Pascal Quignard ou le fonds du monde
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Pascal Quignard ou le fonds du monde
Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine sous la direction de Michaël Bishop
XLVI
Amsterdam - New York, NY 2007
Pascal Quignard ou le fonds du monde
Jean-Louis Pautrot
À Patrick, pour toujours
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de “ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence”. The paper on which this book is printed meets the requirements of “ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence”. ISBN: 978-90-420-2315-4 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007 Printed in The Netherlands
Table des matières Introduction
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Chapitre un: Lire et écrire, les clés d’une œuvre
21
Chapitre deux: Petits traités et petits traités
39
Chapitre trois: La musique de Pascal Quignard
81
Chapitre quatre: Figurer irrésistiblement: l’art du roman
101
Chapitre cinq: Le miroir brisé romanesque
131
Conclusion
181
Bibliographie
189
Préface du directeur de la Collection
La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’œuvre témoigne d’une richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études, choisissant d’embrasser la pleine gamme d’une œuvre donnée, s’orienteront vers des auteur/e/s dont l’écriture semble exiger tout de suite le geste analytique et synthétique que, je l’espère du moins, la Collection accomplira. L’être du balbutiement, Carus et Les tablettes de buis d’Apropenia Avitia, Le salon de Wurtemberg, Tous les matins du monde et Les ombres errantes : hybride et cohérente, prolifique et centrée, plongée dans les richesses obscures et oubliées du réel et pourtant vigoureusement contemporaine dans la conscience de son acte, l’œuvre de Pascal Quignard constitue aujourd’hui, même sans le vouloir, un univers génialement original dans son double geste de rébellion et de revigoration. Un art insoumis, certes, contestant l’homogénéité, le trop bel ordre de nos récits établis de l’humain, un art aussi qui bouscule, inquiète et démoralise même, mais un art qui, tout en évitant toute prescription, toute tentative de redéfinition hiérarchique de l’être, dévoile et réinvente, élucide et réimagine, poussant à repenser l’ouvert et l’inachevé, voire l’inachevable, de ce que nous avons été et sommes. L’étude de Jean-Louis Pautrot, se centrant sur les complexes logiques quignardiennes de la lecture et de l’écriture, du ‘petit traité’, du rapport à la musique, de la poétique du romanesque et du transgénérique, parvient à situer ses analyses exceptionnellement fines et élégantes dans le contexte des grandes interrogations littéraires et philosophiques de notre modernité, ce qui permet de saisir toute la profonde pertinence épistémologique et ontologique de cette œuvre brillamment ‘baroque’. Michael Bishop Halifax, Nouvelle-Écosse juin, 2007
Liste des abréviations utilisées 1. Livres A C F EC GT HM L LM MD NS NSBL OA OE PT R RS SDT SE SLD SD SW TBAA TMM TR VA VDS VS
Albucius Carus La Frontière Les Escaliers de Chambord Une gêne technique à l’égard des fragments La Haine de la musique Le Lecteur La Leçon de musique Michel Deguy La Nuit et le silence Le Nom sur le bout de la langue L’Occupation américaine Les Ombres errantes Petits traités La Raison Rhétorique spéculative Sur le défaut de terre Le Sexe et l’effroi Sur le doigt qui montre cela Le Secret du domaine Le Salon du Wurtemberg Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia Tous les matins du monde Terrasse à Rome Villa Amalia Le Vœu de silence Vie secrète
D DA DQ EL EL02 ES IE IJ NP PS SOL TSE VP
“La Déprogrammation de la littérature” “Droits d’auteurs”, entretien télévisé avec Frédéric Ferney “Dix questions à Pascal Quignard” “Entretien” avec Catherine Argand dans Lire, février 1998 “Entretien” avec Catherine Argand dans Lire, sept. 2002 “Entretien” avec A. Thiercy et M. Belskis dans Scherzo “Images entêtées” “L’Image et le Jadis” “La Nostalgie du perdu”, entretien avec Nadine Sautel “Préface” à Sénèque Pascal Quignard le solitaire “Traité sur Esprit” “La Voix perdue”
2. Textes divers et entretiens
Introduction L’œuvre de Pascal Quignard mérite attention. Cet ouvrage se propose de la présenter dans ses grands traits, de suggérer ses parentés, et de souligner, en ce début de millénaire, sa pertinence. Quignard écrit depuis plus de trente-cinq ans. Il a publié jusqu’ici plus de quarante-cinq livres. Ses romans Le Salon du Wurtemberg (1986) et Tous les matins du monde (1991) avaient déjà connu un succès critique et public. Celui-ci n’a fait que croître. Depuis 2000, les prix littéraires successifs, en particulier le Goncourt 2002, ont aidé à révéler l’ensemble quignardien; le Goncourt pour un livre, Les Ombres errantes, qui défie les genres littéraires conventionnels. D’autre part, colloques et études de plus en plus nombreuses témoignent de l’intérêt que l’université porte désormais à Quignard. Il est, avec Pierre Michon et Jean Échenoz, parmi les auteurs vivants les plus étudiés en France (Desplanques: 8). Parler d’“œuvre”, c’est reconnaître son ampleur et son visage singuliers. Pour les gestes complexes qui s’y livrent, pour la vaste régurgitation culturelle qu’elle organise, pour le remuement des formes qui s’y opère, pour le ton et le style uniques, c’est bien d’une œuvre qu’il s’agit. Parler d’“œuvre”, c’est aussi faire entrer l’auteur au sein d’une élite qui donne son sens à la tradition littéraire et qui, en France, domine encore la culture. William Cloonan, s’interrogeant sur la disparition du “Grand Écrivain”, tel que Proust, Sartre, Camus, ou Duras ont pu l’incarner, avançait que seul Quignard semble vouloir endosser le manteau de ses illustres prédécesseurs (38). Certes, ils sont rares aujourd’hui, ceux qui possèdent l’érudition et le besoin de s’affronter à plusieurs époques et civilisations, pour forger une écriture neuve. Mais nous butons sur un paradoxe. “Je ne me suis jamais vraiment éprouvé comme écrivain”, nous disait Quignard, “status que je trouve à vrai dire misérable dès l’instant où s’y recherche un rôle ou un honneur ou une supériorité dans le groupe” (DQ: 87). Quoiqu’auteur d’un corpus déjà impressionnant, il refuse la persona publique, préférant le retrait du monde. Il entend vivre comme les personnages de ses romans, pour qui l’art est indissociable de la solitude et du silence. Le rejet du statut dépasse le simple besoin d’esseulement. Derrière,
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c’est justement la tradition littéraire, et plus largement l’Histoire, qu’il s’agit de contester. Cette œuvre se bâtit à contre-courant de ce que son auteur perçoit comme la doxa de notre époque: paradoxale, donc, au sens que lui conférait Barthes. Quignard pratique un art rebelle, “baroque”, comme il aime à dire, entendant par là l’esprit d’insoumission “à la Règle, aux règles” (Angoulvent: 4). Chaque livre invective plus ou moins ouvertement l’Histoire comme récit constitué, exclusif, explicatif, voire prescriptif. Chaque livre aborde des aspects délaissés et des acteurs oubliés de l’héritage culturel: lieux, époques, auteurs, musiciens et peintres, dans une vaste et quelque peu effrayante anamnèse. “Si j’exhume des inconnus, c’est pour remettre en cause une lecture de l’histoire” (EL: 36). Cette œuvre inquiète est symptomatique de l’incrédulité à l’égard des métarécits de légitimation que constatait Jean-François Lyotard (1979: 7). Elle lutte contre une saisie de l’expérience ordonnée et homogène. Elle refuse une univocité qui agence a posteriori des pseudo-nécessités par illusions d’optique: “Le temps ne trie rien. L’histoire épouse les causes qui réussissent dans le temps et ne donne ses soins qu’aux témoignages qui les font persister et les réaniment” (PS: 7). L’Histoire ici n’est autre que le mythe légitimateur de la modernité pour laquelle, instance dominante et quasi transcendante, elle instaure le passé comme lieu du révolu et hiérarchise son rapport au présent (Baudrillard). Pour Quignard, le passé, même oublié, continue de nous imprégner et de nous tenir: “Le temps passé mord le présent comme sa proie” (VS: 119). Comme tout discours collectif, l’Histoire relève, avec la philosophie qui traite d’un sujet universel et abstrait, de l’impasse métaphysique, de l’esprit de système, ayant conduit à “l’horreur hurlante de ce temps” (RS: 19). Le mythe du progrès, qui a d’ailleurs permis les utopies totalitaires, est un leurre. Quignard témoigne, au contraire, de “l’entropie chaotique” (HM: 241) qui fait le destin des sociétés: Il est possible que les guerres européennes de 1914 et de 1940 aient rendu peu convaincante la distinction entre civilisation et non-civilisation. Elles ont en tout cas éteint la possibilité d’opposer rationalité et désordre meurtrier. (R: 18)
Il lui semble évident que “le secret social est la guerre à mort” (TSE: 14). Conscient du renoncement culturel que Freud voyait peser sur les rapports sociaux, il s’attache à dévoiler les réalités primordiales de survie qui motivent l’humanité: “La religion récente du bonheur me soulève le cœur. Les gens qui décident de se soustraire à l’épouvante […] je me
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pince jusqu’au sang pour ne pas rire” (HM: 57-58). Ainsi Quignard adopte-t-il souvent un ton qui s’attache à détromper le lecteur. Voici une œuvre au premier chef, et comme par réflexe, démoralisante. Mais, deuxième paradoxe, l’œuvre quignardienne est aussi revigorante. Trouvant sa vocation à fouiller le rebut des métadiscours, elle découvre des frères humains lettrés ou artistes dont les traces sont enfouies au fond des bibliothèques et de la mémoire culturelle: Je ne retenais que ce qui du temps était rejeté par l’Histoire tandis qu’elle prétendait écrire sa grande narration mensongère. Je ne retenais des livres des Anciens que ce que la Norme expulsait des littératures du passé pour asseoir son autorité collective et académique […] le trésor qui reste du monde humain est peut-être ce qu’il a rebuté. (PT: quatrième de couverture)
Ce geste annoncé pour les Petits traités informe l’œuvre. Les exclus de l’Histoire, dont les travaux ne firent “pas une ride sur la surface du temps” (TSE: 26), coupables de singularité pour leur époque, sont innocents de la doxa. Ils manifestent un isolement de tout temps inassimilable et donc précieux: Il y a des absents sans retour. Des effacés au souvenir du monde. Gorgias, Kongsouen Long, Lycophron, Damaskios le Diadoque, Caius Albucius Silus, Sainte Colombe, l’abbé Kenkô ou le père de Sénèque ne sont pas de petits maîtres que la reconnaissance a injustement omis. Ce sont des grandes œuvres dont le désir ne s’est pas soumis; ce sont des individus qui ne parurent pas intégrables et dont le pouvoir a si justement craint l’attrait corrosif qu’il l’a empêché ou qu’il l’a contenu. (PS: 7)
Cataloguer les figures obscures devient une vengeance. C’est à une réhabilitation de la mémoire et de sa disparité que l’on assiste ici: “L’histoire et la mémoire sont aussi polarisées, c’est-à-dire ennemies, qu’un coffre à jouets et ce sens connaissant” (VS: 147). Le souci quignardien de dérouter, de sortir des sentiers battus, s’explique en partie par ce geste réfractaire envers la doxa littéraire et culturelle. Les oubliés, redécouverts, nourrissent ainsi la nouveauté de l’œuvre: “Il est curieux de noter que des livres que j’ai écrits ont connu le succès en déterrant de vieux fantômes morts inconnus qui portaient en eux plus d’avenir que des vivants” (NSBL: 61). C’est de cette étrange vigueur ramenée d’outre-tombe qu’il faudra aussi rendre compte. La solidarité avec les obscurs amène à un troisième paradoxe. Si, en les ressuscitant ou en résonnant de leurs échos, l’œuvre affirme sa singularité quant à la tradition, elle se sait aussi la défier et, qualitativement et quantitativement, occuper une place d’exception dans le champ littéraire. Quignard, en affectant de se placer sous la tutelle des
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méconnus, fait de l’humilité une audace. Il entend être, en quelque sorte, un grand écrivain anonyme. Ainsi résume-t-il son activité par une formule ambitieuse et, elle aussi, paradoxale: “Je travaille à une forme de récapitulation de l’histoire humaine” (EL: 34). Nous verrons que celle-ci advient dans la littérature, en digérant d’autres disciplines de savoir et d’expérience; que la récapitulation envisagée s’attache à l’individu autant qu’à l’espèce; et qu’elle se présente sous les traits de la collection nécessairement incomplète et dépareillée, de l’hétéroclite, du fragmentaire, puisqu’il ne s’agit plus d’instaurer des hiérarchies. Contre les Grands Récits et les discours de la Vérité arrêtée, Quignard prend le parti des fictions et des spéculations infinies mais parentes; de l’instabilité générique; des sentences multipliées, se recoupant ou se heurtant, mais dont l’accumulation contradictoire laisse transparaître des évidences muettes: “J’écris parce que j’ai besoin de dire quelque chose que j’ignore” (DA). S’il propose une histoire, c’est celle du tissu de nos mémoires multiples et disparates et celle de nos énigmes, car “nous ne savons pas qui nous sommes […] il y a plus de jadis dans notre corps que d’identité en nousmêmes” (DQ: 91). Voici une œuvre oscillant entre insurrection et effacement (Blanckeman, 1999: 95). Voici “le plus modeste et le plus orgueilleux des écrivains contemporains” (EL02: 98). Aperçu biographique Pascal Quignard est né le 23 avril 1948 à Verneuil-sur-Avre, dans l’Eure, à la frontière de la Normandie, non loin de Dreux. Il est le troisième de quatre enfants, ayant deux frères et une sœur. Ses parents, professeurs de lettres classiques, viennent en 1950 vivre et enseigner au Havre, où la famille reste jusqu’à la fin 1958. C’est au Havre que Quignard entame ses études secondaires. Il les poursuit, à partir de janvier 1959, au lycée de Sèvres, où sa mère, élevée à Boston, fonde une école internationale bilingue, et son père, d’abord affecté au centre international d’études pédagogiques, devient ensuite proviseur. Quignard obtient une licence de philosophie à l’université de Nanterre, où enseigne alors Paul Ricœur, et pose les premiers jalons d’une thèse de doctorat qu’il n’écrira jamais, “Le Statut du langage dans la pensée de Henri Bergson” sous la direction d’Emmanuel Levinas, avec qui il se lie d’amitié. Il avoue que les événements du printemps 1968 “ont balayé d’un coup ce désir d’enseignement” (SOL: 28). Il pense alors reprendre l’orgue de l’église d’Ancenis, tenu par des parents. Au cours de l’été 1968, à dix-neuf ans, il soumet aux éditions Gallimard le manuscrit d’une étude sur la poésie de Maurice Scève, La
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Parole de la Délie, sans savoir que le lecteur qui va en rendre compte au comité n’est autre que Louis-René des Forêts, qu’il admire et dont il cite abondamment Le Bavard. C’est le début d’une autre amitié qui va ouvrir à Quignard des perspectives professionnelles et littéraires. Il commence en juillet 1969 à travailler en qualité de lecteur chez Gallimard, activité qu’il exercera avec des responsabilités croissantes jusqu’en 1994, entrant au comité de lecture en 1976, au comité directeur en 1989, devenant secrétaire général des éditions en 1990. Il faudrait un jour examiner la marque que ces fonctions lui ont permis d’imprimer à plusieurs décennies de production littéraire. Ce statut d’éminence grise lui a valu le surnom de “nouveau Jean Paulhan”. Ses deux premiers essais, sur Scève et sur Sacher-Masoch (L’Être du balbutiement), sont bientôt publiés au Mercure de France, racheté depuis peu par Gallimard. Louis-René des Forêts l’introduit dans le groupe rédactionnel de la revue L’Éphémère, qu’il a fondée avec Gaëtan Picon, André du Bouchet et Yves Bonnefoy, et où se retrouve une élite intellectuelle et poétique: Michel Leiris, Paul Celan, Henri Michaux, Pierre Klossowski, dont Quignard mentionne souvent l’influence, et, plus tard, Levinas lui-même. Quignard publiera plusieurs textes dans la revue (repris dans Écrits de l’Éphémère). Quignard commence sa carrière d’écrivain au cours des années soixante-dix, parallèlement à sa carrière de lecteur et d’éditeur. Toutes trois sont liées, et renvoient à ce besoin d’érudition qui l’incite aussi à faire des travaux de traduction (tels la Cassandre de Lycophron) et d’établissement de texte (Maurice Scève, entre autres). Quignard a fait deux incursions dans l’enseignement supérieur. De 1971 à 1974, il donne des cours sur le Moyen-âge et la Renaissance à l’université de Vincennes, puis, en 1989-1990, à l’École Pratique des Hautes Études, sur le roman antique. Musicien depuis l’enfance, il devient, en 1988, conseiller au Centre de Musique Baroque, puis en 1991, président du Concert des Nations, que dirige le gambiste Jordi Savall (qui interprète la musique du film Tous les matins du monde). Il fonde en 1992, avec François Mitterrand, le Festival international d’opéra et de théâtre baroques du palais de Versailles. Puis, entre 1992 et 1994, il abandonne toutes ses responsabilités professionnelles et mondaines, et quitte Gallimard, pour se consacrer entièrement à la littérature. Depuis, il a publié certains de ses plus beaux livres, et continue aujourd’hui à un rythme soutenu. Avant de poursuivre, arrêtons-nous sur Le Havre, où le jeune Pascal a vécu huit ans. La Porte Océane est le lieu d’expériences qui imprègnent l’œuvre et nourrissent sa poétique. Trois éléments s’y ancrent, que l’on retrouve dans les livres: l’eau, le mutisme, la ruine.
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Une remarque faite à Chantal Lapeyre-Desmaison affirme la prégnance du “havre” (qui signifie, rappelons-le, “port”, et par extension “refuge sûr et tranquille”) dans l’imaginaire quignardien. Elle concerne la nature des lieux auxquels Quignard est particulièrement attaché: Les berges des rivières, les grèves des mers, les ports. N’importe quels rivages. Dans la proximité de l’eau à l’état naturel. Je veux dire par là non dormante, non pluvieuse; je parle de l’eau mouvante, de l’eau bruyante. J’aime être près de l’eau […]. J’y suis bien. La mer, les fleuves, je trouve cela plus beau que tout. (SOL: 171)
On reconnaît Le Havre, plage et port sur la Manche. Les années passées à la pointe de l’estuaire de la Seine persistent comme lieu mental qui, à la manière des océans durassiens, fait de l’eau, ou plutôt du flux éternel qui la caractérise, une valeur et une image primordiales. Dans le même entretien, l’eau est associée à la sexuation et à la vie conçue dans la nuit utérine: Dans l’attrait des étangs, l’attrait des fleuves, l’attrait des finistères, l’attrait des rives, l’âme ou le sperme s’identifient au secret. Cette attirance sur moi est absolue. Dès qu’il y a un cours d’eau quelque part, je fonce. Dès que j’arrive dans une ville étrangère, je demande au chauffeur de me montrer la rivière qui la traverse. (SOL: 61)
On trouve la mer, l’embouchure, le fleuve ou la rivière dans tous les récits quignardiens. Ils jouent un grand rôle pour Charles Chenogne (Le Salon du Wurtemberg). Edouard Furfooz (Les Escaliers de Chambord) est originaire d’Anvers, autre port d’estuaire. Patrick et Marie-José (L’Occupation américaine) grandissent à Meung sur les bords de Loire. Ann Hidden (Villa Amalia), née sur la côte bretonne, vit dans la baie de Naples puis au bord de l’Yonne. D’autres figures plus ou moins fictives vivent près de fleuves ou de rivières: Sainte Colombe (Tous les matins du monde), Meaume (Terrasse à Rome), Jaume (La Frontière), Porcius Latron (La Raison). Plusieurs contes en appellent à la valence originaire de l’eau (VP, NSBL). La deuxième expérience havraise fut une crise de mutisme, vers deux ans, à l’âge où, d’habitude, s’effectue l’acquisition de la langue maternelle, entrant ainsi dans le jeu identitaire et social. Elle constitue l’un des points de départ de la méditation dans “Petit traité sur Méduse”: Cette dépression d’enfant eut lieu après que nous déménageâmes au Havre, parce que me quittait une jeune femme allemande qui s’occupait de moi tandis que ma mère était alitée et malade et que j’appelais Mutti. Je devins mutique. (NSBL: 61)
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L’épreuve sera redoublée par une autre crise de silence à l’âge de seize ans, sur laquelle l’écrivain reste discret, mais qui semblerait contemporaine d’une liaison, comme celle relatée dans Vie secrète avec une professeure de piano. Quignard fait de se taire une condition liminaire du geste artistique. La défaillance de parole est l’occasion de s’ouvrir à des modes d’être où l’emprise linguistique se relâche sans que l’expérience s’absente: “Les musiciens, comme les enfants, comme les écrivains, sont les habitants de ce défaut” (NSBL: 9-10). Son œuvre reflète la conscience aiguë du langage et la défiance à son égard que seul possède un enfant mutique: “J’ai eu du mal à l’acquérir, et je reste passionnément sans y entrer vraiment”, dit-il à Frédéric Ferney (DA). Il fait partie de ces écrivains, comme des Forêts et Blanchot, qui érigent l’incapacité à dire en principe de l’écriture: “J’ai écrit parce que c’était la seule façon de parler en se taisant” (NSBL: 62). La troisième expérience est celle de la ruine. Le Havre fut une ville bombardée plus de cent fois par les aviations alliées entre 1940 et 1944, une ville rasée inutilement dans ses parties basse et portuaire le cinq septembre 1944, alors que les quelques Allemands qui la tiennent encore ne représentent guère une menace dans une Normandie libérée, une ville où le tunnel Jenner en construction s’effondre ce soir-là sur trois cents personnes cherchant abri lors d’une alerte, une ville martyre parmi d’autres sacrifiées à la barbarie du XXe siècle. Le Havre devient ainsi, non plus le refuge sûr que son étymologie suggère, mais un espace dévasté où se lit la mort des civilisations. Quignard retourne, dans textes et entretiens, aux visions du chaos havrais où s’organise une inévitable renaissance, mise en forme par l’architecte Auguste Perret: “J’ai passé mes premières années dans le port dévasté du Havre, entre les ruines, les rats et les immeubles qui s’élevaient à nouveau” (Marchetti: 191). Quignard fait du Havre de l’après-guerre une figure paradigmatique de l’Occident mettant de lui-même un terme à ses valeurs patiemment cultivées: Voilà l’époque à laquelle je naquis: au lendemain de cette guerre qui bouleversa les données, jusque-là progressistes et pour ainsi dire cumulatives, de l’histoire universelle et qui défigura à jamais la face, jusque-là pieuse et admirable, du genre humain. (SOL: 24)
Mort de l’humanisme, faillite de la raison, fin du credo positiviste, de l’idée du progrès nécessaire et illimité, crépuscule des idéaux accumulés depuis les Lumières, la Renaissance, l’Antiquité: voilà ce que donnent à lire, rétrospectivement, les rues venteuses et les éboulis du Havre, dont Quignard insiste qu’elles ont eu sur son imaginaire une “influence totale
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et dès les premiers jours perceptible. C’était la ruine à l’état vivant que je cherche à vous décrire” (SOL: 33). De ce point de vue, il est proche d’un Modiano, qui décrit son rapport à l’histoire comme le fait de naître parmi les décombres. L’après-guerre, c’est le désastre d’une civilisation qui s’acharne à revivre quand elle vient de se tuer. C’est le retour d’un oncle déporté, survivant du camp de Dachau, et auquel le jeune Pascal, mutique et anorexique, s’identifie. L’époque laissera son empreinte, en particulier dans un goût pour les périodes violentes et instables, comme la fin de l’Antiquité romaine, l’Asie médiévale ou le XVIIe siècle français (qui débuta par une époque troublée et insurrectionnelle et continua avec la Fronde et la répression religieuse): Ce qui a beaucoup compté pour moi, c’est la destruction de l’idée d’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale. La Shoah n’est comparable à aucun autre moment de l’histoire. Si je me suis mis à travailler sur le monde romain, c’est justement à cause du nazisme et de ses effets à longue durée. (EL: 34)
A ces fins d’un monde, auxquelles pourtant survivent la terre et l’espèce, la préhistoire sert de butée référentielle. Quignard note que ce qui l’a fait écrivain tient aussi au développement, dans la même après-guerre, des connaissances sur l’humanité en général, et particulièrement sur ses origines. Il en date le début à la découverte de la grotte de Lascaux et de ses peintures pariétales en pleine guerre, sous Vichy, en septembre 1940: La totalité de l’espèce […] est brusquement passée d’une durée moyenne du passé personnel de deux à trois générations aux millénaires de l’histoire, aux dizaines de millénaires de la préhistoire, aux milliards d’années de la profondeur de l’évolution biologique et du temps planétaire qui la précède. (SOL: 33)
La coïncidence des événements, destruction des valeurs et expansion du savoir, c’est-à-dire la fin de deux sortes d’illusions sur le genre humain, produit un effet sans précédent sur la génération de l’écrivain: Ensemble sont arrivées d’une part l’espèce humaine comme abîme impensable, non préméditable, d’autre part l’espèce humaine comme trésor impensable, non préméditable. Invention d’une ‘contemporanéité’ étrange et ‘anachronisation’ étrange dont je résulte directement. Double profondeur d’horreur et de jadis. (SOL: 33)
Quignard se sait le fruit de son temps, déclarant à plusieurs reprises qu’il ne conçoit pas de vivre à une autre époque. L’objet de son propos c’est d’abord nous, humains de la fin du deuxième millénaire et du troisième millénaire naissant, sur qui il jette un regard sans illusions: “Je ne crois
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pas que l’homme ait d’honneur. Pour peu qu’on y eût jamais cru, ce siècle a démenti” (PT, I: 596). Il fait par là écho au Valéry de La Crise de l’esprit. Voué au passé, le discours quignardien n’est pas passéiste. Il est pertinent à une ère qui a pris conscience de la fragilité et du chaos qui l’habitent, et qui vit la dépossession qu’implique, selon Alexandre Koyré, le passage d’un monde clos à un univers infini. Marcel Gauchet évoquait plus récemment le même sentiment: “un abîme nous sépare de nos origines, que la science par ailleurs ne cesse de repousser, rendant les conjectures à leur sujet toujours plus vertigineuses” (1985, ix). C’est du vertige des abîmes archaïques que nous entretient aussi Quignard. Son œuvre récapitulative n’aurait pu voir le jour à un autre moment. La fréquentation du passé, liée à son érémitisme, sert à jeter une lumière crue sur le présent: “Toute anachorèse permet d’interroger la cité dont elle s’éloigne et la culture dont elle se déprend” (TSE: 15). Mais revenons à la biographie. D’autres aspects de l’œuvre s’irriguent aux activités de l’enfance et de l’adolescence, et lui confèrent un certain caractère généalogique: l’attrait pour la rhétorique, la linguistique et l’étymologie; le goût de la musique, celui de la peinture; la passion de la lecture. L’écriture est, de ce point de vue, un don de famille en même temps qu’un moyen de s’en démarquer. La branche familiale paternelle forme une lignée de musiciens, organistes de génération en génération depuis le XVIIe siècle, principalement en Alsace et dans le Wurtemberg. Enfant, Quignard a appris le piano et l’orgue, puis le violon et l’alto. Devenu père, il a étudié le violoncelle pour jouer avec son fils Guillaume. Il faut tenir compte de cette réalité, rare hier encore parmi les écrivains français: le discours sur le musical s’ancre ici dans une intimité instrumentale. L’auteur a aussi suivi, adolescent, des cours d’harmonie et il a composé des pièces, qu’il a ensuite détruites. De même, en 1968, il met fin à quatre années d’activité picturale en brûlant tout ce qu’il a peint et dessiné. On trouve dans l’œuvre maintes résurgences de la fascination pour l’incendie. La branche maternelle est celle des professeurs. L’arrière-grand-père, Edmond Estève, puis le grand-père de l’écrivain, Charles Bruneau, enseignaient à la Sorbonne, la littérature anglaise et la grammaire, respectivement. L’un avait légué à l’autre une collection de romans antiques, que leur descendant a continuée et augmentée avec ferveur. C’est avec la grand-mère maternelle, “janséniste”, que le jeune Pascal a appris à lire. Enfant de chœur assidu, il a reçu une éducation qu’il résume en quatre adjectifs: “Grammaticale, sévère, classique et catholique” (SOL: 24). La lecture, enfin, est une passion, encouragée très tôt. Il lit par
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exemple Le Procès de Kafka alors qu’il est en classe de sixième. Cela fait de lui un solitaire dans une famille nombreuse, mais non un enfant seul, puisqu’il s’isole pour retrouver la compagnie des auteurs. L’amour des livres l’amènera à travailler plusieurs étés durant à la Librairie de la Barre, à Dieppe. C’est la même passion à laquelle il s’adonne professionnellement, à partir de 1969, sans jamais, de son propre aveu, en éprouver ennui ni lassitude. C’est aussi, on le verra, la lecture qui donne lieu à l’écriture, dès l’adolescence, sans qu’il y ait un instant doute sur sa précellence: “Lire est ma vraie joie, l’écriture se fait par carence de lecture” (Payot: 25). “Il faut se déconquérir du social sur soi” dit Quignard à Frédéric Ferney (DA). La retraite de 1994 coïncide avec l’impulsion qui lui fait refuser le statut d’écrivain: volonté de se désocialiser, de retrouver un certain anonymat, une obscurité qu’il trouve féconde. C’est aussi le geste de l’œuvre: “Ces couches d’identité, dont nous croyons qu’elles sont une identité, […] il faut peut-être s’en dépiauter” (DA). Recenser le fonds du monde pour pressentir le fond originel, telle semble être la quintessence de la rêverie quignardienne. L’idée que Quignard se fait de la littérature coïncide avec sa façon de vivre. Une œuvre solitaire L’œuvre quignardienne est donc, d’une certaine manière, une “invention de la solitude”, et documente ce que l’auteur appelle son “ensauvagement” (EL02: 100). Elle est riche de secrets, d’allusions savantes et intimes, entretenant une certaine obscurité sans pourtant interdire son accessibilité. Elle ne se destine ni au marché, ni à des lecteurs, mais au lecteur (voir le chapitre un). Avec celui-ci, elle instaure une relation d’exigence et de complicité, alternant l’énigme et la référence plus ou moins reconnaissable. Souvent subjuguante, elle relève toutefois aussi de la connivence, du souci de “désidérer” (VS: 311), de déciller les yeux. Elle n’inquiète qu’à proportion qu’elle s’inquiète. Elle parle à l’autre en se parlant, car c’est là le propre de l’art: “Une voix solitaire se lève sans adresse au fond de l’âme” (VA: 122). Elle sollicite qu’on vienne prêter son souffle pour la ranimer (TBAA: 21), et quelque part s’interchanger avec l’auteur. Voici une œuvre qui affiche son souci d’entretenir avec le lecteur une relation à la fois millénaire et inédite. Il est évident, néanmoins, que l’œuvre trouve un public de plus en plus large. Celui-ci est manifestement sensible au geste régressif et nostalgique qui s’y déploie. Il apprécie “la reprise en charge de toute l’histoire littéraire, celle de la langue et celle de l’écriture, celle de la lecture. Celle de l’Occident chrétien et celles des autres continents, des autres civilisations” (Lepape, 1996). Il est touché par la conscience quasi
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maladive du perdu culturel et généalogique. Pour lui, cela ne fait pas de doute, Quignard rejoint l’obsession contemporaine de la Mémoire. Il se peut, en outre, que l’œuvre touche aussi parce qu’elle restitue à la littérature, sous des formes changeantes mais d’un commun caractère abrupt, une énergie, une vitalité que celle-ci se refusait souvent depuis cinquante ans. “L’époque tend à redevenir sauvage” écrivait Marc Weitzmann dans un article faisant le point sur le phénomène Houellebecq (2001). Il semble que, dans un registre autrement littéraire, c’est la sauvagerie de Quignard, son mélange de brusquerie, d’imprévisibilité et de souci des origines hors histoire, qui charme et fascine, parce qu’elle renvoie ouvertement à l’énigme de la nature humaine, à notre vieille violence prédatrice, à notre part animale. Quignard nous parle aussi de nous comme nous sommes de tout temps, mammifères civilisés, membres d’une espèce domestiquée par le langage articulé, surcultivés et pourtant radoteurs “dès Lascaux” (PT, I: 420). Ses livres semblent restituer ce qui faisait, selon Georges Bataille, le miracle des peintures rupestres de Lascaux, justement, “une émotion forte et intime” (13), celle d’un art “effervescent”, d’un art “naissant”, “quittant vigoureusement l’ornière” (130). Mais comment aborder cette œuvre qualifiée d’“inclassable” (Brisac, 2001), de “déconcertante” (Dolorès Lyotard: 8)? Tentons d’en mieux cerner la singularité. Car singulière en regard de la tradition, l'œuvre quignardienne l’est aussi quant aux catégories définies par ceux qui proposent, pour éclaircir le foisonnement contemporain, une nomenclature de la littérature récente. Dans un essai de 1993, Alain Nadaud dressait un tableau des orientations du roman. Il décelait une perte de foi dans le récit traditionnel, conséquence de l’“ère du soupcon” instaurée naguère par les Nouveaux Romanciers. Selon lui, “la sophistication des techniques de déchiffrement qui a accompagné la vague critique des années soixante et soixante-dix a conduit chacun, non seulement à ne plus vouloir être la dupe de ce qu’il écrit, mais à ne pas non plus prêter le flanc à des interprétations qui risqueraient d'être sommaires ou réductrices” (90). Nadaud entrevoyait ainsi trois sortes d’écrivains: 1. ceux qui, “a posteriori marqués par le travail réalisé par des avant-gardes aujourd’hui disparues, et pour affirmer plus brutalement encore leur opposition à une littérature de masse [...], ont privilégié le labourage en profondeur de la langue [...] jusqu’à céder à la tentation de l’illisibilité” (90); 2. ceux qui, au contraire, entendent “forcer la littérature à rendre compte de ce monde dans ce qu’il peut avoir de plus contingent, banal et quotidien” (90); 3. enfin, les inventeurs de la “littérature impassible”, à savoir les “jeunes” auteurs de Minuit, tels Jean Echenoz, Christian Gailly ou Jean-Philippe Toussaint, excellant dans la parodie, l'insouciance
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apparente, mais risquant de ne plus voir la réalité que comme “pur produit de divertissement” (91). Or les romans de Quignard n’entrent, pas plus que le reste de ses livres, dans aucune de ces catégories. Quoique livrant un perpétuel combat contre le langage et ses leurres (voir le chapitre deux), Quignard ne tend pas à l’illisibilité, pas plus qu’il ne recourt à la peinture du banal ni au style impassible. Au contraire, dans une langue certes érudite, imbue de sa profondeur étymologique, mais concrète, et résolue à se démarquer des contingences et du rabâchage de notre époque, Quignard déploie un style âpre et loin du ludique. Voilà une œuvre qui, comme il l’écrivait de la poésie de Deguy, “s’expose avec témérité dans toutes ses passions” (MD: quatrième de couverture). “Il apparaît”, poursuit Nadaud, “que le roman français contemporain a un problème avec le réel: soit il le dénie dans son existence, soit il y colle jusqu’à la nausée, soit il le tourne en dérision” (91). Or, à l’encontre de ces réactions, l’œuvre quignardienne est obsédée du réel, au sens lacanien. Elle en fait l’objet de sa quête passionnée, et fait de l’impossibilité de l’appréhender le cœur de son propos. Loin de conduire à la nausée, quêter le réel infigurable, originaire, anhistorique tend à procurer une extase, une jouvence. Aux antipodes de la dérision, Quignard pratique un style dont l’humour comme signe d'impuissance est absent. Son effort consiste, dans une large mesure, à remonter vers des évidences qui se dérobent, car nous sommes construits sur leur silence. Quignard fait œuvre contemplative. C’est même peut-être, après son érudition, l’autre signe majeur de son statut d’exception. Si l’on se penche sur son organisation interne, l’œuvre de Quignard apparaît comme une nébuleuse de textes, un ensemble disparate et complexe, dont les formes éclatées témoignent du refus de la Règle littéraire. Mais ici le corpus critique désormais existant commence à nous aider. On remarque d’abord que la “disparité générique rend d’autant plus sensible l’unité des topiques” (Blanckeman, 1999: 84). Il nous semble, en accord à peu de chose près avec Bruno Blanckeman et Chantal Lapeyre-Desmaison, que ces topiques sont au nombre de trois et envisagent le passé dans son rapport complexe au présent: 1. la mémoire culturelle, qui s’organise surtout autour d’une réflexion sur la fonction littéraire et artistique, et dans ses rapports avec l’Histoire; 2. le langage dans ses relations avec la langue et l’étymologie, avec le silence, avec la musique, avec l’image, avec l’être, et avec le réel; 3. les origines individuelles et celles de l’espèce humaine, ontogenèse et phylogenèse, dans leurs relations avec l’animalité, et avec la construction de la conscience et de l’identité. Pour Lapeyre-Desmaison, “la mémoire est un principe d’organisation de cette œuvre selon deux acceptions: tout à la fois, elle recueille les
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œuvres du passé et elle est unie par une conscience constante et mélancolique du passé comme tel.” (2001: 11). Blanckeman use d’une formulation semblable, isolant une “tension archaïque”, qui “entretient un état de présence mélancolique au monde” (1999: 89). Il s’avère que les topiques examinent aussi les modalités d’un rapport aussi crucial que problématique dans l’expérience humaine: celui du particulier à l’universel. Nous y viendrons dans les chapitres qui suivent. En outre, on s’aperçoit que les intrications réciproques des topiques constituent l’aspect le plus précieux de l’œuvre et lui donne son ton unique, car elle se maintient en perpétuelle mouvance entre elles. Par ailleurs, les topiques s’enracinent, nous l’avons suggéré, dans des expériences affectives remontant à l’enfance: eau (3), mutisme (2), ruine (1). Les travaux de Philippe Bonnefis s’attachent à dresser la nomenclature des clés affectives, biographiques et patronymiques: selon lui, l’œuvre s’organise autour d’une série de noms et de prénoms, à commencer par ceux de l’auteur, et finit donc par interroger la nomination elle-même et par là l’identité (2001, 2005). Mais il importe de souligner que les topiques et la récapitulation qu’elles opèrent trouvent des filiations et des parentés dans la spéculation intellectuelle du XXe siècle. Freud et la psychanalyse, la phénoménologie, la linguistique et ses dérivés, structuralisme et poststructuralisme, les travaux sur la préhistoire et l’oralité, ainsi que l’anthropologie spéculative, alimentent l’œuvre. Saussure, Benveniste, Propp, Barthes, Foucault, Derrida, Benjamin, Leroi-Gourhan, Morin, Lévi-Strauss, Moscovici, Goody, Jaynes, parmi beaucoup d’autres, lui fournissent matière à réflexion. Ramenant à notre attention les écrits oubliés des Anciens, l’œuvre trouve une curieuse dynamique dans ce croisement de présupposés modernes et d’antécédents culturels, éclairant présent et passé de leurs lumières et de leurs ombres respectives. Lapeyre-Desmaison a remarqué que l’œuvre est un soliloque (SOL: 17). Mais c’est un soliloque polyglotte, qui résonne de voix multiples, d’échos externes et internes, de références claires et de renvois implicites. Entre les nombreuses parentés qu’elle se donne volontiers et celles qu’elle tait, occultées ou oubliées, s’instaure un autre flux qui n’est pas sa moindre énergie. Elle entend peut-être par là à la fois préserver sa part d’inconnu et restituer une image anamorphique de la conscience contemporaine car “les civilisations fourmillent” et “la tête n’a plus la capacité de sa mémoire” (PT, II: 561). Inclassable, certes. Mais, par sa nature récapitulative, hétéroclite, elle se sait secrètement sœur du bricolage lévi-straussien, de la prétention de Georges Bataille à “constituer une histoire universelle fondée, sans faire système, sur les pratiques et les savoirs les plus divers” (Marmande), et de toutes les grandes œuvres de pensée contemporaines.
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Mais avant tout, il semble que l’œuvre quignardienne s’attache, comme toute grande œuvre littéraire, à repenser la littérature.
Chapitre un Lire et écrire: les clés d’une œuvre “Depuis avril 1994, je ne fais plus que lire et écrire.” L’écrivain conclut, par cette formule laconique, un petit texte autobiographique (Marchetti: 192). La liaison primordiale ainsi rétablie a une résonance mi-scolaire, mi-passionnelle, et dessine un geste aussi solitaire que vital. Examinons la parenté quignardienne entre lecture et écriture, et comment elle engendre une poétique et une esthétique. Trois petits livres de Quignard permettent d’approcher son activité d’écrivain. De manière caractéristique, ils ont trait à la lecture, au refus de parole et à la notion de fragment. Ils manifestent des préoccupations qui s’avèrent constantes dans l’œuvre et s’y trouvent abondamment redécouvertes et reformulées, au premier chef dans la première suite des Petits traités (voir le chapitre deux). Il est notable que le livre constituant, selon Lapeyre-Desmaison, “l’acte de naissance de l’œuvre” (2001: 11), après les premiers essais, s’intitule Le Lecteur (1976). L’importance de la lecture s’en trouve tôt soulignée. Le Vœu de silence (1985), essai consacré à Louis-René des Forêts, suggère quant à lui une genèse de l’écriture. Enfin, Une gêne technique à l’égard des fragments (1986) éclaircit la transformation, pressentie dans les deux autres ouvrages, d’une poétique en esthétique, et du recours à la fois réflexe et réfléchi, symptomatique et pragmatique, à la forme fragmentaire dont l’écrivain n’a cessé d’user, des Petits Traités à Dernier Royaume, et jusque dans les romans. Qu’il soit clair qu’aucun des trois textes ne présente une pensée arrêtée, ni leur ensemble un système. Voies d’accès pour une approche critique, les notions qui s’y dessinent ne s’affirment qu’en résonnant avec d’autres livres. Ni programme ni manifeste, c’est a posteriori que l’on mesure leur filiation et leur pertinence. D’autant que, si Le Lecteur est le premier à instaurer la lecture en topique, voire en raison d’être de l’œuvre, les deux autres viennent plus tard (encore que l’essai sur des Forêts ait été rédigé longtemps avant sa publication, en 1977). Nous les prenons comme saisies d’une méditation volatile qui se défie de la pensée arrêtée et du langage, et qui revient souvent aux mêmes effrois et émerveillements. Le tryptique qu’ils forment restitue l’image de la quête quignardienne, tantôt ressassante, tantôt contradictoire, jamais achevée, et évoque le “mouvement d’écrire” tel que Quignard le formule plus récemment:
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“Éprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant de se connaître” (“1640”: 14). Le Lecteur Méditation sur la lecture, Le Lecteur n’est pas un essai, mais un récit de fiction à caractère énigmatique, ce qui offre une mesure de la tension générique au travail chez Quignard, ainsi que de son goût pour les procédés d’éloquence et les figures. C’est une pseudo-fable qui ne débouche sur aucune leçon. Elle tient de la parabole pour ses affirmations énigmatiques, de la prosopopée, dans la mesure où elle évoque un absent, et de l’hypotypose rhétorique, où “l’action est un artifice de représentation de l’idée” (Dupriez: 240), organisant le face-à-face de deux êtres dissemblables: le lecteur et le livre. Un homme a disparu, et quelqu’un s’interroge sur les raisons de sa disparition. La narration au “vous” évoque, de prime abord, certaines expérimentations des années cinquante et soixante, comme La Modification de Butor ou L’Homme qui dort de Perec, avec cette différence qu’elle s’adresse au lecteur, évitant l’auto-réflexivité d’un récit qui se parlerait à lui-même. On perçoit un autre écho dans le fait que le lecteur disparu pourrait être le lecteur de ce livre: appel à s’impliquer qui rappelle des romans tri-dimensionnels comme La Jalousie de Robbe-Grillet. Mais l’effet d’apostrophe et le ton oratoire, renforcés par les références aux prêches de Claude de Marolles (L: 29), et de Massillon (117), brisent avec les narrations neutres des objets textuels du Nouveau Roman. Le récit devient l’oraison funèbre du personnage dont le narrateur commente la disparition. Le mystère auquel le récit se confronte a plus d’épaisseur que dans un roman policier, serait-il compliqué par les labyrinthes narratifs nouveau-romanesques. Le soupçon ne se porte ni sur un personnage, ni sur le narrateur, mais sur une activité: ce qui tient lieu d’intrigue est une série d’hypothèses, jamais vérifiées, sur la lecture. C’est elle qui, sous le prétexte herméneutique, constitue l’énigme centrale. A travers les conjectures pour l’appréhender se dessine une évidence: nulle vérité assenée n’épuise le mystère, et la connaissance se leurre, elle est vaine en regard des ténèbres: “Vous voulez que des raisons soient attribuées à cette disparition. Cette présomption est folle. Vous voudriez convertir cette absence en savoir ” (14). Chez Quignard le savoir se heurte ainsi souvent à l’immensité d’inconnu. Son humiliation engendre non une carence mais une prolifération d’assertions intuitives, de démentis péremptoires et d’hypothèses affirmées comme vérités partielles et provisoires.
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Le jeu des pronoms est remarquable. Au “il” du lecteur disparu répondent le “je” du narrateur-témoin-orateur, le “vous” lorsque celui s’adresse au lecteur, et le “nous”, incluant les trois précédents. Les personnes grammaticales désignent toutes des lecteurs et finalement s’échangent. La lecture chez Quignard apporte une certaine gémellité de condition. Car le lecteur disparu était un semblable, un double du narrateur. Tous deux exercent le métier de lecteur professionnel, et sont des reclus, des asociaux: “[J]e suis aussi effacé qu’il vivait obscurément.” (14). Le “vous”, narrataire et lecteur, est associé à cette existence inhabituelle (59). Ces êtres forment un groupe à part, une société de solitaires, que la frénésie de lire rassemble dans une commune catégorie, mais dont l’activité maintient isolés les uns des autres: “Nous n’eûmes pas à proprement parler affaire ensemble […] nous nous sommes ignorés. […] Mais rien, non plus, qui nous eût séparés” (144-146). Le seul échange ne peut qu’advenir dans la lecture: “Seul à seul, lecteur à livre, peut-être, nous nous rencontrâmes, parfois” (144). A quoi ressortit la disparition du lecteur que le récit cherche à élucider? Le lecteur est d’abord celui qui s’absente du monde, qui s’oublie et que le monde oublie (19). Il se soustrait, par son silence et son activité solitaire, à l’échange social (21). Il s’évanouit dans la page (12). Cela ne va pas sans supposer, avant tout, une prise de distance vis-à-vis de son temps. La critique de l’époque, par mise en regard d’autres moments de l’humanité, s’avère constante, bien qu’épisodiquement explicite, chez Quignard. Ici la narration s’en prend aux discours épistémologiques contemporains et à la dictature intellectuelle qu’ils peuvent servir: Ignorez un instant tout ce savoir de sciences infectes, juridiques, par lesquelles vous tentez d’engloutir sa tête sous des lectures d’époque que vous avez et que vous ne savez pas. Tout ce vomissement des dites sciences d’âme, de logique courte, de loi impériale […] (L: 59)
Relativiser l’ère contemporaine, et ses choix épistémologiques, sousentend avant tout la remise en question, dans la modernité, de l’idée de progrès cumulatif, que le discours quignardien défie souvent, et dont Le Lecteur accuse l’érosion: Comprenez-vous pourquoi je refuse pour une large part à me prêter à un jeu de questions dont je sais d’autant mieux la vanité que j’ai souvent souhaité qu’elles résultent moins des songes d’une époque que de réalités plus tenaces? Questions de vie, de mort, […] de pensée et de corps. Tout cela, à force d’en relire la tradition, et l’origine, s’est effrité en moi; tombe en poudre. (L: 18)
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On voit se dessiner, par le refus de valeurs contemporaines manifestement tenues pour passagères et appelées à devenir caduques, un mouvement anachronique, une sorte de retour à un universel primordial et dépouillé de ses illusions, qui postule et entrevoit le terme de toute civilisation. Celles-ci meurent, quelques lettrés solitaires demeurent. Revenons au lecteur, dont la disparition est d’abord qualifiée de “dévoration” (13). La lecture suscite la confrontation de deux entités aussi affamées l’une que l’autre: le lecteur et le livre, ou plutôt la langue du livre, qui subjugue le lecteur et lui prend la parole: [L]’espèce seconde d’une métempsycose entre l’absence d’une âme et l’absence d’un sens. […] manque tout à coup, éprouvé face à face, de telle ou telle teneur. Manque par lequel cède, sombre soudain, la totalité d’une langue. (L: 13)
La puissance prédatrice de la langue se révèle dans la soumission du lecteur à la langue d’un autre, à une langue autre. C’est à ce prix qu’il lui est peut-être possible de mesurer l’emprise de sa propre langue sur lui-même: “[A]vérer l’ancien pouvoir en le régénérant” (13). Mais ce “vœu fou” est perdu d’avance, chaque fois (14), et pousse à lire un autre livre, puis un autre, de manière “réitérée et inaccomplie, incessante” (15). Le manque initial, chez le lecteur, à l’origine de la lecture, reste à jamais incomblé, inassouvi, mouvement vital d’ailleurs inqualifiable, dans la mesure où il échappe au langage, où il est tentative d’en sortir, appel vers un ailleurs indicible, tentative toujours déçue puisque toujours la parole s’interpose et altère la relation à soi et au monde: Toute parole dénomme l’autre. D’emblée, une parole altère, produit toutes altérations, compose avec autrui, provoque altérité. […] Le mouvement qui nomme l’autre altère ce mouvement et l’autre. (64)
Le langage, appareil étranger à soi, ne peut rendre compte de manière intégrale de son référent, le réel, qui reste hors de sa portée, interdit, silencieux, anonyme. Comme le reste ce nœud du réel, l’amour: [I]ls convinrent […] qu’aucun nom ne le pouvait rendre, non pas que ce sentiment offrît quelque caractère ambigu, déroutant, ou trompeur, mais simplement parce que tous mots reposaient sur une loi que ce sentiment sans partage bouleversait, révoquait […]. (L: 87)
Le langage ne peut fournir qu’une illusion de sens, soutenue certes par le poids de l’usage et de la culture, mais qui manque le réel, puisqu’il
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“s’attache à transformer une émotion peut-être vive en une matière ordonnée” (53). La langue ne coïncide pas avec son objet, elle invente un mot pour l’objet comme elle a été inventée elle-même, obéissant à des règles internes grammaticales et lexicales, et à des lois externes historiques (95). La disparition du lecteur est liée à la nature de l’identité humaine, construite autour du manque évoqué plus haut. En effet, le lecteur n’est pas son nom (135), tout signifiant linguistique échouant à rendre compte de son référent (il n’est d’ailleurs jamais nommé dans le récit). Son visage, son corps, sa vie échappent à la préhension narrative (2728). Toute saisie identitaire, toute image de soi est une fiction. Chez les humains, créatures linguistiques, “leur plus privé et profond ‘ego’ n’[est] précisément qu’une catégorie propre à la langue qu’ils utilisent, et sans existence universelle, ni matérielle” (PT, I: 153). Un personnage livresque n’est pas plus fictif qu’une personne de chair: Je suis un héros de roman. Vous êtes un héros de roman. La sensation de soi, nos âmes, la conscience de nos chairs, de nos vies, sont ses tropes et ses impostures. Elles sont des lectrices affamées de néant. (L: 23)
La seule preuve de permanence du lecteur réside dans le mouvement qui le porte à sortir de lui-même, à chercher le réel, dans ce désir, cet appétit inassouvissable qui ressortit aux “réalités tenaces” dépassant l’époque: “Lecteur, il attendait les livres. En attente du livre, il le cherchait comme (pardon de dire ainsi) une bête a faim”(68). L’individu n’est pas aussi “singulier” qu’on le suppose et ne possède rien de “propre” (54), la langue ne lui appartenant pas non plus, venant des autres. Il est appel de vide, auquel la lecture apporte un éphémère objet, “comme si le désir ne pouvait désirer que l’absent” (53). Son identité craque, sa faim l’ouvre, comme une blessure ou un livre (61): deux béances l’une en face de l’autre. Le livre devient ainsi constitutif de soi: “Il fut tout ce qu’il lut” (12). Le lecteur est engendré par ses lectures autant que par ce qui le pousse hors de lui-même. Cela semble suggérer une généalogie imaginaire (22), dont les pères seraient les auteurs, sans toutefois qu’ils autorisent une identité, l’oubli, le désir et la langue contrecarrant le pouvoir de cet engendrement. Leur multiplication (22), la conscience de ce “peuple de trépassés” (76) demeure peut-être la seule et précaire collection de soi permise. Le lecteur est un Narcisse qui ne retrouve pas son image, dans la “désuétude radicale d’un lettré au miroir” (113). De là semble découler la magnifique inversion du credo humaniste, le Nanus positus super humeros gigantis de Bernard de Chartres (“nous sommes des nains juchés sur
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les épaules de géants”), inversion qui suggère, en lieu et place du mirage de l’individu, une mémoire culturelle: Nous ressemblons aux âmes mortes de géants sur les épaules desquels des nains seraient juchés, en sorte que notre regard est offusqué et ne porte pas plus avant que ne permettent le grouillement de leurs contorsions et aussi le piaillement de leurs voix ridicules, et ceci non pas en raison de la défectuosité de notre propre regard mais parce que nous sommes couverts d’une vermine gigantesque. (L: 121)
Peut-on mieux dire à la fois le poids de la civilisation et l’étouffement supplémentaire que fait peser l’époque, ainsi que le mépris de sa condescendance vis-à-vis du passé? Le seul cumul possible est celui des lectures, sans qu’il suffise, car notre “regard” cherche plus loin. La lecture quignardienne est une “grâce néfaste” (22), un “cadeau empoisonné” (114), puisque le mouvement qui porte vers elle est, finalement, malheureux. Sa puissance suscite “un rapt d’âme” (29), et une angoisse irrémédiable. C’est une mort: mort sociale, mort à soi, quasi mort physique (35), une pulsion d’anéantissement qui fait prendre la couleur des morts (77), une métamorphose vers quelque chose qui n’est ni soi, ni le monde, une sorte de monde en défaut: “Qui lit à livre ouvert il lit à monde fermé” (102). Mais la lecture permet aussi la sortie de l’unanimité grégaire, “à rebours de toute communication”, la mise en suspens de la pression idéologique, la découverte d’une singularité par procuration, “l’immersion au plus singulier et souterrain des choses et des êtres ayant cours à la surface de la terre” (114-115). Des auteurs, anciens ou oubliés, que sa lecture déterre, le lecteur hérite aussi l’absence, au sens qu’ils se sont effacés et engloutis dans leurs livres et dans ceux des autres. Il n’intervient pas de face-à-face, mais un perpétuel manquement, puisque l’auteur était aussi un lecteur. L’on arrive à une sorte d’équation entre lire et écrire: [Q]u’un livre n’est autre qu’un lecteur; que qui le lit le lit; qu’écrire un livre c’est écrire un lecteur; que le premier auteur ne l’était qu’à la condition d’avoir lu; qu’il avait tout lu et lu autant que nous et n’était pas plus rassasié ni innocent que nous; qu’ainsi s’échangent sans cesse, sans arrêter, les “lecteurs” en “livres”. (L: 48)
Le désir de lecture semble susciter l’écriture. Écrire naîtrait d’un appétit de lecture non entièrement repu. La voie de l’écriture s’ouvre par l’intermédiaire de la méditation, et du soliloque intérieur, qui amènent à s’isoler du livre:
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La méditation naît de la lecture. Elle est la lecture qui se dérègle : cesse d’ellemême à elle-même, et va. […] L’attention provoquée par la lecture du livre […] s’émancipe du livre. Le livre tombe. Le lecteur est seul, sans le monde. […] Le livre a disparu. Le monde n’est pas de retour. […] c’est l’entretien solitaire, l’oraison vaine. […] Soliloquium: seul à seul: soi comme hors. Si “seul” que hors de “soi”, Si hors du “seul” que hors ego, hors le monde, hors le livre, hors la loi. (L: 36-37)
Nous sommes au bord de l’écriture. Ce passage du lu à l’écrit, Le Lecteur le mentionne brièvement, remarquant qu’écrire est un moment de la lecture, qu’écrire c’est “écrire de la lecture” (19). Quignard y reviendra, plusieurs des Petits traités étant consacrés à la lecture et à l’écriture (en particulier le tome V). En 1999, dans un entretien accordé à Scherzo, Quignard place encore l’écriture sous la dépendance de la lecture: Je ne me sens pas écrivain. Je me suis toujours senti lecteur. L’expérience de la lecture fait le fond de ma vie. Je crois que lire est plus passionnant que tout. (ES: 5)
L’écriture reste avant tout un tribut payé: “La lecture est l’expérience humaine pour laquelle on écrit […] On écrit en vue de la lecture de ces petites lettres silencieuses.” (ES: 6) L’écrivain est d’abord un lecteur, et il a subi la métamorphose, décrite ci-dessus, entre lecteur et livre. Il est “écrit” par les livres. Une telle approche justifie l’usage de la citation, que Quignard pratique abondamment et qui donne à son œuvre son ton caractéristique, réminiscent d’un Montaigne: “Pardon sans pardon si je parais sans mesure céder à l’envie de citer. […] Au lecteur rien de lui n’est de lui” (L: 82-83). Néanmoins, tout lecteur ne devient pas auteur, car l’absorption dans sa passion le guette. Écrire n’équivaut pas à lire, restant en deça, prétendant mesurer l’incommensurable. Quignard décrira la relation en termes de parenté : “L’écriture n’est qu’un petit neveu éloigné de la lecture” (ES : 5). Nulle proportion à l’abîme où tombe celui qui s’abandonne à lire. La lecture reste une énigme vitale, non élucidée, un mystère imperméable à l’entendement: “Cette énigme, je la pressens, je ne la comprends toujours pas” (L: 49). Ce bref examen du Lecteur a permis d’esquisser comment s’articulent langue et réel, désir et réel, langue et individu, lire et écrire. Au travers des variations que décline une écriture fidèle à l’affect du moment, ces nœuds relationnels informent le reste de l’œuvre quignardienne. En ce sens, il est possible de considérer Le Lecteur comme la clé d’une poétique.
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Le Lecteur active, en outre, un certain nombre de thèmes que l’on retrouve reflétés, expliqués, ou amplifiés, dans d’autres ouvrages. En voici quatre qui méritent attention: la notion de silence, celle de la lecture comme geste animal, la distinction entre le monde et la terre, enfin le thème de l’incendie. La “défection” du lecteur au monde, c’est-à-dire sa taciturnité, son absence, sa soustraction, le récit en donne une raison. “[S]e préserver de soi” et “s’abriter du monde” trahissent une réaction enfantine de repli: “Il trouve une issue, dans ce silence et cette pétrification, à cette arrivée même au monde, au séjour, aux solidarités que supposerait sa vie” (55-56). On verra que Le Vœu de silence décrit un semblable geste enfantin comme origine de l’écriture. Importe aussi l’idée de lecture comme survivance d’un instinct archaïque de déchiffrement. La faim du lecteur est comparée à un appétit bestial (68). Cette soif de réel, de compréhension, se déploie sur un mode instinctif et ancestral décrit ailleurs comme une fonction originelle de guet et de préhension par “l’animal prédateur humain” de “la proie lors de l’affût” (SLD: 11). Ainsi, “l’attention est la séquelle de cet affût” (SLD: 12). Tout est lecture, interprétation, reformulation: “Les premiers cris d’enfants lisent déjà en les criant des traces plus anciennes et terribles que les plus anciennes écritures attestées” (L: 82). La lectio originaire, advenant hors médiation linguistique, approche le réel mieux que des mots. Tout le récit du Lecteur, et la démonstration discrète qu’il effectue, semblent mener à l’analogie suivante pour cerner la lecture: Dans la chambre qui fait angle, au coin de la cuisine, mon fils rit aux éclats. Ce rire est ce que je veux dire […] Le rire rompt le silence comme il rompt le langage. (L: 95-96)
Le rire humain est aussi la conséquence d’une lectio, mais, puisqu’il ne représente pas ce qu’il déchiffre, il ne le dénature pas, présentant un reflet qui est autant un bout de réel. (La mention de l’enfant annonce le statut particulier des enfants chez Quignard. Le récit porte d’ailleurs la dédicace “pour Guillaume”, Guillaume Quignard, fils de l’écrivain.) L’idée de lectio hors langue sera développée dans le reste de l’œuvre, constituant l’un des axes de la méditation quignardienne, et inspirant, on le verra, le geste d’écriture. L’opposition entre “monde” et “terre” est, elle aussi, centrale, et empruntée au Heidegger de “L’origine de l’œuvre d’art” (Heidegger: 34). Le Lecteur y fait allusion dans un fragment énigmatique: “Le lecteur sait sur-le-champ que le monde peut distraire de la terre et ne pas l’habiter” (109). La clé se trouve dans Sur le défaut de terre
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(1979), texte illustré par Louis Cordesse, avec qui ont été conçus les Petits traités. On y lit que le “monde” où nous vivons est une représentation de langue, une abstraction médiatisée. La “terre”, le référent vrai du monde, demeure perpétuellement, comme le réel auquel elle s’apparente, hors de la saisie linguistique: “La terre défaut. Défaillant sonne le mot de ce qui n’apparaît pas” (SDT: 13). On pense à “l’absente de tout bouquet” de Mallarmé, et à la notion lacanienne de réel. La terre est inaccessible depuis l’invention du langage humain qui nous sépare des animaux, ce que redouble son acquisition par chaque enfant humain: D’où, sitôt que nous blésons, quand nos mains tendues n’atteignent pas encore la hauteur d’une table, monde et langue face à terre et silence, comme bête et gens et comme ici et là, viennent-ils à s’opposer entre eux de façon symétrique? (SDT: 11-12)
La terre “est dépourvue de présence” (15), reléguée dans l’absence qui échappe à la préhension intellectuelle et signifiante. Comme le réel, elle ne connaît pas le temps. Elle se situe, escamotée, à l’origine de tout: La terre est au lieu du temps où le temps même ferait défaut. Il n’y a pas de terre. Elle énonce le tôt. Enonçant le tôt elle n’a même pas le temps de l’énoncer. (SDT: 18)
Cependant son absence de la représentation suscite son désir, ce même désir qui pousse à se perdre dans les livres et à écrire: La terre est une partie de la soif. La terre est l’un des mots dont la bouche a soif pour dire. Mais elle est ce qui ne cesse pas de tarir dans la gorge de celui qui a soif d’elle. C’est parce que la bouche est desséchée par des mots qui sont nés d’un si prodigieux artifice qu’elle parle. (SDT: 27-28)
Voilà qui clarifie Le Lecteur: on comprend que le monde “peut distraire de la terre”. Mais c’est à la terre que, quelque part, le lecteur, et tout humain, s’efforce obscurément de revenir, et dont il garde la nostalgie, “une terre que le langage a effacée en l’infestant de mondes” (PT, II: 522). Par ailleurs, les lecteurs sont “ceux dont la face est un livre brûlé” (L: 44). L’incendie du livre, l’échange par lequel le lecteur devient le livre à mesure que celui-ci se consume, le livre devenant le bouc émissaire d’un sacrifice (48), qui allume la “mèche” du lecteur à son feu (81), conjointement à la consomption du lecteur qui disparaît dans
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le livre, constitue, sous la forme d’une parabole, le sujet du conte Le Secret du domaine (1979). Le thème revient sous plusieurs formes chez Quignard, en particulier pour expliquer le geste artistique. Dans le petit traité intitulé “1640”, écrire et lire se ressemblent, par l’usage de la métaphore de l’incendie: D’une part, écrire avec ce mot qui ne vient jamais sur le bout de la langue, de l’autre avec l’ensemble du langage qui fuit sous les doigts. Ce qu’on appelle brûler, à l’aube de découvrir. Rallumer à l’intensité de ce qui commence tout ce qui succède. Sortir de la nuit antérieure toutes les choses. Incendier de perte le perdu, voilà ce qui à proprement parler est lire. (“1640”: 14)
Il semble, ici, que lire et écrire constituent des gestes inverses, mais analogues car imprégnés du désir de réel, de la terre perdue. Le Vœu de silence Le deuxième livre à examiner, l’essai consacré à Louis-René des Forêts, suggère aussi une parenté entre lire et écrire. Quignard y présente l’écriture comme seule issue concevable au vœu de silence prêté par l’enfant, ou celui qui s’est retranché dans l’enfance, et qui est des Forêts ou lui-même. Par fureur contre le monde, “un enfant fait vœu de se taire” (VDS: 15). Mais c’est un engagement contradictoire et impossible, car “ce qui assermente le vœu de se taire c’est la parole qu’il en donne” (20). Nul retour à la “bestialité fruste” n’est possible aux humains (17), car, ici encore, “la langue est plus près de ce que nous sommes que le corps même en quoi pourtant nous nous échangeons sans reste” (22). Entre se taire et parler, il existe une troisième voie, écrire, qui “ne rompt pas le silence” (24), mais rompt néanmoins la parole à soi donnée: Qui écrit n’ouvre pas la bouche, reste muet, et pourtant toute la langue lui est présente, plus encore peut-être que dans le fait de parler. […] Situation paradoxale de la langue, et du silence, chez qui se mêle d’écrire. (VDS: 24)
Le silence de l’écrivain, qui “se tait en parlant” (26), rappelle le silence du lecteur. Tous deux sont vécus sur un mode enfantin comme une “issue” à un statut linguistique insupportable. Il faut cependant noter le sentiment de sacrilège qu’a celui qui écrit, puisqu’“on ne peut se vouer au silence et écrire” (29). À cette situation intenable répond passionnellement un vouloir-écrire à fin de “défi, et carnage” (32), selon un geste d’enfant rageur :
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[C]’est la langue même qui se résout en retournant ses armes contre ellemême, qui se porte en avant, et s’expose dans le dessein insensé de perdre définitivement la bataille. (VDS: 32)
Quignard restera fidèle à cette notion de l’écriture comme “parole de silence” (63) pour ceux “qui se sont retranchés en effet dans l’enfance” (25). Trois éléments frappent dans ce texte, ayant trait respectivement à la prédation du langage, à notre fond animal, et à notre identité, constituée d’ “âmes mortes de géants”. Le fond du langage oral, comme de la pensée, est la prédation, image que Quignard formule fréquemment: “Les mots (les rythmes du souffle, les regards luisants, émerveillés, attentifs – quelque chose en eux, à l’affût, est encore soudé à une sorte de proie […])” (35). La fonction langagière rattache l’espèce humaine à ses cousines animales, par une survivance que d’aucuns pourraient estimer ténue et lointaine, mais dont, pour l’écrivain, la mémoire nous hante: “Nous sommes nous-mêmes des reliefs à peine domestiqués de meutes sanglantes et c’est de façon toute tortueuse et dérobée que nous hurlons” (52). Ce raccourci phylogénétique, rappel à l’humilité, est caractéristique de Quignard. Nous reviendrons sur sa conception de notre animalité, qui participe d’une dévaluation de l’identité et se lit jusque dans les activités les plus “civilisées” (voir le chapitre deux). Autre notion: l’être n’est que peu individuel, dans la mesure où il fait revivre et parler les morts à travers lui, écrivains morts, on l’a vu dans Le Lecteur, mais aussi parents et proches. C’est encore une mémoire irrépressible et inconsciente qui affleure: Tout être est un miroir d’êtres furtifs. Des ombres passent sans cesse sur nos faces et ce sont autant de visages d’êtres qui ne sont plus et qui s’expriment par nous. (VDS: 54)
L’être quignardien est avant tout mémoire, de sa propre expérience, de sa culture, de sa civilisation, de sa filiation et du parcours de l’espèce: “J’ai la mémoire de ce dont je ne me souviens pas” (NSBL: 59). Une gêne technique Une gêne technique à l’égard des fragments (1986) est un livre curieux et frappant, en ce qu’on y observe l’ambivalence de l’écrivain et le débat qui l’anime vis-à-vis d’une forme qu’il utilise beaucoup, et ce dès Le Lecteur: le fragment.
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Se présentant de prime abord comme essai biographique sur Jean de la Bruyère et étude sur l’innovation formelle de ses Caractères, il devient vite réflexion sur une modernité plus récente, celle qui court “de S. Mallarmé à M. Blanchot”, et que Quignard décrit tel un enlisement “dans une sorte de négation automate ou de renversement” (GT: 57), où “plus rien ne guide, ne se sent assuré, ne se plaît à soi” (64), mais dont il avoue ne pouvoir entièrement s’affranchir. Quignard se prend ainsi à peser le pour et le contre esthétiques de l’écriture fragmentaire. Au passage, il en dessine une généalogie dans d’autres gestes et objets humains que, typiquement, il fait remonter aux origines de l’humanité. Il dresse aussi le portrait de La Bruyère à la fois comme double de lui-même et comme figure archétypale de l’écrivain, lui qui “n’écrivit que les effets de ses lectures” (66), et qui en devint innovateur littéraire. Si le portrait du moraliste se réduit à quelques pages de notations peu flatteuses, soulignant le ridicule du personnage, il se termine sur une évaluation sans équivoque de son apport, d’autant plus fulgurante et vengeresse qu’elle arrive de manière imprévue, rompant avec le ton persifleur jusque-là adopté: Il restitua sa langue plus irrégulière et plus saisissante qu’elle n’avait été dite. Il passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire. (GT: 14)
Quignard applique ainsi à son propre texte une particularité stylistique notée dans les Caractères, la “disparité des attaques” (53), qui, par contraste, donne “un relief rhétorique extraordinaire” (54). Par-delà l’autoportrait, il souligne qu’il y a deux La Bruyère, l’homme laid et médiocre, et celui dont le visage, resplendissant et profond, transparaît dans l’œuvre (40). Cette notion de visage secret de l’écrivain dessinée par ses livres, de “portrait” ou de “figure” à dresser à partir d’eux, se lisait dès l’incipit de l’essai de 1975 sur Michel Deguy (MD: 5). Le titre résume la raison du livre. C’est la “gêne” éprouvée par l’écrivain “dans l’usage fréquent d’une forme si indigente, […] si commode, si paresseuse, si accourcie et si tape à l’œil, si facile” (63), forme dont il a voulu se débarrasser une fois pour toutes. Mais il doit avouer sa défaite: Je pensai m’en défaire en la précisant, l’affaiblir ou du moins la débiliter en en analysant la figure. Mais j’attisai le feu. Plus j’ai exposé cette difficulté plus je me suis enfermé en elle, plus je fus impuissant à la lever. (GT: 62)
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Son échec à faire un sort au fragment lui fait mesurer la “fascination extrême” que ce dernier exerce sur lui (62), même si elle lui répugne, compte tenu d’une nostalgie pour des formes littéraires anciennes, marquées par la symétrie dérivée de la morphologie humaine (28), et par la proximité avec des formes orales et oratoires imbues de la nécessité de persuasion. Quignard cède au fragment dans la conscience mélancolique d’un impossible retour à des formes que la mémoire humaine porte encore: Je suis affronté à ce dégoût et à cette paresse nouvelle que les livres ont permis ou introduits dans l’expression de la pensée. Les pensées ne sont plus des corps humains qui s’adressent à des corps humains à l’aide de gestes balancés, de mains brandies, de regards expressifs et du registre extraordinaire d’une voix persuasive. Même, les pensées ont abandonné l’illusion d’être tout à fait convaincantes, ni véritablement universelles. A juste titre elles craignent l’anthropomorphie qu’elles suent. En pensant, aucun corps ne cherche plus à séduire quelque corps que ce soit. Elles se sont détournées de la beauté. (GT: 64-65)
Il semble que la curieuse présence du corps dans les mots, et l’ambivalence engendrée par son absence dans les lettres, constituent le fil conducteur de la réflexion sur la littérature au long de l’œuvre quignardienne. Une bonne part de l’essai est dévolue à la critique de la modernité dans son usage du fragmentaire. Quignard y voit une facilité de l’esthétique de rupture en vigueur depuis Baudelaire. La violence de l’art moderne pousse “à tout contraster plutôt qu’à tout unifier” (33), elle incite à la brutalité, à l’assertion, à l’originalité, “plutôt qu’à l’harmonie, plutôt qu’à l’insinuation ou à la douceur, plutôt qu’à une maîtrise plus remémorante ou plus affiliée dans le temps” (33). Ainsi le fragment moderne conduit, alors que jadis importaient la tradition, “l’astreinte technique” et l’anonymat du métier, au “reniement”, à “l’amour de soi” et de sa propre parole, à régresser, à s’enfermer dans l’autisme, ou “dans les rets des langues de bois techniques, politiques, religieuses, philosophiques, psychanalytiques, poétiques” (33-34). Le discours moderne, iconoclaste, cherche à briser ce qui reste d’oralité, à briser sa propre voix. La différence qualitative entre un texte moderne et un texte plus ancien s’origine dans un vœu d’intériorité: En ce sens les modernes ne traduisent plus leur parole; ils ne représentent plus une argumentation parlée lorsqu’ils écrivent. Ils transcrivent plutôt une manière d’écrit mental […] (GT: 35)
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Le fragment contemporain équivaut à des “charpies” (39). D’ailleurs, ce n’est pas à proprement parler un genre, à peine une forme (39). Cependant apparaissent, au milieu de la critique qu’on percevait jusqu’ici comme un désaveu, plusieurs aspects du fragment qui constituent des qualités, ou du moins des attributs exploitables. D’abord, Quignard note que l’opposition initiale qu’il dressait entre héritage oral et réalité fragmentaire est artificielle: Opposer l’exigence d’une discontinuité radicale à l’exigence d’une continuité absolue, c’est faire preuve d’un dualisme à vrai dire scolaire, et trop achronique, et trop fasciné par d’incroyables essences. (GT: 41)
Une telle opposition ne tient compte ni de la continuité inhérente au fragment, ni de la discontinuité de discours apparemment filés et homogènes, ni de la nature discontinue de la pensée (26). D’où la conclusion, qui pourrait décrire les forces agissantes dans son œuvre: Il n’y a ni “texte oral” et développé par le corps pour sa diction et pour sa remémoration, ni texte fragmentaire définitivement tranché ou consumé par l’écrit. Il n’y a qu’une insistante tension entre un souvenir et un désir qui demeurent l’un à l’autre enchevêtrés et obscurs. (GT: 41-42)
On verra la même tension agir dans les traités quignardiens et aussi dans les romans. De plus, le nœud de la mémoire et du désir définit, on l’a vu, la figure du lecteur, et celle de l’écrivain, c’est-à-dire de l’être quignardien. C’est donc peut-être une homologie plus lointaine que suggère Quignard entre l’humain et le texte qu’il sécrète, non plus anthopomorphique mais encore physiologique et affective. Quignard poursuit en relevant deux aspects qui constituent les limites du fragment: il tend à la fois à l’universel et au singulier. En effet, malgré son apparente absence d’unification et de totalisation, c’est une forme “avant tout ivre d’autarcie absolue”, et qui “trahit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures” (43). Le fragment partage une tentation du parcellaire définitif, du restreint à usage général, du “petit tout” (43), avec le proverbe et l’aphorisme, tendant à valoir “à jamais et pour tous” (44). C’est son ambition universaliste que l’écrivain met à jour. Mais l’attrait du fragment depuis la Renaissance est aussi à chercher dans la spécularité complaisante envers sa propre intimité. Quignard note son aspect de vestige du vécu, son caractère “ruiniforme, dépressif” (44). Le fragment est un déchet, un morceau détaché, une relique, convenant surtout à la confession, au journal, qui
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eux-mêmes s’appréhendent dans le contexte du “sentiment d’usure et d’antiquité d’une civilisation” (44): Il est détritus et il est singularité. Mélancolie et individualisme accrus: le fragment est la réplique du tout brusquement serve de l’individualisation exacerbée de soi. (GT: 45)
Le fragment est d’autant mieux adapté à l’expression individuelle qu’il présente la même discontinuité que l’opération de penser, qui tend à s’exprimer “sous la forme d’un petit spasme rhétorique” (26). En outre, l’existence est elle-même “fragmentaire et fragmentée”, par le déchirement de la naissance, la séparation d’avec la totalité idéale (la désunion d’avec le corps de la mère), la destinée individuelle séparée, et son terme la mort: “[C]ela […] semble aller dans le sens d’une expression humaine structurellement fragmentaire” (27). Le fragment est la marque de notre “esseulement” au monde, et selon une formule où l’on retrouve la topique de la perte de l’origine, un “symbole insistant dans le deuil natif où tout baigne” (45). Le fragment possède donc l’avantage d’être, en puissance, la forme la plus universelle et la plus singulière. A la lecture des Petits Traités, on s’aperçoit que c’est ainsi que Quignard l’utilise, ce qui éclaire leur ton particulier, à la fois confidentiel et oraculaire. L’écrivain vient là de révéler une des clés de son esthétique. Ayant pris conscience de la confluence du fragment ainsi conçu avec son propre geste d’écriture, Quignard en arrive à énoncer ce qu’il considère être les deux “bienfaits” de l’écriture fragmentaire: L’un de ces bénéfices n’est que personnel; l’autre est purement littéraire: le fragment permet de renouveler sans cesse 1) la posture du narrateur, 2) l’éclat bouleversant de l’attaque. (GT: 54)
Le réflexe fragmentaire, tel que Quignard le résume, ressemble au style de La Bruyère tel qu’il le voit maintenant dans sa discontinuité (57-58). Et la description qu’il en livre s’applique à ses propres Petits traités (voir chapitre deux). Examinons maintenant plusieurs qualités que revêt le fragment pour l’écrivain, qui permettent d’éclaircir davantage la poétique et l’esthétique de l’œuvre. Quignard, on l’a vu, refuse une écriture systématique, qu’elle soit continue ou discontinue, et c’est justement ce qui l’attire dans “l’hétérogénéité radicale” du texte de La Bruyère (53). Car demeure, associé à sa critique de la modernité, un souci du lecteur et de la relation que le livre instaure avec lui :
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La remarque en appelle à un autre aspect de l’écriture et de la lecture, évoquant la subjugation douce, la séduction persuasive, voire une certaine relation amoureuse, que Patrick Drevet nomme “entente nue” chez Quignard, et que lire et écrire permettent de réaliser mieux que l’amitié ou le corps à corps amoureux: [L]a lecture et son avers l’écriture sont le seul terrain où puisse s’accomplir presque parfaitement cet absolu de toute rencontre. Lecteur et auteur s’y donnent l’un à l’autre à visage nu. Ils s’y livrent dans leur intimité la plus solitaire. Ils y tendent, par le dépouillement auquel ils se conduisent, à cet idéal, ignoré ou indéfiniment différé dans les relations sociales, des forces qui nous inspirent de rechercher l’autre. (Drevet: 19-20)
En effet, Quignard écrit dans le traité “Chien de lisart”: Émouvoir physiquement son lecteur au travers d’un livre qu’on écrit. Le retenir vers soi. Être aimé extraordinairement. Sexualité étrange des idoles de pierre: plaisir imaginaire que le fidèle leur suppose. (PT, II: 41)
Le rêve d’intimité n’est pas si éloigné d’une certaine modernité telle que Barthes a pu l’illustrer dans Fragments d’un discours amoureux. Lire et écrire sont affaires de désir, et le style a vocation de séduire. Mais ce qui diffère ici réside dans les ruptures de ton, d’une part, assurant l’hétérogénéité générique du texte et son imprévisibilité; et, d’autre part, dans le fait que l’écrit évite d’attirer l’attention sur luimême en tant qu’objet textuel, ou tout au moins minimise, en tant qu’artifice linguistique et représentationnel, le geste auto-réflexif et méta-narratif. Pour toucher, doit subsister une identification ou une implication du lecteur qui s’avère peu compatible avec les apories spéculaires et dysfonctions syntaxiques dont certaines modernités sont coutumières (voir le chapitre quatre). Voici donc une approche du fragment comme enchanteur. Deuxième notion, que Quignard présente sans d’abord chercher de compatibilité avec la précédente: celle du fragment comme mémoire, vestige, réminiscence de l’objet préhistorique et même préhumain. En effet, l’idéal du fragment serait d’être, non cassé, mais “cassant” (GT : 60). Comme les aérolithes, morceaux d’astres intrus sur la planète, il interrompt un flux discursif de manière imprévisible: “Il faut la surface continue d’un sol lui-même coutumier pour que l’aérolithe soit.” (51-52) D’autres figures viennent à l’écrivain: les menhirs,
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fichés en terre comme l’aérolithe. Puis, par analogie visuelle ou métonymie historique, les premières armes et outils en silex: Il y a dans cette obsession millénaire que l’espèce ressentit à l’égard d’objets qui tranchent ou qui sont tranchés, quelque chose qui cherche à s’en protéger à force d’usage. (GT: 52)
Advient ce qui constitue l’ultime justification du fragmentaire chez un auteur aussi préoccupé de phylogenèse: “Cette obsession du fragment n’est même pas humaine”, puisque la fabrication d’outils n’est pas l’apanage de notre seule espèce (52). Le cassant du fragment, c’est l’attaque “arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie” (60). Son fonctionnement le rapproche du cri “quand rien ne le prépare et quand rien ne le répète” (61). Assimiler le fragment au cri a l’avantage de rassembler trois connotations du fragmentaire: celle du fragment amoureux; celle du fragment comme prédation; et enfin, celle du fragment comme archéo-lecture, reflet réflexe, qui, comme le rire de l’enfant, condense le réel et lui sert de miroir furtif, permettant de pressentir le tout dans l’éclat immédiat. La dimension prédatrice, présente dans l’image de l’objet tranchant, est renforcée par d’autres images de prédation. Celle-ci s’effectue sur un corps de langue adversaire et “vivant” (62). Mais ce fragment briseur de flux a aussi et surtout pour vocation de suggérer, par-delà ses incursions, une continuité, une totalité référentielle, non du texte, mais de ce qui n’est pas dicible: “[L]e recours à une forme très segmentée, plus ou moins fragmentaire, c’est aussi un peu l’absence d’un ‘tout’ à dire qui le contracte” (63). L’absent pur, le “corps inaccessible” (46), c’est le réel, et le fragment “une présence que l’absence accumule encore” (46). Une image parente vient conforter l’idée du fragment comme apte à faire dévier le discours vers le référent ultime: celle des flaques d’eau qui renvoient, de par leur nombre et leur éparpillement, un reflet démultiplié de ce qui leur est extérieur: Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’aurait répété le ciel qu’une fois. (GT: 48-49)
Le fragment-reflet, présence éparse, multiple et intotalisable de l’absence unique; le fragment-cri, approchant, comme le rire de Guillaume dans Le Lecteur, le réel parce qu’il brise le langage et son flux, et peut-être parce qu’il s’apparente au râle amoureux; le fragment-hache de silex, qui déchire le discours linguistique dans un
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geste plusieurs fois millénaire. Voilà trois données qui suggèrent combien l’esthétique de Quignard épouse sa poétique, et combien celle-ci est autant tributaire de son vécu que de l’épistémologie contemporaine. La fin de l’essai retourne tracer un portrait de La Bruyère en frère lecteur: ses notes de lecture fragmentaires deviennent de “pures attaques de prose intense” (68). Le passage vaut aussi pour ce qu’il permet d’entrevoir Quignard au travail, lisant, soliloquant et écrivant: Peu à peu le style de ce qu’il est en train de lire engage en lui une sorte de pose, ou d’allure, ou de démarche, ou de soudain et exigeant appétit qui lui font prendre la plume. Il note une remarque que porte déjà un souffle plus personnel, et qu’un désir inassouvi aussitôt reforme et prolonge. Il lui semble qu’il ajoute à ce qu’il emprunte ou à ce qu’il nie. Là il extirpe à tout hasard un tour ou une image dont il trouvera ailleurs l’usage. Il se fie par-dessus tout à cet effet d’entraînement, de légère fièvre, à cette cadence qui se saisissent de lui au contact des œuvres des autres. (GT: 67)
Cette spécularité culmine avec l’évocation de La Bruyère lisant près d’une fenêtre, auquel vient se superposer l’image de Quignard, dont les derniers mots ramènent à la lecture comme tension vers et attention au fonds, et par-delà au fond, du monde: “Je suis assis dans un fauteuil qui est très proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps” (71). Les deux lettrés sont liés dans une “communication” qui dure l’instant de la lecture d’une pensée, décrite comme organisme vivant. Le noétique s’exprime encore en termes physiologiques: “C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau” (70). Il semble ainsi que l’activité littéraire, s’effectuant dans la lecture puis dans l’écriture, ressortit à un contact qui dépasse l’intellect, à la quête d’une entente totale, au besoin d’un corps, à la faim d’une permanence perdue, à des instincts animaux millénaires. Le trait majeur du geste quignardien est la dynamique incessante de la présence et de l’absence. La lecture absente. L’écriture se fait dans la conscience aiguë de ce qu’elle n’est pas, dans le pressentiment obsessif de ce qu’elle ignore. Elle est nostalgie de présence pure, soliloque qui résonne de voix lues ou oubliées et qui méconnaît sa teneur. L’avant-dernier fragment de Le Lecteur insiste sur l’œuvre comme trouée de mystère: “[L]e témoignage le plus vérace ignore le plus de ce dont il témoigne” (147). Il est frappant qu’une formule analogue, trente ans plus tard, termine le Prière d’insérer des Écrits de l’Éphémère (2005).
Chapitre deux Petits traités et petits traités Les “traités” quignardiens constituent la partie de l’œuvre la plus caractéristique. Elle inclut les huit volumes intitulés Petits traités, parus en 1990, rédigés une dizaine d’années plus tôt. Elle comprend d’autres livres divisés en “traités”: Rhétorique spéculative (1995, six traités), et La Haine de la musique (1996, dix traités). Elle compte des traités épars: “Petit traité sur Méduse” dans Le Nom sur le bout de la langue (1993), “Traité sur Esprit” qui préface la réédition de La Fausseté des vertus humaines du janséniste Jacques Esprit (1996), le “Petit traité sur les anges” qui précède Le Démon de Socrate d’Apulée (1993). Quignard adopte, quelques années durant, la dénomination pour la plupart de ses entreprises non spécifiquement romanesques, l’abandonnant avec Vie secrète (1998). Ce dernier, et les cinq volumes de Dernier Royaume (2002 et 2004), poursuivent cependant la dilution des genres et l’écriture chaotique des petits traités, et leur ton, leur forme et leurs propos en dérivent, à tel point que Dominique Rabaté voit en ceux-ci “le mode dominant” de l’œuvre (2004: 78). On peut aussi considérer a posteriori comme “traités” des écrits qui, sans en porter le nom, s’y apparentent. Nous pensons à La Leçon de musique (1987), à la Postface à Blasons anatomiques du corps féminin (1982), à la Préface à Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs de Sénèque le Père (1992), à “Portraits crachés” précédant les Histoires d’amour du temps jadis traduites du japonais (1998). Les cinquante-six Petits traités jouent un rôle décisif dans la maturation de la voix littéraire quignardienne. L’écrivain y invente une forme ne ressemblant à aucune autre récente. S’y mettent en œuvre les composantes de sa poétique, tels que nous les avons décrites: l’attrait du fragment et des renouvellements discursifs qu’il permet; l’innovation formelle telle qu’il l’admirait chez La Bruyère; la lecture comme activité solitaire et absence à soi-même; l’écriture, affiliée à la lecture, comme mise au silence de la langue orale; le sentiment du perdu et de l’inconnaissable. Par leurs préoccupations et leur étrangeté générique, les Petits traités sont la pierre angulaire et le cœur dense d’une œuvre pour le moins éclatée. Ils en contiennent le premier butin dépareillé, le thésaurus. Ce qui sera développé sous forme de roman, de traité
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ultérieur ou autre forme y est présent, soit textuellement, soit sous forme ébauchée, lacunaire, naissante. Dans Vie secrète puis dans Dernier Royaume, Quignard, poussant plus loin encore l’hétérogénéité formelle, retourne à des fascinations, à des formulations, à des récits apparus vingt ans plus tôt. A la sortie de Les Ombres errantes, il décrit, avec l’imagerie animale qui lui est chère, le geste de ressassement dont les Petits traités sont l’amorce: J’épie, je guette, j’examine. Je tourne en rond comme un vautour autour du bout de vallée qui est le mien pour en examiner sans cesse le site […] Je n’ai jamais quitté ma vallée, je n’ai jamais cessé de tourner en rond. (EL02: 100)
C’est aux Petits traités et au mouvement qu’ils insufflent à l’œuvre que nous consacrons ce chapitre. 1. Nouveauté et ancienneté des traités D’après l’auteur, les Petits traités datent du temps de Carus, son premier roman, entre 1979 et 1981. Toutefois le texte publié chez Maeght (1990), puis en Folio, a subi des révisions. Quignard justifie ainsi l’organisation en huit tomes: Le projet de départ est celui de huit suites baroques, consacrées respectivement au silence, à la lettre, au livre, à la langue […], à la lecture coite, à l’oreille et à la fragmentation, au tribunal du temps. (Salgas: 17)
Au-delà de l’analogie musicale, qui trouvera un écho dans notre analyse, on remarque qu’il s’agit d’organiser une réflexion sur les composantes de la littérature dans ses relations à l’époque. Les Petits traités se présentent comme un mélange de textes à l’ordonnance et aux relations de prime abord arbitraires, à la disposition interne fragmentée, dont les thèmes varient, dont le flux discursif change fréquemment, sautant d’un sujet à l’autre, passant du récit à la méditation, de la discussion argumentée à l’introspection, de la parabole à l’exemplum, de la glose à l’aporie, et mélangeant les disciplines de savoir. Nous sommes loin de ce que le dictionnaire décrit comme “ouvrage didactique où l’on traite d’une manière systématique d’un sujet”. Il est évident, dès qu’on les ouvre, que ces “traités” détournent l’appellation moderne courante, maltraitant les attentes par leur peu de systématisme et de monodisciplinarité. Les Traités s’avèrent une forme inédite en ce qu’ils “mettent en avant l’identité du locuteur” (Blanckeman, 2004: 14) et que leur
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nouveauté est tissue d’ancien, dans un double souci de visibilité énonciative et généalogique qui s’occulte du conventionnel “traité”. La dénomination, en fait, est empruntée au théologien janséniste Pierre Nicole (1625-1695), et à ses Essais de morale, dont l’intitulé indique qu’ils sont “contenus en divers traités”, devisant par exemple “De la faiblesse de l’homme”, ou “De la soumission à la volonté de Dieu” (1755, I: 3-73). Le traité quignardien réfère à une forme appartenant à la généalogie de la littérature plus qu’à son présent, indiquant que le milieu privilégié de la réflexion sera la mémoire, que le livre est un “site transi d’histoire” (PT, I: 396): formes, auteurs, supports anciens de l’écrit, leurs substitutions et leurs “mutations insolites” (I: 110), y seront convoqués. Jean-Pierre Salgas distingue deux sortes de traités: ceux qui “rêvent l’anthropologie du lecteur et l’histoire du livre”, et ceux qui présentent des “vies brèves, à la manière de John Aubrey” (16261697) (17), autre modèle, non explicite celui-ci. Les “vies brèves” déploient une vaste galerie d’auteurs et en offrent de courts aperçus biographiques. Salgas dresse une liste comprenant Sei Shônagon, Martial, Le Fèvre de la Boderie, Hamon, Littré, Spinoza, Melle de Scudéry, Tchouang-tseu, Saint-Augustin. On pourrait y ajouter de plus courtes mentions de Nicole, Gorgias, Lao-tseu, Flaubert, Benveniste, Montaigne, Mallarmé, Freud sans atteindre l’exhaustivité, car on relève plus de trois cents noms d’auteurs dans l’ensemble. La classification de Salgas fait apparaître que la réflexion sur la littérature organise les huit volumes. Quignard y écrit, comme la Bruyère, l’effet de ses lectures. Il y examine les racines culturelles de notre civilisation du livre, pour relativiser son progrès, souligner sa fragilité et pressentir sa disparition imminente (PT, I: 328, 372; II: 141, 316). Les Petits traités dessinent aussi une justification anxieuse par l’auteur de sa destinée d’écrivain, ainsi qu’une genèse du geste d’écrire, et plus largement, du geste artistique, repensant l’ancien dont ils sont tissus selon une perspective particulière. Il y a, par exemple, une différence de propos et de ton entre les écrits moralistes et raisonnés de Nicole et ceux, passionnels et préoccupés d’art, de Quignard. S’ils dérobent l’habit religieux par une rhétorique qui rabaisse volontiers, jusqu’à l’humilier, le sujet contemporain et son “orgueil de conscience supérieure” (Rabaté, 2004: 79), ils déconstruisent aussi, on le verra, le discours moraliste. Quignard est conscient du paradoxe à combiner une influence janséniste avouée, visible dans “le refus du langage de cour, le sentiment du néant de tout, la haine du langage qui se ment à luimême”, avec la recherche d’une “langue pathétique”, proche des
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affects et ouvrant à l’intime du locuteur (Salgas: 18). Les Petits traités s’organisent sur de telles tensions paradoxales. Si effet didactique de “traité” il y a, il est ici scindé en deux mouvements qui tendent à invalider le didactisme: d’une part, non seulement une récusation de certains présupposés consensuels de la pensée moderne occidentale, close sur elle-même (PT, I: 248), oublieuse de ses strates inconscientes (I: 252) comme de ses archives, mais encore un déni de la toute-puissance de la pensée (I: 420), de l’antécédence de la raison sur la langue (I: 566); d’autre part, une spéculation dont la puissance affirmative s’efforce non à la vérité absolue mais à l’intuition de ses origines et de ce qui déborde son discours, à “l’essai impossible de dire” (I: 177). Autant que véhicule de mémoire et, partant, de savoir, le traité est aveu d’ignorance et discours du défaut. Ce défaut s’incarne d’abord dans le défaut de genre qu’ils revendiquent. Les genres littéraires existants marquent l’aboutissement d’une tradition historique conditionnée de l’extérieur par l’invention du livre et de l’imprimerie (I: 401), et dont Quignard critique le radotage (II: 433) et le conformisme (I: 134-135). Ils procèdent aussi d’attitudes de pouvoir, de constructions identitaires, de légitimations dont il s’agit de se préserver. Chaque forme constituée de discours suppose une posture d’énonciation, de différentiation codifiée (I: 488), par définition suspecte: “La pose induit la fonction. La fonction entraîne le genre. Tout pouvoir et tout état de fait divisent pour régner” (SOL: 55). Les catégories génériques reproduisent un redoutable surmoi social. On trouve là l’empreinte des travaux d’Émile Benveniste, pour qui l’écrivain professe à plusieurs reprise son admiration. Selon Benveniste, la langue engendre les catégories de pensée qui déterminent les “institutions reconstruites”. Non seulement les systèmes de représentation, dont les genres font partie, mais aussi les structures sociales sont organisés suivant des règles analogues à celles qui régissent les structures linguistiques (Milner). La langue et les postures de pensée qu’elle permet légitiment le groupe. Les genres, dans cette optique, procèdent de la volonté collective et vont à l’encontre de ce qu’effectuent, pour Quignard, la lecture, qui décompose “le composé social” (SOL: 71-72), et l’écriture, “décontextualisation extrême” du “langage associant” (SOL: 45). Il s’agit donc de réintroduire de l’ambivalence dans les genres, de les délier de leurs fins stéréotypées, puisque, d’abord, il “n’est pas de pensée authentique qui ne fasse éclater l’expression ou quelque forme de rationalité que ce soit” (RS: 112), et parce qu’ensuite l’ambivalence est constitutive du geste de parole et dérive de
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l’antagonisation et de la “non-synchronie” propre à la langue (PT, II: 493). C’est ce que l’auteur explique avoir fait avec les Petits traités: La seule chose que je cherche, c’est le non-genre qui permette l’intégration du noétique, de l’affectif, etc. Il n’y a pas de genre privilégié. (Salgas: 19)
Le souci d’une écriture sans justification générique transcendante débouche, plutôt que sur l’indifférenciation formelle, sur une riche hétérogénéité, sur la mise en relief des divers effets rhétoriques qui la compose. Le traité donne une importance cruciale au langage qu’il tient, à la signifiance de ses propres formes. Il rend d’abord visible sa langue, et manifeste une formidable ambivalence à son égard. 2. Les Petits traités et la langue Pour Lapeyre-Desmaison, l’œuvre quignardienne reflète avant tout “une attitude réflexive à l’égard de la langue et du langage” (2001: 21), et les Petits traités exemplifient une phase initiale où l’écrivain en ressent la tyrannie profonde (25). En effet, plus que tout autre ensemble de traités ultérieurs, les Petits traités révèlent un rapport antagonique avec la langue maternelle (voir les XXème, XIème, XXIIIème, XLIIIème et XLIIIème traités). Dès le IIIème traité, “Le Misologue”, Quignard enracine la poétique du fragment dans une méditation linguistique qui complète la réflexion d’Une gêne technique. Il pose d’abord l’impossibilité d’un métadiscours, d’une analyse auto-réflexive sur la langue, puisque cela oblige à en user: Quiconque s’appliquerait à considérer l’écrire quand il écrit, aussitôt sa main ne se dédoublerait pas, et l’écrire qu’il écrit qu’il écrit etc., à quelque puissance qu’il le mette, n’est qu’un écrire tout court […] (PT, I: 45)
De plus, “Le Misologue” disqualifie les différentes théories sur la langue: la langue n’exprime ni le monde, ni celui qui parle, pas plus qu’elle ne se réduit à un solipsisme (I: 60-61). L’acte d’écrire ne consiste pas à se dédoubler, il est même douteux qu’il permette de faire retour sur soi, car le soi est aussi, dans une large mesure, et comme l’affirmait déjà Benveniste, un effet de langue: Je ne suis pas sujet d’une expérience. A la fois par manque d’expérience et par défaut de moi. […] Nulle souveraineté alors. Ni capital dans le crâne. Aucun assujettissement et peu de biographie. Moi ? L’angle que font sur-le-champ cette peur et la langue. (PT, I: 46)
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La langue ne permet pas non plus d’avoir prise sur le réel, lui étant immanente: “C’est un bout de réel dans le réel, plus qu’un double” (I: 61). Elle a une existence propre qui fait que l’individu, “domestiqué”, “subjugué”, “sacrifié” (I: 51), se parle moins à travers elle qu’elle ne se parle en lui (ce que réaffirme douloureusement le XIème traité “La Bibliothèque”). Elle véhicule une puissance sombre, anorganique, désastreuse (I: 495). C’est elle qui, alors que l’humain ignore sa nature, a prise sur lui, sur sa pensée comme sur son corps qu’elle investit et dont elle fait une “fiction matérielle […] sur le patron de son fantôme” (I: 51), si bien qu’il “n’y a à peu près plus rien que de la langue acquise et sociale qui monte du fond de nous” (SOL: 60). On aura reconnu une notion structuraliste, métaphorisée en entité néfaste, et combinée avec la notion lacanienne de césure interiorisée. Celui qui écrit se trouve, vis-à-vis de la langue orale héritée, un peu comme, pour Lévi-Strauss, celui qui recourt aux mythes, vis-à-vis du réel: aux prises avec un continu, un chaos palpitant qui l’habite: “La stupeur incessante. Nul ne peut faire le départ entre l’autonomie de la médiation qu’il utilise et la dépendance où elle le plonge” (PT, I: 61). L’écrivain se bat et se débat contre sa langue. Il faut “connaître l’arme pour mieux la retourner” (I: 50). Figurativement, il s’agit de découper le “rets” linguistique avec une “petite hache” (I: 47), qui évoque le stylus; d’instaurer du discontinu dans le continu, de désorganiser l’organisme intrus, de “désarticuler le sur-articulé” (I: 50), présence en soi qui instaure à une identité fictionnelle, à l’absence perpétuelle à soi-même: “Démanteler […] le sol insupportable […] Sacrifier le sacrifice” (I: 50). Écrire consiste d’abord en une destruction. Il s’agit de “désoler”, de retourner le terrain sur lequel on est bâti. Il s’agit, aidé par la lecture qui déjà “dérègle” la parole orale et ses effets en les décontextualisant, de redoubler la domestication, d’en multiplier les “nœuds”, et d’ainsi les desserrer et d’user la langue (I: 51-52). Écrire consiste à marquer sa singularité en désordonnant. Déstabiliser les représentations devient l’indice d’une présence, la trace d’un passage qui sinon resterait peut-être invisible. La destruction de la langue consiste avant tout en la mise au silence de la langue orale qu’effectue l’écrit, qui témoigne de la plus grande détestation possible et permet le plus ample sacrifice (I: 54): Seul l’écrit en regard de la voix […] peut parvenir à une autodestruction aussi matérielle et aussi effective: mettant à mal les prestiges fallacieux et si exaltants accordés au langage […] étendant cette détérioration à l’ensemble des groupes syntaxiques, jusqu’au moindre des signes mis à contribution, jusqu’à la matière même dont l’énoncé n’est qu’un effet parmi d’autres […] (PT, I: 55)
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Se méfiant du sens advenu par le discours et extirpé de lui comme vérité, celui qui écrit est un “misologue”, un sage malheureux qui, au contraire de Socrate, hait les logoi, et qui se rapproche des sophistes pour lesquels “tout est vrai, tout est faux” (I: 53), tout n’est que maniement rhétorique. “Le Misologue” en arrive à la tautologie apparente qu’écrire est “étroitement parler en se taisant” (I: 56). L’écrit est, littéralement, de la langue en lambeaux, soigneusement découpée, dégagée de la loi dialogique (I: 55), livrée au soliloque, une “fission de l’oral” (I: 523). Sortie de son contexte interlocutoire, la langue ne peut exister que sur le mode partiel de l’amputé. Et, puisque sa réception est différée par la lecture, elle ne peut prétendre à aucun continu. C’est un réflexe de sauvegarde que ce désenchevêtrement, qui s’applique aussi bien à la phrase qu’à l’œuvre : [I]l est vraisemblable que la forme de l’œuvre consiste tout d’abord […] en cela dont elle se détourne, dont elle s’acharne à se défaire, qu’impérieusement il lui faut tourner, immoler pour que son cours progresse. (PT, I: 47)
Le souci de l’écrivain, son “soin”, consiste non à maîtriser la langue (I: 62), mais à la mettre “en péril” (I: 49), à la pousser jusqu’à la défaillance, “moins dans le vœu de se l’approprier qu’au travers d’elle se déshériter à jamais” (I: 63), de se déposséder d’un héritage qu’elle porte en elle et jusque dans celui qui la parle. Car la langue charrie une mémoire ancienne, étymologique: Je ne lis que le français, c’est-à-dire, aussi, le latin et le grec […] Comme le hasard a fait que je naisse dans cette langue plus empesée que d’autres de l’histoire qui la porte […] seuls les récits de la langue […] auxquels s’échangent sans reste ce roman de moi (cette tentative de m’approcher d’elle) contraignent à ces morts. Tradition, traduction où cette langue sans cesse est reconduite, traduite en elle-même et, à proportion d’en user plus librement, démesurément asservit. (PT, I: 49)
Écrire ne peut prétendre à l’originalité, terme que Quignard utilise en jouant sur sa polysémie: l’écrivain a “la haine de qui est original” car d’une part l’“origine est absente”, recouverte par le langage, exclue à jamais de l’identité, comme l’a soutenu Lacan, l’originaire étant justement “le moins personnel” puisqu’il est commun à l’espèce; et car, d’autre part, chercher à être personnel ramène au “commun” trivial et ressassant de notre époque (I: 59). L’écrivain écrit donc asservi à sa mémoire culturelle, qui est celle de la langue:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Pas une ligne dont l’origine ne soit en elle-même, ni dans la main qui la trace. Ni dans la tête (qui, aussi bien, la plupart du temps, s’en souvient, ou s’en est souvenue). (PT, I: 48)
Nous sommes écrits par notre langue et nos lectures (I: 324), comme l’affirmait déjà Le Lecteur. Écrire consiste à piller l’héritage, à le dépecer, pour en régurgiter des éléments disparates: “Qui n’écrirait jamais: un vrai livre mort. Écrire défait des livres comme lire les sacrifie” (I: 51). Ainsi le “lettré est l’enfant du vieux” (I: 66). Il ne fait du neuf qu’avec de l’ancien. “Le Misologue” décrit comment s’opère la mise en péril, le geste de “ruiner l’édifice” (I: 54) de la langue. C’est une “érudition de l’état de délabrement des ruines” (I: 50), où érudition signifie à la fois recensement du savoir et geste de rendre plus rude. Le soin destructeur s’attache en premier lieu à retrouver une rudesse linguistique, un laconisme suggérant plus qu’il ne dit (PT, I: 64-65). D’autre part, et selon la remarque de Quignard à Frédéric Ferney (“Je voudrais m’é-rudir, m’arracher pour recouvrer une part du jaillissement originel”), il s’agit de préserver le surgissement de l’écriture advenant par succession d’élans, qui l’apparente à une activité instinctive, pulsionnelle et physiologique: Pas de but. Pas de stratégie. De conscience. Épouser au plus près les mouvements qui le traversent […] Le rythme naît de l’angle formé par les mouvements tout à coup entrecroisés […] (PT, I: 58)
Plus loin, “Le Misologue” suggère que le jaillissement, loin d’être un compte rendu sur une quelconque identité qui, comme l’énoncé, n’est qu’un effet parmi d’autres, échappe à celle-ci : Pas de soi et ne cessant de défaillir, de temps à autre des mouvements divers nous dressent un peu dans l’air, peut-être sonnent, sans cesse s’adresse en nous un principe autre. Et je est hors d’état. (PT, I: 72)
La confiance accordée à l’élan premier de l’écriture se justifie par la conviction qu’il s’ancre dans l’affect, c’est-à-dire dans l’inconscient et le corps, non dans la langue et le soi construit, et qu’il porte ainsi l’empreinte du réel alinguistique. Là où le “surprenant agissement d’écrire” s’avère inanalysable, “inintelligible”, mystérieux (I: 72), le préserver au plus près de ce qu’il fut, le laisser agir, permet que s’y ressente une présence différée, de manière plus sensible (signifiante) qu’intelligible (signifiée), ouvrant à la mémoire oubliée corporelle:
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Il tenta en écrivant des livres de recouvrer un plaisir immédiat de langue (une lallation muette), de ‘retourner’ l’écho d’une voix entendue dans l’enfance (dont il rêvait qu’il l’avait entendue chanter près de son corps, le long de son corps, de sa chambre d’enfant). Il tâche à reproduire les conditions de sa venue, à épouser le rythme le plus propre à l’émouvoir, nourrissant l’illusion vaine alors d’une langue sans empire […] qui parlât de désir, et à la simple prononciation de laquelle le corps se crût capable de songer seulement à l’idée d’en jouir. (PT, I: 66-67)
C’est dire ce que l’attaque, le “spasme” fragmentaire (I: 45), véhicule de mémoire maternelle et originaire. Le son, le rythme des mots, leur ton, arrivant entre les silences séparant chaque fragment, émanent de la part perdue, de la période qui précède le langage, constituant la seule possible “originalité” du discours. Le jaillissement engendre un “récit” qui l’épuise, car il sécrète du langage qui nomme et se prend à faire sens, s’interposant et interdisant le recouvrement originel entrevu ci-dessus: “Le sens n’est pas ce qu’il signifie mais il y a du sens: des écrans, des simulacres, des engorgements” (I: 185). Quant au réel, c’est le “référent indicible” (I: 485), “l’objet inaccessible” (II: 36), car asème (I: 575). L’écriture ne peut constituer qu’un “rêve de rêve” (I: 67). L’élan de recouvrer la terre sous le monde revit la séparation initiale plus qu’elle ne la dissipe. Toutefois, il a le mérite de faire décoller le scripteur d’avec la langue et le moi, de rendre visible la fiction du sujet: Il ne s’individue pas. Il déjoue l’assujettissement. Celui qui écrit s’étête, se sépare, dessaisi au mouvement plus nu et anonyme qui le fait. Dans sa langue: terré. Il se terre absolument, moins dans un défaut de monde que dans la haine de l’unité à laquelle chaque monde prétend, moins dans le défaut du monde que dans le souvenir de la variété des fictions auxquelles le monde s’échange dans le temps. (PT, I: 62)
De plus, la terre et ses attributs, “l’alogie, l’acosmie premières”, l’animalité manifestée dans les instincts et affects primaires (faim, désir, souffrance, peur), et relayée par d’autres plus “civilisés” (le besoin de pouvoir ou de reconnaissance, la curiosité), peuvent trouer la langue (I: 572), dont le “gel symbolique se craquelle” alors (II: 81). Il existe donc peut-être une manière indirecte de traiter du réel. Refus du sujet, refus du système, mémoire des récits du monde: le traité fragmentaire érige ses ruines en grande partie dans la résistance au monde-mirage-de-langue et dans la conscience simultanée du défaut perpétuel de terre (voir chapitre un). Il demeure en tension entre ce qu’il s’efforce de ne pas être et l’altérité qu’il pressent comme le précédant sans retour, entre ce qu’il récuse et le secret inaccessible
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dont il se sait indiquer la faim. Ce creux abysmal entre représentation et réel, ainsi que l’effroi que suscite l’affrontement à la langue, deviennent l’indice d’une reconnaissance dans les livres lus: Les plus beaux livres font douter des intentions qui les ont animés. La beauté ou la solidité de leur matière renvoie à un soin que la beauté ne justifie pas. Elle désigne avec le doigt des trous, des fragilités, des esseulements et des peurs – quelque chose qui a été fui plutôt qu’assouvi. (PT, I: 282)
La littérature, selon le traité quignardien, suppose donc un ancrage paradoxal, affectif, animal, de l’écriture qui se devine dans le non-dit, dans la trace d’une présence brute, qui s’éprouve en supplément connotatif et allusif de l’écrit. Le fragment sauvegarde une trace naturelle, un “reste lumineux de bave” sur le bord de sa coquille (I: 170). Il se justifie par l’empreinte de la nature dans la culture. La discontinuité selon laquelle les Petits traités s’organisent en une profusion hétérogène et fragmentaire ne fait d’ailleurs que reproduire celle à l’œuvre dans la nature: “Nous sommes des fragments du règne du vivant” fait dire à Spinoza le IIe traité (I: 39). L’attachement à préserver de manière sensible l’ancrage naturel du fragment rappelle l’ambition structuraliste de faire émerger dans l’esprit un modèle qui serait déjà dans le corps (Lévi-Strauss: 619). Si, pour Lévi-Strauss, “le mythe tourne résolument le dos au continu pour découper et désarticuler le monde” (607), écrire effectue, ici, un geste analogue vis-à-vis de la langue. Quignard “mythifie” la langue, ce que donnent à lire “Le Misologue” et d’autres traités par sa figuration en être vivant. Lapeyre-Desmaison a documenté l’intervention de la figure, et le détour par la narrativisation, comme “tentative de dire l’indicible langue” (2001: 25). Selon elle, la tension fondatrice “entre pure négativité et élaboration mythique” (29), explique de geste de l’œuvre et légitime le détour par les contes, récits et romans. Mais il est un autre geste, imposé par le vécu, et renvoyant à une autre forme de présence de l’absence, qui semble aussi fondateur, en ce qui concerne les Petits traités. 3. L’expérience du deuil Les Petits traités se placent sous le signe de l’ami disparu, le peintre Louis Cordesse. Le deuil leur donne leur impulsion initiale, ainsi qu’une part de leur véhémence et de leur mélancolie, d’autant que tout deuil ravive ceux qui l’ont précédé et devient “une épouvantable cascade ruisselante” (II: 106). Le deuil, épreuve
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universellement singulière, permet de comprendre comment les traités s’organisent. D’une part, le deuil revalorise l’affectivité au détriment de la pensée rationnelle et du propos mesuré. Par la colère et le chagrin, il réinstaure l’angoisse de la mort et le désir de vie à une place primordiale que l’existence sociale s’efforce d’occulter. Dans les Petits traités s’opère une dévaluation du discours conceptuel et pseudo-objectif au profit d’une affectivité omniprésente. La charge affective exacerbée par le deuil insuffle une connaissance non balisée par les savoirs, non traduite par la langue, qui, par son sens du perdu, résonne avec les différentes mémoires que la méditation met en jeu. Elle préside à la confrontation avec ce que le traité récuse et dont il se détourne: elle éprouve l’emprise de la langue, relativise la pensée, la personne, la tradition, la civilisation. Elle contribue à dévaluer le présent de la parole. Elle revendique l’absence comme espace de présence pour l’écrit. Les traités généralisent le deuil. D’autre part, comme le remarque Lévi-Strauss, la prise de conscience qu’il n’est pas loisible à l’humain de choisir entre l’être et le non-être est fondamentale et génératrice: ce heurt de deux évidences contradictoires “met sa pensée en branle” (621). Le sentiment de néant sert d’arrière-pensée aux Petits traités, comme un pôle dont l’autre borne est le vivant, tous deux aussi alinguistiques, alogiques, asymboliques, infigurables l’un que l’autre. Être et nonêtre, réel et néant, naissance et mort (PT, II: 80), constituent les deux butées contre lesquelles se brise pareillement le sens énoncé par la langue, lui étant irreprésentables à tel point qu’ils se rejoignent dans la notion de “rien” (I: 225, 247, 585). Le rien, c’est l’indescriptible, “là où bat de façon lancinante le ‘ce n’est pas’ et le ‘c’est’” (II: 78). Une série d’oppositions binaires, engendrées par l’appréhension de l’être et du non-être sans possibilité de représentation, et sécrétées comme par résonance analogique, organisent l’intrication des mémoires culturelle, personnelle, anthropologique: le noétique et l’affectif, le sujet et l’objet, le savoir et l’inconnu, l’acquis et le perdu, le singulier et le général, la nature et la culture, le visible et l’invisible, la parole et le silence. Ces oppositions apparemment irréductibles, les traités en outrepassent les frontières, en une sorte de perpétuation du battement fondamental entre être et non-être, et tel qu’il se subsume dans celui entre le rien et le sens. Si le sentiment du perdu invalide d’avance tout savoir qui tente d’imposer un sens à l’insensé, il n’empêche pas le besoin de spéculer, de chercher au-delà, d’envisager l’inconnu. Au contraire, il l’exacerbe. De même, s’il fait ressentir la langue comme inadéquate, il ne tue pas la voix, étranglant les mots mais rendant audible l’émotion.
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Les Petits traités, et les traités qui les suivent, se déploient dans cet espace ouvert par la perte à la spéculation, à la voix étranglée, à la “gorge égorgée” de l’écriture (XXIIIème traité). L’affectif y affleure, non comme abus de subjectivité, celle-ci étant disqualifiée, mais comme garant de fidélité à l’impulsion qui propulse la quête. Dans les Petits traités, pour la première fois dans l’œuvre, se donne à lire le geste de mémoire, récapitulatif qui consiste à refaire “le parcours à zéro […] à partir de l’origine” (EL: 32), à invoquer un certain nombre de discours sur l’humain, à les confronter au savoir intuitif et douloureux du vécu, en une sorte non d’archéologie mais d’“archéo-pathie”, selon le terme de Dominique Viart (2004: 30), et à faire sentir qu’aucun n’épuise l’absence; à évoquer, aussi, des frères humains disparus, à “faire parler ceux qui sont sans voix” (PT, II: 138), dans un geste orphique qui deviendra caractéristique de l’œuvre, “à fouiller dans la saleté, à remonter de grands fantômes des rives des morts” (Salgas: 18), fantômes eux-mêmes endeuillés, comme l’auteur, par l’après et le poids culturel: Tous sont des solitaires […] Tous également appartiennent à des civilisations qui ne s’imaginent pas à la source, qui se savent en dernier, des civilisations de tradition, qui se transmettent un savoir déjà très âgé, qui ne sont ni originaires ni eschatologiques. Je me sens moi aussi passeur dans ce court passage, de vies. (Salgas: 18)
Pour mieux comprendre ce que Quignard entend par ce mot de passage, il importe d’examiner un traité particulier. 4. Analyse de “Traité sur Cordesse” Le premier traité éclaire la création des volumes qui suivent et s’avère emblématique des Petits traités comme eux-mêmes sont un fragment éclaté où l’œuvre se reflète. Autobiographique de prime abord, il expose comment est née l’idée des Traités, les circonstances de leur gestation, et leur première publication. Quignard relate le projet, fruit de son amitié avec Louis Cordesse, de huit tomes mêlés de gravures, en partie réalisé lors d’une première rédaction à la fin des années soixante-dix; puis la prise de distance pour divergences intellectuelles, la mort de l’ami, en même temps que l’affirmation et la poursuite de sa propre passion d’écrire. Quignard instaure d’emblée le geste général des Traités, en situant le discours dans une méditation qui dépasse le récit factuel, et qui exemplifie le mode cumulatif, associatif et tournoyant d’un traité. D’une part le texte reprend souvent un fil de pensée interrompu,
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amplifie une notion esquissée plus tôt; de l’autre, il ne cesse d’ouvrir des voies de réflexion, faisant béer autant de trappes sous le lecteur, élargissant vite le contexte jusqu’à une réévaluation de l’humain. L’effet est vertigineux, par l’écriture à la fois élégiaque, savante et impulsive, et par l’entrecroisement de mémoires qui s’y lit. Dans ses vingt fragments, “sur Cordesse” récuse, plus ou moins ouvertement, certaines notions et en affirme d’autres, brassant, au sein de l’espace littéraire, plusieurs champs de savoir: Histoire, religion, linguistique, paléontologie, psychanalyse. On est frappé de la fragmentation du flux discursif, juxtaposant des propos sans lien manifeste de continuité. Paradoxalement, l’incohésion n’engendre pas l’incohérence, mais pointe vers un non-dit suggéré par défaut. L’accumulation s’effectue sur un ton brusque, empreinte textuelle d’une affectivité meurtrie par le deuil et d’une brutalité naturelle de l’auteur donnée comme garante, non de vérité, mais de sincérité, de fidélité à une émotion, d’un rapport de l’écriture au réel qui passe par l’énergie vitale. Dès le 1er fragment s’instaure un flux entre souvenirs personnels et méditations à caractère universel, ancrées dans la mémoire littéraire et culturelle. Ce sont d’abord des propos mélancoliques, sur le temps qui passe et l’amitié qui convoquent une référence à Tacite: Tous les matins du monde sont sans retour. Et les amis. Tacite dit qu’il n’y a qu’un tombeau: le cœur de l’ami. Il dit que la mémoire n’est pas un sépulcre mais une arrestation dans le passé simple. Cette arrestation veille; elle guette et interdit le retour. Il dit que le séjour où résident ceux qu’on a aimés n’est pas l’enfer; que la douleur où s’anéantit l’âme qui aime n’est pas un séjour mais une rage; que sur l’image de cire n’ont été portés qu’un âge et une expression Seul l’ami […] blessé par l’abandon, mais point désorganisé par la souffrance, peut conserver la trace du son et du flux où se distribuait la voix. (PT, I: 13)
Le vécu fait irruption sans transition par l’évocation de Cordesse: “Je l’avais rencontré rue Montorgueil chez Gisèle Celan devant une longue table brune” (I: 14). Le traité reviendra plus loin au récit autobiographique, se partageant entre souvenirs de l’ami disparu, et souvenirs épars et plus lointains de l’enfance ouvrant à la mémoire intime (I: 16, 21-22). Mais entretemps, on assiste à un déchaînement de méditations existentielles, littéraires, esthétiques, parentes les unes des autres. La réflexion sur le scandale du deuil de l’ami se double, dès le 2ème fragment, d’autres sur l’injustice de la postérité, et sur la nature linguistique de la mémoire:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde La notion de postérité est indistincte d’une vendetta qui s’acharne. […] Ces régions diverses du temps qu’on a vécu sont curieusement plus dédiées à des lettres de noms qu’à des parties de corps. (PT, I: 14)
Celles-ci sont prolongées dans le 4ème fragment par l’idée du flux inexorable du temps et de la vie, qui reprend et amplifie l’incipit: “Autant en emporte le vent dans sa fuite, les femmes dans leurs eaux, les neiges dans les mers” (I: 16). Le 5ème fragment revient au souvenir de Cordesse, pour lier la naissance des Traités à Pierre Nicole, dont une brève présentation amplifie les motifs de l’amitié et de la postérité injuste: Je venais de le découvrir. Il a écrit des essais qui ont la même précision que les préfaces que composa Racine. Ils s’aimaient. Il avait été son professeur de latin. L’histoire n’a pas retenu son nom mais la mémoire additionne, chez les vivants, la haine et la peur; chez les régents de collège, la fainéantise et la perte de la culture; chez les ministres de la police, de la religion, de la guerre, elle additionne interdiction, censure, bûcher et trophées de victoires. (I: 17)
Ce fragment continue, en écho au 2ème, à associer mémoire personnelle et culturelle, et révèle en celle-ci ce que l’auteur perçoit manifestement comme le scandale de l’oubli: Racine appartient à la littérature, quand Nicole demeure méconnu. En récusant l’Histoire comme récit exclusif, idéologique, Quignard annonce la préoccupation majeure des Petits traités: s’intéresser au rejeté de la recension culturelle, et plus largement, se passionner pour le perdu. Les 6ème et 7ème fragments évoquent la vie et les écrits de Nicole, et, citant ceux-ci, poursuivent la méditation sur le temps, pour s’achever sur le thème de la mort. Dans le 8ème, c’est sur la notion problématique d’identité que se fixe brièvement le tournoiement méditatif: “Je n’ai l’usage de rien. A quoi je sers ? Je ne sais pas à quoi je sers” (I: 21), avant de revenir à l’amitié pour une partie du 10ème (I: 23). A la fin du traité, méditation et narration, culturel et personnel se rejoignent en un récit de rédaction des Traités qui médite sur leur désordre constitutif, sur la passion pour l’écriture et son origine dans une impulsion corporelle (I: 28-33). Voilà donc l’une des dynamiques de “sur Cordesse”: un discours méditatif à teneur universelle sur la précarité de toutes choses et sur la perte se nourrit d’éléments autobiographiques et intimes et de la mémoire littéraire, entretenant la prolifération associative d’objets de réflexion. Ceux-ci confèrent, par leur nature et leur enchaînement incessant, une ampleur et une résonance croissantes à l’ensemble, pour mener à l’affirmation de l’écriture comme règle de vie.
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On songe à Montaigne. Cette entrée en matière rappelle les Essais, autre “livre du deuil” au destinataire aboli, l’ami Étienne de la Boétie dont le décès en “constitue la donnée essentielle à partir de laquelle l’auteur s’affirme écrivain” (Garavini). Comme leur “marqueterie mal jointe”, le discours alterne narration et méditation, souvenirs, introspection, citations et exempla. “Sur Cordesse” manifeste ainsi le battement quignardien entre références explicites et implicites. Quoique Nicole soit revendiqué pour modèle, il se produit un écho de Montaigne, accru par le réflexe citationnel et intertextuel qui s’avère parent de son geste. Les méditations gigognes du traité sont en effet alimentées par des mentions d’écrivains et d’artistes et des citations, convoquant un patrimoine culturel qui va de l’Antiquité aux contemporains, avec une prédominance des Romains et du XVIIe siècle, et incluant des éléments moins canoniques. C’est Tacite dès le 1er fragment. Dans le 2ème, figure une citation de Sénèque du Dialogue De Breuitate Uitae (“De la brièveté de la vie”, 4, 10), dont Quignard ne nomme pas l’auteur, et dont il emprunte la traduction à Nicole (1755, 2: 335-368). Dans le 3ème fragment commence l’évocation de Nicole, qui se poursuit dans les 5ème, 6ème, et 7ème, et auquel le traité se référera périodiquement (10ème, 16ème, 19ème fragments). Le 7ème fragment évoque, en outre, Stendhal et Jacques Réda, et le 19ème, le poète latin Horace. Le 20ème mentionne Saint Jérôme (lui aussi Romain), et cite son portrait d’Asella sans identifier la source, qui est la lettre 24 à Marcella. Hormis Cordesse, dont les dessins et la technique sont décrits, le traité en appelle à Rembrandt et à Philippe de Champaigne, peintres du XVIIe siècle (7ème, 9ème et 15ème fragments). Le lecteur est aussi renvoyé à des œuvres excentriques au canon occidental traditionnel: la tradition narrative orale et la littérature enfantine, avec la mention du conte de Cendrillon (PT, I: 29), la poésie païenne scandinave du tournant du premier millénaire, avec la mention des scaldes (I: 25) et du Norvégien Thorolfr (I: 29), et la littérature japonaise, par une allusion à la pièce nô “Le Tambour de soie” (I: 32), attribuée à Seami (1363-1441). Le traité s’ouvre ainsi à une vaste mémoire qui déborde l’histoire littéraire et la conscience européenne conventionnelles pour ouvrir sur l’oublié ou l’ignoré. Aux mentions de personnalités culturelles, le traité mélange celles des intimes et connaissances de Quignard et de Cordesse (I: 14-15, 20, 31). Le côtoiement de noms relevant tantôt de la biographie, tantôt de l’histoire littéraire, produit un effet d’indistinction, accru par la mention de Jacques Réda, ami de l’auteur et écrivain reconnu, mentionné non pour son œuvre, mais parce qu’il partage une phobie
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avec Nicole (I: 18). L’anecdote soude les deux groupes. L’auteur semble évoluer au milieu de vivants et de morts avec qui il aurait commerce égal. Le traité confond les fonds personnel et culturel, “outrepasse” l’hétérogénéité des deux séries et les homogénéise, pour reprendre les termes de Michel Deguy (56). L’effet s’accroît par la manière dont Quignard parle d’auteurs et d’artistes morts. Il résume Tacite au présent, l’appelle par son nom latin et le décrit dans son cadre temporel et géographique (PT, I: 13), le figurant en une vision qui rappelle le portrait de la Bruyère en double écrivain. Il donne sur Nicole des détails qui l’incarnent physiquement et l’insèrent dans son propre récit autobiographique: “J’avais une propension aux crises phobiques dignes de celles dont souffrait Pierre Nicole en 1650” (I: 15). Enfin, il nomme des morts illustres en changeant la dénomination que la postérité a retenue, donnant le nom d’état civil et la contrée d’origine pour Stendhal, “Marie-Henri Beyle, grenoblois” (I: 18), le nom entier pour Rembrandt van Rijn (I: 23), une apostrophe pour “M. de Champaigne” (I: 27), et, pour Saint Jérôme, le nom laïque plutôt que celui conféré a posteriori par l’Église (I: 32); comme s’il s’éprouvait leur contemporain et leur proche, comme s’il pleurait ces disparus comme il pleure Cordesse. Le degré de connaissance livresque devient indice d’une relation personnelle et familière. Par l’intimité établie, Quignard brouille la frontière entre passé et présent, impliquant une permanence, une anhistoricité qui sera récurrente dans les Petits traités, et nourrira la réflexion sur le temps et l’Histoire que ceux-ci commencent à organiser: Le temps n’a pas de direction, comme il n’a pas de mesure. Les choses anciennes se touchent en moi. La communauté des vivants et des morts. La communauté des temps qui libère de façon inouïe. (Salgas: 18)
La transgression permet au traité de se maintenir dans un espace paradoxal, celui de la présence de l’absence, l’écrit se situant, pour Quignard, “dans un autre temps que la parole elle-même, vouée au présent” (RS: 57), parce que nous “sommes anachroniques” (II: 174). Présentifiant les morts, l’auteur se mêle à eux, affirmant une parenté de vocation qui fait de lui l’incarnation d’une figure ancestrale, celle de l’écrivain, du scribe, du clerc (les XVIème et XVIIème traités évoquent de telles figures). Autoportrait et mémoire littéraire exacerbée se fondent en une saisie qui les dépassent, récusant le soi et la temporalité conventionnels qui président d’habitude au propos autobiographique et historique. Se recouvre ainsi une charge anachronique d’invariance anonyme, une filiation d’êtres aux prises
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avec la langue, comme un legs muet qui serait en même temps la part la plus singulière de celui qui écrit. L’usage de la citation participe d’un anachronisme analogue. Quignard médite ce point dans le IXe traité, “Les Langues et la mort”, selon une perspective archaïque caractéristique: Toute citation est – en vieille rhétorique – une éthopée: c’est faire parler l’absent. S’effacer devant le mort. Mais aussi bien l’insistant rituel selon lequel on mangeait le corps des morts, ou celui du dieu. Sacrifice pour s’en préserver, pour contenir ce pouvoir en le découpant en morceaux et en l’ingérant pour partie. (PT, I: 173)
Citer, c’est à la fois donner présence à l’absence, ouvrir au vertige de la mémoire, et s’incorporer une force vivace, assurant la transmission d’une puissance dont l’origine se perd. C’est transgresser les limites spatio-temporelles du soi, instaurer commerce avec l’altérité sans pour autant l’épuiser ni s’y dissoudre. Car la saisie citationnelle décontextualise, et peut distordre, voire halluciner le sens. Quignard cite Tacite, Sénèque, Horace, Nicole, Thorolfr, Saint Jérôme, mais rapporte la plupart des citations au style indirect, intégrées à sa méditation, interprétées, amplifiées par son imaginaire, orientées par son geste. Prenons l’incipit. Selon Rémy Poignault, concernant une mention analogue dans Rhétorique spéculative (RS: 74), la source se trouve à la fin du De Agricola, le portrait du beau-père de Tacite, qui s’abandonne rarement ailleurs à des considérations intimes (Poignault: 169). Tacite écrit: [L]es représentations [des visages des hommes] sont périssables. L’image de l’esprit, elle, est éternelle. On ne peut la posséder en la restituant dans une matière étrangère, façonnée par autrui, mais seulement par sa propre manière de vivre. Tout ce qu’Agricola a fait aimer, tout ce qu’il nous a fait admirer, demeure et est appelé à demeurer éternellement dans les cœurs des hommes grâce à la réputation de ses exploits. (Tacite: XLVI.4)
Il suffit de relire le 1er fragment de “sur Cordesse” pour mesurer l’ampleur de ce que Poignault nomme “extrapolation” (158), une amplification poétique où se déploient des notions quignardiennes, comme celui de l’énergie vitale sur laquelle finira le traité, et où se greffe le chagrin de l’écrivain quant à l’ami disparu. Quignard fait dire à Tacite ce que celui-ci ne dit pas, mais qu’il l’imagine taire, fondant sa voix à la sienne pour révéler un secret inédit. Les citations textuelles relèvent du même geste à la fois fusionnel et métamorphosant. Celle de Sénèque est, on l’a vu, une citation de
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Nicole commentant Sénèque, d’ailleurs pour critiquer le vide de son discours et lui refuser le droit, en tant que philosophe et païen, de parler du passé: “Le passé est une partie de notre vie qui est comme consacrée. Pars nostri temporis sacra et dedicata” (I: 14). C’est à la fois Sénèque et Nicole dont Quignard emprunte les voix. Dans les 6ème et 7ème fragments figurent trois citations directes des Essais de morale. Voici la première: “Nous sommes comme des oiseaux qui sont en l’air, mais qui ne peuvent demeurer sans mouvement, parce que leur appui n’est pas solide” (I: 17). Elle provient du chapitre “Considérations sur la vanité des appuis que l’âme se fait pour se soutenir” (1755, 1: 56-57). Nicole, par cette comparaison, donne à visualiser la vanité des entreprises et plaisirs humains qui ne sont que “divertissements”. Il écrit quelques lignes en amont et en aval: On est porté par les occupations qui amusent, par les espérances que l’on nourrit, par les desseins que l’on forme, par les ouvrages que l’on entreprend […] Non seulement nous avons besoin continuellement de ces vains soutiens, mais notre faiblesse est si grande, qu’ils ne sont pas capables de nous soutenir longtemps [… l’âme] tend par son propre poids au découragement et au désespoir. (Nicole, 1755, 1: 55-56, 58).
Seule la mort, selon Nicole, oblige l’âme à contempler son propre malheur, dans la perspective d’une rédemption divine. Chez Quignard, le propos sur la vanité prend une autre nuance. Coupé du contexte théologique, venant après le 4ème fragment illustrant le flot inexorable du temps, et le 5ème qui dénonce l’imposture de la postérité, il souligne davantage l’idée de néant, quand Nicole montrait le besoin qu’a l’âme de Dieu. Cet “appui” fragile semble ici ouvrir sur le “Je suis sans personne au fond de moi” (I: 46), sur l’à-pic vertigineux de l’humain, l’abîme occulté par la fiction du sujet et des représentations, celui que Quignard explore. La citation suivante de Nicole décrit, justement, un abîme: Le passé est un abyme sans fond qui engloutit toutes les choses passagères; et l’avenir est un autre qui nous est impénétrable. L’un de ces abymes s’écoule continuellement dans l’autre. Nous sentons l’écoulement de l’avenir dans le passé et c’est ce qui fait le présent, comme le présent fait toute notre vie. (PT, I: 17-18)
Cet extrait accentue l’effet de néant de la citation précédente, et fait écho au flux temporel inexorable décrit dans le 4ème fragment. Toutefois il provient d’un chapitre où Nicole soutient que “la
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soumission qu’on doit [à Dieu], s’accorde avec la pénitence, le zèle, la compassion, la prévoyance” (1755, 1: 128), Dans le 7ème fragment, la longue citation comparant la mort d’un homme au brusque réveil, à la clarté du jour dans sa chambre, de serpents endormis qui le piquent (I: 19-20), est extraite du traité “Sur les quatre dernières fins de l’homme” (Nicole, 1755, 4: 106-107). Cependant, Quignard particularise son contenu moraliste. Nicole, parlant du rigoureux jugement qui attend les chrétiens à leur mort, s’étonne que “personne [ne soit] touché” de ce fait pour lui universel (105), et entend le faire visualiser: “[I]l est bon de concevoir quelquefois ces vérités si terribles en elles-mêmes, par quelques images qui les rendent plus sensibles” (106). Il développe alors l’hypotypose saisissante des serpents. Or, selon Quignard, le janséniste “avait décrit sa mort dans ces lignes” (PT, I: 19). “Sur Cordesse” confère ainsi une subjectivité au texte original dont celui-ci s’exemptait. Cette torsion récuse implicitement la posture moraliste. Comme à Tacite, Quignard fait dire à Nicole ce qu’il tait. La dernière citation du traité relève d’un détournement encore plus radical: alors que Saint Jérôme décrit à Marcella la conduite mystique d’Asella et son mutisme volontaire comme un “silence parlant”, Quignard emprunte l’expression pour caractériser l’œuvre écrite: “Un silentium loquens. Toute œuvre écrite, vraiment écrite, est un silence qui parle” (I: 32). Le geste est révélateur, car il suggère la parenté de celui qui écrit, dans sa vie d’ascèse, de silence, face à l’indicible altérité, avec les mystiques et les contemplatifs. Le traité ne prétend donc pas à la pseudo-objectivité d’une exégèse, qui ne serait qu’instrument d’une histoire littéraire par ailleurs récusée. Montaigne vient encore à l’esprit, qui arrange et détourne les citations. Mais à une résonance de forme ne correspond pas une analogie de geste. Nous sommes loin du stoïcisme de l’Aquitain, de son introspection sans “aucune autre fin que domestique et privée” (“Au lecteur”), dont Quignard critique “la tentative dérisoire et somptueusement piétinante et citatrice” (PT, I: 174). Le geste citationnel quignardien rêve souvent le non-dit occulté dans tout discours, en accusant ainsi les limites et donnant à pressentir sa part informulable d’obscurité. Derrière tout autre lettré, l’écrivain pressent une altérité plus fondamentale. Le mouvement du traité ne se dévoile que petit à petit. La façon à la fois anamorphique et psychanalytique dont la mémoire littéraire et culturelle se trouve régurgitée indique qu’elle n’est qu’un moment du geste, qu’il faut appeler, puisqu’il ne s’agit ni d’une démonstration ni d’un constat, une quête. Si celle-ci s’effectue selon une impulsion
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intuitive et affective, elle est aussi informée, comme en témoigne sa dimension freudienne, par la pensée contemporaine. La méditation sur l’amitié, le temps, la mort, tissue de mémoire personnelle et littéraire, s’ouvre à un autre plan. Elle alimente une trame plus discrète de préoccupations qui seront amplifiées dans d’autres traités et d’autres livres. Parti d’une problématique du deuil, mû par l’érosion des frontières entre le vécu et l’érudition, l’affectif et l’intellectuel, le perdu intime et culturel, le traité s’achemine vers la révocation de ce qui constitue le sujet ou le moi selon le savoir humaniste, et s’ouvre à une perspective humaine plus vaste, épousant par là le basculement de perspective caractéristique de la fin du XXe siècle occidental, celui dont parlait Julia Kristéva en 1979, au moment où la première version des Petits traités voyait le jour. Après la problématique de l’identité “qui s’est constituée par la sédimentation historique”, advient celle “de la perte d’identité produite par une connexion de mémoires qui échappe à l’histoire pour rencontrer l’anthropologie” (Kristéva: 215). Dans “sur Cordesse”, la méditation verse vite dans l’anthropologique, selon un geste qui deviendra coutumier, quasi obsessionnel, chez Quignard. Une série d’éléments brossent par touches éparses un portrait de l’anthropos distinct du sujet philosophique et autobiographique. C’est d’abord, par le biais de Nicole, et au prix d’une entorse à sa logique éprise de raison, la récusation du rationalisme, orgueil de la conscience moderne depuis Descartes, et l’abaissement de l’intellect: Pierre Nicole appelait “raisonnaillerie” les arguments logiques qu’on avançait pour se cacher la vérité, et la pensée lui paraissait être trop passionnelle pour être d’un grand usage. (PT, I : 28)
Ce sont ensuite des remarques sur l’emprise du langage dans notre rapport au passé (I: 14), sur sa nature obstructrice et asservissante (I: 21), qui culminent dans l’évocation de l’enfance au Havre: J’ai tout découvert dans le vent, dans un port bombardé, au milieu des gravats et de fragments de pierre ou de murs, parmi les rats qui couraient et un pleuvotement continu qui fouettait le visage. C’étaient ma Rome et mon forum. Ils avaient pour nom le Havre de Grâce et Sainte-Adresse. Je porte témoignage que les noms sont des menteurs. (PT, I: 21-22)
Ce sont aussi des allusions à l’évolution des espèces zoologiques, en relation avec la phylogenèse humaine, qui font éclater la perspective temporelle déjà démesurée et anachronique en introduisant l’archaïque originaire au sein de la mémoire du passé:
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L’atelier servait d’entrepôt à des caisses pleines de poissons fossiles. Ces poissons aux couleurs rouges et bleues et jaunes dataient d’avant les seins, d’avant les hommes, d’avant les souffles. D’avant la terre émergée, le temps, les prêles, les langues. […] Ils avaient nagé dans la Panthalassa et des millions d’années les avaient minéralisés. (PT, I: 21)
On touche là au vertige de la conscience et à la pluralité de mémoires dont parle Kristéva. Le savoir ne construit plus l’homme mais l’ouvre au vide immémorial et à l’absence d’origine, fragilisant un présent pensé jusque-là comme cumul solide d’un progrès constituant la finalité initiale du savoir. Enfin, dernier élément de la récusation de l’identité moderne, Quignard fait, dès le premier fragment, prolongeant Tacite, allusion à l’énergie vitale: [L’ami] a assez de distance pour demeurer fidèle à la mémoire de l’intention qui animait les actes, et est capable de perpétuer le souvenir de l’énergie qui habitait les formes de l’œuvre où, à chaque fois, la puissance qui ruisselait à leur source se cristallise et s’épaissit au point qu’elle s’y éteint. (PT, I: 13-14)
Quand la confiance en la pensée, le sujet, la temporalité conventionnelle, la langue et l’Histoire sont récusées, il reste, pour aborder l’humain, la permanence du vivant qu’atteste la mémoire anthropologique. Tout, y compris l’écriture, sourd du vivant immémorial, comme l’affirme le dernier fragment (I: 32). La notion de l’écrit s’originant dans la nature informe, on l’a vu, la réflexion sur la langue dans “Le Misologue”. Quignard en fera aussi le sujet explicite de sa Rhétorique spéculative. Si la langue entrave et si la pensée analytique se leurre, il s’agit de restituer à l’écriture une dynamique autre, plus intuitive et involontaire. Grâce à la fragmentation textuelle, les ressorts en sont l’analogie, l’association, l’écho, qui organisent le passage entre souvenirs, méditations, et mémoire archaïque. L’incipit en est un exemple, qui juxtapose la mélancolie, le deuil, puis leur contemplation et leur inscription artistique (I: 13-14). L’instrument de cette dynamique est la métaphore. La figure concrète sert de point commun à plusieurs directions de réflexion, et réfère le discours à l’énergie vitale de la nature. Ainsi les images de la foudre (I: 16, 27), du loup (I: 29, 30), du taillis (I: 29), des feuilles à écrire ou à boire (I: 32, 33), du geste de l’écrivain qui coïncide avec celui du ressac et de la mort:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Qu’on pardonne ces fragments, ces spasmes que je soude. La vague qui se brise emprunte au soleil une part précipitée de sa clarté […] La mort aussi enlève vite et ne restitue rien. (PT, I: 25)
Ainsi celle de l’aimant qui résume et explique l’attirance des êtres et le fonctionnement narratif de l’écriture, et en pose l’analogie: L’amour, l’amitié, les œuvres qu’on compose: tout d’un coup un fragment d’acier aimante mille fragments de tout ce qui nous entoure et qui est épars. C’est l’emboîtement étrange du coït, c’est la cristallisation des cristaux, ou des poissons qui se minéralisent, le ciel, le temps: tout se polarise et fait récit soudain. La passion, ce n’est qu’un immense roman à deux chuchoté, d’une exclusivité farouche, où tout tirage est interdit et dans lequel tous les souvenirs et tous les événements de la journée et du passé confluent. (I: 24)
Plusieurs de ces images s’attachent à réfléchir le geste de l’écriture, ancré dans un fonds anthropologique, naturel ou concret. Celle des fils rend le mieux compte de la forme du traité: “Un jour des fils qui étaient disjoints avaient formé un nœud. Les gravures, les traités, les rhapsodies de fragments, les repas naissent” (PT, I: 28). En effet, le lecteur reconnaît des “fils” de pensée, qui se “nouent” les uns avec les autres, malgré la disparité. Avec la référentialité érudite, les fils qui s’enchevêtrent par deux, trois ou plus, constituent l’autre grande caractéristique formelle du traité. Le motif des poissons est ainsi introduit à propos de Cordesse (3e fragment, I: 15), avant de porter l’élargissement de la perspective à l’évolution du vivant (9ème fragment, I: 21). Celui des Vikings apparaît deux fois (11ème et 18ème fragments), et résonne avec la mention du Havre et autres ports dans le 9ème, avec celle des vagues (12ème) et celle des Finlandais (20ème). Ces fils de pensée et pôles de fascination organisent un discours heurté et allusif où le tournoiement de la pensée et son ouverture sur les mémoires vertigineuses remplace l’abstraction progressive et son savoir définitif. Le traité fonctionne autant par échos et résonances que par associations directes. Une continuité paradoxale s’induit qui outrepasse le fragmentaire et le discontinu. Elle impose au lecteur une qualité d’attention qui s’apparente à l’écoute musicale. Un autre élément paradoxal, dans “sur Cordesse”, est que l’absence revendiquée de forme unitaire et de projet scriptural coexiste avec une réflexion formelle. La préoccupation pour le style est l’un des fils de réflexion, présent dès la troisième phrase, et l’un des motifs de sa référence aux Essais de morale (I: 19). Ce souci se manisfeste aussi dans le style interruptif et énigmatique du traité.
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L’interruption s’opère en premier lieu par la fragmentation textuelle. Un fragment reprend rarement le fil de pensée qui termine le précédent, sautant souvent à d’autres considérations, dont la pertinence à la réflexion n’intervient qu’a posteriori. Ainsi, le 2ème fragment introduit la notion de postérité, interrompant la réflexion sur l’amitié et les souvenirs du 1er. Le lecteur induit rétrospectivement qu’il rejoint la méditation sur le passé entamée précédemment. En deuxième lieu, on observe l’interruption, à l’intérieur d’un fragment, du flux narratif ou méditatif. Ainsi, le 2ème paragraphe du 3ème fragment inflige un choc à la lecture. Il interrompt la relation de souvenirs liés à l’appartement de Cordesse, à la fin du 1er paragraphe, qui sera reprise dans le 3ème. En outre, il apporte deux éléments qui n’ont, semble-t-il, rien à voir l’un avec l’autre, et, pour le second, dont le rapport au propos général n’apparaîtra que plus tard: Il [Cordesse] était comme un poisson qui meurt. On pouvait caresser le peu d’écailles blanches de sa peau. On voit à Tokyo des temples anciens dont la nature est le centre, la valeur, le soin, le sanctuaire et le dieu, et dont le jardin a la taille d’un cageot. (PT, I: 15)
Les phénomènes d’échos outrepassent cependant la technique d’interruption. La mention du poisson annonce la mise en perspective anthropologique (I: 21). La seconde moitié du paragraphe, qui introduit une nouvelle rupture de flux méditatif, de contexte, et même de culture, surprenant par son incongruité, offrira rétrospectivement une figure métaphorique de l’œuvre entière. Au niveau de la phrase, on observe le recours à des procédés renouvelant les structures les plus simples, plutôt pour rendre le style inhabituel et suranné que pour le compliquer. C’est l’usage du raccourci, souvent lié à un effet d’amalgame: “A la fin de l’année 1980, les huit tomes étaient rédigés. Trois parurent et deux seulement avec des traités de gravures, Louis et moi pleins de fureur” (I: 28). Frappe encore plus l’usage de rallonges, qui prédomine: “la frontière de la Belgique” (I: 16), pour la frontière belge; l’accumulation, a priori superflue, de conjonctions: “rouges et bleues et jaunes” (I: 21); l’utilisation de prépositions non usuelles: “dans l’été” (I, 21). Ce soin stylistique perceptible résulte, couplé avec l’anhistoricité du propos, en un léger dépaysement, une défamiliarisation du lecteur d’avec sa langue, sans présenter un obstacle à la lecture. Hormis les propositions relatives en effet, la phrase quignardienne est quasiment dépourvue de subordonnées. L’effet est anachronique et fait écho à la présentification du passé et des mémoires que le traité offre à lire.
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Ce style simple et néanmoins travaillé fait pressentir, plus qu’il ne livre, un sens ambigu, allusif ou différé. Quignard augmente le dépaysement par le recours à l’ellipse et à l’énigme, dont le 2ème paragraphe du 3ème fragment offre un exemple. C’est ainsi que l’on peut parler d’obscurité constitutive du traité, et parce que les enchaînements présentent parfois un défi aux principes d’association et d’analogie. Ainsi la mention énigmatique du 10ème fragment (I: 23), dans une méditation sur l’amitié et le sentiment qu’elle engendre de pénétrer dans une contrée jusque-là inconnue: “Il y a de l’orientation dans le monde sublunaire. Au temps de Pierre Nicole on disait: c’est le Monomotapa” (PT: I, 23). La remarque ne se comprend que lorsque le lecteur se souvient de la fable de La Fontaine “Les deux amis”: Deux vrais amis vivaient au Monomotapa: L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre: Les amis de ce pays-là Valent bien dit-on ceux du nôtre. (Fables, Livre VIII: 241)
Jamais le texte n’éclaircit la référence. Le traité en appelle à la mémoire culturelle du lecteur, cherchant à établir avec lui, par son obscurité même, une certaine connivence. L’esthétique “obscure” s’accompagne d’une abondance d’images violentes et de termes excessifs. Les mots “rage” (I: 13), “colère” (I: 16), “fureur” (I: 28, 29) entretiennent un effet de véhémence. Certaines expressions frappent par leur outrance affectée: “le cœur m’est crevé” (I: 16). Cela donne au traité un ton à la fois emporté et maniéré, exerçant sur le lecteur un mélange de défamiliarisation et d’intimité. Ce traitement brusque manie, en effet, des notions qui lui sont profondément personnelles, en particulier l’allusion insistante aux origines, au deuil et au perdu. Au sujet de ce style précis et excessif, simple et sombre, passionnel et raffiné, le mot “baroque” vient à l’esprit. Il est d’ailleurs soufflé par le texte: “Quel éditeur s’intéresserait à cette suite baroque attendue par la forêt peut-être, un aveugle et un loup? Personne” (I: 30-31). La notion que dégage peu à peu ce traité consiste, on l’a dit, en l’idée que l’écriture, et l’œuvre qui en résulte, s’ancrent dans le corps et ses instincts premiers, dans la nature et ses forces actives. Non seulement la brutalité du style trouve ses images dans les phénomènes naturels, mais l’urgence qui accompagne la publication du livre, trouve son référent dans un instinct animal de survie: “C’est sans jeter un regard en arrière que je publie, c’est-à-dire avec l’urgence panique qu’éprouvait un vagabond du temps de Mérovée poursuivi par un
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loup” (I: 28-29). De plus, la sauvagerie des bêtes prédatrices est revendiquée par l’auteur comme autobiographique: On appelle fureur cet instant où les hommes deviennent des chiens avides de sang, ou des loups qui hurlent de famine. Il y a des hommes qui sont presque tout le temps furieux et je me suis compté peu à peu parmi eux. (PT, I: 29-30)
Cette fureur conditionne sa relation au langage et au temps : Il y a quelque chose en moi qui est à l’état brut. Bruta animalia: bêtes qui sont brutes. Bruta fulmina: foudres qui tombent au hasard. Il se trouve une brutalité opiniâtrée dans la façon de m’exprimer que le temps, le dégoût de nombreux êtres et de nombreuses pensées, l’étude incessante, la répugnance à l’endroit du langage quand il est seul, l’assiduité de l’angoisse et la soudaineté de ses assauts, l’espérance de les rendre cousins de ceux du désir, l’impatience que tout enrage, la crainte de mourir et de ne rien avoir valu, accroissent chaque jour. (PT, I: 27)
La fureur ainsi décrite engendre l’écriture, son ton particulier, et la forme du traité. Plus loin, Quignard caractérise la création des Petits traités par l’absence de projet et de structure globale: Ces textes n’étaient assujettis à aucun ordre général. Ils n’avaient à se soumettre à rien, pas même au contraste entre eux. […] Je n’avais même pas à ambitionner de faire des petites œuvres d’art. Tel était le jeu qui disposait ces pages grandes comme des feuilles de bouleau à ne se subordonner à rien. Une passion les a forcés sans savoir où elle mène. (PT, I: 30)
Le texte insiste sur l’abandon de l’auteur à ce qui le possède, sa passivité à se “laisser porter” par un mouvement impétueux, dont il ne tire aucune gloire, tant il s’apparente à un désir: “Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire” (I: 33). Le traité se termine sur l’affirmation de l’écriture comme fonction vitale, cycliquement rythmée, quasi sexuelle, et renvoyant à une part archaïque, prénatale, préhumaine, de soi-même: Je n’ai jamais eu de direction et de chemin que la passion qui ne s’use pas en moi et qui ne se retire pas de mon ventre, du bas de mon ventre, de mes poumons, de mes mains, de ma tête, et qui, alors qu’à chaque instant j’ai la conviction que je suis sur le point d’en être déserté, revient sans cesse comme un ressac. Passion qui est : sonner en silence. Ecrire. Résonner avec une espèce de fracas dans le silence du corps. Retentir au-delà de l’eau noire, retentir dans quelque chose qui est comme la nuit de l’ancien monde. (I: 32)
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La notion de l’écriture comme “silence qui parle”, tournée vers une écoute intérieure, vers un espace-temps matriciel, vers un perdu originaire dont l’altérité à notre identité linguistique et culturelle fait sentir sa présence et motive la quête écrite, est caractéristique de Pascal Quignard. De même que, pour Jankélévitch, la musique “allège la pesanteur du logos, desserre l’hégémonie accablante de la parole” et “empêche que l’humain ne s’identifie au parlé” (173), c’est à la quête d’autre chose que la parole que l’on assiste ici, tendant l’oreille vers l’origine, dessinant en creux une évidence qui échappe à la formulation, s’appuyant sur une impulsion extrinsèque pour sceller son authenticité, comme le proclament les dernières lignes du traité: Je m’hébète dans le silence. Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire. Je ne pose jamais de questions au silence. On n’interroge pas avec des mots l’autre du langage. Je deviens plus impétueux à obéir les yeux fermés à ma propre nuit. (PT, I: 33)
Rejetant la clarté et la maîtrise du bien-écrire telles que notre culture les a héritées de L’Art poétique de Boileau (“Ce que l’on conçoit vraiment ne s’exprime plus”, I: 578), l’écriture quignardienne préserve une part d’obscurité. Le traité offre en filigrane une méditation sur le sombre, la noirceur, la nuit comme principes de mort et principes enfanteurs, rappelant que nous “ne sommes pas des êtres de lumière” (II: 664). La nuit et le silence abritent l’invisible, le nondit, l’autre de la lumière et l’“autre du langage”, et à ce titre figurent l’infigurable. Dans cet enchaînement associatif, au développement plus musical que dialectique, deux images liées à l’obscurité figurent le geste de l’écriture. L’une insiste sur le retour cyclique du désir d’écrire; l’autre sur l’impossible-à-dire apparaissant en creux sur la page, récusant la tabula rasa au profit de l’intrication d’éléments hétérogènes. L’image la plus forte du traité a trait à la liquidité mouvante. Le battement entre lumière et obscurité, les spasmes d’écriture et leur épuisement, le désir ou la faim et leur assouvissement, la fureur et son accalmie, trouvent une figuration dans le ressac marin: “J’aime les collusions des vagues de tempête qui reviennent de façon infatigable sur les roches noires qui les déchirent, C’est une obscurité qui luit.” (I: 24). L’écriture, quoiqu’inadéquate à rendre compte du réel, peut accéder au reflet fugitif, par le fait que son élan récurrent s’origine dans le bios.
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L’image du taillis sauvage revient plusieurs fois chez Quignard. Elle est ici annoncée par les mentions de plantes qui souvent le compose: les orties et les ronces (I: 26-27), et s’épanouit ensuite: J’aime les taillis depuis l’enfance, les ronciers où se cueillent les mûres en haussant les bras, les buis inextricables. Des formes peu à peu sont vues. Des formes de femmes sombres dans l’écheveau des branches ou des cordes qui les masquent, qui les enserrent, dont elles se dépêtrent, où enfin elles surgissent. Je me souviens du mot d’un Viking, Thorolfr le Hautain; qu’il fallait toujours regarder avec soin dans les buissons, sur les coteaux, parmi les arbres, sur les talus, parmi les feuilles: peut-être une arme brille. (PT, I: 29)
Mise en abyme du chaos apparent du traité fragmentaire, le taillis inextricable suggère les rôles du lecteur et de l’auteur comme activités où les pulsions et instincts primaires sont en jeu, où l’écriture et la lecture saisissent ou hallucinent en filigrane des évidences que le sens ne porte pas directement. Préfigurant la métaphore de la “manière noire” que Quignard developpera dans le roman Terrasse à Rome (voir chapitre cinq), l’image du taillis permet de comprendre que le traité transmet avant tout son défaut de savoir. C’est l’altérité incommunicable qu’il rêve de faire passer. Son auteur est un passeur d’origine et d’anonyme, ce qu’il suggère dans un autre détournement, cette fois du Singularis sum ego donec transeam biblique et pascalien (Pascal: 242; PT, II: 88). L’écrivain est un “enfant porteur d’une âme d’ancêtre” (II: 103), parce que “le générique générant est le plus intime” (II: 89). “Sur Cordesse” réfléchit en cela le geste général des traités quignardiens. C’est à celui-ci que nous allons maintenant nous intéresser. 5. Le geste des traités “Ce que je suis, je ne le sais pas, et ce que je sais, je ne le suis pas”, disait l’ascète mystique Angelus Silesius, suggérant combien l’humain et ses sociétés sont bâtis sur le vide de l’ignoré. Une intuition analogue motive la quête initiée dans les Petits traités, qui gagnera en ampleur avec La Leçon de musique, Rhétorique spéculative et La Haine de la musique. Tel est le geste, la geste, décrits ici brièvement. Plusieurs vécus intriqués semblent favoriser la recension hétéroclite qu’entament les Petits traités. Les crises de dépression et de mutisme font de la défaillance du langage chez l’écrivain un symptôme de sa relation conflictuelle à la langue, mais apportent la certitude que l’abstinence de parole désentrave la vie intérieure (SOL: 102). La fraternité mélancolique du deuil excite la pensée, exacerbe le
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sentiment du perdu et engendre le geste orphique. En outre, le goût de la lecture, activité solitaire et protectrice, renforce le sens de l’oublié et de la communauté avec les autres lettrés lecteurs. Ces éléments ouvrent à la “dépossession à ce qui n’est pas” qu’effectue l’œuvre écrite (PT, I: 183). a. Anamnèse et anagnose “Souvenir de la variété des fictions auxquelles le monde s’échange dans le temps” (I: 62), les traités se donnent comme récapitulation hétéroclite de ce qui échappe aux grandes recensions légitimantes et exclusives, sans, comme ces dernières, chercher un sens (I: 329), mais pour “ne pas méconnaître le poids de ce qui nous précède” (I: 209) et parce que “le passé assaille” (II: 548), et que “les millénaires tendent une sorte de miroir” (II: 48), faisant “prendre pied sur un sol d’expériences communes” (II: 122). Les traités sont une anamnèse et une “anagnose”, selon le titre du XXVIIIème traité (“Anagnôsis”), c’est-à-dire, selon l’auteur, le geste même de la lecture, qui est reconnaissance (II: 67). Jean-François Lyotard voit en eux un travail freudien à rebours, ici sur la culture, non sur la personne (2000: 254). Ils se justifient d’abord par la conviction quignardienne que la pensée elle-même est un geste de mémoire: [L]a question de son origine a toujours serré la gorge du petit d’homme, et même elle consiste peut-être en la pensée réflexe qui engendre la réflexion. (RS: 36)
Les traités émanent aussi d’une compulsion récapitulative personnelle, ancrée dans le doute de l’auteur sur sa propre présence et dans son rapport au mutisme, à la langue et à l’écriture, qui l’amène à restituer sa propre “anthropomorphose” (II: 428): Il est des êtres qui sont faits d’un seul pli […] La phylogenèse est leur destin et ils doivent la réaccomplir chaque jour dans le doute où ils sont de ne jamais être tout à fait nés […] Ce sont des êtres dont le désir est de vivre et pour ce faire ils sont dans le besoin de faire revivre tout ce qu’ils éprouvent dans le langage. Parce que toujours il reste un doute, dans leur présence même. Il reste une douleur. (PT, II: 425-26)
La réflexion et la compulsion engendrent la régurgitation d’une somme chaotique, dont la mise à jour est particulière au traité, mais dont l’existence est revendiquée comme générale à l’espèce humaine, car chaque individu hérite d’un cumul culturel et anthropologique:
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La structure intérieure des hommes est cumulative. Le passé est le père de l’intériorité. Toute connaissance de soi aboutit à la remémoration de l’histoire et à la récapitulation de la phylogenèse. Le passé entier de l’espèce embarrasse la gorge de chaque individu […] Tout soi est plein de passé. Tout est moi. Tout le passé humain est moi. Toute parole écrite m’est adressée. Toute époque me concerne. (PT, II: 48)
Les traités offrent ainsi deux justifications, universelle et individuelle, de leur geste récapitulatif, en prenant soin d’expliciter la relation de l’une à l’autre. L’Histoire mensongère, et le savoir, n’étant qu’affaires de récit, d’œuvres de langue, donc de littérature, celle-ci est au centre des préoccupations, et les traités s’interrogent sur l’origine de ses formes: Nous avons hérité de formes de hasard que nous avons perpétuées sous forme de traditions. Mais ces traditions sont des hasards, comme ces formes l’étaient. Civilisation âgée: nous sommes modelés de modèles qui modelaient le vide. Mais en ce sens nous demeurons modelés par le vide […] Et le miroir que nos lettres et nos livres tendent […] reflète une même terreur ancienne […] (PT, I: 419)
Les traités, accusant l’épaisseur du patrimoine qui pèse sur nous de la même façon que le patronyme imposé par la famille nous assigne à résidence (I: 77), cherchent à saisir combien l’héritage s’est sédimenté (II: 69), combien le savoir s’est transmis sur l’oubli monumental de pratiques et d’auteurs, sur le refoulé culturel. L’érudition qu’ils mettent en œuvre éclaire d’abord le présent par le passé, elle est “l’élément de la mémoire comme milieu de la visibilité” (Deguy: 53). Il s’agit de “recultiver sa culture”, pour mieux la comprendre, de lire plus que ce dont nous avons hérité de l’idéologie, d’accroître l’héritage pour en dépendre moins (SOL: 151). Le contact avec les époques lointaines se fait par les livres d’auteurs disparus, fratrie souvent anonyme, mais dont le geste d’écriture reste familier (PT, II: 10), et qui détache le lecteur du présent de l’identité pour le replonger dans l’altérité du passé, offrant “le don de l’absence” (II: 88): La lecture sert à faire resurgir ceux qui furent. Elle sert à faire s’approcher ce qui n’est pas. […] Elle sert à les faire participer à l’existence que les vivants mènent […] La communion des vivants et des morts. La lecture sert à transformer la solitude en une communauté dénuée de ‘soi’. Une solidarité des ‘errants assis’. (PT, II: 138)
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C’est par le contact avec les disparus que se développe une intuition dominante: celle de la “terreur ancienne” que les formes reflètent. La lecture conduit à la saisie de l’effroi en face du réel: Je ressens une véritable satisfaction à refermer les livres. Les livres qu’on ne lit plus, non réédités depuis deux ou trois ou quatre siècles. Que la négligence, le mépris ou bien l’abandon gagnent. Que l’oubli préserve. Lire verse à l’absence, contraint le corps à certaines apparences de la mort. Mais une fois ouverts, la totale absence de la mort, l’absurde vie et médiocrité qui sont cachées à l’intérieur, qui s’y sont ‘blotties’, angoissent. (PT, I: 168)
Mais, le geste réflexif se tournant d’abord vers ce qui le constitue et l’entrave, “à rebours, à contrepoil du sens et du consensus”, remontant et dévalisant “l’histoire du logos” (Lyotard, 2000: 253-54), il éclaire aussi le passé par le présent. C’est-à-dire qu’il s’appuie plus ou moins ouvertement sur l’épistémologie contemporaine: entre autres, la linguistique (Saussure, Benveniste), les formaliste russes (Propp, Tynianov), la théorie littéraire de Jauss (PT, II: 86), l’anthropologie structurale, et celle, générative, de Gans (I: 501), les penseurs du passage de l’oralité à la culture de l’écrit avec Jack Goody (I: 517) et Marcel Jousse (I: 580), la philosophie (Heidegger, Alain, Hanna Arendt), Derrida pour l’essence “polysémique et polytropique” de la langue (I: 577), la psychanalyse, ainsi que la critique de l’idéologie telle que Foucault et Barthes, entre autres, ont pu l’effectuer. En élargissant l’examen de l’humanité à des champs qui n’existaient quasiment pas avant le XXe siècle, ces disciplines ont suscité un savoir, et aussi des interrogations nouvelles, quant à ce qui constitue l’humain. Si elles ont permis d’éclairer le passé d’un jour nouveau, elles ont aussi accru le vertige en faisant reculer le mystère des origines (voir l’Introduction). Elles permettent ici de récuser le concensus traditionnel concernant la supériorité humaine et sa radicale différentiation et séparation de la nature. Avec les Petits traités et les traités qui suivent, l’écrivain reconnaît dans les pratiques culturelles des gestes plus anciens, et dégage des invariants humains dérivés de comportements zoologiques et ananthropoïdes. Lyotard a remarqué que le trait distinctif de Quignard, par rapport à Bataille, est l’absence de césure radicale dans l’évolution humaine par laquelle l’espèce se serait détachée de ses antécédents animaux, puis se serait civilisée, et que “le livre depuis Lascaux procède en droite ligne droite de la pulsion prédatrice immanente à la bestialité de l’être vif” (2000: 250), ou, pour l’exprimer comme Deguy, qu’il n’y a “rien que de l’errance et de l’évolution”, et aucun domicile propre à l’humain (Deguy: 55).
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Cependant, s’il fait intervenir certaines sciences humaines, Quignard n’en respecte pas les systèmes clos, qu’il outrepasse et parfois conteste; il en emprunte et combine des notions, les faisant s’entrechoquer ou s’harmoniser en des points inattendus, comme pour souligner les limites de tout discours de savoir. Comme les œuvres de Guy Le Fèvre de la Boderie, “l’immense savoir” que les traités supposent “ne partagea avec aucun dessein d’établir une science”, il constitue un “pur débordement”, un “pur excès” (PT, II: 258). Il faut dire, en outre, que la haine de la pensée de système émane aussi de l’héritage de la deuxième moitié du XXe siècle. Nous y reviendrons à la fin de ce livre. Ainsi, dans les traités, passé et présent s’éclairent fugitivement, sans qu’une lecture triomphe et réduise l’un par l’autre. Ils entrent en résonance dans ce qui s’esquisse: une sorte de récit visionnaire éclaté, multiple, non définitif, différemment recommencé, un vaste bricolage aporétique, une mémoire générale, qui tend à s’opposer au grand récit de l’Histoire mensongère (Deguy: 53), et rappelant “l’histoire générale” de Foucault, qui s’opposait à “l’histoire globale” traditionnelle en déployant “l’espace d’une dispersion” (Foucault: 19). Ce récit fragmentaire, énigmatique, jamais entièrement actualisé et toujours en partie virtuel, rappelle aussi le mythe tel que défini par Claude Lévi-Strauss, une forme où les manifestations textuelles varient, et dérivant moins d’une vérité qu’elle s’en approche perpétuellement (Lévis-Strauss: 562). Puisque ce “qui s’éprouve ne se transporte pas dans ce qui s’énonce” (PT, I: 121), et que l’origine est perdue, Quignard “affabule l’anthropomorphose” (Deguy: 54), et les Petits traités sont la première variante de cette “espèce d’activité mythique” qu’il avoue pratiquer (HM: 300). Celle-ci apparaît dans un fragment ayant justement trait aux relations du passé et du présent, frappant par l’insistance sur l’absence de diachronie qui fait, selon l’auteur, notre condition: Nous sommes contemporains d’un univers sans fin. Cette région ‘contemporaire’ va de la chambre d’enfant au lac du carbonifère, de la grotte sonore à la naissance et à l’air, de la faim et de l’absence de langage à la vue et à la peur. Elle s’étend jusqu’à l’acquisition de la langue, à la prédation, à l’imitation, à la citation, au self, à la bibliothèque qui est située rue de Richelieu. Nous sommes comparables à ces tours de Babylone ou à la fracture du Rift […] Nous sommes aussi contemporains, à chaque instant, du palier anorganique que du palier physiologique, que du palier cérébral, que du palier linguistique. Nous gravissons sans cesse et descendons dans le même temps sans cesse. […] Et il en va de même, sous nos langues, des langues plus anciennes, mésopotamiennes, sanskrite, grecque, juive, romaine jusqu’à nous. Où est l’Orient? Où est l’aïeul? Où est Ur au fond de nous? […] Nous
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Pascal Quignard ou le fonds du monde sommes comme les crustacés. Nos carapaces, nos maisons, ce sont les mots et les livres. Nous sommes des détritivores. Ils font du présent avec du passé. (PT, II: 491-492)
On songe, au-delà de Lévi-Strauss, à Bergson, que Quignard a lu, et pour qui la durée est essentiellement une continuation de ce qui a été dans ce qui est. La recension des traités débouche, comme l’illustrait “sur Cordesse”, sur le vertige anthropologique, sur la non-contemporanéité à l’époque, provenant de la contemporanéité paradoxale à tout le vivant, de la non-contemporanéité à soi-même instaurée par la langue (II: 493), et sur la conviction corollaire que les formes littéraires et les “arts ne connaissent pas le progrès” (I: 510; II: 498), les époques étant équivalentes (I: 459). b. La force et l’effroi de la force L’invariant que les traités discernent est la “terreur ancienne”, que l’auteur perçoit dans l’absence de nécessité des formes littéraires, dans l’angoisse de la mort qu’il pressent en ouvrant les vieux livres, et même dans le “vestige zoologique” de toute émotion (II: 473). Commune à l’espèce de tout temps et en tout lieu, une “plainte terrifiée, générale” lui semble monter des civilisations et de leurs produits, les œuvres (I: 464). C’est le son lamentatif d’un effroi grégaire, d’une peur commune, provenant de nos origines sauvages. De même, l’évolution linguistique ne dessinant aucun progrès (I: 560), “quelque chose de non anthropoïde dans les langues fascine” (I: 555), une plainte primaire et muette “de détresse, de solitude, de mort, de précarité” (I: 467), et ceux qui les parlent forment une “meute sonore” (II: 361). Cette fascination et l’animalité qu’elle implique renvoient au mimétisme prédateur que les humains auraient appris des bêtes: “Nous ne ressemblons qu’à nos proies” (I: 465). Il est “vain de séparer l’homme de la classe animale” (I: 457). Ainsi la lecture, phénomène éminemment culturel, garde la trace d’une activité de chasse préhumaine: c’est un “affût vide” (I: 425), informée par “la vision de la proie dans les espèces animales” (I: 501). Le livre et l’écriture ne sont pas plus spécifiquement humains (I: 335). La prédation “précède le désir humain” (II: 81), et motive lointainement les activités civilisées, peinture, musique, lecture (II: 557), car “il y a de vieux et de terribles appétits sous nos distractions les plus raffinées” (II: 493). La pensée se conçoit aussi comme un appétit de signification, “moins une activité qu’une espèce de besoin famélique” (I: 562), et d’ailleurs dès
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“Lascaux nous avons radoté” (I: 420). Tout geste social, réflexif ou artistique humain dérive d’un comportement animal, et en premier lieu les gestes littéraires de lecture et d’écriture. Le plus humain, le plus cultivé n’est, par conséquent, pas d’origine humaine. L’humain échappe à lui-même. Les sociétés, analogues aux troupeaux (I: 456), sont bâties sur le principe immémorial et naturel de prédation et de terreur, de même que l’art. Le lien fondamental, invisible mais inné entre nature et culture, suggéré dans les Petits traités, trouve une expression fracassante dans les premières pages de Rhétorique spéculative: Nous n’avons jamais connu le ‘détachement’ du règne animal et du monde naturel que nous nous supposons. Au contraire, nous avons accru l’attachement. (RS: 37)
L’œuvre d’art restitue une part de l’énergie de la physis qui ne nous a pas quittés. Elle véhicule à la fois “la force et l’effroi de la force” (Lyotard, 2000: 253), le geste prédateur et la peur qu’il suscite. La beauté et la terreur y sont inséparables, l’art n’est pas le contraire de la barbarie (HM: 241). c. La quête des traces Les Petits traités deviennent ainsi l’image d’une prédation. Le geste de lecture et d’écriture, effectué par l’auteur en remontant l’histoire du logos, est un guet, une quête où les traces écrites deviennent traces du passage d’autres, une collection de chasse, qu’il considère comme le propre de l’activité littéraire (SOL: 82). D’abord les “vies brèves” et autres allusions biographiques permettent de se mirer dans une même condition humaine, par-delà l’ipséité anecdotique, de s’approcher de l’anonyme, c’est-à-dire de ce qui échappe au présent contaminé par l’échange globalisé, car “la valeur est à ramasser dans ce qui est jeté” (SOL: 178). Les traités prennent le parti de qui a été occulté dans l’héritage, de la part maudite, réfractaire à la récupération idéologique, pour “faire l’éloge de ce qui ne peut être loué. Défendre l’indéfendable. Traiter du néant” (I: 74), et pour ainsi déstabiliser la conscience contemporaine, déjouer l’impasse intellectuelle, “déjouer les conditions du passé” pour perturber l’idée d’avenir et de progrès (SOL: 128). Cela va déboucher sur un récit, l’affabulation d’une tradition souterraine alimentée par des “chaînes discrètes” de lettrés et de lettres (RS: 123). Au fil des ensembles ultérieurs de traités, en effet, Quignard distinguera, parmi ces anonymes, une lignée plus restreinte d’auteurs
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qu’il décrit comme rebelle à l’idéologie, à l’abstraction, s’ancrant dans une tradition antérieure à la métaphysique et la philosophie, plus préoccupée de signifiance et du réel que de sens absolu: parmi eux Latron (R), Fronton (RS), les jansénistes (PT, TSE). Quignard appellera ce courant irréductible, réhabilitant la littérature comme rhétorique, comme insoumission, pour lequel le langage concret est “l’instrument fouisseur” (RS: 17), la “rhétorique spéculative”. Ensuite, puisque “les plus censurés sont souvent les plus proches du désir” (Salgas: 18), il s’agit, dans le discours des oubliés, de traquer le brusque, l’incongru, la trace signifiante qui excède le sens et trahit l’empreinte du hors-langage, de “l’alogon de tout ce qui est” dans le logos (PT, I: 187). L’auteur trouve dans les vieux livres un “inqualifiable caractère vivace” (RS: 82), la trace d’un élan, d’un surgissement désirant qui est l’équivalent, dans leur écriture, du spasme fragmentaire dans la sienne: un signe qu’il y a eu présence. Dans la sensation de toucher des vies au-delà de la mort (SOL: 153), et surtout de réanimer en lisant une parcelle du désir vital qui a informé leur écriture, l’auteur entrevoit un passage pour transgresser les limites infranchissables de l’individu, pour “redéboîter le puzzle hétérogène” qui le constitue ainsi que tout humain (SOL: 152), de remonter de plus en plus loin et de pressentir sa propre origine; une chance aussi, de véhiculer et de transmettre cette charge d’origine, d’empreinte alinguistique, anonyme, aculturelle, animale: Celui qui écrit, il lui semble parfois absurdement qu’il est le porte-parole d’une ombre […] Ombre sans nom, sans visage. Qui est plus large que sa mort. L’ombre impossible, immense, et qui serait contemporaine des saisons qui précèdent et entourent la naissance. (PT, I: 183)
On comprend maintenant dans quelle mesure se déshériter de la tradition, s’é-rudir, revient à s’approcher au plus près de l’originaire utérin, et par-delà celui-ci, de la scène à jamais manquante de sa propre conception. A partir des Petits traités, à travers les “gros” traités de Vie secrète et Dernier royaume, l’œuvre quignardienne va s’absorber de plus en plus dans la contemplation de cet originaire et dans la quête d’une consonance avec lui. Si l’écriture est geste vers sa propre origine, si l’affectivité l’informe, et si, tel Grimmelhausen, l’auteur crypte sa vie dans un livre (II: 429), il faut examiner dans quelle mesure il y a ici l’autoportrait d’une subjectivité.
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d. La dimension autobiographique Bruno Blanckeman observe que le vœu d’érudition des Petits traités, manifesté par la somme des lectures recensées, “vire au désaveu par appropriation subjective des connaissances, et substitution des finalités méditatives et spéculatives à leur fonction cognitive” (2000 (1): 149). Les traités excèdent et dévoient l’érudition par “leur tension spirituelle” (147), et en suscitant, par collages de citations, téléscopages de savoirs, et abolition de hiérarchie temporelle des références, une “dynamique de la confrontation” (152). La “charge émotionnelle exacerbe le propos”, qui “vire à l’autoportrait décalé” (153). L’écriture rompt avec les savoirs dont elle use, tentant de “dégager un ordre de connaissance universelle” (152). Le “degré de connaissance compte moins que l’amplitude de la réflexion” et ses “impératifs subjectifs” (153). Puisque ces “traités” font fi de l’objectivité suggérée dans l’intitulé, que l’auteur s’y implique comme individu singulier avec son vécu, et comme lecteur-écrivain, offrant la justification de sa vocation littéraire, il est tentant de les réduire à une forme avant tout spéculaire, et de les assimiler aux écritures de soi qui prolifèrent depuis trente ans. Ainsi Blanckeman écrit-il: “Le projet littéraire de Pascal Quignard relève […] du renouvellement en cours des formes autobiographiques. Comment se représenter sans se raconter ni s’analyser ?” (2000 (2): 140). Les Petits traités seraient une “autospychographie” (2004: 23), leurs différentes postures rhétoriques constituant les phases d’“une seule et même étude de soi”, où l’écrivain chercherait surtout à se connaître lui-même. Il semble toutefois excessif de réduire la subjectivité, qui fait d’ailleurs la singularité de tout discours littéraire, à un projet autobiographique. Blanckeman tempère, il est vrai, ses propres conclusions: d’abord en remarquant que la subjectivité qui se parle dans les Traités invalide à la fois le Moi confessionnel, le Sujet philosophique, et le Je autobiographique; et surtout en concluant que ce mode d’écriture donne “voix intime” au “scandale ontologique” de l’être-séparé dans sa mélancolie originaire (24). Or, l’ontologique dépasse la personne pour parler de l’être et prétendre à l’universel. Ontologique, mais non métaphysique, le discours quignardien l’est dans la mesure où il accuse l’abîme entre l’individu particularisé, domestiqué par la langue et la culture, et l’oublié qui le constitue aussi. Autopsychographique, il l’est certes en ce que la “vie saisie comme flux psychosomatique” renvoie à un “fonds d’humanité marqué par l’épouvante” (Blanckeman, 2004: 23), mais, justement, parce que le scripteur pressent au fond de soi le “fond du monde”
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inhumain de pure altérité (RS : 21), le pur anonymat d’espèce. Quignard décrit le geste des traités comme le fait de “s’approcher de ce qu’on ignore” (Salgas: 18). C’est dire si l’écriture du soi conduit à la mesure de l’inconnu intranscriptible qui l’habite. Voilà sans doute pourquoi, au-delà de son insistance à disqualifier le “je”, Quignard rejette le terme d’“autofiction” pour résumer la problématique de son écriture (SOL: 62), et pourquoi il ne reconnaît de finalité autobiographique à son écriture que la fidélité à l’enfance et à l’origine qui s’y tapit: Être fidèle aux symptômes de l’enfance. Être fidèle à la solitude. Être fidèle à la peur. Être fidèle au fait de ne comprendre rien de rien à ce monde. Rester dans le Cur infantilis à l’état pur. (DQ: 89)
La spécularité de l’écriture est certes difficile à cerner, d’autant plus que Quignard organise et code volontiers ses méditations et ses fictions en fonction d’épisodes, de détails, de noms puisés dans l’intimité de son vécu, comme les travaux de Philippe Bonnefis le documentent. On trouve, dans plusieurs autres études sur Quignard, des analyses indécises entre le “je” et le “nous”, entre singulier et général, et on n’en sera pas surpris, car ce point constitue le nœud de l’œuvre (voir chapitre trois). Ainsi pour Dominique Rabaté, en dénonçant le manque et l’incomplétude constitutifs de la personne, Quignard atteste “en son nom et au nom de tous d’une expérience privée et collective”. Mais il cherche aussi à “fonder sur l’absence originaire les conditions d’une exposition de soi”. Enfin l’implacable autorité affirmative du discours quignardien, si elle n’exempte personne, ne présente jamais non plus de vérité imposée, car sa voix “semble alors la nôtre” (2004: 85). De même, Deguy présente le traité comme l’intersection du singulier et du général, un geste poétique qui “singularise un multiple” (56). D’un côté le discours cumulatif caractéristique inclut le “moi”, qui est aussi bien l’auteur que le lecteur et tout locuteur. De l’autre, la singularité revendiquée par le discours personnel exclut tout autre, et la pensée est “autonymique, autobiographique, autiste” (56). Pourtant, Deguy en revient à admettre comme sujet locuteur de la pensée quignardienne le “nous” de tous les humains, celui, violent et grégaire de la “considération sidérée” (57). Seul, Jean-François Lyotard remarque que l’enjeu des traités n’est pas la mise en évidence d’une ipséité, mais celle de l’emprise du logos sur l’individu, faisant de l’auteur un cas de l’humain de même qu’il fait de l’écriture “un cas de la lecture” (2000: 253). Si autoportrait il y a, semble dire Lyotard, il peint l’auteur en prédateur solitaire occupé à
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débusquer dans ses lectures les traces palpitantes de la force vitale et de la peur viscérale, ce qui dépasse, on en conviendra, la simple spécularité d’une écriture de soi. Comme la mémoire personnelle dans “sur Cordesse”, l’autographie du traité semble ainsi participer d’un geste plus ample. Chez Quignard le spéculatif déborde le spéculaire. On se souvient de la supplique de Michel Foucault dans Archéologie du savoir: “Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même” dans l’écriture (28). C’est une demande analogue que formulent implicitement les spéculations toujours reprises et changeantes des traités, où il s’agit d’échapper à la monovalence du langage, au puzzle identitaire qui tend constamment se réemboîter, et d’une certaine façon “essayer de définir cet espace blanc d’où je parle” (27). Comme chez Foucault, l’écriture est, dans un premier temps, diagnostic, décentrement, pressentiment de la masse d’archive et d’un “obscur ensemble de règles anonymes” (273). La question que posent les traités n’est, en fin de compte, pas “Qui suis-je?”, et bien moins “Que sais-je?” que “Où suis-je donc?” (RS: 135), c’est-à-dire où est la singularité dans cet enchevêtrement de fonds culturel écrasant et surdéterminant, et de pulsions anonymes et aveugles héritées du fond animal? Que reste-t-il de soi, hors le zoologique, le linguistique et le généalogique? Ou “de quelle époque suis-je le contemporain ?” (PT, II: 490). D’un côté, l’auteur s’inclut dans toute méditation par allusions à des épisodes enfantins ou traumatiques qui assurent l’omniprésence de l’affectivité. De l’autre, il s’interdit, par l’utilisation du langage concret, toute abstraction généralisante à caractère métaphysique, et ne fait jamais de son “je” une entité ontologique. Par là, il démontre qu’il ne peut y avoir de singularité que celle de l’écriture, toute expérience passant sous les fourches caudines de la langue généralisante du groupe. Celui qui parvient à singulariser sa langue s’individualise hors de la fiction de l’individu et hors de la société de l’espèce (EL: 32). Quignard semble rechercher une écriture dont la pertinence outrepasse l’individuel et l’universel, le subjectif et l’objectif, un site paradoxal où le geste de mémoire n’a vocation ni à construire, comme chez Proust, un sujet “essentiel”, ni à l’invalider totalement au profit de lois générales et extrinsèques. Il quête un “emplacement singulier” (Foucault, 27), qui parlerait tous les pronoms grammaticaux pour retrouver “l’affect soudé à ces sons au cours de l’enfance” (PT, II: 493), et, comme le locuteur de la langue, puisant à un fonds qui n’est “ni particulier ni commun” (I: 152).
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Cette quête touche indubitablement le lecteur, qui s’y reconnaît (II: 71), car sa question “Où suis-je?” revient pour lui à “Où est l’humain?”. Son geste nous est pertinent, autant qu’il est pertinent à notre époque. Cette œuvre nous parle de notre défaut de présence, du “lien privilégié” que nous entretenons avec l’absence en nous (I: 175). Ne partageant pas nécessairement beaucoup avec le scripteur des Petits traités, nous sommes néanmoins bâtis sur le même inconnu. Le lieu paradoxal où ce discours se construit, ni particulier ni général, souligne le défaut inhérent à toute écriture, à toute expression de l’humain. Là encore, il est peut-être possible de discerner l’empreinte de la réflexion structuraliste telle que Benveniste et Lévi-Strauss ont pu la formuler. Dans le “Finale” de L’Homme nu, Lévi-Strauss explique qu’il refuse le “je” auctorial au profit d’un “nous” pour mieux ramener le sujet au “lieu insubtantiel offert à une pensée anonyme” (559). Ce “peu de réalité”, continue-t-il, est celle d’une singularité définie comme simple intersection, l’angle d’un espace et d’un temps où se passent des choses surgies “d’innombrables ailleurs et le plus souvent on ne sait d’où” (559). Cette définition semble proche de ce qui se donne comme singularité chez Quignard: l’angle entre un individu corporel et des surgissements qui lui échappent, angle entre lui et une pensée surcroît d’énergie prédatrice, angle entre lui et la langue (PT, I: 127; II: 505). Tout effort d’écriture, et d’anachorèse, chez Quignard, semble en venir à placer l’écrivain en cet angle, en ce lieu. Rhétorique spéculative articule haut et fort ce que les Petits traités s’essayaient à murmurer. On y lit que le but de l’œuvre ne peut pas être subjectif, pas plus que le projet de l’écrivain personnel, puisqu’il “ranime un foyer qui est dans tous dans la mesure où il est dans chacun”. Finalement, “ni collectif ni individuel est le projet de l’art ou de la pensée […] puisque l’un comme l’autre ignorent sa fonction comme sa fin” (RS: 121-22). Le geste de l’art est sublime. e. Renaissance de l’écriture sublime On l’a vu dans “sur Cordesse”, on peut le vérifier dans maints autres traités, y compris dans les “vies brèves”, comme celle de Spinoza (PT, I: 37-41): la méditation dépasse toujours le récit. Dans les romans aussi, une conscience mélancolique semble toujours à l’œuvre par-delà les vies des personnages, qui déprend l’intrigue de son époque et la plonge dans un espace anachronique (voir chapitre cinq). Le propre de l’écriture affirmative quignardienne se situe dans le mouvement qui l’excède et la consume. Pour revenir sur la notion de sujet, et en usant de la polysémie que lui donne l’auteur, c’est peut-
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être le seul assujettissement qu’elle se reconnaisse: “Je suis sans cesse assujetti à un secret qu’on ne m’a pas dit. Et je m’échine à le dérober et à l’offrir au regard en vain” (Salgas: 18). On a vu aussi que Quignard place la vie de l’écriture dans sa corporéité, dans le spasme jaillissant qui s’origine dans ce qui n’est pas elle et qui s’épuise dans le fragment, y livrant l’empreinte d’une présence, signe de son absence. La saisie vertigineuse du fait que l’individu se tient au-dessus du vide du perdu philo et ontogénétique, que l’accumulation des savoirs et la collection des traces ne suffisent pas à l’élucider, qu’aucun monde de représentations ne réaccède à la terre du réel, débouche sur une intuition, on pourrait dire sur un immédiat bergsonien: une énigme reste tapie dans l’obscurité. Rhétorique spéculative réaffirme avec clarté ce que les Petits traités suggéraient, car entre-temps la réflexion méditative aura interrogé l’ineffable musical avec La Leçon de musique et confirmé la leçon originaire: le geste de l’écriture est sublime et contemplatif, il excède le logos et l’humain. En effet, par-delà Fronton et MarcAurèle, la réflexion de Rhétorique spéculative en vient au Peri hypsous du Pseudo-Longin (que Quignard appelle Loggin), puis à la théologie négative avec Nicolas de Cuse (auquel “Le Misologue” faisait déjà allusion avec la mention du cercle carré, PT, I: 49). En raison de la nature du langage, qui dénature le vécu en sens, la seule trace du réel c’est “l’élan murmurant”, “monstrueux”, qui soustend tout discours (RS: 16, 34). La “révélation ne séjourne pas dans le langage”, car celui-ci ne peut dire directement, et nous “transmettons des mots auxquels le visage est impossible” (24). Il va s’agir, à l’exemple de ce que Fronton recommande à Marc-Aurèle, de réassocier le langage au fond oublié du monde (21), par l’usage incessant de métaphores naturelles (comme Quignard le fait dans “sur Cordesse”). De plus, le transport de pathos qu’occasionnent les métaphores, où le corps se transporte dans le langage (23), permet, par glissements successifs d’une métaphore à l’autre, d’opérer une métamorphose soutenue et ainsi de maintenir l’élan discursif au plus près de l’énergie vitale. Le logos est d’abord un geste préhensile, qui fait de la littérature la saisie de la substance “in germine”, originaire, “littérale et pathique” de la langue (30), et le lieu d’une transformation tumultueuse de la physis (51). Quignard articule fermement ici ce que les Petits traités laissaient déjà entendre: l’élan monstrueux qui soi-disant sépare les animaux des hommes ne nous a pas quittés; la littérature ne consiste pas à voiler l’animalité, à exclure l’autre dont nous provenons, au contraire de ce que suppose le lien social (43), mais à permettre la “remontée de la
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convention à ce fonds biologique dont la lettre ne s’est jamais séparée”. Elle est “cette ouïe ouverte à l’incessant appel abyssal” (44). L’auteur en appelle à Longin et à son “grand livre informe” sur la création littéraire considérée comme art suprême, et relit à sa manière concrète et en quelque sorte insublimable, un texte interprété par des générations de lettrés comme métaphysique. Celui-ci, s’adressant au rapport entre nature et culture, s’avère en fin de compte crucial pour la méditation quignardienne. Pour Longin, comme pour Quignard, “c’est la grande nature, le fond de l’art” (67). Cependant, s’il reconnaît que le sublime cherche la ressemblance avec un au-dessus de l’humain, Quignard récuse le chemin métaphysique emprunté depuis des siècles et lit “au-dessus” comme l’amont originaire dont nous descendons. La littérature, dans son geste sublime, est ainsi “une pathique travaillée et soutenue, une ‘excerption’ de sa propre matière […] une renaissance de l’élan qui est à la source” (59), car il “n’y a pas de frontière entre l’inné fusionnel et l’acquis passionnel” (57). Quignard relit Longin avec l’intuition qu’il porte depuis ses premiers livres et les Petits traités: le style “est lié à l’énergie prélinguistique” (65). C’est l’énergie, entendue comme puissance, violence des attaques et des images, qui vient faire parler la nature dans le dénaturé culturel: “Il y a une violence de la pensée, qui est une violence du langage, […] qui est une violence de la nature” (60). L’écriture se doit de restituer “le langage nu jusqu’à l’effroi” (58), dépouillé des conventions, imprévisible (60), chargé d’images naturelles, pour que la “cime du langage livre passage à la souche originaire” (57). La littérature ainsi décrite s’oppose au discours philosophique ou rationaliste: il s’agit de vaincre plus que convaincre, d’impressionner, d’emporter, de provoquer étonnement, admiration, extase (57). Le propre du sublime est “l’émotion comme vertige mortel” (65), c’est-àdire “l’à-pic”, traduction quignardienne du titre grec Peri hypsous. L’écriture ne mène pas à la persuasion mais à l’exaltation (57). On aura reconnu là le geste de “sur Cordesse” et des traités en général: exalter par la signifiance, par l’entrelacement musical, par le ton, auxquels se subordonne le signifié, celui-ci prenant toutefois aussi l’origine comme référent. Car la nature est le signifiant suprême, dénué de tout sens humain: “Nous débordons d’un signifiant qui nous déborde nous-mêmes et auquel nous sommes complètement aveugles” (97). L’altérité nous possède et nous parle. “Nous avons déferlé hors du domaine de l’origine” (34), et celle-ci constitue notre secret. L’écriture est comme ce personnage de Nicolas de Cuse qui sait moins ce qu’il pense savoir que ce qu’il ignore (106). Ainsi l’écrivain reprend interminablement récits et spéculations dans l’attente, dans
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l’affût de cette altérité qui antécédera toujours. S’il arrive à dénuder suffisamment son langage, elle vient affleurer: “Ce qui n’a pas été filtré par le langage, tel est l’ignoré” (110). L’écrivain est celui qui donne ce qu’il n’a pas (115). On comprend à quel point ce discours est contemplatif, même s’il n’est pas encore mystique: “Ignorer adore” (106). L’écoute et l’écriture mènent à l’extase, dans une mobilisation de la pensée vers son autre, dans une intuition quasi bergsonienne de coïncidence et de fusion avec un hors de soi. L’originaire ainsi conçu comme quelque chose qui trouve issue en nous, mais ne nous est pas destiné (81), permet d’éclaircir la raison d’être formelle des traités. En effet Quignard, expliquant Nicolas de Cuse, fait remarquer que l’originaire invalide les catégories usuelles de pensée polarisées par son oubli: sujet-objet, monde-conscience, vie-œuvres, silence-langage, insensé-sensé, sauvagerie-raison (108). Il termine par l’opposition “abîme-forme”. Ce qui fonde les Petits traités, et les suites ultérieures de traités, semble être la préoccupation pour une forme qui ménage l’abîme. De plus, si les deux formes privilégiées de la rhétorique spéculative, telle que la rêve Quignard, sont le paradoxe et la métaphore (117), il est permis de penser que les romans exemplifient la seconde, alors que les traités donnent forme au premier. Le paradoxe, la “coïncidence des opposés”, la “vision invisible” (119), décrivent bien la tentative, caractéristique du traité quignardien, de dépasser vrai et faux, subjectif et objectif, universel et particulier. Si les romans appartiennent à l’ordre de la vision onirique (voir chapitres quatre et cinq), les traités s’attachent à la vision invisible, au silence parlant d’un auteur qui obéit “à sa propre nuit”, qui pratique une lection de son ignoré (PT, II: 70), qui s’exalte à formuler ce qui fait toujours défaut, dans de multiples variantes contradictoires et paradoxales donnant implicitement à saisir un même élan. Les Petits traités, et les traités qui suivent, documentent avant tout l’attraction, la foi de la quête littéraire, de son geste de saisie, envers la seule transcendance reconnue par Quignard et qui n’en est pas une: l’animalité qui nous précède et nous est encore immanente. Deguy reconnaît en l’“ouverture disloquante à ce qui lui est autre” (59), en cette mémoire des origines, une attaque contre l’enclos philosophique traditionnel. C’est en effet à la réinstauration de la littérature comme “instrument fouisseur” que l’on assiste (RS: 17), ainsi qu’à la résurgence d’un geste contemplatif largement disparu dans l’aprèsguerre: “Je sens l’essor d’une curiosité enfin réadressée à quelque chose qui lui est inconnu” (RS: 19). On observe aussi le déploiement d’un discours auctorial qui affirme sa singularité, mais qui tire son
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autorité de ce qui l’excède (Rabaté, 2000: 85). L’“effet d’œuvre” qui en résulte, et qui refuse le désœuvrement post-blanchotien (85), se perçoit aussi, croyons-nous, dans le soin évident des échos et correspondances internes et externes. Cependant cette puissance d’affirmation quasi oraculaire est aussi complice, car elle est assujettie à un secret, à un autre monde (PT, II: 445), sinon à partager, du moins à faire passer, à transmettre aveuglément à un destinataire sans visage: “Les écrivains régurgitent un lait imaginaire. Ils sucent un souvenir” (II: 377). Et l’on “ne fait que radoter ce qu’on ignore” (I: 510).
Chapitre trois La musique de Pascal Quignard Pascal Quignard affirmait en 1998 qu’“il n’y a aucune différence entre écrire un livre silencieux et faire de la musique” (EL: 34). Le paradoxe mérite examen, car il touche à la relation intime entre musique et littérature dans l’œuvre. Cela permettra ainsi de mieux distinguer où se place Quignard parmi les nombreux écrivains de la modernité ayant recouru à la musique, de Gide à Sartre, de Proust à Butor, de Leiris à Duras, de Pinget à Gailly. Clarifier la parenté des gestes musical et littéraire suggérée cidessus amène à considérer plusieurs aspects de la musique quignardienne. On est d’abord frappé de sa dimension régressive, où se donne à lire son affinité avec le discours de la psychanalyse, dont la fréquentation transparaît dans un ouvrage comme La Leçon de musique. Ensuite, on identifie dans les relations respectives de la musique quignardienne avec le langage oral et avec l’écrit, l’influence de la réflexion anthropologique de Claude Lévi-Strauss. Enfin, il s’agit de mesurer à quel point l’esthétique littéraire de Quignard se nourrit de la réflexion sur la musique, de sa “leçon”. 1. Le rappel des origines et la “blessure immortelle” Le texte qui dépeint le mieux le geste du musicien est le roman Tous les matins du monde. Toutefois, étant donné son caractère concis et allusif, il ne livre que partiellement les clés de la musique quignardienne. Même au terme du récit, la passation du secret musical du maître Sainte-Colombe à l’élève Marin Marais s’organise autour d’un échange énigmatique. En voici la fin, après que Sainte-Colombe a rejeté les faux visages de la musique que Marais lui proposait: [Marais] - Je ne sais plus, Monsieur. Je crois qu’il faut laisser un verre aux morts… [Ste-Colombe] - Aussi brûlez-vous. [Marais] - Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l’ombre des enfants. Pour les coups de marteaux des cordonniers. Pour les états qui précèdent l’enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière. Sur le visage si vieux et si rigide du musicien, au bout de quelques instants, apparut un sourire. (TMM: 132-133)
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Les clés de ce dialogue se trouvent dans les trois traités qui forment La Leçon de musique. Dans le troisième traité, “La dernière leçon de musique de Tch’eng Lien”, Po Ya, l’apprenti musicien, ne commence à savoir faire de la musique que lorsqu’il pleure l’absence de son maître disparu en mer (LM: 132). La teneur de la leçon que le maître impartit à l’élève, en le quittant pour toujours, se résume ainsi: le geste musical consiste en la lamentation d’un perdu. Le récit affirme que la conscience de ce chagrin est la seule connaissance transmissible, comme le répète la scène finale de Tous les matins du monde. Dans le même roman, Marais entend d’ailleurs Sainte-Colombe jouer de “longues plaintes arpégées” (TMM: 107). La musique quignardienne est une élégie, un cri de deuil lancé en direction d’une perte irracontable et informulable autrement. La musique est le son d’un manque, la trace sonore d’un déchirement. Plus exactement, selon le reste de La Leçon de musique, elle évoque des déchirements successifs, répétés. Elle habille un secret à plusieurs dimensions: la permanence du perdu, de l’archaïque en nous. Le premier traité, “Un épisode tiré de la vie de Marin Marais”, dont Tous les matins du monde est une réécriture affabulée, éclaire le roman, car il clarifie les allusions de Marais aux états qui précèdent l’enfance. S’y donne à lire une réflexion sur la musique comme rappel multiple et démultiplié des origines. Quignard dégage, pour les individus de sexe masculin, trois temps qui correspondent à autant de séparations, de pertes, qui se font écho, se redoublent, s’amplifient, et dont le modèle primordial remonte à la naissance. Les trois pertes que la musique remet en jeu, “remue” selon le mot de l’écrivain (LM: 35), organisent un mouvement régressif: perte de la voix d’enfant lors de la mue adolescente; perte de l’être prélinguistique, de l’in-fans, lors de l’acquisition du langage; perte de la totalité fusionnelle avec la mère lors de la naissance, et, par là, perte du premier espace vital, l’univers total de la matrice utérine. Les hommes, chez Quignard, sont au monde plusieurs fois exilés, dans leur “être-séparé” du fait de leur condition linguistique (PT, II: 631), expression empruntée à Lacan qui l’emprunte à Hegel. Les musiciens sont des hommes qui cherchent à remédier à la séparation (LM: 37). Ils sont, comme tous les mâles humains, à jamais séparés d’eux-mêmes par la mue vocale survenue lors de l’adolescence: Au sein de la voix humaine masculine il y a une cloison qui sépare de l’enfance […] Quelque chose de bas qui les sépare à jamais du simple pouvoir de répéter les premiers mots de l’enfance. (LM: 11)
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Le premier geste de la musique consiste à retraverser, par la pratique instrumentale qui permet des sons auxquels la voix masculine ne peut plus accéder, la frontière infranchissable, à “rendre abordable, domptable, familière la mue qui sépare de la voix affectée et peu à peu construite, affectante, de la voix affective, de l’affetto de l’enfance” (LM: 18). Mais une telle descente orphique n’aurait que portée partielle si elle ne s’accompagnait d’une replongée au sein d’un univers antérieur, prélinguistique, et ne résonnait avec une mémoire et des sons enfouis plus profondément dans la conscience: Langage toujours trop tard venu sur nous-mêmes. Préhistoire, archaïsme de la musique en nous. L’oreille a précédé la voix, des mois durant. Le gazouillis, le chantonnement, le cri, la voix sont venus sur nous des mois et des saisons avant la langue articulée et à peu près sensée. C’était la première mue. La mue pubertaire la répète […] (LM: 27)
En outre, l’adieu à l’enfance hors langue n’est lui-même que redite d’un exil plus irrémédiable: celui qui nous a donné naissance, car l’oreille fonctionne déjà dans l’utérus. Et l’anecdote, empruntée à Titon du Tillet (625), de Marin Marais, recroquevillé dans une position fœtale, écoutant, sous la cabane de planches, son maître jouer de la viole, est pour Quignard l’occasion d’une évocation filée de la gestation utérine. D’abord de manière allusive: “La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe – avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair – à la cloison tégumentaire d’un ventre autre” (LM: 25). Puis plus directement: Oreille collée au bois, corps accroupi, le héros musicien chapardeur répète une position plus ancienne. Cette scène était une grossesse, devient un enfantement. Toute la scène, dans la fin de l’été, évoque une autre cloison, une autre avidité auditive. (LM: 29)
Plus loin, il explicite: “La maturation auditive devient mutation d’un corps lové comme jadis dans le ventre maternel” (LM: 30). Voilà éclaircie, en quelques pages, l’ultime clé du musical. La musique renvoie aux premiers percepts auditifs qui affectent alors que nous ne sommes pas encore au monde.1 Elle ramène à la surface affective l’écho de l’ancien, vécu oublié pourtant inoubliable. Elle désigne la place d’une cicatrice ombilicale, d’une perte que nous ne faisons que taire, que couvrir, comme, sous les vêtements, notre 1
Cette notion peut d’ailleurs s’appliquer à tous, hommes et femmes. Quignard proposera plus tard deux remarquables personnages de musiciennes, Némie Satler (VS) et Ann Hidden (VA, voir la Conclusion).
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nudité et notre sexe: “Il faut alors supposer une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique” (LM: 26). La musique ainsi vécue est liée à l’histoire de la voix, du langage, du corps dans sa sexuation et sa sexualité, à l’histoire du sujet dans ses mutations, dans ses “mues” successives. Elle matérialise l’absence et commémore le perdu. En même temps, le son plaintif qu’elle émet remémore confusément, par le fait qu’il est son, l’appel d’amour, l’“entente” première et fusionnelle de l’enfant et de la mère, et jusqu’à celle du fœtus dans la mère, dans son enceinte originelle: On a souvent écrit que la composition de la musique et que l’attrait qu’elle exerce reposaient pour une part sur la quête sans terme au fond de soi d’une voix perdue, d’une tonalité perdue, d’une tonique perdue. (LM: 32-33)
D’où l’effet musical ultime, la présence matérialisée, non plus seulement d’une absence, mais aussi d’un absent: l’enfant qu’on a été, et derrière lui, peut-être, d’une absente: la mère. D’où, encore, le rôle de l’exécution musicale: accueillir, pendant quelques instants, une présence fantomatique: On en a parfois déduit que le goût qui portait vers la musique instrumentale […] conciliait cette perte de la voix et cet écrin étrangement formé où son fantôme instrumental, cordé, pouvait se déployer, la héler, la recevoir sans fin et sans véritable présence dans l’apparence approximative d’un corps humain. La famille des violons, comme celle des violes, ce sont des familles de corps humains en bois creux. (LM: 33)
La musique quignardienne met en scène un fantôme de voix, et donne à entendre la voix d’un fantôme: celui qu’on a été, ou celle qui nous a abandonné. Tous les matins du monde illustre ceci de manière littérale: Sainte-Colombe, replié derrière les murs de sa cabane, redescendant dans ses souvenirs, parvient, en jouant de la viole, à convoquer le spectre de sa femme défunte (TMM: 41 et 43-45). Mais il ne semble guère suffisant de remarquer, après Jean Fisette et Claude Coste, que Sainte-Colombe refait le voyage d’Orphée, sans ajouter que la figure d’Eurydice a, chez Quignard, un fort quotient maternel, comme le confirme, on le verra, Les Salons du Wurtemberg (voir chapitre cinq). Par le biais d’une telle convocation spectrale, le musicien conjure un moment son destin d’être-séparé, d’“abandonné de l’enfance” (LM: 21), comme Marais. Puisque la “mue redouble la séparation avec le corps premier” (38), (corps de l’enfant non mué, corps de l’in-
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fans alinguistique, corps de la mère qui est premier vêtement), elle est “l’empreinte physique matérialisant la nostalgie” (39). Ceux qui se chargent de cette nostalgie inoubliable sont les musiciens: “Ils composent avec la perte de la voix et ils composent avec le temps. Ce sont des compositeurs” (39). Arrivé à ce point, le premier traité de La Leçon de musique commence à ressasser la relation de la musique au maternel, de manière caractéristique, dans ses dimensions ontogénétique et phylogénétique. La musique est ainsi considérée comme le véhicule privilégié d’affects primordiaux parce qu’utérins: premiers dans l’ordre et le temps humains, et même précédant ce dernier, hors du passé du temps, figures du Jadis, pour reprendre le terme plus récemment introduit par l’écrivain (IJ, voir chapitre quatre); premiers, aussi, car de l’ordre de la mémoire corporelle, asymbolique, non encore empoisonnée par le langage, non encore manquant au sujet qui n’est qu’une construction de langage. C’est d’abord à Marin Marais, vieilli et mélancolique, que Quignard prête des propos faisant allusion au Jadis perdu: “[I]l prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages” (LM: 48). Cela peut se lire comme une allusion à la mère ou au fœtus que Marais fut, quand on se souvient d’une remarque parente ayant trait à la relation mère-enfant: “Nous avons des oreilles pour des êtres qui ne parlent pas” (PT, I: 565). De plus, l’allusion se double d’une figuration de l’origine comme source, dans une métaphore aquatique: “[Il prétendait qu]’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau sans cesse vers la source” (LM: 48). Belle union de la démarche régressive du musical et de la liquidité comme souvenir utérin. Ensuite, c’est sur le lien entre la nature mammifère et le musical que s’interroge le traité, toujours dans la perspective maternelle: “On peut parler de sécrétions sonores […] On peut parler de reniflement, de léchage, d’allaitement sonores. Robe sonore du corps. Odeur sonore du souvenir” (50). Et plus loin, cette remarque laconique: “Depuis l’éocène, nous sommes des placentaires” (52). Puis, le texte revient expliciter, en un long fragment de deux pages, ce qui n’était jusqu’alors que suggéré ou peu développé. Comme un thème musical est exposé après avoir été esquissé, le thème originel, ici, éclate: L’oreille humaine est préterrestre et elle est préatmosphérique. Avant le souffle même, avant le cri qui le déclenche, deux oreilles baignent durant deux à trois saisons, dans le sac de l’amnios, dans le résonateur d’un ventre.
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Ainsi toute perception sonore est-elle une reconnaissance et l’organisation ou la spécialisation de cette reconnaissance est la musique. (LM: 53)
Nous voici au cœur d’une méditation désormais fermement parente avec le discours psychanalytique. En outre, poursuit le traité, ce qui instaure le langage est d’ordre musical, répétitif, imitatif, commémoratif: L’aurore, l’extrême noviciat à l’égard de la langue est d’abord une organisation musicale où celui qui gazouille cherche à reconnaître dans le bruit de bouche qu’il fait quelque chose du son maternel. Ou à le reproduire, faute que sa mère soit toujours présente. (LM: 53)
Ce désir de consonance, voire d’unisson dans le langage, où l’enfant transporte sur les manifestations vocales sa relation à la mère, fait même écrire à Quignard qu’“une langue est maternelle comme une gamme est tonale”(54). Et de poursuivre: ‘Maternel’, ‘tonal’, ces mots veulent dire l’empreinte devenue aussitôt ‘standard’, due aux circonstances des premiers jours. C’est la trace sonore, dont le premier fredon est non terrestre, liquide, amniotique. (LM: 54)
Ce qu’il faudrait appeler la reprise du thème, sa réexposition plus abrupte et franche que la première, qu’elle rappelle et complète, se conclut péremptoirement en termes indiquant sans ambiguïté une familiarité avec la psychanalyse: “Le plaisir éprouvé lors de l’audition d’une musique tonale est régressif […] Ce mouvement qui nous guide vers la musique est fusionnel” (54-55). Enfin, dernier élément du geste musical exploré dans La Leçon de musique, et illustré dans Tous les matins du monde, la réaffirmation d’une antécédence de la musique sur le langage, déjà dessinée, on l’a vu, ontogénétiquement, et se trouvant renforcée par la phylogenèse. Puisqu’“aucun temps humain dans l’univers ne s’émancipera jamais de son origine mammifère: l’intervalle douloureux, c’est-à-dire conscient, entre le besoin et sa satisfaction” (58), nous partageons avec les animaux l’enracinement musical. Si l’art musical est humain, revenant à “construire du temps à peu près non frustrant” pour “endurer le délai” (57), la lamentation musicale n’est, elle, pas spécifiquement humaine en ce qu’elle précède le langage articulé et conceptuel propre à l’espèce humaine. Avant de clore le dernier traité du livre, l’auteur prend soin de le rappeler:
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C’est le premier cri qui est le premier son, et en ce sens la musique n’est pas ce qui suit la vie mais ce qui la précède. La musique a précédé l’invention des monosyllabes ! (LM: 115)
La précédence de la musique sur le langage humain, sa parenté, réaffirmée après l’examen des rappels mis en jeu par la musique (de la voix puérile, de la petite enfance, de l’enveloppe utérine) avec la communication immédiate, asymbolique, du cri, ainsi que l’insistance sur le geste musical comme essentiellement régressif, évoquent aussi la psychanalyse. On mesure aujourd’hui à quel point l’œuvre de Quignard est informée par les écrits des psychanalystes. Chantal LapeyreDesmaison a examiné la familiarité de l’écrivain et la parenté de ses écrits avec les travaux de Lacan (2004). Rappelons que la voix comme objet perdu est une notion lacanienne. Sa matérialité évanouie au profit du sens symbolique en fait la “voix perdue”, sur laquelle plusieurs textes quignardiens méditent, en proposant parfois une fictionnalisation littérale (VP). Michel Poizat a montré que la notion de voix perdue est l’enjeu premier de la musique vocale (134-155). Outre sa connivence avec Lacan, Quignard cite ou résume Freud à plusieurs reprises, quelquefois dans le texte allemand, par exemple dans “Traité sur Méduse” (NSBL: 69) et “Traité sur Esprit” (21). Mais sa passion dévorante de la lecture semble aussi s’être exercée, au-delà des grands textes, sur des travaux psychanalytiques moins canoniques. Quelques-uns d’entre eux entrent en résonance avec La Leçon de musique. Dès le début de La Leçon de musique, mention est faite de Sandor Ferenczi: le cinquième fragment offre une courte méditation sur sa théorie de la régression génitale, qui offre l’intérêt, pour Quignard, de lier ontogenèse et phylogenèse, ainsi que sexualité et nostalgie des origines. Ferenczi, disciple de Freud, a entrepris d’étendre la théorie freudienne à l’ensemble du règne animal. Il affirme sa “conception de l’universalité de la tendance à la régression maternelle et de son indubitable prééminence dans l’acte sexuel” des animaux, dont le plaisir consiste, pour une part, à “retourner à la matrice maternelle” (Ferenczi: 27, 43, ma traduction). Les grenouilles, omniprésentes chez Quignard (par exemple: PT, I: 317), ainsi que les saumons de Vie secrète évoquent Ferenczi (VS: 206). Mentionnons aussi les travaux de Didier Anzieu sur le “Moipeau”, dont la première élaboration forme une “enveloppe sonore du soi”. Anzieu suppose l’existence, antérieurement au stade lacanien du miroir, ainsi qu’à la période, identifiée par Winnicott, où le visage de la mère fournit à l’enfant un miroir, “d’un miroir sonore, ou d’une
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peau auditivo-phonique”, et envisage “sa fonction dans l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser” (Anzieu: 160). L’archaïsme de l’empreinte des sons, tel qu’il le définit, correspond aux méditations de La Leçon de musique. Ainsi, Anzieu avance que “le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement” (167), pour conclure que “l’espace sonore est le premier espace psychique”, et a métaphoriquement “la forme d’une caverne” (172). Voilà qui fait écho à la caisse de résonance dont La leçon de musique présente plusieurs figurations, et aux images de “robe sonore du corps” et “d’allaitement sonore”. Quignard fournit d’ailleurs la preuve qu’il connaît la terminologie d’Anzieu, lorsque, dans Vie secrète, il écrit: “Il est possible que la seule maison est le moi-peau (ou plutôt la mère-peau identifiée comme moi)” (VS: 392). Guy Rosolato, quant à lui, considère que la voix maternelle, “premier modèle d’un plaisir auditif”, est à l’origine des phénomènes mis en jeu lors de l’écoute musicale. La caverne serait la figuration archétypique d’ “une atmosphère originelle – à nommer comme matrice sonore, maison bruissante” (Rosolato: 37). La musique vocale, en particulier, mais aussi toute musique tonale, renvoient à la fusion avec le corps maternel, car “c’est toute la dramatisation des corps séparés et de leur réunion que supporte l’harmonie” (38). Au cœur de la première expérience d’enchantement musical se retrouve la faculté de mise à l’unisson des voix de l’enfant et de la mère. On reconnaît ici les éléments rencontrés dans le texte quignardien: parenté du maternel et du tonal, reviviscence de la caverne sonore, de la présence maternelle et de l’ambiance matricielle, pratique musicale comme quête d’une union dans la consonance. Finalement, un outil précieux pour lire Quignard réside dans la notion proposée par Rosolato d’oscillation métaphoro-métonymique, à l’œuvre dans toute jouissance artistique, mais que la musique organise de manière particulière: On peut déceler dans le plaisir de la musique un versant nostalgique, l’aspiration à une origine (que nous avons spécifiée selon deux directions, le corps en son excitation et la première emprise du langage) et un versant jubilatoire qui doit être analysé comme une manière de se situer en ces points initiaux et en même temps comme dépassement, oubli, relève, affranchissement, prospection intellectuelle, quant à leur attraction. Cette sommation contradictoire qui s’exerce par une oscillation métaphorométonymique, est le cœur du plaisir narcissique de la musique. (44-45)
Il est clair que les textes quignardiens insistent sur le versant
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nostalgique du musical, que la nostalgie soit celle de Sainte-Colombe pour sa femme, celle de Marais pour sa voix, ou celle de Po Ya pleurant son maître. Et si le terme “jubilatoire” semble, en ce qui concerne la musique quignardienne, un peu déplacé, il faut toutefois se souvenir que Marais cherche à s’affranchir de sa perte en passant sa vie à la reproduire, en embrassant sa condition, en cherchant réparation instrumentale de la trahison vocale par un redoublement du deuil: Loin de l’inciter à nier la mue, […] et à lui opposer un refus obstiné, un refus du délaissement de l’enfance et de sa patrie sonore, la mue de Marais au contraire le pousse à étreindre l’exil. C’est la basse de viole. (LM: 37)
Étreindre l’exil, “apprivoiser l’affection de la voix humaine” (LM: 18), composer avec la perte de la voix d’enfant, avec cette distance qui “est une attente qu’aucun objet de l’univers ne satisfait” (56), rendre “touchant ou virtuose ou irrésistible l’aggravement de la voix masculine” (37), c’est redescendre, tel Orphée, aux points initiaux de la nostalgie et ramener son drame à la mémoire, assurant au perdu une présence paradoxale; c’est suggérer par défaut l’impossible retour, et, sinon réparer la perte, au moins trouver une brève consolation dans le plaisir répétitif du geste mélancolique. Le geste mimétique de remise en scène du déchirement, de son rejeu au présent pour le redécouvrir chaque fois rejeté à jamais dans le passé, le geste métaphorique qu’effectue la musique, s’enracine, chez Quignard, dans l’intuition que le manque du perdu originel n’est jamais comblé, et qu’il fonde continûment la temporalité musicale et humaine dans la mesure où il y échappe. Dans une image révélatrice, Marais voit ce mouvement à l’œuvre dans l’eau de la Seine, qui “s’écoule, sans âge, au-delà du temps, […] comme une blessure immortelle” (20). C’est donc l’appel métonymique, la “blessure immortelle” indépassable que privilégie la musique, comme le suggèrent aussi ces lignes: “Aucun instrument ne répare, ne compense. Il hèle. Le musicien est celui qui s’est fait une spécialité de ce verbe, héler” (56). “Héler” décrit bien le geste musical quignardien, son appel vers une origine qu’aucune phrase musicale ou linguistique ne peut ressaisir. Il évoque l’oscillation métaphoro-métonymique de Rosolato dans un sens particulier, où la chaîne métonymique (les multiples pertes qui régressent, de rappel en rappel, jusqu’au Jadis) suscite des métaphores (la pratique musicale, les œuvres musicales) sans pour autant se trouver résumée ni consumée par aucune d’elles. Chez Quignard, la nostalgie des origines est immortellement féconde, le Jadis informe continûment le présent.
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2. La musique, le langage, la littérature La Leçon de musique offre une articulation avec la littérature, avant La Haine de la musique, qui en prolongera la réflexion et en renforcera l’ancrage phylogénétique. La Leçon, en effet, pose une parenté entre l’activité musicale et l’activité d’écriture. Comme la musique, l’écrit remet en jeu une voix, dissociée d’une personne physique: Une voix résonne dans le temps. Puis se déprend des conditions pratiques, dialoguées ou chantées, sociales de la parole humaine. Elle joue avec le fantôme d’elle-même. Ou bien elle joue avec l’image d’elle-même. Ou bien elle joue avec son souvenir. On a nommé toutes ces possibilités, très récemment, la ‘littérature’. (LM: 60)
Cette voix littéraire n’est pas la voix de celui qui écrit, c’est une “voix disparue” (LM: 61). Comme la musique accueille la mère absente, ou le fantôme d’une totalité fusionnelle d’avant l’être, l’écrit suscite le retour éphémère, orphique, d’un absent ou d’une absente: “Ceux qui écrivent des livres qui ont quelque souci de la beauté ramènent à eux un fantôme de voix sans qu’ils puissent la prononcer. C’est leur seul guide” (61). L’écrivain est à l’écoute de cette voix, comme le musicien est à l’écoute du perdu. La consonance que l’écriture recherche avec la voix-fantôme paraît aussi renvoyer à un perdu. Cependant, en déterminer la nature semble moins aisé que pour la musique. Puisqu’un écrivain est avant tout lecteur, comme ne cesse de le dire depuis 1969 l’œuvre de Quignard, cette voix, ces voix seraient d’abord celles des auteurs lus, des “lettrés” dont l’écrivain offre des galeries de portraits au long de ses traités. Mais La Leçon de musique suggère que la voix disparue et réanimée de la littérature aurait aussi à voir, ontogénétiquement, avec notre être prélinguistique; et, du côté phylogénétique, avec notre destin d’espèce asservie à la satisfaction des instincts, puisque le “temps est ce qui dure, ce qu’on endure, l’éloignement entre la proie et les mâchoires, entre l’affût et la prédation, désirer et jouir” (57), et que les narrations, mises en ordre du temps et du vécu, ressortissent aussi à la prédation. La voix disparue résonnerait, comme la musique, avec ce qui reste non domestiqué, non pris en compte par le langage même qu’elle met en jeu. Néanmoins la remarque suivante semble accorder aux écrivains moins de chance qu’aux musiciens, car il sont aux prises avec une voix qui se prend toujours à faire sens, à s’instaurer en parole, en paroles d’autres, celles du groupe et de la culture, et donc à manquer doublement l’être et ses origines:
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Ils se méprennent sur leur propre silence. Ils cherchent à héler jusque dans le silence de leur livre une voix qui précède – une voix le plus souvent morte, toujours trop signifiante. Comme les musiciens qui hèlent une voix toujours plus vivante, c’est-à-dire plus insignifiante, plus enfantine, plus organique – une voix qui précède la mue, et qui les a décidés à la musique instrumentale ou à la composition de la musique. (LM: 61)
Il semble que l’écrivain cherche, en écrivant, à se déprendre de la voix divine (62), de la voix-loi, de la voix de l’ancêtre, du logos qui double toute parole, en même temps qu’il cherche à se l’accaparer, à la domestiquer, comme le suggéraient les Petits traités (voir chapitre deux). En outre, le déchirement du temps qui afflige les musiciens n’épargne pas les écrivains. L’écriture des Confessions d’Augustin et la musique ont même racine: la “plainte” (LM: 62). L’écriture apporte un remède parent à la “discordance” existentielle: celle d’une “concordance” artificieuse, artistique. Dans le cas de la littérature, celle du récit: “Ma vie est un continent que seul un récit aborde” (63). Mais pour permettre l’avènement de ce remède passager au drame temporel, il a d’abord fallu l’avènement du musical dans son rapport à la langue maternelle: Le chant, le mélos est lié à la mémoire. Un chantonnement avant même le langage, préparant la prise de sa mâchoire sur nous, nous a domestiqués. La récitation enfantine se subordonne, non seulement dans sa rétention mais pour son rappel même, à la mélopée. (LM: 63)
La possibilité du récit, de sa cohérence dans un cadre temporel, est conditionnée par la possibilité du déploiement musical qui, déjà, accorde à l’espèce et raccorde aux espèces: “L’invention du récit: le temps humain se résume à cela. L’invention de la mélodie n’est pas humaine et le précède” (63-64). Le musical constitue le moule dans lequel s’est coulé le récit linguistique. Avant le sens, il apporte le son, et sa structuration dans une chaîne phonique et rythmée. La littérature a un fondement musical, comme le répète le deuxième traité de La Leçon de musique, “Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée”, qui médite sur l’origine et l’étymologie de la tragédie, et y retrouve la mue. Quignard résume ainsi la relation: “Toute la musique est du narratif vide” (64). Cette dernière formule pourrait être de Claude Lévi-Strauss. Audelà de la psychanalyse, et la proximité de réflexion sur le geste narratif avec le Ricœur de Temps et récit, l’approche quignardienne de la musique semble nourrie du Lévi-Strauss des Mythologiques. Rappelons ces lignes célèbres de l’anthropologue:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Sans doute la musique parle-t-elle aussi; mais ce ne peut être qu’en raison de son rapport négatif à la langue et parce qu’en se séparant d’elle, la musique a conservé l’empreinte en creux de sa structure formelle et de sa fonction sémiotique: il ne saurait y avoir de musique sans langage qui lui préexiste et dont elle continue de dépendre, si l’on peut dire, comme une appartenance privative. La musique c’est le langage moins le sens. (578-579)
Contrairement à l’antécédence que posent la psychanalyse et Quignard à sa suite, il y a pour Lévi-Strauss postériorité du musical sur le langage. Gardons à l’esprit qu’il s’attache à dégager, par ce recours à la musique, la relation du mythe au langage. Comme l’explique Eric Prieto, Lévi-Strauss se préoccupe, dans le “Finale” à ses Mythologiques, de fonder le statut ontologique du mythe (Prieto: 258-265). C’est pourquoi, par rapport aux langues naturelles, conçues selon une analyse saussurienne comme combinant son et sens, signifiant et signifié, la musique fait pendant au mythe: “Dans le cas de la musique, la structure, en quelque sorte décollée du sens, adhère au son; dans le cas de la mythologie, la structure, décollée du son, adhère au sens”. Par conséquent, “la musique et le mythe se définissent comme du langage à quoi on aurait retiré quelque chose” (Lévi-Strauss: 578). La musique quignardienne entre aussi dans un rapport négatif à la langue orale, en symétrie, non avec le mythe, mais avec la littérature. Revenons à l’entretien de 1998 avec Catherine Argand, pour le citer plus longuement: Q : Que vous apporte la musique que ne vous apporte pas l’écriture … ? R : Le corps est pris, convoqué par la musique. Il y a un ici mystérieux dans la musique qui n’existe pas dans le langage. Pour autant, j’aime bien la théorie de Claude Lévi-Strauss. Pour lui la musique, qui suppose le langage chez l’homme, le détruit. Pourquoi ? parce qu’elle est un langage dépourvu de signification. Cela veut dire qu’il n’y a aucune différence entre écrire un livre silencieux et faire de la musique. Dans les deux cas, vous détruisez le langage signifiant commun. Un livre doit être un morceau de langage déchiré, un morceau que l’on arrache à la parole. (EL: 34)
On remarquera que ces propos juxtaposent la notion psychanalytique de la musique comme hélant le lieu originel et la notion, décrite par l’anthropologue, de dérivée du langage, sans incompatibilité, chez un écrivain dont l’esthétique consiste en la “manière noire”.2 2
La manière noire est la technique du graveur Meaume, décrite dans Terrasse à Rome (voir chapitre cinq). Quignard en fait le principe métaphorique de l’écriture, qui, au contraire de la tabula rasa cartésienne, multiplie les vérités contradictoires
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Grâce à la proximité revendiquée avec Lévi-Strauss apparaît la “leçon” de la musique quignardienne: soutenir la littérature dans son opposition au langage oral, aider à formuler et à justifier sa singularité, sa différence. Cela est confirmé par les propos de l’écrivain dans ses entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison (SOL: 44-45). Rappelons, en outre, que la réflexion sur le langage oral, social donc idéologique, et son emprise sur l’individu, ainsi que la méditation sur la littérature comme remède à la domestication et mise au silence de la langue, constituent un nœud liminaire des Petits traités (voir chapitre deux). Les positionnements respectifs de la littérature, de la musique et du langage constituent des préoccupations constantes et stables du discours quignardien. Prieto explique que l’enjeu de la théorie lévi-straussienne, qui pose mythe et musique en opposition quasi symétrique au langage oral, est de dégager l’enracinement physiologique, naturel, de structures mentales humaines universelles, et de mettre à jour une réalité d’espèce. Lévi-Strauss s’oppose ainsi à l’humanisme et à la métaphysique, qui érigent le sujet en unité d’étude philosophique ou sociologique. Prieto écrit: “Lévi-Strauss uses the analogy with music to ontologize structure, but not metaphorically […] his claim is a literal one” (262). Lévi-Strauss cherche à transcender, dans le mythe, comme dans la musique, l’opposition du sensible et de l’intelligible. Pascal Quignard fait le même saut pour la musique et l’écrit. Après avoir davantage radicalisé l’opposition entre musique et littérature d’une part, et langage oral d’autre part, il arrive aux mêmes conclusions pour la littérature que Lévi-Strauss pour le mythe, et à une littéralité analogue, rejetant également métaphysique et humanisme. Ainsi les pratiques culturelles retrouvent-elles, chez lui, un ancrage naturel. Nous renvoyons à notre entretien avec l’écrivain, où il admet comme une évidence la mention de sa quête comme recherche d’un fondement naturel de la culture (DQ: 91). La fréquentation de Lévi-Strauss affleure aussi dans La Haine de la musique (voir notre article, 1997), et dans Vie secrète, par exemple, où l’on trouve un écho du début des Mythologiques (80). Comme chez Lévi-Strauss, la musique quignardienne assure la validation de l’ancrage naturel de la littérature, et, par-delà, des autres arts. Dans Rhétorique spéculative, en 1995, Quignard réaffirme l’enracinement animal de la littérature. Non seulement les “sociétés humaines, leurs cités, leurs cultures […] sont des acquis nullement pour faire apparaître l’indicible: “[T]out deviendrait noir sur la page imprimée et […] en appuyant sur ces stries, faire surgir le blanc de cette nuit primitive […]” (émission télévisée Bouillon de culture, mars 2000).
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coupés du donné naturel, de la dot physique, de la dot biologique” (RS: 33), mais encore: Le littéraire est cette remontée de la convention à ce fonds biologique dont la lettre ne s’est jamais séparée. Il est cette ouïe ouverte à l’incessant appel abyssal – à ce lointain appel qui monte de cet abîme sans cesse creusé entre la source et la floraison qui se multiplie, de plus en plus profuse, sur ses rives d’aval. (RS: 44)
C’est la source qu’il s’agit de “sauver” dans l’écriture (HM: 200). La littérature est “une renaissance de l’élan qui est à la source” (RS: 59). Plus largement, tout geste artistique permettrait cette renaissance. Ainsi peut-on lire plus récemment, dans le premier volume de Dernier Royaume: “L’art est un reste de nature au sein de la culture. Il est naissance. En toute chose la naissance cherche à revivre” (OE: 96). Sans contradiction entre antécédence et postériorité musicale, la coloration lévi-straussienne renforce la méditation régressive. Comme la musique, la littérature et l’art en général sont rappels des origines. Ou plutôt, dans l’art, les origines “hèlent”: “L’art ne connaît que des renaissances. La nature est l’origine” (OE: 96). 3. Quelle “leçon” de musique ? On comprend mieux la quasi identité affirmée entre musique et littérature. Les deux quêtes rompent avec le langage oral socialisé, et ouvrent au “lointain appel” originaire et naturel évacué d’ordinaire par le langage symbolique, au “noyau incommunicable”, tel que le décrit “La Métayère de Rodez”. On pense à Sainte-Colombe, qui trouve que la “musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler” (TMM: 131). Le discours sans parole est aussi le rêve et donc le fait de l’écriture, qui “impose une brutale mise au silence de la langue” (PT, I: 518). Musique et écriture sont toutes deux, de ce point de vue, des dissolvants d’identité: la musique, parce qu’elle implique un fantasme de réunion avec l’Autre fondamental, qu’elle replonge la voix dans le corporel; l’écriture, parce qu’elle cherche à casser la voix sociale et sensée, qu’elle y recherche les traces de la présence brute, qu’elle s’arrête “dans la gorge” (voir chapitre deux), au plus proche de l’obscure animalité qui nous fonde: “A partir de l’écrit, [l’humanité] engendra du langage plus seul, du langage sans contexte, une langue intérieure, le secret, une part d’ombre entièrement neuve” (OE: 55). De même que la musique cache “un son étouffé”, l’écriture s’efforce de héler, de ressaisir ou de transporter quelque chose de la source naturelle, la nuit primitive, la part obscure et archaïque, le réel
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dans son inaccessibilité: “Nous entourons de linges une nudité sonore extrêmement blessée, infantile, qui reste sans expression au fond de nous. Ces linges sont de trois sortes : les cantates, les sonates, les poèmes” (HM: 11). Musique et littérature partagent des renvois corporels, inaccessibles, à jamais différés dans l’expression, à jamais perdus, qui, cependant, constituent notre part essentielle: “Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne” (LM: 26). A tel point qu’il semble que l’écriture cherche pour référent le référent musical ultime, l’“ici mystérieux”. Dans les Petits traités, on lisait que c’est “une plaie ouverte […] qui est notre vrai lieu”, un “avant-pays silencieux” (PT, I: 262-64). Les traités insistaient sur la conscience de la séparation individuelle: “Nous cherchons passionnément à restaurer en nous un corps plus complet qu’un corps seul” (II: 397). Ils désignaient la nostalgie fusionnelle à l’œuvre dans le mouvement d’écrire (II: 352), et décrivaient comme voisin du geste de Marais, le geste du lettré qui “tâche à une ‘mue’ contraire à la métamorphose première de son corps dans la lettre et à la métamorphose seconde de sa voix aggravée lors de l’adolescence. À jamais abandonnée du son même de l’enfance” (I: 109-110). Dans un entretien de 1990, on lit aussi une allusion utérine: “Je veux persévérer dans l’art, le silence liquide, de la langue écrite” (Salgas: 17-19). Et l’on se souvient d’une déclaration, à l’occasion de la sortie des trois premiers volumes de Dernier Royaume: Je n’aime pas le langage pour lui-même, mais en temps que transmission du ressenti. Or le langage […] est pétri de conventions sociales. Je cherche un monde antérieur au langage oral, une sensorialité immédiate qui serait celle du monde utérin, une vraie communication. (NP: 100)
La faculté que Lévi-Strauss conférait au mythe, à partir de la comparaison musicale, d’outrepasser la dichotomie entre sensoriel et intelligible, de replonger le conceptuel dans l’affectivité, obsède ainsi l’écriture quignardienne. Transmettre dans l’absence solitaire de la lecture, plutôt qu’un savoir, un rêve de présence au monde, une “vraie” communication entre auteur et lecteur, qui s’apparenterait à la fusion originelle entre fœtus et utérus, entre mère et enfant, au “premier royaume”. La quête de l’écriture serait de raviver l’empreinte originelle. De manière révélatrice, Quignard fait suivre ces propos d’une comparaison musicale: “Le musicien qui se récite à l’intérieur le morceau qu’il va interpréter est très proche du ‘Premier Royaume’ du fœtus qui n’est que pure audition” (NP: 100).
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Mais on remarquera que, dans l’image ci-dessus, l’auditeur c’est le musicien, de même que, dans l’image utérine, il semble que l’écrivain se conçoive aussi bien en position fœtale que dans le rôle matriciel. La “vraie” communication s’exerce d’abord sur soi-même, elle n’a, au moins dans un premier temps, celui de l’écriture du livre, comme destinataire que son origine. Notre entretien avec l’écrivain suggère que c’est aussi le cas de la phase de réécriture, qu’il décrit comme une “lecture active” (DQ: 88). L’écriture est d’abord une autolecture, une audition de soi-même. Le sujet ne s’y différencie pas de l’objet, et, dans ce geste, musicien et écrivain sont parents, retrouvant une sorte d’animalité: “Lorsqu’on récapitule sensoriellement tout ce qui peut être ressenti, que ce soit en musique ou en littérature, c’est une sorte de régurgitation silencieuse, extatique” (NP: 100). L’objet ultime de la quête littéraire, qui n’est autre que le lieu originel, apporterait l’extase, la mise au repos intellectuelle dans une sensorialité totale et une indifférenciation subjective, l’être-au-monde animal, une sorte de retotalisation des expériences. C’est aussi le référent musical. Quignard étend la validité de cette quête à toute quête artistique, puisque “cette nostalgie du perdu est la source de l’art – pas seulement musique et littérature, mais aussi peinture” (NP: 100). Cependant, il semble que c’est la musique, comme l’indique le cheminement de la rêverie de La Leçon de musique, qui met l’écriture sur la piste utérine, avant la peinture. Sans les mues, sans le sens implicite du son musical, sans sa lamentation du perdu, sans sa convocation quasi-immédiate de l’ici mystérieux, il est permis de douter que l’écriture eût trouvé autant de résonances originelles. Puisque le référent utérin est commun, puisque le geste littéraire possède une parenté avec le geste musical, peut-on parler de “modèle” musical, comme ceux que l’on identifie couramment chez Beckett, Leiris, Pinget, ou comme chez d’autres écrivains de la modernité, tels Proust, Joyce, Huxley? Prieto définit les modèles musicaux de la modernité selon trois modes: aux niveaux formel, expressif, ontologique. Nous avons vu l’importance du niveau “ontologique”, c’est-à-dire référentiel, originel, chez Quignard. Qu’en est-il des deux autres niveaux ? L’écriture quignardienne revivifie certaines dimensions musicales, tant dans ses aspects formels qu’expressifs. Nous les avons isolés au chapitre précédent: annonces, échos, répétitions, reprises, entrelacements thématiques, résonances; variations d’attaques, de tons, changements de “voix”, ajoutés à l’incertitude de l’adresse, vont dans le sens de la sensorialité immédiate que cherche l’auteur. Toutefois, est-il possible de parler d’un modèle musical? Quignard est net à ce sujet: il n’y a pas, de sa part, volontarisme, intention,
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préméditation, “stratégie” consciente, qui laisserait penser que l’écriture cherche à se modeler sur la musique (DQ: 89). Quignard décrit l’écriture en termes plus passifs qu’actifs, où l’audition prime, c’est-à-dire, telle qu’il en donne l’étymologie, l’obéissance (HM: 119), intuitive, à un référent originel: “[J]’obéis, je fais tout à l’oreille. Que ça sonne comme il faut pour le Surmoi pour lequel j’écris. J’écris pour le premier royaume. J’écris in aurem” (DQ: 89). Là encore, le geste artistique tend à une “pure audition” de soimême, et débouche sur l’écho d’une impression indicible et infigurable, sur une consonance avec le pressentiment d’un inconnu intime. Une telle soumission est le fait de maints artistes quignardiens, de Sainte-Colombe le violiste (TMM) à Meaume le graveur (TR), et à Ann Hidden, la compositrice (VA). Le faire y cède au héler, la création à la renaissance comme proximité intuitive avec l’originel. La descente orphique y prime sur ce qu’elle ramène, la fascination de la source sur l’artifice, la blessure immortelle sur l’éphémère consolation, la quête sur son aboutissement, toujours décevant, l’émotion sur son souvenir (NSBL: 56). Sainte-Colombe refuse de faire entendre ou de publier ses compositions et les dévalue, par rapport à l’empreinte mémorielle et aux rêveries qui les suscitent: [J]e ne compose pas. Je n’ai jamais rien écrit. Ce sont des offrandes d’eau, des lentilles d’eau, de l’armoise, des petites chenilles vivantes que j’invente parfois en me souvenant d’un nom et des plaisirs. (TMM: 86)
L’auteur approche le geste artistique comme ses personnages. L’aversion aux préconceptions esthétiques ou démonstratives revient souvent dans son propos. En 1989, il décrit ainsi l’écriture du roman Les Escaliers de Chambord: On travaille à l’oreille, dans l’extrême silence, une très fine oreille sans théorie, sans volonté arrêtée, sans présupposé idéologique, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l’attention. (D: 83)
Cela ne concerne pas seulement l’esthétique romanesque. Au début de La Leçon de musique, l’auteur annonçait le livre comme dépourvu de “système prémédité” (13-14). Dans le traité “Sur Cordesse”, on l’a vu, il parle de sa passion littéraire en termes voisins de Sainte-Colombe pour la composition: “Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire. Je ne pose jamais de questions au silence. […] Je deviens plus impétueux à obéir les yeux fermés à ma propre nuit. (PT, I: 32-33). On peut parler d’extase, d’autohypnose comme celle qu’enseigne Némie Satler pour l’exécution musicale
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(VS: 25). Il ne s’agit pas ici du déploiement d’un projet musical de l’écriture, mais comme pour la musique, de la restitution d’un “entendre pur” (VS 58). Malgré tout, l’écriture quignardienne combine les trois dimensions du modèle musical, et en acquiert une puissance de discours accrue, une efficace évidente à tout lecteur. Avançons que la musique fonctionne ici comme mémoire, non comme projet, de l’écriture. Comme pour le perdu, l’écriture remet en jeu, remémore et commémore, quelque chose de la musique. De même que celle-ci convoque l’ici mystérieux utérin, elle est convoquée par l’écriture comme lieu de mémoire, parce qu’elle relaie le “vrai lieu” plus immédiatement. 4. La mémoire musicale Résumons-nous. Comme pour la psychanalyse, la musique quignardienne est régressive, rappel des origines et de la “blessure immortelle”, ouverture à la source originaire dans un au-delà du langage et du sujet, voire de l’espèce. Influencée par la musique lévistraussienne, elle s’oppose au langage oral, permettant ainsi de penser la littérature. La réflexion sur l’image, dont plusieurs livres se préoccupent (HM, SE, NS), constitue l’autre versant, visuel, de cette pensée, car l’écriture quignardienne en appelle autant à la vue qu’à l’ouïe. Enfin, la musique n’est pas modèle de l’écriture, mais lui est une mémoire. Mémoire implique, cependant, absence et éloignement. Le recours littéraire protège aussi de la musique, et de la fusion dans celle-ci de l’animal et de l’affectif qui “ameute” (DA). Faisant pendant à La Leçon de musique, les dix traités de La Haine de la musique trahissent la désaffection intermittente de Quignard pour le musical, en documentant la puissance néfaste que celui-ci tire de son ancrage phylogénétique. La musique enchante, méduse, et sa beauté est indissociable de la terreur que les sons inspirent (HM: 49). C’est la forme voilée, ritualisée, culturelle, d'une activité primitive de chasse et de prédation. Tel le chaman “chasseur d'âmes” volant leurs cris aux bêtes (195), le musicien retrouve l’usage immémorial de l'appeau, du leurre, pour attirer, puis domestiquer ou tuer sa proie fascinée. L’auditeur devient, par “la perception la plus archaïque” où se fonde “l’infini de la passivité”, une victime obéissante (118-119). La musique retrouve le geste d’une mise à mort et l’instinct hérité de la nuit des temps pour la chair crue et le bain de sang, à la différence du langage, toujours “cuit”. Cette leçon d’épouvante amène Quignard à ce qu'il nomme une lecture “zoologique” de la pratique musicale:
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La musique n'est pas un chant spécifique de l'espèce Homo. Le chant spécifique des sociétés humaines est leur langage. La musique est une imitation des langages enseignés par les proies lors de la reproduction du chant des proies à l'heure de leur reproduction. (HM: 196)
Dans cette perspective de la musique comme envoûtement, devenu “infuyable” dans nos sociétés contemporaines qui l’utilisent à cet effet, ayant hérité quelque chose du fascisme (296), écrire serait plus près de “désenchanter” (titre du IXe traité), de “soustraire à la puissance du chant”, de “faire du mal au mal” (278). Il y a là comme un réflexe de protection et de tendresse envers le lecteur. Trop animale, la musique est toujours trop intime. Anne Hidden, la compositrice de Villa Amalia, décrit sa première audition musicale, à un très jeune âge, en termes traumatiques: [P]our la musique, je ne dirai pas que j’ai éprouvé, jadis, quand j’étais enfant, un coup de foudre. Ça n’a pas été non plus une vocation. […] C’est très proche d’une sensation de vertige panique. […] On a soudain l’impression d’être engloutie dans un tourbillon d’émotions dont on ne resurgira pas. (VA: 168)
L’audition déclenche chez elle une de ces “terreurs princeps, celles qui sont sans référence dans l’expérience” (VA: 169), uniques aux enfants. On comprend que, par le recours littéraire, c’est aussi luimême que l’écrivain protège. Pour le formuler comme Vie secrète, l’écrit apporte la possibilité de “désidérer” soi-même et autrui de la “fascination” (VS: 164-180). Claude Coste a remarqué ce réflexe de mise à distance par l’écrit: “Par la puissance de l’analogie, la musique est un simulacre sonore trop proche du monde originel; sa puissance de restitution suscite la douleur d’une trop grande proximité affective”. La littérature réhabilite le musical par sa dialectique plus complexe entre présence et absence, participation et extériorité, permettant de “dépasser, sans y renoncer, notre fascination pour les sons” (Coste: 144). En effet, suivant la leçon du Fort-Da freudien, “nous avons besoin de relais avec ce qui n’est pas” (PT, I: 173), et le livre est un relais qui relaie de plus loin. L’écriture quignardienne, en commémorant sa proximité avec la musique, la domestique pour ainsi dire: elle cultive sa mémoire et sa beauté, et désamorce sa sauvagerie, la maintenant présente en filigrane du texte, la hélant. L’émotion totale parce que sans référent biographique conscient d’Ann Hidden achève de clarifier l’éloignement du musical. La puissance de celui-ci repose, on l’a vu, sur des rappels universels de l’expérience originelle, sur l’empreinte devenue “standard” (LM: 54),
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car l’expérience sonore “est toujours autre que personnelle” (HM: 122). Or, l’écriture donne voix à la singularité ultime (voir chapitre deux). L’être humain est voué au langage, jusque dans sa rage de le désavouer et de quêter l’indicible. La somme des livres de Quignard atteste que “la seule corde de rappel possible […] n’est jamais qu’une corde de langue” (NSBL: 65). La littérature permet à l’être-séparé de ménager la singularisation de façon moins accessible à la musique et à son trop-plein d’affect, qui charrie une présence pure, totale, non seulement anonyme mais féroce. A la fin de Le Salon du Wurtemberg, Charles, le violiste et traducteur, comprend pourquoi il a noté ses souvenirs: “Pour la première fois de ma vie, je ne traduisais pas, je n’interprétais pas un morceau. Je suis le morceau. J’ai transcrit ma vie” (SW: 424). L’écriture ouvre à la possibilité de s’interpréter seul, hors société et hors espèce. Elle permet de s’absenter et de maintenir l’affect supportable dans sa variabilité. Quignard vit, à sa manière, l’oscillation qui traverse la littérature contemporaine, et que Prieto voit à l’œuvre chez Pinget, Beckett et Leiris (265), entre influences structuraliste et phénoménologique, entre l’impersonnel et l’individuel comme clés de l’humain, entre antihumanisme et tradition occidentale du sujet, incarnée chez les lettrés dont l’écrivain multiplie les portraits et lectures. Dans sa vaste régurgitation de nos attaches naturelles et culturelles, l’œuvre de Quignard se débat aussi entre singulier et général.
Chapitre quatre Figurer irrésistiblement: l’art du roman L’œuvre quignardienne se donne comme une longue méditation sur l’art. Nous venons de voir que l’écriture d’un “livre silencieux” préserve une mémoire musicale. Quignard discerne une analogie plus étroite encore entre la musique et le roman. A ce titre, deux remarques méritent attention. L’une distingue le roman de l’essai. Surprenante, venant de l’auteur de nombreuses méditations spéculatives, elle frappe par l’accent mis sur la dimension onirique de l’activité romanesque: Le langage n’est jamais plus proche de sa vérité que quand il rêve une hallucination. Les romans sont plus vrais que les discours. Un essai papote toujours un peu et fuit la nuit de son silence à toute allure dans le langage et dans la peur. (NSBL: 68-69)
La seconde remarque amplifie la précédente et fournit une articulation avec la musique. Quignard écrit: De vraies écoutes, je crois qu’il n’y en a que deux que connaissent les hommes: 1. la lecture des romans, car la lecture d’un essai ne suspend ni l’identité ni la méfiance, 2. la musique savante […] Ce sont deux formes d’audition dont la disponibilité silencieuse se met en posture d’être totalement mais aussi individuellement affectée. L’énonciation disparaît, la réception vacille et se fond à la source, le trouble naît et la perte d’identité en témoigne. (HM: 142-143)
Les dissolvants d’identité les plus efficaces, la musique et le roman, deux expériences affectantes parce qu’affectives, brouillent, chez l’auditeur et le lecteur, la distinction sujet-objet. Voici une idée assez singulière, au sein du paysage actuel: non seulement une certaine foi dans le roman, mais la reconnaissance de sa puissance d’envoûtement. Si le soupçon décrit en 1956 par Nathalie Sarraute envers le récit romanesque et son authenticité n’a pas disparu, le roman s’est assez affranchi, depuis trente ans, des modalités où l’avaient maintenu les Nouveaux Romanciers, la critique d’inspiration structuraliste et les avants-gardes “textuelles”. On a parlé de nouvelle fable, de retour au sujet, de retour au récit. On a vu revenir des notions, comme le personnage et l’intrigue, tenues jadis par Alain Robbe-Grillet pour “périmées” (25), quoique leur réémergence n’indique pas une réadhésion au réalisme issu du XIXe siècle. Le roman récent s’est
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renouvelé, non plus par rupture radicale et quasi-disparition de ses traits constitutifs, mais par reprise en compte de ceux-ci et exploitation plus ou moins réticente des possibles qu’ils permettent. Roman historique, épique, minimaliste, post-exotique, ludique, animalier, généalogique, extrême, de la mémoire: autant d’entreprises relativement décomplexées qui, éludant les récits bloqués de la génération précédente sans en méconnaître les acquis formels, et sans oublier que le texte reste un objet de langue à la signifiance problématique, retrouvent une vitalité narrative, quoique lisibilité y égale rarement univocité. Le roman actuel connaît une période d’une incontestable richesse et diversité. Mais les romans de Pascal Quignard sont autres. Ils ne s’avèrent pas “actuels” au niveau des intrigues et des préoccupations qui s’y dévoilent: l’Antiquité et XVIIe siècle y côtoient un XXe siècle qui doit peu à l’actualité médiatique ou sociologique. Ils ne sont pas non plus historiques, les vies qu’ils racontent étant celles d’oubliés de leur époque. Ce ne sont ni des jeux formels, ni guère des outils d’éclaircissement du monde. Ils ne ressortent, pour reprendre la distinction de Danièle Sallenave, ni à la “littérature-document”, au “roman sans monde”, pur objet textuel, ni, en dépit de l’érudition qui s’y lit, à la “littérature-monument” au “roman science de la vie” dont la tradition, ancrée dans les grands prédécesseurs, serait, selon elle, à retrouver (139). L’attrait qu’ils exercent provient, par-delà la relative simplicité de leurs intrigues, de leur caractère chaotique, hétéroclite, de leurs propos subtils et entiers, mélancoliques et lacunaires, et des abîmes psychiques et anthropologiques qu’ils ouvrent. Leur ton est inhabituel. Maniéré, oraculaire, méprisant le réalisme, loin de l’écriture blanche des héritiers du Nouveau Roman, loin du style “parlé” tant sollicité depuis Céline, c’est la voix artificieuse d’une mémoire lourde, multiple, vertigineuse. C’est le ton d’un sentiment de fin de civilisation, où le passé pèse. Les romans quignardiens résonnent avec ce propos: “[J]e pose qu’on peut regarder pour la dernière fois le monde même si on survit à ce regard. De très nombreuses fois” (VS: 434). En même temps, ils tendent à retrouver une vigueur héritée de notre violence primitive immémoriale. Chez Quignard érudition et rudesse s’abreuvent l’une à l’autre, comme il aime à le souligner, et le regard endeuillé en arrière tend à ramener aux sources du vivant. Les romans quignardiens sont autres, également, parce qu’ils entretiennent une relation organique avec le corps spéculatif de l’œuvre, dont ils constituent, avec contes et récits de vie, des excroissances figuratives de longueur variable, et dont ils partagent préoccupations et traits stylistiques. Bruno Blanckeman observe que si
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mode spéculatif et narratif sont imbriqués au sein des Petits traités, “la fiction s’épuise fréquemment en méditation” dans les romans (1999: 87). De plus, nous avons vu les liens entre Tous les matins du monde et La Leçon de musique, qui en conserve les clés. Les autres romans s’appuient aussi sur le vaste corpus méditatif. Leurs paraboles énigmatiques resteraient opaques sans la lecture des traités. Ils font partie d’un ensemble auquel ils renvoient et qu’ils font résonner. Paul Ricœur rappelle que certains récits servent, moins qu’à dévoiler, à obscurcir ou dissimuler un sens, ce qui décuple leur puissance herméneutique (I: 115). Les romans quignardiens jouent de la dynamique du secret: ce qui s’y tait dépasse ce qui s’y dit. En outre, la frontière formelle demeure floue, et les liens nombreux, entre les récits de vie proposés par les petits traités, les biographies fictives à intention méditative telles que Albucius et La Raison (qui met en scène un autre Romain, Porcius Latron), et les “romans” proprement dits. Les romans de Quignard sont autres, enfin, parce qu’ils s’accompagnent d’une idée du romanesque, d’un art du roman, qui constitue un moment de sa méditation sur l’art et sur l’humain, et qui mérite examen. Il semble utile de le résumer, d’autant que l’écrivain ne dresse pas de frontière entre art et discours sur l’art et que la méditation sur le roman se conduit aussi bien dans les traités que dans les récits fictionnalisés comme Albucius et La Raison. Mêmes les romans portent la réflexion: ainsi Terrasse à Rome offre une magnifique parabole de l’écriture. Là aussi, sujet et objet se mêlent. L’art du roman quignardien se confronte à l’évolution du genre, témoignant de la critique implicite et parfois explicite adressée, depuis les premiers livres, à certains aspects de la modernité. Il manifeste, ajouté à l’hétérogénéité générique des romans eux-mêmes, une remise en question du legs flaubertien prépondérant au XXe siècle. Il s’éloigne des analyses qui tiennent le roman pour la forme littéraire de la modernité. Son regard plonge plus loin dans le temps et indique une conscience aiguë de l’héritage culturel: s’il attaque des notions nées au XIXe siècle, il revendique une antique tradition et de grands prédécesseurs. Il n’est d’ailleurs pas seul au sein de la pensée actuelle: influencée par Freud, informée par la morphologie narrative de Propp et l’anthropologie, et portant la mémoire exacerbée de la généalogie du genre, son approche du romanesque résonne avec des discours comme celui de Marthe Robert; son approche du récit, avec les travaux de Paul Ricœur. Si Quignard compte comme romancier, c’est aussi pour sa remise en question de certains choix esthétiques qui ont prévalu dans l’histoire littéraire. Les romans proprement dits ne peuvent s’apprécier
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qu’à la lumière de cet ébranlement. En raison de la forme atomisée de l’œuvre, les réflexions sont éparpillées. Isolons les plus notables: un entretien de 1989 accordé à la revue de Pierre Nora et Marcel Gauchet Le Débat, des petit traités, comme “Gradus”, inclus dans Rhétorique spéculative, et, à un moindre degré, La Haine de la musique, Le Nom sur le bout de la langue, et Vie secrète. L’élément primordial est la semi-fiction Albucius (1990), un de ces récits de vie que Quignard affectionne, reconstitué d’après les anecdotes et paroles rapportés par des auteurs latins, où les lacunes documentaires lui permettent de rêver un personnage proche de lui-même et de ses préoccupations. Albucius est une méditation sur l’art narratif. 1. Albucius, les sordidissimes et la cinquième saison Le romanesque de Quignard prend en compte la domestication de l’espèce humaine par le langage, notre état d’être-séparé de la totalité maternelle et fusionnelle, et plus loin notre animalité d’espèce, dont la part inaccessible au langage symbolique reste la plus précieuse. Se retrouve ainsi chez lui le trait mallarméen, présent chez Proust, amplifié dans l’après-Freud, dépeint comme symptômatique par le Camus de L’Étranger et le Sartre de La Nausée, récurrent chez les écrivains de l’après-guerre tels que Robbe-Grillet et Marguerite Duras, culminant chez un Louis-René des Forêts: le sentiment de l’étrangeté du réel, étrangeté rebelle à la saisie du langage pétri de significations conventionnelles. De là découle la conviction que l’accès à ce réel ne saurait s’exercer par le biais d’un discours analytique ou abstrait; qu’il reste problématique dans un texte littéraire, quoiqu’y soient privilégiées sensations, impressions, descriptions; et, à la limite, que le recours aux mots débouche sur l’impossibilité du langage à rendre compte. C’est près de cet extrême que Quignard se tient, qui admet un “noyau incommunicable” comme “La Métayère de Rodez” le rappelle. Robbe-Grillet critiquait le réalisme balzacien au nom d’un réalisme plus poussé qui permettrait de mieux parler du monde (13). Quignard n’a pas l’optimisme des Nouveaux Romanciers comptant, en changeant les paramètres narratifs, explorer une “réalité nouvelle” (Sarraute: 75). Le réel quignardien est, comme le réel freudo-lacanien, celui de la pure altérité. Il fait défaut. Il ne se dévoile pas, il se pressent, se trahit quelquefois. Son instance est l’inconscient. Cela conduit à une certaine réhabilitation du récit de fiction. Si pour Robbe-Grillet, raconter était devenu “proprement impossible” (31), pour Quignard on n’échappe pas au récit comme seule, quoiqu’indirecte, saisie possible. Car ce qui restait largement le fait
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d’une conscience phénoménologique descriptive dans La Jalousie, ou se donnait dans le Moderato Cantabile durassien comme l’intuition du désir comme véhicule du réel, va ici jusqu’à l’affirmation, informée par la psychanalyse, du caractère fictionnel de la pensée: “Tout ce qui manque, désire ou pense, hallucine” (TSE: 22). La conscience affabule, car notre “vraie identité est suspecte, à supposer qu’elle ne soit pas un roman que nous nous narrons” (A: 60). Elle est le premier organe narratif, et partant romanesque. Quignard tient de plus, comme Ricœur (I: 111), que le récit est le seul recours pour rassembler et réparer le chaos de l’existence, donner de la consonance à la dissonance, de la forme à l’informe. Notre vie et celle des autres “se raconte comme les romans” (A: 46). Cette affabulation véhicule quelque vérité puisqu’elle lie des éléments bien vécus et que, d’autre part, elle travaille à partir de ce que l’inconscient enfouit. Dans cette perspective le mensonge et le fantasme ont un rôle révélateur à jouer en conjugaison avec l’avéré ou le rapporté. Quignard prévient dès la première page d’Albucius: “Ce qui fut vrai protège mieux le faux et les désirs auxquels le faux cède le passage qu’une simple intrigue anachronique qu’on rapièce et qu’on tire par les cheveux” (7). On sait l’écrivain attaché au semi-véridique: la plupart des romans, et nombre de traités, constituent un mélange d’historique et de fictif, d’attesté et de fantasmé. Meaume le rappelle dans Terrasse à Rome: “[P]ersonne ne ment tout à fait en mentant” (146). Albucius, non désigné comme roman, exemplifie ainsi le geste romanesque. Mais qu’a-t-il, au-delà, à dire sur le roman? Quatre choses: 1. Le roman remonte à l’Antiquité, y compris à des genres non considérés d’habitude comme romanesques; 2. Il s’agit de toucher les affects; il a ainsi une chance, ceux-ci renvoyant auteur et lecteur à leur part archaïque non domestiquée, de véhiculer quelque chose du réel; 3. Comme faisceau de détails affectants et discours du particulier, le roman constitue moins un genre qu’une impossibilité de genre, un réceptacle hétéroclite pour les clés de l’inconscient; 4. L’espace-temps du roman est le non-temps de l’inconscient. Première surprise, à la lecture: Quignard nomme “roman” aussi bien le genre de la satura, l’ancêtre de la satire, exemplifiée par le Satiricon, que la pratique oratoire des déclamateurs romains. D’emblée, “declamator” est traduit comme “romancier” (A: 13), et “roman” est donné pour “déclamation” (36), sans justification du saut sémantique. Or, si la satura comme la pratique Pétrone s’approche de l’idée que l’on se fait aujourd’hui du roman, l’assimilation de la déclamation à la pratique romanesque dénote une interprétation, puisqu’il s’agit d’un genre oral, “un exercice de la parole”, et par extension “un sujet traité comme exercice” (Gaffiot: 474), une étude
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de cas donnant lieu à un concours de sophistes. Quignard retrouve dans ces joutes orales, et dans l’art déclamatoire d’Albucius Silus, les fonctions vitales du romanesque tel qu’il le vit: faire voir un “irréel”, une réalité de l’imaginaire qui ouvre au réel autrement inaccessible en touchant les affects par l’intermédiaire de détails-clés. L’art d’Albucius réside d’abord dans sa capacité à “mouvoir les passions” (39), à affecter. L’œuvre de Quignard, il le rappelle souvent, témoigne de la recherche d’un discours où l’affectif et le conceptuel se confondent. D’où sa fascination pour la véhémence telle qu’un Pierre Nicole la pratiquait au dix-septième siècle, qui écrivait: “L’éloquence ne doit pas seulement causer un sentiment de plaisir, elle doit laisser un dard dans le cœur” (1845: 472); telle aussi que les rhéteurs latins l’avaient perfectionnée, ainsi que l’écrivain explique dans La Raison: Marullus prescrivait qu’on fût sec, qu’on fût rude, qu’on fût brusque et qu’on fût court. Il exigeait que tout soit articulé jusqu’à la sécheresse dans le ton, précis jusqu’à la rudesse dans le vocabulaire, surprenant jusqu’à la brusquerie dans la construction de la phrase et, dans la durée, prompt jusqu’à être tranchant et presque trop court. Sec afin qu’on saisisse l’oreille. Rude afin qu’on touche l’esprit. Brusque afin qu’on retienne l’attention et qu’on inquiète le rythme du cœur. Court afin qu’on reste sur sa faim plutôt qu’on verse dans l’ennui. (R: 11)
Affecter n’est pas un vain mot, car il s’agit d’exercer un impact physique sur un autre humain. Quelque chose est communiqué à l’auditeur ou au lecteur, qui déborde la saisie conceptuelle et même linguistique, et tend à l’impression d’une présence brute. Ensuite, la déclamation est une histoire inventée de toutes pièces, ou plutôt un exercice fictionnel à triple contrainte: “une loi fictive, qui entraînait une procédure fictive, et une situation fictive, la plus ahurissante qui se pût trouver” (A: 21). Elle défie la vraisemblance, et par là trouve sa place dans la généalogie du geste romanesque: Les déclamations exploraient le réel sous trois espèces: l’impossible, l’indéfendable et l’imprévisible. Le “réel irréel”, tel était l’objet psychologique, judiciaire et rhétorique des romans des déclamateurs et des sophistes. (A: 22)
Un trait du romanesque quignardien réside aussi dans la mise en scène d’un “réel irréel”, d’un dispositif narratif à la fois familier et surprenant, à égale distance du vraisemblable, voire du vrai, et de l’improbable, voire du merveilleux. Qu’on se souvienne de Tous les matins du monde, où les maigres détails rapportés par Évrard Titon du Tillet, tels la cabane de bois au fond du jardin (1732: 625), servent de
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point de départ à l’invention de la vie de Sainte Colombe, à la mise en parabole de la musique comme rappel des origines et de la mue, et même à une histoire de fantôme. Il s’agit, pour Quignard aussi, de placer le lecteur dans un rêve éveillé. Examinant la puissance oratoire d’Albucius Silus, Quignard note l’utilisation de détails concrets, incongrus ou sordides, “réalistes ou surprenants” (A: 23), de mots crus, souvent corporels ou sexuels. Ces termes intimes et imprévus, par leur apparition soudaine dans un contexte narratif par ailleurs bref et pauvre en précision descriptive, sont susceptibles de choquer l’auditeur, de l’affecter plus sûrement qu’une longue description: “Le plus bas devient le plus touchant.” (23). Il y a une “beauté des choses sordides” (39). Quignard donne à ces incongruités narratives un nom dérivé d’Albucius, les “sordidissimes”. Il continuera d’utiliser le terme, comme en témoigne le volume quatre de Dernier Royaume (2004), dont c’est le titre. Il emprunte au rhéteur sa définition du roman: “ ‘Le seul gîte d’étape au monde où l’hospitalité soit offerte aux sordidissima’, c’est-à-dire aux mots les plus vils, aux choses les plus basses et aux thèmes les plus inégaux” (41). Le roman va à l’encontre des discours polis, propres; il tend à inclure ce que les autres genres évacuent. Cette notion du romanesque est d’abord, comme l’a noté Dominique Viart pour l’œuvre entière, une esthétique du détail, une “éthique de la minutie” (2000: 61), qui favorise l’intrusion du plus concret, donc du plus émouvant, au sein de la fiction, car le sordidissime est “une trace propre à la nature” (RS: 50), qui, en souillant le style, en accroît le pouvoir (A: 44). Quignard discerne ainsi dans les déclamations d’Albucius la préfiguration du roman comme forme de l’informe, un genre par défaut où se recueille le refoulé de la représentation noble mais, à ce titre, un discours révélateur, car ses sordidissimes portent un sens dépassant le langage et lié aux affects primaires. C’est le genre de l’impossible à dire autrement: “Un endroit dans le monde où tout pouvait être nommé” (43). L’art d’Albucius permet aussi à Quignard d’établir une filiation. Il voit dans les sordidissimes une constante de la littérature: Depuis la nuit des temps la plus noire, la plus nocturne, depuis l’enfance, tout conte digne de porter ce nom observe cette consigne de ramener dans la vie ordinaire une ou deux preuves prélevées dans la zone d’enchantement: des petits cailloux, un pain d’épices, un chaperon rouge, des bonbons, un pudding, des taches de sang au nombre de trois, des galettes, une goutte d’huile brûlante qui tombe par mégarde. C’est exactement ce qu’Albucius Silus entendait par “sordidissime” […] (A: 43)
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Le saut de la déclamation au conte n’échappera pas. L’avantage des sordidissimes est de toucher au refoulé infantile, et de ranimer le souvenir des premiers récits entendus et mémorisés, établissant une ferme relation avec l’enfance. On devine déjà que le romanesque quignardien, s’il ne s’identifie pas au conte, procède de son geste archaïque. Un autre élément affilie le conte, le roman et la déclamation des orateurs romains. Quignard le nomme ici la “cinquième saison”, selon l’expression d’Albucius, c’est-à-dire la saison “où les choses impossibles sont possibles” (68). La cinquième saison est un temps qui n’existe pas, c’est la temporalité de la fiction par excellence. Elle est le lieu où s’épanouissent les inventions de l’imaginaire, à commencer par sa propre reconstruction du déclamateur: “Je peux porter le témoignage que cette cinquième saison existe en vérité puisque c’est celle où je me souviens d’Albucius Silus” (68). La cinquième saison correspond à la “zone d’enchantement”. C’est le passé intemporel, l’anachronie des contes, le “il était une fois”. Elle relève de la puissance imaginaire, déréalisante, dépersonnalisante de l’enfance: C’est la très brève saison sempiternelle où l’on ne sent pas passer le temps comme lorsque les enfants jouent […] Ils sont quelque chose dans l’univers qui n’est pas eux et qui n’est pourtant pas distinct d’eux ni de l’univers. (A: 69)
Allant plus loin, il l’assimile à l’enfance non-encore linguistique, et, plus en amont, au temps préindividuel de l’indistinction, antérieur aux divisions instaurées par la naissance. La cinquième saison s’identifie au référent ultime de la musique, qui est aussi celui de l’écriture: Les jours qui précèdent la naissance et ceux qui lui succèdent forment par eux-mêmes une saison que les anciens Romains nommaient le ‘non-parlant’ […] Animalité assidue au contraire qui imprègne nos vies et les destine dans le silence de l’enfance […] (A: 70-71)
La période de la petite enfance, de la non-parlance, augmentée de la gestation humaine, forme la saison perdue de la totalité, de la nondivision, de l’éternité, de l’animalité pure, dont le souvenir oublié nous imprègne. La cinquième saison coïncide avec ce que Quignard nommera plus tard le “Jadis”, la non-synchronie, non-contemporanéité perpétuelle à laquelle nous sommes voués du fait de l’avant-naissance et de l’avant-langage:
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Le Jadis est un véritable aniconisme, à partir duquel tout humain hallucine dans le perdu […] Le Jadis ne rencontre jamais le passé. Le Jadis hante le passé. Jamais ils n’entrent en contact. (IJ: 17)
L’altérité intemporelle du Jadis est aussi, bien entendu, celle de l’inconscient où se dépose sa mémoire. Albucius établit encore une relation importante, entre la cinquième saison, le rêve, et l’activité romanesque: [Albucius] renvoie à cette véritable avant-saison qui erre furtivement toute la vie, qui hante les saisons calendaires, qui visite un peu les activités du jour, souvent les sentiments, toujours le sommeil, par le biais des songes et des récits auxquels ils aboutissent dans cette espèce de souvenir verbal qu’on retient d’eux […] (A: 71)
On retrouve l’hallucination romanesque dont l’écrivain admirait la vérité: toute fiction découle du récit de rêve, donc du rêve lui-même, et de la cinquième saison qui y revient se substituer au temps terrestre. Quignard suggère que la généalogie entre enfance, rêve, conte et roman, confère à ce dernier sa réalité irréelle, donc sa spécificité littéraire, reconnaissable à travers ses incarnations: Saison qui est étrangère non pas à tout langage mais au tout du langage, étrangère au langage comme discours, étrangère à toute pensée très articulée, étrangère à tous les genres littéraires constitués et donc de ce fait secondaires et qui débouche, simplement par défaut, sur un genre qui n’est pas un genre, plutôt un dépotoir, une décharge municipale du langage ou de l’expérience humaine nommés dans la Ville […] declamatio ou satura, nommés plus tard, au cours du XIe et du XIIe siècle en France, du nom très romain de roman […] (A: 71-72)
On voit ce que Quignard réalise avec Albucius. D’une part les relations lacunaires sur Albucius Silus l’incitent à inventer ce qu’il ignore, exemplifiant ainsi la rêverie fantasmatique en action, celle qui produit de la fiction. D’autre part, il remplace la généalogie couramment admise, celle, descriptive mais floue, qui dénomme “roman” un récit en langue romane, par une sorte d’archéo-mémoire du geste romanesque comme impulsion onirique, par une filiation du fictif comme procédant d’une antériorité prélinguistique, préindividuelle et prétemporelle, et par là, plus fidèle à l’enfance et à l’inconscient qui la préserve en nous, que les genres littéraires constitués sur leur oubli. Albucius lui permet d’instaurer “l’enfance irréparable” (HM: 24), son perdu et son indicible, y compris la période utérine, comme référent primordial du geste romanesque. C’est lui qui
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doit revenir affecter le lecteur, comme dans la musique, et provoquer, par l’hallucination onirique et l’identification qui s’ensuit, une perte momentanée d’identité, c’est-à-dire une replongée dans l’indistinction de la cinquième saison. Et ce référent ne peut advenir que si l’écrivain s’y replonge lui-même: “Si [l’œuvre] n’engage pas la totalité de la petite enfance de celui qui la compose, elle est inutile” (RS: 150). 2. Le roman de l’inconscient, l’invention irrésistible Comme la musique, l’idée quignardienne du roman s’abreuve au discours de la psychanalyse, et révèle une approche de l’existence tributaire de ses notions. On l’observe dans ce qui structure la reconstruction d’Albucius: les notions à coloration freudienne du détail révélateur, du rêve comme véhicule de l’inconscient et comme proto-récit, de l’inconscient comme instance du lieu ultime qui ignore le temps et où sujet et objet se confondent; les notions à coloration plus lacanienne de division du sujet par le langage et de la nonidentité à soi. Quignard se réfère en outre à Donald Winnicott lors de propos qui documentent davantage sa dette. La fiction comme hallucination évoque un essai de Freud intitulé “La création littéraire et le rêve éveillé” (1908). Selon Freud, même “les plus extrêmes déviations” de l’écriture s’originent dans la rêverie. Toute histoire partage avec le rêve éveillé “un même héros”: le Moi, qui se contente du rôle passif de spectateur. De plus, l’œuvre de fiction, en tant qu’expression d’un fantasme, se construit avec les souvenirs de la petite enfance de l’auteur, venant résonner à travers un vécu plus récent. Enfin, Freud tient le texte de fiction pour la “continuation et le substitut, comme le rêve éveillé, de ce qui fut jadis le jeu de l’enfance” (143-153, ma traduction). Dans l’entretien accordé au Débat en 1989, Quignard insiste sur la parenté freudienne de son art romanesque, et sur l’altérité du roman, “l’autre de tous les genres, l’autre de la définition” (D: 77). Le roman est “un fantasme” (78), un “objet remonté de l’inconscient” (77). Il établit une série d’analogies avec la pratique analytique: le futur analysé est un “héros qui cherche son roman”, lequel sera le récit de vie rendu intelligible par l’écoute de l’analyste (78). Car il existe un besoin de se raconter, de ressaisir sa vie dans une narration, dans une mise en intrigue: “Chacune de nos vies est un continent que seul un récit aborde” (78). Un tel récit, “sale, proche de l’inconscient” constitue pour lui, ni plus ni moins, ce “qu’on appelle le roman” (79). “Chaque œuvre est un symptôme” (86), et la pratique romanesque une thérapie. Tout humain est un romancier en puissance, ce qui explique l’emprise des récits et leur pouvoir consolateur (78). Déjà Paul Ricœur
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prenait l’exemple du récit psychanalytique pour illustrer l’idée d’une structure prénarrative de l’expérience, d’un “vécu en quête de récit” (I: 113). Le roman partage avec le récit analytique scories, détails énigmatiques, détours involontaires. Quignard est convaincu que “la régurgitation de l’expérience va jusqu’à l’hallucination” (D: 84), et que “les plus beaux romans installent les êtres qui les entrouvrent dans une espèce de zone de transition, à mi-chemin entre le fantasme et l’hallucinat” (85), installant donc le lecteur, à la suite de l’auteur, dans une sorte d’hypnose anamnétique, proche de la fonction rêveuse décrite par Freud. Quignard soutient aussi que l’écriture romanesque a quelque chose de non concerté. Son impact et sa vérité sont en proportion de ce qu’elle échappe au contrôle de l’auteur (86), car toute “autoreprésentation du monde, pour peu qu’elle soit involontaire, a quelque chance de témoigner du monde.” Il conclut: “On peut écrire volontairement un essai. On ne peut pas écrire volontairement un roman” (85). Il s’éloigne ainsi du réalisme: au roman qui propose un savoir sur le monde, il oppose l’envoûtement qui ouvre au réel dans le refus du vraisemblable et l’acquiescement à la vérité du rêve: J’écris dans l’impression que je me souviens d’un monde aussi précis et rare que les objets ou les visages qui sont dans les rêves et le récit qui en découle est plus proche et plus riche que le récit que je pourrais faire de ma vie. (D: 86)
Dans Vie secrète, Quignard posera encore extase et lucidité comme “antagoniques” (254). Il ajoute, à ce romanesque symptômatique, involontaire et extatique, une référence aux travaux de l’anglais Winnicott (18961971): Une des plus fondamentales fonctions du roman est sans doute le playing au sens de Donald Winnicott et les jeux de rôle qu’il entraîne […] Ce qui permet de se retrouver dans un monde qui vous protège du monde, de totaliser un monde en demeurant à sa frange. (D: 85)
Selon Winnicott, qui part de l’hypothèse freudienne d’une satisfaction hallucinatoire primitive, l’enfant crée un “objet subjectif” apte à le satisfaire, et établit petit à petit une “zone d’illusion” où il peut “exercer une omnipotence imaginaire”. Ensuite, “une étape nouvelle est franchie quand l’enfant, par le jeu […] est à même de faire fonctionner pour lui-même cet espace d’illusion et d’omnipotence”. Il
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peut ainsi expérimenter de façon ludique dans un espace intermédiaire avec des objets “transitionnels” (Gantheret). De même pour Quignard, le roman constitue un espace où romancier et lecteur retrouvent une activité hallucinatoire et ludique, une illusion d’omnipotence, dont l’efficacité, résonnant avec la petite enfance, se trouve décuplée par rapport à un simple récit. Le romanesque suppose un double envoûtement de l’auteur et du lecteur. Il termine, réitérant la permanence du référent utérin dans le geste romanesque, en s’érigeant contre la réflexion post-structuraliste: [Roland Barthes] voulait que l’œuvre conduise le lecteur à échapper à l’emprise de ce qu’il lisait […] C’est naturellement le contraire! C’est la captivité magique de la poche amniotique, de l’espace déréel, du temple que l’écrivain recherche, ce lieu ludique permettant à la fois la totalisation, l’invention et une protection pluri-saisonnière. C’est un état étrange. (D: 86)
L’activité romanesque s’apparente pour lui à l’organisation d’une régression dont le texte final est moins le but que le produit. Comme pour la musique, l’extase et le transport priment sur l’objet artistique. Celui-ci découle d’une écoute de soi-même où l’activité se distingue à peine d’une passivité. L’écrivain devient, pour reprendre l’expression de Madeleine Alleins à propos de Duras, un “médium du réel”. Non seulement les récits ne sont pas plus volontaires que les rêves et “les romans sont aux jours ce que les rêves sont aux nuits” (A: 219), mais, puisque la vie utilise le rêve pour se dire elle-même (RS: 141), l’auteur doit voir les scènes sans langage, comme dans un rêve (RS: 151). Le critère ultime du romanesque involontaire est l’irrésistibilité, mentionnée plusieurs fois dans Albucius, à laquelle l’auteur se soumet (A: 87), et dont l’immédiateté imageante et la soudaineté garantissent la vérité. La cinquième saison est “irrésistible” (A: 216). La lecture des anecdotes relatées par les pairs d’Albucius provoque une rêverie qui fait “inventer irrésistiblement” (A: 161). Pour terminer, il est utile de mentionner l’ouvrage de Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman (1972), qui s’intéresse aux implications pour la littérature de la théorie freudienne du “roman familial”. Pour Robert aussi le roman, rebelle à la définition, est un genre “indéfini” (11), qui “s’approprie toutes les formes d’expression” (14), et entretient avec le réel une relation plus étroite qu’aucune autre forme d’art (15). D’autres remarques rappellent Quignard. Robert observe que le roman n’est jamais ni vrai ni faux (35), que sa vérité n’est qu’un accroissement de son pouvoir d’illusion (35), et qu’il s’agit moins pour lui de reproduire la réalité que de “remuer la vie” (37), autrement
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dit de faire remonter les affects. Comme Quignard, Robert décèle la permanence, dans le roman constitué, d’un “noyau primitif”, qui explique à la fois sa culture et sa sauvagerie, le “roman originel” du roman (37). A la base du désir romanesque, elle identifie une imagination purement psychique (41), une fiction à l’état naissant, un “patron de récit” lié à l’enfant et à sa capacité à produire un récit fabuleux, mensonger, merveilleux (43), à se raconter des histoires permettant d’aller de l’avant sans renoncer au paradis originaire (66). Si ces notions semblent proches du rêve éveillé freudien et du playing winnicottien, il s’agit, pour Robert, de montrer que c’est le roman familial, proto-récit s’il en est, qui communique au roman “la force de ses désirs” (62), et partant son pouvoir sur le lecteur, ce qui explique la complicité que le roman suscite et la foi constitutive qu’il suppose (72), celle-là même dont parle Quignard (D: 84). Ainsi l’héritage infantile du roman réside-t-il dans cette dialectique du feint et du vrai (66), qui apparaît aussi irrésistible à Robert qu’à Quignard. Notons aussi le détour par le conte que Robert effectue, comme Quignard. Les intentions profondes du roman familial freudien se trouvent “réalisées point par point dans le conte traditionnel de l’enfance” (Robert: 81), le conte de fées, qui “découle directement de la rêverie primitive” (82), et apparaît comme “le révélateur du romanesque presque brut” (82), véhiculant, en fin de compte, la charge traumatique universelle du passage capital que représente la naissance. Pour Robert, le temps du conte est non seulement le passé de l’enfance, mais un “temps suspendu hors du temps” (101), et son espace le “pays sans nom” (105), le paradis perdu de la plénitude. L’espace-temps du conte ainsi décrit évoque la “cinquième saison” de Quignard, avec son référent utérin et son fantasme de totalisation d’avant les divisions existentielles. Robert conclut en termes qui apparaîtront familiers: “[Le conte] est le germe primordial pour le roman, le parfait dépositaire d’un savoir secret dont seul l’écrivain redevenu enfant peut espérer saisir le sens ou entrevoir le reflet” (106). La clé du romanesque réside donc dans la faculté du romancier à régresser jusqu’à reprendre contact avec le perdu de la petite enfance, avec son omnipotence ludique et sa nostalgie matricielle. Cet état intermédiaire, celui de la rêverie éveillée freudienne, est la condition et le lieu du partage entre romancier et lecteur, puisqu’elle assure aussi la régression et partant l’adhésion de celui-ci. C’est bien aussi l’enjeu de l’écriture romanesque selon Quignard: Je voudrais qu’il se trouve une phrase où je puisse prendre confiance. […] Une phrase écrite qui retiendrait quelque chose de la saison qui fut avant que
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Pascal Quignard ou le fonds du monde le langage n’engloutisse le corps et l’âme et la mémoire comme une vague sans retrait. C’est la saison stupéfiante, le temps sans voix et la contrée impossible. Il y a au fond de nous un temps passé qui est irrésistible. C’est cette saison qui voue à l’imparfait toutes les narrations humaines. (A: 216)
Les travaux de Robert confirment la parenté de Quignard avec la mouvance psychanalytique: son idée du romanesque cherche à ancrer l’écriture, comme il le faisait de la musique, dans l’inconscient, dans la “blessure immortelle” du Jadis, qui informe le présent de l’œuvre. Il fait de la rêverie éveillée du roman un véhicule privilégié de l’originaire, par les liens que la forme entretient avec la petite enfance et avec le rêve, par son pouvoir hallucinatoire et donc figuratoire. Le roman a l’avantage sur l’essai, mais aussi sur la musique et même la peinture, de donner à tout voir: “Il n’est pas d’autre miroir de l’intérieur d’une tête humaine qu’un roman. A cet égard la poésie, la philosophie, le théâtre, la musique, la peinture sont piètres” (A: 43). En outre, comme avec la musique dont les liens originaires se trouve explorés aux plans ontogénétique et phylogénétique, Quignard cherche pour le récit humain en général, un ancrage phylogénétique, zoologique. La narration serait non seulement un besoin psychique, mais une nécessité organique. 3. L’attache naturelle: la fonction romanesque et l’élan inhumain “Nous sommes une espèce asservie au récit”, déclare l’écrivain (D: 78). Il ajoute que “notre espèce semble être scrupuleusement tenue en laisse par le besoin d’une régurgitation linguistique de l’expérience […] cette réingestion et cette redigestion seraient pour l’espèce aussi spontanées que le battement du cœur ou la succion du sein” (78). Il en vient à l’hypothèse d’une “fonction romanesque” originaire et universelle, “dont la fonction onirique donne une idée par analogie” (78), et qu’il soutient par l’observation de similitudes narratives transculturelles: récits érotiques, contes animaux, voyages maritimes fonctionnent “à peu près partout” (79), existent à des époques et dans des cultures éloignées, et s’abreuvent aux mêmes réalités. Pratiquant là encore l’amalgame qui lui fait assimiler art de l’enfance et art et l’enfance de l’humanité, il pose, comme noyau motivant sa quête scripturale, un corpus hypothétique: Cette impuissance [des récits] dans le temps à connaître la mort ni l’usure et cet émiettement ou ce poudroiement dans l’espace, dans toutes les chambres d’enfant du monde, font parfois supposer l’existence de séquences moléculaires immortelles du récit humain […] C’est là où il faudrait dérober. (D: 79)
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On remarque la parenté de son geste avec les linguistes cherchant la langue-mère, ou les anthropologues ramenant les mythes à des invariants universaux. L’écrivain semble trouver rassurant de considérer une universalité de fonctions psychiques qui serait la traduction d’événements inscrits dans notre mémoire archaïque, une sorte de “morphogenèse” du roman: “[E]st-ce qu’il y a en effet un récit un peu universel et pour ainsi dire prémigratoire ? […L]a migration et le récit sont peut-être la même chose” (D: 79). Il ne s’arrête pas aux invariants psychiques. L’assouvissement du besoin autoreprésentatif de l’espèce, décrit en termes qui renvoient à la rumination des mammifères (A: 72, 219), lui fait chercher l’origine du romanesque dans une fonction quasi physiologique. Il donne l’exemple des abeilles qui “récitent en rentrant à la ruche le trajet qu’elles ont accompli jusqu’à la fleur” (D: 78), jouant de l’étymologie commune des mots “récit” et “récitation”. Dans Albucius, il relevait les propos du rhéteur suggérant l’ancrage animal du récit: Les hommes sont les abeilles […] A chaque retour de la nuit, ils restituent, amassent, partagent et dévorent les sucs qu’ils ont récoltés et le récit de leur quête. Ce sont les veillées et ce sont les rêves. (A: 219)
Les hommes rêvent et récitent leur vécu comme les animaux (RS: 176, VS: 110). Les ouvrages littéraires participent de la nature à l’œuvre, et le récit relève autant du réflexe corporel que du besoin psychique, les livres n’étant pas “plus cultivés ou civilisés que le miel ne l’est au regard de ces insectes jaunes et noirs” (A: 220). Pour Albucius, et pour Quignard, les romanciers ou conteurs travaillent comme des oiseaux prédateurs ou des insectes (A: 219-220). En 1995, Quignard revient sur la dot biologique qu’il voit à l’œuvre dans l’écriture: “Il y a une violence de la pensée, qui est une violence du langage, qui est une violence de l’imaginaire, qui est une violence de la nature.” (RS: 60) Ce qui fait écrire est une énergie sauvage: “C’est la grande nature, le fond de l’art” (RS: 67). Il poursuit: Nous sommes des usagers de motifs narratifs qui n’ont ni fin exacte dans l’Histoire ni source précise dans les temps qui ont précédé l’Histoire, et qui ne sont pas spécifiques à notre espèce. Nos narrations participent d’un élan inhumain. (RS: 140).
Et il rattache cet élan au rêve animal, lui-même “histoire de prédation”, sorte de degré zéro de l’intrigue (RS: 141).
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L’irrésistibilité qui garantit la vérité de la fiction révèle ainsi sa nature animale. Dans Albucius, Quignard livre sa fascination pour Jules César, guerrier et écrivain, dont il admire le goût pour la soudaineté dans le combat et pour la franchise dans l’écriture. Il réduit vite ces deux qualités à une seule: il y aurait une “vérité subite” comme il y a des victoires et des morts subites (A: 87), et César est bon écrivain parce qu’il sait vaincre promptement comme guerrier: “[I]l dit jusqu’au plaisir de dire, c’est-à-dire jusqu’au péril de dire, c’est-à-dire la vérité, c’est-à-dire tuer d’un coup” (87). Cet instinct guerrier est aussi l’instinct du chasseur, homme ou animal. Dans l’entretien du Débat, Quignard se compare à une bondrée dans “la chasse aux formes” qu’il pratique en prenant des histoires dans les littératures du passé (D: 79). Les auteurs de romans ou de contes “préservent une proie à nos vies” (A: 220). La passivité réceptrice de l’auteur, qui se met à l’écoute de l’autre monde de la cinquième saison, ressemble à un guet, et l’écriture à une prédation. Dans un étonnant passage, Quignard fond les deux images de l’écriture comme autoanalyse et comme chasse, montrant là encore qu’il ne perçoit guère d’incompatibilité entre l’anthropologique et le psychanalytique: [I]l faut porter une attention vague à tout, bavasser, agiter avec un peu de fièvre ce qui entoure. Puis brusquement apparaissent en un éclair le symptôme dans la parole libre, l’occasion dans l’action souple – et là il s’agit d’être à la hauteur et de foncer sans crier gare. (A: 27)
Le vrai écrivain sait retrouver l’instinct du prédateur et fait de sa franchise, tel César, “un coup de hache irrésistible” (88). Un autre instinct s’active dans l’écriture romanesque. Puisque celle-ci remet en jeu les origines, et que le roman n’éclot qu’avec la notion de différence sexuelle, “sans quoi les idées d’accord, de conflit, d’union et de séparation restent proprement inintelligibles” (Robert: 49), il commence à cette polarisation. Quignard intègre l’instinct sexuel au sein du faisceau d’instincts animaux qui entrent dans la morphologie romanesque, au même titre que la prédation. En fait, il semble dire que c’est le même instinct (RS: 140-141). Dans le “Gradus” de Rhétorique spéculative, qui poursuit la méditation d’Albucius, Quignard suggère en outre une analogie de parcours entre intrigue narrative et acte sexuel, par juxtaposition de fragments: dans l’un la fin d’une intrigue “emporte tout”, selon une sensation d’aboutissement qui ne s’est développée qu’à mi-course, dans l’autre le “vrai style est saccade – cette saccade étant le but du rêve qui érige progressivement […] le sexe masculin.” (RS: 146) Le
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lecteur est ainsi rétrospectivement induit à considérer l’intrigue comme un parcours coïtal et sa résolution comme un orgasme. Quignard documente abondamment l’impact multiple de la sexualité sur l’écriture, cherchant là aussi la traduction de phénomènes physiques et biologiques. L’élément primordial réside, à nos yeux, dans la notion de figuration, qui lie l’image à la nature, à la culture, et au langage. 4. La figuration irrésistible Dans l’entretien du Débat, Quignard fait remarquer que les peintures rupestres préhistoriques suggèrent des narrations muettes: “[O]n devine sans cesse au-delà de ces figures et de ces scènes que des récits les hantent et qu’ils nous hèlent avant l’histoire comme l’enfance en nous” (78). Le stade originel du récit serait l’image: “L’image est tellement plus ancienne que les mots”, rappelle-t-il, et son origine est liée à la chasse, elle-même “tellement plus ancienne que l’espèce humaine” (VS: 111-112). Quignard est fasciné par l’art pictural, comme en témoignent La Nuit et le silence, son essai sur George de la Tour, Le Sexe et l’effroi, et ses collaborations avec peintres et graphistes; comme le montrent aussi romans et récits où abondent les scènes figées, muettes et descriptives, qu’il nomme “peintures coites”. L’image se passe de mots, évitant de s’empêtrer dans les redoutables filets de la langue, et donc de se dénaturer, tout en proposant une “narration figurée” (HM: 168). Comme l’instinct de récit, l’image, ou la figure comme Quignard la nomme en écho à Ricœur, trouve un ancrage doublement naturel. D’abord le rêve fournit le matériau primitif de la représentation humaine linguistique, car les images mentales, qui donnent source aux récits, s’originent dans les visions oniriques, “la fascination optique à l’état pur” (VS: 110), que les humains partagent avec d’autres animaux. Elles ont à voir avec le rejeu de la vie dans le sommeil et avec le non-temps de la cinquième saison amniotique. A ce titre, elles s’engendrent dans la seule image à jamais manquante à chacun, celle de la scène primitive qui nous a conçus (IJ: 16, IE: 41). La nostalgie du Jadis perdu est ainsi à l’œuvre en elles: “Toute image exauce une faim […] Toute image réincarne la mère sans corps. Elle vient d’elle dans l’absence” (VS: 118). Ensuite, la figuration première est la ressemblance physique entre l’enfant et ses parents, qui résulte de la reproduction sexuelle. Elle dépasse en puissance la représentation linguistique, étant parfaitement vraie et “inflexible” (IE: 41). C’est la sexualité qui fait s’incarner un
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être dans un autre par une “figuration irrésistible” (IE: 41), offrant ainsi un récit généalogique à la saisie immédiate. Finalement, comme le remarque le graveur Meaume, “c’est la nature qui figure d’abord” (TR: 42-43), les artistes ne faisant que l’imiter, l’halluciner. Les humains étant des figures de la nature, l’art n’est que figures de figures, imitation seconde occasionnée et conditionnée par l’empreinte naturelle. Quignard écrit en préface au Picasso érotique: “C’est le désir sexuel et non la volonté humaine qui retient l’art à l’intérieur de la figuration” (IE: 41). Il résout ainsi la question du fondement naturel des conventions artistiques: avant toute histoire de l’art, les humains figurent parce qu’ils sont figurés. De même qu’ils racontent parce qu’ils sont racontés: “Le développement de notre corps est une narration qui remonte plus haut que l’histoire humaine elle-même, qui en rend si mal compte”(VS: 450). La figure et le récit, déjà à l’œuvre au niveau préhumain, ne sont pas des inventions humaines. Si la figure et la figuration peuvent se passer de langage, Quignard, empruntant à Ricœur le jeu sur le mot, avance que les figures de langue peuvent opérer une monstration immédiate, et déjouer leur propre véhicule. Ce sont les métaphores qui retrouvent la figuration originelle: “L’art des images […] à la fois parvient à désassocier la convention dans chaque langue et permet de réassocier le langage au fond de la nature” (RS: 13-14). Manier les images littéraires fait ainsi halluciner comme dans les rêves, et un rhéteur “ne démontre jamais: il montre” (RS: 14). Déjà dans Albucius, Quignard vantait l’art des figures d’Albucius Silus. Le récit fictif constitue une forme de longue figuration, parce qu’il enchaîne les images et fait voir, évitant ainsi, autant que faire se peut, la pensée conceptuelle. Figure et figuration ainsi entendues apportent un moyen terme hallucinatoire entre le réel absent et le symbolique linguistique. L’activité du romancier consiste, pour témoigner du vivant, à mettre en figures, qui se chargent de réassocier les histoires au “fond du monde”, c’est-à-dire à l’élan vital de la physis (RS: 21). Une telle origine naturelle de l’instinct narratif et de la figuration a pour conséquence que l’écrivain devient le médium d’un réel quasi inaccessible dont pourtant ses histoires, quelque part, vont témoigner. Sa médiation passe par l’inconscient, et renvoie au non-temps de l’être-là corporel, au corps animal de celui qui écrit: “Je rapporte toute choses à mon corps. C’est le seul vrai espace que j’occupe” (A: 165) . Le style est ainsi un “jet irrépressible” (RS: 59), le ton s’enracine dans le “corps zoologique” (HM: 73), l’intonation “dans la première vision” (RS: 187), et un “écrivain, c’est un homme dévoré par un ton.” (RS: 184). C’est à cette condition qu’il peut prétrendre inciter le
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lecteur à “configurer l’infigurable”, à le faire “entrer en contact” avec lui, l’auteur, et avec soi-même (VS: 413). On situe mieux Quignard dans l’évolution récente du roman. D’une part il revendique l’héritage de la psychanalyse et de la réflexion anthropologique qui s’est développée au XXe siècle. Il est parmi les seuls, après la nébuleuse surréaliste, à intégrer ces discours à son esthétique de façon aussi informée, et ce jusqu’à considérer le récit et la figuration comme non proprement humains. D’autre part, sa notion du corps de l’écrivain, comme relais vers le référent ultime imprégnant sa présence absente, l’éloigne de l’école qui voyait l’écrivain s’absenter du texte, et celui-ci n’offrir que son système clos. Ceci alors qu’il conçoit, après Mallarmé, le langage comme un piège, une réalité quasi autonome. C’est une certaine filiation romanesque que Quignard remet en question, celle qui aspirait, selon l’ambition exprimée par Flaubert, à écrire un livre sur rien. Pour lui, tout récit laisse, comme le conte, pressentir un référent hors référence, car hors intrigue, qui est son vrai sujet et à partir duquel il parle: “Il y a un référent qui est invisible et qui accueille le lecteur ou le spectateur, et aussi l’auteur, et qui n’est pas celui qui est vu” (RS: 170). Sa prise en compte du Jadis perdu, de l’infigurable de “l’autre monde”, l’entraîne à révoquer la lignée flaubertienne. 5. Généalogie romanesque Il existe deux écoles quant aux origines du roman. La plupart de ceux qui s’intéressent au roman récent, ou qui voient dans l’art romanesque du XIXe siècle l’apogée du genre, considèrent que le roman, quoiqu’il s’origine dans des formes plus anciennes, est né avec la modernité européenne, accompagne celle-ci et, jusqu’à un certain point, en reflète les acquis et les angoisses. Milan Kundera écrit que le “chemin du roman se dessine comme une histoire parallèle des Temps modernes” (24), et “qu’avec Cervantes un grand art européen s’est formé qui n’est rien d’autre que l’exploration de cet être oublié” de l’homme par les sciences et la philosophie (19). Nelly Wolf considère que le roman, né au XVIIIe siècle, fonctionne comme “une effigie littéraire de l’ordre démocratique”, qu’il est “plus que tout autre genre […] représentatif du nouvel ordre égalitaire en littérature” (25), et que son évolution en épouse l’histoire et les contradictions. Marthe Robert, bien qu’elle remette en valeur sa filiation depuis contes et mythes et insiste sur sa dimension originaire, le tient néanmoins pour “un genre relativement récent, n’ayant plus que des liens très lâches avec la tradition dont il est issu” (11). Elle fait aussi débuter son étude à Don Quichotte.
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Rappelons en outre que, pour les critiques marxistes tels Lucien Goldman, le roman était lié, de même, à l’essor des sociétés individualistes et au capitalisme de marché, ainsi qu’à la prépondérance historique de la bourgeoisie. Toutes ces approches, qui se réfèrent à l’étymologie du terme “roman”, née vers le XIIe siècle comme récit en langue romane “populaire et naturelle”, minimisent, plus qu’elles n’ignorent, le fait que son contenu était “adapté de légendes de la littérature latine puis celte” (Rey, II: 1823). L’autre école insiste sur la généalogie longue. Elle ne voit dans le roman moderne qu’un visage historique, une forme parmi d’autres que revêt le récit humain. Ce courant s’est trouvé consolidé par les travaux des historiens et anthropologues qui se sont intéressés aux mythes, comme Georges Dumézil (1953), et le Lévi-Strauss de L’Homme nu, pour qui la musique occidentale a conservé les structures formelles des mythes pendant que le roman s’emparait de ses “résidus déformalisés” (583). Plus récemment, Etiemble, dans son essai “Genèse du roman”, s’attaque à l’idée d’un lien privilégié entre roman et modernité. En ouvrant la discussion aux cultures orientales, indienne et chinoise, et en faisant ressortir, à la suite de Pierre Grimal, une généalogie grecque puis latine, il propose une définition large, transculturelle et anhistorique, du romanesque: celui-ci est “œuvre de vérité”, “au confluent de tous les genres”, et le mythe en est moins absent que même Lévi-Strauss voulait le croire. Avant lui, Ricœur avait aussi insisté sur la “nécessité transculturelle” (I: 85) de la mise en récit, fictif ou historique, de l’expérience, et rappelait que “notre culture est l’héritière de plusieurs traditions narratives: hébraïque et chrétienne, mais aussi celtique, germanique, islandaise, slave” (I: 107). D’autres, tels Sallenave, pour qui “il y a une essence transhistorique du roman” (121), tiennent désormais compte de ce courant dans leurs analyses du romanesque. Il est vrai que mainte réflexion est aujourd’hui imprégnée, comme celle de Quignard, d’une interrogation sur l’idée de civilisation et donc d’une perspective plus ample. Quignard rejoint le deuxième courant. La filiation latine ne fait aucun doute pour lui: “Les controverses romaines ont transité dans les Gesta romanorum et ont été traduites au XIIe siècle en roman dans le Violier des Nouvelles Françoises” (A: 115). Le fait qu’il s’intéresse aussi aux œuvres des littératures indienne, chinoise, norroise (islandaise) et les intègre à sa réflexion sur l’universalité de la fonction romanesque en ferait même un pilier du romanesque anhistorique. Cependant il maintient que sa méditation, même nourrie aux réflexes analogiques de l’anthropologie structurale, reste avant tout une poétique, un artisanat (D: 78). Elle ne prétend pas au caractère scientifique; le regard qu’il jette sur les traditions littéraires
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éloignées fait partie de sa rêverie métamorphosante. Néanmoins, là aussi, il élargit la perspective courante dans un geste caractéristique. Non qu’il soit en désaccord total avec les tenants du roman comme outil de savoir, bien qu’il ne partage pas leur optimisme quant au “lieu” de la “quête du sens” du monde (Sallenave: 115). Il est attaché au roman réfractaire à tout discours et à tout genre constitué, notion qui n’est pas éloignée de l’idée du roman “incompatible avec l’univers totalitaire” (Kundera: 29), et moins encore de celle-ci: “Les vérités du roman sont plurielles, et toujours recommencées: non pas que toutes se valent, mais parce qu’elles ne sont obtenues que par une quête singulière, toujours reprise” (Sallenave: 122). Toutefois, l’opposition du roman “aux visées des idéologies, des religions, qui dans leur essence ne tolèrent pas d’être réexaminées” (Sallenave: 122) devient chez Quignard une résistance plus radicale à toute généralisation (D: 77), ainsi qu’à la subordination d’une histoire à une conception du monde ou à une visée démonstrative. Il s’agit moins de découvrir le monde que d’en appeler à l’autre monde qui pèse sur celui-ci, d’ouvrir la porte à l’inconnu du “fond du monde”, en se servant de formes narratives préexistantes, de préférence éloignées dans l’espace et le temps, pour remuer la mémoire culturelle et pour éviter pièges et impasses de la tradition romanesque récente. 6. La critique de la modernité romanesque Quignard ne fait pas entrer dans son art romanesque le commentaire sur la société pratiqué par le réalisme et ses descendants. Déjà Marthe Robert déplorait ce qu’elle nommait la continuelle “confusion de l’éthique et de l’esthétique” dans le roman: [L]es diverses écoles qui s’efforcent de le “libérer” ne font en fin de compte que remplacer un tribunal jugé périmé par un autre plus moderne (c’est alors la tyrannie de la science expérimentale, du réalisme, socialiste ou non, de l’engagement social), tout aussi autoritaire, quoique sa compétence ne soit pas mieux prouvée. (Robert: 27-28)
On trouve chez Quignard l’écho de ces réserves. Il se méfie en outre du bel objet flaubertien, qui cherche à se débarrasser de l’impureté constitutive du genre, et où prime le détachement impersonnel et dépassionné auquel s’astreint l’auteur. Quignard critique ce roman hérité du XIXe siècle, “subjugué par l’idée et le style” (D: 87). Il s’en prend à l’ironie flaubertienne, dont il perçoit l’influence sur la majorité du roman actuel:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Le Bouvard et Pécuchet de Flaubert était déjà une gageure, une caricature du roman par haine du roman. Le développement de cette ambition de faire un roman qui ne serait pas dupe de sa propre magie, qui serait un contre-roman a fini par engendrer un nouveau style pompier, intensément répétitif, rigide, couvert de rides et de cendres, stéréotypé. (D: 84)
Faire du récit l’illustration d’une vision du monde, et pécher par excès de maîtrise: voilà qui va à l’encontre de ce qui s’opère dans un roman, et qui consiste à “laisser affleurer l’immaîtrisé, la rêvasserie, le playing” (D: 87). La forme n’agit qu’en ce qu’elle permet de retrouver la “zone d’enchantement”. Le contrôle tue l’affect. Il s’agit donc de se passionner et de songer d’abord à l’énergie. Cette notion amène Quignard à récuser l’évolution du genre depuis 1850: La lignée dominante, en France, depuis Flaubert, est celle du roman idéologique, du roman à thèse. Un roman qui a peur de se dissoudre dans l’imaginaire, dans l’identification, dans le sensoriel, et qui se protège derrière des idées ou sous l’écran d’un style. De Flaubert à Zola, à Bourget, à Anatole France, à Barrès, à Mauriac, à Romain Rolland, à Malraux, à Sartre, à Camus, c’est à mon avis une espèce de courant continu de notre littérature qui nous vient directement de Napoléon III […] Au XXe siècle la critique que Breton, Aragon ou Valéry, Claudel ou Caillois adressent au roman est la même que celle que formulait Rousseau suivi par les révolutionnaires. Elle est la même que celle que Sartre adresse à Mauriac et qui inhibe Mauriac et qui est la même que celle que Robbe-Grillet adresse à Sartre. Or Sartre écrit en fait – à quelques pauvres stéréotypes américains près – le même roman que Mauriac, comme le Nouveau Roman s’inscrit en réalité dans la même lignée formelle. C’est le règne du même sous couvert de rupture réthorique. Il aboutit aujourd’hui, avec le resserrement supplémentaire des possibilités morphologiques introduit par le Nouveau Roman, à un académisme complet. (D: 83)
On voit que cette diatribe laisse peu d’auteurs intacts. C’est la lignée réaliste puis formaliste que Quignard attaque, ainsi que le culte de l’originalité que pratique, à ses yeux, la modernité: Au reste il est possible que se soit déjà refermée […] une parenthèse qui aura duré 120 ou 130 ans: la parenthèse de l’originalité […] L’esthétique des romantiques, des modernes, c’est faire différent du voisin. L’esthétique plus traditionnelle, des Romains, des Chinois, des classiques, c’est faire mieux que le modèle qui émeut. Je crois que cette prétention à l’expression d’une singularité personnelle ou psychologique est aujourd’hui devenue fastidieuse. (D: 83)
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Laissons de côté le paradoxe final pour notre conclusion. La critique de la modernité ainsi décrite parachève l’art du roman quignardien. La filiation qui l’intéresse s’arrête à Stendhal. Il professe à plusieurs reprises son admiration pour le grenoblois, et, dans l’entretien du Débat, il réinterprète son apport. Alors que Stendhal est fameux pour la formule placée en épigraphe du chapitre XIII de Le Rouge et le noir et qui fait du roman “un miroir que l’on promène le long d’un chemin” (1964: 100), formule qui a servi de justification au courant réaliste, Quignard évoque un Stendhal aux antipodes du réalisme, qui a laissé “un grand texte sur la technique du roman” (D: 80). Or c’est à un bien curieux texte qu’il fait allusion, “Les Privilèges”. Ce texte amusant de 1840 apparaît de prime abord difficile à prendre pour un manifeste littéraire. C’est peut-être de Stendhal, rappelle la “Notice”, “celui qu’il eût le moins voulu voir imprimer” (Didier: 210), l’ayant écrit à usage privé. Sa division en articles, comme le code civil, en fait un “code imaginaire” (209), qui énumère non des consignes d’écriture données par l’écrivain Stendhal, mais des exemples d’omnipotence fantasmatique, de “miracles”, dont rêve de jouir l’individu Henri Beyle: absence de douleur, invulnérabilité, puissance sexuelle “à volonté” (Stendhal, 1983: 187), perfection physique, pouvoir magique de séduction, richesse miraculeuse, prouesses de chasse, capacité surnaturelle à se transporter en d’autres lieux, etc. Le texte se situe, selon Didier, “radicalement dans le domaine de l’irréel” (208). Mais on comprend que Stendhal révèle ici sa capacité à se rêver autre. L’article trois stipule que “vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra pourvu que cet être existe” (187), et l’article sept que “le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois” (189). C’est le réflexe de l’auteur de fiction aussi bien que du lecteur: s’inventer de multiples identités passagères, se désidentifier pour se réidentifier fugitivement à d’autres. Les chimères des “Privilèges” évoquent cette remarque de Dominique Fernandez: Tout homme, toute femme souffre de n’avoir qu’une vie, une identité, un pays, une langue, un sexe, une carrière. Le romancier est celui qui, n’étant plus sensible à cette souffrance, met en œuvre le moyen d’y remédier, pour lui et pour ses lecteurs. (Fernandez: 31)
Essence du geste romanesque, du remède à l’existence individuée: ces aspects du texte stendhalien n’ont pas échappé à Quignard, ainsi que son jeu enfantin, où le fantastique et le féérique renseignent sur
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l’inconscient de l’auteur et constituent “ce que sera ensuite la psychanalyse: le moyen de libérer le refoulé” (Didier: 210). Par son caractère infantile et ludique, “Les Privilèges” exemplifie d’ailleurs une catégorie du romanesque selon Robert. Car il n’y a pour elle que deux types de roman: ou bien le récit réaliste, “la tranche de vie, ou le fameux miroir qu’on promène sur un chemin”, ou bien l’œuvre “onirique, fantastique, subjective”, le “jeu de formes et de figures, […] quitte de toute autre obligation” (69). A ce dernier s’apparente cette énumération de fantasmes d’invincibilité et de toutepuissance que sont “Les Privilèges”. Quignard mentionne ainsi, comme guide technique du romanesque, le texte stendhalien le mieux susceptible de s’opposer au credo réaliste du miroir. Il accomplit ainsi une magistrale relecture: au Stendhal précurseur du réalisme, il substitue la figure surprenante d’un adulte de cinquante-sept ans se rêvant personnage de conte de fées. Quignard inflige par là un démenti de plus à l’histoire littéraire conventionnelle. Voici maintenant Stendhal du côté du roman hallucinatoire, de l’enfance et de son perdu, du mythe aussi bien que de Freud. Le recours de Quignard au “Privilèges” en dit long sur son rapport à l’invraisemblance. Il fait fi des impossibilités modernes en matière d’authenticité, selon le terme de Nathalie Sarraute. Il s’oppose là à Kundera pour qui, “à partir de Flaubert, les romanciers tentent d’effacer les artifices de l’intrigue”, puisque “rien n’est devenu plus ridicule, désuet, de mauvais goût que l’intrigue avec ses excès vaudevillesques” (118). Les romans quignardiens déroulent des intrigues artificieuses et peu soucieuses du vraisemblable. 7. La technique romanesque Pierre Grimal rappelle qu’Aristote découvrait au cœur de l’œuvre d’art “l’instinct d’intelligibilité” (xvii). Les théoriciens du roman voient en celui-ci une démarche visant à donner un sens au monde: cette quête de sens est la tâche de l’homme moderne selon Sallenave (122), cette “connaissance est la seule morale du roman” selon Kundera (20). Chez Quignard, la quête d’intelligibilité prend une coloration affective, intuitive, et l’intelligible n’équivaut pas au verbalisable ou au conceptuel: “Il ne s’agit pas d’être savant […] mais d’être bouleversant”, de toucher plus que d’instruire (D: 82). Cela implique chez le lecteur, une fois le livre fermé, moins la certitude d’un savoir que la permanence d’une émotion quelque peu énigmatique constituant néanmoins une vérité à partager: “Les histoires vraies ne sont fascinantes que dès l’instant où elles sont racontées à partir d’un puissant ne-pas-vouloir-dire” (RS: 157).
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Le déplacement du savoir romanesque à une vérité secrète, instinctive, affecte le personnage. Celui-ci, pour que l’inconscient remonte, doit favoriser l’identification de l’auteur comme du lecteur, et se révéler, comme Grimal l’explique pour les romans antiques, “un être aux prises avec son démon et qui réalise progressivement la destinée qu’il porte en lui” (xvii). Sa vision habite l’écrivain, à tel point que Quignard parle d’“inimitié” entre l’auteur et son personnage, pour ajouter qu’il entend là une “rivalité passionnée” (RS: 157-158), se traduisant par l’amour ou la haine (RS: 159), mais toujours vis-à-vis d’un membre de l’espèce, sans que s’y ajoute de condescendance, qu’il considère arrogante et détrimentaire à l’onirisme (RS:159). Il divise les romanciers en deux groupes: 1. Ceux qui aiment leur créature, que ce soit avec ambivalence, ou que ce soit dans l’inconscience: Ovide, Chrétien, Cao Xue Qin, Stendhal, Brontë, etc. (Ou encore Freud avec ses patients […]); 2. Ceux qui prennent de haut leur créature: Lucien, Cervantès, Voltaire, Flaubert, Gide, Céline, Nabokov, etc. Je ne comprends rien à cette lignée. Tout roman où le romancier fait de l’esprit sur le dos de ses personnages, où il méprise ses comportements, où il ridiculise les milieux dans lesquels il les a introduits lui-même sans que personne le lui demande me tombe des mains. (RS: 158)
On remarque la présence, dans le second groupe, de Flaubert et de Cervantès, les pères et repères du roman moderne. Il ne peut y avoir, pour Quignard, de roman si le récit nourrit une relation intellectuelle entre lecteur et auteur aux dépends d’une hallucination, d’une identification au héros et d’autres dimensions instinctives et primaires. Il s’agit de retrouver, au travers du récit romanesque, une relation de dépendance désirante: Entre le dessein de l’auteur et l’attente du lecteur, ce sont deux désirs […] Premièrement: deux amants qui s’étreignent. Deuxièmement: un enfant agrippé à sa mère. C’est le premier paradoxe de la condition. (RS: 173)
Affective, régressive, la relation du lecteur à ce qu’il lit, et au personnage, conditionne l’être du roman: “Il y a roman là où il y a fonction de fides: on croit à ce qui se passe” (D: 84). Cette fides est de même nature celle qui oblige l’auteur à son personnage (D: 85). On a vu que Quignard ne croit pas aux romans sans intrigue (D: 78). Il rappelle que Vladimir Propp identifiait environ trente-deux intrigues de base. Propp travaillait, on le sait, sur les contes, mais Quignard pose roman et conte comme relevant du même geste. Les
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consignes qu’il se donne pour vérifier l’efficacité de ses récits rappellent les analyses de Propp et frappent par leur simplicité: Après avoir terminé un roman, relire trois fois chaque destin de chaque personnage à l’aide de ces trois cribles: 1. dégradation puis amélioration; 2. mérite puis récompense; 3. démérite puis châtiment. (RS: 185)
Le geste du roman quignardien consistant à ramener le lecteur au contact de la “zone enchantée” des rêves et de l’enfance, la règle des émotions primaires s’applique aussi à l’intrigue: La haine est possible. L’amour est possible. Les autres sentiments sont trop secondaires, trop cultivés, ne sont pas oniriques, ne sont pas suffisamment inhumains (RS: 159).
De plus, à la psychologie, qui “manque de vraisemblance” (RS: 177), il oppose une certaine stylisation, elle aussi favorable à l’onirisme: [L]es simulacres des hommes ne doivent pas se mouvoir tout à fait comme des humains. Des présences intenses sans âge, sans âme, entre la nature et la loi civile, entre l’enfance ou la bête ou le cadavre […] (RS: 169)
Ces personnages stylisés véhiculent donc une charge émotionnelle aux antipodes de la complexité du roman d’analyse: “Chaque homme ne doit être qu’un sentiment, s’il est un homme” (RS: 168). Tout doit satisfaire le besoin romanesque, qui est instinct de retourner s’abîmer dans un univers totalisé, de rêver des images animées qui résonnent avec le non-temps du non-discours originaire, puisque l’“aveuglement, le désir et le songe […] sont parties prenantes à la vérité de la vie des mammifères” (RS: 176). La vérité du roman, ce n’est pas l’y voir clair, le dévoilement du monde cher, après Sartre, à Kundera et à Sallenave, c’est l’hypnose et la remontée de l’inconscient par l’inopiné (RS: 177). Tout concourt au dépaysement du lecteur, y compris la chronologie, qui doit ajouter à l’irréalité (RS: 164). Car le dépaysement restitue le manque permanent du premier monde utérin, notre vraie patrie. Replonger le lecteur dans un monde qui lui remémore la perte de la totalité et lui fait reprendre contact avec sa réalité d’être-séparé n’advient que si le roman se propose, non comme double mimétique du monde, mais comme un monde décalé, un “pays dépaysé” (RS: 170), une terre gaste comme celle de Chrétien de Troyes; et, aussi, s’il ménage un espace pour suggérer “l’autre monde” référentiel (RS: 150), le Jadis, premier royaume utérin, monde invisible avant l’existence visible. Là encore, Quignard va à l’encontre de la filiation
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moderne, dans laquelle le roman de la subjectivité et de l’intériorité s’écrit à la première personne (Sarraute: 68-69). Il préfère la narration à la troisième personne, non à fin d’objectivité, mais pour ménager une instance au référent ultime: Avantage: l’usage de la voix off (l’introduction du point de vue d’un narrateur) fait advenir de l’impossible à voir et fait régner l’inaccessible. Toute voix off dit le hors-champ. (RS: 179)
Dernier élément du romanesque, le style reste lui aussi tributaire des contes et d’une vision anachronique. Quignard va à l’encontre des tendances qui reconnaissent en Céline le grand styliste du XXe siècle, pour l’introduction de la langue parlée. La vérité de la langue romanesque quignardienne n’est pas non plus véracité journalistique. Au contraire, elle se veut surannée: Pas plus que la musique n’est dans l’instrument à cordes, un roman n’est dans le langage ordinaire. Un langage littéraire, un langage sans âge sont préférables à un langage vernaculaire, à un langage daté. Un roman n’est pas dans le langage. Parce que le rêve n’est jamais dans le langage. (RS: 186)
La technique romanesque découle de la notion du roman comme véhicule de l’inconscient et du récit comme fonction animale. Il s’agit de replacer le lecteur en contact avec son perdu, qui est aussi, dans une large mesure, commun à l’espèce. Ensuite, activer en lui l’autre instinct commun à l’espèce, la fonction narrative: “L’auteur construit un récit de vie imaginaire au contact duquel le lecteur va essayer sa vie et ses récits possibles” (RS: 154). Préoccupé d’ontogenèse et de phylogenèse, tributaire de notions à caractère universel, le romanesque quignardien affronte ainsi la question que la musique ne peut guère envisager de manière aussi détaillée: ménager un espace à l’expérience singulière au sein d’une activité d’espèce. Il ressort à un ordre du particulier réfractaire aux généralisations: “Par rapport aux genres et à ce qui généralise, il est ce qui dégénère, ce qui dégénéralise” (D: 77). Quelle pertinence un récit particulier peut-il néanmoins avoir pour le lecteur?: “Entre la singularité de l’exemple et la généralité de la sentence, les récits font leur chemin”, dit l’écrivain (RS: 160). Avant, il a pris soin d’expliquer où la généralité intervient: “Le commentaire bouddhiste ne doit toucher le texte qu’au début et à la fin. Il réintroduit le plus individué dans l’espèce” (RS: 159). Le romancier applique au lecteur ainsi qu’à lui-même le double désir paradoxal de l’amant et de l’enfant, du “sujet attaché” et de
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“l’objet attachant” (RS: 174). Sujet et objet trouvent à se fondre dans une totalité organique, lieu de forces qui reproduisent l’élan vital: La condition essentielle des créations de l’art est de former un système vivant dont toutes les parties se commandent l’une l’autre et émancipe le tout momentanément de la mort comme la vie émancipe momentanément le sujet à la fois du corps de sa mère et du cadavre qui le guette. (RS: 171)
Si Quignard rejoint l’organicisme, c’est donc par une analogie anthropologique de plus. Une exhortation aux écrivains actuels résonne avec les propos de Fronton dans La Raison: “Ne songez plus qu’à l’énergie” (D: 88), c’est-à-dire à la fidélité envers le désir initial et à l’action excercée sur le lecteur. On comprend que Quignard, reprenant la distinction de Serge Moscovici, place le roman du côté des opérations vitales: “Ceux qui veulent du sens ne rencontrent jamais sur terre ceux qui veulent la vie” (RS: 179). Marcel Gauchet, dans La Condition historique, retrace “le fiasco géant” de la critique littéraire des années structuralistes. Selon lui, l’erreur fut alors de traduire les conclusions sur le langage auxquelles la linguistique avait abouti en une approche caricaturale de la littérature, sous forme d’une critique de la référentialité: Le texte ne parle que de lui-même, la littérature ne parle que d’elle-même sous couvert de récits et d’évocation pseudo-réalistes – ce que la littérature d’avant-garde contemporaine, qui le sait, vise, elle, délibérément. (2003: 45)
Sa critique rejoint celle que Sallenave adresse à l’encontre de “l’athéisme littéraire” d’une génération, qui “du personnage et du narrateur a voulu faire de simples figures de papier” (127), oubliant la fonction représentative de la littérature. Sallenave s’appuie sur les travaux de Ricœur, La Métaphore vive et Temps et récit, qui ont contribué à réhabiliter la référentialité littéraire. Ce conformisme, Quignard le rejette aussi. Mais, allant plus loin, il révoque l’évolution du roman depuis Flaubert. Il bouscule l’histoire littéraire et le roman fils de la modernité en le rappelant à un passé vertigineux tributaire de l’héritage humain, artistique et génétique, naturel et culturel. Il récuse autant le roman-objet concerté, pétri de surdéterminations extérieures, que le roman-monde de langue. Il décrit un roman hypermnésique, hallucinatoire, instinctif, où le style sidère le lecteur “comme le mulot est fasciné par la vipère” (RS: 155), répétant la sidération de l’auteur par son personnage. Le roman quignardien se veut rêve éveillé, dépaysement voué à faire pressentir
Figurer irrésistiblement
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un non-dit autant qu’un impensable, rappelant la remarque de Robert sur le conte: “Dépayser pour divertir mais aussi pour évoquer ce qu’il y a d’occulte et d’interdit dans les choses les plus familières” (102). Le roman quignardien dit quelque chose sur quelque chose, pour reprendre le mot de Ricœur à propos du récit (I: 118), mais l’auteur ne sait pas toujours quoi: “La foi, qui est un trait du rêve, consiste à accepter l’héritage de ce qu’on ignore” (RS: 188). La défiance de l’écrivain envers le langage ne conduit plus ici à abolir la référentialité, fondée en nature. Elle la déplace vers un infigurable. Ainsi “les romans abritent autre chose qu’un monde fait de langage” (RS: 152). La référentialité romanesque renvoie au référent ultime, utérin, musical. Le roman selon Quignard retrouve le personnage, car pour lui aussi “il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage” (Sallenave: 132); il retrouve l’identification, condition du rêve éveillé de la lecture; il retrouve l’intrigue et sa nécessité biologique; il retrouve la figure car, pour lui aussi, “la littérature serait à jamais incompréhensible si elle ne venait configurer ce qui, dans l’action humaine, fait déjà figure” (Ricœur, I: 100); il retrouve la nécessité d’un style qui dépayse le lecteur et le maintient dans l’extase antagonique à la lucidité, et partant à la “subjectivité absolue” dont parlait Barthes (46): ce sera un style anachonique, éloigné du langage ordinaire et contemporain, mais usant de termes concrets dont la brutalité sert la dimension onirique et l’ancrage biologique. Le roman selon Quignard est doublement une uchronie. Uchronie car “reconstruction historique d’événements fictifs à partir d’un point de départ historique, et plus largement une évocation imaginaire dans le temps” (Rey, II: 2193). Uchronie, car il construit un espace-temps qui renvoie au Jadis. Ni document ni monument, l’art du roman, tel que Quignard le souhaite, ouvre sa propre voie originaire, récapitulative, généalogique, par sa mémoire de la forme, par son rapport au langage, au réel, et au lecteur. Le langage fait écran, mais c’est le seul recours face au réel absent: “J’ai aimé ce monde ou les romans que son défaut invente” (A: 8). Le réel se dérobe mais son défaut peut se dire et il est même, on le verra, générateur d’intrigues. Le lecteur est un héros, et un auteur en puissance; l’auteur est un lecteur de son rêve d’autres auteurs. Tous deux partagent le réflexe primordial de s’identifier à un autre. Sarraute voulait, et le Nouveau Roman avec elle, “reprendre au lecteur son bien et l’attirer coûte que coûte sur le terrain de l’auteur” (73), le libérer en lui proposant une œuvre ouverte, selon l’expression d’Umberto Eco, au sens de laquelle il pourrait contribuer à part égale
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avec l’auteur. Quignard, lui, fait de l’auteur un lecteur, asservi comme ce dernier à la même obscure dépendance originaire. Et au lecteur il entend restituer son propre legs et faire toucher sa propre singularité. Au-delà de l’art représentatif réaliste, qui se voulait fidèle à la réalité, au-delà de l’art présentatif des Nouveaux Romanciers où réalité et fidélité étaient devenues problématiques, le roman quignardien revendique sa fidélité représentative à une hallucination, elle-même témoignage de la “vassalité de l’humanité à l’empreinte” (VS: 279). C’est à une autre forme d’œuvre ouverte qu’il nous convie, ouverte sur la part oubliée et inconnue de l’humain.
Chapitre cinq Le miroir brisé romanesque Quiconque s’intéresse aux romans quignardiens s’affronte au flou des appellations. La page de titre des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia n’indique pas son caractère romanesque. La Frontière, courte histoire peu dialoguée, inspirée de fresques portugaises, est placée par Blanckeman parmi les textes “hors-piste,” qui subvertissent les genres (2000: 166), mais son auteur en fait un roman (SOL: 226). Ce flottement traduit le brouillage des limites cher à Quignard, qui, à la recherche d’un non-genre, dévalorise les distinctions: “Je ne vois pas de différence […] entre un conte pour enfants, le Parménide ou les Liaisons dangereuses. C’est la même quête pour tâtonner toujours plus profond dans le noir” (Salgas: 19). Ce ne sont pas de vains mots: le roman quignardien procède du conte, par les rapports qu’il entretient avec l’origine et le rêve (voir chapitre quatre). Le refus d’une hiérarchie générique s’accompagne d’une variété de formes et procédés. Il n’y a pas, d’un roman à l’autre, de règle stable, mais un besoin de renouvellement, visible d’abord dans les différences de longueur, de quatre-vingt-dix pages à plus de quatre cents. L’hétérogénéité garde un pied hors du romanesque: aucun roman n’offre la clôture d’un monde, chacun rassemblant les débris d’objets disparates, qui parfois se désignent en tant que tels. À la surface lisse d’un texte flaubertien répondent ici les aspérités d’un conglomérat. À la continuité narrative font résistance diverses fragmentations. Toutefois la disparité favorise un lyrisme chaotique qui révèle des traits constants et un air de famille. La récurrence de certains éléments intrigue. Ainsi la scène d’un homme dont le corps disparaît jusqu’à la taille: c’est Patrick Carrion qui traverse à pied un bras de la Loire (OA: 182); c’est Monsieur d’Oeiras blessé par le sanglier et s’accrochant aux herbes, debout dans le lit d’une rivière (F: 44); ou Sainte Colombe pénétrant dans l’eau de la Bièvre l’été (TMM: 39); Édouard Furfooz entouré jusqu’à mi-corps d’étagères chargées de ses jouets d’enfants (EC: 123), ou, dans le même roman, le frère de Laurence se noyant à Auch (EC: 108-109); c’est l’évasion d’Abraham de Berchem se laissant glisser dans l’eau du lac d’Annecy (TR: 83). L’image mère de ces figurations se trouve peut-être dans ces mots d’Albucius: “O juges, nous avons sans cesse l’eau jusqu’à la taille dans la mort” (A: 114).
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Ces échos rappellent que la frontière est perméable entre traités, contes, récits et romans, qui se nourrissent les uns les autres, s’illustrant, se citant, se continuant: Monsieur de Sainte Colombe apparaît comme référence culturelle dans Le Salon du Wurtemberg, où Charles Chenogne découvre ses manuscrits, revient dans le premier traité de La Leçon de musique, devient personnage romanesque à part entière dans Tous les matins du monde, et fait une courte réapparition dans Terrasse à Rome. La frontière entre méditatif et narratif passe aussi dans les romans et leur confère une dynamique. De livre en livre, quel que soit leur intitulé, se poursuit une quête interminable, ressassant des fixations génératrices de terreur ou d’émerveillement. Chaque roman ramasse ainsi des fragments d’un miroir brisé qui renvoient au mystère du réel. Une cartographie apparaît de “passages” successifs (Coste: 151): passage par la dépression (C), à l’écriture (TBAA, SW), à la solitude (EC, VA), à l’art musical ou pictural (TMM, TR, VA), à l’âge adulte (OA), au meurtre (F). Tous examinent la remontée de la nature dans la culture. Reflétant la quête de leur auteur, les romans racontent des quêtes d’inconnu: plusieurs personnages y prennent conscience d’un secret par le retour du perdu. Ces voyageurs des origines sont hantés par le Jadis, voués à des destins non semblables mais cousins. En outre, ils sont l’objet d’une discrète ordalie, séparant ceux qui subissent leur sort de ceux qui le retournent et font, comme Meaume le graveur, “d’un désastre une chance” (TR: 31), en devenant des artistes. Les romans sont aussi, comme l’œuvre entière, le champ d’une méditation sur l’art en train de se faire et sur son rapport au réel. Pourquoi, cependant, appeler Tous les matins du monde “roman”, et Le Lecteur “récit”? Pourquoi faire de La Frontière un roman et de “Le Nom sur le bout de la langue” un conte? La réponse de l’écrivain quant à la spécificité romanesque est technique et précise: Le conte permet l’absence totale de subjectivité (il extermine toute considération psychologique). Le roman permet à la différence sexuelle de jouer à plein (de tout rêver de l’expérience humaine grâce aux positions de langage). […] Le conte dérive directement du rêve – qui n’est pas une invention humaine. […] Cette forme narrative est prélinguistique, est prélittéraire. Dans le conte l’expérience intérieure n’est même plus intime: elle est comme l’expérience que les chats ou les merles éprouvent dans le rêve qu’ils font. Narration hors sujet. […] Le roman, lui, au contraire du conte, dérive de la littérature. Le roman – pour reprendre l’admirable définition de Cicéron – est le récit constitué d’inquam et d’inquit. (DQ: 90-91)
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Si l’on accepte l’idée des positions de langage, la dénomination se justifie, même si la frontière avec le conte reste fluctuante: “Le Nom sur le bout de la langue” renseigne sur les motifs et émotions de la brodeuse Colbrune avant et après son mariage avec le tailleur Jeûne. Par contre la distinction s’affirme avec les traités et récits. L’écrivain ajoute: “Il n’y a pas de possibilité de point de vue féminin dans les huit tomes de Petits traités, dans les volumes beaucoup plus nombreux de Dernier Royaume, de quelque manière que je m’y prenne” (DQ: 91). Le roman permet le féminin, la voix féminine, le changement de genre. Il relève d’un fantasme ne pouvant se déployer qu’en son sein: le rêve de totalité biologique. Ce chapitre dégage les parentés des romans et montre comment ils s’intègrent dans la cartographie quignardienne. On retrouvera les éléments de l’art romanesque; on verra que les sources des récits et les dispositifs culturels qu’ils activent contribuent à une récusation de l’Histoire et de notre époque, et qu’à travers la galerie de solitaires qu’ils proposent, se lit la permanence du mythe d’Orphée comme figuration de la quête originaire; enfin, on examinera le roman comme espace de fragmentation et fanstasme de totalisation. 1. Brefs descriptifs des romans Carus (1979) est le roman de l’amitié comme “pratique des temps morts” (C: 366) et de la parole en crise. “Un homme est enchanté par le malheur: cet enchantement s’appelle de nos jours la dépression nerveuse. Enchanter cet enchantement par le langage est ce que cherchent les amis” (“Avertissement de la seconde édition”, 12). De nos jours à Paris, dans les milieux intellectuels, de septembre à novembre l’année suivante, A., musicien déprimé, mutique et “épris d’une effroyable solitude” (16), est entouré de Marthe, de son fils D., et d’amis dont les visites, dîners et débats sont retranscrits par le narrateur dans son journal. Les arguments entrecroisés, remèdes à la détresse que préconisent Ieurre (grammairien), Recroît (philologue), Qoeun (collectionneur de livres), Karl, Wensleydale et Bauge forment, plus que la mince intrigue, la teneur du propos, et oscillent entre les deux extrêmes que représentent Ieurre (la confiance en la langue et la vénération de sa précision) et Recroît (sa défiance absolue et la conscience du vide qu’elle cherche à occulter). Finalement la dépression quitte A. Il revient à la musique, langue qui se passe de langage, dans la conscience que ce “qui est est tellement inabordable, et nous y sommes inclus” (371). Ieurre, lui, admet que sa passion pour la langue est “une guerre sans merci […] devant l’envahisseuse” (363). On retrouve ici les préoccupations des Petits traités en ce que,
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comme l’explique Lapeyre-Desmaison, ce roman incarne en personnages “les différentes tentations qui assaillent l’écrivain” dans son attitude ambivalente vis-à-vis de la langue (2001: 57). Les Tablettes de Buis d’Apronenia Avitia (1984) se présente, de manière assez borgesienne, comme l’édition critique d’une traduction de textes latins précédés d’une notice biographique. Apronenia, patricienne vieillissante vivant à la fin du IVe siècle et de la décadence romaine, commence, à la mort de son père, à tenir une sorte de journal intime et d’agenda, où elle consigne, sous forme de notations brèves, de listes ou de courts récits, aussi bien les choses à faire ou les rentrées d’argent que des choses mémorables, ses préférences et aversions, les bons mots de ses proches, des souvenirs, des rêves, et certaines scènes qui l’emplissent d’émotion ou de désir: “Pendant vingt ans, [elle] se consacre à cette tâche méticuleuse, dédaignant de voir la mort de l’Empire, le pouvoir chrétien qui s’étend, les troupes gothiques qui investissent à trois reprises la Ville” (quatrième de couverture). Les entrées, aussi neutres qu’elles se veuillent quelquefois, laissent peu à peu deviner le fond de l’âme d’Apronenia: la nostalgie d’une liaison et le souvenir traumatique de l’abandon par son amant Quintus Alcimius, ses vertiges face à l’énigme de l’humain, au temps qui passe, à la solitude, à la mort. De facture de prime abord plus conventionnelle et quelque peu proustienne, Le Salon du Wurtemberg (1986) a pour narrateur et personnage central Charles Chenogne, célèbre instrumentiste et musicologue qui, parvenu à la quarantaine, en 1984, se retourne sur son passé et note ses souvenirs. Il mesure l’empreinte que l’indifférence de sa mère a laissée sur son enfance, partagée entre la France et le Wurtemberg, écartelée entre deux langues et deux cultures. “Il découvre ce qui fait le centre, peut-être, de sa vie: l’amitié qu’il a portée à Florent [Seinecé],” vingt ans plus tôt (quatrième de couverture). Il relate comment il a perdu Florent après lui avoir volé sa femme, Isabelle, et comment il a retrouvé son amitié dix ans plus tard. Il relate ses différentes liaisons qui, passé l’assouvissement du désir, le confortent dans son élection d’une existence solitaire. Après la mort de Florent dans un accident d’automobile, il éprouve le besoin de revenir s’installer dans la propriété paternelle au Wurtemberg, de ne plus faire de musique mais de se taire et d’écrire, non plus des traductions de biographie, mais sa vie. C’est le récit que le lecteur a sous les yeux. Dans Les Escaliers de Chambord (1989), un collectionneur et expert en jouets, Édouard Furfooz, originaire d’Anvers, voyage obsessionnellement afin de nourrir sa passion pour “tout ce qu’une main d’enfant peut étreindre” (quatrième de couverture). Pendant
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quelques mois, de nos jours, de mai à mai, alors qu’un duel commercial l’oppose à son rival, Mattéo Frire, il traverse une série de liaisons et d’attachements, avec l’Italienne Francesca, avec la riche musicienne Laurence Guéneau, avec l’amie de Laurence, Roza, puis avec sa fille Adriana. Aucune femme, pas plus que sa victoire sur son adversaire, ne parvient à combler le vide de sa vie ni à réchauffer le froid qu’il ressent en tous lieux, car il est poursuivi par les remontées progressives, au travers d’indices tels une barrette d’enfant trouvée en Italie, d’un souvenir traumatique: la noyade à Étretat de la petite fille qu’il aimait à l’âge de six ans. Enfin, dans un avion, il a la révélation que les initiales des femmes aimées, augmentées de celle de sa tante Ottilia qui a remplacé sa mère absente, forment l’acronyme du prénom oublié, Flora, qu’il avait sur le bout de la langue. Il a dès lors compris ce qui guidait sa vie. Edouard finit par s’installer dans un appartement près du jardin du Luxembourg où il jouait, enfant, avec Flora et, comme Charles Chenogne, il embrasse la solitude et la contemplation. Tous les matins du monde (1991) commence en 1650 et finit en 1689, et retrace la relation qui unit Marin Marais à son maître le violiste Sainte Colombe. Celui-ci, proche des jansénistes, tombe veuf d’une épouse qu’il aimait et, ivre de deuil, se retire du monde, déclinant violemment les honneurs que la cour lui offre. Il passe le reste de sa vie à jouer de la viole de gambe dans une cabane aménagée au fond de son jardin au bord de la Bièvre, où le fantôme de sa femme lui rend visite. Marais, expulsé de la chanterie de Saint-Germain l’Auxerrois après que sa voix d’enfant a mué, veut étudier la viole auprès du maître, mais se voit renvoyé au bout de quelques leçons parce qu’il a joué devant le roi. Il vient alors écouter Sainte Colombe à son insu, en se glissant sous le plancher de la cabane, et apprend ses secrets par l’intermédiaire de sa fille Madeleine, elle-même violiste douée, dont il fait sa maîtresse. Après qu’il l’abandonne, Madeleine se laisse dépérir puis se pend. Pendant des années Marais, devenu Ordinaire de la chambre du roi, comblé par la vie, mais obsédé par la pensée que “Sainte Colombe connaissait des airs qu’il ignorait alors qu’ils passaient pour les plus beaux du monde” (125), retourne écouter son maître sous la cabane. Finalement, un soir d’hiver, un Sainte Colombe vieilli consent à lui donner sa première vraie leçon de musique, après que Marais l’a convaincu qu’il commence à avoir idée de “ce à quoi à peuvent servir les sons quand il ne s’agit plus de danser ni de réjouir les oreilles du roi” (61). La Frontière (1992) se passe au Portugal de 1640 à 1669. Monsieur de Jaume, français brutal et solitaire, mercenaire au service du comte de Fronteiras, convoite Luisa d’Alcobaça, fiancée à Monsieur d’Oeiras, depuis qu’il l’a épiée déféquant dans les jardins du
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palais que Fronteiras fait construire. Après les noces des jeunes époux, Jaume gagne l’amitié de son rival et le tue lors d’une chasse à courre. Il s’acquiert ensuite la reconnaissance de sa veuve en prétendant qu’il a porté secours à Oeiras attaqué par un sanglier, et en fait sa maîtresse. Luisa, tourmentée par l’apparition en songe de son mari défunt, s’en ouvre à Jaume, qui lui révèle le meurtre (69). Luisa venge son époux en émasculant Jaume et en se donnant la mort. Jaume survit mais finit par se suicider. Le comte de Fronteiras, après avoir donné au roi sa parole qu’il ne fera pas entendre un mot de sa bouche concernant cette histoire, trouve le moyen de venger Jaume en faisant réaliser des azujelos, ou carreaux de faïence, qui racontent muettement l’histoire et font “frissonner” (84). L’Occupation américaine (1994) se passe durant l’année scolaire 1958-59 à Meung, près d’Orléans. Deux adolescents, Patrick Carrion, fils du vétérinaire et Marie-José Vire, fille de l’épicier-quincaillier, ont grandi ensemble et, abandonnés de leur mère, ont associé leur détresse et se sont juré un éternel amour. Ils tombent sous la fascination de l’ailleurs suggéré par les objets que jettent aux poubelles les militaires des bases américaines proches: magazines, vêtements, cigarettes, disques. Puis ils pénètrent dans “l’autre monde” (quatrième de couverture), lorsque Patrick est renversé par le sergent Wilbur Caberra qui se lie d’amitié avec lui et lui donne accès au camp militaire. Il rencontre le lieutenant Wadd et sa fille Trudy, découvre le jazz, commence à jouer de la batterie et à se produire avec François-Marie Rydelski, surnommé Rydell, le fils du maçon communiste, et Antoine Malleure le fils du garagiste. Entre-temps, lassé de Marie-José qui ne veut pas lui donner ce que son appétit sexuel en éveil réclame, Patrick entame une relation culturellement et sexuellement déconcertante avec Trudy. De son côté, Marie-José se donne à Caberra. Sous l’influence de Rydell, les jeunes gens deviennent de plus en plus critiques de la civilisation américaine et de l’idéologie hégémonique, matérialiste et raciste qu’ils lisent dans le comportement des Américains autour d’eux. Par ailleurs, le père de Patrick s’inquiète qu’il dédaigne la préparation du baccalauréat. Le conflit parental culmine le soir où le docteur Carrion empêche Patrick de prendre part à un concert à Dreux. En sollicitant le secours de Caberra, Patrick provoque la mort de celui-ci au volant de sa voiture. La résolution du récit coïncide avec les signes avant-coureurs de l’évacuation des bases de l’Otan. Patrick, culpabilisé par la mort de Caberra et voulant rompre avec Meung, est incapable de retrouver un attachement pour Marie-José, qui se suicide. Il part pour l’Inde où il passera le reste de sa vie dans les affaires. Terrasse à Rome (2000) retrouve le XVIIe siècle et son versant sombre cher à Quignard. En 1639 à Bruges, le jeune graveur Meaume,
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apprenti chez le maître Jean Heemkers, tombe amoureux de la fille du plus important notable de la ville, promise au commis de son père. Meaume et Nanni se retrouvent secrètement et se donnent l’un à l’autre. Le commis Vanlacre les surprend et défigure Meaume en lui jetant au visage un flacon d’eau-forte. “Vous êtes devenu affreux” lui écrit Nanni (26), qui à cause de ses traits perdus et du scandale, cesse de le voir. Meaume commence une errance à travers l’Europe qui ne cessera qu’à sa mort en 1667. Le reste du récit est une évocation fragmentée et non chronologique de cette errance, où abondent les œuvres et les rencontres: avec, entre autres, Marie Aidelle, qui sera sa compagne jusqu’à la fin de sa vie, avec son fils qui le cherche mais ne le reconnaît pas, avec le temps lui-même car “il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. […] On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue” (quatrième de couverture). Meaume devient le virtuose de la manière noire, technique de gravure à l’envers, où “la planche est originairement et entièrement gravée. Il s’agit d’écraser le grain pour faire venir le blanc […] Par la manière noire chaque forme sur la page semble sortir de l’ombre comme un enfant du sexe de sa mère” (93-94).1 2. L’art du roman à l’œuvre Le Jadis, les sordidissimes, le roman comme espace d’illusion et d’omnipotence, les traits stylistiques (narration extradiégétique, brièveté, vocabulaire rare), le rôle du lecteur comme alter ego des personnages et de l’auteur: ces éléments constitutifs de l’art romanesque tel que l’auteur le conçoit se retrouvent dans les romans. On trouve les sordidissimes dans les listes que dresse Apronenia Avitia: “Choses à faire”, “Odeurs détestables”, “Choses à ne pas oublier”, “Vases”, “Présages”, etc. Autant de notations réalistes, à la fois triviales et surprenantes, tantôt étranges car relevant de l’Antiquité romaine, tantôt familières ou intimes, qui contribuent, presque sans le secours de la narration intermittente, à dépayser le lecteur ainsi qu’à l’approcher physiquement de la patricienne. Les sordidissimes figurent dans Le Salon du Wurtemberg, sous forme de nourriture, pâtisseries et plats inhabituels dont Charles raffole. Ce sont aussi les résidus des souvenirs qu’il poursuit et qui lui échappent:
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Le dernier roman en date, Villa Amalia, est examiné dans la Conclusion.
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Restent parfois incrustés dans un geste, sur notre visage, au fond de nos yeux, dans le son de notre voix des petits bouts de bois sans nom, des sortes de détritus indicibles. (SW: 38)
Les sordidissimes peuvent devenir des agents de l’action. Les Escaliers de Chambord fait d’une “petite barrette d’enfant bleue, en plastique, représentant une grenouille” (EC: 44), le nœud de l’intrigue: c’est elle qui déclenche la remontée du souvenir de Flora Dedheim qui culmine avec la vision de sa noyade au dernier chapitre. Le sujet du roman s’identifie avec le ressort de l’art. On retrouve les sordidissimes dans les natures mortes que peint Baugin (TMM: 68); dans les détails hallucinés de certaines scènes s’apparentant à des tableaux dans La Frontière, ainsi que dans la défécation de Luisa d’Alcobaça (F: 26). On les reconnaît dans les objets de rebut avidement collectionnés par Patrick et Marie-José: Ils partaient à la recherche de tee-shirts mirifiques, de sweat-shirts molletonnés, de bouteilles de Coca-Cola vides, de chemises Oxford au col boutonné, de blue-jeans Levi’s. Ils ne les trouvaient pas, ou ne hissaient dans les déchets que leurs lambeaux. Leur cœur battait cependant à rompre. Ils ne récoltaient que des boîtes de lessive dont les gadgets étaient brisés, des chiffons immettables, des bas qui avaient filé, des numéros de Life, de Racing News, des catalogues de vente par correspondance, des bandes dessinées souillées. (OA: 23)
Enfin, les sujets favoris de Meaume le graveur, peignant “dans une manière très raffinée les choses qui étaient considérées par la plupart des hommes comme les plus grossières” (TR: 65-66), s’y apparentent. Le sordidissime, objet énigmatique, détritus d’un autre temps et d’un autre monde, porte plus de sens que les personnages et la narration ne peuvent lui en donner. C’est un objet sans usage et “incompréhensible”, pointant vers “un secret absolu” (EC: 45-46). Quignard l’expliquait dans Albucius: il est résidu de réel et porte la mémoire du Jadis. En même temps, il rappelle la qualité éphémère de toute chose et de tout être, signalant la mort tout en renvoyant aux origines, matérialisant le geste des romans, montrant “la ruine du lieu dans la lumière”, comme une gravure de Meaume (TR: 53). Le secret des romans est le Jadis qui imprègne mais dont on n’a qu’une vague conscience intuitive. La cinquième saison est si centrale que l’on peut parler de romans de l’inconscient, et leur appliquer l’expression “suspense psychanalytique” que Blanckeman utilise à propos des Escaliers de Chambord (2000: 164): les tablettes qu’Apronenia grave constituent un récit d’analyse qui la conduit à entrevoir ce qu’elle a perdu et se conclut sur la mesure de la
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méconnaissance que les humains ont d’eux-mêmes. Après qu’un enfant de trois ans a glissé sa main dans la sienne et suscité en elle un indicible émoi, elle écrit: “[A]lors nous qui croyions savoir le bonheur et connaître un à un les plaisirs et les joies, nous sommes contraints de reconnaître que nous sommes voués à une autre science, et qu’il en reste au fond de nous un certain nombre de témoins” (TBAA: 142). C’est le Jadis qu’Apronenia pressent ici. Charles écrit pour “rendre hommage au souvenir d’un homme que j’ai aimé” (SW: 217), Florent Seinecé. Mais c’est aussi son enfance, avec la relation terrorisée à sa mère, qu’il comprend avoir “secouru” (323). Le roman étudie la mémoire dans ses dimensions obscures et involontaires: toujours un “souvenir semble en cacher un autre” (38), “[d]errière les choses, des êtres appellent” (398), des “scènes revenantes” font peur (117), “[n]ous répétons sans fin de vieilles traces en nous” (355), et l’essentiel de la vie “est inaccessible à la parole” (217). Du passé biographique au Jadis hors de saisie, le roman dresse une archéologie de ce qui motive un homme et s’origine dans l’inconnu. Il est aisé de discerner le Jadis au cœur des autres romans, comme il l’est dans la musique de Sainte Colombe. Nous y reviendrons en examinant les figures d’Eurydice. “Nous nous construisons volontiers des souvenirs ou des légendes dans lesquels nous faisons figures de héros volontaires” remarque Charles (SW: 52), en écho à son auteur. Les romans proposent des espaces d’illusion et d’omnipotence où le romancier vit d’autres vies. Chenogne est un violiste mondialement réputé, un homme comblé matériellement; Apronenia est riche; Édouard est le plus redoutable commerçant en jouets anciens de la planète; Patrick et Rydell, malgré leur jeunesse, sont d’excellents musiciens de jazz; Monsieur de Jaume est un guerrier redouté; Sainte Colombe et Meaume sont de grands artistes. Les héros quignardiens évoquent le “playing”, à la manière du Stendhal des “Privilèges”, jusqu’aux conquêtes et abandons de maîtresses dont maints sont coutumiers. Un autre aspect de l’art du roman est l’artifice de la narration à la troisième personne. Elle est utilisée dans six des neufs romans parus à ce jour, et de façon continue depuis Les Escaliers de Chambord, alors que les premiers romans font entendre une voix narrative plus subjectivée: Carus et Les Tablettes de buis ressortissent au journal, Les Salons du Wurtemberg aux Mémoires. C’est dans L’Occupation américaine que la voix narrative est la plus remarquable par la fréquence et le ton de ses intrusions, sensibles dès l’incipit:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Quand cesse la guerre? L'Orléanais fut occupé par les Celtes, par les Germains, par les Romains et leurs douze dieux durant cinq siècles, par les Vandales, par les Alains, par les Francs, par les Normands, par les Anglais, par les Allemands, par les Américains. Dans le regard de la femme, dans les poings que tendent les frères, dans la voix du père qui gronde, dans chacun des liens sociaux, quelque chose d'ennemi se tient toujours. Quelque chose veut prendre. Quelque chose veut tuer. Le but de nos efforts n'est pas de devenir heureux, de vieillir au chaud, de mourir sans souffrance. Le but de nos efforts est d'atteindre le soir vivant. C'est à Meung, le 15 juin 1429, sous l'occupation anglaise, que Jeanne d'Arc reprit le pont à l'armée ennemie. C'est à Meung, le 17 juillet 1959, sous l'occupation américaine, qu'un homme désira soudain la mort de la femme qu'il aimait. (OA : 9-10)
La dernière phrase suffirait à engager le récit. La précède un préambule dont la véhémence rhétorique s’éloigne d’une omniscience balzacienne: elle enfonce les résistances du lecteur, et, au lieu de centrer peu à peu l’attention sur les personnages, superpose les époques jusqu’au vertige. Elle fait de l’histoire racontée l’ultime occurrence d’une série d’actes analogues, qui révèlent, sous l’humain, un universel animal. Le paragraphe affirme, avant que l’intrigue l’ait illustré, la vanité de l’entreprise “humaine”. Dans La Haine de la musique, Quignard cite Fronton, qui a sans doute inspiré l’incipit en question: “Errant, dispersés, il n’est point de but à leurs voyages, ils marchent, non pour arriver à un lieu, mais au soir” (HM: 32). Entre traité et roman, le propos est le même, et le ton voisin. Frappe aussi, dans la voix narrative, le “nous” proche de celui des moralistes, tels Nicole et Pascal, auxquels on a comparé Quignard (Lepape, 1996: 5), tel un La Rochefoucauld qu’inspirait Jacques Esprit, auquel l’écrivain a consacré un long traité (TSE). Il s’agit de dénoncer les apparences trompeuses, d’accomplir un geste voisin du “Nos vertus ne sont [...] que des vices déguisés” (épigraphe aux Maximes). Ce “nous”, c’est tout humain, vivant, mort, ou à naître. Notons aussi la question initiale, à laquelle est apportée une réponse péremptoire, et rattachant la singularité des itinéraires à une loi d'espèce. Plusieurs fois des questions, adressées par la voix narrative autant à elle-même qu’au lecteur, viennent interrompre le flux romanesque et suspendre abruptement le récit: Les toits, les églises, les arbres, les berges et les épis oscillaient peu à peu dans la couleur du sang. Ce sang se noircissait. Quel est le sang qui ne noircit pas? Les vêtements s'usent, les voix s'altèrent. Les miroirs se ternissent. Les grilles des jardins et les armes de la guerre rouillent. La nuit ronge le monde. La haine est seule à sauver le désir qui décline. La vengeance donne une cible
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au cours des jours. Marie-José refusa de jouer aux jeux de dînette. (OA: 1516)
Le passage au présent rend le ton oraculaire. La voix ne parle ni depuis le présent du récit, ni depuis celui de l’auteur et du lecteur, mais semble voyager à son gré dans le temps et les civilisations. C’est d’une omniscience anhistorique, achronique, transculturelle, qu’il s’agit, où se ramasse l’humain plus que le sujet, et qui replace tout épisode singulier dans la vaste conscience de civilisations allant à leur perte. Les renvois à divers moments de l'humanité élargissent la perspective, entraînant bien au-delà de l'histoire de Patrick et Marie-José en 1958, et poussant le lecteur hors de sa propre époque. La voix narrative de L’Occupation américaine fait sortir du récit en même temps qu’elle y fait entrer. Construction fantasmatique, dépositaire de la mémoire du monde, elle fait écho à la voix méditative des traités, et trahit la persistance du spéculatif au cœur de la fiction. Prédicateur, le ton des traités, teinté des modèles littéraires, déborde dans le roman, mais comme l’écrit Dominique Rabaté “vise un autre rapport au Temps que celui du roman” (1998 : 43). La narration extradiégétique véhicule ainsi la première forme de fragmentation romanesque. Les premiers romans ne sont pas étrangers à cette perspective achronique. Dans Les Tablettes de buis, la pseudo-introduction biographique apporte au journal lacunaire de la patricienne un contexte événementiel et un commentaire essentiels, car s’y lit la permanence de l’humain. Ailleurs, ce sont les questions rhétoriques que l’on retrouve, qui visent aussi à faire sortir de l’époque, et à asséner l’humilité: Nous ne savons pas d’où nous venons Nous ne savons pas où nous allons. Nous ne savons pas où nous sommes. Nous ne savons pas qui nous sommes. Quel est le lieu? Quel est le jour? Quel est le monde? Quel est le millénaire? (SW: 394)
Le hors-champ narratif est donc un réflexe qui apparaît tôt chez Quignard romancier. Son hors-lieu et son hors-temps sont liés aux abîmes anthropologiques que les romans ouvrent, comme les traités, aux lecteurs. Claude Coste remarque que dans L’Occupation américaine, l’on trouve la description de l’art quignardien comme “rêve qui sait que personne ne le rêve” (OA: 122), art qui s’accomplit dans les scènes de Tous les matins du monde où Sainte-Colombe parle à sa femme défunte (Coste: 165): il y est impossible au lecteur de distinguer entre l’hallucination du musicien et l’irréel fictionnel que lui propose le
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texte qu’il lit. La lecture selon Quignard consistant à endosser, en s’absentant de soi par le rêve, la présence d’un autre, c’est à cette fonction hallucinatoire que renvoient les deux romans. Elle est aussi désignée dans deux autres. Dans les Tablettes de buis, le biographe prévient: J’ai trouvé le texte des Buxi curieux. J’ai imaginé que si le lecteur consentait à leur prêter la tiédeur de son souffle, ces odeurs et ces songes, ces linges et ces formes retrouveraient une manière d’éclat et de mouvement, et que cette espèce de très vieille ombre de femme dresserait peut-être à ses côtés, dans l’air, le souvenir d’un corps vivant. (TBAA: 21)
La lecture redonne vie au personnage et à son “rêve” par substitution physique. De même Charles, arrivé au terme de ses mémoires, anticipe le moment où un autre revivra son rêve transcrit: Je note et je rêve. Je note, je note et je me dis avec acharnement qu’il faut à ce souffle un corps, à ce regard des larmes, à ces lèvres une espèce de plainte. Je note et tout à coup je me dis qu’il faut à ce rêve aussi, peut-être, une sorte de dormeur. (SW: 433)
C’est une double résurrection qu’effectue la lecture, celle du personnage et celle de l’auteur, parlant au travers du lecteur, matérialisant le “rêve d’un contact par solitude” (PT: I, 415). Personnage, auteur, lecteur s’échangent leur présence dans un espace uchronique. Cependant, pour que l’identification fonctionne, le lecteur doit être arraché à lui-même. Le dépaysement est d’abord assuré par un nombre de dispositifs culturels qui entrent dans la genèse des romans. Examinons les sources des récits, les emprunts et références qu’ils opèrent, et dont la visibilité varie. La disparité artificieuse ainsi mise en œuvre donne naissance à une mémoire disloquée. 3. Le dépaysement culturel et temporel Quignard explique en 1989 sa technique romanesque: “Je répare des déchirures impossibles dans le temps et l’espace” (D: 80). Il fait allusion à des accouplements anachroniques entre formes, intrigues, personnages issus d’époques et de cultures différentes. Trois sources y participent principalement: l’Antiquité, l’âge baroque, l’ExtrêmeOrient. Les Tablettes de buis, journal intime d’une Romaine, désigne sa parenté avec plusieurs entreprises littéraires dans la partie pseudo-
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biographique: Aïlos Aristeidès (IIe siècle grec), Sei Shônagon (XIe siècle japonais), Iacopo Carucci le Pontormo (XVIe siècle florentin), Samuel Pepys (XVIIe siècle anglais) (TBAA: 21). La forme, où coexistent énumérations, courtes scènes et pensées, provient, comme l’a noté Alain Montandon (6), des Notes de l’appuie-tête de Sei Shônagon, qui a engendré ce genre japonais, s’approchant du journal, appelé “écrits au fil du pinceau”. Redevable à plusieurs époques et civilisations, le roman triche avec la véridicité historique, tout en étant documenté sur les événements la fin du IVe siècle à Rome. Au dépaysement du lecteur qui change d’époque s’ajoute un autre plus diffus engendré par ces croisements anachroniques, ainsi que des mentions par la voix narrative antique de préoccupations actuelles, comme celle de la “société civile” (TBAA: 121). Dans Le Salon du Wurtemberg, le dépaysement nourrit l’intrigue. Le héros est partagé entre les branches familiales maternelle et paternelle, entre deux langues et deux cultures, entre la France et le Wurtemberg. C’est un “déchirement” dont il souffre dans son prénom et son identité (49), tantôt Charles tantôt Karl, et que prolongent ses activités professionnelles, tantôt violoncelliste tantôt traducteur. Les sept chapitres introduisent une dualité référentielle supplémentaire, étant tour à tour précédés de citations de la littérature germanique et de l’Ancien Testament. La dislocation culturelle se poursuit avec les références à la musique baroque, dont Karl est spécialiste. Les Escaliers de Chambord utilise un procédé référentiel similaire décuplé. Vingt-quatre chapitres y sont précédés de citations d’artistes de diverses cultures et époques: Jan Van Eyck, Florian, Kenkô, Kong Yi, Taine, Rilke, Han Siang-tse, Don Juan de Séville, Luther, SaintEvremond, Shakespeare, Racine, O-Hisa, Antoine Thomas, Ungaretti, Isaïe, Pline l’Ancien, Euripide, Gryphius, Sou Tong p’o, Solmi, Héraclite, Lao-Tseu, Scève. À cette érudition vertigineuse s’ajoutent les références à des miniaturistes ainsi qu’au monde exclusif des collectionneurs de jouets par les noms de fabricants. Le texte renvoie en outre à d’autres objets culturels, comme la légende d’Issun Bôshi (le Tom Pouce japonais), et l’œuvre du poète flamand contemporain Rutger Kopland. La Frontière s’inspire de l’authentique jardin Fronteira à Lisbonne et de ses azujelos énigmatiques. Le récit retrouve le XVIIe siècle européen et son atmosphère violente telle que Quignard la décrit dans “1640” (12), et dans La Nuit et le silence (59). Tous les matins du monde est basé sur un paragraphe de l’entrée consacrée à Marin Marais dans Le Parnasse français d’Évrard Titon du Tillet (1732: 624-627). Quignard semble aussi avoir intégré au roman d’autres anecdotes de l’ouvrage, comme le fait que François
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Couperin aimait qu’on lui apportât “une carafe de vin avec une croûte de pain” (1991: 27) quand il enseignait, et le fait que Michel Richard de la Lande, qui “perdit sa voix à l’âge de la puberté” en conçut un attachement pour le violon (1991: 76). Comme l’a remarqué Sylviane Coyault-Dublanchet (1995), le texte intègre aussi un extrait approximatif du Britannicus de Racine (TMM: 70-71), et dissimule de purs alexandrins (85), ainsi que des scènes évoquant les natures mortes de Baugin, qui apparaît dans le roman (69). La persécution des jansénistes par le pouvoir royal sert aussi de toile de fond à l’intrigue. Cependant le propos s’adosse à une réflexion contemporaine sur la musique (voir le chapitre trois). Là encore érudition et documentation historique contribuent moins à une reconstitution de l’époque qu’à une mise en perspective de la mémoire culturelle disloquée. L’Occupation américaine s’intéresse à l’Histoire récente, le début de la Ve République, et, comme l’a montré Jill Forbes (1998), est documenté sur les mutations historiques et culturelles de l’époque: les tensions politiques après la Libération, les péripéties des bases américaines en France, l’avènement de la culture de masse à travers l’influence conjuguée du matérialisme américain et de la télévision naissante. Forbes avance même que le roman est influencé par les travaux d’Edgar Morin. D’autre part, le statut du jazz, relevant de la part obscure et anonyme du monde (OA: 181), rappelle les livres de Jacques Réda, ami de Quignard, en particulier L’Improviste. La seconde moitié du roman est informée par des notions bouddhistes, comme l’est à la même époque Le Nom sur le bout de la langue. Celles-ci s’entrecroisent de références européennes, médiévales avec François Villon, Jeanne d’Arc et Dante, contemporaines avec le photographe André Fougeron (70). Ce récit d’un amour d’enfance trahit aussi une parenté manifeste avec Les Hauts de Hurlevent. Non seulement le roman fonctionne, ici encore, grâce au conglomérat et au téléscopage de cultures, mais il en fait son sujet. Inspiré de la technique de gravure mezzotinte mise au point par Ludwig von Siegen en 1642 (EL02: 101), Terrasse à Rome retrouve l’époque troublée et les préoccupations psychanalytiques de Tous les matins du monde, mais en relation à l’art pictural. On y perçoit un décalage analogue entre contexte historique et conscience contemporaine qui conférait sa puissance au roman de 1991. Les romans quignardiens constituent des élaborations artificieuses dont l’efficacité tient d’abord à la multiplicité des référents culturels qu’ils organisent. Au lieu de proposer une thèse ou un savoir cohérent sur le monde ou sur une époque donnée, ils opèrent par la fracture des temporalités et la disparité des sources qu’ils amalgament. Mais ce chaos relatif trouve une cohésion dans les relations qui s’instaurent
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entre composants disparates, le non-dit qui en résulte, et le dépaysement participant du “rêve éveillé” que Quignard conçoit comme essentiel au romanesque. Le recours aux images n’est pas le moindre procédé de dépaysement hallucinatoire et de transmission d’un savoir informulé. 4. Le recours aux images et les “peintures coites” Quignard aime Georges de La Tour pour ses scènes énigmatiques: “Énigme veut dire ce qu’on laisse entendre sans le dire” (NS: 33). De même, les images culturelles dans les romans (tableaux, gravures, sculptures, objets divers, figurations de récits mythiques) ressortissent, pour la plupart, à la transmission d’un semi-inconnu. L’écrivain établit une filiation entre figuration et narration (voir chapitre quatre). Dans La Nuit et le silence, il écrit: “Les peintures ne racontent pas un récit: elles font silence en demeurant à son affût. Elles transforment la vie en son résumé” (NS: 53). Le recours figuratif permet d’affronter l’indicible et de déjouer les pièges de la langue. Il y a là concordance entre auteur et personnages. Comme l’éprouve Karl Chenogne, les mots dissimulent plus qu’ils ne dévoilent: Il est plus facile de décrire Vénus accueillie par les Saisons et parée par les Heures et surprise par le Soleil alors qu’elle étreignait Arès – il est plus aisé d’évoquer ce qu’entr’aperçut du corps de son amant Psyché à la lumière de sa petite lampe à huile, ou du corps de la reine, Gygès caché derrière un rideau, que l’entrecuisse qu’on a sous la main et dont il faut bien convenir qu’il est le sien. (SW: 144)
Recourir à des images culturelles permet d’approcher le réel par le biais de son reflet. Cependant, Recroît le fait remarquer dans Carus, l’image procure un savoir immédiat mais incertain, car si son mutisme garantit son pouvoir, il empêche sa traduction claire (C: 32). Une incertitude, un non-dit persistent. C’est sans doute pourquoi l’œuvre picturale fonctionne rarement ici comme simple mise en abyme, miroir interne reflétant l’ensemble du récit pour reprendre la définition de Dällenbach, ou prophétie suivant l’antique fonction. Le petit miroir bombé de Venise que Jaume offre à Luisa, dont la valve représente “Judith toute ronde en train de trancher le cou d’Holopherne endormi” (F: 13), préfigure certes, dès le premier chapitre, l’émasculation au chapitre treize. Mais elle participe aussi au récit comme mémoire: au moment de venger son mari assassiné, l’image hante, conçoit-on, Luisa comme souvenir diffus.
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Le même roman se place sous le signe d’épisodes mythologiques ou historiques qui apparaissent sous forme de statues dans les jardins du palais Fronteira: Diane, Cupidon, Orphée, Brutus, Priape figurent les éléments qui se combineront dans l’intrigue, à savoir la chasse, l’amour, la musique et le retour, la trahison, le désir bestial. Les sculptures offrent donc un “résumé” du récit, suivant le rôle que Quignard assigne aux images. Mais il s’agit peut-être de la démarche inverse: les statues auraient inspiré l’histoire à l’auteur au même titre que les azujelos, et c’est le roman qui les transforme en récit. À moins que l’histoire ne marque la récurrence d’éléments narratifs, tels qu’incarnés dans chaque figure mythologique, qui font partie d’un universel humain. Quelquefois les images culturelles jouent le rôle de ce qu’elles sont: des scènes figées, des peintures coites, terme qui souligne l’absence de parole, et que Quignard présente ainsi: “Au XVIIe siècle, on nommait ‘peintures coites’ ce que nous nommons ‘natures mortes’ […] On entend dans le silence le grésillement du silence; une attention inexplicable envahit celui qui voit; et on fait oraison” (NS: 67). Plus que leur réalisme, c’est la posture contemplative dans laquelle plongent ces images qui l’intéresse, ainsi que leur parenté avec les images mentales. Il utilise dans ses livres des scènes littéraires qui s’apparentent à de telles visions, les justifiant ainsi: On peut traiter des scènes en peintures coites et, sous le prétexte de reproduire fidèlement la réalité, chercher à la rendre intense au-delà de la perception des sens et s’efforcer de la réunir par là même aux images hallucinées qui traversent les souvenirs et qui peuplent les rêves. (D: 81)
Les peintures coites s’apparentent aux sordidissimes, ces “petits détails non pas vrais mais plus vraisemblables que le vrai” (D: 86). Leur effet consiste aussi à faire écho, à indiquer un perdu, un oublié. Dans Tous les matins du monde, deux tableaux authentiques constituent littéralement des peintures coites. Après avoir été visité par le spectre de sa femme, Sainte Colombe fait peindre par Baugin sa table à écrire où étaient posés la carafe de vin, le verre où a bu le fantôme et le plat d’étain à gaufrettes où il a grignoté (44). Plus tard, lui et Marais rendent visite au peintre dans son atelier alors qu’il est au travail sur une autre toile représentant un verre de vin, un luth, une partition, des cartes à jouer, un échiquier et un miroir (68). Or, ces tableaux existent, s’intitulant respectivement “Le Dessert de gaufrettes” et “Nature morte à l’échiquier”. Hormis leur fonction de marqueurs historiques, ils désignent deux dimensions de la peinture coite: le premier commémore l’hallucination du violiste et désigne,
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au-delà des objets visibles, la présence absente de l’épouse, le monde de l’invisible, monde des souvenirs et du perdu. Comme dans les œuvres de La Tour, le représenté y fait pressentir l’irreprésentable; à propos du second tableau, Sainte-Colombe confie à Marais: “Ce sont tous les plaisirs du monde qui se retirent en nous disant adieu” (TMM: 68). C’est dire sa résonance avec le ton du roman puisque “tous les matins du monde sont sans retour” (124). Le second Baugin fait pressentir un autre irreprésentable et a pour teneur, comme chez La Tour, “la stupeur devant la mort” (NS: 29). Dans Les Tablettes de buis, les peintures coites sont le fait de la narratrice et offrent, comme ailleurs chez Quignard y compris dans les traités, un équivalent littéraire d’œuvres picturales. Elles relèvent de l’adieu que la Romaine vieillissante adresse, à travers l’écriture, aux joies de ce monde: ainsi ces scènes figées qu’on devine nées d’un regard mélancolique, “Adolescents appuyant l’épaule aux colonnes” (TBAA: 49), “Jeunes filles à la lueur des lampes” (142), et qui rappellent les tableaux de Georges de La Tour. Il persiste toutefois dans l’image muette une incertitude quant au récit qui s’y résume. La contempler s’apparente à l’appréhension problématique de l’humain: “Nous cherchons notre histoire et nous ne savons pas quelle elle est et nous nous taisons devant son absence” (NS: 25). Quelquefois, le sens ne se livre pas. C’est le cas dans Les Escaliers de Chambord, où jouets et miniatures semblent renvoyer à Édouard l’énigme de son propre destin qui lui demeure opaque: “Enfant mort parmi ses jouets” (EC: 316), “Didon pleurant parmi les cartes à jouer” (296), “chute d’Icare dans la mer” (245), “Une tempête dans le port du Havre” (361) évoquent tous le récit en cours sans qu’il y ait réduction ou correspondance exacte. Néanmoins, les images peuvent aider les personnages à formuler ce qui les effraie obscurément: c’est au moment où Laurence voit “la pendule verte, le vautour qui picorait le foie de Prométhée les deux bras enchaînés au cadran” qu’elle s’avoue que son père est en train de mourir (265). Tous les romans quignardiens utilisent les images comme ressorts du récit. L’histoire du graveur Meaume reprend les divers aspects des peintures coites mentionnés: dans ses gravures se retrouve l’image comme souvenir, comme hallucination, comme adieu et comme énigme. Si Terrasse à Rome fait écho à Tous les matins du monde pour l’art pictural, L’Occupation américaine fait pendant aux traités de La Haine de la musique, et aurait pu s’appeler “La Haine des images”. De même que Quignard, dans l’ouvrage de 1996, prévient contre le redoutable pouvoir de la musique, qui s’origine dans la violence prédatrice, le roman de 1994 dénonce le terrifiant pouvoir des images
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véhiculées par la télévision. L’image, qui nous lie par le rêve au règne animal, peut servir à entretenir une hypnose collective, à sidérer la planète. C’est Rydell, au nom évocateur, qui donne voix au message: Il y avait eu des hommes qui regardaient des animaux qui étaient dans des cages d’osier. Il y avait des animaux qui regardaient des congénères qui étaient dans des boîtes. […] ‘Un Narcisse mort règne, disait Rydell les yeux passionnés, exorbités, brillants à l’excès. Une ancienne économie de comptoirs et de foires locales, devenue mondiale et sans autre dessein que son enrichissement, c’est-à-dire sans dessein, gouverne son regard. Son reflet seul absorbe sa pensée. Ce n’est plus une pensée: c’est une sidération. Le regard cherche le reflet. Le reflet cherche l’écran. L’écran cherche le regard.’ Depuis l’aube des temps, le visible luttait contre l’invisible. Le malheur était que jamais la victoire de l’invisible ne pouvait apparaître. Seule la victoire du visible brillait, puisque même sa défaite était brillante. (OA: 66-67)
La figuration qui perd notion de son versant infigurable devient un “tissu d’images […] illusoires” (118). Le roman trouve là sa place dans la cartographie de la réflexion quignardienne en donnant voix, après la fascination, à la méfiance. Comme pour Laurence, images et peintures coites, ancrées dans la commémoration énigmatique, aident le lecteur à comprendre. Sans donner toutes les clés, elles balisent les récits et avertissent de la présence d’un nœud d’inconnu, établissant une connivence entre auteur et lecteur, que Coyault-Dublanchet décrit comme liée à la conscience contemporaine, à propos de Tous les matins du monde: “[C]’est bien de l’homme du vingtième siècle qu’il s’agit: mettre en relation des bribes culturelles miraculeusement retrouvées, agglomérer les reliques sacrées d’un savoir dont la perte est confusément ressentie comme irréparable et périlleuse pour l’humanité” (20). Le dépaysement énigmatique des images parle en fin de compte de notre époque et de sa mélancolie culturelle. 5. Le roman comme disqualification de l’Histoire et critique de notre époque Florent Seinecé se fait le porte-parole de l’auteur: “L’humanité est moins solide que l’univers […] Et les civilisations sont moins solides que les hommes. Ma vie est une minuscule civilisation” (SW: 35). La brièveté des sociétés, le fait que chaque individu est dépositaire d’un vaste mais fragile bagage, forment une constante des romans. Un corollaire l’accompagne: le désaveu de l’Histoire comme entreprise de rationalisation. La vision pessimiste à l’échelle des civilisations empêche d’adhérer aux “discours qui prétendent mettre de l’ordre
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dans le monde et des directions dans le temps” (C: 29). Ceci transparaît dans les romans, qui mettent en scène des personnages réfractaires à leur époque et organisent une critique implicite de la nôtre, faisant écho à celle, plus directe, des ouvrages méditatifs. Il est clair qu’Apronenia Avitia n’aime pas son temps. Ce qu’elle tait parle autant que ce qu’elle transcrit et indique son aversion quant à l’évolution de la société romaine. Le narrateur de la pseudo-notice attire l’attention sur ces omissions significatives, qu’il tourne en critique de la science historique: Dans ses lettres et dans l’éphéméride qu’elle tenait […] on ne trouve pas une remarque qui évoque la fin de l’empire. Soit qu’elle dédaignât de voir. Ou bien elle ne vit pas. Ou bien elle eut la pudeur de ne rien dire, ou encore le ferme propos d’en user comme si de rien n’était. Ce mépris, cette indifférence lui valurent le mépris, l’indifférence des historiens. (TBAA: 11)
Il ajoute qu’Apronenia assista à la conversion de Rome au christianisme, “à la pénétration extrêmement rapide de ce parti religieux sans que son œuvre ait conservé même la trace de son nom” (16). Selon Bernadette Rey-Mimoso-Ruiz, Quignard soutient ici, de manière indirecte mais plus efficace qu’un pamphlet, “la thèse de la responsabilité chrétienne” dans la chute de l’empire romain (47), offrant une relecture où les vainqueurs consacrés par l’Histoire occidentale, apôtres de charité et d’amour, sont démasqués comme capables du pire, prenant part à la lutte sociale sans merci. Le diptyque notice-tablettes fonctionne comme réquisitoire voilé qui n’est pas sans pertinence pour le lecteur contemporain, puisque s’y lit une critique du christianisme comme entreprise de pouvoir, et que le personnage d’Apronenia fonctionne par son exemplarité: sa voix narrative fait participer, par identification, à son rejet muet de nouvelles valeurs. Les Tablettes de buis transforme une vie décrochée du cours de l’Histoire en geste de rébellion, et illustre, à son tour, la conjugaison quignardienne d’une technique rhétorique et d’un choix existentiel sous la forme du silence éloquent. On trouve chez plusieurs personnages une désaffection analogue. Charles Chenogne, et plus encore Édouard Furfooz, se désintéressent de leur époque en menant des activités passéistes: musique baroque et commerce de jouets anciens. Ils découvrent tous deux qu’ils préfèrent vivre en ours solitaires qu’en compagnie. La double appartenance de Charles, française et wurtembergeoise, mine implicitement l’idée moderne de nation, et son histoire familiale en relativise l’importance (SW: 76-77). Le récit se moque en outre de l’anthropocentrisme (395). Les Escaliers de Chambord, lui, dénonce la disparition
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d’espèces animales (les falconidés auxquels est attachée la tante Ottilia), et la pollution croissante de la planète. Dans Tous les matins du monde, le différent entre Sainte Colombe et Marais s’origine dans leurs attitudes respectives envers l’argent, le pouvoir, la célébrité, donc envers l’époque. Sainte Colombe, reflétant le mépris janséniste pour les mondanités, se tient à l’écart de la cour et chasse avec fracas les émissaires du Roi-Soleil, désobéissant à l’ordre de son suzerain de venir jouer pour lui. Il traite les courtisans de “noyés” et lance un camouflet au monarque en la personne de son envoyé: “Votre palais est plus petit qu’une cabane et votre public est moins qu’une personne” (TMM: 35). Le violiste entend pratiquer un art ne servant ni au divertissement social, ni à “réjouir les oreilles du roi” (61). Il refuse, plus ouvertement qu’Apronenia, sa vassalité à un pouvoir quelconque: “Je suis si sauvage, Monsieur, que je pense que je n’appartiens qu’à moi-même” (30). Quelque peu anachroniques pour un homme du Grand Siècle, ces propos résonnent chez un lecteur contemporain, posant le conflit entre l’être sociohistorique et la liberté individuelle. L’abandon par Meaume, qu’occasionne sa défiguration, du statut social, ainsi que sa vie frugale et cachée, rappellent l’érémitisme de Sainte Colombe: “Il ne se montrait pas chez les princes ni chez les cardinaux” (TR: 78). Comme les lettrés que Quignard affectionne et qui vivent “In angulo cum libro” (PT, II: 505), Meaume vit dans son coin, dans l’angle du monde: “Les hommes désespérés vivent dans des angles” (TR: 9). L’Occupation américaine, son titre le souligne, est le roman le plus explicite quant à la vision de l’Histoire, présentant dès l’incipit l’idée maîtresse que l’écrivain reformule, entre autres, dans “Traité sur Esprit”: “[L]e secret social est la guerre à mort. Toute respectabilité est un leurre, toute foi une fable, tout pouvoir une tyrannie, etc.” (TSE: 14). Par l’intermédiaire de Patrick et surtout de Rydell, se donne à lire un discours violemment démystificateur des choix faits par la société française de l’après-guerre, de la bienveillance américaine, et des analyses historiques justificatives: L’histoire était une brève intrigue de temps à autre parricide, le plus souvent fratricide, qui se répétait sans finir, en hurlant à la mort. Ce n’étaient pas la liberté et la démocratie qui avaient triomphé des camps: c’étaient les camps nazis qui avaient contaminé l’ensemble de l’Europe. Les ‘ploutocrates de Wall Street’ avaient débarqué sur les plages de la Manche et les avaient étendus à l’ensemble du tissu social; ils s’étaient abrités du camp de concentration de l’Europe en édifiant des camps de rédemption et des PX de béatitude eux-mêmes entourés de fils barbelés à l’intérieur du Grand Camp du
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Vieux Continent sous le contrôle de la MP et du Supreme Allied Commander Europe. […] Tenir la liste des meurtres, cela s’appelait: faire la chronologie des rois. (OA: 118)
Au mensonge de l’Histoire écrite par les idéologies, Rydell oppose, en écho à Seinecé, la conscience de l’éphémère des civilisations dans la perspective du parcours de l’humanité: “Les empires vieillissent plus vite que les générations des hommes ne se succèdent et les mots s’usent plus rapidement que les lèvres de ceux qui les emploient ne se flétrissent pour béer dans la mort” (OA: 110). Par l’intermédiaire de ses personnages, Quignard remet en question la mémoire actuelle de l’époque 1958-59, dans un geste de ramener au jour ce que l’amnésie collective refoule: C’est une période deux fois confisquée en France. Ces dizaines et dizaines de bases et ces dizaines de milliers d’Américains sur le territoire français, puis le drame de la guerre d’Algérie, ce sont des choses qui ont été vite ensevelies. La présence américaine est presque complètement ensevelie ou omise. Ce devrait être le rôle de l’histoire de faire la chronique même du désagréable. (Maury: 66)
En intentant, souvent à demi-mot, un procès à une époque historique, ou plutôt au récit historique convenu qui forme la trame de l’héritage culturel, et ce par l’intermédiaire de personnages en rupture avec le discours dominant de leur temps, les romans quignardiens minent les certitudes stéréotypées et réconfortantes: sur l’avènement de la chrétienté en Europe (TBAA), sur le rayonnement français du XVIIe siècle (TMM, TR), sur l’harmonie atlantiste et consommatrice de l’après-guerre (OA), sur la période post-1968 et actuelle (C, SW, EC). Ce geste trahit une réflexion sur le pouvoir proche de celle de Foucault, sur la nature humaine proche du jansénisme, sur l’Histoire comme métarécit qui a perdu sa légitimité, proche des travaux de Lyotard. Le désaveu s’annonce dès le début de l’œuvre et réapparaît régulièrement. Ainsi dans les Petits traités, “Le Tribunal du temps”, au ton anti-hégélien: Le passé n’est pas un don de l’être, ni l’histoire la digestion et l’excrétion de la valeur. Le passé est le vestige du temps. Le vestige du temps est le fruit de la mort, de la violence et du hasard. Fruit est un mot généreux. Aucune volonté n’a discriminé les rebuts de ce qui n’a pas disparu. (PT, II: 571)
Plus tard en 1992: “Le temps ne trie rien. L’histoire épouse les causes qui réussissent dans le temps” (PS: 7). En 2002, il déclare que
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“l’histoire est une pauvre construction orientée dans le temps pour rassurer les gens” (EL02: 100). A cette orientation factice, l’écrivain oppose deux certitudes. D’une part le sentiment permanent de la ruine imminente: comme Seinecé et Rydell, d’autres personnages voient partout la mort et la désagrégation, telle la pauvresse de Lucianus: “Tout nous ravine, tout nous éboule dans la mort” (TBAA: 76). Tel aussi Édouard Furfooz regardant à Dhahran des amis se baigner: Soudain il lui parut que ces êtres ou ces jouets d’ambre ou de pierre allaient tomber en poudre. Ils allaient redevenir sable. Ces bungalows, cette piscine, cette palmeraie, cet hôtel saoudien formaient un escalier et il lui semblait que le pied d’un géant allait les écraser comme le fait un homme d’une feuille morte recroquevillée sur la chaussée humide, un soir d’automne. (EC: 274)
Tel encore le locuteur du “Nom sur le bout de la langue” pour qui “la fin des temps est chaque minute de chaque jour” (NSBL: 20). D’autre part, le bref trajet historique pâlit en comparaison des gouffres temporels qui ont précédé, ouvrant à la permanence du Jadis et d’une nature humaine à peine dévoyée de son origine prédatrice: “L’espèce humaine n’eut pas pour premier destin de lutter contre la nature comme la raison et la rationalité moderne voudraient le faire croire aux héritiers” (RS: 45). De même qu’ils s’ouvrent à la conscience des abîmes individuels par leurs suspenses psychanalytiques, les romans ouvrent aux abîmes anthropologiques. 6. Les abîmes anthropologiques “Ce que nous avons éprouvé ne se consume jamais tout à fait. Un peu de cendres dans le cœur empêche de respirer” (TBAA: 87). Cet aphorisme de Saufeius est inhabituel chez les personnages et narrateurs quignardiens, pour qui la découverte progressive de l’empreinte du perdu personnel constitue le ressort principal des intrigues romanesques. Par contre, les abîmes anthropologiques, renvoyant à la préhistoire, à la phylogenèse de l’espèce humaine et à la permanence d’une part animale, leur apparaissent souvent comme allant de soi. Apronenia inscrit sur une tablette: “[L’amour] est à l’espèce comme le sexe ou les mamelles qui l’accompagnent et qui permettent de le reproduire et qui ne définissent rien de proprement humain” (117). Plus loin, Saufeius, quand on lui demande quel sera le destin de l’homme à l’avenir, invite son interlocutoire, et le lecteur, à l’humilité:
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D’abord toutes les fonctions du corps qui nous apparient aux autres animaux. Ensuite les deux ou trois comportements qui nous différencient un peu des autres animaux, c’est-à-dire se vêtir, se dénuder, parler un peu. Enfin passer le temps au hasard et rendre l’âme. (TBAA: 122)
Édouard Furfooz, dont le patronyme renvoie aux sites magdaléniens sur les rives de la Lesse, en Belgique près de Gand, fait écho à Saufeius quand il parle du désir comme d’une réalité zoologique (EC: 33), ou de l’amour comme d’un “sentiment peu humain” (191). Il lui semble se souvenir de l’aube du paléolithique (27). Il vit sa vie professionnelle à la manière d’un guerrier Viking, auquel il se compare (211, 319), et ses transactions comme des raids où il s’agit de conquérir un butin ou “un fjord” (113). Il s’assimile de surcroît à un rapace par son “instinct de fondre et de ravir” (243). Marin Marais résume le sentiment de vivre en société selon des instincts hérités de la nuit des temps, lorsqu’il dit à Madeleine en la quittant: “La vie est belle à proportion qu’elle est féroce, comme nos proies” (TMM: 99). Dans Terrasse à Rome, Sainte Colombe emmène Meaume et ses compagnons visiter “la galerie des ancêtres” qui consiste, non en des portraits de famille, mais en “des salamandres, des tritons, des lézards, des tortues, des escargots, des crabes qui s’entredévoraient dans des aquariums couverts de dorures et éclairés doucement aux flambeaux” (TR: 73). C’est peut-être Charles Chenogne qui, dans le soliloque que constitue Le Salon du Wurtemberg, trahit la conscience la plus aiguë des gouffres archaïques, ainsi que les sentiments ambivalents qu’elle suscite. Les rites sociaux, concerts, opéra, classe, repas familiaux, lui sont de “vieux restes” hérités des “meutes” animales (SW: 32). Il voit dans ses contemporains la permanence de réflexes d’espèce: “Nous formons toujours des petits groupes de chasseurs du quaternaire qui répétons la chasse éternelle et qui répétons le terrible et incessant regard fixé sur la proie qui nous fait saliver” (32). Il compare le souvenir de sa maison d’enfance à des “lieux infiniment préhistoriques” tel Lascaux (57), se vivant, en tant qu’individu, comme résumé de l’espèce. Il a aussi une conscience mélancolique de l’évolution zoologique: “Nous avons été poissons. Mais les plus sages d’entre nous sont demeurés, jadis, dans les lacs du carbonifère. Ils comptent parmi les vertébrés qui ont préféré le silence” (129). Sous le vernis de la civilisation, il perçoit des tendances grégaires qui conduisent au “plaisir à ne plus nous différencier” (220). Croyant maîtriser nos actes, nous agissons en fidélité à une empreinte, à une part de nous non particulière:
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Pascal Quignard ou le fonds du monde Nous répétons sans fin de vieilles traces en nous, errons sans fin vers elles animés du même désir fou qui habite le destin implacable des saumons qui tâtent des eaux de tous les fleuves, de tous les océans pour retrouver enfin l’eau fraîche où ils sont nés, où y pondre en une brusque secousse une réplique d’eux-mêmes, et mourir. (SW: 355)
Quignard reprendra abondamment l’analogie des saumons une dizaine d’années plus tard dans les traités de Rhétorique spéculative, La Haine de la musique et Vie secrète. Mais, comme l’illustre la citation cidessus, il est malaisé de dire s’il s’agit d’une célébration ou d’une déploration, d’un destin accepté ou subi. La conscience de ces abîmes anthropologiques correspond de manière caractéristique à notre époque (voir le chapitre deux). C’est la profondeur contemporaine de passé ainsi que sa part vertigineuse d’inconnu et de non uniquement humain que donne à lire l’écrivain dans ses personnages, qui partagent à peu près tous avec leur auteur la même conscience existentielle. L’ouverture à ces abîmes complète le geste de disqualification de l’Histoire comme récit suprême. Par le sentiment de précarité des civilisations, elle contrecarre le mouvement des intrigues romanesques de dégager une vérité singulière, se donnant presque comme surajoutée. Cependant, elle est essentielle à la teneur de leur propos, et au dépaysement: en ouvrant les abîmes anthropologiques, les romans font pressentir au lecteur sa propre part d’inconnu et le défamiliarisent d’avec ses certitudes de légitimité. Quignard l’explique en paraphrasant la formule qu’Hugo von Hoffmannsthal appliquait à la poésie: “Si, dans mes essais, j’essaie de rendre proche l’ancien, dans mes romans j’ai toujours tenté de rendre très ancien le tout proche” (Maury: 66). L’espoir placé dans la défamiliarisation consiste moins en la transmission d’un sens que dans celle d’une sensation: suggérer le réel absent, faire toucher “l’absence de raison de ce qui est” (EL02: 99). Dans Carus, A. le déprimé dénonçait la vanité des efforts de signification comme réflexe culturel: “Toute l’interprétation possible au monde – tous discours, toutes civilisations – ils n’ont jamais eu le pouvoir de toucher ce qui est. Ce sont des êtres de raison” (C: 31). Une telle dénonciation est aussi le propos des romans. 7. Une galerie de solitaires Pierre Mœrentorf, l’assistant d’Édouard Furfooz, lance à son patron: “Monsieur tourne le dos à son époque” (EC: 146). La formule, on l’a vu, s’applique à d’autres personnages. Tout comme les Petits
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traités offrent une galerie de lettrés souvent anachorètes, les romans proposent une galerie de solitaires. La plupart sont des artistes. On est frappé de la parenté entre Charles Chenogne et Édouard Furfooz. Ils sont, l’un et l’autre, hypersensibles à la musique dont l’audition leur est “insupportable” (SW: 70), même si Charles a choisi d’être concertiste. Tous deux sont de bons mangeurs, dotés aussi de solides appétits sexuels. Mais l’amour physique leur devient vite fastidieux, et débouche sur une volonté de retrait. Charles se décrit comme “ombrageux et gourmand, gai en société, incapable de la moindre confidence, passionné d’être seul” (70), ce qui s’applique à Édouard. Tous deux aiment la compagnie des chats et admirent leur supériorité sur les humains. Tous deux ont grandi abandonnés par une mère lointaine et indifférente. Ils sont hantés par l’héritage culturel et anthropologique. Tous deux ont un “esprit d’escalier”, un souvenir en appelant un autre. Tous deux ressemblent à leur auteur. Apronenia ne tient pas un simple journal: son créateur la hisse au statut d’écrivain, car elle obéit à “une brusque injonction irrésistible” (TBAA: 20), analogue à celle qui guidait Albucius (voir chapitre quatre). Elle s’émeut d’entendre le son de sa propre langue (110), et se décrit ainsi: Femme qui aime le son du buis. Femme d’une tablette. Femme qui joue sur la cire. Femme qui aiguise le tranchant du stylet. Femme qui cache une vulve trop large et flasque. Femme qui se sert d’un morceau de toile usagée. Femme qui essuie des petites flaques de temps répandu. (TBAA: 111)
C’est d’un portrait d’écrivain qu’il s’agit. “Puissamment concrète, hypocondriaque” (20), Apronenia évoque aussi son auteur, encore que son ami Publius Saufeius, “compliqué, très sentimental, paradoxal, nihiliste et seul” (31), lui ressemble plus encore. Entre les trois domaines artistiques que les romans représentent (musique, art pictural, écriture), ce sont les mêmes métaphores pour décrire le geste artistique. Apronenia croit qu’en couchant par écrit ses malaises, “ils lui procureront une sorte d’échafaud, d’isolation, et de ciment” (TBAA: 21). Meaume “se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber” (quatrième de couverture). Si les artistes ont un air de famille, c’est qu’ils cherchent, par des moyens différents, la même chose. Les héros quignardiens partagent une parenté de destin: tous sont voués au perdu. Ils connaissent une similitude de parcours avec l’adoption d’une vie ascétique, le plus souvent consacrée à l’art.
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D’autres personnages tiennent des propos qui rappellent ceux de l’auteur dans ses ouvrages méditatifs. Et quoique tous donnent voix, tels les différents personnages de Carus, aux méditations qui se débattent chez celui-ci, certains s’apparentent plus au porte-parole: ainsi Rydell et Publius Saufeius, dont l’approche du langage rappelle les Petits traités: “Les mots inventent des êtres qui sont inutiles. Nous ne devons pas employer d’autres mots que ceux qui renvoient à des objets qui portent une ombre sur cette terre, dans la lumière propre à cette terre” (TBAA: 108). On a d’ailleurs vu dans les romans, de même que dans les “vies brèves” des traités, une autobiographie décalée (Blanckeman, 2000: 190). Mais il s’agit peut-être d’une autre finalité. Il semble que ces personnages figurent moins Quignard en filigrane que celui-ci ne s’identifie à eux, basés pour certains sur de vraies existences, et à leurs destins érémitiques anonymes. Quand il a choisi l’anachorèse, en 1994, il avait écrit six de ces romans. C’est en les racontant, en quelque sorte, qu’il s’est trouvé. En outre, on l’a vu, ces personnages contribuent à un réexamen de l’idée de civilisation comme domestication de la nature par la culture. Caractéristiques d’une conscience contemporaine, leur singularité rêve néanmoins à une sorte d’invariance qui transcende les âges. C’est d’une relecture de l’humain qu’il s’agit. C’est là que La Frontière trouve sa pertinence, révélant l’ambivalence envers l’animalité telle qu’elle se vit dans la violence physique et la sexualité. La frontière dont il s’agit est celle qui sépare l’homme de la bête. Jaume, sanglier solitaire, la franchit, en allant jusqu’au meurtre de son rival, et en s’accaparant sa veuve pour ses caprices érotiques. Dans la gêne qu’il sous-entend envers le désir bestial et aveugle à toute chose que son assouvissement, le roman trouve sa résolution avec Vie secrète, où Quignard dégage une troisième voie entre la sexualité pour elle-même et celle, socialement codifiée, du mariage: l’amour secret et asocial, le désir non grégaire, qui seul singularise. Car la sexualité repose sur l’animalité inséparable de notre être, sans qu’il soit possible de repérer précisément la limite. En cela elle ressemble au jardin du comte Mascarenhas: “Le comte avait conçu un jardin ouvert, qui surprenait les gens de la cour parce qu’il entourait la demeure, encore inachevée, et se donnait insensiblement à la campagne et aux bois” (F: 18-19). L’humain passe aussi insensiblement de l’être civilisé à l’animal archaïque. Les personnages quignardiens, figures d’humains en quête, s’intègrent à la quête de leur auteur. Comme lui, ils s’acheminent vers soi. Ce qui les caractérise est leur rupture avec l’identité sociale, geste figuré par l’image d’ôter son visage, dont parle Charles Chenogne
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(SW: 365), et qui devient une réalité littérale pour Meaume défiguré. Loin de constituer un refus de la vie, le retrait indique une ouverture à l’inconnu, à l’altérité radicale, qui trouve une métaphore adéquate dans la descente aux enfers. L’œuvre romanesque de Quignard se place sous le signe d’Orphée. 8. Orphée Jean Fisette décèle une analogie entre Tous les matins du monde et l’histoire d’Orphée. Sainte Colombe sort de son temps et de la vie en s’enfermant dans la musique: “[I]l plonge dans le souvenir, dans les fantasmes de vie passée” (Fisette: 89). Il va chercher sa femme défunte que sa lamentation musicale ramène fugitivement du royaume des morts, puisqu’il reçoit plusieurs visites de son spectre. Les titres des compositions qui parsèment le récit, “Le Tombeau des regrets”, “Les Pleurs”, “Les Enfers”, “La Barque de Charon”, désignent les étapes du voyage souterrain. Le roman est ainsi “la mise en scène d’un personnage qui épuise sa vie […] à répéter rituellement cette descente aux enfers figurée par cette immersion dans le son” (94). D’autres ont remarqué l’omniprésence orphique chez Quignard. Pour Lapeyre-Desmaison, “l’aspect central du mythe repose essentiellement sur l’expérience du regard en arrière, comme question portée sur les origines” (2001: 107). Ce n’est pas la fidélité au récit mythique qui compte, mais le geste qu’il décrit. Pour Claude Coste aussi, le mythe est présent de manière enfouie, comme éthos (Coste: 148), qui cependant révèle “l’épure de l’œuvre entier qu’il organise autour d’une simple paronomase: séparation et réparation” (149). Nous nous inspirons de ces analyses et tentons ici de les compléter. Avant les exégètes, l’auteur a fait allusion au mythe. En 1990, il décrit sa quête d’écrivain en termes orphiques (Salgas: 18). Dans l’entretien du Débat, il développe la métaphore et suggère la parenté qui apparente écrivain et personnages dans un destin orphique: Le créateur est un peu le héros d’un roman à épreuves: il est descendu aux Enfers au minimum deux fois (la dépression nerveuse, la lecture des Anciens) et est remonté au minimum deux fois […] Il a connu trois naissances. (D: 81)
C’est une quête irrépressible qui amène à se séparer du monde pour replonger dans le perdu, qu’on soit déprimé, artiste, ou hanté par l’enfance. L’enfer qu’on rejoint n’est ni extérieur ni postérieur à l’existence, mais “la rive obscure au fond de soi où tout ce qui a souffle expire” (NSBL: 19), la part sombre qui pèse sur l’existence, énigme à la fois universelle et particulière à chacun.
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Quignard combine en fait plusieurs mythes. Dans Le Sexe et l’effroi, son livre sur les sexualités grecque et romaine et leurs représentations, c’est au sein du texte intitulé “Narcisse” qu’il cite un long extrait d’Orphée tel que narré par Virgile dans Les Géorgiques (SE: 260-262). Il apparente Narcisse, Persée, Psyché, Orphée et, venue d’une autre culture, Mélusine, pour parler de la malédiction qui s’attache au regard frontal ainsi qu’au regard en arrière, ne laissant comme possibilité d’envisager le réel que le regard latéral, indirect (SE: 258). La leçon de la mythologie, “l’impossible autoscopie”, se livre ainsi: Les Narcisses meurent. L’ego est une machine à mourir. […] Il y a une part plus noble que les chimères de l’esprit […] et qui intègre un animal qui n’est pas distinct de nous et qui est moins soumis au regard qui l’arrache à luimême et le détache du corps. […] La vie ne se regarde pas. Ce qui anime l’animalité de l’animal, ce qui anime l’animalité de l’âme est sans distance à soi. L’ego veut le reflet, la séparation entre dedans et dehors, la mort de ce qui va et vient continûment de l’un à l’autre. (SE: 262)
C’est de manière analogue que Quignard présente le geste de l’écrivain, deux ans plus tôt, dans “Traité sur Méduse” (NSBL: 55107). Le prototype de la figure d’Orphée est la propre mère de l’écrivain, quand elle se figeait, cherchant à retrouver un mot qu’elle avait sur le bout de la langue: “Elle hélait, hallucinée, sa masse vacillante dans l’air” (56). L’expérience du mot perdu est universelle et fondatrice, suggérant que “le langage n’est pas en nous un acte réflexe” (57), qu’il est surajouté à la nature animale, que nous ne nous identifions pas à lui, et que “nous pouvons rejoindre l’étable ou la jungle ou l’avant-enfance ou la mort” (58). Elle est indicatrice de la nostalgie de ce que le langage n’étreint pas, qui précède son arrivée (68). La souffrance, confusément ressentie, de l’incomplétude de toute parole, du “blanc à notre source” (70), fait que nous éprouvons “l’impossible pensée de l’originaire” (70). Elle suscite le désir de se représenter l’irreprésenté absolu “d’une scène où nous n’étions pas” (70), celle de la conception, de faire apparaître “l’image intransmissible derrière l’image” figurable (74). C’est le rôle de la poésie et de l’écriture que de formuler en mots retrouvés après un passage par la défaillance linguistique, “où l’enfer remonte en même temps qu’Eurydice” (74): faire pressentir ce dont on ne peut parler mais qui affleure, un “au-delà inattingible” (77). La mère médusée devient Méduse pour ses enfants: “La face de celle qui cherche le nom qui est sur le bout de sa langue n’a plus de
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visage” (84). La vocation d’écrire naît de “ce visage qui abandonne le visage” qui suscite le désir de se venger du langage et de “devenir Persée en affrontant Méduse” (85): “La mère absente fut le cœur de ma vie. […] J’ai été voué bien plus que je ne me suis voué à ce guet de langue perdue” (84-85). Mais le perdu infigurable échappant à la parole a encore moins de visage que Méduse (90). Partant, il ne peut être reflété, comme Persée le fait de la face de Méduse avec son bouclier: “L’absence à soi […] ne peut être retournée” (91). Ce qui méduse, dans le perdu et l’origine, se rapproche de Mélusine: cela ne peut se contempler hors de soi ni en soi. La question qui se pose à l’enfant se voulant le héros de sa mère est alors: “Comment répondre à l’énigme et, en quelque sorte, lui retourner le miroir ?” (92) En écrivant, en se mettant à l’écoute de la voix perdue (94), de manière à “s’associer au retour du perdu” (93). Cela passe par la défaillance, “cette possibilité de m’absenter de toute saisie réflexive de moi-même par moi-même dans l’instant où j’écris” (95), même de “s’absenter jusqu’au temps où j’étais absent” (95). Cela suppose “le court-circuit entre ontogenèse et phylogenèse” (97), les deux abîmes humains originaires. Cela suppose aussi de faire entendre “une émotion qui dans la parole empêche la voix”(77), un jaillissement qui “ne séjourne pas dans la parole” (78), mais dans l’abord de la parole, dans le ton. Il faut faire entendre le corps affectif et ancestral de celui qui écrit dans l’écriture silencieuse, et parvenir à associer au langage “ne désignant jamais sa source” (78), un non-dit qu’il s’agit de faire pressentir. Cette opération consiste alors en un vaet-vient incessant entre le concret de la langue et ce qui lui est à jamais secret: c’est “parcourir sans cesse l’écart entre le mensonge ou l’Ersatz [la pensée, la conscience] et l’opacité inintelligible du réel, entre la discontinuité du langage […] – la face vue par miroir – et le continu maternel, le fleuve, le jet d’urine maternel – la face vue en face” (94). La quête de ce qu’on ignore qui ignore le langage reste aléatoire, exigeant d’être sans cesse reprise. Elle manque à jamais son but, et l’inconnu de l’oubli demeure inépuisable et infigurable, mais par là générateur de descentes orphiques et de récits. Ainsi, l’écrivain se consacre à son devoir, “au livre ouvert comme la bouche est ouverte sur le mot défaillant […] qu’elle va ressusciter plus vivant que si elle l’avait su” (100). Rappelons, avec Didier Alexandre, que l’allégorie d’Orphée figurant la relation au passé n’est pas nouvelle dans la littérature postromantique, pas plus que la figure d’Eurydice symbolisant la mémoire (563). Déjà Apollinaire rattachait l’errance du poète au souvenir d’Eurydice. Proust recourt au mythe orphique pour établir “un lien nécessaire entre l’expérience destructrice de l’absence et de la
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mort […] et l’expérience constructrice de l’écriture” (564). Blanchot inverse la problématique et fait d’Euridyce celle qui détourne l’attention d’Orphée, qui “matérialise l’œuvre que le poète doit regarder, dont il ne peut se détourner au risque de la trahir et qu’il détruit de son regard créateur d’images” (567). Quignard prend en charge, à sa manière, l’héritage littéraire. Soulignons le vitalisme de sa lecture. Il n’assigne pas à l’écriture le geste blanchotien. L’œuvre chez lui n’est pas l’objet de la quête mais son produit. Si pour Blanchot, l’erreur d’Orphée est “de vouloir épuiser l’infini, de mettre un terme à l’interminable” (Blanchot: 230), l’écriture quignardienne restitue un conatus, bagage muet des mots: “Le style n’est pas lié à la forme, ni au contenu grandiloquent ou sordidissime […] Il est lié à l’énergie prélinguistique” (RS: 65). Ce qui ressort de l’art est “une force liée à la nature elle-même” (59). L’inconnu originaire n’est pas épuisable. 9. Figures d’Orphée L’expérience fondatrice de la mère médusée est déclinée sous diverses formes dans les romans. Les Escaliers de Chambord en offre une version littérale, puisqu’Édouard cherche à retrouver le nom de Flora qu’il a sur le bout de la langue, lui donnant une valeur esthétique autant qu’herméneutique: “[L]a nostalgie de prononcer un nom perdu. C’était peut-être cela, la beauté” (EC: 217). Charles avait déjà recours à la même expression: “Je poursuis des souvenirs en vain. Tels ces mots dont on dit qu’ils semblent se tenir, réservés, sur le bout de la langue et qu’on recherche sans finir” (SW: 38). D’autres personnages connaissent une descente aux enfers. Ils ont souvent perdu quelqu’un ou quelque chose. Ils sont poursuivis, obsédés par leur relation à l’origine, selon des modalités analogues à celles de “Traité sur Méduse”: on retrouve le rapport à la mère, à l’enfance, au langage, ainsi que la conscience d’appartenir à une espèce animale prédatrice dont la réalité humaine se distingue à peine. L’objet énigmatique de la quête se rapproche ainsi de ce qui est à l’œuvre dans la musique, par une série de rappels successifs de séparations résonnant les unes avec les autres, et renvoyant au statut de l’être défusionné d’avec la totalité. Comme l’écrivain que les absences maternelles ont voué au devoir d’écrire, les personnages romanesques sont voués plus qu’ils ne se vouent à leur quête. D’abord parce qu’ils prennent conscience d’un manque: ils ressentent une absence douloureuse, une carence, une incomplétude. Cela prend la forme directe du deuil: Sainte Colombe qui “ne se consola pas de la mort de son épouse” (TMM: 9) ou Luisa
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d’Oeiras enterrant son mari (F: 53). Mais le “sentiment d’un vide infini” (SW: 432) peut être plus inattribuable: ainsi A.; ainsi Charles Chenogne; ainsi Patrick Carrion qui, avant que les morts de MarieJosé et Caberra endeuillent son existence, portait en lui “un secret, une douleur qu’il ne comprenait pas” (OA: 116-117); ainsi encore Édouard Furfooz: C’était une solitude sans nom à l’intérieur de sa tête, dans le volume même de son corps. Du vide appelant du vide. Toujours cherchant quelque chose d’égaré ailleurs, autre part, dans un autre monde, dans un temps plus ancien. Toujours appelé dans cette autre part du monde. (EC: 29)
Souvent, une sensation déclenche un rappel énigmatique. Apronenia le décrit en termes rappelant “Traité sur Méduse”: “L’odeur était bouleversante mais je ne parvins pas à nommer ce qu’elle hissait dans la mémoire […] ce qu’on hale, ce qu’on hèle, ce qu’on attire est sans forme” (TBAA: 64). La plongée dans les arcanes est, pour les personnages, une nécessité quasi physiologique, et s’identifie avec la fonction narrative, dérivée de la régurgitation animale: “Il semble parfois que nous passons notre vie à gratter, à déterrer des morceaux de vie que nous n’avons pas vécus jusqu’au bout” (SW: 336), remarque Charles. Ainsi tout humain est un Orphée, comme l’exprime Meaume: “Chacun suit le fragment de nuit où il sombre” (TR: 17). Chez Quignard le mythe orphique est constitutif et primordial, polymorphe dans son invariance. On trouve ses éléments éclatés jusque dans les récits qui s’en éloignent le plus. Ainsi de La Frontière: le luth de Monsieur Grezette, maître de musique, que l’on repêche dans le Tage (F:88), évoque la lyre d’Orphée que l’Hébros restitue aux rives de Lesbos après sa décapitation. De plus, on s’aperçoit que le destin et l’itinéraire orphiques ne sont pas le lot unique des héros, mais aussi de personnages secondaires. Dans Carus, c’est la dépression qu’A. traverse qui constitue la descente aux enfers: “[I]l avait peur des souvenirs que, sans qu’il les contrôle, sa mémoire rappelait” (C: 16), et qui rendent la vie quotidienne “insurmontable” (19). Mais le narrateur anonyme, quant à lui, vit dans le souvenir d’une morte: “Je rêvais de C. et dans mon rêve j’avais oublié qu’elle ne vivait plus” (181). Apronenia hisse des souvenirs qu’elle consigne sur ses tablettes. Par l’écriture elle redonne forme à ce qui n’en a pas, au vécu qui remonte l’affecter. Charles se présente explicitement comme Orphée lorsqu’il retourne visiter la propriété où il a passé son enfance à Bergheim (SW: 261). Auparavant, il a lui aussi expliqué l’écriture
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comme un geste lié à la remontée des enfers: “[T]out sombre dans l’oubli si je n’écris pas. Je ramène à la lumière quelques couleurs et parfois leur éclat” (50). Les “scènes revenantes” qu’il jette sur le papier ne sont pas le résultat d’un travail mais viennent telles des bulles à la surface de l’eau: “Ce que j’écris me semble sans fantaisie, me semble nécessaire, et comme dicté par un fantôme” (117). Charles ne se conçoit pas comme le seul être orphique. Melle Aubier, dont la rencontre l’enchante parce qu’elle lui évoque le XVIIe ou XVIIIe siècle, est ainsi décrite: “Sans cesse elle semblait sortir d’un âge perdu, d’un siècle tombé dans la poussière du temps comme s’il s’était agi de la pièce d’à côté – et c’est d’un pas précautionneux et susurrant, presque des petits pas de souris, qu’elle remontait de l’enfer” (24-25). On a vu qu’Édouard, visité par le “sempiternel fantôme” de Flora (EC: 354), “poursuivi par une petite âme” (364), s’apparente à la mère médusée par la quête d’un nom manquant. Un certain nombre d’indices pointent vers le mythe sans que le roman les explicite. Edouard se sent toujours abandonné (324), il a toujours froid et recherche la chaleur, qu’il trouve enfin dans son appartement de l’avenue de l’Observatoire, “vert et rouge comme l’enfer” (278). Son instabilité fébrile est décrite comme recherche d’un “autre monde” (29). Le nom et le souvenir qui lui manquent engendrent l’impression désagréable d’être suivi ou d’être solidaire de quelque chose qu’il ne voit pas: “Il lui semblait avec lassitude que durant toute sa vie il éprouverait cette impression si pénible d’être hélé, d’être halé comme une péniche le long d’un fleuve” (270). Laurence, avec qui Édouard a une liaison, constitue son double féminin. Devenue musicienne à cause de la noyade de son frère et la descente consécutive de sa mère dans la folie, Laurence vit “dans un état permanent d’exil” (98), sauf quand elle joue de la musique: “Elle s’asseyait à son Bösendorfer et se lançait dans d’immenses legatos. Liant la nuit au jour, liant ceux qui vivaient à ceux qui étaient morts” (98). Pour elle, la musique a le pouvoir orphique de ramener à la vie ce qui en a disparu: Elle cherchait à lui faire comprendre que renouer avec la musique, c’était renouer avec quelque chose qui survivait. Qui venait de plus loin que le monde. Qui échappait aux mains des adultes, des seuls contemporains, des virtuoses même et surtout des marchands de jouets anversois. Quelque chose d’avant la naissance et que rien ne pouvait endeuiller. Quelque chose qui était au chaud même dans la mort, si elle pouvait parler de la sorte […] C’était un dieu bon qui séjournait dans les Enfers. C’était l’autre monde. (EC: 338)
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Ainsi, certains êtres pratiquent des activités qui s’apparentent au voyage d’Orphée: écrire, jouer de la musique. Certains autres, hantés par la dépression ou le deuil, accomplissent un geste analogue. Les autres romans présentent aussi des avatars de la descente orphique et des allusions au mythe. Luisa d’Oeiras, après la mort brutale de son mari, a une vision du nocher Charon sur le fleuve des morts en regardant une barque sur le Tage (F: 59), Elle ressent cruellement l’absence de son époux aimé: “Elle avait le sentiment que la vie authentique était chez les morts; que c’était elle qui était plongée dans un exil monstrueux” (F: 60). Elle converse d’ailleurs avec l’image de son mari comme Sainte Colombe avec le spectre de sa femme dans Tous les Matins du monde, où c’est l’image quasi archétypale d’Orphée qui est livrée sous les traits du musicien: “Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible” (TMM: 85). Mais le peintre Baugin pratique un geste analogue dans son art pictural: “Personnellement je cherche la route qui mène jusqu’aux feux mystérieux” (TMM: 70). Dans L’Occupation américaine, Patrick et Rydell se lisent comme figures orphiques: tous deux considèrent comme la plus précieuse “la part obscure du monde” (OA: 181), qu’ils reprochent à la modernité de vouloir exterminer. La phrase suivante fait penser à Orphée retraversant le Styx: “Chaque jour, il lui semblait qu’il lui fallait tout recommencer, se hisser hors du fleuve en crue, se hisser hors de l’indifférence, se hisser hors de tout ce qui est insensé, se hisser hors de l’angoisse, renaître” (OA: 143-144). Enfin, dans Terrasse à Rome, c’est le souvenir que Meaume a gardé de la femme qu’il a perdue (TR: 154), ainsi que son attrait pour l’ombre, dont il fait sortir des mains et des visages (35), qui le rattachent à Orphée. Malgré l’absence de références explicites, un certain nombre d’éléments résonnent avec les romans antérieurs et le mythe, tels les traits constants de ses gravures: “C’étaient toujours des paysages de plus en plus vides, des ruines de plus en plus nocturnes, des mers avec un minuscule bateau au loin, le plus loin possible, comme la barque de la mort” (79). Meaume le défiguré, par son absence de visage, s’absente du monde, ce qui le voue au voyage orphique perpétuel de l’absence à soi tel que décrit dans “Traité sur Méduse”. Il erre, aussi malheureux qu’Orphée auquel il se compare implicitement: “J’allais porter mon pauvre chant ailleurs. Comme il y a une musique de perdition, il y a une peinture de perdition” (31). Les personnages quignardiens partagent une communauté de destin orphique. Nul hasard si ce sont presque tous des artistes: le mythe orphique quignardien s’attache au voyage infernal comme générateur de création. Intéressons-nous maintenant aux figures d’Eurydice.
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10. Figures d’Eurydice Nous avons vu que les romans donnent à voir un certain nombre de pertes. Ainsi que le remarque Claude Coste: La disparition d’Eurydice, c’est naturellement la mort de la femme aimée, mais c’est aussi toutes les blessures nées de la séparation: traumatisme de la naissance, rupture avec l’enfance, mue de la voix masculine, échec de la relation amoureuse, exil de la dépression, divorce irrémédiable entre les mots et les choses. (Coste: 149)
Il est difficile de ne pas souscrire à cet inventaire. Cependant il reste à montrer comment cela apparaît dans les romans. La figure d’Eurydice y prend des formes qui peuvent coexister: le passé aboli, l’enfance à jamais perdue, l’être aimé perdu, la mère, le lieu utérin et atemporel. On s’aperçoit que les figures d’Eurydice sont aussi centrales aux romans que l’est la figure démultipliée d’Orphée. “Tous les matins du monde sont sans retour.” Cette formule énigmatique qui donne son titre au roman, que l’on trouve en incipit du pénultième chapitre (TMM: 124), sans aucune explication, et qui répète l’incipit des Petits traités (PT, I: 13), résume le ton qui colore les romans: à mesure que le temps passe, le perdu s’accumule et la présence au monde devient comptabilité d’un nombre d’absences, la conscience aiguë et le recensement nostalgique des avants. Ainsi, Eurydice est d’abord l’autrefois inaccessible, comme pour Apronenia la Rome d’avant le christianisme (TBAA 29-30). Mais l’absence irrévocable prend aussi, en conformité avec le mythe, les traits de l’être aimé disparu. Sainte Colombe ne se console pas de la mort de son épouse (TMM: 9). Apronenia commence ses tablettes au moment de la mort de son père, et il apparaît à leur lecture qu’elle ne s’est jamais remise de la perte de son amant (TBAA: 42-43). Édouard se sent perpétuellement abandonné par ses maîtresses et amis, alors que c’est souvent lui qui les quitte, et il prend conscience peu à peu que la seule femme qui ait compté était Flora, morte noyée à six ans. Dans L’Occupation américaine, Patrick et Marie-José se quittent, et aucun d’eux ne se remettra de la séparation. Dans La Frontière, Madame d’Oeiras, ayant perdu son époux, est aussi inconsolable que Sainte Colombe. Même deuil chez Meaume: “À Bruges j’aimais une femme […] Je n’ai jamais plus trouvé de joie auprès d’autres femmes qu’elle” (TR: 9-10). Et il résume la conduite de plusieurs personnages quignardiens lorsqu’il déclare:
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L’amour consiste en des images qui obsèdent l’esprit. S’ajoute à ces visions irrésistibles une conversation inépuisable qui s’adresse à un seul être auquel tout ce qu’on vit est dédié. Cet être peut être vivant ou mort. (TR: 46)
Cependant, le sentiment de perte dépasse la mort d’un seul être. Alors qu’il attribue à l’amitié avec Florent Seinecé sa motivation d’écrire ses souvenirs, il est évident que, pour Charles, la mort de l’ami répète et fait résonner la disparition d’autres êtres chers: sa mère, sa sœur, son chat (SW: 383). En fait, la disparition de l’aimé renvoie à quelque chose de plus lointain, dont l’absence est ressentie comme informant le vécu. Charles, qui n’a pas, lui, perdu de petite compagne dans son enfance, remarque: On n’aime qu’une fois. Et la seule fois où l’on aime, on l’ignore puisqu’on la découvre. Et cette première fois, c’est dans l’extrême enfance et dans la chétiveté de nos moyens. Et si cette fois est malheureuse, toutes les fois sont malheureuses. Reste la volupté, qui répare un peu. (SW: 355)
On comprend qu’il pleure son enfance. De même Marin Marais, une fois sa voix muée, porte le deuil de l’enfant qu’il fut: “Il avait le cœur plein de nostalgie” (TMM: 49). Ainsi la perte d’un être vient-elle prendre sa place dans une généalogie des pertes dans laquelle l’enfance tient un rôle primordial. On sera peu surpris qu’elle organise plusieurs intrigues. Édouard s’attache, en collectionnant les jouets, à en préserver la mémoire: Il croyait qu’il demeurait une espèce de liaison entre les âmes des tous petits enfants qui hurlent et celle des hommes dont la crainte de la mort et le silence ont déjà commencé de figer les traits. Et ce pont exigu entre ces âges et ces nécessités si éloignés était l’objet de tous ses soins. C’était comme le déchet minuscule d’une passion qui avait été dévastatrice. Il avait l’impression que la préservation ou la restauration de ce pont miraculeux était le seul trésor de ce qu’on avait accoutumé d’appeler le destin. (EC: 14)
Il fait de cette activité une religion. Sa chambre d’enfants à Anvers est une “chapelle”, où il voit ses petites voitures remonter “du monde des morts”, et ressent que le “paradis a existé” (EC: 122). Les jouets sont les accessoires du culte et du commerce avec l’invisible (123). Son obsession s’explique par le souvenir enfoui de Flora, mais celui-ci est loin de l’épuiser. Édouard, comme Apronenia, et tel Persée-Orphée, a conscience de s’affronter à “quelque chose qui n’avait pas de forme, qui n’occupait pas d’espace […] qui n’avait pas de représentant dans la lumière, qui n’avait pas de mot pour être dit” (123).
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L’Occupation américaine met dramatiquement en scène la perte de l’enfance. Dans les premières pages, Patrick et Marie-José enterrent symboliquement leur enfance avec leurs jouets dans l’île qui leur sert de sanctuaire, pour rêver au Nouveau Monde (20-22). Néanmoins, c’est au moment où Patrick rencontre les Américains basés près de Meung, que l’enfance lui échappe, non plus enterrée volontairement, mais perdue, ruinée. Ce n’est plus un adieu mais une dépossession: Il la vit [Trudy]. Ce fut soudain. Soudain, il fut surpris d’avoir quitté l’enfance. Ce fut une découverte qui le prit de court: l’enfance était partie; tous les liens s’étaient dénoués; la fusion s’en était décomposée. Le temps s’était mis en marche sans qu’il s’en fût rendu compte. Toutes choses s’appauvrirent en un instant. Tout devint conscient. Tout devint distant. Tout devint langage. Tout devint mémoire. Tout devint passible de jugement. Tout se fit de plus en plus éloigné, surgissant à dix mille lieues de lui-même. (46)
À l’assombrissement vocal de Marais correspond ici la déliaison. Le passage à l’âge adulte accroît la séparation. À la séparation d’avec l’enfance se superpose la séparation d’avec la mère. A. avoue ce sevrage de manière grandiloquente: “La poitrine que j’ai tétée il y a si longtemps s’est tarie” (C: 100). Dans Le Salon du Wurtemberg la relation à la mère est explicite. Lorsque Charles, revenant à Bergheim, se compare à Orphée, il ajoute: “C’était comme Eurydice. C’était en effet comme le visage de maman” (SW: 261). La mère formidable et redoutée se caractérise, à l’égard de ses enfants et en particulier du narrateur, par l’indifférence. A tel point que Charles propose de définir les mères comme des “êtres dont l’abandon ne vous abandonne jamais tout à fait” (SW: 263) On trouve une relation similaire, quoique plus discrète, dans le roman suivant: l’être qu’Édouard aime le plus au monde est sa mère, et pourtant elle n’est jamais montée dans sa chambre (EC: 41). Les héros quignardiens sont pour la plupart des abandonnés de mère, comme Patrick Carrion dont la mère s’absente à Orléans et Marie-José, muée en Eurydice par le départ de la sienne: “Il semblait que la mère avait dérobé à sa fille, en l’abandonnant, toute la lumière” (OA: 12). Ce double abandon est la raison pour laquelle les deux jeunes gens associent leurs vies “en associant leurs détresses” (13). La mère comme personnage se situe près de la figure maternelle comme principe. Ainsi Publius Saufeius: “J’ai vu Dieu dans mon enfance. Il avait les traits de ma mère” (TBAA: 137). Marie Aidelle, la compagne de Meaume dans son errance, résume l’enjeu de l’amour chez plusieurs personnages quignardiens:
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Depuis que je suis née je n’ai pas vu d’hommes qui se donnassent entièrement à la femme qu’ils aimaient. Et je n’ai jamais vu d’hommes qui ne cherchent dans leur compagnie quelque chose de soumis, d’agréable, d’odorant, de nourricier, d’approbateur, une enveloppe tiède et douce, une part de sa reproduction, un souvenir de mère. Les absentes sont toujours là. Les grandes absentes sont de jour en jour plus hautes et l’ombre qu’elles portent plus opaque. Ce qui a été perdu a toujours raison. Moi, j’appelle l’amour une sale supercherie. (TR: 149-150)
Dans Les Escaliers de Chambord, la nostalgie de l’intimité avec la mère va jusqu’à la nostalgie de l’utérus, non seulement pour Édouard, qui se présente comme “expert en embryons” (82), mais aussi pour sa maîtresse Francesca (40). L’ultime avatar d’Eurydice implique un lieu utérin et protecteur, hors monde et hors temps, tendant à ramener à la conception. Édouard en parle en termes qui évoquent le Jadis: “Il y a eu un autre monde qui a précédé cette lumière où nous baignons. Aussi il y aura toujours un autre monde […] qui erre dans ce monde” (45). Ce lieu lui semble plus proche du secret absolu qu’il recherche, que le retour du souvenir de Flora qui s’avère décevant et presque inutile comme illumination: Peut-être, au fond de la mémoire, nourrissait-il la nostalgie du continent de toutes choses au monde avant qu’elles ne se nomment, avant qu’elles ne s’échangent, ne se monnaient, ne circulent. La nostalgie de ce qui ne se trouve pas, d’un objet introuvable, d’une présence qu’on ne parvient pas à surprendre. (EC: 218)
Dans Le Salon du Wurtemberg, Melle Aubier ressent la perte de ce lieu édénique: “Nous, il nous avait bien fallu naître pour connaître la chance qu’il y aurait eu à ne pas être nés” (SW: 226). Et Charles, par ses pérégrinations qui le ramènent à Bergheim, comprend qu’il quête moins le passé que le Jadis: “Je découvris que je ne cherchais que de l’introuvable. Je découvris que je n’aimais pas me retrouver dans un lieu qui n’était pas situé en lui-même – mais dans le temps” (SW: 212). Charles entrevoit le Jadis pur, par-delà les pertes successives des liaisons, de l’enfance, de l’intimité maternelle. Il en arrive à l’image de la source vers laquelle les humains se dirigent inconsciemment: Nous sommes de vieux poissons pourrissant, en lambeaux, qui ne parvenons pas à sauter les petites cascades, les chutes pour rejoindre la source, la petite goutte d’eau où nos mères ont frayé. (SW: 384)
L’ultime visage d’Eurydice est l’infigurable absolu, le point extrême du Jadis hors temps et hors monde: “Nous transportons avec nous le
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trouble de notre conception” (SE: 7). C’est une “faim” (EC: 218), une image manquante qui nourrit le désir de peindre, un cri de jouissance à jamais inaudible qui erre dans l’écriture et la musique. C’est l’origine comme principe vital qui fait des humains des être-séparés. 11. Séparations, réparations, départs, arts La faim de la source pousse les héros quignardiens à chercher une réunion d’autant plus naturelle qu’elle est portée par le désir. Mais s’il est une constante, c’est son épuisement rapide pour un être particulier: comme le narrateur de Carus du vivant de C., Charles et Édouard se lassent vite d’Isabelle et de Laurence, et leurs autres liaisons reproduisent cette lassitude. Apronenia s’émeut moins de la proximité de son mari, dont pourtant elle apprécie les attributs, que du souvenir des caresses de son amant. Marin Marais abandonne Madeleine de Sainte Colombe dès que son désir se porte sur sa sœur Toinette: “Je vous quitte. Vous avez vu que je n’avais plus rien au bout de mon ventre pour vous” (TMM: 98). Quant à Meaume, le coït ne fait pas partie des huit extases qu’il énumère (TR: 36-40). Les romans quignardiens soulignent la perpétuelle incomplétude dans la satisfaction du désir et la vanité des liaisons, fantasmes “d’une certitude et d’une fusion totales” (EC: 358). Charles le souligne, l’amour se vit comme perdu et la volupté ne répare qu’“un peu” (SW: 355). La réparation sexuelle est fugitive pour des êtres en deuil ou en attente: ainsi, à travers Francesca, Laurence, puis Roza, Édouard est en quête de Flora. Telle est la loi du désir hallucinatoire quignardien, telle que la vit Patrick Carrion, qui se désintéresse de Marie-José comme de Trudy: Ce qui est à portée lasse. Les plaisirs premiers élus dégoûtent en devenant réguliers et maniaques. […] Une rêverie exagérée en naît et s’impatiente. […] Un corps qui n’est pas là vient protéger le désir, commande son accroissement, accompagne sa fin, survit à son épanchement. On s’endort dans son rêve. (OA: 103-104)
S’ajoute une méfiance vis-à-vis du désir lui-même, manifestation zoologique. D’une part la notion d’une “harmonie aussi aisée et naturelle que la rencontre éternelle des dents et d’une proie déchirée et qui hurle” assimile la sexualité à une prédation (EC: 359). De l’autre, que l’amour doive “s’octroyer cinquante pour cent de la plus douce bestialité, cinquante pour cent de sentiment humain” ne semble pas rassurer Édouard plus que cet autre axiome dont il mesure l’ineptie:
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“Tout mot doit renvoyer à une chose” (EC: 212). Charles supporte mal, lui aussi, la “sensualité incessante, proche de la traite à l’étable à heures fixes”, qu’il rattache à “la vulgarité de tous les vivants” (SW: 181). Il avoue son ambivalence à l’égard de la nature zoologique du désir: Ce qui affleure et menace dans le plaisir même, c’est que les plaisirs les plus certains ou les rêves qu’on en tire, comme ils ne sont nullement propres à l’homme, comme il faut les nommer inhumains, cette inhumanité de nos joies que nous partageons avec les rats, les crocodiles, les babouins et les hippopotames laisse bouche bée. Ce qui affleure et menace dans le plaisir est quelque chose d’autant plus terrible, d’autant plus épouvantable que par définition prodigieusement agréable, prodigieusement voluptueux, prodigieusement surhumain, c’est-à-dire hors du pouvoir de la langue, c’est-àdire ineffable. Ce qui angoisse le désir et le nourrit de l’excitation et de la crainte, c’est le chaos même où jette ce qui est terriblement agréable. (152)
En outre, Charles prend conscience de la ressemblance entre Isabelle et sa propre mère, donc du fait qu’une liaison amoureuse n’est au mieux qu’une reconnaissance, ce qui nourrit son intuition du “caractère totalement impersonnel des êtres les plus irremplaçables” (SW: 63). L’incomplétude du désir et son incapacité à se fixer longtemps sur un objet visible engendrent un désir de solitude. Comme Charles et Édouard, Patrick Carrion se retrouve “passionné d’être seul” (SW: 70), par “incapacité d’endurer la présence” (EC: 180). “Ce qui m’attache me fait fuir” (EC: 231), dit Édouard, rappelant Patrick cherchant à “ne pas être attaché” (OA: 204). Apronenia, Charles, Édouard, Saint Colombe, Meaume terminent leur vie dans une solitude contemplative et quasi ascétique, dans un éloignement du monde: “Seul, il ne s’ennuyait pas” (EC: 384). Il ne s’agit pas de la solitude subie d’une déconvenue mais d’une retraite choisie, d’une disponibilité envers l’absence contemplée: “Il fallait rester libre à l’égard de cette éventuelle rencontre, de cette survenue inexprimable” (EC: 155). Ainsi les être-séparés font le vide autour d’eux: “[C]’était comme s’il me fallait protéger autour de moi un abandon imaginaire et éternel” (SW: 366), écrit Charles. Meaume, ayant reconnu son fils, ne se fait pas reconnaître de lui. Pour exprimer cet isolement en termes lacaniens, on pourrait dire que les personnages se délient de l’autre pour mieux s’ouvrir à l’Autre. En se séparant du monde après la réparation fugitive du désir, c’est l’invisible que les personnages embrassent. Comme pour Orphée, c’est un départ vers l’autre monde. Ils en sont changés, tel Sainte
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Colombe après la visite du spectre de sa femme: “Au fond de lui, il avait le sentiment que quelque chose s’était achevé. Il avait l’air plus quiet” (TMM: 45). La descente orphique les fait renaître, émerger à une conscience à soi déliée de leur ego. Narcisse n’a plus de visage. C’est là que s’accomplit, pour certains, le départ dans l’art, le départir de l’art. Il y a dans l’art un réflexe de redoubler la séparation et ainsi de s’en venger. Bauge exhorte A. dans Carus: “Concilie-toi ce qui te dépossède! Et, à proportion, concours à la dépossession puisque tu prétends ne plus rien posséder!” (C: 80) Charles Chenogne semble résumer ce geste: Nous devenons brusquement millionnaires en perspicacité, ou en tristesse, ou en cynisme, devant ce qui se rhabille et certes nous pouvons l’exprimer: mais c’est qu’alors nous ne désirons plus. Ce ne serait plus s’unir qui animerait cette volonté de dire ou de décrire, ce serait se séparer (SW: 145)
Comment mieux dire que le geste de représenter est lié à celui de se départir? C’est ainsi que les artistes quignardiens professent une dilection pour les figures et formes de l’éloignement, pour le revoilement d’une nudité qu’il est vain de vouloir contempler en face et à laquelle on ne se raboute qu’en rêve. Charles affectionne une basse de viole à la “voix douce avec une sorte de voile sublime, d’éloignement sublime” (SW: 259). Meaume aime peindre des figures au loin dans des paysages. L’art est dans la distance, qui détache du monde et entretient le désir de l’Autre. L’art ne saisit, du réel, que des restes. Écrivain, musicien “transmettent le souvenir d’un son quoiqu’ils aient égaré le chant où figurait le son” (SW: 422). Dans Carus, A. faisait remarquer que “c’était dans la cessation de pensée que gisait le réel” (C: 85). Ce réel qu’on a perdu au cours des séparations successives demeure la mémoire oubliée, le secret de l’art, qui transmet des bribes de sa présence pure. Deux personnages atteignent, hors de l’art, cet état de cessation de pensée. Patrick, à la fin de L’Occupation américaine, parvient à une sorte de nirvana, puisque la flamme de sa conscience a été mouchée et que “tout est irréel” dans la réalité courante (OA: 210). De même Édouard Furfooz s’immerge dans la contemplation: “J’ai cessé d’être l’otage d’un nom que j’ai aimé” (EC: 371), avec cependant une déconvenue vis-à-vis de la révélation qui s’est faite à lui: “Sa vie n’avait été qu’un rébus […] À aucun moment il n’avait commandé à son destin. Il était le jouet de quelques lettres” (365, 383). Il a été joué par la langue. Mais il semble qu’il oublie le vers de Rutger Kopland qu’il cite pourtant peu
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auparavant: “Qui trouve a mal cherché” (283). Édouard est celui qui, comme Patrick, ne devient pas artiste. La différence entre eux d’une part et les artistes de l’autre (Sainte Colombe, Meaume, Charles, Apronenia) réside dans la capacité à poursuivre la quête une fois le secret de la vocation éclairci. Pour les seconds, le secret continue de subjuguer et de susciter des descentes aux enfers, dont chaque fois l’artiste remonte avec une œuvre. Ils possèdent la capacité de faire coïncider volonté et destin dans la création, de replonger dans la carence et de lui donner forme: “Subir l’assaut de la vision, faire le voyage n’est pas l’essentiel de l’art: il faut ce petit courage supplémentaire de revenir et de noter (VS: 26). L’art n’est que réparation momentanée par redoublement de la séparation, mais le geste artistique (ôter le visage de Narcisse et revivre le départ d’Orphée) est presque une addiction: “Je ne suis plus maître du besoin lui-même ni du dispositif des heures dans l’aube” (NSBL: 104). Sainte Colombe connaît cet état et le décrit, à la surprise de ses filles, comme une “vie passionnée” (TMM: 84). Meaume, qui a perdu son visage, connaît cet état: “Il était comme un homme qui s’est enivré il y a longtemps et qui ne peut plus quitter son ivresse” (TR: 64-65). L’artiste est ce défiguré qui passe sa vie à refigurer le monde et soi-même, à figurer sa défiguration. 12. La manière noire Le biographe fictif d’Apronenia cite une lettre du prêtre chrétien Nacèbe à la patricienne l’exhortant de se consacrer à Dieu: Tu répareras autant qu’il est possible une innocence que l’âge et le plaisir ont flétrie, une candeur que le temps, la maternité et la sensualité ont maculée. Du moins tu chercheras à restaurer en toi la nostalgie de cet état […] Purifie-toi! (TBAA: 18)
Le narrateur remarque ironiquement que la diatribe n’a pas convaincu la Romaine (19). C’est assez dire que la nostalgie, qui se lit dans ses tablettes, n’a rien à voir avec un hypothétique état de pureté, de table rase originelle. Les personnages quignardiens sont marqués, plus ou moins consciemment, par ce que l’auteur appelle l’empreinte originaire. Ainsi Patrick Carrion a-t-il reçu, dans une autre figuration de l’origine, “l’empreinte lente et illimitée du fleuve” (OA: 15), dont il ne lui est pas possible de se départir: “Il n’y a jamais de départ parce qu’on ne quitte rien. La mort est seule à arracher notre vie à ellemême. On ne quitte jamais sa première peur” (OA: 202). Cette
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empreinte naturelle n’est pas seulement le lot des humains. Dans Terrasse à Rome, elle s’appelle “force primordiale” (TR: 91). Il y a une métaphore de cette empreinte dans la technique de gravure adoptée par Meaume, qui fournit une analogie non seulement de l’œuvre d’art selon Quignard mais aussi de l’œuvre quignardienne. La manière noire, indique le narrateur du roman, est “une gravure à l’envers”: “[L]a planche est originairement et entièrement gravée. Il s’agit d’écraser le grain pour faire venir le blanc. Le paysage précède la figure” (93). Le distinct sort de l’indistinction, de la “nuit irrésistible au fond de chaque homme” (140). L’individuation a une origine dont elle conserve la trace, un précurseur sombre plus vaste qu’elle. On voit que cette technique présente pour l’auteur des analogies avec la trajectoire existentielle. En outre, “faire sortir de la nuit les mains et les visages” (35) s’apparente au geste orphique. La manière noire, après le taillis de ronces ou le jardin de Fronteiras, est l’image quignardienne de création la plus frappante. La duplication de la venue au monde à partir d’une nuit originaire s’oppose à la notion de tabula rasa cartésienne qui a marqué la modernité: [P]lutôt que d’inciser la plaque de cuivre afin d’avoir une gravure avec un burin, c’est la remplir de striures, l’encrer, la reporter. Tout deviendrait noir sur la page imprimée et alors simplement […] en appuyant sur ces stries, faire surgir le blanc de cette nuit primitive, comme s’il y avait une pénombre avant notre vie, comme si nous vivions d’abord dans une sensorialité, une sauvagerie, un archaïsme puissants, et qu’il faudrait écraser ça plutôt qu’à partir d’une table rase comme un autre philosophe de l’époque le disait. (“Bouillon de culture”, mars 2000)
En outre, cette façon de faire s’apparente, selon son propre aveu, “au tour d’esprit” de l’écrivain, et à son rapport à la vérité. Comme le blanc ne surgit qu’à partir du noir dans ce style de gravure, la vérité ne surgirait que d’assertions contradictoires et contrastées dans l’écriture. Elle fonctionne, à la manière noire, par démenti ou fragment, comme “contre-falsification momentanée” (SOL: 163). Une autre caractéristique frappe: Gellée dit de Meaume que “son génie n’avait pas le sentiment de la couleur” (TR:41), et qu’il se préoccupait avant tout de l’intensité de la vision. L’œuvre d’art s’apparente au rêve en noir et blanc, et transpose ce qui n’a pu être retenu dans son intégrité: On doit regarder les graveurs comme des traducteurs qui font passer les beautés d’une langue riche et magnifique dans une autre qui l’est moins à la vérité, mais qui a plus de violence. (TR: 163-164).
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L’artiste quignardien est un être qui représente le rêve, l’hallucination de ce qu’il a perdu, qui en montre le substitut en noir et blanc. Charles se présentait de la même façon: “[J]e n’ai jamais rien créé, jamais rien composé. J’interprète, je lis et je traduis” (SW: 287). L’art n’invente rien mais transcrit une vision tributaire de l’obscurité, à la richesse simplifiée mais à la violence persuasive accrue dans la figuration. 13. Le roman comme espace d’une fantasmatique totalisation Les petits traités quignardiens récapitulent différents savoirs: linguistique, anthropologie, psychanalyse, zoologie, mythologie, littérature, philosophie. Ils collectionnent aussi les figures de lettrés connus et inconnus. Leur somme ressortit à un geste totalisateur, comme celui de Dernier Royaume, décrit par l’écrivain comme “le petit effort d’une pensée de tout” (SOL: 213). En même temps, ils exploitent la conscience que la totalisation reste inachevable et fantasmatique, et utilisent la lacune comme passage vers la Totalité (voir chapitre deux). Les romans quignardiens déploient un fantasme analogue: c’est l’esthétique du miroir brisé. Formulée d’après la définition stendahlienne du roman à laquelle s’oppose Quignard (voir chapitre quatre), elle la transforme: [U]n petit miroir brisé tombé par terre, dans le fossé qui longe le champ, dont chaque petit fragment si petit qu’il soit, si souillé qu’il soit, reflète tout le paysage, tout le ciel. (SOL: 213)
Le geste de totalisation lacunaire s’opère selon trois axes, dont seul le dernier est spécifique aux romans: la fragmentation, la réunion des arts, et la fantasmatique fusion des sexes. La fragmentation qu’on a remarquée, entre réflexif et narratif, se prolonge au-delà de la “voix off”. Dans Carus, elle revêt la forme de la pluralité des voix retranscrites qu’on y entend sans qu’il semble y avoir une voix privilégiée. Aucun personnage ne détient ce qui serait la vérité du roman. Si A. le déprimé est le personnage central au niveau de l’intrigue, il est en fait discrètement ridiculisé et ses propos fermement discutés et combattus par ses amis. Dans Les Tablettes de buis, la fragmentation réside d’abord dans la bipartition du texte en deux parties avec des narrateurs distincts: la “Vie d’Apronenia Avitia”, puis les soi-disant tablettes. Celles-ci s’apparentent au journal du narrateur de Carus, puisqu’elles rapportent souvent des propos divers et divergents tenus par des amis ou connaissances d’Apronenia. Mais la fragmentation s’y accentue,
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car Apronenia note une accumulation disparate de détails concrets et de réflexions. On a affaire à une mosaïque de notations qui laissent deviner par défaut un non-dit qui les dépasse, et qu’il appartient au lecteur de reconstituer. Le propos du roman reste tributaire de sa forme ouverte, et offre un exemple de l’esthétique du “miroir brisé”. Dans Le Salon du Wurtemberg, la narration subjective semble suivre sa propre dynamique, qui est celle, méditative et spéculative, d’un traité, dont elle reprend volontiers les préoccupations anthropologiques. Elle ne vient coïncider avec les événements que de manière intermittente. Certes, l’intrigue est la matérialisation d’une prise de conscience, mais la méditation suit son cours par-delà les événements, comme l’illustre la soirée de retrouvailles entre Charles et Florent, après dix ans et l’adultère qui les a séparés. Au cours de la scène, la méditation intérieure semble artificiellement recousue à l’environnement (SW: 336). Dans les Escaliers de Chambord aussi, on a l’impression que l’auteur a aménagé, à dessein, une disjonction entre la méditation d’Édouard et ce qui se passe autour de lui. Si bien que les deux romans suggèrent moins la mise en intrigue d’une spéculation que la coexistence de deux flux, narratif et méditatif, dont l’un n’est pas toujours l’approfondissement réflexif de l’autre, comme ce serait le cas dans un roman psychologique. Chaque roman accuse sa propre artificialité et ménage une ouverture lacunaire: s’il y a itinéraire initiatique et prise de conscience, il s’avère aussi qu’une énigme demeure. La disjonction des flux matérialise les “striures” de la manière noire, à partir desquelles le propos du roman se dégage comme en négatif. Comme les traités, les romans apportent la possibilité de conduire plusieurs discours et de les faire s’amplifier et se heurter. Le roman quignardien ne se clôt pas sur une vérité, sur un sens, mais reste ouvert sur un non-dit. Les romans suivants usent d’une voix narratrice souvent plus oraculaire que méditative. Mais en outre, c’est le flux narratif luimême qui devient fragmenté, et dont les enchaînements sont désajointés, donnant au texte une dimension énigmatique et allusive. L’Occupation américaine présente un mélange accidenté de récits historique et personnel, souvent imbriqués l’un dans l’autre sans qu’il y ait continuité, causalité ou illustration: le texte souligne autant l’hétérogénéité que la simultanéité des deux récits. Terrasse à Rome constitue un sommet, selon cette même perspective, chaque phrase y semblant moins découler de celle qui la précède que faire écho à une autre dans un autre chapitre ou dans un autre livre. Au niveau ultime de fragmentation, le roman renvoie à des clés extérieures: Tous les
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matins du monde à La leçon de musique, L’Occupation américaine à La Haine de la musique, La Frontière à Vie secrète. La fragmentation résulte, on l’a vu, d’un choix littéraire. À la fois parce qu’il n’est pas possible de tout dire sur tout, et parce que le dicible pâlit en regard de l’indicible, le montrable en regard de l’infigurable, l’écriture fragmentaire s’impose pour instaurer un certain rapport à la totalité. Quignard le fait dire à François Villon, le “plus connu est le satellite d’une chose inconnue” (OA: 206). Selon Daniel Oster, le fragment s’apparente au réel qui se livre par bouts; il propose un savoir qui se sait parcellaire; et il a toujours partie liée au désastre et à la mort: autant de traits qui résonnent avec le propos quignardien. En même temps “quelque chose résiste à la fragmentation” et “celle-ci est toujours comme enveloppée par la figure du continu” (Oster). C’est cette enveloppe résistante et invisible que font pressentir les romans quignardiens. Quignard utilise le fragment, dans sa triple dimension de bout de réel, de savoir humble et de désastre. L’image romanesque qui résume à la fois le rêve de totalisation de l’œuvre et sa réalité fragmentaire se trouve dans La Frontière, sous la forme du jardin que le comte de Mascarenhas ambitionne de faire construire: Le comte disait qu’il voulait concentrer dans son jardin les océans, les terres émergées et les étoiles, et qu’une fois qu’il en serait venu à bout, il s’en tiendrait là […] Le mur, les parterres, la pièce d’eau, le réservoir, les bancs de marbre, tout était orné d’une profusion déconcertante de figures, mais rien n’était achevé encore et c’était par fragments. (F: 19-20)
Il y a chez Quignard un orgueil du propos et une humilité du fragment. 14. Le continuum des arts La fréquence des personnages d’artistes ou fascinés par un art indique que la méditation sur l’art se poursuit au sein des romans. Il y a plus: non seulement plusieurs romans narrent le passage à une activité artistique, mais ils servent de point de contact interartistiques, de manière à donner à la littérature une efficacité et une résonance accrues. Quignard rêve aussi à l’intégration des arts au sein de la littérature que recherche la modernité depuis un siècle et demi. On a vu que l’écriture se charge de la mémoire musicale, surtout en ce qui concerne le référent utérin. Ceci est renforcé dans les romans par les figures d’Eurydice qui correspondent aux étapes successives du rappel à l’œuvre dans la musique. Mais l’écriture se charge aussi
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d’une mémoire picturale, renvoyant à l’image manquante de la conception: les hommes sont “menés en laisse par la scène invisible qui les a engendrés et qui porte son ombre partout et sur tout” (TR: 140). Si la musique apporte à l’écriture l’attaque, le ton, l’affect, la peinture apporte la figuration, et la gravure sa violence bitonale. Les romans mettent en scène la notion de continuum des arts et de leur commune mémoire originaire, et renforcent ainsi la puissance littéraire par la “leçon” des autres arts. Citons deux de ces points de contact. Dans Le Salon du Wurtemberg, Charles explique son attrait pour la musique baroque: La musique baroque […] jamais une musique ne fut si proche du langage, Là réside la raison, le nœud secret sans doute de la passion qui me porte vers elle. C’est une imitation de la langue sans acception de langue ni de sens, sans qu’il y ait à choisir entre une langue maternelle et une langue paternelle. C’est un phrasé sans phrases […] (SW: 320)
La musique transmet l’origine, en transmettant à l’écriture son phrasé. Dans Terrasse à Rome, il est noté que Meaume utilise “des lettres étranges d’alphabet” pour figurer l’ombre sur ses gravures (TR: 60, 160), à la différence des autres graveurs. Ces lettres rattachent aussi la gravure de Meaume à la littérature, activité de l’ombre. 15. Le fantasme de totalité fusionnelle Le geste du créateur, graveur ou écrivain, de “faire sortir de la nuit les mains et les visages” (TR: 35), est celui d’un enfantement, au terme de la remontée orphique. Il s’apparente, dans une certaine mesure, à cette figure et ce principe maternels dont il quête si assidûment la proximité, au moins en souvenir. Avec l’origine, on l’a vu, c’est de la nostalgie du principe de totalité fusionnelle qu’il s’agit, avant la séparation individuelle et la sexuation. Les romans donnent à lire des figurations diverses de la séparation des sexes et le fantasme de leur réunion. Déjà dans Carus, A. remarquait, à propos des enfants: “[L]a détresse, l’individuation, la séparation, la sexuation, l’absence, la souffrance, non seulement ils les ressentaient comme de première main, mais ils les découvraient dans une épouvante elle-même à l’état neuf” (C: 109). Il y a chez Quignard une conscience aiguë de la chaîne des générations et du “relais qui brûle les doigts” (NSBL: 90), de la transmission de la vie prenant tour à tour l’aspect mâle ou femelle. Dans La Frontière le comte fait remarquer:
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[S]i nous extrayions le morceau de vie qui piaffe au fond de chaque être vivant, nous sommes des fantômes en comparaison de ce morceau de vie […] face à cette lumière qui transmigre de vivants en vivants […] La vie est une transformation continuelle qui se presse dans une hâte que rien n’interrompt. (F: 21-22)
Les personnages quignardiens, dont les liaisons accentuent la sensation de manque, sont hantés aussi, semble-t-il, par le sexe qu’ils n’ont pas. Charles pressent non seulement que “notre désir ne correspond jamais à aucun être désirable qui le susciterait” (SW: 292), mais encore que l’amour qui le porte vers les corps de femmes, cette faim de réunion, procède d’une totalité antérieure: Un être palpitait au fond de tout cela même pas maternel, un être à peine sexué ou inexprimablement sexué, plus ancien que moi-même et auquel je m’échangeais et qui était comme interdit. (SW: 326)
Il n’est pas le seul à avoir une telle intuition. Ainsi Édouard: [N]ous sommes des erreurs. Des morceaux d’erreur errant parmi des grands fantômes et des jouets d’enfants. Chaque sexe, tout seul, est un très vieux jouet dépareillé. (EC: 247)
Dans le même roman, c’est Laurence qui a une prise de conscience se lisant comme un désir de resexuation: Alors, au-delà du corps qui lui manquait, elle comprit en un éclair ce qui lui manquait et qui lui manquerait toujours. […] ce n’était pas son frère, ce n’était pas son père, ce n’était pas Yves, ce n’était pas Edward. C’était plus proche d’elle et plus aimé encore […] Elle aurait aimé avoir une barbe. Elle aurait aussi aimé avoir une pomme d’Adam. Elle aurait aimé avoir des cheveux courts et une nuque assez rase qui aurait piqué les doigts. Elle aurait aimé avoir un vrai sexe d’homme pendant entre ses jambes. (EC: 190-191)
Laurence formule ici le fantasme ultime du romanesque quignardien. Les romans mettent en scène la partition générique, sous la forme du gouffre entre les sexes et de l’incomplétude du désir. Pour leurs héros, aucun objet visible ne peut remplacer la butée ultime et invisible du désir. Mais force est de constater que les personnages forment des couples complémentaires: Édouard et Laurence, Charles et Florent, par exemple. C’est dans L’Occupation américaine que la complémentarité est poussée le plus loin. Marie-José et Patrick ont vécu un amour d’enfance dont la teneur réside autant dans leur jeune désir que dans le
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fait qu’ils se perçoivent un peu comme frère et sœur (OA: 204). La seule chose qui les différencie au début est leur sexe: Leurs jeux, leurs goûts, leurs réflexions les avaient rendus presque semblables. Dix ans plus tôt, alors qu’ils étaient tout petits enfants, ils avaient découvert les particularités de leurs corps; ils avaient eu tôt fait d’assouvir leur curiosité; ils constatèrent l’irrémédiable. Ils le revoilèrent. (OA: 32)
Cette similarité facilite une symbiose de leurs personnalités: “Je te connais par cœur” dit Marie-José, “Je suis plus toi que toi-même” (OA: 200). Si bien que lorsqu’elle se suicide, Patrick comprend qu’il a perdu une part de lui-même, en concordance avec la thématique bouddhiste du yin et du yang qui imprègne le roman: Sa conscience, c’était elle. L’énergie de ses aspirations, la fougue et la susceptibilité de ses sentiments, c’était elle. C’est elle qui bâtissait et qui gérait sa personne, qui indiquait les vêtements encore en lui, qui proscrivait les chemisettes, qui exigeait ce sac qu’il avait à la main plutôt qu’une valise en cuir. (OA: 207)
La séparation accuse crûment la complémentarité et donc la totalité perdue. L’image qui donne son titre aux Escaliers de Chambord résume la réalité de la séparation des sexes en même temps que le fantasme de leur fusion. Édouard se souvient d’une dictée scolaire sur les escaliers qui décrivait “les deux montées conçues jadis par Léonard de Vinci autour du vide central, vertigineux […], et qui superposaient leur révolution de telle sorte qu’on ne cessait de voir l’autre sans le rencontrer jamais” (EC: 59). Lors d’une visite du château, la narration insiste sur la solitude, l’exil de l’être: On était pourtant sans cesse face à face, excité, impatient. La petite condisciple de cinq ou six ans et lui-même criaient, hurlaient devant ce miracle: sans cesse on montait seul. Sans cesse on descendait seul. Sans cesse on était abandonné de celui qu’on avait sous les yeux. (EC: 59)
Plus tard, Édouard rapproche cette configuration de celle de la molécule d’ADN (89). La figure de séparation devient celle d’une réunion à un niveau supérieur, et d’un fantasme de régression avant la sexuation: Ils gravissaient à reculons la double hélice des escaliers de Chambord, ils gravissaient à reculons les deux chaînes hélicoïdales et parallèles de la
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structure de l’ADN, […] la transmission même, éternelle, qui se reproduisait et nous reproduisait comme les vagues. (EC: 366)
Cette métaphore romanesque figure, selon nous, le fantasme de nonséparation de l’être-séparé, et d’indistinction Pascal Quignard, expliquant ce qui fait selon lui la spécificité du roman par rapport au conte, parle de “tout rêver de l’expérience humaine grâce aux positions de langage”. Il ajoute: “Je recours de nouveau au roman à cette fin singulière. Ou déchirante. Je dirai que le roman est le seul genre hétérosexuel” (DQ: 91). Avançons que le roman, forme déchirante et déchirée, est la seule forme quignardienne non seulement à donner voix à la différence sexuelle par les points de vue, mais encore à représenter le fantasme de non-genre dans tous les sens du terme. Le roman quignardien rêve au non-genre par son absence de définition, par sa fragmentarité, et par son caractère “hétérosexuel”. C’est en ce sens aussi qu’il participe d’un désir de totalisation. Aussi pouvons-nous relire ce que dit Meaume et lui donner un sens accru: “J’ai gardé en moi la femme que j’ai perdue” (TR: 154).
Conclusion Il convient de souligner que l’œuvre de Pascal Quignard continue aujourd’hui de voir le jour à un rythme soutenu. Les quatre années qui viennent de s’écouler ont vu paraître un roman, cinq volumes de Dernier royaume, ainsi qu’un certain nombre de contes, de textes épars et de collaborations inter-artistiques, tel Requiem (2006), écrit pour le compositeur Thierry Lancino et illustré par Leonardo Cremonini, et Pour trouver les enfers, constitué de dix-sept récits résumés d’opéras baroques inspirés des Métamorphoses d’Ovide. Villa Amalia (2006), relatant l’adieu social d’une femme, est le plus durassien des romans quignardiens. On y retrouve maints éléments constitutifs des romans précédents, d’autant que la pratique citationnelle et la mémoire disloquée qu’elle engendre privilégient ici les références internes à l’œuvre. Faisant pendant à Tous les matins du monde (1991), Villa Amalia met en scène une pianiste et compositrice. Trompée par son compagnon, Ann Hidden décide de tout abandonner, maison, liaison, emploi chez un éditeur de musique, pour vivre cachée (d’où son nom), dans une errance solitaire parente de celles d’autres héros quignardiens, ainsi que du parcours de l’auteur qui démissionna de toutes ses fonctions en 1994. Les péripéties de la venue à l’érémitisme dressent le portrait d’“une génie” qui “éteint” sa vie sociale parce qu’elle ressent le besoin obscur d’être seule, de retrouver “la peur souche” animale, “vieille détresse solitaire plus ancienne que tous les sentiments” (VA: 115), et de se consacrer à la musique en y libérant une violence longtemps contenue: “Quelque chose me manque où je sens que je vais aimer m’égarer” (110). Passage à l’art et à la solitude sont, ici encore, indissociables. Comme l’étaient les compositions de Sainte Colombe et les mezzotintes de Meaume, les œuvres d’Ann Hidden sont centrales à la problématique du roman. Bien qu’étayées par des références à des compositions authentiques, aidant le lecteur à s’en faire une image auditive, elles sont données pour originales. Néanmoins le geste compositionnel instaure une dynamique entre héritage culturel millénaire et inspiration personnelle: étudiant des partitions anciennes, Ann les réduit, les simplifie, pour en fournir “un brusque résumé tournoyant”, où elle “réimprovisait ce qu’elle avait lu, ou ce qu’elle avait bien voulu en retenir” (219). Créer équivaut à un geste de mémoire, “quêtant anxieusement le thème perdu” au cœur de toutes
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les musiques (219), à noter “des airs jamais entendus […] que pourtant, on ne compose pas” (221). La musique est nostalgie énigmatique, appel aux morts (221), et une façon de “héler ses perdus” intimes (275): l’enfant qu’on a été, la part animale dont on est à jamais séparé par le langage et la conscience de soi. Cette “ontologie” musicale complète La leçon de musique et Tous les matins du monde, où le musical consistait aussi en une plainte nostalgique. Toutefois la musique y restait largement le fait des hommes ayant perdu leur voix d’enfant lors de la mue masculine et tentant de retraverser la frontière grâce aux sons instrumentaux. Ann guette le perdu fondamental, “la douleur inconsolable qui fait le fond du jour qu’on découvre” (274). Le geste musical révèle l’un des enjeux du roman: pour Quignard, qui revendique l’identité entre faire de la musique et écrire (voir chapitre trois), le processus créateur d’Ann coïncide avec sa propre ascèse d’écriture: “butiner” l’héritage culturel pour exprimer la quintessence de la condition d’animal dénaturé, et “transmettre ce qui fut oublié” (275). La musique, ici encore, tend à impartir sa mémoire à l’écriture qui, fragmentée et tournoyante, cherche aussi à “rejoindre le Temps du Rêve” (284), ravivant le fantasme d’un art-source “mutique” (Jean-François Lyotard, 1993: 185), originel, un “genre entier” mallarméen (Mallarmé: 359), laissant pressentir le Jadis. Descente aux enfers d’où remontent les œuvres, désertion sociale, deuils de l’amante, de l’ami, de la mère et du père, d’une petite enfant morte accidentellement qui redouble la perte d’un frère mort jeune, s’ajoutent à la curieuse sérénité retrouvée au fond du chagrin et de la création, pour rapprocher Ann des autres orphées quignardiens. Soulignant la parenté, une partie du récit est narrée par Karl Chenogne, le héros de Le Salon du Wurtemberg. Si Vie secrète constituait, par rapport aux petits traités, un “gros” traité (Rabaté, 2004: 79), Dernier royaume le dépasse déjà en ampleur, et l’écriture de ses volumes ne s’achèvera, selon l’auteur, qu’avec sa mort (EL02: 96). Le titre renvoie à Saint Augustin et à sa mention d’un premier monde prénatal et utérin. Le dernier royaume est celui de l’après-naissance: “C’est une façon substantielle de dire que le second monde est le dernier, qu’il n’y a pas d’autre vie” (EL02: 98). Les méditations des cinq tomes sont informées par la certitude que “nous avons gardé l’empreinte de quelque chose de perdu” et que cette nostalgie “est la source de l’art” (NP: 100), car “l’abandon ne nous abandonne jamais” (Abîmes: 118). Le Jadis est ainsi “une actualité sans cesse active” (OE: 12), et son manque quelque chose à aimer (22), pour la proximité qu’il permet de rechercher avec la
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présence pure, le “présent éternel” et énigmatique du réel (70), la “source jaillissante” de l’origine (154). Écrire mobilise avant tout “l’investigation inabandonnable d’un vestige infini” (Abîmes: 118). Nadine Sautel remarque que, comme Vie secrète à un moindre degré avant lui, Dernier royaume témoigne d’un “décloisonnement des genres bien plus total” que par le passé (NP: 98). En effet, à la différence des Petits traités qui préservaient une certaine alternance entre méditation et narration, l’intrication devient ici plus intime encore entre l’autobiographie, l’érudition, et la méditation extatique où elles baignent, à tel point que l’auteur ne fait plus de différence entre le vécu et le reçu: “Il y a […] beaucoup de petits contes, de petites histoires, des éclairs, des souvenirs, des rêves, des hallucinations” (103). En outre, Quignard compare Dernier royaume à “une tête qui tourne à toute vitesse” (98), signifiant sans doute par là que le mode tournoyant des traités (dégagé au chapitre deux) s’est accéléré, ce qui s’éprouve nettement à la lecture. Quignard se reconnaît mieux dans cette écriture devenue plus poétique que spéculative: “Pour la première fois je peux dire: c’est moi, indiscutablement moi” (98). La sûreté accrue et la sérénité dans le trait semblent tenir à deux raisons: d’une part la méditation ne s’accompagne plus ici d’une interrogation inquiète de l’auteur sur son identité et sa vocation d’écrivain; d’autre part, Dernier royaume s’appuie sur des notions et des termes dégagés dans la somme des petits traités, et désormais tenus pour acquis. De la même manière que les cinq tomes écrivent “le même site, mais à des niveaux différents” (100), en cercles concentriques, ils réécrivent l’errance méditative des traités, l’exploration de nos liens avec le monde naturel et la résurgence de celui-ci dans l’art, y invalidant tout mythe de progrès (OE: 85). Le “thésaurus très personnel” de Quignard, qu’il lui avait fallu se “constituer de première main” (NP: 102), est pour ainsi dire achevé: l’abîme du temps à deux dimensions (le perdu et l’imminent du désir), la fascination et la désidération, le Jadis, les sordidissimes, la condamnation d’une mondialisation qui à otium substitue negotium constituent les jalons de la rêverie et sont autant de réminiscences d’ouvrages antérieurs, mais dont l’actualité est découverte à neuf. Les cinq tomes incorporent en outre des réécritures de textes antérieurs, comme par exemple le traité “1640”, dont les fragments sont parsemés à travers Les Ombres errantes, et “L’Étreinte fabuleuse”, les fondant dans une somme autrement vaste. Ils portent aussi la mémoire du reste de l’œuvre en reprenant des anecdotes et des récits déjà visités, ainsi que des scènes de roman supprimées. Dernier royaume organise ainsi à la fois la mémoire et l’oubli de ce qui a précédé dans l’œuvre. Pour le lecteur, les multiples échos de
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livres antérieurs créent une résonance et une reconnaissance, mais, en raison de l’accélération de la giration et du brassage de propos, suscitent aussi une impression d’intensification. Car Dernier royaume est aussi le site de formulations plus définitives et plus fulgurantes, indiquant l’aboutissement d’une longue maturation littéraire. Et pour l’auteur, c’est aussi l’occasion d’une renaissance à la création (NP: 98), d’une nouvelle vague de compulsion à “recollecter les liens si anciens que nous avons trahi à force de culture” (100). Après tout, ce geste de faire du nouveau avec de l’ancien est celui même de l’art: “L’art se définit comme un écho d’un déjà existé qu’on invente. L’art rappelle un ancien qu’il crée de toutes pièces” (Sur le jadis: 43). Le moment est venu de placer Quignard dans le contexte de la modernité avec laquelle il débat depuis ses premiers livres. On a vu qu’il critique une certaine modernité littéraire, et plus largement la modernité culturelle: l’esthétique de rupture en vigueur selon lui depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le diktat du contemporain à tout prix, le mythe de l’originalité et l’amnésie culturelle résultante, la religion planétaire du bonheur et du négoce en constituent les aspects les plus saillants. Il est toutefois permis de s’interroger sur le vœu forcené de singularité d’une œuvre se posant à contre-pied de nombreuses tendances actuelles. Après tout, la critique du groupe social et le désir de s’en écarter peuvent se lire comme la radicalisation du geste romantique d’insoumission sociale. Plus précisément, la rhétorique culturelle de la modernité, telle que décrite par Baudrillard comme s’opposant à la centralisation et à l’homogénéisation, ne semble pas complètement étrangère au geste quignardien: l’exaltation de la subjectivité profonde (Quignard dirait “singularité”), de l’authenticité (il dirait “fidélité à l’émotion”), de l’éphémère et de l’insaisissable, l’éclatement des règles et l’irruption de la personnalité, consciente ou non, sont autant de traits qui peuvent s’appliquer à son écriture. De plus, la critique explicite que Quignard adresse à la modernité correspond d’assez près à ce qui est dénoncé par les défenseurs d’une modernité toujours agissante, tels Antoine Compagnon et Henri Meschonnic, comme caricature ou mythification. Marcel Gauchet le rappelle, celle-ci constitue encore, à maints points de vue, l’horizon de référence: “Nous sommes assignés à une modernité philosophique qui est ce par rapport à quoi il y a du sens à se situer” (2003: 56). Mallarméen, freudien, fragmentaire, Quignard semble participer de cette modernité qui érige l’incertain, le subjectif, le multiple et l’irreprésentable en vertu cardinale de l’œuvre d’art, caractérisant “un état naissant, du sujet, de son histoire, de son sens” (Meschonnic: 12).
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Cependant, il faut aussi reconnaître que l’écrivain contribue à pousser la modernité hors d’elle-même, sur le triple axe subjectif, historique et épistémologique. Quignard, avec quelques autres contemporains (nous pensons aussi à des auteures, telles Nancy Huston et Yasmina Reza), semble caractéristique de la dynamique, entamée souterrainement avec la modernité flaubertienne et baudelairienne, affleurant de plus en plus nettement depuis Marguerite Duras, qui achève de déplacer le moi en procès avec lui-même vers son noyau d’altérité pour quasiment l’y résorber. Si la modernité en art est “l’avènement du sujet” (Meschonnic: 292), et le primat du faire subjectif et souverain sur l’empreinte reçue, alors Quignard n’est plus tout à fait moderne. Ou bien il s’inscrirait dans cette lignée antimoderne traversant la modernité que décrit Compagnon (2005). Les trois dimensions de cet au-delà de la modernité que Quignard envisage correspondent aux trois grandes caractéristiques de son œuvre: affectivité, conscience anthropologique, et recensement du patrimoine culturel connu et oublié, du “fonds du monde”. Nous les comprenons respectivement comme une relecture de la singularité individuelle, une réévaluation du rapport entre humanité et animalité, et la disparition de l’histoire comme instrument de savoir. “Nous vivons la fin de l’individualisme”, écrit Kundera (185). Quignard, à sa manière, en témoigne. Lorsqu’il dit à Catherine Argand vouloir être “le plus individualisé, possible, le plus imprévisible possible”, il entend par là vivre et créer “au plus près, au plus profond de ce que je ressens, entre l’animalité dont je suis issu et la société où je me trouve”, et cela nécessite l’anachorèse et le silence pour chercher “quelque chose comme être en dehors de soi” (EL02: 32). On comprend qu’il réfute la notion commune d’individu, avec les présupposés d’accomplissement social, de libre-arbitre et de pseudodifférence que le terme implique. S’individuer n’est pas conquérir une liberté, mais plutôt se débattre entre fascination et désidération: Aucun homme n’est libre. Il faut se libérer même de cette croyance. Il faut même opposer l’individuation à l’individualisme qui n’est qu’une religion (avec la croyance à l’ego, l’originalité comme capital social, le narcissisme comme mode de vie). L’individuation se poursuit dans la vie de celui qui cherche à s’affranchir des modèles antérieurs, de celui qui s’apprête à crever le statu quo ante social, de celui qui s’efforce de se libérer de la domination du passé. (Les Paradisiaques: 125-126)
L’individuation suppose, pour ne pas être la dupe de son époque et de sa culture, de s’abîmer dans l’incomplétude du contact toujours guetté avec le perdu et le Jadis, à travers la lecture et l’écriture; de s’affronter
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à l’altérité en soi plus qu’à l’ipséité et au renforcement de la subjectivité. C’est prendre la mesure de l’anonyme au fond de soi, pressentir que “la chose la plus intime n’appartient à personne” (157). Et “l’étrange et pauvre tâche” de celui qui s’individue consiste à se délivrer “non de l’existence du passé – mais de son lien” (de sa lecture inculquée), à “dénouer un peu le lien” (Abîmes: 258-259). S’individuer, c’est vivre au plus près de son origine hors-individu, se réadresser à l’inconnu. Comme le rappelle Georgio Agamben, la civilisation occidentale et sa modernité sont étroitement liées à la façon dont l’humanité a pensé sa séparation d’avec l’animalité, qui constitue ainsi “l’opération métaphysique et politique fondamentale”, à tel point que “l’arrivée dans la posthistoire entraîne la réactualisation du seuil préhistorique où la frontière avait été définie” (21, ma traduction). Il paraît évident que l’œuvre quignardienne se déploie dans l’espace de la perte de sens du projet humaniste historique et épistémologique, en ce qu’elle se caractérise par la reprise en compte de l’animalité comme inhérente à l’humanité. Pour aller plus loin, il semble que le propos quignardien sur l’animalité immanente à l’anthropomorphose fait écho à l’anthropogenèse de Heidegger, à qui l’écrivain a emprunté certaines notions, comme la distinction entre le monde et la terre (voir chapitre un). Pour Heidegger, l’animal est au cœur de l’humain, et l’humanité consiste en une suspension et une déactivation de la fonction animale désirante (Agamben: 68). Être humain, c’est se réveiller de sa propre captivation et s’éveiller à sa propre captivation (70), ce qui correspond aux notions de fascination et de désidération chez Quignard. Mais l’apport paradoxal de ce dernier est qu’il utilise la captivation “animale” de la lecture et de tout autre otium, musique, amour, extase, pour suspendre la grégarité généralisée de l’existence sociale. De même qu’il retourne la langue contre elle-même pour écrire, Quignard retourne l’animalité humaine contre elle-même. Il s’agit, pour s’affranchir un peu de sa condition, et ainsi changer la relation de sujet à objet, leurre éminemment moderne, de s’ouvrir à sa propre obscurité, de la répéter pour lui faire servir une fin singulière et déconcertante. De même, l’œuvre de Quignard est symptomatique du basculement achevé d’une pensée occidentale polarisée sur son avenir, son salut, ou dans sa version laïque sur la fin de l’Histoire. Quignard est fils de l’émancipation décrite par Gauchet, par laquelle l’apport, au XXe siècle, de l’ethnologie et de sa critique de l’ethnocentrisme ont permis de “sortir des schémas évolutionnistes et ‘progressistes’ en fonction desquels la pensée de l’homme s’est forgée, du XVIIIe au XIXe siècles” (2003: 63). L’œuvre quignardienne est symptomatique du
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retour, au cœur de l’intériorité, de l’altérité autrefois religieuse et extérieure à l’humain, et qui a fini, grâce entre autres à la psychanalyse, par réinvestir l’identité, quoique toujours sous le signe de l’ouvert et de l’inachevable: “Je n’ai véritablement de rapport avec moi-même qu’au travers de la tentative d’éclaircissement et de réappropriation de quelque chose de moi dont je suis en dernier ressort irrémédiablement séparé” (Gauchet, 2003: 203). C’est le statut des origines chez Quignard qui se trouve ici décrit. En d’autres mots, cette œuvre semble s’approcher au plus près du “ce qui nous constitue nous vient d’ailleurs” qui régissait l’humanité prémoderne (Gauchet, 2003: 199), mais dans le sens d’une articulation entre affectif et cognitif, qui elle, est tout à fait récente (220). Selon Hans Gumbrecht, la sortie du temps historique (l’avenir comme horizon d’attente et le passé comme espace d’expérience) a affecté notre relation au passé. Le futur devenu inexistant comme idéal, nous vivons l’agrandissement gigantesque d’un présent qui ne veut plus oublier le passé et qui, dans sa fascination anthropologique, accumule et préserve les vestiges de toutes époques révolues dans une compulsion de “présentification” (120-121). Ce même besoin se manifeste dans le désir de franchir les frontières de l’existence, et surtout, puisque, l’avenir ayant disparu, l’obsession vitale est celle de l’origine, de franchir le seuil de la naissance (123). Il semble qu’à ces égards aussi, l’œuvre de Quignard soit l’une des plus symptomatiques de l’époque. La présentification, s’opposant à l’historicité productrice de sens, constitue un enjeu postmétaphysique. De fait, Pascal Quignard attaque l’Histoire humaine et son historicité de plusieurs façons: en la distendant, en l’hallucinant, et en l’humiliant par sa réinsertion dans le contexte plus vaste de “l’histoire de la nature” (Sautel: 102); en la relisant ainsi non comme émancipation, mais comme accroissement de l’animalité; et en réévaluant la notion et les effets de présence au détriment du sens dans son écriture. L’œuvre quignardienne apparaît ainsi comme l’une des grandes œuvres nostalgiques de la présence, après celles de Nietzsche, de Heidegger, de Bataille, d’Artaud, qui témoignaient de la résistance à l’épistémologie métaphysique. Gumbrecht rappelle que, depuis le début du XXe siècle, on observe une oscillation, dans la pensée et la littérature, entre effets de sens et de présence (49). Pour Quignard, il est clair que la littérature est un rituel d’intensification du vécu (Sautel: 100), d’accroissement de présence, comme le montre l’intensité de Dernier royaume, et le lieu où le pur manque de présence peut se figurer. Contre la saturation du monde par le savoir, le sens, l’interprétation, l’écriture quignardienne recherche les effets de présence (jaillissement mental ou stylistique,
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attaque du fragment, scènes coites, présentification hallucinatoire du passé, etc.) ou au contraire de l’absence de présence (les pièges de la langue, le deuil, le manque, l’abîme, l’errance, etc.) Elle oscille, en outre, entre ces effets et des intuitions péremptoires présentées comme des évidences tenant lieu, toujours provisoirement, de savoir, et pointant vers le manque de réel. En ce sens, cette œuvre est bien postmétaphysique, n’étant plus liée à l’extraction d’un sens définitif, d’une saisie stable, mais à l’édification d’une présence (l’œuvre elle-même, qui porte, avec ses multiples échos et relations internes, sa propre mémoire et celle du fonds du monde) qui matérialise, incorpore, l’absence de la présence pure. En d’autres mots, “il s’agit par la langue de donner forme à l’informe” (Samoyault: 5). La présence de l’absence est, bien sûr, la définition même du sacré (Gauchet, 1985: 297), et Quignard le sait: “Toute œuvre d’art est liée au sacré de ce simple sens: présence qui subjugue” (PT, II: 34). Le geste quignardien est, non religieux puisque qu’il n’y a pas pour lui d’autre vie, mais quasi mystique. Quignard propose “une mystique sans religion” (Samoyault: 5), comme il le suggère à Nadine Sautel: “ce que j’éprouve de très nouveau […] c’est la contemplation” (NP: 103). Ce qui frappe en fin de compte, et qui paradoxalement résulte de l’audace orgueilleuse et déconcertante de l’auteur, c’est la redécouverte d’une humilité qui s’était absentée de la littérature récente: “Nous n’avons pas l’usage de ce que nous sommes” (PT, I: 246). Une telle humilité qui, face au perdu humain et culturel, fait de l’écriture non un aboutissement mais une quête infinie, affleure dans l’une des plus belles phrases de l’œuvre: Je pense que le plus grand nombre des chefs-d’œuvre que l’humanité a élaborés sont inconnus pour l’éternité […] Leur absence dans la mémoire des hommes doit y être vécue comme telle. Comme carence. C’est ma foi. (VS: 63-64)
Quant à nous, lecteur, que nous apporte cette somme si singulière? Dans son deuil et son adieu au monde se dissimule comme un secret vital. Comme le remarque Marcel Gauchet: Nous ne sommes pas spontanément présent à notre temps. Nous tendons à vivre ailleurs, en arrière, à côté, nous le traversons en funambules. L’entreprise difficile est de devenir son propre contemporain. (2003: 14)
Les livres de Pascal Quignard nous aident à devenir notre propre contemporain, et à ainsi rester vivant.
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