L'OUTRE-MER
FRANÇAIS
Évolution institutionnelle et affirmations identitaires
Collection GRALE Déjà publiés
Oscar W. GABRIEL et Vincent HOFFMANN-MARTINOT, Les démocraties urbaines, 1999 Michèle BREUlLLARD, L'administration locale en Grande-Bretagne entre centralisation et régionalisation, 2000 Michèle BREUILLARD et Alistair COLE, L'école entre État et collectivités locales en Angleterre et en France, 2003 Stéphane GUÉRARD (dir.), Crise et mutation de la démocratie locale, en Angleterre, en France et en Allemagne, 2004 Stéphane GUÉRARD (dir.), Regards croisés sur l'économie
mixte, 2006
Jean-Philippe BRAS et Gérald ORANGE (dir.), Les ports dans l'acte II de la décentralisation, 2007 Nathalie MERLEY (dir.), Où vont les routes, 2007 François ROBBE (dir.), La démocratie participative,
2007
Roselyne ALLEMAND et Yves GRY (dir.), Le transfert des personnels TOS de l'Éducation nationale, 2007 Justin DANIEL (dir.), L'Outre-mer à l'épreuve de la décentralisation: nouveaux cadres institutionnels et difficultés d'adaptation, 2007 Roselyne ALLEMAND et Laurence SOLIS-POTVIN(dir.), Égalité et nondiscrimination dans l'accès aux services publics et politiques publiques territoriales, 2008 Jean-Luc ALBERT,Vincent DE BRIANT,Jacques FIALAIRE,L'intercommunalité et son coût, 2008 Cités et Gouvernements Locaux Unis, premier rapport sur La décentralisation et la démocratie locale dans le monde, ouvrage coordonné par le GRALE,sous la direction scientifique de Gérard MARCOU,2008 Jacques FIALAlRE, Les stratégies du développement
durable, 2008
Thierry MICHALON
L'OUTRE-MER FRANÇAIS Évolution institutionnelle et affirmations identitaires
L'HARMA
ITAN
Du même auteur
- Quel État pour l'Afrique ?, L'Harmattan, 1984, 190 p. (épuisé) Les régimes d'administration locale, Syros/Alternatives, coll. « La décentralisation» 1988, 206p. - Dix Leçons sur la Vie politique en France, Hachette, coll. « Les Fondamentaux », 1997, 158 p. Direction d'ouvrage: - Entre assimilation et émancipation. L'outre-mer français dans l'impasse?, Éditions Les Perséides, Rennes, 2006, 520 p.
@L'HARMATTAN,2009 5-7, rue de l'École-Polytechnique; http://www.librairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-07409-5 EAN : 9782296074095
75005 Paris
SOMMAIRE
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
INTRA-NATIONALE
NATIONALE:
PARTIE ET RÉPUBLIQUE
EXTRA-
UN PUISSANT CLIVAGE,
AUJOURD'HUI
ESTOMPÉ
CHAPITRE I : RÉPUBLIQUE INTRA-NATIONALE ET RÉPUBLIQUE EXTRA-NATIONALE, UNE OPPOSITION IMPLICITE MAIS TRADITIONNELLE I) La Nation, cœur de la République: le bloc des départements II) Les Territoires d'outre-mer, nations périphériques fédérées à la France? CHAPITRE II : CONTESTANT LEUR APPARTENANCE À LA NATION FRANÇAISE, LES DÉPARTEMENTS - RÉGIONS D'OUTRE-MER - ET LA CORSE - SONT À L' AVANT-GARDE DE LA DÉCENTRALISATION I) Des collectivités dotées d'une décentralisation particulièrement poussée II) L'affIrmation nationale dans les départements et en Corse
23 29
.4 48
d'outre-mer
CHAPITRE III : LA TECHNIQUE DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE SUI GENERIS A PERMIS D'ÉCHAPPER AUX CATÉGORIES I) L'uniformité interne de nos catégories, force ou faiblesse de nos institutions administratives? II) La confusion entre le nom et la catégorie, un des points faibles de notre droit public? CHAPITRE IV : LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DE 2003 ESTOMPE LES CATÉGORIES I) Le nouvel article 73 permet un certain degré de spécialité législative II) Le nouvel article 74 n'implique pas la spécialité législative
7
21
55
63 64 66
73 74 78
CHAPITRE V: LES STATUTS DE SAINT-BARTHÉLEMY ET SAINT-MARTIN CONCRÉTISENT LA FIN DU CLIVAGE I) L'identité législative de principe ménage la spécialité dans certaines matières II) Une autonomie très limitée
85 87 90
DEUXIÈME PARTIE DERRIÈRE LA DIVERSITÉ PROCLAMÉE, DES SITUATIONS TRÈS SEMBLABLES CHAPITRE I: L'ÉCARTÈLEMENT ENTRE INTÉRÊTS MATÉRIELS ET AFFIRMATION IDENTITAIRE
101
1) Transferts massifs et rattrapage des conditions d'existence II) Une émancipation réclamée mais refusée
101 104
CHAPITRE II : LE DÉSIR DE CUMULER A UTONOMIE ET IDENTITÉ LÉGISLATIVE I) Des revendications statutaires ambiguës II) Des revendications statutaires relevant largement de la posture
109 110 114
CHAPITREIII : LA CULTURECRÉOLE,UNENTRE-DEUX? I) Les grands traits de l'héritage culturel africain II) Les grands traits du modèle culturel européen
119 119 125
CHAPITRE IV : UNE CULTURE RÉTIVE À L' « ESPRIT DU CAPITALISME» COMME AUX LOGIQUES DES INSTITUTIONS PUBLIQUES?
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I) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques du marché II) La France de l'outre-mer demeure rétive aux logiques des institutions modernes CHAPITRE V : LE CONSTITUANT DE 2003 A PARALYSÉ L'ACTION DU SOUVERAIN I) Entre rêves et intérêts, des populations indécises II) La République bloquée par le constituant..
CONCLUSION
131 136
143 146 153
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INTRODUCTION
Exfiltré en février 1979 de N'Djaména en guerre avec épouse, enfants et trois valises, par un Transall décollant en tapinois d'un bout de piste - deux ans jour pour jour après avoir été expulsé en assez semblable équipage d'un Cameroun soucieux que l'on n'y parle point d'exploitation de la paysannerie - on se présenta quelques semaines plus tard, à Aix, devant le professeur Favoreu 1. «Laissez tomber vos histoires africaines, qui n'intéressent personne, dit celui-ci - évoquant une thèse sur les collectivités locales algériennes et un article proposant le fédéralisme ethnique pour la reconstruction de l'État en Afrique - et faites-nous un bon article de droit interne! Tenez: essayez de voir jusqu'où peut aller la décentralisation des collectivités territoriales de la République! » Et, de la main, il indiquait une hauteur, un niveau. Un plafond, en réalité, qui aurait été celui du degré de décentralisation maximum admissible - on parlait peu encore de libre administration - et aurait en même temps été le plancher du fédéralisme. Et l'on pressentait, le connaissant, qu'il souhaitait voir étayer sa conviction selon laquelle la décentralisation ne pouvait guère être développée sans que l'on pénètre dans un univers incompatible avec l'unité et l'indivisibilité de la République, univers qui serait, horresco referens, celui du fédéralisme. Muni de ce viatique, on se plongea dans les rayons de la bibliothèque, inexplicablement mû par le désir, délicieusement stimulant, de démontrer le contraire.
1. Le texte de cette introduction est repris d'une communication intitulée « La République française, une fédération qui s'ignore? ou la jubilation du chercheur », contribution à la table ronde de l'Institut de Droit de l'Outre-mer, Université de Montpellier, 3 mai 2006. Actes à paraître aux Presses universitaires d'Aix-Marseille.
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Une pépite ne tarda pas à se dégager, sous la forme de l'article premier de la loi du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores 2 : « L'archipel des Comores forme, au sein de la République fiançaise, un territoire d'outre-mer doté de la personnalitéjuridique et jouissant de l'autonomie interne3 dans les conditions prévues par
la présente loi. » Autonomie? Bigre! Et la suite du texte décrivait une organisation semblable à celle d'un État, composée d'une « chambre des députés », d'un « conseil de gouvernement» constitué de « ministres» collectivement responsables devant la « chambre », et dont le président, investi par celle-ci, devenait le premier personnage du territoire - au détriment du haut commissaire de la République - et exerçait le pouvoir réglementaire dans toutes les matières non expressément dévolues à une autre autorité. Évidemment, le régime législatif était celui de la spécialité, selon lequel le territoire était en principe régi par des textes spécifiques et non par les textes du droit commun. Quelques années plus tard, la loi du 3 janvier 19684était venue accroître encore cette autonomie: la chambre des députés avait reçu la liberté de déterminer elle-même, au lieu et place du législateur, le nombre, le mode d'élection, les incompatibilités de ses membres, ainsi que les conditions de mise en jeu par elle de la responsabilité politique du conseil de gouvernement; le haut commissaire perdait le droit de demander au gouvernement de la République la dissolution de la chambre, droit que seul détenait donc le président du conseil de gouvernement - lequel
disposait par ailleurs d'une «garde territoriale» -, et la compétence des organes territoriaux devenait de droit commun, l'État n'exerçant plus que des compétences d'attribution.
2. Loi n° 61-1412, JO 23 décembre 1961, p. 11822. 3. [Souligné par nous]. 4. Loi n° 68-4 modifiant et complétant la loi n° 61-1412 du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores, JO 1968, p. 112.
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L'on se trouvait là, de toute évidence, fort éloigné d'un régime de décentralisation, et les relations du territoire des Comores avec Paris évoquaient plus celles du Texas ou de l'Oklahoma avec Washington que celles d'un département avec les organes centraux de la République. On était donc face à une forme de fédéralisme, plus marquée encore que dans certains systèmes pourtant explicitement estampillés «fédéraux»: par exemple au Mexique, au Canada, en URSS, en Yougoslavie, les institutions des entités fédérées disposaient d'un pouvoir d'autoorganisation beaucoup plus réduit, et, au Canada comme en Inde et au Venezuela, la fédération conserve les compétences de principe.. . Il y avait donc bien, à l'intérieur de la République, des collectivités territoriales dont le régime s'apparentait étroitement à celui d'entités fédérées. On s'apprêtait donc à révéler que la République avait fauté, qu'elle s'était compromise - discrètement certes, car les manuels de droit administratif de l'époque, prudents, n'en pipaient mot - avec l'abomination fédérale, lorsqu'on s'avisa que la « doctrine» tenait sa réponse toute prête: «Impossible! Car la République est une et indivisible! Ce ne peut donc pas être du fédéralisme! » Fort bien: il fallait donc avant toutes choses réduire en poudre la notion d'unité et d'indivisibilité de la République, ce à quoi on s'attela avec jubilation. La République est-elle vraiment «une»? Pour Georges Burdeau, l'État unitaire repose sur «le postulat de l'homogénéité des forces sociales », donc de la nation: s'exprime dès lors une «idée de droit» unique, animant une puissance d'État unique, matérialisée par une organisation gouvernementale unique, les collectivités décentralisées ne pouvant aucunement « faire valoir une idée de droit qui leur soit propre ». L'organisation administrative, intégralement définie par le constituant et le législateur, est uniforme, et ne laisse pas place à des particularismes régionaux. Les citoyens sont en tous points soumis à un régime juridique identique, et leur participation à la chose publique obéit à des règles uniformes. À 11
cette aune, la République ftançaise se présente, releva-t-on, comme beaucoup plus hétérogène qu'elle ne le prétend: les collectivités territoriales de même catégorie n'ont jamais été identiques (les communes d'Algérie, des DOM et des TOM, se différenciaient de celles de I'Hexagone, les départements de métropole, d'Algérie et d'outre-mer n'étaient pas identiques, les territoires d'outre-mer, surtout, disposaient chacun d'un régime spécifique), certains territoires échappent ou ont échappé à toute catégorie (les « Îles Éparses» proches de Madagascar, Mayotte, l'Algérie, le condominium des Nouvelles-Hébrides), enfin le régime législatif, voire constitutionnel, n'est pas uniforme (les adaptations pour les DOM, la spécialité pour les colonies devenues TOM, les dérogations au caractère législatif de certaines matières pour certains de ces derniers). On en vint donc à émettre l'hypothèse que la République, loin d'être « une », se caractérise au contraire, de longue date, par son hétérogénéité juridique et son caractère composite... La République est-elle vraiment «indivisible»? Bien qu'aucune analyse du principe d'indivisibilité n'ait pu, à l'époque, être trouvée sous la plume des grands auteurs, il parut évident qu'il se distinguait de celui d'unité, et qu'il constituait une proclamation du caractère définitif et intangible de la délimitation du territoire de l'État et de la consistance de sa population, le chef de l'État étant d'ailleurs traditionnellement «garant de l'intégrité du territoire ». Et la République ne se limite pas à la France métropolitaine, puisqu'elle a englobé - et englobe toujours, quoique de manière plus modeste - nombre de territoires extra-métropolitains que l'histoire coloniale a, au fil des siècles, acquis à la souveraineté ftançaise. Or force fut de constater en premier lieu que de nombreuses fractions du territoire national avaient fait sécession, ne serait-ce que depuis 1946 (la Cochinchine, par son rattachement en 1949 à l'État associé du Vietnam, puis les Établissements ftançais de l'Inde, les territoires d'outre-mer d'Aftique, l'Algérie, les Comores, enfin le Territoire français des Afars et des Issas), et, en second lieu, que ces sécessions n'avaient pas été contraires à la Constitution: d'une part car certaines d'entre-elles avaient été 12
organisées par celle-ci, d'autre part car les autres s'étaient déroulées dans le cadre d'une coutume constitutionnelle. On en vint donc ainsi à se demander si, loin d'être indivisible, la République française ne se caractérise pas au contraire par la grande instabilité de la délimitation de son territoire et de la consistance de sa population, par la fréquence et l'ampleur des sécessions dont elle fait l'objet, et par le consensus qui - après quelques années de réticence voire de drames - accompagne ces sécessions. L'unité et l'indivisibilité de la République étant ainsi, pensat-on, ramenées au simple statut de slogan politique et idéologique sans valeur normative, on put se pencher sur la nature de la République, perçue à travers sa structure. Celle-ci apparut alors composée de deux volets: - la République intra-nationale, regroupant dans le bloc des départements les populations implicitement considérées comme assimilables à la Nation, et auxquelles s'appliquent les règles du droit commun, éventuellement« adaptées» ; - la République extra-nationale, regroupant sous le statut de territoires d'outre-mer les populations implicitement considérées comme constituant des nations périphériques, reliées à la nation française, au sein de la République, par un lien de nature quasi fédéral, et auxquelles les règles du droit commun ne s'appliquent en principe pas; ces collectivités territoriales, à qui la Constitution reconnaît des « intérêts propres », jouissaient de la liberté d'exprimer leur propre « idée de droit» (G. Burdeau), distincte de celle exprimée par l'autorité centrale. Le schéma fédéral - certes asymétrique - apparaissait en effet, contrairement à ce qu'assure le dogme jacobin, n'être nullement étranger à la réflexion juridique française: il avait imprégné la conception de l'Union française tout autant que celle de la Communauté (qui n'était plus, certes, constituée de collectivités territoriales de la République), il avait aussi imprégné les relations entre les États sous tutelle du Togo et du Cameroun avec la République, ainsi que celles entre l'A 1gérie et la métropole; enfin maints territoires d'outre-mer ont, sous 13
l'empire de la Constitution de la Ve République, été dotés d'une autonomie considérable, outrepassant celle dont jouissent les entités membres de certains États se présentant pourtant comme fédéraux. On put donc conclure qu'il ne paraissait guère défendable juridiquement de soutenir, comme on le faisait généralement, que notre droit interdit de doter une collectivité territoriale donnée d'un régime situé au-delà de la décentralisation mais en deçà de l'indépendance, puisque le législateur avait estimé nécessaire de conférer à certaines collectivités territoriales un tel régime, qu'il osait seul baptiser du qualificatif d'« autonomie », incompatible avec les dogmes professés par la doctrine... laquelle avait donc jusqu'alors préféré ignorer ces avancées. Et les motifs d'une telle réticence n'étaient donc pas de nature juridique. Le sursaut du professeur Favoreu lorsqu'on déposa devant lui «La République française, une fédération qui s'ignore? », constitua un salaire discret mais réel. On avait - la prescription permet aujourd'hui de l'avouer - eu assez clairement le sentiment de faire de la politique en rédigeant une telle étude, et ce sentiment fut confirmé à la fois par les trois années de refus de la Revue de droit public de publier ce texte malgré certains appuis, par l'évident embarras de L. Favoreu lui-même (P - pendant certes un bref délai - un droit de libre détermination qui était refusé aux autres populations de la République: n'était-ce pas là reconnaître implicitement leur spécificité nationale? Par la seconde disposition, le constituant retirait d'emblée au législateur le monopole - traditionnel - de 25. Article 76 : « Les territoires d'outre-mer peuvent garder leur statut au sein de la République. « S'ils en manifestent la volonté par délibération de leur assemblée territoriale prise dans le délai prévu au premier alinéa de l'article 91, ils deviennent soit départements d'outre-mer de la République, soit, groupés ou non entre eux, États membres de la Communauté. » 26. «... la République offte aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer, des institutions nouvelles... ». 27. Alors que le préambule s'ouvrait sur la notion de « peuple français », l'article premier, lui, évoquait les « peuples des territoires d'outre-mer ».
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l'organisation de ces collectivités, et attribuait à leurs élus une certaine compétence d'auto-organisation, limitée certes, mais totalement inconnue à l'époque des autres assemblées locales. Il jetait ainsi les bases d'un régime juridique nouveau conférant à certaines collectivités territoriales un degré de «libre administration» allant très au-delà de la simple et classique décentralisation administrative. En effet le législateur accordera rapidement à certains territoires d'outre-mer un statut qu'il qualifiera lui-même d'« autonomie» - notion alors inconnue de la Constitution - venant compléter le régime de spécialité législative et permis par celui-ci: c'est donc qu'il estimait que, à la différence des autres collectivités territoriales, les intérêts locaux dans les TOM n'étaient pas, par leur nature, réductibles à une simple composante des intérêts nationaux, mais d'une essence différente. Ce régime d'autonomie se présentera historiquement sous deux formes: une première dans les années 1960 et 1970 bénéficia essentiellement au Territoire d'outre-mer des Comores et au Territoire français des Afars et des Issas, une seconde, plus récente, concerne la NouvelleCalédonie et la Polynésie française.
A) L'autonomie première manière: les statuts des Comores et du Territoire français des Afars et des Issas 28 Le statut du territoire des Comores, adopté dès 1961 et remanié en 196829,témoigne de l'audace précoce, et longtemps méconnue par la doctrine, du législateur quant à l'octroi d'un régime d'autonomie aux populations ressenties comme non assimilables à la nation française.
Le législateur dota en effet par la loi du 22 décembre 1961 ce territoire de 1'« autonomie interne» 30 et d'une organisation 28. 29. 30. sein
Loi Loi Loi de
du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores. du 3 janvier 1968 modifiant et complétant la loi du 22 déco 1961. du 22 décembre 1961, article le': « L'archipel des Comores forme, au la République française, un territoire d'outre-mer doté de la
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fortement inspirée de celle d'un État. Les institutions des Comores étaient centrées autour d'une «chambre des députés» et d'un «conseil de gouvernement », sur lesquels le haut commissaire de la République exerça une tutelle de plus en plus lâche. Les services administratifs étaient répartis entre services à compétence d'État et services à compétence mixte, limitativement énumérés, et services à compétence du territoire (toutes les autres matières). La chambre des députés, comptant 31 membres élus pour 5 ans au scrutin de liste majoritaire à un tour, avait des compétences limitées: le domaine des services d'État lui échappait entièrement, tandis que celui des services mixtes ne pouvait faire l'objet d'aucun règlement de sa part sans l'accord préalable du haut commissaire. De même son intervention était exclue des matières législatives de l'article 34 de la Constitution: elle devait simplement être consultée pour toute modification de la loi portant statut du territoire, procédure jusqu'alors inconnue du régime des collectivités territoriales. Mais l'ensemble des affaires d'intérêt local relevait de cette assemblée, qui prenait à leur sujet des « délibérations », votait le budget du territoire que lui présentait le président du conseil de gouvernement, déterminait les règles de la fiscalité des subdivisions du territoire - chacune des quatre îles de l'archipel - comme de la péréquation des ressources du budget du territoire et des budgets de ces subdivisions. La chambre pouvait adopter, à l'encontre du conseil de gouvernement, une motion de censure à la majorité des deux tiers. Le président du conseil de gouvernement pouvait lui poser la question de confiance, dont le rejet à la même majorité entraînait la démission du conseil de gouvernement. Sa dissolution, par contre, ne pouvait être décidée que par décret en Conseil d'État, à la demande du haut commissaire. Le conseil de gouvernement était un véritable gouvernement local. Son président, investi par la chambre des députés à la personnalité juridique et jouissant de l'autonomie interne dans les conditions prévues par la présente loi. »
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majorité des deux tiers, choisissait librement ses ministres, sans intervention du haut commissaire, et la loi lui transférait certains pouvoirs jusqu'alors détenus par ce dernier: la convocation du conseil de gouvernement et la fixation de son ordre du jour, la répartition des différents services territoriaux entre les ministres, la révocation des ministres, enfin la responsabilité de la sécurité intérieure du territoire puisqu'il disposait des forces de gendarmeries - avec l'accord du haut commissaire, néanmoins. Enfin il avait seul l'initiative des projets à soumettre à la chambre des députés. Exécutif décentralisé, le conseil de gouvernement exerçait de multiples attributions: établissement du projet de budget, exécutions des délibérations de la chambre, gestion des affaires territoriales, direction des administrations relevant de sa compétence. Et c'était en son sein que son président exerçait le pouvoir réglementaire dans toutes les matières qui n'étaient pas expressément dévolues à une autre autorité. Le haut commissaire, représentant de la République, nommé par décret en Conseil des ministres, détenait quant à lui des attributions encore importantes, mais strictement délimitées. Il n'était plus chef du territoire ni, sur le plan protocolaire, le premier personnage du territoire, au profit du président du conseil de gouvernement. Ce régime d'autonomie déjà fort éloigné de la décentralisation des collectivités territoriales de droit commun fut encore accru par la loi du 3 janvier 1968. La chambre des députés reçut la liberté de déterminer ellemême le nombre, le mode d'élection ainsi que les incompatibilités de ses membres, au lieu et place du législateur. Son éventuelle dissolution pouvait dorénavant être prononcée par décret à la demande non plus du haut commissaire mais du président du conseil de gouvernement. Elle devait fixer ellemême les conditions de mise en jeu de la responsabilité politique du conseil de gouvernement devant elle, là aussi à la place du législateur. La réforme faisait aussi évoluer de manière
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importante la répartition des compétences, la compétence territoriale devenant de droit commun - nombre de matières y faisant d'ailleurs leur entrée - et la compétence de l'État faisant l'objet d'une énumération limitative. Le président du conseil de gouvernement, quant à lui, bénéficiait d'un surcroît de pouvoir et devenait une véritable autorité administrative. Au pouvoir réglementaire dont il disposait déjà venaient s'ajouter de nouvelles prérogatives en matière de tutelle des collectivités locales et de représentation des intérêts du territoire auprès du haut commissaire et du gouvernement de la République. Il recevait le pouvoir de demander, au même titre que le haut commissaire, l'annulation pour illégalité des actes de la chambre des députés, et pouvait désormais seul demander sa dissolution au Gouvernement. De plus, il disposait désormais librement de la garde territoriale. Le haut commissaire, pour sa part, voyait ses pouvoirs amputés sur plusieurs plans: il ne pouvait plus assister aux séances du conseil de gouvernement ou de la chambre des députés, il ne pouvait plus proposer à Paris la dissolution de la chambre, enfin les matières de la compétence de l'État, donc de sa compétence, faisaient désormais, on l'a dit, l'objet d'une énumération limitative, alors que la catégorie des matières de compétence mixte disparaissait, pour l'essentiel absorbée par la compétence territoriale. Il conservait néanmoins des compétences importantes, notamment dans le domaine de la tutelle.31 On le constate, le statut du territoire des Comores - qui accéda à l'indépendance, hormis l'île de Mayotte, en 1975, dans
des conditions controversées32 - mettait en œuvre un régime 31. Th. FLOBERT,op. cil., p. 434 à 453. A. MEUNIER,« Le statut politique et juridique de l'archipel des Comores de l'annexion à l'autonomie restreinte (1912-1968 », Penant, 1970, p. 442 à 454. 32. La chambre des députés des Comores proclama unilatéralement l'indépendance du pays le 6juillet 1975 pour éviter l'organisation par Paris d'une consultation d'autodétermination dont les résultats auraient été décomptés île par île, permettant ainsi à Mayotte de demeurer, elle, territoire français. Voir
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d'administration locale fort éloigné de la « libre administration» caractérisant la décentralisation de droit commun, et évoquant plutôt la situation d'une entité fédérée, notamment par l'ampleur de la compétence d'auto-organisation - l'un des caractères du fédéralisme reconnue aux institutions locales. Cette compétence d'auto-organisation ne devait d'ailleurs retrouver une telle ampleur dans aucun des statuts ultérieurs des autres territoires d' outre-me~3, que ce soit celui du Territoire français des Afars et des Issas de 196734,ceux de la Nouvelle-Calédonie de 197635et de la Polynésie française de 197736puis de 198437, dont certains s'avérèrent pourtant plus audacieux sur d'autres plans. De l'analyse de ces divers statuts se dégage une image assez précise d'un régime d'administration locale inconnu de la Constitution mais bel et bien explicitement mis en œuvre par le législateur, sous des formes variables, au profit de la plupart des territoires d'outre-mer: un régime d'autonomie. Cette autonomie à la française présentait les caractères suivants: - les organes territoriaux recevaient un certain pouvoir d'auto-organisation, selon une large palette de procédés allant de la simple obligation constitutionnelle de consulter l'assemblée territoriale intéressée avant toute modification de
Th. MICHALON,« Mayotte et les Comores. Droit des peuples à disposer d'euxmêmes et boulet diplomatique », Le Monde diplomatique, décembre 1984 ; O. GORIN, « Mayotte ftançaise: aspects internationaux, constitutionnels et militaires », in O. GORIN et P. MAURICE(dir.), Mayotte, Centre d'Études administratives et Centre d'Études et de Recherches en relations internationales et géopolitiques de l'océan Indien, Université de La Réunion, 1992, p. 155 et s. 33. Pour une présentation synthétique, voir Th. MICHALON,« La République ftançaise, une fédération qui s'ignore? », op. cit., p. 679-680. 34. Loi n° 67-521 du 3 juillet 1967. 35. Loi n° 76-1222 du 28 décembre 1976. 36. Loi n° 77-772 du 12juillet 1977. 37. Loi n° 84-820 du 6 septembre 1984.
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l'organisation du territoire38(donc, par extension, des règles de droit particulières qui y seraient en vigueur) jusqu'aux dispositions extrêmement audacieuses adoptées, on vient de le voir, en faveur de la chambre des députés des Comores; - pour être applicables dans les territoires d'outre-mer, les lois et décrets spécifiques à chaque territoire devaient, de manière générale, faire l'objet, en plus de leur publication au Journal Officiel de la République française, d'une promulgation et d'une publication spéciales dans le Journal Officiel local par le représentant de l'État dans le territoire intéressé; - les organes des territoires d'outre-mer étaient inspirés de ceux d'un État, selon un agencement proche d'un régime de type parlementaire, l'assemblée élisant un chef de l'exécutif distinct de son président, qui sollicitait ensuite un second vote d'investiture en faveur de l'équipe des ministres qu'il présentait, laquelle pouvait être renversée par une motion de censure; - la loi effectuait au profit des autorités territoriales un transfert massif de compétences allant bien au-delà de ce que connaissent les simples collectivités décentralisées, en dressant une liste limitative des compétences conservées par l'État et en énonçant le principe selon lequel toutes les autres matières relevaient des autorités territoriales... y compris certaines matières normalement législatives car figurant dans l'article 34 de la Constitution, par exemple la détermination de certaines peines privatives de liberté, ou la fixation des impositions, de leur assiette, de leur taux et de leurs modalités de recouvrement. Néanmoins les délibérations adoptées dans ces matières demeuraient soumises au contrôle de légalité par le représentant de l'État et le tribunal administratif car elles conservaient la valeur d'actes administratifs; - la loi portant statut d'un TOM organisait fréquemment une consultation obligatoire par l'État des organes du territoire lors 38. L'article 74, première manière, de la Constitution prévoyait que 1'« organisation particulière» des territoires d'outre-mer soit « définie et modifiée par la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée. »
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de la présentation de mesures législatives ou réglementaires intervenant dans des matières demeurées de sa compétence, et permettait à l'assemblée territoriale d'adopter des vœux tendant soit à étendre des lois ou règlements du droit commun, soit à abroger ou modifier les dispositions applicables au territoire; - les organes territoriaux recevaient souvent la possibilité de se doter d'un système répressif propre, l'assemblée pouvant assortir les infractions aux règlements qu'elle édicterait de peines d'emprisonnement et d'amendes, et le président du gouvernement territorial recevant la responsabilité de la sécurité intérieure du territoire et disposant, dans ce but, d'une garde territoriale; - les territoires d'outre-mer jouissaient traditionnellement d'une large autonomie fiscale et douanière, héritée du régime colonial: il n'était perçu localement ni impôts d'État ni droits de douane d'État mais uniquement des impôts et droits de douane établis par les autorités territoriales et perçus au profit du territoire, des communes, et éventuellement d'autres collectivités territoriales, comme les provinces de NouvelleCalédonie; - les autorités territoriales pouvaient choisir les «signes distinctifs» du territoire, c'est-à-dire un drapeau et un hymne, lui permettant, selon la formule du législateur, de « marquer sa personnalité dans les manifestations publiques et officielles aux côtés des emblèmes de la République »39; - les autorités du territoire, et singulièrement le chef de l'exécutif, étaient associées de manière consultative aux relations internationales qu'entretient la République avec les États étrangers de la région, pouvaient faire des propositions en la matière et participer aux négociations; - à l'inverse des départements d'outre-mer, les territoires d'outre-mer ne faisaient pas partie de la CEE, devenue Union 39. Loi du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française, article 1er, alinéa 5.
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européenne, mais figuraient, en annexe au Traité, sur la liste des «Pays et Territoires d'outre-mer» faisant l'objet d'un régime spécial d'« association» défini par le traité et ayant pour but de favoriser leur développement économique: exemption de droits de douane à l'entrée dans la Communauté de produits non transformés originaires de leur territoire, mais liberté de frapper localement de droits et de quotas les produits venant de la Communauté; absence d'obligation aux autorités locales de favoriser sur leur sol l'implantation d'entrepreneurs de la Communauté; bénéfice des financements et des mécanismes de garantie de prix (Sysmin et Stabex) accordés aux pays dits ACP par les accords successifs dits de Lomé; - les territoires d'outre-mer jouissaient, non pas comme on l'écrit parfois d'une « vocation à l'indépendance », mais d'une procédure d'autodétermination. Le Conseil constitutionnel a, en effet, dans sa décision du 30 décembre 1975 sur l'affaire des
Comores 40,
incorporé dans notre droit constitutionnel la
«doctrine Capitant », consistant à interpréter l'article 53 alinéa 3 de la Constitution (