FLEXIBLE DROIT
Jean Carbonnier
POUR UNE SOCIOLOGIE DU DROIT SANS RIGUEUR
IOe édition
L.G.D.}
®
DANjlER 1 PHOTOC...
170 downloads
2583 Views
8MB Size
Report
This content was uploaded by our users and we assume good faith they have the permission to share this book. If you own the copyright to this book and it is wrongfully on our website, we offer a simple DMCA procedure to remove your content from our site. Start by pressing the button below!
Report copyright / DMCA form
FLEXIBLE DROIT
Jean Carbonnier
POUR UNE SOCIOLOGIE DU DROIT SANS RIGUEUR
IOe édition
L.G.D.}
®
DANjlER 1 PHOTOCOPlUAGE TUE LE LIVRE
© Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, E.J.A., 2001 31 rue Falguière, 75741 Paris Cedex 15 ISBN : 2-275-02008-X
PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
art. A.S. Bull. cf C.C. C. Just. C.P. D. Dig. Gaz. Pal. I.C.P. Nov. R.R.I. R.T. S., S. chrono
s.
v.
: article. : L'Année sociologique. : Bulletin des arrêts de la Cour de cassation. : confer, comparer. : Code civil. : Code Justinien. : Code pénal. : Dalloz. : Digeste. : Gazette du Palais. : lurisclasseur périodique (ou Semaine juridique). : Novelles (de Justinien). : Revue de la Recherche luridique (ou Droit prospectif), Aix. : Revue trimestrielle de droit civil. : Sirey (aujourd'hui fondu dans le Dalloz) • Sirey chronologique (compilation des arrêts des premières années du XIXe siècle). : siècle. : voir
5
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Quoique les textes réunis dans ce volume aient été écrits - et même pour quelques-uns déjà, publiés (1) - à des époques différentes et en ordre dispersé, on reconnaîtra sans doute qu'ils concourent tous, par la même méthode, au même dessein. Cette méthode commune, c'est la sociologie du droit. Mais une sociologie entendue sans rigueur, ainsi que le suggère à première lecture le sous-titre apposé à l'ouvrage. C'est-à-dire, avouons-le: une sociologie du droit comme il n'en faut plus faire. La sociologie du droit se doit d'être désormais rigoureuse, donc scientifique, non pas littéraire. Il est vrai qu'il Yeut dans le passé toute une tradition de la scientia amabilis qui mariait les deux caractères, l' astronomie pour marquises, la chimie par affinités électives; mais l'avenir de la science n'est plus de ce côté-là, du côté des à peu près nonchalants. Et si la sociologie juridique veut devenir science, elle acceptera de quantifier, au lieu de poétiser. Alors, à quoi bon, dira-t-on, ces recherches? En général, on se contente d'être préscientifique par le malheur d'être né trop tôt, sans y ajouter le péché d'intention. C'est que le procédé, tout de même, peut avoir une utilité tactique : l' hypothèse aventureuse passe plus facilement sous des figures littéraires qui semblent n'engager à rien. La science, assurent de nos jours beaucoup d'esprits sérieux, progresse à coups d'erreurs - d'erreurs qu'elle engendre et qu'elle élimine. L'ennui est qu'il peut en rester, entre savants, et
(1) Nous remercions vivement de leur courtoisie tous les éditeurs qui ont bien voulu autoriser la reproduction de ces textes. Il est, d'ailleurs, advenu çà et là que la rédaction primitive ait été remaniée. Il arrive aussi que, d'une édition à l'autre, certains textes aient disparu, remplacés par d'autres. Ainsi, de la Sc édition a disparu un article sur la sociologie de la vente, ainsi qu'une parenthèse sur la législation de la famille; de la gc, un dialogue sur l'urgence de réformer le droit de la famille (la source qui avait été interrogée n'a plus l'air de croire à l'urgence). Dans ces disparitions, il ne faut voir ni remords ni désaveu, mais simple conséquence de l'abondance des matières.
7
Préface pas seulement dans le parti défait, un arrière goût d'absinthe querelleuse. D'où vient l'amertume? De ce que l'erreur scientifique, pour être efficace, avait été obligée de croire qu'elle n'était pas une erreur. Tandis que la fiction littéraire sait bien qu'elle n'est pas une vérité. Si cette sociologie n'était pas aussi dénuée de prétention, elle serait impardonnable de se lancer seule, légèrement armée comme elle est, à la poursuite de ce que le droit a de plus jalousement défendu, qui est sa propre essence ou du moins sa propre image. Car c'est bien de cela qu'il s'agit constamment, d'un fragment à l'autre: qu'est-ce que le droit ou du moins comment le voistu? L'étonnant est que, partis en enfants perdus, parfois à vingt ans d'intervalle, pour une exploration dont ils ne soupçonnaient pas toujours l'objet, ces textes disparates nous rapportent en somme une même idée du droit. Laquelle? D'un sous-titre ambigu, le moment est venu de découvrir la seconde face: ce n'est pas seulement la sociologie qui peut être sans rigueur, c'est le droit aussi. Le droit est trop humain pour prétendre à l'absolu de la ligne droite. Sinueux, capricieux, incertain, tel il nous est apparu - dormant et s'éclipsant, changeant mais au hasard, et souvent refusant le changement attendu, imprévisible par le bon sens comme par l'absurdité. Flexible droit! Il faut, pour bien l'aimer, commencer par le mettre à nu. Sa rigueur, il ne l'avait que par affectation ou imposture. Rigueur, raideur. Raide comme lajustice, c'était autrefois comparaison courante dans les milieux populaires, et qui tombait sur une morue plate ou une lessive gelée avec le même accent que sur une iniquité évidente. Qui a entendu le dicton sur les lèvres parentales n'est pas près de l'oublier. À quoi pouvait-il bien faire allusion? À la corde de la potence une fois l' œuvre accomplie? au bois du tribunal? au marbre de la loi? Combien de générations de justiciables avaient dû d'abord se rompre les os sur la justice pour en arriver à la juger aussi brièvement. Si ce livre ne peut être une leçon, qu'il lui suffise d'être légèrement une revanche.
1969
8
PREMIÈRE PARTIE
DROIT ET NON-DROIT
Dans cette première partie, un leitmotiv ne tardera pas à transparaître : c'est qu'il y a plutôt trop de droit. On objectera que l'hypothèse n'est pas scientifique : comment estimer le trop ou le trop peu alors que les besoins n'ont pas été chiffrés? Et optimistes d'enchaîner : qu'une société industrielle, financière, virtuelle, nécessite plus de droit que l'île de Cythère; que la loi de complexification qui entraîne tout l'univers appelle, pour ordonner celui-ci, un volume croissant de normes et d'arbitrages. Ce qui, du même coup, résout opportunément un problème de débouchés: pour manier cette machine juridique de plus en plus compliquée, il faudra un nombre de plus en plus élevé de jurisconsultes. Notre époque n'a-t-elle pas vu se développer, derrière les professions judiciaires de style traditionnel, une rallonge, qui semble inépuisable, de carrières nouvelles : conseils juridiques, experts fiscaux, juristes d'entreprise, médiateurs à toutes disputes? Ceux qui raisonnent ainsi ne semblent pas soupçonner quel avait été le grouillement des robins du temps des droits féodaux jusqu'à la veille du 4 août, et comment leur nombre même avait provoqué la nation à s'en délivrer, comme de parasites, par une grande secousse. Si ennuyeux qu'il soit d'avoir l'air d'un enfant de Malthus, nous ne pouvons nous empêcher de penser que l'aspiration à un droit indéfiniment extensible fait bon marché de ce que le droit a d'artificiel, de pathologique, voire de pathogène. On peut, à la rigueur, admettre que plus il y aura de médecins en France, mieux les Français se porteront (encore l'assertion devrait-elle être vérifiée de plus près, et beaucoup soutiendront qu'à une certaine pléthore du réseau médical sont d'ores et déjà imputables les pharmacopées ruineuses, les chirurgies téméraires, et tant de prétendues prolongations de la vie qui ne sont que des comas à titre onéreux). Mais de la multiplication des juristes, qu'est-il permis d'espérer? Les peuples balkaniques en firent autrefois l'épreuve lorsqu'ils se furent donné des codes à la française; plus tard, ce fut le tour des jeunes États africains. Par de successives interactions, si le droit suscite les juristes, les juristes suscitent le droit - c'est-à-dire le contentieux, la réglementation et la sourde résistance à tout allégement du fardeau juridique. Des juristes en excès, ce n'est pas un
9
Flexible droit phénomène neutre, qui ne poserait qu'une question d'emploi se limitant aux intéressés eux-mêmes. C'est dans le corps de la société une injection supplémentaire de droit qui se retrouvera en chicane et bureaucratie, inhibitions, prétentions, contentions, tensions. La loi fiscale étant devenue bien plus subtile, il nous faut plus de conseillers fiscaux. Eh oui! mais maintenant que vous avez tant de conseillers fiscaux, la loi fiscale est à l'aise pour se faire plus subtile encore.
10
Chapitre pretnier HYPOTHÈSES FONDAMENTALES POUR UNE SOCIOLOGIE THÉORIQUE DU DROIT
Dans toute recherche de sociologie juridique, même limitée, même de sociologie concrète et empirique, une hypothèse de travail est nécessaire pour guider le chercheur (Henri Poincaré avait mis en lumière cette nécessité de toute démarche scientifique). Mais l'hypothèse de travail est alors une hypothèse de portée restreinte. La sociologie théorique apporte des hypothèses fondamentales, c'est-à-dire des hypothèses explicatives qui prétendent rendre raison chacune d'un grand nombre de phénomènes juridiques, peut-être même de la totalité de ces phénomènes - le postulat étant que tous pourraient se ramener à l'unité sous une grande hypothèse directrice. C'est dire qu'avec ces grandes hypothèses on est très près, sinon de la philosophie du droit, au moins d'une sorte de philosophie de la sociologie juridique. Elles n'ont pas, cependant, un intérêt purement spéculatif. Elles peuvent servir à dessiner un cadre de concepts où s'inséreront les recherches ultérieures de la sociologie empirique. Même pour des recherches concrètes, il est important de disposer d'un tel cadre: les hypothèses fondamentales élaborées par la sociologie théorique peuvent le fournir. Il faut tenter de classer ces hypothèses. Les unes se situent dans le temps; elles essaient de saisir le droit dans son mouvement historique (