HENRIRACZYMOW
UN CRI SANS VOIX roman
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GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 1985.
Longtemps f ai pensé que fêtais n...
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HENRIRACZYMOW
UN CRI SANS VOIX roman
mrf
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 1985.
Longtemps f ai pensé que fêtais né et mort le 22 juin 1944 (...) Je n'avais pas Vâge de combattre, mais, à peine en vie, j'eus Vâge de pouvoir périr dans les crématoires de Pologne. Pierre Goldman
Esther, ma sœur aînée, est morte un jour de printemps, au printemps 1975. Sa disparition ne provoqua chez nous aucun chagrin, en tout cas visible. Nous tînmes cet événement pour le fruit pourri d'une fatalité dans laquelle nous nous trouvions pris et sur quoi, par définition, nous n'avions pas prise. La détérioration de ce fruit-là sur l'arbre familial, nous la constations de jour en jour, nous nous attendions à ce qu'il tombe, ce fruit, nous savions que ce serait là son sort, un jour ou l'autre. Le suicide d'Esther, en vérité, ce fut presque un soulagement. Il n'amena parmi nous nul commentaire et encore moins de regrets. Nous la confondions tout entière avec la « maladie » dont nous la supposions victime et, tout en ignorant le nom au juste de cette « maladie », nous nous contentions de savoir qu'elle était incurable. Nous n'en parlions pas. Même, par son suicide, c'était un peu comme si elle s'était sacrifiée pour nous, pour que nous puissions vivre. Nous aurions presque dû l'en remercier. Mais telle n'était évidemment pas sa préoccupation, qu'on vive. Et nous voulions vivre. Enfin, un tant soit peu, faire notre temps, tout notre temps. Alors, la vie continua. Les cercles concentriques sur la surface plane et liquide de la vie se firent, au gré des jours, toujours plus petits, puis ils s'estompèrent. Ce fut davantage encore 11
que l'oubli : rien n'avait eu lieu. Dans notre silence au sujet d'Esther, nulle volonté délibérée de ne plus évoquer son souvenir. Ce silence ne tenait pas lieu d'une parole lourde de culpabilité ou de remords ou de nostalgie. Surtout pas de nostalgie. Non, il semblait si naturel, ce silence, si peu le résultat d'un effort, qu'il fallait croire qu'Esther, vraiment, n'avait jamais existé. Jamais existé qu'en rêve, qu'en nos cauchemars plutôt, mais de ceux, flous et brumeux, que le réveil efface aussitôt, ne laissant en nous, peut-être, qu'un malaise aux contours vagues, si vagues. Nous sûmes lui rendre les derniers devoirs. Le trou était bouché, la plaie refermée, le fruit pourri retourné à la terre. Nous y avions mis les formes, avions tenu à ce que son enterrement, au cimetière de Bagneux, soit accompli selon le rite. Nous étions quittes. Un jour, la morte remonta à la surface. C'était en été 1982. Cet été-là, l'armée de défense d'Israël envahit le sud du Liban, livra un combat sans merci à l'armée palestinienne, occupa l'ouest de Beyrouth. L'opération portait un nom : « Paix en Galilée. » Par les journaux, nous apprîmes peu après que « Paix en Galilée » signifiait : « Génocide sans précédent dans toute l'histoire de l'humanité. » Nous sûmes aussi que Beyrouth-Ouest était l'exacte réplique du ghetto de Varsovie. Dès l'automne, pourtant, les journaux dirent qu'ils s'étaient un peu trompés. Il n'y avait pas eu de génocide. Et Beyrouth-Ouest n'avait aucun rapport avec le ghetto de Varsovie entre 1940 et 1943. Aucun rapport. Excusez-nous. Cet été-là, cet été-là seulement, je me suis souvenu que dans un temps très lointain et très proche, quelque sept années plus tôt, j'avais une sœur, Esther, qui s'était suicidée au moyen du gaz, à trente-deux ans. Je la connaissais mal. Mais, alors que je songeais à elle, c'étaient des images du ghetto de Varsovie que je voyais, sur lesquelles elle se 12
détachait, avec sa ridicule et gigantesque casquette, mince silhouette sur le fond d'une ville de moi inconnue, une ville qui deviendrait bientôt un champ de ruines. Esther, pour moi, c'était un peu cette ville. A cause d'une casquette. La sienne, celle qu'elle arborait, d'un genre bien inusité, qu'elle avait dégotée Dieu sait où, semblable, sur une photo qui figurait et figure encore aujourd'hui sur un mur de sa chambre, à celles que portaient de jeunes combattantes juives du ghetto. Enfant, j'ignorais tout de ces jeunes femmes. Je ne m'interrogeai pas, comme, bien plus tard, quand ma sœur mourut, je ne le fis pas davantage sur les raisons de son geste. En vérité, il ne constituait pas une question à mes yeux, ni un mystère. Comme des choses trop évidentes sur lesquelles nul ne s'avise de s'interroger. Cela devait arriver, voilà tout. Pour moi, c'était un peu comme le sort des Juifs de Varsovie. Et de toute la Pologne. Et de toute l'Europe. Pourquoi les nazis ont-ils voulu tous les exterminer? Je veux dire : dans quel intérêt? Survenus dans les mois qui ont précédé sa mort, quatre événements pouvaient être notés : son voyage à New York durant l'été, sa séparation d'avec son mari, Simon P., sa démission de l'enseignement, sa passion pour un cinéaste, un certain Jacques Lipshitz. Voyage, séparation, démission, coup de foudre, tout cela avait plutôt valeur de signes que de causes. Ce n'est pas que son geste, pour nous, était inexplicable, ni que nous disposions de trop peu d'informations au sujet d'Esther. Non, la cause de son geste était en quelque sorte trop patente, trop claire : Esther était une « malade », et la raison de sa « maladie » c'était la guerre. Pourtant, la guerre, Esther ne l'avait pas connue. Elle était née pendant l'occupation allemande, en France, le 2 août 1943. Quand elle apprit, plus tard, que cette date était justement celle de la révolte du camp d'extermination de Treblinka, elle 13
dut peut-être se dire : « Je suis née le 2 août 1943 en France. Mais c'est à Treblinka, ce jour-là, que j'aurais aimé mourir, que j'aurais dû mourir. » Née pendant la guerre, elle n'a jamais quitté la guerre. Née en France, elle ne vivait pas moins à Varsovie, rue Nowolipie où papa avait habité, avant qu'il ne vienne en France. Pour elle, nul doute, cette guerre-là eût dû tout engloutir, n'eût surtout pas dû être suivie d'un après, quel qu'il fût. Mais il y avait un après. Notre vie, c'était cet après-là. Quel choix était le nôtre? Esther, ma sœur, une nuit de l'été 1982, sept ans après sa mort, ressuscita sous ma plume sous d'autres traits, des traits que je lui inventais, qui n'étaient pas ceux de la jeune fille que j'avais côtoyée des années durant, mais côtoyée seulement, les traits d'un personnage auquel peutêtre elle avait rêvé, pour lequel elle se prenait, une jeune fille qui avait vingt ans en 1940. Comme une de la photo. Les pages que j'écrivis cette nuit-là ne furent pas comme un hommage posthume rendu à ma sœur. Par elles, plutôt, je me mis en demeure de traverser ce que je crois qu'elle a traversé par la pensée : l'extermination des Juifs d'Europe par les nazis. J'étais la proie d'une semblable obsession, mais l'ignorais encore. Un jour de l'été 1982, je découvris tout à la fois que j'avais eu une sœur, une sœur qui s'était suicidée au gaz de sa cuisinière, et que cette sœur, ce fantôme, était pour moi comme la déléguée d'autres fantômes. Des fantômes qui, au moment même où naissait Esther, se reconnaissaient au pyjama rayé qui revêtait le fil de fer tordu de leur corps.
I
Vaffliction leur était une seconde nature, et le vocabulaire du cœur se réduisait pour eux à un seul son : Oï. Abraham J. Heschel, Les Bâtisseurs du temps.
C'est nerveux sans doute : Esther « s'amuse » à dessiner des lignes ovales, toujours les mêmes, un bel ovale dans le sens de la hauteur. Au sommet, la ligne revient sur ellemême et, au lieu de fermer le cercle, pénètre à l'intérieur comme une boucle, une manière d'accent grave. Dans l'ovale, un peu vers le bas, elle trace un tout petit rectangle. Puis, presque hébétée, elle mesure le résultat. Elle apprécie car c'est assez clair. Pour que ça le soit davantage, elle noircit le petit rectangle... Elle a dessiné maintenant des dizaines de ces visages, tous identiques, fascinants. Ce qui est surtout fascinant, au fond, ce n'est pas tant le visage lui-même (quoique...), mais la facilité avec laquelle elle aboutit à une parfaite ressemblance. Comme à tous ceux qui ne « savent » pas dessiner, c'est la ressemblance qui lui importe : elle s'émerveille de ce que ces traits si simples, si élémentaires, forment en effet un visage, et précisément ce visage-là, le sien, oui, le sien, celui d'A.H. Elle en oublie qui est A.H. pour ne retenir que la ressemblance, presque le calque. Mais elle se ressaisit : « Je m'égare... » Un temps, avec ce dessin répété à l'infini sur des feuilles qui s'accumulent, Esther est fière d'elle-même. Mais bien à tort : elle sait qu'elle n'a pas inventé ces traits. Elle a 17
simplement vu ce dessin hier, sur un mur, rue Mylna. Ou rue Leszno? Non : rue Mylna. On l'avait barré de deux traits. Tandis qu'Esther écrit ou dessine (car elle écrit aussi, mais oui, elle s'essaye à des poèmes, oh, elle en a bien rempli un grand carnet, à des réflexions, à des journaux intimes qu'elle abandonne et reprend de loin en loin, parfois même la folle idée la traverse qu'elle sera écrivain, plus tard), elle est constamment dérangée par des bruits de meubles qu'on hisse, qu'on traîne. On emménage, on déménage. Elle, Esther, n'y est pour personne. Tout cela la regarde-t-il ? Ses parents, son frère se chargent de tout. Elle, a droit à ce retranchement, assise à sa table, devant la sculpture du tennisman, l'œuvre de son oncle Nathan. Il refusa qu'on l'exhibe aux jeux Olympiques de Berlin comme le proposait le Comité des Arts de Varsovie. Il eût acquis la gloire, mais la morale, n'est-ce pas, ça existe. Eux, les Litvak, Dieu merci, ne bougent pas; ils ne quitteront pas Nowolipie. Quelle idée aussi d'habiter Praga, les faubourgs, comme ce jeune couple de la famille d'Adek. Ce sont des cousins qu'Esther connaît mal, autant dire pas. Ils viennent occuper l'appartement du dessus laissé vacant par les Polonais qui s'en vont. Esther n'est surtout pas impatiente de les voir, de faire leur connaissance. Elle a bien le temps. Et puis ce sont, croit-elle, de petites gens. Haïm Litvak est cordonnier. Il est très pieux, pas comme Adek. Entre chaussures à ressemeler et livre de prières, où trouve-t-il le temps de lirel Elle, Guta, Esther ne sait pas, elle verra bien, jugera sur pièces. Elle a beau dire (et médire), elle-même, depuis le début de la guerre, ne parvient pas à vraiment fixer son attention sur un livre, fût-il passionnant. Elle préfère de loin rêvasser au-dessus de ces ovales à boucles, avec ce rectangle noirci au centre. Une obsession. Dès qu'elle est à sa table, 18
après avoir salué le tennisman d'un rituel et peut-être conjuratoire shalom, elle se saisit de son crayon et dessine A.H. Parfois, elle se retourne vivement, croyant, mais c'est invariablement à tort, qu'Adek ou Fraïdla regardent pardessus son épaule. Ou encore Mathiek. Mais non : elle est bien seule. Ils sont tous trop occupés à aider les cousins de Praga. Le bruit qu'ils font l'insupporte. Elle regrette la petite Zofia et ses mazurkas. Les cordonniers ne jouent pas de mazurkas, ils jouent du marteau, c'est tout. Il faut croire que le typhus et les poux concernent moins les Polonais que nous. A.H. le dit. Quant aux Allemands, endurcis, à la peau tannée, invulnérables, ils y sont tout à fait insensibles. A force de répéter « Dur comme l'acier Krupp, dur comme l'acier Krupp », ils sont devenus de l'acier. Que peuvent les poux contre l'acier, Krupp qui plus est? Les Polonais sont déjà davantage sujets au typhus. Mais eux, mon Dieu, quelle fragilité! Les voici comme des nouveau-nés, encourant les plus grands risques. Le moindre pou, et c'est le typhus. D'où notre quarantaine. Ce doit être pour notre bien. Pour quoi d'autre? Combien sommesnous à bénéficier d'ores et déjà de cette quarantaine? Trois cent? Quatre cent mille? Et tous ensemble, dans les mêmes rues. C'est un manège continuel : les Polonais s'en vont et les Juifs s'en viennent. La folie règne; et, à l'étage audessus, je ne pourrai plus écouter les valses et les quadrilles de Zofia. Que les Juifs se réjouissent : ils vont être enfin entre eux. Avec les poux. C'est fait comment, un pou? Esther n'en a jamais vu, en tout cas elle n'en a nul souvenir. Elle demandera à Szymon de lui faire un « cours » sur le sujet. Il ne doit rien ignorer. Szymon Pessakowicz, Esther l'a encore vu ce matin. Ah non, il ne lui a pas semblé plus beau que les jours précédents, mais elle en a la certitude, pour elle il se jetterait à l'eau, plouf, dans la Vistule, un bain glacé. La Vistule, 19
d'ailleurs, on ne sera pas de si tôt près de la revoir. Esther s'en moque. Qu'on ne la dérange pas pour écrire, voilà tout ce qu'elle souhaite. Elle se juge invivable. Elle se reconnaît au moins de la lucidité. Elle le sait bien, qu'elle a des défauts! A-t-elle jamais nié l'évidence? Voilà même une de ses grandes qualités : elle est lucide sur elle-même et les autres. Que demande-t-elle pour sa part? Rien, qu'on la laisse en paix. Alors, pourquoi donc exigerait-on davantage d'elle que ce qu'elle-même réclame des autres? Ah. Ce qui gêne le plus Esther, chez Szymon, c'est que sa culture est exclusivement scientifique. Il sait infiniment de choses sur les sujets les plus divers, mais rien de la littérature. Ni polonaise, ni russe, ni yiddish, ni hébraïque. Ou pas grand-chose. Enfant, il a su l'hébreu mais l'a oublié en fréquentant le lycée polonais. Son ambition : devenir un jour prix Nobel de biologie. Quelle dérision. La mienne, je le lui ai répété : devenir un écrivain. Esther et Szymon s'amusent à comparer leurs ambitions respectives, sans parvenir d'ailleurs à convaincre l'autre. Ces discussions sont stériles, et après, les voilà qui boudent. Même s'ils continuent de se tenir la main. Esther se rend bien compte de leur puérilité, de la sienne, surtout. Au fond, elle serait très fière que Szymon soit prix Nobel, même de biologie. Je n'hésiterais pas à épouser un prix Nobel. S'il insiste, évidemment. Une fois de plus, elle aurait dû se ranger à l'avis de Szymon : partir avec lui en France ou en Angleterre. Mieux : in America. Nous avons tous deux de la famille là-bas. En restant en Pologne, Szymon n'a aucune chance de devenir prix Nobel. A moins peut-être de se convertir. Esther fait la grimace : il faut conserver ce qu'il nous reste de judaïsme. Déjà, nous parlons de moins en moins yiddish, de plus en plus polonais... On dit que même les convertis sont ou seront contraints de gagner le quartier juif. C'était bien 20
la peine! Cela leur apprendra. Ce doit être pour eux un plus grand cauchemar encore que pour les autres, eux qui ont jugé bon de trahir leurs ancêtres pour connaître, espéraient-ils, une vie meilleure. Voilà à présent que le malheur les rejoint, les déniche jusque dans le havre de leurs églises, leurs églises de convertis, leurs églises au rabais! Le malheur est un fin limier. Un Sherlock Holmes hors pair. Quant à nous, qui gardons la « vieille maison », le malheur, nous savons ce que c'est. À aucun siècle, il ne nous a épargnés. Nous lui serons fidèles jusqu'à la mort. Ou l'arrivée du Messie, comme ils disent. D'aucuns prétendent que l'Ange de la Mort précédera la venue du Messie; que ce siècle sera le témoin du plus grand malheur de notre histoire. Ces prophètes au petit pied. Ces Cassandre de yeshiva, avec leurs calculs messianiques, invérifiables, contradictoires) J'aurais aimé être capable d'écrire un roman, un vrai. L'égale d'Elisza Orszeszkowa, au moins l'égale, mais avec plus d'art. Mais le moyen de s'occuper d'art dans un monde sens dessus dessous, où nous risquons à chaque instant d'être tués? La plupart des vitres des maisons de Varsovie ont volé en éclats; on les répare tant bien que mal. Leurs maisons bombardées, les gens errent sur les routes dans la plus grande confusion. Certains quittent Varsovie, d'autres viennent y trouver refuge, on ne sait plus quoi faire. Les Litvak ont décidé de rester à Nowolipie et Esther de tenir ce journal. Oh, ce ne sera pas une œuvre d'art, il s'en faut, mais, en attendant la mort d'A.H., je veux dire qu'on le tue (les Français ou les Anglais y parviendront avant longtemps), surtout ne pas se déshabituer d'écrire. Ainsi, la paix revenue, elle commencera un roman, un vrai. Elle sera mûre. Ces événements l'auront mûrie. À quelque chose malheur est bon. Cette disposition égoïste jusqu'à l'abjection, pense-t-elle, signe sa nature d'artiste. 21
Ah, elle cherchait une preuve, la voilà. L'écrivain est celui qui n'a pas peur des mots. Et ce sera là ma dernière pensée pour aujourd'hui. *
Il s'est tenu un meeting, rue Grzybowska, devant la Maison communale. Adek y assista. Sionistes et bundistes se sont à nouveau chamaillés et chaque orateur, quel que soit son discours, se faisait huer par la moitié de l'assistance, jamais la même moitié, c'eût été trop simple. Ça se passe toujours ainsi avec les Juifs. Comme le dit Adek : « Deux Juifs, trois partis », ou encore : « Deux Juifs : un parti; trois Juifs : une scission. » La question était de se donner les moyens de repousser l'ordre des Allemands d'introduire cent mille personnes supplémentaires dans le quartier juif. Réponse : tant de sacs de zlotys. Histoires de déménagement. Dans les mois qui précédèrent l'invasion, Adek et Fraïdla avaient le projet de quitter le quartier juif. Adek avait eu vent d'une belle boutique à céder, et nous étions tous allés la voir. Esther, désœuvrée ce jour-là faut-il croire, s'était laissé entraîner dans cette expédition ridicule et vulgaire. Sinistre tableau que de voir son père arpenter le local, en futur propriétaire, psalmodiant des chiffres l'air exalté, et sa mère parlant chiffons avec la boutiquière tandis que Mathiek fouinait dans tous les coins, inspectant Dieu sait quoi. De retour à la maison, tous trois commentèrent ce projet; Mathiek y allait de son grain de sel, demandait des précisions sur le montant des emprunts à effectuer. Quel abîme entre Esther et ces trois individus ! Voilà : pour elle, c'étaient des individus. Elle, Esther, tenait du côté de l'oncle Avroum. Si, comme lui, elle n'avait pas le sens des affaires, c'est que, 22
comme lui, elle méprisait les « affaires ». Et ce Mathiek, qui n'est que son père en miniature... Dès que les Juifs commencent à s'enrichir, leur grande idée est de s'assimiler aux Polonais. Ils ont honte de parler yiddish. Ils changent de noms. Ils envoient leurs enfants dans les écoles d'État. Parfois, ils vont jusqu'à se convertir. Mais d'abord, ils déménagent. Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es et quel Juif tu es et quel Juif tu n'es plus. Aujourd'hui, plus question de bouger. Au contraire. La famille de Szymon a dû regagner notre quartier après l'avoir quitté voici quelques années. Szymon va devoir interrompre ses études. Déjà, ses amis polonais de faculté lui tournent le dos et il en est blessé, abattu. Revenir ici, rue Krochmalna, lui paraît, selon ses termes un rien outrecuidants, une « régression sociale et psychologique ». « Moi qui n'ai pas le type juif... », commence-t-il toujours. Voilà qui est intolérable à Esther. Et moi, ai-je le type juif? Avec un sourire de commisération, Szymon dit que oui. C'est comme s'il me disait : « Ma pauvre vieille, tu es malade, ça se voit, ton visage est couvert de pustules. » Cette indécrottable haine de soi. Selon Esther, tous les efforts des gens comme les Pessakowicz consistent à passer le plus clair de leur temps à se gratter le visage pour faire disparaître leurs boutons. Certains y parviennent : leurs boutons ne disparaissent pas vraiment : ils se terrent un temps sous leur peau et sortiront à la moindre occasion. Esther, premièrement, déteste déménager. Ah, c'est qu'ils en ont vu, des logements, depuis qu'elle est née! Voyons, dans l'ordre. Ce fut d'abord la rue Mylna. Puis Nowolipki. Puis Nalewki. Puis Bonifraterska. Et enfin Nowolipie, terminus. Désormais, si elle déménage un jour, ce sera pour Paris, Londres ou New York. Avec ou sans Szymon. Et deuxièmement... Mais non, c'est tout. 23
*
La venue des Pessakowicz dans le quartier bouleverse surtout le père de Szymon. Tant d'efforts pour rien, doitil se dire. Mais Adek n'est pas moins tourmenté par les rumeurs qui courent. Lorsque fut annoncée la création de Taire de quarantaine dans le quartier, il revint hors d'haleine à la maison et dit à sa femme qu'on allait partir, là, tout de suite, qu'il réunissait tout son argent, qu'on allait à Cracovie, à Lodz, à Lublin, à Wilno, je ne sais où. « Regarde-moi ce mishiguené, ce golem détraqué I a dit Fraïdla, où court-il déjà?... » Et ce cri du cœur l'a quelque peu calmé. Peut-être les Allemands reviendraient-ils sur leur décision? Le Conseil juif parviendrait-il à les amadouer, moyennant finance, évidemment. « Mais je paye, moil Je suis prêt à payer! Nous sommes tous prêts à payer! On paye, déjà, et c'est fini ! » Adek hurlait dans le salon, faisant les cent pas. Un fou... Puis Fraïdla lui remit en mémoire qu'il avait bien trouvé un modus vivendi avec l'administrateur provisoire allemand chargé de gérer son magasin. Ce rappel opportun allait achever de le calmer quand Mathiek, avec sadisme ou inconscience, demanda si cet administrateur provisoire ne serait pas, par hasard, définitif, et si ce n'était pas plutôt lui, Adek, qui était là à titre provisoire. Adek a longuement regardé son fils dans les yeux, interloqué, immobile. Puis, sans dire un mot, a quitté le salon. Je crains que Mathiek, cette fois, n'ait été tout à fait lucide. Dans la soirée, il m'a dit espérer que papa s'entende bien avec cet Allemand. Cela pourrait servir, plus tard, peut-être plus tôt qu'on ne croit. Plaisantaitil? Hélas non.
24
*
Szymon est entré en relations avec le mouvement de jeunesse de YHashomer Hatzaïr. Esther a toujours du mal à admettre que Szymon fasse le moindre geste sans l'en avertir, la consulter. Il l'informe, certes, c'est bien la moindre des choses, mais après coup. Il l'informera peutêtre un jour, ainsi, qu'il aime une autre femme. Tout à fait inimaginable. D'abord, c'est Szymon qui est amoureux d'Esther. Elle l'aime bien, pourquoi pas? Qu'est-ce qui pourrait empêcher qu'on l'aime bien, Szymon? Il est gentil, il n'est pas sot... Mais rien en lui qui enivre, embrase, exalte jusqu'à la fièvre. Au fond, sa grande qualité c'est d'aimer Esther. Un peu mince, non? C'est le genre de jeune homme à agréer aussitôt aux parents d'une jeune fille qui ne songent avant tout qu'à son bonheur. Mais, plutôt qu'à son bonheur : à sa sécurité. Car Szymon apparaît d'emblée comme un jeune homme sérieux, responsable, ayant les pieds sur terre. Tout ça, pour Esther, est un peu trop simple : est-ce là tout ce qu'elle peut espérer ? La sécurité? Et son œuvre, alors? Le retour de Szymon au judaïsme a surpris Adek et cet événement le ravit plutôt. Mais il n'a pas caché sa réticence quant aux choix politiques du jeune homme. Il faut, dit Adek, que les Juifs fassent la révolution là où ils se trouvent, avec les autres travailleurs, et non dans le Néguev ou en Galilée. Papa s'est un peu échauffé, a retrouvé les vieilles controverses qui ont agité sa jeunesse. Mais à présent, il récite ces slogans de façon mécanique, sans sincérité. Par jeu. Szymon a du mal à l'affronter. Il n'est pas très joueur, au contraire de papa. Car il faut être joueur pour parler politique, joueur et futile. Tiens, voici le vrai défaut de 25
Szymon : l'absence en lui de tout esprit de jeu. Il est sérieux jusqu'à la moelle. *
Esther a le sentiment qu'on ne pourra bientôt plus sortir du ghetto. C'est-à-dire que le quartier juif, depuis disons Muranowska jusqu'à la rue Zlota, deviendra vraiment un ghetto. Et que d'endroits à Varsovie qu'Esther ne connaît qu'à peine, Praga par exemple, d'où viennent les Pessakowicz, la famille de Fraïdla, les Tenenbaum, et les cousins d'Adek. Pourquoi ne pas prendre le tramway et aller se promener là-bas, traverser la Vistule pendant qu'il en est encore temps? C'est ce qu'Esther se dit chaque soir. Mais au matin, effet d'une peur inexplicable au fond d'elle-même et qu'elle s'avoue, elle renonce. Et si, pendant qu'elle errerait loin du quartier, les Allemands construisaient un mur infranchissable la coupant définitivement de ses parents, de Mathiek, de Yanek, et de Szymon aussi ? Enfant, Esther a fait de tels cauchemars. Elle se réveillait la nuit en hurlant, allait trouver Mathiek et le réveillait à son tour. Ce qu'elle a pu l'enquiquiner! Dieu fasse que ces terrifiantes fantaisies n'adviennent pas dans la réalité! Il est vrai qu'aujourd'hui elle pourrait toujours aller réveiller Szymon rue Krochmalna. Lui, la rassurerait, et elle se glisserait dans son lit, tout contre lui, la tête sur sa poitrine, et il lui caresserait les cheveux, elle pourrait se rendormir. Mais si lui-même est en proie au même cauchemar? Si nous sombrons tous? Nul recours, alors. Pas même ce journal, j'ai bien peur.
26
*
Il neige. Charles est allé avec son cousin Haïm faire la queue rue Grzybowska pour s'inscrire au travail obligatoire, leur étoile de David au bras. Quelle humiliation! Le soir. Finalement, Charles a été exempté du travail obligatoire sur l'intervention de son « administrateur provisoire ». L'employé du Judenrat l'a purement et simplement renvoyé chez lui : dans le registre figurait la note officielle d'exemption, contresignée par un secrétaire du Conseil juif. Il doit y avoir une belle somme de zlotys làdessous. D'ailleurs, c'est tout à fait officiellement qu'on peut acheter une exemption. Cela coûte mille zlotys. Haïm n'a pas pu. Adek n'a pas pu pour Haïm. Il n'est pas allé jusqu'à dire : « C'est pas mon problème », mais voilà bien ce que cela signifie. En tout cas, ce n'est pas le mien, moi je le dis. Dans la queue, a raconté Adek, les Juifs parlaient politique. Communistes, bundistes, sionistes, religieux, chacun épie chacun, médit, cancane, renchérit comme il peut sur les on-dit. Quelle belle famille nous formons! Tout le spectre de l'arc-en-ciel, depuis la gauche de l'extrême gauche jusqu'à la droite de l'extrême droite, et toutes les nuances religieuses, depuis les plus orthodoxes des orthodoxes jusqu'aux plus exaltés des hassidim, et toutes les teintes de l'assimilation : convertis, polonophones exclusifs, demiJuifs, quart de Juifs, Polonais de « confession mosaïque », « d'origine juive »... Tous s'espionnent, se détestent. Une famille, quoi ! Je crains que cette palette aux tons chatoyant à l'infini ne vire quelque jour au gris uniforme, absolu. Alors, l'heure aura sonné. A.H. l'a dit. Déjà, tous portent au bras la même étoile de David. Presque la même : les riches la portent en toile (trois zlotys), les pauvres en 27
papier (cinquante groszys). Tout comme pour les morts : enterrements de pauvres, enterrements de riches. Mais le résultat, mais le résultat? Avec tous ces réfugiés qui nous viennent, nous serons bientôt quatre cent mille dans le quartier. « Ils se tiennent les coudes », continueront de dire nos « frères » polonais... Esther comprend le désenchantement de Szymon à leur égard. Lui qui n'a pas le «type juif»! Lui faire ça, oser lui faire ça, le tenir pour un pestiféré. Les voir changer si vite, si totalement. Selon Esther, ils n'ont pas changé, ils étaient déjà ainsi. Simplement, la venue des Allemands avec leurs théories sur les Ûber et les Untermenschen dans leurs panzers les autorise aujourd'hui à dire tout haut ce qu'ils pensaient déjà tout bas et, pour les pires, à agir en conformité avec ce qu'ils proclamaient. Maintenant, chez eux, c'est à qui se découvre une grand-mère d'origine allemande. Être un Volksdeutsch, voilà l'idéal. Égoïste sans vergogne, Esther voit, dans ce qui arrive à son ami, au moins deux avantages. D'abord, il revient au judaïsme, fûtce sous la forme de la fréquentation d'un mouvement de jeunesse sioniste-socialiste; ensuite, il n'aura plus d'yeux pour les jeunes filles polonaises, plus évoluées que les nôtres, c'est-à-dire plus faciles. Esther n'a encore rien « accordé » à Szymon. Mais je veux qu'il soit là, à ma portée, quand je jugerai le moment opportun. Peut-être est-il déjà allé avec une Polonaise. Cela a-t-il de l'importance? Papa dit souvent qu'un garçon, même un bon Juif, peut fréquenter une Polonaise. Pour s'amuser. Lui-même, Adek, étant jeune, est allé avec des Polonaises, il ne l'a jamais caché à maman, ni à nous tant cela lui semble véniel, dans l'ordre des choses, conforme au plus banal et au plus obligé des Bildungsroman que doit vivre le plus ordinaire des jeunes gens juifs. Mais, nous fait-il remarquer, il a quand même 28
épousé une vraie jeune fille juive, et c'est ce qui compte, à la fin. *
On ne peut plus communiquer avec l'étranger. Ni donner de ses nouvelles ni recevoir d'argent. Le typhus fait des ravages. Nous n'avons plus le droit de sortir dans la rue entre neuf heures du soir et cinq heures du matin. En contrevenant à ce décret, le médecin de famille des Litvak, le docteur Finkiel a été tué, bien qu'il eût, dit-on, un laissez-passer en bonne et due forme. Szymon rapporte qu'au local du Hashomer Hatzaïr rue Leszno les réfugiés font du feu avec les livres de la bibliothèque. Les gens se font rançonner jusque chez eux. Les rançonneurs peuvent être des Allemands (de la Wehrmacht ou de la compagnie S.S. « Tête de mort »), des Volksdeutsche ou simplement des Polonais. Adek dit que les Juifs sont redevenus les esclaves de Pharaon : ils ne bâtiront pas de pyramides mais mèneront à bien de grands travaux pour la nouvelle Egypte. Son cousin Haïm est d'un avis différent. Impossible, selon lui, de comparer Ramsès à A.H. Le premier est un ange, en regard de l'autre qui n'est que l'Ange de la mort. De cette Egypte-là, dit-il, les Juifs ne sortiront pas. Même HaShem, notre Dieu, ne pourra les en faire sortir. Il serait encore temps de partir. Par exemple en Palestine. Il paraît que c'est possible. Cher mais possible. Qu'attend-on? Rue Nowolipki, les Allemands pillent les appartements des Juifs riches, surtout des avocats. Ils ont créé un ghetto à Lodz : les Juifs des environs y sont transférés les mains vides, à charge pour eux d'y trouver un logement. Des milliers de Juifs sont concentrés à Lublin. Dans quel but? Esther a définitivement cessé de dessiner le visage 29
d'A.H. Cela ne l'amuse plus, plus du tout. Elle ne songe plus à un roman. Elle ne songe plus à rien. *
Les prisonniers de guerre reviennent en Pologne, dont les Juifs. Six cents d'entre eux furent rapatriés à Lublin puis, j'ignore pourquoi, on les conduisit à Parczew. Treize soldats allemands les accompagnaient et les tuaient en cours de route. Ils se sont laissé tuer sans se révolter. Quand on interrogea les survivants, ils ont répondu que oui, certes, ils auraient pu se révolter mais qu'ils se sont abstenus parce que cela aurait été mauvais pour les Juifs, PARCE QUE CELA AURAIT ÉTÉ MAUVAIS POUR LES JUIFS. Voilà tOUt nOS Juifs!
Laissons-nous tuer, sinon ça ira mal pour nous! Cela a tout l'air d'un witz qui, avant guerre, eût peut-être amusé le docteur Freud. Hélas. Adek s'est fait employer au service de déblayage de la neige et, grâce à certaines relations occultes- zlotys ou plutôt, je suppose, dollars - a pu faire embaucher Szymon et Mathiek. Esther, depuis quelques jours, fréquente assidûment les Lipshitz. Jakob est un poète, du moins à ce qu'on dit. Car lui-même n'en fait jamais état. D'ailleurs, il ne parle pas beaucoup de lui. Peut-être la présence d'Esther l'intimide-t-elle. Peut-être, par son silence même, cherche-t-il à lui dire quelque chose. Elle a remarqué qu'avant de parler- elle-même ne le quitte pas des yeux-, relevant la tête, c'est d'abord ses yeux à elle qu'il rencontre. Oui, il doit être intimidé. S'il ne parle guère en public, c'est qu'il estime que ce qu'il pourrait dire n'en vaut pas la peine, ce en quoi il aurait tort. A moins, Esther penche de ce côté, qu'il juge l'auditoire indigne. Idem pour ses poèmes. Il a un regard si intelligent. Il est grand, il est blond. Le seul défaut que je lui trouve, 30
c'est sa légère calvitie naissante, si peu de chose en vérité. Peut-être aussi une minuscule tendance à l'embonpoint, mais très largement compensée par sa taille élevée. Quel âge peut-il avoir? Quarante ans peut-être, oh à peine. Sa femme est insignifiante (je n'ai jamais saisi le hasard grotesque qui fait s'assembler les couples). Elle a le type « aryen » comme dirait Szymon, blonde aux yeux bleus. Enfant, dit-elle, ses parents l'appelaient shikselé, petite goye. Helena se pique de littérature yiddish, russe et polonaise. Elle donne des soirées où on lit des poèmes jamais ceux de Jakob. Sa fille Martha lui ressemble pour le caractère, car au physique elle est brune et bouclée. Elle joue admirablement du Chopin et du Liszt et, quand elle se met au piano, Jakob semble en extase. Je le suis moi-même de le regarder écouter sa fille. J'espère ne rien trahir. Helena témoigne un peu de la même attitude, mais je ne sais pas, tout chez elle est ridicule. C'est une femme superficielle, tout entière dans l'apparence. Esther se demande jour après jour si Jakob l'aime vraiment et même s'il l'a jamais aimée. Quel couple mal assorti, si peu fait pour durer longtemps I C'est curieux comme Szymon a d'emblée détesté Jakob et au contraire vanté à l'excès les mérites d'Helena. Quels mérites? Son élégance? Ses goûts littéraires? Son art de recevoir? Il ne voit pas, sous ce vernis, sa véritable et profonde inculture, sa vulgarité, parfaitement. Quant à son aversion pour Jakob, une bonne raison à cela : pure et simple jalousie. Évidemment, il ne l'admet pas. Il raisonne, il argumente mais, ce faisant, s'enferre toujours davantage dans le déni de ce qui saute aux yeux : l'irrésistible charme de Jakob et sa propre jalousie. Esther le voit bien : Szymon souffre réellement lors de ces soirées chez les Lipshitz. Il se montre toujours plus réticent à y assister, avance maints prétextes pour s'esquiver, de la 31
fatigue, que sais-je, un ouvrage à lire toutes affaires cessantes, en vue de sa thèse de doctorat. S'il descend malgré tout chez Jakob et Helena, c'est sur l'insistance d'Esther. Il ne saurait rien lui refuser. Il est obéissant. Il détourne le regard, baisse la tête et murmure : « Bon, je descends. » Esther alors sourit à sa gentillesse, à sa tristesse aussi. Dans le salon des Lipshitz, il ne dit mot, adopte une mine renfrognée, émet des quasi-borborygmes à ceux qui commettent la gaffe de lui demander ce qui ne va pas. Esther, assise à ses côtés sur le fauteuil de velours vert, se penche parfois vers lui : « Fais un effort. » Szymon, pour Esther, est un grand frère. Ou un petit frère, même, bien qu'il soit plus âgé et plus grand qu'elle. Nul instinct maternel dans son sentiment qu'il est son « petit frère » : elle pense en être totalement dépourvue. Quoi alors? Le désir trouble et obscur de le considérer sous l'angle le moins viril possible, de le féminiser, en un mot : de le dominer (ou d'empêcher qu'il ne la domine). Doit aussi entrer dans ce sentiment la conscience qu'elle a d'une réelle ressemblance entre eux, au fond d'euxmêmes : le mépris profond de soi et des autres lié à un orgueil insensé : ils sont bien de la même famille. Même physiquement, ils se ressemblent. Des gens ne les connaissant pas les perçoivent spontanément comme frère et sœur. Ils s'aiment d'être pareils, parce qu'ils sont pareils. Parce que c'est facile. Mais il est probable qu'une part d'euxmêmes aspire à autre chose. Pour Esther, cette autre chose aurait assez les traits de Jakob Lipshitz. Lui enfin la dominerait. Impossible, lui, de le considérer comme son petit frère. Comme son père, peut-être. Comme Adek, oui, du temps révolu où elle admirait son père, où il représentait tout pour elle, où elle en était amoureuse.
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Jakob Lipshitz a mis sur pied un groupe juif d'autodéfense, prêt à intervenir notamment rue Leszno pour dissuader les jeunes voyous polonais de l'école commerciale qui s'en prennent aux commerçants juifs. Ils pénètrent dans un magasin, renversent la marchandise. Chemin faisant, ils molestent les Juifs, s'en prennent surtout aux hassidim dont ils déchirent les caftans, tirent les barbes jusqu'à les arracher. Adek dit que les Polonais naissent antisémites. Encore embryons dans le ventre de leur mère, ils le sont déjà. Ce qui n'est pas le cas, dit-il, des Allemands, qui sont simplement conditionnés par A.H. et sa propagande : leur antisémitisme n'est pas chez eux inné... Ce que je vois surtout dans ces propos de papa, c'est l'amour indéracinable des Juifs pour les Allemands, pour la culture et la langue allemandes. Combien d'entre nous ont pu se dire que les Allemands, en attaquant la Pologne, ne sauraient nous faire de mal car c'est un peuple frère. La preuve : ils parlent presque notre langue. Franz Kafka l'a pourtant bien établi : entre l'allemand et le yiddish il y a un abîme que rien ne pourrait combler : lequel d'entre nous appellerait sa mère mutter? demande Kafka. L'oncle Avroum, d'ailleurs, me l'a souvent dit : Quand les Juifs ont quitté l'Egypte, enfin libres dans le désert, ils se mirent à regretter amèrement le pays de leur esclavage. Voilà qui semble assez clair et viendrait confirmer si c'était nécessaire l'amour abject de l'esclave pour son maître. J'aimerais quant à moi être l'esclave de Jakob, dont je pressens qu'il a une âme de maître, quelque chose en lui d'allemand, de pharaonique. Il fut étudiant, je crois, à l'université de Berlin, dans sa jeunesse. Oser être abject, oser ce que les autres n'osent 33
pas. De temps à autre, de temps à autre seulement... Esther se dégoûte. Profondément. Elle ne mérite pas de vivre. Elle a réfléchi à ça, récemment. Selon elle, certains êtres, par leur nature même, méritent ipso facto de vivre. Son frère Mathiek, par exemple. Sa bonne humeur, son simple goût de vivre font qu'il mérite de vivre, naturellement. D'autres ne sont pas dignes de ce verbe : mériter. Non, ils ne méritent pas. Parce qu'ils n'aiment pas la vie. Ils ne sont pas dignes de la vie. Esther n'est pas digne de la vie. Elle ne mérite pas. Elle se dégoûte. *
Finalement, Mathiek s'est fait embaucher dans les bataillons de maçons dont fait partie à présent Jakob Lipshitz. Ils gagnent un demi-zloty par jour. Ils déblaient les briques des maisons bombardées et les chargent dans des voitures à bras. Jakob apprend à Mathiek l'art de travailler le plus lentement possible, à économiser ses forces. Beaucoup d'intellectuels parmi ces ouvriers : peut-être un vrai maçon sur cent. Ils travaillent dans les rues Franciszkanska, Nalewki, Bonifraterska. Adek et son cousin Haïm ont rejoint le groupe des terrassiers. Ils ont eu la tâche, hier, d'entasser de grandes quantités de briques le long de Bonifraterska. Quelle est la véritable intention des Allemands? se sont-ils demandé. Construire un mur, selon Jakob. Les rafles dans la rue se multiplient. Les gendarmes sont précédés d'un motocycliste qui crie : « Juifs, arrêtez-vous! » Les Juifs se figent sur place, sont arrêtés et conduits dans des camions. Adek m'a raconté qu'avant guerre, les jours qui précédaient le 1er Mai, la police venait au domicile des gens suspects d'être communistes et les arrêtaient afin qu'ils ne 34
participent à aucune manifestation subversive. Le 2 mai, on les relâchait. Cela arrivait chaque année à Bolek, le frère de papa. Il revenait à la maison avec une barbe. L'année suivante, à la même époque, on l'arrêtait à nouveau. Hier soir, chez les Lipshitz, nous nous sommes raconté des histoires drôles. C'est assez rare pour qu'Esther le note, Szymon et Jakob ont rivalisé de verve. Cela fait des mois qu'elle n'a tant ri. Elle en perdait l'équilibre et se jetait littéralement sur Szymon comme un pantin de son, en essuyant ses larmes intarissables. De retour dans sa chambre, vers minuit, elle réalisa qu'elle avait été l'enjeu d'un tournoi où s'étaient opposés deux chevaliers pleins de désir pour elle. Non, elle ne croit pas se tromper. En se déshabillant pour la nuit, lentement, avec volupté presque, elle s'adressa des sourires à n'en plus finir devant le miroir qu'elle essayait pourtant d'éviter, mais toujours son regard l'y ramenait, c'était plus fort qu'elle, et elle se souriait, se souriait car elle se trouvait jolie et sûrement, se dit-elle, Szymon et Jakob l'avaient tous deux remarqué, combien elle était jolie ce soir, et ils désiraient tous deux la conquérir, et ils rivalisaient et devaient se détester, et non ce n'était pas désagréable. La pauvre Helena riait aussi, l'idiote, ne voyait rien de ce qui se passait. « Quoi? Un Juif sans brassard? s'écrie A.H. voyant Jésus lors d'un séjour au paradis. - N'insiste pas, dit saint Pierre. C'est le fils du patron. » Jakob a raconté cette histoire qui circule dans Varsovie. Pour survivre, les Juifs sont capables des plus grandes prouesses. Ces « plus grandes prouesses » prennent parfois la forme des plus grandes compromissions. Jusqu'où peuton aller pour survivre à tout prix? On dit que le Judenrat de Cracovie collabore aux déportations. Il a ses raisons, de bonnes raisons probablement. Mais. 35
Survivre à tout prix : la nouveauté de notre situation est tout entière dans ces mots lourds de contradiction. Survivre? À tout prix? Mais comment ne pas voir que c'est justement au prix de la mort, celle des autres sans doute, celle des autres pour le moment. Mais la mort des autres n'est que le prélude à la nôtre. Si ce qu'on rapporte du Judenrat de Cracovie est avéré, alors on peut dire que làbas, les Juifs survivent au prix de la mort des autres Juifs. Nous en serons peut-être là un jour, un jour proche, à Varsovie. *
Chaque immeuble du quartier a désigné son « Comité ». Le nôtre, sur Nowolipie 42, comprend Jakob Lipshitz, Guta Litvak, un rabbin, Reb Huberband, élu président du Comité, et Esther. Ils se sont réunis chez Haïm et Guta Litvak. Chacun y est allé de sa récrimination, de ses suggestions pour améliorer la propreté et entreprendre diverses réparations. Esther eut ainsi l'occasion de faire plus ample connaissance avec cette cousine, Guta. Incroyable, elle a commencé des études de médecine à l'Université de Varsovie et les abandonna pour épouser Haïm, c'est scandaleux. Une telle différence de niveau entre eux. Guta est une sioniste convaincue. Elle fréquentait une ferme pionnière à Grochow, dans la banlieue de Varsovie, où l'on se prépare à aller vivre en Palestine. Quand Reb Huberband lui donna la parole, elle critiqua sévèrement les broutilles soulevées par les autres locataires et déclara qu'il y avait des tâches plus urgentes à mener à bien. D'abord, dit-elle, il faudrait instituer ici une école clandestine. En second lieu, organiser un club de jeunes. Et il y eut un troisième et un quatrième point dont je ne me souviens plus. Guta est bien une militante, un esprit positif. Esther l'admire, en un 36
sens. Et d'un autre côté, non. Elle a en horreur les esprits « positifs », englués dans la matière. Jakob prit ensuite la parole et, à la grande surprise d'Esther, la proposa comme « directrice » de l'école. Une vingtaine d'enfants, dans l'immeuble, sont scolarisables. Les gens concernés pourraient à tour de rôle prêter une pièce de leur appartement comme salle de classe. La suggestion de Jakob fut agréée par tous. Esther tâcherait d'être à la hauteur de sa mission. Mais pourquoi a-t-elle accepté, et avec reconnaissance qui plus est? Est-elle en passe de trahir ses valeurs? A-t-elle déjà renoncé au fond d'ellemême à devenir un écrivain? Ah, mais c'est grave, ma petite I *
Le pire, c'est qu'elle est heureuse, et ce bonheur va jusqu'à lui faire perdre le sommeil. Constamment, elle pense à sa mission, quel gâchis. Maîtresse d'école I Malgré tout, c'est mieux que de vendre des chapeaux comme Adek. Mais non, pas du tout, c'est pareil. Pas de différence. Hormis l'Art, le reste est équivalent. Vendre des chapeaux, enseigner, construire des ponts, faire un bébé, tomber amoureuse, oui, même être amoureuse. Pas de hiérarchie. Le reste, c'est pour s'occuper. Et si possible se faire plaisir. Pourquoi pas? Se faire plaisir n'ajoute rien mais la preuve que ce serait une entrave à l'Art? Avec sa responsabilité nouvelle, Esther a le sentiment de prendre là une revanche, elle ne sait trop sur qui ou sur quoi. C'est si dérisoire, n'est-ce pas, mais le fait est. Papa est très fier, lui aussi. « Maintenant que te voilà un mens h... » Devant son miroir, Esther se pavane à l'idée que papa est fier d'elle. Adek n'est plus son prince depuis longtemps, mais quand même, quelques vestiges, en elle, subsistent de sa splendeur révo37
lue. Adek, Jakob, Szymon, trois hommes au moins l'estiment vraiment. « Ses » trois hommes. Ils lui appartiennent. Elle leur appartient. Je n'en dirai pas plus. Elle est allée trouver une amie d'Helena Lipshitz, Hannah Krawetz. Avant l'invasion allemande, elle enseignait à l'école juive de la rue Okopowa. Yanek, son petit frère, la connaît de vue mais elle ne fut pas son institutrice. Elle a accepté avec enthousiasme l'offre d'Esther de venir enseigner chez eux, à Nowolipie. L'école de Hannah a été fermée et ses jeunes élèves lui manquent. Esther a interrogé son petit frère Yanek pour connaître son sentiment : il est ravi d'aller à l'école dans sa propre maison. Reb Huberband a d'ores et déjà promis de venir transmettre aux enfants les paroles de nos sages; et Martha Lipshitz de les initier à la musique... Dans quelle folie suis-je allée me fourrer? Et mon œuvre? Je ne désire peut-être pas vraiment devenir écrivain, c'est là peut-être une simple fantaisie d'adolescente. Mais qu'est-ce qui vaut la peine sinon ça? Des responsabilités? Des honneurs? Faire plaisir à mes hommes? Rendre jalouses quelques femmes, maman, Helena? Ton ambition est bien mince, grenouille. Dans le dos d'Esther se tissent déjà des dissensions. Guta Litvak et le rabbin en sont venus, d'après Jakob, à un violent affrontement à propos de l'obédience qu'ils entendaient donner à l'école. Guta prône le sionisme tendance socialiste, et le rabbin voit là une incompatibilité avec l'enseignement de la Torah. À Esther, donc, de mettre bon ordre dans les rangs. Quant à Jakob, pour simplifier les choses, il renvoie dos à dos sionisme et Torah qu'il exècre l'un et l'autre. Il ne jure à présent que par le yiddish, tendance révolutionnaire. Les Lipshitz sont en effet des bundistes militants. Surtout elle, Helena, qui a entraîné Jakob, plutôt polonisé. C'est à son contact qu'il réapprit 38
notre langue. À celui d'Esther il réapprendra l'amour : elle est certaine qu'ils ne s'aiment pas, ou plus. Au début de l'été, une telle école clandestine avait été créée. Découverte, les professeurs furent fusillés et les élèves expédiés Dieu sait où. C'est ce qu'Esther s'est efforcée de signaler à Hannah : le danger que représente cette entreprise. Elle a presque souri, oui, souri, et j'ai répondu à son sourire. « Nous n'avons pas le choix. » Esther, à ce moment, aurait aimé la prendre dans ses bras et la faire virevolter en fredonnant une valse de Chopin. Mais elle n'a pas osé. C'est très rare chez elle, un tel mouvement vers les gens. Quand, voici quelques années, elle était un peu amoureuse de la petite chrétienne du dessus, Zofia, elle s'était mise à lire les Évangiles et des livres sur la vie de Jésus. À cette époque, en sortant dans la rue, elle était prise du désir d'embrasser les passants, vraiment de leur sauter au cou, de leur dire qu'elle les aimait. Tu es sur une très bonne voie, lui avait dit Zofia. Maman mit par hasard la main sur ces livres, avait poussé les hauts cris, s'en était ouverte à Adek. Papa y a vu aussitôt l'influence de Zofia. Il a jugé plus sage de minimiser l'incident afin que l'esprit de révolte de sa fille n'attise encore un plus grand scandale, que son opposition systématique à leur égard ne fasse, par pur esprit de contradiction, que les choses s'enveniment davantage, qu'elle devienne, Dieu nous préserve, une chrétienne. Et cette « crise » lui était passée. Les Litvak n'avaient pas eu à prendre le deuil, à se couvrir la tête de cendre. Déjà, quelques années auparavant, elle était encore une petite fille, Esther avait trouvé chez un libraire sur les allées Jerozolimskie une gravure représentant la Vierge de l'église de Jasna Gora à Czestochowa. Elle l'avait trouvée si belle qu'elle l'acheta. Rapportant la gravure à la maison et la montrant fièrement à maman, celle-ci s'était mise en colère, avait exigé qu'elle restitue 39
l'image au libraire. Comme Esther avait détesté sa mèrel «Quoi, belle? Comment, belle? Oï, mais tu es complètement mishiguél » Les bras de Szymon me semblent bien maigres. D'ailleurs, nous perdons tous du poids. Fraïdla, dans des caisses de bois sur le balcon tente de faire pousser quelques légumes. Hier soir, comme nous voulions les manger, nous nous sommes aperçus qu'ils étaient trop jeunes. Tristesse de Yanek. J'ai surpris maman à enfouir des provisions à l'intérieur du tennisman, peut-être des bijoux. Personne ne songera à soulever cette sculpture si lourde. *
Décret du Judenrat : Tous les hommes de dix-huit à trente-cinq ans doivent se tenir prêts pour partir dans les camps de travail. Ils peuvent être convoqués à tout instant. Un Allemand élevé dans la hiérarchie a proclamé : « Si les Allemands gagnent la guerre, la question juive sera résolue en trois mois; s'ils la perdent, en une heure. » Ce qu'on a du mal à simplement admettre, c'est que les Allemands disent la vérité. Et la vérité, c'est que nous assistons à deux guerres, celle que les Allemands livrent aux nations, celle qu'ils livrent contre les Juifs. Ce sont deux guerres distinctes, et l'issue de la première n'augure en rien celle de la seconde. Cela, les Juifs ne le comprennent pas. Quant aux nations, elles ont assez à faire. Les Allemands bombardent leurs villes, et les nations comprennent que la guerre est là. Les Juifs se font massacrer, et ils se disent : Peut-être que, et tu crois que, et des fois que, et va savoir si. Ils spéculent. Chacun y va de son programme. Bundistes, communistes, sionistes de gauche, de droite, du centre. Les religieux se contentent d'attendre le Messie. C'est lui, disentils, qui répondra aux questions. Mais serons-nous encore 40
là pour le recevoir? Ou bien il donnera une réponse, oui, mais la question se sera envolée. Avec nous qui la posions. Peut-être la guerre finira-t-elle d'ici à quelques mois. Le bruit en est répandu parmi les Juifs pieux. En attendant, les hommes doivent échapper aux camps de travail. Ils peuvent se « racheter » moyennant entre dix et vingt-cinq zlotys, ce qui enrichit les caisses du Judenrat. Comme les Allemands, dit-on, ne prennent que les célibataires, Szymon m'a demandé de l'épouser. Présenté ainsi, je veux dire, pour des raisons matérielles, cela m'a paru sur le coup acceptable. Je m'en suis tout de même ouverte à Fraïdla qui m'a conseillé de temporiser. Pourquoi? « Attendons de voir la tournure des événements », c'est tout ce que j'ai pu obtenir d'elle. Les hassidim attendent la fin de la guerre comme le Messie. C'est-à-dire qu'ils calculent, à partir de différents versets de la Torah, en additionnant la valeur numérique des lettres, la date de la défaite d'A.H. L'orthodoxe rabbin Huberband rejette pour sa part ce genre de calculs comme « non casher ». Hier soir, lors de la réunion de notre Comité, la conversation a tourné autour d'Adam Czerniakow, le président du Conseil juif. La grande masse des Juifs, bien-pensants, estime que ce « martyr » se sacrifie pour nous tous. Ici, nous sommes d'un avis contraire : ce personnage est un allié objectif des Allemands. *
Pourquoi n'épouserais-je pas Szymon? C'est le premier homme que j'ai connu. C'est le premier qui me connaîtra.
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Nous prenons de plus en plus au sérieux le projet allemand de créer un ghetto. Le nombre de Juifs expulsés des quartiers situés en dehors de la « zone d'épidémie » tend à augmenter. Comme on leur laisse fort peu de temps, à dessein, pour déménager, ils doivent le plus souvent abandonner leurs biens sur place. Les conversations tournent toutes sur les limites probables du ghetto. On suppose qu'il s'étendra au moins entre la rue Zlota et la rue Pawia, sans doute plus au nord encore, vers Stawki et Bonifraterska. Les Juifs de Zlota espèrent en faire partie pour ne pas avoir à déménager, perdre leur appartement et peut-être leurs meubles. Mais les Polonais réclament cette rue : ils y seraient en majorité. On en vient à souhaiter que le ghetto soit vraiment instauré, et le plus tôt possible. Ainsi aurons-nous la paix, n'aurons-nous plus affaire aux Allemands. Nous raisonnons comme avant, comme toujours. Nous avons toujours connu des massacres, ils disent, ce n'est pas nouveau. Et pourtant, nous sommes toujours là, non? Et puis, dans les ghettos, nous étions en sécurité, le soir, on en bouclait les portes et les goyim ne pouvaient plus rien contre nous. Alors pourquoi donc redouter un ghetto ici, à Varsovie? Ils ne savent plus quoi souhaiter, quoi espérer, quoi penser. Ils ne savent plus rien. Ils tourneront bientôt en rond comme des animaux sauvages dans leur cage. Ils seront des animaux sauvages, et les goyim, hors de la cage, pourront sans vergogne leur tirer dessus. Le malheur, avec la rue Zlota, c'est que de nombreux Juifs y ont récemment acheté des appartements.
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Ce matin, en se rendant chez Szymon rue Krochmalna, un soldat allemand a violemment giflé Esther. Elle est tombée sur la chaussée. Le soldat Ta injuriée pour ne pas lui avoir cédé le trottoir. Elle ne l'avait pas vu. À quoi pensait-elle? Elle est arrivée en larmes chez Szymon, tremblant de tout son corps, claquait des dents et pleurait, pleurait sans pouvoir s'arrêter. Elle ne se souvient pas avoir jamais été dans un tel état. Szymon l'a aussitôt prise dans ses bras, la pressant de questions. Mais elle ne pouvait parler. Puis il a tenté de l'embrasser sur la bouche. Esther l'a repoussé, prête à le gifler, prête, oui, à le gifler comme l'Allemand l'avait fait. À la fin, quand elle reprit ses esprits, elle s'est excusée. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Elle s'est assise sur ses genoux. Szymon lui a caressé les cheveux comme faisait papa. Puis, il m'a soulevée, est allé chercher sa grande casquette posée sur une étagère et m'en a coiffée. Il m'a regardée, longtemps. Szymon a pris la main d'Esther, l'a conduite devant le miroir en pied, a contemplé son reflet. Là, ils sont restés un temps indéfini, lui la regardant avec admiration, Esther, dans le miroir, se voyant par les yeux de Szymon. Je crois que nous étions heureux. Il ne faut plus que je pense à Jakob. Car c'est bien à lui que je pensais en me rendant chez Szymon. Il ne faut plus que j'y pense : je risque de tout perdre. *
Veille de Rosh Hashana. On dit que les Juifs devront obligatoirement porter une casquette, et les Juives un foulard. Je porterai une casquette, celle de Szymon. Ce soir, veille du Nouvel An, nous serons quatorze à notre table. 43
Le rabbin a tenté de nous inciter à nous rendre à la shul, mais sans succès. Fraïdla prépare du poisson et du bouillon. Reb Huberband dira les prières. Adek prédit que c'est peutêtre la dernière fois qu'on fêtera ainsi Rosh Hashana. Quelle dérision, à se souhaiter shana tova ou, en yiddish, a guit yourl Szymon m'a rapporté cet incident. Dans le tramway, les gens se sont disputés. Un vieux couple se querellait en polonais. « Si vous voulez vous engueuler, a lancé quelqu'un, faites-le au moins en yiddish, c'est un tramway juif, ici, un tramway avec le maguen David, avec l'étoile! » Et, à l'autre extrémité du tramway : « Pas du tout! C'est hébreu qu'il faut parler! C'est l'hébreu, notre langue! » Un troisième, un homme jeune et bien mis : « On a parfaitement le droit de parler polonais. Même un Juif a le droit de parler polonais ! » « Et pourquoi pas allemand, pendant que vous y êtes ! » riposta un quatrième. « Oui, en effet, pourquoi pas allemand? cria un autre. J'ai fait mes humanités en Allemagne, moi. L'allemand, c'est la plus belle langue, la plus rigoureuse, la plus logique, la plus nuancée, la plus... » Mais on ne lui laissa pas le temps d'achever. Tous les autres voyageurs lui sont tombés dessus, vociférant : « En yiddish! En yiddish! C'est en yiddish qu'il faut parler! » Et, dans un court instant d'accalmie, quelqu'un a hurlé : « Un Juif qui ne parle pas en yiddish n'est plus un Juif. Déjà il est goy dans son cœur... » Le couple ne se querellait plus. Sans que nul le remarque, il avait quitté le tramway. Mais le plus drôle dans cette scène, conclut Szymon, c'est que chaque personne s'exprimait de façon tout à fait courante dans la langue qu'elle défendait : l'allemand, le polonais, le yiddish ou l'hébreu. Nos ennemis disent la vérité : nous sommes cosmopolites et apatrides. Une telle scène eût évidemment été impossible avant la 44
guerre. D'abord parce qu'il n'y avait pas de tramways juifs. Maintenant que les Juifs sont réunis par la force des choses, les choses étant les Allemands, ils sont d'un sans-gêne peu croyable. Nos tramways, par exemple, sont bien plus sales que les tramways goys. La raison? Nous nous y sentons à l'aise. Nous y plaisantons tout notre soûl. Ainsi, la place de Saxe ayant été baptisée Adolf Hitler Platz, quand le tramway s'y arrête et que le contrôleur annonce d'une voix sinistre : « Adolf Hitler Platz! », nous nous écrions comme à la shul : Oïmen! « Adolf Hitler Platz » signifie en effet en yiddish : qu'Adolf Hitler éclate! *
Le ghetto est officiel, le haut-parleur l'a annoncé. D'ici la fin du mois, tous les Juifs doivent s'y cantonner et tous les Polonais en déguerpir. Plus que jamais, on emménage, on déménage. Les logements s'échangent tant bien que mal. Il est question que le Judenrat crée un corps de mille policiers juifs, chargés de régler la circulation. Papa est en pourparlers aussi constants que mystérieux avec un Juif qui connaît un autre Juif. Ce dernier se déclare le « conseiller financier » d'un Allemand qui a tout pouvoir sur les commerces juifs situés en zone aryenne. Le résultat (provisoire) de ces tractations : un million de zlotys, somme à débattre, mais qui inclurait les parts revenant aux intermédiaires. Adek, Esther le connaît, n'hésitera pas à payer. Le pédagogue Janusz Korczak vient d'être arrêté parce qu'il n'arborait pas son brassard juif. Je me suis toujours demandé s'il était converti ou s'il s'était borné à changer son nom. Et s'il était un si grand écrivain que certains le disent. Mais aux Allemands, on n'échappe pas. Sa Maison d'enfants a été détruite. L'angoisse, chez nous, est à présent d'apprendre que sa 45
rue est exclue du ghetto. Surtout si, après mille peines, on vient de s'y installer. Il faut alors redéménager. Des gens déménagent des demi-dizaines de fois. Ça, je ne le supporterais pas. Et pourtant, nous avons souvent déménagé depuis ma naissance. La police polonaise va quitter le ghetto. Chacun constitue des stocks de ce qu'il peut trouver. Maman n'est pas en reste. Elle se démène comme une vraie yiddishé mamè, aide les gens dans le besoin, secourt ceux atteints du typhus. Le mur s'élève rapidement. On se bouscule dans les rues, comme si c'était toujours veille de fête. Pour ne pas avoir d'ennuis, Haïm et Guta se sont installés chez les Litvak, laissant leur logement à des réfugiés. Ils n'ont que de la literie à descendre. Fraïdla ne me demande rien, jamais. Nathan, le frère d'Adek, est parti dans la zone soviétique. Il nous a fait transmettre une lettre où il insiste pour que nous le rejoignions. Fraïdla dit qu'on peut encore attendre. Tszupek, notre portier, a dû partir : les Polonais n'ont plus le droit de travailler pour les Juifs (l'inverse n'est pas vrai). Il a tenu à faire ses adieux à Esther, lui a fait compliment de la façon dont elle s'occupait de Yanek et de l'école clandestine. Était-ce ironique? J'espère qu'il tiendra sa langue. Selon Adek, sa boutique est définitivement perdue. Le ghetto est bouclé. Ce matin, il est descendu très tôt, vérifiant une bonne dizaine de fois qu'il avait bien en poche le laissez-passer que son « administrateur provisoire » a consenti à lui vendre. Il s'appelle Handschuh, gant ou, littéralement : chaussure de main. Élégance de la langue allemande. Adek, donc, a emprunté le même chemin que d'habitude, par Karmelicka et Franciszkanka, dans la direction de Bonifraterska. Et là, au milieu de Bonifraterska, se dressait une barricade de fils barbelés. Des soldats allemands empê46
chaient quiconque de passer. Adek, alors, exhiba la lettre de Herr Chaussure-de-main devant les yeux indifférents d'un soldat qui se borna, il était poli, à faire non de la tête. Une grosse dame, l'air résigné, passa devant Adek en refluant de la foule et, sans spécialement s'adresser à lui, dit en yiddish qu'on ne pouvait plus passer, que tous les Juifs se trouvaient enfermés. Adek revint à la maison. Il se mit au lit. Fraïdla lui fait du thé. Esther n'ose pas aller le consoler. *
C'est aujourd'hui shabbès. Esther écrit dans le ghetto. Adek ne s'est pas levé. Un de ses amis goys, un ancien client sans doute, nous a apporté du pain. Adek n'a pas daigné le voir. Il reste dans l'obscurité, rideaux tirés. Quelque chose d'affreux est arrivé à Szymon, pire que la gifle que j'ai reçue. Parti chercher des vivres dans le quartier polonais, les Allemands l'ont remarqué. Ils se sont précipités sur lui, lui ont ordonné de se coucher dans la boue, sur le ventre, et quatre Allemands l'ont piétiné. Esther a peur. Elle aimerait être tout le temps avec Szymon. Elle a besoin de lui, s'avoue-t-elle. La mode est au yiddish. Des artistes polonisés chantent désormais dans cette langue. La mode est aussi de porter des bottes - comme les Allemands. Le ver fasciné par l'étoile. Il fait très froid. Moins quinze degrés et à peine de quoi nous chauffer. Jakob Lipshitz va s'enrôler dans la police juive. Que peut-il faire d'autre, en tant qu'intellectuel? Le Conseil l'a agréé. On lui remit une casquette, un ceinturon, un bâton blanc et un insigne. Sa casquette bleu foncé comporte une étoile de David sur la visière. Il arbore une plaque sur la poitrine. Esther l'a trouvé superbe. Il prend ses fonctions 47
le 20 décembre, sera d'abord affecté au règlement de la circulation au coin de Dzielna et de Karmelicka. Après tout, a dit Esther à Szymon (elle n'en croyait pas un mot), s'enrôler dans la police juive, ne serait-ce pas un moyen de résister aux Allemands ? Grossière, tragique erreur selon Szymon : la police juive n'est et ne sera qu'un instrument efficace aux mains des Allemands. « Je connais les Juifs », a-t-il dit, l'air entendu. On se compromet un peu et, de proche en proche, la limite moralement tolérable s'éloignant toujours davantage, on en vient à collaborer ouvertement, à être complice. « Et puis toi, tu prends toujours sa défense. Tu es complètement aveugle sur cet individu. C'est parce qu'il est beau que d'avance tu es prête à l'excuser? Parce qu'il aime la littérature et la musique? Les Allemands aussi ! » Les convertis préparent leurs sapins de Noël. Certains gagnent leur vie en vendant des harengs que leur procure je ne sais quelle œuvre charitable. Cela rappelle à Esther les harengs de la rue Ptachia dont lui a si souvent parlé Adek. Il fréquentait une école de cette rue dont la cour abritait des tonneaux de harengs et revenait chaque soir à la maison les vêtements imprégnés d'une persistante odeur. « Mais c'est pas ma faute, disait-il à Raïsl, sa mère, ce sont les harengs de la rue Ptachia! » Et il éclate toujours de rire, Adek, en racontant cette histoire. Quant aux convertis, avec et malgré leurs sapins de Noël, qu'ils vendent des harengs, dans un ghetto, à des Juifs, en dit long sur leur situation. Qui, sinon des Juifs, peut vendre des harengs à des Juifs? Dans un ghetto! Jakob est le témoin quotidien des exactions des Allemands. La scène se répète toujours identique. Un camion fonce à toute allure dans la foule juive. Il s'arrête, les Allemands descendent, tous les Juifs s'éparpillent, pris de panique. Rares sont ceux à même de conserver leur sang48
froid, rester sur place en ôtant leurs chapeaux. Les autres sont rattrapés, sauvagement battus quand ils ne sont pas piétines comme des tapis. Des enfants meurent d'avoir reçu un terrible coup sur la tête. Ici, chacun écrit son journal, chacun se croit écrivain. À juste titre. Être écrivain ne veut plus rien dire. Le devenir encore moins. Ici, il n'y a nul « devenir » qui tienne. Plus rien ne tient, sinon un fragile petit souffle de vie, si ténu. Le souffle de vie, c'est notre espoir encore que les Anglais viennent, mais fragile parce qu'on pense de plus en plus qu'ils crieront victoire sur nos cercueils. *
Les sionistes, notamment le Hashomer Hatzaïr, font une intense propagande pour qu'on vienne les rejoindre, qu'on prépare notre avenir en Palestine. Szymon fait sien leur actuel mot d'ordre : « Survivre ne suffit pas. » Des hommes de loi véreux signent des actes de vente de terrains en Galilée. Au ghetto, tout se vend et s'achète. La mort ellemême devient source de profit. On peut s'offrir des obsèques de luxe, avec des croque-morts en uniforme. Un certain Pinkert, surnommé le roi des morts, ouvre succursale sur succursale à son entreprise de Pompes funèbres. Pour lui, c'est la pleine saison : des centaines de décès par semaine. Jakob, hier soir, est rentré bouleversé. Il a frappé à la porte, voulait parler à quelqu'un. J'ai souri malgré moi en entendant ces mots. Lui ne souriait pas. Voici. Il réglait la circulation à l'angle de Zelazna et Grzybowka. Des Juifs en haillons attendaient là un moment opportun pour tenter de passer du côté aryen. Jakob les observait à la dérobée, un peu angoissé et aussi amusé par un vendeur, à l'autre angle du carrefour, qui criait : « Si vous avez un chiffon à acheter, achetez-en donc un neuf! » Soudain, un gen49
darme allemand s'approcha de Jakob et lui ordonna de disperser rapidement ce groupe. Jakob fit quelques pas vers les gens, leur cria de partir, de lui obéir. Ils ne bougeaient pas, parfaitement indifférents. « Avant, leur cria-t-il, vous respectiez bien la police polonaise, alors pourquoi vous ne respectez pas aujourd'hui un policier juif? » Mais personne ne l'écoutait, comme s'il était invisible. Le gendarme patienta quelques minutes sans dire un mot et, sans sommations, il tira dans le tas. Trois Juifs furent abattus. Pourquoi est-ce à Esther qu'il a tenu à raconter ça, et non à Helena? *
Pourim. Ce sera le plus grand Pourim de tous les temps. Les Juifs ont leur Aman : A.H. Adek a donné un peu d'argent à Esther pour acheter des livres en yiddish. Ils sont si bon marché. Avec Hannah Krawetz, elles les achètent par paniers entiers. Elles les trient, les classent. Parfois en ouvrent un et se mettent à lire. L'auteur préféré d'Esther, c'est Peretz. Elle en lit des extraits à haute voix à son amie qui l'admire de savoir si bien lire le yiddish. Hannah y parvient tant bien que mal, mais butte sur les hébraïsmes. Sa vraie culture est polonaise. Hannah est un parfait cordon bleu. Elle tient de sa grand-mère des recettes succulentes de plats juifs. Récemment, elle nous a confectionné un plat traditionnel pour shabbès, le tchoulent Fraïdla lui avait Dieu sait comment procuré tous les ingrédients : pommes de terre, haricots, etc. Avant guerre, Hannah était fiancée avec un éternel étudiant en médecine, Micha Peltzman, aujourd'hui devenu psychiatre, un garçon joyeux qui adorait rire, faire des plaisanteries osées. Et engloutir la cuisine de Hannah. 50
Comme Nathan Litvak il est passé en zone soviétique, d'où il écrivit à Hannah de venir le rejoindre. Mais elle ne voulait pas quitter ses élèves de la rue Okopowa. Elle eut tort, Esther le lui a dit. Hannah aime par-dessus tout la littérature française, surtout les poèmes de Victor Hugo qu'elle lit en français et en polonais. Dans une caisse de livres, nous avons trouvé de ses poèmes traduits en yiddish. Esther a appris par cœur le poème des Contemplations relatant la prise de Jéricho par Josué. Hannah et Esther le récitent à deux voix, Hannah en français, Esther en yiddish. Et puis recommencent. Et recommencent encore. À la septième fois les murailles tombèrent. Baïm zibetn aroumgueïn iz di moïer aïnguefaln. Qui, pour nous, tournera sept fois autour du mur du ghetto en sonnant le shofar jusqu'à ce qu'il s'écroule? Les Anglais? Les Russes? Ou l'Ange de la Mort? *
Szymon se fait toujours plus pressant, demande sans cesse à Esther de l'épouser. Esther le trouve gentil, intelligent, assez fin, oui, assez fin pour un scientifique. Mais elle ne l'aime pas d'un amour passionné. Et puis il y a la guerre, le mur, tous ces mendiants, ces gens qui meurent chaque jour de faim, de froid, du typhus, d'une balle allemande alors qu'on les surprend à vouloir passer en zone aryenne, tout ça. En accédant à sa volonté, Esther a le sentiment pénible qu'on lui forcerait la main, que quelque chose déciderait pour elle, à sa place. Et puis, elle ne le dit bien sûr à personne tant cela paraît incongru, c'est une pensée de petite fille, elle pense qu'en épousant Szymon, 51
ou n'importe qui d'ailleurs, son œuvre viendrait à lui échapper. Comme si le livre qu'elle écrira un jour se trouvait d'ores et déjà, tout constitué, sur le bord d'un chemin sur lequel elle marche apparemment en aveugle, mais qu'elle a au fond d'elle-même pourtant le sentiment de connaître. En empruntant un autre chemin, elle manquerait donc ce livre. Voilà ce qu'elle pense, Esther. Une petite fille, oui. Mais elle veut l'être, cette petite fille, continuer à l'être. Si elle devait par malheur y renoncer, fût-ce pour être ce qu'on appelle heureuse, la vie ne signifierait plus rien pour elle. Autant mourir, alors. Autant mourir, si c'est pour être comme tout le monde. Banale comme tout le monde. Esther accepte que Szymon l'aime. Se laisse par lui aimer. Elle réclame cet amour, cet amour-là. Ce n'est tout de même pas rien d'inspirer de l'amour! Et s'il ne s'agissait que de désir? Et alors? C'est beau aussi, d'inspirer du désir. Et quand Szymon la presse trop, « Après la guerre », lui répond-elle. Car de deux choses l'une. Ou bien il l'aime d'amour, mais ce qu'il appelle « amour » n'est qu'une conséquence du désir qu'il éprouve pour elle, auquel cas, une fois son désir assouvi, il ne l'aimera plus; ou bien il ne fait que la désirer, et ensuite son désir s'envolera. Et puis, le mariage, on sait ce qu'il faut en penser. Donc : « Après la guerre. » À quoi Szymon rétorque : « Il n'y aura pas d'après la guerre pour nous. » À quoi je réponds : « Dans ce cas, ça n'a pas d'importance. » Là, Szymon ne sait plus quoi dire. Il garde le silence et moi aussi. Ils se tiennent la main... « En attendant, je vais continuer à faire l'amour avec le Hashomer Hatzaïr. » Cette phrase, qu'il a dite hier, a provoqué des larmes chez Esther, des larmes de rire. Et sa tête, à ce moment-là, les yeux fixés à terre, l'air mi-hébété, mi-tragique! « Heureuse », d'ailleurs, ça veut dire quoi ? C'est bon pour 52
les autres, ces machins-là, s'ils peuvent, tant mieux pour eux. *
Premier soir de Pâque. Le prophète Élie sera-t-il autorisé à sortir après neuf heures du soir? Si les Allemands ne lui tirent pas aussitôt dessus, il pourra toujours tenter d'exhiber sa carte d'identité. Mais cela les impressionnerat-il? Guta s'est chargée d'inviter nos amis. Yanek, le plus jeune de l'assemblée, posera les questions rituelles : « Pourquoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits? » Reb Huberband et Adek liront tour à tour la Hagadah, je suppose, et traduiront en polonais. Jakob a demandé à Guta d'inviter son cousin, un certain Wladek, ce que Guta refusa avec la dernière énergie : d'après ce qu'elle sait, ce Wladek se livre à des activités douteuses. Elle le soupçonne d'être lié à la Gestapo. Un policier juif, a-t-elle dit, passe encore. Un Juif collaborateur, c'est trop. Jakob a hoché la tête, n'a pas cherché à discuter. Szymon, qui assista à cette conversation, en a profité ensuite pour médire une fois de plus sur Jakob : n'est-il pas lui aussi, à sa façon, un collaborateur? Quand les Allemands exigent mille cinq cents hommes pour remplir leurs camps de travail, si tant est encore que ce soit vraiment des camps de travail, et que cinquante seulement se présentent, qui donc procède alors à la chasse à l'homme sinon la police juive? Ah, il n'en parle pas, ton Jakob, de ça, mais on le sait bien, tout le monde le voit! Eh bien, qu'attend-il pour le lui dire en face? Il est trop lâche, Szymon. Au fond, il redoute d'affronter Jakob. Mais Esther ne le souhaite pas. Ce serait une catastrophe pour tout le monde. Surtout pour elle. Adek paie mensuellement cent zlotys pour qu'on ne 53
touche pas à Mathiek. Les riches pourront peut-être s'en sortir. (Certains riches d'avant sont devenus les plus pauvres d'entre les pauvres, et inversement.) Les rafles frappent n'importe qui : c'est la démocratie du hasard. Mais les riches paient, soit la police, soit les médecins qui les exemptent. L'ordre est ainsi rétabli. Quand un pauvre est raflé, pas moyen pour lui d'échapper à la déportation. C'est le cas des loques humaines, des réfugiés pour la plupart, qui déjà meurent de faim. *
Jakob aurait laissé entendre à Martha qu'il comptait démissionner de la police juive. Que les horreurs auxquelles il a assisté lui suffisaient. Qu'il avait eu sa dose. Esther subodore que par « horreurs auxquelles il a assisté », il faut entendre : horreurs auxquelles il a dû se livrer. Pas question de demander à Szymon ce qu'il en pense. Esther le sait trop bien, ce qu'il en pense. Mais que Jakob démissionne de la police constitue un argument de poids à opposer à Szymon. Mais quel jeu ridicule et vain joue-t-elle? Pourquoi Szymon devrait-il aimer Jakob? En quoi seraitelle alors plus avancée? Grâce à l'entremise du cousin de Jakob, ce Wladek, Martha Lipshitz est sur le point d'être engagée dans un cabaret, un café-restaurant de la rue Leszno, pour jouer du piano. Martha est très jolie, Esther n'en disconvient pas. Elle a de plus, comme sa mère, le type aryen. Question : que doit-elle payer pour cet emploi? Et à qui? Mathiek, Martha Lipshitz et Reb Huberband cultivent des légumes sur un emplacement libre du cimetière juif, près de la tombe de la femme de Reb Huberband. Mais selon Mathiek, on parle d'exclure le cimetière du ghetto dans les prochains jours. 54
Esther a surpris une dispute entre Fraïdla et Adek. Son père citait en exemple une de ses connaissances, Reb Nuss, un bundiste. Il est devenu citoyen d'Uruguay, a pu partir du côté aryen. Fraïdla a parlé de fuite, de lâcheté. Puis il fut question de Nathan, passé en zone soviétique. C'est lui qui a raison! C'est lui qui a raison! criait Adek. Et qui te dit qu'il a raison? Qui te dit qu'il mange plus que nous, là-bas? rétorquait maman. Ensuite, Adek parla du cousin de Jakob, Wladek. Et lui, il n'a pas raison peut-être! Il n'a pas raison non plus, lui ? Esther alors comprit la nature de l'activité à laquelle se livrait ce Wladek. Il appartient à une bande qui « lutte contre la spéculation », un organisme officiel, lié aux Allemands, dont la noble tâche est de faire la chasse aux contrebandiers et de les faire chanter. Surtout, ne fréquente pas ces gens-là! a hurlé Fraïdla. Se mettre à l'abri, gagner des zlotys, d'accord, mais pas en souillant ses mains de sang! Adek est reparti se coucher. *
Esther croit savoir que son frère est amoureux de Martha Lipshitz. Apparemment, un amour non partagé. Il s'est mis au lit avec une forte grippe. En quoi il ressemble beaucoup à son père : une contrariété, une angoisse, et c'est la « maladie ». Esther soigne Mathiek. C'est-à-dire, surtout, qu'elle recueille ses confidences dont il n'est pas avare. Martha ne veut pas « aller avec lui ». Elle en a même pleuré, l'autre jour, devant son insistance insupportable. Martha prétend qu'une grande carrière l'attend, tiens, tiens. Et un Litvak n'est pas assez bien pour elle, sans doute! Mathiek l'a quittée en l'appelant kurwa, putain. Ce dont il n'eut pas même le temps de se mordre les doigts car elle le gifla. Il voulut alors lui demander pardon, mais Martha s'enfuit en pleurant à grands cris dans les escaliers. Alors Mathiek 55
a redoublé d'injures, lui a rappelé les activités de leur cousin Wladek, devenu agent de liaison ou je ne sais quel intermédiaire entre la Gestapo et cette bande de vertueux qui luttent contre la contrebande. Martha se boucha les oreilles, refusant d'en entendre davantage et monta les marches en courant. Et voilà : Mathiek a la grippe. Esther lui a suggéré de monter chez les Lipshitz et de présenter ses excuses à Martha. *
L'ordre du jour est-il vraiment de nous préparer à monter en Palestine? Les sionistes oublient-ils que nous sommes enfermés dans un ghetto? Guta s'est vivement emportée contre cette caricature émanant des Lipshitz. L'ordre du jour, a-t-elle dit, est bel et bien de lutter contre les Allemands. Que faisons-nous, nous autres, à tirer des tracts dans les caves, à écouter la radio clandestine, à diffuser coûte que coûte notre presse, sinon résister? Mais nos ennemis, ce sont moins les Allemands et les Ukrainiens que les nôtres, corrompus, agents de la Gestapo, qui tirent un profit éhonté de notre misère. Il connaît bien, Jakob, des gens de cette espèce? Des Juifs qui demandent trente zlotys à d'autres Juifs menacés d'être pris? Oui, oui, il connaissait, il était d'accord. Et ceux qui organisent des soirées culturelles et gèrent même des œuvres sociales qui ne sont autres que des paravents cachant des activités de purs scélérats, il ne l'ignorait pas, ça non plus, Jakob? Szymon dit que le Hashomer allait confier une mission à Guta en dehors du ghetto. *
Les rues sont jonchées de cadavres nus, recouverts de journaux. Au petit jour, les Pompes funèbres de Pinkert 56
les ramassent pour les ensevelir dans les fosses communes du cimetière où des touristes en uniforme ou en civil se promènent, admirant les cadavres par centaines qui attendent d'être enterrés. Les Allemands prennent des photos. Adek, hier soir, a évoqué devant nous tous l'idée de sortir du ghetto, de passer en zone aryenne. « Est-ce que j'ai le type juif? » demandait-il sans cesse à sa femme agacée. Il pourrait apprendre par cœur quelques prières goyes, n'est-ce pas une bonne idée? Sa question ne suscita chez nous qu'un pesant silence. Wladek, le cousin de Lipshitz, dont il a fait la connaissance, lui a parlé d'un médecin qui « rectifiait » les circoncisions... Nous étions atterrés d'entendre ça. « Bon, n'en parlons plus déjà... Mais j'ai encore beaucoup d'amis polonais, là-bas... » Il y avait de quoi pleurer. A cause de sa bêtise, surtout. À présent, Esther déteste son père. « Beaucoup d'amis polonais... » Comment, sachant ce qu'on sait, peut-il encore penser ça, Adek? *
Mathiek ne vit plus que pour épouser Martha Lipshitz. Celle-ci ne dirait pas non. Ses parents n'en sont pas du tout informés. Reb Huberband, oui. Et Guta. Et Esther. Guta est partie. Pourquoi elle et non Esther : Guta est mariée, pourtant. Sans doute Szymon a-t-il voulu épargner Esther, jugeant l'entreprise bien trop dangereuse. Mais de quoi se mêle-t-il? Quels droits a-t-il sur moi? Jamais je ne l'épouserai, il peut toujours attendre. *
Adek les a quittés. Avaient-ils les larmes aux yeux? Oui, ils avaient. Il a dû franchir les grilles du bout de la rue 57
Leszno, se mêler à une équipe de travailleurs de la rue Karolkowa perpendiculaire au cimetière et située hors du ghetto, acheter le chef d'équipe. Esther a vanté à Yanek les grandes qualités de son père! Le départ de Guta l'affecte au moins autant. Elle imagine tous les dangers qu'elle encourt, tremble pour elle, l'admire. Son absence devrait durer une vingtaine de jours. Elle ignore en quoi consiste exactement sa mission. Avant de partir, Adek a remis deux mille zlotys au docteur Kaufman qui les soignait avant la guerre afin qu'il vienne les vacciner contre le typhus. Cet hiver, dit-on, un Juif sur cinq aura le typhus. Les frères Pinkert continueront de faire fortune avec les cadavres. Il a dû se rappeler tout soudain qu'il était père de famille, Adek. L'instinct paternel, n'est-ce pas, c'est plus fort que tout. Les Allemands perdront la guerre, il paraît que même les Volksdeutsche en sont persuadés. En attendant, nous mourrons les uns après les autres. *
Esther a passé la nuit dernière chez des amis de Szymon, rue Muranowska. Des enfants-mendiants ont crié dans la rue bien après le couvre-feu, et elle leur a jeté du pain. Vers minuit, un enfant criait encore sous la fenêtre, assis sur le trottoir. Esther a ouvert les volets et jeté du pain à nouveau. C'est alors qu'elle vit que l'enfant était couché, tendant la main, ne bougeant plus. Pourtant, il criait sans arrêt. Ce matin, il était mort, dans la même position, une main tendue. Esther a enjambé son petit cadavre couvert d'un journal maintenu par une brique. De la page du journal dépassait sa paume ouverte. Des familles entières mendient ensemble. Des familles entières meurent ensemble de faim, la même nuit. Ou bien 58
l'un d'eux ne meurt pas aussitôt, et reste ainsi plusieurs jours attendant la mort tandis que les rats rongent les cadavres. Le Judenrat et la police juive maintiennent Tordre. De Tordre avant tout. Pas de bousculade, il y aura de la mort pour tout le monde. Guta est revenue de Wilno avec des documents accablants faisant état de massacres systématiques à Bialystok et à Wilno même. Ces informations ont été transmises au Judenrat. Il ne faut surtout pas afiFoler les Juifs, ils ont dit. Donc : motus. Motus sur la mort des Juifs. Et on se récrie au silence des nations, au silence de Dieu, que saisje! Alors que nos représentants eux-mêmes... Il est vrai qu'ils ne nous représentent pas : ils sont la main juive de la tête allemande. *
Rosh Hashana. Papa me manque jusqu'à la douleur. Je n'aurais pas cru ça. Aucune nouvelle à attendre de lui. Il lui serait impossible d'écrire, il Ta bien dit. Fraïdla reste sans réaction. Elle va tomber malade, elle le sent. Elle ne parvient à se défaire des poux toujours plus envahissants. *
Fraïdla est morte. Ils l'ont trouvée ce matin. Son visage douloureusement fripé. Le rabbin Huberband s'est occupé de tout. Mathiek a récité le kaddish. *
Esther a placé son petit frère dans le foyer d'enfants du docteur Korczak. Chaque jour, elle lui rend visite. Hannah Krawetz lui a parlé de cette institution et des mérites de 59
son directeur, son véritable amour des enfants. Le docteur se montra très réticent à accepter Yanek : son foyer est déjà pléthorique. Il est de plus réservé aux vrais orphelins, sans famille aucune, etc. Esther proposa un don important pour l'institution, retrouvant par là les méthodes de son père : cela emporta sa décision. On parle d'un transfert des Juifs de Varsovie vers Test. Ou bien de tous les Juifs du Gouvernement général. Ou d'un transfert dans une « patrie des Juifs ». On dit beaucoup de choses, dont il est impossible de démêler le vrai du faux. D'après Reb Huberband, la guerre finira cette année : la valeur numérique de la nouvelle année juive, 5702, équivaut à celle du mot shabbat. C'est ça qui est vraiment mauvais signe, qu'il se mette à calculer lui aussi. Chaque année, les Allemands nous marquent leur sollicitude. Pour Rosh Hashana de l'année 5700, ce furent les bombardements. 5701 : la création du ghetto. 5702 : notre espace va s'amenuisant : on parle de la suppression du petit ghetto^ en particulier de la rue Sienna. Que sera 5703? Fêtera-t-on encore Rosh Hashana? *
Esther, cette nuit, fit un rêve. Elle mettait au monde un enfant. Szymon se tenait à ses côtés, heureux, serein. Puis, il lui demanda quel était son sexe. Elle l'ignorait. Szymon, dans la pénombre, se mit à palper le bébé, à le caresser comme il eût caressé Esther, mais ne voyait toujours pas son sexe. Puis il fit la remarque que le bébé ne pleurait pas. Non, dit Esther, il n'a pas pleuré, on ne l'a pas entendu. Szymon le secoua alors un peu comme si c'était une poupée de chiffon. Le bébé resta inerte. Il était mort. Szymon éclata en sanglots. Esther s'en étonne, mais elle resta 60
impassible. Elle le savait, qu'il était mort. Mais elle ne dit rien, indifférente ou refoulant sa douleur. Ça, elle ne le sait pas. Ce qu'elle sait, en revanche, c'est qu'elle n'aura jamais d'enfant, jamais. Et ne sera pas écrivain non plus. Elle le sait. Elle mourra avant. Ou plutôt, c'est le contraire : elle mourra parce que sans enfant de son ventre et sans livre de sa main. *
La première neige est tombée. Cadavres de dix-sept personnes mortes de froid. *
Corps gelés d'enfants dans la rue. Des centaines de Juifs, enfants et adultes, marchent pieds nus dans la neige. *
Quel optimisme de la part du poète français Victor Hugo de croire que le seul son du shofar de Josué peut renverser les murailles de Jéricho! Rassurons-nous, A.H. est tout autre que Napoléon le Petit, et les murailles de Jéricho tout autres que notre mur. Qui pour nous fera retentir le shofar autour du ghetto pour nous délivrer, les Russes, les Anglais? Existet-il, notre Victor Hugo, qui crie pour nous, quelque part dans le monde? Chaque soir me parviennent les cris déchirants des enfants mourant de faim au coin de Nowolipie et de Karmelicka. Qui répercute leurs cris? Helena Lipshitz est très affaiblie, chaque jour un peu plus maigre. Esther se sent coupable, c'est stupide. Hier soir, ils étaient tous réunis chez les Lipshitz. Chacun avait apporté de quoi faire du feu. Martha s'est mise au piano, 61
a joué pour la fierté de son père et l'amour de mon frère. Seule, Helena, comme absente, les orbites toujours davantage cernées d'une tache noirâtre. Quand Martha eut été lasse de jouer, ils ont récité des poèmes. Esther déclama à nouveau, en français d'abord, grâce aux efforts de Hannah pour le lui apprendre, en yiddish ensuite (elle renonça à la version polonaise), le poème de Victor Hugo. Pourquoi vraiment ce poème l'obsède-t-il à ce point? Pourquoi, dès qu'elle le lut pour la première fois, et l'eut appris par cœur, se le récite-t-elle parfois la nuit quand elle ne parvient à trouver le sommeil, songeant aux enfants qui gémissent dans la rue? À Fraïdla et Adek, aussi. Et à Yanek abandonné, oui, abandonné. Mais non, elle lui rend visite tous les jours, constate qu'il mange à sa faim, en tout cas qu'il ne maigrit pas. Mais abandonné quand même. Esther a parlé à Szymon du poème et de son « obsession ». Pour lui, nul doute, quelque chose de sexuel se cache là-dessous. Une obsession pour une autre. Elle a beau chercher, elle ne voit rien de tel dans ce poème. Qu'il précise. Mais il n'a pas pu. Peut-être, la tour de granit, si haute, si dure, est-elle un symbole. Mais lequel? Szymon avait conservé un ou deux livres du docteur Freud et les lui donnerait. C'est ce qu'il dit à chaque fois, car il « oublie » tout le temps. Martha n'est pas si virtuose qu'Esther le pensait. Ou le redoutait. Son jeu est même assez laborieux, heurté. Esther, Martha l'agace prodigieusement. Son côté frivole, si indifférente aux événements. Elle est dépourvue, voilà, d'une vraie personnalité, ce à quoi, sans doute, n'est pas étrangère sa beauté toute polonaise. Sa beauté, quoi. Les filles qui se savent belles se croient dispensées d'être intelligentes. Se croient tout permis. Elles ne séduisent que par des simagrées. Dire que j'ai eu si peu d'influence sur Mathiek. Même ça, je n'ai pas su. 62
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Rue Leszno, on vend des livres dans des corbeilles, au poids. Les livres anglais sont spécialement recherchés car les gens songent à émigrer aux États-Unis après la guerre. Esther préfère Paris, et Szymon aussi. Esther aimerait que ses enfants parlent la langue de Victor Hugo. Quels enfants? Ah oui : ceux qu'elle aura dans une autre vie, lors de sa prochaine réincarnation... 1812. C'est la date qu'on voit inscrite sur toutes les affiches du ghetto. Elle fait référence à Napoléon venu s'embourber chez nous.
Hier matin, Wladek, toujours bien informé, a prévenu Jakob qu'il se préparait quelque chose pour le soir ou la nuit. Notre plan était d'aller nous cacher à la cave après avoir réuni nourriture et eau en suffisance. Puis on convint que seules les femmes descendraient. Ensuite, Guta résolut de rester avec les hommes, et Martha et mon frère voulurent sortir. Jakob s'emporta contre eux, le leur interdisant. Martha le provoqua. Elle était bien libre d'aller se promener! Elle réussit à s'esquiver comme un poisson qui contourne la nasse. Jakob, au désespoir, se prit la tête entre les mains. Helena n'intervint pas. Tous ces tempsci, elle reste prostrée, attendant, oui, la mort. Le sentiment d'Esther était qu'ils sortaient dans la seule intention de pouvoir faire l'amour, et elle prit leur parti contre Jakob. Si Szymon avait été là, elle se serait donnée à lui, elle en avait envie. Ce désir soudain chez elle avaitil un rapport avec la nuit de terreur qui s'annonçait? Helena, Guta et Hannah descendirent enfin à la cave, sui63
vies aussitôt de Reb Huberband. Il se considérait comme une femme ou quoi? Esther refusa. Szymon n'était pas là et Esther voulait tout comme lui, en même temps que lui, liée à lui en pensée, encourir les mêmes risques. Se cachaitil avec sa mère dans la cave de son immeuble ou avait-il rejoint ses camarades du Hashomerl Jakob tournait comme une bête fauve dans le salon éclairé de la seule faible lumière d'une bougie. Il s'en voulait d'avoir laissé sortir sa fille. Ce n'était pas très drôle, pour un jeune couple d'amoureux, de vivre avec dix autres personnes, sans jamais un seul instant en tête à tête. Jakob resta sourd à la remarque d'Esther. Il tournait. Esther fixait la maigre flamme. Mathiek et Martha risquaient la mort, la déportation. Si elle, Esther, était si heureuse qu'ils soient amoureux, si heureuse de leur étreinte quelque part dans un endroit désaffecté et sans doute sordide du ghetto, elle savait aussi qu'ils pouvaient tomber entre les mains des Allemands. Jakob la considérait avec intensité. Venaitelle d'émettre un cri? Au fond d'elle, soudain, une jalousie douloureuse. Ils venaient de faire l'amour, et surgissaient les Allemands... Qui, ils? Martha et son frère, ou elle et Jakob? Était-elle prête à voir les Allemands défoncer la porte de l'appartement pour que Jakob la prenne dans ses bras, et la caresse et... Il passerait sans doute toute la nuit à arpenter la pièce, la main sur la barbe naissante de sa joue, si beau. Esther monta se coucher, sans même le saluer. Esther n'existait pas pour lui, il n'existait pas pour elle, voilà tout. Elle ne dormait pas. Il pouvait être une heure du matin quand elle entendit un pas lourd et rapide monter les marches puis frapper doucement à la porte. Mathiek rentrait se coucher. Esther alla ouvrir : c'était Szymon. Bouleversé, hors d'haleine. Il figurait sur les listes, les listes que la police juive communiquait aux Allemands, et où 64
étaient portés les noms des militants de toute obédience. La police juive conduisait les Allemands aux adresses que les mouchards leur avaient procurées. Et sa mère? Elle ne risquait rien, selon lui. Par le menu, d'une voix précipitée et sourde (Esther pensa qu'il était non tant bouleversé par les événements que troublé par sa présence ici, avec elle, seul avec elle dans sa chambre), il entreprit de lui décrire l'itinéraire compliqué qu'il avait emprunté pour venir de Krochmalna à Nowolipie, les porches sous lesquels il s'était caché, les cours traversées où il avait buté sur des cadavres, du moins le pensait-il, car ils étaient indistincts dans la pénombre. Esther, pour le faire taire, posa sa main sur sa bouche, ne plus entendre ces horreurs, l'apaiser. Sa pensée divagua, s'arrêta sur les deux jeunes crétins et leur nuit d'amour. Elle était leur aînée, non? Alors, pourquoi eux avant elle, au mépris de toute justice? Que Szymon vienne se coucher. Qu'il se déshabille. Elle cherche un instant son regard, ne le trouve pas. Il est trop soucieux. Regarde, il ôte machinalement ses vêtements, comme si nous étions mariés, pénètre conjugalement sous la couverture... Dans la rue, des détonations, certaines proches, d'autres plus lointaines. Ce n'était pas ridicule, d'être vierge à vingt ans? Ses Polonaises... *
Les Allemands filment le ghetto, notamment la prison juive de la rue Gesia où la moitié des détenus sont des enfants ayant tenté de franchir le mur, et le Judenrat, rue Grzybowska. Nos turpitudes, nos scélératesses passeront à la postérité grâce à de savantes mises en scène. Ainsi, rue 65
Smocza, ils rassemblèrent une foule de Juifs et ordonnèrent aux policiers juifs de brutalement les disperser. Ce qu'ils firent avec leur docilité habituelle. Ils filment des soldats allemands venant au secours d'un enfant juif se faufilant dans un trou du muret et que menace un policier juif ou polonais. L'Allemand, brave soldat, leur dit qu'il ne faut pas battre les enfants. Ils viennent d'interdire aux touristes allemands de visiter notre cimetière. Il paraît que la vue des cadavres empilés dans une baraque non loin du mausolée du Rebbe de Radzymin fait mauvais effet et parfois même soulève de leur part quelques objections. Ils fusillent de plus en plus de gens dans la rue. Selon nos Juifs, c'est à cause des communistes, sionistes, bundistes, et leur propagande criminelle. Toujours la même antienne. À ce propos (d'antienne), Guta s'entraîne à répéter : « Sainte Mère de Czestochowa! » et « Par les plaies du Christ! » Cela me rappelle ma petite Zofia qui à toute occasion prononçait ces mots. Qu'est-elle devenue en zone aryenne? Guta, on l'expédie à nouveau hors du ghetto. Elle possède un crucifix. Lorsqu'elle franchit le mur, elle troque sa casquette pour un foulard. Elle m'a demandé, hier, si, comme on le lui dit, elle a vraiment an arishn pounem, un type aryen, ce que l'on peut entendre aussi comme a naarishn pounem, un visage idiot. En réalité, elle n'a ni le type aryen ni le type idiot. C'est Martha, plutôt, qui conviendrait pour ce genre de mission. Sainte Mère de Czestochowa! Par les plaies du Christ! Je raffole de ces formules magiques, idolâtres. *
Haïm fut le témoin, hier matin, d'une horrible scène à l'angle de Twarda et de Sliska. Les Allemands ont fait 66
dresser une longue table chargée de bouteilles de vin et d'abondantes victuailles. Puis d'un camion qui arriva, ils firent descendre une douzaine de jeunes hassidim, les ont alignés le long de la table, pendant que d'autres Allemands entassaient sur le trottoir d'en face tous les enfants affamés qu'ils purent trouver non loin, rue Prosta, enfants en haillons, pieds nus, ventres ballonnés. Et, tandis qu'ils filmaient, ils ordonnèrent aux hassidim de s'empiffrer, puis de danser et de boire. Et les regardaient, implorant, les pitoyables petits mendiants qu'il fallait - c'était là tout le scénario - que les hassidim repoussent avec la dernière brutalité. Quand ce chef-d'œuvre de l'art eut été filmé, ils replièrent leurs caméras et surgit alors un autre camion bourré de soldats, ceux à tête de mort, qui mitraillèrent enfants et hassidim sous les yeux de la foule terrorisée. *
Certains ont entendu des émissions de la B.B.C. donnant des informations sur notre sort dans les ghettos et surtout dans différents camps, celui de Chelmno, celui de Belzec. On avance le chiffre de sept cent mille Juifs tués à ce jour. Pourquoi le monde se tait-il? Le gouvernement polonais en exil minimise-t-il ce qui nous arrive? Le passe-t-il complètement sous silence? Mais dans quel but? Dans le but, d'après Szymon, d'établir que c'est le peuple polonais qui est la première victime des Allemands, et non les Juifs. Deux peuples martyrs, c'est un de trop. Certains disent que ce n'est pas la première persécution que nous connaissons et pas la dernière. Il y eut les Croisades, l'Inquisition d'Espagne, les massacres en Ukraine, les pogroms des tsars, et le peuple juif vit toujours. Il ne faut pas, disent-ils, provoquer les Allemands. Ne pas leur donner d'occasions d'attiser leur colère. Non, il faut attendre. Attendre que 67
la guerre cesse. Attendre Churchill. Attendre Staline. Pour d'autres, le Messie. Certains, à ceux-là, répondent que le Messie est déjà venu. Il dîne à Berlin à la table de A.H. et il en est le bras droit. Ce qui nous arrive aujourd'hui n'a rien à voir avec l'Inquisition : nous pouvions partir d'Espagne, nous pouvions nous convertir. Ni avec Massada : nous pouvions nous rendre, et les Romains ne poursuivaient pas le dessein incompréhensible de nous exterminer jusqu'au dernier, de désinfecter la terre de notre présence, et ils se moquaient parfaitement de nos poux. Aujourd'hui, sont voués à l'extermination des convertis depuis trois générations. Des Juifs qui ne s'étaient pas convertis sous la menace de l'épée. Qui avaient librement choisi de quitter notre peuple. Même ceux-là vont mourir. Même les convertis. Même ceux de la police juive. Même les contrebandiers. Même les Juifs agents de la Gestapo. Ceux-là, comme nous, seront exterminés. Nous ne sommes pas, hélas, une armée de zélotes à même de se rendre à l'ennemi en agitant un humiliant drapeau blanc. Nous ne sommes pas en situation de pouvoir abjurer notre foi juive pour avoir la vie sauve, ce que Maïmonide, d'après Reb Huberband, tolérait, pourvu qu'en son cœur on continuât d'aimer la Torah d'Israël... Szymon semblait comme fou. Guta gardait le silence. Szymon est quelqu'un de bien. Esther ne le mérite pas. *
Esther lit des ouvrages sur Napoléon : elle se reporte fébrilement aux pages traitant de ses dernières campagnes. Ici, tout le monde compare A.H. à Napoléon, spéculant à l'infini sur les similitudes et les différences. Tous deux ont fait la paix avec la Russie. « D'accord avec la Russie, je ne crains plus personne », avait dit Napoléon. Il est certain que A.H. connaîtra lui aussi, tôt ou tard, sa Berezina. Mais 68
entre ce tôt et ce tard, c'est le sort de tous les Juifs qui est en balance. Elle doit à l'oncle Avroum de lui avoir, quand elle était petite, raconté ces histoires. Lui-même les tenait, disait-il, de son grand-père Pinié-Szmulik, un parfait hassid. Cela se passait dans les années 1812 et 1813, alors que Napoléon faisait sa campagne de Russie. Les Juifs, et en particulier les hassidim, se divisèrent alors en deux camps, ceux qui étaient favorables à Napoléon et ceux qui tenaient pour Alexandre. La question était celle-ci : Napoléon était-il, dans le plan de Dieu, le Gog du pays de Magog dont avait parlé le prophète Ezéchiel? Là-dessus, les esprits étaient partagés. Celui qui n'hésitait pas à dire que oui, c'était Rabbi Yaakov Yitzhak de Lublin, dit le Voyant. Il avait deux disciples, l'un, partisan de Napoléon, Rabbi Menahem Mendel de Rymanov, l'autre, son adversaire, Rabbi Yisroel de Kosnitz, dit le Prédicateur. Dans l'esprit du Voyant de Lublin, il incombait aux Juifs de mettre à profit les guerres de Napoléon pour hâter la venue du Messie. À ces trois tsadikim s'opposait un quatrième, Rabbi Yaakov Yitzhak de Pzysha, dit le Juif. On était déjà tordus, à cette époque, disait, Esther s'en souvenait, l'oncle Avroum. À cette époque, donc - cela se passait durant l'été 1812, alors que la Grande Armée avait franchi le Niémen - , le Juif, à Pzysha, avait une sorte de mot de passe par lequel il saluait tout le monde : « La délivrance est proche. » Quand on lui demandait quelle délivrance, il s'éloignait de toi sans te répondre. Et quand on lui demandait la date de sa venue, il disait : « C'est interdit de calculer. » Pourtant, il allait partout répétant comme un fou : « La délivrance est proche. » Et aussi, j'oubliais : « Le temps est bref. » Un jour, il rendit visite à Rabbi Yisroel de Kosnitz, le Prédicateur. À Kosnitz, le Prédicateur proclamait les mêmes 69
paroles que le Juif de Pzysha. Il disait, lui : « Nous sommes au tournant. » Au tournant de quoi? « Shalom, et sois-moi en bonne santé », disait-il. Zaït mir guezint. Mais lui, le Prédicateur, était obsédé par Napoléon. Il le détestait, l'appelait l'Abominable. Pour lui, sans conteste, c'était bien le Gog du prophète Ézéchiel. Que les Juifs se gardent bien de lui venir de quelque façon en aide. Qu'ils prennent au contraire le parti du tsar Alexandre et crient à la face de ce Gog démagogue, comme il est dit dans le livre d'Esther : « Tu as commencé à tomber, et tu tomberas entièrement. » Car ce nouveau Gog, disait le Prédicateur de Kosnitz, remporterait d'abord des victoires, puis verrait son destin changer. Cette révélation, il l'avait eue lors de la dernière fête de Pourim, au début du printemps 1812, alors qu'il lisait le livre d'Esther. Sous la prédiction que la femme d'Aman adresse à son mari qu'il « tomberait », le Prédicateur lisait celle de la chute de l'Abominable. Il ignorait alors qu'à la même heure Napoléon et la Grande Armée s'apprêtaient à entreprendre la campagne de Russie. On dit d'ailleurs que quand le prince Poniatowski fut averti des intentions de Napoléon, il dépêcha à Kosnitz son garde du corps, un Juif, et Rabbi Yisroel lui prédit l'issue de la bataille. À Kosnitz, le Juif de Pzysha fut impressionné par ces paroles du Prédicateur. Alors, pour en avoir tout à fait le cœur net, il décida de s'en ouvrir à un partisan déclaré de Napoléon. Et il se rendit à Rymanov pour consulter Rabbi Menahem Mendel et aussi lui adresser des reproches. « Les autres peuples, lui dit-il, ont tous des armées. Ils peuvent se défendre, au moins le tenter. Mais nous? Nous serons comme des moutons à l'abattoir! Et vous dites partout que ces guerres sont bonnes pour les Juifs! Et vous soutenez ces guerres de Napoléon! -Pourvu qu'on voie la fin de l'Exil, répondit Rabbi 70
Mendel, alors que le feu embrase aussi les Juifs, c'est sans importance. - Mais comment savez-vous, poursuivit le Juif de Pzysha, que ce feu est le signe de la délivrance? D'où vous sortez ça? Il n'est peut-être que pure et simple destruction, que notre anéantissement à jamais! Vous vous imaginez que le Messie viendra dans un monde vide de Juifs? Qui peut dire si Napoléon est bien ce Gog qui viendra du Nord avec une nuée de soldats pour être anéanti en Eretz Israël, ou l'Ange de la Mort lui-même ? » Rabbi Mendel garda le silence, les yeux baissés. Il était ébranlé, mais ne changea pas vraiment d'avis. Le Juif prit congé et s'en retourna à Pzysha. On apprit la défaite de Napoléon lors du passage de la Berezina dans sa retraite. Cet événement réjouit les uns, endeuilla les autres. Le plus triste, dans l'histoire, ce n'était pas tant les défaites de l'Empereur des Français que de constater que rien n'avait vraiment changé dans le monde et dans la vie des hommes. On naissait, on vivait, on mourait comme avant. À cela aussi, il fallait une interprétation. Selon le Juif de Pzysha, c'était clair : il est interdit de devancer le temps et de se mettre en tête de précipiter la venue du Messie. Certains hassidim, à cette occasion, conclurent que le Messie viendrait quand plus personne ne l'attendrait plus. Mais cette conclusion ne satisfit pas le Prédicateur de Kosnitz. Il se rendit chez le Voyant, à Lublin, pour savoir ce qu'il convenait de penser de tout ça. On assistait bien, selon lui, aux douleurs de l'enfantement. Mais les Juifs n'avaient pas préparé la couche de l'enfant à naître. Et c'est pourquoi il n'était pas né. Voilà l'histoire que m'avait racontée l'oncle Avroum quand j'étais petite. Aujourd'hui, au ghetto, tout le monde dit que A.H. rencontrera lui aussi sa Berezina. Il sera, comme Napoléon, un vaisseau emprisonné dans la glace. 71
Et le maréchal Staline sera notre Koutousov, le vieux renard du Nord. Oui, cela est certain. Mais les Juifs, d'ici là? *
Dans le ghetto, des affiches ont été apposées sur tous les murs, parlant d'une transplantation vers Test. Personne n'a été capable de me dire ce que cela pouvait signifier. On parle de la venue d'un kommando allemand spécial chargé de mener à bien cette opération. Certains disent que seuls les Juifs improductifs en seront les victimes. Hier, Allemands et Ukrainiens ont encerclé le pâté d'immeubles des rues Niska et Muranowska. Il leur faut, paraît-il, un contingent de six mille Juifs par jour. Comme hier il leur en manquait deux mille, ils les ont pris au hasard dans les immeubles de ces rues-là. Ils sont conduits vers un lieu nommé Umschlagplatz, non loin de la gare de Dantzig. *
Adam Czerniakow, le président du Conseil juif, s'est donné la mort en absorbant du cyanure de potassium. Sur le bloc-notes posé sur sa table on a pu lire un simple chiffre : Sept mille. À six mille, il ne songeait pas à se suicider. À sept mille, oui. Livrer six mille Juifs, ça allait. Six mille Juifs à conduire sur YUmschlagplatz, passe encore. Mais sept mille, ah non, c'est trop, vous êtes insatiables, mes amis. Moi, je ne peux plus. Il y a des limites. Que vat-on penser de moi? Hier, il a plu à verse. Aujourd'hui, il fait de nouveau un temps d'été. *
Ce matin, Mathiek est arrivé en pleurant. Il a vu le cousin de Lipshitz, Wladek, à présent enrôlé dans la police 72
juive, frapper de pauvres gens exténués, en haillons. Ce sont des réfugiés en cohortes qu'on a expulsés de leur centre d'hébergement où déjà ils mouraient de faim. Ils marchaient en silence, péniblement, et les suivaient des camions dans lesquels la police juive entassait les corps de ceux qui tombaient. Ils remontaient Smocza vers le nord. Mathiek, lui, se trouvait à l'angle de Mila. Direction probable : YUmschlag. Pourquoi réinstallaient-ils justement ceux-là? À quoi donc pourraient-ils servir, ceux-là, justement ceuxlà, à l'est? C'est ce que Mathiek se demandait. Esther aussi. Mais la réponse sortit spontanément de sa bouche : « A rien. Ils ne serviront à rien. On les conduit à la mort. » *
Yanek va bien. Esther, ce matin, a joué avec lui. Il ne pose pas de questions sur leurs parents. Esther se garde bien aussi de lui en parler. D'ailleurs, elle ne saurait pas, en serait incapable. Il y a ça entre eux, maintenant, ce silence, cette absence. *
De nombreux Juifs se portent volontaires pour la « transplantation ». Ils prétendent n'avoir rien à perdre et que leur sort, là-bas, où que ce soit, quel que soit ce là-bas, ce Pitchipoï vers l'est, ne peut être pire que ce qu'ils vivent ici. Sur YUmschlag., chaque volontaire reçoit trois kilos de pain et de la marmelade. C'est de bon augure, n'est-ce pas? *
Mouvements incessants des trains, gare de Dantzig, où aboutit YUmschlagplatz. 73
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Helena Lipshitz est morte hier soir. Depuis le début de son affaiblissement, Esther ressentait de la culpabilité à son égard, comme si elle lui avait jeté le mauvais œil. Helena, récemment, s'était évanouie à plusieurs reprises, tenait à peine sur ses jambes. Hier soir, allongée sur le canapé, elle réclama un verre de thé à Jakob. Quand celuici le lui eut apporté, les yeux pleins de reconnaissance, elle en but une gorgée et murmura : « Oï, ce thé me sauve la vie. » Et la mort l'emporta, transformant son bien-être momentané en un macabre witz. Les jours précédents, elle évoquait à tout propos le désir qu'elle avait - la folie plutôt - de se présenter volontairement à YUmschlag. pour le pain et la marmelade. Dieu merci, elle n'avait pas la force de marcher toute seule jusque-là. *
C'est le cousin de Lipshitz, encore lui, il a l'oreille partout, qui l'a avertie. Il a surpris des conversations où circulait le nom du docteur Korczak. Esther s'est précipitée dans le dortoir de Yanek, lui a ôté son uniforme et l'a ramené à Nowolipie. *
L'orphelinat a été « évacué ». Le docteur a refusé de quitter ses enfants. Il marchait au-devant d'eux, portant une petite fille dans ses bras, et les enfants chantaient. A présent, tout entreprendre pour faire passer Yanek en zone aryenne. Mais aucune nouvelle de papa. 74
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Certains le savent, d'autres ne font que croire qu'ils savent, mais la plupart d'entre nous ne font que répéter cette question : Où mènent ces trains ? Sont-ils vraiment destinés à conduire les Juifs jusqu'à l'intérieur de la Russie occupée pour le travail obligatoire? Lipshitz a des informations précises. D'après ses amis du Bund, les convois qui partent chaque jour de YUmschlag. ne vont pas très loin : à une centaine de kilomètres de Varsovie tout au plus. L'endroit s'appelle Treblinka. On a tracé des signes à la craie sur les wagons au départ de Varsovie et on a retrouvé ces mêmes wagons le même jour. Vides. Là-bas, ils massacrent les Juifs. La raison pour laquelle on ne prête pas foi à ces rumeurs, c'est qu'ils ont besoin de notre travail et que ce n'est pas leur intérêt de nous massacrer. Mais Esther ne sait que penser. *
Szymon et Esther ont résolu de se marier. Dès demain. Oui, ils passeront sous le dais. Et Szymon vivra ici. *
Ils ont évacué le petit ghetto, la partie sud du quartier juif. La mère de Szymon, Mme Pessakowicz, a été conduite à YUmschlag.y et Szymon passe par des phases de profonde dépression, prêt tantôt à se porter volontaire pour la mort, tantôt saisi du désir irraisonné d'une vengeance personnelle. Il a acheté une arme à prix d'or. Esther lui a fourni une grande partie des zlotys nécessaires. 75
Esther n'aura pas d'enfant et ne sera pas écrivain. Elle est lasse de ne penser qu'à elle. Elle est lasse d'elle. Elle songe à l'utilité de son journal. Conclut qu'il est inutile. Pour ceux d'après? Pour qu'on sache notre histoire? Mais ils la savent, notre histoire. Ils la savent déjà. La savent-ils vraiment? Même les Juifs en doutent, sont encore aveugles sur le sort qui les attend, eux, chacun d'eux. Ils croient encore qu'ils pourront s'en tirer. Tel membre de la police juive qui livre ses parents pour avoir, croit-il, la vie sauve, participe de cette illusion. Car il mourra à son tour, le moment venu. Mettre la vie audessus de tout, lehaïm, c'est ça qui nous tue. Treblinka? Ce n'est pas possible, donc c'est faux. Déjà, voici quelques mois, quand les rumeurs de ce qui se passait au château de Chelmno nous sont venues, on disait la même chose. Comment on rassurait les Juifs, leur assurant qu'on allait les envoyer dans un autre ghetto, et que les hommes travailleraient dans des usines et les femmes s'occuperaient de travaux ménagers, et les enfants iraient à l'école. Mais avant qu'ils ne continuent leur voyage, on devait les désinfecter, y compris leurs vêtements. Donc, qu'ils se déshabillent, qu'ils remettent leurs papiers, leurs objets de valeur. Qu'ils montent dans ces camions. Et ils se déshabillaient, et ils remettaient leurs papiers, leurs bijoux. Et ils grimpaient dans ces grands camions. La suite, ils ne la voyaient plus. Ils étaient déjà gazés. On vidait leurs cadavres dans de grandes fosses, là, dans les bois, à une dizaine de kilomètres du château. Des rumeurs, des on-dit, l'habituelle hystérie juive. Vous y étiez, vous, pour croire à ces choses? À Treblinka, dit-on, il y a des panneaux portant les inscriptions : orfèvres, menuisiers, bottiers, tailleurs, dentistes, coiffeurs, blanchisseuses. Quelle preuve supplémentaire voulez-vous pour établir que c'est bien un camp de travail? Mais on dit que ce travail n'est pas, pour le tail76
leur, de confectionner des uniformes allemands : il est d'entasser ceux des déportés eux-mêmes, d'en faire des ballots pour les expédier en Allemagne; que ce travail n'est pas, pour le dentiste, de soigner les dents, mais d'arracher les dents en or sur les cadavres des Juifs; que ce travail n'est pas, pour le coiffeur, de coiffer, mais de tondre le crâne des femmes pour récupérer des tonnes de cheveux. Car là-bas, à Treblinka, tout près de chez nous, on dit que les Juifs n'ont plus besoin de vêtements, de dents en or, de bijoux, et les femmes juives de cheveux. Tout ça ne leur servirait à rien. Faire sortir Yanek du ghetto. En cas de sélection, son sort serait inévitablement : Links. A gauche. *
Un ami de Lipshitz s'est rendu sur la place de triage avec un autre camarade pour tenter de sauver je ne sais qui. Ils avaient revêtu des blouses blanches de médecin, s'étaient munis d'un brancart. Les Juifs sélectionnés arrivent là par la porte de la rue Stawki. Nouvelle sélection : à gauche, à droite. Ceux qui ne sont pas aussitôt entassés dans les wagons le seront le lendemain ou le surlendemain. La police juive demande des sommes énormes pour sauver les gens, leur fournir un tablier blanc, leur permettant ainsi d'accompagner une équipe de médecins ou d'infirmières et de sortir avec eux. En cas de sélection chez nous, dit Jakob, son cousin le préviendrait. Il a pris les devants en repérant une cachette, dans le grenier d'un atelier de confection de la rue Smocza. Esther, chaque soir, soulève la sculpture du tennisman, regarde ce qui lui reste des bijoux de ses parents. Klepssidra, songe-t-elle. On dit qu'à Treblinka, c'est le nom que portent ceux dont le visage a été marqué par un coup reçu. 77
Ceux dont le temps est compté. Leur temps est compté à tous. Mais les Klepssidra, leur temps, c'est quelques heures. Jusqu'au prochain appel. Alors, s'ils se présentent spontanément, les S.S., indulgents, récompensant leur honnêteté, les achèvent d'une balle dans la nuque, près d'une fosse pour qu'ils y tombent aussitôt. Mais ceux, les malhonnêtes, qui ne se présentent pas d'eux-mêmes à la mort, ou qui ignorent que leur visage est marqué d'une blessure, repérés, sont tués à coups de pelles. Au ghetto, nous sommes tous des Klepssidra. Le sablier d'Esther, c'est le tennisman de son oncle Nathan, le sculpteur parti chez Staline. Quand il sera vide...
Szymon a le moyen, dit-il, de se procurer quelques doses d'acide prussique. Qu'il le fasse, qu'il n'hésite pas. Le poison, dans certains cas, est plus précieux que l'or. Enfin, autant.
Il s'appelle Berl Bronstein. Wladek a toute confiance en lui. Il serait susceptible de faire passer Yanek en zone aryenne. Moyennant, car le risque est considérable, une très forte somme. Il proposerait deux solutions : un couvent de sœurs, non loin de Varsovie. Le risque : que Yanek devienne catholique. L'autre solution serait de l'intégrer à un groupe d'enfants que des militants sionistes conduiront, via la Tchécoslovaquie et Istanbul, jusqu'en Palestine. Le risque : tous les risques. Esther se propose de lui en parler ouvertement et de lui demander son avis. 78
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Esther se trouvait dans un grand verger verdoyant, ensoleillé, un endroit de rêve où Ton aimerait vivre et s'ébattre, jouer comme un enfant dans l'herbe grasse, accueillante. Non loin d'elle marchent deux jeunes garçons qu'elle connaît bien. Oui, elle les connaît bien, ces deux-là. Elle les regarde marcher lentement, s'entretenir à voix basse, elle ne les entend pas, ne cherche pas à deviner ce qu'ils se disent. Au contraire, elle apprécie le silence que rien ne vient troubler. À côté de ce verger, un autre, en tout point identique, que sépare un simple fil de fer. Soudain, les trois chiens du voisin franchissent la « frontière », viennent au petit trot, comme nonchalamment, dans sa direction. Le premier, c'est un petit caniche inoffensif, et il passe son chemin. Les deux autres sont des bergers allemands. L'un est fort âgé, le poil sombre et assez long, gras et l'œil éteint. Il ne semble pas la voir. L'autre est jeune, au poil clair et ras, mince, musclé : « aryen ». Devant Esther il s'arrête, s'apprête à bondir, et décrit soudain un bond magnifique en arc de cercle, en arc-en-ciel; et Esther a même le temps d'admirer ce bond, ce cercle décrit; mais cela ne dure pas car aussitôt ses crocs la déchirent et cela lui fait si mal. Le maître, le voisin, s'approche à pas lents, brave homme vêtu comme un paysan. Il prononce des paroles qui se veulent des conseils à l'adresse d'Esther ou des recommandations à son chien plutôt que des ordres. Mais c'est inefficace : les blessures d'Esther sont profondes, les plaies sanguinolentes. Sans doute, ne la lâchant pas, est-ce le chien qui l'a traînée vers la maison de son maître. Là, le long du mur, elle cherche quelque objet, un outil de jardinage, à même de le repousser. Elle aperçoit un balai. Tente d'entraîner le chien jusque-là, qui ne l'a pas 79
lâchée. Se saisit enfin du manche à balai, en frappe légèrement le chien qui finit par desserrer l'étau de sa gueule. Mais pourquoi donc Esther n'assomme-t-elle pas ce chien, comme elle le pourrait? Au contraire (il est toujours menaçant), elle retourne le manche à balai, pointant vers le molosse son extrémité de paille et lui en tapote le museau. La douleur ne cesse de croître. Elle a raconté, ce matin, son rêve à Szymon. Pour les chiens, a-t-il dit, le caniche, c'est la Pologne. Le vieux, c'est la Russie. Le jeune, c'est l'Allemagne. En outre, chez Esther, le regret de n'être pas un homme : elle retourne le balai dans le sens de la paille pour frapper le chien et ne se sert pas du manche de bois dur et « viril ». Mais les trois chiens, ils peuvent aussi représenter Yanek, Mathiek et Esther elle-même... Nou? a-t-elle dit en yiddish, et alors? Alors rien, il n'en savait pas davantage, Szymon. Esther non plus. *
Esther se sent mieux depuis qu'elle possède l'acide. L'idée qu'elle peut, quand elle le voudra, quand il le faudra, mettre fin à ses jours, lui rend la vie possible, seulement possible. Une sélection eut lieu hier dans les maisons situées entre Cesia, Zamenhofa, Niska, Smocza et toutes les rues proches de YUmschlag. Tous les habitants ont eu ordre de sortir. Il était six heures du matin. Tout le quartier a été cerné par les S.S., les Ukrainiens et les Lettons. Nous avons renoncé à notre cachette dans le grenier de Smocza puisque pour cette fois les immeubles de Nowolipie étaient épargnés. Le rabbin Huberband s'est fait rafler dans la rue, de la même façon que Mme Pessakowicz. Szymon ne parle jamais de sa mère. Il a reçu la mission de circuler, sans laissez80
passer, d'une usine allemande à une autre entreprise allemande pour remettre sur pied les groupes décimés du Hashomer. Je l'accompagne parfois, réussissant à vaincre son désir de m'épargner. Nous nous y rendons la nuit. Notre ghetto devient toujours davantage une mosaïque discontinue de petits îlots sans lien entre eux, constitués par les ateliers allemands. Klepssidra. *
Rosh Hashana. Nous pensons tous à la Vistule qui nous est interdite désormais, où les Juifs pieux, avant, allaient en cohortes ce jour-là pour « laver leurs péchés » en vidant leurs poches dans l'eau courante. Ils peuvent le faire, aujourd'hui, en se rendant dans un égout. L'eau de l'égout se jette bien dans la Vistule, après tout! On dit que dans le camp d'Oswiecim les Allemands jettent dans la Vistule les cendres des Juifs qu'ils ont brûlés. Après la guerre, si elle survit, comment Esther pourra-t-elle encore songer à se baigner dans ce fleuve? *
Mathiek travaille comme maçon. Avec son équipe, il aménage le mur, détruit des tronçons, en bâtit de nouveaux. Le ghetto continue de se réduire. Imaginons deux équipes de maçons, l'un travaillant sur Okopowa près du cimetière, l'autre sur Bonifraterska. Ces deux équipes se tournent le dos. Elles abattent le mur et l'élèvent à nouveau en deçà. Bientôt, un jour ou l'autre, ces deux équipes se rejoindront. Dos contre dos. Alors, les murs du ghetto ne dessineront plus qu'un étroit couloir. Nous aurons tous disparus, sauf les maçons. Et ce sera un jeu d'enfant pour les Allemands de les faire sortir de ce couloir, telles des 81
souris prises au piège, des souris stupides, inoffensives, avec lesquelles, en effet, un enfant peut jouer, qu'un enfant peut martyriser, et à leur tour les déporter. Il ne restera rien des Juifs de Varsovie. On dit que dans les camps que les Allemands ont installés en Pologne, les Juifs chargés des cadavres des autres Juifs sont à leur tour gazés de façon à supprimer tout témoin risquant de survivre et de révéler ce qu'il a vu. L'oncle Avroum, quand j'étais petite, me racontant les pyramides des Égyptiens, me disait qu'après qu'on eut déposé le sarcophage du pharaon dans la pyramide qu'il s'était fait construire, on emmurait l'architecte et les maçons qui seuls connaissaient l'emplacement de la chambre funéraire. Mais nous, de quel secret sommes-nous les dépositaires? Celui de notre mort. Celui, seulement, de notre mort. *
Ce matin, rue Leszno, Esther a observé un jeune homme boxer violemment un policier juif. Le jeune homme, Esther le voyait de dos. Il portait des bottes allemandes et un blouson de cuir. Un grand attroupement s'était constitué autour des belligérants et heureusement nul Allemand alentour. Contournant la foule, Esther put voir le jeune homme de face. Il était si beau, et se battait si bien, ajustant des coups précis sur la figure de l'autre. C'est ça qu'elle a admiré aussitôt, plus encore peut-être que sa beauté, ou plutôt en quelque façon malgré sa beauté, qu'il ose frapper. De toutes ses forces, sans retenue, et en visant juste. Le policier, finalement, est parti, ensanglanté, vociférant des injures et des menaces. Une histoire de chantage, murmurait-on. Ce jeune homme est connu, apprit Esther, pour appartenir au Betar, des sionistes de droite. Depuis, Esther pense sans arrêt à lui. Il s'appelle Akiba 82
Perelstejn. Si beau, si courageux. Peut-être dans une autre vie lui sera-t-il donné, à Esther, d'être l'amante d'un tel Akiba. Combien Szymon est peu viril, à côté. Rien qu'un intellectuel. Encore n'entend-il rien à la littérature, ou pas grand-chose. La vérité, Esther se l'avoue, c'est qu'elle n'aime pas son mari. Elle n'est pas amoureuse de lui. Elle l'aime bien, voilà tout. L'estime. Lui est reconnaissante de l'aimer, elle. Car de ses sentiments à lui au moins elle est certaine. Certaine aussi qu'il saura la protéger. Saurait. Dans une vie et un monde normaux, il aurait su prendre soin d'elle, vouloir un enfant d'elle. Là, il n'y songe seulement pas. Même au milieu du désastre, j'en suis encore à attendre une grande passion, une vraie passion. De la folie, oui. J'ai besoin de folie. Un monde ordonné, mais une folie qui m'est propre, rien qu'à moi. Ici, la folie nous cerne de toute part, nous assaille chaque jour davantage dans nos rues du ghetto. Mais c'est la folie du monde, pas la mienne. Je veux la mienne, j'y ai droit. La mort d'Helena ne l'a pas affectée. Elle a vu là une chance que Jakob la considère désormais d'une autre façon : comme une femme. Comment lui dira-t-elle son désir? Jakob est, était très attaché à sa femme. Et puis il y a Szymon. Ils se rencontrent tous les jours, sont bons camarades, au moins en apparence. Esther mourra sans avoir jamais été amoureuse. Elle l'admire, Jakob. Ses poèmes qu'il a consenti depuis peu à réciter ne sont pas des plus extraordinaires, il faut le reconnaître. Mais sa façon de les dire! Sa beauté, à ce moment-là. La force qui émane de son visage et de son corps! Elle serait prête à tout, Esther. Dans ses rêveries, elle le confond avec le jeune homme du Betar qui se bat si bien. Jakob, lui, se battrait ainsi, bien qu'il ne soit plus un jeune homme. Oser lui parler? Il le faut. C'est possible. C'est permis. Nous allons tous mourir. 83
Les jours et les nuits nous sont comptés. Mais trahir Szymon? Lui faire ça, alors que la mort est là, à deux pas, à deux jours ? Et qu'il l'aime tant. On dit qu'il ne reste que cinquante mille Juifs dans le ghetto. Durant ce seul été, ils en ont « transféré » plus de trois cent mille. Le prophète Isaïe Pavait dit : « À peine un dixième y survivra, qui, à son tour, sera dévasté. » *
Yom Kippour. Mathiek a disparu. Qu'il dispose de papiers en règle ne me rassure qu'à moitié. Je crains le pire. Martha Lipshitz est dans un état lamentable. *
Esther est trop bonne : elle a proposé à Martha de travailler avec eux au Hashomer. Agréée par le groupe, on lui a trouvé un emploi dans l'entreprise Schultz. Elle semble avoir conquis un des camarades âgé de plus de trente ans, Lew. Les unions se font et se défont de façon étonnamment rapide. Et Mathiek, pour elle, déjà en cendres? Ce qui la chagrine surtout, Esther, c'est que Martha, écervelée, frivole, soit déjà son égale dans le mouvement, comme si elle était des leurs depuis toujours. Szymon a beau lui dire qu'ils ont besoin de toutes les volontés... *
Cette nuit, à deux heures du matin, des hommes sont venus chercher Yanek. Des amis de Wladek. Ils sont tous descendus en silence. Esther tenait la petite main tremblante de son frère. Tout au long des rues, elle se demanda si son choix était le bon. Arriverait-il jusqu'en Palestine? 84
Certainement non. Mais que faire? Ils arrivèrent près du mur. Esther songeait à son père, aux moments passés avec Yanek à jouer avec lui, et le silence entre eux, sur la disparition de Fraïdla. Une échelle était adossée au mur. Un des hommes tenait une couverture à cause des tessons de verre plantés au-dessus. Il ne fallait pas s'attarder, et ils n'eurent pas le temps de se dire au revoir. Esther sentit soudain que la main de Yanek avait quitté la sienne. Il grimpait déjà à l'échelle et celle-ci disparut après lui. Déjà, un homme resté avec Esther la tirait par la manche. Il fallait retourner. Il la raccompagna à Nowolipie, et lui dit à voix basse qu'elle devrait payer la somme convenue dans deux jours, lorsque le gosse serait en sécurité en zone aryenne. *
Hier soir, dans notre lit, je ne sais pourquoi, mais oui, je sais : à cause du rêve de l'autre nuit, j'ai raconté à Szymon un souvenir d'enfance. Elle devait avoir à peine dix ans, sans doute moins. Nous habitions à l'époque rue Bonifraterska. Ce soir-là, ils avaient invité leurs amis, M. et Mme Goldberg, des gens riches et raffinés, et puis l'oncle Avroum et sa femme, Tauba. Peut-être était-ce veille de shabbès. Après dîner, Esther joua avec Adek sur le canapé du salon. Elle caressait ses cheveux, il en avait encore abondamment en ce temps-là. Elle les emmêlait, les malaxait en tous sens, puis les coiffait, les remettait en ordre. Adek se laissait faire, cela lui plaisait. Et puis Esther en eut assez et se mit à bâiller. Elle devrait placer sa main devant la bouche, lui dit Adek. Et il lui raconta l'histoire d'une petite fille qui en bâillant comme elle le faisait s'était décroché la mâchoire. Cela lui fit peur, à Esther, et elle lui demanda des explications. Comment, elle s'est décroché 85
la mâchoire? Comment c'est possible? Et comme, aussitôt, elle bâilla de nouveau, inexplicablement, pour la surprendre, la faire cesser de bâiller ou simplement par jeu, Adek lui fourra un doigt dans la bouche, et même assez profondément. Esther cessa de bâiller et là non plus, elle ne sait trop pourquoi, parce qu'elle était vexée, mais pourquoi vexée? elle mordit l'index de son père qu'elle maintint avec fermeté le plus longtemps possible entre ses dents. C'est, dit Szymon, qu'elle désirait garder son doigt dans sa bouche, en elle, toujours, ne pas vieillir, ne pas devenir grande et devoir se séparer d'Adek, renoncer à être sa femme... Et quand elle l'eut enfin lâché, le doigt de son père, Adek eut un air d'intense souffrance, cela lui avait vraiment fait mal, contempla son doigt endolori et, ce à quoi Esther ne s'attendait pas, l'a giflée. Qu'en pensait-il, Szymon ? Rien, il n'en pensait rien. Il était fatigué, voulait dormir. Et il se retourna. C'est quand Esther entendit son ronflement qu'elle s'aperçut que ce n'était pas ça, son souvenir, pas ça du tout. Que c'était l'inverse. C'était lui, Adek, qui avait bâillé. Et elle, Esther, qui avait mis son doigt dans la bouche de son père. Et c'était lui qui l'avait mordue, mordue très fort. Non, elle ne l'avait pas giflé. Ne se souvient pas en avoir eu la pensée. *
Leikin, le commissaire de la police juive ainsi que Firt, un fonctionnaire du Judenrat, ont été liquidés par nos camarades. Jakob, l'autre soir, a récité un poème d'amour dont il n'a pas consenti à nous révéler l'auteur. Ce poème ne nous rappelant rien, j'en conclus qu'il est de lui. Je suis certaine qu'en l'écrivant et en le récitant il songeait à moi. Il l'a écrit pour moi, l'a récité pour moi. Je cherchais ses yeux, 86
l'autre soir, mais impossible de les rencontrer. Visiblement, il faisait en sorte que nos regards surtout ne se croisent pas, c'est un signe, non? comme s'il craignait quelque chose, un aveu révélé aux autres ou à moi-même. Il doit se sentir coupable envers la mémoire d'Helena, envers Szymon aussi. Tout comme moi. Il doit m'aimer. Que de tortures en lui! Le soir, Szymon ne me prend plus dans ses bras. Il est fatigué. Il se retourne aussitôt, avec un oï de détresse, comme de naufragé, et s'endort, même lorsque des coups de feu certains soirs nous parviennent et nous empêchent de sommeiller. Lui, non. Rien ne l'empêcherait de dormir. Il y a des gens ainsi faits. C'est mon mari. Sans qui je serais seule. *
Il fut d'abord question que Szymon soit envoyé au nom de la Zydowska Organizacja Bojowa, l'Organisation juive de combat, du côté aryen pour tenter de négocier des armes. Mais c'est sur Jakob, Esther ne sait pourquoi, que se reporta la décision. Les dix premiers revolvers obtenus de la Résistance polonaise ont été introduits, dissimulés dans des petites boîtes posées sur une charrette à bras que poussait un Polonais, un certain Stephan Pokropek. Rue Dzika, un policier polonais consentit à fermer les yeux moyennant quelques zlotys, pensant qu'il s'agissait de contrebande ordinaire. Ce qui frappa Esther, dans cette histoire, c'est le nom, Pokropek, du résistant polonais. Voici bien longtemps, elle avait peut-être huit ans, elle était allée chercher Adek à sa boutique de chapeaux, et ils étaient rentrés à pied depuis Praga. Adek lui tenait la main. Ils traversèrent le Jardin de Saxe puis, à l'angle d'Orla et de Leszno, Adek s'arrêta et serra la main à un policier. D'habitude, quand Adek 87
rencontrait un ami ou Fraïdla une commère, et qu'ils s'attardaient à bavarder, Esther s'impatientait, les tirait par la manche, maugréait. Mais là, Adek planté devant ce policier polonais à grandes moustaches d'aristocrate, et qu'ils se soient serré la main comme de vieilles connaissances (alors que les Litvak ne fréquentaient aucun Polonais), Esther fut comme éblouie. Papa, serrer la main d'un Polonais! et un policier! et en uniforme! Elle n'en croyait pas ses yeux. Et se prit d'une admiration sans bornes pour lui, sa poitrine se gonfla, non pas d'orgueil mais parce que le souffle en cet instant lui manqua, elle avait envie de pleurer. Et, sur le chemin de la maison, elle lui posait une foule ininterrompue de questions : Qui était-il ? Comment le connaissait-il? Quel était son nom? Depuis combien de temps était-il son ami? Toutes questions auxquelles Adek répondait d'un air crâne et évasif, lui-même pas peu fier, espérant peut-être qu'un Juif de sa connaissance l'apercevrait à ce moment-là, et crève d'étonnement, de jalousie. Esther interrogea aussi son père, elle s'en souvient, sur la façon dont il avait parlé au Polonais, ça l'avait frappée, alors même qu'elle a oublié la substance de la conversation, c'est-à-dire cherchant ses mots, choisissant les plus jolis, les plus rares, et surtout sans le moindre accent yiddish, la plus infime intonation yiddish, parlant le polonais des Polonais, et non le leur, celui des Juifs, mixture hors normes qui leur valait maintes moqueries voire cruelles remarques de la part des catholiques. Elle se souvient encore de son nom : Pokropek, et de ses grandes moustaches rousses de phoque qu'il tirebouchonnait comme des papillotes de hassid.
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*
Lipshitz va être envoyé en zone aryenne. Il tentera, m'at-il dit, de voir papa. S'il est encore vivant. J'ai très peur qu'il ne revienne pas, qu'il lui arrive quelque chose. Il doit partir d'ici deux jours. Il me faudrait lui parler avant. Je m'aperçois que je préfère de plus en plus l'appeler Lipshitz plutôt que banalement Jakob. L'appeler par son nom lui confère comme une aura de prestige. Surtout ce nomlà, Lipshitz, qui lui sied si bien, lèvres protégées. *
Esther a décliné l'offre, hier soir, de suivre Szymon chez les camarades du Hashomer. Il parut surpris sur le coup mais ne posa pas de questions. Ça valait peut-être mieux ainsi. Que voulait-il dire par là? Au fond, il n'était pas mécontent de se rendre seul au local. Mais pourquoi? Jakob s'était procuré quelques pommes de terre qu'il fit cuire dans la cuisinière en faisant brûler un bras de fauteuil trouvé dans la cour de l'immeuble. Ils se trouvaient seuls dans l'appartement; Jakob semblait trouver la situation amusante et probablement agréable. Esther aurait dû se jeter contre lui, il ne l'aurait pas repoussée, elle en est certaine. Pourquoi refuserait-on une jeune fille comme elle, enfin, une jeune femme? Au contraire, il l'aurait embrassée, comme s'il avait attendu cela depuis longtemps, si longtemps, et qu'il n'avait jamais rien osé dire. Lèvres protégées, n'est-ce pas? Au lieu de cela, Esther lui parla de sa prochaine mission; mais, à un moment, il s'est approché d'elle et lui mit un doigt contre sa bouche en disant : « Chaa! » et écarquillant les yeux. C'est à ce moment qu'elle aurait dû... Mais Szymon, Helena, tout ça... Elle89
même surtout. Car c'est à l'homme de faire les premiers pas. Ça signifie quoi, désirer quelqu'un, elle veut dire : désirer un homme? Cela, croit-elle, ne lui est jamais arrivé. Jamais avant Jakob. Elle ressent, pensant à lui, comme une douleur diffuse dans son ventre. Rien de tel avec Szymon, jamais. Jakob a quelque chose d'Errol Flynn. Et même de Johnny Weismuller. Tarzan! Elle est amoureuse d'un Tarzan! Ici! dans le ghetto! Dans ce ghetto-jungle. En même temps, elle éprouve le besoin de parler à Szymon, de lui dire tout ça. Une erreur, une grave erreur ce serait. Et fatale. *
Jakob est parti. Esther a avoué. A parlé. Depuis, elle ne dort pas. Elle pleure, sans arrêt. Quand elle pleure, Szymon la regarde, désemparé, silencieux. Il ignore les raisons. Elle veut qu'ils se séparent? Elle dit non. Lui a-t-elle dit qu'elle ne l'aimait plus? Peut-être, elle croit bien. A-t-elle vraiment prononcé ces mots-là : je ne t'aime plus, Szymon, je ne t'aime plus? Elle veut qu'ils se séparent? demande-t-il à nouveau. Elle dit non. Szymon pleure à son tour : ce n'est que maintenant qu'il réalise que sa mère est à Treblinka, et qu'elle est en cendres. Ils pleurent ensemble, chacun pour soi, chacun seul. Szymon veut dire quelque chose, ne parvient pas à parler. Treblinka, il dit. Il prononce le mot, seulement le mot. Puis ils parlent des tracteurs dont ils se servent, là-bas, pour ensevelir les cadavres ou la cendre des cadavres, des cadavres devenus cendres. Il dit que sa mère était la dernière vieille du ghetto. Elle avait quarante-cinq ans. Cet été, dit Esther, personne n'a rien fait pour empêcher les déportations. Certains jours, à YUmschlag.j ils refusaient du monde tant il y avait de volontaires. Pour un peu de pain ! Et d'autres jours, quand 90
le compte n'était pas atteint, c'est notre police qui raflait les Juifs, les conduisait à YUmschlag., les poussait dans les wagons. Et à Treblinka, on dit que c'est les Juifs euxmêmes qui... Il savait, Szymon... faisaient tout le travail... Il savait cela... *
« Tous les serviteurs du roi Assuérus, dit le Livre d'Esther, s'agenouillaient et se prosternaient devant Aman car le roi l'avait ordonné - tous sauf Mardochée, qui ne s'agenouillait ni se prosternait. » Or, racontait l'oncle Avroum, l'ordre du roi plaçait Mardochée devant un tragique dilemme. Qu'un rabbin du Talmud a commenté par ces paroles : « Le peuple d'Israël s'adressa au Saint béni soit-Il : Maître du monde, les idolâtres me tendent un piège pour me faire tomber; ils me poussent à me prosterner devant leurs idoles. Si je leur obéis, tu me puniras; si je leur désobéis, eux me tueront. » Tel est le dilemme, poursuivait l'oncle Avroum : ou bien Mardochée s'agenouille devant Aman, et il se rend coupable devant la Loi de Dieu, et Dieu le châtie, peut-être en le condamnant à mort; ou bien Mardochée refuse de se prosterner, et c'est tout le peuple juif, par sa décision, qui risque d'être exterminé. Et ce rabbin, Rabbi Yosi bar Hanina, a commenté : Cela ressemble à un loup assoiffé à qui on avait tendu un filet près de la rivière. Il se dit : « Si j'avance pour boire, je serai capturé, sinon, je mourrai de soif. » D'après l'oncle Avroum, l'eau de la rivière représentait la Torah et le filet l'interdiction qu'on ferait aux Juifs de l'étudier. Mais peu importe. C'est ce loup condamné qui est resté dans la mémoire d'Esther, ce loup condamné, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, à une mort certaine. Et elle y repense ces jours-ci. Car dans le passé, nos ennemis 91
nous laissaient le choix : nous convertir, renier notre foi, ou mourir. Aujourd'hui, non. Nous sommes dans la situation du loup assoiffé de Rabbi Yosi bar Hanina : destinés de toute façon à mourir. Certains, au ghetto, croient encore à leur propre chance, que les Allemands tireront au sort, comme Aman dans le Livre d'Esther, leur vie ou leur mort. Ils oublient ce faisant qu'Aman était oriental, aimait le jeu et l'ironie. Pas les Allemands. Les Allemands ne sont pas joueurs. Ils ne consultent pas le sort. Ils décident et exécutent. Or, ils ont décidé. Et rien ne saurait les en empêcher, ni leur victoire bien sûr, mais ni leur défaite non plus. Car lorsque Staline, Roosevelt et Churchill en seront venus à bout - et ils en viendront à bout - , nous n'existerons plus, et sur la cendre de nos cadavres auront déjà poussé des fleurs. *
Les déportations ont recommencé depuis hier. Pas de nouvelles de Mathiek. Il souffle un vent glacial et la neige s'est mise à tomber. Hannah Krawetz m'a procuré un livre de littérature française qu'elle a trouvé sous un porche, rue Mylna. Cela s'intitule : La Littérature française du brevet élémentaire et de renseignement primaire supérieur. Ces mots me font rêver. C'est un livre épais, un peu écorné, d'une belle couverture rouge. Sur la page de garde, il y a une devise : « Qui sème bien, récolte bien. » Je ne peux hélas pas lire ce livre, mais je passe des heures à le feuilleter en attendant le retour de Lipshitz parti négocier des armes en zone aryenne. Comment ce livre a-t-il pu atterrir ici, à Varsovie ? Un jeune Juif émigré en France a dû sans doute revenir visiter sa famille rue Mylna. Aura-t-il pu s'échapper à temps? Est-il déjà mort? 92
*
Lipshitz est revenu, Dieu soit loué. Il a repris du poids. Les camarades sont satisfaits : la « marchandise » sera livrée à travers la tannerie Pfefer rue Okopowa. Esther lui a fixé un rendez-vous et ils se sont retrouvés dans le grenier de l'atelier de confection rue Smocza. Esther l'aimait et peu importait Szymon. Lui, elle ne l'aimait plus, en vérité ne l'avait jamais aimé. Elle désirait « aller » avec Jakob. Ils trouveraient le moyen. Ici, par exemple, dans ce grenier. Jakob a acquiescé. Mais qu'elle réfléchisse encore : Szymon était un ami, un camarade dévoué. Et puis attention, qu'elle ne compte pas sur lui, jamais. Il ne promettait rien. D'ailleurs, qu'elle sache qu'il avait connu deux aventures en zone aryenne. Avec qui ? Avec des femmes juives employées comme domestiques par des Polonais et vivant sous une fausse identité. Il entendait conserver son entière liberté. Quelle liberté? Esther criait. Elle sentit aussitôt qu'elle n'en avait pas le droit, pas le droit de crier, pas de droits sur lui. Mais il avait raison. Elle réfléchirait encore. Elle ne pouvait et ne voulait trahir Szymon à qui trop de choses la liaient de façon profonde. Et elle le quitta, lui ne devant redescendre que dix minutes plus tard. Dans la rue, elle vit bien qu'elle avait été inconséquente en disant qu'elle ne voulait pas trahir Szymon. Le mal était fait, elle l'avait trahi. Ah, tu ne vaux pas grand-chose, ma petite, moins que rien. Réparer en lui révélant tout, l'entrevue avec Lipshitz, ce qu'elle avait dit, ce qu'il avait dit, tout. Et Szymon ne... C'est alors qu'au coin de Smocza et de Nowolipki elle assista à cette scène affreuse. Un soldat allemand parlait aimablement à un Juif, ce qui la surprit et la fit ralentir pour observer. Comme elle avançait vers eux, elle vit l'Al93
lemand sortir son revolver et tirer sur un autre Juif qui passait non loin et qu'Esther n'avait pas remarqué, qui passait, là, sur la chaussée et avait ôté sa casquette. Puis l'Allemand, continuant de sourire à son Juif, lui tira une balle dans le ventre comme si la première balle tirée n'avait fait que le mettre en appétit et qu'il avait encore un peu faim de meurtre. Et, cela fait, quand le Juif fut tombé à terre, le soldat lui tira une balle dans la tête. Et rit aux éclats. Esther fixa le sol, craignant qu'il ne lui arrive un malheur, mais put passer son chemin. À la maison, Szymon l'attendait. D'où venait-elle? Elle venait de voir Jakob en tête à tête. Szymon ne répondit rien, ne demanda rien de plus, et se replongea dans son gros livre de Charles Darwin. Les explications étaient superflues. Esther se mit à chanter un air yiddish, heureuse, oui heureuse que Lipshitz ne l'ait pas repoussée. Et soudain pleura. Qu'avait-elle? Elle ne savait pas, pas pourquoi elle pleurait. Et Szymon s'est approché d'elle. *
Elle a tout raconté à Hannah. Hannah lui conseille de ne pas hésiter, d'aller avec Jakob. Esther ne la croit pas sincère : Hannah ne se met pas vraiment à sa place. D'ailleurs, elle n'est pas à sa place. Il y a chez elle, peut-être de la perversité à vouloir les séparer, Szymon et elle. Son propre couple n'a pas su résister à la guerre, elle est jalouse, contente de voir un autre couple se défaire, ce spectacle la console. Elle dit à présent qu'une femme, au xxe siècle, doit être l'égale de l'homme, vivre libre et connaître toutes les aventures possibles. Il faut abandonner l'ancienne morale, la morale de nos mères et son cortège sinistre de fidélité, de dévouement, de sacrifice. Elle n'est pas sincère. 94
*
Jakob a cherché papa du côté de Praga mais ne Ta pas trouvé. N'a rencontré personne susceptible de lui fournir des renseignements à son sujet. Pas de nouvelles, non plus, de Yanek. Ni de Mathiek. Au ghetto, nous aménageons des cachettes. On renforce les caves, mure les greniers, aménage des placards à l'intérieur d'autres placards, on construit de vraies trappes et de fausses trappes dans les planchers que l'on recouvre de tapis, de tables, on charpente de vrais escaliers et de faux. Mais l'on va plus loin encore : on construit de fausses pièces ! des pièces sans portes et sans fenêtres dont les murs sont doublés de plusieurs couches de briques et où l'on ne peut accéder que par le toit, en ôtant les tuiles. On a construit des pièces murées dans d'autres pièces murées! Des ingénieurs, des techniciens y vont de leurs précieux conseils. Certains en font même leur moyen de subsistance. Un nouveau métier : vendeur de cachettes. Le prix forfaitaire comprend la nourriture. Beaucoup d'entre les survivants, moyennant des sommes colossales, passent du côté aryen. Ils ne croient pas aux cachettes. Disent qu'elles sont toutes connues des Allemands. Parce que connues des Juifs donc des mouchards juifs. Ils refusent de penser que du côté aryen, ils devront vivre constamment dans la terreur d'une dénonciation. Lorsqu'ils n'auront plus d'argent ou de bijoux, les Polonais qui les auront un temps cachés n'hésiteront pas à les livrer. Gain assuré : cent zlotys par tête. Ceux qui restent ont résolu de mourir les armes à la main. Ils entassent des réserves de nourriture. Il ne s'agit pas maintenant de se cacher pour une nuit ou lors d'une rafle, mais pour des semaines, des mois peut-être, lorsqu'ils donneront l'assaut final. 95
La Société des Nations a condamné l'extermination des Juifs. A poussé sa sollicitude en menaçant les nazis de châtiments. Cela va sûrement les dissuader de poursuivre. Ils sont si sensibles aux menaces, surtout d'une dame aussi respectable que la Société des Nations. Une épaisse couche de neige recouvre les rues. Sous les pavés, le sang, des flots. *
La nuit, Esther voit son petit frère au milieu de la cohorte des enfants de Janusz Korczak. Ils défilent en direction de YUmschlag., avec le docteur à leur tête portant une petite fille dans ses bras. Yanek sourit et comme les autres enfants il chante, et son sourire se fige soudain en hideux rictus et son chant devient cacophonique, se change en cris où Esther distingue : Rechts, Links, Rechts, Links... Et des chiens qui montrent leurs crocs. Toutes les nuits elle a de ces cauchemars. Il neige. Treblinka. Elle déménage tout à l'heure, restera désormais dans l'abri de la rue Smocza. Elle ne souhaite pas rester avec Szymon pour l'instant. Elle le lui a dit. Prendre un peu de distance, s'écarter un peu de lui pour y voir plus clair. Elle le lui a dit, ça aussi. Comme elle voulait. Si elle voulait. Il ne répond jamais autre chose. *
Szymon a accompagné Esther rue Smocza. En partant, il lui a dit : « Je crois que tu fais tout ça pour me tester, 96
pour voir si je te supplie de rester avec moi, pour voir si oui ou non je tiens à toi, et à quel point, si je suis prêt à insister, à quémander, à faire des scènes. Eh bien non, ne compte pas sur moi pour ce jeu. J'ai autre chose à faire, de plus important que ces bêtises, ce narishkaït... » C'est toujours quand il est en colère ou au contraire très tendre qu'il emploie des mots yiddish. Esther l'aime bien, à ces moments-là. Lipshitz, lui, utilise parfois des mots yiddish pour établir une connivence, mais mal, à contresens ou en faisant des fautes. Szymon ne m'aime plus, voilà. Voilà une grande nouvelle. La grande nouvelle du ghetto. Même si le discours qu'il tient à Esther n'est que feint et forcé de sa part, même s'il prend sur lui pour le lui tenir, par bravade, par amour-propre, cela ne l'étonné pas moins, Esther. Cette force soudaine chez lui, ça lui vient d'où sinon de ce qu'il ne l'aime plus ? Peut-être est-il déjà secrètement amoureux de la rouquine, cette fille facile qui fréquente leur kibboutz rue Mila? Secrètement, c'est-à-dire qu'il ne le sait pas encore lui-même... Je redoute le pire : perdre Szymon et me voir finalement repoussée par Jakob. La vérité, c'est qu'elle n'est pas à la hauteur de Jakob. Il est capable de séduire n'importe quelle femme, juive ou chrétienne. Et elle, Esther, qu'est-ce qu'elle est? Va-t-elle jouer à la femme fatale? Il verrait bien qu'elle joue la comédie. Et mal. Elle qui ne pèse que quarante-trois kilos, et sa figure de petite fille, comment pourrait-elle rivaliser avec des rouquines à la poitrine opulente? D'après Hannah (d'où tire-t-elle donc ses connaissances, de quelle vie antérieure ou de quelles lectures?), les hommes aiment s'afficher avec des femmes minces, au corps délié, mais leur instinct profond les porte à vouloir aller avec des femmes sensuelles, avec de la poitrine et des fesses tout comme leur mère. Une petite 97
sœur les contente un temps, mais vite ils éprouvent le désir d'une seconde mère... Azoïl *
Des rumeurs annoncent la reprise imminente des déportations. Sommes-nous prêts à riposter? La plupart disent que non. Nous manquons tragiquement d'argent, en sommes réduits à rançonner les riches ainsi que les membres du Judenrat. *
L'« Aktion » allemande a repris hier matin avec une exceptionnelle brutalité. Le ghetto a été bouclé à l'aube. Mais nous avons riposté! Esther s'est jointe à un groupe d'une quarantaine de combattants dans un kibboutz de Zamenhofa. Parmi eux se trouvait le poète Katzcenelson qui encourageait les camarades, disant qu'il était heureux de mourir à leurs côtés, les armes à la main. Il était venu avec son fils. Les camarades lui conseillèrent de se cacher dans un abri car les Allemands devaient arriver d'un instant à l'autre. Lui, Katzcenelson devait survivre à tout prix, pour témoigner. Mais il a refusé. *
C'est aujourd'hui le quatrième jour de l'« Aktion » des Allemands. On entend de terribles explosions : ils font sauter des maisons, lancent des grenades dans les appartements. Les rafles ont cessé. Les Allemands ne cherchent plus à déporter mais à tuer le plus grand nombre de Juifs possible, par vengeance. La Résistance polonaise se montre toujours chiche d'armes. Que de temps avons-nous perdu 98
à des activités culturelles au lieu de nous consacrer uniquement à nous préparer au combat. Mais nous ne savions pas, ne connaissions pas A.H. *
Quand le fer fut créé, me racontait l'oncle Avroum, le troisième jour de la création, les arbres se mirent à trembler. Qu'avez-vous à trembler ainsi? demanda le fer. Qu'aucun de vous ne me serve de manche et vous n'aurez rien de moi à redouter. Selon Avroum, dans cette fable les arbres représentaient Israël prostitué aux nations, et le fer, la force séductrice des nations. Et, disait-il, quand Israël sert de manche au fer des nations, les nations devenues haches frappent sans merci les arbres d'Israël. Ici, au ghetto, on semble enfin avoir compris cette fable. Nous ne servirons plus de manche au fer qui nous frappe. Mais il est bien tard pour ouvrir nos yeux. *
Lipshitz, ce n'est que trop certain, ne veut pas de moi. Il cherche à m'éviter. Au fond, je l'indiffère. Ma « déclaration » n'a produit chez lui aucun effet. Il pense peut-être que c'est passager de ma part, que je ne suis qu'une adolescente un peu exaltée, que je recouvrerai bientôt la raison. Szymon doit penser la même chose. Sinon il ne réagirait pas comme il le fait, c'est-à-dire qu'il réagirait. À moins qu'en lui, déjà, en silence, à peine conscient, un processus soit enclenché, comme un travail de détachement. Il ne me désire plus. Lipshitz ne m'a jamais désirée, sauf dans mes rêves. Il se confond alors avec Adek quand j'étais petite fille. Un être fort, et même violent et brutal. Szymon aussi me rappelle mon père. Mais mon père aujourd'hui. Un 99
homme obsessionnel et peu sûr de lui. Un homme assez féminin aussi, plutôt passif, contemplatif. Un homme qui attend. Nous mourrons tous. Chaque soir, Esther vérifie comme un rite que le sachet d'acide n'a pas disparu, sous le tennisman. Ainsi trouvet-elle la force de vivre un jour de plus. De reporter au lendemain l'idée d'en finir. Puis au lendemain encore. *
Lipshitz, voici trois jours, a été envoyé en zone aryenne. Il était prévu qu'un Polonais téléphone le soir même de sa part, mais on ne nous a rien transmis. Qu'il ait déserté, comme papa, est exclu. Ou une Polonaise? Non, il a été pris. Suivi, dénoncé, conduit au commissariat, livré aux Allemands. Elle ne trouve pas la force d'absorber la poudre. *
Szymon m'ignore. Je lui suis désormais étrangère. Je traîne ma vie pour rien et pour personne. J'irai me livrer, me laisser conduire à VUmschlag. Je n'enterrerai pas ces feuillets profondément dans le sol pour qu'on puisse peutêtre les retrouver un jour. Je ne les confierai pas non plus à Hannah qui part demain et à jamais en zone aryenne, préférant, comme elle a raison, de risquer de vivre plutôt qu'être certaine de mourir. Annuler, annuler : ce sont les seuls mots qui signifient encore quelque chose pour moi. Et j'entends à peine leur sens. Mais il n'est plus temps. Annuler, annuler. Chacun sa tâche : eux, les Mongols, ma vie; moi, Esther Litvak, mon journal. Chacun sa tâche. Napoléon l'a bien dit : la boue, il n'y a que ça. La Pologne, 100
c'est la boue. La boue, c'est la Pologne. Gauche, droite, debout, tomber. A la septième fois, les murailles tombèrent. Par les plaies du Christ! Harengs de la rue Ptacha! Mais ce n'est pas ma faute : c'est les harengs de la rue Ptacha! Chaal Lipshitz, lèvres protégées. Je n'aurai pas d'enfant, jamais. Ma petite poupée, il m'appelait comme ça. Liulilke, mein kind. Les murailles vont tomber. Debout, tomber. Le prophète Élie siège à la table de A.H. C'est son bras droit, on dit. Aussi fort que Josué. Un meilleur shofar, bien meilleur. Les Juifs eux-mêmes le fabriquent. Ils s'appliquent, les Juifs, quand il le faut. Le fer et les arbres. Et les chiens. Partout les chiens. Et les rats aussi, dans toutes les cours, dans toutes les caves. Amateurs de cadavres. Mais les chiens, surtout. Où est ma poupée? Lialka. Comme le chef S.S. de Treblinka. Il a son chien. Bari, il s'appelle. Un beau nom de chien. Beau nom vraiment. Moi, il mordra pas. Pas mordre Esther. Esther mordre Bari chien-loup. Mordre Adek?
II
Le nécrophore est un insecte coléoptère qui enfouit des charognes, des cadavres de taupes, de souris, sur lesquels il pond ses œufs. Le Petit Robert.
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Un rêve. Ils sont bien là, tous au grand complet. La maman ourse, le papa ours, l'aînée oursonne et les deux oursons. Et ils rentrent à la maison. Leur rue, c'est de l'autre côté du grand carrefour. Ils se tiennent sur le bord du trottoir. Papa ours est attentif au trafic. Des cars de C.R.S. stationnent un peu partout. Voilà, ils traversent, atteignent le trottoir d'en face. Et voici aussitôt que des C.R.S. sont descendus des cars, qu'ils ajustent leurs fusils et qu'ils tirent. Mathieu se « sent visé ». Mais non : ils tirent sur des chiens, oui, des chiens, des chiens-loups, des chiensloups abandonnés. Errants, désorientés. Ils portent une curieuse casquette, ces C.R.S. On dirait une casquette nazie. On dirait bien. Devant la porte de l'appartement, couchés sur le flanc, deux chiens bergers allemands. Un couple. Mathieu, qui précède ses parents, n'ose enjamber ces deux chiens. Il ne les craint pas, non, il en a même un peu pitié : il a bien vu le sort que les « Allemands » leur réservent dans la rue. Mais c'est que les Litvak, eux aussi, possèdent deux chiens, c'est curieux. Ce sont deux chiens assez imposants, d'un aspect différent des bergers alle105
mands, des poils bien plus longs, une tête plus sympathique. Le papa ours devance son fils aîné, enjambe les deux chiens couchés apathiques et, comme il ouvre la porte, le mâle grogne un peu. Mais rien de grave. En retrait, Mathieu joue avec l'un des chiens Litvak. Énormes canines. Sa main ne se fait pas happer : c'est au contraire de lui-même qu'il l'a enfouie dans sa gueule. Mais il lui fait mal! Mathieu a beau lui donner une tape sur le museau, le chien ne le lâche pas. Une tape plus appuyée, ah, il abandonne enfin la main et même il lui donne la patte. Mathieu se précipite dans sa chambre, vers son bureau d'enfant dont il ouvre un tiroir. Il regorge de ce que Mathieu identifie comme des vestiges des camps nazis, entassés pêlemêle à la manière dont les enfants accumulent des objets hétéroclites. En réalité, il ne distingue clairement que le corps nu d'une poupée déchiquetée. Il fait le constat mélancolique qu'il n'a pas encore accumulé beaucoup d'objets. Sa collection est encore maigre, insuffisante. Quand il referme le tiroir, un membre de la poupée dépasse. Il recommence, et le bras ou la jambe dépasse toujours. Il se détourne du bureau. En évidence sur la cheminée, un dessin sur papier, un dessin d'enfant que Mathieu sait provenir d'un camp nazi. Ce membre de poupée décidément l'agace. Et l'effraie. Et le réveille. Il songe alors que Lalka était le surnom de Kurt Franz, un S.S. de Treblinka. Il avait un chien féroce, Bari. Et que Lialka, c'est poupée en yiddish. Et il pressent qu'une foule d'autres choses lui vient. Mais il se rendort.
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La photo. Un décret Ta dit : Esther, c'est l'« intellectuelle ». C'est dit, on n'en reparle plus. Mathieu et Yanick feront ce qu'ils pourront. C'est sans importance. Esther seule compte vraiment, c'est ainsi, dans l'ordre des choses. Et puis, l'essentiel est d'être « bien dans sa peau ». Études prolongées plus que de raison, trop de lectures, Esther est une « malade ». C'est dit, on n'en reparle plus. Une « malade ». À la maison, la « bibliothèque » se trouve dans les toilettes : au total, trois courtes étagères. Un peu de littérature communiste et soviétique, quelques romans communistes et soviétiques. Ça suffit bien, le temps du séjour aux vécés. Dans le salon, près du pick-up, c'est le coin musique : chœurs de l'Armée rouge, Yves Montand, 78 tours de tangos, de paso doble en yiddish, microsillons ébréchés, sans leur pochette, en vrac. Esther a ses propres livres, ses propres disques, interdiction à quiconque d'y toucher. C'est une jeune fille douée pour les études. Elle veut devenir professeur, plus tard. « Malade » comme elle est, elle y parviendra. Douée, oui. Pourtant, Charles et Fanny ne s'en vantent pas, jamais. Quelque chose en elle leur reste fermé, une totale incompréhension, un mystère douloureux, une punition du bon Dieu. C'est quoi, leur faute, au juste? Ils se demandent. La guerre, dit Charles, c'est la guerre qui a voulu ça. Il n'y a rien à faire. Au mur de sa chambre, Esther a épingle la photo de combattantes du ghetto de Varsovie, des jeunes femmes en haillons et casquettes, alignées sans doute devant un peloton d'exécution. On ne voit pas le peloton. Mais elles sont alignées. Et ce sont les Allemands qui ont pris cette photo. Alors il y a bien, devant elles, un peloton d'exécution. Cette 107
photo a toujours figuré sur le mur, près du lit d'Esther. Encore aujourd'hui. Personne n'a jamais songé à l'en retirer. Ou y a songé, mais n'a pas osé. Elle est bien où elle est, après tout. Emouvante, d'ailleurs. Et puis, cette photo, c'est tout Esther. Elle rappelle Esther. C'est comme si elle était encore un peu là, parmi eux. Charles et Fanny n'ont pas cru devoir l'ôter, ni après le mariage de leur fille, ni après sa mort. Née le ... à ... Quand Mathieu se rend chez ses parents, il se précipite chaque fois, et à l'insu des autres, dans la chambre de sa sœur. Il reste devant cette photo. Tente de comprendre. Il réfléchit, mais son esprit se brouille, et il ne faut pas longtemps pour que sa tête se vide. Mais il reste devant la photo, comme s'il se recueillait. Sur le bureau d'Esther, outre ses cahiers de lycéenne et quelques livres, Charles et Fanny ont longtemps conservé, avant que Mathieu ne s'en empare, la casquette qu'elle s'était achetée et qu'elle portait dans la rue. Elle était ridicule, faisait honte à voir. Elle voulait ressembler à l'une de ces jeunes femmes, là, sur la photo. Dans la chambre de sa sœur, après s'être assuré qu'il est bien seul, chaque fois Mathieu ajuste cette casquette sur sa tête. Elle est bien trop grande pour lui, devait l'être d'autant plus pour sa sœur. Et il la repose vite à sa place, comme s'il commettait un sacrilège. Il s'interroge sur la date de cette photo. Le jour où Esther est née, il n'y avait plus de ghetto, à Varsovie, depuis des mois. Il n'y avait plus, là-bas, que des ruines, des ruines. Esther est née au moment où le ghetto n'était plus qu'un champ de ruines. Née trop tard, Esther et, un comble, sur un méridien erroné. Le moyen de rattraper deux erreurs? Quand Esther est née, les Juifs de Varsovie étaient tous 108
exterminés, tous. Elle avait raté un train. Alors, elle a remis sa montre à l'heure, à l'heure de ce train. Un jour du printemps 1975, elle a introduit sa tête dans le four de sa cuisinière. Quand son mari revint du travail, il la trouva morte. Pas la moindre explication, la moindre lettre. Du moins, on n'en trouva pas. Pour Mathieu, la lettre d'adieu d'Esther, c'est la photo sur le mur de sa chambre d'adolescente, et la casquette gigantesque laissée sur son bureau. Elle dut l'acheter sur quelque marché aux puces. Elle adorait s'y promener à la recherche d'improbables vieilleries, des choses du passé, comme des preuves. Cette casquette inspirait une véritable répulsion à Charles et à Fanny, mais jamais ils n'ont osé la jeter. Une lettre d'adieu aurait été superflue. Son geste, à vrai dire, n'a surpris personne. Comme si c'était attendu, attendu parce que redouté. Même Yanick a dû comprendre cette histoire. Eux, Mathieu et Yanick, la vie leur était fournie sur un plateau. Esther, non. Elle était comme coupable de vivre. Devait mériter cette « chance », ce malheur. Charles et Fanny se sentaient coupables à leur tour, fautifs de voir leur fille aînée malheureuse. Devant la glace, elle s'affuble de cette casquette ridicule et démesurée. Combien de fois l'ont-ils surprise dans cette posture, s'efforçant de réprimer leurs sourires! Une grande fille comme elle, voyons, jouer encore à la gamine! Et elle leur claque la porte au nez, les injurie. Et là, derrière la porte de sa chambre, ils éclatent de rire et Charles, voûté, congestionné, la tête dans les épaules, un doigt devant sa bouche ouverte de tigre rugissant : Chaal Esther fait peur à Mathieu. En la côtoyant, il redoute comme une contamination. Il sent qu'il doit se protéger. Il se protège par l'aveuglement et la surdité, il ne voit pas d'autres moyens. Simon Pessakowicz, son mari, est bien plus simple, lui. On peut lui parler, lui. Esther, non. Enfer109
mée derrière le mur du ghetto, inatteignable. Et pourquoi n'écrirait-elle pas un roman sur le ghetto de Varsovie, puisque c'est son obsession? Ah, voilà une bonne idée! Ce sont des imbéciles, elle dit. Des imbéciles, c'est tout. Mais pourquoi est-ce tellement saugrenu, cette idée? Oui, pourquoi, qu'elle explique! Des imbéciles, voilà ce qu'ils sont. Bon. Ce roman, après tout, peut-être qu'elle l'écrit vraiment, sans rien dire, en cachette. Et que c'est ça qui la torture. Mieux vaut ne pas insister. Depuis sa mort, Mathieu a oublié Esther. Ils l'ont tous oubliée. En tout cas, ils n'en parlent pas. Elle est taboue. Sa chambre de jeune fille est restée en l'état, comme un mémorial. Mathieu se tient devant cette photo. Elle lui est étrangère. Elle ne lui dit rien, ne lui rappelle rien. Il a beau fouiller sa mémoire, rien. Et il revient vers le cercle de famille. Que dire sur Esther? Qu'y a-t-il à ajouter? On a tout dit. Elle a tout dit. Même Simon n'en parle pas. La vitesse, songe Mathieu, avec laquelle il s'est remarié... Comme s'il avait dû vite réparer une erreur, un malentendu... Beyrouth-Ouest = ghetto de Varsovie. Au début de l'été 1982, l'armée israélienne pénétra au Liban. Les journaux parlèrent du ghetto de Varsovie. Ah, ils ont de la culture, les journaux! Ils connaissent leur histoire! Beyrouth, où était retranchée l'armée de l'O.L.P., c'était comme le ghetto de Varsovie. Ça saute aux yeux, en effet. Bientôt, ils affinèrent : ils ne dirent plus comme. Le comme, ils le supprimèrent. Beyrouth, c'était le ghetto de Varsovie. Pas comme. C'était. Les Palestiniens? Les Juifs du ghetto. Les Israéliens? L'armée nazie. Ça s'emboîtait bien, un merveilleux tour de passe-passe. Mentaient-ils de 110
bonne foi ou par ignorance? Mentaient-ils à dessein? Cet été-là, Esther manqua à Mathieu. Il n'aurait pas hésité à lui téléphoner et cette fois, peut-être auraient-ils pu se parler. Mais elle n'était plus là, Esther, elle était morte. Esther est morte, Mathieu s'en rendit compte cet été-là, quand l'armée israélienne pénétra au Liban. Et que les journaux parlèrent du ghetto. Il se trouva même des Juifs pour parler du ghetto. Pour ne même pas dire comme. C'était ça, le plus insupportable, ces Juifs qui servaient de manche au fer de la hache, la hache même qui les frapperait, qui les frappait déjà cet été-là, et ceux-là criaient avec les autres : Israël = nazi! Les rats. La vie de Mathieu coule comme un fleuve, étale, presque sans méandres. Il travaille dans un ministère. Il sait, son poste n'est pas vraiment brillant. On dirait qu'il doit s'excuser auprès de ses parents. Mais non, disent-ils, pour le « brillant », ils ont déjà donné. Il y a eu assez de brillant comme ça dans leur vie; ça suffit. Du « brillant », ils n'en veulent plus. C'est du « normal » à quoi ils aspirent, désormais, rien que du « normal ». Pas de brillant, plus de brillant, surtout pas, qu'on n'en parle plus. Au moins, au ministère, dit Charles, Mathieu ne connaîtra pas de mortessaisons. Parce qu'il s'imagine qu'il y a, au bureau, des saisons vivantes? C'est ça, qu'il se plaigne! Il ne mesure pas sa chance. C'est bien fini, la vie qu'ils ont connue en Pologne, une vie de pariasitaire. Fonctionnaire, en France, c'est l'idéal! Mathieu exerce ses talents dans un petit bureau, un étroit réduit situé au septième étage d'un gros bâtiment. On peut y accéder par l'un des quatre ascenseurs. Mathieu ne choisit pas toujours le même, cela dépend de son humeur, de son 111
envie d'explorer ou non de nouveaux recoins, de tenter ou non de rencontrer de nouvelles têtes, féminines peut-être. L'idée bizarre lui est même venue qu'il risquait, un jour ou l'autre, de croiser là un rat, au détour d'un couloir. Appréhension ou bien souhait de sa part, il aurait été bien en peine de le dire. Un souhait, peut-être. Il rêvait que tout, là, soit peu à peu rongé, ce gros bâtiment empli de tonnes de papiers, de dossiers; mais lentement, insensiblement, sans qu'on s'en aperçoive. Lui seul l'aurait remarqué. Il aurait conservé bien précieusement ce secret au fond de son cœur, aurait mesuré chaque jour la progression infime des dégâts, les légères, les de moins en moins légères morsures au bas des portes, aux coins des armoires, des chaises, des tables. Mais il n'a jamais vu ici le moindre rat. Et nulle trace de morsure. La tombe. Mathieu aime assez le cimetière où sa sœur est enterrée, à Bagneux. Elle est inhumée dans la partie juive, avec les autres membres de la famille, ceux qui sont morts normalement. Sur sa tombe figurent aussi les médaillons un peu vieillots des autres, ceux dont le corps n'est pas là, n'est pas dans la tombe, dont le corps est ailleurs, dont le corps n'existe plus, dont le corps est éparpillé, dissous dans des rivières, le Bug, la Vistule, des rivières, ou mêlé à la terre, bien mêlé, comme on peut mêler de la cendre à la terre, et passer le râteau, ensuite, pour faire propre. Surtout ça, faire propre. Il y a trois médaillons, celui de l'« autre » Esther, la sœur de Fanny, celui de Rywka Tenenbaum, celui de Raïsl Litvak. Les deux premières sont mortes à Auschwitz, la dernière à Treblinka. C'est écrit sur la tombe. Il n'y a qu'à lire. 112
Mathieu a toujours affectionné les cimetières. S'y promener n'est pourtant pas chose aisée. Les trous y sont nombreux comme les yeux d'un fromage de gruyère. On risque à tout moment d'y glisser, de s'y trouver piégé. Les cimetières juifs l'émeuvent spécialement, ou plutôt la partie juive de certains cimetières. Peut-être parce que la mort lui en semble moins banale. C'est absurde, évidemment. Mais la mort juive, même l'ordinaire, ne lui semble pas tout à fait rien. Il est tenté de la respecter un peu plus que l'autre, d'y être un peu plus sensible. L'autre, c'est-àdire l'ordinaire-ordinaire. La mort juive, même ordinaire, n'est jamais à ses yeux entièrement ordinaire. Elle est toujours comme le calque, le duplicata d'une autre mort, pas ordinaire celle-là, une mort qui veut que votre cadavre ne dure pas longtemps comme cadavre. Qu'on le brûle aussitôt comme si on ne savait pas trop quoi en faire, c'est bien encombrant, n'est-ce pas, et que les cendres ainsi recueillies ne soient pas recueillies justement, mais dispersées, mêlées à la terre, la bonne et fertile terre polonaise, ou à l'eau d'une rivière, une abondante et claire rivière polonaise, le Bug ou la Vistule, une rivière quoi. Et mêlées aussi, ces cendres, à des tonnes d'autres cendres provenant de tonnes d'autres cadavres, des Juifs par tonnes. Encombrant. Il fallait bien, on comprend, un « traitement spécial » pour ça. Eh bien ils l'appelèrent justement, simplement, « traitement spécial » : Sonderbehandlung. Pourquoi auraient-ils été chercher midi à quatorze heures ? « Traitement spécial », c'est simple, c'est clair. Et même, par souci de plus grande simplicité encore, ils abrégèrent ça en S.B. Et ceux qui « traitaient » de façon si « spéciale », ils appelèrent ça tout bonnement un commando spécial, un Sonderkommando. Que, dans leur correspondance, ils abrégeaient en S.K. Et ceux du S.ÀT., c'étaient des Juifs. 113
C'étaient les Juifs eux-mêmes qui « traitaient », qui se traitaient, sans doute de « sales Juifs ». Ainsi la mort juive l'incite à ôter devant elle son couvrechef. C'est absurde, là aussi. Et doublement. D'abord parce que, au contraire, en sa présence il est d'usage de se couvrir. Ensuite parce que, de couvre-chef, Mathieu n'en porte jamais. Du moins jusqu'à une date récente. Il a emprunté la casquette d'Esther. A demandé à ses parents de la lui prêter. Ce qu'il comptait en faire? Il ne savait pas. C'était l'été 1982. La casquette d'Esther. Au départ, Mathieu, coiffé de cette casquette, «joue au Juif». Il se promène, tout comme faisait sa sœur, dans les rues, les magasins, sonde l'impression qu'il provoque sur les gens. Le reconnaissent-ils comme juif, les gens? Il surprend le reflet de son visage dans les vitrines, les miroirs, et voit en lui un Juif. Un S.S., en tout cas, l'aurait reconnu aussitôt. Mais il n'y a plus de S.S. Esther, peut-être, devait le regretter, ça, qu'il n'y ait plus de S.S. Plus de S.S. pour reconnaître les Juifs dans la rue, et les rafler, et les faire monter dans des camions et leur dire qu'on allait les « réinstaller » dans un meilleur endroit, un endroit où ils pourraient travailler, un endroit où leurs enfants pourraient aller à l'école, et les gazer, là, dans les camions, comme ça, directement, en cinq minutes, pendant le voyage, sans même les transporter dans un lieu conçu à cet effet, un lieu plus vaste, plus commode, plus efficace. Parce qu'à l'époque n'existaient pas encore de lieux conçus pour ça. Il n'y avait encore que des camions, des roulottes à gaz. Non, Esther n'aurait pas pu connaître ce sort, là aussi elle est née trop tard. Et puis, elle est née en France, pas en Pologne. Il est vrai qu'elle aurait pu être déportée avec 114
Fanny, à Grenoble, en 1943 ou 1944. Elle a même raté ça de peu. Mais pour les roulottes à gaz de Chelmno, pour les camions S.S. des Einsatzgruppen en Pologne et en Ukraine, non, ça n'aurait pas été possible, je regrette. Et pas davantage le ghetto de Varsovie. Tant de choses qu'elle n'a pu connaître I Le ghetto, elle ne pouvait que l'imaginer, lire des livres, contempler des photos, et si intensément qu'elle en parvenait à se croire une combattante. Avec une casquette. Et conduite à YUmschlagplatz, et poussée sans ménagement dans un wagon, ah non, vraiment sans ménagement. Et en route vers le nord-est. La ligne VarsovieBialystok, avec arrêt au milieu. Treblinka, il s'appelle, ce village. La jolie petite gare. Et les fleurs. Mais oui, des fleurs. Nul doute, on va travailler ici, on va enfin bouffer. Mais pourquoi tant de brutalités pour les faire descendre? Ils sont pressés, sans doute. Pressés de les faire travailler. Et puis déshabillage, tonsure, chemin du ciel, pourquoi ces brutalités? réception du savon, pourquoi ces brutalités? Et les poumons qui s'embrasent. Les brutalités ont cessé. Et la vie. Dans la rue, avec cette casquette, Mathieu regarde les gens dans les yeux. Il cherche leur regard. Eux, pourtant, ne semblent pas le voir. Quel aveuglement, quelle indifférence! Mais voilà, ce ne sont pas des S.S., les gens. Ce sont des gens, simplement des gens. Non contents de ne pas percevoir un Juif en lui, ils ne le perçoivent pas du tout. C'est comme avant, sans la casquette. Un pur fantôme il était, un pur fantôme il reste. Banal. Pas du tout menacé, lui. Il n'est pas Esther, il doit l'admettre. La grande supériorité d'Esther, sa supériorité incomblable, c'est qu'elle, a été menacée. Mathieu, né après la guerre, ne pourra jamais la rattraper. La battre sur son terrain. Elle qui déjà avait raté le « train ». Qui déjà se morfondait de n'avoir été ni victime ni combattante, cas115
quette ou pas casquette, et d'être là, en vie. Cela la rendait malade. La vérité, c'est qu'il ne Ta jamais aimée, Esther. Il ne l'aime pas, voilà. Tout ce qu'il pense, tout ce qu'il imagine, tout ce qu'il découvre, elle l'a déjà pensé, déjà imaginé, déjà découvert. Elle en a parcouru depuis longtemps l'entière circonférence. Elle marche toujours devant lui, c'est insupportable. Aujourd'hui, Mathieu écrit pour le supporter. Mais elle le précède encore et toujours, ombre indépassable. Il s'efforce de la poursuivre, de la piétiner. Mais piétine ton ombre! C'est décidé : il la fera mourir à Treblinka, lui donnera enfin la mort qu'elle voulait. Avec les autres. Avant cela, il la fera vivre. Par là piétinera encore davantage l'ombre, au-devant de lui, de son cadavre. La première fois que Mathieu porta la casquette d'Esther, ce fut lors de son enterrement dans le cimetière de Bagneux. Pour sa sœur, Mathieu s'est déguisé. Puisqu'il lui fallait un couvre-chef, autant, s'est-il dit, que ce soit sa propre casquette. Cela lui fait plaisir, peut-être, par-delà la tombe, d'avoir ce signe, là, près d'elle, à sa mort, ce signe, pour elle, du ghetto, une mythologie dont elle est la seule adepte, une secte très secrète et fermée, avec ses rites, ses objets de culte, ses ex-voto, tout un bazar voué à la mort, la mort qu'elle n'a pas eue! Mathieu a conservé cette casquette. Il la porte, tandis qu'il écrit. Il écrit, oui. Et elle, écrivait-elle? Prend-il alors sa place? Comme l'autre Esther, la tante Esther, avait pris « la place » de Fanny, en ce mois de juillet 1942, à Paris, quand les gendarmes sont venus au 27 de la rue des Couronnes Paris XXe? La place du mort, la place de celle dont « ils » avaient décrété qu'elle devait mourir ? La place d'un mort est-elle vacante, et tout un chacun peut-il venir l'occuper? Ou bien, au contraire, n'y doit-on pas toucher, comme Charles et Fanny ont eu la décence élémentaire de 116
laisser intacte la chambre d'Esther? Au fond, Mathieu se dégoûte. Il écrit dans le dégoût. C'est un dégoûtant égoutier, voilà ce qu'il est. La chef. Au ministère, le matin, sur le coup de neuf heures, alors qu'un employé presse le bouton commandant l'ascenseur, les gens s'abordent par une éternelle plaisanterie : « Alors, madame Dumas, monsieur Lautremond, je vous conduis au septième ciel ? » Plaisanterie sans doute éculée, mais à laquelle personne ne peut s'empêcher de sourire, bien que machinalement. La chef de Mathieu Litvak s'appelle Mme Roubestan. Ce qu'il y a de bien, aime-t-elle répéter, quand on est chef, c'est qu'on est son propre chef. Mathieu abonde toujours dans son sens. Ce qu'elle ne voit pas, pense-t-il, c'est qu'ellemême a un chef, M. Salluste. Mme Roubestan a l'âge d'Esther. L'âge qu'Esther aurait pu avoir si. La quarantaine. Les mêmes longs cheveux noirs aussi, qu'elle remonte en un chignon moyenâgeux qui la vieillit. Esther, elle, faisait tomber les siens presque jusqu'aux reins. Elle avait toujours l'air d'une jeune fille. Mathieu, à Mme Roubestan, n'a jamais osé lui adresser la moindre remarque sur son chignon : elle a toujours su maintenir ses distances. Elle est chef, non? Elle eût été une parfaite kapo. Il se dit ça, Mathieu, parfois. Et il la tient alors quelque temps en suspicion. Mais ça ne dure jamais longtemps car il se rend vite compte qu'il divague. Les cheveux d'Esther. C'est l'été. Yanick a été envoyé dans un home d'enfants à la montagne. Esther et Mathieu doivent aller ensemble 117
dans une colonie de vacances, en Bretagne. Elle doit avoir quatorze ans, et Mathieu neuf, peut-être. À cette époque, elle ne mange pas. Enfin, elle se nourrit fort peu. Elle ne doit pas peser bien lourd. Ses joues se creusent toujours davantage, elle commence à faire peur. Fanny met cette lubie sur le compte des journaux féminins que lit sa fille, donnant des recettes de minceur. Elle se trompe : ce ne sont pas du tout là ses raisons. Charles, un soir, en revenant de la boutique, comme s'il la découvrait pour la première fois, lui demande si elle n'est pas devenue folle. On dirait qu'elle sort d'Auschwitz I Et ils la regardent tous trois avec compassion. Alors, Esther part en courant et on entend claquer la porte de sa chambre. Revient quelques instants plus tard, habillée en déportée, le crâne rasé. Fanny s'évanouit, tombe comme une masse sur le parquet, Charles se précipite, lui parle, lui assène des gifles, Mathieu se met à pleurer. Le lendemain, il surprend sa mère dans le couloir tenant dans un bras, en boule, le pyjama à rayures qu'Esther, on ne sait comment, s'est procuré et, de l'autre main, un rasoir de coiffeur. Par la suite, on n'évoqua plus jamais cette histoire. Esther renonça à son « régime ». Même, elle grossit. Sa mort. Qu'on ait enterré sa sœur au sein d'une tombe juive a fait plaisir à Mathieu. Il a trouvé ça plutôt bien. Enfin, plaisir n'est pas vraiment le terme. Et puis dans quelle autre tombe eût-on pu l'inhumer? Elle n'a daigné laisser aucune instruction, aucun message. Elle qui aimait écrire, dit-on, c'est pour le moins inexplicable. Elle est partie sans fioritures, sans commentaire. Cela ajouta à leur chagrin. Certes, elle était « malade », mais quand même : pourquoi? Ils interrogèrent longuement Simon; et à leur tour ils lui 118
parlèrent longuement d'elle. Lui aussi était désemparé; il n'en savait pas plus qu'eux. Mathieu le soupçonnait du contraire. Car pourquoi faisait-il en sorte, et avec quelque pesanteur, que ses beaux-parents le convainquent tant et plus que « malade », elle l'était vraiment, définitivement, depuis toujours, et que c'était insoignable. Ce n'était pas sa faute, oh, qu'il ne pense surtout pas ça. Il n'y était pour rien, et eux non plus, et personne. Seule la guerre peutêtre... Elle était malade du passé, d'un passé qu'elle n'avait pas connu et qui la poursuivait. Simon la voyait souvent écrire. Il savait qu'elle écrivait. Il avait vu les feuillets s'amonceler sur son bureau. Mais il n'avait jamais rien lu de sa main. Elle le lui avait interdit. Personne, d'ailleurs, n'avait jamais rien lu d'elle. C'est ce qu'il disait, Simon, à cette époque. Plus tard, il révéla à Mathieu qu'elle avait fait lire des choses à Jacques Lipshitz, un ami cinéaste. C'est donc qu'il avait menti, Simon, que certains détails le gênaient. En tout cas, avant de mourir, elle avait tout détruit. Elle resterait une énigme, oui, et sur laquelle il serait bien vain de s'interroger. On pourrait questionner cette Lydia Polack qu'elle consultait l'année qui précéda son geste. Mais qu'aurait-elle encore à leur apprendre, et à quoi cela servirait-il? Après sa mort, la vie a repris le dessus. Le dessus seulement. Car, pour le dessous, mieux vaut n'y pas aller voir de trop près. Esther, certes, ils ne l'oublient pas. Comment oublier? Mais ils n'en reparlèrent jamais. Du moins jusqu'à l'été 1982. Là, Mathieu repensa à elle. Sa mort, survenue quelque sept ans plus tôt, alors seulement le frappa. Il interrogea ses parents. Revit Simon. Et l'oncle Avroum. Et il acheta un gros cahier d'écolier. À sa sœur, il inventa une autre vie et une autre mort. La vie et la mort qu'elle s'imaginait peut-être. La vie et la mort à défaut desquelles elle n'avait pas pu vivre. 119
Pourquoi donc Charles, son père, avait-il quitté Varsovie avant la guerre? Comment était-ce, rue Nowolipie? Cela ressemblait à quoi? Et les tramways, et les synagogues, et la Vistule, et le Jardin de Saxe, et Leszno, et la gare de Dantzig? Varsovie, Esther n'y avait jamais mis les pieds. Mais elle la connaissait par cœur. Elle avait dû passer des heures, des jours, à en étudier la topographie, sur des cartes d'aujourd'hui et des cartes d'avant. Si on l'avait lâchée dans cette ville, nul doute qu'elle s'y fût fort bien débrouillée. Aucune hésitation. N'aurait pas eu à demander son chemin. Une « malade ». Petite, c'étaient les chiens qui la passionnaient. Grande, ce fut la Pologne. Et la guerre. Une malade. Jeu. Yanick, Dieu sait pourquoi, elle semble le détester. Parfois, elle le prend dans ses bras, mais on dirait qu'elle lui veut du mal, qu'elle s'apprête à l'étouffer. Les caresses qu'elle lui prodigue ressemblent étrangement à des meurtrissures. Fanny le lui ôte vite. Lorsqu'il leur arrive d'être tous les trois réunis, Esther perd aussitôt patience, se montre agacée, se met en colère. Elle renverse le pauvre Yanick à terre et le roue de coups. Et Yanick, sachant ou croyant que c'est pour jouer, au départ pleure de rire, mais bientôt éclate en sanglots et court se plaindre auprès de Fanny qui le prend dans son giron, caresse sa joue rebondie. Quand leurs parents sont de sortie et que Yanick dort, parfois, Mathieu va trouver sa sœur dans sa chambre : elle l'y tolère, mais ils ne se parlent pas : pour Esther, Mathieu est comme invisible, n'existe pas. Il se poste devant la photo au-dessus du lit de sa sœur, lui demande chaque fois qui sont ces femmes en habits d'hommes. Elle ne lui répond pas. 120
La voilà à sa table, elle étudie. C'est son habitude. Elle étudie toujours doublement, à la fois le programme de sa classe et celui de la classe supérieure. Ça, Mathieu a fini par le comprendre. Il ne lui pose pas de questions, surtout pas. Ce serait terrible. Il en a peur. Il garde le silence, ne fait aucun bruit, trop heureux, déjà, d'être admis dans ce repaire. Comme quelqu'un de sensé ne songerait pas à perturber les gestes rituels de l'officiant d'un culte étrange auquel il n'entend rien mais qui lui en impose, jamais il n'ose la déranger. Il ne l'interroge pas davantage sur la grande casquette dont elle est coiffée. N'ose pas. Il s'étend parfois sur son lit et contemple la photo sur le mur. De temps à autre, Esther a besoin de repos. Un moment, elle vient s'asseoir près de son frère, gardant le silence. Il n'existe pas, vraiment pas. L'homme invisible. Il pense qu'il l'est vraiment, invisible. Esther pourrait se déshabiller, là, devant ses yeux, sans s'apercevoir qu'il est là. Il s'attend à ce qu'elle le fasse. Il espère qu'elle le fera, qu'il la verra. Qu'elle ne l'ait jamais fait le laisse penser qu'il n'est peut-être pas tout à fait invisible. Il ne quitte pas la photo des yeux. Là réside le secret de sa sœur, un secret exhibé à tous les regards, mais d'autant plus caché. Un secret tellement clair et patent qu'on se dit, Non, ça ne doit pas être ça, son secret, ou c'est un secret qui en cèle encore un autre, qu'Esther est seule à connaître. Le secret d'un secret. Assise sur le bord de son lit, elle regarde vers la fenêtre, vague regard dans le vague du ciel. À quoi penset-elle? Pourquoi ne dit-elle rien? Mathieu n'ose pas parler. Il redoute il ne sait quoi. Une fois, il est pris d'une sorte de folie. Il a six ou sept ans. Quelque chose comme un besoin de tendresse. Il se retourne vers elle et prononce son nom en jetant ses bras autour de son cou. Elle se penche vers lui et la pluie noire de ses cheveux l'aveugle alors. Il approche une main de 121
ses seins, lui demande si elle a du lait. Elle ne répond pas. Ou peut-être a-t-il rêvé. C'est ça, il a dû rêver, le contraire est improbable. Mais ces pleurs, ces hurlements soudain? C'est Yanick. Il s'est réveillé, en proie sans doute à un cauchemar. Il est descendu de son lit et vient les rejoindre dans la chambre de la grande sœur. Quand il les voit, il cesse de pleurer. Son air stupéfait : ils doivent lui offrir un spectacle ensorcelé, Esther penchée sur Mathieu. Ils le regardent à leur tour, en silence. Les yeux de Yanick sont nimbés de beaux cernes bleus; ses cheveux blonds et bouclés de petit ange sont en désordre. Passé quelques instants de surprise, leur « couple » le met en joie. Il pousse des cris de victoire, enfourche une invisible mais bruyante cavale de gloire, invisible mais pourtant lumineuse, invisible mais ailée d'argent et de flammes rousses et jaunes I Et l'ange décrit un cercle de feu autour de la chambre et prend la fuite. Oui, Mathieu a dû rêver. Sur avant, encore. Mathieu a téléphoné à sa mère. Qu'elle lui raconte cette époque, la guerre, la naissance d'Esther. Mais elle le lui a déjà raconté, tout ça! Ce n'est pas très clair, qu'elle lui raconte tout à nouveau, si ça ne lui est pas trop pénible. Pénible? Mais non, pas du tout, pourquoi ça lui serait pénible? Ce n'est pas comme si elle avait été... Non, elle est quand même revenue avec Esther! Elle n'a pas été... enfin, il sait bien quoi. Il sait bien... Non, il ne. Ah oui, il sait quoi. Un échelon. Mme Roubestan a fait part à Mathieu de son passage à un échelon supérieur. Elle lui fit signer un papier et lui 122
en remit un double. Il va être payé davantage. Avec un rappel à la clé, assez important, peut-être. Mathieu a aussitôt téléphoné à ses parents qui s'en sont réjouis. Oh, il ne fallait pas exagérer! Ce n'était pas comme réussir l'agrégation! Ah mais, quand même, ce n'était pas négligeable! Maintenant qu'Esther est morte, c'est sans peine que Mathieu parvient à se faire valoir aux yeux de ses parents. Du vivant de sa sœur, c'eût été peine perdue. Hormis lors de la naissance de son fils, Julien. Là, Esther fut battue. Comment eût-elle pu rivaliser avec ça : la vie? Même avec vingt-cinq agrégations ! Soit, Esther est morte. Mais son petit frère, n'est-ce pas, gravit son chemin. Cahin-caha, sans conteste il avance. Depuis sa mort, il a gravi deux échelons. Comme le temps passe... Le précédent, ce fut au moment même où elle disparaissait, en 1975. Un signe du ciel, en quelque sorte. Qui sait, ça lui aurait peut-être fait plaisir, à Esther, d'apprendre la bonne nouvelle. Elle ne se serait peut-être pas... Ou aurait différé de quelques heures, de quelques jours. Toujours ça de gagné. Elle aurait pu tenir, qui sait, une semaine de plus. Ce n'est pas rien, une semaine. Sept jours de vie, pensez. 7.
Quand il lui arrive de se rendre un peu trop tôt ou trop tard au ministère, Mathieu se retrouve seul devant la cage d'ascenseur. Il presse le bouton d'appel et attend. Dans cette attente de l'ascenseur, voici que Dieu, oui, Dieu luimême est de la partie. Une partie serrée. Une partie qui se joue en sept temps, sept secondes, sept petits coups du temps où se décident et son sort et la disposition de Dieu, en cet instant, à son égard. Rien moins. Voilà : il s'agit pour lui de faire en sorte que l'arrivée de l'ascenseur et 123
le chiffre 7 coïncident exactement. Le chiffre 7? Oui. Il le calcule mentalement en pressant sept fois, et de façon imperceptible (sauf à Dieu, justement) l'un contre l'autre son pouce et son index. Il lui arrive de tricher un peu, de retarder sa numération de un à sept en attendant un peu plus longtemps qu'il ne faut entre un et sept. Ou bien, au contraire, si l'ascenseur est plus rapide que prévu, d'accélérer, comptant alors selon un rythme précipité. C'est qu'il en va de sa vie. Si l'ascenseur et le chiffre 7 arrivent en même temps, Dieu est avec lui. Sinon, Dieu l'abandonne. Et pourquoi tout ça ? Parce qu'un jour, Esther, parcourant le livre de français de Mathieu, était tombée sur un poème de Victor Hugo extrait des Châtiments et relatant la prise de Jéricho par les Hébreux. Elle devait connaître déjà ce poème, mais elle sembla le découvrir pour la première fois. Elle le lut lentement en tournant, l'air inspiré, le livre en main, autour de la chambre, comme les Hébreux autour de Jéricho. Mathieu la sentait tourner derrière son dos, et cela l'agaçait fort. Il avait envie de fuir sa présence et il n'osait pas : sa sœur était censée lui donner des cours particuliers. Quand elle eut achevé sa récitation (Mathieu avait à peine écouté et à peu près rien retenu du poème tant il bouillait intérieurement), Esther se mit en peine de le lui expliquer ou, plutôt, lui sembla-t-il, de se convaincre elle-même de sa beauté, de sa profondeur, il ne savait. Il eut droit alors à une série d'exclamations frisant la démence. L'écroulement des murailles de Jéricho. Au septième tour. Le septième jour. Lorsque les trompettes du peuple conduit par Josué retentirent la septième fois. Sept! Sept! Sept! Oui, c'était le chiffre. Mathieu, tu vois! Sept. Sept. Le chiffre... Mais Mathieu ne voyait rien du tout. Et quand, une fois calmée, elle lui eut demandé à nouveau s'il avait vu et que, au lieu de mentir, il lui eut dit non, il n'avait rien vu, qu'y avait-il au juste à voir? 124
elle le gratifia d'une claque sur son crâne en l'appelant crétin. Alors, il lui saisit le bras, et le lui mordit férocement. Depuis ce jour, pour Mathieu, le chiffre 7 resta en tout cas comme un symbole. Mais pas vraiment un symbole. Une obsession, plutôt II ignorait en réalité de quoi ça pouvait être le symbole. De cela, il ne parla jamais à personne. D'ailleurs, il n'y pense que lorsque, au ministère, il attend seul l'ascenseur. Car accompagné d'un collègue, Dieu, le chiffre 7, Jéricho, Josué, les murailles, les trompettes, il n'y pense jamais. Esther, nul doute, ça l'aurait intéressée, tout ça. Son frère, du coup, elle l'eût trouvé moins banal. Il eût acquis quelque valeur à ses yeux. Se parler eût été possible. Malgré tout. Bien que Mathieu ne soit pas né pendant la guerre, lui, qu'il n'ait pas été menacé. Trente-deux ans. Cette époque, Mathieu ne l'a pas connue. C'est, pour lui, comme si elle n'avait pas eu lieu. Que peut-il y faire? Rien. Alors, il souhaite qu'elle n'ait pas existé, cette époque. Parfois il dit : Cette époque n'a pas existé. Oui, il y avait eu la guerre, une guerre, mais une guerre comme les autres, comme celle de 14-18, une guerre avec des morts et des massacres. Comme les autres guerres. Rien de plus, rien de moins. Comme les autres. Les parents de Charles, la mère et la sœur de Fanny étaient morts durant cette guerre comme les autres, ou même à cause de cette guerre comme les autres. Une balle perdue, un éclat de bombe. Mieux : une bonne maladie, la peste, le typhus. Et Charles, lui, avait été un soldat comme un autre. Il avait tué des Allemands comme les Allemands avaient tué des Français, des Polonais. C'était la guerre, quoi. Avec des tranchées, des lignes Maginot, des murs de l'Atlantique, des batailles, des Midways, des Pearl Harbour, des Oradour-sur-Glane et 125
même des Hiroshima. Une guerre comme les autres. Pire que les autres, d'accord, à cause du progrès qu'on n'arrête pas. Mais qu'on déporte des femmes et des enfants, ça, c'était absurde. Ça ne servait à rien. Qu'on tue des femmes et des vieillards et des enfants, c'est la guerre. On les tue par hasard. On bombarde à l'aveugle et il se trouve que des femmes, des enfants, des vieillards sont touchés. Par hasard. On avait voulu tuer, certes, mais pas nommément telle femme, tel enfant. Par hasard. Manque de chance. On se trouve sous la bombe ou pas loin et, c'est bien malheureux, on est mort. Par hasard, manque de chance. Mais qu'on déporte des femmes, des enfants, des vieillards pour les tuer, eux, ceux-là, précisément ceux-là, pas du tout par hasard, ceux-là, nommément ceux-là, ça c'est absurde, illogique, ça ne rime à rien. Ça n'a pas existé. Ça n'a pas existé parce que ça n'a pas pu exister. Esther raconte des sornettes. Une malade. On le sait bien, qu'elle est malade. Déportée, elle? Oui, puisqu'elle le dit. Née à Varsovie, elle? Elle le dit. C'est, pour Mathieu, à n'y rien comprendre. Qui comprend quelque chose à cette histoire? Elle, toujours affublée du masque du sommeil, quelle mouche tsé-tsé l'a donc piquée? À table, avec Yanick, ils se moquent de son air absent, réveille-toi, Esther, nous sommes arrivés, tout le monde descend... Ils ne croient pas si bien dire. Arrivés où, en effet? Descendant de quel train? Celui de la ligne Varsovie-Bialystok, avec arrêt à Treblinka, joli village-terminus? Mais Esther, elle sourit, telle une belle demeurée. L'envie les prend parfois de vouloir la bousculer, la secouer comme un cocotier. Ils n'osent pas. Craignent trop ses paroles de mépris qui tombent tel un couperet, ou plutôt telle une possible noix de coco. Le seul qu'elle estime, c'est Charles, qu'elle s'obstine à appeler Adek. Il est né à Varsovie. Il a été dans la Résistance. Oh, s'il te plaît, qu'il lui raconte, qu'il lui raconte encore la milice, la Gestapo et 126
Varsovie, comment c'était, la Vistule gelée l'hiver, où l'on allait se baigner l'été, et Mylna, et Nalewki, et Nowolipie, et Bonifraterska, et Nowolipki et Ptacha et pourquoi il y avait des harengs à Ptacha. En voilà assez. Eux, Fanny, Mathieu, Yanick ne veulent plus entendre ces histoires d'un autre temps, ne veulent plus entendre égrener le nom de ces rues inconnues et qu'ils n'aspirent pas à connaître. Cela ne les concerne pas. C'est mort, tout ça. Mais pour Esther, non, ce n'est pas mort. Ou c'est mort, si on veut, mais pas enterré. Car il ne suffit pas que les choses soient mortes, pas du tout. Encore doivent-elles être enterrées, les choses. Et pour Esther, elles ne l'étaient pas, justement, ces choses, enterrées. Pour Esther et pour personne, d'ailleurs. Et c'est même la raison pour laquelle, de n'être pas enterrées, ces choses voient parfois leur fantôme revenir. Lors de la guerre du Liban, par exemple, en été 1982. C'est pour ça qu'on a pu lire et entendre Israël = S.S. Pour ça même. Pas pour une autre raison. Parce qu'elles étaient mortes, ces choses-là, mais pas enterrées. La vie, pour Charles, disait-il, s'était arrêtée depuis la mort de sa fille. En réalité, elle s'était arrêtée bien avant, sa vie. Elle s'est arrêtée le jour où, après la Libération, il apprit que sa mère, Raïsl, s'était livrée aux Allemands, dans le ghetto de Varsovie. Et quand Esther, sa fille, est morte, s'est livrée à la mort tout comme sa mère aux Allemands, alors Charles sut peut-être que sa mère était vraiment morte. Il aura fallu ce temps, trente-deux ans, trente-deux ans durant lesquels la vie de Charles n'avait pas laissé de traces, pendant lesquels il avait cultivé avec délectation le dégoût, l'horreur de l'événement. Car le seul événement, pour lui, qui aurait eu son poids de réalité, c'eût été d'apprendre que sa mère n'était pas morte, qu'un miracle avait eu lieu, qu'on lui avait donné une information erronée. Le reste, ce qu'il écoutait à la radio, ces 127
lointaines rumeurs de combats, de sédition, de coups d'État, de répression, oh, le reste : de mous remous à la surface du globe. Et quand sa femme lui demandait de loin en loin : « C'est bon pour nous? », il ne daignait même pas lui répondre. Un numéro. C'est quoi, cette inscription sur le bras d'Esther? Un chiffre, un numéro. Quel numéro? Il est trop jeune pour comprendre, Mathieu, d'après sa sœur. Alors, il insiste. C'est un numéro, dit-elle, qu'on tatouait sur le bras des déportés à leur arrivée au camp. Sur le bras de ceux, du moins, qui n'étaient pas aussitôt gazés. Quels déportés? Quel camp? Elle a été déportée, elle, Esther? Oui, elle a été. Au camp de Treblinka, en Pologne. Elle approche son bras de sa bouche ouverte, mord à pleines dents dans sa chair. « Tiens, dit-elle, regarde. Cette morsure-là, tu vois, c'est un chien S.S. qui me l'a faite. Il s'appelait Bari chien-loup, ce chien. Un chien de là-bas, très cruel, qui mordait les déportés quand ils arrivaient. - Toi, demande Mathieu, tu es née à Varsovie ou en France? Je n'ai pas très bien compris. - À Varsovie. Rue Mylna. C'est moi, là, sur la photo. Et cette casquette, là, que je porte, regarde, je l'ai toujours. - C e n'est pas possible! » Qu'il demande à maman, Mathieu, il verra bien! Se taire. Peut-être Mathieu parviendra-t-il à écrire le livre qu'Esther devait écrire mais que personne n'a lu. Car il écrit, n'est-ce pas? C'est bien ça qu'il fait, là? Esther n'en saura jamais rien, Dieu merci. Elle ne l'eût pas admis. Lui eût 128
demandé de quoi il se mêlait, et Mathieu, à cette question, serait resté sans voix, acquiesçant, en effet, en effet, de quoi il se mêlait, acquiesçant et encaissant et se reconnaissant coupable d'avoir quitté sa place, d'avoir usurpé une place, un rôle. Seules les victimes rescapées avaient droit à la parole. Les autres, et surtout ceux nés après la guerre, qu'ils se taisent, se taisent. Leur parole est obscène, impudente. Voilà ce qu'elle aurait dit, Esther. Mais elle, Esther, même née pendant la guerre, qu'a-t-elle connu au juste? Qu'a-t-elle vécu que Mathieu n'ait pas vécu? De quoi, au berceau encore, a-t-elle été témoin ? Oui, elle a échappé à Drancy et au train. Mais elle y a échappé justement! Elle y a échappé, au convoi vers l'Est, avec Fanny. Pour le reste, on lui a raconté. Ou elle a lu. Ou elle a imaginé. Tout comme Mathieu, rien de plus. Qu'a-t-elle le droit de dire sur Varsovie? Qu'a-t-elle à raconter qu'elle ait vécu par elle-même? Treblinka? Auschwitz? Mais ses parents mêmes sont en vie. Il ne leur est rien arrivé. Rien. Oui, Fanny a vu la disparition de sa mère et de sa sœur, Rywka et Esther. Oui, Charles a perdu sa mère, sa sœur, un de ses frères, Raïsl, Guta, Bolek. Mais elle, Esther? Quelle souffrance et quel deuil?
// n'y aura plus que les mots écrits, Bien qu'elle prétende le contraire, Esther n'écrit pas. À table, réunis, ils se disputent à ce sujet. Esther monte sur ses grands chevaux, tempête, part, comme à son habitude, en claquant la porte. Personne ne relève l'incident; et le repas, de l'absence d'Esther, se trouve comme égayé. Simon se précipite derrière elle, et l'on entend des cris depuis la chambre d'Esther, et Simon revient dans la salle à manger. Une malade. 129
« Pauvre Simon, dit Fanny. Comment faites-vous pour supporter... » Ils détournent vite la conversation, parlent de voyages, de Tachât d'un appartement, d'une nouvelle boutique, du ministère, de la Faculté des sciences, de Julien... Comment entretenir Esther de ces choses qui font la vie? Mathieu n'a rien de commun avec elle, sinon, peut-être, des souvenirs d'enfance. Et encore. S'agit-il d'ailleurs de la même enfance? Du passé, Esther avouait toujours conserver un exécrable souvenir, un insupportable sentiment de solitude, d'ennui, de grisaille. Où est-elle allée chercher ces affabulations? Mathieu et Yanick ne se lassent jamais d'évoquer leur enfance pleine de fous rires, de jeux, de complicité. Fantomatique Esther, ses joues pâles et son œil noir et sa casquette. Et sa jalousie. Quand Julien, le fils de Mathieu, est né, elle ne s'est pas dérangée pour le voir. Cela n'étonna personne. Son absence à la clinique est passée inaperçue. Il est vrai qu'elle téléphona une semaine plus tard. Mathieu allait lui demander si elle passerait à la maison, la question lui brûlait la langue. Mais il garda ça pour lui. Redoutait trop une réponse dilatoire : Elle est très prise ces temps-ci, elle fera son possible, alors que son temps était énorme, démesuré, puisqu'elle n'enseignait plus, qu'elle était oisive, vouée à une totale vacuité, nécessaire, prétendait-elle, pour écrire son livre. Quel livre? Et Mathieu, là, au téléphone, a conservé le silence, l'écoutant mi-amusé, mi-fou de rage, se débattre dans ses questionnements convenus, dépourvus de la moindre sincérité, sur l'état du bébé, de Véronique... Elle s'en moquait bien! Surtout de Véronique qu'elle détestait, qu'elle n'avait jamais admise. Elle n'était pas juive, Véronique. Voilà bien un péché insigne, un quasi-sacrilège, épouser une goye! Épouser une goye après Hitler, mais 130
c'est poursuivre son entreprise, c'est parachever son œuvre, elle disait. Elle s'est gazée quelques semaines plus tard. À cause de cette naissance, peut-être. Elle voyait bien que la vie continuait. Qu'elle ne s'était pas arrêtée, la vie, en 1943. Car qui parachevait l'entreprise de mort des nazis, Mathieu en épousant une goye et en donnant la vie, ou elle, Esther, en épousant bien un Juif, mais en se murant dans un ghetto détruit en 1943? Par exemple, ce qui l'horrifiait audessus de tout, c'était que la Pologne puisse encore exister. Qu'un pays qui n'était autre chose qu'un archipel de charniers puisse encore exister. Que des gens existent encore là-bas. Que la vie y ait refleuri, que des arbres aient osé repousser de la cendre même des cadavres, cela constituait pour elle un scandale, la preuve ultime que Dieu n'existait pas. La Pologne, pour elle, c'était une femme ignominieusement violée, et le sexe violé, meurtri, déchiré, de cette femme violée, c'étaient les Juifs de Pologne. Les Juifs de Pologne, pour Esther, étaient le sexe de la Pologne. A.H. avait voulu faire de cette terre une femme stérile. Il s'était attaqué à son sexe. Y avait injecté des litres et des litres de Zyklon B. Et malgré tout la vie avait reparu, une vie obscène. Elle avait bien besoin, Esther, d'aller consulter cette Lydia Polack, quelqu'un portant justement ce nom. Elle ne pouvait pas mieux tomber. De leurs entretiens durant les mois qui avaient précédé son suicide, elle racontait tout à Simon, alors même qu'ils s'étaient séparés. Et pour Mathieu, c'était chose mystérieuse que ce choix qu'avait fait sa sœur de Simon Pessakowicz. Son intelligence n'est certes pas en cause : c'est, dit-on, un chercheur scientifique de renom. Mais son côté peu raffiné, pas du tout littéraire, plutôt bon vivant, amateur de mauvais mots d'esprit, grand buveur de vin, fréquentant des restaurants à la clientèle cossue et vulgaire... Tout le contraire d'Esther, apparemment. Alors quoi? Au fond, la seule raison 131
que Mathieu voyait au choix qu'avait fait sa sœur d'un tel compagnon, c'était que les parents de Simon avaient été déportés. Sans retour. À un tel orphelin Esther pouvait tout donner. À lui seul elle pouvait se confier. Lui seul était digne d'elle. Paré de toutes les dépossessions. De tous les prestiges. Mathieu a téléphoné à Simon. Non, il ne voit aucune objection à lui parler d'Esther. Ne lui a posé aucune question sur les raisons de sa curiosité, de sa tardive curiosité. Il l'a trouvée toute naturelle, même, sa curiosité. Mathieu hésite, cependant. Quelque chose le trouble, qu'il ne repère pas bien. S'agit-il d'Esther? S'agit-il de Simon Pessakowicz? Ou simplement de la vérité? Voilà: d'apprendre, peut-être, la vérité? Ou encore seulement d'entreprendre cette démarche, de questionner, de fouiller dans des affaires qui ne le regardent pas, qui ne sont pas les siennes. Où il y a quelque indélicatesse à aller voir. Esther, soit, il ne l'aimait pas trop. Mais elle représentait pour lui, malgré tout, quelqu'un de très proche, et pas seulement parce qu'elle était sa sœur. Quelqu'un d'un peu plus âgé que lui et qui, à cause de sa naissance, de sa date de naissance, aurait pu mourir presque aussitôt, dans une chambre à gaz. Elle était contemporaine de ça, cette pure et simple possibilité, pour des gens, elle y compris, de mourir dans une chambre à gaz. Sa date de naissance même coïncidait, à la minute même, avec le gazage de milliers de gens. Elle était contemporaine de ça. Par sa seule date de naissance. Comme Simon. C'est pourquoi Mathieu devait entendre Simon. Et entendre Fanny à nouveau. Et Charles. Et l'oncle Avroum, le vieil oncle Avroum. Avant que vienne le temps où plus personne, plus personne au monde, ne sera contemporain de ça. Alors ce sera la fin. Il n'y aura plus la voix de ces gens-là. Il n'y aura plus que les mots écrits, les maigres et dérisoires mots écrits. Rien. 132
Il sentait qu'il ne pouvait indéfiniment se boucher les oreilles, croire qu'il savait. Il ne savait rien. N'avait jamais voulu savoir. Esther, elle, a tant voulu savoir qu'elle s'est elle-même exposée, brûlée à la flamme mortelle de ce savoir. Elle a fini par rejoindre ses morts. Mais que pouvait-on savoir de plus que Mathieu ne sût déjà? En quoi consistait cette connaissance? Des dates, des chiffres? Se mettre dans la peau des morts? Regarder la mort comme eux, les morts, l'avaient lentement ressentie se glisser en eux, dans leur gorge, dans les bronches? Devenir à ce point poreux? Rattraper le train en allé, le train raté qui les avait convoyés là-bas, à Pitchipoï? C'était impossible. À ce train, il fallait tourner le dos. Quitter la gare. Ne pas s'attarder, ne pas se retourner. Ne pas se retourner sur Sodome-Auschwitz ou sur Eurydice, comme Orphée. Et pourtant, ce mystère. Un mystère sans énigme, comme, pour Mathieu, le chiffre 7. Un symbole vide. Une obsession. Ou une énigme autour de laquelle il lui était loisible de tourner, et sept fois s'il voulait, mais dont les murailles resteraient intactes. D'où venait pourtant son sentiment de honte? Qu'y avait-il là d'intangible et de honteux? D'où, cet interdit? Que Mathieu ne soit pas né alors que ça se déroulait? Il n'y avait même pas échappé. La chance n'entrait en rien là-dedans : il n'était pas né! Voilà la tare, et le silence obligé. Sa honte, c'était la raison même, à présent, pour laquelle il avait tant besoin de la figure d'Esther, sa sœur. Par elle, Esther, il la balisait, la honte, il donnait un corps à sa culpabilité. Il la nommait : Esther Litvak. Par ce nom, il pouvait enfin écrire, fût-ce dans le dégoût, le dégoût de lui-même, mais pas seulement de lui-même : de la chose. Et en vérité, ce n'était pas un désir de connaissance qui l'animait. Car il savait, il savait tout. Simplement, ce savoir, il lui fallait l'écrire, noir sur blanc. Traverser le dégoût. 133
La pièce. Pas de vagues, pas de heurts. Tout heurt est un malheur. Toute idée de changement lui donne des cauchemars. Cette nouvelle de sa promotion au ministère, Véronique n'a pas compris comment ça pouvait autant affecter son mari. Quand ils en parlèrent, Mathieu s'aperçut alors que tenir sa place, de préférence la place la plus insignifiante possible, relevait pour lui de l'expiation. Quel crime au juste devait-il payer? Il l'ignorait. Qu'avait-il à dissimuler, à masquer, à effacer? Quel secret gisait en lui, ignoré de lui, et dont il pensait, étrangement, qu'à la faveur de la moindre modification dans sa vie il resurgirait à la surface comme un cadavre, un cadavre, oui, qu'un assassin aurait tenté d'engloutir dans un lac. Il lui fallait surtout tenir le plus petit rôle dans une pièce dont il n'était pas l'auteur, une pièce qui avait déjà été jouée quelques années avant sa naissance, une pièce avec ses acteurs et son public. Et lui, le rideau tiré, devait encore rester sur scène avec d'autres, nés comme lui après la représentation, ou nés pendant, ou nés avant, se souvenant de la pièce à laquelle ils avaient assisté ou à laquelle ils avaient participé, comme bourreau, comme victime. Attendait-il que le rideau se relève?
Loin des rivages. Esther n'écrivait pas. Les derniers temps, après qu'elle eut abandonné l'enseignement, elle dut rester des journées allongée sur son lit défait, les yeux au plafond. Ah, l'inspiration tarde à venir, eh bien dormons, ma petite, ce seront toujours quelques heures de gagnées sur cette vie si longue, si longue et si vaine. Mais quand donc finira134
t-elle? Quand viendra la guerre, qui me délivrera enfin de la vie, de l'attente ? Simon et Esther se sont séparés, peut-être provisoirement, peut-être pas, à l'automne 1974. L'été, elle était allée à New York; au retour, ils interrompaient leur vie commune. Elle ne reprit pas son poste au lycée. Terrée, déboussolée, Mathieu imagine qu'elle se mit à dériver loin des rivages. Nul n'y prit tellement garde. Hormis Simon, peut-être. Elle dut glisser insensiblement et immobile dans l'irréalité d'un monde glacé, abandonnée de tous, avec des chiens de cauchemar. Les rares paroles que Mathieu et sa sœur échangent : bulles qui crèvent aussitôt. Elle seule, au fond, l'intéresse. Quant aux autres, n'est-ce pas, c'est tellement médiocre, tellement terrestre, tellement lourd. Chez les Litvak, elle seule compte vraiment. Mathieu et Yanick peuvent bien disparaître sous la table. Ils ne peuvent plus respirer. Qui donc se souviendra de cette brebis galeuse? Une dizaine de générations d'adolescents peut-être. Mme Litvak? Ah oui, Mme Litvak, la petite brune tout en cheveux qui nous enquiquinait avec Esther? Bien sûr qu'on s'en souvient. (Elle avait préféré conserver son nom de jeune fille plutôt que de s'alourdir de celui, moins sobre il est vrai, de Pessakowicz.) Seul Simon pourrait dire ce qui s'est passé dans sa tête, dans sa vie, les quelques jours qui ont précédé son geste. Mais ils ne se voyaient plus. Les souvenirs de Tauba. Mathieu a pris sur lui : il est allé voir l'oncle Avroum. Voulait qu'il lui parle du ghetto de Varsovie où les Allemands l'avaient envoyé, avec d'autres, après sa liquidation. En vérité, il désirait simplement l'entendre. Entendre, pou135
voir entendre, pour la première fois de sa vie, quelqu'un raconter ça. Il l'interrogea sur le ghetto de Varsovie. Pour ne pas avoir à lui dire : raconte-moi ça. C'est une exigence que Mathieu n'aurait pu formuler. Même si son oncle, le frère de son grand-père Szymon Tenenbaum, y avait consenti. Mais le ghetto de Varsovie, l'oncle Avroum ne se le rappelait pas très bien. Il n'est resté là qu'un mois, après quoi on le renvoya au camp, en Silésie. En revanche, sa femme, Tauba, se souvient très bien. Si bien, si clairement, qu'on dirait qu'elle a vécu ces choses, alors qu'elle était à Paris, pendant la guerre, à l'attendre, lui, Avroum, et à essayer de ne pas se faire déporter à son tour. Ce qui lui tient, à Tauba, le plus à cœur de raconter, c'est la Totenmarsch. C'est ainsi qu'elle le dit, en allemand. C'est si joli, en allemand. En français aussi, marche de la mort. Ça vous a un côté scout, pas sérieux, bucolique, louveteau. Un côté foire du Trône, aussi. Alors, tandis qu'Avroum raconte, tente d'ordonner ses souvenirs, lors de chacun de ses silences, de ses hésitations, elle lui dit d'en venir à la Totenmarsch, de ne pas oublier ça. C'est ça qui l'intéresse, qui lui semble important. C'est ça dont elle se souvient le mieux, qui la fit, elle, le plus souffrir. Il a dû, Avroum, la lui raconter si souvent, cette marche. Un dibbouk. Mathieu est allé voir, revoir Simon, son beau-frère. Il parla d'Esther et de lui, de leur couple, de leur séparation. Tantôt, il semblait parler volontiers, de façon presque détachée, évoquant Esther non tant comme une personne morte que surtout morte pour lui; tantôt à certaines réticences, regards détournés, hésitations au milieu d'une phrase, flou d'une parole, Mathieu avait le sentiment que parler pesait à Simon, qu'il avait honte, peut-être, de se livrer ainsi, 136
peut-être aussi de trahir l'amour qu'il avait porté à Esther ou qu'il lui portait encore, honte encore de la trahir, elle, de parler d'elle comme derrière son dos (mais le moyen, désormais, de parler d'elle autrement que derrière son dos?), de lui faire injure par-delà la mort. Ou peut-être, outre sa honte, se sentait-il coupable, en quelque façon, d'avoir un tant soit peu contribué à sa mort. Et d'un autre côté, Mathieu sentait que parler était pour lui un besoin, il lui fallait se délivrer d'un poids, un fardeau de souvenirs qui tenait lieu en vérité d'un autre fardeau, tout aussi impossible à déposer, là, par terre, tout aussi impossible à dire, celui d'un événement plus ancien, tout cru, tout brut et brutal : la déportation de ses parents, en 1942, à Paris, tandis que, redoutant le pire, ils avaient eu soin, dans les jours qui précédèrent leur rafle, de confier l'enfant à de la famille, dans la banlieue. Et ce fardeau-là, la déportation de ses parents, tout comme l'autre, le suicide de sa femme, Simon, par la simple narration de ses souvenirs, ne parviendrait jamais à s'en défaire, à se rendre plus léger. Tant il est vrai qu'on ne se décharge de rien en racontant, cela ne délivre de rien; celui qui parle, en parlant, ne s'allège pas mais ne fait au contraire encore que se charger davantage d'un poids supplémentaire, celui de la honte. La honte de parler, justement. Car il est la proie d'une hantise à lui-même étrangère, un bloc, un morceau en lui étranger, autonome, qui vit de sa vie propre, qui dort et qui s'éveille comme il l'entend, un dibbouk en lui, séparé de lui, sur lequel il n'a pas prise, même s'il croit en parler, prétend en décrire l'apparence, s'imagine en rire, même. Et cette voix étrange, étrangère, alors, qui est la sienne et n'est pas la sienne, c'est celle du dibbouk en lui, à quoi il se confond et dont, en même temps, il est entièrement distinct : la culpabilité imaginaire de Simon d'avoir envoyé ses parents à la mort afin, lui, d'être épargné, 137
cette culpabilité que Mathieu, abusivement peut-être, attribue à Simon et qui n'est autre que le sentiment diffus, l'ombre portée de la sienne propre et à lui-même obscure. Il s'était laissé peu à peu pénétrer par la réalité enfin par lui reconnue du suicide de sa sœur, et cet événement, pour lui, était comme la réplique en miniature de ce que le peuple juif avait vécu quarante ans plus tôt. Oser parler de l'un ou l'autre constituait la pire des indécences. Il écrirait dans la honte le livre de la honte, celui même qu'Esther n'avait pas pu, pas voulu mener à bien, auquel elle avait préféré un silence définitif. Devant la glace. Il a égaré la casquette d'Esther, il s'en aperçoit à l'instant. Il lui faudrait la retrouver. Après tout, elle lui allait bien. Certes, il ne pouvait décemment se rendre avec au ministère. On l'eût regardé d'une drôle de façon. Jamais il n'aurait osé. Il revoit sa sœur devant sa glace, imitant l'allure de ces jeunes femmes sur la photo, regrettant de n'avoir pas été leur compagne de lutte et de misère. Elle ne pouvait que les singer, lamentable, seule devant son miroir, en profitant pour inspecter la propreté de sa peau, la pâleur de son teint, observant ses rides naissantes, le grain déjà usé de sa peau de femme vieillissante, s'essayant à de tristes sourires : « Je vieillis, je vieillis... Trente-deux ans déjà, et toujours rien, rien. Mes seins s'affaissent. Mes épaules et mes jambes se froissent. Je ne ris plus. Je ne pleure plus. Je n'écoute plus. Je suis fatiguée... Je n'aurai pas d'enfant, jamais. Ma petite poupée... » Paroles aujourd'hui englouties dans le noir entonnoir du temps passé. Danse macabre. Caves suintantes, moisissures des caves oubliées, égouts du ghetto incendiés au lance-flammes, pleins des cadavres en voie de décomposition que l'oncle 138
Avroum découvrira, à la fin de Tannée 1943. La mort partout. Nécrologie. Kaddish. Bari chien-loup. M. Salluste, le chef de sa chef, convoqua Mathieu pour lui signifier sa promotion. Il le fit, ce jour-là, pénétrer dans son bureau au second étage, porte 212. Il le pria aussitôt de prendre place sur le fauteuil de simili-cuir lui faisant vis-à-vis et, comme dans les films, lui oflFrit un énorme cigare, d'égal à égal, n'est-ce pas, dont d'ailleurs, il ne sait pourquoi, Mathieu déclina l'offre. Derrière le bureau de M. Salluste étaient épinglées des affiches représentant des châteaux en Bavière. Il était friand de Wagner, M. Salluste. Nul, au ministère, ne l'ignorait. On disait qu'il connaissait la Tétralogie par cœur et qu'il se rendait à chaque occasion en Allemagne pour en reprendre un peu. À son retour, il faisait part de ses observations déçues ou enchantées à qui, dans les couloirs, daignait lui prêter une oreille courtoise ou connaisseuse. Il devait apprécier des beautés du genre Nacht und Nebel, niemans gleich. Nuit et brouillard, Night and fog, Nacht und Nebel. Du Wagner, du Wagner. Ni du Shakespeare, ni du Dante, ni du Hugo : du Wagner ! Sur le bureau de M. Salluste, Mathieu remarqua le portrait encadré d'un chien berger allemand. Il lui demanda si c'était le sien. C'était, oui. Bari, il s'appelait, comme Bari, chien-loup, le beau roman de Curwood qui l'avait passionné quand il était petit. Mathieu, non, ne l'avait pas lu, du moins ne s'en souvenait pas. Sa sœur, il croit, l'avait lu. Il croit. Mathieu détestait cet individu. Il le détestait comme ça, spontanément. Ou alors à cause de Wagner, de l'Allemagne, des châteaux en Bavière, et surtout de Bari. Esther, lui avait révélé Simon, avait peur des chiens, des gros 139
chiens, en particulier des bergers allemands. D'après Simon, cette phobie de sa sœur, elle-même ne se l'expliquait pas. Elle la mettait en rapport, cependant, avec la véritable passion qu'enfant elle vouait à ces mêmes chiens. De ça, Mathieu n'a aucun souvenir, il était trop petit sans doute. C'était, dit Simon, une passion sentimentale mais toutepuissante. À neuf ou dix ans, paraît-il, elle connaissait d'innombrables races de chiens, peut-être toutes. L'intérêt, chez elle, pour les races de chiens la porta assez tôt, d'ailleurs, à nourrir un engouement sans bornes pour les races humaines. Elle cherchait à se situer sur la carte des races... Fanny, interrogée, avait confirmé les dires de Simon. Esther lisait des romans d'enfants concernant les chiens, elle tenait des cahiers, écrivait des histoires dont le héros était un chien... Pourtant, il n'y eut jamais aucun chien à la maison... Pendant un an, dit Fanny, elle parla de Bari chienloup, un chien d'un roman de Curwood. Préhistoire. Esther, Mathieu ne l'aimait pas. D'elle, il ignorait tout. Ou peu s'en fallait. Il ne la connaissait pas. Quelque chose en elle ou en lui l'empêchait de pouvoir et vouloir la connaître. Les années qu'elle avait de plus que lui, peutêtre. Ou bien, qu'elle soit née pendant la guerre faisait qu'il la projetait du côté de ses parents et de leur génération. Du côté de la préhistoire. Ce n'était pas simplement que cette période l'ait précédé, il se trouvait surtout et en outre qu'elle avait été unique dans toute l'histoire de l'humanité : celle où un État avait voulu faire disparaître tout un peuple de la surface de la terre, non par méchanceté, non parce qu'il était en guerre contre lui, non parce que ce peuple représentait une menace, un danger à ses yeux, non parce qu'il contrecarrait ses plans, qu'il le contestait 140
en quoi que ce soit (car les Juifs allemands auraient été nazis comme les autres Allemands si les nazis n'avaient été antisémites), non parce que ce peuple lui était dissemblable, qu'il ne partageait pas ses valeurs. Mais pour des raisons mystérieuses, incompréhensibles. Et de cette absence même de raisons à l'extermination décrétée des Juifs pendant la période qui avait précédé la naissance de Mathieu et qui avait été celle au cours de laquelle sa sœur avait vu le jour, un jour dans une nuit comme jamais l'humanité n'en avait connu, il tirait, Mathieu, un sentiment tout aussi mystérieux, tout aussi incompréhensible, de honte. Il ne voulait plus en entendre parler. Et le dégoût que sa sœur provoquait en lui, il comprit plus tard, durant l'été 1982, que l'époque même de sa naissance en était la cause et la seule cause. Mais pourquoi ce sentiment de honte? Cela tenait-il à ce que les Juifs avaient été les artisans mêmes de leur propre extermination ? Faites-vous recenser comme Juifs, leur dit-on. Et ils accourent se faire porter sur les listes, se faire apposer la marque juive sur leurs papiers d'identité. Portez l'étoile jaune. Et ils se la cousent. Ou bien, en Pologne : Déménagez et gagnez le « quartier juif ». Et ils se disent : Là, nous serons en sécurité. Vient-on les chercher pour les déporter? Et ils font calmement leurs valises et suivent docilement gendarmes et policiers. Dans les ghettos, les Juifs constituent les quotas de Juifs à déporter, organisent les convois. La police juive pousse les Juifs dans les wagons. Dans les camps, les Juifs déshabillent les Juifs, les Juifs tondent les Juifs, les Juifs enfournent les Juifs dans les chambres à gaz après leur avoir remis une serviette et un savon pour la « douche »; les Juifs extraient les cadavres des chambres à gaz; les Juifs enterrent les cadavres et puis déterrent les cadavres et puis brûlent les cadavres après en avoir arraché les dents en or; et les Juifs font des paquets de vêtements, des 141
paquets de chaussures, des paquets de lunettes, des paquets de cheveux. La machine semble tourner presque toute seule. Quelques gardes ukrainiens, quelques S.S. la contemplent, la machine. On pourrait presque se passer d'eux. Et cela les étonne, même, de voir à quel point la machine fonctionne toute seule, et si bien. C'est ce que confiera, plus tard, à une journaliste, le commandant de Treblinka, Franz Stangl. Après la guerre, il trouva refuge au Brésil. Un jour qu'il voyageait, le train s'est arrêté à côté d'un abattoir. Le bétail était parqué dans un enclos et, derrière la barrière, regardait Stangl. Ça l'a mis mal à l'aise, ce vieil S.S., que du bétail le fixe ainsi. Ça lui a rappelé la Pologne, ditil. C'est comme ça que les gens regardaient, avec confiance, juste avant d'entrer dans les boîtes, comme il dit. Et ça lui a même coupé l'appétit, à ce vieil S.S. Il s'est juré désormais de ne plus manger de conserves. Le secret. Mathieu Litvak tente impossiblement de prolonger le souffle d'une morte. Mais il a de plus en plus le sentiment de parler à sa place et, indécent ventriloque, d'être le seul à parler. Ce faisant, pense-t-il, c'est lui-même qu'il maintient en vie. Voici : il parle d'une morte pour se signifier à lui-même qu'il existe, qu'il est en vie. Et puis, il saute aux yeux qu'Esther Litvak ne vaut que par sa mort. Vivante, d'elle il n'y aurait rien à dire. Les vivants sont en proie à la banalité, c'est-à-dire à la mesure, à la comparaison. À cela, les morts seuls échappent. Ils sont incommensurables. La banalité d'un vivant vient de ce qu'on peut l'interroger et que le prétendu mystère qui l'entoure peut s'éclair cir, peut se révéler pour ce qu'il est : un faux mystère, une banalité. Le mort échappe au banal parce qu'il échappe à tout questionnement possible. Il emporte son 142
secret, comme on dit. Même s'il était sans secret. Même si son secret était justement de ne pas en avoir. C'est quand même un secret. Le secret d'une banalité. On se suicide peut-être pour cette raison, faire croire à un secret. On meurt pour embêter les autres. Car quand on meurt d'une mort ordinaire, les autres s'en moquent, s'en accommodent toujours, tôt ou tard. Avec la mort volontaire, ça change tout. La mort en déportation, de ce point de vue, par rapport aux autres, à ceux qui restent, ressemble au suicide. On meurt avant son temps, avec son secret. Aimer quelqu'un, c'est peut-être vouloir lui arracher son secret. On appelle ça le désir de possession. Le suicide, la mort en déportation, font que la personne a échappé à toute possession. Alors les autres, ceux qui restent, s'en veulent de n'avoir pas eu le temps, de n'avoir pas pris le temps d'accoucher la personne de son secret. De ne pas l'avoir assez aimée. Et se disent qu'elle est morte à cause de ça. Et que c'est leur faute. Parce qu'ils n'ont pas su aimer. Auschwitz, c'est pourtant plus cruel encore que le suicide. Car le déporté, en quelque façon, signe par son départ son amour absolu pour les siens épargnés. Un déporté est toujours déporté à la place d'un autre. Même s'il n'est le plus souvent question que de chance ou de malchance. Dans le ghetto de Varsovie, échapper à une rafle, c'est croire qu'on a encore une chance de survie. C'est savoir que les gens raflés, en partance pour on ne sait quelle destination - mais plus le temps passe, plus on sait, même si on ne veut pas l'entendre - , vous ont donné des chances supplémentaires de vivre. Sont morts à votre place. Deux ou trois choses qu'il sait d'elle. Elle aime qu'on la remarque. En société, elle ne consent pour rien au monde à figurer un simple point sur le pour143
tour du cercle. Rien ne lui agrée que la position centrale. Sinon, si les circonstances veulent que quelqu'un d'autre soit le point de mire de l'assemblée, elle s'esquive, vociférant à qui daigne l'entendre tout le mal possible d'une telle réunion. Elle cherche toujours à épater les gens; et il arrive que cette ambition se retourne contre elle. Elle s'en trouve alors grandement humiliée. Mais seuls les gens d'orgueil, semble-t-il, sont susceptibles de ressentir de telles mortelles vexations. Ils en conservent un indélébile désir de revanche, ils ne savent trop sur qui ou sur quoi, et cette soif ne s'étanche qu'à leur mort... Elle fut toujours très ambitieuse... Elle revient attristée à la maison lorsqu'elle est première en mathématiques ou qu'elle a obtenu un 16 en composition française. « Pourquoi dois-je tant me réjouir, se dit-elle. Je ne suis que la première d'une bande de crétines. Si moi, si médiocre, tellement au-dessous de tout, si nulle, si misérable, je suis toujours la première, c'est forcément que quelque chose ne va pas, que je ne suis pas à ma place, que je ne le serai nulle part... » Là aussi, jusque dans sa réussite scolaire, elle voit un signe irrécusable de malédiction, d'exclusion, de disgrâce, une nouvelle preuve tangible de sa solitude. Mais quelle joie malsaine, aussi, quand elle n'est que seconde. Enfin alors est-elle « normale » et ne se distingue-t-elle plus. Et pourtant, il lui faut constamment se distinguer. Mathieu n'y comprend rien. Le nécrophore. Quel idiot! Mathieu vient de retrouver sa casquette. C'est à peine croyable : elle reposait sur sa tête. Il est vite allé se contempler dans la glace pour mesurer l'effet. Pas du plus mauvais... A sa table, traçant ces mots, il se croit 144
dans la peau d'un scribe talmudiste de ses ancêtres, pour autant qu'il en ait parmi eux existé, ce qui n'est pas certain. Il aime écrire le chef couvert. Car le voici bien en train d'écrire, non? Tête d'Esther dans sa tombe! Il lui vient parfois la pensée qu'Esther n'est que le fruit de son imagination. Qu'elle n'a jamais existé qu'en luimême. Comme une partie de lui. Une partie morte. Une zone vide. Ainsi, en écrivant, piétinant le cadavre de sa sœur, ne fait-il que déambuler sur cette scène vacante. Ce serait là, pense-t-il, la seule figure dicible et avouable à défaut de quoi il serait cannibale. Voici : Mathieu imaginerait que quelque chose en lui qu'il nomme Esther est mort. Ce désir trouble, en lui, de donner la mort à cette chose se confondrait avec le désir même qu'il a d'écrire à partir de cette mort, sur cette mort, couché sur elle, faisant de cette pourriture sa nourriture; double, contradictoire et pourtant identique désir de vie et de mort, à l'instar de l'insecte nécrophore qui ne pond ses œufs que sur le cadavre d'un autre animal duquel ses larves, plus tard, feront leurs délices. D'une certaine façon, les mots de Mathieu dansent sur le ventre putride de sa sœur, sur ses seins et son cou et ses cuisses. C'est certain, il écrit à sa place. Il la vole. Il lui vole son livre. Puisqu'on dit qu'on porte un livre, alors Mathieu fouille le ventre d'Esther, pond ses œufs sur ses viscères. Il lui vole sa mort, il lui vole sa vie. Parfois, il a le sentiment que les mots qu'il trace sur le papier creusent sa propre tombe. Et il se demande si Esther écrivait vraiment. Au fond, il ne sait rien d'elle. Rien. Il utilise son nom, voilà tout, son nom et deux ou trois choses possibles ou probables ou vraisemblables à son sujet. Estce un grand crime? Le nom d'Esther Litvak, comme chaque milligramme de cendre d'Auschwitz, est disséminé, pour Mathieu, comme autant d'étincelles invisibles dans la nuit du monde, qui 145
est la nuit où l'écrivain écrit. Nuit de l'absence et de l'irréalité. Les mots de l'écrivain ne sauvent rien, restent impuissants à rassembler les étincelles en exil. Uœil était dans la tombe. Mathieu a jeté avec les autres, sous l'œil ténébreux du rabbin, une pelletée de terre sur le cercueil d'Esther. Il faillit être saisi de vertige au-dessus de la fosse béante. Les nuits qui suivirent, il rêva qu'il y glissait et que la terre à jamais se refermait sur lui. Sur eux deux. C'est bien fait, se disait-il, je l'ai mérité. Tout crime exige châtiment. Mais quel crime? Au cimetière, il sentait le regard insistant de l'oncle Avroum posé sur lui. Il semblait lui reprocher quelque chose. Il songea un instant à aller lui parler. Mais il n'osa pas. Des scénarios. La force d'Esther. Son imagination. Son goût de la violence et de la cruauté. Elle improvisait des scénarios, y entraînait Mathieu. Parfois, elle prenait la place de la « prisonnière » — un jeu qu'elle avait inventé - et elle mimait une morte ou une femme évanouie. Mathieu, à califourchon sur elle, devait se livrer à la comédie d'un jeu brutal. Lequel d'entre eux en retirait le plus de plaisir, lui de la toucher ou elle d'être caressée et meurtrie? Une ogresse. Elle était capable de rire, Esther. Un rire d'ogresse aussitôt ruisselante de larmes. Une ogresse qui se renverse sur vous comme une brouettée et ça le troublait, Mathieu, chaque fois. On ne l'aurait jamais devinée si malheureuse 146
sous son dehors souvent hilare, oui, hilare. Elle cachait bien son jeu. Ou plutôt, non, elle ne jouait pas. Elle était faite pour le bonheur, et quelque chose — mais quoi? — l'en tenait éloignée. Un rien, un petit rouage mal huilé. Il aurait suffi de pas grand-chose pour que ça marche.
2
Le 27 de la rue des Couronnes formait l'angle avec la rue Bisson. Au pied de l'immeuble, en ce temps-là, il y avait un café, un beau café, beau par rapport à l'immeuble délabré, par rapport à la rue aussi, une rue de gens pauvres. Il a fallu longtemps, pourtant, après la guerre, pour qu'« ils » démolissent tout ça, le café, l'immeuble, et toute la rue et aussi toutes les autres rues avoisinantes. Au moment de la démolition, dans ces rues-là ne vivait pas la même population qu'avant la guerre. Des Africains entassés dans des « foyers » et des Maghrébins, surtout des hommes fréquentant de sinistres cafés, peintures glauques, musiques glauques, visages glauques, d'autres cafés, avaient depuis remplacé la population précédente. Celle-ci était partie, soit en fumée dans les chambres à gaz, soit avait déménagé dans des contrées plus cossues. Certains, aussi, avaient été fusillés pour fait de résistance, de résistance communiste. Des plaques apposées aux murs des maisons rappelaient leurs noms. Quand la maison serait détruite, la plaque disparaîtrait à son tour. Du nom resterait peut-être une trace dans un livre, dans quelques mémoires, si peu de chose, et bientôt il s'effacerait à jamais. Dans ce café, on entrait par la rue Bisson. Les locataires de l'immeuble tenaient ses propriétaires pour des amis. 148
Les locataires étaient tous juifs; cela était dû à la rue, au quartier, comme à Varsovie. Les cafetiers étaient français, eux, de « vrais » français. Pendant la guerre, sitôt le couvrefeu, les Juifs de l'immeuble se réunissaient là, toutes portes closes, jouaient aux cartes, aux dominos. Comme à Varsovie. Les Tenenbaum habitaient là depuis qu'ils étaient arrivés en France, leur nouvelle patrie, leur seule patrie, désormais, plus encore que ne l'avait été la Pologne, qui ne l'avait jamais été vraiment. Parce que les autres ne le voulaient pas, et qu'eux-mêmes le désiraient si peu. Le 16 juillet 1942, à quatre heures du matin, Rywka réveilla sa plus jeune fille : l'aînée, Esther, n'était pas rentrée, n'avait pas dormi à la maison cette nuit-là. Elle avait beau être fiancée, avec un parti honorable d'ailleurs, cela eût mérité, tout adulte et majeure qu'elle était, une sévère correction de la part du père. Mais le père... Quel père? Où se trouvait donc l'oncle Avroum, à cette époque? Je ne sais. Il s'était engagé deux années plus tôt dans l'Armée polonaise en France, avait été fait prisonnier par les Allemands, quelque part dans la Somme, s'était évadé du camp. Savez-vous comment? Il prétexta une crise de dysenterie, demanda à aller aux latrines, un garde l'y conduisit, et il balança le garde dans la fosse. Le temps qu'il émerge, Avroum courait. Chaplinesque, on dit, oui. Durant l'été 1942, il est probable que l'oncle Avroum est chez lui, tranquillement, à Belleville, comme les autres. À attendre qu'on vienne le chercher, qu'on vienne lui dire de préparer son baluchon. Qu'il a assez vécu, que son heure est venue, c'est ainsi, les ordres sont les ordres. Lui comme les autres. Voilà, il est chez lui, à sa machine à coudre, comme toujours, comme avant, comme tous les autres. Fanny écouta sa mère sans poser de questions. A sa mère, on ne pose pas de questions. Quand sa mère dit quelque 149
chose, elle sait pourquoi elle le dit. Elle ne sait pas tout, sa mère, tant s'en faut, mais ce qui est bon pour Fanny, oui, elle le sait. Fanny grimpa au septième étage, dans l'état où elle se trouvait, comme ça, en petite tenue. Et c'est au moment où elle frappait timidement à la porte de M. et Mme Dumur qu'elle entendit dans les étages inférieurs que l'on cognait aux portes, pas timidement. La mère de Fanny, Rywka, ne pensait pas vraiment qu'ils prendraient les femmes et les enfants, quelle drôle d'idée. Mais elle jugeait qu'il fallait être prudent, prendre malgré tout des précautions, on ne sait jamais. Maintenant, on sait. Aujourd'hui, on sait. On sait ceci, par exemple, que ce n'était pas de la main-d'œuvre qu'ils cherchaient. Que de la main-d'œuvre, ils en disposaient déjà tant et plus. Qu'en conséquence, il leur fallait les femmes et les enfants. Parce que dans leurs plans ils n'étaient nullement destinés à servir de main-d'œuvre. Mais on n'est jamais trop prudent, s'était dit Rywka qui ne savait pas tout, mais qui savait qu'on ne sait jamais. Fanny, en petite tenue, rassurez-vous, mais pourquoi, c'est vrai, vous inquiéteriez-vous, eut le temps de gravir les quatre étages qui séparaient les Tenenbaum des Dumur. Le temps. C'était ça, à l'époque, l'important pour les Juifs : le temps. Pour les autres, le temps, à cette époque, même à cette époque, était le temps ordinaire. Il fallait attendre, voilà tout. Attendre que le temps passe, s'écoule ordinairement comme le temps qui passe quand ça ne brûle pas, quand il n'y a pas le feu, et que cesse la guerre. Attendre la victoire. La victoire, par exemple, si l'on veut, pourquoi pas la victoire. Et la victoire de qui, la victoire de quoi? Prenez les prisonniers de guerre, il était même interdit de les faire travailler, aussi attendaient-ils. Ils ne baisaient pas leurs femmes, ne voyaient pas leurs enfants, mais recevaient des nouvelles, allez, et des colis. Ils attendaient, 150
quoi. Un peu comme en prison, certes, mais avec du bon air, et les copains. Et si l'oncle Avroum n'avait pas joué les héros, il le serait resté, prisonnier de guerre, dysenterie ou pas dysenterie, parce qu'à Auschwitz, nul gardien débonnaire pour vous accompagner aux latrines en échangeant une cigarette et une conversation sur les enfants et des photos dentelées sépia qu'on se montre. Il y serait allé, en Allemagne, comme les autres, vêtements dépareillés et calot miteux et godasses lasses mais, tout juif qu'il était, il aurait eu toutes les chances d'en revenir et en accusant peut-être plus de trente-quatre kilos sur la balance. Mais non, il s'était évadé, avait fait plonger son gardien-père de famille dans la fosse à merde, merdier bonasse au demeurant au lieu que lui, Avroum, plongeait tête basse, ventre à terre, vers ce lieu dont il n'avait jamais ouï parler, qu'on nommera joliment anus mundi. Mauvais calcul. Voyou imbécile. Et pour les mères, qui difficilement pouvaient nourrir leur enfant, quelle époque, il fallait attendre. Des jours meilleurs, des jours moins sombres; que, pour certains, les « Boches » fussent boutés hors de France, ah, De GaulleJeanne d'Arc, pour d'autres, qu'il en soit fini des Juifs fauteurs de guerre et autres racailles cosmopolites. Et pour les couples séparés, il fallait attendre aussi. Dans le temps ordinaire, même si l'époque ne l'était pas, ordinaire. Elle n'était pas si extraordinaire pourtant que le temps même s'en trouvât tout chamboulé, que le jour ne succédât plus à la nuit et l'été à l'hiver. Pas si extraordinaire. Mais pour les Juifs, oui, elle l'était. Les nazis l'avaient décrété et appliquaient en efifet ce décret : QUELLE QUE SOIT l'issue de la guerre, l'Europe serait désinfectée de tous les Juifs. Dès lors, pour eux, attendre quoi? Aussitôt après la guerre, ce fut l'espace qui pour les Juifs devint différent de celui des autres. En tout cas pour ceux 151
de l'Est. Le village ou le quartier où ils avaient grandi était désormais judenrein, « propre » d'eux. Souvent, chaque rescapé se retrouvait seul au monde. Tandis que les autres rentraient, pouvaient enfin rentrer chez eux, lui, le Juif rescapé, n'avait plus de chez-soi. Chaque parcelle de la terre où il était né se trouvait imbibée de sang juif. Pas question pour lui de fouler à nouveau cette terre-là, cette terre qui refleurissait ou se rebâtissait sur les ossements ou les cendres mêmes de ses semblables, de ses parents, de ses enfants. Alors, il choisissait de venir en Europe occidentale, ou aux États-Unis, ou de « monter » en Palestine. À Paris, le 16 juillet 1942 à quatre heures du matin, souvenez-vous mais vous dormiez? il faisait déjà jour. Fanny, de la fenêtre du logement des Dumur, regardait dans la rue Bisson et une portion de la rue des Couronnes. Elle ne vit pas d'Allemands, affirme-t-elle. Elle ne vit pas d'autobus. La police française, au carrefour, emmenait les gens à pied. L'oncle Avroum, ce matin-là, à cette heure-là, dort je suppose. Il n'est pas inquiété, il ne figure pas sur les listes. Il dort, donc. Sa femme Tauba aussi. Ils sont, malgré la saison, enfouis sous le gros édredon blanc. Ils ronflent, ils sifflent comme des locomotives, bienheureux, bercés, mais ils ne partiront *pas, pas encore, seul le rêve les emporte, loin peut-être, en Pologne d'où ils viennent, à Varsovie, rue Panska, et sous la panse de l'édredon, ils ne savent trop ce qui se trame là-bas, à Varsovie, dans le ghetto. C'est quoi au juste, ce ghetto qu'ils ont aménagé? Que s'y passe-t-il vraiment en ce moment même, à la mijuillet 1942? C'est pire qu'ici? Comment est-ce possible? La question, une autre question, la question des questions en vérité, celle qui renferme toutes les autres, Mathieu l'a souvent évoquée avec Simon P., son beau-frère, depuis 152
qu'il s'est mis à écrire; et chaque fois, comme dit Charles, quelque chose se coince, se bloque, il ne comprend plus. Aussi oublie-t-il qu'il a déjà posé cette question, qu'ils en ont déjà parlé. Question tant rebattue depuis, il est vrai, tant débattue, tant de fois posée, si ressassée, sempiternelle et monotone comme le bruit obsédant des boggies des wagons scellés, et le oï répété, identique, sur les visages celés, comme concassés déjà, préfigurant ce qu'il adviendra d'eux dans quelques jours, plus loin d'ici vers l'est, en un lieu nommé Pitchipoï dans la langue de ces visages, nom d'un lieu hors la loi, d'un lieu expulsé par l'anus hors du corps de la loi humaine, où cette loi n'opère plus, excrément inouï, sans nom jusqu'alors, portrait de groupe à la façon prémonitoire des cubistes, enchevêtrement des corps que les Hàftlinge du Sonderkommando désenchevêtreront à l'aide de crocs, hisseront à eux à l'aide de crocs afin de les dépouiller encore, les rendre encore plus nus, encore plus minéraux, car telle est leur tâche, l'exploitation des cadavres. À l'aide de crocs. Simon P., dont les parents avaient fait ce chemin, avaient parcouru la rue du ciel, Himmelstrasse, était d'une génération intermédiaire entre Mathieu et les parents de Mathieu et il représentait la personne la plus à même, estimait-il, de lui expliquer les choses : Comment les Juifs ont-ils pu se laisser ainsi emmener? Sans broncher, sans résister? Se laisser ainsi emmener par un gendarme, français par exemple, un gendarme pas nazi pour deux sous, un gendarme débonnaire, débonnaire comme ce simple Wehrschutz qui accompagna l'oncle Avroum aux latrines de ce camp de prisonniers dans la Somme et qu'il lui fut si facile de mettre à terre, et plus bas que terre encore, dans la merde de tout un camp, un bon père de famille, honnête, moral - moral, oui, moral - pas nécessairement amateur de la musique de Wagner, mais moral, ça oui, et 153
honnête. Un gendarme, français par exemple, qui poussait parfois la bonté, la charité, l'humanité, jusqu'à prévenir son Juif, le prévenir qu'il viendrait le chercher le lendemain matin, lui demandant de se préparer, de préparer sa valise, son baluchon, son trousseau de voyage quoi. Mais il lui laissait ainsi entendre qu'il avait la possibilité de ne pas se préparer, de ne pas l'attendre, lui, le gendarme, libre à lui de ne pas obéir et de déguerpir où il voulait, où il pouvait. Mais l'obéissance, ah, l'obéissance, être en règle, surtout être en règle, que peut-il vous arriver si vous êtes en règle? Que pourra-t-on vous reprocher? Quelle faute, quelle infraction? Mais je suis en règle, moi, monsieur le gendarme, tenez, je me suis aussitôt fait recenser, voici ma carte d'identité au tampon juif. Lui, le gendarme, sa tâche s'arrête là, monter chez son Juif, lui signifier qu'il est sur la liste et l'emmener. Un point c'est tout. Maintenant, si la personne n'était pas là, il n'en portait pas la responsabilité. Il avait dûment monté les étages, sa liste en main, avait frappé à la porte en s'annonçant comme il est spécifié dans le règlement de la Police nationale, c'est l'honneur de la Police d'avoir un règlement et de l'appliquer, l'honneur de la Police républicaine, et il avait visité l'appartement. Sa tâche était accomplie. Pour le reste, d'autres fonctionnaires prennent la relève, lui a simplement transmis le relais, mission, règlement, bonne et due forme, honneur et dignité, dans les règles, courtoisie même, pas de bousculade, dans l'ordre. Ordnung, les autres appelaient ça. In Ordnung! Ordentlich! Mais là, avec souplesse, n'est-ce pas, pas de brutalités, on est français que diable, pas des barbares. Traditions républicaines obligent. Alors, qu'en pensait Simon ? Se laisser ainsi emmener par un tel gendarme français, n'était-ce pas déjà consentir à recevoir, à se laisser remettre des mains d'un Polonais, d'un Ukrainien, d'un Letton, d'un Lituanien, et même d'un autre 154
Juif, ce morceau de savon, une serviette peut-être, une serviette je crois, je ne fais que croire parce que je n'y étais pas, signes patents qu'il s'agissait de prendre vraiment une douche? De quoi donc pouvait-il s'agir sinon d'une douche, après ces jours et ces nuits de voyage, voyage d'urine, de vomi et de merde et de sueur aussi, de sueur surtout, schwitz, sueur, schwitz, marquant l'une des deux syllabes de l'innommable où les trains les conduisaient. Esther, comme Mathieu, avait-elle en horreur les voyages et les gares? Et là, à Paris, en ce mois de juillet 1942, les Juifs se disaient : Mais pourquoi donc les Allemands réclameraient-ils des femmes et des enfants? Quel bénéfice peuventils tirer de femmes et d'enfants? Quels travaux utiles, à la guerre par exemple, ceux-ci sont-ils capables de produire? Oui, commente Simon P. À cette époque, la logique n'était pas la même pour les Juifs et pour les autres. Pour les autres, à cette époque, même à cette époque, la logique était une logique ordinaire. Pas pour les Juifs. Pour les Juifs, à cette époque, la logique fut nouvelle, inouïe, une logique que l'on mit des années, ensuite, à tenter de comprendre. Des années. Mais une logique pourtant. Et même le nec plus ultra de la logique. Une logique qui surclasse en logique toutes les autres logiques. Une logique de machine. Vois dans les ghettos, dit Simon. Le Conseil juif jugea bon de livrer dix Juifs sur cent, afin d'en épargner quatre-vingt-dix. Puis dix autres, pour épargner les quatre-vingts restants. Qu'est-il plus important, de sacrifier dix Juifs ou d'en sauver quatre-vingts ? Puis, à la demande toujours pressante des Allemands, le Conseil livra sur YUmschlagplatz dix autres Juifs pour en épargner soixantedix. Logique. Quand finalement il ne resta plus que dix Juifs, les Allemands vinrent et les emmenèrent. Ces dix derniers Juifs étaient les membres du Conseil. Il n'y avait 155
pas dix autres Juifs pour s'occuper d'eux. Les Allemands accomplirent donc eux-mêmes cette petite besogne. Les soustractions successives avaient été effectuées. Les Juifs avaient été de parfaits comptables. Des Grecs, les Juifs avaient depuis longtemps acquis le sens de la logique. Les Allemands leur avaient enseigné celui de l'ordre. Extraordinaire, le don qu'ils manifestaient pour apprendre. Mais par exemple, demande Mathieu : comment a-t-on pu voir un troupeau de quatre cents Juifs conduit par deux S.S., seulement deux S.S., se laisser ainsi emmener vers ce qu'ils savaient bien n'être pas un camp de travail? Car enfin, même sans armes, décidaient-ils soudain de s'éparpiller dans la nature, fût-ce sous le feu hasardeux des deux S.S., des deux seuls S.S., la moitié au bas mot en réchappait. « Toi-même l'as dit, avance Simon. Il ne s'agissait pas de quatre cents Juifs, mais d'un troupeau de quatre cents Juifs. Car à ce point du processus, ils n'étaient plus qu'un troupeau. Et puis, ne vit-on pas, non plus quatre cents mais deux mille soldats soviétiques conduits par les mêmes deux S.S., ces seuls deux S.S., se comporter de la même façon, tête enfouie dans les épaules, et pénétrer passivement jusqu'à l'intérieur du camp? Pourquoi les Juifs se seraientils comportés autrement, plus noblement que ces soldats soviétiques, des soldats, oui, et sans illusion sur le sort qui les attendait? » C'était ça, pour Mathieu, la vraie question, celle de la passivité des victimes, voire leur complicité avec les bourreaux dans l'extermination. La vraie question, ce n'était pas les grandiloquentes sornettes sur le « silence de Dieu ». Ce silence-là ne constitue pas une question. Ni le silence des hommes. La question, la seule, c'est le silence des seules victimes. Le silence des Juifs avant la chambre à gaz. Le silence des Juifs à un mètre de la chambre à gaz. Le seul cri des Juifs, c'est après qu'il retentit, une fois les portes 156
closes. Mais ce fut un cri muet. Un S.S., par l'œilleton, pouvait les voir crier, non les entendre. Un cri muet. Comment un cri peut-il être muet? Trois choses nous conviennent également, rapporte-t-on d'un rabbi hassidique à qui l'on demandait en quoi consistait le Juif véritable : un agenouillement debout, un cri sans voix, une danse immobile... « Qu'est-ce que tu conclus ? demanda Simon. Tu veux dire que c'est dans la chambre à gaz que les Juifs satisfirent ce vœu du rabbi? - Non, je ne conclus rien, dit Mathieu. C'est de la littérature... » *
Il est arrivé, raconte Simon, que, dans un camp dont j'ai oublié le nom, on amène des soldats soviétiques jusque devant la baraque des douches. Or, c'étaient de vraies douches. Et comme pour ces prisonniers, douches équivalaient à gaz, au signal de l'un d'eux, tout le groupe a fui et est allé se jeter sur les fils barbelés électrifiés. Ils sont tous morts. D'eux, de leurs poitrines, jaillirent de vrais cris. Pas des Juifs. Des poitrines juives n'émana qu'un « cri sans voix ». En ce 16 juillet 1942 à Paris, il y eut pourtant des cris, et de déchirants. Quand ils se firent plus rares, Fanny s'esquiva de chez les Dumur, dégringola les marches, se heurta à sa mère qui montait à sa rencontre. Il ne fallait pas qu'elle reste là. Qu'elle aille se cacher dans la remise de M. Dawidowicz, le boucher, elle savait bien. Fanny traversa la rue Bisson, s'engouffra sous la porte cochère menant au logement des Dawidowicz. Là, elle ne trouva que Ginette, la fille cadette. Ensemble, elles coururent dans la remise du boucher et attendirent là quelque 157
temps, épiant les bruits. Quand tout redevint définitivement calme, elles sortirent. De la rue, Fanny appela sa mère, qui lui jeta une veste, un gros balluchon et lui fit signe de partir. La jeune fille arracha l'étoile jaune de la veste que Rywka lui avait lancée et, sur la couture, elle plaça la courroie de son sac à main. Puis elle se dirigea vers la station du métro Couronnes. Sortant sur le boulevard de Sébastopol, elle grimpa chez son amie Faïgelé Kurtz. Elle frappa. Il n'y avait personne. Elle redescendit interroger la concierge qui lui chuchota que les Kurtz - les Kurtz? commençât-elle, quels Kurtz? Ah oui, les Juifs? - se trouvaient au septième étage. Là, au milieu d'une quinzaine de personnes inconnues, Fanny aperçut la rousse Faïgelé. L'endroit n'était pas sûr. On devait partir. Les Kurtz avaient des amis, en banlieue. Fanny pouvait se joindre à eux. Mais non, cela ne les dérangeait pas, qu'est-ce qu'elle racontait? Le lendemain matin, le matin du 17 juillet 1942, de cette ville de banlieue dont le nom à présent lui échappe, Fanny téléphona à sa mère. Ou plutôt aux cafetiers du 27 de la rue des Couronnes. Ce matin-là, ce matin du 17 juillet 1942, dans le café à l'angle de la rue Bisson et de la rue des Couronnes, Rywka Tenenbaum attendait en vérité deux appels, celui de Fanny et celui d'Esther. Surtout celui d'Esther. Il fallait qu'elle se garde comme de la peste de rentrer à la maison. Un inspecteur de police était venu la veille avertir les Tenenbaum que leurs deux filles devaient se tenir prêtes, le lendemain, à le suivre avec leurs effets personnels. Le matin du 17 juillet 1942, ce fut Fanny qui téléphona la première. L'aînée ne téléphona pas. Comme Rywka en avait eu le pressentiment, elle revint à la maison dans la matinée, et dut repartir avec sa mère et l'inspecteur qui se 158
trouvait justement là. Ça tombait bien, en un sens. Elle figurait sur la liste. « Fanny? ta mère est là, je te la passe. » Rywka s'empara du combiné. « Fraïdla, dit-elle, il faut que tu aies du courage. Tu te retrouves toute seule maintenant. Tu sais que ton père est malade. Il est parti, il a changé d'adresse. Moi, je m'en vais. Je pars avec ta sœur. Fais bien attention à toi. » Fanny, depuis ce jour, eut un doute. Peut-être son nom à elle, Fanny, figurait-il sur la liste, et pas celui de sa mère ou de sa sœur. Auquel cas, ou sa mère ou sa sœur avaitelle été emmenée à sa place. Fanny absente, le père absent, c'était l'autre femme - Rywka ou Esther - qui fit l'affaire. Comme à Varsovie. À Varsovie, durant la Grande Action de ce même été 1942, il fallut aux policiers un quota de têtes. Un nombre de têtes, peu importait lesquelles pour autant qu'elles fussent juives. A cette nuance près, pourtant, qu'à Varsovie les policiers chasseurs de têtes juives étaient eux-mêmes des têtes juives que d'autres têtes juives, peu après, viendraient chasser. Et, nuance dans la nuance, la proie de ces chasseurs entendant illusoirement sauver leur tête était tôt ou tard leur famille même. Mais nous étions à Paris, pas à Varsovie. Le résultat en fin de compte s'avérait le même, mais la manière, n'estce pas, la manière. Nul doute, ce fut plus propre en France. « Vous comprenez, c'est une jeune fille, avait pu dire Rywka à l'inspecteur, parlant de son aînée, Esther, ou bien de Fanny. Je ne sais pas ce qu'elle fait, moi. Elle n'est pas rentrée dormir à la maison. Je ne sais pas où elle est. Elle est peut-être allée danser? » Car Fanny aimait danser, tout comme sa sœur. Avec frénésie. C'est au dancing, à Lyon, quelques mois plus tard, qu'elle fut vraiment amoureuse d'Adek Litvak, je veux dire Charles, Charles qui ne venait pas danser mais exhorter 159
la jeunesse juive de ne pas fréquenter ce lieu où Ton pouvait tous les soirs être raflés... Il se trouvait qu'un cousin de Faïgelé Kurtz faisait profession de passeur. Le lendemain, parmi vingt autres personnes, les Kurtz et Fanny Tenenbaum franchissaient la Ligne. À Vierzon, le convoi s'arrêta un peu avant la gare et, aux deux extrémités, aussitôt des hommes montèrent et demandèrent les papiers. Le cousin de Faïgelé Kurtz, le passeur, homme de sang-froid, ordonna qu'on ôte ses chaussures, qu'on saute sur le ballast et fixa rendez-vous à tous dans le café sur la place du village qu'on apercevait non loin. Mme Kurtz vit alors que son mari avait disparu. Elle questionna les gens. Il était allé en tête du train « pour voir ce qui se passait ». Mme Kurtz voulut l'attendre. Mais son neveu, le passeur, lui intima de sauter. « Je m'en occupe. » Fanny sauta du train, perdit ses chaussures et, comme il fallait courir, ne les ramassa pas. Le passeur les rejoignit enfin au café. Maurice s'était fait arrêter. On lui avait demandé ses papiers. On ne les lui avait pas rendus. « C'est pas possible d'être con à ce point », dit le cousin-passeur. Ils attendirent le soir. S'engouffrèrent sous la bâche d'un camion, se tinrent à plat ventre serrés les uns contre les autres. Empruntèrent un petit bois. Un enfant pleura. Roulèrent deux à trois kilomètres. Sautèrent. Coururent à travers champs sans s'arrêter, sans se retourner, comme l'avait recommandé le chauffeur. On entendit des coups de feu venant d'assez loin, semblait-il, des coups de feu tirés comme sans conviction, comme au hasard. Ils arrivèrent chez des paysans qui leur prêtèrent une grange, leur donnèrent à boire. Ne dirent pas, comme en Pologne : Mille zlotys ou bien... et, les mille zlotys obtenus, cinq mille zlotys ou bien, etc. Mais s'il est vrai que les paysans français ou 160
les Français en général n'étaient pas antisémites, à l'instar des Polonais, c'est que les Allemands ne l'avaient pas voulu; que, pour des raisons qui leur étaient propres, cela n'était pas jugé par eux opportun. Avec les Juifs de France, ils avaient le temps, les Allemands, tout le temps, ils avaient déjà bien assez à faire avec ceux de l'Est, des millions à « traiter », en priorité. Ce n'est pas, ce n'est surtout pas, comme on le dit, parce qu'en France les Juifs, des Juifs purent se cacher, et être cachés, qu'ils furent un si grand nombre à ne pas être exterminés. C'est simplement que les Allemands ne l'avaient pas encore décidé. Avec les Kurtz, Fanny arriva à Lyon. En socquettes. Curieux, constate Mathieu, cette histoire de chaussures perdues. Quand l'oncle de sa mère, Avroum, revint d'Auschwitz via Odessa, seules des feuilles de journaux recouvraient ses pieds nus. Et alors ? demande Simon P. Alors rien, dit Mathieu, c'est curieux, c'est tout. Les Kurtz, à Lyon, trouvèrent des chambres dans un vieil hôtel rempli de Juifs. La chaleur était torride. Pour Fanny, la première nuit passée dans ce lieu immonde fut infernale. Elle partageait la chambre et le lit de Faïgelé. Dans la nuit, elle la réveilla. « Je ne sais pas ce que j'ai, lui dit-elle, je suis couverte de sang. J'ai du sang des pieds à la tête. J'ai du sang plein les mains, plein les mains, j'ai du sang. » Faïgelé alluma la lumière : Fanny était couverte de punaises. « Je ne dors pas ici, dit Fanny. Je sors dans la rue. - J'ai un copain, dit Faïgelé. Il loge au troisième. Il est très gentil. Il va t'héberger pour cette nuit. Mais il faudra que tu dormes avec lui. » Elles descendirent dans l'obscurité les marches branlantes de l'hôtel, et Faïgelé Kurtz expliqua la situation au copain, qui désirait surtout pouvoir se rendormir. Mais il 161
ne se rendormit pas. Pas aussitôt; tiré de son sommeil, quand il eut distingué les traits de la jeune fille, il s'éveilla tout à fait. Il s'appelait Adek. Adek Litvak. C'est-à-dire, il s'appelait Charles. Qu'elle l'appelle Charles. C'était Charles, en vérité, qu'il s'appelait. Il était en zone libre, lui, depuis plus d'un an. Parce que c'était un garçon, et que sa tante, Shoshé, après les premières rafles de Juifs, à Paris, en 1941, avait eu peur pour lui. Sinon, il était de Varsovie. Ses parents, il voulait dire sa mère, sa sœur Guta, son frère Bolek étaient à Varsovie. Peut-être encore à Varsovie. Peut-être encore vivants. Ce n'était pas sûr. Son frère aîné, Nathan, le sculpteur, avait pu se réfugier en Russie, à Moscou. Son père, Yankel, était mort quelques années avant la guerre. Comme il ne voulait plus poursuivre d'études, lui, on l'avait envoyé à Paris, chez sa tante et son oncle, à Belleville. Et sa tante Shoshé avait eu le réflexe de l'expédier chez un paysan, en Haute-Savoie, on ne sait jamais. On ne sait jamais. En France, à cette époque, il y avait des camps. Pas des camps d'extermination. Mais des camps. Des camps d'extermination, à cette époque, on n'en avait jamais entendu parler. Le mot même n'existait pas. Parce que la chose n'avait jamais existé. A aucun moment de l'histoire et sous aucune latitude. Les Allemands ont inventé et le mot et la chose. C'en est même étonnant, Simon ne trouvait pas, que ça n'ait pas existé plus tôt? Une chose si simple. Ah mais voilà, il faut du génie, parfois, pour inventer des choses très simples. Les Allemands, vers 1942, en eurent, du génie. Auparavant, des camps, il y en eut, certes, certes. Et des massacres, oui, oui. Mais des massacres dans des camps? Mais des massacres dans des lieux clos, conçus à cet effet, organisés, rationnels? Cela n'existait pas. Cette notion : « camp d'extermination », ça n'existait pas. Personne encore n'avait inventé ça. Les Alle162
mands, rendons-leur cette justice, eurent ce génie. Déjà, ils manifestaient le génie de la musique et de la philosophie. Ils eurent en outre ce génie-là : l'invention du « camp d'extermination ». Peu importent gaz et fours et de quoi est fait le Zyklon B et la savante plomberie des tuyaux et la contenance des chambres et de savoir si le carrelage rend bien l'aspect d'une salle de douches. Ce qui compte, c'est le principe : une extermination soumise au rendement industriel. Cela, ce principe, eût été inconcevable aux Barbares, aux plus barbares des Barbares. Inconcevable aux Visages pâles pour les Peaux-Rouges; inconcevable aux Conquistadors pour les Indiens; inconcevable aux Turcs pour les Arméniens; inconcevable à tous les conquérants pour les peuples conquis. Inconcevable. C'est que, pour inventer ça, « camp d'extermination », précisément, il ne faut pas l'être, barbare. Il faut pratiquer la philosophie et la musique. Il faut être allemand, je ne vois rien d'autre. Simon voit autre chose? Non, il ne voit rien d'autre non plus. Tout comme les Juifs ont inventé Dieu, les Allemands ont inventé le « camp d'extermination ». Ils inventèrent le « camp d'extermination » à dessein d'y exterminer les Juifs qui ont inventé Dieu. Qu'ont-ils au juste voulu exterminer, Dieu, ou le peuple qui l'inventa? Il faut croire alors que les Allemands, au génie de la musique et de la philosophie, surent allier celui de la théologie, et que le « camp d'extermination », en son principe, n'est autre, peut-être, qu'un discours sur Dieu, le plus radical. *
Désormais, Charles était tout à fait éveillé. Cette jeune fille lui plaisait. Il semblait ne pas trop lui déplaire, de son côté. Elle l'écoutait avec attention, désirait qu'il lui parle de Varsovie, de son enfance, de sa famille. Ce qu'il 163
fit, hésitant d'abord, puis s'épanchant, parlant de confiance, comme à un vieil ami, presque comme à un autre soimême. *
C'était, dit Charles, une toute petite rue que la nôtre, celle où je suis né, un étroit passage qui donnait sur une grande place surpeuplée de Juifs. Tous les immeubles de cette place ressemblaient à cet hôtel, aussi délabrés et regorgeant d'autant de Juifs. Elle s'appelait Mylna, la rue, la rue « trompeuse ». Mon vrai prénom, ce n'était pas Charles, mais Adek. Et en vérité, pas Adek non plus, mais Abraham. C'est ce nom, Abraham Litvak, qui figure sur mon acte de naissance. On a changé Abraham en Adek pour simplifier. Ce n'est pas pour que ça fasse polonais? demande Fanny. Oui, tu as raison, pour que ça fasse polonais. Pas tellement pour simplifier. Mais quand même, dans un sens, pour simplifier. Pour les mêmes raisons que je m'appelle Charles, maintenant. Pourquoi Charles? tu vas dire. Pourquoi pas Charles. Quand je suis né, on m'a raconté, la maison était florissante. Il paraît qu'on s'est amusé trois jours et trois nuits pour la circoncision. C'est peut-être vrai. On dansait, il y avait du monde. Jusqu'à ce que je parte pour la France, à quatorze ans, chez ma tante Shoshé, on a changé cinq ou six fois de domicile, Je vais te raconter ces déménagements, comme ça tu connaîtras bien Varsovie, en tout cas cette partie-là de Varsovie. Parce qu'on n'allait jamais bien loin... Mes parents étaient fabricants de chapeaux pour dames. Un jour, je ne sais pourquoi, ils ont perdu leur entreprise, ils ont fait faillite. Alors, on a été pauvres. Mon père, Yankel, a renoncé à toute responsabilité, et c'est Raïsl, ma 164
mère, qui a géré la maison. Puis Yankel est tombé malade, il ne s'est jamais relevé. Une dépression, ça s'appelle. On m'a confié à une amie de Guta, ma sœur aînée, Mme Goldberg. J'ai vécu deux ans chez les Goldberg. Deux merveilleuses années, le meilleur de mon enfance à Varsovie, de ma vie peut-être. La maison des Goldberg était une maison ordonnée, on y menait une vie régulière. Je fréquentais le heder, tu sais, l'école primaire juive. Je recevais des cadeaux pour mon anniversaire. J'étais si heureux, tiens, que je chantais en mangeant. Je chantais en mangeant I « Il ne faut pas chanter en mangeant, disait M. Goldberg. - E t pourquoi donc? je demandais. -Parce que plus tard, une femme muette tu risques d'avoir... » Alors, effrayé, je ne chantais plus. Les Goldberg respectaient la tradition et la Torah. Pessah était la plus belle des fêtes parmi les fêtes juives. Aujourd'hui encore, à vingt-deux ans, quand j'ai un souci, je songe aux Goldberg, à cette maison qu'ils possédaient, rue Nowolipki. Chez ma tante Shoshé, à Belleville, quand j'avais le cafard, ce n'est pas tellement à ma famille que je pensais, mais aux Goldberg. Je m'étendais sur le canapé, je me disais : Voilà, je suis chez Goldberg, c'est comme avant, comme avant. Ça m'apaisait, tu vois. Sur « comme avant », Mathieu est arrêté. Avant, songet-il, pour Charles, son père, même à cette époque, à cette époque où Mathieu n'était pas né, ni encore Esther, à cette époque où l'on savait peu de chose, rien en regard de ce que l'on apprendrait ensuite, avant, c'était encore un mot banal, c'était comme avant pour vous, pour moi. Un moment, un temps privilégié, sans doute un peu mythique, de notre enfance. Avant, quoi. Mais plus tard, quand nous sûmes, avant signifiera ce qui précéda la Catastrophe. 165
L'avant absolu. Suivi d'un après absolu. Dans cet intervalle, une seconde, un point du temps, un rien du temps qui n'existe que parce qu'on sait qu'il fut précédé d'un avant (tous les jours des gens meurent, qui surent qu'il y eut un avant; tous les jours, depuis, des enfants naissent, qui apprendront par les livres et les films qu'il y eut un avant) et qu'il fut, ce rien du temps, suivi d'un après. Ce rien du temps a nom Auschwitz. Auschwitz est le nom de ce Rien. Ce « Rien » est fort semblable à Dieu. Il en est peut-être le nom ultime. Comme lui, il est inutile. Comme lui, inimaginable et nous dépasse. Comme lui, improuvable : d'Auschwitz, certains doutent de l'existence, ou entreprennent au contraire et tout aussi déraisonnablement de prouver son existence comme d'autres celle de Dieu. Comme Dieu, Auschwitz n'est pas niable : égale folie d'entreprendre d'établir la non-existence de Dieu ou des chambres à gaz. Les Juifs, extrême pointe de l'humanité, dans le plan de Dieu, ont reçu Dieu. Auschwitz, extrême pointe de l'humanité dans le projet humain, a reçu les Juifs. « Qu'est-ce que tu conclus ? demande Simon P. - Rien, je ne conclus rien, répète Mathieu. C'est de la littérature... » *
Charles raconte : Chez les Goldberg, il y avait un curieux émetteur radio. On ne pouvait l'entendre que par le truchement d'écouteurs. Chacun avait les siens, collés à ses oreilles. Le soir, on écoutait de la grande musique, du piano, du Chopin, des interprétations de Paderewski, le virtuose, le dandy. Les seuls cadeaux que j'ai reçus, enfant, en tout cas les seuls dont je me souvienne, sont venus des Goldberg. Le premier, c'a été des patins à glace. Ils provenaient de Suède. 166
Ils étaient riches, les Goldberg. Tu sais ce que ça veut dire, Goldberg? Montagne d'or. Ils étaient riches. Ils habitaient Nowolipki. Attention, pas Nowolipie : Nowolipki. C'était, Nôwolipki, très différent de la rue Mylna, plus beau, plus large. Les Juifs y parlaient presque tous polonais. On respirait, ça sentait moins mauvais. Moi, je détestais le heder. Quand je me trompais, le rabbin n'hésitait pas à me frapper sur les doigts avec une grande règle. J'avais ça en horreur. Moi, le petit Adek qui parlais polonais, choyé par les Goldberg, montagne d'or, édredon, grande musique, patins à glace de Suède s'il te plaît, fête de Pessah, qu'allais-je faire au juste chez ce rabbin un peu sale, dégageant une répugnante odeur d'oignon et qui me frappait sur les doigts avec sa règle, comme un pauvre, comme un dont les parents ne peuvent rien dire? *
Des Juifs combattirent dans toutes les armées qui luttèrent contre les nazis, et vaillamment, se dit Mathieu. Mais le combat des Juifs qui entreprirent de sauver des enfants, le plus grand nombre possible d'enfants, celui-là fut le plus important, le plus utile. Ces deux combats ne se situent pas dans la même notion du temps. L'un relève du temps ordinaire, d'une logique ordinaire. L'autre, du temps de l'urgence, de la logique de la Catastrophe. Bientôt, plus personne n'aura été contemporain de la Catastrophe. Plus aucun Juif. Simon P. raconte : Dans quel livre était-ce? Un jour, bien après la guerre, un Juif est retourné à l'Est, en touriste, visiter le camp où il fut déporté. Tous les jours, quelques années plus tôt, les Hâftlinge étaient réunis en longues cohortes de cinq et 167
étaient conduits vers le lieu d'un travail mortel de douze heures. Ils passaient le long d'un petit bourg à la lisière duquel était une ferme. Et les paysans et leurs blonds enfants, peut-être des Volksdeutsche, regardaient passer la colonne de fantômes. Ce Juif a refait à pied le chemin, est repassé dans le bourg, s'est arrêté devant la ferme, a demandé aux fermiers s'ils étaient là pendant la guerre. Oui, ils n'avaient jamais quitté l'endroit. Se souvenaientils de ces centaines de pyjamas rayés, en sabots, crânes rasés, qui passaient deux fois par jour dans un sens et dans l'autre, en chantant une marche polonaise? Non, il n'en avait aucun souvenir. Ils n'avaient jamais vu de cohortes de pyjamas rayés. Sauf une fois, à la télévision. L'autre devait faire erreur. Voilà, dit Mathieu. Entre ce « touriste » juif, ce singulier « touriste » qui pose de singulières questions et ce paysan polonais dont quant à moi je ne suspecterais pas la bonne foi, il y a un blanc. C'est quoi, ce blanc? Une défaillance de la mémoire? Un million de livres qui raconteraient la vie de ce camp-là ne suffiraient pas à combler cette absence, à faire que ce Polonais-là recouvre la mémoire. *
Mylna, Nowolipki. Puis ce fut Bonifraterska, poursuit Charles. Disparu, M. Goldberg, pour m'emmener, le dimanche, faire le tour de Varsovie avec le tramway Z, celui qui zigzaguait comme un Z à travers Varsovie. De travers aussi les Polonais regardaient les Juifs, dans les tramways. C'est-à-dire de profil. Pour voir s'ils étaient juifs. Quand ils en reconnaissaient un, ils s'écriaient : « Ça sent l'oignon ici!» Ils nous appelaient des «chats» ou des « bédouins ». Mme Goldberg, figure-toi, cela me revient à l'instant, était 168
née Zlotagora, en polonais : la montagne d'or. Elle portait donc le même nom que son mari, Goldberg. D'ailleurs, tous deux étaient riches, comme un fait exprès. En face de chez nous, rue Bonifraterska, il y avait une école, une école en bois. Et puis une grande place où les garçons jouaient au football avant et après les cours. Après Bonifraterska, ce fut Nalewki. Une grande artère peuplée de Juifs. Mon frère Bolek, je le voyais très peu : il avait dix ans de plus que moi. Mais l'aîné des garçons, c'était Nathan. Ma sœur Guta, la plus âgée, fréquentait l'Université de Varsovie, en médecine. Moi, j'étais le mouszikly le petit dernier. Bolek avait dégoté un emploi de bureau chez les sionistes. Mais il était communiste. Nathan, qui fréquentait le Hashomer Hatzaïr, les sionistes de gauche, lui avait procuré cette place. Bolek ne s'y trouvait pas à l'aise. Il n'aimait pas les sionistes, de gauche, de droite ou du centre. Et comme il ne cachait pas ses convictions internationalistes, cela attisait des conflits. Nathan lui suggérait de tenir sa langue : Chaaa ! Sa langue au chat ? persifle Fanny. Non : Chaaa : chut! A la maison, à Nalewki, nul argent. Comment allait-on faire pour shabbès, sans argent? La question revenait tous les jeudis de toutes les semaines... Et ce fut la rue Pawia. Nos fenêtres donnaient sur la prison Pawiak. Comme nous habitions un étage élevé, tous les matins, à l'aube, nous pouvions voir les prisonniers alignés. Ils chantaient. Ce chant des prisonniers de la prison Pawiak nous réveillait chaque matin. Il s'agissait toujours du même refrain, j'ai oublié lequel. J'ai changé d'école, j'ai quitté celle de la rue Bonifraterska, à côté du terrain de football, pour celle de la rue Ptachia, la rue des oiseaux. On y parlait polonais mais ne fréquentaient cette école que des enfants et des enseignants 169
juifs. La cour, fort sale, abritait des tonneaux de harengs car elle servait de halles. L'odeur du hareng imprégnait tout. Quand je rentrais à la maison, Raïsl me reprochait cette odeur. Mais ce n'est pas ma faute, je protestais, c'est le hareng de la rue Ptachia! Je n'appréciais pas l'école, ni celle-là, ni une autre. Jamais je ne possédais tous mes livres : mes parents ne pouvaient pas me les procurer tous. Je n'avais qu'une seule paire de chaussures. Quand elles étaient trouées, Raïsl me faisait un mot d'excuse, prétextant une indisposition, et je passais la matinée chez le cordonnier, ce n'était pas plus mal. *
Fanny Tenenbaum cligne des yeux, détourne son visage vers la fenêtre. C'est le plus profond de la nuit. Que sera demain ? *
Quand Yankel, mon père, a perdu son entreprise de chapeaux, il ne se releva pas. Kaputt, il était. Il ne quitta plus son lit. Ou bien pour le canapé. Est-ce qu'il lisait? Est-ce qu'il rêvait? Il donnait des ordres que personne n'écoutait, tel un Golem détraqué et inoffensif. Est-ce qu'il maugréait qu'on ne le respectait pas? Ou bien acceptaitil son sort, résigné? *
(Yankel, le chapelier, le père de Charles, dans le « roman » de Mathieu, son « roman » du ghetto, verra son destin transféré sur le personnage de Charles lui-même. Son magasin dans la zone aryenne sera confisqué et dès lors, 170
il restera prostré du lit au canapé, abandonnant la partie, et jusqu'au désir de vivre. Mais peut-être il se ressaisira, voudra « sauver sa peau » et, par une ultime lâcheté, ira se cacher en zone polonaise, délaissant les siens. Quant à Raïsl, elle sera Fanny; elle mourra d'épuisement, ou de maladie, ou se fera déporter lors de la Grande Action de l'été 1942, ce même été, presque le même jour où Fanny et Charles, dans la réalité, se rencontrèrent.) *
Le nom de jeune fille de ma mère, poursuit Charles, c'était Kapelowicz. Un nom on ne peut plus prédestiné pour qui fait profession de vendre des chapeaux. Lorsque Yankel tomba « malade », Raïsl récupéra ses anciens clients auxquels elle vendit de la marchandise achetée aux fabricants. Toute la semaine elle voyageait, à Varsovie et hors de Varsovie. Les veilles de shabbès, elle s'arrangeait toujours pour rapporter des victuailles, du saucisson, des œufs, du fromage. Et ce fut Nowolipie. Pas Nowolipki, attention : Nowolipie. J'avais alors une dizaine d'années. Dans notre immeuble n'habitaient que des Juifs, une fois de plus. Notre pièce était vaste; on songea même à aménager un recoin pour le sous-louer, nous qui sous-louions déjà à un locataire en titre. On posa un écriteau à la porte : « Chambre à louer à un étudiant intelligent. » Charles rit. On était pauvres, on n'avait rien, on manquait de tout, mais on le voulait intelligent, l'étudiant! La veille de shabbès, Raïsl vidait son sac d'argent sur la table. Et nous tous, de compter, empilant les pièces, des grands tas, des petits tas, bien soigneusement, en silence, perçant les liasses de dix coupures d'une épingle de tailleur. 171
C'est de ma mère que j'ai appris à mouiller mon pouce pour compter les billets en les maintenant plies d'une certaine façon dans la main. (Mathieu, plus tard, dans l'arrière-boutique de son père, serait fasciné par ses gestes assurés, « professionnels ». Tu as beaucoup d'argent, lui dirait-il. Et Charles répondrait : Tu sais, dans le commerce, l'argent qu'on compte n'est pas forcément l'argent qu'on possède. C'est parfois l'argent qu'on doit...) L'argent qu'on comptait la veille de shabbès, poursuit Charles, chez nous, à Varsovie, Nowolipie 42, ce n'était pas l'argent qu'on possédait, rassure-toi, mais celui qu'on devait, que devait ma mère à ses fournisseurs. D'ici quelques jours ils viendraient le chercher. Toujours il en manquait un peu. Malgré toute la peine que se donnait Raïsl, il manquait toujours un peu d'argent pour faire le compte des dettes. Parfois, elle pleurait, ma mère. Toujours en cachette de Yankel. Nathan, mon frère aîné, devait subvenir aux besoins. Ça l'ennuyait, il faisait des reproches. Il n'habitait pas avec nous mais dans une maison d'étudiants, à Praga. Il étudiait aux Beaux-Arts. Chez nous, il n'y avait pas l'électricité. On s'éclairait au gaz... de petites ampoules si fragiles qu'elles éclataient au moindre attouchement. Quand la lumière baissait, il fallait introduire une autre pièce dans un appareil sur le palier. On ne disposait pas toujours des cinquante groszys. Mais Raïsl se montrait débrouillarde. Tous les mois, ou tous les deux mois, quand l'employé au Gaz de Pologne venait, il ouvrait la boîte sur le palier pour ramasser les pièces. « Voyons, madame Litvak, disait-il en rejetant sa casquette en arrière, que se passe-t-il ici ? Je vois là la monnaie du monde entier, toutes les sortes de pièces, toutes, toutes sauf les bonnes, les cinquante groszys! Qu'est-ce que vous fabriquez? Et que vais-je faire, que puis-je faire avec ça, 172
moi, maintenant? Toute la monnaie du monde il y a là! Tout, tout sauf les cinquante groszys! » Charles Litvak rit. Fanny Tenenbaum rit. Il ne l'ennuie pas trop, hein, avec toutes ses histoires? Elle ne veut pas dormir? Mais elle dort, Fanny, elle s'est endormie tout soudain, comme une enfant. *
Shoshé, la tante de Charles, à la fin de 1941, au moment des premières rafles de Juifs, emprunta cinq mille francs, trouva un passeur, et expédia son neveu en Haute-Savoie. Avant de se rendre chez les paysans qui avaient consenti à l'héberger (et à l'employer), il avait séjourné quelque temps à Lyon, chez de la famille éloignée du côté de sa mère, des gens qui avaient émigré de Varsovie quelques années plus tôt. C'étaient des Juifs pieux, des hassidim, des barbus. Si leur logement, à Lyon, manquait de chauffage, ils possédaient du moins de gros édredons à la polonaise. L'endroit, se souvient Charles, était fort sale. Et surtout dangereux : ces grandes barbes blanches ne passaient pas particulièrement inaperçues! *
Simon P. raconte : Dans le ghetto de Varsovie, les hassidim ne sortaient pour ainsi dire jamais de leur chambre. Afin de rester pieux, conserver leur barbe et leurs papillotes. C'était, diton, leur façon de résister. D'autres, pourtant, moins intransigeants, ou se faisant une autre idée de la sauvegarde du Juif qu'ils étaient, dissimulèrent leurs traits et tentèrent 173
de passer du côté aryen. Là, ils devaient simplement prendre garde aux mauvaises rencontres, aux Polonais susceptibles de les dénoncer ou de les faire « chanter ». C'était une profession, à l'époque, pour les Polonais, de faire « chanter » les Juifs... *
Mathieu, affublé de la casquette d'Esther et s'étant fait pousser la barbe, était sorti ainsi dans la rue, non sans frayeur. Se trouverait-il quelqu'un, comme ce qui arriva au père de Freud, qui le contraindrait de ramasser son couvre-chef jeté dans la boue en exigeant de lui qu'il descende du trottoir? Mais non : nul ne le remarqua. Mathieu, à l'inverse des Juifs de Varsovie qui auraient donné beaucoup d'argent pour passer du côté aryen de la ville, et qui en donnaient en effet, parcourait le chemin dans l'autre sens, passait du côté aryen vers le ghetto. Mais comment ne pas voir aussitôt que Paris n'avait ni côté aryen ni ghetto? Ce n'est pas encore la guerre, se dit-il. Et il fut rassuré-déçu. Il s'était fait peur en pure perte. Il jouait à se faire peur. Quand il y aura la guerre, se dit-il encore, j'irai aussitôt aux États-Unis. Esther, l'été qui précéda son suicide, était allée à New York. Qu'avait-elle fui? N'était-ce pas, pour elle, d'aller à New York cet été-là, comme une façon détournée de se rendre en Pologne tout en ne s'y rendant pas? N'était-ce pas la Pologne qui, en vérité, l'appelait comme un noir sortilège? Peut-être, volant vers New York, la plus grande ville juive du monde, espérait-elle trouver là-bas des signes d'une vie et d'un monde d'autrefois, un monde préservé où les Juifs avaient vécu dans une durée ordinaire, épargnés, devenant ce qu'ils devaient devenir, ce que seul le temps les faisait devenir, parlant certes de moins en moins le 174
yiddish, oubliant peu à peu la vie de leurs ancêtres en Europe orientale; mais cette distance, cet éloignement n'avaient pas, pour eux, été contraints, n'étaient pas l'effet de la guerre. Esther s'était peut-être dit que la meilleure façon de pouvoir saisir encore des bribes d'une vie juive révolue était de tourner le dos à la Pologne - où quelque musée d'État n'eût pu lui montrer que silex, fossiles, tessons et autres bouts d'os ayant appartenu à ces étranges animaux disparus, qui avaient existé, disait-on, avant guerre, les Juifs - et de traverser l'Atlantique. Quel curieux paradoxe, constate Mathieu, que d'aller chercher le monde d'autrefois dans la ville même qui augurait celui de demain! Le voyage d'Esther fut-il fructueux? Quelques mois plus tard, on l'enterrait. Il est vrai que Simon P., dans l'intervalle, avait rencontré une autre femme. *
Charles se souvient : Chez nous, rue Nowolipie, dit Charles, le loyer s'élevait à soixante-quinze zlotys. Le propriétaire, juif comme nous, habitait la même cour. Chaque mois, il venait chercher son dû, l'air presque gêné, caressant sa grande barbe poivre et sel. Raïsl lui disait toujours de revenir le mois suivant. Chez ma tante Shoshé, dit Charles, quand j'avais un souci, mais d'importance, c'est aux Goldberg que je songeais, à leur maison sur Nowolipki. Et j'oubliais, et le bonheur me gagnait. Quand j'avais affaire à un souci moindre, c'est alors à notre appartement de Nowolipie que je pensais. Et ça me frappait comme une évidence : Comment, me disais-je, j'ose maintenant me plaindre? Tiens, dit-il à Mathieu qui l'interroge. Deux numéros plus haut, sur Nowolipie, il y avait une épicerie. « Adek! ordonnait Raïsl, va donc faire les courses. » 175
Elle me tendait une liste griffonnée. Mais pas d'argent. Quand l'épicier m'apercevait, il sortait son crayon, inscrivait tout dans un grand livre : cent grammes de beurre, deux cents grammes de sucre, de la monczka, du sucre en poudre. Et comme la liste s'allongeait démesurément, il disait : « Tu avertiras ta mère que vous avez déjà beaucoup de pages chez moi! » Ce qu'on devait à droite et à gauche, on ne le comptait plus en groszys, mais en pages! Un silence de Charles. Dans la cuisine, poursuit-il, il n'y avait pas d'eau chaude. Un nouveau silence. Est-ce de parler? Est-ce de se souvenir? Raïsl était une personne très gaie. Toujours une histoire à raconter. Ça va s'arranger, disait-elle. Ou bien : ça ira déjà... Rien ne s'est arrangé. Même une tombe, elle n'a pas eu. Elle s'appelait Raïsl Kapelowicz. Elle vendait des chapeaux à Varsovie et hors de Varsovie. Toujours en tournée, et le père au lit, et pas d'argent, et les « pages » qui s'accumulent. Et les pages de Mathieu. Des pages de dettes, lui aussi. Irrattrapables. Kapelusz, en polonais, c'est un chapeau. Justement. En ce temps-là, on travaillait tous du chapeau. On craignait de devenir fous. Alors, on partait. *
Un soir de l'automne 1942, à Lyon, dans leur lit commun, Charles dit à Fanny qu'il ne retournerait plus chez ses paysans. Il resterait avec elle. Mais Lyon devenait trop dangereux. Ils allèrent à Grenoble. Là, Charles rencontra 176
une connaissance parisienne, un jeune homme de Belleville. Il appartenait aux Francs-Tireurs et Partisans et convainquit aisément Charles de s'y joindre. Alors, Charles disparut. Il ne voyait plus Fanny que de loin en loin. Quand Fanny réalisa qu'elle était enceinte, elle consulta Charles. Ils décidèrent de refuser la solution de l'avortement. *
L'oncle Avroum cherche dans ses papiers entassés sur la table de la salle à manger. Il a tout sorti de ses tiroirs. Pour moi. Tauba, sa femme, me fait face. Elle va assister à l'entretien. Et ça m'ennuie un peu. J'aurais été plus à l'aise, me semble-t-il, en la seule présence de l'oncle. Tauba est une femme très bavarde. Elle interviendra trop, fera dévier Avroum de son propos, ou parlera à sa place. Il cherche fébrilement dans ses papiers, je ne sais quoi. Le sait-il bien lui-même? Une date, peut-être. Je suis venu l'écouter, simplement l'écouter, puisqu'il a consenti. Comment oser poser une question? En venant, ce fut comme en me jetant à l'eau. Je ne me suis pas préparé. Tout ça est trop fort. Il a trouvé. Voilà, j'ai été arrêté le 19 novembre 1942. Conduit à la Santé. J'étais en infraction à la loi. Là, un interminable silence. Attends. Il cherche dans ses papiers. N'aurais-je pas dû me munir de deux cassettes plutôt que d'une? Tauba rompt le silence. On n'était pas déclarés comme Juifs. Avroum mime la colère. Si tu parles, moi je ne peux pas parler. Cette petite scène évacue l'angoisse. La mienne, mais pas la mienne seulement. On m'a inculpé comme prisonnier évadé et, quand on m'a relaxé pour cette infraction, on m'a inculpé à nouveau comme Juif non recensé. 177
Un silence. Et puis, on m'a déporté, on m'a déportéUn silence. Là, ça ne passe pas. (Mathieu, plus tard, dira à Simon P. : Ainsi, tu te fais recenser comme Juif et te voilà figurant sur les listes de déportables; tu ne le fais pas, tu encours qu'on t'arrête et te déporte pour cette raison même. Mais qu'est-ce que Mathieu prétend apprendre à Simon, Simon dont les parents ne sont pas revenus? C'est même ce qui chez lui a dû séduire Esther car, d'après Mathieu, Simon P. est un être sans charme.) *
Esther est née le 2 août 1943. Charles se rendit à la mairie pour déclarer l'enfant. Ils étaient convenus de la prénommer Rose, à cause de Raïsl, la mère de Charles. Au retour de Charles, Rose s'appelait Esther. Il n'allait quand même pas la prénommer Rébeccah! Chemin faisant, dit-il plus tard à Mathieu, quelque chose m'ennuyait à ce que ma fille ait le nom de ma mère. Pour moi, c'eût été comme si elle était déjà morte et, qui sait, elle ne l'était peut-être pas. Peut-être un miracle se serait produit. À ce moment, j'ignorais que la sœur de Fanny s'appelait Esther. Mais je n'en suis pas tout à fait certain. Peut-être m'en avait-elle parlé? Je ne me souviens pas. Mathieu présume qu'il le savait, que Fanny le lui avait dit, et qu'en prénommant sa fille Esther et non Rose, un peu magiquement sans doute, il mettait des chances de son côté pour que sa mère survive à la guerre, ne soit pas engloutie avec les autres dans le ghetto, elle avait pu peutêtre se cacher dans quelque bunker, dans un grenier, quitter le ghetto par les égouts, tout est possible, gagner le côté aryen et quitter Varsovie et trouver refuge dans la 178
forêt, tout est possible; et en épargnant le prénom de sa mère, il contribuait par là à l'épargner elle-même, à ne rien faire en tout cas pour abréger sa vie, ne se rendait pas complice, oui, presque complice de sa mort; et quant à la sœur de Fanny, Esther, déportée un an plus tôt depuis Drancy, paix à son âme... *
Le jour où Charles alla déclarer sa fille à la mairie, l'oncle de Fanny, Avroum, est à Birkenau, Hâftling. Sur Birkenau, Avroum ne dira rien à Mathieu. Ou très peu de chose, des bribes, son discours se fait décousu, et Mathieu est trop terrorisé pour intervenir, demander. À Birkenau, Avroum dit avoir rencontré une connaissance, un landsman, un pays. Il se faisait appeler Moïshé Laïb Nietka, mais son vrai nom était Yankelewicz. Pourquoi cette double identité? Mystère. Avroum est affecté au block 19 dirigé par un « antisémite, un Polak, un assassin ». Yankelewicz vint trouver Avroum : « Ici, tu vois, lui dit-il, il y a quatre cheminées, une, deux, trois, quatre. Si tu restes davantage à Birkenau, dans une de ces quatre cheminées tu seras brûlé. Dans une des quatre, tu seras en cendre. Un transport va partir pour une mine de charbon, à Jaworzno. Tu vas aller là-bas. Tant que tu vivras, tu vivras. » Ce Yankelewicz était depuis longtemps à Birkenau. Son sort, dit Avroum, était plus enviable ici à Birkenau que dans le « civil ». Comme il avait résisté tout ce temps, les S.S. le respectaient. Il était habillé comme un prince. Il appartenait au Sonder/commando. Il ramassait les vêtements. Il avait un harmonica, un tout petit harmonica. Il avait réussi à le cacher. Et il en jouait, dit Tauba comme si elle avait elle-même vu et entendu l'individu, comme le 179
plus grand artiste. Il jouait pour les Allemands. Il jouait des marches allemandes, précise Avroum. Et, parce qu'il avait survécu et qu'il jouait bien de l'harmonica, les S.S. le laissèrent en vie et lui donnèrent une fonction. Et làbas, quand on avait une fonction, dit Avroum, ce n'est pas l'assiette de soupe qui manquait. À moi, ça manquait, mais pas à d'autres. Celui qui tout de suite pouvait prendre un bâton dans la main et frapper, celui-là avait des chances de survivre... Ce n'est pas Mathieu qui parle. Surtout pas. C'est l'oncle Avroum. Mathieu ne parle pas. Il écoute. Il n'a pas le droit de parler. Pas le droit d'avoir un avis, d'émettre une hypothèse ou un doute ou de renchérir ou de contredire ou d'expliquer ou de dire qu'il sait ceci ou cela, qu'il a entendu dire, qu'il a lu. Vous aurez beau tout avoir lu, vous ne saurez encore rien. De se taire, le droit de se taire. Pas d'opinion sur « ça ». Surtout pas d'opinion. Rien à dire. Rien le droit de dire. Il n'y a rien là à penser. Rien à voir, circulez. *
Charles raconte : De ma sœur, Guta, on disait qu'elle était la plus intelligente de la maison. On disait. Nathan lui payait ses études à l'université. Il y consentait avec plaisir, entendait qu'elle devienne a mensh. Mais elle le déçut et il ne lui pardonna pas. A peine entrée à l'université, elle s'amouracha d'un garçon, Micha Peltzman, un beau garçon. Ils se marièrent, elle fut aussitôt enceinte et dut interrompre ses études. Chaque année, quelques jours avant le 1er Mai, la police venait pour embarquer Bolek. On le relâchait quelque temps après et il rentrait avec une barbe. Il était fiché comme communiste. Chez nous, à la maison, se tenaient des réu180
nions clandestines. On n'était pas très casher. La nuit, comme dans les livres de Gorki, ma mère tirait des tracts sur une vieille machine. Moi aussi, je rêvais d'un autre monde. Quand le cafard me gagnait, j'allais au cinéma voir Errol Flynn ou Johnny Weissmuller. Parfois, je restais deux séances, quatre heures d'affilée. Peut-être, je me disais, qu'un jour je vivrais une autre vie. Mon grand-père était un grand talmudiste. N'est-ce pas ce que disent tous les Juifs? Mais lui, c'était vrai, affirme Charles. Il connaissait le Talmud comme ses dix doigts. À tel point que les rabbins eux-mêmes venaient consulter Szmulik Litvak. Dans notre rue, à Nowolipie, j'étais connu comme le petit-fils du shoïkhet, l'abatteur rituel. Il habitait en face de chez nous. À quatre-vingts ans révolus, le bruit circulait qu'il faisait toujours l'amour avec ma grand-mère. Parfois, le vendredi soir, ma mère me donnait un poulet et je me rendais chez mon grand-père pour qu'il l'égorgé selon le rite. Pour moi, bien sûr, c'était un service gratuit. Le grand reproche qu'il me faisait était de ne pas parler yiddish. Chez nous, tout le monde parlait yiddish, et je comprenais. Mais je parlais polonais. Quand il voulait se moquer de moi, me couvrir de honte, mon grand-père me disait : « Allez, dis quelque chose en yiddish... » Et moi j'étais confus, je ne pouvais pas. Je ne parlais que polonais. Même là, à Paris, quand je parle avec des Polonais, ils sont très étonnés : « C'est drôle, me disent-ils, vous parlez polonais comme nous, sans accent. » Même mon père, Yankel, n'est jamais parvenu à parler polonais. Jamais. Quand je suis arrivé en France, ce qui m'a frappé, c'est que les Juifs français la plupart du temps parlaient le français correctement, comme les Français. En 181
Pologne, les Juifs esquintaient la langue. Cela les rendait furieux, les Polonais. Les Juifs ne vivaient qu'entre eux, ne parlaient que yiddish. Moi, j'étais plutôt l'exception. C'est en France que j'ai vraiment appris le yiddish, à Belleville, chez ma tante Shoshé. Parce que je ne connaissais pas le français et qu'ils parlaient trop mal le polonais. Ils se moquaient de moi, au début, me demandaient si je n'étais pas devenu catholique. *
À la naissance d'Esther, Fanny emménagea à Domène, à quelques kilomètres de Grenoble. Elle y vécut en résidence forcée, chez une Italienne qui ne réclamait pas un loyer trop élevé. Fanny se fit appeler Simone Poulat. Elle réussit même à abuser le service d'état civil de la mairie en obtenant qu'on lui délivre une fausse carte d'identité. C'est-à-dire une vraie fausse. Simone Poulat, c'était mieux, tout compte fait, que Fraïdla Tenenbaum. L'ennui, pourtant, c'est que Fanny se promenait avec les deux, la vraie, qui la mettait en danger de mort, et la vraie fausse, qui attestait sa « francité ». L'eût-on interpellée et fouillée, elle se faisait arrêter. Et c'est bien ce qui faillit lui arriver un jour de janvier 1944, tandis qu'elle promenait Esther en landau. Deux individus vêtus en civil l'abordèrent, lui demandèrent si elle connaissait quelqu'un répondant au nom de Fraïdla Tenenbaum. Non, elle n'en avait jamais entendu parler. « On va aller voir à la mairie », dit l'un des deux policiers. Fanny remonta chez l'Italienne, emmitoufla Esther, prit le premier car pour Sassenage où résidait Mme Kurtz.
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Au camp de Birkenau, l'oncle Avroum est arrivé avec un pharmacien de Nancy. Celui-là comprit vite la situation. Son premier geste fut de se saisir d'un bâton et de frapper. Des Juifs! des frères! s'écrie Tauba, des bêtes, ils sont devenus là-bas! Les privilégiés, poursuit Avroum, travaillaient au Sonderkommando et au « Canada », sur la place de triage. Comme mon Yankelewicz. Lui, pouvait trafiquer. S'il désirait un poulet rôti, il l'obtenait sans difficulté, et de même pour l'alcool. Il pouvait se déplacer d'un camp à l'autre. Il travaillait au triage des vêtements des Juifs passant à la chambre à gaz sitôt leur descente du wagon. Et chaque vêtement renfermait un objet précieux, un diamant la plupart du temps. Que le convoi vienne de France, de Hollande, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Grèce, les Juifs avaient eu le même réflexe de se munir d'une pierre précieuse. Il m'a aidé, Yankelewicz. Parfois, il m'apportait une assiette de soupe, il pouvait se déplacer. Un jour, je suis allé la chercher moi-même, l'assiette de soupe, jusque dans son block. Je suis revenu avec trois dents en moins. Son Blockâlteste, un Polack, m'a surpris et m'a donné un coup de poing dans la mâchoire. Yankelewicz, dit Tauba, est mort il n'y a pas longtemps, à Néris-les-Bains où il faisait une cure. C'est lui, poursuit Avroum, qui a voulu que j'aille dans les mines de Jaworzno, que je ne sois pas brûlé dans un des quatre fours. Pourquoi ? Parce que c'était un landsman. Son grand-père, son frère, tous des Yankelewicz, ont travaillé chez mon grand-père. Une fois, raconte Tauba, ton oncle se promène avenue 183
Secrétan. C'était juste après la guerre. Qui est-ce qu'il voit? Un ancien Blockâlteste, mais pas de son block. C'était un assassin, dit Avroum, un des assassins de Birkenau, block 5. M. Schafman, il s'appelait. Moi, dit Tauba, je ne connaissais pas ce type-là. Ton oncle le voit et lui dit : Tu vas où, comme ça? Il voulait lui montrer qu'il le reconnaissait. Et Mathieu demande : C'est qui, un Allemand, un Polonais? Et Tauba et Avroum, ensemble : UN YIDl UN YIDl Chez nous, à Jaworzno, dans les mines, nos Blockâlteste étaient au départ des criminels de droit commun allemands, des triangles verts. Puis, ils furent envoyés sur le front russe. Aussi, pour les remplacer, ils ont pris des Blockâlteste un peu partout, à Birkenau et à Auschwitz. Lui, le Schafman, a été ainsi Blockâlteste à Jaworzno. Il habitait rue Saint-Antoine, dit Tauba. À partir d'un moment, à Jaworzno, il fut interdit de battre un Hâftling. Il fallait toujours plus de charbon. Tous les quinze jours avait lieu une sélection. Les déportés trop épuisés étaient gazés à Birkenau. Dans les mines, il y avait des Ukrainiens, des Polonais. Ils avaient droit aux colis, eux. Pas les Juifs. Nous, on n'avait droit à rien. Ce M. Schafman m'a sauvé la vie. Voici comment. On pendait ceux qui avaient vendu leur chemise. Les kapos inspectaient les blocks, les Hantlogen : ceux qui étaient surpris sans leur chemise étaient pendus le lendemain. Moi, j'avais vendu la mienne contre un morceau de pain, au fond de la mine. Et ce Schafman m'a procuré une chemise, me sauvant la vie. Pourquoi fallait-il à tout prix une chemise? Pour résister aux intempéries. Et les Allemands n'en avaient plus à distribuer. Et il fallait qu'on tienne le coup pour produire. C'était la fin, déjà. La fin pour eux, mais aussi la fin pour nous. On savait qu'ils nous tueraient tous, tôt ou tard, juste avant la fin. 184
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Au début de 1944, Fanny et Esther sont à Sassenage, Charles à Grenoble dans les F.T.P. Quant à l'oncle Avroum, on l'envoie à Varsovie pour déblayer le ghetto. Faire place nette. Le ghetto est liquidé depuis plusieurs mois. Les Allemands ont des projets d'urbanisme mirifiques. Il s'agit de tout raser. Des Juifs d'Auschwitz vont accomplir ce travail. *
À Sassenage, chez Mme Kurtz, Fanny retrouve son amie Faïgelé. Elle attendait un enfant. Se trouvaient là son «fiancé», et la mère de son fiancé. Fanny n'avait pas d'argent, ne savait où aller. On la recherchait. Mme Kurtz l'installa tant bien que mal. Mais il apparut que tout ce petit monde ne se supportait pas. Ni les « belles-mères », ni le fiancé et sa mère. Ni Faïgelé et sa future belle-maman, ni Mme Kurtz et son futur gendre, ni même Faïgelé et son fiancé. C'étaient des cris incessants. Ceux d'Esther mirent un comble à la cacophonie. Faïgelé décida que Fanny ne pouvait dormir ici. Sa mère lui remettrait un peu d'argent, de quoi prendre une chambre d'hôtel. À nouveau, Fanny emmitoufla la petite et descendit vers la nuit, le froid et la neige. Dans la rue, elle connut un moment de grand désespoir. Rywka et Esther déportées. Charles Dieu sait où. Elle renonça à chercher un hôtel. Elle pénétra sous une porte cochère, se laissa glisser à terre, contre le mur, serra Esther contre elle, regarda la neige tomber. Elle pensa à son père, à Szymon, son seul point d'ancrage. Ils s'écrivaient régulièrement. Quand Fanny sut qu'elle était enceinte et qu'elle garderait le bébé, elle l'avertit aussitôt. Il avait bien réagi. 185
Ce n'était pas dramatique. Elle était sa fille, et le resterait toujours, quoi qu'il arrive. Szymon lui fit parvenir un immense colis de vêtements, des choses tricotées à la main, des brassières, une énorme caisse expédiée par chemin de fer. Les chemins de fer, à l'époque, ne servaient pas qu'à déporter les Juifs. À propos, écrivit Szymon, on avait « pris » son frère, Avroum, qui lui avait envoyé un mot de Drancy. Il se portait bien, disait-il, mais était sans nouvelles de Rywka et d'Esther. Szymon le lui avait bien dit : il fallait se faire recenser. Il fallait être en règle. Tant que les Juifs seraient en règle, on ne leur ferait pas de mal... Ces propos avaient mis Fanny en fureur. Et sa mère et sa sœur, n'avaient-elles pas été en règle? Si j'ai craint de poser des questions à l'oncle Avroum, si jamais je n'ai songé à obtenir de lui davantage et davantage, si la pensée ne m'est pas venue d'extirper de lui tout ce qu'il sait, il est vrai que le soir, en rentrant, m'accusant de m'être mal préparé, d'avoir été trop pleutre, je m'en suis voulu d'avoir été au-dessous de tout, d'avoir gâché cet entretien. Et puis, je me suis dit que j'avais très bien fait, bien que ce fût involontaire de ma part, de ne pas m'être comporté à l'égard de mon oncle comme un journaliste désireux d'exploiter son témoin jusqu'à la moelle. Ce qu'il m'a dit de Birkenau ne me permet assurément pas de m'en faire une idée générale. Dans son récit, je ne le vois pas, lui, Avroum, à Birkenau. Non plus qu'à la mine de charbon de Jaworzno. Je ne le vois pas en proie à la faim, aux coups, à la torture, au froid, à la maladie. À Varsovie non plus, je ne le vois pas. Je ne vois rien. Je ne peux rien voir. Je ne veux rien voir. Je ne dois rien voir. Vouloir voir me placerait du côté du S.S. chargé de voir par l'œilleton de la chambre à gaz l'état des gazés.
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C'est, dit-il, parce qu'il avait encore un peu de force qu'on l'a choisi, lui, Avroum Tenenbaum, pour aller au ghetto, après que les Juifs du ghetto eurent été ou déportés ou fusillés sur place. Avroum raconte : Nous sommes partis au début de 1944 à Varsovie. Notre tâche consistait à faire exploser les maisons. Quand il n'y avait pas de blocks pour nous abriter, on couchait dans une maison encore debout. Les Allemands nous gardaient. Ils faisaient l'appel le matin et le soir, comme au camp. Pour faire exploser les maisons, on pratiquait un trou dans le sous-sol et dans les plafonds. Ensuite, le Meister, un « Polack » venait et posait des explosifs. Alors, nous sortions et cela sautait. Il restait encore de nombreuses maisons dans le ghetto. Malgré leurs chars, leurs tanks, leurs bombes, ils n'avaient pas pu tout démolir et raser. Nous sommes venus là pour terminer leur travail. Quand on entrait dans une maison, on trouvait toujours quelques morts, des cadavres pour la plupart en voie de décomposition, des gens qui avaient été asphyxiés. On les sortait. Et puis on est reparti à Jaworzno. Il ne dira rien de plus sur Varsovie. Et je ne lui demanderai rien de plus. Voilà : des maisons, des cadavres, des ruines. Que veux-tu savoir de plus ? Une fois qu'on te dit : la mort, quelle question veux-tu encore poser? Savoir ce que ça fait que de piétiner la mort, de fouler le sang, de porter des cadavres à longueur de journée, de respirer continuellement l'air-de la mort? Savoir ce que ça fait que de vivre des mois, des années, plongé dans un bain de m o r t , ET DE NE PAS MOURIR SOI-MÊME? DE SURVIVRE À Ç A ?
C'est
ce que tu voudrais savoir, au fond. Mais tu ne sauras rien. 187
De retour à la mine de Jaworzno, Avroum eut un Polonais pour chef, un Polonais de la ville même de Jaworzno. Il s'appelait Tszupek. Tszupek, il s'appelait, répète Avroum comme s'il affectionnait ce nom. Tszupek n'était pas antisémite. À Avroum, il apportait parfois un bout de pain au fond de la mine, et même avec un peu de saindoux. Tous les jours, il lui disait : « Zydku, Juif, aujourd'hui on va prendre un kilo de charbon en moins. On n'est quand même pas ici pour crever... » Ce Tszupek, outre qu'il n'était pas antisémite, n'était pas bête non plus. *
Fanny s'apprêtait à passer la nuit là, recroquevillée sous cette porte cochère, en attendant le petit jour. Mais elle résolut d'aller quand même en quête d'un hôtel. Elle sortit sous la neige. Et qui vit-elle, là, venant vers elle, un milicien en habit noir ? Non : le fils du boucher de la rue Bisson, Aby Dawidowicz, le grand frère de Ginette. Miracle. Il avait une « planque », et Fanny le suivit. Et quand, dans la chambre, Aby ôta son trench-coat, le fusil-mitrailleur qui surgit parut à Fanny plus grand qu'elle. Autour de sa taille était en outre disposé tout un arsenal de grenades et de cartouches. Aby fit du feu. Fanny changea sa fille. Et ils se mirent au lit. Aby était en mission. Son détachement F.T.P. « faisait » la ligne Grenoble-Lyon. Aby devait repérer les lieux. Dès demain, ils emprunteraient le tramway au centre de Grenoble jusqu'au terminus de Sassenage, parcourraient le reste du chemin à pied, la nuit, jusqu'à Voreppe. Arriveraient sur les lieux à minuit, le train devant passer à minuit et demi. Ils seraient munis d'une barre de fer avec laquelle, une fois ôtés les boulons des rails, ils feraient 188
levier. Puis, deux volontaires resteraient près du talus tandis que les autres se replieraient. Alors, raconte Aby, on entendrait le bruit du train, et puis apparaîtraient la lumière et la fumée; on distinguerait des brindilles incandescentes sortant de la cheminée. La locomotive, d'abord, déraillerait, se coucherait comme une bête blessée. Les wagons s'emboîteraient les uns dans les autres dans un immense, terrifiant raffut. Alors seulement, les deux volontaires rejoindraient le groupe en retrait. Là, ils resteraient jusqu'à l'aube, l'heure du premier tramway de Sassenage pour Grenoble. Rentreraient vers sept heures du matin, iraient se coucher. Dans la nuit, Fanny entendit un homme sangloter. Aby avait appris la veille que Ginette, sa petite sœur, avait été déportée. *
Avroum raconte : Un soir, en remontant de la mine, il fallut qu'on parte. Nous avons dû marcher cent quatre-vingt-dix kilomètres, de Jaworzno à Blechhammer. C'est la marche de la mort, dit Tauba. Nous sommes partis quatre ou cinq mille. La moitié seulement est arrivée, deux matins plus tard, devant la porte de Blechhammer. Il faisait encore nuit. On nous a comptés. J'ai perdu connaissance. À Blechhammer, je suis arrivé comme mort. Je ne sais même pas si mon cœur battait encore. On avait marché deux jours et deux nuits, en s'arrêtant un moment dans des hangars sur la route du côté de Gleiwitz. Celui qui tombait par terre était aussitôt abattu d'une balle dans la tête. C'est la marche de la mort, dit Tauba. En arrivant à Blechhammer, dans la baraque, j'ai grimpé sur un des lits où étaient disposées des paillasses de sciure. De toute la force qui me restait, j'ai 189
tiré sur moi deux paillasses jusque par-dessus la tête - je devais peser trente-quatre kilos - et quand je suis revenu un peu à moi, sous ces deux paillasses, j'ai entendu un vacarme épouvantable dans tout le block. J'ai regardé. Tout le monde courait. Je suis descendu du lit, j'ai joué des coudes. Les gars avaient chipé un sac de sucre en poudre, je ne sais où ni comment, et ils m'en ont versé dans mes paumes. Je suis retourné dans le lit que j'occupais et j'ai commencé à lécher ça. Et je me suis replongé sous les paillasses où je suis resté jusqu'au lendemain. Au point où j'en étais, ce qui arriverait, arriverait. Quand je me suis réveillé, il régnait une grande tranquillité dans le camp. On n'entendait pas une mouche voler. Dehors, à l'extérieur de la baraque, des cadavres par dizaines. Des gens qui étaient sortis, avaient voulu se planquer. Le froid et l'épuisement les avaient achevés. Un mort, chez nous, ce n'était rien. Un mort, c'était zéro. On se disait tous les jours : si j'étais mort, je serais heureux. Et puis on a entendu des obus éclater. Et puis les Allemands sont arrivés dans le camp. Il n'y avait pas de S.S. parmi eux. Ils voulaient nous tuer tous. Ils ont dit : « Ailes raus. » Les Russes étaient à deux pas. Ceux qui sont sortis ont été tués. On les retrouva un peu plus tard, fusillés, dans un petit bois pentu, près d'un chemin de fer. Tous allongés bien proprement, en rangs, en sang. Les Russes sont entrés dans le camp le 25 janvier 1945. En France, à cette date, Grenoble est depuis longtemps libéré. Charles a rejoint Fanny. A Sassenage, c'était la fête. Esther avait moins d'un an. Dès le mois d'août dernier, Charles avait précédé Fanny à Paris. Il était arrivé à minuit à la gare de Lyon. Comme il n'y avait plus de transports en commun, il gagna Belleville à pied, monta la rue Oberkampf, longea le boulevard 190
de Belleville, passa par la rue des Couronnes, arriva rue Lesage où habitait Szymon Tenenbaum, le père de Fanny, Charles était chaussé de fortes godasses allemandes à semelles cloutées. Le bruit de ses propres pas martelant le macadam lui fit peur. Il se vit, sans savoir pourquoi, sous les traits d'un Allemand et il ne parvenait à évacuer de sa tête la scansion d'un slogan S.S. : « Dur comme l'acier Krupp, dur comme l'acier Krupp... » Quelques années plus tard, quand il entendrait Charles Trénet chanter Retour à Paris : Revoir Paris Et me retrouver chez moi Seul sous la pluie Parmi la foule des grands boulevards, il retrouverait chaque fois intacte l'émotion qu'il ressentit ce matin-là, peu de temps après la Libération, de retrouver Paris. Mais seul. Charles fit la connaissance du père de Fanny qui occupait le logement de son frère, Avroum, dont il restait sans nouvelles depuis sa lettre de Drancy. Szymon Tenenbaum fut heureux de le voir. Il avait hâte de bientôt retrouver sa fille avec la petite Esther. Cela se produisit à l'aube d'un jour de novembre 1944. *
L'oncle Avroum ne vit les soldats soviétiques investir le camp que le 24 janvier 1945. On l'emmena dans un petit bourg, à Grosswalden, et on le soigna dans une église. Puis un camion russe le conduisit à Gleiwitz, dont les boulangers étaient contraints de fournir du pain à tout déporté qui se présentait. Puis ce fut Katowice, point de 191
départ d'un long trajet pour Odessa, dans des wagons à bestiaux. Les Soviétiques remirent à Avroum un bleu de travail à la place de son « pyjama ». Il quitta Odessa le 1er mai 1945 au soir. Passa douze jours en mer sur le Monoway, un bâtiment australien. Avroum arrive à Marseille le 12 mai 1945. Trop épuisé pour prendre le train avec les autres, rejoindre Paris et gagner l'hôtel Lutétia, il débarque à la gare de Lyon deux jours plus tard en bleu de travail, mais sans chaussures : ses pieds étaient revêtus de papier. Il prit le métro. Il pesait trente-quatre kilos. C'était le 15 mai 1945. *
Charles raconte : Dans la rue, quand je reconnaissais d'anciens amis retour du camp, en veste de déporté, tête rasée, je leur disais bonjour de loin, n'osant m'approcher d'eux. J'évitais de parler aux mères dont les fils n'étaient pas revenus ou avaient été fusillés. Les gens, je les entends encore, disaient : « Bah, ils ne sont pas tous morts. Ils sont bien revenus, ceux-là. » Et puis, et puis j'ai rencontré un Juif de Varsovie qui avait connu ma mère. Il était de Nowolipie, lui aussi, avait habité dans l'immeuble de l'épicerie je crois. Il s'était réfugié en Russie pendant la guerre et retourna à Varsovie en 1945. Il rencontra des Juifs restés cachés en zone aryenne durant l'occupation. Quelqu'un lui a parlé de ma mère. Elle s'était très bien débrouillée, lui a-t-on dit. Formidable, elle avait été. Elle hébergeait des gens malades, atteints du typhus. Les cachait chez nous, leur apportait à manger. Tout le monde, au ghetto, l'adorait. Il paraît même qu'on lui a consacré un livre. Mais je ne l'ai jamais trouvé, ce livre. Ce n'est peut-être pas vrai. Ou peut-être qu'il existe, quelque part, dans une bibliothèque de Varsovie. Ou à 192
Jérusalem. Ou à New York. Elle était très courageuse. Trop, même. Juste avant la liquidation du ghetto, soudain, elle en eut assez. Elle endurait tant de malheurs, tant, qu'elle alla trouver les autres, les Allemands, elle a dû tant souffrir, voir tant de malheurs chez elle et autour d'elle, tant, elle leur a demandé qu'ils la tuent. Elle ne pouvait plus continuer à vivre. Une crise de nerfs. Ils n'ont pas dit non. Pour ça, ils ne disaient pas non. Ils ont dû la conduire à YUmschlagplatz. A dû être gazée aussitôt à Treblinka II. Un silence. Nathan, mon frère aîné, est passé du côté soviétique pendant l'occupation. Il a dit à ma mère de venir. Si elle le décidait, tout le reste de la famille la suivait. Mais elle, comme une vraie yiddishé mamè a dit : « Quoi ? je vais laisser tout ça, la maison, le betgevant, la literie... J'ai le temps : je vais vendre calmement tout ça, et ensuite je viendrai... » Elle promettait, promettait sans cesse, et puis ce fut trop tard, pour elle et pour tout le monde. Bolek était fiancé avec une jeune fille de Wilno. Quand les Allemands sont venus, il est allé la rejoindre. Ils ont été déportés. Ma sœur Guta, finalement, s'est décidée un jour à rejoindre Nathan en U.R.S.S. Elle laissa son mari à Varsovie car ce Micha Peltzman attendait toujours un meilleur moment pour partir. Elle paya quelqu'un pour passer la ligne de démarcation et arriva à Grodno. Mais les Allemands furent plus rapides. C'est de Grodno qu'elle se fit déporter. Elle eut le temps de confier sa petite fille à un médecin polonais qui l'a gardée pendant toute la guerre. Aujourd'hui, cette nièce vit en Israël. C'est la seule, avec Nathan, qui ait survécu. Nathan, avant-guerre, avait réalisé une sculpture, le tennisman. Elle devait être exposée à l'occasion des jeux Olympiques à Berlin en 1936. Mais il a refusé. Cette sculp193
ture est donc restée chez nous, dans notre chambre. L'intérieur était creux et ma mère, quand la guerre a éclaté, y cachait des provisions. C'est ce que Nathan m'a dit quand je l'ai revu. Lui, après la guerre, est retourné à Varsovie, chez des haverim d'un kibboutz de YHashomer Hatzaïr. En Union soviétique, il avait changé d'aspect. « Comme ça, lui a-t-on dit, pendant la guerre, tu t'es fait an arishn pounem, un visage aryen. » C'était un jeu de mots avec a naarishn pounem, un visage d'idiot... Un silence. Ils sont tous morts. Ma mère à Varsovie (mon père est mort avant la guerre). Bolek, à Wilno. Ma sœur, à Grodno. Mon beau-frère, Micha Peltzman, à Varsovie. Il ne reste que mon frère Nathan, aujourd'hui à New York. Et une petite-nièce, en Israël. Un silence. Quand Nathan est revenu à Varsovie, il était avec deux Juifs. Ils se sont mis en tête de revoir leurs maisons. Nathan est allé à Nowolipie. Tout était rasé. Il n'y avait RIEN. RIEN. C'ÉTAIT UN CHAMP.
À côté de chez nous, à Nowolipie, il y avait un bazar. Un des Juifs qui accompagnaient Nathan vit quelque chose qui pendouillait, comme une enseigne, à un crochet sur une ruine. « Peut-être que c'est ça. Je crois que c'était ici, à cet endroit, que tu habitais... » Un silence. Après la guerre, quand j'ai réalisé que j'avais perdu mes parents, je me réveillais toutes les nuits. On les a assassinés, on les a assassinés, je me répétais. Je ne comprenais pas. Je n'arrivais pas à comprendre comment on avait pu supprimer quelqu'un parce qu'il était juif. Mais comment, je me disais, ils ne marchaient pas sur quatre pattes! C'est 194
vrai, ils étaient pauvres, mais pas nuisibles! Aujourd'hui encore, je ne comprends pas. Cela me dépasse. Mon cerveau se bloque. Un silence. Après la guerre, j'avais vingt-cinq ans. J'étais vieux. Et puis, on m'a raconté que pour beaucoup c'avait été bien plus tragique. Pour ma part, ça me suffit. J'ai eu assez. Qu'est-ce que tu veux savoir de plus ? On ne peut rien faire pour que le passé revienne, pour que ce qui eut lieu n'ait pas eu lieu. Un silence. Ma mère me disait toujours : Je ne souhaite qu'une chose dans ma vie, c'est vivre assez longtemps pour savoir ce que tu feras plus tard. C'est mon rêve. Parce que tu es mon mouszikl. Elle me disait : ... *
Fanny et Charles attendirent le retour de Rywka et d'Esther. Esther-Rose grandit dans cette attente. Elle dut participer à cette attente. Au contraire de !a combler, de l'apaiser, d'en matérialiser l'illusion, la vanité, elle dut être, par son seul nom, la présence même, patente, visible, bruyante, de l'absence. Puis la naissance de Mathieu, après la guerre, agrandit le cercle de famille. Le cercle de famille élargit le trou en son milieu. Le cercle de famille décrivait le pourtour d'un trou. Un trou que rien ni le temps ne combleraient. Ni la naissance de Yanick. Ni le mariage d'Esther avec Simon P. Ni celui de Mathieu avec Véronique Piquet. Ni la naissance de Julien : plus le cercle s'agrandissait, plus le trou, au centre, s'élargissait. Un jour, il deviendrait vaste comme la mer. Alors peut-être ne le verrait-on plus, tant il serait vaste. Peut-être, songe Mathieu, Esther s'est-elle tuée pour 195
faire en sorte que le cercle cesse de s'agrandir, que les bords du trou se resserrent, qu'on n'oublie pas qu'il y eut, qu'il y a encore là un trou. Qu'on n'oublie pas qu'ils viennent, eux, de ce trou, de cette mer de cendres. Qu'une génération entière de Juifs est née de ce trou, de cette merlà. Qu'elle dut, autrement que d'autres, apprendre ou réapprendre à respirer. A se tenir sur la terre, à se retenir à la terre, sur le bord de la terre comme sur le bord d'une fosse, les pieds ballant au-dessus des cadavres nus amoncelés, concassés, sanguinolents.
3
L'été qui a précédé notre séparation, Esther est allée à New York. Elle en rêvait depuis des années. De là-bas, elle me téléphonait. En P.C.V. Ça m'agaçait, ça coûte cher, quand même. Et pour me dire quoi ? Qu'elle voulait qu'on se sépare. Moi déjà que ça ennuyait qu'elle téléphone de New York en P.C.V., je n'avais pas tellement envie de prolonger la conversation. Mais pour entendre ça en plus! Alors, je me taisais. J'étais abasourdi. Oui, pourtant, je lui disais : Bon, on se sépare. Et elle se taisait à son tour. Et je me taisais aussi. Ça coûtait cher, quand même, tout ce silence. Ça faisait beaucoup de sous pour ne pas dire grandchose. Elle aurait aimé, peut-être, oui, ça doit être ça, que je proteste, que je lui dise à genoux, enfin, « à genoux » : Mais non, on reste ensemble, j'y tiens, je tiens beaucoup à toi, ce serait une erreur de se séparer, j'ai besoin de toi, on s'aime encore non ? et moi jamais je ne pourrais rencontrer quelqu'un qui te vaille, c'est impossible, je ne trouverai pas mieux, allez, on va essayer encore, reprendre à zéro, sur d'autres bases, on va parler, mettre les choses à plat, voir si, et résoudre ça. Mais non, je me taisais. J'en avais assez. Tu comprends, ça, j'en avais assez. Vraiment. Alors, je me taisais. Ça coûtait cher, son voyage, ses téléphones. Elle allait à New York pour me téléphoner ou 197
quoi ? Elle aurait pu le faire de Paris, même pas, elle aurait pu me parler, comme ça, directement, chez nous. D'ailleurs, je lui aurais dit la même chose, elle ici ou à New York ou ailleurs, je lui aurais dit : Bon, d'accord, si tu veux, on se sépare, comme tu veux. Qu'est-ce que je pouvais lui dire d'autre? Me mettre à genoux, supplier, quémander? Je te demande. L'année précédente, elle était tombée amoureuse d'un cinéaste, ça me gêne de te raconter ça. Enfin. Jacques Lipshitz, il s'appelait. Un beau type, oui, c'est vrai. Mieux que moi. Physiquement, au moins. Pour le reste, un sale type. Il préparait un film sur les camps, tu vois le genre. Elle ne parlait que de lui, lui téléphonait et lui écrivait sans arrêt. Elle me disait tout, c'était plus fort qu'elle. Parce qu'elle ne me trompait pas, attention. Pas du tout. Non, elle me racontait tout. Pour m'embêter, peut-être. Ou parce que c'était plus fort qu'elle. Voilà, c'était plus fort qu'elle. Et puis, elle a été de plus en plus malheureuse. Ça non plus elle ne pouvait pas le dissimuler. C'était peutêtre qu'il faisait un film sur les camps, qui la grisait. Mais moi aussi, je lui disais, je peux t'en parler, des camps. Et mieux que lui, encore, bien mieux. De l'intérieur, moi je peux. Parce que mes parents y sont allés, à Auschwitz, et ils y ont été gazés, tu le sais, ça, je lui disais. Je peux tout te dire, moi, sur ce sujet. Comme si j'y étais allé moimême. Comme si. Tu veux savoir quoi? Tu as des questions précises? J'ai tout lu, là-dessus. Mais même si je n'avais rien lu, c'est pareil. Alors, tes questions, j'écoute. Quoi, un film sur les camps, ça veut dire quoi? Quel sens ça a, un film sur les camps? C'est de l'ethnologie? Une histoire d'amour à Auschwitz? Un documentaire? Un film pour la télé? Avec des vedettes, peut-être, des stars? Ou alors, un film porno? Je peux te le raconter, moi, le film porno à Auschwitz. Qu'est-ce qu'il va te dire de plus, le Lipshitz? 198
Je te demande. Ça t'excite, hein, Auschwitz? Parce que ça rime avec Lipshitz? Ou le contraire, non? Je te demande. Tu vois, je ne suis pas Mme Polack, mais j'ai tout compris, je lui disais. Et Jacques Lipshitz, apparemment, ne lui prêtait guère attention. Du moins ai-je cru comprendre. Il avait sans doute d'autres femmes à sa disposition. Il devait se tailler un beau succès dans les salons qu'il fréquentait : Je fais un film sur Auschwitz. Ah oui, tu penses, ça devait faire cercle autour de lui, ça devait tendre l'oreille, on entendait le mot, on s'approchait, c'était à qui parviendrait à le toucher, le Lipshitz, un nouveau Dieu, un dieu des années 80, à la hauteur des années 80, tout ce qu'il fallait pour les années 80, il avait, le Lipshitz. Ah, Esther me décevait, oui. Ce n'était pas de la jalousie de ma part, ne crois pas. Mais de la déception, seulement une grande déception. Une infinie déception. Tu ne peux pas savoir. Il devait sentir, Jacques, qu'avec Esther il risquait de s'engager dans une histoire pas possible, sans issue. Parce que quoi, qu'était-elle prête à perdre exactement? Avaitelle bien tout mesuré? Pesé le pour et le contre, en allant avec lui? C'était oui-oui, ou oui-peut-être, ou oui-je vais réfléchir? C'est ça qu'il voulait savoir, Jacques. Elle avait beau lui dire, je suppose, que de moi elle avait assez, que je ne la comblais pas, que j'étais ceci et cela, et trop ceci et pas assez cela, au fond, elle ne savait pas, Esther, elle n'était pas vraiment prête. Amoureuse, oui. Le désirant? Mais oui, puisqu'elle le lui disait. Mais prête à franchir le pas, là, maintenant, demain? Ce n'était pas décidé. Il lui fallait encore de la réflexion. Sa réflexion, c'était moi. On était vraiment frère et sœur, tu vois. Mais que pouvais-je lui dire? Je te demande. Comme tu veux, je disais. Si tu veux. Que lui dire d'autre? Et elle me reprochait de ne pas l'aider, tu te figures? Qu'attendait-elle? Que je lui dise : 199
Mais Esther, ça me ferait tant plaisir que tu ailles avec lui, vraiment, ce serait la plus belle chose que tu pourrais faire pour moi, je t'en prie, fais-le, n'hésite pas. Et puis, tu verras, tu choisiras en connaissance de cause, tu prendras le meilleur, j'accepterai ton choix? Non, ça, je ne pouvais pas le dire. Une carpette, un shmattè, tout ce que tu voudras, qu'elle y saute à pieds joints, mais pas à deux quand même, pas avec lui ! Alors, je lui ai dit : Si tu vas avec lui, je te quitte, voilà, tu le sais. Ah vraiment, je ne l'aidais pas, j'étais un monstre d'égoïsme. Et ses cris, alors, ne faisaient qu'avouer sa culpabilité. Car elle pleurait aussitôt. Elle se sentait extrêmement coupable à mon égard. Elle m'avait déjà trahi, non? Et elle était encore très attachée à moi. Tout cela la dépassait totalement, et moi aussi. Je ne pouvais pas du tout me mettre à sa place. Et pourquoi, d'ailleurs, me serais-je mis à sa place? Je te demande. C'était mon rôle, peut-être? Je ne comprenais rien à son histoire et elle-même ne semblait pas la comprendre beaucoup plus. Et puis, un soir, très calmement, dans notre lit, dans la pénombre, je me souviens très bien, elle a fini par le dire, elle a fini par la dire, la parole qu'il ne fallait pas, celle qui ferait forcément tout déborder, et j'étais prêt à tout entendre sauf cette parole, justement, surtout dite comme ça, calmement, comme après une vraie réflexion. Elle a dit : Voilà Simon, je ne t'aime plus, je ne t'aime plus, voilà Simon. Et moi j'étais prêt à tout entendre, et même ça, j'en avais tellement entendu, on se disait tout, on était comme frère et sœur, et c'est peut-être ça, qui n'allait pas, qu'on soit comme frère et sœur, on ne formait qu'un. Il ne faut pas être comme frère et sœur, c'est mauvais, c'est fatal. A la fin, on étoufife. Ce n'est pas ton cas, j'espère, avec Véronique? Eh bien, même ça, Je ne t'aime plus, j'étais prêt à l'entendre, j'étais prêt à tout. En tout 200
cas, je croyais. Parce que justement, ça, je ne pouvais pas. Mais c'est dans les jours qui ont suivi que j'ai bien vu que je ne pouvais pas, que ça ne passait pas, que ça me laissait un goût d'amertume, un goût qui persistait et qui persiste encore peut-être. Non, sur le coup, je me suis borné à lui dire, à lui répéter : Comme tu veux, Esther, si tu veux, Esther, c'est toi qui choisis, Esther. Et alors elle a pleuré, pleuré à n'en plus finir. Mais j'en avais assez. Je savais bien au fond de moi que je ne devais pas lui répondre ça, Comme tu veux, si tu veux. Que je devais protester, pleurer, m'évanouir, que sais-je? Et avec le recul, je comprends une chose, tu vois, c'est que je répondais ça parce que je le pensais vraiment, c'est-à-dire que ça m'était à ce momentlà vraiment égal qu'elle me quitte, qu'on se quitte. Elle pouvait dire ce qu'elle voulait, j'abondais dans son sens, quelle que soit sa décision, et même, en se prononçant, elle décidait, elle déciderait pour moi. Je ne t'aime plus, on se quitte, peut-être était-ce justement les paroles que moi j'avais envie de prononcer. Les paroles que moi je n'osais pas prononcer, et que je lui laissais la responsabilité de dire, de dire. Parce que je n'osais pas les dire moimême, courageusement. Mais en réalité, elle ne dit rien. Elle émit simplement le souhait d'aller à New York. Pourquoi New York, tu diras. Pourquoi pas New York. Elle avait ses raisons, et ça m'était égal, vraiment égal, j'en avais assez. Faire le point, disait-elle. Bon, va faire le point, je lui disais, va à New York, je lui disais. Jaloux du cinéaste? Non, pas du tout. Pourquoi auraisje été jaloux? J'étais convaincu qu'elle n'irait pas avec lui, jamais. Je pouvais dormir tranquille. Parce qu'en allant avec lui, du même coup c'est elle qui décidait, qui tranchait. Et elle n'en était pas capable, bien qu'une de ses amies, Anna Krawetz l'incitât à le faire. Mais les conseilleuses, n'est-ce pas, ne sont pas les payeuses. Moi non plus 201
je n'en étais pas capable, capable de dire : Tiens, regarde, j'ai fait ma valise, je pars demain, j'ai retenu une chambre d'hôtel. Incapable de dire ça, parce que j'étais incapable de le faire. Tu me vois, tout seul dans une chambre d'hôtel, tout seul comme un chien? Je n'avais qu'elle au monde, tu comprends. Je n'ai plus mes parents, moi. Vraiment qu'elle au monde. Et puis, Lipshitz, il ne voulait pas d'elle. Pas son genre, sans doute. Trop bien pour lui, Esther. C'était bloqué, tu vois. On a vécu six mois dans ce blocage. Je me réfugiais dans mon travail, à la Faculté. Et elle, se réfugiait dans rien. Elle n'arrivait plus à écrire, elle n'arrivait plus à rien. Je n'avais plus envie de la toucher. Elle m'était devenue non pas étrangère, mais comme une sœur, tu vois, une sœur qui a des ennuis, mais pour qui tu ne peux pas faire grand-chose, pas faire grand-chose. Et Auschwitz ? Non, Auschwitz, rien du tout, aucun rapport. Pourquoi? Un jour, pour égayer un peu l'atmosphère, on a décidé d'inviter des gens. J'ai invité mon directeur de thèse et sa femme, d'origine allemande. C'est un homme assez bavard, d'une conversation agréable au demeurant. À un moment, il raconta tout le temps qu'il leur avait fallu l'année précédente, pour accéder avec leurs enfants au site de Rocamadour, ou quelque chose comme ça. C'est bien simple, dit-il, devant nous il y avait déjà trois cars d'Allemands. Alors chacun a hoché la tête, et Esther a lancé : Vous ajoutez un quart d'Ukrainiens, et vous étiez à Auschwitz. Personne n'a compris, sauf moi. J'ai eu un rire nerveux... Je savais qu'elle ne l'aimait pas vraiment, Lipshitz. C'était impossible. Je la connaissais bien, quand même, ta sœur. Elle ne pouvait pas aimer quelqu'un comme lui. Sinon par folie, par folie. Et puis, l'année d'avant, ça allait mal, pour elle, au lycée. Elle ne supportait plus d'enseigner. Ou de travailler tout 202
court. Elle voulait écrire, écrire un roman, quelque chose qui lui tenait à cœur depuis longtemps, depuis toujours semble-t-il. Puisqu'elle m'en avait parlé du jour où je l'ai connue. Jamais elle n'a voulu me montrer la moindre page, et j'ai respecté sa pudeur. C'était prématuré, disait-elle. Je n'ai pas insisté. A Lipshitz elle a montré. Pour lui, ce n'était pas prématuré. Elle voulait le séduire. Moi, elle n'avait pas à me séduire. C'était acquis, tu comprends. Je l'aimais parce que c'était elle. C'est Montaigne qui disait ça, non? Elle m'a toujours reproché de n'être pas littéraire... Alors, je lui ai suggéré de s'arrêter un peu, de demander une disponibilité. Un an, après quoi elle verrait. Je gagnais largement assez pour nous deux. Et ça s'est très mal passé, son congé. Encore plus mal que quand elle enseignait. Elle a sombré. Elle est tombée amoureuse. Elle m'a fait des reproches. Je ne l'écoutais pas assez, pas vraiment. Je lui donnais de mauvais conseils. C'est moi qui l'ai incitée à passer l'agrégation. Mauvais conseil. Et à prendre une disponibilité, la première depuis sept années qu'elle enseignait. Mauvais conseil. Je l'encourageais à écrire chaque fois qu'elle était sur le point d'abandonner. Mauvais conseil. Nos relations devenaient très pesantes. Quand elle est allée à New York, en juillet 1974, c'est alors que je connus la légèreté. Pour la première fois de ma vie, presque. Un incroyable sentiment de délivrance, de bien-être. Je terminais ma thèse d'État. Je n'ai jamais aussi bien travaillé. La maison était si calme. Nous ne nous étions jamais séparés, avant. Comme deux orphelins, nous étions deux moineaux apeurés par le monde et les gens. Nous restions toujours collés l'un à l'autre. Ne faisions qu'un. Des siamois. Finalement, c'est elle qui a été courageuse. C'est elle qui est partie. Ou plutôt, c'est elle qui m'a présenté, comme exprès, comme si c'avait été le résultat d'un calcul très élaboré, une raison de la quitter. 203
Car elle n'a pas agi. Elle s'est contentée de dire, un soir : Simon, je ne t'aime plus, je vais à New York pour faire le point. Ça signifiait quoi? À quoi s'attendait-elle à son retour? Une nouvelle lune de miel? Non, pendant son absence, j'étais très bien. Je me suis aperçu que je vivais très bien sans elle. Que j'étais un mensh, même sans elle. Et puis, j'ai rencontré Bethy. Une femme tout à fait différente. Non juive. Comme ta Véronique. Auschwitz? Non, je ne vois pas... C'est vrai que le roman qu'elle voulait écrire, ça tournait autour de ça, la déportation. Je crois bien qu'elle n'en a pas écrit une seule ligne. Ou quelques bribes, peut-être. Qu'elle n'a montrées qu'à Lipshitz. Je ne lui en ai pas voulu, remarque. J'ai bien compris pourquoi elle ne m'a rien montré, à moi. À cause de mes parents. Elle avait honte, d'écrire là-dessus. Honte par rapport à moi, aussi. A cause de mes parents, justement. Elle avait beaucoup réfléchi sur ça, les camps allemands. Bien plus que moi. Moi, mes parents, ça me suffit. Pas besoin que j'y réfléchisse encore. Ils sont partis, ils sont partis, qu'est-ce que tu veux? J'ai assez réfléchi quand j'étais petit. Je l'ai vexée, un jour, en lui disant qu'elle ne maîtrisait pas son sujet, c'est pour ça qu'elle ne pouvait pas l'écrire, son livre. C'est vrai, ça m'agaçait, qu'elle veuille écrire là-dessus. Je ne voulais pas qu'elle m'en parle, en vérité. Elle ne m'a rien montré de ses pages parce qu'au fond je ne le lui ai jamais demandé. Je ne voulais pas les lire. Elle m'a dit quelque chose de juste, malgré tout, que c'était le seul sujet qu'on ne pouvait maîtriser. Elle voulait dire que, pour elle, c'était le seul sujet qui valait la peine. Qu'elle n'aurait pas pu écrire autre chose. Elle voulait placer un exergue à son livre, une citation de Kierkegaard, attends... « Écris. » - « Pour qui? » - « Écris pour les morts, pour ceux que tu aimes dans le passé. » - « Me liront-ils donc? » — « Non. » 204
Quand elle était enfant, elle avait peur qu'on vienne la chercher, que les nazis viennent la chercher. Elle faisait chaque nuit des cauchemars. Pendant un temps, elle tenait absolument à dormir en chien de fusil, par terre, devant la porte d'entrée. Elle ne voulait dormir que là, devant la porte. Tu ne t'en souviens pas? Elle me l'a raconté. Pendant un temps, elle voulait faire une sorte de biographie romancée d'un poète yiddish, Itzhak Katzenelson, il s'appelle. Tu ne connais pas, non. Il a eu une curieuse destinée, celui-là. Enfin, curieuse... Il était dans le ghetto de Varsovie et au moyen d'un faux passeport, un passeport sud-américain, il a pu sortir avec son fils, avant la liquidation. Il arriva en France et on l'interna au camp de Vittel. Vers la fin de l'année 1944, on le déporta à Auschwitz. Au camp de Vittel, quelques mois après la guerre, on a retrouvé trois bouteilles enterrées près d'un arbre. C'était le manuscrit d'un long poème qu'il avait écrit, Le Chant du peuple juif assassiné. Il est traduit en français, ce poème. Il parle de la rue Mila remplie de peur, des sélections; il dit que l'Allemand reste en marge, qu'il regarde de loin, qu'il ne s'en mêle pas, que l'Allemand, c'est avec des Juifs qu'il a exterminé les Juifs. On a exterminé les Juifs avec les mains des Juifs, il dit. Et c'est bien ça, le grand mystère, non? C'est ça, qui est inexplicable. Ils te diront tout ce qu'ils veulent, les historiens, les théologiens, les philosophes, ça, ils ne l'expliqueront jamais. C'est comme Dieu... De rencontrer une non-Juive, c'a été important pour moi. Je tirais un trait, tournais la page. Avec Esther, on n'avait pas tourné la page. Le passé nous bouffait. Il ne s'agit pas d'oublier, tu comprends ? Comment je pourrais oublier mes parents? Non, simplement de tourner la page, de continuer la vie. À New York, elle a eu une relation avec un chauffeur 205
de taxi, un Juif plus âgé qu'elle. Elle me Ta dit. C'était la première fois en douze ans de mariage qu'elle allait avec un autre homme. Qu'elle me le dise ne m'a pas affecté. Quelqu'un d'inconnu, qu'elle ne reverrait jamais, habitant à l'autre bout du monde... Elle l'a rencontré le premier jour de son arrivée et c'était la première personne à qui elle adressait vraiment la parole. Cela se passait au mois de juillet 1974, il faisait très chaud, l'homme était en bras de chemise. Il avait un numéro tatoué en bleu, tu sais, sur son bras. Et au moment où elle allait lui dire où elle désirait se rendre, soudain elle ne put dire un mot, en tout cas en anglais. Et c'est en yiddish qu'elle lui parla. L'autre fut surpris de l'entendre parler cette langue, et bref, ils se sont donné rendez-vous le lendemain à Central Park. Puis, aussitôt, il l'a emmenée chez lui. Mais moi, de mon côté, ce mois de juillet 1974, j'ai fait la même chose. J'ai rencontré Bethy dans mon labo. Elle venait faire une enquête sur l'état actuel de la recherche et les nouvelles mesures gouvernementales. Plus tard, après notre séparation, à l'automne 74, Esther m'a reproché de l'avoir abandonnée, m'a traité de salaud. Peut-être ai-je été salaud, comme elle disait. Mais je ne crois pas... Elle alla de plus en plus mal, ta sœur. Au téléphone, je lui disais sans cesse que tout ce <jue je souhaitais, pour ma part, était qu'elle soit heureuse. Était-elle capable de souhaiter la même chose pour moi? J'en doutais. Elle avait besoin qu'on l'aide. Et elle ne voulait pas d'autre médecin que moi. Elle me disait : Mais je ne t'ai pas aidé, moi, tout le temps que tu as rédigé ta thèse? Tu parlesDans les mois qui ont précédé sa décision d'aller à New York, je lui proposais de visiter la Pologne. J'avais envie de voir ce pays, les anciens villages juifs, les anciens quartiers juifs des grandes villes, et le ghetto, entre autres. Enfin : son emplacement. Et puis peut-être, si j'avais le 206
courage, voir Auschwitz, voir où mes parents sont morts. Ce projet lui répugnait. Et elle en parlait avec cette Lydia Polack qu'elle allait voir trois fois par semaine. Elle lui parlait de cette répulsion. D'après Lydia Polack, cette réticence d'Esther à aller en Pologne était à mettre en rapport avec la difficulté qu'elle avait à parler de son enfance et du passé, qu'elle avait à lui parler à elle, Lydia Polack. Parce que son nom, Polack, n'est-ce pas... Il y avait malgré tout une raison objective à son refus de la Pologne. Pour elle, dans son imaginaire, ce pays représentait le plus vaste cimetière juif qui ait jamais existé. Même pas un cimetière. Un pays de cendre, comme elle disait. Le pays de la cendre juive. Et puis je crois qu'il y avait une autre raison, plus complexe, c'est que j'étais, moi, à l'origine du projet, que c'était moi qui en avais le désir. Elle disait qu'elle n'était pas mûre pour se rendre là-bas, qu'il fallait d'abord qu'elle écrive son livre. Quant à l'homologie entre Pologne et Polack, évidemment... Un jour, chez Lydia Polack, elle a remarqué un dessin à l'encre juste devant elle, dans le prolongement du divan. Cela représentait une gare, des gens portant des valises. Ce dessin avait toujours été là, à cette place, mais Esther le découvrait pour la première fois. Mais c'est terrible, elle a dit, c'est exactement le genre de dessins que je fais, des gares, des gens hirsutes avec des valises. Et Lydia Polack alors lui a confirmé que les parents de l'auteur de ce dessin, ce dessin, chez elle, dans le prolongement du divan, placé justement là pour que ses patients le remarquent (ou ne le remarquent pas, c'est aussi intéressant), avaient été déportés. Et Esther lui parla de Jacques Lipshitz dont elle était amoureuse, qu'elle-même avouait s'être mise à aimer passionnément, déraisonnablement, le jour où il lui apprit qu'il s'apprêtait à tourner un film sur les camps. C'est ça qui l'avait bouleversée... Elle me disait tout... Elle m'écri207
vait de New York des choses délirantes. L'Europe pue le gaz, elle disait. Cette odeur ne traverse pas l'Atlantique. L'Europe tout entière est recouverte des cendres d'Auschwitz. Des choses comme ça, elle écrivait. Tu sais, la première fois qu'on est allé ensemble au cinéma avec ta sœur, c'a été pour voir Nuit et brouillard de Resnais. Notre histoire a commencé sous un drôle de signe, tu vois... Elle faisait beaucoup de rêves de chiens. Toujours des chiens bergers allemands, qui la mordaient. Ce qu'en disait Lydia Polack? Je ne sais pas... Tu connais cette histoire que raconte un Juif? Quand je vois un berger allemand dans la rue, il dit, je me demande toujours ce que faisait son grand-père pendant la guerre... Quand j'ai connu Esther, je pense qu'elle ne devait pas m'aimer. Elle n'était pas amoureuse de moi. Elle devait probablement m'estimer, m'admirer peut-être, mais amoureuse, non... Qu'est-ce que tu veux savoir de plus? Je ne me sens en rien coupable, de..., de... A propos des rêves de chiens, Lydia Polack lui aurait dit que quand elle était petite Esther aurait désiré avoir des enfants; et plus tard, d'en avoir, ça lui sembla répugnant et même redoutable. D'où le passage, chez elle, de l'amour à la frayeur des chiens. C'est en tout cas ce que j'ai compris. Maintenant, pourquoi allemand, pourquoi berger allemand... Mais c'est un fait qu'elle ne voulait pas d'enfant. Elle voulait écrire un livre. Pour elle, c'était ou ça ou ça. Pourquoi « allemand », pourquoi « berger allemand »... Tu sais que ta tante Esther a été déportée avec ta grandmère Rywka en juillet 1942, comme mes parents. Et cette tante Esther, la sœur de ta mère, elle avait tout juste vingt ans, à ce moment-là. Elle n'avait pas d'enfant. Et Esther, 208
ta sœur, de porter le même nom que ta tante, ça lui donnait le sentiment d'avoir pris sa place, sa vie en quelque sorte. Ça, elle a pu le voir avec Lydia Polack. Parce que, en interrogeant Fanny, elle avait appris que c'était elle, Fanny, qui figurait sur la liste des flics pour la rafle. Et Fanny était montée se cacher chez des voisins goys. Les flics ont emmené les deux femmes, ta grand-mère et ta tante. De la grand-mère, elle ne parlait jamais. C'était la tante, seulement la tante, qui la tourmentait. À cause du prénom, il faut croire. Et puis, petite fille, elle s'imaginait un peu la fille de son grand-père, Simon, qui n'avait plus son aînée, Esther. Après la guerre, dès qu'il disposait d'un moment de liberté, il venait la chercher et l'emmenait se promener. Ils se parlaient en yiddish... Elle m'a beaucoup parlé de lui, Szymon Tenenbaum. Elle l'appelait comme ça. Elle ne disait pas mon grand-père. Elle disait Szymon Tenenbaum, en prononçant Chimone. C'est curieux, tu ne trouves pas, qu'elle soit justement tombée sur un type qui porte le même prénom... Quand ils allaient se promener, il paraît, dès qu'il entendait dans la rue, dans un café, quelqu'un parler l'allemand, il l'abordait et lui parlait, et le renseignait, et lui demandait sa ville d'origine. Il ne pouvait pas s'en empêcher, Esther ne lui demanda jamais pourquoi il faisait ça. Mais elle était fière que son grand-père parle en allemand à un Allemand. Au fond, elle était peut-être fière qu'il parle une vraie langue étrangère, une autre langue que le yiddish ou le français. Ces langues-là, c'était banal. Tout le monde les parlait, ces langues-là. Elle m'a raconté qu'elle suppliait Szymon de l'emmener avec lui en Allemagne, de lui faire visiter ce pays dont il connaissait la langue. Et puis, n'oublie pas qu'Esther, ta tante, est née en Allemagne, à Dûsseldorf, je crois, sur le chemin de l'émigration. Tout laisse penser que ta sœur a voulu, a cru 209
remplacer aux yeux de son grand-père sa fille aînée. Elle était elle-même l'aînée, chez vous... Et puis, elle portait le même prénom... Elle a peut-être voulu mourir comme elle. Elle avait juste vingt ans, Esther, quand on est allé en Allemagne, tous les deux. En auto-stop. C'était en 1963. Un soir, on est arrivé à Dûsseldorf. On ne pensait pas du tout aux histoires, à tout ça. En tout cas, on n'en parlait pas. Le routier allemand qui nous avait pris à bord de son camion nous demanda où on désirait qu'il nous dépose. Et Esther a commis un terrible lapsus. Elle a dit Judenherbergen au lieu de dire Jungenherbergen. Auberge pour Juifs au lieu de Auberge de Jeunesse... C'est terrible, non? Je ne savais plus où me mettre. Quand ta sœur fréquentait cette Lydia Polack, elle notait tous ses rêves pour en parler avec elle. Je me souviens d'un rêve qu'elle m'a raconté au téléphone (on ne se parlait qu'au téléphone à ce moment-là, on était séparés). Dans ce rêve, c'était la guerre. Des femmes françaises et allemandes en uniforme se faisaient vis-à-vis. Chacune pointait son fusil, de vrais fusils, mais dans le canon desquels le projectile introduit était une fléchette d'enfant. La fléchette de la femme-soldat allemande qui lui faisait face était solidement maintenue, on pouvait la projeter. Celle d'Esther, au contraire, jouait dans le canon du fusil, elle était inutilisable. L'Allemande fit feu, et le bout caoutchouté de sa fléchette vint toucher l'extrémité de celle d'Esther, restée fichée dans son fusil. Alors, tout explosa. Tout le monde était mort. Et elle se réveilla en sursaut. Elle se souvenait que votre oncle Avroum, le frère de Szymon, lui avait offert un jour une telle carabine à fléchettes. Curieux cadeau, d'ailleurs, pour une petite fille. Mais bon. Avroum, tu le sais, est revenu d'Auschwitz, lui. Dans ce rêve, Esther était persuadée que l'Allemande en face d'elle était ce qu'elle appelait la « vraie » Esther, c'est-à-dire ta 210
tante, née en Allemagne et morte à Auschwitz. Elle disait, Esther, que la « vraie », dans le rêve, tuait la fausse, c'està-dire elle-même, ta sœur. Ta sœur, ainsi, était une fausse Esther. Tout le monde croyait qu'elle était vraie, elle seule savait la vérité, qu'elle était fausse, qu'elle usurpait une place, une identité. Une vie, quoi. La place, l'identité, la vie de l'autre. La vraie avait laissé place à la fausse. C'est pourquoi ta sœur, peut-être, a toujours pensé qu'elle était morte, en tout cas que la vie lui était interdite. Là-dessus, dans sa tête, elle a bâti tout un livre. Un livre avec Treblinka, le ghetto de Varsovie, tout ça. À cause de l'autre grand-mère, Raïsl, je crois, non? Son deuxième prénom, n'oublie pas, c'était Rose. Elle portait les prénoms de deux personnes qu'elle n'avait pas connues, deux femmes disparues sans laisser de traces... Comme mes parents... Si elle a laissé un manuscrit? Non, je n'ai rien trouvé. Elle l'a peut-être détruit. Ou il n'y en a jamais eu, comment savoir? Ce qu'elle a fait lire à Lipshitz? Ce n'est rien, ne crois pas, seulement quelques pages. Vraiment rien. Si je me sens coupable? Oui, je me sens coupable. Comment ne me sentirais-je pas coupable? Qui, à ma place, ne se sentirait pas coupable? Je te demande. J'ai dix ans de plus que toi. J'ai appris une chose : dans la vie, parfois, c'est toi ou l'autre. Je ne dis pas : toujours, je dis : parfois. Vient un moment où il faut choisir : toi ou l'autre. Et parfois, de ne pas choisir, justement, de ne pas avoir ce courage ou cette cruauté, comme tu veux, alors ce sont les deux, toi et l'autre, que, par ta faiblesse, tu laisses crever, s'enfoncer dans la mort. Le courage, la cruauté ou encore si tu préfères l'instinct de conservation, ou encore appelle ça l'amour de la vie, te demande de choisir. De choisir de vivre. J'ai choisi. J'ai choisi la vie. Si choisir la vie, c'est être coupable, alors oui, je suis coupable. C'est écrit, ça, dans la Torah : Tu choisiras la vie... 211
Si ça passe par la mort de l'autre?... Ils ont un dicton, les Allemands, comme par hasard, La mort de l'un, c'est le pain de l'autre. Der einer Tod ist der anderen Brot. Dans les camps d'extermination, en Pologne, la veille des jours où un convoi devait arriver, les déportés qui n'avaient pas été aussitôt gazés se réjouissaient bruyamment. Surtout s'ils apprenaient que le convoi provenait d'Europe occidentale, de Hollande, de Belgique. Parce que ce seraient des Juifs riches qui viendraient. Avec des victuailles, et de l'or, et des diamants. Et eux, dans les blocks, se réjouissaient, oui. Ils savaient qu'avec tous ces Juifs qu'on allait gazer, ils tiendraient, eux, quelques jours de plus. Et quand il s'agissait d'un convoi de Juifs de Pologne, de Galicie ou de Lituanie, alors ils étaient désespérés. Car ceux-là viendraient sans rien. Der einer Tod ist der anderen Brot. Si je suis devenu nazi?... J'ai eu tort, surtout, de te raconter tout ça, tu ne peux pas comprendre. Tu es né après, toi.
Voilà. Hier, j'ai enfin pu avouer à Véronique que, sur la suggestion de Jacqueline Roubestan à son supérieur hiérarchique, j'allais être promu sous-chef de service. À présent, j'accepte volontiers cet événement. Mieux, j'en suis heureux. Véronique et moi avons aussitôt décidé d'avoir un second enfant, là, tout de suite, le soir même. Nous l'avons peut-être fait. C'est un peu par hasard que notre fils Julien est né. Nous étions tout juste mariés, nous ne souhaitions pas vraiment, consciemment sa venue. Maintenant, nous voulons un autre enfant. Nous saurons l'attendre, vraiment l'attendre. Le jour où il naîtra, j'en aurai tout à fait terminé avec Esther, ce fantôme. Avec le passé, aussi. Ce passé-là. Simon P. a bien raison : il faut un jour tourner la page. Pour moi, ce jour est proche. La page du passé, de mon avant-passé, sera tournée avec celle, la dernière, de mon livre. Et si je n'ai pas encore bien compris la raison vraie, ultime, du suicide de ma sœur, j'ai en tout cas la volonté de lui tourner le dos à jamais. Mon enfant, du passé, sera épargné. Il n'en portera nul stigmate. Ce sera vraiment un enfant d'après. Entre la guerre et lui, une génération aura grandi, un espace qui l'aura préservé comme d'une souillure abominable. Jamais je ne lui parlerai d'Esther. Son nom sera tu. Mon livre l'aura effacé. 213
Il fallait des mots, curieusement, pour cela. Des mots, et non du silence. Les mots seuls sont à même d'effacer, comme l'aveu de son crime, dit-on, fait que le criminel recouvre un semblant de paix. Et voilà que je reparle de crime... Mais mon désir de faire un enfant, un second enfant, me prouve au moins que la « faute » s'est détachée de moi comme un corps étranger, une dent, une branche morte, un fruit pourri tombé de l'arbre, que sais-je encore? Esther est inhumée. Bel et bien. Sa tombe est visible, là, quelque part dans le cimetière de Bagneux. Son nom est sur la tombe, et son corps dedans. Localisé. Esther n'est plus en moi. Je l'ai expulsée, saurai toujours la tenir à distance. Et lorsqu'elle s'approchera trop de moi, j'y serai attentif, ne lui permettrai jamais de m'atteindre, saurai la repousser. Il le faudra. Il me suffira de regarder mon enfant pour savoir qu'il le faut. Mon enfant devra vivre et pas seulement survivre. Ce sera un devoir pour moi qui serai son père de lui permettre cette vie à laquelle il aura droit. Aucune filiation d'Esther à cet enfant. Sinon ce livre, peut-être. Mais un livre, rien de plus. Et s'il me demande un jour qui était cette Esther, cette sœur dont je parle, je lui dirai que jamais je n'ai eu de sœur. Que je n'ai eu qu'un petit frère, son oncle Yanick. Ou je lui dirai autre chose. Je saurai bien trouver quoi. Je lui dirai : Voilà, j'avais une sœur, oui. Elle est morte dans un accident d'auto. C'est la vie. Il y a de la mort, aussi, dans la vie. Cela en fait partie.
Que soient ici remerciés mes tante et oncles : Fanny Grouman, Charles Rapoport, Noïch Oksenberg, ainsi que mon père, pour leur témoignage.
Composé et achevé d'imprimer par l'Imprimerie Floch à Mayenne le 26 août 1985. Dépôt légal : août 1985. Numéro d'imprimeur : 23203. ISBN 2-07-070404-1 / Imprimé en France
HENRI RACZYMOW
Un cri sans voix Un jour de l'été 1982, alors que se déroule la guerre du Liban et que d'aucuns soutiennent que BeyrouthOuest égale le ghetto de Varsovie, Mathieu Litvak fait retour sur le suicide de sa sœur Esther, sept ans plus tôt. Il lui a toujours supposé une constante obsession de la guerre. Adolescente, sur le mur de sa chambre était suspendue une photo des combattantes juives du ghetto de Varsovie. La raison de son suicide ? Pour la famille, nul mystère : c'était une « malade ». Mathieu va enquêter sur la vie et la mort de sa sœur, tenter de comprendre la « maladie » qui la rongeait. Il écrira le livre d'Esther, celui qu'elle portait peut-être. Il le fera dans la plus grande culpabilité. Ne prend-il pas la place de la sœur morte ? Cette culpabilité est redoublée par l'appartenance de Mathieu à la « génération d'après ». Mais Esther s'est-elle suicidée à cause de la guerre ? N'y a-t-il pas autre chose, de plus banal ? C'est bientôt pour son propre compte que Mathieu interroge le passé. Pour savoir. Esther ne fut au total qu'un truchement. Car comment, abruptement, parler des camps de la mort ? N'est-ce pas la parole la plus obscène qui soit, l'interdit même ? Mathieu Litvak ira plus loin dans sa recherche de la vérité, franchissant les strates toujours plus difficiles à percer du silence, de l'oubli, de la douleur, peut-être de l'impossibilité de dire « ça ». Il sera délivré de ce poids insouleyable du non-dit par quoi la génération des survivants. a transmis les mots silencieux du malheur à leurs enfants, dépassant le simple cri sans voix qu'imposent l'horreur absolue, et la mort, toute mort. Henri Raczymow, né en 1948 h Paris, est Vauteur de plusieurs ouvrages dont La Saisie (prix Fénéon 1974), Contes d'exil et d'oubli, Rivières d'exil, « On ne part pas ».
ISBN 2-07-070404-1