Saint-Yves d'Alveydre ou une synarchie sans énigme
DANS LA MÊME COLLECTION « HISTOIRE ET TRADITION » ANDRES Gilles — ...
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Saint-Yves d'Alveydre ou une synarchie sans énigme
DANS LA MÊME COLLECTION « HISTOIRE ET TRADITION » ANDRES Gilles — Principes de la médecine selon la tradition. BAYLOT Jean — Oswald Wirth. BEATRICE Guy et BATFROI Severin — Terre du Dauphin et grand œuvre solaire. BONGARD Roger — Manuel maçonnique du rite écossais ancien et accepté. BOUCHER J. — La symbolique maçonnique. BRUNET E. — Maçonnerie et astrologie. CHRISTINGER R. SOLIER P. E R A C L E J . — La croix universelle. DELCAMP Edmond — La montée vers l'Orient. FONT J. G. — Histoire de l'alchimie en Espagne. G R A D A. D. — Pour comprendre la kabbale. GRINBERG Maurice — Introduction au Zohar. GRINBERG Maurice — Les dix commandements. GUÉRIN Pierre — Essai pour une philosophie ésotérique de l'histoire. GUILLOT R. P. — Le sens magique et alchimique du Kalevala. KERBOUL C. Y. M. — L'homme du Verseau. LADRET A. — Le grand siècle de la Franc-Maçonnerie. LE C O U R Paul — L'ère du Verseau. LEPAGE Marius — L'ordre et les obédiences. MAROLLEAU Jean — La symbolique chinoise. M A R S A U D O N Yves — De l'initiation maçonnique à l'orthodoxie chrétienne. MCINTOSH Christopher — La Rose-Croix dévoilée. PHAURE Jean — Cycle de l'humanité adamique. PLANTAGENET — Causeries initiatiques 3 tomes (Apprenti, Compagnon, Maître). SAVORET André — Visage du druidisme. SCHAYA Léo — L'homme et l'absolu selon la kabbale. STABLE P. — Deux clefs initiatiques de la Légende dorée : la kabbale et le Yi-King. WIRTH O. — Les mystères de l'art royal. WIRTH O. — La Franc-Maçonnerie rendue intelligible a ses adeptes (Apprenti, Compagnon, Maître). WIRTH O. — Le symbolisme occulte de la Franc-Maçonnerie. D ' Y G E Claude — Anthologie de la poésie hermétique. D ' Y G E Claude — Nouvelle assemblée des philosophes chimiques. OUVRAGES DE PAUL N A U D O N : La tradition et la connaissance primordiale dans la spiritualité de l'Occident. Les Silènes de Rabelais. Les loges de Saint Jean. La Franc Maçonnerie chrétienne. La tradition operative. L'Arche Royale de Jérusalem. Le Rite Écossais rectifié. Histoire, rituels et tuileurdes hauts grades maçonniques. Le Rite Écossais Ancien et Accepté. Les origines religieuses et corporatives de la Franc-Maçonnerie. L'humanisme maçonnique. Essai sur l'existentialisme initiatique. :
OUVRAGES DE JEAN TOURNIAC Principes et problèmes spirituels du rite écossais rectifié. Vie et perspectives de la Franc-Maçonnerie traditionnelle. Symbolisme maçonnique et la tradition chrétienne. HORS COLLECTION : Travaux
de la Cahier Cahier Cahier
loge de recherches 1976 n" XII 1977 n' XIII 1978 n' XIV
de Villard
de Honnecourt
Cahier n' 1 — 2" série. — Cahier n" 2 — 2" série
:
Collection « Histoire et Tradition » Jean Saunier
Saint-Yves d'Alveydre ou une synarchie sans énigme
DERVY-LIVRES 6, r u e d e Savoie PARIS VI e
© Dervy-Livres, Paris, 1981 ISBN : 285076-141-9
Du
—
« LA
SYNARCHIE
SOCIÉTÉ».
— « LES
M Ê M E
OU
A U T E U R
LE V I E U X
Paris 1971
(Culture
FRANCS M A Ç O N S
RÊVE Arts
», Paris 1972
D'UNE
Loisirs
NOUVELLE
-
(Culture
Grasset). Arts
Loisirs-
Grasset).
— « L ' O P U S DEI E T LES SOCIÉTÉS Paris 1973. (Culture Arts Loisirs
SECRÈTES -
Publications diverses concernant son œuvre. —
« SAINT
YVES
D'ALVEYDRE
SYMBOLISME» —
« SYNARCHIE SYMBOLISME»
—
n° 396, ET
CATHOLIQUES».
Grasset). Saint
Yves
et
d'Alveydre
ET LA SYNARCHIE »
in
« LE
1971. FRANC-MAÇONNERIE
»
in
«
LE
e
n° 397. 4 trimestre 1971.
« LA M I S S I O N D E S J U I F S D A N S L A V I E E T L ' Œ U V R E D E S A I N T YVES D'ALVEYDRE. » « ESQUISSE
D'UNE
BIBLIOGRAPHIE
DE
SAINT
YVES
» Ces deux textes en préface à « M I S S I O N Paris 1971 (Editions traditionnelles).
D'ALVEYDRE. JUIFS». —
« RECHERCHES «L'INITIATION».
SUR
SAINT
YVES
D'ALVEYDRE
»
DES
in
Boulogne s/Seine, n° 3, juillet-août-
septembre 1972. —
« POUR
U N E BIBLIOGRAPHIE
GÉNÉRALE
DE
SAINT
YVES
» in « L ' I N I T I A T I O N ». Boulogne s/Seine, n° 4 de 1978, n° 1 et 2 de 1979. D'ALVEYDRE
« INTRODUCTION
À "L'ARCHÉOMÈTRE" » suivi
« L'ARCHÉOMÈTRE MUSICAL » et PATRIARCHES».
de
« LA THÉOGONIE DES
Réédition Paris sd. (1979)
(Gutenberg
Reprints).
« SAINT YVES D'ALVEYDRE POÈTE. » Nice 1980
(Bélisane).
« SAINT YVES D'ALVEYDRE ET L'ORDRE MARTINISTE » in
« L'INITIATION » Boulogne s/Seine n° 1 de 1980. «INTRODUCTION À "CLEFS
Nice 1980
DE L'ORIENT".»
Réédition
(Bélisane).
« PRÉSENTATION DE "LA THÉOGONIE DES PATRIARCHES". »
Réédition Nice 1980 (Bélisane). « U N E ÉTRANGE HISTOIRE. » Présentation de « MISSION DE L'INDE EN EUROPE». Première édition intégrale sur le texte de 1886. Nice 1981 (Bélisane).
« II est C A .
doux de
de Sainte
comprendre Beuve
tout (Portraits
ce qui de
a vécu
»
femmes)
A la m é m o i r e d e Adèle Bichet et Joseph Saunier Rosalie Vial et Jean Revolat Clotilde Samuel et Ovide Colonel Melanie Gontard et Jean Serres, mes arrière grands-parents, contemporains des faits racontés dans ce livre. La dure condition faite aux travailleurs, dont ils étaient, ne leur p e r m i t j a m a i s de g o û t e r les c h a r m e s de la « philosophie occulte » ; en eurent-ils moins de sagesse pour autant ? J'aurais aimé raconter aussi leur histoire, si elle avait laissé plus de traces.
INTRODUCTION
« Il reste d'un homme ce que donnent à songer son nom et les œuvres qui font de ce nom un signe d'admiration, de haine ou d'indifférence. » Ainsi,
dès la première
phrase
de son
admirable
« INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LÉONARD DE VINCI »
1
Paul Valéry caractérise-t-il l'objet de la difficile entreprise de retrouver, ordonner, restituer les traces d'un h o m m e et de son intelligence. Et il faut convenir avec lui que retrouver cet h o m m e , c'est aussi « retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous ». Au fait, l ' h o m m e qui fut Joseph Alexandre Saint Yves d'Alveydre (1824-1909) et devenu l'objet de ce livre, est bien signe d'admiration, mais d'un très petit nombre, recruté dans la mouvance (marginale mais permanente) des amateurs d'ésotérisme, sociétés secrètes et autres initiations
1. Paul Valéry : « I N T R O D U C T I O N À LA M É T H O D E D E L É O N A R D D E (1894). « V A R I É T É » . Paris, 1924 (Gallimard), p. 223. Je précise que, puisqu'une introduction de portée générale a nécessairement un caractère discursif, je ne donne dans ces notes que les références indispensables ; lorsque je viserai l'ensemble d'une œuvre, je me permettrai de ne pas citer tous les livres d'un auteur. Il n'en ira pas de même dans les chapitres suivants. VINCI»
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
plus ou moins initiatiques. Il fut bien, en son temps, signe de haines diverses, la plus éclatante étant celle d'une femme amoureuse et trompée qui se vengea avec un pamphlet cruel et injuste mais avec le talent étonnant que donne la passion. D'autres polémiques l'atteignirent ; toutes sont aujourd'hui éteintes. Et j'hésite à mettre au compte d'une haine qui le concernerait seul les innombrables écrits relatifs à la s y n a r c h i e et aux synarques de toutes obédiences où son n o m est cité, généralement à contretemps, quand ce n'est pas avec la plus grande sottise. Demeure, des trois critères de Valéry, l'indifférence. A cet égard la réussite, si l'on ose, de Saint Yves, est tout à fait éclatante à considérer qu'être ou ne pas être cité par les encyclopédies est significatif. Passe encore l'absence d'un dictionnaire, dont la rubrique comprend souvent peu de lignes mais destinées au plus grand n o m b r e ; mais voilà que l'auteur de milliers de pages dont certains, je l'ai dit, font grand cas, n'a pas, depuis 1909 jusqu'à ce j o u r suscité de biographie sérieuse, mise à part une exception honorable mais aujourd'hui insuffisante, sur laquelle je reviendrai. Autant dire nettement : pourquoi écrire un livre sur Saint Yves d'Alveydre? T o u t chercheur qui a consacré beaucoup d'heures de sa vie à tracer le portrait d'un h o m m e dont l'œuvre est qualifiée de mineure ou d'obscure craint évidemment de passer lui-même pour singulier lorsqu'il met au j o u r les résultats de ses investigations : il lui est donc nécessaire de démontrer aux autres mais au fond peut-être à lui-même, qu'il n'a pas tout à fait perdu son temps dans les dédales d'une érudition dérisoire à force de singularité. S'agit-il pour autant de plaider la réhabilitation — peut-être légitime — d'une œuvre méconnue ? Pas davantage. L ' h o m m e (celui-là, un autre, tous) est toujours significatif et le fait que son destin apparaisse c o m m e « marginal », et son œuvre mineure, n'en révèle pas moins les rêves du plus
INTRODUCTION
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grand n o m b r e à travers l'expérience des frontières franchies, fussent-elles celles du sens c o m m u n ; exactement de la m ê m e manière que les rêves sur l'au-delà sont le reflet en creux, ou en songe-creux, de l'ici-bas. Il y a ainsi des raisons de s'intéresser à la vie de Saint Yves, et elles sont de portée plus générale que son œuvre m ê m e . Elles relèvent, me semble-t-il, de trois ordres d'intérêt. Les premières tiennent moins aux épisodes de sa vie, dont les détours parfois curieux méritent d'être décrits, qu'à l'objet quasi unique de tous ses travaux qui, sous des formes diverses, tendent tous à concrétiser ou à incarner le rêve d'une synthèse universelle. De là les raisons du second ordre procurent à propos de lui l'occasion de s'interroger sur ce que fut le phénomène — faut-il le dire philosophico-littéraire ? — de l'occultisme à la fin du x i x siècle et au début du x x et dans lequel beaucoup puisent encore pour se consoler à l'approche du troisième millénaire. O n le verra, Saint Yves fut une figure eminente, quoique distante, de la recherche occultiste. Le connaître, c'est aussi mieux comprendre ces sortes d'activités intellectuelles qui pour les uns sont pure spiritualité, pour d'autres, noir obscurantisme, mais sur lesquelles il conviendrait d'autant plus de faire la clarté qu'à la faveur des incertitudes de l'époque, elles deviennent quasiment un phénomène de masse, révélé par l'activité scandaleuse de différentes sectes actuelles. c
c
En troisième lieu l'étude de l'œuvre de Saint Yves est indispensable à qui veut voir clair dans la question de la s y n a r c h i e qui, depuis son irruption, en 1941, dans le vocabulaire politique français, n'a guère été éclaircie. O r l'œuvre de Saint Yves est pour une large part consacrée à la s y n a r chie, et si sa connaissance ne suffit pas à éclaircir les énigmes qui lui sont postérieures — il employa le mot vers 1876 —, elle n'en est pas moins indispensable, ne fût-ce qu'à l'établis-
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
sèment d ' u n vocabulaire précis et de nature à définir les diverses acceptions du terme s y n a r c h i e . O n le voit, les trois sortes de raisons qui justifient l'attention accordée à Saint Yves d'Alveydre sont d'une importance inégale mais indéniable. Il paraît en tout cas indispensable de les expliciter davantage les unes et les autres, dès cette introduction.
C o m m e n t écrire « l'histoire d ' u n prophète... » ? Les épisodes de la vie de Saint Yves, j e l'ai dit, sont souvent singuliers ; au vrai, tout destin ne l'est-il pas lui-même, gloire et obscurité, ratage et réussite, n'ayant pour aune que le bonheur. La singularité de Saint Yves apparaît pourtant dans l'idée que, sous diverses formes, il s'est fait d'une « mission » personnelle, aux différentes étapes de sa vie ; et surtout dans l'obstination avec laquelle il a tenté de la réaliser. Il m e paraît opportun d'en donner dès maintenant quelques grands traits qu'on approfondira ultérieurement. Ainsi, en 1882, tout juste âgé de quarante ans (mais avec derrière soi force recueils poétiques inaperçus) il avait publié anonymement un livre intitulé « MISSION DES SOUVERAINS PAR L'UN D'EUX», et que j e c o m m e n t e r a i plus
complètement. Certains s'étant montrés surpris de ce titre — et de cette prétention — Saint Yves se crut obligé de s'expliquer ; il le fit peu après dans «MISSION DE L'INDE», livre paru à titre posthume, mais écrit en 1886 : « On m'a reproché d'avoir signé la Mission des Souverains par l'un d'eux. Non seulement je l'ai fait mais je le maintiens et j'en vais donner les raisons péremptoires ; (...) dans la constitution synarchique du cycle de Ram mais aussi dans l'ésotérisme chrétien, régner c'est servir, regnare
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INTRODUCTION
est. Tel était en effet le caractère des royautés synarchiques qui, depuis cinq mille ans, ne sont plus de ce monde. C'est à ce titre également qu'était et qu'est encore roi tout initié et que comme tel, de droit si ce n'est de fait, il faisait et fait encore partie du Conseil de ceux qui prétendent à la direction des nations. »
servire
Après avoir défini les caractères de cette « royauté initiatique » dont il affirme l'existence dans l'antiquité, en Orient et aussi dans le M o y e n Age chrétien — et en cela, il annonce certaines parts de l'œuvre de René Guenon, Saint Yves affirme sa mission personnelle : Les temps sont revenus, Dieu en soit loué au plus haut des cieux ! où le Verbe direct peut et doit rentrer en action et parler aux pouvoirs de la terre, pour peu qu'il se trouve un missionnaire au cœur assez humble pour s'adresser aux rois comme l'un d'eux. » Ni plus ni moins. Saint Yves est donc ce «missionnaire», et les deux piliers de son œuvre, la « SYNARCHIE » et plus tard «L'ARCHÉOMÈTRE», sont donc en ce x i x siècle finissant, inspirés par le Verbe soi-même, l ' a r c h é o m è t r e étant de plus réputé être « la clef de toutes les religions et de toutes les sciences de l'Antiquité». Il faut dire pourtant que ce messianisme solennel qui caractérise toute l'œuvre de Saint Yves (et donne à quelques pages un souffle surprenant) se double d'une autre face, en apparence antinomique, qui est aussi une des clefs de sa compréhension : autant il se pose en hiérophante majestueux jusqu'à la redondance, autant il s'est constamment montré soucieux d'explorer les conséquences concrètes, et parfois au sens le plus immédiat, de toutes ses théories, ce qui le distingue très évidemment de beaucoup d'occultistes adonnés au seul rêve. U n épisode peu connu de sa vie fournit un premier e
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
exemple très significatif de cette disposition, qu'on retrouvera souvent; peu après son mariage en septembre 1877, avec une riche aristocrate russo-polonaise, Saint Yves avait eu l'idée, peut être recueillie pendant sa jeunesse aux îles anglo-normandes, de tirer partie des algues marines. Il en fit un ouvrage théorique, paru en 1879, mais dans le m ê m e temps, il songe aux applications industrielles les plus pratiques. Ainsi pendant deux ans et demi, il dépose deux brevets eux-mêmes complétés par neufs certificats d'addition. N o n content d'inventer, il crée une société c o m m e r ciale pour fabriquer différents produits : l'algue-chocolat, l'algue-granule, l'algue-bain, mais aussi du papier, des procédés de conservation des denrées alimentaires e t c . . qu'il avait mis au point. L'affaire, on le verra, tourna mal sur le plan financier et elle n'a qu'une importance limitée, en elle-même. Pourtant c'est bien le même h o m m e qui cherche à la fois à commercialiser l'algue-granule et à parler aux souverains c o m m e l'un d'eux au n o m d'une royauté initiatique venue du fond des temps. O r cet h o m m e va aussi consacrer beaucoup de temps et d'énergie à propager deux idées synthétiques qu'il appelle la s y n a r c h i e au plan socio-politique, puis P a r c h é o m è t r e au plan métaphysique. La s y n a r c h i e est un système d'organisation sociale, prenant en considération la nécessité de gouverner simultanément, mais sans confusion, les aspects intellectuels et spirituels d'une part, politiques, militaires et juridiques d'autre part, économiques et sociaux enfin, de toute collectivité humaine. Le fondement principal de cette théorie est donc bien à rechercher dans les « trois fonctions sociales », qu'avec une érudition et une méthode foncièrement différentes Georges Dumézil a mises en évidence tout au long de son œuvre. Mais la comparaison s'arrêtera là. Saint Yves à partir de cette tripartition de toute vie
INTRODUCTION
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sociale élabore toute une constitution des états et de la vie publique. A la vie spirituelle correspondent trois fonctions : l'une spirituelle qui doit s'assurer la permanence de l'initiation de la théurgie et du sacerdoce; l'autre intellectuelle, permettant d'harmoniser l'ensemble de la vie universitaire, avec la représentation de toutes les familles, des loges maçonniques à la Société de Jésus en passant par la Sorbonne ; la troisième pratique, au niveau des différents cultes publics. La vie politique et morale, qui définit le pouvoir des gouvernements et des élus distingué de l'autorité spirituelle (qui caractérise la vie spirituelle) et du pouvoir des gouvernés (qui caractérise l'ordre économique), est le nœud central du système d'harmonisation sociale. Trois conseils doivent donc assurer, au plan législatif, l'élaboration sereine de la législation concernant l'Autorité sur l'instruction et les cultes, le pouvoir sur la police, la justice et la guerre, l'économie en matière de Finances, de travaux publics et l'agriculture, chacun ayant pour interlocuteur des élus ministériels correspondant à ces domaines. Enfin, la vie économique que Saint Yves définit c o m m e « principe d'organisation démocratique assurée par le suffrage universel n o t a m m e n t les collèges électoraux et par la rédaction de cahiers de v œ u x » , a pour vocation d'affirmer le pouvoir des gouvernés par le moyen de trois collèges électoraux, correspondant respectivement à l'enseignement au pouvoir juridique et au pouvoir économique. L'architecture générale d'un tel système est assurément malaisée à décrire en peu de mots ; d'autant que son exposé par Saint Yves lui-même, ne correspond pas, au plan de la chronologie, à l'ampleur du sujet. U n siècle après, pourtant, il est loisible de proposer une lecture méthodique, correspondant au fait que la s y n a r c h i e apparaît c o m m e décryptement de civilisations passées, et au prototype d'une organisation harmonieuse de la société. L'«aggartha », cette étrange cité souterraine décrite dans
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
la « MISSION DE L'INDE » (1886) est, ainsi, la description d'un « pôle » spirituel primordial et mondial ; l'histoire passée du m o n d e occidental dans ses rapports avec l'orient fait l'objet principal de la «MISSION DES JUIFS » publiée en 1884; à un
degré de généralité moindre, la « MISSION DES SOUVERAINS », publiée en 1882, apparaît c o m m e une histoire synarchique de l'Europe, des origines au traité de Westphalie. La France est, pour sa part, concernée par « LA FRANCE VRAIE » publiée en 1887 et par la curieuse épopée intitulée «JEANNE D'ARC VICTORIEUSE », de 1890, c o m m e par la petite brochure dont le titre est « L E CENTENAIRE DE 1789 ET SA CONCLUSION». Il convient, enfin, de mentionner la « MISSION DES OUVRIERS », de 1883, qui, elle, ne s'adresse ni à une civilisation ni à une patrie, mais à une classe sociale. T o u t cela donne lieu à des exposés théoriques, parfois complexes, souvent prolixes et pesants. Pourtant, d'un point de vue biographique, lajpublication des livres concernant la s y n a r c h i e s'inscrit dans un bref laps de temps : 1877-1890; et dans le m ê m e temps, il veut convaincre les pouvoirs en place de la nécessité de réformer la République. Au moyen d'un syndicat — celui de la Presse économique et professionnelle de France, déclaré à la Préfecture de Police, le 17 juin 1886 — il se jette à corps perdu dans les démarches dans les Ministères, au Parlement, à la Présidence du Conseil, à celle de la République ; il est reçu par Jules Grévy en 1887, par Sadi Carnot (le scandale des décorations est passé par là) en mai 1888; il y gagnera la Légion d'honneur... la s y n a r c h i e ne sera pas pour autant expérimentée en France. Il est également vrai, que dans le m ê m e temps, il discutait avec le général Boulanger et son h o m m e de confiance, le C o m t e Dillon. Il est vrai enfin que la s y n a r c h i e devait dépasser les clivages politiciens et les clivages de classe... rêve inachevé. U n autre rêve, encore plus synthétique, encore plus universel devait suivre, dans les conditions qu'on verra : celui de 1'« ARCHÉOMÈTRE ».
INTRODUCTION
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Cette œuvre ultime et inachevée nous est connue par le recueil publié sous ce titre en 1911 jpar quelques disciples. L'objectif de l'œuvre est de mettre en évidence les correspondances entre les signes zodiacaux, les planètes, les notes de musique, les alphabets de différentes langues sacrées connues et inconnues — et à ce dernier titre, on mentionnera le langage « V a t t a n » , langue primordiale parfaitement inconnue des linguistes — les couleurs, les formes architecturales. C'est que les préoccupations fondamentales de l'auteur sont bien contemporaines de celles des poètes et artistes «symbolistes», épris eux aussi de «correspondances», et que l'on peut assurément comparer son projet à ceux de Mallarmé. Mais, une nouvelle fois, dans cette recherche hors du c o m m u n , Saint Yves ne se borne pas à livrer une théorie abstraite. Le recueil de documents divers qui porte le titre de « L'ARCHÉOMÈTRE » s'ouvre sans doute sur un texte à caractère doctrinal : «La sagesse vraie», mais il comporte aussi des textes relatifs à un ensemble d'instruments matériels qui permettent de mettre en œuvre la technique archéométrique. Car Saint Yves avait effectivement déposé en juin 1903 un brevet, au sens industriel du terme, pour garantir sa découverte (un brevet, beaucoup plus explicité, fut également déposé en 1904 en Grande Bretagne). Au sens strict, l'ARCHÉOMÈTRE est formé de plusieurs cercles concentriques et mobiles où sont inscrits les divers éléments de correspondances (lettres, notes, couleurs, planètes, e t c . ) . Les corrélations obtenues peuvent être mesurées avec d'autres instruments : un « rapporteur de degrés », une « équerre archéométrique ». Les applications à la musique, pour laquelle Saint Yves avait une prédilection particulière, se font au moyen d'un « étalon musical » qui définit des longueurs de cordes. Ces dernières permettent à
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
leur tour d'établir des proportions applicables à l'architecture. Ainsi, par une technique complexe (et quelquefois incertaine car tous les documents n'ont pas été publiés) le système permet de passer d'un mot (par exemple le n o m « Marie ») à des notes de musique, pouvant former un hymne, puis à l'architecture d'une chapelle. Et le plus singulier dans tout cela est sans doute que l'entreprise n'est pas demeurée à l'état de rêve mais a connu plusieurs réalisations : entouré de plusieurs collaborateurs, dont un architecte et un musicien, Saint Yves a établi de n o m b r e u x plans très précis d'édifices et particulièrement de chapelles et aussi d'objets divers tels que des meubles. Il a, de même, composé une dizaine de pièces musicales et un gros traité intitulé « L'ARCHÉOMÈTRE MUSICAL » ( 1 9 0 9 ) et produit, toujours selon la m ê m e méthode, une nouvelle traduction de la Genèse publiée sous le titre « LA THÉOGONIE DES PATRIARCHES». Enfin une société par actions avait été créée pour exploiter cette étonnante invention. T o u t cela sera explicité dans ce livre, et je n'en dis ici que ce qui peut montrer à grands traits la spécificité du projet — littérairement avoué — de cet h o m m e . Sa préoccupation essentielle est effectivement la recherche obstinée de la synthèse universelle. C'est vrai pour la SYNARCHIE qui se veut loi générale démontrée scientifiquement — du moins c'est Saint Yves qui le dit — de l'histoire et de l'organisation des sociétés humaines. Mais aussi loi permanente et universelle qui devient ainsi objectif à réaliser concrètement ; c'est pourquoi Saint Yves en fait un véritable p r o g r a m m e philosophico-politique. Mais il est également singulier de constater (on le fera pourtant avec la plus extrême prudence) que les travaux érudits d'un Georges Dumézil permettent de retrouver dans les épopées des peuples indo-européens ce qu'il appelle « l'idéologie des trois fonctions», qui n'est pas sans points communs avec certains développements de Saint Yves.
INTRODUCTION
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Cette obsession de la synthèse est encore plus évidente dans les travaux relatifs à l'ARCHÉOMÈTRE, même s'ils sont d'un accès parfois malaisé, et nous y reviendrons. Mais, pour l'heure, il convient de retenir le fait fondamental : après s'être fait chair, le Verbe parle à nouveau par le truchement de Saint Yves. Soit. Cela exige qu'on se donne les moyens de comprendre l'histoire et la mission de ce prophète — qui, au demeurant, en vaut bien d'autres — et plus que cela. Mais au fait, c o m m e n t devient-on prophète à la fin du x i x siècle ? Je conviens bien volontiers, c o m m e auteur de ce récit, que la réponse à la question m'intéresse peu dans ses aspects généraux. N o n que je dédaigne, tant s'en faut, le prophétisme social monté à la tête des esprits les plus distingués du siècle ; il servira de toile de fond à toute cette histoire, tout autant qu'il en réduit la singularité. Il s'agit ici du seul projet d'un seul h o m m e et c'est déjà beaucoup de le décrire rigoureusement, ce qui contribue d'ailleurs, et à sa manière, à la compréhension d'un phénomène plus général. C'est à ce point qu'il devient nécessaire de dire quelques mots des sources du récit et de la manière que j ' a i eue de les utiliser. Car ce n'est pas assez que Saint Yves ait voulu être prophète, avec les zones d'obscurité que cela entraîne de soi ; il fut aussi un temps prophète controversé, avec les outrances de la polémique et de l'hagiographie, un autre temps prophète hautain et solitaire, avec les incertitudes du silence. Si bien que les témoignages qui le concernent sont, selon les époques, soit nombreux mais difficiles à interpréter, soit rares et apprêtés, avec la m ê m e conséquence. Des uns et des autres, j e donnerai toujours les références et parfois la lettre même, la citation complète étant ici c
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
comprise c o m m e une véritable « citation à comparaître » pour les témoins qui parfois ont des intérêts divergents à dire trop ou pas assez dans cette enquête difficile. Ma méthode a consisté simplement à tenter de vérifier chaque assertion, fût-elle minime, de tel ou tel. Je souhaite qu'elle ne lasse pas le lecteur, mais elle m'a paru la seule possible, et si j ' a i attaché du prix à signaler les points où elle n'a pas réussi, ce n'est pas par complaisance à l'échec mais dans l'espoir qu'un autre, plus heureux, reprendra l'enquête là où elle s'est arrêtée pour ce livre. Car les raisons de ces « trous » dans le récit d'un destin, corrélatifs aux carences des sources, ne sont point indifférentes ; les polémiques, fussent-elles injustes, procèdent directement ou non de la « dimension sociale » du personnage qui les a suscitées. De plus, on constate, au cas particulier, que si ces polémiques n'avaient pas eu lieu, on en saurait probablement encore moins sur l'homme, et qu'elles seules l'ont contraint (ou ont contraint ses amis) à s'expliquer. Je les situerai toutes en leur temps, mais la principale et la plus grave d'entre elles doit être évoquée ici. En 1886, Saint Yves avait 44 ans et il avait déjà publié, outre ses poèmes, «MISSION DES SOUVERAINS», « M I S S I O N DES OUVRIERS » et « MISSION DES JUIFS » ; parut donc cet in-12 de 300 pages intitulé « MONSIEUR LE MARQUIS ; HISTOIRE D'UN PROPHÈTE». L'ouvrage aurait fait un certain bruit, mais les archives de l'éditeur Marpon et Flammarion (aujourd'hui Flammarion), n'ont conservé aucun pressbook ni aucune indication relative au tirage qui permettent d'en mesurer l'ampleur. L'auteur signait « Claire Vautier, de l'Opéra ». L'état civil de La Rochelle la connaît sous le n o m de Marie Ernestine Claire Vigneau, née le 10 novembre 1848, fille d'un avocat et de Pauline de Varroc. « MONSIEUR LE MARQUIS » était, semble-t-il, son premier roman mais elle devait, par la suite, en écrire quelques autres. Elle était artiste et, peut-être, le n o m de
INTRODUCTION
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Vautier qu'elle utilise était-il bien un n o m marital plutôt qu'un p s e u d o n y m e . Ce qui est sûr, par contre, c'est qu'elle avait été, autrefois la (une?) maîtresse du jeune Saint Yves. Délaissée, s'estimant bafouée, elle publie ce roman aux clefs tout à fait transparentes ; Saint Yves y est Saint E m m e , la Comtesse Keller, la Comtesse Hellen, Madame Lacroix, Madame Decroix, Monsieur Lindford devient Monsieur Stanford etc. Et le pire pour Saint Yves est que le roman est bien écrit, bien enlevé, et se lit aujourd'hui encore agréablement. Et d'une cruauté terrible, habilement dosée, mêlant l'insinuation à la vérité; j ' e n donnerai des exemples en retraçant certains épisodes de la vie de Saint Yves. Sans doute est-il difficile d'utiliser un tel document ; j e le ferai pourtant et, me semble-t-il, à bon escient, pour deux raisons principales : La première est que le témoignage n'est cruel et sans doute injuste que pour Saint Yves lui-même parce que lui seul est visé par Claire Vautier. Mais c'est dire que tout ce qui l'entoure est serein ; par exemple le portrait de celle qu'il 2
2 . Le catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale, Tome CCIV, Paris, 1 9 6 9 , colonnes 2 7 3 / 2 7 4 indique bien : « V A U T I E R » ( C L A I R E V I GNEAU, M"" ALFRED...).
D'après ce catalogue, et outre « M . L E M A R Q U I S », Claire Vautier a écrit les ouvrages suivants : — « F E M M E ET P R Ê T R E » , Paris, 1 8 8 8 ( E . Marpon et Flammarion), — « A D U L T È R E ET D I V O R C E » , Paris, 1 8 8 9 ( E . Marpon et Flammarion), — « D A N S LA B O U E » , Paris, 1 8 9 2 ( E . Flammarion), — « H É L È N E D A L T O N » , Paris, 1 8 9 3 ( E . Flammarion), - — « H A I N E C H A R N E L L E » , Paris, 1 8 9 8 ( E . Flammarion), — « E N C O R É E », par M"" Claire Vautier et Hippolyte Frandin, Paris, 1 9 0 5 (Delagrave). A noter que je n'ai pas trouvé jusqu'ici la date de son décès, ni la trace d'une éventuelle descendance.
SAINT-YVES D'ALVEYDRE
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épousa, la rivale donc, est étrangement nuancé et presque affectueux. Et beaucoup d'autres détails, souvent puisés à bonne source, me paraissent objectivement utilisables. L'autre raison est plus importante encore : comment ne pas tenir compte du témoignage d'une telle passion amoureuse, devenue certes objet historique, mais combien significatif. Faut-il donc que l ' h o m m e ait été attachant et ait su passionner pour qu'une maîtresse déçue éprouve encore le besoin d'écrire un livre pour se venger. Et qu'elle ait dû en venir là pour trouver peut-être sa propre sérénité, témoigne bien évidemment d'une ferveur pour l'amant. A près d'un siècle de distance, la passion, la vie même, me sont apparues, à travers Claire Vautier, plus proches que tous les hommages compassés. Mais il est vrai que le pamphlet de Claire Vautier a pu, avec ou sans sa complicité, servir d'autres fins. U n e note de Stanislas de Guaïta indique qu'« on croit savoir que l'austère Camille Flammarion n'aurait pas été étranger à la rédaction de ce roman. M . Caminade passe aussi pour y avoir collaboré ». U n disciple enthousiaste, Fabre des Essarts, auteur d'une réponse à M m e Claire Vautier opte résolument pour considérer cette attaque c o m m e émanant d'un clan politique désireux de torpiller les efforts de Saint Yves. N o u s reviendrons en détail sur ces hypothèses, mais le fait est que le pamphlet obligea les amis à réagir — j ' a i cité Fabre des Essarts, en 1887. En mars de l'année suivante, Eugène de Masquard consacrera un long panégyrique à Saint Yves dans « L'ENCYCLOPÉDIE CONTEMPORAINE ILLUSTRÉE » ; quelques autres suivront plus tard. 3
4
mc
Fabre des Essarts : « M O N M A Î T R E — R É P O N S E À M C L A I R E V A U T I E R » , Paris, 1 8 8 7 (Typographie A.M. Beaudelot). 4 . Ce de Masquard est un bien curieux personnage sur qui je regrette de ne pouvoir m'arrêter. Son compte rendu de « L A F R A N C E V R A I E » parut dans 3.
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Mais surtout Saint Yves lui-même, dans « LA FRANCE ou MISSION DES FRANÇAIS», paru en 1887, consacra 137 pages à se justifier des accusations les plus graves et ce « Pro d o m o » fut par la suite la source quasi exclusive d'à peu près tout ce qui a été écrit sur la vie de Saint Yves. M ê m e l'ouvrage du pieux disciple Barlet, en 1910, ne consacre guère que 35 pages à l ' h o m m e ; et pour le reste, m ê m e si de n o m b r e u x auteurs que je citerai, les Jules Bois, Schüre, Victor Emile Michelet, Jollivet-Castelot, Papus, Vulliaud et beaucoup d'autres l'évoquent, ce n'est que très fragmentairement et sur des points souvent secondaires. Il n'est donc pas étonnant qu'aient cours à son sujet de nombreuses légendes, parfois fantastiques, mais aussi de nombreuses sottises où excellèrent particulièrement les anti-occultistes de l'entredeux-guerres et du régime de Vichy. VRAIE
Il faut donc tout vérifier méticuleusement si l'on veut tracer le « portrait historique et philosophique » de ce curieux prophète.
SAINT Y V E S INSPIRATEUR DE L'OCCULTISME
O n a vu qu'il prétendait à une royauté initiatique et se posait par là en « Grand Initié » pour reprendre le titre du best-seller d'Edouard Schüre, largement inspiré de Saint Yves, c o m m e ce dernier s'est largement inspiré de Fabre d'Olivet qui lui-même... Se v o u l a n t , s e l o n C l a i r e V a u t i e r , « G r a n d Hiérophante», Saint Yves ne pouvait manquer d'influer largement sur le mouvement appelé occultiste qui se développe largement dans le dernier quart du xix siècle. c
1'«
ENCYCLOPÉDIE
CONTEMPORAINE
ILLUSTRÉE.
REVUE
HEBDOMADAIRE
», deuxième année, n° 26, 11 mars 1888. Je dois communication de ce document (et de beaucoup d'autres) au Dr Philippe Encausse qui doit être ici remercié. U N I V E R S E L L E DES S C I E N C E S D E S A R T S ET D E L ' I N D U S T R I E
SAINT-YVES D'ALVEYDRE
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Il n'est assurément pas le seul à l'influencer : un Eliphas Levi (1810-1875), qu'au demeurant il a peut-être rencontré et qui sur certains points l'a marqué, annonce lui aussi, s'il n'est pas le vrai père, ce mouvement divers qui côtoie ceux du spiritisme et des théosophismes plus ou moins orientaux. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est qu'il a exercé une influence profonde sur plusieurs générations d'occultistes ; de son vivant même, Papus (le Docteur Gérard Encausse) trace de lui le portrait d'un véritable « Maître Spirituel » ; quelques années plus tard, un Jollivet Castelot — autre personnage étonnant — écrira que « les chefs de l'hermétisme le considéraient c o m m e un être presque surhumain, un thaumaturge et un inspiré dont on recueillait avec dévotion les avis». Il est vrai que le m ê m e ajoutait qu'il « faisait peu de cas des systèmes occultistes et m ê m e de la plupart des occultistes». Il refusa d'ailleurs toujours d'adhérer à quelque société secrète que ce soit . A vrai dire cela pose la question de savoir ce qu'était au juste ce mouvement occultiste. René Guenon, qui y avait traîné ses guêtres dans sa jeunesse, le juge sévèrement, mais il n'empêche que son analyse soit pertinente. 5
« L'occultisme, écrit-il en 1923, est aussi une chose fort récente, peut-être même un peu plus récente encore que le spiritisme ; ce terme semble avoir été employé pour la première fois par Alphonse Louis Constant, plus connu sous le pseudonyme d'Eliphas Lévi ; et il nous paraît bien probable que c'est lui qui en fut l'inventeur. Si le mot est nouveau, c'est que ce qu'il sert à désigner ne l'est pas moins : jusque-là, il y avait eu des « sciences occultes », plus ou moins occultes d'ailleurs, et aussi plus ou moins
5 . Jollivet Castelot : « L E D E S T I N O U LES FILS D ' H E R M È S », Paris, 1 9 2 0 (Chacornac). Sur cette question quej'aurai l'occasion d'évoquer plus tard voir mon étude sur « S A I N T Y V E D ' A L V E Y D R E ET L ' O R D R E M A R T I N I S T E » in
L'initiation,
n" 1, de
1980.
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INTRODUCTION
importantes : la magie était une de ces sciences, et non leur ensemble, comme certains modernes l'ont prétendu ; de même l'alchimie, l'astrologie et bien d'autres encore ; mais on n'avait jamais cherché à les réunir en un corps de doctrine unique, ce qu'implique essentiellement la dénomination d'occultisme . » 6
Guenon note le caractère tout à fait disparate des doctrines et pratiques que désigne ce dernier terme, et il en vient à réduire son usage à une école précise, qu'on retrouvera tout au long de ce livre : « Eliphas Lévi mourut en 1875, l'année même où fut fondée la Société Théosophique ; en France, il se passa alors quelques années pendant lesquelles il ne fut plus guère question d'occultisme. » A noter qu'il s'agit de la période pendant laquelle Saint Yves publie ses propres « MISSIONS ». Guenon poursuit : «C'est vers 1887 que le Dr Gérard Encausse, sous le nom de Papus, reprit cette dénomination, en s'efforçant de grouper autour de lui tous ceux qui avaient des tendances analogues, et c'est surtout à partir du moment où il se sépara de la Société théosophique, en 1890, qu'il prétendit en quelque sorte monopoliser le titre d'occultisme au profit de son école. Telle est la genèse de l'occultisme français ; on a dit parfois que cet occultisme n'était en sorte que du « papusisme » et cela est vrai à plus d'un égard, car une bonne partie de ses théories ne sont effectivement que l'œuvré d'une fantaisie individuelle; il en est même qui s'expliquent tout simplement par le désir d'opposer à la fausse « tradition orientale » des théosophistes, une "tradition occidentale" non moins imaginaire. »
6. René Guenon : « L ' E R R E U R traditionnelles, (page 6 1 ) .
SPIRITE
», Paris, Edition
1952
(Editions
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
Il est vrai que ce j u g e m e n t de Guenon peut n'être pas considéré c o m m e tout à fait serein, dans la mesure où, c o m m e on le verra, il avait eu l'occasion, dans sa jeunesse, de participer à l'action d'un groupe concurrent de ceux qu'animait Papus. Néanmoins, il me paraît bien situer l'ambition de constituer un corps doctrinal cohérent à partir de données disparates. Cela dit, ainsi conçu, l'occultisme apparaît c o m m e une variété littéraire, pour ne pas dire un genre qui, au demeurant, ne bénéficie d'aucun « statut » intellectuel, alors m ê m e qu'il tend de nos jours à devenir un « phénomène de masse » à travers le développement des groupements et des ordres de toutes sortes. J'entends bien qu'il ne faut surtout pas tout confondre, des disciples d'Eliphas Lévi aux sectateurs d'Hare Krishna, en passant toute la g a m m e de ces étranges productions de l'esprit humain... Elle est cependant singulière, cette intelligence occidentale, donneuse de leçons à tout l'univers et dont les ethnologues les plus remarquables peuvent élucider les rites de passage les plus étranges des Kwakiutl et des Bororos ; mais elle ne parvient pourtant pas à s'expliquer à elle-même la fonction sociale et la permanence des phénomènes occultistes, voire religieux chez elle-même. Il faut constater que ces phénomènes ne sont étudiés de façon réellement méthodique et sérieuse que dans leurs rapports avec la littérature et la poésie, et encore dans leurs aspects qui relèvent, au regard de la normalité, d'une sorte de « douce folie ». Et peut-être est-ce bien de cela qu'il s'agit dans un certain n o m b r e de cas ; mais cela ne permet pas de comprendre dans quelle mesure ces types de pensée et de raisonnement sont mis en œuvre par un beaucoup plus grand n o m b r e de gens qu'on ne croit. N o u s le relèverons de manière certaine, à propos de croyances relatives au rôle des « Sociétés secrètes » (ou prétendues telles) dans l'histoire, en particulier dans le cas de la SYNARCHIE. Il est vrai qu'il existe des monographies remarquables
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sur tel ou tel aspect ou personnalité de l'histoire de l'occultisme, et de n o m b r e u x auteurs au cours du dernier demisiècle ont fait sortir cette recherche du domaine des rêveries : Viatte, Béguin, Eliade, Cellier, Le Forestier, Joly, Derm e n g h e m mais aussi Secret, Amadou, Faivre, Mercier, Laurant, Richer... la liste n'est pas exhaustive, il s'en faut; mais la qualité m ê m e de ces travaux en indique aussi la limite : la singularité de chaque sujet dissimule en fait l'étendue sociale du phénomène. Entreprenant m o i - m ê m e une monographie, j ' é p r o u v e vivement la nécessité de situer l'occultisme contemporain de Saint Yves dans une histoire des idées sociales, largement marquée par le romantisme social et l'utopie qu'a bien décrits Maxime Leroy . Il est bien certain que l'occultisme constitue, c o m m e les rêves orientaux du théosophisme, une variété d'idéalisme répondant aux troubles qu'entraînent le développement du capitalisme et du machinisme, la diffusion du matérialisme (auquel répond le « spiritualisme »), et plus spécialement en France, les séquelles de la C o m m u n e et du déchirement social qu'elle entraîna. U n certain désespoir social trouve ainsi à s'exprimer dans « ces rêves sur le divin »> ; nul doute que la bourgeoisie lettrée, mais aussi la moyenne bourgeoisie des professions libérales, fonctionnaires et commerçants, est au premier chef intéressée par ces nouveaux idéalismes consolateurs. Au demeurant, il faut noter que les clivages politiques ne traversent pas systématiquement ces doctrines. La revue de la Société de Théosophie, «LE LOTUS ROUGE», abonde en déclarations favorables au socialisme, et plusieurs des 7
7 . Venant de citer, sans référence, certains auteurs qui méritent mieux, et n'en citant pas qui méritent tout autant, j'éprouve quelque scrupule à revenir aux références précises. Pourtant Maxime Leroy est plus que tout autre indispensable à qui veut comprendre l'époque en son « H I S T O I R E D E S I D É E S S O C I A L E S E N F R A N C E » , Paris, 1 9 5 4 (Gallimard).
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fondateurs de la C G T , dont Benoît Malon, sont des occultistes convaincus. Il faut d'ailleurs croire que le phénomène atteignit une grande ampleur quand on voit que Fernand Pelloutier, le fondateur des bourses du travail, éprouve le besoin de l'analyser et de la condamner longuement dans une conférence consacrée à « l'Art social », en mai 1896. Il est d'ailleurs curieux de constater que Pelloutier met le phénomène sur le m ê m e plan que l'art pornographique dont il accuse la bourgeoisie de se délecter. Je le cite : « Voici maintenant la débauche de productions du mysticisme, folies dont les auteurs ont toute leur raison parce qu'ils ne les imaginent qu'en vue d'étonner toujours davantage, mais qui font perdre aux lecteurs le peu de cervelle qui leur restait. C'est chaque jour une religion nouvelle ; reviviscence du bouddhisme, rénovation de l'occultisme de la Kabbale, reproduction des symbolismes de la Rose-Croix, des mystères d'Isis. "Je n'aurais pas cru moi-même, dit M. Léon de Rosny, que le bouddhisme eût pris en France une telle extension, ni ce caractère passionné et enthousiaste. A quoi faut-il l'attribuer? Sans doute à l'inquiétude des âmes, à leur désir de trouver une croyance et de se reposer dans la foi, après une période de doutes et d'incertitudes (...) Les esprits sont tourmentés, les cerveaux surexcités. Il faut s'attendre aux pires extravagances... vous le dirai-je? Je reçois tous les jours la visite d'hommes éminents qui se donnent à moi pour des bouddhistes pratiquants et convaincus. L'un d'eux m'affirme qu'il y a trente mille bouddhistes à Paris". A côté de ces chercheurs de cultes, voici les chercheurs de l'immatériel, théosophes (ainsi qu'ils se qualifient modestement), qui « veulent pousser aussi loin que possible les investigations dans le champ de la nature », pour essayer de comprendre ses lois et tâcher de découvrir les pouvoirs psychiques qui sont latents dans l'homme. Voici les sacrificateurs de la Messe noire qui accomplissent en l'honneur de Satan les cérémonies accomplies par les
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INTRODUCTION
catholiques en l'honneur de Dieu. Voici les envoûteurs, pétrisseurs de figurines, qu'ils blessent pour frapper leur ennemi lointain. Voici,... mais à quoi bon poursuivre cette enumeration. Un livre de M. Jules Bois a recueilli les mille folies écloses dans les cerveaux déséquilibrés de ce siècle, et toutes sont la création d'écrivains ou d'artistes qui, ne pouvant faire sain et fort ou ceux qui flattent le détraquement public, firent maladif et horrible. Au mépris de la morale commune, bonne pour le pauvre et dont se dispense la richesse, aux leçons de mysticisme, joignez la démoralisation qu'engendre la lubricité du livre, du spectacle, du tableau, de la musique même. Le livre n'inspire plus la réflexion, il prépare au rut ; le spectacle n'est plus la jouissance et à la fois le délassement intellectuels, c'est l'élixir qui ranime pour les prouesses de l'alcôve; le tableau n'est plus la figuration reposante et exaltante des merveilleux paysages, des nudités harmonieuses ; c'est le déshabillé savant qui met le feu à la cervelle et au ventre . » 8
Mais il est certain aussi que les modes de pensées systématisés par l'occultisme vont très au-delà de la simple expression historique à la fin du xix siècle. Sans prétendre donner ici l'étude d'ensemble qui serait nécessaire, je crois utile d'en dire quelques mots afin d'éclairer la question de la s y n a r c h i e . En matière d'histoire, le discours occultiste (et ses multiples variantes n'empêchent pas l'unicité du récit) accrédite l'idée que les gouvernements connus ne sont que des apparences. En fait, des «Maîtres spirituels», «grands Initiés » ou « mages » voire « Mahatmas » — au demeurant il en est de bons et de mauvais, transpositions des Anges et des D é m o n s — dirigent l'histoire, en « inspirant » des Sociétés secrètes et autres Fraternités initiatiques. c
8. Jacques Julliard : SYNDICALISME
pp. 509-510).
D'ACTION
« FERNAND
PELLOUTIER
DIRECTE»,
Paris, 1971 (édition du Seuil,
ET
LES
ORIGINES
DU
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
L'occultisme prétend ainsi démystifier l'histoire, en d é v o i l a n t les causes p r e m i è r e s des é v é n e m e n t s : « gouvernements invisibles et sociétés secrètes » c o m m e écrit Serge Hutin ; « Les sociétés secrètes mènent le m o n d e » dit Pierre Mariel ; une « Main cachée dirige... » dit un autre. A vrai dire, une fois la clef posée, on trouvera assez d'étrangeté aux faits eux-mêmes pour qu'il ne soit pas difficile d'écrire le fameux « il est curieux de constater » qui introduit toutes les déductions hasardeuses. Au demeurant, cela n'est pas tout à fait pathologique ; c'est une manière c o m m e une autre de rechercher les vraies causes qui échappent à la raison ; le mythe des « deux cents familles », celui des « gros », sont des expressions vulgaires d'une m ê m e recherche. Il faut dire néanmoins que cette lecture occultiste de l'histoire aboutit parfois à des résultats délirants : ainsi du mythe développé ces vingt dernières années à propos des prétendus arrière-plans occultistes du National-Socialisme, et qui relève en fait soit de l'apologie du crime de guerre, soit de la psychiatrie . Toutefois l'analyse des résultats du discours occultiste, c'est-à-dire tenu par des gens qui se réclament de cet ensemble doctrinal, est elle-même perturbée par l'intervention des diverses sortes d'anti-occultisme, qui sont c o m m e le reflet en creux de l'occultisme lui-même ; c'est-à-dire que les faits sont décrits de m ê m e manière, sauf 9
9 . Ce curieux phénomène littéraire que j'appellerai la re-création d'un « nazisme de rêve » a été inauguré par « L E M A T I N DES M A G I C I E N S de Pauwels et Bergier, mais il avait des prédécesseurs moins connus comme Edouard Saby avant-guerre. Une longue cohorte d'auteurs a fait d'Hitler un prétendu initié à tout et n'importe quoi : la Sainte Vehme, le templarisme, le catharisme, les doctrines nordiques, des initiations turques... Il n'y manque vraiment que les rites secrets des indiens sioux !... Cela n'est évidemment pas sérieux et mérite d'être dénoncé plus rigoureusement que cela n'a été fait jusqu'ici.
»
INTRODUCTION
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que l'appréciation de la valeur religieuse ou morale est radicalement différente. Ainsi quand les occultistes estiment bienfaisant le rôle exercé auprès du Tsar Nicolas II par le guérisseur Philippe et le Docteur Gérard Encausse, les anti-occultistes représentés entre les deux guerres par la curieuse « REVUE INTERNATIONALE DES SOCIÉTÉS SECRÈTES » de
M g r Jouin,
reprennent les mêmes faits pour leur donner une interprétation diabolique, et souvent aussi fanstatique et stupide que les élucubrations de Léo Taxil. Ceux-là ont une descendance aujourd'hui chez l'Abbé de Nantes et M g r Lefebvre, tous entichés de diabolisme bien spectaculaire. Mais les ravages de ces modes de pensée n'affectent pas seulement quelques groupuscules d'extrême-droite ; et puisque j e ne puis, dans cette introduction, que m'en tenir à quelques exemples, j ' e n choisirai un seul, surprenant mais révélateur. N u l n'ignore que le faux grossier connu sous le n o m de « PROTOCOLES DES SAGES DE SION » a été pendant de
nombreuses années depuis le début du siècle, un instrument de dénonciation du « judéo-maçonnico-bolchévisme », considéré c o m m e l'organe d'un complot permanent contre la chrétienté et l'occident. O r on peut s'étonner de voir que l'un des éléments ainsi dénoncés — en l'occurrence le c o m m u nisme russe, ou du moins certains de ses idéologues — a, depuis qu'il est au pouvoir, récupéré à son profit la dénonciation. Ainsi, en 1978, à ce que rapporte le correspondant du « M O N D E » à Moscou, Daniel Vernet, lejournal des jeunesses communistes « KOMSOMOLSKAYA PRAVDA » a, le plus officiellement du monde, dénoncé les menées convergentes des juifs et des francs-maçons... c o m m e au b o n vieux temps de l'Okhrana : « Il est bien connu que le Konzern Sionisto-maçonnique contrôle 80 % de l'économie et 95 % des moyens d'information des masses du Monde capitaliste » ;
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
Et selon un certain Emelianov : « L'Administration Carter est le plus grand repaire de juifs et de francs-maçons que l'Amérique ait jamais connu . » 10
O n peut lever la contradiction en affirmant naïvement que « les extrêmes se touchent » — M g r Lefebvre et les jeunesses communistes soviétiques — à ceci près que cela n'explique rien ! Si occultisme et anti-occultisme utilisent des arguments comparables, ce n'est pas l'effet d'on ne sait quelle prétendue « magie des extrêmes », mais l'aboutissement logique d'une analyse partant d'axiomes erronés. D e m ê m e qu'on peut peser juste avec une balance (de Roberval) fausse, on peut à l'inverse conduire à des conclusions aberrantes, un raisonnement suivi de manière cohérente mais à partir de prémisses erronées. C'est d'ailleurs à ce point que l'intérêt que présente l'œuvre de Saint Yves c o m m e inspirateur de l'occultisme, trouve une illustration intéressante dans l'affaire de la s y n a r c h i e . U n e s y n a r c h i e sans é n i g m e La carrière de ce m o t est assurément une des plus étonnantes qui soient — et révélatrice, à plus d'un titre, des fantasmes de toute une époque. C'est aussi pourquoi il me paraît indispensable de retracer brièvement ses diverses acceptions (au demeurant contradictoires) en vue d'introduire les distinctions indispensables dont j ' a i retracé les grands traits par ailleurs, et sur lesquelles j e reviendrai dans un autre ouvrage plus c o m p l e t ; ces 11
10. DÉNONCE
Daniel Vernet : LES
DE
« LE LA
JOURNAL
DES
JEUNESSES
FRANC-MAÇONNERIE
ET
DU
COMMUNISTES JUDAÏSME
EN
in « L E M O N D E » , 1 7 - 1 8 septembre 1 9 7 8 , p. 3 . 1 1 . Je me permets de renvoyer ici à mon ouvrage sur « L A S Y N A R C H I E LE V I E U X RÊVE D ' U N E N O U V E L L E S O C I É T É » , Paris, 1 9 7 1 ( C A L , et
OCCIDENT»,
OU
MENÉES
INTRODUCTION
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acceptions relèvent en fait de deux grandes catégories, qu'on peut appeler « la s y n a r c h i e i m p u t é e » et « la s y n a r c h i e a v o u é e ». Dans le premier cas, un ou des groupes sont accusés de former une organisation très occulte, intervenant dans les domaines économiques, politiques ou autres, soit par des complots, soit par des réseaux de complicité denses et e f f i c a c e s . Ces accusations peuvent venir d'horizons politiques divers, voire totalement antagonistes, tout en visant les mêmes h o m m e s . Et on va voir que dans cette catégorie se retrouvent plusieurs types de « s y n a r c h i e s » qui n'ont parfois pas grand-chose en c o m m u n . L'autre catégorie — celle de la s y n a r c h i e que j ' a i dite « a v o u é e » est d'un abord plus simple, du moins a priori ; je regroupe sous ce n o m les h o m m e s et les groupes qui se sont réclamés ouvertement d'une idée ou d'un système de pensée synarchique ou synarchiste ; ceux-là l'ont fait ouvertement et non sans prosélytisme. Il est donc singulier de les accuser de complot. C'est pourtant ce qui s'est passé. C'est que les deux catégories de s y n a r c h i e s que je distingue pour la clarté de l'exposé sont singulièrement mêlées dans les récits des auteurs ; et il est facile de comprendre que les chasseurs de s y n a r c h i e se soient fait un devoir de tous mêler. S'agissant de l'accusation de s y n a r c h i e , on peut dire que sa signification couramment admise, et en tout cas dominante dans les années 1960-1980, renvoie directement à la notion de technocratie, souvent considérée au niveau mondial. U n s y n a r q u e c'est aussi ce qu'est devenu un « énarque » (assimilation fréquente dans la presse de gauche) ; intellectuellement, il relève souvent des courants
Bernard Grasset) qui a tenté de décrire tous les sens du mot, en un nombre de pages restreint. Je publierai quelque jour un dossier beaucoup plus exhaustif... Si un éditeur veut bien en prendre le risque.
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
de pensée dits de « la nouvelle droite » (l'assimilation a été faite dans « LE NOUVEL OBSERVATEUR ») ; mais le s y n a r q u e est plus qu'un simple haut fonctionnaire national : le personnage a souvent une dimension politico-économique, et il participe à des groupes internationaux discrets et puissants du monde capitaliste : le « C l u b de R o m e » , le groupe de « Bilderberg » mais encore la « Trilatérale » ou « Pugwash ». U n des meilleurs exemples de cette utilisation du terme dans la presse me paraît avoir été donné par Alain Vernay, à propos
du
« CLUB
TECHNOSOPHIE
DE
ROME
ET LES MALHEURS
DE LA
» ; il écrit :
« Le Club de Rome, pour l'heure, n'est qu'un nom et une légende. Un nom puisqu'il consacre le souvenir d'un colloque qui a réuni dans la capitale italienne quelque soixante dirigeants industriels et universitaires désireux de se retrouver pour d'autres rencontres. Une légende : une sorte de super-groupe d'étude des crises contemporaines — non pas « X crise », comme on disait avant-guerre dans l'entourage de MM. Dautry, Lehideux, Sauvy, mais Alpha et Oméga Crise : il s'intéresse à tous les problèmes de civilisation. Le Club de Rome, pour reprendre une terminologie à vague parfum initiatique banal, n'est pas — ou pas encore — une synarchie. En effet, malgré les efforts de quelques-uns, il ne s'est pas donné, à ce jour, un chef visible et des chefs invisibles, un président, un secrétariat constitué, un encadrement permanent et même un budget. Il est, cependant, une synarchie en puissance, dans la mesure où ses membres, alors même que les raisonnements les amènent à des extrêmes de pensées incompatibles, se sentent plus proches les uns des autres que de ceux à qui, respectivement ils ressemblent . 12
1 2 . Alain Vernay : in « L E F I G A R O » , 1 9 - 2 0 mai 1 9 7 3 , p. 7 . J'ai collationné en 2 0 ans des centaines de citati^' s de presse où le mot
INTRODUCTION
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L'idée de conciliation de points de vue opposés ou divergents en un lieu supérieur aux contradictions des « h o m m e s ordinaires » donne à la s y n a r c h i e un parfum assez différent de celui de « maffia » qui est parfois utilisé. D'ailleurs dans l'œuvre romanesque de Raymond Abellio, et en particulier dans « LA TOUR DE BABEL », on trouve un tableau très clair de cet usage du mot s y n a r c h i e désignant un centre international et intellectuel, spirituel, animant des groupes tout à fait antagonistes. A ce point, le m o t retrouve d'ailleurs une dimension mythique, celle de la Société secrète supérieure, qu'on a déjà rencontrée dans l'occultisme, mais qui acquiert ici un point d'ancrage dans la réalité politico-économique et non pas dans les fantasmes pseudo-initiatiques. Mais avant d'en venir à cette signification relativement vague, la s y n a r c h i e a eu pendant la Deuxième Guerre mondiale et à la libération deux autres significations, d'ailleurs étroitement liées : la première, qui apparaît en 1941 après le remplacement de Pierre Laval par François Darlan, accuse une s y n a r c h i e d'être en train de saboter l'œuvre de « Révolution nationale » entreprise par le Maréchal Pétain. Cette s y n a r c h i e , c'est la nouvelle équipe ministérielle qui est décrite dans de nombreuses notes anonymes, à la fois c o m m e la poursuite de l'action des «judéo-capitalistes», et comme, l'héritière des recherches des intellectuels des années trente, n o t a m m e n t en matière de planification économique. Des listes de noms étaient donc dénoncées par les ultra de la collaboration, d'ailleurs «documentés», si l'on peut dire, par les spécialistes de- l'antimaçonnisme et de l'anti-occultisme qui trouvaient là matière à régler leurs
synarchie apparaît. Celle-ci me paraît l'une des rares intelligentes qui mérite d'être signalée.
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comptes. Des centaines de fiches petites ou grosses furent ainsi mises en circulation dans les allées du pouvoir, et c o m m e toutes les fiches policières ou para-policières, celles-là relèvent généralement du délire interprétatif. Mais encore ne serait-ce là qu'une péripétie si l'ensemble de ces matériaux d'origine douteuse n'avaient été récupérés et intégrés dans une autre explication des événements historiques de l'époque. Cette thèse, développée par des auteurs proches de la Résistance, a été largement popularisée, m ê m e si les procès de la Libération n'ont pas permis de faire la lumière souhaitable. Pour de nombreux auteurs, Georges Valois, Charles Dumas, Pierre Hervé, Roger Mennevée, plus près de nous, U l m a n n et Azeau, et beaucoup d'autres, la s y n a r c h i e n'est pas un sabotage de l'action de Pétain, au contraire, elle est l'explication du fait que Pétain ait pris le pouvoir au bénéfice d'une classe bourgeoise qui prend sa revanche sur le Front Populaire. C'est-à-dire que, selon cette thèse, la s y n a r c h i e s'identifie à toute la période d'avant-guerre, et devient le synonyme des efforts de la droite capitaliste pour instaurer un fascisme « à la française ». Devenant systématique, cette théorie, qui s'en prend néanmoins aux mêmes h o m m e s que la précédente, ce qui est pour le moins singulier, atteint parfois un schématisme aussi déplorable intellectuellement que celui de toutes les explications de l'histoire par les seules sociétés secrètes. Ainsi Adrien Dansette, juge-t-il les théories de ceux qui voient dans la Franc-Maçonnerie l'explication unique de la III République : e
« Une explication aussi sommaire de la vie politique française et qui dispense de plus amples recherches, peut seulement satisfaire les esprits qui se nourrissent d'explications mystérieuses parce qu'ils n'ont ni les connaissances
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assez étendues ni le jugement assez sûr pour découvrir les véritables cheminements de l'histoire . » 13
De fait cette dénonciation de « la s y n a r c h i e » est devenue, dans certains cas, tout à fait délirante, à raison m ê m e des confusions délibérément entretenues ; c o m m e l'écrivait René Guenon en 1949, en rendant compte de la réédition du livre de Saint Yves d'Alveydre : « La synarchie, selon ce dernier, n'a assurément rien de commun avec ce qui a fait tant de bruit en ces dernières années et à quoi il semble bien que ses promoteurs aient donné le même nom, tout exprès pour créer certaines confusions, en quoi ils n'ont d'ailleurs que trop bien réussi, car les livres et les articles publiés à ce propos ont répandu dans le public toute sorte d'erreurs grossières sur Saint Yves et sur son œuvre . » H
Guenon, ici, justifie la distinction entre les deux grandes catégories de « s y n a r c h i e s » : au-delà de ce qui a été dénoncé c o m m e synarchique, et dans la plus grande confusion, il affirme l'existence d'une doctrine synarchique de nature différente. D e fait, ce que j ' a i appelé la « s y n a r c h i e a v o u é e » présente des aspects beaucoup plus transparents que les différents « complots » supposés qui portent le m ê m e n o m . A ce titre, il faut compter donc la doctrine de Saint Yves à quoi ce livre est consacré. Et si j e l'ai appelée « u n e s y n a r c h i e sans é n i g m e », ce n'est certes pas que tout dans sa vie et son œuvre soit élucidé ; c'est en fait que sa doctrine est, quoi qu'on en pense, beaucoup plus transparente que les
13. PORAINE.
p.
Adrien Dansette : « H I S T O I R E R E L I G I E U S E D E LA F R A N C E C O N T E M Sous LA T R O I S I È M E R É P U B L I Q U E » , Paris, 1 9 5 1 (Flammarion),
71.
1 4 . René Guenon: « C O M P T E S R E N D U S » , Paris, Belhomme, Editions traditionnelles), p. 1 0 6 .
1973
(Villain et
40
SAINT-YVES
D'ALVEYDRE
autres prétendues SYNARCHIES. C o m m e n t , en effet, donner des allures de complot à l'action d'un h o m m e qui multiplie livres, conférences, création de syndicat et autres associations, audiences politiques officielles... qui tend à faire parler de lui, sans y réussir il est vrai ? Sans doute sa doctrine fait-elle place à des considérations ésotériques — entre autres choses d'ailleurs. Mais il demeure que Saint Yves revendique hautement sa SYNARCHIE; c'est tout le contraire d'un comploteur. J'en dirai autant de ses différents disciples, d'ailleurs peu nombreux, et qui se situent peu ou prou dans la mouvance des organisations dites « martinistes » du n o m de l'ordre fondé par le Dr Encausse, et qui se référait plus ou moins exactement à Louis Claude de Saint-Martin. Certains auteurs ont fait de ces organisations martinistes des organisations terriblement occultes, c o m m e des enfants ignorants font les intéressants avec le peu qu'ils savent. Les organisations martinistes, si elles ont une certaine discrétion, sont parfaitement accessibles et en tout cas ne méritent aucunement les descriptions fantastiques dont on les a affublées. Aucune d'elle d'ailleurs n'a jamais eu d'importance politique véritable . Donc Saint Yves, et quelques cénacles occultistes et Martinistes encore existants, professaient une « SYNARCHIE SANS É N I G M E » et à vrai dire la seule. Car les autres groupes qui se sont historiquement réclamés de la SYNARCHIE posent bien des problèmes. Ainsi de 1'« Union Sinarquista », fondée officiellement en 1937 au Mexique, et qui deviendra un curieux m o u v e m e n t de masse nationaliste. Il était peu connu en Francejusqu'à ces dernières années où il a donné lieu à un remarquable ouvrage 15
15. Les comptes'rendus des travaux des groupes martinistes sont d'ailleurs souvent publiés, par exemple dans la revue « L ' I N I T I A T I O N » et rien ne permet, sauf à s'adonner à des fantasmes, de soupçonner on ne sait quels arrière-plans diaboliques à ces recherches.
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16
de Jean M e y e r . L'idéologie sinarquiste relève d'un nationalisme réactionnaire, voire fasciste, assez classique, et ne doit pas grand-chose à la théorie de Saint Yves, sauf que le n o m paraît avoir été introduit au Mexique par un occultiste d é n o m m é Tomas Rosales qui donne une définition très papusienne de la s y n a r c h i e , mais c'est en 1 9 1 4 , bien avant l'apparution du m o u v e m e n t sinarquiste lui-même, qui d'ailleurs appartient à la seule histoire du Mexique. Reste enfin à signaler, dans cette catégorie de la « s y n a r c h i e a v o u é e », un dernier groupe, qui n'est pas le moins intéressant. Officiellement, il n'a pas de n o m définitif, puisqu'il s'agit d'un ensemble d'organisations diverses — à commencer par « Les Etats généraux de la jeunesse » actifs en 1 9 3 4 — animées par un petit n o m b r e de personnes et n o t a m m e n t Jeanne Canudo et Vivian Postel du Mas, pour ne citer que les morts. Ce groupe, regroupant des proches de la Société de Théosophie, entre autres, s'était doté d'une doctrine ésotérique explicitée dans « LE SCHÉMA DE L'ARCHÉTYPE SOCIAL » signé par Vivian du Mas, et c'est lui qui rédigea en collaboration le fameux « PACTE SYNARCHIQUE » — (un des exemplaires conservé par la Bibliothèque Nationale est daté 1 7
du 1 7 mai 1 9 3 3 au 1 5 septembre 1 9 3 6 .
Ce groupe, j ' y insiste (car bien que je l'ai déjà affirmé dans un livre précédent, c'était avec trop de discrétion) ne s'est pas comporté en Société secrète : ainsi dans le n° d ' o c t o b r e 1 9 3 0 des
« CAHIERS DES ETATS GÉNÉRAUX DE LA
JEUNESSE», il disait publiquement souhaiter « u n régime synarchique dissolvant automatiquement sans violence les
1 6 . Jean Meyer : « L E S Y N A R Q U I S M E — U N FASCISME M E X I C A I N ? 1937-1947 », Préface de Jean Delumeau, Paris, 1972 (Hachette — Le temps des
hommes).
17. BN. Res. 4" L 57 19 322.
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
classes, tout en respectant et favorisant la diversité naturelle des personnes et la diversité fonctionnelle des citoyens... » Il y aurait beaucoup à dire sur la nature exacte de ce groupe d'inspiration occultiste ; je renverrai au témoignage curieux et passé inaperçu de Maurice Girodias, qui en fut m e m b r e et qui, probablement, y chercha plus des relations erotiques qu'une révélation spirituelle. Mais puisqu'il ne souhaite rien cacher de sa vie sexuelle, qui paraît dans ses mémoires avoir été la chose la plus importante de sa vie, on ne peut l'accuser d'avoir truqué tout ce qui se trouve à la périphérie de cette recherche. A vrai dire, sa légèreté m ê m e donne du prix à ce témoignage sur ce que fut le m o u v e m e n t synarchiste. U n petit cénacle . Il n'en demeure pas moins que c'est à partir des documents élaborés par ce groupe — et notamment le « PACTE SYNARCHIQUE » — que seront fabriqués les « montages » diffusés sous l'occupation ; dans un premier temps ces derniers seront le fait des anti-occultistes héritiers 18
des
fantasmes de la « REVUE INTERNATIONALE DES SOCIÉTÉS
SECRÈTES ».
C'est d'ailleurs pourquoi on peut dire que le mythe de la s y n a r c h i e est tout autant l'héritage des anti-occultistes que celui des occultistes, à moins qu'on préfère dire qu'il procède d'un étrange accouplement intellectuel. Il est évident que ce livre n'a pas pour objet d'exposer dans le détail la totalité de cette « étrange histoire » c o m m e eût dit Bulwer Lytton ; mais dans la mesure où je pense que les diverses acceptions du mot s y n a r c h i e ont, soit à être distinguées de la doctrine de Saint Yves, soit à lui être rattachées, je m'attacherai tout au long de l'exposé à montrer qu'une bonne connaissance de la doctrine de ce
18. Maurice Girodias : Paris, 1977 (Stock).
«J'ARRIVE!
UNE
JOURNÉE
SUR
LA
TERRE»,
INTRODUCTION
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dernier permet d'y voir un peu plus clair et, sur certains points, de résoudre les énigmes du mythe de la s y n a r c h i e . Ayant ainsi exposé les principaux intérêts qui me paraissent justifier l'étude de la vie et l'œuvre de Saint Yves, j e dois encore, s'agissant de la méthode dont j ' a i dit qu'elle suivait les règles d'une enquête rigoureuse, expliquer le plan que je suivrai. Il est des plus simples et principalement guidé par la chronologie, parce que l'œuvre elle-même le rendait nécessaire. De 1842 à 1882, Saint Yves hésite et se cherche dans différentes directions, souvent poétiques ; il faut les explorer. De 1882 à 1890, toutes ses énergies sont consacrées à diffuser ses idées synarchiques. L'époque est assurément brève mais combien chargée aux yeux de l'analyste. Après, et jusqu'en 1909, c'est le silence et le deuil, mais aussi la recherche passionnée, c o m m e folle, c o m m e le Mallarmé du « coup de dés » est fou, d'une synthèse totale. Cette troisième partie n'est pas la plus simple à décrire ni la moins importante pour la suite. Au cours de cette enquête, j ' a i frappé à de nombreuses portes ; toutes, ou presque, se sont ouvertes ; les notes me permettront, chemin faisant, de remercier n o m m é m e n t ceux qui ont facilité ma recherche. Q u e tous, et surtout ceux, nombreux, qui m ' o n t demandé de n'être pas n o m m é s , trouvent ici l'expression de mes remerciements déférents et fraternels.
CHAPITRE
PREMIER
Orages, errances
Parmi les enfants nés en 1842 dont les générations suivantes ont retenu le n o m , on trouve des h o m m e s aussi différents que Charles Cros (mort en 1888), Stéphane Mallarmé (1898), Albert Sorel (1906), José-Maria de Hérédia (1906), François Coppée (1908), Ernest Lavisse (1922), Camille Flammarion (1925), Edouard Schüre (1929). La liste n'est évidemment pas exhaustive... Joseph Alexandre Saint Yves est né le 26 mars de cette année, dans la demeure paternelle au 23, rue de l'Echiquier, alors située dans l'ancien 3 arrondissement de Paris devenu le X depuis le décret impérial de 1859. D'après la déclaration à l'état civil cette naissance survint à une heure du m a t i n . Puisque Saint Yves devait s'intéresser beaucoup aux e
e
1
1. Comme on sait, les pièces de l'état civil parisien ont été détruites pendant la Commune ; leur reconstitution a été effectuée à partir d'extraits qui avaient été délivrés antérieurement. Ainsi l'acte de naissance de Saint Yves a-t-il été remplacé par un extrait en date du 12juillet I860, qui porte la mention « Mairie de Tours — Indre et Loire 42 de 1861 ». Il est possible que cette pièce ait été utilisée pour le recrutement militaire de Saint Yves dont je n'ai pas retrouvé trace dans les registres de conscription des Archives de Paris. Le texte de cet extrait d'acte de naissance a déjà été publié par mes soins dans la revue « L ' I N I T I A T I O N » en 1972.
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
sciences occultes, il n'est pas inintéressant de regarder son thème astrologique tel que l'a dressé Barlet. Au vrai, établi après la mort de l'intéressé, ce thème ne peut (évidemment) que tomber juste, en dépit d'erreurs techniques grossières signalées par son auteur, qui n'en conclut pas moins imperturbablement que « ces rectifications ne modifient en rien les présages publiés » . Mais après tout, l'astrologie ainsi comprise constitue un moyen c o m m e un autre de présenter un destin dans sa totalité, et c'est dans cette perspective et sans autre illusion que je reproduis ces « présages » déjà réalisés : 2
« La date de cette naissance correspond au sixième degré de la constellation du Bélier ; elle indique une supériorité qui procurera des honneurs, mais qui entraînera aussi de nombreux dangers. En interrogeant plus en détail le thème astrologique de nativité, on est immédiatement frappé de l'importance exceptionnelle de la troisième maison, région qui correspond aux facultés intellectuelles : Uranus, la planète principale, s'y joint, dans les Poissons, à Mercure, au Soleil et à Vénus ; Saturne, génie de la réflexion profonde, est près de se lever à l'horizon. Expression nette d'une intelligence très remarquable, aussi élevée que profonde, aussi artistique que religieuse ou savante. Neptune, entre Uranus et Jupiter joint à Saturne, dénote des tendances toutes particulières aux
2. Barlet op. cit., pp. 7 à 10. La rectification des données techniques a été publiée dans la revue « L A G N O S E » , Décembre 1910, n° 12, p. 281. Barlet explique qu'il a calculé pour le 27 mars au lieu du 26. Les données exactes sont : Ascendant à 19° 17' du Sagittaire — Maison II à 29° 7' du Capricorne — Maison III à 14° 31' des Poissons. Maison IV à 19° 36' du Bélier. Maison V à 14" 5' du Taureau. Maison VI à 2" 53' des Gémeaux. Soleil à 4° 53' 8". Lune à 177° 22'. Mercure à 337° 53'. Vénus à 10° 6'. Mars à 29° 38'. Jupiter à 19° 2'. Le signe de fortune à 71° 46'. Certains éléments demeuraient inchangés : Saturne à 13° 35' du Capricorne. Neptune à 19° du verseau. Uranus à 24° 26' des Poissons.
ORAGES, ERRANCES
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sciences mystérieuses : le Méridien dans le signe de la Balance annonce l'équilibre dans l'abondance de ces facultés. On voit là toutes les ressources de l'esprit à la disposition de l'enfant qui vient de naître, avec une prééminence très marquée de tendances religieuses et indépendantes. Quant au caractère, le Soleil en pleine exaltation dans le signe du Bélier dont Mars occupe l'extrémité, et le signe du Sagittaire au Levant, montrent clairement un esprit chevaleresque de solaire martial ; magnanime, confiant dans sa propre puissance, anxieux de consacrer toute son activité à la diffusion des beautés et des principes les plus sublimes. Joint à des facultés intellectuelles si riches, ce présage donnait l'image d'un de ces bardes celtiques qui ne quittaient la harpe que pour le combat en faveur de l'éternelle justice ou, plus près de nous, celle de ces illustres et mystérieux Templiers dont la mémoire fut si chère à Saint Yves. Il ne devait être guère plus heureux que ces grands modèles, car les brillantes promesses de son thème étaient mêlées de beaucoup d'ombres : sans doute l'Epi de la Vierge au haut du méridien annonçait honneurs et fortune, mais Mercure, Jupiter, Vénus, Mars sont infirmés par la situation la plus défavorable. Toutes les planètes sont sous l'horizon ; seule la Lune, dans la plénitude de son éclat, plane au milieu du Ciel dans la Balance, annonçant qu'une femme remarquable jouera un grand rôle dans l'avenir de l'enfant; mais des influences malheureuses s'ajoutent à cette faveur; Saturne lance sur cette direction les rayons les plus néfastes, contrariant en même temps l'heureuse influence de Mercure, de Jupiter et de Vénus. Les grandeurs promises, les accomplissements glorieux, attendus pour tant de talents, seront entravés de difficultés nombreuses, d'oppositions, de calomnies, de vicissitudes, qu'Uranus affirme encore. Neptune, par sa situation, dit aussi que presque tous les plans échoueront ; le Sagittaire à l'horizon annonce les deux extrêmes de fortune et d'infortune ; Mars en IV maison menace de grands troubles à la fin de la vie : l'intelligence même souffrira des agitations du doute et le mysticisme en sera tout assombri ; c'est ce qu'annonce la discordance de Saturne en son
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
domicile nocturne avec le Soleil, la Lune, Vénus et l'horizon. L'ardeur du caractère ne sera pas étrangère à ces déboires ; le thème dit, par les mêmes configurations, l'indépendance intransigeante ; Mars, en exil à l'entrée du Taureau, est, par ses rapports discordants avec Mercure, Jupiter, le signe de fortune et le Levant, l'indice d'une obstination violente et très préjudiciable. L'enfant en devait souffrir dès ses premières années, car la même planète défavorable occupant seule la quatrième maison menaçait de rapports fort pénibles avec le père. Aucun de ces présages ne devait manquer de s'accomplir. » 3
Ce père, Guillaume Alexandre Saint Yves, avait 37 ans au m o m e n t de cette naissance; il était lui-même le fils d'une certaine Cécile Agathe Saint Yves « et de père non d é n o m m é » , ainsi que l'indique l'acte de son mariage, célébré le 27 mai 1841 à la Mairie du 9 arrondissement (actuel 4 ). Son épouse, Marie Joséphine A m o u r o u x , avait dix-huit ans lors de la naissance, et elle était la fille d'Antoine Joseph A m o u r o u x , mécanicien, demeurant à Paris, 72, rue Saint-Antoine. Médecin, Guillaume Alexandre Saint Yves avait présenté et soutenu en 1838 une thèse pour le doctorat en médecine, en qualité d'ancien interne des hôpitaux, m e m b r e de la Société anatomique et de la Société scientifique et médicale des internes. Cette thèse, qui porte le n° 293, concernait plusieurs sujets différents ainsi décrits : e
e
3 . Nous aurons plus tard l'occasion de retrouver le problème des prénoms du père et du fils : le premier s'appelait officiellement Guillaume Alexandre, le second Joseph Alexandre. Mais, dans l'usage courant, ils paraissent avoir utilisé surtout le seul prénom d'Alexandre. C'est le cas pour la thèse de doctorat en médecine du père ; et pour le fils en ce qui concerne certains recueils poétiques ou la signature de son contrat de mariage.
ORAGES, ERRANCES
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« I. Des circonstances qui ont porté à supposer qu'il existait des voies directes de communication entre l'estomac et la vessie. II. Apprécier les moyens qui ont été conseillés pour arrêter l'hémorragie après l'accouchement. III. De la comparaison des sons. Syrene, sa théorie, son usage. IV. Quelle est la valeur des signes fournis par les mouvements de la paroi thoracique pendant l'inspiration et l'expiration ? » Rien dans ces sujets, n'indique une spécialisation particulière dans les questions relatives à l'aliénation mentale; or plusieurs auteurs ont affirmé qu'il était médecin-aliéniste : Claire Vautier dit m ê m e qu'il était « médecin-aliéniste d'un certain talent » ; l'affirmation est reprise par Barlet sans autre commentaire . O r , pour conforter le fait, je n'ai jusqu'ici trouvé qu'un ' document plus tardif, puisqu'il s'agit du contrat de mariage de Saint Yves en 1 8 7 7 , dans lequel son père est désigné c o m m e « Docteur Médecin en chef de la Maison Nationale de C h a r e n t o n ». Si on admet qu'il était né vers 1 8 0 5 ( 3 7 ans en 1 8 4 2 ) , il a donc environ 7 2 ans à ce moment, et on peut supposer que sa carrière professionnelle touche à sa fin. Si l'on se reporte à îa copieuse notice que la « GRANDE ENCYCLOPÉDIE » consacre en 1 8 9 0 , à la Maison Nationale de 4
5
6
4. Le contenu de cette thèse m'a été indiqué par M'"' Catherine Lupovici, Conservateur de la Bibliothèque de l'Académie Nationale de Médecine. La thèse a été publiée à Paris 1838 (Imprimerie et fonderie de Regnaux et C". Imprimeur de la Faculté de Médecine). 5. Claire Vautier, op. cit., p. 1. Barlet, op. cit., p. 7. 6. Cet acte, qu'on aura l'occasion de commenter, a été reçu par M' Ernest Bacquoy-Guedon, notaire à Paris, le 30 août 1877; il est ctuellement détenu par M Robert Benoist qui a bien voulu m'en donner onnaissance, conformément à la loi n" 79.18 du 3 janvier 1979 sur les archives. c
SAINT-YVES D'ALVEYDRE
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Charenton sous la signature du Docteur Antoine Ritti, on constate un « trou » historique assez curieux : Ritti, qui en est alors le Directeur a v e c j . Christian, rend un h o m m a g e appuyé à ses prédécesseurs, du moins à certains ; il rappelle en particulier le rôle de Calmeil qui fut médecin en chef de 1 8 5 2 à 1 8 7 2 , époque où il prit sa retraite et ajoute : « depuis, le service a été de nouveau divisé entre M. J. Christian (hommes) et Ant. Ritti (femmes). » O r ces deux médecins n'ont pris leur service qu'en 1 8 7 8 . Qui a dirigé Charenton entre 1 8 7 2 et 1 8 7 8 ? La «GRANDE ENCYCLOPÉDIE» ne le dit pas, et je pense que la raison doit en être cherchée dans un grave désaccord entre Ritti et son prédécesseur immédiat. En effet, le Docteur René Sémelaigne qui a consacré un ouvrage important aux pionniers de la psychiatrie, écrit à propos de Charenton que « cet établissement passé depuis quelques années aux mains d ' h o m m e s totalement étrangers à la médecine mentale avait besoin, pour retrouver sa réputation, d'une orientation nouvelle», celle-là même que lui donnèrent Ritti et Christian . Ce qui revient à admettre que, si Guillaume Alexandre Saint Yves fut bien médecin chef de Charenton dans la période de 1 8 7 2 - 1 8 7 8 , ses conceptions et sa gestion furent loin de faire l'unanimité de ses confrères. Et c'est apparemment le moins qu'on puisse dire ! Q u o i qu'il en soit, et psychiatre ou non, le père de Saint Yves ne paraît pas avoir fait preuve de la psychologie élémentaire qui rend harmonieux les rapports entre un père et ses fils (puisque Saint Yves avait au moins un frère ). Barlet en témoigne rapidement avec pudeur : 1
8
René Sémelaigne : « L E S P I O N N I E R S D E LA P S Y C H I A T R I E F R A N Ç A I S E », Paris 1 9 3 2 (J.B. Baillière etfils),tome II, p. 2 5 1 . 8 . Plusieurs auteurs ont fait de Saint Yves un « fils unique » ; le dernier en date est le responsable de « l'occultisme » dans 1'« E N C Y C L O P É D I E D U M O N D E A C T U E L », Paris 1 9 7 6 (Edma) (il est vrai que cet opuscule comprend en 2 pages une des plus fortes densités de sottises que je connaisse en ce qui concerne Saint Yves). 7.
A V A N T ET APRÈS P I N E L
ORAGES, ERRANCES
51
« Autant le fils se montrait indépendant, autant le père déployait de rigueur pour le dompter ; le conflit de ces deux volontés inflexibles rendit l'enfance de Saint Yves très malheureuse'. » Claire Vautier évoque ces affrontements, qu'elle n'a sûrement pas inventés, en des termes plus crus, mais probablement recueillis auprès de Saint Yves lui-même : «Le père de Saint Emme (St Yves), médecin aliéniste d'un certain talent disait de son fils : « de tous les fous que j'ai rencontrés dans ma vie, celui-ci sera certes le plus dangereux. » Ce père était d'ailleurs peu recommandable par lui-même; homme de mœurs dissolues, il n'avait su opposer aux mauvais instincts de son fils que la brutalité la plus révoltante. C'est ainsi qu'un jour, l'enfant rentrant à la maison paternelle où, depuis deux jours, il n'avait pas paru, fut accueilli par un coup de cravache qui lui laboura le visage et manqua lui crever l'œil. Aux emportements paternels, André (Alexandre) opposait une froideur et un mutisme inébranlable. Les larmes de sa mère avaient seules le pouvoir de l'attendrir, et encore ne produisaient-elles sur cette âme sombre qu'une impression fugitive . » 10
Claire Vautier poursuit le tableau d'une vie familiale orageuse et lourde d'une violence dont on peut admettre sans difficultés qu'elle pesa très lourdement sur les années de formation de Saint Yves, et explique peut-être son rêve d'harmonie sociale.
En fait ce dernier avait un frère ainsi qu'il l'indique dans « L A F R A N C E page 122; ce dernier qui, je crois, se prénommait « Gaston » (un poème est dédié à ce nom dans « T E S T A M E N T L Y R I Q U E ») est mort du cancer (comme sa mère) entre 1873 et 1877, mais je n'ai pas retrouvé les actes d'état civil le concernant. 9. Barlet, op. cit., p. 10. 10. Claire Vautier, op. cit., p. 2. VRAIE»,
SAINT-YVES D'ALVEYDRE
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« Habituée à se soumettre aux exigences d'un époux sévère et dur, la pauvre Madame Saint-Emme [Saint Yves], craintive et résignée, était incapable de diriger ou même de consulter une nature de la trempe de celle d'André [Alexandre] ; elle se contenait de gémir sur elle et sur les siens, qui s'occupaient fort peu d'ailleurs de ses lamentations. Entre cette faiblesse et cette brutalité, le jeune Saint-Emme [Saint Yves] eût bientôt perdu le germe des quelques bons sentiments dont il était capable. Ses instincts funestes, au contraire, se développèrent rapidement sous l'empire de la colère et de la haine qu'il voua à son père quand, par les ordres de celui-ci, il fut interné à Métray (sic). » Les drames de son enfance ainsi étalés sur la place publique, Saint Yves ne pouvait pas rester silencieux. Il répondit discrètement que sa mère était « une femme aussi sainte que distinguée » ; son père, « un médecin de grande valeur, h o m m e de la plus admirable et de la plus stoïque vertu » . Mais alors pourquoi ces affrontements ? La réponse est simple : Saint Yves prend toute la responsabilité sur lui et explique tout par son « mauvais caractère ». Il écrit, parlant de ses parents : « les pauvres chères âmes étaient en peine à cause de moi » ; et il en rajoute : 11
« Pauvres bien aimés parents ! au lieu d'encouragements, les notes qu'ils recevaient sur moi n'étaient pas faites pour les flatter; je les retrouve et je cite les pires : caractère âpre, indiscipliné, rébellion, arrêts, le thème variait peu. Alors les voisins, les amis, irritaient encore les plaies vives. C'était le préfet, le receveur général, le président du tribunal qui arrivaient majestueusement avec leurs gamins le dimanche et les jours de fête, quand la musique des régiments jouait sur les promenades. « Eh bien ! où donc est
11.
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
60.
ORAGES, ERRANCES
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Alexandre ? » Mes parents rougissaient et confus, disaient : "En retenue." Alors les bons amis, comme ceux de Job, se pavanaient dans leur joie paternelle et maternelle et se lamentaient sur le malheur d'avoir un tel fils . » 12
Ainsi, Saint Yves a-t-il l'élégance de prendre tous les torts sur lui et de s'indigner des attaques portées contre son père. Mais son ami Eugène de Masquard, qui fait de lui en 1888 un éloge disproportionné, ne peut dissimuler l'existence de conflits acharnés : « Entre ce père taillé dans le moule éducateur romain et ce fils qui devait fonder ou rénover en occident l'ordre synarchique, qui est exactement le contraire de l'autoritarisme, on peut se figurer qu'il y eut une grande lutte de volontés pendant l'enfance et l'adolescence du futur missionnaire . » 13
Et il le décrit lui aussi c o m m e rebelle et indomptable. Il s'empresse d'ailleurs de témoigner qu'à l'époque où il écrit : « Le traité de paix est signé entre eux dans la plus profonde affection sur le témoignage même de la vocation, et une même fierté doublée d'une même tendresse rapproche ces deux hommes. Ils rient de leurs luttes et de leurs larmes passées : "Tes Missions valent au moins mes ordonnances, dit en plaisantant le médecin au thérapeute social, et elles peuvent faire du bien à plus de monde à la fois." »
12.
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
61.
Eugène de Masquard : « L E M A R Q U I S D E S A I N T Y V E S D ' A L V E Y D R E - » in « L ' E N C Y C L O P É D I E C O N T E M P O R A I N E ILLUSTRÉE » , 2' année, n" 26, 11 mars 1888, page 42. 13.
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Il est vrai qu'avant d'en arriver là, Saint Yves avait beaucoup souffert et cela a, pour une part, nourri sa réflexion sur l'Autorité. Certaines parties de son œuvre ne peuvent se comprendre qu'en fonction de ces conflits, lorsque par exemple, il écrit dans « CLEFS DE L'ORIENT » : « Osons le dire, le père est destructeur. » ou encore : « Dans la famille, noyau de l'état social de l'homme, le mâle dans le père pèse lourdement sur l'Enfant mâle, il déprime, le plus souvent ses développements intellectuels et moraux en confirmant les variations du caractère qui se forme sous l'unité du sien, qui formé, veut tout plier à soi . » 14
Mais cela devait le conduire à vivre une autre histoire, grâce à une première rencontre, qu'il a qualifiée de décisive, et dont il a fait un récit très ému dans son « PRO DOMO ». A l'âge de treize ans, en 1855 donc, son père le confie à la colonie agricole de Mettray, à 5 kilomètres au N o r d de Tours. Là il va rencontrer celui dont il va faire son « père spirituel » ; nous allons voir qui était cet h o m m e , mais il faut d'abord souligner l'importance que Saint Yves accorde à cette rencontre : «Je m'attendais à un geôlier, presque à un bourreau, et je me jurais de me rendre libre ou de me tuer. Quand j'arrivais à Mettray, tous mes plans furent renversés comme un château de cartes. Jamais homme vivant n'a fait sur moi une impression pareille à celle que me produisit M. de Metz. C'est qu'en effet, un saint était devant moi, dans un
14.
«CLEFS D E L'ORIENT»,
Paris, 1877 (Didier Perrin), pp. 93-94.
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vieillard grave et charmant, accompli . »
55
dans un
gentilhomme
15
En fait, la fondation de Mettray, une des plus i m p o r tantes et aussi des plus controversées du xix siècle, s'adressait à l'enfance délinquante ; elle s'appelait en réalité « Société paternelle pour l'éducation morale, agricole et professionnelle des jeunes détenus âgés de moins de 16 ans acquittés en vertu de l'article 66 du C o d e pénal c o m m e ayant agi sans discernement ». O n se rappelle en effet que le Code pénal prévoyait que : c
« Lorsque l'accusé aura moins de seize ans, s'il est jugé qu'il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera selon les circonstances remis à ses parents ou conduit dans une maison de correction pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d'années que le jugement déterminera et qui toutefois ne pourra excéder l'époque où il aura atteint sa vingtième année. » Cette politique d'enfermement des enfants acquittés, qui était d'ailleurs étroitement liée dans l'esprit de ses promoteurs à l'idée de « régénération morale des classes inférieures », fut une des grandes idées de la première moitié du xix siècle en Europe : des centaines d'institutions sont fondées dans les différents pays européens entre 1813 et 1867. Frédéric Auguste Demetz (1796-1873) fut en France l'un des principaux promoteurs et théoriciens de ce type d'institution et c'est lui que Saint Yves rencontra à Mettray. Magistrat distingué, à l'apparence sévère des h o m m e s de c
15. « L A F R A N C E VRAIE», page 6 1 . J'aurai lieu de souligner à plusieurs reprises le « péché mignon » pseudo-nobiliaire de Saint Yves qui le fait abuser de la particule. Ce « De Metz » s'appelle tout bonnement « Demetz » : il n'y a pourtant aucune honte à cela.
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son rang, promis à un avenir brillant, il abandonne vers 1 8 3 4 son poste de Conseiller à la C o u r d'Appel de Paris pour se consacrer à l'étude des méthodes pénitentiaires. Ses publications de cette période caractérisent bien ses préoccupations : —
en
1 8 3 6 : « PROJET D'ÉTABLISSEMENT D'UNE MAISON
DE REFUGE POUR LES PRISONNIERS ACQUITTÉS À LEUR SORTIE DE PRISON
» (Paris. Imprimerie de H. Fournier).
—
en 1 8 3 7 : « RAPPORTS À M . LE COMTE DE MONTALI-
VET SUR LES PÉNITENCIERS DES E T A T S - U N I S
» (Paris Imprime-
rie Royale). — MM.
en 1 8 3 8 : « LETTRE SUR LE SYSTÈME PÉNITENTIAIRE À LES
MEMBRES
DES
CONSEILS
GÉNÉRAUX
DES
DÉPARTEMENTS» (Paris. P.Dupont). Dans de nombreuses autres brochures, qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale, Demetz expose ainsi un système pénitentiaire et éducatif nouveau ; d'après le baron Charles Daru, il en aurait trouvé le modèle à H a m b o u r g où le Docteur Julius avait créé une maison destinée à la régénération des jeunes criminels . 16
16. Baron Charles Daru et Victor Bournat :
« ADOPTION,
T I O N ET C O R R E C T I O N D E S E N F A N T S P A U V R E S , A B A N D O N N É S ,
EDUCA-
ORPHELINS O U
e
Paris, 1875, (Charles Douniol et C' )- On remarquera l'étonnante juxtaposition des quatre adjectifs. On peut aussi consulter avec profit pour situer Mettray en son temps : Henri Gaillac : « L E S M A I S O N S D E C O R R E C T I O N , 1830-1845 », Paris, 1971 (Editions Cujas). Stéphane Douailles et Patrice Vermeren : « L E S P R I S O N S PATERNELLES VICIEUX»,
OU
LE G R A N D A I R D E S E N F A N T S P A U V R E S »
in
«LES RÉVOLTES L O G I Q U E S » ,
n" 8/9, Paris, 1979 (Editions Solin). Le Mettray, bagne de la fin du siècle est aussi évoqué par Marcel Voisin dans « C ' É T A I T LE T E M P S D E LA B E L L E E P O Q U E » , Claix, 1978 (Editions de la Pensée sauvage). Par ailleurs, je dois signaler que mes recherches, dont je donne ici (trop brièvement) quelques résultats, ont été facilitées par les Archives départementales d'Indre et Loir (n° 3070), les Archives de l'Académie des sciences morales et politiques, ainsi que par M. Henri Renard, Maire de Mettray, en 1970.
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Mettray sera l'œuvre de sa vie grâce à la donation de 700 hectares consentie en 1838 par le Vicomte Brétignières de Courteilles. L'institution qui est ouverte officiellement le 22 i an vi er 1840 s'attirera des patronages illustres : en consultant les comptes-rendus annuels on découvre les n o m s du C o m t e de Gasparin, du banquier François Delessert, du Prince Chalais-Périgord, du C o m t e de Rambuteau, du duc de Fezensac ; Alexis de Tocqueville, le docteur Villermé, le duc Decazes sont membres du Conseil d'Administration et les visiteurs illustres qui souscrivent à cette œuvre sont aussi divers que Lamartine, Emile de Gérardin, Ledru Rollin, Gladstone ou Arago... Son développement fut spectaculaire et l'on considérait vers 1887-1888 que près de 6 000 enfants y avaient été éduqués, dans une atmosphère d'ailleurs profondément dégradée après la mort de Demetz en 1873. Plus tard Mettray fut connu c o m m e un véritable bagne d'enfants, qui fut fermé après une campagne de presse où se distingua le journal satirique «L'ASSIETTE AU BEURRE», n o t a m m e n t pendant l'année 1909. Mais à l'époque de sa fondation par Frédéric Demetz, Mettray faisait figure d'œuvre d'avant garde, tout en étant fortement marqué par l'idéologie bourgeoise, ainsi qu'en témoigne un rapport officiel cité par le Baron Daru :
« Qu'a-t-il manqué à ces enfants ? une famille ; il faut la leur donner. Leur santé débile exige l'air et la vie des champs; leur avenir doit être le travail et la terre qui les attachera au sol, leur donnera le goût de l'ordre, de l'économie, les habitudes de la famille, l'amour de la propriété laborieusement acquise. Il n'y a rien à inventer. Mettray est le type le plus complet de ces établissements, et ses libérés sont recherchés par les propriétaires et cultivateurs des environs, ou placés aux villages voisins, comme forgerons, charrons ou charpentiers ; d'autres s'engagent dans les armées de terre ou de mer. »
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Parmi les aspects positifs et novateurs de l'entreprise de Demetz, on doit noter son souci de former de véritables pédagogues pour encadrer les enfants ; il déplorait la tendance qui consiste à « trop chercher à économiser sur le personnel des agents lorsqu'il s'agit de l'éducation de l'enfant » et avait créé une véritable école normale à l'intérieur m ê m e de Mettray. En second lieu, et de manière symbolique, l'institution n'avait ni grilles, ni murs, ni sentinelles armées, ce qui a émerveillé de n o m b r e u x témoins, tels que Ferrus, B o n n e ville de Marsanguy ou l'abbé Beaudeville. En fait, ces résultats étaient acquis au prix d'un mélange de contraintes psychologiques subtiles, de paternalisme et de cléricalisme, conditionnant et aliénant les individualités aussi gravement qu'un régime plus brutal. L'organisation était en effet très contraignante ainsi qu'en témoigne le règlement intérieur de l'Institution, r e p r o d u i t dans l'article précité de « LES RÉVOLTES LOGIQUES » :
« La population de la colonie est divisée par famille habitant une maison séparée. Chaque famille a son chaperon. Une famille se compose de quarante enfants formant deux sections. Chaque famille est indiquée par une lettre alphabétique spéciale qui est fixée sur l'habit de chaque colon, ainsi que son numéro matricule. La Direction générale de la famille est confiée à un agent de la colonie ayant titre He Chef de famille. Il a sous ses ordres un Sous-chef de famille. Les sous-chefs sont pris parmi les élèves de l'école préparatoire . Dans chaque section les 17
17. Je reproduis ici la note de « L E S RÉVOLTES L O G I Q U E S » (p. 21) : « Il s'agit de l'école fondée en 1839 pour former le personnel de la colonie, où "on reçoit des jeunes gens, choisis dans les fermes écoles et les écoles normales primaires, appartenant à dès familles honorables, élevés dans des sentiments profondément chrétiens et animés du généreux désir de coopérer à l'amendement des jeunes détenus, tout en perfectionnant leur
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Chefs et Sous-chefs sont secondés dans la surveillance par un colon qui reçoit le titre de frère aîné. Il est élu par la famille à laquelle il appartient, à la majorité des suffrages et à bulletin secret, il est nommé pour trois mois et peut être réélu. Le Directeur de la Colonie ratifie ou annule le choix de la famille. Le frère aîné constate les infractions sans pouvoir prononcer aucune punition. Ces infractions sont consignées sur un livret qui est visé chaque jour par le Chef de famille. Le frère aîné porte un chevron sur sa manche pour le distinguer de ses camarades, qui lui doivent obéissance. Il reçoit une gratification, si on est satisfait de sa conduite. Il porte dans les différents exercices, le drapeau de la famille, dont l'honneur lui est, en quelque sorte confié. Le Chef de chaque famille fait tous les jours un rapport au Directeur sur la conduite de ses enfants. Le Directeur seul inflige les punitions. » Chacune de ces « familles » habitait un pavillon qui comportait au rez-de-chaussée des ateliers, et à l'étage une vaste salle qui, le jour, servait de réfectoire et de salle de réunion, et la nuit recevait les hamacs, dans lesquels dormaient les colons. La discipline était militaire, et l'on ne cachait pas que la musique du m ê m e n o m devait être le seul délassement des enfants. Le travail agricole était intensif et, outre les profits qu'il procurait, devait conduire les enfants : « par une fatigue salutaire à un sommeil réparateur. » T o u t un système de bons points, de petits cartons roses et de tableaux d'honneur contribuait au surplus à infantiliser en permanence les colons. Le cléricalisme était l'âme de ce système éducatif, et il
éducation agronomique". » Cette définition des qualités demandées aux sous-chefs de famille est donnée par Bonneville de Marsanguy dans son ouvrage : « M E T T R A Y », Paris, 1866, p. 22.
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me paraît utile de citer encore un texte significatif de Demetz et Brétignière de Courteille en 1842 : « On n'invente rien en morale, heureux seulement qui peut trouver les meilleurs moyens de la rendre praticable ! C'est l'Evangile à la main que nous élevons nos enfants; notre système consiste à employer tous les instants, à faire valoir les plus simples pour en tirer un salutaire enseignement ou pour en faire ressortir une utile moralité. Le meilleur moyen d'éviter les graves délits, c'est de punir très sévèrement les fautes les plus légères : un mot inutile est réprimé chez nous. » Telles étaient donc les grandes lignes de l'œuvre de celui dont Saint Yves a voulu faire son « père spirituel » : il conviendra de revenir sur cette « recherche de paternité », et cela introduit la question de la nature de l'influence qu'il a pu exercer sur Saint Yves. Il faut préciser pourtant qu'à Mettray, ce dernier ne fut pas vraiment soumis au régime général des enfants pauvres ou délinquants. En 1855 en effet (c'est-à-dire l'année où il y entra), on avait créé une section particulière réservée aux enfants de familles aristocratiques et bourgeoises dont l'éducation était difficile. Ils séjournaient à Mettray dans le plus grand secret pour éviter le déshonneur à leur famille. Ils étaient soumis à un isolement complet dans un vingtaine de cellules agencées autour de la chapelle, qui leur permettaient d'assister à l'office sans être vus de quiconque. C'est à ce régime que fut soumis Saint Yves, au demeurant, pendant un temps limité ; je cite son récit : « Pendant quatre semaines, il me garda près de lui, m'interrogeant beaucoup sur toutes choses, m'initiant à ses pensées et à ses fondations, me faisant aimer du personnel, de directeurs qu'il avait formé, m'emmenant visiter les ateliers et les fermes des colons. Je travaillais cinq ou six heures dans ma belle cellule,
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près de l'autel de la chapelle, concourant incognito avec les élèves du lycée de Tours, deux classes au-dessus de la mienne, et attrapant les premiers rangs. Jamais je ne m'étais trouvé dans un monde d'impressions éducatrices si douces ; c'était enfin l'humanité, et, aimant mon joug plus que toute liberté, j'étais heureux pour la première fois, depuis mon entrée dans un collège. Cet inoubliable mois écoulé, un matin, après la messe de six heures où il communiait chaque jour, M. de Metz m'emmena, et me dit : "Mon cher ami, je n'ai que faire de vous ici, vous êtes libre." Un coup de massue sur le cœur ne m'eût pas fait pareille douleur ; il le vit, et me consola ainsi : "Je ne puis, en mon âme et conscience, me faire le complice d'un système universitaire que je crois à votre égard inutile et funeste. Tout par la liberté, rien par la contrainte : voilà le fond de votre caractère, et il me plaît ; et je vous aime ainsi comme si vous étiez mon propre enfant. Jamais je ne vous quitterai. Toute votre vie, je serai en pensée avec vous; et je serai en personne près de vous quand vous m'appellerez. J'entrevois devant vos pas des épreuves sans nombre, des chemins de traverses exceptionnels. Vous avez sur le front le signe d'une vocation que rien n'arrêtera, mais que tout essayera d'entraver. Tant que je vivrai, comptez sur moi ; après ma mort, appelez-moi encore dans vos prières, car je ne cesserai de veiller sur vous. Je vais maintenant vous emmener à vingt lieues d'ici chez un digne prêtre de mes amis, l'abbé Rousseau, curé d'Ingrandes-sur-Loire. Vous vous reposerez là pendant un an dans le travail et dans la paix." Ces temps furent les meilleurs de ma vie d'écolier, les seuls, sauf les vacances, dont ma pensée aime à se souvenir. Quelles qu'aient été plus tard les épreuves de ma destinée, quelques contradictions qu'aient soulevées en moi les cercles toujours grandissants de mes études, pendant plus de vingt ans où l'Université et le Christianisme luttèrent dans mes méditations avant d'y faire un pacte comme l'Ange avec Jacob, toujours ma mémoire revenait vers mon incomparable maître et vers ses œuvres. Ce dévouement infatigable sans aucun mobile person-
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nel, cet apostolat de la médiation et de la rédemption sociales rachetant les enfants pauvres du démon des prisons, les autres de celui des lycées, pour les guérir de la névrose disciplinaire par les bains de bonté, cette élite de maîtres stylés par ce chef d'ordre laïque, ces Blanchard, ces de Varenne et d'autres qui eussent pu trouver en toute carrière fortune, honneurs et gloire, la sainte paix d'âme de ce cher et digne curé d'Ingrandes, j ' y revenais toujours comme à une thébaïde des temps nouveaux. J'ai toujours eu sous les yeux dans toutes mes pérégrinations une petite gravure que M. de Metz m'avait envoyée en 1857 avec ces mots que je copie : "Songez, quand vous la regarderez, que votre meilleur ami habite dans les lieux qu'elle représente." » 18
Cet abbé Rousseau (prénommé Pierre Calixte) était curé d'Ingrandes-sur-Loire depuis 1853 et devait le rester pendant 13 ans ; il fut ensuite n o m m é curé de Beaulieu-lesLoches où il devait mourir en 1875, à l'âge de 48 ans. Ce prêtre paraît avoir eu dans sa vie deux préoccupations majeures, celle de bâtir ou restaurer les églises dans les paroisses dont il fut le desservant, mais aussi celle de l'enfance abandonnée puisqu'il fonda lui aussi un asile, et sans doute est-ce ce point qui le lia à Demetz. Toujours est-il que Saint Yves demeura chez lui un an, et il resta en correspondance avec lui, c o m m e avec le fondateur de Mettray . 19
1 8 . « L A F R A N C E VRAIE », Prodomo, pp. 6 3 , 6 4 , 6 5 . 19. L'Archevêché de Tours a bien voulu me communiquer le curriculum vitae de l'Abbé Rousseau : Né à Cinq Mars la Pile le 1 6 avril 1 8 2 6 . Prêtre le 3 0 juin 1 8 5 0 . Vicaire à Saint-Maurice de Chinon le 11 novembre 1 8 5 0 . Curé d'Ingrandes-sur-Loire le 1 5 mars 1 8 5 3 . Curé de Beaulieu-les-Loches le 3 1 mai 1 8 6 6 . Décédé à Beaulieu le 1 0 janvier 1 8 7 5 . Je dois à la même source d'avoir pu consulter « L A S E M A I N E RELIGIEUSE D U D I O C È S E D E T O U R » du 16janvier 1 8 7 5 qui retrace la «vie exemplaire » de Pierre Calixte Rousseau.
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U n e lettre reproduite dans « LA FRANCE VRAIE » n'apporte que peu de renseignements intéressants sauf sur un point : dès cette époque, Saint Yves jouait de l'orgue et bien, aux yeux de l'abbé, ce qui atteste, à tout le moins, un goût pour la musique que d'ailleurs il conserva tout au long de sa vie. Tels sont donc les éléments qu'on peut recueillir sur l'enfance de Saint Yves à travers divers témoignages qu'on a pu vérifier. Pourtant avant de s'interroger sur l'influence que Demetz a pu exercer sur lui, il me paraît intéressant de citer longuement le témoin à charge qu'est Claire Vautier, car elle apporte des éléments curieux sur le jeune Saint Yves. Sans doute ne faut-il pas les prendre au pied de la lettre — puisqu'elle cherche à nuire. Mais ne s'inspire-t-elle pas, aussi, de confidences, qui toutes travesties qu'elles soient, sont sans doute révélatrices ? « Le directeur (Demetz) à son tour, eut bientôt compris qu'il n'était pas en présence d'un être vulgaire ; il voulut sonder les profondeurs de cette âme, et fut effrayé de la trouver aussi fermée. "Dans mes voyages en Egypte, dit-il un jour à l'un des confidents, professeur du jeune Saint-Emme (Saint Yves), il m'est arrivé de me trouver face à face avec ces Sphinx qui, depuis des siècles, sont les sombres et mystérieux gardiens du désert ; je leur demandais vainement le secret des âges, des générations succédant aux générations ; vainement j'élevais la voix; pas un écho ne sortait de leurs profondeurs; vainement j'évoquais les souvenirs de l'histoire ; pas un nom pas un signe n'apparaissait sur leurs poitrines de granit. Et bien mon ami, conclut M. De Metz, lorsque je parle à ce jeune Saint-Emme, que je l'entretiens des devoirs de l'homme, de ses fins dernières, du but de la vie, son visage demeure aussi impassible, son âme semble aussi silencieuse, que celle des Sphinx du désert." Et le vieux professeur qui se connaissait en âmes pour
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en avoir étudié un grand nombre d'étranges et d'indomptées, répondit au directeur : "Ce sera un fou sublime ou un vulgaire aventurier!" Cependant, l'intelligence du jeune Saint-Emme dépassait les prévisions de ses maîtres. Il faisait en toutes choses des progrès rapides et surprenait par la régularité, l'opiniâtreté qu'il apportait aux travaux les plus arides. Ne riant jamais, il causait volontiers cependant avec ses professeurs, et paraissait éprouver une grande satisfaction lorsque le directeur venait passer quelques instants près de lui, ou l'admettait à sa table ; ce qui était la plus grande récompense, la plus haute marque d'estime qui fût accordée à un élève de la colonie. André Saint-Emme avait quinze ans lorsqu'un jour, voyant son vieux maître d'allemand verser quelques pleurs en parlant du pays natal qu'il n'espérait plus revoir, il se permit de rire, lui qui ne souriait jamais. — Vous êtes trop jeune, lui dit le vieillard un peu froissé, pour comprendre tout ce qui s'éveille en nous à ce nom de patrie ! — Monsieur le professeur, répondit froidement le jeune Saint-Emme, les mots foyer, religion, famille, patrie, ont été créés pour les besoins de l'homme vulgaire ; pour les autres, les prédestinés, ils sont vides de sens. — Je vous excuse, dit le maître, de méjuger du foyer, de la famille puisque la vôtre vous a éloigné, mais, jeune homme, votre patrie? — Ma patrie à moi, dit Saint-Emme avec calme, ma patrie n'est pas de cette terre ! — Vous répétez-là les paroles du Christ, prétendriezvous être comme lui, le Fils de Dieu ? — Vous l'avez dit ; seulement mon esprit a plus d'âge ; mes prophéties et ma doctrine avaient préparé les siennes ! Voilà toute la différence. Le maître d'allemand abasourdi, ne sut faire autre chose que de hausser les épaules ; mais en sortant, il rencontra l'aumônier de la colonie et ne put s'empêcher de lui parler de la conversation qu'il venait d'avoir avec Saint-Emme.
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— C r o i r i c z - v o u s , m o n s i e u r l'abbé, qu'il se dit frère aîné du Christ ? — Il m e l'a dit aussi, r é p o n d i t l ' a u m ô n i e r à v o i x basse, et il a refusé de se confesser à m o i , si j e ne m e confessais pas à lui ; j e n'en ai pas parlé, p o u r éviter le scandale ; mais, entre n o u s , ajouta le b o n abbé t o u t tremblant à l'oreille d u maître d'allemand, j e crois bien que les t e m p s prédits s o n t arrivés, et q u e cet enfant m a u d i t est l'Antéchrist l u i - m ê m e . C e t t e c r o y a n c e de l'abbé s'accrut e n c o r e quand, à q u e l q u e t e m p s de là, S a i n t - E m m e lui adressa la q u e s t i o n suivante : — M o n s i e u r l'abbé, c o m m e n t se fait-il que les chrétiens, qui se prosternent au seul n o m de D i e u , aient si p e u de respect p o u r celui de Satan ? L ' a u m ô n i e r se signa v i v e m e n t et recula, criant : — M a l h e u r e u x enfant, v o u s b l a s p h é m e z ! — N o n v r a i m e n t , répliqua le j e u n e h o m m e très c a l m e , c'est v o u s seul le b l a s p h é m a t e u r , j e v o u s assure, p o u r r i e z v o u s m e dire ce qu'est Satan ? — D é m o n de l'orgueil, esprit i m p u r précipité a u x enfers d'où il est sorti p o u r s'incarner en toi, cria l'abbé affolé ! — P o i n t du tout, reprit S a i n t - E m m e , et j e m ' é t o n n e q u e v o u s , le représentant d'une religion et d'un d o g m e q u e v o u s dites être le seul vrai, v o u s s o y i e z aussi i g n o r a n t de Satan, science é m a n é e du Principe s u p r ê m e ; de Satan, p r o g r è s , l u m i è r e , qui appelle t o u t e s les h u m a n i t é s à la perfection, t o u s les h o m m e s à l'égalité. — S a i n t - E m m e se préparait à c o n t i n u e r sa définition vraie o u fausse, m a i s l'abbé, se b o u c h a n t les oreilles, s'était s a u v é chez M . de M e t z , et l'avait supplié, par respect p o u r la religion d o n t il était le ministre, de défendre que S a i n t - E m m e lui adressât j a m a i s la parole. M . de M e t z , esprit large et éclairé, n'accorda aux frayeurs de l'abbé que j u s t e assez d'intérêt p o u r ne pas blesser l ' h o n n ê t e prêtre; m a i s cependant il v o u l u t avoir u n e e x p l i c a t i o n avec s o n pensionnaire et m a n d a celui-ci en sa présence. — S a i n t - E m m e , dit-il à ce dernier, j e n e prétends pas forcer v o t r e c o n f i a n c e ; m a i s d e p u i s q u e l q u e t e m p s , à
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dessein ou sans réflexion, par jactance peut-être, vous avez émis des prétentions, des doctrines qui ont blessé, épouvanté, les hommes honorables qui sont vos maîtres ici. Répondez-moi franchement, avez-vous voulu plaisanter? — Je ne parle que quand on m'y force, monsieur le Directeur, et je ne plaisante jamais. — Mais enfin, ces messieurs ont dit que vous vous annonciez comme le frère aîné du Christ ; avez-vous oui ou non prononcé ces paroles et les maintenez-vous ? Saint-Emme hésita un instant sous le regard un peu moqueur du directeur ; mais il se remit et répondit d'une voix ferme : — Je ne renie point ce que j'ai dit. — Ainsi, vous prétendez être un prophète ? Je ne conteste pas votre intelligence remarquable ; mais enfin, qui vous annonce, quoi vous prouve votre prédestination ? Saint-Emme serra fortement les lèvres, mais ne répondit pas. — Voyons, reprit M. de Metz, un peu impatienté, expliquez-vous au moins ! — Monsieur le Directeur, fit André en s'avançant près du fauteuil de celui-ci, comment se fait-il que, depuis ma naissance, j'ai été un objet de haine ou de crainte pour tous ceux qui m'ont approché? C'est qu'ils ne pouvaient me comprendre. Et à quoi dois-je attribuer l'indulgence que vous avez toujours témoignée pour ce qu'on nommait mes fautes? C'est que vous seul, jusqu'à ce jour, avez eu l'esprit assez grand pour me pressentir. — C'est me faire beaucoup d'honneur, répondit le digne vieillard avec un peu de malice, bien que troublé malgré lui par l'attitude du jeune homme et par son regard ferme et brillant. Il ne put cependant s'empêcher d'ajouter : — Avouez, mon cher enfant, que votre frère cadet, le nommé Jésus-Christ, était plus humble que vous ! — Notre mission n'est pas la même, répliqua SaintEmme avec assurance, il a semé dans la douceur et dans le sacrifice ; je viens récolter par la force et par la volonté. Il y eut un grand silence. M. de Metz l'interrompit en disant :
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— V o u s avez lu b e a u c o u p d'auteurs anciens, grecs et latins et v o t r e esprit, i m b u de leurs doctrines, a cru y t r o u v e r la révélation de sa destinée. — E n effet, répliqua S a i n t - E m m e , j'ai relu m e s o u v r a g e s , ils m ' o n t éclairé et m ' o n t révélé à m o i - m ê m e . — C e s o u v r a g e s quels s o n t - i l s ? d e m a n d a M . de M e t z , très grave. — Les o r p h i q u e s . — A h ! v o u s avez é t é ? . . . — O r p h é e , oui m o n s i e u r . N e souriez pas, m o n s i e u r de M e t z , v o u s savez bien que j e dis la vérité, car v o u s c r o y e z à la t r a n s m i g r a t i o n des â m e s que j e v i e n s d'affirmer. — O u i , en vérité, j'ai cette c r o y a n c e . C o m m e n t l'avez-vous deviné?... Je p e n s e v r a i m e n t q u e t o u t e â m e est appelée à la perfection et ne peut gravir les é c h e l o n s infinis qui y m è n e n t , que par de n o m b r e u s e s e x i s t e n c e s sur cette terre et sur d'autres, peut-être ; m a i s aucun s o u v e n i r de ces vies antérieures ne m ' e n atteste l'authenticité, et j e d o u t e q u e nul h o m m e puisse savoir et affirmer ce qu'il a été, ni d'où il vient. — Je suis pourtant celui-là, m o n s i e u r , dit S a i n t - E m m e a v e c force. — A l l o n s , dit M . de M e t z , é t o n n é s i n o n c o n v a i n c u , j ' a v o u e q u e v o t r e assurance et v o s affirmations, qui ne seraient que la p r e u v e d'un orgueil insensé chez u n h o m m e m û r , ne laissent pas que de m e causer u n e certaine é m o t i o n , v e n a n t d'un adolescent. Si v o u s n'êtes pas u n p r o p h è t e , v o u s d e v i e n d r e z certainement quelqu'un. L ' é l o g e que lui adressait le directeur ne parut faire a u c u n e i m p r e s s i o n sur S a i n t - E m m e qui salua f r o i d e m e n t et se retira dans sa cellule. C e t entretien avec M . de M e t z , fut suivi de b e a u c o u p d'autres. Le d i g n e vieillard, sans ajouter u n e foi absolue à la m i s s i o n d i v i n e de s o n pensionnaire, ne doutait plus c e p e n d a n t qu'il dût être u n e des gloires de s o n siècle. A u s s i , lorsque trois ans après, le père de S a i n t - E m m e rappela celui-ci p o u r qu'il assistât aux derniers m o m e n t s de
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE sa m è r e , le directeur de M e t t r a y vit-il partir le j e u n e h o m m e a v e c u n e grande peine. — Je suis v i e u x et n o u s ne d e v o n s sans d o u t e plus n o u s retrouver ici-bas, dit le vieillard t o u t é m u au j e u n e v o y a g e u r , m a i s tant que m e s y e u x verront la l u m i è r e , ils v o u s s u i v r o n t dans la route q u e v o u s allez parcourir. Si S a i n t - E m m e ressentit q u e l q u e é m o t i o n dans sa vie, ce fut en prenant c o n g é de cet h o m m e vénérable, et q u e l q u e s j o u r s après en v o y a n t m o u r i r sa m è r e . Les d e u x êtres qui avaient t é m o i g n é q u e l q u e s y m p a t h i e à sa j e u n e s s e étaient perdus p o u r A n d r é ; u n e barrière infranchissable s'élevait entre s o n père et lui ; ni l'un ni l'autre ne chercha à l'ébranler, et S a i n t - E m m e , à d i x - h u i t ans, a m o n c e l a dans s o n â m e s o m b r e des m o n t a g n e s de glace q u ' a u c u n souffle, si ardent, o u si pur qu'il fut, ne devait jamais pénétrer . » 20
O n aura remarqué, qu'au-delà des intentions polémiques souvent féroces, Claire Vautier marque, sinon une tendresse, du moins une certaine compréhension pour l'enfant Saint Yves et pour sa solitude. Mais aussi doit-on noter que, pour invérifiables que soient ses sources (et peut-être s'agit-il de confidences de Saint Yves, caricaturées, voire tournées en dérision), son propos acquiert une certaine crédibilité lorsqu'on voit Saint Yves lui-même (longtemps après, certes, mais qu'importe) comparer sa mission avec celle de Pythagore. Et cela n'est pas indifférent : « P y t h a g o r e , s o n é p o q u e , s o n œ u v r e et les c o n c l u s i o n s qu'elle c o m p o r t e , n o u s offrent d o n c u n e base s o l i d e p o u r l'étude q u e n o u s a v o n s entreprise, et l ' e x p o s i t i o n des m o y e n s à e m p l o y e r , p o u r redresser l'Etat social d é c h u , et rétablir la s y n t h è s e que le grand p h i l o s o p h e entreprit v a i n e m e n t de reconstituer.
20. Claire Vautier, op. cit., pp. 3-10.
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Or, dès notre v i n g t i è m e année, nous avions résolu d'être le P y t h a g o r e d u C h r i s t i a n i s m e , s u p p l a n t é d e p u i s la R e n a i s s a n c e p a r l ' E s p r i t p a ï e n . . . » 2 1
Si Saint Yves, à vingt ans, rêvait d'être Pythagore, pourquoi n'eût-il pas rêvé d'être Orphée à quinze ans, voire Prométhée ? C e qui est sûr en tout cas, c'est que Claire Vautier, elle aussi, confirme l'importance du rôle de Frédéric Auguste Demetz dans la vie du jeune Saint Yves. Sur cet aspect, j ' a i parlé d'une véritable « recherche de paternité » et il me semble que, du point de vue affectif, le comportement de Saint Yves est à la fois évident et relativement banal ; l'aura « providentielle » dont il entoure sa rencontre avec Demetz témoigne à sa manière, de l'ampleur de son désir affectif (et de sa frustration profonde) ; elle est le reflet positif, des rapports négatifs avec le père selon la chair. Il n'y a rien là de très surprenant. Mais Saint Yves assigne un autre rôle à Demetz dont il fait son inspirateur notamment pour la partie synarchique de son œuvre. Ainsi écrit-il solennellement dans la « MISSION DES JUIFS» (1884) :
«J'ai non seulement le droit mais surtout, comme les initiés, le devoir de témoigner aussi de la vérité, qui a été confiée à la garde de ma connaissance et de ma fidélité depuis ma dix-neuvième année. Cette vérité que je ne dois à aucun centre d'initiation actuellement existant, mais seulement à un mort possédant la tradition... » Et il confirme dans son « Pro d o m o », que cet auguste
21.
« L ' A R C H É O M È T R E »,
p.
9.
r
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vieillard qui a orienté ses études et sa vie, c'est bien Demetz . Mais quelle « tradition » pouvait bien posséder Demetz ? Ses diverses publications — toutes axées, c o m m e on l'a vu, sur les problèmes de l'enfance délinquante ou nécessiteuse — ne permettent pas de s'en faire une idée. U n e fois encore, on est contraint de s'en remettre à ce que dit Saint Yves et, au demeurant, je ne retiens pas c o m m e significatifs certains conseils d'une grande banalité du genre : 22
« Préparez-vous longtemps par l'étude avant de rien publier... ! » En fait, lorsque Saint Yves veut expliciter les enseignements qu'il aurait reçus de son « père spirituel », ses propos visent deux points : l'indication d'auteurs à lire, d'une part ; l'affirmation d'une certaine « Mission de la France», d'autre part. Sur le premier aspect, Saint Yves écrit : « Parmi les auteurs qu'il avait jadis lus ou connus, M. de Metz m'avait cité Joseph de Maistre, de Bonald et aussi Fabre d'Ohvet. Il m'avait signalé ce dernier comme un puissant esprit, comme un grand érudit classique, fourvoyé par la foi chrétienne dans celle du paganisme, mais concluant ainsi d'une manière singulière l'anarchie intellectuelle des encyclopédistes. Je dois dire à ma honte que ce signalement loin de me refroidir, m'avait enflammé pour cet auteur.
22.
« M I S S I O N DES J U I F S » , p.
4.
», Pro domo, p. 5 2 : «J'ai indiqué sans le nommer le grand français, l'auguste vieillard qui a orienté dans ce sens mes études et ma vie. Je vais lui consacrer ici quelques lignes de pieux hommages. La plupart de mes lecteurs connaissent au moins de nom Frédéric Auguste de Metz, etc. « L A F R A N C E VRAIE
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Un païen religieux en plein XIX siècle ! cela répondait à mes révoltes contre tous les jougs imposés, à mes curiosités aventureuses, à mes soifs de liberté et d'examen. Aussi, faisant peu de cas de Joseph de Maistre et de Bonald, j'avais une insatiable envie de lire d'Olivet. Mais le hasard voulut que, avant mon exil volontaire à Jersey, je n'eusse jamais sous la main ses livres devenus fort rares . » e
23
De fait, on aura l'occasion de revenir à la question des rapports de Saint Yves avec l'œuvre de Fabre d'Olivet, à propos de son séjour àjersey dont il fait état, mais aussi plus tard lorsqu'il sera publiquement et violemment accusé de plagiat. Mais pour l'heure on doit relever que si Demetz connaissait au moins de n o m l'œuvre de Fabre d'Olivet, ce qui n'était pas si c o m m u n , il ne mit pas de livres à la disposition de Saint Yves. En fait, on n'a guère là qu'une « indication de tendance » assez peu démonstrative de la pensée de Demetz, sauf à considérer son goût pour de Maistre et de Bonald c o m m e très caractéristique de certaines couches de la bourgeoisie de son temps. L'autre aspect de l'enseignement que Demetz aurait dispensé à Saint Yves concerne plus directement la théorie synarchique. Ce dernier prit les propos suivants à son « maître » : « Les autres peuples savent encore où ils vont, car ils ne cherchent qu'eux-mêmes et leur bien particulier, ce qui n'est pas une œuvre difficile. La Russie suit, dit-on, une tradition, celle du Testament de Pierre le Grand , la Prusse également 24
23.
« L A FRANCE VRAIE»,
24.
« LE TESTAMENT
Pro domo, pp.
81-82.
est en réalité un faux utilisés contre les S I O N » dont la carrière n'est
D E PIERRE LE G R A N D »
historique, au même titre que les « M O N I T A jésuites, ou « L E S P R O T O C O L E S D E S S A G E S D E malheureusement pas achevée.
SÉCRÉTA »
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depuis Frédéric II, l'Angleterre depuis Cromwell, l'Italie depuis Cavour. La France seule n'a plus de tradition suivie, parce qu'aucun régime politique n'est de taille à résumer son histoire. Elle a pourtant un testament à reprendre, mais il est social. Il n'émane pas d'un homme ni d'un gouvernement mais de la Nation tout entière : vous le trouverez dans les Etats généraux. » Saint Yves ajoute : « Plus tard, l'organisation et le fonctionnement de ces derniers me donna le fait de la loi sociale, non seulement de la France mais de l'humanité. C'est cette loi quej'ai passé ma vie à vérifier et je suis heureux d'en rendre hommage à cette indication de mon maître bien aimé en Economie sociale. Elle a été la lumière centrale à laquelle j'ai ramené tous mes travaux . » 25
Sur ce point aussi nous aurons à revenir longuement. Pourtant, dans les deux cas, on ne discerne pas dans l'œuvre de Demetz de considérations particulièrement remarquables sur ces questions. Mais il est vrai que tout cela a pu faire l'objet d ' e n t r e t i e n s p o l i t i c o - p h i l o s o p h i q u e s entre les d e u x h o m m e s , dont aucune trace n'a été conservée, hormis le souvenir de Saint Yves. Et puis, aussi, ce dernier a bien pu transformer a
Henri Rollin dans « L ' A P O C A L Y P S E D E N O T R E TEMPS» (Paris, 1939Gallimard) rappelle que ce texte a été soumis à Napoléon I" dès 1797 et publié en 1812 par un dénommé Lesur. Il est l'œuvre d'un général polonais émigré, Michel Sokolnicki, qui voulait par ce biais dénoncer les risques que l'impérialisme russe faisait courir à la Pologne et à l'Europe entière. 25. « L A F R A N C E V R A I E » , pp. 75-76.
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posteriori des entretiens très généraux en véritables prémonitions. D'ailleurs peut-être en a-t-il éprouvé le besoin en vue de donner une assise à sa propre mission. De fait, s'il veut faire de Frédéric Demetz son père spirituel, c'est à la fois pour réparer le traumatisme de ses rapports avec son père et pour donner à ses propres écrits une dimension altruiste et un prestige social comparables à ceux de Demetz. Se donnant un père hors du c o m m u n , il peut aussi décrire sa rencontre avec lui c o m m e un « signe du ciel » — le premier de plusieurs — qui magnifie son rôle personnel C e disant, je ne doute ni de l'amitié de Saint Yves et de Demetz, ni de l'intérêt de la pensée de ce dernier, mais j e relève dans le récit un signe qu'on retrouvera souvent et qui ressemble souvent à la surestimation de soi. Cela noté, beaucoup d'incertitudes demeurent dans la chronologie de cette période; j ' y reviens donc. Saint Yves dit être venu à Mettray à l'âge de 13 ans, soit vers 1855 ; il ne reste qu'un mois chez Demetz puis est confié à l'abbé Rousseau. Combien de temps ? O n a vu que l'intention de Demetz était de le laisser un an. Mais ce fut peut être plus si on en croit Barlet qui écrit : « Deux ans après son entrée à Mettray qu'il quitte la mort dans l'âme, convaincu mais non dompté, il rentre un peu plus résigné dans la discipline du lycée dont il assimile avec aisance la nourriture intellectuelle pour en ressortir diplômé, mais révolté comme devant . » 26
Ce retour dans un lycée, probablement parisien, mais non identifié, aurait donc eu lieu vers 1857. Et le seul point de repère qu'on ait à partir de là est le baccalauréat de Saint Yves.
26. Barlet, o p . cit., F51p. 1 2 .
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Il faut croire que son assimilation de la nourriture intellectuelle fut moins aisée que ne le dit Barlet, puisqu'il fut éliminé en 1860, et fut admis bachelier ès lettres en avril 1861 avec la mention assez b i e n : il vient d'avoir 19 ans, et ne peut être considéré c o m m e particulièrement précoce. Il est vrai que les conflits avec l'autorité s'étaient rallumés dès son retour au collège ainsi qu'il l'écrit lui-même : 27
« On m'eût tué plutôt que de me faire dire que j'admirais et que j'aimais un proviseur que je ne connaissais pas, ni un lycée dans toute sa hiérarchie disciplinaire. J'avais froid au cœur rien que d'y penser. Hélas le retour sous ces mêmes jougs ralluma toutes mes rébellions. Après le diplôme de bachelier ès lettre, une grossièreté d'un Maître lui valut une provocation de ma part. Craignant de me laisser seul étudiant à Paris, mon père me fit engager de force plusieurs années avant ma majorité . » 28
Si on place cet événement après le baccalauréat ès lettres d'avril 1861, c'est donc dans le courant de l'année 1861 qu'il faut situer cet engagement forcé (surtout, si l'on veut qu'il soit encore possible de parler de « plusieurs années avant la majorité »). Cela étant, j e dois convenir que ce premier épisode militaire de la vie de Saint Yves, c o m m e d'ailleurs le second en 1870-71, fait partie des points sur lesquels mes recherches, quoiqu'elles aient été méthodiques et obstinées, n'ont pas abouti j u s q u ' i c i . Je suis donc contraint de m'en 29
27. Les renseignements m'ont été fournis par le service central des Examens du Baccalauréat de l'Université de Paris (lettre 803/70 du 8 septembre 1970). 28.
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
72.
29. Le capitaine de Frégate Muracciole, chef du service historique de la Marine du Ministre d'Etat chargé de la Défense nationale, m'a fait connaître, le 15 juillet 1970 (Réf. n° 628 EMM/HI SAB), que « le passage
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remettre aux seuls propos de Saint Yves. Ce dernier, engagé de force dans l'infanterie de marine, raconte que Demetz s'entremit pour lui permettre de reprendre ses études et de passer à Rennes le baccalauréat ès sciences qu'il souhaitait avoir*, ce qui lui permit d'entrer à l'Ecole de Médecine navale de Brest. Ces études médicales auraient duré trois ans. O n y reviendra dans un instant ; leur interruption vint de ce que Saint Yves aurait : « gagné la variole noire en se portant comme volontaire dans une salle pour remplacer un interne frappé de la contagion . » 31
Ayant ensuite manqué à l'appel, il se fit interdire de cours, ensuite de quoi il aurait obtenu un congé «renouvelable et renouvelé». Encore une fois, n'ayant pu retrouver le dossier d'une affaire, au demeurant mineure, je m'en remets au récit de Saint Yves. C'est à ce m o m e n t qu'il décida de gagner Jersey. O n a vu que c'est probablement en 1861 qu'il fut contraint de s'engager ; il dit qu'il suivit trois ans d'études médicales. Par ailleurs, évoquant en 1887 dans la «FRANCE VRAIE» ce départ, il écrit : « Il y a près de vingt-quatre ans que je quittai les côtes de France », ce qui permet de supposer qu'il se situe vers 1864-1865. D'ailleurs Barlet écrit qu'il fut libéré
très bref dans l'Infanterie de Marine et dans le service de Santé navale du philosophe et occultiste Joseph Alexandre Saint Yves d'Alveydre n'a pas donné lieu à des mentions dans les annuaires et les matricules de la Marine ». 30. Je me suis adressé successivement à la Division des Examens et concours de l'Académie de Rennes et aux Archives/d'Ile-et-Vilaine. Ces services ont bien voulu me faire connaître qu'ils ne disposent pas d'Archives antérieures à 1 8 8 3 en ce qui concerne le baccalauréat scientifique. 31.
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
72.
76
SAINT-YVES D'ALVEYDRE 32
du service à 22 a n s , ce qui nous conduit effectivement en 1864, et il affirme qu'il resta cinq ans aux îles AngloN o r m a n d e s , avant de revenir sur le continent, lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Pour approximative qu'elle soit, la chronologie qu'on vient de retracer semble donc cohérente, même si on est dans l'impossibilité de préciser de quoi furent faits tous ces jours, de quels bonheurs, de quelles révoltes et de quels rêves. Il demeure que ce départ à l'étranger laisse place à beaucoup d'hypothèses. Pourtant, en l'état, il faut croire Saint Yves lorsqu'il écrit : « Attiré vers Jersey par les œuvres et la gloire de Victor Hugo, j'allai me fixer en Angleterre, libre enfin de m'orienter à ma guise . » 33
Il faut penser sans doute qu'alors Victor H u g o , opposant à l'Empire, pouvait passionner un jeune h o m m e qui, sa vie durant, sera un hugolien fervent ; d'ailleurs plus tard, il consacrera un poème admiratif sinon admirable aux «FUNÉRAILLES DE VICTOR H U G O » . O n en reparlera. Sauf qu'à cette époque, H u g o n'est plus à Jersey : ayant fui en Belgique le 11 décembre 1852, H u g o séjourne effectivement à Jersey de 1852 à 1855 et donne « NAPOLÉON LE PETIT» et «LES CHÂTIMENTS». Mais de 1855 à 1870, donc
pendant la période qui nous intéresse, il est à Hauteville House, à Guernesey, où il produit ces chefs d'œuvre que sont «LES CONTEMPLATIONS» « L A LÉGENDE DES SIÈCLES», «LES MISÉRABLES»... de quoi faire rêver un jeune h o m m e effectivement. A Jersey, Saint Yves vécut modestement c o m m e 32. Barlet, op. cit., p. 13. 33.
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
33.
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ORAGES, ERRANCES p r o f e s s e u r d e l e t t r e s et d e s c i e n c e s , c e q u i , d u m o i n s ,
lui
permit d'apprendre l'anglais. Il fit a u s s i la r e n c o n t r e d ' u n h o m m e q u i allait l u i o u v r i r p l u s i e u r s p o r t e s i m p o r t a n t e s p o u r sa f o r m a t i o n p e r s o n n e l l e , e t le p o r t r a i t q u ' i l t r a c e d e l u i n ' e s t p a s s a n s i n t é r ê t : « D a n s cette Sicile du N o r d , j e m'étais lié avec u n j e u n e h o m m e d'une e x c e p t i o n n e l l e valeur. Il se n o m m a i t A d o l p h e Pelleport, et n o t r e vieille et p r o f o n d e amitié, qui se retrouva e n c o r e sur le plateau d ' A v r o n en 1870, dura j u s q u ' à sa m o r t , arrivée à Paris, hélas ! il y a q u e l q u e s années, p e n d a n t u n de m e s v o y a g e s . Pelleport était u n P y r é n é e n de la race des anciens t r o u b a d o u r s . C œ u r et esprit puissant et charmant, c h e v a l e r e s q u e et p o é t i q u e à la fois, il avait sur cette terre m ê m e u n D i e u , V i c t o r H u g o , il avait aussi u n e déesse, la R é p u b l i q u e , qui résumait dans sa p e n s é e toutes les vertus m i r a c u l e u s e s , t o u t ce q u ' o n peut attendre de vrai, de j u s t e , de b o n , des m a g n i f i q u e s p r o m e s s e s de n o t r e nation en 1789. Il m'avait présenté à sa g r a n d - m è r e , à V i c t o r H u g o , qui daigna traiter un enfant en a m i . Pelleport m e fit connaître aussi t o u s ses coreligionnaires p o l i t i q u e s , républicains et socialistes, e x i l é s par N a p o l é o n III. Il y avait là, dans ces d e u x îles c h a r m a n t e s , Jersey et G u e r n e s e y , toute u n e p o é s i e v i v a n t e de souffrances i m m é r i t é e s , de s o u v e n i r s p o i g n a n t s , d ' e s p é rances fiévreuses, qui m'attacha p u i s s a m m e n t . » 3 4
J e n e sais si le p o r t r a i t d e P e l l e p o r t et le t a b l e a u
des
p r o s c r i t s s a t i s f o n t l ' h i s t o r i e n . Il m e s e m b l e q u ' i l s e n v a l e n t bien d'autres... T o u j o u r s est-il q u e trois p o i n t s d o i v e n t être c l a i r e m e n t distingués : —
la r e n c o n t r e d e S a i n t Y v e s a v e c V i c t o r H u g o
qui
« d a i g n a traiter u n e n f a n t e n a m i » ; —
34.
les
rapports
avec
« L A F R A N C E V R A I E » , p.
83.
les
proscrits,
et j e
ferai
une
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mention particulière pour les deux gendres de Pierre Leroux ; — sa rencontre avec la grand'mère de Pelleport, Virginie Faure, qui devait permettre à Saint Yves de mieux connaître la pensée de Fabre d'Olivet, et cela est peut-être capital pour comprendre sa pensée. De la rencontre avec Victor H u g o , je n'ai pas retrouvé de traces notables ; s'agit-il d'une unique présentation, ou le jeune Saint Yves fut-il admis à fréquenter plus longuement le poète ? Quand eut lieu cette rencontre ? A la lecture de la correspondance de Victor H u g o , j ' a i formé une hypothèse dont je conviens qu'elle est de pure intuition, et probablement arbitraire. Le 27 septembre 1867, Victor H u g o invite chaleureusement Pelleport : « M a i s v e n e z cher p o è t e , v o u s l o g e r e z j e ne sais o ù , m a i s v o u s m a n g e r e z chez n o u s . N o t r e fin d'été est v r a i m e n t charmante, et v o u s v o u s ajouterez à t o u t ce qui n o u s a i m e et à tout ce que n o u s a i m o n s . » 3 5
O r , quelque temps plus tard, le 29 novembre 1867, H u g o écrit « à un poète » non d é n o m m é : « N o u s s o m m e s d'accord, M o n s i e u r . Je ne crois pas au Christ mais a u x Christs. T o u t vient de D i e u . V o u s t r o u v e r e z dans « L E S M I S É R A B L E S » et aussi dans « W I L L I A M S H A K E S P E A R E » ma définition de D i e u . C e c r e d o v o u s satisfera, j e n'en d o u t e pas, car il c o n c l u t c o m m e v o s b e a u x et n o b l e s vers. D i e u est la s è v e , n o u s s o m m e s les fruits. J'ai écrit sur u n de m e s m u r s de m a m a i s o n d'exil : Dem dies. Je v o u s serre la m a i n , p o è t e . » 3 6
35. Victor Hugo — « C O R R E S P O N D A N C E » — Tome 1867-1873), Paris, 1952 (Albin Michel), p. 76. 36. Victor Hugo, op. cit., p. 88.
III
(années
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J'imagine donc que c'est à l'automne 1867 que Pelleport a présenté Saint Yves à Victor H u g o ; le type des questions auxquelles répond ce dernier correspond bien à des préoccupations que Saint Yves pouvait avoir. En fait, à cette époque, il écrivait déjà des vers et a fort bien pu les soumettre à H u g o mais encore une fois, il ne s'agit ici que d'une hypothèse, voire d'un rêve. Peu importe, au demeurant, sinon de noter que si le poète H u g o « daigna traiter un enfant en ami », il ne fut pas, lui, bouleversé par la rencontre de Saint Yves, au point d'en laisser des traces. Par contre, Saint Yves persista dans son admiration pour l'œuvre du Maître, et à de nombreuses reprises on pourra noter à quel point il est bien le fils de la génération romantique ; et sans doute rêva-t-il de s'identifier à l'image du poète que décrit la préface des « RAYONS ET LES OMBRES » :
« Toute son enfance à lui, poète, n'a été qu'une longue rêverie mêlée d'études exactes. C'est cette enfance qui a fait son esprit ce qu'il est. Il n'y a d'ailleurs aucune incompatibilité entre l'exact et le poétique. Le nombre est dans l'art comme dans la science. L'algèbre est dans l'astronomie et l'astronomie touche à la poésie ; l'algèbre est dans la musique, et la musique touche à la poésie. L'esprit de l ' h o m m e a trois clefs qui t o u t : l e c h i f f r e , la l e t t r e , la n o t e . »
ouvrent
L ' a r c h é o m è t r e , plus tard, sera la mise en œuvre de ce principe. Mais il est vrai aussi que les rapports entre H u g o et les « illuminés » de son temps, tels que les a étudiés Auguste Viatte, laissent place à de telles rencontres. S'agissant de ses rapports avec les proscrits du Second Empire, Saint Yves les évoque longuement dans « LA FRANCE VRAIE » et il est certain qu'il a été influencé largement par ce milieu, au demeurant disparate ; on a vu que c'est
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SAINT-YVES D'ALVEYDRE
Pelleport qui fut son conducteur, dans cette découverte. Mais je rappelle aussi que le récit est tardif, et intervient près de vingt ans plus tard. O mémoire ! « D e p u i s qu'ils s o n t d e v e n u s g o u v e r n a n t s , les m ê m e s h o m m e s m'intéressent m o i n s que les g o u v e r n é s . M a i s alors, d o m i n é par u n e grande c o n c e n t r a t i o n de v i e intellectuelle, j ' é p r o u v a i s u n intérêt p a s s i o n n a n t à é c o u t e r les cris de ces naufragés de n o s t e m p ê t e s politiques ; et des instincts de c h i e n de T e r r e - N e u v e i l l u m i n a i e n t déjà m o n j e u n e cerveau. Principes, d o c t r i n e s , aspirations générales, s e n t i m e n t s g é n é r e u x de ces proscrits, j e ne m e lassais pas d'entendre t o u t ce qui s'agitait en e u x . La fraternité é v a n g é l i q u e régnait le plus s o u v e n t entre leurs différents clans, mais elle faisait défaut, et p o u r cause, en ce qui regardait l ' E m p i r e . J'appris ainsi que, p o u r des d i v e r g e n c e s d'idées, les h o m m e s de n o t r e p a y s étaient capables de s'accabler de t o u t e s les injures et de s'accuser de t o u s les c r i m e s . J'en é p r o u v a i s t o u j o u r s u n s e r r e m e n t de c œ u r , c o m m e à u n e fausse n o t e de m u s i q u e , et les j o u r n é e s de j u i n m e s e m b l a i e n t valoir le 2 d é c e m b r e , 9 3 , l'inquisition. M a i s , à part ces n u a n c e s qui heurtaient m e s b e s o i n s innés d'esthétiq u e , j'aurais d o n n é t o u s les bals des Tuileries p o u r u n e seule heure passée parmi ces infortunés pleurant s o u s les saules de B a b y l o n e . D e t o u t e s ces d o u l e u r s chères à la m i e n n e , de t o u t e s ces n o u v e l l e s o ù b o u i l l o n n a i t l'ivresse des idées, de t o u s ces c œ u r s g r o s de sincérités r é v o l t é e s , de t o u t e s ces n o b l e s blessures par o ù criaient ces destinées, jaillissait u n e v i e v o l c a n i q u e , l u m i n e u s e , triste, et que j ' a i m a i s . J'en appris plus peut-être sur les c h o s e s p o l i t i q u e s et sociales, à les considérer dans le v i f de leurs é p a v e s h u m a i n e s , q u e plusieurs e x i s t e n c e s et mille b i b l i o t h è q u e s n'auraient su m ' e n dire. S o u s des f o r m e s doctrinales et e x c l u s i v e s a u x quelles l'individualité et la tolérance de m a p e n s é e n'ont j a m a i s pu s'inféoder, j ' a i m a i s chez ces h o m m e s u n f o n d vibrant d ' h u m a n i t é en travail c o m m e l ' O c é a n . Q u a n d j e retournais parmi les A n g l a i s , la c o m p a r a i s o n ne m'était pas m o i n s salutaire : c'était la d o u c h e froide après la chaude.
ORAGES, ERRANCES
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Plus conforme à mes goûts de réserve et de quant à soi aussi bien qu'à ma raison, ils l'étaient incomparablement moins à mon intelligence et à ma sociabilité. Les fils d'Albion me rappelaient les anciens Pharisiens, nos exilés français les Saducéens et les Esséniens. Les premiers me reportaient aussi aux Romains, les seconds aux Chrétiens des catacombes. Alors, comparant le positivisme des uns et sa sagesse avec les généreuses et transcendantalcs folies des autres, je me prenais parfois à pleurer dans la solitude. » Ainsi, Saint Yves convient-il que son séjour aux îles Anglo-normandes a eu beaucoup d'importance dans la formation de sa pensée philosophico-politique, et il place à