Il confirme le choix d’une croissance tous azimuts, qui rompt avec une longue période de recul. Finie la recherche de niches de trafic, place à la politique de volume ! Pour la première fois depuis une vingtaine d’années, les perspectives de développement concernent toute l’entreprise et pas seulement cette vitrine technologique qu’est le TGV. Ce renversement stratégique a les faveurs des organisations syndicales, qui contestaient la décroissance de l’activité et le tout TGV. Le « projet industriel » Louis Gallois et son équipe, soutenus par les pouvoirs publics qui préparent activement la création de RFF, élaborent un « projet industriel » pour les cinq prochaines années. Les maîtres mots en sont « Client, Europe, Efficacité ». « La SNCF, a expliqué son président 4 , vivait sur des valeurs fortes liées à son histoire d’entreprise de service public, mais elle avait beaucoup souffert et perdu assez largement confiance en elle-même […]. Il fallait donc faire preuve de ténacité, de persévérance, d’ouverture, et savoir jouer dans la durée. Ces éléments étaient essentiels dans la fiabilité du premier volet du projet industriel lancé pour la période 1997-1999. Nous avons annoncé un retour à l’équilibre de notre exploitation et nous nous sommes tenus à cet objectif. » Pour y parvenir, une cinquantaine de « programmes prioritaires » sont arrêtés pour les années 1997 à 1999, une trentaine pour les années 2000 à 2002. Tous visent à mettre les différents secteurs de
4. Cité par Valeurs Actuelles dans son édition du 25 février 2000.
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l’entreprise en ligne avec les objectifs de rentabilité et de reconquête du trafic marchandises et voyageurs. Seul problème, mais de taille : les cheminots, de l’aveu du directeur des ressources humaines, Pierre Izard, n’ont pas réussi à s’approprier ces programmes prioritaires. En conséquence, l’entreprise en a réduit le nombre et elle a intimé l’ordre aux directeurs de région et d’établissement de bâtir quelques projets clés avec l’encadrement. De là à imaginer qu’ils pourraient associer les organisations syndicales à leurs discussions, il y a un abîme. On peut rêver mieux en matière de changement partagé ! Si le cap est fixé – devenir « l’entreprise de service public de référence en France et en Europe » –, la SNCF ne sait toujours pas comment changer, c’est-à-dire comment associer sur la durée le personnel et ses représentants au changement. Et faute d’avoir trouvé ce sésame, la rupture se consomme entre une élite acquise au mouvement et la masse du corps social tétanisée par le changement. L’orientation client Les groupes dans lesquels la culture technique et les impératifs de sécurité sont très prégnants éprouvent des difficultés à se tourner vers leurs clients. La SNCF ne fait pas exception à la règle. Les services commerciaux ont été longtemps traités comme des parents pauvres. Il a fallu attendre la « révolution commerciale et managériale des années soixante-dix » (Ribeill), œuvre du directeur général Roger Guibert, pour voir le marketing faire son entrée à la SNCF. Et pourtant, vingt ans plus tard, cette dernière se prenait encore les pieds dans Socrate, qui fit tant gloser sur l’esprit technocratique des ingénieurs maison et ruina son image. Comme toutes les entreprises publiques, la SNCF a d’abord eu des usagers avant de se découvrir des clients. Le changement de terminologie, que les associations d’usagers tardent à s’approprier, a marqué un tournant. À partir de ce moment, l’idée du marché, qui a longtemps révulsé les cheminots, a commencé à faire son chemin. Mais ce travail est loin d’être achevé. D’où ce slogan un peu simpliste répété aux cheminots : « Votre patron, c’est le client. » La devise est rien moins qu’évidente. Car la clientèle de la SNCF a toujours été hétérogène. Et cette hétérogénéité s’accroît. Les 400 clients du fret, qui ont confié 141,7 millions de tonnes de marchandises au transporteur ferroviaire en 2000, ont peu de points communs avec les 314 millions de voyageurs des grandes
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lignes et des TER (hors Île-de-France) ou les 547 millions de voyageurs d’Île-de-France. L’orientation-client, devenue à la fin des années quatre-vingt une règle de base du management, est complexe à mettre en œuvre à la SNCF. Elle l’est d’autant plus que, pendant plusieurs dizaines d’années, les clients ont été des « usagers » plutôt satisfaits de leurs chemins de fer assez bon marché. Il a fallu attendre le tournant des années quatre-vingt avec le « tout TGV » pour que leur comportement change et qu’ils se métamorphosent en clients exigeants. Depuis, la direction a entrepris de structurer l’entreprise autour de ses différents marchés (fret, grandes lignes, TER, Transilien). Mais, pour des raisons historiques, on est encore loin du compte, même si le redécoupage de la direction générale et la création des régions avaient cet objectif. Les changements d’organisation, inachevés au niveau des 300 établissements, sont délicats à mettre en œuvre. Ils heurtent la sensibilité des cheminots qui, comme l’analysait Francis Rol-Tanguy 5, directeur général délégué fret, « ont besoin de se sentir appartenir à la même maison ». Rénover le management La modernisation du management figure en bonne place dans le projet industriel. C’est un thème récurrent : au lendemain du conflit de1986, rappelait Georges Ribeill dans Les cheminots 6, « un audit social montre que les cadres de la SNCF constituent une population conformiste, insérée dans une organisation militaro-hiérarchique caractérisée par la fragmentation des tâches, la prédominance des fonctionnels sur les opérationnels, le cloisonnement des services et le formalisme des modes de fonctionnement et de communication ». Diverses tentatives ont été engagées depuis vingt ans pour faire évoluer cette population clé. Jean Bergougnoux avait essayé de développer le management participatif, introduit quelques années plus tôt, sous la forme de groupes d’initiative et de progrès. La greffe a mal pris dans cette entreprise où l’exercice de l’autorité ne se partage pas. Mais l’adaptation de l’encadrement est plus que jamais nécessaire. Impossible, sans elle, d’insuffler une culture du résultat. Début 2000, la SNCF a mené une enquête auprès de ses 22 000 cadres pour évaluer leur degré d’adhésion à la politique de 5. Cité par Le Nouvel Économiste dans son nº 1176 du 18 au 31 mai 2001. 6. M. LEMOINE, G. RIBEILL et A. MALAN, Les cheminots, Syros, Paris, 1993.
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la direction et recenser ce qui, à leur avis, leur manquait. Le taux de réponse a dépassé les 50 %. Les résultats ont montré que les cadres étaient à 45 % demandeurs de formation au management et qu’ils ressentaient un besoin de clarification sur la gestion des ressources humaines. Qu’il s’agisse de l’évaluation, des entretiens individuels ou des liens que l’entreprise établit entre les résultats professionnels et le déroulement de carrière. Dans la foulée, des groupes de réflexion ont été constitués. Deux mille cadres y ont participé. Au mois d’octobre, une convention a adopté vingt mesures. Parmi elles, l’introduction prudente de la rémunération au mérite : dorénavant, la contribution des cadres sera évaluée une fois par an et donnera lieu, le cas échéant, à l’octroi d’une prime de résultats. L’entreprise ne s’arrête pas là. Elle va créer un Institut du management. D’ici à la fin de 2002, dix mille cadres s’y rendront pour consolider leur formation managériale (comment faire un entretien individuel, gérer un conflit, gérer un projet, etc.) ou pour se perfectionner à l’occasion d’une prise de responsabilités. Parallèlement, le recrutement de cadres à l’extérieur, venus d’horizons différents (écoles de commerce, universités, entreprises privées…), va se développer. La direction parie aussi sur le « sang neuf » pour renouveler la culture d’entreprise. Une modernisation concertée Dans la stratégie de changement de Louis Gallois, le choix de la croissance et celui de la modernisation concertée sont indissociables. Ils se nourrissent mutuellement et donnent au projet d’entreprise sa cohérence. La rupture avec l’histoire récente est double : la croissance contre le déclin, la modernisation concertée contre le changement décrété. En pariant sur le renouveau du dialogue social, donc sur la capacité à évoluer des organisations syndicales et du management de l’entreprise, le nouveau président rompt avec les pratiques de la plupart de ses prédécesseurs. « Nous savons par expérience qu’on ne réforme pas une entreprise contre son personnel », analyse Guillaume Pépy, directeur général délégué clientèle. « Nous avons donc opté pour une modernisation concertée. » Un choix raisonnable dans une entreprise où la participation aux élections professionnelles est élevée et où les syndicats n’ont pas de problème de représentativité. Comme Loïk Le Floch-Prigent l’avait fait, Louis Gallois a donc pris contact avec l’ensemble des syndicats. Et cessé de
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contourner la CGT, de loin la première organisation à la SNCF. La conjoncture politique et sociale a aidé l’ancien militant du Ceres : la fédération CGT des cheminots, emboîtant le pas à son ancien secrétaire général, Bernard Thibault, désormais à la tête de la confédération, s’est engagée sur la voie de la modernisation. Elle a accepté de ne plus se cantonner dans le seul syndicalisme d’opposition. Cette mue a été facilitée par la présence au ministère des Transports, à partir de juin 1997, du communiste JeanClaude Gayssot. Figure suffisamment rassurante pour conforter la CGT dans son désir de changement. L’apprentissage du dialogue La SNCF, toutefois, n’a pas l’habitude de la négociation collective. Elle lui a longtemps préféré la consultation au sein d’organismes paritaires, qui avait l’avantage de n’engager personne, ni les représentants du personnel ni ceux de la direction, également réfractaires à l’idée de cogestion. Historiquement, le changement n’a jamais été négocié mais décrété, par la direction ou par les cheminots. On ne compte plus le nombre de tables rondes direction-syndicats organisées à la suite d’un conflit. La greffe de la négociation a du mal à prendre. Et, si la régulation de contrôle et la régulation autonome sont fréquentes dans l’entreprise ferroviaire, la régulation conjointe, elle, brille par son absence. Les lois Aubry ont donné l’occasion à la SNCF d’écrire une nouvelle page de son histoire sociale. Désireuse d’obtenir la signature des syndicats majoritaires, la direction a mis deux ans à élaborer un projet d’accord sur les 35 heures avec ses interlocuteurs syndicaux. Deux ans de rencontres informelles et de tractations, de négociations en bilatérale et en plénière, pour décrocher, en juin 1999, la signature de la CFDT mais surtout de la CGT. C’était une première dans l’histoire des relations sociales cheminotes. « Nous avons beaucoup travaillé pour arriver à ce résultat. Nous avons construit pas à pas la structure de l’accord. Ce fut un exercice très difficile », nous a déclaré le DRH, Pierre Izard. Mais le jeu en valait la chandelle : pour la première fois, la CGT et la direction ont accepté de sortir d’un modèle de conflit dans lequel on ne reconnaît l’autre que s’il est dans cette logique. Seule ombre au tableau, la SNCF n’a pas réussi à contracter avec l’UNSA, pourtant son interlocuteur naturel, ni avec les petits syndicats, comme FO ou la CFTC, qui se sentent lésés par le tête-à-tête
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direction/CGT-CFDT. Les non-signataires ont jugé le nombre d’emplois créés insuffisant et contesté le chiffrage de la direction (environ 5 000 postes supplémentaires). Eux évaluaient le solde net de créations d’emplois à moins de 2 000 sur trois ans. L’accord, en ligne avec le choix de la croissance, a mis fin à plusieurs décennies de diminution des effectifs. En trois ans, le solde net de créations de postes a été de l’ordre de 5 500. C’est beaucoup dans une entreprise habituée à tailler dans ses effectifs. Signé au niveau national, le texte ne prévoyait pas que l’application des 35 heures fasse, localement, l’objet de négociations. La direction y a sûrement perdu une occasion précieuse de diffuser la culture du changement partagé aux représentants du personnel comme aux managers. Une entreprise sous tension Les premiers effets de la croissance La nouvelle politique a porté ses fruits. Depuis quatre ans, l’augmentation du trafic est sensible quasiment partout : dans les grandes lignes, dans les trains express régionaux (TER), en Îlede-France et même au fret. En 2000, la progression des trafics a été « historique » (Louis Gallois) : + 7,4 % pour le TGV ; + 0,8 % pour les trains rapides nationaux ; + 6,6 % pour les TER ; + 8,2 % pour le Transilien ; + 6,2 % pour le fret. Les comptes se sont redressés. En 1998, l’entreprise a affiché son premier résultat courant positif depuis dix ans (458 millions de francs). En 2000, pour la première fois depuis quinze ans, les résultats du groupe (177 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 19,8 milliards d’euros) et de la SNCF elle-même (68 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 14,34 milliards d’euros) ont été positifs. Ce redressement, obtenu malgré les charges liées aux 35 heures et l’augmentation des péages, est de bon augure. Il est aussi fragile. L’endettement a diminué, passant de 7,3 milliards d’euros (47,8 milliards de francs) en 1999 à 6,5 milliards d’euros (42,6 milliards de francs) en 2000. La croissance, toutefois, s’est révélée difficile à vivre. « La dernière grande modernisation du réseau ferroviaire date de l’électrification dans les années soixante-soixante-dix. C’est un peu comme si on voulait faire rouler les voitures sur des chemins vicinaux ! Nous avions un problème de moyens et
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d’autorisations. Les seuls investissements qu’on a faits, TGV excepté, ont été des investissements de productivité. Nous avons été très performants pour gérer le déclin. Gérer la croissance est une autre affaire » (Éric Tournebeuf, secrétaire général de l’UNSA). Une fois signé l’accord sur les 35 heures, la SNCF a recruté près de 10 000 personnes. Mais les embauches ne se sont pas vues tout de suite : en moyenne, il faut sept mois pour former un aiguilleur et quinze mois pour former un conducteur. En revanche, le personnel a dû s’adapter dès le 1er janvier 2000 à de nouvelles organisations du travail. Entre la tension sur l’emploi et l’augmentation du trafic, les cheminots, à quelque niveau qu’ils soient, ne savent plus où donner de la tête. Les hommes et le matériel sont usés jusqu’à la corde. Avec tous les risques de conflit inhérents à une telle situation. « La mise en service du TGV Méditerranée, le 10 juin, s’est faite à moyens constants, déplore Jean-Paul Lahouse, administrateur CGT. Les premières nouvelles rames n’arriveront qu’en 2002. Sur les trains rapides nationaux, il y a un programme de rénovation mais pas d’acquisition de matériel nouveau. » Les agents de la maintenance en savent quelque chose. Même son de cloche du responsable de la fédération Force Ouvrière des cheminots, Éric Falempin : « Le réseau est saturé. Il faudrait dans certains cas doubler, quand ce n’est pas quadrupler les lignes pour faire face à l’accroissement du trafic. Nous manquons cruellement de moyens. La qualité de service s’en ressent. L’an dernier au fret, il y a eu plus de 22 000 trains “calés” (restés en gare). Et nous avons laissé un million et demi de voyageurs sur le carreau. » Le manque de moyens La direction n’ignore rien de ces tensions. Elle avait même prévu, pour cause de surcroît de travail, de reporter la moitié des congés RTT de 1999 sur l’an 2000. SUD-Rail a évalué à 4 000 le nombre de créations d’emplois nécessaire pour faire face à la hausse du trafic et aux 35 heures. Louis Gallois a fait un pas en direction des organisations syndicales en avril, en proposant la création de 1 000 postes supplémentaires. Une façon implicite de reconnaître qu’à la SNCF aussi la productivité humaine a ses limites. Les « couacs » qui ont accompagné la mise en service du TGV Méditerranée ont plutôt donné raison aux organisations
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syndicales. La direction admet désormais que la politique de volume ne doit pas se faire au détriment de la qualité. Direction et syndicats devaient se retrouver au début du mois d’octobre et en novembre 2001 pour faire l’inventaire des moyens humains, techniques et financiers dont dispose l’entreprise. Une sorte d’« exercice pédagogique », selon l’expression d’un dirigeant, qui peut aussi bien servir en interne qu’à l’extérieur, à quelques mois des élections présidentielle et législatives. Des fragilités persistantes Comme la majorité de ses prédécesseurs, Louis Gallois sera jugé par les pouvoirs publics sur sa capacité à gérer le social. Or, sur ce terrain, le bilan de ses cinq premières années de présidence est mitigé. Le nombre de journées perdues annuellement pour fait de grève reste très élevé : 124 259 en 1997, 180 431 en 1998, 53 779 en 1999, 85 094 en 2000, 104 446 sur les six premiers mois de l’année 2000. Et, pour la première fois de son histoire, en 2001, la SNCF a été dans l’incapacité d’assurer correctement les départs en vacances de Pâques en raison d’une nouvelle grève des conducteurs. Le conflit d’avril 2001 Le conflit a démarré à la fin du mois de mars, duré une quinzaine de jours et mobilisé, pour l’essentiel, les agents de conduite. Les organisations syndicales, dépassées par la base, ont suivi le mouvement, quand elles n’ont pas essayé, comme la CGT, de le freiner. Officiellement, le motif de la grève était l’extension de la gestion par activités aux établissements d’exploitation. La direction voyait dans cette réforme connue sous le nom de Cap Clients une rationalisation nécessaire, la traduction sur le terrain de l’orientation-clients, donc une façon d’accorder l’organisation territoriale de l’entreprise et le marché. En lieu et place des 300 établissements d’exploitation multiactivités, il s’agissait de redistribuer les tâches en créant des établissements monoactivité (voyageur, fret, infrastructure, etc.) et d’intégrer les équipes dans une structure par ligne de produits, plus lisible pour les clients. Les syndicats redoutaient que la réforme ne prélude à d’autres changements, une filialisation par exemple, voire une privatisation. Ils faisaient aussi remarquer, comme SUD-Rail, que les
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établissements d’exploitation étaient un des rares endroits où « on se retrouvait ensemble : les guichetiers, les aiguilleurs, les agents de main-d’œuvre ». Certains, dont la CFDT, ont donc appelé à la mobilisation des cheminots. Dans une entreprise que la reprise du trafic avait mise sous tension, l’appel a été, comme d’habitude, très entendu par les conducteurs. Conflit de croissance peut-être, conflit catégoriel sûrement. La propension des agents de conduite à la grève pose de redoutables problèmes à la SNCF. Elle traduit les états d’âme d’une catégorie de personnel qui ne se sent plus reconnue, même si elle est bien payée. La direction reconnaît avoir du mal à manager ces travailleurs nomades aux horaires atypiques et à leur donner le sentiment d’appartenir à l’entreprise : « Le métier de conducteur est assez solitaire. Les agents de conduite dorment hors de chez eux trois ou quatre jours par semaine. Leur vie est rythmée par le travail et, à chaque changement d’organisation, on change leurs repères. Leurs responsabilités en matière de sécurité sont grandes. La charge mentale de leur travail est forte » (un dirigeant). « Ils ont une paie de cadre et un statut d’ouvrier. Ils réclament depuis très longtemps la reconnaissance du niveau de technicien » (un syndicaliste). De plus, les organisations syndicales qui ont leurs faveurs (la FGAAC, la CGT et SUD-Rail) ont longtemps entretenu ou entretiennent encore le mythe d’un âge d’or révolu, qui fit d’eux à la fois des « seigneurs » du rail et l’élite de la classe ouvrière. Une régulation sociale problématique La SNCF est difficilement gouvernable. La réforme ne sourit guère à ses partisans : la CGT a perdu 6,5 points dans l’ensemble des collèges et 12,27 chez les agents de conduite après avoir signé l’accord sur les 35 heures. Ce sont là des pertes considérables. « Nous avons passé des mois entre nous à discuter de la réduction du temps de travail. Au point d’en délaisser le syndicalisme de proximité. Mais nous savons aussi que, pour rien au monde, les gens ne reviendraient en arrière et à l’époque d’avant les 35 heures. » (Jean-Paul Lahouse, administrateur CGT à la SNCF). En revanche, le camp des partisans du syndicalisme d’opposition s’est étoffé. SUD-Rail, créé après le conflit de 1995, prospère sur ce terrain, à la gauche de la CGT.
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Les résultats aux élections professionnelles (délégués du personnel, 2000) Ensemble des collèges CGT CFDT UNSA SUD-Rail FO CFTC FGAAC CFE-CGC Divers
Résultats 2000 42,01 % 19,03 % 11,31 % 10,70 % 6,15 % 5,32 % 3,96 % 1,22 % 0,30 %
Évolution 2000/1998 – – + + + + + + +
6,55 points 0,86 point 0,88 point 4,15 points 0,95 point 0,24 point 0,87 point 0,21 point 0,11 point
Inscrits : 184 393 ; votants : 149 421 (81,04 %) ; suffrages valables : 142 207 (77,12 %).
Agents de conduite CGT FGAAC SUD-Rail CFDT FO CFTC UNSA
Résultats 2000 33,74 % 36,89 % 14,96 % 8,92 % 3,86 % 0,98 % 0,65 %
Évolution 2000/1998 – 12,27 points + 7,59 points + 4,38 points – 1,62 point + 1,64 point – 0,36 point
Inscrits 19 007 ; votants : 15 887 (83,58 %) ; suffrages valables : 15 253 (80,25 %). Source : SNCF.
Circonstance aggravante, les dirigeants de l’entreprise publique ont longtemps hésité sur le niveau pertinent de la concertation (national, régional, local…). Et rien ne dit qu’ils l’aient trouvé depuis que Louis Gallois est président. « L’entreprise a joué un jeu dangereux en souhaitant diffuser le dialogue social jusqu’au niveau local, terrain de développement de Sud, alors qu’il y avait une prédominance forte du national jusqu’en 1985-1990 » (un syndicaliste de l’UNSA). Ces allers et retours compliquent la vie des organisations syndicales qui perdent déjà beaucoup de temps en réunions dans de multiples structures (CHSCT, comités d’établissement régionaux, commissions professionnelles, CCE, comités de groupe, etc.). Le dialogue social, qui, selon un chiffrage rendu public fin 1995, mobilise l’équivalent de 8 000 personnes à temps plein, ne se révèle guère efficace.
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Historiquement, la CGT et la FGAAC se partageaient les trois quarts des voix des conducteurs. Mais, depuis le conflit de 1995 qui a vu la FGAAC passer en tête et creuser son avantage, la situation s’est compliquée. SUD-Rail a consolidé ses positions. Reconnue représentative en 1997, l’organisation syndicale pèse quasiment 15 % des voix et joue à fond la carte du syndicalisme de proximité. Elle n’a pas hésité, en avril 2001, à trouver dans la FGAAC un allié de circonstance. La direction a tout à perdre du rapprochement ponctuel du corporatisme et du radicalisme : à défaut d’être une drogue, comme le déplorent les dirigeants de la SNCF quand ils expriment leurs états d’âme, le conflit social devient chez les conducteurs « une sorte de constituant identitaire qui est réactivé périodiquement et vient refonder l’assise communautaire du groupe 7 ». Les journées d’action et de défense du statut ne devraient pas manquer d’émailler les mois prochains : les organisations syndicales se préparent à faire campagne en prévision des élections professionnelles de mars 2002. Il faut donc s’attendre à quelques surenchères. Le scrutin, à quelques mois des élections prud’homales, est d’importance : il permettra de voir si SUDRail a continué sa progression dans l’entreprise ou souffert du conflit de Pâques 2001, et si la CGT réussit à stabiliser ses positions, voire à reconquérir le terrain perdu depuis la signature de l’accord sur les 35 heures. Des données décisives pour mesurer les marges de manœuvre de la direction. Conclusion La fragilité de la SNCF n’est pas seulement sociale. Elle tient aussi aux fortes incertitudes avec lesquelles l’entreprise est obligée de composer en permanence. Certes, la spirale du déclin est enrayée. À partir du 1er janvier 2002, toutes les régions françaises auront hérité des compétences de l’État en matière de transport collectif régional. Elles décideront, en liaison avec les comités d’usagers, du contenu du service public du transport régional de voyageurs, notamment des dessertes, des tarifs ou du niveau de prestations à assurer. La décentralisation, expérimentée 7. P. E. TIXIER, cité in « Monographie d’un conflit : la gare Montparnasse en grève » par V. ANIELLO, S. DALGALARRONDO, N. PETTE et F. SCHOENAERS, mémoire de DEA de sociologie IEP, 1995-1996.
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avec succès dans sept régions 8, ouvre de nouvelles perspectives de développement au transport ferroviaire régional. Avec ses 4 800 trains express régionaux (TER) par jour, la SNCF est bien placée pour en profiter. Sauf si elle ne conserve que les canards boiteux et si ses concurrents héritent des lignes rentables. La situation du fret n’est pas moins délicate qui doit, pour tenir ses objectifs et résister à la concurrence, pouvoir s’organiser en conséquence et nouer des partenariats internationaux. Sur tous ces sujets, l’État demeure un actionnaire très silencieux. Certes, le gouvernement français a fini, avec retard, par se conformer à la directive de 1991 en créant le RFF qui a repris une partie des dettes de la SNCF. Mais le problème de l’endettement des chemins de fer français est loin d’être réglé. La plupart des experts évalue désormais à 12,2 milliards d’euros la somme nécessaire au désendettement de RFF qui devait tirer ses ressources d’une partie des recettes de privatisation. Ce qui ne s’est pas fait pour cause d’alternance. La SNCF, de son côté, doit acquitter des péages de plus en plus chers au gestionnaire d’infrastructure. Les pouvoirs publics ne pourront pas jouer la politique de l’autruche éternellement. La suppression des aides ferroviaires est envisagée pour 2003. Elle changera la donne pour la SNCF et RFF. De plus, la Commission européenne veut aller vite. Elle vient de proposer un projet de « second paquet ferroviaire ». Bien sûr, l’ouverture du marché prendra du temps : les trains de voyageurs espagnols ou allemands n’obtiendront pas demain des « sillons » en France. Mais cette perspective se rapproche. Il vaudrait mieux pour la SNCF que le prochain gouvernement adopte rapidement une stratégie claire. Sinon, l’entreprise ferroviaire en pâtira. Cette conjonction d’incertitudes rend la tâche de la direction extrêmement ardue et complexe. Pendant les cinq premières années de son mandat de président Louis Gallois a bénéficié du soutien de son ministère de tutelle, du gouvernement et, en interne, d’une CGT réformatrice. Rien ne dit qu’il en sera ainsi après l’élection présidentielle, au moment où les négociations se corseront en Europe. Seule certitude : les pouvoirs publics s’y prendront à deux fois avant de toucher à la SNCF. Ils savent qu’elle peut se transformer en poudrière. C’est un atout pour le président de l’entreprise ferroviaire qui doit faire face à une 8. Alsace, Centre, Nord-Pas-de-Calais, Pays de Loire, PACA, Rhône-Alpes, Limousin.
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difficulté paradoxale : les effets du dynamisme retrouvé sur le moral des agents. Au lendemain du conflit de l’automne 1995, un cheminot sur cinq seulement se déclarait optimiste sur l’avenir de la SNCF. Cinq ans plus tard, la proportion d’optimistes a grimpé à 75 %. Mais l’inquiétude demeure : « D’une certaine manière, analyse un dirigeant, pour les agents, attachés à l’idée d’entreprise intégrée et de service public, la garantie essentielle de nonprivatisation est que la SNCF aille mal. Toute réussite est donc à leurs yeux suspecte. » « L’enjeu de la nouvelle SNCF, c’est la confiance : celle des cheminots dans son avenir, celle des clients dans la qualité du service, celle de la collectivité nationale dans l’efficacité et la fiabilité du service public dont elle a la charge », souligne Louis Gallois dans le Rapport annuel 2000. Mais, pour faire grandir cette confiance, la SNCF manque encore d’une compétence clé : la capacité à penser le changement organisationnel, managérial et social sur la durée et à l’intégrer à une stratégie globale. Il a fallu dix ans à une grande entreprise comme EDF pour apprendre à associer les organisations syndicales aux changements. La SNCF a beaucoup moins de temps devant elle.
6 La conduite du changement ou le management à l’épreuve par Pierre-Eric Tixier
À partir du milieu des années quatre-vingt, les entreprises publiques ont été confrontées à un exercice d’apprentissage culturel à grande échelle : elles ont dû déplacer les repères antérieurs qui étaient construits autour de la technique, de la règle et de l’égalité de traitement des usagers 1. Le changement, inséparable d’une série de tâtonnements et d’ajustements, a plongé les acteurs dans un malaise à la mesure du défi que représentait l’hypothèse du marché généralisé pour un personnel rompu au monopole. Pas toujours sûr de ses objectifs ni de ses méthodes, l’encadrement a été tenté de fuir dans le non-dit, le parti pris, le repli identitaire ou les affirmations péremptoires, là où il aurait fallu s’expliquer et accepter l’échange pour permettre aux agents de s’approprier les réformes. Le renouvellement managérial a été difficile à réaliser. Les politiques traditionnelles, fondées sur un système de références partagées, ont perdu du terrain. Les nouvelles n’étaient pas encore stabilisées, posant la question du sens de l’action pour tous les acteurs 2 et de la redéfinition des pratiques 3.
1. La dimension égalitaire du modèle français est fondamentale dans sa constitution, voir à cet égard F. DREYFUS, L’invention de la bureaucratie, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 2000. 2. Ces dimensions sont reconnues comme telles dans les entreprises publiques, voir par exemple, J.-F. RAUX, « Le management à EDF », in Le service public ? La voie moderne, L’Harmattan, Paris, 1995. 3. M. FINGER, B. RUCHAT (sous la dir. de), Pour une nouvelle approche du management public, réflexion autour de Michel Crozier, Seli Arsan, Paris, 1997.
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Dans les années quatre-vingt… Dans un premier temps, les dirigeants des entreprises publiques se sont inspirés du modèle de l’entreprise privée pour penser la transformation des sociétés dont ils avaient la responsabilité. Ils s’attendaient à devoir gérer une période de transition de courte durée avant de pouvoir faire table rase du passé. Cette vision manichéenne, souvent présentée comme d’inspiration anglo-saxonne et libérale, trouve aussi son origine dans l’angoisse du management face à l’ampleur du changement. Bien sûr, les entreprises publiques s’étaient déjà modernisées : passage de l’hydraulique et du thermique au nucléaire à EDF, de la conduite manuelle à la conduite automatique au métro, des réseaux à la numérisation et à la fibre optique à France Télécom… Mais ces transformations, au fort contenu technique, n’avaient pas de conséquences sur le périmètre des entreprises. Ce n’est plus le cas avec le développement de la concurrence. Incertains sur leurs stratégies, conscients de devoir réformer des systèmes institutionnels rigides, les dirigeants du public ont offert une alternative magique aux contingences et aux rigidités du quotidien en parant l’entreprise privée de toutes les vertus. Ils ont pensé le changement comme un passage en force. De là des représentations sociales concurrentes entre l’ancien et le nouveau modèle, vécues par les acteurs comme de véritables clivages et sources de blocages identitaires. L’observation du fonctionnement des entreprises publiques, des réformes et du jeu des acteurs montre sur plus d’une dizaine d’années un phénomène bien différent de celui qui était envisagé. Il n’y a pas eu de « bascule » vers le modèle de l’entreprise privée, mais des phénomènes d’hybridation, de transition, de reproduction, de substitution ou encore de concurrence entre logiques publiques et privées. Ces processus, toujours à l’œuvre, ont dessiné pour chaque entreprise des trajectoires protéiformes. Les tensions et les conflits sociaux ont été nombreux. Les personnels étaient, pour une large part, prêts au changement. Mais ils refusaient que la modernisation se jouât sur le mode du mépris ou qu’elle ne tînt pas compte de leurs traditions. Ils avaient le sentiment que l’on bradait leurs avantages acquis sur l’autel de la mondialisation pour des raisons qui leur restaient obscures ou qui leur apparaissaient essentiellement idéologiques. Le reaganisme et le thatchérisme ont mis les privatisations à l’honneur. Ils y voyaient le gage d’une performance accrue des entreprises publiques. Dans
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la conduite du changement ou le management à l’épreuve
Une représentation binaire de l’entreprise Type d’entreprise Entreprise publique traditionnelle Caractéristiques
Entreprise publique concurrentielle
Contrôle
Actionnaire ou contrôle public
Privatisation ou mixte public/privé
Missions
Mixte monopole marché
Marché et service universel
Management
Rationnel – Légal – Technique
Animation orientée client
Relations professionnelles
Paritarisme
Négociation collective
GRH
Concours ancienneté/examen d’aptitudes
Compétences Évaluation des performances
Formes de travail
Métier Technique
Orientation client Résultats
Statut du personnel
Fonctionnaires
Contractuels
Destinataire du service Usager puis usager client
Client/marché
la foulée, la vague libérale et la vogue des privatisations se sont étendues en Europe. En France, on n’a pas débattu des causes de ce mouvement, à savoir des relations entre la construction européenne et la disparition des monopoles publics. En conséquence, les réformes n’ont jamais été pleinement légitimes, puisque leur sens est resté opaque. La période des années quatre-vingt-dix : des stratégies différenciées Les années quatre-vingt-dix ont vu poindre quelques échanges sur les enjeux des réformes, en particulier aux PTT et dans certaines unités à EDF. Mais cet effort de mise en débat n’a pas été poursuivi 4. Le changement a été imposé d’en haut. Les syndicats 4. J. BARREAU, La réforme des PTT. Quel avenir pour le service public ?, Paris, La Découverte, 1995.
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ont été renvoyés à une « ringardisation » généralisée : « interroger les réformes ou les contester » était interprété comme le symptôme d’une inadaptation, sinon d’une maladie sénile avancée. Il a fallu attendre le mouvement de novembredécembre 1995 pour voir les directions infléchir leurs stratégies et s’intéresser à la modernisation négociée. Par ailleurs, c’est au cours de cette décennie que les stratégies des entreprises publiques se sont différenciées en fonction de leur degré d’ouverture à la concurrence. L’exemple d’EDF ou une gestion virtuelle du marché Pour se préparer au marché, EDF a engagé des réformes qui se sont avérées contradictoires. La première consistait à accroître l’autonomie des responsables locaux pour introduire une logique du client 5. La seconde portait sur la réduction des coûts, qui a été le plus souvent limitée à la diminution des effectifs. Pour mener à bien cette opération, les fonctions centrales ont élaboré des batteries d’indicateurs que les chefs d’établissement devaient appliquer. Elles se sont engluées dans cette tentative pour contraindre le social à obéir à la nouvelle rationalité du « lean management ». Les établissements ont dû mettre en œuvre des politiques descendantes sans disposer de marges d’autonomie. La situation a débouché sur des contradictions difficiles à gérer et sur les comportements paradoxaux des managers. Au lieu de moderniser réellement EDF, les managers ont joué des stratégies de l’affichage. Ils ont souvent mis en scène la modernisation et le changement plus qu’ils ne les ont mis en œuvre, aidés en cela par les règles de la carrière qui imposaient une mobilité rapide. Dans un monde social où le marché n’était qu’une abstraction menaçante, non représentable sous la forme de la concurrence, le changement n’était pas valorisé si les acteurs n’avaient pas un sens aigu de sa nécessité. Le cœur de la stratégie des chefs d’unité était plus la communication, orientée autant vers le sommet de l’entreprise que vers les agents. Les managers projetaient ainsi une image positive du changement, même si leurs pratiques restaient classiques.
5. M. CROZIER, État moderne, État modeste, stratégie pour un autre changement, Fayard, Paris, 1987.
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L’exemple du fonctionnement par projet Pour adapter son organisation à une ouverture à la concurrence encore virtuelle, EDF s’est lancée dans la gestion de projet, une « démarche qui permet de structurer méthodiquement et progressivement une réalité à venir ». Défini et mis en œuvre pour répondre au besoin d’un client, le projet est une création collective organisée dans le temps et l’espace, en vue d’une demande 6 ». Il peut être entendu comme une cible mais aussi comme un mode d’organisation du travail : différentes spécialités sont intégrées dans un processus de production orienté vers la demande. Dans ces configurations, il y a toujours domination soit du métier, soit du projet. La structure reconnaît la suprématie de l’un sur l’autre pour des raisons stratégiques internes ou externes, mais les positions des acteurs peuvent renforcer la cohérence de ces modes d’organisation ou à l’inverse les battre en brèche. Les effets de la mise en place de projets Selon l’entreprise, l’unité, l’activité, le parcours ou le métier, l’organisation par projet peut susciter de l’inquiétude, de la lassitude, du fatalisme ou du rejet. L’opinion des salariés est complexe à analyser en raison du caractère multidimensionnel des projets. Le fonctionnement par projet formalise les interdépendances. Il induit une clarification des responsabilités au sein du processus de production. Et fait apparaître des « territoires », des « clans », des « baronnies », qui restaient auparavant « secrets ». Cette « révélation » implique que l’encadrement apprenne à prendre en compte des intérêts divergents, alors que les contraintes fortes des projets peuvent exacerber les tensions (« Une équipe dédiée, c’est comme une famille ; parfois on lave son linge sale, ou alors on accumule les rancœurs », dit un cadre). Les réunions servent souvent d’espaces de coordination, ce qui peut cristalliser les clivages entre cultures professionnelles. Dans certains univers, les agents ont le sentiment que la multiplication des réunions non seulement accentue la charge de travail, mais réduit et surtout
6. Voir les développements apportés aux différentes problématiques projets in V. GIARD et C. MIDLER (sous la dir. de), Pilotages de projets et entreprises. Diversités et convergences, ECOSIP, Economica, Paris, 1993.
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délégitime les régulations informelles auxquelles ils sont attachés. Le projet touche également aux qualifications professionnelles. Les exigences de rationalisation, avec identification des fonctions clés du processus de production, contraignent à une redéfinition de la spécialisation de chacun. La question concerne assez peu les jeunes et les cadres, détenteurs d’une expertise non contestable, certifiée par un diplôme. En revanche, elle se pose davantage pour les anciens et les agents faiblement diplômés. Souvent attachés à la « variété » de leur métier, synonyme pour eux de richesse du travail, de responsabilités, ils se sentent menacés par la spécialisation. Elle peut être vécue comme un rétrécissement du poste et s’accompagner de nouveaux types d’expertises, plus gestionnaires que techniques. Troisième effet de la gestion de projet : elle entraîne une certaine déconnexion entre les métiers des salariés et les structures dans lesquelles ils les exercent. Dans une centrale nucléaire par exemple, les agents peuvent appartenir à la fois à une tranche, un pôle, un métier, un projet, un atelier et une antenne (« Entre les métiers, les projets, les antennes, les pôles, c’est qui le vrai chef ? Le boulot ne se fait plus », un agent). Les exécutants, soumis à plusieurs autorités, perdent leurs repères (« Il y a au moins deux chefs par ouvrier et pourtant personne ne décide de rien »). Cette multiappartenance fait éclater le lien à l’entreprise. Faute d’un positionnement clair, les agents peuvent se mettre en retrait ou n’investir que partiellement leur poste. Parce qu’il vise à améliorer la transversalité, le projet modifie le contenu de la mission d’encadrement et requiert des aptitudes relationnelles spécifiques. Les discours managériaux officiels valorisent ces compétences de coordination, de régulation et d’animation – des compétences difficiles à définir, donc à reconnaître – au détriment des compétences techniques. Pourtant, les structures-projets font souvent réémerger des attentes d’encadrement technique. Ainsi l’exercice du management se complexifie : le manager doit développer de nouvelles compétences sans perdre les anciennes. Le développement de la contractualisation Les nouvelles organisations mettent en évidence des logiques d’intérêts divergents que, traditionnellement, la suprématie de la technique et l’effet intégrateur du statut amoindrissaient. Cette
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différenciation impose de construire d’autres modes relationnels, horizontaux et verticaux. Si « les pratiques contractuelles visent à résoudre les problèmes de coordination entre acteurs 7 », reste à savoir quel mode de contractualisation convient à des univers porteurs d’héritages culturels, techniques et réglementaires lourds, construits sur la base de microajustements informels dans (et entre) les bases opérationnelles dans la limite d’un cadre statutaire. Michel Nakhla et Louis-Georges Soler désignent comme contrat « tout engagement formalisé qu’un acteur ou un groupe d’acteurs prend à un moment donné vis-à-vis d’un autre, en fonction d’une certaine vision de leur futur commun ». Ils distinguent trois types de contrats : un contrat de contractualisation verbale (non formalisée) ; un contrat de type « client-fournisseur » (en interne) et ce qu’ils appellent le « recours à des engagements formalisés comme supports d’une dynamique collective ». Le premier type de contrat – la contractualisation verbale non formalisée – a pour mérite de respecter l’attachement de nombreux salariés du bas de l’échelle à la culture orale, à une forme d’engagement « moral ». Ce système assure réactivité et souplesse des acteurs vis-à-vis des aléas, mais il n’aide guère à construire la perception d’un futur commun puisqu’il continue à privilégier les arrangements bilatéraux. La seconde forme de contrat – l’établissement d’un véritable contrat « client-fournisseur » en interne – introduit une lourdeur gestionnaire certaine. L’explicitation des prestations attendues limite les risques de conflits, mais freine la réactivité et l’innovation, car il faut prévoir les procédures d’arbitrage, voire les sanctions, en cas de non-respect du contrat. Et cela risque de créer des tensions à long terme entre des acteurs qui auront à nouveau à travailler ensemble (on ne se débarrasse pas d’un collègue, d’un chef ou d’un subordonné comme d’un prestataire extérieur !). La troisième modalité de contrat cherche à créer une solidarité entre les différents acteurs autour d’un objectif ou d’un projet, tout en respectant leur autonomie. Un contrat initial fixe des objectifs, des moyens, des marges de manœuvre, contractualise uniquement un cadre et définit le champ du renégociable. Le contrat n’est pas une finalité, mais un processus. Les interdépendances ayant été admises et reconnues en amont, les acteurs du projet peuvent construire des argumentaires dans un champ 7. M. NAKHLA, L. G. SOLER, « Pilotage de projets et contrats internes », Revue française de gestion, septembre, octobre 1996.
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légitime en cas de divergences d’intérêt, marquer les plages d’autonomie de chacun et s’engager dans une résolution collective des conflits. Cela peut permettre la construction d’un mouvement d’intercompréhension entre acteurs porteurs de logiques différentes. Le contrat a été aussi introduit depuis plusieurs années dans l’entreprise sous la forme des « retours d’expérience », des « entretiens annuels d’évaluation » et des « contrats d’objectifs », qui sont plus ou moins bien acceptés par les salariés selon leurs héritages culturels. Dans les univers techniques, la logique du retour d’expérience heurte une culture professionnelle valorisant l’action immédiate, et les entretiens annuels d’évaluation sont vus parfois comme « des bavardages inutiles, parce qu’un bon contremaître n’a pas besoin de ça pour connaître ses gars ». Ce qui est en question, c’est une certaine tradition de l’implicite. Le fait d’évaluer en face à face le travail effectué vient à contre-courant des modes de relations habituels où on cherchait, autant du côté de la hiérarchie que des agents, à éviter la confrontation. Dans les univers de service, la généralisation des contrats d’objectifs a parfois entraîné des effets paradoxaux comme la création d’une compétition entre équipes, qui peut diminuer les solidarités entre les différents collectifs de travail (« Il faut se méfier de cet esprit, ça peut conduire à la balkanisation »). Certains salariés pointent aussi le fait qu’une contractualisation a réellement un sens lorsqu’elle résulte d’une véritable négociation, alors que, selon eux, la marge de discussion est souvent faible. En fait, l’entreprise a fait ainsi l’apprentissage d’une logique contractuelle. La question centrale qu’elle s’est posée concernait la définition du contrat : que faut-il mettre en négociation, que faut-il fixer comme objectif imposé ? L’adaptation de la GRH L’organisation par projet et la contractualisation interpellent aussi la fonction ressources humaines : comment adapter les carrières, accompagner la transformation des identités professionnelles, maintenir la cohésion organisationnelle et sociale, bref comment contribuer à l’évolution du management des hommes ? Les outils habituels de GRH sont apparus inadaptés. En effet, les nouvelles organisations ont fait émerger des managers et des salariés d’un genre nouveau, aux compétences traditionnellement
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peu valorisées dans les univers technico-bureaucratiques. Mais il faut du temps pour recréer des repères pertinents. D’une part, les salariés doivent accepter de vivre dans l’ambiguïté hiérarchique : il leur faut désormais composer avec le pouvoir institutionnel (les responsables de métiers) et le « pouvoir d’influence » (les responsables de projets). D’autre part, dans des situations de confrontations de logiques, chacun doit développer des compétences de dialogue et de négociation. Enfin, tous les acteurs de l’entreprise, y compris le management, doivent apprendre à relativiser leurs propres valeurs professionnelles. Les hiérarchies entre les activités sont ainsi remises en cause et supposent des réajustements en cascade. France Télécom ou le management face à la réalité du marché À la différence d’EDF, le marché est devenu une réalité pour France Télécom dès 1996. Le management a dû modifier en profondeur ses façons de faire, l’entreprise étant confrontée à une accélération sans précédent du rythme des innovations technologiques (développement de la téléphonie mobile, des réseaux à haut débit et d’Internet…). Pendant cette période, la téléphonie fixe a aussi connu des changements majeurs. Les nouvelles technologies en commutation et le pilotage du réseau ont conduit à une nouvelle centralisation, la maintenance pouvant de son côté être effectuée à distance. Ces mutations se sont traduites par des restructurations d’activité, des réductions d’équipes techniques et des reconversions massives de personnels vers le commercial. La maîtrise technique est devenue un outil efficace de vente, qui permet de conseiller le client. L’organisation de l’entreprise a acquis une forte dimension réseau – ce qui rend incontournable la maîtrise de coordination 8 – et elle a été pensée en fonction de la segmentation de ses marchés. Cette politique, nommée opération EO2 en interne, a été amorcée avant l’arrivée de Michel Bon et renforcée depuis. Elle s’est traduite par un affaiblissement des grandes branches verticales et par une plus grande autonomie au niveau local. Le passage du tout technique au marché a modifié les équilibres internes de pouvoir. À une organisation fondée sur un corps 8. L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2000.
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d’État orienté vers la technique et issu d’une école spécifique, s’est substituée une pluralité de recrutements, notamment de cadres commerciaux. La gestion des ressources humaines a été simplifiée. Il y a désormais trois niveaux de classements, y compris pour les cadres, et une mise en équivalence des fonctions techniques avec les autres fonctions de l’entreprise. Ces changements ne se sont pas faits sans difficultés. Il a même fallu adapter le contenu de l’« entretien de progrès » dans les unités techniques. Le management intermédiaire s’est transformé. Il a dû prendre en charge la gestion des unités en les orientant vers le marché et apprendre à évaluer les agents au lieu d’en rester, comme autrefois, à l’application des règles dans un contexte concurrentiel. Cette mutation s’est accompagnée de processus de formation et d’apprentissage très intenses qui peu à peu ont pénétré et transformé les pratiques, créant un espace de face à face plus intense entre hiérarchie et agents sur les orientations de l’entreprise et des établissements. Les stratégies des acteurs de management À EDF comme à France Télécom, la construction d’un cadre d’action « pour la conduite du changement » était encore en définition dans les années quatre-vingt-dix. Or manager implique de fixer des orientations aux services et aux agents. Une gageure, lorsque les règles du jeu sont en train d’être redéfinies ! Devant cette situation, les managers ont adopté des stratégies variées : certains ont « bricolé » les objectifs nationaux pour les adapter à leur établissement, d’autres les ont répercutés avec plus ou moins de nuances. L’incertitude autour de la règle construit des espaces de négociation informels, des marges de manœuvre assurant une certaine souplesse d’ajustement, nécessaire dans un contexte d’interdépendances accrues. Se pose alors la question du mode de construction du cadre de l’action managériale et, par là, de sa légitimation. À quel niveau doit-il être construit, au niveau central ou au niveau local ? Doit-il être approuvé et comment, dans le cadre du système de relations professionnelles, dans la mesure où il est intrinsèquement lié à des modes d’organisation du travail dont les évolutions doivent faire l’objet de consultations syndicales ?
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La modernisation par adaptation Certains managers ont fait face à cette situation en discriminant dans les injonctions du sommet, celles qui leur paraissaient pertinentes et celles qu’ils considéraient comme inadaptées. Ils ont davantage orienté leur action vers leur unité que vers les services fonctionnels, en travaillant de façon rapprochée avec les agents pour dégager des solutions adaptées. La clé de l’efficience pour le responsable d’unité consiste à assigner le « bon » rôle à chacun, à définir des missions et des responsabilités pour chacune des strates hiérarchiques. « Profondément, je n’attends pas le même mouvement des différentes couches de l’entreprise. Cela ne me sert à rien d’avoir des agents de maîtrise experts en matière internationale » (direction d’unité). La ligne managériale est effectivement sereine, les messages de la direction sur les priorités d’action lui semblent suffisamment clairs. En revanche, la maîtrise vit un malaise proche de celui rencontré dans d’autres unités dans la mesure où la stratification des rôles ne règle pas la question, cruciale pour elle, de la « distance » entre la base et la hiérarchie. La modernisation par référence au cadre de cohérence Faute d’explicitation sur les politiques engagées, les directions peuvent répercuter le cadre de cohérence défini au niveau central sur les établissements. Les agents peuvent avoir le sentiment d’être dans une bureaucratie descendante, où la référence à la règle sert de justification à l’action. Les effets perturbateurs d’un cadre d’action non stabilisé se perçoivent alors dans les réactions du personnel (« On peut se poser des questions, attendre des réponses aux questions que l’on se pose, attendre une aide. On peut avoir un choix à faire et avoir besoin d’une assistance sur un choix. Avec l’encadrement de proximité, on n’a pas de retour. C’est un problème de communication. Actuellement, c’est flou, il n’y a pas de grandes lignes de tracées »). Une autre stratégie a consisté à prolonger le modèle rationnel légal antérieur. Puisque l’entreprise continuait de se comporter de manière bureaucratique – non dans le discours de ses dirigeants mais dans les pratiques de ses services fonctionnels –, certains managers ont répondu aux injonctions sur le même mode. La bureaucratie justifiait ainsi sa propre existence et sa reproduction. Le modèle du manager bureaucrate pouvait alors fonctionner
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avec un discours moderniste et un comportement d’évitement sur ce qui faisait problème pour le personnel. La modernisation implicite Dans certains univers communautaires et techniques, la construction d’un cadre d’action autonome s’est faite grâce à l’héritage de solidarité de groupe et interhiérarchique. La tradition de l’ajustement mutuel argumenté perdure et guide l’action de la ligne managériale, du directeur aux agents de maîtrise. La question n’est pas celle de la priorité des actions à mener, mais celle de la mise au jour des principes d’action légitimes. Il n’existe pas toujours de projet managérial clairement explicité et leur évolution n’est pas toujours affichée comme une priorité. En revanche, les normes managériales, longtemps restées implicites, sont formalisées pour compenser les incertitudes par des efforts de transparence interne. La coprésence de ces stratégies démontre qu’il n’existe pas une seule forme de modernisation, mais plusieurs qui coexistent dans l’action, se télescopent, créent des interdépendances, se contredisent en posant pour les acteurs la question du sens des réformes. Les politiques engagées rencontrent ainsi des circonstances contingentes qui, loin des schémas a priori, se traduisent par une multiplicité d’effets sociaux induits que l’organisation doit intégrer pour construire son efficacité. Les managers peuvent alors adopter la politique de l’autruche et rappeler la doxa censée fonder le changement ou créer les ajustements nécessaires au jeu contingent dans lequel ils sont placés.
Des ressources d’action inégales La construction d’un projet local de conduite du changement dépend aussi des ressources des unités, qui dépendent de plusieurs variables. Par exemple, des effectifs nombreux amplifient la question délicate de l’emploi, sur laquelle se focalisent fréquemment les oppositions direction-syndicats, sachant que la tendance est à la réduction des personnels les moins qualifiés et à une modification des profils de recrutement. La noblesse de l’activité a longtemps constitué un atout dans la justification du rythme, du mode et du coût de mise en place des réformes. Les univers à forte expertise technique, à risque, ou dont l’activité était stratégique ont longtemps bénéficié
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d’importants moyens budgétaires et de marges de manœuvre, notamment en matière de politique du personnel. C’est aujourd’hui un atout et un frein. Un atout, parce que les politiques passées ont permis d’instaurer des relations privilégiées avec les autorités centrales et d’obtenir une forte implication professionnelle des salariés. Un frein, car il n’est pas facilement acceptable pour ces activités « nobles » de devoir envisager la fin d’un « âge d’or ». Autre certitude : les univers organisationnels directement au contact du client, comme les agences commerciales de France Télécom, apparaissent dans un premier temps comme une « vitrine stratégique ». Ils subissent de la part des directions une forte pression, mais négocient les moyens mis en œuvre. Une telle situation ne peut être que passagère : au fur à mesure que les concurrents apparaissent et en fonction des segments de marché, les populations commerciales peuvent aussi être touchées par les réductions d’effectifs. Le passage au marché se traduit par une instabilité des ressources organisationnelles et une remise en cause des territoires matériels et symboliques qui sont difficiles à vivre pour des personnels venant généralement d’univers caractérisés par une forte stabilité des normes. La différenciation des ressources d’action permet de comprendre – au-delà des hommes – qu’il y ait, selon les unités, de grandes différences de stratégies dans la conduite du changement. Quatre grands types de processus de modernisation et de conduite du changement peuvent ainsi être repérés. Un processus continu Certains managers construisent des processus de réforme en continu et cherchent à en piloter les effets sociaux. C’est le cas à EDF où la plupart des unités ont connu, depuis le début des années quatre-vingt-dix, plusieurs vagues de réformes visant à améliorer la relation au client, à réduire les coûts, à rationaliser les procédures de travail et la gestion. Le poids des différents métiers a été modifié, les zones géographiques d’intervention ont été redécoupées. Dans certaines unités, les salariés ont su intégrer le changement, peut-être en raison de leurs contacts directs avec la société civile et l’environnement. Dans d’autres, la multiplication des réformes a provoqué un rejet et engendré des comportements de fatigue sociale, de cynisme organisationnel ou d’apathie.
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La réforme homéopathique Une direction peut engager une réforme sans l’afficher clairement. Elle met en place des outils de gestion et un fonctionnement qui percutent de fait le schéma organisationnel antérieur. Mais elle le fait lentement. Pas question, pour elle, de heurter de front le corps social ni de perturber un milieu habitué à la confiance, à la convivialité, au dialogue. C’est en quelque sorte la stratégie du « cheval de Troie ». Ce mode de réforme, souvent utilisé dans les univers techniques, peut rencontrer un certain succès : il permet une acculturation progressive du changement, alors qu’une stratégie du type rouleau compresseur entraînerait une forte résistance. La réforme transparente La réforme peut aussi consister en une refonte organisationnelle, avec la mise en place de structures matricielles permettant d’améliorer la qualité des projets. Dans une unité étudiée, le processus a été le suivant : après une phase de consultation interne des organisations syndicales, de la hiérarchie et de quelques professionnels considérés comme des références, le directeur a établi un schéma organisationnel. Il l’a soumis à la critique des ressources humaines, des hiérarchiques, des syndicats, en réunions bilatérales, puis en groupes de travail. Après l’acceptation informelle du schéma, il a été discuté, puis validé de façon formelle. La mise en place a également donné lieu à de nombreuses séances d’information avec les cadres, puis avec le personnel, le tout se faisant dans la transparence. La modernisation imposée Toute autre est la modernisation imposée. Dans certaines unités, la conduite du changement semble moins maîtrisée, rencontre davantage de résistances. Qu’il s’agisse de réductions budgétaires, de redéploiements d’effectifs, de recours à la sous-traitance, de fonctionnements par projets ou d’augmentation de la productivité, les réformes sont peu négociées avec les syndicats, peu expliquées au personnel ou peu comprises, et elles suscitent la méfiance des agents, y compris d’une partie de l’encadrement de proximité. L’encadrement de haut niveau se réfugie dans une forme d’autoritarisme. Et les résistances sont nombreuses.
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Ces différents modes de conduite du changement sont le produit des ressources des unités, de leurs expériences antérieures et du savoir-faire de leurs dirigeants. Quand les unités n’ont pas intégré de savoir-faire collectif en matière de modernisation, les directions peuvent être tentées d’imposer le changement. À l’évidence, les comportements hiérarchiques structurent les modes d’exercice du pouvoir. Dans un contexte de complexification de l’organisation, la hiérarchie doit faire preuve de capacité d’innovation, sans pouvoir toujours identifier les bornes de son autonomie. L’encadrement est pris en tenaille entre les normes d’une entreprise qui attend fidélité et loyauté et l’impératif de réactivité qui suppose un pouvoir de décision local. Tous les managers des entreprises publiques ont dû en tenir compte et doivent inventer de nouveaux positionnements. La complexité rencontrée par l’entreprise est que ces phénomènes coexistent dans une même période, posant ainsi des problèmes de gouvernance. La segmentation des managers face au changement Derrière le jeu des contraintes et les ressources des unités, la façon dont les hommes exercent leur pouvoir est structurante dans la conduite du changement. Un directeur d’unité peut incarner les bouleversements en cours. Tel l’« homme orchestre », il s’efforce de maintenir à distance les niveaux centraux et de répondre aux enjeux locaux de la modernisation. Proche des agents, il est généralement soutenu par un encadrement motivé et par des syndicats signataires des accords sociaux. Respectueux du paritarisme, il « modernise » sans trop heurter le corps social. Seul problème : les effets vertueux d’une telle stratégie peuvent ne pas survivre au départ de ce type de responsable, qui s’apparente à la figure wébérienne du dirigeant charismatique. Le modernisateur offensif adhère davantage à la logique de modernisation impulsée par les directions nationales, mais il s’efforce d’en gérer les effets. Il compte sur sa capacité à remplir ses objectifs pour négocier des moyens pour son unité. Mais il peine à se faire relayer par la ligne hiérarchique, notamment la maîtrise, et ses relations sont quelquefois conflictuelles avec les organisations syndicales sur les finalités des réformes. Le modernisateur défensif ne parvient pas à décliner localement les politiques nationales. Il a du mal à obtenir des résultats et se heurte à de nombreuses difficultés : un encadrement souvent
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passif, des agents qui freinent les réformes, faute de les comprendre, et des syndicats hostiles. L’encadrement de deuxième niveau Avec le raccourcissement de la ligne hiérarchique, cet encadrement a souvent du mal à définir sa position : association aux décisions stratégiques de l’unité, courroie de transmission des politiques venant du haut, relais des demandes émanant de la base ? Son positionnement pose la question du système de médiation entre les fonctions de décision et celles d’animation et de coordination. Le malaise de la fonction est patent, y compris dans les univers à forte cohésion hiérarchique et sociale. Ainsi, dans un établissement technique, malgré les « vertus » du système communautaire, il n’est pas facile de construire une équipe de direction collégiale. Les responsables de services n’ont pas le sentiment d’avoir une place organisationnelle claire. Ils se sentent représentants des « expertises » et responsables de la gestion, ils souhaiteraient être des interlocuteurs plus importants au sein du processus de décision local, et pourtant ils adoptent parfois une position de retrait volontaire (par rapport aux décisions). Ils se sentent « en dehors » de l’activité et du succès de leur unité, parce que le cœur de l’activité est sous la responsabilité de chefs de projets. L’intégration des dimensions décisionnelles et gestionnaires de l’encadrement reste donc problématique. Les difficultés qui peuvent être rencontrées sont aussi d’un autre ordre. Par exemple à EDF, les structures d’organisation se ressemblent dans les différentes unités : une équipe de direction composée d’un directeur, éventuellement d’un assistant, et de « chefs de pôle », coiffe en râteau les unités de travail, les groupes responsables (GR). Comme les chefs de pôle (le deuxième niveau d’encadrement) sont étroitement associés à la direction de l’unité, ils ne peuvent pas toujours s’investir suffisamment dans la définition, le soutien, le contrôle de leur pôle, et le fonctionnement repose alors essentiellement sur les chefs de GR. Mais ces derniers sont eux-mêmes tiraillés entre des fonctions de décision et un management de proximité qui appelle une présence (au moins symbolique) sur les lieux de travail.
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L’encadrement de proximité Les managers de première ligne assurent le fonctionnement des organisations au quotidien, la coopération effective entre les salariés, l’articulation entre les prescriptions de l’encadrement supérieur et le travail réel. Or, dans la plupart des univers étudiés, ils apparaissent comme un maillon fragile de la ligne hiérarchique. Leur fonction a évolué d’un encadrement technique vers des tâches de gestion, de contrôle budgétaire et des responsabilités d’animation de groupes. Les anciens, issus de la promotion interne, acceptent souvent mal ces évolutions et continuent à privilégier les aspects techniques de leur fonction, tout en ayant le sentiment d’être en perte de vitesse. Les jeunes, recrutés sur des profils de gestionnaires ou d’animateurs, ont du mal à trouver leurs marques auprès des agents qui se réfèrent pour partie au modèle antérieur. De plus, les premiers niveaux d’encadrement hésitent souvent entre deux modes de reconnaissance et de valorisation du travail de leurs subordonnés. (« Tout le monde oublie le travail de terrain. Moi je ne peux agir que sur les propositions d’avancement, mais je suis coincé : qui je félicite ? Celui qui fait du projet ou celui qui fait son boulot ? »). D’une certaine manière, l’intensité des changements rend intenable la position de médiation des managers de « première ligne ». Il se crée des clivages entre les partisans des réformes, qui se calent sur les positions des directions, et les adversaires du changement qui désinvestissent leur vie professionnelle ou s’accrochent aux règles du passé. Les polarités de l’action managériale Ces différents phénomènes sont en partie interdépendants. Les directeurs servent souvent de référence aux salariés. Et il arrive qu’ils déclenchent un phénomène de mimétisme dans l’encadrement intermédiaire. Ce comportement renvoie à l’intériorisation des normes attendues en matière de « loyauté » de la part des cadres, ou manifeste un désir de cohésion. Il laisse aussi entrevoir la fragilité de l’autonomie managériale : une partie des cadres ne se sent pas autorisée – ou n’a pas les ressources officielles et/ou personnelles – à faire valoir son point de vue.
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164 Définition Encadrants souvent issus de la promotion ouvrière Engagements syndicaux Défense des salariés Investissent les aspects technicooganisationnels Relais des politiques des directions missions d’animation, de coordination soucieux de la circulation de l’information Ils se réfèrent à la définition de leur poste, voire à leur lettre de mission
Position Empathie avec la base
Traduction Prise de parole et engagement dans les actions novatrices Position critique Formation et autoformation permanentes
Évitement avec les cadres ou héraut des revendications des exécutants Freinage vis-à-vis des réformes Référence au statut
Stratégie
Promotion personnelle Évolution du service public Volonté de contribuer à l’évolution de l’entreprise
Maintien du service public traditionnel Promoteur excellence technique de métier
Enjeux
Bénéficient de la confiance des cadres supérieurs Formation continue Expériences professionnelles et promotionnelles variées
Crédibilité technique Savoir-faire et connaissance de l’unité
Ressources
L’exemple des postures des managers de première ligne à EDF
Autodidactes Parcours promotionnel Formation initiale bac + 2 et ancienneté moyenne (10 à 15 ans) Ou longue expérience professionnelle
Faible formation initiale Faible mobilité géographique Attachement au local et à leur unité
Profil
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Immobilisme visà-vis de leur métier : – faible implication professionnelle – respect des normes et des ordres – investissent les aspects techniques de leur poste Désinvestissement professionnel affirmé
Réglementarisme
Démission Retrait Instrumentalisation de l’accord pour partir en retraite anticipée
Attentisme coopératif Retrait
Partir avant de voir les transformations
Conserver les acquis à la marge des évolutions de l’entreprise Ne pas se faire remarquer
Ressources réglementaires et gestionnaires Forte expérience
Niveau de formation initiale plutôt plus élevé que la moyenne Référence au statut et au règlement
Salariés anciens Haute maîtrise technique Attachement au modèle et métier Sentiment de rejet
Dans le même poste depuis longtemps (10 ans) Investissements privés forts ou bien jeunes embauchés qui « attendent de voir »
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En fonction des positions tenues par les directeurs d’unité, on peut ainsi mettre en évidence quatre pôles qui servent de tenseurs aux positions managériales.
Le management par l’exemplarité Le manager veut être un exemple, que ce soit en matière d’investissement professionnel ou d’adhésion aux politiques locales et nationale. Il souhaite jouer un rôle de pédagogue : il se sent une responsabilité dans la clarification des enjeux, même lorsqu’il ne bénéficie pas lui-même de toute la lumière sur les informations qu’il doit faire passer. C’est une figure classique de l’encadrement, proche du modèle de l’« officier » exposé par Claude Dubar. Sa mission consiste à définir un cadre d’action, avec une certaine capacité à se créer des marges de manœuvre. Le directeur assume une forme d’autorité, il se doit d’attribuer à chaque niveau d’encadrement un champ de responsabilités spécifique dans le projet de l’unité. Le management par soutien des réformes Un second axe de stratégie est celui d’un soutien des réformes, qui peut aller jusqu’à une sorte de « parti pris » pour la direction ou, à l’inverse, à une opposition (discrète ou forte) aux politiques nationales et aux projets locaux, souvent portés par la personne du directeur (parti pris « basiste »). Ce schéma se rencontre plutôt dans les univers où le directeur affiche clairement un objectif de modernisation, comme si le fait qu’il expose nettement une position poussait l’ensemble de l’encadrement à prendre parti (adhérer ou résister). Une telle situation tend à faire de l’établissement un forum sur les réformes et leurs significations.
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Le management par évitement Les managers peuvent jouer l’évitement, tant à l’égard des subordonnés que de la hiérarchie. Cette stratégie, qui renvoie à la peur du dire, consiste à rester vague sur les changements pour limiter les risques de désaccord. L’intervention est axée sur le contrôle a posteriori en cas de difficulté. Les agents vivent mal cette attitude qu’ils interprètent comme une forme de « démission ». Le directeur d’unité adopte une attitude défensive visà-vis des politiques du niveau central. Les cadres peuvent se replier sur des stratégies d’autoprotection et de construction de carrière valorisant la mobilité, ce qui accentue leur rejet par des populations techniciennes très attachées au local. Ces différents pôles de l’action représentent des systèmes de tensions dans lesquels se jouent les stratégies réelles des directions. Plus que des positions managériales clairement constituées, ce sont des lignes d’action qui sont en débat et qui se déplacent en fonction des enjeux, même si des dominantes apparaissent en fonction des individus et des unités. Le management par soutien de la base Les managers peuvent aussi estimer qu’ils doivent soutenir le personnel « chamboulé » par les réformes. Une telle posture revêt deux connotations différentes. Mettre en avant la base peut être une façon discrète de résister soi-même au changement. Mais une telle attitude peut aussi procéder d’une réelle volonté de montrer les difficultés d’agents pour lesquels le changement est synonyme de souffrance. Ces diverses formes de management doivent être comprises comme des résultantes des systèmes contingents liés aux politiques de modernisation et à la façon dont les acteurs les actualisent dans des contextes différents, plus qu’à des choix conscients et volontaires que les acteurs effectueraient en fonction de systèmes de référence explicites. Les années 2000… Cette période est caractérisée par une transformation intense de l’environnement des entreprises publiques. Le marché n’est plus une abstraction, mais une réalité. L’exemple le plus clair de cette
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mutation est représenté par France Télécom confronté, au même titre que ses concurrents, à des marchés très évolutifs sur ses différents segments d’activité. Dans ce cas, être manager consiste à savoir gérer l’incertitude et à s’ajuster en permanence au changement. À notre sens, une grande partie des difficultés des entreprises publiques, au-delà de leurs problèmes bien réels de conduite du changement, sont liées à la conception française des élites : lesquelles décident en surplomb, au nom du bien commun, mais n’expliquent pas assez les réformes et contournent ce qu’elles considèrent comme des résistances illégitimes, notamment des syndicats. Or, justement, ce qui est en question aujourd’hui dans les bouleversements en cours suppose une vision partagée et implique des formes d’échange, de débat aux différents niveaux des entreprises. Les élites françaises devraient être les accoucheurs d’une vision du changement et favoriser les débats. La fragilité du modèle français tient au fait que ce travail politique n’est pas effectué : nous avons tendance collectivement à nous comporter comme si le marché était une donnée contournable. Comme le déclare, dans un article provocateur et stimulant, Gilles de la Margerie : « Ne dites pas aux Français que leur économie est maintenant une économie de marché comme les autres, raisonnablement efficace et moderne : ils se croient encore les héritiers des figures tutélaires de l’entrepreneur d’État et de l’intervention publique 9 . » Nous fonctionnons sur une sorte d’implicite, comme si la reconnaissance du marché impliquait de devoir partager les valeurs et les choix des sociétés anglosaxonnes, là où justement il faudrait débattre pour trouver des solutions innovantes qui tiennent compte de notre histoire collective. Comme l’analyse Bruno Jobert : « Les choix institutionnels passés exercent une contrainte forte sur les développements institutionnels ultérieurs 10 . » « Plus un système est englobant, exclusif et régulé, plus le path dependency sera fort. Inversement, plus le système est partiel, concurrencé par d’autres institutions et/ou régulé de façon polycentrique, plus la dépendance sera faible 11. » La théorie du sentier de dépendance repose ainsi sur 9. G. DE LA M ARGERIE , « La révolution libérale masquée », in R. F AUROUX , B. SPITZ, Notre État, Robert Laffont, Paris, 2001. 10. B. JOBERT, « La régulation politique : le point de vue d’un politiste », in J. COMMAILLE, B. JOBERT, Les métamorphoses de la régulation politique, op. cit., p. 138. 11. B. JOBERT, ibid., p. 139.
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l’hypothèse d’un verrouillage construit par les systèmes institutionnels. Or, justement, les entreprises publiques se caractérisent par de tels verrouillages, en l’occurrence la culture et les mécanismes institutionnels des statuts du personnel et du paritarisme. Le développement de solutions innovantes passe par des apprentissages culturels et institutionnels. Plutôt que de raisonner par rupture sans négociation, il faut envisager le changement explicitement sur l’hypothèse de paliers d’apprentissage qui permettent de construire une acculturation à la logique du marché.
Gestion du changement L’hypothèse que suggère ce schéma, compte tenu de la variété des marchés, est qu’on ne peut plus raisonner de façon homogène sur la trajectoire des entreprises publiques dans la période à venir. L’affaiblissement des monopoles en limite la possibilité. Le marché crée des effets différenciateurs qui rendent illusoire un raisonnement globalisé. Les trajectoires des entreprises publiques tendent à se différencier les unes des autres. À une vision des directions quelque peu manichéenne et illusoire reposant sur le postulat que le social devait suivre, quitte à susciter conflits et résistances, auquel a répondu en miroir une sociologie critique 12 plus férue d’analyse des dogmatiques managériales 13 que des 12. D. COURPASSON, L’action contrainte. Organisations libérales et domination, PUF, Paris, 2000. 13. L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, op. cit.
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pratiques, l’observation montre la variété et la différenciation des comportements d’acteurs. Il est probable que dans la période à venir la multiplicité des comportements sociaux, la disparition des systèmes de normes comportementales qui fonctionnaient avec les monopoles imposent aux entreprises publiques le développement de nouveaux principes de management qui ne sont pas aujourd’hui clairement définis.
7 Régulations, compromis et acteurs par Pierre-Eric Tixier
Les entreprises publiques en voie de modernisation et d’ouverture au marché se présentent comme des ensembles où se confrontent à la fois logique publique et logique privée, monopoles et marchés, tradition et modernisation. Cette confrontation se traduit par de nombreuses controverses sur le sens des réformes, notamment sur les systèmes de relations professionnelles et la gestion des ressources humaines. Les réformes du début de la décennie quatre-vingt-dix ont fait l’économie de l’histoire des entreprises publiques, particulièrement des compromis sociaux qui en avaient fondé l’activité et les systèmes d’échange auxquels ils donnaient lieu entre le personnel, les directions, l’État et la société française. En modifiant les règles de la carrière et de la mobilité, des compétences valorisées par l’entreprise, les règles concernant les systèmes de relations professionnelles, le mouvement de réformes est apparu pour le personnel en place comme un changement de règles du jeu 1, sinon de façon minoritaire comme une rupture du contrat implicite qui liait les agents aux entreprises publiques, ce qui posait des problèmes de légitimité et d’acceptabilité sociale. Ce qui était en question n’était pas simplement des avantages acquis, par ailleurs bien réels, mais autant des modes de vie collective, des façons d’appréhender la vie de travail, mais aussi la vie personnelle, de se situer dans la société. Il a fallu une dizaine d’années d’expérimentations multiples pour que ces politiques se mettent effectivement en place avec une efficacité différente suivant les 1. E. REYNAUD, J.-D. REYNAUD, « La régulation des marchés internes, l’exemple des télécommunications », Centre d’études de l’emploi, mars 1996.
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entreprises notamment à partir de leur exposition au marché qui est apparu comme une sorte d’instance de réalité, légitimant ou non les politiques de changement. Ainsi France Télécom a pu modifier en profondeur ses modes de fonctionnement interne et ses comportements managériaux, même si cela s’est traduit par une conflictualité sur le « coutumier », parce que l’entreprise devait s’adapter à un marché très concurrentiel. À l’inverse, la SNCF éprouve toujours des difficultés à transformer les comportements de ses agents, encore peu exposés à la concurrence, mais subissant en revanche les comportements asociaux d’une partie de ses utilisateurs. Comment analyser les compromis sociaux ? L’élaboration de compromis sociaux pour permettre le changement et éviter des guerres entre direction, syndicats et personnel devient désormais un enjeu stratégique pour les grandes entreprises, plus encore que dans la période antérieure. L’analyse de ces compromis suppose d’étudier les formes de régulations qui peuvent être de trois types pour Jean-Daniel Reynaud 2 : des régulations de contrôle qui sont émises par le sommet de l’organisation, des régulations autonomes que les acteurs se donnent à la base et qui structurent leurs échanges, et des régulations conjointes qui lient régulation de contrôle et régulation autonome. Or c’est justement la faiblesse de ces régulations conjointes qui caractérise les systèmes de relations professionnelles français, comme le montre cet auteur. Mais, et cela est essentiel de notre point de vue, il ne peut exister de compromis, au sens strict, que s’il existe un système de relations professionnelles qui permette par le biais de la négociation collective de passer des accords, de représenter les acteurs et de créer un espace de médiation entre intérêts. Le renforcement de la fonction de représentation est une nécessité pour que se créent des régulations conjointes qui permettent d’articuler régulations de contrôle et régulations autonomes. Les divers compromis sociaux observés peuvent revêtir une forme explicite par laquelle un ensemble d’acteurs s’entendent pour définir des règles communes qui vont structurer leurs 2. J.-D. REYNAUD, La règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale, op. cit.
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actions, leur forme de dialogue, mais ils peuvent aussi comporter des zones d’ombre et des zones de désaccords ou des zones d’actions non arbitrées 3. Ils peuvent revêtir une forme implicite dans laquelle il n’y a pas d’accord en bonne et due forme et naître de la pratique, auquel cas les acteurs constateront leur existence, s’y référeront sans que personne ne se soit jamais entendu sur une définition, ce qui est souvent le cas en France. Le compromis se construit alors par itérations successives et peut représenter une sorte de quasi-contrat dont la solidité n’est pas nécessairement moindre que s’il y a accord explicite des volontés, mais qui pose des problèmes de changement dans la mesure où les acteurs n’ont pas de référence nommée. Les règles du jeu qui émergent ainsi des pratiques permettent une stabilité des interactions entre les directions d’entreprise, le syndicalisme et le personnel. C’est la qualité de ces interactions qui permet la mobilisation au travail des agents et leur efficacité productive et construit la performance de l’entreprise. Historiquement, par exemple, dans les entreprises publiques, la stabilité de la relation d’emploi était conçue pour permettre à chacun de s’investir dans la recherche d’une meilleure productivité 4. Ainsi, la sécurité de l’emploi ou les règles de carrière qui existaient sur les grands marchés internes du travail que représentaient ces entreprises étaient accompagnées dans la plupart des cas d’une obligation de formation et de disponibilité fondant un système d’échange reconnu et partagé. Un essai d’intégration de la sociologie de l’entreprise et des relations professionnelles Un compromis représente ainsi une façon d’être ensemble dans la vie de travail, de se représenter la réalité et renvoie à des mythes partagés, une histoire collective. L’ensemble des arrangements et des enchâssements entre ces différents sous-systèmes construit un type de performance socio-politique, économique et sociale qui peut varier suivant les entreprises. 3. E. FRIEDBERG, Le pouvoir et la règle, Seuil, Paris, 1993. Cet auteur montre ainsi que les systèmes de relations professionnelles des pays ayant un système de pilotage néocorporatiste sont fondés sur l’hypothèse d’un système d’échange dans lequel chacune des parties peut retirer des gains, même si ces gains ne sont pas identifiés a priori. 4. M. PIORE, C. SABEL, The Second Industrial Divide, Basic Books, New York, 1984.
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Examinons à partir de cette grille d’analyse les architectures des compromis sociaux des différentes entreprises publiques analysées. Ces entreprises ont fonctionné, de notre point de vue, suivant trois formes d’arrangements qui mêlent dimensions institutionnelles, cultures, formes de travail et systèmes de relations professionnelles : des modes d’arrangements corporatistes, des modes d’arrangements néocorporatistes et des modes d’arrangements en transition entre administration et marché. Le modèle du corporatisme d’État : l’exemple de la RATP 5 Par modèle corporatiste, il faut entendre « un phénomène social, renvoyant à un groupe structuré et agissant autour d’une culture de métier dans laquelle ses membres se reconnaissent, et à laquelle ils s’identifient prioritairement 6 ». Or, si la notion de corporatisme a été souvent au cœur du débat social, paradoxalement, la régulation de métier stricto sensu pour la catégorie ouvrière n’a été reconnue depuis la Révolution française que pour quelques activités fermées : dockers, ouvriers du livre, marins de la marine marchande, l’intérêt conjoint employeurs-salariés « contre le consommateur » étant alors plus fort que l’affrontement de classes. Le corporatisme existe aussi pour des professions comme les médecins ou les pilotes de ligne. La faible légitimité du syndicalisme de métier s’explique en France par une sorte d’interdit du corporatisme depuis 1791. Pierre Rosanvallon note dans son ouvrage La question syndicale 7 que la haine des corporations issue de l’Ancien Régime a induit une conception particulièrement abstraite de l’intérêt général. Il cite à cet égard Le Chapelier déclarant en 1791 : « Il n’y plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est plus permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de le séparer de la chose publique par un esprit de corporation 8. » L’énoncé des intérêts d’un groupe social particulier ne peut se 5. Le terme de corporatisme d’État est utilisé par Denis Segrestin qui distingue deux formes de corporatismes : le corporatisme contractuel et le corporatisme d’État. Denis SEGRESTIN, Le phénomène corporatiste, op. cit. 6. J. CAPDEVIELLE, Modernité du corporatisme, Presses de Sciences Po, Paris, 2001, p. 12. 7. P. ROSANVALLON, La question syndicale, Calmann-Lévy, Paris, 1988. 8. Ibid., p. 180.
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faire désormais légitimement que par référence à l’intérêt général, lui-même référé à l’universalisme de la Révolution, même si, dès 1793, avec les sans-culottes, des corporations se recréent sous le nom d’associations « révolutionnaires » autour de petits métiers qualifiés. Ce tabou a été renforcé après la période de Vichy, quand les autorités publiques ont voulu éliminer le corporatisme tel qu’il était exprimé dans la charte du travail sous la forme de collaboration syndicats-employeurs 9. Cet interdit obscurcit en permanence les débats sur la représentation des intérêts en France. Le corporatisme n’a ainsi pas bonne presse dans notre pays 10, même s’il est au cœur des pratiques sociales des secteurs qui nous intéressent. Claude Dubar et Pierre Tripier, dans leur ouvrage consacré aux professions, montrent qu’en France l’État organise les différents groupes professionnels en les intégrant dans des institutions centralisées 11 dont l’origine est la « corporation catholique », à la fois « personne légale » et « communauté personnifiée ». La place dominante du politique, le fait que l’activité de travail soit développée sur la base de l’entreprise et non à partir d’un marché du travail externe, la faiblesse du syndicalisme et l’absence de monopole syndical pour le recrutement ont empêché aussi l’absence de constitution d’un syndicalisme de métier comme en Grande-Bretagne. En dehors des métiers cités, d’autres organisations corporatives existent. Elles reposent sur des conditions de travail spécifiques, qui peuvent fonder une régulation sociale autonome : horaires décalés, risque lié à la technique et responsabilité de l’acte professionnel, etc. Dans ces métiers, où existe une forte conscience partagée et transhiérarchique, les catégories effectuant l’acte noble de production servent de référence à chacun. Ces groupes sociaux n’ont pas pour interlocuteur les directions d’entreprise ou des organismes patronaux. La centralisation du pouvoir au sommet de l’État a eu tendance à faire de certaines entreprises publiques une coquille vide en termes de décision politique, un système technique sans autonomie. Leurs dirigeants, hauts fonctionnaires, valsent au gré de fréquents conflits sociaux. Les travailleurs des entreprises gérant des ressources stratégiques fortes, comme le transport, ont traditionnellement l’État comme interlocuteur direct. 9. J.-P. LE CROM, Syndicats, nous voilà, Éditions de l’Atelier, Paris, 1995. 10. F. DE CLOSETS, Toujours plus, Gallimard, Paris, 1984. 11. C. DUBAR, P. TRIPIER, Sociologie des professions, Armand Colin, Paris, 1998.
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La composante du métier est un des traits spécifiques du modèle corporatiste. À la RATP, le corporatisme a été construit autour d’une communauté, les « roulants », sinon d’une catégorie spécifique – les conducteurs – autour de laquelle est structurée l’activité. Les instances de représentation du personnel étaient fortement centralisées et elles comportaient des structures spécifiques par profession (les comités professionnels). Dans une telle configuration, le syndicalisme est colonisé par les différents métiers de l’entreprise et n’a pas la capacité de construire l’opinion des salariés, sinon sur des objectifs avant tout défensifs. Il en ressort des formes d’action syndicale éclatées où chaque groupe professionnel est concurrent des autres et habillé par différentes idéologies confédérales plus ou moins sans rapport avec les pratiques sociales, avec une forte implantation du syndicalisme autonome délégataire de la communauté professionnelle des roulants. Le modèle corporatiste est fragile par essence parce qu’il vise à reproduire des avantages acquis et des formes de socialisation. Sa fragilité s’amplifie quand les bases techniques ayant fondé la reconnaissance des métiers évoluent en raison, par exemple, du développement de systèmes d’information sophistiqués (ce fut le cas avec la suppression des mécaniciens embarqués sur certains types d’avions). Dans ce cas, le corporatisme ne se maintient qu’en se renouvelant. La nature des compromis sociaux sédimentés avec l’État pose parfois problème. Le conflit de novembre-décembre 1995 en atteste : l’annonce du plan Juppé, sans négociation préalable, a été vécue comme la dénonciation unilatérale d’un compromis social : « Quand je suis entré à la RATP, on m’a dit que je travaillerais dimanches et jours fériés, mais que je pourrais prendre ma retraite à cinquante ans » (Un conducteur). La régulation corporatiste n’a pas été détruite à la RATP – les tableaux de marche au métro et les délégués de ligne au bus continuent à gérer le temps de travail en liaison avec la hiérarchie – mais elle est grignotée par un processus de changement qui l’attaque sur ses marges. En effet, la décentralisation du système de relations professionnelles, avec la présence de délégués du personnel et de délégués syndicaux dans chaque établissement, a permis au dialogue de s’exercer sur le lieu du travail entre les différentes catégories de salariés et les directions, et non principalement au sein de chaque catégorie comme antérieurement. Sauf à prendre le risque d’une crise majeure, la trajectoire d’un tel système ne peut être infléchie brutalement. Sous la présidence de
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Christian Blanc en 1993, la direction de la RATP a joué, sans succès, une stratégie de rupture en essayant de déstabiliser le groupe des conducteurs. Depuis l’échec de cette tentative, elle cherche à agir en amont des conflits : elle a développé un « droit d’alerte » qui, en offrant la possibilité d’échanges, crée un langage commun, sinon une conscience commune des enjeux de l’entreprise. À Air France, la régulation corporatiste n’a pas non plus disparu : les pilotes sont devenus actionnaires de leur entreprise en échange d’une limitation de leur rémunération. Face à ces formes de régulation qui mobilisent des sédimentations culturelles inscrites dans l’histoire, la meilleure chance de déplacer les compromis sociaux consiste à les aménager par touches successives en créant une conscience collective des enjeux de l’entreprise, sauf à disposer de la capacité de les rompre 12, ce qui n’est pas dans la tradition de l’État français. Néocorporatisme et stratégie d’échange politique : le cas EDF Un mode d’arrangement néocorporatiste dans son acceptation la plus large suppose une forme stable de concertation destinée à assurer une régulation économique et sociale qui permet aux acteurs sociaux de bâtir des compromis durables, reposant sur des concessions réciproques en créant un intérêt commun entre les forces économiques et sociales, traduites sous forme d’accord explicite en donnant un statut quasi public à des groupes d’intérêts. Ce mode de définition des compromis suppose en dernier lieu une forte légitimité de la représentation syndicale. Dans cette hypothèse, la composante du métier qui peut être présente n’est pas néanmoins le cœur de la régulation sociale. L’archétype du néocorporatisme implicite à la française est représenté par EDF-GDF, mais fonctionne de façon dégradée dans d’autres entreprises publiques comme la SNCF. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le modèle de développement français s’est construit sous le contrôle de l’État, à partir des grandes entreprises nationalisées et publiques. Pour exercer leurs missions, les entreprises publiques ont été dotées de statuts qui avaient vocation à régler conjointement les questions d’ordre professionnel et social et qui prévoyaient un régime de représentation spécifique, le paritarisme. Les pouvoirs publics voulaient 12. L. HISLAIRE, Dockers, corporatisme et changement, CEP Éditions, Paris, 1993.
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assurer la continuité du service public en favorisant la paix sociale. Ces objectifs ont pris, pour EDF-GDF, la forme du statut de 1946 qui était le modèle le plus achevé d’intégration entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux de la nation pour mener la « bataille pour la production », faciliter la reconstruction et unifier le réseau d’électricité. Cette volonté commune s’est incarnée dans un système de représentation spécifique dans lequel le personnel était traditionnellement représenté par les organisations syndicales les plus représentatives. Il comprend quatre types d’instances : sur le plan de la production, les institutions de la filière des comités mixtes à la production ; sur le plan administratif, les commissions du personnel ; pour la sécurité sociale, les caisses mutuelles complémentaires et d’action sociale, et sur le plan de la santé des comités de médecine du travail. Le conseil d’administration et les CHSCT, institution de droit commun, compléteront le dispositif. L’ensemble de ces institutions comprenait à la fois des instances centralisées et des commissions locales réparties en fonction de critères territoriaux et fonctionnels. Formellement, ces dispositifs, CHSCT non compris, diffèrent du droit commun en ce que chacun exerce une partie des prérogatives d’un comité d’entreprise. Dans les faits, et malgré une distinction conforme au droit français sur la double représentation du personnel, par les organisations syndicales d’une part, par les institutions représentatives dotées d’une autonomie organique d’autre part, l’exercice de la représentation a souvent accru la sphère d’action des délégués du personnel et des délégués syndicaux par rapport aux autres entreprises françaises. Le monopole de présentation des candidatures pour la désignation des délégués du personnel par les organisations syndicales et leurs pouvoirs au sein des institutions représentatives ont brouillé la distinction entre ces deux types de délégués. « Les règles de remplacement (ou de révocation) des délégués, le mode d’attribution du secrétariat finissant alors de consacrer les pouvoirs des organisations syndicales sur le fonctionnement des commissions (les commissions du personnel), sur le choix du délégué, puis sur l’exercice de la délégation. Les délégués seraient de fait moins des délégués du personnel stricto sensu que des plénipotentiaires du syndicat 13. » 13. L. DUCLOS, N. MAUCHAMP, « Bilan et perspective des relations sociales et professionnelles », rapport de recherche GIP MI-LSCI, juin 1994.
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Les élections dites de représentativité pour la formation triannuelle des commissions secondaires du personnel, la décision d’en faire le scrutin de référence ont accru la fusion des représentations dans l’entreprise et la force de la représentation institutionnelle du personnel. Toutes ces caractéristiques ont conduit à une économie des relations sociales et professionnelles spécifiques : la participation aux élections est exceptionnellement élevée (plus de 90 % de votants) ; la CGT est majoritaire dans la longue durée : la représentativité et la densité institutionnelle, produit de la technologie politique mise en place, renforce l’homogénéité du système. L’institutionnalisation du syndicalisme 14, souvent décrite en France comme une faiblesse, est ici une ressource pour chacun des protagonistes pour autant qu’il le reconnaisse et sache l’utiliser. Directions et syndicats peuvent constituer les uns pour les autres des interlocuteurs crédibles. Par ailleurs, la densité des structures permet de faire cohabiter des visées syndicales différentes aux divers niveaux de l’entreprise et des jeux complexes sur l’élaboration des règles en central. Cette architecture institutionnelle allait de pair, à l’origine, avec un principe de coresponsabilité dans la bonne exécution du service public. Mais l’espace de cogestion un instant prévu est rapidement abandonné. Laurent Duclos note que, dès septembre 1946, une circulaire précise que « les CMP 15 n’ont pas pour objet de s’occuper de la gestion qui est l’affaire des conseils d’administration dans lesquels le personnel est d’ailleurs représenté ». En 1947, les CMP voient leur champ d’action limité. Le compromis explicité un temps ne le sera plus, les zones d’accord resteront implicites ainsi que le prévoient les dispositifs institutionnels. Le modèle de relations mis en place permettait à la CGT d’affirmer sa pureté idéologique. La définition d’un compromis explicite, donc engageant conjointement les forces sociales, aurait supposé un compromis de classe. Cette explicitation était inacceptable pour la CGT et le Parti communiste, comme pour les directions, à partir de la guerre froide. Parallèlement, le fait que le paritarisme ne soit pas une cogestion de jure satisfaisait la tradition autoritaire des élites françaises. La CGT gagnera cependant un « droit » sur l’administration du marché interne du travail. Les commissions du personnel verront leur poids relatif se renforcer avec le développement d’élections de représentativité en 1969 et avec 14. G. ADAM, Le pouvoir syndical, Dunod, Paris, 1983. 15. Commissions mixtes paritaires.
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l’aménagement d’une surreprésentation du collège exécution dans les mêmes commissions « garantissant, au-delà des bonnes intentions, un accès des ouvriers au pouvoir 16 ». La cohérence du « modèle EDF 17 » qui résultait de ces choix trouvait sa traduction dans le fonctionnement des instances statutaires. La forte densité d’organismes 18 permet aux syndicats de quadriller le territoire de l’entreprise. Il s’ensuit souvent une dramatisation du débat entre directions et syndicats, qui témoigne de l’effort de représentation dont les agents sont l’objet, et plus généralement d’une culture du « débat contradictoire » faisant des comptes rendus ou des procès verbaux une littérature particulièrement attendue 19. Par les régularités qu’il impose à la prise de décision dans l’entreprise, ce face-à-face au sein des organismes statutaires crée un ensemble de fonctionnalités cumulatives. Conçues pour faciliter le contrôle social, ces structures paritaires doivent être nourries d’un débat permanent sur les missions de l’entreprise. Par un effet de rémanence, certains thèmes comme le développement à l’international, la sous-traitance ou l’impact des décisions européennes sur l’accès des tiers au réseau, y font l’objet de débats fréquents, y compris au plan local. Ce « néocorporatisme implicite » s’est accompagné d’une structure du marché interne du travail favorisant la mobilité sociale. Dès l’origine, des écoles professionnelles sont créées pour permettre aux « ouvriers » de progresser dans la hiérarchie et des services de formation permanente accompagnent le personnel bien avant la loi sur la formation permanente de 1971. Portée par une forte croissance de la demande d’électricité jusqu’aux années quatre-vingt, EDF-GDF a pu offrir une mobilité ascendante importante à la classe ouvrière. En 1992, par exemple, 7 % des chefs d’unité (de la DEGS) étaient issus de la promotion technique et de la promotion ouvrière.
16. L. DUCLOS, « La représentation des salariés par les organismes statutaires d’EDF-GDF : une économie du paritarisme », Cahiers des relations professionnelles, nº 11, décembre 1995, p. 95-111. 17. S. TRINH, M. WIERVIORKA, Le modèle EDF, op. cit. 18. En 1987, il existait 147 CSP, 181 CMP et 857 sous-CMP. Leur nombre a tendance à décroître depuis. 19. L’intérêt de ces documents est patent pour le personnel. Lors de la dernière enquête, « Vous et votre entreprise », les répondants manifestent leur intérêt pour ces supports d’information. Parmi les agents, 74 % classent les comptes rendus des organismes statutaires comme premier support d’information, dont 83 % dans le collège exécution, 76 % pour la maîtrise et 49 % pour les cadres.
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Ce fonctionnement social original a représenté une double ressource d’adaptabilité pour l’entreprise. D’une part, il y a eu « échange politique » : la direction a reconnu aux organisations syndicales et particulièrement à la CGT un droit de regard sur la gestion ; en contrepartie, elle a obtenu leur adhésion aux missions de l’entreprise, ce qui permettait d’assurer la continuité du service public. D’autre part, les instances paritaires ont servi de lieux de débats et permis de faire le lien entre les réformes engagées par les directions et l’activité quotidienne de travail des agents, bâtissant par sédimentations institutionnelles et culturelles accumulées la matrice du « technocorporatisme électrique 20 ». Dans un tel système, l’adhésion des salariés peut fort bien ne pas être idéologique. De facto, et dans de nombreuses unités, les directions ont délégué aux syndicats le problème du recrutement pour la catégorie exécution, même si formellement cela n’a jamais été le cas. Cette délégation a naturalisé l’adhésion comme une fonctionnalité du système de relations professionnelles, ce qui s’est traduit par des taux d’adhésion très supérieurs, et dans la longue durée, au taux d’adhésion moyen dans les entreprises françaises. Le système a fonctionné peu ou prou une quarantaine d’années. Au milieu des années quatre-vingt, il a commencé à se gripper, en raison d’un désaccord entre les directions et la CGT sur la manière de pallier la baisse de la demande d’électricité. La décennie quatre-vingt-dix a vu ensuite ce compromis historique ébranlé par la diffusion de la négociation collective et d’accords sociaux instituant les organisations syndicales minoritaires comme partenaires des directions. Pour mobiliser les ressources internes du personnel et sortir de dix ans de guerre de tranchée avec la CGT, la présidence d’EDF a proposé une refondation du pacte social interne à l’occasion de l’accord social de 1999, que l’ensemble des syndicats a signé. Ce nouvel échange politique s’inscrit dans la tradition de l’entreprise. Reste à savoir s’il lui permettra de construire les ressources d’adaptabilité nécessaires pour faire face au marché. La SNCF possède un système de relations professionnelles très proche de celui d’EDF-GDF. Les conflits sociaux y sont toutefois plus fréquents et l’échange politique direction-syndicats a du mal à se nouer. La présence d’un plus grand nombre de syndicats, et 20. R.L. FROST, « La technocratie au pouvoir… avec le consentement des syndicats : la technologie, les syndicats et la direction à l’EDF (1946-1968) », Le Mouvement social, nº 130, janvier-mars 1985, p. 81-96.
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notamment de SUD qui refuse cette stratégie et contourne une CGT moins forte qu’à EDF-GDF (39 % contre 53 %), explique cette situation. En effet, un échange politique ne peut tenir que si un syndicat occupe une place largement dominante : ce n’est plus le cas à la SNCF, quand Louis Gallois arrive à la présidence de l’entreprise. Or la loi d’airain du pluralisme donne une prime au syndicat le plus radical en période de changement. De plus, si la CGT a joué un rôle majeur dans la « bataille du rail » pendant la Seconde Guerre mondiale, le compromis historique entre direction et syndicats n’a pas été retrempé dans l’histoire récente de l’entreprise comme à EDF avec le nucléaire. Enfin, comme à la RATP, la SNCF doit composer avec une corporation de métier – les conducteurs – qui dispose de capacités de négociation exceptionnelles et directes avec le pouvoir politique. Compromis administrés et compromis de marché : La Poste et France Télecom La Poste et France Télécom ont connu des trajectoires institutionnelles différentes. Les formes de compromis qui s’y sont développées ne sont pas issues d’une volonté politique partagée portant l’emblème de la modernisation. Elles sont nées du statut de la fonction publique et des pratiques autour de la mobilité géographique, qui a fait du retour au pays une sorte de contrepartie traditionnelle aux conditions de sujétion imposées aux fonctionnaires. Autres différences de taille : le syndicalisme n’est pas cofondateur de ces entreprises et il n’y a pas de monopole de représentation syndicale au second tour des élections professionnelles. Dans les entreprises nées de l’administration des PTT, les compromis ne se sont pas construits, comme à EDF-GDF, sur la légitimité d’une parole partagée entre directions et syndicats sur la politique de l’entreprise grâce à un appareil de représentation sophistiqué. Ils se sont bâtis par l’exercice d’un droit de regard limité mais efficace sur la carrière des agents. Et reposaient sur deux mécanismes de régulation sociale. En premier lieu, une régulation conjointe implicite aux termes de laquelle les règles de la mobilité géographique et professionnelle permettaient aux agents de revenir dans leur région d’origine. La performance du système reposait sur l’échange silencieux qui résultait de la disponibilité des agents et de leur acceptation de changement d’activité en fonction des besoins de l’entreprise. En second lieu, il existait
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des formes de compromis autonomes qui fonctionnaient sur une base locale. Par le biais du « coutumier », à France Télécom, directions et syndicats réglaient un certain nombre de conflits liés aux conditions de travail, la règle du jeu interne étant que les primes ou avantages accordés ne remontent pas au sommet de l’entreprise. À La Poste, les compromis locaux tournaient largement autour du temps de travail, directions et personnels s’entendant pour rendre la vie de travail supportable. La règle implicite du « fini parti » était de pratique commune dans les bureaux de poste et les centres de tri. Les compromis fonctionnaient ainsi sur une double régulation : nationale et centralisée d’un côté, locale de l’autre, sans que ces deux dimensions soient nécessairement intégrées. La faiblesse des régulations conjointes permettait de fonctionner sur la fiction d’une égalité de traitement des personnels en affichant des mécanismes de contrôle, tout en laissant subsister des aménagements locaux autonomes qui restaient masqués au niveau central, même si chacun dans l’organisation connaissait ces pratiques. La réforme de 1990, qui a donné naissance à France Télécom et à La Poste, a changé la donne. La reclassification a supprimé le caractère d’automaticité de la carrière et de la mobilité. Les directions ont voulu limiter le champ du paritarisme en supprimant les comités techniques paritaires (CTP) locaux et en mettant en place un système de négociation-concertation au niveau régional pour appliquer les réformes plus près du terrain. Ces changements ont entraîné un trouble profond sur la nature du système d’échange entre les entreprises et les salariés, même si le personnel pouvait rester fonctionnaire. Les compromis locaux ont été modifiés, ce qui a entraîné des conflits sociaux : à La Poste, les arrangements autour du temps ont été mis à plat avec la loi Aubry sur la réduction du temps de travail et France Télécom a supprimé le « coutumier ». Le changement de règles du jeu conduit actuellement La Poste et France Télécom à faire vivre en parallèle plusieurs formes de compromis qui concernent des populations différentes. Certains agents ont opté pour l’ancien statut et les règles de la fonction publique, mais ils ne profitent plus de la règle de l’automaticité en termes de mobilité géographique. D’autres sont contractuels. Chacune de ces populations relève de structures de représentation différentes : les CAP et les CTP pour les fonctionnaires, les CTP communs et les CCP par exemple à La Poste pour les populations
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contractuelles. Autant dire que le système est particulièrement complexe. France Télécom et La Poste sont d’ailleurs confrontées à des boucles de rappel jurisprudentielles pour la gestion de leur personnel fonctionnaire. Ainsi, encore récemment, le juge a annulé les commissions locales de négociation-concertation mises en place dans les unités de France Télécom au motif que ces commissions étaient constituées à partir de la représentativité des organisations syndicales au niveau national et non local. Derrière l’image homogénéisante de l’entreprise publique, la variété des histoires institutionnelles, des formes de compromis et des conditions de marché dessine des trajectoires d’entreprise qui tendent à s’éloigner les unes des autres. Quelles régulations sociales face au changement ? Les directions des entreprises publiques ont cherché à transformer les formes de régulations sociales, ce qui les a déstabilisées profondément. Elles ont introduit la négociation collective comme vecteur de changement et déstabilisé les régulations paritaires. Ce faisant, elles mettaient en cause les modes de construction du dialogue social et les rapports de forces syndicaux. Traditionnellement, la négociation collective ne jouait en France qu’un rôle très limité dans le secteur public. Il a fallu attendre les lois Auroux de 1982 pour voir reconnaître la possibilité d’y développer la négociation collective d’entreprise. Et ce de façon limitée, car elle ne peut que compléter le statut ou instituer des dispositions plus favorables. Or, si l’on compare terme à terme ces deux formes de construction du dialogue social, les différences apparaissent majeures : — la négociation collective repose sur un principe de représentation plus étroit – les salariés et les directions – que celui mobilisé à l’origine par le paritarisme à EDF – la classe ouvrière et l’État –, à France Télécom ou à La Poste un principe du droit public ; — elle ne renvoie pas à l’hypothèse d’une mobilisation nationale, contexte dans lequel le paritarisme s’est développé, mais plus simplement à une logique d’intérêt des salariés ; — la négociation collective substitue à une représentation prouvée, une représentation légale. Les cinq organisations reconnues comme représentatives à la fin de la Seconde Guerre
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Formes de régulation comparée entre paritarisme et négociation collective Structures Principes d’action
Paritarisme
Négociation collective
Représentation
État/Classe ouvrière
Direction/Salariés
Mobilisation
Reconstruction Mobilisation nationale
Capital/Travail
Représentativité
Prouvée Sièges en fonction du nombre de voix
De jure Organisations dites représentatives
Engagement
Avis sans engagement
Convention durée limitée
Échange
« Toujours plus »
Donnant/Donnant
Débat
Échange obligé
Lié à la volonté des parties, sauf négociation annuelle sur les salaires
Obligation
Obligation de « moyens »
Obligation de résultats
mondiale ont le droit de signer des accords au niveau national, conformément au droit du travail, quelles que soient les ressources militantes dont elles disposent. Les syndicats majoritaires le contestent. Ils font valoir que le nombre de sièges au sein des organismes paritaires est attribué en fonction des résultats aux élections professionnelles ; — la logique de la négociation collective substitue au principe d’un avis qui n’engage pas les parties, le principe d’une convention qui les engage pour sa durée. En même temps, la négociation réduit l’étendue et la permanence du face-à-face qu’implique le paritarisme. La négociation collective substitue à une conception parlementaire et déclamatoire du débat où direction et syndicats sont représentés sur la base d’une parité arithmétique une logique d’échange, du donnant-donnant, là où existait plutôt du toujours plus. Il n’y pas non plus dans les processus de négociation collective de production de procès verbal distribué à la suite des rencontres qu’elle génère. L’information des salariés est laissée au choix des négociateurs et à leur capacité ;
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— la logique de la négociation collective n’appelle pas les multiples rencontres en cascade que supposaient les organismes paritaires. Celles-ci peuvent exister, mais elles sont laissées à la libre volonté et aux ressources des acteurs. En conséquence, la négociation ne pénètre pas aussi profondément le corps social que le paritarisme. Elle ne peut mobiliser directement que les négociateurs. Cette autonomie des acteurs dans la conduite et l’utilisation de la négociation se traduit par des effets extrêmement différenciés suivant leurs ressources et leurs volontés. Le développement de la négociation collective et l’affaiblissement parallèle du paritarisme ont entraîné un trouble partagé par l’ensemble des acteurs et une insuffisance de la représentation. Si les formes paritaires pouvaient apparaître obsolètes, l’insuffisance notoire des espaces sociaux pour débattre des réformes, du travail, en dehors du CHSCT, a diminué la stabilité des systèmes organisationnels, au moment où les compromis qui les avaient fondés étaient bouleversés. Pour expliciter ces enjeux, prenons par exemple la scène des débats sur l’organisation du travail à EDF-GDF, qui se déroulaient traditionnellement dans les sous-CMP. Avec la disqualification relative de ces instances décentralisées, l’organisation du travail, qui aurait dû être au cœur des discussions sur la mise en place de l’accord sur le temps de travail de 1997, a été peu débattue. Dans les unités, cette insuffisante prise en compte collective a été un facteur de tension sociale majeur, le management devant gérer une plus grande variété d’horaires avec une organisation du travail souvent inchangée. Laisser aux acteurs la responsabilité, le choix d’informer, de débattre sur les orientations de l’entreprise, c’est aussi prendre le risque qu’ils ne le fassent pas. Ce risque était d’autant plus fort qu’un certain nombre de managers voulaient s’affranchir de cette obligation qu’imposait un paritarisme considéré comme inefficace. Pour un management issu du secteur public, devenir une « entreprise comme les autres » pouvait fantasmatiquement signifier devenir une entreprise où le management n’a pas à s’expliquer et où le syndicalisme est faible. Avec le risque de perdre la capacité de réforme et d’adaptation en ne permettant pas aux salariés d’établir un lien entre leur activité de travail et les changements de l’entreprise. Les accords sociaux peuvent ici entraîner un effet de leurre. En d’autres termes, la disparition du paritarisme pose la question de la capacité managériale à gérer le changement, et celle de l’efficacité des instances de
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représentation du personnel. Or le passage d’une logique paritaire à une logique de négociation représente un changement majeur pour les acteurs de direction et les acteurs syndicaux. En effet, il suppose de passer d’une obligation de moyen (le paritarisme) – informer sur les réformes –, sans obligation de résultats, à une sorte d’obligation de résultats, s’il y a accord sanctionné juridiquement, mais pas socialement, sinon par la qualité des relations et de la mobilisation des acteurs autour d’objectifs communs. Si un accord n’est pas respecté, il peut donner lieu à recours, cependant ce n’est pas son effectivité sociale qui est alors évaluée, mais le respect des engagements juridiquement pris. Dans une période d’intense changement, le système complexe que représente une entreprise publique ne peut se réguler pleinement que par un débat intense sur les enjeux de la négociation collective, si les directions et les syndicats s’en servent comme support de stratégie commune. Quelles complémentarités construire entre le système statutaire et la négociation collective ? À l’ensemble de ces facteurs, on peut ajouter un autre type d’interprétation. Le psychanalyste Donald Winicott 21, reprenant les travaux de Melanie Klein sur la relation objectale, a montré l’importance des objets transitionnels dans les processus de changement des individus qui permettent d’expérimenter et de maintenir l’identité du sujet lorsque celui-ci se sent menacé. Cette perspective a été reprise par des spécialistes des organisations, particulièrement au Tavistock Institute. À leurs yeux, certains arrangements organisationnels peuvent s’interpréter comme des phénomènes transitionnels, car ils jouent un rôle critique dans la nature et l’identité de l’entreprise et de ses membres 22. Une telle interprétation peut s’appliquer aux instances paritaires. Ces structures, en effet, permettent des échanges sans risque majeur pour les deux parties. Et peuvent participer de la construction d’un sens partagé. D’un côté, les directions, si elles sont forcées de s’expliquer dans ce cadre, conservent leur libre arbitre sur la décision, de l’autre côté les syndicats peuvent émettre des réserves et contester, tout en laissant passer les décisions. La structure a ainsi une sorte de fonctionnalité qui permet l’échange, tout en préservant les positions et l’identité des parties présentes. 21. D. WINNICOTT, The Child, the family and the outside world, Penguin, Londres, 1964. 22. Sur ces débats, voir l’ouvrage de Gareth MORGAN, Images of Organization, op. cit, particulièrement le chapitre consacré à l’organisation comme prison psychique.
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Le développement de la négociation collective s’est traduit dans la plupart des entreprises publiques par la coprésence de deux formes de régulation sociale concurrentes. Le paritarisme, en effet, n’a pas disparu. À EDF-GDF, l’objectif des directions était explicitement dans les années quatre-vingt-dix de « faire passer la CGT sous la barre des 50 % ». Leur calcul était le suivant : si la négociation collective devenait l’instance pertinente de gestion du changement, le paritarisme deviendrait un « théâtre d’ombres », le syndicat majoritaire – la CGT – se trouverait luimême en porte-à-faux et verrait ses forces et sa légitimité diminuer. Le management s’est donc appuyé sur les organisations minoritaires prêtes à s’investir dans des accords sociaux, particulièrement sur la CFDT qui, au nom de la survie de l’entreprise et de la construction européenne, partageait l’objectif d’adaptation au marché de la direction. Forme de système de relations professionnelles
Paritarisme
Négociation collective
Organisations majoritaires
+
–
Organisations minoritaires
–
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Syndicats
Les systèmes de relations professionnelles des entreprises publiques sont alors apparus comme saisis d’une schizophrénie institutionnelle, comme s’il existait un double système d’acteurs et de structures : les syndicats majoritaires et le paritarisme d’un côté, les minoritaires et la négociation collective de l’autre. La volonté de contourner les forces considérées comme résistantes au changement a cependant eu des résultats paradoxaux. La réforme de l’administration des PTT et la naissance de France Télécom et de La Poste n’auraient pas été possibles sans un surinvestissement de la CFDT, qui a semé le doute sur les effets du changement et sur la légitimité des syndicats signataires, tout en créant un mauvais climat social. De plus, ces organisations n’ont pas réalisé les gains attendus. La CFDT à France Télécom et à La Poste a perdu des voix et une partie de ses militants sont allés
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fonder le syndicat SUD 23, qui a réalisé en 2000 à France Télécom un score électoral nettement plus élevé (27,5 %) que la CFDT (18,3 %). À EDF-GDF, où le premier accord sur l’emploi date de 1993, le développement de la négociation collective ne s’est pas traduit par l’affaissement attendu de la CGT. La CFDT, quant à elle, n’a pas connu le même sort qu’à France Télécom : elle a perdu un point aux élections suivant l’accord de 1993 et elle est restée quasi stable après les accords de 1997 et de 1999, même si sa position s’est fragilisée face à une CGT qui a retrouvé un espace stratégique en signant l’accord de 1999. Le jeu de concurrence entre paritarisme et négociation pendant la décennie des années quatre-vingt-dix a été rendu plus complexe par les batailles juridiques auxquelles il a donné lieu dans quasiment toutes les entreprises publiques. France Télécom et La Poste, par exemple, avaient supprimé les comités techniques paritaires (CTP) locaux issus de la tradition de la fonction publique, pour ne maintenir qu’un CTP au sommet. Les directions avaient aussi mis en place, par un accord du 8 juillet 1993 signé par la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC, un système d’instances de suivi, de concertation et de négociation. Ces différentes structures à l’efficacité très variable ont été perçues dans un premier temps comme des machines de guerre par les organisations majoritaires. Parallèlement, ces stratégies ont rencontré sur leur chemin non seulement la résistance des organisations syndicales majoritaires, un certain attentisme des personnels, mais aussi la jurisprudence. Certaines dispositions des accords ont été annulées dans la mesure où elles remettaient en cause des dispositions statutaires. À EDF-GDF, l’accord du 31 janvier 1997 a été annulé par la cour d’appel de Paris en septembre 1998, au motif qu’il ne respectait pas les articles 15 et 28 du statut. Pour La Poste et France Télécom, le Conseil d’État a annulé les dispositions supprimant les CTP locaux, au motif que ces deux entreprises ne respectaient pas le statut de la fonction publique. Il subsiste une ambiguïté majeure, que montre de façon éclairante Patricia Mainguenaud, quant aux logiques d’intérêts en présence. Si la direction de l’entreprise est légitime à porter l’intérêt collectif de la personne morale qu’elle représente, en se substituant à l’État-patron, 23. R. DAMESIN, J.-M. DENIS, Syndicalisme(s) Sud, Cahier de recherche du GIP MIS. J.-M. DENIS, Le groupe des dix un modèle syndical alternatif, La Documentation française, Paris, 2001.
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employeur de droit des fonctionnaires et actionnaire principal, sa rationalité est-elle définie par l’intérêt général « réduit à celui de l’organisation ou élargi à celui des citoyens » ? La stratégie de contournement des syndicats majoritaires, jouée de façon dominante dans les années quatre-vingt-dix, est devenue minoritaire, car elle s’est traduite par une perte de régulation plus que par un renforcement des capacités stratégiques de changement. Conclusion : une nouvelle donne ? Les entreprises publiques font aujourd’hui l’apprentissage d’une nouvelle façon de conduire les relations sociales. Les directions s’efforcent fréquemment d’obtenir pour les accords sociaux, la signature de l’ensemble des syndicats ou, à défaut, de syndicats représentant une majorité du personnel. Et elles cherchent moins que dans la période antérieure à faire signer aux syndicats des accords qui ne se traduisent pas par des gains identifiables par les salariés. Le développement de la négociation collective d’entreprise ne s’est pas traduit seulement par la transformation des formes de dialogue. Il participe d’un changement de technologie politique et de la reconfiguration des compromis sociaux antérieurs. Or ces derniers s’inscrivent dans un registre historique qui en conditionne l’évolution. Le temps de l’apprentissage d’un modèle de relations sociales qui ne soit plus déclamatoire, mais centré sur des objectifs contractuels et la définition d’objectifs partagés en fonction des transformations de l’entreprise et de son degré d’exposition au marché. À France Télécom et à EDF, les mises en place de branches professionnelles et de comités de groupes européens relativisent les appareils institutionnels paritaires issus des compromis de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles institutions mettent en place des mécanismes de régulation qui débordent l’ancien périmètre du monopole et impliquent une conduite des relations sociales plus sophistiquée. L’affaiblissement des structures paritaires suppose de renforcer les espaces d’information et de débats et de rechercher un partage sur les objectifs de modernisation. L’amélioration des systèmes de relations professionnelles devient un élément essentiel pour la performance de l’État-nation affronté à la mondialisation. Distinguons deux types de stratégies qui vont créer des ressources de changement. La première, que l’on peut qualifier d’échange politique, peut être jouée lorsque le
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syndicalisme dispose de ressources fortes. Mais ce type de pacte de modernisation des relations sociales comporte trois types d’écueils. À défaut d’une densité syndicale forte, le risque est que le syndicat soit réduit à devenir une annexe des ressources humaines. En prenant l’hypothèse d’une bonne foi des directions au niveau central, l’échange ne pourra se réaliser dans de bonnes conditions au niveau local que si le syndicat dispose de ressources militantes fortes. S’il est possible de peser sur les choix au sommet d’une organisation centralisée en étant un acteur syndical faible par la définition de règles, cela n’est plus le cas dans une organisation décentralisée, a fortiori dans un groupe mondialisé. Les directions locales peuvent être tentées par un double jeu : une affirmation des principes, ce qui leur permet d’atteindre leurs objectifs par la mobilisation des syndicats signataires et par ailleurs une réalisation a minima des ambitions des accords signés, lorsque le syndicat n’exerce pas de pression forte. Les gains immédiats engrangés au moment de la réalisation de l’échange seront réduits dans la période qui suit par la déconstruction du syndicat signataire. Sa légitimité sera mise en cause par les salariés qui ne verront pas la réalisation des objectifs annoncés. Un échange politique suppose de jouer avec l’organisation majoritaire, sinon cela se traduit par l’apparition ou le renforcement de fractions radicales, ou a minima une faible crédibilité du discours sur le changement auprès des salariés, ce qui diminue d’autant la capacité de mobilisation sur les objectifs de l’organisation. Le second type de risque que comporte ce type de stratégie ambitieuse est de déstabiliser le management. Lorsque les relations entre syndicats et directions sont caractérisées par une conflictualité récurrente, le passage d’un jeu oppositionnel à une stratégie d’échange politique peut se traduire par une mise en cause des directions locales qui perdent leurs marques et sont questionnées par les syndicats qui s’appuient sur les échanges au sommet de l’organisation. Le troisième risque tient à la capacité effective du syndicat d’encadrer le social, ce qui est toujours en question dans un système pluraliste. Face au corporatisme catégoriel puissant que représentent les conducteurs du métro parisien, à la RATP, où le syndicat n’a qu’une faible capacité d’encadrement du social et où ses représentants sont des délégataires de la communauté professionnelle, un échange politique ne peut être construit. À défaut d’une telle possibilité et devant l’échec d’une stratégie de passage en force, l’entreprise a mis en place une stratégie procédurale dont
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l’objectif est d’agréger les fractions syndicales, en détachant le conflit des acteurs et en leur permettant par l’exercice d’un droit d’alerte de faire connaître leurs revendications et d’en discuter avec les directions. Cette entreprise accompagne désormais ce droit d’alerte d’un système d’« accord majoritaire », les syndicats signataires doivent représenter aux élections professionnelles au moins 35 % du personnel pour qu’un accord soit considéré comme valide. Cette stratégie permet de réduire la conflictualité. L’entreprise crée ainsi un processus de réforme en continu en réduisant les dysfonctions qu’elle peut repérer. Elle permet aux différents acteurs un apprentissage culturel du changement. Désormais, dans une France confrontée à la mondialisation, les relations sociales deviennent un élément majeur des stratégies de changement des grandes entreprises, car elles conditionnent les ressources de changement. Elles impliquent une nouvelle volonté de compromis et des stratégies fondées sur la recherche d’acceptabilité sociale. Mais ces stratégies de changement restent fragiles car affrontées à un modèle culturel qui a encore pour référence commune le conflit comme mode dominant de relations entre les décideurs et les travailleurs.
Conclusion Comment gérer le social ?
Après une dizaine d’années d’expérimentations diverses, les entreprises publiques ont engagé de profondes réformes. Leur transformation exige que la recherche de « régulation conjointe » devienne un des axes majeurs du changement au même titre que la stratégie face au marché et aux mutations technologiques. Une bonne décision n’est pas celle qui rationalise le mieux une situation de façon abstraite et a priori, mais celle qui est effectivement mise en place parce qu’elle est acceptable socialement dans des entreprises dont les histoires collectives et les statuts construisent les trajectoires de changement. Le poids des acteurs syndicaux dans les entreprises publiques, leur représentativité ainsi que la constance de la confiance que leur témoigne le personnel, même s’il est par ailleurs critique, impliquent qu’ils soient au cœur des réformes. Il faut donc construire les termes d’un échange qui soient valorisés par les acteurs. L’élaboration d’un modèle social plus pertinent sera l’un des enjeux majeurs des prochaines années pour faire face à la mondialisation. Il passe par une transformation des systèmes de relations professionnelles. En effet, plus le marché est présent, plus les capacités d’interactions de l’entreprise avec l’environnement socio-économique deviennent stratégiques, plus le syndicalisme est questionné sur sa capacité à débattre des orientations stratégiques et à codéfinir des politiques de flexibilité 1. Plus, en même temps, le management doit lui-même au nom d’une politique de développement durable se poser la question du débat avec les différentes forces sociales.
1. C. HECKSCHER, The New Unionism, Cornell University Press, New York, 1996.
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Le cas des entreprises publiques peut être interprété comme une sorte de laboratoire social du changement. Il aide à comprendre les types de problèmes auxquels la société française est confrontée et à réfléchir sur des scénarios possibles d’évolution. C’est notre capacité collective à imaginer de nouveaux chemins, à construire des espaces de transition et à bâtir des compromis, qui permettra d’inventer un avenir commun paisible. La période actuelle questionne ainsi en profondeur le « modèle français », construit autour d’un État rationalisateur et de grandes sociétés nationalisées ou publiques qui ont été dotées de statuts particuliers correspondant à des missions d’intérêt général. Ces entreprises, centrées sur la recherche de performances techniques et l’application d’une réglementation, ont longtemps administré le social. Elles en déléguaient partiellement la gestion aux syndicats. Dans le meilleur des cas, les grandes orientations stratégiques étaient évoquées en réunion paritaire. Le syndicalisme trouvait son compte dans cette façon de faire. Les organisations syndicales étaient informées des choix des directions sans y être impliquées. Elles en géraient les conséquences. Comme les stratégies des dirigeants heurtaient souvent de front les corporatismes, les explosions sociales étaient fréquentes. Ce modèle, qui a donné des signes de fragilité après 1968, devient clairement obsolète dans les années quatre-vingt. L’ouverture au marché, sans médiation efficace, d’activités monopolistiques déclenche des conflits dans toutes les entreprises publiques. Les élites, par manque de compétences en matière sociale et sur les stratégies de changement, renvoient les syndicats à l’image d’une « inadaptation » généralisée et y trouvent prétexte pour les contourner. La France se complaît dans ce jeu de miroirs, où chacun est le bouc émissaire de l’autre. Mais ce mode de fonctionnement se révèle coûteux et source d’incertitudes majeures pour le pays. Le conflit de novembre-décembre 1995 s’apparente à un basculement : refuser le « plan Juppé », c’était aussi refuser que le social se soumette, sans explication préalable, aux impératifs de la gestion. Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement les options en présence mais l’absence totale de négociation, notamment sur les régimes de retraite des employés de la SNCF ou de la RATP. Désormais, le social va être pris en compte par les politiques d’État, mais de façon défensive. La dissolution de l’Assemblée nationale et les élections législatives anticipées de 1997, qui sonnent le retour de la cohabitation, nourrissent toutes
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conclusion
les confusions. Elles marquent le retour au gouvernement de la « gauche plurielle », dont les choix de société ne sont pas clairs. Le scrutin ne traduit pas l’adhésion à un modèle nouveau qui permettrait de gérer la mondialisation et la construction européenne. Dans les entreprises publiques, le retour de la gauche se traduit par une volonté de compromis : les directions de la SNCF et d’EDF cherchent à faire entrer la CGT dans la négociation collective. La Poste et la RATP gèrent le social plus prudemment. Seule France Télécom, confrontée à un marché immédiatement ouvert, choisit de rompre avec son modèle historique. Toutefois, la recherche dominante de compromis internes s’est faite sans débat avec l’opinion publique. En d’autres termes, les élites n’ont pas ouvertement assumé les choix politiques qui étaient les leurs : aller vers un modèle européen et faire face à la mondialisation. Les orientations frileuses du gouvernement Jospin s’expliquent en partie par un véritable syndrome de l’« automne 1995 ». Mais la partie de cache-cache des politiques français sur la disparition des monopoles laisse le social en état d’apesanteur : les règles du jeu antérieures ne sont plus légitimes, sans qu’apparaissent clairement de nouvelles régulations. Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. La première est l’accélération de la mise sur le marché des entreprises publiques, qui impliquerait une flexibilité accrue. De tels changements entraîneraient à la fois la diffusion massive d’une culture de marché et de nouvelles attitudes au travail observables en partie à France Télécom. Un tel modèle n’apparaîtra probablement pas rapidement comme dominant : une partie importante de la société française reste méfiante à l’égard du marché 2. À ses yeux, la mondialisation a des effets néfastes pour les salariés. Le Conseil d’État intervient d’ailleurs pour maintenir la notion d’intérêt général dans sa jurisprudence à propos des entreprises publiques, ce qui peut couvrir de nombreux domaines comme le droit de grève 3. L’hypothèse de la préservation, malgré tout, d’un périmètre considéré comme intangible n’est plus crédible aujourd’hui. Une 2. Un sondage réalisé pour le journal Le Monde montre que la mondialisation est perçue comme une chance par une majorité des jeunes âgés de 18 à 24 ans (54 % contre 43 %), et une majorité relative des 25-34 ans (48 % contre 47 %), alors qu’elle est largement considérée comme une menace par les plus âgés. G. Coutois, Le Monde, 19 juillet 2001. 3. J.-L. BODIGUEL, C.-A. GARBAR, A. SUPIOT, Servir l’intérêt général, PUF, Paris, 2000.
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logique du « bunker » nous couperait des autres pays européens 4 qui recomposent les rapports entre marché et service public, y compris en intégrant dans la fonction publique des techniques managériales empruntées au secteur privé 5. L’hypothèse d’un renforcement de la dimension publique irait a contrario des engagements pris au sein de l’Union européenne et poserait des problèmes politiques et économiques majeurs, car la France est déjà considérée comme ne jouant pas le jeu. Aujourd’hui, le seul marché réellement ouvert est celui des télécommunications mobiles, où il n’était pas possible de bâtir une ligne Maginot. Mais le statu quo n’est plus tenable : la pression de nos partenaires européens augmente et la dérégulation s’impose peu à peu partout. Le « tout marché » étant rejeté par la société française – en attestent les attitudes de l’opinion publique face aux restructurations 6 –, un scénario d’évolution probable pour les entreprises publiques est celui de l’entre-deux. Il se traduirait par des avancées différenciées du marché et des formes de régulation sociale correspondantes, en fonction des situations d’entreprise et des rapports de forces complexes qui peuvent se jouer entre les corporatismes, l’Union européenne, le pouvoir politique et la rue. Ce scénario est porteur d’une fragilité sociale certaine et synonyme, pour tout pouvoir politique, de conflits récurrents et d’allers et retours limitant la performance socio-économique de ces entreprises. Éviter ce scénario et ses conséquences régressives suppose que l’État et les politiques assument les conséquences du choix européen. Aujourd’hui, dès que le vent mauvais d’un mouvement social vient perturber une entreprise publique, l’État a tendance à reculer au nom d’intérêts politiques immédiats. Cette stratégie enkyste le social dans une résistance sans légitimité, créant un mécontentement des acteurs même lorsqu’ils ont retardé un processus de changement. Le social peut devenir son propre enjeu et perdre les racines de ses missions. La résistance des corporatismes trouve ses ressources dans l’absence de partage des choix de réforme, la faiblesse des négociations et l’absence de 4. Dans une interview au journal La Tribune le 9 juillet 2001, le commissaire européen Frits Bolkestein déclare : « Il faut libérer l’Europe des éléments corporatistes du passé », en s’attaquant au monopole d’EDF. 5. F. DREYFUS, L’invention de la bureaucratie, op. cit. 6. T. LEMASLE, P.-E. TIXIER, Des restructurations et des hommes, Dunod, Paris, 2000.
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conclusion
pédagogie des dirigeants. Mais les services publics à la française n’ont de légitimité au sein de l’Union européenne que s’ils offrent des services plus larges, de bonne qualité et à prix compétitif par rapport aux autres pays. Faute de quoi, la société française verra sa position s’affaiblir et le syndrome du village gaulois perdurera… Chacun des arrangements corporatistes que nous avons décrits peut justifier son existence par des spécificités historiques. Mais l’analyse du jeu des acteurs démontre l’épuisement d’un système de relations fondé avant tout sur le conflit comme ressource de changement. C’est par une mise en débat des enjeux à venir entre l’ensemble des acteurs que peut se jouer positivement le changement. Les élites doivent accepter de ne plus décider en surplomb du social. L’insuffisante formation des dirigeants à la gestion sociale, considérée comme la dernière roue du carrosse dans les stratégies de changement, est un facteur aggravant. C’est par l’apprentissage d’un modèle de régulation qui repose sur des formes de dialogue interactif qui viennent nourrir le champ de la décision et par des choix assumés du modèle de société à venir que de nouvelles adaptations peuvent être inventées.
Les auteurs
Renaud Damesin
est chercheur au groupement d’intérêt public Mutation des industries et des services (GIP MIS), CNRS, et doctorant à l’IEP Paris.
Claire Guélaud
grand reporteur au Nouvel Économiste, suit les questions sociales et du management depuis 1985.
Patricia Mainguenaud cadre à EDF, a été chercheur au Laboratoire de sociologie du changement des institutions de 1996 à 1999. Nelly Mauchamp
est chercheur au (LSCI), CNRS.
Pierre-Eric Tixier
est professeur des universités à l’IEP Paris, chercheur au Centre de sociologie des organisations (FNSP) et conseiller scientifique du GIP-MIS et de l’Association Entreprise & Personnel.
Table
Introduction ......................................................................
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1. EDF : le renouvellement d’une stratégie d’échange politique, par Nelly Mauchamp ...................................
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2. La RATP : une modernisation sous contrainte, par Pierre-Eric Tixier ..................................................
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3. France Télécom : d’une régulation administrée à une régulation de marché, par Patricia Mainguenaud ..........................................
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4. La Poste : territoires, marché et compromis sociaux, par Renaud Damesin .....................................
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5. La SNCF : une stratégie de croissance, un imaginaire du déclin, par Claire Guélaud ...............
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6. La conduite du changement ou le management à l’épreuve, par Pierre-Eric Tixier ..............................
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7. Régulations, compromis et acteurs, par Pierre-Eric Tixier ..................................................
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Conclusion : Comment gérer le social ? ...........................
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Les auteurs ........................................................................
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Composition Facompo, Lisieux Achevé d’imprimer en mars 2002 par l’imprimerie Bussière Dépôt légal : Mars 2002 Numéro d’imprimeur : Imprimé en France