Débats politiques et philosophiques au XVIIe siècle
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Débats politiques et philosophiques au XVIIe siècle
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Collection Mercure du Nord/Verbatim Se concentrant sur le discours oral, cette collection, un sous-ensemble de Mercure du Nord, transcrit mot à mot, verbatim, les conférences sur les grands problèmes de l’heure qu’éclairent d’éminents conférenciers en lettres et en sciences humaines. Le lecteur retrouvera ainsi, rapportés sous forme de texte écrit, les débats auxquels il s’intéresse et qui se répercutent à travers le monde philosophique, social et politique.
Autres titres parus dans la collection Marc Angenot, Maï-Linh Eddi et Paule-Monique Vernes, La tolérance est-elle une vertu politique ? 2006. Clément Lemelin, L’accessibilité aux études supérieures, 2006. Michel Troper, Le gouvernement des juges, 2006. Shauna Van Praagh, Hijab et kirpan. Une histoire de cape et d’épée, 2006. Michel Guérin, La seconde mort de Socrate, 2007. Mireille Delmas-Marty, L’Adieu aux Barbares, 2007. Hubert Bost, Bayle et la « normalité » religieuse, 2007. Ethel Groffier-Klibansky, Le statut juridique des minorités sous l’Ancien Régime, 2007. Bertrand Binoche, Sade ou l’institutionnalisation de l’écart, 2007. Marc Angenot, En quoi sommes-nous encore pieux ? 2008. Jules Duchastel, Mondialisation, citoyenneté et démocratie. La modernité politique en question, 2008. Paule-Monique Vernes, L’illusion cosmopolitique, 2008. Michel Jébrak, Société du savoir, néoténie et université, 2008. Marcel Dorigny, Anti-esclavagisme, abolitionnisme et abolitions, 2008. François Ost, Le droit comme traduction, 2009. Dorval Brunelle, L’autre société civile, les mouvements sociaux et la lutte pour les droits fondamentaux, 2009. Peter Leuprecht, Déclin du droit international ?, 2009. Gian-Mario Cazzaniga, Frères chasseurs, Brother Hunters suivi de Les églises chrétiennes et la franc-maçonnerie, 2009. Ernest Mbonda, Justice ethnique, 2009. Christine Straehle, sous la dir. de, L’Éthique saisie par la mondialisation, 2009.
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Alexandra Torero-Ibad
Débats politiques et philosophiques au XVIIe siècle La question de l’âme des bêtes chez Descartes et Gassendi suivi de
Coup d’état et pouvoir politique chez Gabriel Naudé
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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-9011-4 © Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2009 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université, Québec (Québec) G1V 0A6 www.pulaval.com
La question de l’âme des bêtes chez Descartes et Gassendi Conférence prononcée le 5 mars 2009, dans le cadre de l’exposition De la Renaissance à la Révolution à la Révolution : aux sources de la modernité, Bibliothèque centrale de l’UQAM, Montréal
sommaire La question de l’âme des bêtes au XVIIe siècle constitue un prisme particulièrement intéressant pour examiner les débats entre les systèmes philosophiques de cette époque. Ce n’est pas que les philosophes se préoccupaient, alors, particulièrement du sort des animaux. Mais s’interroger sur l’existence, la nature ou les fonctions de l’âme des animaux engage en creux des questions centrales telles que la conception de l’âme humaine, les rapports de l’âme et du corps, le processus de la connaissance... Le débat qui oppose sur cette question Descartes et Gassendi voit s’affronter deux grandes figures de la première moitié du XVIIe siècle, et sous-tend l’opposition fondamentale de leurs systèmes philosophiques. Il s’agira de s’interroger sur les enjeux qu’il soulève, et sur les relations entre ses dimensions métaphysiques, physiques et théologiques.
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La question de l’âme des bêtes chez Descartes et Gassendi1
L
a question de l’âme des bêtes au XVIIe siècle2 est loin d’être une question mineure ou très spécifique. Au contraire, elle constitue un prisme particulièrement intéressant pour examiner les débats entre les systèmes philosophiques de cette époque. Ce n’est pas que les philosophes se préoccupaient, alors, particulièrement du sort des animaux. Mais se demander si les animaux ont une âme, quelle est sa nature, quelles sont ses fonctions, engage en creux la conception de l’âme humaine, les rapports de l’âme et du corps, le fonctionnement de la nature, le processus de la connaissance... Cette question a ainsi de multiples enjeux, qui s’entrecroisent. Sur le plan métaphysique, c’est la conception de l’âme, du corps et de leurs rapports qui est engagée. Sur le plan épistémologique se pose la question des modalités du processus 1. Ce travail a été réalisé grâce à une bourse de recherche postdoctorale du gouvernement du Canada (BRPD). 2. Sur la question de l’âme des bêtes à l’âge classique, on consultera avec profit Corpus, revue de philosophie, n°16/17 : L’âme des bêtes, mis en œuvre par Francine Markovits, 1991. Ce volume contient non seulement des articles, mais encore plusieurs textes de cette époque, notamment l’article Rorarius du Dictionnaire historique et critique de Bayle.
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de la connaissance, des rapports entre perception, sensation, imagination et raisonnement. Sur le plan de la connaissance de la nature, c’est l’appréhension du vivant qui est en jeu. Sur le plan éthique, c’est la place de l’homme dans la nature qui est interrogée. Et sur le plan théologique, c’est en fait la question de l’immortalité de l’âme humaine qui se pose. Dans les débats, la position de Descartes apparaît comme particulièrement radicale, dans la mesure où, en un sens, on peut dire qu’elle va jusqu’à refuser d’attribuer une âme aux animaux. Elle n’en rejette pas pour autant la question de savoir comment rendre compte de la vie des animaux et de ses manifestations, mais elle prétend pouvoir le faire par le simple mécanisme du corps. Descartes propose donc de poser le problème d’une manière particulièrement nouvelle, qui engage en même temps une nouvelle conception de l’âme et du corps de l’homme, tout en introduisant une différence de nature entre les hommes et les animaux. Parmi les adversaires de Descartes, son contemporain Gassendi3 formule des critiques particulièrement intéressantes, parce qu’elles sont celles d’un novateur qui, comme Descartes, rejette l’aristotélisme. Promoteur d’une certaine forme de mécanisme, il s’oppose à celui de Descartes, parce que ce dernier implique le dualisme, c’est-à-dire la distinction réelle de l’âme et du corps. En m’attachant au débat entre Descartes et Gassendi au sujet de l’âme des bêtes, j’essaierai de mettre en évidence qu’il sous-tend l’opposition fondamentale de leurs systèmes 3. Gassendi est né en 1592 et décédé en 1655. Descartes est né en 1596 et décédé en 1650.
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philosophiques4. Je m’interrogerai en même temps sur les enjeux qu’il soulève, et sur les relations entre ses dimensions métaphysiques, physiques et théologiques. Je présenterai dans une première partie la conception aristotélicienne à laquelle Descartes comme Gassendi s’opposent. J’examinerai ensuite la position de Descartes au sujet de l’âme des bêtes, telle qu’elle est présentée dans la cinquième partie du Discours de la méthode de 1637, mais également dans le reste de l’œuvre et dans la correspondance. Je la confronterai enfin à l’examen critique qu’en produit Gassendi dans la Disquisitio metaphysica de 1644, issue de la discussion engagée à l’occasion des Cinquièmes Objections et Réponses aux Méditations Métaphysiques de Descartes de 1641, tout en confrontant la Disquisitio à l’exposé plus systématique proposé dans le Syntagma philosophicum (publié à titre posthume en 1658).
I. La conception aristotélicienne rejetée par Descartes comme par Gassendi Présentons tout d’abord la conception aristotélicienne de l’âme en général, et de l’âme des animaux en particulier, pour mieux comprendre à quoi Descartes et Gassendi s’opposent en élaborant leur propre conception. Soulignons d’emblée que, pour Aristote, l’étude de l’âme fait partie de la science de la nature, et en particulier de la partie de la science de la nature qui traite des vivants. 4. Cf. Olivier Bloch, « Gassendi critique de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger, avril-juin 1966, pp. 217-236.
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Dans le traité De l’âme5, Aristote définit l’âme comme la « réalisation première d’un corps naturel qui a potentiellement la vie 6 », c’est-à-dire d’« un corps naturel pourvu d’organes7 ». Comme le précise Richard Bodéüs, « dans la définition de l’âme, l’expression « qui a potentiellement la vie » […] appliquée au corps, ne vise pas un état de la matière corporelle antérieur ou postérieur à la vie, mais un corps animé, dont les potentialités correspondent à la réalisation première en quoi consiste l’âme 8 ». Pour le dire autrement, si « l’âme est la substance première, le corps [est] la matière, et l’homme ou l’animal le composé des deux9 ». L’âme est ainsi immatérielle, mais en même temps elle « n’est pas séparable du corps10 ». Les aristotéliciens scolastiques pour leur part déterminent « le statut ontologique de l’âme en disant […] que c’est celui d’une « forme substantielle » et que cette forme est « immanente » à la matière11 ». La vie se manifeste de quatre façons12 : « le mouvement nutritif, dépérissement et croissance », « le mouvement local et le repos », « la sensation » ou encore « l’intelligence ». L’âme est alors 5. Édition et traduction utilisées: Aristote, De l’âme, traduction inédite, présentation, notes et bibliographie par Richard Bodéüs, GF-Flammarion, Paris, 1993. 6. Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 27-28. 7. Idem, II, 1, 412 b. 8. Richard Bodéüs, op. cit., note 3 p. 139. 9. Aristote, Métaphysique, Z, 11, 1037 a 5-6. 10. ����������� Aristote, De l’âme, II, 1, 413 a. 11. ������������������������������� Richard Bodéüs, introduction, op. cit., p. 46. 12. ���������� Aristote, De l’âme, II, 2, 413 a.
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le « principe13 » de ces manifestations, et « elle se définit par les fonctions nutritive, sensitive, cogitative et par le mouvement14 ». Les différentes fonctions de l’âme ne correspondent pas à des parties localisables : les parties de l’âme ne sont distinctes que par une distinction de raison, et l’âme n’est pas morcelée. Certaines manifestations de la vie sont présentes chez tous les vivants, tandis que d’autres sont spécifiques à certains d’entre eux. Ainsi, tous les vivants se caractérisent par la fonction nutritive (et reproductrice), et les plantes n’exercent pas d’autre fonction. La sensation est propre aux animaux15 alors que la fonction motrice n’est le fait que de certains d’entre eux. La fonction intellective, quant à elle, semble propre à l’animal humain. Aristote souligne ainsi la spécificité de l’intellection par rapport à la sensation, même si les activités du sensitif et de l’intellectif peuvent être parfois réunies sous la même appellation de « cognitif »16. Plus précisément, Aristote établit une hiérarchie entre les fonctions cognitives des animaux, qui vont de la capacité sensitive à l’intelligence en passant par la représentation, de même que le processus de la connaissance va du sensible à l’intelligible17. La question de savoir si la fonction intellective de l’âme rend cette dernière séparable demeure délicate et divise les commentateurs passés et présents. La possibilité d’une séparation s’appuie sur l’affirmation aristotélicienne selon 13. Idem, II, 2, 413 b. 14. �Ibid., II, 2, 413 b. 15. Ibid., II, 2, 413 b. 16. ����������������������������������������������������������������� Je m’appuie ici sur ce qu’explique Richard Bodéüs, introduction, op. cit., p. 62. 17. Idem, p. 37.
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laquelle la spécificité de la fonction intellective consiste dans la possibilité de son indépendance vis-à-vis du corps. Or cette question nous intéresse ici pour la dimension théologique qu’elle prend pour les chrétiens. L’enjeu est en effet celui de l’immortalité de l’âme. Ainsi, Thomas d’Aquin et les scolastiques s’appuient sur la spécificité de l’intelligence pour poser l’existence d’une « forme humaine immortelle, d’ordre intellectif »18 . En ce cas, la différence entre l’âme des bêtes et celle des hommes résiderait en ce que seule cette dernière serait immortelle. Ainsi se superposent enjeu épistémologique et enjeu théologique.
II. Descartes et les « animaux machines » La conception de Descartes s’oppose d’autant plus fortement à celle d’Aristote qu’elle implique une redéfinition de l’âme. D’un côté, Descartes distingue substance corporelle et substance qui pense, et redéfinit l’âme comme substance pensante. De l’autre, le principe de mouvement et de vie du corps renvoie, non pas tant à une âme, même corporelle19, qu’à une certaine organisation de la matière. La thèse que défend Descartes est celle d’une différence de nature entre les hommes et les animaux, telle qu’en un certain sens on ne pourra même plus attribuer d’âme aux animaux. Alors que les fonctions exercées par les animaux peuvent s’expliquer par l’agencement du corps et les mouvements de ses parties, celles exercées par les hommes requièrent un corps et une âme incorporelle. La position cartésienne sur l’âme 18. Ibid., pp. 52-53. 19. ��������������������������������������������������������������������� Même si le terme peut être à la rigueur conservé, son sens est donc radicalement changé.
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des animaux repose ainsi sur la distinction entre substance corporelle et substance qui pense. Au cœur de l’argumentation se trouve une comparaison entre l’animal et la machine, comparaison devenue emblématique de la position cartésienne, mais sur laquelle il est nécessaire de revenir pour éviter de la simplifier ou de la caricaturer. L’essentiel des arguments se trouve à la fin de la Cinquième partie du Discours de la méthode, et ce sont à peu près les mêmes qui seront repris dans le reste de l’œuvre. Il n’en reste pas moins qu’il faut également prendre en compte le Traité de l’Homme et celui des Passions de l’Âme, tout comme les Réponses à certaines Objections aux Méditations, et la correspondance, qui est l’occasion de préciser ou d’infléchir certains points20. En outre, si Descartes attribue dans ses premiers textes une certitude absolue à sa thèse, il envisage dans sa correspondance tardive21 que cette certitude puisse n’être que morale.
1) L’arrière-plan de l’argumentation a) Arrière-plan métaphysique La thèse se trouve énoncée après l’exposé de la métaphysique de la Quatrième partie du Discours. Elle repose sur ce que cet exposé a établi, et en particulier la distinction de 20. ��������������������������������������������������� Réponses aux Quatrièmes et Sixièmes Objections aux Méditations (août 1641), et dans la correspondance : Lettre à Plempius pour Fromondus du 3 octobre 1637 (AT I 413-414), Lettre à Reneri pour Pollot d’avril-mai 1638, Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, Correspondance avec Henry More en 1648-49 (AT V 243-45, 276-78, 309-311, 344-45). 21. ������������ ����������� Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, in Descartes, Œuvres philosophiques, édition d’Alquié, 2e édition, Garnier, Paris, 1991-, III, pp. 695-696 ; Lettre à Morus du 5 février 1649, idem, p. 885.
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l’âme et du corps de l’homme : le corps est matériel, alors que l’âme est immatérielle. Ame et corps sont considérés comme deux substances de nature diférente, une substance étant « une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister22 ». Ce qui « constitue la nature de la substance corporelle » est « l’étendue en longueur, largeur et profondeur » et ce qui « constitue la nature de la substance qui pense » est « la pensée »23. Soulignons que, pour Descartes, penser signifie « tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser24 ». Ce que Descartes va montrer, c’est qu’on ne peut attribuer aux animaux une telle âme.
b) Arrière-plan physique : le fonctionnement du corps humain
Il faut souligner en outre que cette Cinquième partie est consacrée à une évocation du contenu du Monde et de L’Homme, que Descartes avait renoncé à publier. Or, dans le traité de L’Homme, Descartes choisit de décrire les hommes en élaborant la fiction d’hommes formés par Dieu et nous ressemblant en tous points – de même que, dans le
22. ������������ Descartes, Principes, I, 51, AT IX-2, 47. Je me permets de citer les Principes, quoiqu’ils soient bien postérieurs au Discours. Ainsi, le vocabulaire de la substance, plus traditionnel, est privilégié dans les Principes, alors que Descartes, ailleurs, préfère parler de nature. 23. ������������ Descartes, Principes, I, 53, AT IX-2, 48. 24. �Idem, I, 9, AT IX-2, 28.
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Monde25, il avait choisi d’élaborer la fiction d’un monde formé par Dieu, et ressemblant en tout point au nôtre. Comme nous, ces hommes sont formés de l’union d’un corps et d’une âme incorporelle. Mais Descartes choisit de décrire d’abord le corps sans l’âme, puis l’âme sans le corps, et seulement dans un troisième temps leur union26. Le corps de ces hommes fictifs est alors, non pas seulement comparé à une machine, mais conçu comme une machine : Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes27.
Ces fonctions sont étendues. Il s’agit de : (1) la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil ; (2) la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités, dans les organes des sens extérieurs ; (3) l’impression de leurs idées dans l’organe du sens commun et de l’imagination, la rétention ou l’empreinte de ces idées dans la mémoire ; (4) les mouvements intérieurs des appétits et des passions ; (5) et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres, qui suivent si à propos, tant des actions des objets qui se présentent aux sens, que des passions, et des impressions qui se rencontrent dans 25. ������ Dont L’Homme est conçu comme la dernière partie et non comme un traité séparé. 26. ������������ Descartes, L’Homme, AT XI, 119-120. 27. �Idem, AT XI, 120.
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les grandes conférences de la chaire unesco la mémoire, qu’ils imitent le plus parfaitement qu’il est possible ceux d’un vrai homme28.
On peut remarquer en particulier que, si Descartes n’emploie pas le terme de « sensations », il ne répugne pas, par contre, à employer celui de « passions ». Il ne faut pas pour autant confondre ces passions avec les passions de l’âme, quand l’âme est unie au corps. Ces fonctions dépendent uniquement « de la disposition des organes », expression que Descartes privilégie, c’est-à-dire de la configuration du corps, de son organisation : ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés29.
Si on peut, à la rigueur, continuer à parler d’une âme pour désigner le « principe de mouvement et de vie » du corps, cela ne renvoie qu’à un des aspects de cette organisation de la machine corporelle, c’est-à-dire à la chaleur entretenue par le cœur, et au sang et aux esprits animaux mis en mouvement par cette chaleur. Il s’agit non seulement de quelque chose de matériel, mais encore de quelque chose qui n’est pas spécifique au vivant – étant de même nature, par exemple, « que [le feu] qui échauffe le foin, lorsqu’on l’a renfermé avant qu’il fût sec, ou 28. �Ibid., AT XI, 202. J’ai ajouté la numérotation. 29. �Ibid., AT XI, 202.
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qui fait bouillir les vins nouveaux, lorsqu’on les laisse cuver sur la râpe30 ». Ainsi, le corps ne fonctionne pas différemment des automates, c’est-à-dire des machines qui se meuvent d’ellesmêmes. Le corps des hommes fictifs imaginés par Descartes est une machine qui se meut d’elle-même, au même titre que celles que les hommes fabriquent. La différence n’en est pas moins grande, mais elle est de degré et non de nature : c’est une machine beaucoup plus complexe, qui « est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables31 ». En effet, celui qui fabrique les corps, c’est-à-dire Dieu, est capable de fabriquer des machines bien plus complexes que celles que les hommes peuvent faire. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on puisse considérer le corps comme une machine, malgré la complexité des fonctions qu’il accomplit. Les fonctions que le corps humain peut effectuer sans l’âme humaine, « c’est-à-dire cette partie distincte du corps dont […] la nature n’est que de penser32 », sont celles qui permettent de rapprocher les hommes et les bêtes : ces fonctions sont « toutes les mêmes, en quoi on peut dire que les animaux sans raison nous ressemblent33 ».
2) La différence entre les hommes et les bêtes C’est seulement dans la mesure où ce que l’homme a de commun avec l’animal a été dégagé que la différence essentielle 30. ������������ Descartes, Discours, V, AT VI, 46. 31. �Idem, V, AT VI, 56. 32. �Ibid., V, AT VI, 46. 33. �Ibid., V, AT VI, 46.
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qui existe entre les deux, le fait que l’homme soit le seul à être pourvu d’une âme dont la nature est de penser, peut être affirmée. Pour ce faire, Descartes prolonge la comparaison du corps avec la machine. En effet, il envisage d’abord les critères de distinction entre un homme (union d’un corps et d’une âme) et une machine qui reproduirait le corps humain en tout (telle que celle qui est envisagée dans le traité de L’Homme), et applique ces mêmes critères à la distinction entre les hommes et les animaux34. Une telle comparaison entre d’un côté ce qui permet de distinguer un homme d’une machine similaire à un corps humain, et de l’autre ce qui permet de distinguer un homme d’un animal, est rendu possible par l’impossibilité de distinguer une machine similaire au corps d’un animal de ce même animal35. Si l’indiscernabilité est alors totale, c’est parce que la machine et l’animal, qui n’est que corps, sont tous deux composés de matière. Montrer que les animaux, contrairement aux hommes, ne sont pas pourvus d’une âme dont la nature est de penser, 34. �Ibid., V, AT VI, 56 et 57 : « au lieu que, s’il y en avait [des machines] qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes » ; « Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes ». 35. �Ibid., V, AT VI, 56 : « Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes ou la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ».
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va consister à montrer que les animaux sont dépourvus de raison. Il s’agit alors de partir de l’expérience, et de remonter des faits observés à leurs causes. Les critères de distinction, qui permettent de déceler si les actes observés découlent de l’exercice de la raison, raison qui elle-même révèle l’existence d’une âme, sont au nombre de deux, même si l’on a surtout retenu le premier des deux : le langage d’une part, et l’universalité du champ d’application de la raison d’autre part36. 36. ������������������������ Le sixième point de la Lettre à Reneri pour Pollot d’avril ou mai 1638 (AT II, 34 et sqq. Édition utilisée : Ferdinand Alquié, Descartes, Œuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1967, II, pp. 54-57), qui revient sur la différence de nature entre les animaux et les hommes telle qu’elle est démontrée dans la Cinquième partie du Discours de la méthode, propose une autre expérience en pensée, toujours fondée sur l’analogie entre la machine et le corps. Cette expérience en pensée est destinée à empêcher l’acquisition des préjugés qui nous font attribuer aux animaux une âme : « Il est certain que la ressemblance qui est entre la plupart des actions des bêtes et les nôtres, nous a donné, dès le commencement de notre vie, tant d’occasions de juger qu’elles agissent par un principe intérieur semblable à celui qui est en nous, c’est-à-dire par le moyen d’une âme qui a des sentiments et des passions comme les nôtres, que nous sommes tout naturellement préoccupés de cette opinion.» (p. 55). Il s’agit donc de reconnaître à la fois ce qui est commun aux animaux et au corps humain, et la différence radicale qu’introduit l’union de l’âme et du corps chez l’homme. L’expérience en pensée propose d’imaginer un homme qui n’aurait jamais connu que des hommes (et non des animaux), et des machines semblables aux corps humains ou aux animaux, et capables donc des mêmes actions. Selon Descartes, cet homme aurait appris à distinguer ces machines des hommes grâce aux deux critères du langage et de l’universalité du champ d’application de la raison, et pourrait ensuite, confronté à des animaux, les distinguer des hommes par ces deux mêmes moyens. Cette expérience en pensée, tout comme la structure de la démonstration de la Cinquième partie du Discours, part de la distinction entre homme et machine, entre homme et automate, pour l’appliquer à la distinction entre hommes et animaux.
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Le premier critère est la capacité de composer ensemble des paroles (ou d’autres signes) pour faire entendre, déclarer aux autres ses pensées37. Dans le cas des machines, Descartes suppose qu’aucune ne pourrait faire une telle chose. Dans le cas des animaux, Descartes considère qu’on peut observer qu’aucun animal n’en est capable. Descartes reconnaît qu’il existe des différences de degrés, non seulement entre les animaux, mais également entre les hommes. De telles différences avaient d’ailleurs été soulignées dès les premières lignes du Discours, dans lesquelles Descartes avait reconnu les différences effectives entre les capacités des esprits dont les hommes sont pourvus38 . Cependant, de même que dans la première partie du Discours Descartes établissait une distinction entre ces différences et l’universalité de la raison chez tous les hommes, de même ici il refuse de considérer qu’il n’y ait que des différences de degrés du plus imparfait des animaux au plus parfait des hommes. Ainsi, entre l’animal le plus parfait39 et les hommes les plus imparfaits40, il n’y a pas qu’une différence de degré, mais une différence essentielle, une différence de nature, qui se révèle dans le fait que tous les hommes, quelles que soient les différences entre leurs esprits, peuvent parler, alors qu’aucun animal ne le peut.
37. ������������ Descartes, Discours, V, AT VI, 56 et 57. 38. �Idem, I, AT VI, 1-3. 39. � Ibid., V, AT VI, 57: « tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être » 40. � Ibid., V, AT VI, 57: « si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés ».
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Pour justifier une telle affirmation, Descartes établit une différence entre émettre des sons qui composent matériellement des mots et proférer des paroles exprimant une pensée. Descartes oppose alors deux exemples : si certains animaux ont des organes propres à la parole (tels les pies ou les perroquets), ils n’expriment pas pour autant de pensée à travers les paroles qu’ils prononcent, alors que les hommes qui sont privés des organes de la parole (les sourds et muets) trouvent d’autres moyens pour exprimer leur pensée : Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue41.
On ne peut donc attribuer aux animaux l’exercice de la pensée au seul titre qu’ils seraient capables de proférer des paroles. La thèse que Descartes avait affirmée se trouve ainsi justifiée par la distinction qu’il vient d’établir : Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou 41. �Ibid., V, AT VI, 57-58.
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les grandes conférences de la chaire unesco du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre42.
Il semble cependant nécessaire à Descartes de réfuter deux objections, généralement avancées par ceux qui attribuent la raison aux animaux. D’une part, Descartes réfute l’objection selon laquelle les animaux auraient un langage, dans la mesure où ils semblent bien, en certaines circonstances, s’exprimer. À cette fin, il délimite l’expression des animaux à des mouvements naturels associés à des changements dans les organes, comme l’expression de passions. En outre, il s’appuie sur la comparaison entre la machine et le corps de l’animal, pour affirmer que ces mouvements naturels pourraient être tout autant produits par des machines qu’ils le sont par les animaux – et Descartes va loin dans ce qu’il attribue au corps : Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux […] Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire43. 42. �Ibid., V, AT VI, 58. 43. ��������������������������������������������������������������������������� La première citation fait partie du développement concernant la différence entre les hommes et les animaux (Ibid., V, AT VI, 58), alors que la deuxième provient du développement précédent, concernant la différence entre des machines qui seraient semblables à des corps humains et les hommes (Ibid.,
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D’autre part, Descartes réfute l’objection selon laquelle les animaux pourraient avoir un langage que nous ne serions pas capables d’identifier comme tel : [On ne doit pas] penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables44.
Descartes cependant balaie cette objection plus qu’il ne prend la peine de la réfuter sérieusement. Le second critère avancé par Descartes pour déceler si de la pensée est à l’œuvre, et qui est beaucoup moins commenté que le premier, concerne l’universalité du champ d’application de la raison, traduite par son inventivité et sa capacité d’adaptation45. Il est intéressant de rapprocher sa formulation, lorsqu’il s’agit de distinguer hommes et machines, et lorsqu’il s’agit de distinguer hommes et animaux46. Dans le premier cas, V, AT VI, 56-57. 44. Ibid., V, AT VI, 58. 45. ������������������������������������������������������������������������� Pour reprendre les expressions de Ferdinand Alquié commentant ce passage dans son édition des Œuvres philosophiques de Descartes chez Garnier, op. cit., tome I, p. 631, note 2. 46. ��������������������������������������������������������������������������� Pour ce qui est de la différence entre des machines semblables à des corps humains et des hommes, Descartes écrit: « Et le second est que, bien qu’elles [les machines supposées par Descartes] fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour
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Descartes insiste sur la différence entre l’universalité du champ d’application de la raison, et le caractère limité de ce que peut faire une machine, pour laquelle chaque action doit correspondre à une disposition particulière de la matière. Si on peut imaginer une machine pour laquelle on aurait prévu toutes les occurrences qu’elle pourrait rencontrer, et les actions correspondantes, il n’en resterait pas moins que la raison peut agir sans dépendre d’une disposition corporelle particulière. Dans le second cas, l’argument est similaire, mais Descartes met l’accent sur ce qu’il lui permet de réfuter l’affirmation selon laquelle l’habileté dont font preuve certains animaux témoignerait de leur intelligence. La comparaison du corps animal avec une machine prend en outre un aspect différent. En effet, Descartes n’évoque pas seulement une machine hypothétique semblable au corps d’un être vivant, mais un automate fabriqué par l’homme : l’horloge. Cela lui permet de souligner de façon frappante que la supériorité dans l’exécution de certaines actions (l’horloge chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir. » Descartes, Discours, V, AT VI, 57. Pour ce qui est de la différence entre animaux et hommes, il propose parallèlement : « C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelquesunes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car, à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et feraient mieux toute chose ; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence. » Idem, AT VI, 58-59.
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mesurant le temps de manière bien plus précise que l’homme ne peut le faire) n’implique en rien l’exercice de la pensée. Ainsi, on ne peut attribuer aux animaux d’âme au sens de substance pensante. Si l’on peut encore à la limite parler de l’âme des animaux, c’est une âme dont la nature est tout à fait différente de celle des hommes47 - une âme corporelle pourraiton dire ? En fait, il s’agit pour Descartes, non pas de localiser le principe de la vie dans une âme matérielle, mais de rendre compte de la vie et des fonctions exercées par les animaux par l’organisation de la machine corporelle. Constater que Descartes dit exactement la même chose au sujet de ce qui donne mouvement et vie au corps humain dans le traité de L’Homme est ainsi particulièrement éclairant. Cette différence de nature entre animaux et hommes doit nous conduire à être vigilant face à l’emploi par Descartes, dans le Discours ou dans sa correspondance, des termes de « sensations » et de « passions » au sujet des animaux : ils n’ont pas le même sens pour les animaux et pour les hommes. Il faut ainsi différencier la perception non accompagnée de pensée et la perception comme modalité de la pensée, cette dernière seule étant proprement la sensation. De même, il ne faut pas confondre les passions non accompagnées de pensée, et les passions de l’âme humaine. Il ne faut donc pas conclure trop hâtivement, de l’attribution aux animaux de sensations et de passions, dans les textes plus tardifs que sont la Lettre au Marquis de Newcastle
47. ������������ Descartes, Discours, V, AT VI, 58 :« leur âme [est] d’une nature du tout [c’est-à-dire “tout à fait”] différente de la nôtre ».
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du 23 novembre 164648 , et la Lettre à Morus du 5 février 164949, à un infléchissement notable de la position cartésienne. Non seulement un tel vocabulaire était déjà présent dans le Discours, mais encore les distinctions entre « passions » et « sensations » animales et « passions » et « sensations » humaines restent présentes dans ces lettres. Cet examen de l’argumentation du Discours nous montre que la question de l’âme des bêtes n’est pas expressément théologique pour Descartes. Ce sont ses interlocuteurs – dans la correspondance, comme dans les Objections aux Méditations – qui introduisent un tel enjeu50. La question de l’âme des bêtes est ainsi associée à celle de l’immortalité de l’âme. Descartes considère alors que sa conception de l’âme, tout comme son attribution exclusive à l’homme, sont conformes au christianisme, et même particulièrement susceptibles de soutenir le dogme de l’immortalité de l’âme humaine51. Descartes affirme en particulier être plus conforme à l’orthodoxie que l’aristotélisme scolastique, qu’il pourrait ainsi remplacer avantageusement52. 48. ������������ Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, , édition d’Alquié, op. cit., III, pp. 693-696. 49. ������������ Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649, édition d’Alquié, op. cit., III, pp. 884-887. 50. �������������������� Cf. par exemple la Lettre à Plempius pour Fromondus du 3 octobre 1637, les Quatrièmes Objections aux Méditations d’Arnauld, ou encore la Lettre à Morus du 15 avril 1649. 51. ������������ Descartes, Discours, V, AT VI, 59-60. 52. ����������������������������������������������������������������� Une telle affirmation est ainsi présente dans la correspondance contemporaine à la publication du Discours. Cf. Lettre à Plemplius pour Fromondus du 3 octobre 1637, AT I 413-414. Dans cette lettre, Descartes souligne, citations à l’appui, la conformité de sa conception de l’âme des
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L’argumentation de la Cinquième partie du Discours de la méthode, prise en elle-même, pourrait sembler circulaire. S’il n’en est rien, c’est qu’elle repose, d’un côté, sur l’établissement par la métaphysique de la nature de l’âme et du corps et de leur distinction substantielle, et, de l’autre, sur l’explication effective et non pas simplement supposée de ce que peut le corps sans l’âme, telle qu’elle a été accomplie dans le traité de L’Homme. Cette distinction de nature et non de degré entre les hommes et les animaux repose ainsi, par la redéfinition tant du corps que de l’âme qu’elle suppose, sur la reconnaissance de l’étendue de ce que peut le corps humain, à l’instar du corps animal, sans l’âme, c’est-à-dire sans la pensée. Pour Descartes, la question de l’âme des bêtes est avant tout une question de physique, qui repose certes sur la métaphysique, mais qui s’appuie également sur l’expérience. L’enjeu théologique de l’immortalité de l’âme humaine demeure second. Quant à la question éthique de la souffrance des animaux, elle n’est pour ainsi dire jamais évoquée53. Ce sont les cartésiens ultérieurs qui la mettent en avant, pour affirmer que le animaux avec celle de la Bible. 53. ������������������������������������������������������������������������� Il me semble que Descartes n’y fait mention qu’une seule fois, et comme en passant, dans la conclusion de la Lettre à Morus du 5 février 1649 (Œuvres philosophiques, op. cit., III, p. 887) : « Ainsi mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle n’est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent les animaux ». Même dans cette évocation d’un enjeu éthique, il s’agit encore, non pas de se préoccuper de la souffrance des animaux, mais, d’un point de vue à la fois éthique et théologique, de légitimer le fait de tuer des animaux.
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cartésianisme évite la souffrance aux animaux, tout en justifiant l’empire que nous avons sur eux54.
III. Gassendi contre Descartes Gassendi s’oppose radicalement à la position de Descartes, dans ses Objections aux Méditations métaphysiques, qu’on trouve dans les Cinquièmes Objections et Réponses, et dans la Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa (Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses), présentant l’ensemble de la controverse. L’opposition de Gassendi se fait sur le plan métaphysique. En effet, d’une part, il met de côté l’enjeu théologique, dans la mesure où il s’accorde avec Descartes pour dire qu’on doit séparer philosophie et théologie, et d’autre part, comme le refus cartésien d’attribuer une âme aux bêtes repose sur sa conception de l’âme et du corps et sur l’établissement d’une distinction substantielle entre les deux, c’est à ces derniers que Gassendi s’en prend. C’est pourquoi il introduit la question de l’âme des bêtes dans son commentaire de la Seconde Méditation. Descartes le lui reproche : les questions que vous posez au sujet des bêtes sont hors de propos ; en effet l’esprit occupé à méditer intérieurement sur soi-même peut bien expérimenter qu’il pense, mais non pas encore si les bêtes pensent ou non ; et il ne recherche cela qu’ensuite et seulement a posteriori, à partir des opérations dont elles sont capables55. 54. ����������������������������� Ainsi Bayle, dans l’article Rorarius du Dictionnaire historique et critique, consacré à la question de l’âme des bêtes, rend-il compte d’un certain nombre d’ouvrages allant en ce sens. 55. ���������� Gassendi, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus
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Pour Descartes, non seulement cette question doit intervenir plus tard, mais encore elle fait partie des questions qui ne peuvent être résolues par une déduction a priori, allant des causes aux effets, mais nécessitent de partir des effets pour remonter vers les causes, par une démarche a posteriori qui part donc de l’expérience. Remarquons que si pour Descartes c’est une méthode qui doit être suivie de manière résiduelle, c’està-dire là où la méthode déductive n’est pas suffisante, pour Gassendi au contraire cette méthode doit être prioritairement suivie. La question de l’âme des bêtes intervient donc dans le contexte du Sixième doute contre la Seconde Méditation (mais en se référant à la Cinquième partie du Discours de la méthode), doute intitulé : « Si l’Âme est une chose qui sent, qui imagine, etc..., il semble nécessaire d’attribuer une âme aux Bêtes ». À travers l’attribution d’une certaine forme de pensée aux animaux, Gassendi conteste que l’âme se définisse comme substance pensante, et que la pensée soit le fait d’une substance immatérielle. Comme Descartes, il considère qu’on ne peut pas attribuer d’âme immatérielle aux animaux, mais, contrairement à Descartes, il estime qu’on peut attribuer aux animaux une âme par laquelle ils sentent et imaginent, voire pensent à leur façon.
Renati Cartesii metaphysicam et responsa [citée par la suite Disquisitio], Opera Omnia [citées par la suite O. O.], L. Anisson et I. B. Devenet, Lyon, 1658, III, 304 a. J’utilise l’édition et la traduction suivantes : Pierre Gassendi, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa. Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses, texte établi, traduit et annoté par Bernard Rochot, Vrin, Paris, 1962.
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Descartes de son côté refuse de discuter réellement avec Gassendi, car celui-ci n’admet pas le principe fondamental de la distinction de nature entre pensée et étendue. Il rejette dédaigneusement les objections de Gassendi, son ton devient de plus en plus méprisant, et il balaie les objections de ce dernier comme si elles étaient sans pertinence ni consistance. Cette attitude peut être rapprochée de celle qu’il adopte face aux objections de Hobbes, qui lui aussi s’attaque aux principes mêmes de sa philosophie.
1) L’argumentation de la Disquisitio Gassendi conteste la définition cartésienne de l’âme comme substance pensante, et comme substance immatérielle, distincte du corps, corps qui lui est matériel, substance étendue. Il se propose de le faire à travers la mise en question du refus de Descartes d’attribuer une âme aux animaux. Il s’agit principalement, en confrontant la conception cartésienne de la pensée à son refus d’attribuer une âme aux animaux, de faire surgir des difficultés propres à invalider la position cartésienne : Car vous voyez que si vous dites, après avoir examiné leurs opérations, que les Bêtes pensent, alors il faut, selon vos principes, en inférer qu’il y a en elles de l’Esprit ; si vous dites qu’elles ne pensent pas, alors il faut, des mêmes principes, inférer qu’il n’y a pas en elles de sensibilité. [Et vous voyez ] des deux côtés un précipice56
Alors que Descartes a affirmé qu’une « chose qui pense » est « une chose qui doute, qui entend, qui affirme, qui nie, qui 56. ���������� Gassendi, Disquisitio, O. O., III, 304 b – 305 a.
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veut, ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent »57, Gassendi conteste que l’acte de sentir puisse relever d’une pensée conçue comme distincte du corps. Pour Gassendi, il y a contradiction à faire de la pensée et de l’étendue deux substances de nature distincte et indépendantes l’une de l’autre, d’affirmer que je sais que j’existe même si je ne sais pas si j’ai un corps, et de faire pourtant de la sensation l’une des modalités de la pensée : « vous dites être une chose qui sent. Or cela m’étonne, car vous avez auparavant affirmé le contraire58 ». La distinction que fait Descartes entre la perception du corps et cette perception accompagnée de pensée, qui est véritablement la sensation, ne semble pas légitime à Gassendi. Alors que Descartes envisage un mécanisme corporel pouvant se produire dans son ensemble soit sans la pensée, soit avec la pensée, Gassendi envisage un seul processus, qui commencerait dans l’organe et se terminerait dans l’esprit59. Une telle continuité s’oppose à la distinction substantielle entre l’âme et le corps. C’est pourquoi, pour Gassendi, on ne peut distinguer entre la perception corporelle et la sensation de l’âme. Il s’agit d’un seul et même processus, la sensation, qui ne peut donc être conçu que d’une seule et même façon chez l’homme comme chez l’animal. En donnant cette signification à la sensation, si l’on considère comme Descartes que la sensation est une des modalités de la pensée, alors il faut admettre que les animaux pensent eux aussi, et non pas seulement les hommes. C’est donc 57. ���������������� Cf. Descartes, Meditationes de prima philosophia, AT VII, 28. 58. ����������� Gassendi, Disquisitio, O. O., III, 303 b. 59. �Idem, 303 b.
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parce qu’il n’admet pas la conception cartésienne de la sensation que Gassendi peut mettre Descartes en contradiction avec luimême : voyez cependant si la faculté de sentir que l’on trouve chez les bêtes, étant fort peu différente de la vôtre, ne mérite pas aussi d’être appelée pensée, de sorte qu’il y aurait chez les Bêtes mêmes un Esprit qui ne différerait pas du vôtre 60.
Gassendi prend alors appui sur la délicate question de la glande pinéale pour considérer que Descartes ne peut pas à la fois localiser l’âme dans le cerveau, et refuser d’admettre que, chez les animaux comme chez l’homme, « il y a dans le cerveau un principe connaissant qui de la même manière reçoit ce qui lui est rapporté par les esprits et accomplit la sensation61 ». Or, à proprement parler, Descartes ne localise pas l’âme dans le cerveau – ce qui serait contradictoire avec le caractère incorporel de l’âme. Il indique plutôt que les mécanismes de la perception sont organisés en un système, dont la glande pinéale est le centre : pour le dire en des termes un peu anachroniques, il pense la centralisation du système nerveux. Ainsi, l’âme, agissant de manière unitaire, pour agir sur le corps, agit plus particulièrement sur ce qui en est le centre unificateur62. Au contraire, pour Gassendi, un seul et même processus, commençant dans l’organe, se termine dans le cerveau, et donc une seule et même faculté s’exerce, dont le « principe » doit être le même chez tous, animaux et hommes. En outre, ce 60. �Ibid., 303 b. C’est moi qui souligne. 61. �Ibid., 303 b. 62. ����������������������������������������������������������������������� C’est à Pierre Raymond, qui fut mon professeur de Khâgne, que je dois cette lecture qui me semble particulièrement éclairante.
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eprincipe est, chez les uns comme chez les autres, un principe « connaissant ». Or, il n’y a aucune raison pour que ce principe ne soit pas matériel – ou du moins Descartes n’a t-il donné aucune raison convaincante de l’immatérialité de ce principe : Vous direz que ce principe dans le cerveau des Bêtes n’est rien d’autre que la Fantaisie, ou faculté imaginative. Mais vous-même, montreznous que vous êtes dans le cerveau autre chose qu’une Fantaisie ou faculté imaginative propre à l’homme. Je demandais tout à l’heure un Critérium par lequel vous prouviez que c’est autre chose ; mais, à mon avis, vous ne pourrez apporter cela63.
Pour Gassendi en effet, Descartes ne démontre pas que la pensée soit incorporelle, mais ne fait à ce sujet qu’une pétition de principe. En affirmant « que toute la nature de l’esprit consiste en ce qu’il pense, mais que toute la nature du corps consiste en ce qu’il est une chose étendue, et qu’il n’y a absolument rien de commun entre la pensée et l’étendue64 », Descartes n’apporte pas comme il le prétend « le véritable critère par lequel on reconnaît que l’esprit est différent du corps65 », mais se contente d’affirmer ce qui est en question. Et alors que, pour Descartes, sensation et imagination sont des modalités de la pensée, pour Gassendi, l’imagination tout comme la sensation s’enracinent dans le corps et sont des processus matériels. Pour pouvoir affirmer comme le prétend Descartes qu’il existe une différence de nature, et non pas simplement de degré, entre le principe connaissant des animaux et celui des hommes, 63. �Ibid., 303 b. 64. Ibid., 304 a – b. 65. Ibid., 305 a.
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il ne suffit pas que celui des hommes soit plus parfait que celui des animaux. En effet, si la différence n’est que du plus au moins, ce n’est qu’une différence de degré. De même : pour prouver que vous êtes d’une nature différente (c’est-à-dire, comme vous le prétendez, incorporelle), vous devriez être capable de quelque opération qui s’accomplisse par d’autres moyens que ceux dont usent les bêtes, et, si ce n’est en dehors du cerveau, que ce soit du moins indépendamment du cerveau : or vous ne le faites pas66.
Au contraire, si entre les facultés exercées par les animaux et celles exercées par les hommes les différences ne sont que de degré, alors entre les animaux et les hommes il n’y aura plus généralement que des différences de degré – l’homme n’étant qu’un animal parmi les autres, même s’il en est le plus parfait. Il n’est donc pas possible pour Gassendi de distinguer, comme le fait Descartes, la production des sensations et des passions chez les animaux et chez les hommes. D’un côté, il semble impossible à Gassendi de rendre compte des sensations et des passions sans faire intervenir un principe connaissant, qu’il s’agisse des hommes ou des animaux. D’un autre côté, si sensations et passions se produisent par un mécanisme corporel, alors c’est le cas chez les hommes autant que chez les animaux. C’est pourquoi Gassendi développe des exemples qui, du côté des animaux, montrent qu’un principe connaissant est l’œuvre, et, du côté des hommes, montrent que les sensations se produisent par un mécanisme corporel67. L’utilisation de l’expression d’« impulsion aveugle » pour désigner un tel mécanisme permet de passer du plan de la connaissance à celui 66. �Ibid., 303 b. 67. �Ibid., 303 b – 304 a.
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de l’action, Gassendi s’appuyant à nouveau sur des exemples où, d’un côté, des animaux agissent différemment de ce que l’instinct leur commanderait, et où, d’un autre côté, des hommes agissent « impulsivement », et non en exerçant une quelconque volonté. Alors, le langage, qui apparaît à Descartes comme le principal signe pour reconnaître l’existence d’une raison à l’œuvre, ne paraît pas à Gassendi un critère décisif pour distinguer l’homme de l’animal. D’un côté, les hommes parlent le plus souvent « impulsivement »68. De l’autre, les animaux ont un langage qui, s’il est différent de celui des hommes, n’en est pas moins également un langage. De même que, entre les animaux et les hommes, il n’y a que des différences de degré, de même il y a une raison chez les animaux qui ne diffère de celle des hommes que par le plus et le moins, et de même les animaux ont un langage qui leur est propre. Pour être plus précis, il faudrait dire qu’il n’y a que des différences de degrés entre tous les animaux : Gassendi ne considère pas l’ensemble des animaux comme un tout homogène, et il y a donc des raisons plus ou moins parfaites, et des langages variés. Enfin, au cœur de l’opposition de Gassendi à Descartes, se trouve la dénonciation de la façon dont ce dernier, selon Gassendi, passe indûment de l’idée qu’il a des choses à l’être de ces choses. Gassendi met ainsi en question la façon dont Descartes considère qu’on peut établir une distinction réelle entre des substances. Pour Descartes en effet, « nous pouvons conclure que deux substances sont réellement distinctes l’une de l’autre, de cela seul que nous en pouvons concevoir une clairement 68. �Ibid., 304 a.
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et distinctement sans penser à l’autre69 ». Au contraire, pour Gassendi, il ne s’agit que d’un paralogisme : Le principe sur lequel vous vous appuyez pour affirmer cela n’est pas différent de celui dont j’ai mainte fois rappelé le caractère trompeur, qui porte sur la distinction réelle qu’il y aurait entre deux choses qui peuvent être considérées par des concepts distincts. Car cela est vrai pour la relation entre l’extension et la pensée prises à l’état d’objets de contemplation, en tant que l’extension est considérée seulement comme extension, et comme rien d’autre, et la pensée comme pensée, et rien autre chose ; mais prétendre raisonner en passant de l’état de pure conception de l’esprit à la chose elle-même, et, parce que vous avez une conception de la pensée sans avoir conçu l’étendue, conclure qu’elle existe elle-même en dehors de l’étendue, et que par conséquent l’Esprit pensant est exempt de corps étendu, cela n’est en un mot qu’un paralogisme70.
De même, pour Gassendi, conclure, de ce qu’on voit clairement que l’esprit pense, à ce que la nature intime de l’esprit consiste dans la pensée, consiste à passer indûment de ce qu’on conçoit des choses à ce que sont les choses. Là encore, Descartes passe indûment de ce qu’il conçoit des choses à ce que sont les choses71. En effet, dire que l’esprit pense n’a rien de novateur et n’apporte rien. Par contre, on ne peut conclure, de ce que l’esprit pense, à ce que toute la nature de l’esprit consiste en ce qu’il pense. Plus précisément, en faisant de la pensée la nature de l’esprit, Descartes confond l’effet et la cause, la propriété, 69. Là encore, je ������������������������������������������������������������� me permets de me référer, par commodité d’exposition, non pas aux Méditations, mais aux Principes. Cf. Descartes, Principes, I, 60, AT IX-2, 51. Descartes justifie un tel principe de la manière suivante: “parce que, suivant ce que nous connaissons de Dieu, nous sommes assurés qu’il peut faire tout ce dont nous avons une idée claire et distincte.” 70. ���������� Gassendi, Disquisitio, O. O., III, 306 a. 71. Idem, 306 a.
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faculté ou opération, avec le principe de cette propriété, faculté ou opération. La question de savoir ce qui produit la pensée reste entière. Quand on cherche la nature d’une chose à partir de l’observation de ses effets, dire que la nature de cette chose est de produire cet effet ne nous apprend rien : Et puis, si cette méthode philosophique que vous préconisez était bonne, quelles propriétés, quelles natures resteraient cachées dans le monde ? Ceux qui se donnent du mal pour étudier ou découvrir la nature de l’aimant ne seraient-ils pas bien sots ? car ils devraient s’estimer satisfaits d’une petite formule comme la vôtre : Toute la nature de l’aimant consiste en ce qu’il attire le fer et se dirige vers le Pôle. On devra en dire autant de toutes choses : Toute la nature de la pierre est de tomber vers le bas ; du feu, de chauffer ; du cheval, de courir ou de hennir ; et ainsi ce sera bien assez connaître le pouvoir d’action de n’importe quoi, que de formuler aussitôt ce jugement : Toute la nature de cette chose consiste à faire cela. Et il ne sera nullement nécessaire de chercher à connaître sa substance, d’en pénétrer l’intimité, de la déployer dans tous ses détails, d’être attentif à la position, aux modalités, aux conditions72.
Gassendi refuse ainsi la démarche de Descartes dans son principe, et c’est pourquoi entre les deux le dialogue n’est pas possible. L’évidence à soi de la pensée, la saisie immédiate de mon existence en tant que je pense, tout ceci est réduit par Gassendi à un paralogisme, qui confond la connaissance que l’on a d’une chose avec la nature de cette chose, le plan de la connaissance et celui de l’être73. 72. �Ibid., 306 a – b. 73. �Ibid., 307 a : « vous semblez toujours vous laisser abuser par le paralogisme que vous devez à un préjugé, celui qui vous fait croire que votre connaissance doit être la Règle non seulement de tout ce que les hommes peuvent savoir sur quelque chose, mais encore de tout ce qu’il y a en fait dans la chose. Et en fait le raisonnement que vous tirez de là est le suivant: Toute la nature de l’Esprit
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2) La conception positive de Gassendi Dans le contexte polémique de la Disquisitio, Gassendi souligne que Descartes n’a pas démontré de manière satisfaisante l’immortalité de l’âme. Étant donné qu’il n’y a en nous qu’une seule faculté de connaissance, qui exerce à la fois l’imagination et l’intellection, il n’y a pas besoin de postuler une âme immatérielle pour rendre compte de l’intellection. La thèse de la matérialité de l’âme pensante apparaît alors comme plausible, et Descartes n’apporte aucune démonstration convaincante du contraire 74. Cela ne signifie pas pour autant que Gassendi rejette l’immortalité de l’âme. Au contraire, à travers toute son œuvre, il a cherché à concilier la matérialité du principe qui sent, imagine et même conçoit, avec l’immortalité de l’âme affirmée par le christianisme. Reste alors à savoir s’il s’il se contente d’une simple juxtaposition, postulée au nom de l’exigence de la foi, ou s’il en propose une conciliation rationnellement fondée. Or, dans le Syntagma philosophicum, élaboration finale de son système, il tente d’appuyer l’immatérialité de l’esprit humain sur l’introduction de thèses « intellectualistes »75. consiste seulement en ce que je sais de lui. Or, je sais seulement de l’Esprit qu’il pense, c’est-à-dire qu’il doute, qu’il comprend, qu’il affirme, nie, veut, ne veut pas, imagine et sent. Donc toute la nature de l’Esprit consiste en ce qu’il pense, c’est-à-dire qu’il doute, comprend, affirme, nie, veut, ne veut pas, imagine et sent. ». 74. ����������������������������������������������������������������������������� Pour l’unité de notre faculté de connaître et le refus de toute distinction radicale entre imagination et entendement, cf. Gassendi, Disquisitio, O. O., III, 300b-305a, 309b-310a, 325b. Pour la possibilité de supposer que la matière peut penser, cf. Ibid., 368a-369a. 75. ������������������������������������������ Selon l’expression d’Olivier Bloch, dans La philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, Martinus Nijhoff, La Haye, 1971. Je m’appuie plus largement ici sur les analyses de ce dernier.
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Certes, Gassendi attribue à l’imagination un rôle unificateur fondamental dans l’activité de l’âme. Ses attributions sont étendues : elles recouvrent non seulement la formation d’images ou « appréhension simple »76 , mais encore la « composition » et la « division », par lesquelles s’opère la formation de jugements imaginatifs77, et enfin le raisonnement « sensitif », où s’enchaînent les jugements78 . L’imagination est matérielle, comme les images qu’elle appréhende79. Cependant, il faut ajouter à ce raisonnement sensitif un raisonnement intellectif. Ceci se justifie par l’attribution de fonctions propres à l’entendement80, qui visent des objets dépassant toute image, et en particulier l’universel81. Précisons que l’action de l’entendement ne consiste pas à appréhender des objets spécifiques comme le seraient des idées intelligibles, sous le mode d’une intuition. Au contraire, c’est par un raisonnement discursif qu’il s’élève au-dessus du niveau proprement sensible, en s’appuyant donc sur le travail de l’imagination82 . Il n’en reste pas moins que le composant rationnel et immatériel de l’âme,
76. ����������� Gassendi, Syntagma philosophicum, O.O., II, 409a-410b. 77. �Idem, II, 410b-411a. 78. �Ibid., II, 411b-414b. 79. ������������������������������������������������������������������������������� L’« appréhension simple » des images s’explique par les traces laissées, sous forme de « plis » et de lignes de plis dans le cerveau, par les mouvements des esprits animaux lors des excitations sensibles. Cf. Ibid., II, 403b-409a. 80. ����� Cf. Ibid., « De anima », O.O., II, 237-259. 81. �������������������������������������������������������������������������� Gassendi distingue alors cette appréhension propre à l’entendement de la saisie d’un universel par l’imagination, qui demeure pour sa part un universel de similitude, élaboré par la comparaison entre elles d’images rassemblées en fonction de leur ressemblance. Cf. Ibid., II, 410b-411a. 82. �Ibid., II, 441a.
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par la spécificité de ses fonctions, acquiert un statut ontologique propre, celui d’une forme substantielle 83. Dans son Abrégé, Bernier rend compte de cette dernière élaboration84. L’âme humaine est composée de deux parties : l’une irrationnelle, corporelle et mortelle, semblable à celle des animaux, et transmise à l’enfant par les parents, et l’autre rationnelle, incorporelle et immortelle, et créée par Dieu85. Il distingue la position gassendiste de celle qui attribue à une âme entièrement incorporelle l’exercice de toutes ses fonctions : il faut une âme matérielle pour rendre compte des fonctions communes avec les animaux. La partie corporelle et irrationnelle, « est comme une espèce de milieu, et de lien pour unir, et joindre l’âme raisonnable avec le corps »86 ; la partie incorporelle, rationnelle ou intellectuelle, créée par Dieu, est « infuse, et unie comme une vraie forme au corps par le moyen de l’irraisonnable 87 ». À partir du moment où l’on ne situe pas la faculté rationnelle dans la continuité de la sensation et de l’imagination, mais en opposition avec elles, les deux parties de l’âme permettent conceptuellement de rendre compte de l’exercice par l’âme de facultés opposées. Une telle position se justifie ainsi à la fois sur le plan de la foi et sur le plan de la raison. La confrontation des conceptions de Descartes et de Gassendi au sujet de l’âme des bêtes nous a permis d’aborder 83. ����� Cf. Ibid., Phys. I, VII, 3 : « De Ortu et Interitu », O.O., I, 466b. 84. ���������� Bernier, Abrégé de la philosophie de M. Gassendi, 2e éd. rev. et augm. par l’auteur, Anisson, Posuel et Rigaud, Lyon, 1684, t. V, VI, 3, pp. 491-503. 85. ��������������� Cf. Gassendi, Syntagma philosophicum, O.O. II, 255b-257b. 86. ���������� Bernier, Abrégé, op. cit., t. V, VI, 3, p. 495. 87. �Idem, pp. 495-496.
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quelques aspects que prend cette question dans la première moitié du XVIIe siècle. Au delà de ce qui oppose ces deux auteurs, on a pu remarquer, à la fois que l’enjeu théologique de l’immortalité de l’âme humaine n’était pas premier, mais qu’il demeurait important pour eux que la conception de la nature de l’âme permette de garantir cette immortalité. Au contraire, à la même période, les philosophes libertins s’appuient sur la question de l’âme des bêtes pour mettre en question l’immortalité de l’âme. Ils ne le font pas tous à partir d’une même conception de l’âme, mais dans tous les cas, ils soulignent à la fois la continuité entre les vivants, la matérialité de la pensée et la mortalité de l’âme. Il est alors remarquable que, pour ce faire, certains radicalisent la position de Gassendi, alors que d’autres transforment la conception cartésienne du corps en un sens matérialiste, en faisant de la pensée un produit du corps.
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Coup d’État et pouvoir politique chez Gabriel Naudé Conférence prononcée le 15 avril 2008, dans le cadre des Conférences-midi de la Chaire Unesco de philosophie politique et de philosophie du droit, UQAM
Sommaire Gabriel Naudé, dans les Considérations politiques sur les Coups d’État (1639), se donne pour objet une certaine catégorie d’actions politiques, par lesquelles les Princes se situent, non seulement hors du cadre de la morale, mais encore de celui du droit. Or ces actes, considérés comme « exceptionnels », n’en sont pas moins révélateurs de la nature même de l’exercice du pouvoir. En mettant au jour les stratégies par lesquelles les Princes dissimulent les ressorts de leurs actions, Naudé, tout en refusant de juger de l’action politique selon des critères moraux, procède à un véritable travail de démystification. Dans ce cadre, l’utilisation politique des religions apparaît comme un instrument à la fois exemplaire et particulièrement efficace.
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ans les Considérations politiques sur les coups d’État2 , publiées pour la première fois en 1639, Naudé se donne pour objet une certaine catégorie d’actes politiques, qu’il nomme « coups d’État » ou « secrets d’État ». Il les définit comme « des actions hardies et extraordinaires que les princes3 sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier, pour le bien du public »4. En outre, les coups d’État ne sont légitimés qu’après coup5. Enfin, ils doivent être cachés jusqu’à la fin de leur exécution6 .
1. Ce travail a été réalisé grâce à une bourse de recherche postdoctorale du gouvernement du Canada (BRPD). 2. Édition utilisée : Considérations politiques sur les coups d’État [Paris, sur la copie de Rome, 1667], précédé de Pour une théorie baroque de l’action politique par Louis Marin, notes, annexes et index Frédérique Marin et Marie-Odile Perulli, Les Éditions de Paris, collection « Le temps et l’histoire », Paris, 1988. Noté par la suite Considérations. 3. Les Princes sont, au sens large, ceux qui prennent ou conservent le pouvoir, quel que soit le régime politique. 4. Gabriel Naudé, Considérations, op. cit., p. 101. 5. Idem, pp. 101. 6. Ibid., p. 101.
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Or, si les coups d’État sont présentés comme des actes exceptionnels, destinés à répondre à des situations exceptionnelles, ils n’en apparaissent pas moins comme révélateurs de la nature même de l’action politique, et c’est cet apparent paradoxe que je souhaiterais examiner ici. Je m’attacherai ainsi dans un premier temps à la façon dont Naudé, critiquant les définitions antérieures à la sienne, redessine les limites entre ce qui constitue l’ordinaire et l’extraordinaire de l’exercice du pouvoir. J’examinerai ensuite pourquoi et comment cette exception n’en est pas moins révélatrice de la nature de l’action politique7.
I) Le coup d’État comme exception En se donnant pour objet le coup d’État, Naudé ne s’appuie pas sur une définition déjà existante de son objet. Au contraire, il critique les définitions qui ont pu en être produites 7. Cette étude est fortement redevable de la lecture des textes suivants : Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Chapitre III, « Gabriel Naudé, La bibliothèque des Coups d’État », Honoré Champion, Paris, 2002, pp. 199-265 ; Sophie Gouverneur, Prudence et subversion libertines. La critique de la raison d’État chez François de la Mothe le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Honoré Champion, Paris, 2005. J’ai également tiré un grand profit de la lecture des revues suivantes : Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, n° 2 : La Mothe Le Vayer et Naudé, sous la direction d’Antony McKenna et Pierre-François Moreau, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997 ; Corpus, revue de philosophie, n° 35 : Gabriel Naudé : La politique et les mythes de l’histoire de France, sous la direction de Robert Damien et Yves-Charles Zarka, Corpus des Œuvres de Philosophie en langue française, Centre d’Études d’Histoire de la Philosophie Moderne et Contemporaine, Université Paris X Nanterre, 1999.
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avant lui. En circonscrivant son objet, Naudé se propose donc de redéfinir les caractères de l’action politique. Sa définition du coup d’État passe par une remise en question de l’endroit où est habituellement tracée la frontière, non seulement entre l’ordinaire et l’extraordinaire, mais encore entre le public et le secret, le juste et l’injuste, le légitime et l’illégitime.
1) Une définition d’abord négative Naudé revendique l’originalité de la perspective qu’il adopte : il considère que personne avant lui n’a convenablement traité des coups d’État. En effet, soit ils sont ignorés, les auteurs se contentant de traiter de l’exercice ordinaire du pouvoir, soit ils ne sont pas correctement identifiés, les théoriciens prétendant étudier les coups d’État délimitant en fait mal leur objet. C’est plus précisément l’étude critique des classifications des actions politiques proposées par deux ouvrages contemporains, d’une part les Politiques de Juste Lipse 8 , et d’autre part les Secrets
8. Juste Lipse, Justi Lipsii Politicorum sive Civilis doctrinae libri sex, qui ad principatum maxime spectant…, Plantin, Leiden, 1589. Les six livres des politiques, ou Doctrine civile de Justus Lipsius, où il est principalement discouru de ce qui appartient à la principauté par Charles Le Ber…, H. Haultin, La Rochelle, 1590. Les politiques ou doctrine civile, trad. Charles Le Ber, édition de Paris, 1597, rééd. du livre IV, Presses Universitaires de Caen, Bibliothèque de philosophie morale et politique, Caen, 1994.
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des Empires de Clapmar9, qui permettent à Naudé de construire, d’abord négativement, sa propre définition du coup d’État.
a) Les Politiques de Juste Lipse
Tout d’abord, l’examen des Politiques de Juste Lipse permet à Naudé de critiquer une conception de la prudence politique, qui considère comme extraordinaires et difficiles des actes qui font en réalité partie de l’ordinaire de l’exercice du pouvoir. Certes, Juste Lipse a le mérite de ne pas limiter la prudence à la « vertu morale, qui n’a pour objet que la considération du bien10 », et d’ajouter à celle-ci un second type de prudence, qu’« il appelle mêlée, parce qu’elle n’est pas si pure, si saine et entière que la précédente11 », et qu’il définit comme « un conseil fin et artificieux, qui s’écarte […] des lois et de la vertu, pour le bien du roi et du royaume12 ». Juste Lipse précise alors que ce second type de prudence comprend trois degrés, selon qu’on s’éloigne plus ou moins des lois et de la vertu13 : la première desquelles, que l’on peut appeler une fraude ou tromperie légère, fort petite, et de nulle considération, comprend sous soi la défiance, et la dissimulation ; la seconde qui retient encore quelque chose de la vertu, moins toutefois que la précédente, a pour ses parties, 9. Arnold Clapmar, De arcanis rerum publicarum, Brême, 1605. Ed. de 1644, introduite par Ioan Corvinus et commentée par C. Besold. De Arcanis Imperii, magnam partem correctus, auctus et castigatus, par Martinum Schookium […] Qui adjecit plures libros Arcanorum, qua generalium, qua specialium eodem pertinentium, Francoft sur Oder, 1668. Choix de textes traduits en italien in L. Firpo, Il pensiero politico del Rinascimento e della Controriforma, Grande antologia filosofica, vol. X, Milan, 1966, pp. 792-795. 10. ��������� Gabriel Naudé, Considérations, op. cit., p. 87. 11. �Idem, p. 87. 12. �Ibid., p. 87. 13. �Ibid., p. 87.
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alexandra torero-ibad — coup d’état et pouvoir... la conciliation et la déception, c’est-à-dire le moyen de s’acquérir l’amitié et le service des uns, et de leurrer, décevoir, et tromper les autres, par fausses promesses, mensonges, présents et autres biais et moyens, s’il faut ainsi dire, de contrebande, et plutôt nécessaires que permis ou honnêtes. Quant à la dernière, il dit qu’elle s’éloigne totalement de la vertu et des lois, se plongeant bien avant dans la malice, et que les deux bases, et fondements plus assurés sont la perfidie et l’injustice14.
Juste Lipse a également le mérite de considérer que ce second type de prudence « doit être estimée honnête, et qu’elle peut être pratiquée comme légitime et permise15 ». Cependant, la classification de Juste Lipse distingue ce qui doit selon Naudé rentrer sous une même rubrique, celle de la « prudence ordinaire et facile, qui chemine suivant le train commun sans excéder les lois et coutumes du pays16 ». Par contre, elle omet totalement ce qui relève véritablement de la prudence « extraordinaire, plus rigoureuse, sévère et difficile17 », et qui constitue le coup d’État proprement dit. Pour Naudé, tant ce que Juste Lipse rapporte à la prudence vertueuse, que ce qu’il rapporte à la prudence mêlée, relèvent de la première catégorie. En effet, à partir du moment où il est nécessaire pour les gouvernants de recourir à des actions, et que ces dernières contribuent au bien public, alors ces actions doivent être considérées comme justes, vertueuses et honnêtes. On constate ainsi que Naudé exclut d’emblée toute considération de morale. Il n’y a pas lieu de distinguer entre 14. �Ibid., pp. 87-88. 15. �Ibid., p. 87. 16. �Ibid., p. 88. 17. �Ibid., p. 88.
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ce qui est conforme à la morale d’un côté, et ce qui n’y est pas conforme de l’autre. En politique, la prudence « n’a [d’] autre but que de rechercher les divers biais, et les meilleures et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les affaires que l’homme se propose18 ». Si l’on veut encore parler de morale, alors le bien doit être déterminé en fonction de cet objectif. Il ne s’agit pas d’un Bien en soi, d’un Bien absolu, mais de ce que l’homme se propose d’atteindre, et des moyens pour y parvenir. Cependant, nous sommes face à une apparente contradiction. En effet, ce que Juste Lipse fait relever de la « prudence mêlée » s’écarte selon lui à la fois de la vertu et de la loi. Or, Naudé le renvoie à la prudence ordinaire, qui n’excède pas les lois et coutumes du pays. Cela peut signifier que Juste Lipse a le tort de superposer ce qui est vertueux et ce qui respecte la loi, et qu’il renvoie trop vite de ce fait certaines actions hors du droit, à partir du moment où elles semblent contraire à la morale. Cela peut également signifier que ce qui compte avant tout pour Naudé ici est moins de déterminer ce qui est conforme ou non au droit, que de souligner que ce qu’on considère habituellement comme extraordinaire fait partie de l’exercice ordinaire du pouvoir. Une question demeure néanmoins en suspens : ce qui sort du cadre de la loi ressort-il ou non de la prudence ordinaire ?
b) Les Secrets des Empires de Clapmar
Si Juste Lipse a omis de sa classification ce qui relève proprement du « coup d’État » ou « secret d’État », il semblerait que l’ouvrage de Clapmar, intitulé les Secrets des Empires, en fasse précisément son objet. 18. �Ibid., p. 88.
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Cependant, il ne faut pas confondre le nom et la chose, et Clapmar range sous la catégorie des « secrets d’État » ce qui, en fait, n’en relève aucunement. En effet, il les définit comme « les divers moyens, raisons et conseils desquels les princes se servent pour maintenir leur autorité, et l’état du public, sans toutefois transgresser le droit commun, ou donner aucun soupçon de fraude ou d’injustice19 ». Ainsi, il considère comme secret d’État ce que Naudé considère relever de l’exercice ordinaire du pouvoir. Les subdivisions de Clapmar, entre les règles de conservation des régimes politiques en tant que tels (monarchie, aristocratie ou démocratie), et les règles de conservation de l’autorité politique par ceux qui l’exercent (quel que soit le type de régime), demeurent dans le cadre de la loi. Naudé ne se contente pas d’opposer une définition à une autre : il procède à une réfutation de la définition de Clapmar, qui, d’une part, fait un mauvais usage du terme de « secret », et, d’autre part, se trompe sur la nature de la chose. La clarification de la signification du terme de « secret », en latin arcanum (terme employé par Clapmar) ou secretum, pourrait sembler une simple question de vocabulaire : Ces dictions latines, secretum et arcanum [secret et caché], desquels ils se servent pour l’exprimer, ne doivent point être attribuées aux préceptes et maximes d’une science, laquelle est commune, entendue et pratiquée par un chacun ; mais seulement à ce que pour quelque raison ne doit être ni connu ni divulgué, parce que […] les choses qu’on communique à plusieurs personnes, ne demeurent pas secrètes.20 19. �Ibid., p. 89. 20. �Ibid., p. 90. Ces considérations sont doublées d’une analyse étymologique : « Aussi apprenons-nous des grammairiens, que ce mot d’arcanum [secret], peut être dérivé de arx [forteresse], soit […] que les augures eussent coutume
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Naudé cherche par là à mettre son adversaire en contradiction avec lui-même, à montrer son inconséquence, en soulignant qu’il appelle secret ce qui est au contraire connu. Cependant, Clapmar connaît le sens des mots, et considère pour sa part qu’il traite de règles qui relèvent de la dissimulation ; il faut donc encore montrer que les principes d’actions que Clapmar dégage sont en fait connus et non pas secrets. C’est pourquoi dans un second temps Naudé revient sur la nature même de ce que Clapmar appelle « secret d’État » : Or après avoir montré que ces écrivains ont corrompu les mots, nous pouvons encore dire qu’ils ont pareillement dépravé la nature de la chose, vu qu’ils nous proposent des préceptes généraux et des maximes universelles, fondées sur la justice et droit de souveraineté, et par conséquent permises et pratiquées tous les jours, au vu et su de tout le monde ; lesquels néanmoins ils estiment être des secrets d’État. Aussi ne prennent-ils pas garde qu’il y a une grande différence entre ceux-là, et ceux dont nous voulons parler ; puisque un chacun est fait savant, et rendu capable des premiers […] ; ou au contraire ceux dont il est maintenant question, naissent dans les plus retirés cabinets des princes, et ne se traitent ni délibèrent en plein sénat, ou au milieu d’une cour de parlement ; mais entre deux ou trois des plus avisés confidents ministres qu’ait un prince.21
d’y faire un certain sacrifice, qu’ils voulaient éloigner de la connaissance du peuple, ou parce que toutes choses secrètes et de conséquence sont mieux gardées in arce [dans une forteresse], qu’en autre lieu. Ceux qui tirent de arca [coffre] semblent aussi ne pas s’éloigner de la même opinion, et les bons auteurs [tels que Virgile, Horace et Lucain] ne se sont jamais servis de ces deux mots qu’en pareille signification. », Ibid., p. 90. 21. �Ibid., p. 91.
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En rangeant sous la catégorie du « secret » ce qui se pratique en plein jour, Clapmar ne laisse en outre plus de place pour ce qui est véritablement secret : Et de plus je demanderais volontiers à ces Messieurs, si tant est qu’ils appellent les règles communes de régir et gouverner les royaumes, les secrets des Empires, quel nom ils pourront donner à ces secrets mêlés d’un peu de sévérité, et sujets à la prudence extraordinaire […]. Car de les appeler comme fait Clapmar après Tacite, fourberies des Empires, c’est plutôt remarquer ceux qui sont faits en considération d’un bien particulier, et par quelque tyran, que beaucoup d’autres qui se font pour l’intérêt public, et avec toute l’équité que l’on peut apporter en ces grandes entreprises, qui toutefois ne peuvent jamais être si bien circonstanciées, qu’elles ne soient toujours accompagnées de quelque espèce d’injustice, et sujettes par conséquent au blâme et à la calomnie.22
On remarque là encore l’insistance de Naudé sur différence entre ce qui est légitime et ce qui est vertueux – la considération du bien public apparaissant comme un motif tout à fait acceptable. Surtout, dans la critique de la classification de Clapmar, c’est la dimension du secret qui devient véritablement centrale dans la notion de « coup d’État », et l’équivalence entre « coup » d’État et « secret » d’État prend pleinement son sens. Si les « coups d’État » sont secrets, ce n’est pas principalement parce qu’ils seraient contraires à la morale, et que les sujets du Prince pourraient être choqués s’ils les connaissaient : Naudé considère que l’action politique ne se justifie pas parce qu’elle est vertueuse, mais parce qu’elle est efficace. Ce n’est pas non plus seulement parce qu’ils sont contraires au droit : Naudé considère en effet 22. �Ibid., p. 92.
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que les actions régies par la « raison d’État » sont exécutées ouvertement. Si les coups d’État sont secrets, c’est parce que leur réussite tient dans le fait qu’ils soient tenus secrets. En outre, les « coups d’État » sont secrets au sens où ils consistent centralement dans des pratiques de « dissimulation », non seulement passives (qui ne font pas connaître quelque chose), mais actives (qui trompent délibérément).
2) La définition proposée par Naudé
a) Une nouvelle classification des actes politiques, et des sciences qui les étudient
Après avoir critiqué les classifications de Juste Lipse et d’Arnold Clapmar, Naudé leur oppose sa propre classification. Il propose de diviser en trois parties la science « de la politique et du gouvernement des peuples, sous l’administration d’un seul, ou de plusieurs23 » : (1) la science générale de l’établissement et de la conservation des Etats et empires (2) la science des « maximes d’État » ou de la « raison d’État » (3) la science des « coups d’État ». Il s’agit, d’un côté, de ne pas rejeter trop vite certaines actions en dehors du champ la science générale du gouvernement, et de l’autre, d’introduire une distinction au sein de ce qu’on considère relever de la « raison d’État ». Naudé semble considérer ainsi que le critère fondamental, pour distinguer entre les actions du Prince, consiste dans le respect du droit. Cela signifie qu’il met de côté toute
23. �Ibid., p. 98.
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considération morale, se limitant à ce qui est conforme ou non au droit. En même temps, qu’une action se passe en dehors du cadre de ce qui est permis par la loi n’implique pas qu’elle soit illégitime : il considère au contraire qu’une action peut être justifiée même si elle ne se conforme pas au droit. Ainsi, la « science générale de l’établissement et de la conservation des Etats et empires24 » s’attache à tout ce qui s’inscrit dans le cadre de la loi. Ces règles sont dites par Naudé universellement approuvées et reçues25, « établies sur les lois et conformes à la raison26 ». Il ne faut cependant pas faire de contresens dans l’interprétation de cette équivalence affirmée entre ce qui est conforme à la loi, ce qui est rationnel et ce qui a une valeur universelle. D’une part, il me semble que l’universalité dont il est question ne renvoie pas tant à un absolu, qu’à ce qui constitue la règle, par opposition à ce qui fait exception. C’est parce qu’elle s’attache à l’exercice ordinaire du pouvoir, à ce qui constitue la norme, que cette science est dite générale, et que les règles qu’elle examine sont dites universelles. Par opposition, la science de la raison d’État et la science des coups d’État traitent, elles, des cas particuliers qui font exception à la règle. D’autre part, en affirmant que ce qui est conforme à la loi est en même temps conforme à la raison, Naudé se contente de se référer à la conception selon laquelle les règles qui régissent la conduite ordinaire du gouvernement peuvent être établies rationnellement – comme c’est le cas, en premier lieu, dans les 24. �Ibid., p. 98. 25. �Ibid., p. 98. 26. �Ibid., p. 98.
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ouvrages de Platon et d’Aristote. Cela n’empêche pas que ce qui sort du cadre de la loi puisse avoir sa propre rationalité. En fait, ce que Naudé souligne ici, c’est que les traités qui relèvent de la « science générale de l’établissement et de la conservation des Etats et empires » se proposent d’établir des règles générales, qui se veulent fondées en raison. Mais ces règles ne restent pas moins, pour Naudé, relatives. Par opposition à la science générale de l’établissement et conservation des États et Empires, la science des « maximes d’État » ou de la « raison d’État »27 s’attache aux cas particuliers qui s’écartent du cadre de la loi. Elle concerne ainsi les actions qui constituent un « excès du droit commun28 », qui passent souvent par-dessus la considération du bien et de l’utilité du particulier29, et qui se justifient parce qu’elles visent le bien public, l’utilité publique30 . Il s’agit certes d’actions qui sortent du cadre du droit, et Naudé y insiste, en soulignant qu’elles ne peuvent être légitimes ni par le droit des gens, ni par le droit de la guerre, ni par le droit civil, ni par le droit naturel31. Elles ont tout de même une autre forme de légitimité : la recherche du bien public. Il ne s’agirait donc pas de la recherche de l’intérêt privé de celui (ou de ceux) qui gouvernent. Il reste certes encore à déterminer ce que recouvre le « bien public ». 27. �Ibid., p. 98. 28. �Ibid., p. 98. 29. ��������������������������������������������������������������� « qui passe assez souvent par dessus celles du particulier », Ibid., p. 98. 30. ����������������������������������������������������������������������������� « à cause du bien public », « par la considération du bien, et de l’utilité publique », Ibid., p. 98. 31. �Ibid., p. 98.
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Soulignons en outre que Naudé met en parallèle le non respect du droit et le non respect de l’intérêt particulier, sans que les deux soient pour autant équivalents. En effet, légitimer la mise à l’écart de la considération du bien particulier au nom du bien public, et légitimer le non respect du droit au nom du bien public, sont deux choses différentes. Dans la classification naudéenne, la science des coups d’État apparaît alors comme une troisième catégorie. Cependant, les règles qu’elle détermine sont en un sens elles aussi des maximes d’État, dans la mesure où elles concernent des actions qui sortent du cadre du droit, et qu’on légitime au nom du bien public. Elles ont cependant pour spécificité : (1) de n’être légitimées qu’après coup (si la légitimation se fait après coup, c’est en particulier parce que les raisons doivent rester cachées jusqu’à la fin), ou (2) de ne pas respecter la religion (la considération du bien public passant par dessus celle de la religion), ou encore (3) d’avoir des conséquences hors du commun. Ainsi, science générale du gouvernement d’un côté, science des maximes d’État et science des coups d’État de l’autre se distinguent en ce que la première traite des actions qui se conforment au droit, et les secondes des actions qui ne s’y conforment pas. Naudé semble en outre considérer que les premières concernent l’ordinaire de l’exercice du pouvoir, et les secondes l’exception. Mais il tient à distinguer parmi les secondes entre « maximes d’État » et « coups d’État », considérant qu’il ne faut pas confondre ce qui a besoin d’être justifié pour être accompli, et ce qui est exécuté sans en avoir besoin.
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b) La définition naudéenne du coup d’État
On est maintenant en mesure de dégager la définition naudéenne des « coups d’État », qui consistent donc en : (1) des actions extraordinaires, répondant à des circonstances extraordinaires32 , (2) qui doivent se dérouler dans le plus grand secret33 et en prenant par surprise34 , (3) exécutées contre le droit35 et contre les intérêts particuliers36 , (4) qui trouvent leur justification37 en ce qu’elles sont exécutées au nom du bien public38 , (5) mais qui ne sont justifiées qu’après coup39, 32. ������������������������������������������������������������������������� « elles sont […] des actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées », Ibid., p. 101. 33. ������������������������������������������������������������������������������� « tout s’y fait de nuit, à l’obscur, et parmi les brouillards et ténèbres, la déesse Laverne y préside, la première grâce qu’on lui demande est, fais qu’on se trompe et que je paraisse juste et saint, couvre mes péchés d’une nuit et mes fraudes d’une nuée (Horace) », Ibid., p. 101. 34. ����������������������������������������������������������������������������������� « tout s’y fait à la judaïque ; l’on y est pris selon le proverbe français sur le vert et sans y songer ; tel reçoit le coup qui le pensait donner, tel y meurt qui pensait bien être en sûreté, en pâtit qui n’y songeait pas », Ibid., p. 101. 35. ���������������������������������������������������������������������������� « elles sont un excès du droit commun », « des actions […] que les princes sont contraints d’exécuter […] contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice », Ibid., p. 101. 36. ����������������������������������������� « hasardant l’intérêt du particulier », Ibid., p. .101 37. ���������������������������������������������������������������������������� « la même justice et équité s’y rencontre que nous avons dit être dans les maximes et raisons d’État », Ibid., p. 101. 38. ��������������������������������������������������������� « à cause du bien public » ; « pour le bien du public », Ibid., p. 101. 39. ������������������������������������������������������������������� « Mais pour mieux les distinguer des maximes, nous pouvons encore ajouter, qu’en ce qui se fait par maximes, les causes, raisons, manifestes, déclarations, et toutes les formes et façons de légitimer une action, précèdent
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(6) ou qui, même si elles sont justifiées avant d’être exécutées40, profanent grandement la religion41 ou sortent vraiment de l’ordinaire et ont des conséquences très importantes, qu’elles soient bonnes ou mauvaises42 . Ainsi, le « coup » se réfère à la fois : au non respect du droit, au mode d’action, qui prend par surprise, et qui est dissimulé, détourné, et à la force employée, ou plus précisément à la violence de l’acte. La définition par Naudé du « coup d’État » engage bien une redéfinition des critères pour évaluer l’action politique. En effet, une telle définition exclut toute considération morale, ou invite à redéfinir le bien et le mal comme ce que l’on cherche à atteindre ou à fuir, de fait, en dehors de toute définition absolue. Naudé est ainsi conduit à redéfinir la « prudence » comme recherche des moyens de faire réussir les projets que l’on se propose. La légitimité de l’acte repose sur son efficacité. Si les considérations de morale sont mises de côté, c’est le respect ou non du droit qui semble devenir un critère central, départageant l’ordinaire de l’extraordinaire. Ainsi, le droit, norme instituée, norme de fait, remplace la morale comme norme qui prétend les effets et les opérations, où au contraire dans les coups d’État, on voit plutôt tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, il frappe avant que d’éclater, les matines s’y disent auparavant qu’on les sonne, l’exécution précède la sentence » ; « en celles-là [les maximes et raisons d’État] il est permis de les publier avant le coup, et la principale règle de ceux-ci [les coups d’État] est de les tenir cachées jusques à la fin », Ibid., pp. 101. 40. ������������������������������������������������������������� « quand bien les formalités auraient précédé l’exécution », Ibid., p. 102. 41. �������������������������������������������������������� « si néanmoins la religion y est grandement profanée », Ibid., p. 102. 42. ����������������������������������������������������������������������������� « ou que l’affaire est du tout extraordinaire et de très grande conséquence pour le bien et le mal qui en peut arriver », Ibid., pp. 102.
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être indépendante des faits. En outre, ce qui ne respecte par le droit peut se justifier. Naudé, rejoignant les théoriciens de la raison d’État, affirme que ce qui ne respecte pas le droit peut être légitime dans la mesure où la finalité de l’acte est le bien public. Cependant, allant encore plus loin, il montre en fait, à travers les exemples qu’il développe, que les coups d’État ne sont pas toujours exécutés au nom du bien public. C’est le discours de légitimation qui met en avant le bien public, sans que l’acte soit effectivement mis au service d’une telle finalité. Plus généralement, une lecture attentive des Considérations doit nous conduire à distinguer entre l’interrogation sur la légitimité objective du coup d’État, et la mise à jour des procédés qui permettent de légitimer aux yeux des sujets les actions de ceux qui gouvernent43.
II) Le coup d’État comme révélateur L’enjeu central de l’ouvrage, comme Naudé le souligne d’emblée, consiste dans la mise en évidence des ressorts cachés par lesquels les Princes font en sorte que leurs actions paraissent légitimes : il s’agit de « déchiffrer les actions des princes, et faire voir à nu ce qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes d’artifices44 ». Dans une telle optique, les coups d’État, s’ils sont « extraordinaires », n’en sont pas pour autant secondaires. D’une part, les occasions dans lesquelles les coups 43. ����������������� Cf. Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Chapitre III, « Gabriel Naudé, La bibliothèque des Coups d’État », Honoré Champion, Paris, 2002, pp. 208 et sqq. 44. Gabriel Naudé, Considérations, op. cit., p. 73.
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d’État sont pratiqués sont des moments fondamentaux de l’exercice du pouvoir. En outre, le caractère extrême des coups d’État leur permet de mieux révéler ce qui est au cœur même de l’action politique.
1) Les coups d’État, moments-clés de l’exercice du pouvoir Un examen de l’énumération des « occasions [dans lesquelles] on doit pratiquer les coups d’État45 », proposée dans le troisième chapitre de l’ouvrage, permet de se rendre compte de l’importance des circonstances dans lesquelles les Princes ont recours aux coups d’État. Sept cas sont ainsi énumérés par Naudé 46 . Avant tout, les coups d’État sont mis en œuvre pour renverser un pouvoir et en établir un autre, ou simplement le conserver : [1] Or entre ces occasions il n’y a point de doute qu’on doit faire marcher les premières, quoiqu’elles soient à mon avis les plus injustes, celles qui se rencontrent en l’établissement et nouvelle érection ou changement des royaumes et principautés47. [...] [2] La seconde occasion que l’on peut avoir de pratiquer ces coups fourrés, est la conservation, ou rétablissement, et restauration des États et Principautés, lorsque par quelque malheur ou par la seule longueur du temps, qui mine et consomme toutes choses, ils commencent à pencher vers leur ruine, et à menacer d’une prochaine chute, si bientôt l’on n’y donne ordre48. [...]
45. �Idem, p. 107. 46. ����������������������������� J’ai ajouté la numérotation. 47. �Ibid., p. 111. 48. �Ibid., p. 114.
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Pour mettre en question une « norme juridique » (au sens large), ou au contraire pour en établir une nouvelle, le coup d’État est également de mise : [3] La troisième raison qui peut légitimer ces coups d’État, est lorsqu’il s’agit d’affaiblir ou casser certains droits, privilèges, franchises et exemptions dont jouissent quelques sujets au préjudice et diminution de l’autorité du prince49. [...] [4] Au contraire lorsqu’il faut établir quelque loi notable, quelque règlement ou arrêt de conséquence, il est bon de se servir des mêmes moyens, et d’avoir recours à ces maximes50. [...]
On y a recours aussi pour affaiblir un groupe qui pourrait menacer l’État : [5] Une autre occasion de demeurer raide en l’exécution de ces maximes, est lorsqu’il est nécessaire de ruiner quelque puissance, laquelle pour être trop grande, nombreuse, ou étendue en divers lieux, on ne peut pas facilement abattre par les voies ordinaires, parce qu’elle est défendue par des troupes nombreuses et par des régiments armés51. [...]
Enfin, pour soutenir l’action d’un individu, ou au contraire la contrecarrer, le coup d’État est indiqué : [6] De plus lorsqu’il est question d’autoriser un homme, et l’affaire dont il se mêle, de mettre en crédit quelque prince, de gagner quelqu’un, ou de le porter à encourager à quelque résolution importante ; je crois que pour venir plus facilement à bout de ces choses on peut y mêler les stratagèmes et les ruses d’État52. [...]
49. �Ibid., pp. 116-117. 50. �Ibid., p. 118. 51. �Ibid., p. 119. 52. �Ibid., pp. 123-124.
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alexandra torero-ibad — coup d’état et pouvoir... [7] Finalement, la loi des contraires qui se doivent traiter sous un même genre nous oblige de ranger encore ici les occasions qui se peuvent présenter, de borner ou ruiner la trop grande puissance de celui qui en voudrait abuser au préjudice de l’État, ou qui par le grand nombre de ses partisans, et la cabale de ses correspondances, s’est rendu redoutable au souverain; voire même s’il le faut dépêcher secrètement, sans passer par toutes les formalités d’une justice réglée, on le peut faire, pourvu néanmoins qu’il soit coupable, et qu’il ait mérité une mort publique, s’il eût été possible de le châtier de telle sorte53.
Si cette énumération permet de circonscrire le champ d’application du coup d’État, elle n’en contient pas moins un nombre de cas importants. En outre, alors que Naudé a semblé auparavant se ranger à l’opinion selon laquelle le coup d’État ne pourrait se justifier que lorsqu’il est exécuté à titre défensif, on observe ici des usages offensifs. Enfin, on dépasse le cadre de la protection de l’État. Si le champ d’application du coup d’État doit être délimité, ce n’est pas tant pour faire le partage entre les usages légitimes et illégitimes, qu’entre les usages efficaces et inefficaces. C’est pourquoi Naudé insiste, en complément d’une telle liste, sur l’importance de l’attention portée au moment opportun : Toutes ces maximes néanmoins demeureraient sans lustre, et sans éclat, si elles n’étaient rehaussées, et comme animées d’une autre, qui nous enseigne de les prendre par le bon biais, et de bien choisir l’heure et le temps favorable pour les mettre en exécution : les choses qu’on applique opportunément profitent et réussissent bien ; mais il y en a beaucoup qui sont fort nuisibles, quand elles ne sont pas appliquées en un temps propre54 .
53. �Ibid., p. 126. 54. �Ibid., p. 149.
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Il faut savoir saisir, non pas tant le moment légitime, que le moment propice. Ainsi Naudé s’étend-il sur des exemples dans lesquels on a su saisir « des occasions fortuites, et tirer profit et avantage de ce qui aurait été négligé de quelque autre, ou qui peut-être lui aurait porté préjudice55 ».
2) Le coup d’État, miroir grossissant de l’action politique Si les coups d’État se trouvent mis en œuvre à des moments centraux de l’exercice du pouvoir, ils n’en demeurent pas moins des cas particuliers par rapport à l’ordinaire de cet exercice. Cependant, par leur caractère extrême, ils se font le miroir grossissant de l’acte politique en tant que tel. Il est intéressant à ce titre de remarquer le glissement qui s’opère au début du chapitre IV. Alors que Naudé dit qu’il va rendre compte des opinions dont il faut être persuadé pour entreprendre des coups d’État, il élargit d’emblée leur portée à la science politique dans son ensemble : ce sont des maximes très certaines, universelles et infaillibles, que non seulement les conseillers, mais les princes et toutes personnes de bon sens et de jugement doivent suivre et observer en toutes les affaires qui leur peuvent survenir ; et au défaut desquelles les raisonnements que l’on fait en matière d’État, sont bien souvent cornus, estropiés, et plus semblables à des contes de vieilles, et de gens grossiers et mécaniques, qu’à des discours de personnes sages et expérimentées aux affaires du monde56.
Pour mieux comprendre comment le coup d’État peut se faire révélateur de ce qu’est l’action politique, il est intéressant de revenir à un des traits essentiels de ce dernier : le discours 55. �Ibid., p. 149. 56. �Ibid., p. 133.
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destiné à le légitimer n’est produit qu’après son exécution. Parce que l’acte y est séparé du discours qui le justifie, le coup d’État révèle le caractère fondamentalement reconstruit d’un tel discours. Ce sont alors les procédés destinés à donner une apparence de légitimité à ces actes que Naudé se donne pour objet de démonter. Ainsi, la dissimulation, qui se trouve au cœur du coup d’État, ne lui est pas spécifique. Certes, elle y est présente sous une forme exacerbée, d’autant plus que le coup d’État repose centralement sur la mise en œuvre d’artifices destinés à cacher les buts comme les ressorts véritables de l’action. Mais elle est également une composante de l’exercice ordinaire du pouvoir. Si l’on revient sur la façon dont Naudé définit le coup d’État, on constate en effet qu’il renvoie à l’exercice ordinaire du pouvoir la « prudence mêlée et frauduleuse57 » que Juste Lipse en avait écartée, et qui comprend divers degrés de dissimulation et de tromperie. « Esquiver et gauchir », « renarder », « épier les actions des princes étrangers, et […] dissimuler, couvrir et déguiser » les siennes, « se défier de tout le monde, et dissimuler avec un chacun », « se défier et dissimuler à propos », mais également « gagner quelque avantage, ou venir à bout de son dessein par moyens couverts, équivoques, et subtilités », faire et obtenir « par subtils moyens, ce que la difficulté du temps et des affaires empêche de pouvoir autrement obtenir », « faire et dresser des pratiques et intelligences secrètes, attirer finement les cœurs et affections des […] confidents des autres princes […] étrangers, ou de ses propres sujets », tout ceci relève de
57. �Ibid., p. 88.
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« l’ordinaire »58 . L’étude du coup d’État permet ainsi à Naudé de mettre au jour les formes les plus extrêmes de ce qui constitue un élément ordinaire de l’exercice du pouvoir59. De même, Naudé montre qu’au fondement de la politique, la dissimulation est présente : Pour bien la bien pénétrer et comprendre [la nature du coup d’État], il est besoin d’en tirer la recherche de plus haut, et montrer comme en la monastique ou gouvernement d’un seul, et en l’économie ou administration d’une famille, qui sont les deux pivots de la politique, il y a de certaines ruses, détours, et stratagèmes, desquels beaucoup se sont servis, et se servent encore tous les jours pour venir à bout de leurs prétentions60.
Ainsi, la façon dont Naudé conçoit ce qui relève du « gouvernement d’un seul » et ce qui relève du « gouvernement d’une famille » lui permet d’introduire des considérations touchant à la politique en général. En effet, ce qui concerne le « gouvernement d’un seul », renvoie à ce que les individus cherchent à accomplir pour leur bien propre, leur intérêt particulier. Naudé s’attache alors aux stratégies déployées par les individus pour mieux se distinguer des autres hommes… dans le but d’asseoir ou renforcer leur domination sur ces derniers. La façon dont les Princes agissent pour leur intérêt particulier en devient alors l’exemple 58. �Ibid., pp. 88-89. 59. ��������������������������������������������������������������������� Sans examiner ici plus avant la dissimulation comme caractéristique de l’action politique, je me permets de renvoyer ici à l’étude de Jean-Pierre Cavaillé précédemment citée, qui se donne pour objet l’étude de la dissimulation dans l’œuvre de Naudé en général, et dans les Considérations en particulier. 60. ��������� Gabriel Naudé, Considérations, op. cit., p. 92.
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privilégié. Il est intéressant de remarquer que l’exemple que Naudé choisit de développer concerne les secrets « qui ont été pratiqués par certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont voulu établir parmi eux quelque opinion de leur divinité 61 ». Parmi les cas examinés par Naudé, la Bible fournit des exemples au même titre que l’Antiquité, à travers sa mythologie ou son histoire proprement dite. Ainsi, de même qu’Empédocle ou Romulus se sont suicidés en veillant à ce que leurs corps ne puissent être retrouvés62 , afin qu’on croie à leur déification, Moïse pourrait s’être jeté dans un précipice, afin que les Hébreux pensent qu’il s’était élevé dans les Cieux63. Pour ce qui concerne ensuite le « gouvernement des familles », Naudé, après avoir donné des exemples de stratagèmes mis en œuvre par les hommes pour faire obéir leurs épouses de manière détournée, prend des exemples qui ne relèvent pas tant de l’administration des familles que de celle de la cité. Ainsi, il prend l’exemple de Denys de Syracuse qui, pour empêcher que des réunions - qui pourraient servir à organiser 61. �Idem, p. 93. 62. ����������������������������������������������������������������������� « Pour Empédocle, il y procéda avec plus de courage et de générosité, comme il était bienséant à un philosophe ; car étant assez âgé et comblé de gloire et d’honneur, il se précipita volontairement dans les soupiraux et volcans du mont Etna en Sicile, pour faire croire son ravissement au Ciel, ni plus ni moins que Romulus établit l’opinion du sien, en se noyant dans le marais des Chèvres », Ibid., p. 93. 63. � Ibid., p. 93. C’est certes selon Naudé l’interprétation des athées, et non la sienne. Il n’en reste pas moins que l’interprétation orthodoxe qu’il propose maintient l’idée d’une stratégie de Moïse qui empêche qu’on ne retrouve son corps, la différence reposant seulement dans la fin poursuivie (les athées « devraient plutôt croire, et demeurer d’accord avec les chrétiens, qu’il cachait véritablement son corps, pour empêcher les Juifs de l’idolâtrer après sa mort », Ibid., pp. 93-94.).
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des conspirations contre lui - se tiennent la nuit, avaient fait en sorte que les vols commis la nuit dans les rues, et les crimes qui y étaient associés demeurent impunis. Ainsi, la dissimulation est non seulement au cœur du gouvernement des peuples, mais au fondement même de ce gouvernement – l’affirmation selon laquelle le gouvernement d’un seul et le gouvernement des familles constituent les piliers de la politique proprement dite comptant moins en elle-même que pour la démonstration qu’elle permet d’établir. Parmi les pratiques de dissimulation, il est notable que l’utilisation politique de la religion prenne une place centrale. Ainsi, non seulement la religion est utilisée à des fins politiques, mais de façon trompeuse. Une formule du traité est à ce titre particulièrement frappante : « si nous considérons quels ont été les commencements de toutes les monarchies, nous trouverons toujours qu’elles ont commencé par quelques-unes de ces inventions et supercheries, en faisant marcher la religion et les miracles en tête d’une longue suite de barbaries et de cruautés 64 ». Tout d’abord, il est remarquable que l’utilisation politique de la religion constitue le sujet de la grande majorité des exemples développés par Naudé tout au long de son ouvrage. En outre, Naudé synthétise ces remarques éparses à la fin du chapitre IV, en examinant « en quelle façon les princes ou leurs ministres, qui font leur profit des esprits adonnés à la bigoterie (Tite Live), ont bien su ménager la religion, et s’en servir comme du plus facile et plus assuré moyen qu’ils eussent pour venir à 64. �Ibid., p. 111.
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bout de leurs entreprises plus relevées65 ». Cinq stratégies sont ainsi mises au jour66 : [1] La première et la plus commune et ordinaire est celle de tous les législateurs et politiques, qui ont persuadé à leurs peuples, d’avoir la communication des Dieux, pour venir plus facilement à bout de ce qu’ils avaient la volonté d’exécuter67. […] [2] La seconde invention de laquelle ont usé les politiques pour se prévaloir de la religion parmi les peuples, a été de feindre des miracles, controuver des songes, inventer des visions, et produire des monstres et des prodiges : qui pussent changer la façon de vivre, et troubler toutes les fortunes par une grande crainte68 . […] [3] La troisième a pour fondement les faux bruits, révélations et prophéties, que l’on fait courir à dessein pour épouvanter le peuple, l’étonner, l’ébranler, ou bien pour le confirmer, enhardir et encourager, suivant que les occasions de faire l’un ou l’autre se présentent69. […] [4] Mais celui d’avoir des prédicateurs et de se servir d’hommes biendisants est encore beaucoup plus court et plus assuré, n’y ayant rien de quoi l’on ne puisse facilement venir à bout par ce stratagème70. […] Mais d’autant qu’on peut se servir de l’éloquence en deux façons pour parler ou pour écrire ; il faut encore remarquer que cette seconde partie n’est pas de moindre conséquence que la première, et j’ose dire qu’elle la surpasse en quelque façon71. […] [5] Mais après avoir amplement discouru de tous ces moyens pour accommoder la religion aux choses politiques, il ne faut pas oublier celui qui a toujours été le plus en usage, et le plus subtilement pratiqué,
65. Ibid., p. 142. 66. ����������������������������� J’ai ajouté la numérotation. 67. �Ibid., p. 142. 68. �Ibid., p. 143. 69. �Ibid., p. 143. 70. �Ibid., p. 144. 71. �Ibid., p. 147.
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les grandes conférences de la chaire unesco qui est d’entreprendre sous le prétexte de religion ce qu’aucun autre ne pourrait rendre valable et légitime72.
Ainsi, en mettant au jour les mécanismes des coups d’État, Naudé, non seulement s’attache à des moments cruciaux de l’exercice du pouvoir, mais encore révèle quelque chose de la nature même de l’action politique. Que le coup d’État soit à la fois extraordinaire et révélateur n’est qu’apparemment paradoxal : le coup d’État est le point de vue à partir duquel se découvre, comme dans une anamorphose, ce qu’il en est effectivement de l’action politique. La perspective adoptée par Naudé se caractérise par sa radicalité. Nul grand dessein ici, loin d’un Machiavel ayant pour horizon la réalisation de l’unité italienne... Mais c’est précisément parce que Naudé ne cherche pas à justifier des moyens immoraux par une fin noble. Non seulement il faut écarter la morale pour juger les actions du Prince, mais encore ces dernières n’ont d’autre justification que les buts que le Prince s’est donnés, quels qu’ils soient73. Il ne s’agit pas de remplacer des normes par d’autres, et de redéfinir le bien comme préservation des intérêts de l’État. Au contraire, toute entreprise de légitimation n’est qu’une reconstruction. L’étude du cas du coup d’État, dont le discours de légitimation n’est, par définition, élaboré qu’après coup, est ainsi la mieux à même de nous le dévoiler.
72. �Ibid., p. 148. 73. ��������������������������������������������������������������������������� Le critère de l’action devenant l’efficacité, à l’exclusion de tout autre.
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