Paul RicCBur
Ce Cahier a été dirigé par Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi
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Paul RicCBur
Ce Cahier a été dirigé par Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi
Ouvrage publié avec le soutien du Centre National du Livre
L'iconographie de ce Cahier est partJculièrement redevable qui a contribué à la sélectJon et
à Catherine Goldenstein
à la datatJon des photos, ainsi qu 'à j'identifïcatJon
des diverses personnalités et des circonstances de leur rencontre avec Paul Ricœur.
© Couverture, UlfAndersen/Gamma; 4" de couverture, © Lionel Charrier. Tous droits de traductJon, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Éditions de l'Herne, 2004
22, rue Mazarine 75006 Paris W ISBN: 2-851-97-097-6
Sommaire
Avant-propos 9
Myriam Revault d'Allonnes et François Azouyi
Avant-propos
l
Témoigner
15
Paul Ricœur
Entretien recueilli à l'occasion de ses 90 ans par Nathalie Crom, Bruno Frappat, Robert Migliorini
La conviction et la critique
19
Jacques Derrida
26
Jean Starobinski
28
René Rémond
34
Rose Goetz
46
François Azouvi La Revue de métaphysique et de morale
II
Dire
51
Paul Ricœur
68
Jean Ladrière
Laparole. Donner, nommer, appeler
L amitié qui rassemble
Paul Ricœur à Nanterre «
Strasbourg »
Discours et communication
Expliquer et comprendre 5
78
Stanislas Breton
85
Marc de Launay
96
Jacques Dewitte
La philosophieface aux sciences cognitives Réflexions sur la traduction .
Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme de Paul Ricœur
III Lire/Interpréter 111
Jaakko Hintikka
1 20
André LaCocque
1 25
Jean-Claude Eslin
1 36
André Green·
1 40
Julia Kristeva
1 56
Pierre Bouretz
1 68
Michaël Fœssel
1 79
Françoise Dastur
N
Être soi
191
Lesphénoménologues ou les aventuriers de laformeperdue
À propos de l'herméneutique de Paul Ricœur Paul Ricœur lecteur de la Bible Paul Ricœur à Bonneval La narration en psychanalyse: des symboles à la chair
L 'Écriture entre la lettre et l'Être La lisibilité du monde. La véhémencephénoménologique de Paul Ricœur Volonté et liberté selon Paul Ricœur
Paul Ricœur et Bruno Clément
Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie
205
Richard Kearney
219
Vincent Descombes
229
Olivier Abel
237
Andris Breitling
6
Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Ricœur Une philosophie de la premièrepersonne
Le discord originaire. Épopée, tragédie, et comédie L ëcriture de l'histoire : un acte de sépulture ?
246
Peter Kemp
Mémoire et oubli: de Bergson à Ricœur
256
François Dosse
27 1
Olivier Mongin
v
Juger/Agir
287
Paul Ricœur
307
Marc Crépon
315
Lieux, travail, devoir de mémoire chez Paul Ricœur
L 'excès et la dette. Gilles Deleuze et Paul Ricœur ou l'impossible conversation
LeJuste, lajustice et son échec Du « paradoxepolitique » à la question des appartenances
Frédéric Worms
Paul Ricœur entre la vie et le mal, ou les coordonfJées philosophiques du siècle
326
Marcel Hénaff
338
Antoine Garapon
351
Catherine Goldenstein
355
Bibliographie
3 57
Collaborateurs de ce Cahier
Remarques sur la Règle d'Or. Ricœur et la question de la réciprocité Comment lutter démocratiquement contre le terrorisme ?
Chronologie
Avant-propos Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi
S'expliquant sur la publication de Soi-même comme un autre ( 1 990), Paul Ricœur disait ceci : « C'est une réflexion qui vient très tard, à la fin sans doute de mon parcours philosophique. Parce que j'ai voulu régler mes comptes non pas avec les autres mais avec moi-même, c'est-à-dire avec tous ceux que j'ai croisés pendant trente ou quarante années de travailI. )} Dans ce propos, on reconnaîtra sans peine la façon de faire de l'homme et du philosophe. Régler ses comptes avec les aurres, voilà bien quelque chose de parfaitement étranger aux habitudes de Paul Ricœur ; mais régler ses comptes avec les autres dans son esprit, c'est-à-dire négocier avec leur œuvre là où celle-ci présente le maximum de résistance à sa propre pensée, voilà qui qualifie une manière philosophique suf fisamment originale pour qu'il vaille la peine d'y insister. Tous ses lecteurs le savent, et certains le lui ont reproché : il ri' est pas un livre dans son abondante production qui, à sa façon, n'entame un dialogue avec un ou plusieurs parte naires, comme si le philosophe avait une dette à l'égard de tous ceux qu'il a croisés dans ses lectures et qui l'ont incité à penser. La liste serait trop longue et fastidieuse de ceux, morts ou vivants, qui ont ainsi été conviés dans ses livres à débattre avec lui ; certains, du reste, sont sortis grandis de ce débat où le phi losophe a prêté plus qu'il n'y avait, donné plus qu'il n'avait reçu. Paul Ricœur est un lecteur si assidu qu'il n'a pas. fallu moins de trois volumes pour rassembler ce qu'il a appelé ses Lectures. Mais en un sens, ce pourrait être aussi le titre générique de toute son œuvre, des premiers ouvrages qui dialoguent avec Karl Jaspers et Gabriel Marcel, jusqu'aux tout derniers, Soi-même comme un autre, Parcours de la reconnaissance où ne se dément pas une exceptionnelle vigilance aux débats en cours. Aussi, lorsqu'il nous a fallu concevoir ce Cahier qui lui est consacr:é, avons-nous choisi de privilégier, plutôt que la chronologie ou la seule théma tique, une organisation qui fasse droit à la multiplicité de ces dialogues. Par le choix des auteurs pressentis et par le choix des sujets, nous avons souhaité donner 9
la mesure de cette immense polyphonie philosophique qu'est l'œuvre de Paul Ricœur. Polyphonie, non seulement au sens où cette œuvre travaille tous les grands philosophes de la tradition occidentale mais aussi au sens où elle entretient un dialogue soutenu avec les principaux théoriciens des sciences humaines du xx' siècle. Ce n'est pas la moindre de ses originalités, et c'est sans doute l'une des raisons de son extraordinaire audience, que d'avoir traversé les plus hauts massifs des sciences humaines contemporaines et d'en avoir tiré l'aliment phi losophique qui, parfaitement assimilé ensuite, a contribué à donner ces livres admirables que sont, par exemple, De l'interprétation. Essai sur Freud (1 965), La Métaphore vive (1 975), ou encore, pour sa réflexion sur la pratique historique, Temps et récit (1983-1985). On ne dira jamais assez ce que la philosophie a gagné, avec Paul Ricœur, d'avoir cessé de pratiquer l'endogamie stricte pour s'ouvrir au métissage raisonné. En tout cas de mordre sur les questions impro prement dites « de société » et de rencontrer ainsi les problématiques du monde intellectuel au sens le plus vaste. Mais là où d'autres se seraient contentés d'appli quer un zeste de philosophie à ces débats vivants, Paul Ricœur s'est donné la difficulté de faire entrer ceux-ci de plain-pied dans le grand dialogue philoso phique qui fait dialoguer intemporellement Aristote avec Kant, Bergson avec Descartes, Heidegger avec Platon. Les cinq parties dans lesquelles nous avqns regroupé les diverses contri butions de ce volume visent seulement à désigner les modes principaux de cette polyphonie : après une partie consacrée à quelques témoignages sur ce qu'ont été ses rencontres à la fois privilégiées et singulières et son rôle institutionnel l'ami, le professeur, le doyen d'université, le directeur de revue -, ce sont quatre rubriques où nous ont semblé pouvoir être rangés les grands types d'interlo cuteurs qu'a eus Paul Ricœur : les spécialistes du langage (Dire), les théoriciens de l'interprétation (Lire/Interpréter), ceux qui ont travaillé sur les questions de l'identité et de la personne - comment les nommera-t-on ? - (Être soi), les théo riciens et les praticiens de l'action juste (Juger/Agir). Et les philosophes, deman dera-t-on ? Ils sont évidemment présents dans toutes ces rubriques. Mais nous n'avons pas cru devoir, ici, revenir longuement et pour eux-mêmes sur tous les dialogues philosophiques noués par Ricœur depuis un demi-siècle. Il nous a semblé que ce serait là aiguiller le lecteur dans une fausse direction et revenir à l'idée d'une philosophie pour les seuls philosophes. Au contraire, nous avons voulu donner une indication de la richesse des débats dans lesquels Ricœur est entré et où il est, aujourd'hui encore, présent ; une indication aussi de la diversité des directions dans lesquelles cette œuvre invite ses lecteurs à regarder. Une telle diversité fait qu'il paraît difficile, à première vue, de dégager le fil conducteur autour duquel s'organise et se tisse l' œuvre de Paul Ricœur. Au reste, le terme de « polyphonie » indique que cette composition à plusieurs voix pourrait bien être une unité faite de dissonances. Ricœur sans doute ne le récu serait pas s'il est vrai que la continuité de son œuvre tient - paradoxalement à la discontinuité des problèmes qu'il a abordés et dont les « restes » ou les « résidus » ont fait rebondir la réflexion à venir2• C'est précisément parce qu'il est difficile - voire impossible - d'y tracer une « ligne » qu'on se risquera à qualifier cette œuvre immense et diversifiée d'« anthropologie philosophique ». On voudrait par là signifier par là plusieurs choses : d'abord que l'interlocution qui habite son œuvre ne fait pas seulement de Ricœur - comme on l'a parfois soutenu - un passeur. Certes sa pensée se nourrit de l'entretien indéfiniment mené avec les autres, morts et vivants, phi losophes et non-philosophes : signe à la fois d'une discipline intellectuelle et d'une méthode qui cherche constamment à réactualiser, à revivifier le passé pour en faire un passé ouvert, inachevable, inépuisable. Signe aussi, on n'y insistera
10
jamais assez, d'une attention à l'autre qui n'est pas seulement de l'ordre de l'écoute ou de la générosité mais philosophiquement constitutive de sa démarche. L'anthropologie philosophique déployée par Ricœur est une philosophie sans absolu qui - soigneusement distinguée de la foi et de l'interprétation bibliques - prend ses distances à l'égard de toute spéculation onto-théologique. Elle s'inscrit sur le trajet qui va, sans jamais les désunir, de l'homme faillible à l'homme capable. Dès les premiers ouvrages, évoqués ici par certains textes, la fragilité humaine - sa « vulnérabilité au mal moral » 3 - marque la disproportion constitutive de l'homme : entre finitude et infinitude. En un sens, tous les dia logues menés avec les autres sciences humaines (psychanalyse, linguistique, apthropologie, histoire), toutes les analyses conduites sous le signe du conflit des interprétations mais aussi de la discussion dans l'espace public peuvent être tenus comme une sorte d'arborescence de ce projet initial. Sans doute le dernier mot - s'il en est un - de cette anthropologie philo sophique du désir d'être doit-il être laissé aux multiples commencements et recommencements de la vie, à la finitude pensée sous le signe du miracle de la natalité plutôt que de l'être-pour-la mort. Car la méditation de Ricœur, comme celle de Spinoza - présente dans toute son œuvre en un insistant filigrane - n'a jamais cessé de privilégier l'acte de vie. Plus fort que la « tristesse du fini » est le consentement à l'espérance ou, pour le dire en termes spinozistes, la persévérance dans l'être. Puissent les textes ici réunis être l'attestation de notre gratitude, de l'amitié et de l'affection que nous lui vouons, chacun à notre manière singulière, pour nous avoir enseignés, écoutés, accompagnés, soutenus sans que jamais nulle obli gation d'allégeance n'ait été de nous requise. Nous nous sommes, au travers de notre immense admiration à son égard, « approuvés d'exister » dans ce qu'il a bien voulu nommer « la réciprocité et l'égalité de l'estime ». Ainsi, reprenant les paroks de saint Augustin au livre X des Confessions, Ricœur écrivait : telle est la conduite de « l'âme fraternelle », « celle qui en m'approuvant se réjouit sur moi et en me désapprouvant s'attriste sur moi ; aussi bien, qu'elle m'approuve ou qu'elle me désapprouve, elle m'aime. Je me révélerai à des gens comme ceux-là » 4. •
NOTES 1. 2. 3. 4.
Gwendolyne ]arczyck, « Un entretien avec Paul Ricœur, Soi-même comme un autre", Rue Des cartes, n° 1 , 1 99 1 . Voir l'entretien avec François Ewald « Paul Ricœur : un parcours philosophique " dans le n° 390 du Magazine littéraire, sept. 2000, consacré à Paul Ricœur. Réflexion faite, éd. Esprit, 1 995, p. 28. La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 1 62-1 63.
Il
l
Témoigner .
La conviction et la critique Paul Ricœur Entretien recueilli à l'occasion de ses 90 ans
par Nathalie Crom Bruno Frappat Robert Migliorini
- Qu'auriez-vous envie de transmettre, prioritairement, aux enfants de vos élèves ? Paul Ricœur : Je reprendrais ce qui était le titre d'un de mes livres : La Critique et la conviction. J'entends, par conviction, à la fois une argumenta tion, mais aussi une motivation dont on ne peut pas rendre compte. Il y a certainement, dans mes convictions, un élément non seulement intime et secret, mais inaccessible à moi-même. Quand on me dit : « Mais si vous étiez né en Chine, vous n'auriez pas cette philosophie, et vous ne seriez pas chré tien », j � n'ai qu'une chose à répondre : « Vous parlez de quelqu'un d'autre que mOl. » Pour ce qui est de l'importance de l'esprit critique, je résumerais cela en une formule, qui voudrait bien ne pas être un slogan : un hasard transformé en destin par un choix continu. Le destin d'être né dans cette famille qui fut la mienne, dans ce pays, dans cette forme de tradition du christianisme à laquelle j 'appartiens, d'avoir été tout de suite, aussi jeune que je m'en sou vienne, un spéculatif ; mais aussi l'appartenance à une culture occidentale qui est la seule à être dotée de ce pouvoir d'exercer non seulement une critique permanente à l'égard des choix que l'on n'a pas faits, mais aussi une auto critique. La forme particulière que prend, pour moi, cette confrontation de la convic tion et dela critique, c'est donc évidemment mon appartenance au christianisme de tradition réformée, mais dont fait aussi partie l'appartenance à la grande tradition grecque. Donc, la source grecque et la source hébraïque. En prenant de l'âge, je suis beaucoup plus sensible aux intersections et aux interférences qu'aux oppositions et aux ruptures. Par exemple, entre les prophètes d'Israël et les tragiques grecs, je vois une sorte d'assonance, de résonance profonde. - Y a-t-il, selon vous, aujourd'hui, un affaiblissement et de l'esprit critique et des convictions ? Cela vous inquiète-t-il ? 15
- D'une part, je ne vis pas sous le régime de la peur. D'autre part, je ne suis pas sûr qu'il en soit réellement ainsi. Car nous sommes aussi, sur le plan social, politique, idéologique, dans une ère de la contestation. Les ressources critiques, je ne les vois pas fondamentalement menacées. Il suffit d'être allé en Extrême-Orient, au Japon, en Chine, pour voir que le profil de l'homme occi dental n'a pas son double ailleurs, et que nous représentons vraiment une force critique. De plus, je ne suis pas sûr que nous jugions bien le temps dans lequel nous sommes. On le voit à ceci : depuis les quelque cinquante ans qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous nous apercevons que nous avons eu des appréciations de nous-mêmes successives et que, finalement, nous ne savons pas quel jugement sera porté sur nous dans trente ans. Une société tellement com plexe, et contradictoire, ne peut pas faire le bilan d'elle-même. Il faut laisser peut-être en suspens ce jugement de déploration, dont les gens âgés doivent se méfier plus encore que d'autres. - Cette difficulté de jugement, même un philosophe la ressent ? - Surtout lui. Depuis que je suis entré dans cet espace qui est pour moi celui de la maturité - disons depuis le milieu des années 1 930, quand j'ai passé l'agrégation -, j'ai traversé tellement de paysages philosophiques que je suis inca pable de dire quel sera le suivant, ni même quel est aujourd'hui le dominant. Actuellement, je ne sais pas s'il y a une philosophie dominante dont on peut dire qu'elle est la nôtre, comme on a pu le dire à un moment donné de l'exis tentialisme, par exemple, et de tous les « ismes » que j'ai vu défiler, auxquels j'ai appartenu quelquefois centralement, le plus souvent marginalement : existentia lisme, sttucturalisme, marxisme... - Vous connaissez bien les États-Unis où vous avez enseigné régulièrement pendant plus de quarante ans. À votre avis, pourquoi ne s'aime-t-on pas, entre Américains et Français ? - J'y vois certainement d'abord la compétition de deux révolutions, et peut-être de deux vocations à l'universalité. Mais je n'aime pas tellement entrer dans ce jugement global. Disons que j'ai beaucoup apprécié l'université améri caine, son fonctionnement, la qualité de la recherche qui y était menée. Et aujourd'hui, dans toutes les critiques que j'entends de l'état d'hystérie patriotique a!ll�ricain, je n'arrive pas à intégrer mon admiration pour cette université amé ncame. Mais il existe aussi tout un aspect de l'Amérique qui m'est non seulement étranger, mais insupportable : le fondamentalisme protestant, qui consiste à donner une sorte de symbolique biblique aux événements politiques. Il faut libérer le politique des critères qui ne sont pas de son ordre. C'est là que je retrouve l'acquis de l'Occident : avoir bien dissocié la sphère politique de la sphère religieuse, non pas pour refouler cette dernière dans le privé mais dans un public non doté de puissance, de position institutionnelle. - Comment les philosophes peuvent-ils peser sur l'actualité ? - Je pense qu'il y a un travail à faire, qui est plus que sémantique, pour un emploi correct des concepts. Un nettoyage du vocabulaire. Et pour se contraindre mutuellement à produire le meilleur argument. Par exemple, j'ai entendu ce matin à la radio une discussion autour de la question de l'antiamé ricanisme et des manifestations pacifistes, où se côtoyaient les tenants d'un paci fisme quasi munichois : « Quelque guerre que ce soit, je ne la ferai pas » - et, à l'autre extrémité du spectre, les tenants d'une position qui est plutôt : « Nous ne ferons de guerre que celle qui aura l'aval des Nations unies. » Et ce n'est pas la même chose. Alors, déjà, il faudrait faire cette analyse sur les non-dits, les 16
'�� F . �.
empiétements de conceptualité. Ne pas sacrifier à l'antiaméricanisme primaire qui consiste à dire : puisque c'est américain, ce ne peut être que mauvais. . . Le rôle d u philosophe est évidemment aussi d'essayer de comprendre les enjeux. C'est là, selon moi, ce qu'il y a de particulièrement pénible à supporter dans la situation actuelle : cette méconnaissance des enjeux. Nous ne savons pas qui veut quoi. Pourquoi l'Irak et pas la Corée du Nord ? Quel est le rôle de l'enjeu pétrolier ? Est-ce que la décision de faire la guerre est déjà prise par les États-Unis ? Je me sens dans une situation de cécité intellectuelle, d'opacité totale sans précédent pour moi, et qui me paraît intolérable. - Revenons à vous. Comment vivez-vous la notoriété qui est aujourd'hui la vôtre ? - On a dit souvent que j 'avais été tardivement reconnu et qu'aujourd'hui je le suis davantage, et cela m'étonne toujours. Personnellement, je n'ai j amais ressenti un manque de reconnaissance, pour deux raisons je crois : d'abord, parce que même si je n'étais pas considéré comme un philosophe important, j'ai été très estimé de mes étudiants, j 'ai été un enseignant heureux. Je ne ressentais donc pas de ne pas être jugé l'égal de Deleuze, de Foucault, pour nommer les deux penseurs que, par ailleurs, j'ai le plus admirés. La deuxième raison est que, quand j'ai écrit mes livres, j 'ai pris peu de cas de mes lecteurs. Ce qui a des inconvénients sûrement - le fait de ne pas répondre à un mom.ent donné à une attente de lecture -, mais qui s'est avéré finalement un facteur de durée. Mon problème était de savoir : est-ce que j'ai répondu à mes propres questions ? Cela me laissait non seulement peu soucieux de savoir comment je serais reçu, mais peu inquiet de la façon dont effectivement j'étais reçu. - Quelles ont été les plus belles lectures de votre vie ? - Le bloc grec demeure pour moi intact. Et je résiste résolument à l'idée de ceux qui, dans les programmes de réforme universitaire, voudraient marquer une coupure entre les modernes et les anciens. Je suis beaucoup plus sensible à la très grande continuité culturelle. Nous nous y retrouvons parfaitement, quand nous lisons les tragiques ou les hisroriens grecs. Certainement parce que, au fil du temps, peu de chose ont bougé aussi peu que les passions politiques, le rapport au pouvoir. Ceux qui sont habitués à me lire ont pu remarquer qu'il est très rare que j'emploie le mot « moderne » . Je parle de « contemporain », mais je ne fais pas du moderne une catégorie avec un « M » majuscule face aux anciens. Je ne sais pas ce qu'est le moderne. Fixer le moderne sur les Lumières, ce n'était pas ce que voulait Baudelaire, qui disait que le moderne était le temps de l'éphé mère et non pas de l'universel. - Et des lectures littéraires ? - Comme j'étais un enfant solitaire, j 'étais un lecteur. Je continue à lire des romans contemporains : Le Clézio, Échenoz. Et je relis souvent Flaubert, Madame Bovary. Ce que j'aime trouver dans la littérature, c'est la représentation d'autres vies que la mienne. La question de la fiction, je l'ai rencontrée pour ma part en travaillant sur Temps et récit : la compétition de l'histoire et de la fiction dans la constitution de la compréhension de soi. Avec la médiation par le dehors, par les autres. - Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ? - Je le vis tranquillement. Ce que j'ai pensé sur la mort, je l'ai écrit cians La Critique et la conviction. La phrase qui m'accompagne toujours, c'est : « Etre vivant jusqu'à la mort. » Les dangers du grand âge sont la tristesse et l'ennui. La tristesse est liée à l'obligation d'abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de désaisissement à faire. La tristesse n'est pas maîtrisable, mais ce q�i peut être maîtrisé, c'est le consentement à la tristesse. Ce que les Pères de l'Eglise appe laient l'akedia 1. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l'ennui, c'est 17
d'être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau. C'est ce que Descartes appelait l'admiration, qui est la même chose que l'étonnement. Personnellement, arrivé à ce cap, je reste capable d'admirer. NOTE 1.
Maladie spiriruelle, dégoût extrême de l'existence.
Nous remerciom le journal La Croix de nous avoir autorisé à publier gracieusement le texte de cet entretien paro le 26février 2003.
La parole Donner, nommer, appeler
Jacques Derrida
Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d'incompétence, je crois que jamais la force ne m'aura autant manqué pour aborder, sous la forme d'une étude ou d'une discussion philosophique, l'œuvre immense de Paul Ricœur. Comment se limiter à l'un des lieux, à l'une des stations seulement, tout au long d'une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou problèmes : de l'éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l'herméneu tique, voire à la théologie, à travers l'histoire et les responsabilités qu'elle exige de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l'histoire de la philosophie, à travers l'interprétation originale de tant de philosophes, d'Aristote ou Augustin à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud, sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricœur a eu le courage et la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l'on ne veut pas trahir, en quelques pages, l'unité d'un style et d'une intention, d'une pensée mais aussi d'une passion et d'une foi, d'une foi pensée et pensante, d'u!1 engagement qui, depuis le début, n'a jamais cédé sur une certaine fidélité. A soi-même comme aux autres. En relisant ce que je viens tout spontanément d'écrire (ur la première fois au moment (un peu plus tard, je crois) où il y fut nommé. A cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. J'étais le seul assistant de « philosophie générale et logique », libre d'organiser mon enseignement et mes séminaires comme je l'entendais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont j'étais donc, en droit, l'assistant : Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin, Ricœur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens sauf, peut être, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem qui fut aussi pour moi un ami paternel et admiré. Un jour, ce devait être en 1 962, je rendis visite à Ricœur, chez lui, à Châtenay-Malabry. Au cours d'une promenade dans son jardin, il me parla avec enthousiasme de Totalité et infini. C'était alors la thèse que Levinas devait soutenir quelques jours plus tard. Le livre n'était pas encore publié. Ricœur, qui devait faire partie du j ury, venait de le lire : un très grand livre, me 21
dit-il, un événement. Je ne connaissais alors de Levinas que ses textes sur Husserl. C'est donc encore une fois guidé par ces mots de Ricœur que l'été suivant, je lus Totalité et infini et écrivis « Violence et métaphysique », la première d'une série d'études que je consacrai à Levinas au cours des trente ans qui suivirent. Je dois donc aussi à Ricœur, en quelque sorte, l'amitié admirative qui dès lors me lia à la personne et à l'œuvre d'Emmanuel Levinas - et ce fut aussi une chance de ma vie. De ces années de Sorbonne, mais aussi de celles qui suivirent mon départ pour l'ENS, datent encore les rencontres dans le séminaire où Ricœur, alors directeur des archives Husserl (dont les microfilms se trouvaient à Paris), accueil lait, le plus souvent pour leur donner la parole, des étudiants, des chercheurs, des collègues. Je me rappelle y avoir donné un exposé et y avoir rencontré, outre Levinas, nombre de ceux qui s'intéressaient à Husserl, à Paris, dans ces années-là. L'esprit qui régnait dans ce séminaire était, grâce à Ricœur, exemplaire : sérénité, liberté, amicalité dans les discussions, rigueur et tâtonnements d'une vraie recherche. Plusieurs années plus tard, en 1 97 1 , à Montréal, j'eus avec Ricœur la pre mière et la plus longue discussion orale qui fut jamais publiée 4 • Je viens de la relire pour la première fois depuis plus de trente ans. Ricœur avait donné la Conférence inaugurale, sous le titre « Discours et communication »*. Je parlai aussitôt après lui ( , Problèmes de linguistique générale, Paris Gallimard, 1966,
«
pp . 1 1 9-1 3 1 .
Evénement et sem dam le discours, en appendice à Michel Philibert, Paul Ricœur ou la liberté selon . l'espérance, Paris, Seghers, 1 97 1 , p. 1 79. É crits logiques et philosophiques, trad. Imbert, « Sens et dénotation » , 1 892 (Sinn und Bedeutung) in
Paris, Le Seuil, J 97 1 . Quine (W.V.), « Russell's Ontological Development » Chroniques de la philosophie contemporaine, Klibansky R (éd.) , Florence, 1 969, t. III, pp. 1 1 7-1 28. P.P. Strawson, Individuals, Methuen, Londres, 1959. « Qu'est-ce qu'un texte ? » Festchrift en l'honneur de H.-G. Gadamer : Hermeneutik und Dialektik l, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1 970, pp. 1 8 1 -200. John R. Searle, Speech Acts, Cambridge University Press, 1 969. John C. Searle, op. cit., pp. 36, 48, 52. Peter Geach, Mental Acts, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1 957. Op. cit., p. 66. « Meaning », Philosophical Review, juillet 1 957, pp. 377-388 ; « Utterer's Meaning and Inten tion » , ibid., sept. 1 968 ; « Utterer's Meaning, Sentence-meaning and Word-meaning », Foun datiom ofLanguage, août 1 968.
67
Expliquer et comprendre Jean Ladrière
L' œuvre de Paul Ricœur se définit elle-même dans son projet et se déve loppe selon ses propres contraintes, qui s'imposent d'une part en fonction des problématiques traitées et d'autre part en fonction des décisions qui engagent les stratégies adoptées. Son projet s'exprime de façon tout à fait explicite dans son premier grand travail philosophique : c'était l'élaboration d'une phénomé nologie de la volonté, qui serait comme un écho, dans l'ordre pratique, à la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Il en donne une formulation plus précise dans son Autobiographie intellectuelle : « J'avais choisi pour thème de la "grande thèse" le rapport entre le volontaire et l'involontaire. Ce choix satisfaisait à plusieurs exigences. D'abord il permettait d'élargir à la sphère affec tive et volitive l'analyse eidétique des opérations de la conscience, limitée en fait par Husserl à la perception et plus généralement aux actes "représentatifs". [ .. ] Une seconde considération rattachait mon investipation à l'œuvre de Gabriel Marcel et au champ de la philosophie existentielle . » Or la méthode eidétique lui paraissait « laisser hors de sa compétence le régime concret, historique », ou, comme il disait alors, « empirique de la volonté » 2. Cette prise de conscience entraînait deux décisions. D'abord il fallait « repérer l'abîme séparant l'analyse phénoménologique de la volonté neutre quant au mal et celle de la volonté historiquement mauvaise » 3. La seconde décision contenait en germe ce qui fut appelé plus tard « la greffe de l'herméneutique sur la phénoménologie » 4. « Pour accéder au concret de la volonté mauvaise, il fallait introduire dans le cercle de la réflexion le long détour par les symboles et les mythes véhiculés par les grandes cultures 5• » Or cette décision mettait en ques tion de façon décisive « une présupposition commune à Husserl et à Descartes, à savoir l'immédiateté, la transparence, l'apodicticité du Cogito » 6. « Le sujet, affirmais-je, ne se connaît pas lui-même directement, mais seulement à travers les signes déposés dans sa mémoire et son imaginaire par les grandes cultures? » Et il s'agissait là d'une condition tout à fait générale : « Cette opacité du Cogito .
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ne concernait pas en principe la seule expérience de la volonté mauvaise, mais toute la vie intentionnelle du sujets. » Mais si le sujet réfléchissant est ainsi partiellement dissimulé par rapport à lui-même, la tâche d'élucidation que la philosophie s'impose et par laquelle, en première approximation en tout cas, elle se définit elle-même, ne peut être sim plement descriptive. La réflexion ne peut pas être entendue comme remontée directe des actes de la conscience aux fonctions structurantes qui en sont les conditions de possibilité. Un nouveau problème méthodologique se pose : plutôt que de procéder à ce travail d'épuration qui consiste à dégager la conscience de soi de ses conditionnements empiriques pour la saisir dans sa pure condition transcendantale, il s'agira de mettre au point une démarche analytique capable de lire les objets culturels en tant qu'ils sont les médiateurs authentiques de la présence du sujet à lui-même. Or c'est très exactement le problème auquel a tenté de répondre une tra dition déjà fort ancienne, celle de l'interprétation. Il y a un problème d'inter prétation - qu'il s'agisse d'un texte, d'un objet cultuel, d'un monument - dès le moment où l'on a des raisons de penser que le sens apparent, sous lequel se livrent le texte ou l'objet en question, se trouve en fait présenter un autre sens, qui est en quelque sorte annoncé par le sens apparent, mais n'est lui-même accessible qu'à une lecture capable de suivre jusqu:à son terme le mouvement d'anticipation qui s'amorce dans le sens apparent. Au moment où Paul Ricœur reprenait dans sa propre méditation cette problématique de l'interprétation, celle-ci avait déjà reçu un statut réflexif cri tique dans les œuvres de Schleiermacher, de Dilthey, de Gadamer, de Heidegger. C'est bien une méthodologie générale de l'interprétation qui s'avérait nécessaire pour une réflexion qui se donnait pour tâche d'éclairer ce qui, dans l'expérience humaine, relève d'une irréductible facticité, dont le sens est constitutionnelle ment énigmatique. C'est donc en quelque sorte sous la contrainte même de son projet fondamental que Paul Ricœur a pris la décision d'assumer dans son travail philosophique la méthodologie de l'herméneutique. Mais il n'a pas pour autant renoncé à l'efficacité analytique de la phénoménologie et en particulier aux res sources fournies par l'élucidation des différentes dimensions de l'intentionnalité. Il voit, dans la phénoménologie « l'indépassable présupposition de l'herméneu tique, dans la mesure où pour la phénoménologie toute question portant sur un étant quelconque est une question portée sur le sens de cet étant »9. « Le choix r our le sens est donc la présupposition la plus générale de toute herméneutique 1 » On retrouve dans cette prise de position l'intervention de la décision. Mais la décision est fondée sur une analyse du projet de l'herméneu tique qui met en évidence, en même temps que cette présupposition phénomé nologique de l'herméneutique, la présupposition herméneutique de la phénoménologie. On peut donc lire l'œuvre de Paul Ricœur comme la réalisation effective du projet d'une « phénoménologie herméneutique ». En se réalisant, ce projet se découvre à lui-même et se justifie lui-même. Mais il ne perd jamais de vue les questions à partir desquelles il se construit et dans lesquelles nous retrouvons les grandes interrogations que suscite l'existence. Comme ce questionnement concerne fondamentalement l'existence quant à son sens, il est naturel de recon naître à la réflexion qui tente de l'élucider le statut d'une démarche herméneu tique. Mais l'idée même d'herméneutique doit être interrogée quant à son sens et elle relève donc elle-même de la forme de pensée à laquelle elle fait référence. On peut, de fait, lire aussi l'œuvre de Paul Ricœur comme la construction progressive d'un réseau conceptuel développant le contenu de la « raison hermé neutique ». Mais c'est à la condition de subordonner cette lecture à celle qui •
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porte directement sur le sens et qui se comprend du reste elle-même comme une « herméneutique du soi ». Partant d'une première conception encore liée à l'interprétation des symboles, qu'il reçoit de la tradition herméneutique, Paul Ricœur élargit pro gressivement sa perspective, dans une démarche qui va d'une conception sim plement épistémologique vers une conception ontologique de l'interprétation. Comme il l'explique dans le tome II de ses Essais d'herméneutique, il adopte, de façon provisoire, la définition de travail suivante de l'herméneutique : 1'« hermé neutique est la théorie des opérations de la compréhension dans leur rapport avec l'interprétation des textes ; l'idée directrice sera ainsi celle de l'effectuation du discours comme texte » I I . Alors que l e discours « reste u n événement fugitif » et « renvoie » à son locuteur I2, le texte fixe les significations qu'il met en jeu et se détache ainsi des circonstances qui font l'événementialité du discours. Sans abolir complètement « le lien entre le locuteur et le discours », il le rend « distendu et compliqué » 13. Il introduit ainsi dans l'univers du langage un effet de distanciation, qui est la première condition requise pour tout projet de compréhension. C'est ce caractère du texte qui donne ses raisons au choix stratégique de Paul Ricœur, en lui suggérant de prendre appui sur « le modèle du texte » et d'en faire le paradigme de sa théorie de l'interprétation. Mais c'est pour ouvrir aussitôt d'autres perspectives, qui, loin de s'enfermer dans une conception purement sémiologique, l'élargissent « aux dimensions d'une anthropologie philosophique » 14. C'est ainsi que la démarche de Paul Ricœur se déploie à travers une série de « déplacements », « imbriqués les uns dans les autres - déplacement de l'herméneutique du symbole vers l'herméneu tique du texte, mais aussi déplacement de l'herméneutique du texte vers l'her méneutique de l'agir humain -, que l'analyse de la fonction narrative devait consacrer à l'époque de Temps et récit » 15. Retraçant les grandes étapes du développement de l'herméneutique moderne, Paul Ricœur rappelle « l'élargissement décisif que lui a fait subir Dil they en subordonnant la problématique philologique et exégétique à la problé matique historique » 16. Il voit dans cet élargissement un « tournant critique de l'herméneutique », « qui prépare le déplacement de l'épistémologie vers l'onto logie dans le sens d'une plus grande radicalité » 17. Il s'agissait pour Dilthey de « rendre justice à la connaissance historique » contre la conception positiviste de l'histoire et de « doter les sciences de l'esprit d'une méthodologie et d'une épis témologie aussi respectables que celles des sciences de la nature » 18. La question fondamentale qu'il affronte est celle des conditions de possibilité des « sciences de l'esprit ». Or cette question « nous conduit au seuil de la grande opposition qui traverse toute l'œuvre de Dilthey, entre l'explication de la nature et la com préhension de l'esprit » 19. Cette célèbre distinction implique à la fois une certaine conception épisté mologique dichotomique qui sépare complètement les « sciences de la nature » des « sciences de l'esprit », et une conception ontologique qui oppose de façon radicale deux types d'étantité, celui de la nature et celui de l'esprit. Paul Ricœur nous fait remarquer, pour éviter tout malentendu, que « l'opposition initiale, chez Dilthey, n'est pas exactement entre expliquer et interpréter, mais entre expliquer et comfu rendre, l'interprétation étant une province particulière de la compréhension » o . C'est donc, nous dit-il, « de l'opposition entre expliquer et comprendre qu'il faut partir » 21. Et il faut donner au concept d'interprétation la même extension qu'au concept de compréhension. L'opposition faite par Dilthey entre ces deux méthodologies de l'explication et de la compréhension met évidemment en jeu de façon radicale la nature et la •
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portée de l'herméneutique, entendue comme théorie générale de la compréhen sion. Or, en isolant la compréhension de l'explication, on en limite la portée épistémologique et on la rend ainsi inadéquate par rapport au rôle qu'on voulait lui faire jouer. Il s'agissait de donner aux sciences humaines, grâce à ce conce� t, « le caractère d'organisation, de stabilité, de cohérence, d'un véritable savoir » 2. Et la méthode devait consister « à nous transférer dans un vécu psychique étranger sur la base des signes qu'autrui donne à saisir » 23. Pour qu'une telle méthode puisse servir de base à une science authentique, il faudrait « admettre d'abord que seuls les signes fixés par l'écriture ou par quelque autre inscription équivalente se prê tent à l'objectivation requise par la science, ensuite que la vie psychique, pour s'inscrire, doit comporter des enchaînements stables, une sorte de structure insti tutionnelle » 24. De telles présuppositions réintroduiraient l'esprit ob ectif au sens hégélien « dans une philosophie qui pourtant restait romantique » 5. Ces diffi cultés internes sont les symptômes d'une inadéquation qui appelle une tout autre conception des rapports entre compréhension et explication. L'examen critique du processus de la compréhension amène Paul Ricœur à remplacer « le dualisme méthodologique de l'explication et de la compréhen sion » et « l'alternative brutale » qu'il présuppose par une « dialectique fine » selon laquelle « expliquer et comprendre ne constitueraient pas les pôles d'un rapport d'exclusion mais les moments relatifs d'un processus complexe qu'on peut appeler interprétation » 26. La stratégie utilisée par Paul Ricœur pour déve lopper cette dialectique, tout en la justifiant, consiste à la montrer d'abord à l' œuvre dans le cas du texte, pris comme paradigme de la démarche herméneu tique, et à l'étendre ensuite au cas de l'action, puis au cas de l'histoire, et enfin à celui des sciences humaines en général. A chaque étape, l'analyse met en évi dence l'interpénétration de la compréhension et de l'explication, selon un schème qui est parfaitement illustré déjà par la théorie du texte et se retrouve, sous des formes de plus en plus complexes, aux autres niveaux de la démarche. Pour faire voir au mieux le parallélisme entre les étapes successives de la démarche, Paul Ricœur propose de prendre en considération, de façon privilé giée, dans le cas de la théorie du texte, de prendre comme exemple « le genre narratifde discours ». Dans ce contexte, l'explication se construit sur le modèle sémiologique, tel qu'on peut le voir fonctionner par exemple dans les Mytholo giques de Claude Lévi-Strauss. Selon une perspective dichotomique le sens du texte est entièrement donné par sa forme, et celle-ci n'est pas autre chose que « l'entrecroisement des codes mis en œuvre » 27. Dans la conception dialectique proposée par Paul Ricœur, le sens du texte est fait du rapport qui s'instaure à son propos entre la compréhension et l'expli cation. Ce rapport est fait d'un double mouvement, l'un qui va de la compré hension vers l'explication et l'autre, réciproque, de l'explication vers la compréhension. Dans une situation de dialogue, l'explication n'est qu'« une com préhension développée à travers questions et réponses » 28. Le texte, et en général toute forme d'inscription, suppose un processus d'objectivation, déjà à l'œuvre dans la séparation qui s'introduit entre le « dit » et le « dire » dans l'instance de discours, qui précède la mise en texte. Or la recherche de la compréhension recueille et prolonge ce processus, non pas sous la forme simple de l'échange dialogal, mais en se conformant à des règles de structuration, que dégage préci sément l'analyse structurale. Dans le cas du texte narratif il s'agit des « codes narratifs ». La démarche de compréhension « est réglée par des codes comparables au code grammatical qui guide la compréhension des phrases » 29. Or du point de vue sémiologique la mise en évidence de ces codes constitue précisément la démarche qui explique le texte. On voit ainsi que « cette extériorisation dans des marques matérielles et cette inscription dans des codes de discours rendent non
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seulement possible mais nécessaire la médiation de la compréhension par l'expli cation, dont l'analyse structurale du récit constitue la plus remarquable exécution » 30. Ce trajet, qui va vers l'explication, n'est cependant qu'un moment dans une démarche d'interprétation qui relie, par son intermédiaire, « la compréhen sion naïve à la compréhension savante », instruite par l'explication. Comme la compréhension porte en elle l'exigence de la médiation du moment explicatif, celui-ci porte en lui l'exigence d'un retour à la compréhension. Mais ce retour n'est pas retour à l'identique, c'est l'accès à une forme plus profonde de com préhension. L'objectivation réalisée par l'analyse structurale a pour effet de déta cher complètement le texte des circonstances dans lesquelles il a été produit et par là de le « virtualiser ». Le texte devient ainsi neutralisé, sans portée effective. Or la démarche même de l'analyste comporte l'exigence d'un ancrage concret, dans lequel seulement la signification du texte pourra trouver son effectivité. La source de cette exigence est la dynamique de la compréhension qui tend à s'accomplir dans l'actuel, à revenir « du système à l'événement, de la langue vers le discours, du pur objectif vers l'intersubjectif » 31. Comme l'écrit Paul Ricœur : « Qu'est-ce qui motive l'analyste à chercher les signes du narrateur et de l'audi teur dans le texte du récit, sinon la compréhension qui enveloppe toutes les démarches analytiques et replace dans le l;I1ouvement d'une transmission, d'une tradition vivante, la narration en tant que donation du récit de quelqu'un à quelqu'un 32 ? » Il ne s'agit nullement dans cette idée de la réinscription du texte dans l'actuel, d'un retour vers quelque forme de psychologisme. « Ce qui est à com prendre dans un récit, nous dit Paul Ricœur, ce n'est pas d'abord celui qui parle derrière le texte, mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l'œuvre déploie en quelque sorte en avant du texte33. » Le « monde du texte », c'est « dans le cas du texte-récit, le monde des trajets possibles de Faction réelle » 34. « Si le sujet est appelé à se comprendre devant le texte, c'est dans la mesure où celui-ci n'est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur le monde qu'il redécrit et refait35. » Le schéma de la relation dialectique entre expliquer et comprendre, ainsi dégagé dans la théorie du texte, se retrouve dans d'autres domaines de la réalité anthropologique. Paul Ricœur montre de façon détaillée comme ce schème se transforme de la théorie du texte a la théorie de l'action et à la théorie de l'histoire. Dans le cas de l'histoire, le moment de la compréhension met en jeu une compétence particulière, qui est la capacité de suivre une histoire. Elle est faite d'anticipations conjecturales et de corrections successives, qui appellent des explications en termes de raisons, de motifs et de causes. S'appuyant sur la compréhension initiale, ces explications permettent à l'historien de voir les faits de plus loin et guident la compréhension dans son effort d'adéquation aux données historiques. La compréhension est « le moment non méthodique qui, dans les sciences de l'interprétation, se compose avec le moment méthodique de l'explication. Ce moment précède, accompagne, clôture et ainsi enveloppe l'expli cation. En retour, l'explication développe analytiquement la compréhension » 36. Mais c'est sans doute avec la théorie de l'action qu'apparaît de la façon la plus fondamentale la portée de la dialectique expliquer-comprendre, comme structure profonde de la démarche méthodologique dans les « sciences humaines ». Paul Ricœur fait directement référence, à ce propos, à la position adoptée par Max Weber, qui définit l'objet des sciences humaines comme la « conduite orientée de façon sensée » (Sinnhaft orientiertes Verhaltèn). L'action peut donner lieu à une science parce qu'elle obéit à des conditions d'objectivation de même nature que celles qui font du texte un objet possible de science. •
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Cette analogie entre le texte et l'action implique que l'on retrouve dans la théorie de l'action sensée la même relation dialectique entre explication et com préhension que dans la théorie du texte. Mais avec des précisions nouvelles. Dans le cas de l'action sensée, considérée comme un texte, la dialectique entre com prendre et expliquer prend la forme particulière d'une dialectique entre la conjec ture et la validation. C'est à travers ces deux moments que nous « construisons » la signification. Ce moment constructif est nécessaire parce qu'un texte n'est pas une simple succession de termes, séparés les uns des autres, mais une totalité. Or, « la relation entre tout et parties - comme dans une œuvre d'art ou un animal -, requiert un type s�écial de "jugement", celui dont Kant fait la théorie dans la troisième Critique » 7. Et d'autre part, le moment de la validation est nécessaire parce qu'« il y a toujours plusieurs façons de construire un texte », mais qu'« il n'est pas vrai que toutes les interprétations sont équivalentes » 38. Comme dans le cas du texte, « une plurivocité spécifique s'attache à la signification de l'action humaine. L'action douée de sens, elle aussi, est un champ limité de constIpctions possibles » 39. Evoquant l'interprétation des mythes telle qu'elle a été construite par Lévi Strauss, dans le cadre d'une analyse strictement structurale, Paul Ricœur souligne la limitation du modèle structural, en montrant qu'il donne une explication mais non une interprétation. Or, « les oppositions elles-mêmes que, selon Lévi-Strauss, le mythe vise à médier » sont « des oppositions signihcatives, concernant la nais sance et la mort, la cécité et la lucidité, la sexualité et la vérité » 40. La fonction qu'il convient de reconnaître à l'analyse structurale, c'est « de conduire d'une sémantique de surface, celle du mythe raconté, à une sémantique de profondeur, celle des dimensions limites qui constituent l' ultime référent du mythe » 41 . Dans cette perspective, l'explication et la compréhension doivent être considérées comme « deux stades différents d'un unique acte herméneutique » 42. La sémantique profonde du texte, que la compréhension seconde, médiée par l'explication, a pour fonction de porter au jour, « n'est pas ce que l'auteur a voulu dire, mais ce sur quoi porte le texte, à savoir ses références non ostensives. Et la référence non ostensive du texte est la sorte de monde qu'ouvre la séman tique profonde du texte » 43. La référence du texte, c'est « son pouvoir de déployer un monde » 44. Comme le montre bien l'interprétation des textes, évoquée comme paradigme d'une théorie générale, la compréhension au sens le plus général « ne consiste pas dans la saisie immédiate d'une vie psychique étrangère ». Elle est « entièrement médiatisée par l'ensemble des procédures explicatives qu'elle pré cède et qu'elle accompagne » 45 . Le cas paradigmatique du texte montre aussi que « les configurations sensées qu'une interprétation profonde veut appréhender ne peuvent être comprises sans un engagement personnel semblable à celui du lec teur aux prises avec la sémantique profonde du texte, afin de la faire "sienne" » 46. La question se pose alors de savoir si l'on peut retrouver une « sémantique profonde » dans le domaine des phénomènes sociaux. La réponse donnée par Paul Ricœur à cette question est entièrement positive. Comme les mythes, les structures sociales sont « des tentatives pour se mesurer avec les perplexités de l'existence et les conflits profondément enfouis dans la vie humaine » 47. Et tout comme les textes, elles ont une « référence non ostensive », qui vise « le déploie ment d'un Welt qui n'est plus un Umwelt, autrement dit la projection d'un monde qui est plus qu'une situation » 48. La pertinence du modèle sémiologique pour les sciences sociales en général justifie ainsi tout à fait la perspective qu'ouvre la théorie de l'interprétation de Paul Ricœur et selon laquelle « dans les sciences sociales aussi, nous passons d'interprétations naïves à des interprétations érudites, d'interprétations de surface à des interprétations profondes » 49, par l'intermé diaire d'explications de type structural. 73
La théorie de l'interprétation élaborée par Paul Ricœur pourrait apparaître comme un appareil conceptuel destiné à donner un fondement aux sciences sociales. Or, en ne considérant que cette simple apparence, on perdrait complè tement de vue sa véritable signification. Elle se préoccupe certes du statut des sciences sociales et des « sciences humaines » en général, et développe toute une argumentation aux termes de laquelle il apparaît que « les sciences humaines peuvent être dites herméneutiques » 5 0 . Mais toute la théorie qui supporte cette argumentation constitue elle-même une théorie de l'herméneutique, entendue au sens le plus général. Et la manière dont elle comprend l'herméneutique ouvre celle-ci, d'une part, à la réflexion philosophique et, d'autre part, à un travail plus particulier d'analyse et d'évaluation concernant des problèmes qui mettent en jeu d'une manière ou d'une autre des significations. La réinterprétation à laquelle elle soumet l'idée même d'herméneutique, en particulier dans la manière dont elle transforme la célèbre dissociation de l'explication et de la compréhension, est commandée par une problématique relevant d'une part d'une anthropologie philosophique (par exemple concernant l'action) et, pour une autre part, d'une ontologie (par exemple concernant le sens de la distinction entre corps et esprit) . La compréhension est présentée comme « le pôle non méthodique, dialectique ment opposé au pôle de l'explication dans toute science interprétative, et constitue l'index non plus méthodologique Flais proprement véritatif de la rela tion ontologique d'appartenance de notre être aux autres êtres et à l'être » 51. Par ailleurs, l'œuvre de Paul Ricœur contient des textes dans lesquels sa conception de l'interprétation, et plus spécialement sa conception de la distinc tion expliquer-comprendre, se trouve en quelque sorte mise à l'épreuve dans différents problèmes qui ne sont pas tous, de façon directe, des problèmes d'inter prétation. On peut citer naturellement les analyses qu'il consacre, dans Du texte à l'action, IL Essais d'herméneutique à la théorie du texte, à la théorie de l'action, à la théorie de l'histoire. Dans chaque cas, il s'agit de montrer comment peuvent s'articuler, dans une recherche qui se veut scientifique, un moment explicatif et un moment de compréhension. Mais la démarche même qui procède à cette reconstruction obéit au schème d'articulation dont l'interprétation des textes fournit une illustration particulièrement claire. Les modèles explicatifs dont il est question dans les Essais d'herméneutique sont empruntés au domaine sémiologique. « Il est dès lors possible, explique Paul Ricœur, de traiter les textes en accord avec les règles élémentaires que la linguistique a appliquées avec succès aux systèmes élémentaires de signes qui sous-tendent l'emploi du langage52• » Et cette possibilité, démontrée d'abord dans le cas des signes, s'étend via le domaine de l'action sensée à toutes les sciences sociales. On peut se demander si la dialectique de l'explication et de la compréhen sion ne peut être étendue aussi à des domaines dans lesquels le type d'explication n'est pas de nature sémiologique. On évoquera ici deux situations épistémolo giques qui semblent pouvoir justifier une réponse positive à cette question, l'une qui est analysée par Paul Ricœur dans son grand ouvrage sur le temps 53, l'autre qui a fait l'objet d'un long dialogue entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, sous le titre : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle54• Dans Le Temps raconté, Paul Ricœur expose trois apories de caractère fon damental qui concernent la compréhension du temps. La première résulte « de l'occultation mutuelle de la perspective phénoménologique et de la perspective cosmologique » 55. Paul Ricœur y apporte une réponse, qu'il estime « la moins imparfaite », et qui fait intervenir « la poétique du récit », et donc la dimension de la narrativité. « Le temps raconté, écrit-il, est comme un pont jeté par-dessus la brèche que la spéculation ne cesse de creuser entre le temps phénoménologique 74
et le temps cosmologique 56. » Le problème est ici de trouver une médiation entre ces deux formes du temps. Ce qui est suggéré c'est que la perspective phénomé nologique est du registre de la compréhension et la perspective cosmologique du registre de l'explication. L'aporie pourrait alors être formulée comme suit : comment serait-il possible de passer d'une compréhension première à une com préhension seconde, instruite par la cosmologie scientifique ? Dans le dialogue entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, il est expli citement question de la problématique de l'interprétation. Le thème du dialogue avait été clairement formulé par Jean-Pierre Changeux : « Dans quelle mesure le progrès spectaculaire des connaissances sur le cerveau et son évolution depuis une bonne vingtaine d'années, l'émergence d'un domaine entièrement nouveau, celui des sciences cognitives [ . ] , dans quelle mesure ce p rogrès spectaculaire nous amène-t-il à réexaminer la question fondamentale de ce qu'il est convenu d'appeler la relation du corps et de l'esprit, ou [ .. ] du cerveau et de la pensée 57 ? » Dans une première intervention, Paul Ricœur explique très clairement sa posi tion, qu'il appelle « dualisme sémantique », lequel n'implique pas un dualisme ontologique. « Ce n'est pas seulement l'anatomique et le componemental qu'il faut mettre en relation, car ils sont du même côté, celui de la connaissance objective, mais d'une part le componement observé et décrit scientifiquement et, d'autre part, le même vécu de façon significative et en termes de ce que Canguilhem appelle "valeurs vitales" 58. » Or « c'est lé même corps qui est vécu et connu » . Le dualisme sémantique contient en lui-même une référence à « un discours tiers qui excéderait et la philosophie phénoménologique et la science » . Ce serait le discours d'une compréhension ponée au point le plus extrême de son expression. La métaphysique spinoziste de la substance unique pourrait être comprise comme une esquisse d'un tel discours. Mais Paul Ricœur se montre ici fon prudent. Il nous avenit qu'il professe, en tant que philosophe, « un agnosticis�e apr uyé conce.rnan � la, po�s bilité de constituer �e disco�rs de su! plomb », d ou, 1 on pourraIt VOIr 1 umte profonde de ce �U1 ,apparalt « tantot comme système neuronal, tantôt comme vécu mental » . A tout le moins peut-on interpréter son idée comme l'index d'une recherche, orientée vers une compréhension plus profonde de la réalité anthropologique. Dans cette recherche les modèles élaborés par les neurosciences et les sciences cognitives apparaissent comme la médiation appelée par l'exigence de la compréhension selon le schème dialectique proposé par la théorie de l'interprétation de Paul Ricœur. Ce troisième exemple, qui met en connexion la problématique épistémo logique suscitée par le développement des sciences de la vie en général et en particulier de la vie humaine avec la problématique ontique du statut de l'être humain, et avec la problématique ontologique de l'appartenance à l'être, illustre bien, comme les précédents du reste, la signification stratégique, du point de vue de la pensée, de la théorie de l'interprétation telle que l'a conçue Paul Ricœur. Le souci spéculatif qui a inspiré la Philosophie de la volonté, à la fois dans son versant phénoménologique et dans son versant existentiel, est demeuré constam ment présent dans sa recherche, qui s'est étendue à toute la problématique de la philosophie contemporaine. En termes explicites, l'interprétation n'est qu'un secteur particulier, qui ne prend toute sa ponée que comme outil méthodologique d'une entreprise de pensée qui est de bien plus grande envergure. Cependant, on s'aperçoit que la question de l'interprétation reste sous-jacente à chacune des problématiques déve loppées dans les œuvres de Paul Ricœur. C'est là sans doute l'indice d'un double souci, d�une part celui de ne pas séparer la recherche interprétante de la recherche explicative, en intégrant dans « l'arc herméneutique » les modalités productrices d'intelligibilité de la pratique scientifique (au sens étroit du terme) et, d'autre .
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part, le souci de replacer la dynamique d'explication, mise en jeu par les sciences, dans le cadre plus large d'une pratique herméneutique capable de dégager le sens des pratiques opératoires qui sous-tendent la recherche scientifique. On ne pourrait résumer ce qui fait l'essentiel de l'herméneutique de Paul Ricœur de façon plus compacte qu'en citant la formule en laquelle il l'a résumée lui-même : « Expliquer plus pOut comprendre mieux. » NOTES Les citations qui figurent dans ce texte proviennent toutes de quatre ouvrages de Paul Ricœur, dont les titres sont donnés ici. Chacun de ces titres est précédé par l'une des quatre premières lettres de l'alphabet et suivi des références bibliographiques nécessaires. Les renvois indiquent la lettre du volume et le numéro de la page concernés. A - Paul Ricœur, Temps et récit, IlL Le Temps raconté, Paris, Le Seuil, coll. novembre 1 985, 430 p.
«
L'ordre philosophique
B - Paul Ricœur, Du texte à l'action, Essais d'herméneutique, IL Paris, Le Seuil, coll. 1 986, 414 p.
«
Esprit
»,
C - Paul Ricœur, Réflexion faite, Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit, coll. phie » , 1 995, 1 19 p. •
»,
novembre «
Philoso-
D - Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser, La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998, 3 5 1 p. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 1 0. 1 1. 1 2. 1 3. 14. 1 5. 1 6. 1 7. 1 8. 1 9. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35.
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C, pp. 22-23. C, p. 25. C, p. 29. C, pp. 29-30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 58. V. aussi B, p. 5 5 . B, pp. 55-56. B, p. 75. B, p. 1 84. B, p. 187. B, p. 1 64. C, p. 6 1 . B , p. 8 1 . B p. 8 1 . B , p. 82. B, pp. 82-83. B, p. 142. B, p. 142. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 62. B, p. 1 65. B, p. 1 65. B, p. 1 66. B, p. 1 66. B, p. 1 67. B, p. 1 67. B, p. 1 68. B, p. 1 68. B, p. 1 68. ,
36. B, p. 1 8 1 . 37. B , p . 200. 38. B, p. 202. 39. B, p. 203. 40. B, p. 207. 4 1 . B, p. 207. 42. B, p. 208. 43. B, p. 208. 44. B, p. 2 1 1 . 45. B, p . 2 1 1 . 46. B , p. 2 1 0. 47. B, p. 2 1 0 . 48. B, p . 2 1 0. 49. B, p. 2 1 0. 50. D, p. 1 83. 5 1 . B, p. 1 8 1 . 52. B , p . 206. 53. A. 54. D. 55. A, p. 35 1 . 56. A , p . 352. 57. D, p. 2 1 . 5 8 . D , p . 29. 59. D, p. 39.
La philosophie face aux sciences cognitives Stanislas Breton
Les sciences dites cognitives, aujourd'hui si sûres d'avoir le vent en poupe face aux vieilles conceptions, posent au philosophe l'une des questions les plus actuelles et j'ajoute : l'une des plus vitales, dans la mesure où elle porte sur l'essence et le futur de l'être humain. Le philosophe risque d'en méconnaître l'importance ou l'originalité. Et cela pour deux raisons qu'il est utile d'expliciter. D'une pan, par leur relent de matérialisme, elles suggèrent au philosophe un traitement rapide parce qu'il s'agirait, au fond, du matérialisme d'antan, si peu philosophique selon certains qu'il mérite à peine une mention dans l'histoire de la philosophie. Signalons toutefois, sur ce dernier point, l'interprétation marxiste qu'en donnait Althusser en particulier. En effet, Althusser repérait, en cette apparente récession du matérialisme, le fait massif, et de nature idéologique, de la contrainte, à la fois religieuse, politique et philosophique c'est-à-dire spiritua liste, qui lui signifiait l'interdit d'exister, en raison de la menace qu'il fait peser sur tous les spiritualismes dont l'essence religieuse ne ferait aucun doute. D'autre part, la question retenue aujourd'hui comme la plus actuelle n'est autre que l'essence de la technique. Or les sciences cognitives, par leur projet, n'intéressent le philosophe que par le biais de la technique. Et l'on croit savoir que la technique c'est à la fois le fantasme de la production et, en tant que telle, l'essence même de cette mondialisation dont on parle tant. De plus, selon un mot célèbre de Heidegger, il faudrait parler aujourd'hui d'une {( métaphysique du computer ». Que les sciences cognitives aient partie liée avec la technique, on ne saurait le nier. Leur projet, à y bien regarder, n'est autre que la production ou le ren dement, grâce à des machines toujours plus performantes, capables désormais de remplacer les activités humaines. Il serait utile, à ce moment de notre enquête, de distinguer technique et technologie. J'oserais dire qu'il s'agit ici d'une différence ontologiqùe. De quoi s'agit-il ? La technique telle qu'elle fut pratiquée j usqu'ici et continue de fonc tionner ici et là est extérieure à l'homme. Elle aide, en s'y ajoutant, l' opérativité 78
normale, qu'il s'agisse d'agriculture, d'industrie ou de médecine. La technique en ce sens relève de la catégorie de l'avoir et des moyens ou étants instrumentaux au service de l'humain. La technologie, par contre, n'est plus extérieure à l'homme, elle entre désormais en son intimité organique et spirituelle. La révolution que la situation nouvelle implique est d'une exceptionnelle gravité. Elle est née, si je puis dire, lorsque les hommes, au lieu de se contenter d'étudier la nature et ses causes, se sont interrogés sur la possibilité de transformer leur propre nature biologique et spirituelle jusqu'ici immuable. Pour marquer cette différence considérable, je dirais volontiers que nous sommes passés de l'homme observateur et élément de la ' nature extérieure et de ses causes à l'homme « cause de soi » et auteur de sa propre histoire. La mutation signifie une différence véritablement ontologique. En ce sens, on a le droit d'affirmer que l'humain n'est plus simple partie de la nature naturante de jadis, mais une histoire créatrice de soi et d'une refiguration de l'univers : l'antique nature entre désormais dans l'histoire des hommes et dans l'intimité de leur vie. De cette histoire que tente d'écrire la technologie comme réalisation de l'idée de cause de soi, les sciences cognitives ne sauraient se dissocier car elles partagent sans réticence cette conception nouvelle du destin humain. La question qui se pose d'abord pour le philosophe face à la technologie et aux sciences cognitives serait la suivante : vers quoi teqd, en dernière instance, la technologie ? En quel sens, pour le redire avec Heidegger, ' il s'agit bel et bien d'une métaphysique niais d'un autre genre dont « computer Il serait le maître mot ? Pour répondre à cette question, il importe de se demander ce qui s'affirme aujourd'hui sous le nom d'intelligence artificielle dont le computer est le modèle. L'idée qui en oriente le discours et la pratique semble être la suivante : produire l'artefact le plus performant, celui qui, dans le minimum de temps, réalise le maximum d'opérations selon leur optimum. Il s'agit donc, à la limite, du plus grand artefact qui se puisse penser. Ce n'est pas la première fois qu'apparaît, dans le langage humain, l'idée régulatrice du plus grand qui se puisse penser. Elle anime en particulier l'argument ontologique de jadis ; axiologique autant qu'ontologique. Mais l'artefact le plus grand qui se puisse penser laisse loin derrière lui le surhumain que célébrait Nietzsche. Humain trop humain, celui-ci reste prisonnier d'une vitalité d'essence biologique. Or, c'est cette vitalité biolo gique qui nous promet tant de misère qu'il est question désormais de surmonter. L'artefact surhumain n'a plus rien d'humain ; en somme, il faudrait dire qu'il nous guérit de l'humain. Et cela grâce à l'artifice des mathématiques. Elles seules nous permettent de penser sérieusement le nouveau monde. Un monde nouveau, que la philosophie elle-même est incapable de penser, liée qu'elle est au langage qualitatif du sens commun et à une psyché empêtrée dans les affects et dans l'expérience du premier niveau. La science n'a été possible que par les mathé matiques. De nos jours, c'est plus vrai que jamais. Tel est l'ensemble contextuel qui permet de définir, avec le projet immanent à la technologie, ce qui de celle-ci serait l'essence métaphysique dont le computer est le symbole. On observe, toutefois, que l'expression « les sciences cognitives » témoigne d'une pluralité ou d'une dispersion dont l'unité fait problème. Sciences au pluriel car, comme on l'a remarqué, elles requièrent pour leur mise en œuvre nombre de savoirs, tels que les neurosciences, les sciences du langage, de la communication, du comportement. Il importe surtout d'en déterminer le prin cipe et d'en repérer les présupposés philosophiques. Qu'on soit matérialiste ou non, il est rare que les scientifiques s'abstiennent de référence à l'une ou l'autre des philosophies. Comme l'explique ].M. Maldamé \ le principe qui décide de tout le pro79
cessus n'est autre qu'une analogie. « Il existe une analogie entre le fonctionne ment du système nerveux et celui des machines bâties comme des réseaux élec troniques. » Le neurone, par exemple, « a même structure qu'un élément électronique qui transmet de l'information ». Or « l'information est constituée par des signaux électriques qui peuvent être formalisés » en oui et en non ; auxquels correspondent les chiffres 1 et O. D'où le caractère de tout ou rien de la décharge neuronique, analogue, elle aussi, « à un choix simple réalisé en déter minant un chiffre sur une échelle binaire ». De plus, les neurones ne sont pas isolés. « Ils sont mis en réseaux de manière à constituer un ensemble qui a la même nature qu'une machine à calculer. » Comme on voit, le concept fonda mental est ici celui d'informatique. Il permet d'assimiler « le fonctionnement du cerveau avec celui d'une machine qui traite de l'information ». Les deux domaines ici concernés sont d'une part l'intelligence artificielle (information et systèmes experts) , les neurosciences d'autre part. Les neurosciences ont pour objet la cognition. Sous ce terme, il faut entendre, si j 'ai bien compris, non seulement la connaissance au sens philosophique mais toutes les activités que Descartes jadis résumait par l'expression « Je pense », à savoir la perception, le raisonnement, le langage, etc. Les neurosciences préten dent ainsi fournir un équivalent fonctionnel de toutes nos opérations. Mais quand il est question du cerveau, il s'aga de les traiter dans une optique d'infor mation et de communication. On notera en passant l'importance du mot simu lation. Le terme est ambigu, et c'est bien cette ambiguïté qui indispose le philosophe. Elle l'invite, à tort, à rapprocher les neurosciences du vieux maté rialisme dont on connaît la formule célèbre : « Le cerveau produit la pensée comme le foie produit la bile » . Rien de tel dans notre cas. Comme le suggère le terme émergentisme, ambigu lui aussi, on tient à sauver à la fois la requête scientifique d'une continuité ou connexion dans le devenir des phénomènes biologiques, et l'exigence d'un certain discontinu, à savoir « l'irréductibilité de l'état final à l'état initial ». Le substantif « émergence » avait servi bien avant, en contexte anglais surtout, pour affirmer la nouveauté du résultat, en particulier la nouveauté du tout en tant qu'irréductible à la somme de ses parties ou de ses conditions. Cela dit, et il importait de le rappeler, l'émergence ne signifie nullement l'adoption d'un dualisme plus ou moins honteux. L'émergentisme récuse à cet égard tout spiritualisme de la conscience. Car le cerveau est censé expliquer sans résidu tout ce que nous mettons sous le terme conscience. À sa manière, comme le physicien en son domaine, il faut composer continu et discontinu. C'est donc sur cet ensemble que le philosophe est appelé à se prononcer. LA RÉPONSE DU PHILOSOPHE La première question a trait à l'analogie qui, au principe de ces sciences cognitives, semble en être le principe explicite. Or une science fondée sur l'à-peu-près de l'analogie peut-elle s'appeler « science » ? En effet, l'analogie convient assez bien à des œuvres de philosophie ou à de simples essais dont le langage ne saurait atteindre la rigueur et l'univocité que l'on exige d'ordinaire du travail scientifique. Y aurait-il dès lors, au départ, une sorte d'équivoque tant sur le singulier que sur le pluriel de ce qui s'annonce sous le titre générique de « sciences cognitives » ? Cette première équivoque entraîne des difficultés supplémentaires. On parle de simulation. S'agit-il d'une ressemblance sans identité possible, comme il serait
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normal de l'entendre, ou bien d'une identité qui, en dernière instance, est bien ce que suggère le refus de tout dualisme ? La séduction de l'analogie est telle qu'elle permet d'accentuer tantôt la plus grande dissemblance qu'elle laisse entendre dans la similitude tantôt la confusion pure et simple des termes de l'analogie. Dans le droit fil des affirmations et des conclusions qu'elles autorisent, c'est bien un certain monisme qui paraît triompher des différences. La supré matie de la mathesis et de ses équations renverse la primauté du psychologique, au bénéfice d'une universalisation de l'information et de l'intelligence, dont l'intelligence humaine ne serait désormais qu'un cas parmi d'autres : « Tout appa reil capable de répondre à un problème posé par l'environnement de manière comparable à la manière humaine est intelligent » (L. 1 09). Ici de nouveau, c'est la prétention à une différence ontologique de l'humain qui est mise à l'épreuve. Après Copernic, après Galilée, après Darwin, après Freud, la nouvelle formule mathématique de l'intelligence-artifice mettrait fin au privilège humain. Il n'est pas inutile de souligner cette prétention que je crois indissociable des sciences cognitives. L'équivoque se poursuit avec la terminologie de l'émergence ou de l'émer gentisme. La requête impliquée par le mot porte sur l'irréductibilité du condi tionné à ses conditions. Mais, en sens contraire, le continu postulé par la rigueur scientifique aggrave la peur du dualisme ; et celle-ur l'exégète, pour le penseur qui argumente comme pour le croyant qui prie, Etre est synonyme d'immuable d'abord, d'éternel ensuite, d'incorporel enfin 22. » Reste cependant un point sur lequel Augustin rencontre chez Denys l'Aréopagite (Pseudo-Denys) une objection limitée mai� non sans consé quences : celui où ce dernier oppose à la vision sereine de l'Etre comme « terme 159
suprême de la quête ascendante » l'idée d'un au-delà de l'Être, d'une incon naissance (agnôsia) qui limite l'horizon de la théologie « affirmative ». Pour Ricœur, cette perspective apophatique liée à l'affirmation du caractère ineffable de Dieu devra être conservée comme une réserve de prudence vis-à-vis de l'onto logisme radical 23 Dans la généalogie d'une « convergence sans fusion entre le verset biblique et l'ontologie héritée des Grecs », c'est aux: yeux: de Paul Ricœur le moment scolastique incarné par Thomas d'Aquin qui figure un sommet. Avec lui, acte est déjà donné d'une bifurcation entre deux: voies. Courte, l'une d'entre elle conduirait un jour vers l'argument ontologique mobilisé en faveur de l'existence de Dieu dans une tradition qui court de Descartes à Kant, mais déjà ouverte par Anselme de Cantorbery lorsqu'il cherchait à offrir une défi nition de l'essence divine : « Quelque chose dont rien de plus grand, ou rien de meilleur, ne puisse être pense4• » Préférée par Ricœur, la voie suivie chez Thomas est plus longue, pavée de preuves tirées du sensible plutôt qu'ouverte par une grande intuition intellectuelle. Du côté d'une purification conceptuelle de l'ipsum esse, ce dernier n'a de leçon à recevoir de personne : l'identifiant à l'Acte pur d'être, il reclasse ses attributs d'éternité, d'immutabilité et de sim plicité dans cette perspective ; en sorte que le Nom contenu en Exode 3, 1 4 « reçoit son interprétation philosophiquement correcte dans l'identité en Dieu de l'être et de l'essence ». Mais l'audace ontologique a immédiatement sa contrepartie du côté d'une approche de la nature intime de Dieu, dans la mesure où cette essence elle-même demeure non-conceptualisable. En ce sens, les cinq « preuves » thomistes ne visent que l'existence de Dieu, mais se refu sent à procurer un savoir de ce qu'il est : comme si l'aspect « existentiel » de l' esse primait sur la connaissance de son contenu ; au point de conduire à l'idée selon laquelle Celui qui est représentait « le nom le plus propre parce que le plus indéterminé ». C'est ce « subtil équilibre » entre l'ontologisme et l'apophatisme que Paul Ricœur voit aujourd'hui dénoncé comme une « aberration intellectuelle » par un certain nombre de théologiens et de philosophes engagés de concert dans l'aventure post-métaphysique. De ce qui ressemble pour lui à une dérive, il semble trouver une illustration dans l'évolution d'un « témoin irrécusable » : Étienne Gilson passant de l'idée d'une dimension ontologique de l'Exode déve loppée dans les années 1 930 à celle appar�e à la fin de sa vie selon laquelle la rencontre entre le Dieu des Écritures et l'Etre des philosophes n'aurait été que purement contingente. N'étant certes jamais allé jusqu'à affirmer la présence de la métaphysique dans l'Exode, Gilson avait soulevé une tempête dans son univers intellectuel en parlant d'une « métaphysique de l'exode » : née chez les Pères grecs sous l'impact des néo-platoniciens, fortifiée chez Augustin et confirmée par les médiévaux:, celle-ci s'articule à la certitude que la philosophie est « naturellement accordée avec la foi chrétienne » 25. La question de Paul Ricœur est alors de savoir où est le scandale : dans cette proposition en fa�eur de l'interprétation audacieuse d'une coïncidence du Dieu biblique et de l'Etre des philosophes ou dans celle avancée par le même auteur un demi-siècle plus tard selon laquelle cette rencontre ne serait qu'historiquement fortuite et conceptuellement fragile ? A ses yeux:, c'est clairement le second point de vue qui laisse subodorer un problème : parce qu'il concède �ans mesure à la dénon ciation par Heidegger d'une confusion entre Dieu et l'Etre traversant l'histoire occidentale ; mais également pour autant qu'il prétend substituer à l'événement de pensée qu'avait représenté la traduction d'Exode 3, 1 4 par les Septante celui qui consisterait à proclamer suspecte la rencontre entre la Bible et les Grecs alors attestée. •
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Du FIGURATIF AU SPÉCULATIF : THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE Avant de saisir la pointe polémique qu'affûte ce soupçon, il faut franchir un pas supplémentaire dans la compréhension de l'argument de Paul Ricœur. Un détour peut être ici fructueux par le texte au sujet d'Exode 3, 14 où ce dernier préfère à une approche à partir des « effets » la problématique d'une histoire d'un point de vue philosophique. Dans ce cadre, c'est Hegel qui est mobilisé : non comme acteur de la discussion sur l'ontologisme, mais en tant que penseur d'une dialectique entre théologie et philosophie. Chez le Hegel de la Philosophie de la religion, Ricœur�cherche un moyen de coordonner sa réflexion sur les degrés d'imbrications de l'Etre et de Dieu dans le Nom à la perspective qui lui est chère d'une complémentarité entre les deux Testaments autrement imposante que leur discontinuité souvent affirmée à partir de l'un ou de l'autre. Il est en l'espèce question de prouver que la relative ambivalence de la nomina tion hébraïque déjà éclairée par sa traduction grecque se dissipe au travers d'une proclamation néo-testamentaire qui lui fait écho : « Dieu est amour » (1 Jean 4, 8). Vorstellungl Denken, voici la polarité sur laquelle s'appuie Paul Ricœur en la traduisant à sa manière : « pensée figurative »/« pensée conceptuelle » ou « spé culative » 26. Chez Hegel, il s'agissait de montrer que la religion demeure figu rative dans tous ses moments, jusqu'à celui qui la voit « accomplie » (Vollendete) : en sorte que la philosophie seule est capable de penser ses contenus sur un mode conceptuel. En consonance avec la forme modérée de la thèse ontologique qu'il esquisse, Ricœur allège le poids de la dialectique hégélienne : la religion n'est pas destinée à demeurer enfermée de part en part dans le figuratif, tandis que le spéculatif ne pourrait être imposé que « du dehors » ; l'acte de nomination recèle un aspect conceptuel qui se développe selon une dynamique interne qu'il faut suivre à la trace. Soit tout d'abord le passage du nom « appellatif » au nom « prédicatif » : entre le Je suis d'Exode 3, 1 4 et une formule comme « C'est moi Jahvé ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de la servitude/Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi » (Exode 20, 2-3), un mouvement s'ouvre qui fait passer de la logique d'une « auto-présentation » à celle d'une explicitation de la nomi nation dans une perspective narrative (20, 2), puis prescriptive (20, 3). IJ reste que mêm� sous son expression la plus pure contenue dans le Chema (/. Par ce raisonnement, la plénitude positive de l'infini ne peut passer dans le langage pour y recevoir une traduction qu'en se trahissant dans un terme négatif (in-finité). Derrida, quant à lui, fait souvent preuve d'une certaine aIJlbiguïté s'agissant de cette question complexe. Il semble prendre parti pour l'Etranger d'Elée lorsqu'il critique Levinas et sa tentative de séparation radicale entre l'infiniment Autre et l'ordre ontologique des phénomènes, c'est-à-dire son refus de mélanger l'au-delà de l'être avec l'être. L'idée que Levinas se fait de l'altérité absolue présuppose cette même phénomé nologie du langage et de l'apparaître qu'elle cherche à transcenderB• Mais pour être tout à fait juste, il faut bien reconnaître que Levinas en a tout à fait conscience. Il pourrait d'ailleurs rétorquer que Derrida connaît un embarras comparable avec sa propre conception de l'autre. Ce qui est juste. Il suffit de dire qu'à l'Étranger d'Elée, qui plaide en fa,:"eur du mélange de l'être et du non-être, Levinas opposerait probablement l'Etranger « éthique » de la Thora, l'Autre du Psaume 1 1 9 qui déclare : « Je suis un étranger sur la terre ; ne me cache pas tes commandements. » L'herméneutique répond à cette opposition en affirmant que les deux étrangers ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. Ils ont à négocier une nouvelle alliance. * *
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L'herméneutique diacritique inspirée par Ricœur cherche à se frayer un chemin sinueux entre les catégories ontologique et éthique de l'Altérité. Elle cherche à rétablir une manière de colloque entre l'étranger d'Elée et l'étranger biblique. Non pas en ayant recours à une fusion métaphysique mais en tentant tout une série de croisements entre le même et l'autre. Elle ne propose ni épopée ni odyssée spéculative, mais des ponts suspendus et autres échelles de corde qu'elle jette pour tenter de surmonter l'abîme qui sépare les vieilles ontologies des nouvelles hétérologies. Mais je souhaiterais maintenant ajouter quelque chose à propos de la nature exacte de l'herméneutique diacritique. Notons tout d'abord qu'il convient de la distinguer tant de l'herméneutique romantique que de l'herméneutique radicale. L'herméneutique romantique soutient l'idée - acceptée par Schleiermacher, Dil they et Gadamer - que le but de l'interprétation philosophique est d'unir la conscience du sujet avec la conscience d'un autre sujet. Ce processus s'appelle « appropriation », ce qui en allemand se dit Aneinung, littéralement : « devenir avec ». Schleiermacher a exploré cette ré-appropriation de la conscience devenue autre en termes de ré-appropriation théologique du message originel du Kérygme. Dilthey, quant à lui, l'a analysée en termes de résolution historique visant à atteindre une connaissance « objective » du passé tout en opérant une séparation nette entre l'objectivité des sciences naturelles (Naturwissenschaften) et celle des sciences humaines (Geisteswissenschaften), là où s'applique à proprement parler la compréhension herméneutique 9. Enfin, Gadamer a développé ridée d'une réconciliation entre notre propre compréhension et celle de l'étranger en termes de « fusion d'horizons ». Pour tous les trois, le but de la compréhension hermé neutique était de recouvrer une conscience originaire perdue en rendant le passé contemporain de nos modes actuels de compréhension. En revanche, l'herméneutique radicale de Caputo, inspirée par le tournant déconstructionniste de Derrida, Blanchot et Lyotard, rejette le modèle de l'appro-
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priation en insistant sur le caractère non médiatisable et finalement « sublime » de l'altérité. Cette posture intransigeante se défie de la communauté des esprits et milite en faveur d'une séparation et d'une différence irréductibles. Pour ce faire, Caputo se fait le héraut de l'hypothèse hyperbolique de Levinas et de Derrida, définie comme un « modèle non phénoménologique » dans lequel « une infinité invisible me submerge et exige tout de moi, me retire le pain de la bouche », un modèle « pour l'ami et pour la politique qui ont toujours été compris en termes égalitaires » 10. Ainsi, l'herméneutique radicale invoque la dis symétrie irréductible du soi et de l'autre. Elle propose que l'amitié humaine ne soit pas référée au paradigme grec de l'intimité, de la comparaison et du consensus ; elle devrait bien plutôt être conçue en termes d'altérité infinie. L'ami ne doit plus être considéré comme « l'autre » ou « le même », doté d'un esprit ou d'une âme analogue comme dans l' homonoia aristotélicienne ou dans la Paa rung ou l'Einfohlung husserliennes. L'hypothèse hyperbolique résiste à l'idée d'une communauté de semblables et fait peu de cas de la vertu d'égalité. L'ami est toujours plus que mon semblable, ce qui signifie en fait que « l'amitié est prise dans l'infinie disproportion d'un don sans échange dans lequel l'autre, qui apparaît sans apparaître vient d'un lieu de supériorité structurelle et d'imminence invisible » 1 1 . Pour Derrida, l'amitié entre le soi et l'autre n'est jamais vraiment possible ; c'est quelque chose qui - comme la démocratie ou la justice - est toujours encore à venir. L'amitié-à-venir ne sera pas, nous dit-on, annoncée par le « juste sens » des « soi » autonomes et égaux mais par « la folie et le non-sens de l'hétéronomie » 12. En revanche, l'herméneutique diacritique proposée par des penseurs comme Ricœur, Greisch, Tracy ou moi-même, est engagée dans une troisième voie au delà de ces options romantiques et radicales, une voie médiane (metaxu) dont on peut dire qu'elle est à la fois plus radicale et plus provocatrice que les deux autres. Cette nouvelle herméneutique évite à la fois la communion amicale qui résulte de la fusion des horizons et la non-communion engendrée par une cassure apocalyptique. Cette nouvelle herméneutique cherche bien plutôt à envisager des possibilités d'inter-communication entre des soi qui sont certes distants, mais pas incomparables. Cette approche diacritique maintient que l'amitié commence par l'accueil de la différence (dia-legein). Elle se fait le héraut de la pratique du dialogue tout en refusant de se soumettre à la dialectique réductionniste de l'égologie gouvernée par le logos du Même. Entre le logos de l'Un et l'anti-logos de l'Autre, on trouve le dia-logos de soi-même comme un autre. Un des buts fondamentaux de l'herméneutique diacritique est de nous rendre plus accueillants pour les étrangers, les dieux et les monstres, sans pour autant sombrer dans le mysticisme ou la folie. Trop souvent, sous l'effet de la peur, nous avons diabolisé 1'« autre » dans la culture occidentale. Mais si nous parvenons à nous soucier davantage de ce qu'est l'autre - et inviter à une telle écoute ne constitue-t-elle pas une des tâches fondamentales de la philosophie ? -, je suis convaincu que nous risquerons moins de vivre dans la peur de l'obscurité. Cette obscurité, objet de nos craintes, n'est que trop souvent un masque qui dissimule l'altérité de notre propre mort, un écran qui dissimule la venue, à notre insu, d'étrangers encore inconnus de nous. L'herméneutique diacritique inaugurée par Ricœur et d'autres (par exemple Greisch, Kemp, Jervolino en Europe, Tracy, Madison et moi-même en Amérique du Nord), présente un autre avantage : son ouverture à d'autres disciplines. Ainsi, tout en s'efforçant de rester fidèle aux exigences de lucidité et de cohérence philosophiques, elle propose également de dépasser les frontières disciplinaires
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et d'engager un processus de métissage des horizons intellectuels. De ce point de vue, elle s'accorde avec la définition généreuse de l'herméneutique proposée par Rudiger Bubner : « Herméneutique tend à s'imposer comme un mot-clef dans les disciplines les plus variées. Tout se passe comme si l'herméneutique créait des ponts entre des problématiques issues de différentes disciplines. Que ce soit en linguistique, en sociologie, en histoire ou en critique littéraire, en théologie, en droit ou en esthétique et même dans la théorie générale de la science, les perspectives herméneutiques ont été mises à contribution avec succès. Ainsi, la prétention traditionnelle de la philosophie à l'universalité se voit renou velée sous un autre nom 13. » On pourrait bien sûr être faire précéder le mot « universalité » de l'adverbe « quasi » pour bien signifier que cette visée est un pari à tenir et non un titre dont on peut se prévaloir. Ajoutons que si l'hermé neutique diacritique se déploie horizontalement en franchissant les frontières disciplinaires, elle se déploie également dans l'histoire à travers différentes strates temporelles, réinterprétant les mythes et les souvenirs de notre passé à la lumière des espoirs que nous nourrissons pour un avenir où nos autres bénéficieront de davantage de sollicitude, d'attention et de compassion. * *
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Aujourd'hui, la déconstruction et la psychanalyse constituent des approches significatives de notre souci éthique à l'égard d'autrui. Cependant, je ne pense pas qu'elles soient suffisantes. Il leur manque quelque chose de crucial et je pense que le meilleur moyen de combler cette lacune est de recourir à ce que Ricœur appelle une herméneutique de l'action. Car si a) la déconstruction révèle le caractère interchangeable des autres et des étrangers, nous alertant ainsi sur l'irré ductible altérité des nouveaux venus et si b) la psychanalyse révèle le rôle de l'autre comme projection psychique du soi, la tâche qui incombe à l'herméneu tique consiste à répondre à un besoin encore en souffrance : le besoin de jugements informés de manière critique. Il est bien sûr essentiel d'être tout simplement ouvert à l'autre au-delà de nous ou en nous, mais cela ne suffit pas. Il faut également prendre soin de distinguer, fût-ce de façon provisoire, entre les différentes sortes d'altérité. Pour l'herméneutique diacritique, l'autre n'est ni absolument transcendant ni absolument immanent : il est quelque part entre les deux. Elle montre com ment des autres sont intimement liés à des « soi » par des liens qui constituent des relations éthiques à part entière. Dans le discours humain, comme Ricœur ne cesse de le répéter, quelqu 'un dit quelque chose à quelqu 'u n à propos de quelque chose. Il s'agit d'un soi communiquant à un autre soi ; s'il n'y a certes pas symétrie parfaite entre eux deux, il n'y a pas pour autant totale dissymétrie. Tous les soi ne sont pas irrémédiablement en lambeaux ou en ruines. Ricœur nous rappelle qu'un coefficient minimal d'estime de soi est indis pensable à l'éthique car, sans lui, je ne pourrais être un agent moral capable de tenir mes promesses à l'égard d'autrui. Si je n'éprouvais aucun sentiment d'iden tité ni aucun sens de ma propre permanence, je serais incapable de me rassembler moi-même à partir de mes souvenirs passés ou de me projeter dans un avenir tel que mes promesses à l'autre (faites dans le passé) puissent être tenues (dans le futur). L'identité narrative ne devrait donc pas être sommairement récusée comme illusion de maîtrise (ce qu'elle est en cas de promesse non tenue) . Au contraire, l'identité narrative, qui sous-tend un sentiment d'identité de soi dans la durée, peut servir de garant d'une fidélité à l'autre. Ricœur pose à juste titre la question suivante : comment être fidèle à autrui, après tout, s'il n'existe pas de soi pour être fidèle ?
213
Comme nous l'avons relevé plus haut, Levinas sous-estime radicalement ce rôle indispensable de l'identité à soi dans la relation à l'altérité. Sa principale critique de la philosophie occidentale, du Parménide de Platon jusqu'aux Médi tations cartésiennes de Husserl et à Etre et temps de Heidegger, est qu'elle exclut la possibilité de se rapporter à l'autre en tant qu'autre (kath 'auto, pour citer le terme platonicien utilisé par Levinas). Dans la plupart des philosophies, l'autre est réduit à l'horizon de conscience de l' egoI4• Ceci est amplement démontré dans l'analyse décisive qu'Husserl fait de l'altérité dans la cinquième de ses Médi tations cartésiennes où l'autre est toujours un alter ego analogiquement « appré senté » ou « aperçu » comme autre que moi. En tant que tel, l'Autre n'est jamais donné en lui-même ou directement (in direkter Weise zuganglich) mais seulement par une médiation (Mittelbarkeit), c'est-à-dire par un reflet en miroir ou une modification de mon ego 1 5. Pour Levinas, ce pas phénoménologique vers l'idéa lisme transcendantal est symptomatique de la tendance de toute la métaphysique occidentale à voir en l'Autre une simple reduplication du même. Seule, une complète inversion de cette intentionalité de la « connaissance objectivante » peut, répond Levinas, préserver l'irréductible altérité de l'Autre 16 . Mais, comme l'a remarqué Ricœur, il ne saurait y avoir de rapport à l'autre qui, de quelque façon, ne transforme l'autre absolu en autre relatif, qui ne trans forme un autre en un autre soi (pros heteros). L'idée d'une manifestation absolue de l'autre comme absolu (Kath 'auto) est impossible. L'autre ne peut parvenir à entrer dans le cercle herméneutique sans entrer dans la toile de la figuration, fût-elle « passive » ou préconsciente l7• Ricœur en conclut que l'une des meilleures façons de des-aliéner l'autre consiste à reconnaître a) soi-même comme un autre et b) l'autre (en partie) comme un autre soi. Car si l'éthique me demande à juste titre de respecter la singularité de l'autre personne, elle requiert également que je reconnaisse l'autre comme un autre soi porteur de droits et de responsabilités universels, c'est-à-dire comme quelqu'un qui puisse me reconnaître en retour comme un soi capable de reconnaissance et d'estime. Déclarer avec les prophètes de l'altérité que l'autre est si absolument autre qu'il défie tout acte narratif de remémoration ou d'anti cipation, ce n'est pas seulement compromettre la pratique fondamentale qui consiste à tenir ses promesses, c'est aussi mettre en danger la pratique tout aussi éthique du témoignage. Ricœur soulève ce point en réponse à Levinas : « Avec la justice, ne peut-on espérer le retour de la mémoire, au-delà de la condamnatiofl du mémorable ? Sinon, comment Levinas a-t-il pu écrire ce sobre exergue : "A la mémoire des êtres les plus proches" ? 1 8 » La mémoire narrative cherche à conserver la trace de ces autres - en par ticulier les victimes de l'histoire - qui, si on les oubliait, succomberaient à l'injus tice de la non-existence. Cette tâche éthique de remémoration narrative est parfaitement en accord avec l'exhortation biblique au « souvenir » - zakhor ! mais en même temps, elle refuse l'idée que l'autre perdu pourrait être rétabli sous la forme de quelque « présence » fantasmatique. Le témoignage est une voix qui rappelle, pas un reliquaire. C'est pourquoi Ricœur, avec Gadamer, propose un modèle herméneutique de la mémoire qui conçoit l'altérité moins en oppo sition à l'identité du soi que comme un partenaire engagé dans la constitution de son sens intrinsèque 19• N'est-ce pas en effet cette idée de l'autre comme (en partie) étranger en moi-même qui remplit la fonction cruciale de « conscience » (Gewissen) morale ? Et n'est-il pas possible de l'admettre sans se débarrasser de la conscience morale, comme freudiens et lacaniens le font parfois, en expliquant qu'elle n'est que « l'effet » de processus inconscients, refoulement ou sublima tion 20 ? Ricœur nous rappelle à ce sujet l'eXpérience phénoménologique de la « pas-
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sivité » ou réceptivité originaire avant l'appel de la conscience : c'est l'autre en nous qui nous interpelle pour que nous agissions pour l'autre extérieur à nous. Si l'on empêche l'autre d entrer et de sortir du soi, condamnant ainsi le sujet à la claustration et à un moi autiste, alors l'autre devient autre au point de rester totalement aliénant, d'une altérité absolument séparée qui tourmente, persécute, et en fin de compte paralyse. Selon ce scénario levinassien, le soi ne peut devenir éthique que contre sa propre nature et contre sa propre volonté ; on se trouve alors victime d'une attaque radicale et mis à nu, privé de ses interprétations, à découvert devant un Autre absolu qui demande expiation. Résistant à cette voie qui met le soi à mal, Ricœur - par sa phénoménologie complexe de la dyade soi-autre - nous invite à faire nôtre un pluralisme hermé neutique de l'altérité, une sorte de « polysémie de l'altérité » qui va de nos expé riences de la conscience et du corps à celles d'autres personnes, vivantes ou mortes (nos ancêtres) ou jusqu'à un autre divin, vivant ou absent 2 1 • I l n'y a pas d'altérité qui soit à ce point extérieure o u inconsciente, selon cette lecture, qu'elle ne puisse être interprétée, même modestement, par un soi, et interprétée selon différents modes, même si aucun d'eux n'est absolu, adéquat, ou exhaustif ; l'autre ne me dépaysera jamais au point de me prendre en otage. Il ne sera jamais si abject et si misérable qu'il fasse de moi un maître absolu. Dans la relation éthique, je ne suis ni maître ni esclave ; je suis un soi devant un autre soi - frère, sœur, cousin, citoyen, étranger, veuf, orphelin : un autre soi qui cherche à être aimé comme il s'aime lui-même. Pour Ricœur, cela n'implique pas de régression vers une dialectique hégélienne du dédoublement de soi ni vers un modèle husserlien d'« apprésentation » qui réduit l'autre à un alter ego (c'est-à-dire « moi là-bas ») 22 . Pour l'herméneutique diacritique, la relation soi/autre résiste à l'égoïsme à deux [en français dans le texte] des cercles où se pratique l'admiration mutuelle. Au lieu de cela, elle met en évidence une pratique de la « conscience » éthique qui inscrit l'autre en moi en tant qu'appel venant dau-delà de moi et que je ne peux contenir. C'est précisément cette sommation de la conscience qui rompt le cercle clos de l'ego-cogito et qui nous rappelle notre dette envers les autres. C'est là que l'ipséité du moi s'exprime, de manière paradoxale et merveilleuse, comme ouverture à l'altérité, hospitalité vraie. En refusant de considérer l'autre comme extérieur ou étranger au point qu'il en devient irrémédiablement étranger, la lecture herméneutique de Ricœur non seulement transforme le moi en soi-comme-un-autre, mais elle garantit que l'autre, quant à lui, préserve une certaine fluidité et équivocité. L'autre n'est ni trop près ni trop loin, ni trop familier ni trop étranger pour échapper à mon attention. En s'assurant ainsi que l'autre ne sombre pas dans la mêmeté ni ne s'exile dans quelque altérité inaccessible, l'herméneutique reste au contact de l'autre. C'est bien grâce à ce contact éthique qui s'efforce toujours de faire en sorte que l'autre soit un-tout-petit-peu-moins-étranger, que nous pouvons offrir (fût-ce à titre provisoire) différentes interprétations de tel ou tel autre. De plus, ce n'est qu'en phase avec l'exercice du discernement herméneutique que nous pouvons nous essayer à formuler des jugements quant aux genres d'autres que nous avons devant nous. La critique morale ne devrait cependant pas dégénérer en moralisme. Ricœur nous rappelle fort à propos que chaque jugement est informé par un inévitable conflit d'interprétations. Nous devons donc reconnaître que si la cri tique éthique est une composante indispensable dans le jugement que nous portons sur les autres et les étrangers, elle n'est jamais au-dessus de l'impératif herméneutique de la pluralité des interprétations. Le devoir de justice ne peut 215
se contenter de moins. Une éthique de l'altérité ne se joue pas entre blanc et noir, mais entre gris et gris. Il ne s'agit pas pour autant d'en appeler au relati visme. Au contraire. C'est une invitation à juger avec plus de justesse afin de pouvoir, dans la mesure du possible, juger plus justement. Traduit de l'anglais par Patrick DiMascio. Traduction révisée par Myriam Revau/t d'Allonnes. NOTFS 1. 2. 3.
J. Greisch, " L'épiphanie, un regard philosophique » , i n Transversalités, n° 78, avril-juin, Paris, 200 ! . Cité par Denis Donoghue, Adam 's Curse, Notre Bame UP, 200 1 , p . 70. Tate parle ici de Dante en particulier. Platon, Le Banquet, 22 1 d. Le rapport emblématique entre Socrate et la monstruosité a été abordé par John Sallis qui affirme que, pour Platon, « un peu de monstruosité » est caché dans toute philosophie qui dépasse la nature dans le pathos de l'émerveillement «< . . . A wonder That One could Never Aspire to Surpass in The Path ofArchaic Thinking, éd. Kenneth Maly, SUNY, Albany, New York, 1 995, p. 253. Hannah Arendt dans « Philosophy and Politics », Social Research, 57, n° 1, 1 999, et Jacques Taminaux dans La Fille de Thrace et le penseur professionne� Payot, 1 997, ouvrent des perspectives intéressantes sur le rôle ambivalent du thaumazein dans la genèse du philosopher et en particulier sur le paradoxe qui veut que le pathos de l'émerveillement comme source du philosopher soit en lui-même quelque chose qui « advient » et nous « dépasse » pour échapper à notre compré hension et à notre maîtrise, le « silence du verbe » en étant à la fois l'origine et l'aboutissement. Un autre penseur contemporain à avoir récemment traité du mélange paradoxal de mythe et de logos chez Platon est William Desmond. Dans Perplexity and Ultimacy (SUNY, Albany, New York, 1 995), il écrit : " Logos dans l'aporie, logos dans l'impasse : situation constitutive de la conception platonicienne de la pensée philosophique. Tout se p�se comme si l'émerveillement à qui le philosophe est supposé devoir son origine refaisait son apparition après avoir rempli sa mission qui consistait à produire un logos bien déterminé. Voilà la perplexité indéterminée qui refait surface, le merveilleux qui ressuscite, mais cette perplexité s'entend dans un sens différent, désormais à la limite du logos lui-même » (p. 34). Il est dans cette perspective tout à fait révélateur que Thaumas soit lié à une rivière dont la nature commence et finit aux frontières de l'indicible. On peut également se référer à Charles Grisword qui, dans SelfKnowledge in Plato 's Phaedrus, Yale UP, New Haven, 1 986 remarque que la réflexion de Socrate sur le besoin d'" explication rationnelle » des choses étranges, prodigieuses ou monstrueuses (teratologon et atopiai telles que la Chimère, les Centaures, Pégase et autres Gorgones) mène en fin de compte à l'invocation de la problématique de Typhon dans le Phèdre, problématique qui soulève l'énigme du rapport entre " la complexe folie de l' hubris d'un côté et la sophrosune simpliste de l'autre, entre l'ingou vernable et inintelligible Eros d'un côté et la raisonnable obéissance à la loi . . . » (p. 42). Je remercie David Bollart, un de mes étudiants en doctorat, de m'avoir communiqué à ce sujet une bonne partie des références et commentaires dont je fais état dans cette note. Ce passage du Parménide de Platon ainsi que d'autres, connexes, sont commentés par Emmanuel Levinas dans Totalité et infini, éd. Martinus Nijhoff, La Haye, p. 37 ainsi que par Robert Ber nasconi dans « The Alterity of the Stranger and the Experience of the Alien » in The Face of the Other and the Trace of God, ed. Jeffrey Bloechl, Fordham, New York, 2000, pp. 64 sq. E. Levinas, ibid., p. 37 . J. Derrida analyse la rupture levinassienne entre pensée et langage dans « Violence et métaphy siqUe », L 'Écriture et la différence, Le Seuil, 1 967, pp. 1 64 sq.). Sur ce point, on peut aussi consulter Bernasconi, op. cit., pp. 74 sq. La question du judaïsme de Levinas entre en jeu. Il écrit par exemple : " Pour un Juif, l'incarnation n'est ni possible ni nécessaire » (Difficu/t Freedom : Essays in Judaism, John Hopkins University Press, Baltimore, 1 990, p. 1 5) , propos commentés par D. Donoghue (Adam 's Curse, p. 57). J. Derrida, L Ecriture et la différence, op. cit., p. 1 64 sq. Il est intéressant de remarquer que lorsque Derrida lui-même commente les efforts de Levinas pour penser positivement l'infini, il a recours au terme utilisé dans Le Sophiste pour décrire le non-être (meon) - aphtheggonte auto kai arreton kai alogon (238 el. Voir P. Ricœur, Hermeneutics and the Human Sciences, Cambridge University press, 1 9 8 1 et Jack Caputo, More radical Hermeneutics, Indiana University Press, Bloomington, 2000, pp. 1 56 sq. J. Caputo, ibid., p. 70. » ,
4.
5.
6. 7.
8.
9. 1 0.
216
J. Caputo, ibid., p. 7 1 . Pour Maurice Blanchot, c'est un gouffre infranchissable qui me sépare de l'autre. Voir M. Blanchot, L 'Amitié. La position de Blanchot est commentée par Derrida dans son livre, Politique de l'amitié, Galilée 1 997, ainsi que par J. Caputo, ibid., pp. 60-83. 1 2. J. Derrida, ibid., et J. Caputo, ibid., p. 83. 1 3. Rudiger Bubner, « Phenomenology and Hermeneutics » , Modern German Theology, Cambridge University press, 1 9 8 1 , p. 45. Je remercie Chris Lawn de m'avoir fait connaître ce texte. 14. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., pp. 59-60. Voir aussi l'excellent commentaire de Bernasconi, op. dt., pp. 66 sq. 1 5 . E . Husserl, Méditations cartésiennes, traduction française, Vrin, 1 953. 16. E. Levinas, Totalité et infini, op. dt., p. 39. Derrida fait une lecture très différente de la cinquième Méditation cartésienne de Husserl dans « Violence et métaphysique » lorsqu'il suggère que la notion husserlienne d'altérité médiatisée est en fait un moyen pour garantir l'altérité de l'autre vis-à-vis de la subjectivité constituante de l'ego. Ou, pour reprendre le subtil résumé de cet argument par Bernasconi : « L'Autre ne peut être l'autre du Même sauf en étant lui-même le Même, c'est-à-dire un ego ... Rendre l'autre immédiat, c'est réduire l'autre au Même mais alors ce n'est plus l'autre ; quant à rendre l'Autre absolument autre, c'est dénué de sens ou bien cela revient à opposer l'autre au Même et dans ce cas, on ne parvient pas à établir une authentique altérité. L'altérité n'est maintenue que dans la contradiction alter ego qui énonce que 'Tabsolu de l'altérité est le même" » ( The Alterity of the Stranger » , p . 72). Ou, comme l'écrit lui-même Derrida : « Il est impossible de rencontrer l'alter ego ... de le respecter dans l'expérience et dans le langage, sans que cet autre, dans son altérité, apparaisse pour un ego » (en WiRenfd>I;ft Von. Natut'
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e), un professeur du lycée. DR
En 1931-1932, en khâgne au lycée cie Rennes. De gauche à ciroite : Philippe Wolf, Paul Ricœur, Eyot,
un
professeur du lycée, Gravot,
Nommé 10. 20 ans sur ce poste (son statut de pupille de la nation lui créait l'obligation ci'enseigner dès robtention de sa licen
Lycée de garçons, Saint Brieuc, classe de philosophie, 1933-1934.
ce), Paul Ricœur est ici entouré de ses élèves. On reconnaît son visage au dernier rang, le quatrième en parnmt cie la droite.
Les noms de touS les élèves SOnt consignés au dos de la photo : Lelay, Delaunay, Guégan, Vincent, Flécheux, Eno, Mahé, Olivier, Recoureet, Durand, Lehieu, Custel, Perrin, Villars, lagée, Chunan (?), Bras, Hermon, Colas, Ghelyns. Paul Ricœur, la même année, enseignair aussi au Iyeh de filles, une de ses anciennes élèves, Marie Geffroy lui écrivait en 1999: �
Sommes-nous encore nombreux 10. nous souvenir de vas vingt ans? Je revois une mince silhouette vêtue cie noir"', un
visage sérieux - juvénile et plein d'ardeur sous Ull petit chapeau rond -, un per50nnage de Musset ou. . . Fronck Capra !
Oserais-je pader d'une sorte d'innocence ? il me semble parfois que l'âge ne l'a pas altérée. Je revois une grande table, des visages 3ttemifs - vous marchez, parlez sans ilOtes dans un silence fervent. li y a eu le dernier jour - l'oral du bac dans les allées du Thabor, à Rennes, noue petite troupe vous entouram comme un grand frère à peine plus âgé.
El puis, avec respect devam
l"accomplissemenr de toute votre vie riche de tendresses, d'amitiés, d'engagemenrs, de travaux; devant cette pensée roujours il J'œuvre qui m'imposait le silence, j'ai rejoint la foule de ces érudianrs que vous avez formés, enrichis, 11 l'écoute de votre guère inlassable, cie votre témoi gnage, J'ai eu le privilège d'être votre premièr.... "bonne élève" , à ce titre j'exisre peut-être encore dans votre souvenir
.. »
.... Paul Ricœur venait de perdr� sa sœur Alice, il était en deuil. DR
8
Chambon·sur-Ugnon, Paul Ricœur au Collège international entour� de Guy
1945-1948. DR
Fougeirol et de Jacques Wepler, dans
9
les années
1979, à
l'université de Chicago où
Paul Ricœur enseigne conjointement au dépanement de philosophie, à la Divinity School, où il succb:le à Paul Tillich sur la chaire John - Nuveen, au Comitte on Social Thought (Comité de la pen�e sociale, dont
Bellow, Allan Bloom ..).
furent membre Hannah Arendt, Saül OR
.0 Décade de Cerisy-la-Salle, aoûl 1973, avec Gabriel Marcel. DR . 1 Décade de Cerisy-la-Salle, août 1983, de gauche à droire: Jacques Sehon, Richard Kearncy. Maurice de Gandillac. Paul Ricœur, Jean Greisçh.
DR
12
Munich, 6 décembre 1986, aveç
Hans-Gwrg Gadamer.
D'
13
À Chatenay-Malabry, 5 OCtobre 1989. C Mariana Cook.
14 Avec sa femme Simone, début des années 1990. D'
l' Les Murs-Blancs, fête (XJur la sortie de son ouvrage
La Mémoire, l'hùlOirr tI
l'oubli, septembre 2000. D'
La thèse est donc qu'en vertu d'une convention romanesque, le pronom « elle » doit être pris, tantôt au sens d'une authentique troisième personne, c'est à-dire d'une désignation d'autrui comme objet opaque, tantôt comme l'équivalent de « moi », c'est-à-dire de « moi, lecteur de cette phrase ». Il faudrait décider si nous avons affaire à « elle-sujet » ou à « elle-objet ». Sur quoi repose cette thèse grammaticale ? Absolument pas sur une analyse des conditions de sens du pronom personnel, mais bien plutôt sur des prescriptions épistémologiques adressées au romancier et relevant donc de la convention littéraire. Du point de vue grammatical, la question n'est pas de savoir comment j'ai appris que le personnage avait honte, mais si je comprends « Elle eut honte ». Il convient de lever cette confusion de l'épistémologie et de la grammaire. Supposons donc que le problème épistémologique soit résolu d'une façon ou d'une autre. Dans un scénario possible, nous comprenons que Thérèse a honte parce nous voyons qu'elle est remplie de confusion, rouge de honte. Dans un autre scénario, nous le savons parce qu'elle a dit : « J'eus honte de ce que j'éprouvais. » Si je suis l'interlocuteur auquel s'adressait Thérèse, je sais désormais ce qu'elle a éprouvé (ou du moins ce qu'elle dit avoir éprouvé). Tel le romancier, je peux vous le raconter, et comment le faire autrement qu'en disant : « Si je crois ce qu'elle m'en a dit, Thérèse eut honte de ce qu'elle éprouvait » ? Car je ne peux absolument pas raconter l'épisode du récit fait à moi par Thérèse de sa honte en maintenant la fiction sartrienne selon laquelle Thérèse n'est autre que moi (