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Le Grand Concours « Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue françoise et la durée vraisemblable de son empire »
FAUX TITRE 257
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Le Grand Concours « Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue françoise et la durée vraisemblable de son empire » par
J. C. Schwab Conseiller de Cour et Secrétaire intime de S. A. S. Le Duc de Wirtemberg Cet ouvrage a remporté le prix décerné par l’Académie Royale des Sciences de Berlin, le 3 juin 1784, Concurremment avec le Discours de M. de Rivarol.
Traduction de
Denis Robelot Étude et présentation des textes Par
Freeman G. Henry
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005
The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 90-420-1924-7 Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2005 Printed in The Netherlands
TABLE DES MATIÈRES
FREEMAN G. HENRY Avant-Propos vii Schwab / Robelot / Rivarol : une étude 1 DENIS ROBELOT Avertissement du traducteur 59 JOHANN CHRISTOPH SCHWAB Lettre sur la traduction 63 Préface 67 « Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue françoise et la durée vraisemblable de son empire » (Traduction de Denis Robelot) 77 Preuves et Éclaircissemens 145 DENIS ROBELOT Observations du traducteur sur l’universalité de la langue françoise au moyen âge 213
Page laissée blanche intentionnellement
AVANT-PROPOS
Pour le chercheur il y a peu de satisfactions qui dépassent celle de remettre au jour un ouvrage que le temps a oublié injustement. La publication d’une nouvelle édition de la Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue françoise et la durée vraisemblable de son empire de Johann Christoph Schwab (1784), traduction de Denis Robelot (1803), donne ainsi une satisfaction particulière. Désormais, le lecteur de langue française aura la possibilité de prendre directement connaissance d’un ouvrage qui, au-delà de sa richesse linguistique et culturelle, a la valeur d’un document historique. Il s’agit en réalité de deux textes écrits à deux moments décisifs de l’histoire de deux pays voisins : 1) l’Allemagne des années 1780 qui recherche son identité politique et intellectuelle à l’ombre de la France de Louis XIV et de Voltaire, et 2) la France d’entre deux siècles, convalescente mais avide de se rétablir et de retrouver la grandeur d’un passé légendaire. En outre, il s’agit aussi de compléter un projet de rectification historique concernant Schwab et Antoine de Rivarol. A la différence de ce que dit la tradition, c’était l’ouvrage de Schwab qui, initialement, a été primé par le jury du concours de l’Académie des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin (1782/1784), tenu sous les auspices de Frédéric II de Prusse. Ce fait n’est pas un secret pour ceux qui ont étudié la question : Jürgen Storost, Gerda Haßler, Ferdinand Brunot, Théodore Suran, parmi d’autres. Mais comment apprécier pleinement les apports de Schwab et de son traducteur sans pouvoir recourir aux textes ? La présente édition comble ce vide. L’étude qui l’accompagne est une mise au point qui permet au lecteur de nos jours d’interpréter événements et concepts à la lumière d’une époque historico-culturelle préalable. En ce qui concerne la réalisation de ce projet, je tiens à exprimer ma gratitude à plusieurs personnes dont l’assistance a été indispensable. Je remercie Michael Brantley et Sarah Buck qui m’ont aidé à saisir le texte. Je suis également redevable à Katja Goblirsch, à Michael Beurstner, à Kathleen Ross et à Mark Beck d’avoir prêté leur
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expertise linguistique, ainsi qu’à Mme Annie Duménil qui a offert des conseils d’ordre stylistique. En s’occupant de l’acquisition du texte photocopié, Teaka Davis m’a rendu un très grand service. Pour des renseignements sur Denis Robelot, l’ancien chanoine de Dijon, je remercie bien sincèrement Monseigneur Coloni et l’archiviste diocésain de l’Evêché de Dijon, Mme Eliane Lochot des Archives de la Ville de Dijon et Mme Martine Chauney-Bouillot des Fonds Bourgogne. D’un caractère plus général, ma gratitude s’étend aussi au personnel des bibliothèques où j’ai pu me documenter : La Bibliothèque Thomas Cooper de l’Université de Caroline du Sud, la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, et surtout la Bibliothèque Nationale de France (site François-Mitterand). Freeman G. Henry
SCHWAB / ROBELOT / RIVAROL : UNE ÉTUDE A la mémoire de Simon Belasco
Un projet problématique ? Pourquoi voudrait-on délivrer des prises de l’oubli la traduction faiblement disséminée et vieille de deux siècles d’un ouvrage allemand mal connu dans son propre pays, une traduction qui, en même temps, porte atteinte à une figure historique légendaire de l’Hexagone ? Pourquoi reprendre d’ailleurs une traduction de la part d’un prêtre inconnu qui quitta son pays en temps de crise et s’installa chez le peuple destiné à se faire dans les siècles à venir l’adversaire le plus redoutable de la France ? La réponse, en dépit du réquisitoire qui semble s’énoncer contre cette entreprise, est liée à un redressement que le temps même paraît imposer. C’est ce que Gérald Antoine, recteur et membre de l’Institut, souligna récemment devant une assemblée pour laquelle l’avenir de la langue française est d’un intérêt “capital”. Antoine fut invité en 2000 à intervenir lors d’une séance de l’Association Culturelle des Administrations Financières sur le thème des défis que la modernité
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posait à la langue française face au millénium naissant. Il commença ses propos ainsi : “L’ère de ‘l’universalité de la langue française’ est révolue. Nous sommes entrés dans celle de l’universalité de la langue anglaise”. Cette déclaration candide le mena à des observations qui remontent au dix-huitième siècle et qui comprennent une rectification longue à venir : Soyons plus précis : le français n’est plus la langue de communication partout entendue et reconnue, y compris dans les domaines des sciences, des techniques, de l’économie — c’est-à-dire les secteurs-clés de la civilisation moderne. Il a cédé la place à l’anglais. Longtemps titulaire d’une chaire d’histoire de la langue en Sorbonne, je peux bien recourir à une référence historique. Cette perte de crédit du français se situe dans le droit fil de l’évolution, telle que l’avait dessinée J.-C. Schwab, de Stuttgart, lauréat du Prix de l’Académie de Berlin, ex-aequo avec le Français Rivarol en 1784. La dite Compagnie avait mis au concours un sujet resté gravé dans les mémoires : “L’Universalité de la langue française”. Je relève au passage une incorrection non point grammaticale, mais morale, trop habituelle à nos compatriotes : nous faisons gloire à Rivarol de son brillant Discours ; mais nous faisons peser un silence opaque sur celui de Schwab, pourtant mis avec raison par le jury berlinois sur un pied d’égalité avec Rivarol et bientôt traduit en notre langue par un érudit chanoine de Dijon, Denis Robelot.
Ce n’est pas tout. Antoine a encore un mot à dire à ce sujet. Pour ce faire, il cite la traduction rarissime de Robelot. C’est la conclusion augurale de Schwab qui l’intéresse surtout, c’est-à-dire là où Schwab estime le potentiel de l’anglais comme concurrent futur du français en tant que “langue universelle”. “Ceci ne doit s’entendre que de l’Europe, écrivit Schwab à la fin du règne de Frédéric II de Prusse ; car la langue angloise peut, en suivant le rapport des accroissemens de l’Amérique septentrionale, y acquérir un empire prodigieux”. Antoine constate et l’acuité et la validité du présage. Il exprime ses propres conclusions sans équivoque. “Eh bien, avoue-t-il, un peu plus de deux cents ans se sont écoulés et nous voici, presque à tous égards mais surtout au dernier, dans l’exacte situation que Schwab avait présentée à titre d’hypothèse” (Antoine : 2000).
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Un historique Voilà déjà une justification, à côté de laquelle se dresse tout un historique. S’agit-il d’un “complot de silence” comme celui que manifesta la communauté scientifique française suite à la parution de l’œuvre de Darwin De l’origine des espèces ? Ce serait une fiction. Si les conclusions d’Antoine ne sont pas “universellement” partagées1, il serait faux de laisser entendre que l’ouvrage de Schwab et la traduction de Robelot fussent cachés, systématiquement, par qui que ce soit. Comme on le verra, ce fut plutôt le hasard ainsi que des circonstances politiques et culturelles — des deux côtés du Rhin — qui s’unirent pour perpétuer une mythologie qui vénère Rivarol seul. Il faut admettre aussi que depuis bien des décennies on dispose d’un moyen de découvrir la vérité : la célèbre Histoire de la langue française des origines à nos jours qu’élabora Ferdinand Brunot entre 1916 et 1938 et que l’on peut trouver dans toutes les bibliothèques universitaires ainsi que dans bien des bibliothèques municipales. C’est le huitième tome qui recèle tous les renseignements nécessaires, y compris une comparaison analytique des essais de Rivarol et de Schwab. Voici ce qu’écrit Brunot : Le moment est venu de porter un jugement, après l’Académie de Berlin et divers éditeurs et critiques, sur les deux ouvrages qui remportèrent le prix. Le succès de Rivarol fut grand, en France surtout, cela se comprend. Le fait qu’un Français avait été primé ajoutait à l’orgueil qu’on éprouvait déjà que Berlin eût mis pareille question au Concours. […] Je suis souvent revenu à ces deux ouvrages. Le premier [celui de Rivarol], chef-d’œuvre d’un illusionniste, qui emplit les yeux, sans rien ou presque rien montrer de solide et qui reste à l’esprit, mais si brillant de couleur, si heureux de forme que l’esprit critique a besoin de se ressaisir pour y démêler les paradoxes et les vérités, laisse, si on n’en retient presque rien, la sensation d’un
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Serres, membre de l’Académie Française, dispute dans une interview dans Contemporary French Civilization, par exemple, l’universalité de la langue anglaise en France. “L’anglais tel que les journaux français le parlent est un anglais faux, insiste Serres. Lorsque tel journal dit tel mot et que je le fais voir à mes collègues américains, ils ne comprennent pas. Donc ce n’est pas l’anglais qui est introduit en France, c’est le latin de Molière. Le latin de Molière n’était pas du latin; c’était une langue spéciale pour faire croire aux ignorants qu’on est plus fort qu’eux” (Giusti 1996 : 116).
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Le Grand Concours art prestigieux. L’autre [celui de Schwab], œuvre de science et de conscience, sans éclat, sans entrain, mais si riche d’idées et de faits qu’on ne le relit jamais, même après avoir spécialement étudié le sujet à la lumière de nos connaissances actuelles, sans y découvrir quelque fait ou quelque aperçu bons à retenir, qui non seulement commandent l’estime, mais demeurent utiles à la recherche et à la méditation. […] En face de Rivarol, type de l’homme du monde, Schwab représente le professeur allemand dont la science s’est acquis un si bon renom dans l’univers (Brunot 1916-1938, VIII : 889, 901-902, 900, respectivement).
Du nouveau Voilà une deuxième justification. Il y en a d’autres. L’appréciation de Brunot et la confirmation d’Antoine prêtent appui aux efforts d’un petit nombre de chercheurs qui examinent à nouveau la dynamique politico-sociale de la France par rapport au statut de l’idiome national à de diverses époques. Parmi ceux qui se concentrent sur le Siècle des Lumières, on doit citer le Beiträge zum französischen Sprachbeßtsein im 18. Jahrhundert de René Piedmont (1984). A côté de celui-ci se rangent trois travaux, en trois langues différentes, qui s’occupent spécifiquement de la question Rivarol / Schwab : “Antoine de Rivarol und Johann Christoph Schwab pari passu : Zwei Stellungnahmen zur Universaität der französischen Sprache” (1978) de Hans Helmut Christmann ; “La discussion sur l’universalité de la langue française et la comparaison des langues : une rupture épistémologique” (2001) de Gerda Haßler et une étude que nous avons publiée dans la French Review en 2003, “From the First to the Fifth Republic : Antoine de Rivarol, Johann Christoph Schwab, and the Latest Lingua Franca”2. Les trois études constatent, indubitablement, l’oubli “injuste” de Schwab devant la persistance du mythe de Rivarol. Pour souligner jusqu’à quel point et jusqu’à quel moment cette attitude a persévéré, Haßler cite un livre de Claude Hagège dont le titre suggère une optique “universelle”, Le français et les siècles. “C’est en 1783 que le célèbre Discours sur l’universalité de la langue française valut à 2
Nous remercions la direction de la French Review de nous avoir donné la permission de reproduire ici, sous une forme bien différente, quelques-uns des renseignements présentés dans l’article cité ci-dessus.
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Rivarol le prix de l’Académie des sciences et lettres de Berlin, écrit Hagège. […] Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, il faudrait, selon bien des apparences, remplacer ‘française’ par ‘anglaise’ et ‘de l’Europe’ par ‘du monde’” (Hagège 1987, in Haßler 2001: 15-16). Alors si en 1987 Hagège était bien conscient de la montée de l’anglais dans l’arène linguistique internationale, le nom de Schwab ne figure aucunement dans ses considérations, comme le signale Haßler. Pour être juste, pourtant, on doit ajouter que son livre parut avant la publication en 1994 du tome qui devait élargir la perspective, celui de Jürgen Storost : Langue française — Langue universelle ? Die Diskussion über die Universalität des Französischen an der Berliner Akademie der Wissenschaften, zum Geltungsanspruch des Deutschen und Französischen im 18. Jarhundert. Non seulement Storost a le mérite de présenter le contexte historique du concours, y compris les circonstances menant au partage du prix, à la suite de sa consultation des archives de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Berlin et muni des analyses de Brunot et des exposés de Piedmont, mais il a pu ou reproduire ou reconstruire les essais des autres concurrents. Le livre étant en allemand, Storost a eu la bonne volonté de fournir aux lecteurs d’outre-Rhin un résumé en français, dont voici des extraits : A l’exception des réponses du comte de Rivarol et de Schwab, couronnées par le prix académique et souvent imprimées, on publie ici les textes non primés en observant strictement les graphies des manuscrits originaux conservés dans les archives de l’Académie de Berlin, dans la mesure où ils sont lisibles. Les dégâts causés par l’humidité ont en effet quelquefois anéanti presque totalement les feuilles. […] En ce qui concerne l’avenir du français comme langue universelle, 8 voix se prononcent pour, et dix autres contre, dont 8 voix pour l’allemand, une voix pour le russe, une autre sans précision de langue. […] La France était très fière qu’une académie étrangère ait proposé un concours concernant sa langue. Et le travail de Rivarol, pure apologie du français, y est encore aujourd’hui considéré comme point culminant du développement de la langue française. Cependant la majorité des membres de la Classe des BellesLettres de l’Académie de Berlin se prononcèrent d’abord pour la réponse de Schwab, professeur de Philosophie à Stuttgart. Ce n’était que par suite de l’intervention personnelle du prince Henri, frère de Frédéric, que l’Académie dut partager le prix ex aequo. […] Donc ce qui est de nouveau dans cet ouvrage c’est la publication soigneuse des réponses d’après les manuscrits originaux, ce sont les attributions des auteurs ;
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Le Grand Concours c’est surtout la preuve du lien entre la discussion de l’universalité de la langue française et le problème de la langue allemande en Prusse. La langue allemande finit par devenir la langue de communication et de publication de l’Académie. Le concours sur l’universalité de la langue française de 1782/1784 s’est avéré le début du déclin de cette langue. La mort du roi [Frédéric II] survenue peu de temps après a enlevé le dernier frein qui empêchait encore la victoire définitive de la langue allemande. L’histoire de la conscience linguistique allemande au 18e siècle doit prendre connaissance de la fertilité de cette discussion en faveur de l’allemand en Allemagne (Storost 1994 : 432433).
Au-delà de la politique à la cour du francophile inébranlable Frédéric II, Storost fait comprendre que la portée de cet événement dépasse de loin celle d’un concours académique usuel : il est question d’identité nationale, de relations internationales et de révisonnisme historique. Storost fait voir deux nations face à face, l’une en voie de développement et l’autre qui s’efforce de maintenir le prestige culturel et linguistique dont elle jouit depuis le dix-septième siècle. Ainsi s’agit-il d’un drame politique dans lequel l’ouvrage de Schwab joue un rôle principal et la traduction de Robelot fonctionne comme billet d’entrée pour le francophone. En outre, les rapports Schwab / Robelot s’étendent sur bon nombre d’années. La traduction de Robelot en 1803 comprend des “preuves et éclaircissements” d’une érudition extraordinaire rédigés après coup, une lettre où Schwab se lamente sur la dégénérescence barbare de la Révolution française, aussi bien qu’un long essai en appendice de la part de Robelot sur le statut de la langue française au moyen âge. La Dissertation sur les causes de l’universalité de la langue françoise et la durée vraisemblable de son empire de Johann Christoph Schwab, telle que Robelot la présente, constitue ainsi un document historicolinguistique né au dix-huitième siècle mais qui donne sur un dixneuvième siècle tout prêt à frayer, en France et en Allemagne, des chemins politiques et intellectuels divergents.
L’Académie de Frédéric II L’histoire de l’Académie de Berlin date du début du dixhuitième siècle. Ayant fondé l’Académie de sculpture et
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d’architecture en 1691 et l’Université de Halle en 1694, Frédéric Electeur de Brandebourg, de concert avec le célèbre philosophe et mathématicien Wilhelm Gottfried Leibniz, entreprit en 1700 l’établissement de la Société des Sciences. Frédéric tenait à ce que l’Allemagne suive l’exemple de la France (Académie française, 1635, Académie des inscriptions, 1663, Académie royale des sciences, 1666) et de l’Angleterre (Académie royale des sciences, 1660). Les institutions françaises lui servaient surtout de modèle. Les quatre “classes” de son académie devaient héberger sous un seul toit toutes les disciplines des académies de France : physique et médecine, mathématiques, philologie, histoire d’Allemagne. L’état de perfection qu’avait atteint la langue française lui servait aussi de mobile. Dans le Diplôme de Fondation, Frédéric ne cacha pas son émulation : “Une chose encore qui nous a paru importante, c’est que la Société employât ses soins & son étude à maintenir & perfectionner la pureté, l’abondance & l’élégance de la langue du Païs, pour donner à cet égard un nouveau lustre à la gloire du nom Allemand”. (C’est Jean Henry Samuel Formey [1750], Secrétaire perpétuel de l’Académie sous Frédéric II qui nous fournit ce document dans son œuvre essentielle, Histoire de l’Académie royale des sciences et belles lettres : 7). C’est ce même but, relate Formey, qui mena Frédéric à charger la Société d’une tâche déjà accomplie en France. “En 1711, écrit le Secrétaire, le Roi fit proposer à la Société l’exécution d’un ouvrage, qui n’a pas eu lieu. C’était de publier un Dictionnaire Allemand, sans doute dans le goût de celui de l’Académie Françoise. On promit de se mettre d’abord à l’Ouvrage ; je ne sais s’il y eut quelques matériaux rassemblés, ni pourquoi on abandonna ce travail” (Formey 1750 : 38). On peut découvrir une raison plausible dans l’intervention du sort. Deux ans plus tard, la mort devait éteindre les nobles aspirations du roi — et son successeur ne voyait nullement les choses de la même manière. Formey décrit avec justesse et compassion le caractère néfaste des événements : La mort du Roi Frédéric I. Père & Protecteur de la Société, qui arriva le 25 février 1713, fut un vrai coup de foudre pour elle. Personne n’ignore que le Règne de son Successeur ne fut point favorable aux sciences. Ce monarque occupé de vuës toutes différentes, & uniquement attentif à régler ses finances, & à former des Troupes nombreuses & bien disciplinées, crût que tout ce qu’on
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Le Grand Concours appelle Savoir & Etude, n’était que spéculations creuses, & tems perdu pour le bien public. Se livrant donc à ce préjugé, […] il ne jeta pas d’abord des regards fort favorables sur un Corps aussi étranger à ses desseins, & peu s’en fault qu’il ne le supprimât entierement (Formey 1750 : 38-39).
Avec le temps, cette attitude antiscientifique et insulaire aurait des conséquences pour le troisième enfant et fils aîné de FrédéricGuillaume Ier. Né à Berlin le 12 janvier 1712, le futur Frédéric II de Prusse fut élevé à la française, selon le protocole établi par son grandpère. Deux protestants venus de France furent chargés de son instruction : Mme de Rocoulle, l’ancienne gouvernante du père, et Jacques Egide Duhan de Jadun, un précepteur éprouvé d’une superbe érudition qui devait servir de guide et de compagnon au prince. De plus, l’éducation militaire de Frédéric ne fut pas onéreuse, grâce aux qualités intellectuelles des officiers qui s’en occupèrent, le général Graf von Finckenstein et le colonel von Kalckstein. Profitant pleinement de ses leçons, le jeune Frédéric se présentait bientôt comme un enfant charmant et bien instruit. Cette formation “classique” largement louable connut des anomalies regrettables, pourtant. Le père avait défendu à Frédéric l’apprentissage du latin, une déficience destinée à hanter le fils le reste de ses jours. En outre, étant donné le rôle prépondérant du français dans son instruction, le prince finit par connaître très imparfaitement la langue de son pays, l’allemand3. Encouragé par sa sœur Wihelmina et son précepteur, l’adolescent découvrit les œuvres intellectuelles et spirituelles de la France. Son intelligence se développa rapidement et, orienté par ses lectures, il nourrit un esprit mondain qui l’éloigna de la religion. Ce fut à cette époque qu’il commença et à signer “Frédéric le philosophe” et à accumuler en secret les livres qui, à la longue, constitueraient une bibliothèque personnelle de premier ordre. Quant 3
Pour l’histoire biographique de Frédéric II de Prusse, nous renvoyons le lecteur à l’étude ultra-complète de Theodor Schieder (1983), Friedrich der Grosse : ein Konigtum der Widerspruche et à celle de G. Rigollot (1875), Frédéric II philosophe, lesquelles nous suivons dans nos propos. Si le premier texte s’avère d’une autorité bien supérieure, le second a le mérite d’avoir été écrit au moment où la France intellectuelle redécouvrait la personne et l’époque de Frédéric II après de longues années de méconnaissance dominées par les opinions adverses de certains romantiques tels que Chateaubriand et Lamartine.
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aux rapports avec le père, ce changement d’attitude ne manqua pas d’amorcer un antagonisme fâcheux. Le père, austère, sévère même dans ses croyances religieuses, ne cacha point son mécontentement. Les disputes et les coups ne rendirent le fils que plus rebelle. De plus en plus impétueux et osé, Frédéric se fit compromettre dans un imbroglio international. Le projet du père d’arranger un double mariage de convenance politique qui unirait Frédéric et la princesse Amalia d’Angleterre, d’une part, et sa fille (Wihelmina) et le prince de Galles, d’autre part, irritait des factions adverses à Berlin. Frédéric, cherchant à intervenir, tint des négociations clandestines avec l’Angleterre et entra en contact avec la cour de France. Lorsque l’affaire tourna mal, il essaya de fuir le pays la nuit du 4-5 août 1730. Les hommes du roi guettaient. Le prince fut reconduit et incarcéré dans la forteresse de Custrine avant d’être convoqué devant un conseil de guerre. Son complice, le lieutenant Hans Hermann von Katte, fut condamné à mort. Comme expiation, Frédéric dut assister à son exécution. Le prince prétendant comprit enfin. Il fallait obéir et attendre. Il s’acquitta régulièrement et effectivement des fonctions administratives imposées par son père. Pour se délivrer de Custrine, où la langue française lui fut défendue, il consentit à épouser ElisabethChristine de Brunswick-Wolfenbuttel. Ainsi libéré, il s’installa en 1836 à Rheinsberg, qui devint pour lui une première académie. Il s’entoura d’une coterie d’hommes instruits et se consacra aux arts, à la science, à la philosophie. Ce fut alors qu’il initia sa correspondance avec Rollin, Maupertuis, Fontenelle et Voltaire, tout en rêvant des possibilités que devait présenter Berlin… Le prince ne dut pas attendre longtemps. Frédéric-Guillaume Ier mourut le 31 mai 1740. Le projet de renouvellement de l’ancienne Société des Sciences fut une priorité pour le nouveau roi. Il cherchait surtout à attirer une figure éminente pour remplir les fonctions de président. Ce fut alors que Maupertuis, le savant et mathématicien français qui avait introduit le newtonianisme en France, vint à Berlin. La proposition fut abordée alors, mais il restait des détails à résoudre et surtout la réorganisation formelle de la Société à accomplir. Deux ans passèrent. Le 13 novembre 1743 une commission fut nommée. Celle-ci établit l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Prusse. Le nouveau Règlement, signé par Frédéric lui-même, laisse
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peu de doute en ce qui concerne les sources inspiratrices de l’institution remaniée. Les travaux de cette académie […] embrassent tous les objets que se proposent les Sociétés, & Académies des Sciences, des Inscriptions & des Belles Lettres de Paris et de Londres, & […] ils s’étendent à toutes les autres Sciences & Arts, à l’Histoire tant ancienne que nouvelle, spécialement à celle de nos Etats & de l’Empire d’Allemagne, aussi bien qu’à la conservation de la Langue Allemande dans toute la pureté qui lui convient (Formey 1750 : 66).
L’Académie fut divisée de nouveau en quatre Classes : (1) Physique, (2) Mathématiques, (3) Philosophie (métaphysique, morale, etc.), (4) Philosophie (littérature, histoire générale, histoire du pays, etc.). Moyennant la satisfaction des exigences intellectuelles imposées par chaque discipline, on s’engagea à admettre sans préjugé à l’Académie des représentants de toute classe sociale, y compris des étrangers, les membres ordinaires devant habiter Berlin. Pour assurer la dissémination des travaux, il fut convenu que l’Académie publierait chaque année un volume de mémoires en trois langues: le français, l’allemand et le latin. L’article XX créa le concours annuel: Le Directoire donnera annuellement un prix de 50. Ducats, pour être ajugé à celui qui aura le mieux travaillé sur quelque matiere importante & utile au Païs, tirée des Sciences ou de la Litterature : & le Problême sera annoncé dans les Gazettes. On invitera specialement les Savans étrangers à travailler sur les sujets proposés, mais on recevra pourtant les pieces des Savans du Païs, & même celles des Membres de l’Académie. Les Pieces qui auront été envoyées pour le Prix, seront luës dans une Assemblée générale de tous les Membres, qui se tiendra annuellement pour cet effet, on déclarera publiquement celle à laquelle le Prix doit être ajugé.
Bien qu’il n’y eût pas mention de la possibilité de primer deux travaux d’un mérite égal, quarante ans avant le concours où Rivarol et Schwab entreraient en compétition, on établit la stipulation justificatrice sur laquelle baser le partage du prix. L’esprit hospitalier de la commission fut admirable. L’article XX se termine ainsi : “[…] l’on observera cette Régle ; c’est que si deux Dissertations, l’une d’un Savan étranger, & l’autre d’un Savan du Païs, se trouvent avoir degre
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égal de solidité & de beauté, on donnera toujours la préference à celle de l’Etranger” (Formey 1750 : 73-74). La première assemblée générale se tint le 23 janvier 1744. Le sujet du premier concours, l’électricité, fut annoncé en 1745 et fut régi sous les auspices de la Classe de Physique. L’ouvrage du gagnant, M. Waitz, fut primé l’année suivante. Cette même année, 1746, encore un autre remaniement fut entrepris. Maupertuis fut installé comme président le 3 mars. Frédéric, voyant que celui-ci serait freiné dans ses fonctions par le règlement de 1743, en dressa un nouveau qui donna toute autorité au président, qui reconnut plus amplement les arts et les lettres et qui créa des liens plus étroits entre les Classes. Pour ce faire, Frédéric refaçonna deux d’entre celles-ci, établissant la Classe de Belles Lettres et, ce qui surprit, la Classe de philosophie spéculative (article I). De plus, l’article XIX apporta des modifications au concours annuel. “L’Académie ayant destiné tous les ans un prix pour celui qui aura le mieux traitte [sic] le sujet qu’elle propose, les Membres ne pourront concourir. Le même jour auquel le Prix sera decerné, on indiquera le sujet pour l’année suivante” (Formey 1750 : 80). Non seulement la mesure excluant les membres servait à désamorcer des accusations éventuelles de parti pris, mais aussi elle empêcherait les membres de profiter de l’événement public pour étaler leurs opinions adverses et parfois acrimonieuses et de se faire attaquer par autrui. Si, par exemple, le président Maupertuis fut un adepte de Newton, bien des savants allemands ne le furent pas. En outre, la création de l’Académie avait provoqué un conflit avec les universités allemandes qui tenaient à se faire voir comme centres des progrès intellectuels4. Ce fut le cas de Halle où le philosophe Christian Wolff formalisait le rationalisme de Leibniz devant tant d’étudiants enthousiasmés. Le concours de l’année suivante (1747) sert d’exemple. Le prix fut remporté par Johann Heinrich Gottlob Justi. Mais l’Académie refusa de publier dans son entier sa dissertation sur le système des monades parce que l’auteur, dans la première partie de l’ouvrage, critiqua outre mesure l’un des membres de l’Académie (Justi 1748 : “Avant-Dire”).
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Sur cette question, voir surtout l’étude de Wilhelm Dilthey (1927).
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Les concours se tinrent au rythme prévu jusqu’en 1750. Le prix et la médaille (ajoutée à partir de 1747) furent décernés à M. Fein en 1748 (dissertation sur le progrès des armes romaines en Allemagne) et à M. Pietsch en 1749 (dissertation sur la génération du nitre). Celui de 1750 fut renvoyé jusqu’à 1752, après lequel les concours seraient tenus à des intervalles moins réguliers. Ainsi les concours, pour lesquels les membres ne constituaient qu’un jury, existaient en marge des activités intellectuelles principales de l’Académie qui se réalisaient régulièrement dans des séances plénières où l’on offrait ses travaux à l’assemblée sous forme de mémoires à discuter et à publier dans le volume annuel. Etant donné les prédilections et l’expérience linguistique du roi, vu aussi le statut de langue véhiculaire dont jouissait la langue française dans le contexte de la soi-disant République des Lettres, il s’ensuit que le monarque allait vouloir imposer le français comme langue officielle de l’Académie. Cette action ne s’accomplit pas sans discussion pourtant. Christian Bartholmess, dans son excellente étude en deux tomes (Histoire philosophique de l’Académie de Prusse depuis Leibniz jusqu’à Schelling, particulièrement sous Frédéric-leGrand), ainsi que Brunot, analysent méticuleusement la démarche. Bartholmess aborde le sujet ainsi : “L’influence de Frédéric ne se faisait pas moins sentir dans le trait qui distingue son Académie de l’ancienne Société, c’est-à-dire dans l’usage de la langue française, remplaçant la langue latine. Ce changement surprit alors presque autant que la création d’une classe de philosophie [spéculative]. Il fallait de même l’excuser et le défendre : Maupertuis et Formey prirent ce soin plus d’une fois” (Bartholmess 1850, I : 172). Formey, comme historiographe et secrétaire perpétuel de l’Académie, inclut dans sa documentation le texte d’un discours sur les devoirs de l’académicien prononcé par Maupertuis devant l’Assemblée en 1746. Le président visa d’abord les vicissitudes d’une dispute culturelle, franco-allemande, au sein de la Compagnie, une polarisation qui se ferait ressentir tout au long du règne de Frédéric II. “Certaines gens ne sçauroient encore pardonner à un Auteur François [le père Bouhours], d’avoir refusé le Bel Esprit aux Allemans, commença Maupertuis : S’ils savoient mieux ce qu’on entend d’ordinaire par Bel Esprit, ils verroient qu’ils ont peu lieu de se plaindre. Ce n’est le plus souvent que l’art de donner à une pensee commune un tour sentencieux ; C’est, dit un des plus grands hommes
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de l’Angleterre [Bacon], l’art de faire paroître les choses plus ingenieuses qu’elles ne sont”. Puis le président présenta l’autre face du désaccord. “Quelques Auteurs Allemands se sont vengés en refusant à nos François la Profondeur & l’Erudition”. Enfin, il défendit la politique linguistique officielle — en tant que président, en tant que porte-parole de Frédéric II et en tant que Français : Mais si ces Auteurs entendent par l’Erudition qu’ils refusent aux François un fatras de citations Latines, Grecques, & Hebraïques, un style diffus & embarrassé, on leur sçaura gré de reproche, & l’on s’applaudira du défaut. Cette netteté de stile qui caractérise nos Auteurs dépend sans doute beaucoup du génie de notre langue ; & c’est ce qui l’a renduë en quelque maniere la Langue universelle de l”Europe. C’est ce qui fait qu’un Monarque dont le goût est le suffiage [sic] le plus decisif, la parle & l’ecrit avec tant d’elégance, & veut qu’elle soit la Langue de son Académie (Formey 1750 : 123-124).
Maupertuis, qui s’intéressait surtout au problème de la communication entre savants de toute nation, devait offrir son apologie de la langue française à plusieurs reprises, dans des revues et dans sa Dissertation sur les différents moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées. Bartholmess cite des passages saillants, celui-ci par exemple : L’utilité des académies ne se renferme pas dans les limites de chaque nation. Une académie possède de ces hommes destinés à éclairer le monde entier : toutes les nations doivent avoir part à leurs découvertes, et il faut les communiquer dans la langue universelle. Or, personne, je crois, ne refusera cet avantage à la nôtre, qui semble aujourd’hui plutôt la langue de l’europe entière que la langue des Français.
Ayant traité la langue latine de langue morte qui ne pouvait servir qu’à illuminer un passé déjà lointain, Maupertuis s’étend sur les attributs particuliers de la langue et de la culture françaises : Il se trouve encore, pour justifier le choix de notre langue, d’autres raisons qui ne sont pas moins fortes : ce sont la perfection de la langue même, l’abondance que nos progrès dans tous les arts et dans toutes les sciences y ont introduite, la facilité avec laquelle on peut s’y exprimer avec justesse sur toutes sortes de sujets, le nombre innombrable d’excellents livres écrits dans cette langue (Bartholmess 1850, I : 172-173).
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Voilà déjà, essentiellement, les raisonnements — historiques, linguistiques, culturels — tels que les élaborerait Rivarol une quarantaine d’années plus tard. Formey, pour sa part, ajouta des précisions qui seraient également exploitées par le comte. “La langue française est à peu près aujourd’hui dans le cas où était la langue grecque du temps de Cicéron, dit-il : on l’apprend partout, on recherche avec empressement les livres écrits en français, on traduit en cette langue tous les bons ouvrages que l’Allemagne ou l’Angleterre produisent ; il semble, en un mot, qu’elle soit la seule qui donne aux choses cette netteté et ce tour qui captivent l’attention et qui flattent le goût” (Formey, in Bartholmess 1850, I : 173). Frédéric, qui voulait se faire membre de l’Académie pour pouvoir y lire ses propres mémoires, visait les lecteurs éclairés du monde entier, tout comme les assemblées semblables en France et en Russie (d’ordinaire l’Académie de Saint-Pétersbourg publiait ses mémoires en français). D’ailleurs, la démarche n’était pas sans précédent en Allemagne. Leibniz lui-même, pour se défendre devant les théories de Locke et de Bayle, avait opté pour la langue française comme véhicule de communication internationale. Sa Théodicée ainsi que ses Nouveaux essais sur l’entendement humain furent rédigés en cet idiome. Le roi communiqua sa directive sans équivoque, en français : En employant le français, vous vous faites entendre partout. Par ce seul idiome vous vous épargnez quantité de langues qu’il vous faudrait apprendre, qui surchargeraient votre mémoire de mots, à la place desquels vous la pourrez remplir de choses ; ce qui est bien préférable. Vos mémoires se répandront par milliers d’exemplaires et auront des lecteurs parmi les hommes instruits de tous les pays ; vos idées se partageront d’une manière uniforme, et la vérité pénétrera par le même chemin dans tous les esprits (Bartholmess 1850, I : 175176).
Si l’imposition d’une langue étrangère contraria nombre de germanophiles, il est évident par contre que le milieu socio-culturel de la capitale de la Prusse, le siège de l’Académie, l’encourageait. Suite à la Révocation de l’Edit de Nantes signée par Louis XIV en 1685, les réfugiés protestants avaient trouvé dans la région de Berlin un lieu de bel accueil. Les apports des artisans accomplis ainsi que le
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nombre élevé de personnes instruites se traduisirent très tôt en une culture dynamique et admirable — de langue française. Plusieurs gazettes et revues naquirent à Berlin en conséquence. Formey, luimême d’une famille de réfugiés, fonda Le journal de Berlin en 1740. La Bibliothèque germanique ou Histoire littéraire de l’Allemagne, de la Suisse et des pays du Nord avait déjà paru en cinquante volumes entre 1720 et 1740 et une nouvelle série en vingt-six volumes devait paraître entre 1746 et 1759 sous le titre de Nouvelle Bibliothèque germanique. D’autres titres prirent leur place à côté de ceux-ci : Le Mercure de Berlin (1741), Le Spectateur en Allemagne (1742), La gazette de Berlin (1744), par exemple. (Il est juste d’ajouter que la plupart des pays de l’Europe connurent une prolifération de gazettes et périodiques de langue française à cette époque. Brunot [1967, “Revues et journaux”, VIII : 790-798] signale l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Russie.) De plus, les succès des réfugiés dans des domaines commerciaux et industriels servirent à répandre cette langue parmi employés et concurrents de langue allemande. Un autre phénomène qui stimula l’usage du français comme véhicule intellectuel et culturel, en Allemagne et ailleurs, fut la traduction littéraire telle qu’on la comprenait au dix-huitième siècle. Ce fut principalement au moyen de la langue française que les littératures se firent connaître en dehors de leur pays d’origine. Qu’il s’agît des poésies de Gessner (admirées par Schwab) ou des Nuits de Young, de telles œuvres, traduites en français, trouvèrent un marché lucratif à l’étranger. Or la forme que prirent ces traductions ne fit que renforcer paradigmes et modèles de souche française. Aujourd’hui on reconnaît en ces “Belles Infidèles” non seulement des adaptations mais des appropriations. Les exemples les plus flagrants ressortent des traductions des pièces de Shakespeare qu’un Letourneur, un Voltaire ou un Ducis métamorphosèrent en des ouvrages de goût et d’esthétique dignes des disciples de Boileau : élaborations, adoucissements, alexandrins, bienséances et tout le reste5.
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Pour une étude de la portée des libertés que l’on prit à cette époque, voir l’œuvre de Romy Heylen, Translation, Poetics, and the Stage : Six French Hamlets, Londres/New York, Routledge, 1993, surtout le chapitre intitulé Jean-François Ducis’ Hamlet, Tragédie imitée de l’anglois : A Neoclassical Tragedy?”.
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La veille du grand concours La question formelle de l’utilisation de la langue française comme véhicule de communication en Allemagne remonte au début du dix-huitième siècle. Déjà en 1713 Johann Friedrich von Westenholz proposa “à l’examen des Sçavants dans l’Université de Jene […] Avril MDCCXIII sous la Direction de Mr. François Roux” le sujet suivant : “Discours sur L’Usage de la Langue françoise en Allemagne”. La question naquit de la reconnaissance de certaines insuffisances de la langue allemande et de certains attributs de la langue française que l’on caractérisa ainsi : “nous ne voyons pas d’abord notre propre langue capable d’exprimer les choses dont ces Sciences traitent” ; et ainsi : “Et en considerant de quelle maniere la langue Françoise s’introduit insensiblement, peutêtre [sic] sera-t-il permis d’augurer avec plusieurs Sçavants qu’elle succedera à la Latine. […] la langue des François […] s’est introduite & s’introduit encore par sa douceur, par sa beauté, par son utilité, & par sa nécessité” (Westenholz 1713, in Storost 1994 : 5). Au fur et à mesure, la question du statut de la langue française comme langue officielle de l’Académie de Berlin surgit de nouveau. Mais cette fois ce fut dû à l’agitation des opposants. L’Académie avait perdu l’élan des premières années. Devenu malade, Maupertuis, un homme difficile et souvent désagréable, quitta l’Académie en 1756, sa réputation fracturée par une dispute avec König et un Voltaire qui avait convoité ouvertement sa présidence pendant son séjour à Berlin de 1750 à 1753. Maupertuis mourut en 1759. Frédéric chercha un successeur digne aux yeux de l’Europe entière. Ses inclinations personnelles ainsi que ses rapports intellectuels le menèrent à choisir encore un Français, l’encyclopédiste, écrivain et mathématicien d’Alembert. Malgré tous ses efforts, pourtant, le roi ne réussit jamais à persuader ce dernier de quitter Paris. Ainsi Frédéric, sachant que d’Alembert ne pouvait l’appuyer que de loin, assuma de nécessité la fonction de président, sinon le titre. A la longue, ses autres responsabilités le détournèrent de plus en plus des activités de l’Académie qui continua néanmoins à se réunir régulièrement, à produire des mémoires et à tenir des concours.
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Les titres de plusieurs mémoires indiquent la portée de l’intérêt que suscitèrent les langues et le langage chez les académiciens de l’époque qui précède le concours : François-Vincent Toussaint rédigea en 1767 Des indications qu’on peut tirer du langage d’une nation par rapport à sa culture et à ses mœurs ; Paul Jérémie Bitaubé examina en 1769 Pourquoi la langue italienne a eu […] en particulier sur la langue Françoise la prérogative d’arriver, presque dès sa naissance, à la perfection ; et Dieudonné Thiebault, entre 1771 et 1781, étudia dans une série de huit mémoires la Grammaire générale de Beauzée, la prononciation, les rapports entre grammaire et langue, la primauté de l’usage (Brunot 1967, VIII : 566-567). De plus, le concours de 1770/1771 avait comme sujet : “En supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d’inventer le langage ? et par quels moyens parviendront-ils d’euxmêmes à cette invention ?” (Bartholmess 1850, II : 268-269). L’auteur de l’essai que l’Académie prima fut non autre que JeanGeoffroy Herder, âgé de vingt-six ans et destiné à se faire reconnaître comme source et du romantisme allemand et de la conception d’un patrimoine populaire allemand bien étranger aux idées de Frédéric. Un certain malaise à cet égard poussa le roi à publier en 1780 un ouvrage controversé qui allait produire un effet important sur le choix du sujet du concours de 1782/1784 : De la littérature allemande ; des défauts qu’on peut lui reprocher ; quelles en sont les causes ; et par quels moyens on peut les corriger. Selon Friedrich Gundolf, il est probable que cet écrit date d’une période préalable et que Frédéric le remania afin de réprouver des tendances littéraires qui commençaient seulement à se définir6. S’il connaissait mal la littérature allemande, comme l’indiquent les biographes, Frédéric ne pouvait pas ignorer la manifestation naissante d’un antirationalisme lequel risquait de compromettre l’idéal classique français. Les drames de Lessing qui valorisaient les aspirations sociales de la bourgeoisie allemande, ainsi que ses ouvrages critiques qui visaient les avis de Johann Christoph Gottsched (défenseur officiel du statu quo), discréditaient les modèles 6
Voir Friedrichs des Grossen Schrift über die deutsche Literatur. Ce sont surtout les observations de Gundolf qui nous renseignent dans notre présentation de l’historique de cet écrit. Gundolf pense, comme plusieurs autres, que l’ouvrage de Frédéric fut originalement une réponse à un livre du Baron Biefeld, Über die Fortschritte des Deutschen in Künster und schönen Wissenschaften (1752).
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français. A leur place Lessing estimait surtout le dynamisme des œuvres de Shakespeare. Il n’était pas seul. Entre 1768 et 1778 le public théâtral de Berlin put s’offrir le plaisir d’assister à des représentations de Roméo et Juliette, Othello, Macbeth, Hamlet et King Lear. Ces représentations en allemand, grâce aux traductions en prose qui ne s’inspiraient aucunement des “Belles Infidèles” d’outreRhin, connurent un grand succès. Ce fut surtout contre et le théâtre de Shakespeare et le Götz von Berlichingen (1773) de Goethe que Frédéric devait maugréer dans De la littérature allemande. Ironiquement, l’attitude de Frédéric fait songer à la période de transition polarisée que connaîtrait la France un quart de siècle plus tard — suite à la parution des De la littérature et De l’Allemagne de Madame de Staël — et qui se prolongerait jusqu’à 1830. Le monarque de Prusse, pour sa part, s’était déjà exprimé sur l’histoire intellectuelle de l’Europe dans l’Histoire de mon temps (1746) qu’il avait révisée en 1775 à la lumière de l’Essai sur les mœurs (1756) de Voltaire. Le ton de son De la littérature à lui revêt un paternalisme bienveillant mais réprobateur. “J’aime notre commune patrie autant que vous l’aimez, lit-on à la première page, et par cette raison je me garde bien de la louer avant qu’elle ait mérité ces louanges : ce seroit comme si on vouloit proclamer Vainqueur un homme qui est au milieu de sa course. J’attends qu’il ait gagné le but et alors mes applaudissemens seront aussi sinceres que vrais”7. La phrase suivante s’avère plus révélatrice encore : Vous savez que dans la République des lettres les opinions sont libres. Vous envisagez les objets d’un point de vue, moi d’un autre ; souffrez donc que je m’explique, et que je vous expose ma façon de penser ainsi que mes idées sur la Littérature ancienne et moderne, tant par rapport aux Langues, aux Connaissances, qu’au Goût (Frédéric II 1968 : 3).
Une analyse attentive de ces remarques préliminaires découvre les fondements philosophiques et culturels de l’ouvrage. Tout d’abord la référence à la “République des lettres” prête à l’argumentation une géographie conceptuelle qui enlève à l’Allemagne son identité
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P. 3. Nous nous servons de l’édition de G. J. Decker, Imprimeur du Roi, Berlin, 1780, reproduite dans Deutsche Literaturdenkmale des 18. jahrhunderts.
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physique, politique, intellectuelle. En fait Frédéric représente l’Allemagne comme un assemblage incongru de terres morcelées par une histoire dévastatrice. La langue commune (elle aussi fracturée), ainsi que les mœurs, existent dans un état défectueux. La langue allemande est “une langue à demi-barbare, écrit-il, qui se divise en autant de dialectes différents que l’Allemagne contient de provinces” (Frédéric II 1768 : 4). La spéculation philosophique a pu y atteindre un niveau sans pareil et on a fait des progrès importants dans les sciences, mais le véhicule de communication indigène n’est donc pas en mesure de traduire ses réalisations en apports intercommunautaires. S’il faut admettre que ces observations historiques ne sont pas sans validité et que la désunion devait toujours caractériser l’Allemagne du milieu du siècle suivant, les reproches littéraires et linguistiques de Frédéric s’agencent d’après des inférences issues du dix-septième siècle français et des théories de l’entendement de PortRoyal. C’est l’ordre direct de la langue française (“ma façon de penser”, écrit Frédéric), longuement célébré comme l’ordre naturel de la pensée, que le roi tenait à faire reconnaître, et cela au détriment d’un allemand qui a une tout autre syntaxe8. Frédéric s’exprima sans équivoque. “Pour conserver [la] clarté, dit-il, le premier des devoirs de tout Ecrivain, ils ne s’écarteront jamais des règles de la grammaire, afin que les verbes qui doivent régir les phrases, soient placés de sorte qu’il n’en résulte aucun sens amphibologique” (Frédéric II 1968 : 18). Au-delà de la syntaxe, Frédéric proposa un programme de perfectionnement linguistique et stylistique d’une portée considérable : enrichissement du vocabulaire au moyen de l’appropriation de termes déjà répandus par d’autres langues ; élimination de la parenthèse superflue ; adoucissement des syllabes
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On avait beaucoup étudié cette question, et elle allait occuper une place prédominante dans les textes et de Rivarol et de Schwab. Arnauld et Lancelot s’expriment là-dessus d’une façon bien claire : “Nous n’avons rien dans notre langue qui distingue ce cas du nominatif. Mais comme nous mettons presque toujours les mots dans leur ordre naturel, on reconnoît le nominatif de l’accusatif, en ce que, pour l’ordinaire, le nominatif est avant le verbe, & l’accusatif après” (Grammaire générale et raisonnée, II, Ch VI des éditions de 1660 et de 1780). Pour une étude approfondie, voir Robert Pellerey, La théorie de la construction directe de la phrase.
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aiguës ; raffinement de la logique de la composition ; maîtrise de l’art des transitions et des figures (surtout la métaphore). Frédéric connaissait bien l’art de la persuasion. Pour adoucir ses reproches il savait recourir à la flatterie. Après avoir salué un petit nombre de succès théâtraux, il châtie sagement. “Je suis fâché de ne pouvoir vous étaler un Catalogue plus ample de nos bonnes productions, insiste-t-il : je n’en accuse pas la Nation ; elle ne manque ni d’esprit ni de génie ; mais elle a été retardée par les causes, qui l’ont empêchée de s’élever en même temps que ses voisins” (Frédéric II 1780 : 7). Il suggère comme modèle, bien entendu, le théâtre de Racine avec sa noblesse d’âme, sa mesure et sa poésie éthérée. Quant à la réception du théâtre de Shakespeare, pourtant, Frédéric devient acerbe. Pour vous convaincre du peu de goût qui jusqu’à nos jours regne en Allemagne, vous n’avez qu’à vous rendre aux spectacles publics. Vous y verrez représenter les abominables pièces de Shakespeare traduites en notre langue, et tout l’Auditoire se pâmer d’aise en entendant ces farces ridicules et dignes des Sauvages du Canada. Je les appelle telles parce qu’elles péchent contre toutes les règles du Théâtre (Frédéric II 1780 : 23).
Après une telle dépréciation du goût public, il est difficile d’imaginer qu’on pourrait trouver de quoi se faire optimiste envers l’avenir. Frédéric, en tant que chef d’état, visait à rallier ses compatriotes. Malgré les insuffisances déjà citées, il ne manqua pas de prôner les efforts de perfectionnement récents de la part de nombre de ses concitoyens : “le goût national est si décidé pour tout ce qui peut illuminer notre Patrie, qu’il est presque évident avec de telles dispositions, que les Muses nous introduiront à notre tour dans le Temple de la gloire” (Frédéric II 1780 :10). Ce “Temple de la gloire” était d’autant plus accessible, raisonna Frédéric, que la gloire des autres pays de l’Europe s’éclipsait : Ces heureux jours, dont les Italiens, les François, et les Anglois ont jouï avant nous, commencent maintenant à décliner sensiblement. Le Public est rassasié des chefs-d’œuvre qui ont paru ; les connoissances étant plus répandues, sont moins estimées ; enfin, ces nations se croyent en possession de la gloire que leurs auteurs leur ont acquise, et elles s’endorment sur leurs lauriers” (Frédéric II 1780 : 11).
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Sur ce, Frédéric était d’accord avec Voltaire. La France du dixhuitième siècle n’était nullement celle du siècle de Louis XIV. Ce serait un lieu commun des participants au concours de 1782/1784 qui prendraient position contre la langue française comme langue universelle de l’Europe de l’avenir. Ce serait aussi, comme on le verra, une évidence que Schwab choisirait d’escamoter, à regret, dans sa Dissertation sur l’universalité de la langue françoise. En fin de compte, Frédéric se voyait comme prophète et sauveur non seulement de la civilisation allemande mais aussi de la civilisation européenne tout entière. Nous aurons nos auteurs classiques, écrivit-il en conclusion ; chacun, pour en profiter, voudra les lire ; nos voisins apprendront l’allemand, les Cours le parleront avec délice ; il pourra arriver que notre langue polie et perfectionnée s’étende en faveur de nos bons Ecrivains d’un bout de l’Europe à l’autre. [L]es beaux jours de notre Littérature ne sont pas encore venus ; mais ils s’approchent. Je vous les annonce, ils vont paroître ; je ne les verrai pas, mon âge m’en interdit l’espérance. Je suis comme Moïse ; je vois de loin la Terre promise, mais je n’y entrerai pas” (Frédéric II 1780 : 39).
Ce fut, hélas, comme un chant du cygne. Frédéric II devait mourir six ans plus tard, en 1786, au lendemain du concours.
Le grand concours de 1782/1784 En dépit du ton parfois paternel, bienveillant ou optimiste de Frédéric II, son ouvrage provoqua de vives réactions de la part des germanophiles. Storost cite une missive soucieuse de la plume de Jacques Louis (Jakob Ludwig) Desca datée du 20 décembre 1780 que nous reproduisons en partie. Les accusations qu’elle contient ainsi que les antagonismes qu’elle décrit constituent en quelque sorte un préambule justificateur du concours : Les allemands ne sont pas fort contens de l’Ecrit du Roi Sur la littérature allemande, et ils n’ont pas Sujet de l’être. Il ne leur rend pas toute la justice qui leur est due et les met beaucoup au rabais. Ce fut un effet de la prévention qu’il
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Le Grand Concours a connue dans Sa jeunesse contre les allemands ; le tableau qu’il en trace pouvoit leur convenir alors, mais il ne leur convient plus à présent. D’ailleurs il paroit par l’ouvrage meme que le Roi n’a pas assez de connoissance ni de la langue ni de la littérature allemande pour en juger pertinemment. […] Mais le Roi accoutumé au goût et à la maniére des auteurs françois prend ce goût et cette maniére pour règle unique de Ses jugemens et condamne tout ce qui S’en écartent. Il est a cet égard plus françois que bien des françois memes. Si le Roi ne protegeoit l’auteur, celui-ci courroit risque d’essuyer des critiques bien amères (Jacques Louis/Jacob Ludwig 1780 in Storost 1994 : 37).
En réalité la publication des avis littéraires et linguistiques du roi ne fit que rendre plus immédiat le désir d’examiner la question du statut de la langue française. Johann Bernhard Merian avait proposé un tel sujet pour la Classe des Belles-Lettres en 1778. En avril 1782 il répéta sa proposition. Cette fois la réponse des membres de l’Académie fut enthousiaste et quasiment unanime. Il restait à articuler la question de façon à définir les aspects pertinents du sujet. Après une soigneuse délibération, on annonça une question tripartite : Qu’est-ce qui a fait de la langue Françoise la langue universelle de l’Europe? En quoi mérite-t-elle cette prérogative? Peut-on présumer qu’elle la conserve? L’Académie reçut vingt-deux réponses dans le délai prescrit (Haßler 2001: 24). On refusa une de celles-ci. L’auteur (Johann Pischnÿ) avait signé de son nom. Pour assurer l’objectivité, on avait requis que le texte ne soit connu aux juges qu’au moyen d’une devise mise en exergue et écrite à l’extérieur d’un billet cacheté (le nom de l’auteur à l’intérieur). On pouvait ainsi faire les vérifications à la fin du concours. Plusieurs réponses arrivèrent après coup. On les refusa également. Storost a pu identifier douze auteurs dont le texte était en règle : Antoine de Rivarol, Johann Christoph Schwab, Johann August Eberhard, Johann Michael Afsprung, Jean Charles Thibaut de la Veaux, Carl Euler, Johann Karl Wezel, Johann Mauritz Seven, Friedrich Melchior Grimm, Peter Villaume, Wilhelm von Gerstenberg, Etienne Mayet, Franz Thomas Chastel. Trois autres
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textes ont résisté à ses efforts d’identification. Ces textes “anonymes” acquièrent dans son étude la seule identité de la devise qui leur servait d’exergue. A part Rivarol et Schwab, parmi les noms qu’on reconnaît sur le coup se rangent celui de Peter Melchoir Grimm et celui de Johann August Eberhard. Grimm (1723-1807), un érudit francophile qui faisait autorité dans les domaines de l’histoire de la musique et de la culture allemande et française, fréquentait comme Frédéric les encyclopédistes (Voltaire, Rousseau, Diderot). Ce fut lui qui succéda à l’abbé Raynal comme rédacteur d’une correspondance littéraire, philosophique et critique destinée à renseigner, sur la vie intellectuelle à Paris, plusieurs princes étrangers, dont la duchesse de Saxe-Gotha, le roi de Pologne et la reine Catherine de Suède. Eberhard (17391809) avait étudié la théologie, puis l’histoire, la philosophie et les langues modernes. Pasteur à Berlin sous la protection de Frédéric II à partir de 1768, il fut nommé professeur de philosophie à Universität Halle en 1778. Dans l’intervalle sa dissertation sur la pensée et les sensations (Allgemeine Theorie des Denkens und Empfindens, eine Abhandlung) fut primée au concours de l’Académie de l’année 1776. De tels succès lui méritèrent une invitation à devenir membre de l’Académie de Berlin, une invitation qu’il accepta en 1786. Plus tard, entre 1795 et 1802, il devait publier en six parties un ouvrage linguistique important : Versuch einer allgemeinen deutschen hochdeutschen Mundarten. D’autres noms avaient un certain cachet à l’époque. Carl Euler était le fils de Leonhard Euler, qui avait été le directeur de la Classe de Mathématiques de l’Académie de Berlin entre 1744 et 1766 et membre de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg à partir de 1766. Carl, un médecin, naquit à Saint-Péterbourg en 1740. Ce fut sans doute pour de telles raisons que celui-ci, seul, soutint le russe comme langue internationale de l’avenir. Johann Michael Afsprung, professeur de grec à Ulm, publia en 1781 un titre de critique littéraire : Bemerkungen über die Abhandlung von der teutschen Litteratur. Mais on le connaissait surtout comme franc parleur et critique du programme culturel de Frédéric II. Il avait publié en 1776 un ouvrage dans lequel il esquissa sa philosophie démocratique : Patriotische Vorstellung an seine liebe Obrigkeit, die Nothwenigkeit einer Schulverbesserung betreffend ; et il s’était exprimé ardemment, avant le concours, dans la dispute avec le monarque concernant la
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supériorité de la langue française. Dans son apologie de la langue allemande, il cite l’opinion de Frédéric lui-même selon laquelle l’empire de la langue française déclinait et celui de la langue allemande naissait. Etienne Mayet s’était fait reconnaître dans le domaine commercial. Fils d’un marchand de tissu et né à Lyon, il succéda à son oncle comme directeur d’une soierie en Prusse. Il faisait preuve d’une diversité d’intérêts ; selon Haßler, il s’était déjà présenté au concours de 1771 sur l’origine du langage dont Herder remporta le prix. Haßler fait des observations bien pertinentes concernant Mayet, le concours de 1782/1784 et l’hétérogénéité des participants. “On trouve des personnalités qui n’avaient pas de relations professionnelles aux questions linguistiques, écrit-elle. […] L’exemple de Mayet, un bourgeois qui, par les circonstances de sa vie, est incité à apprendre la langue des voisins et à porter un jugement sur les qualités de sa langue maternelle, n’est certainement pas courant au XVIIIe siècle. Mais sa contribution au concours de l’Académie est plutôt représentative par son caractère nonprofessionnel” (Haßler 2001 : 24-25). Quoi qu’on pense autrement de la Prusse de Frédéric II, il faut admettre que l’Académie, sous ses auspices, encourageait ainsi la libre expression des idées, et cela est tout à fait à son mérite. Quant à la qualité des mémoires, plusieurs écrits offrent des raisonnements mal formés ou peu renseignés. Parfois ceux-ci font sourire, l’idée par exemple que la gaîté des Français, attribut responsable en partie du succès de la langue française à l’étranger, était due à la boisson (von Gerstenberg). La devise en italien d’Euler produit un effet pareil, accompagné d’une grimace : “Anch’io venut’ al mondo per far letame” (“Moi aussi je suis venu au monde pour faire de la crotte”). D’autres auteurs signalent comme raison de la propagation de la langue française en Europe le refus des Français (les nobles surtout), d’apprendre des langues étrangères — ce qui n’est pas sans validité plus de deux siècles plus tard. Nonobstant les critiques acerbes de la part de certains germanophiles, les partisans de la langue française ne trouvèrent pas de difficulté à documenter sa montée, ni à justifier cette position pour l’avenir. Storost a étudié de très près tous les textes disponibles. Il en dresse un bilan numéroté d’une portée considérable :
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Les arguments en faveur du français mettent en évidence : 1˚ l’importance de la littérature française, du théâtre français (surtout au 17e et au 18e siècle) ; 2˚ la mode, le goût, les manières, l’élégance des Français ; 3˚ le rôle des huguenots (dans l’industrie, l’artisanat, les mœurs, la langue, les écoles, l’enseignement) ; 4˚ l’importance politique de la France (les guerres, l’armée, le rôle du français en tant que langue internationale dans les négociations) ; 5˚ le commerce, les manufactures, les fabriques, l’agriculture ; 6˚ des raisons déduites de la langue même, telles que le génie de la langue, la clarté, la régularité, l’ordre naturel, l’aptitude à la conversation, l’euphonie, l’expressivité, la souplesse ; 7˚ l’importance de François Ier et de Louis XIV (imités à l’étranger) ; 8˚ le rôle de Frédéric II et de l’Académie de Berlin faisant du français la langue internationale des sciences ; 9˚ l’usage du français comme langue de cour, les manières courtoises, les mœurs ; 10˚ les sciences et les arts ; 11˚ l’Académie française ; 12˚ les visites des étrangers en France ; 13˚ l’intérêt plutôt réduit des Français pour les langues étrangères ; 13˚ le climat, le caractère national, la situation centrale de la France ; 14˚ les gouvernements français à l’étranger ; 15˚ la Providence divine (Storost 1994 : 432).
Les juges, comme on le sait, couronnèrent en fin de compte les dissertations de Schwab et de Rivarol, toutes les deux favorables à la langue française. A en croire Brunot, le choix ne fut pas problématique à cet égard, car elles étaient clairement supérieures aux autres, à une exception près. “Seule, celle d’Eberhard, dit-il, eût pu entrer en compétition avec les œuvres primées” (Brunot 1967, VIII : 847). Il est vrai qu’Eberhard présente une argumentation mesurée et bien menée. Il conclut que la langue française gardera son rôle de lingua franca des affaires internationales parce que l’Europe a besoin d’une langue commune. Il admet que la langue allemande, dans son état de développement, n’est pas à même de fonctionner ainsi. Pour s’élever au niveau du français, opine-t-il savamment, l’allemand devra pouvoir bénéficier de la stabilité d’une nation unie, comme le fait le français depuis au moins deux siècles. Sans le dire ouvertement, Eberhard suggère le souhait sous-jacent de bien des textes allemands, y compris celui de Frédéric : l’unification des pays allemands. Malheureusement, la perspicacité et la sagesse de cette observation se perdirent dans la rhétorique du moment, même aux yeux des juges. Frédéric avait d’autres priorités. Il faudrait attendre le siècle suivant avant que de tels sentiments ne se transforment en appel national. Sans vouloir déprécier l’avis de Brunot, nous tenons à ajouter un autre nom à cette liste. Ce n’est pas parce que nous croyons
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qu’Etienne Mayet mérite la médaille d’or, ni parce que son mémoire valorise la langue allemande à la place de sa langue natale. C’est parce qu’il recourt à la phonétique pour décrire des différences linguistiques et parce qu’il emploie ce qu’on pourrait appeler des éléments de la stylistique comparée pour contraster leur caractère organique et esthétique individuel (Storost 1994 : 285-308). Ainsi devance-t-il, d’une façon rudimentaire il est vrai, les apports scientifiques du siècle à venir où les Allemands se feront chefs de file.
Antoine de Rivarol Le mémoire de Rivarol, publié sous le titre De l’universalité de la langue françoise et connu à la postérité comme Discours sur l’universalité de la langue française, commence ainsi : Une telle question proposée sur la langue latine aurait flatté l’orgueil des Romains, et leur histoire l’eût consacrée comme une de ses belles époques ; jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation plus éclairée. Le temps semble être venu de dire le monde françois, comme autrefois le monde romain ; et la Philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république sous la domination d’une même langue. Spectacle digne d’elle que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s’étend sur la variété des peuples, et qui, plus durable et plus fort que l’empire des armes, s’accroit également des fruits de la paix et des ravages de la guerre (Rivarol 1797 : 19 2) .
C’est beau. Mais c’est faux. Cette “universalité de la langue françoise” que réclame Rivarol pour la terre entière est le produit d’un mythe propagé par les esthètes de l’Ancien Régime. L’usage du français dans les domaines diplomatique, littéraire, commercial, intellectuel, scientifique, courtois, et ainsi de suite est bien 9
Nous nous servons de la troisième et dernière édition du texte de Rivarol, l’édition définitive publiée à Hambourg en 1797. On remarquera que cette édition porte la date erronée de 1785 pour l’année du “sujet proposé par l’Académie de Berlin”.
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documenté. Nous l’avons déjà vu. Mais il ne s’agit pas d’une telle géographie linguistique et il ne s’agit pas non plus d’une telle étendue culturelle uniforme. En réalité, l’âpre vérité ne serait pas longue à se proclamer. Ce serait une dizaine d’années plus tard, au beau milieu de la Révolution (an II, 1794), que l’abbé Grégoire présenterait à la Convention son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois, et d’universaliser l’usage de la langue française. Grégoire commença son rapport de cette façon : “La langue française a conquis l’estime de l’Europe, et depuis un siècle elle y est classique. […] Il y a dix ans qu’au fond de l’Allemagne (à Berlin) on discuta savamment cette question qui, suivant l’expression d’un écrivain, eût flatté l’orgueil de Rome” (Grégoire 1794 : 1-2). La reconnaissance indirecte du discours de Rivarol s’imposa parce que son auteur, réfugié à Bruxelles puis à Londres, soutenait vivement la cause de l’Ancien Régime. Si le prestige que Rivarol avait prêté à la langue française se fit ainsi apprécier dans un contexte politique adverse, les observations qui suivent, dans le rapport, signalent des soucis et des contradictions flagrantes. Grégoire avait fait un sondage linguistique. Les résultats effrayèrent. “On peut assurer sans exagération, écrivit-il, qu’au moins six millions de Français, sur-tout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu’un nombre égal est à-peu-près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu’en dernier résultat le nombre de ceux qui la parlent purement n’excède pas trois millions ; et probablement le nombre de ceux qui l’écrivent correctement est encore moindre” (Grégoire 1794 : 3). Ce fut une prise de conscience, laquelle amorça un programme d’éducation nationale qu’on allait perpétuer d’un régime à l’autre à travers le dixneuvième siècle et dont la fin principale était la cohésion sociopolitique de la patrie au moyen de la standardisation langagière. Il est difficile d’exagérer la notoriété et le respect que le document de Rivarol devait s’attirer en conséquence. La langue française (ainsi que la perfection culturelle utopique attribuée à la société responsable de sa propagation) atteignit un statut patrimonial quasi-religieux. Certaines phrases se transformèrent en devises nationales. Tout Francais, depuis des générations, reconnaît les ultimes paroles de la section qui traite de la syntaxe :
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Le Grand Concours […] C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue : CE QUI N’EST PAS CLAIR N’EST PAS FRANÇAIS (Rivarol 1797 : 32).
Cela s’enracine, irrésistiblement. Cela devient acte de foi. Jean Dutourd, dans la préface des Plus belles pages de Rivarol, explique le phénomène ainsi : “Les philologues d’aujourd’hui méprisent le Discours de 1783. Ils en trouvent les thèses contestables ou fausses. Un écrivain français, toutefois, ne peut le lire sans émotion, car c’est, d’un bout à l’autre, un prodigieux acte de patriotisme littéraire” (Doutourd 1963 : 7). Dutourd, ému de la sorte, cherche à justifier les prétentions de Rivarol. Au lieu de recourir aux philologues ou à la documentation du rapport de l’abbé Grégoire, il offre des exemples particuliers : Grammairien et homme du monde : ces deux qualifications paraissent antagonistes. Elles ne le sont pas quand on a affaire à un grand esprit, ce qui est le cas. Sans compter que le XVIIIe siècle fut l’âge d’or de la grammaire. Les illettrés eux-mêmes respectaient la concordance des temps. Les pêcheurs de la Grenouillère n’hésitaient pas à employer l’imparfait du subjonctif quand il le fallait (Doutard 1963 : 7).
C’est beau, mais l’astuce ne convainc pas. Dutourd réagit en biographe et admirateur. S’il y a en effet de quoi admirer, il y a aussi de quoi dédaigner. Antoine Rivarol naquit en 1753 à Bagnols-surCèze, près d’Orange, l’aîné de seize enfants. Son père, aubergiste de descendance italienne, savait le latin et dut s’occuper de l’éducation initiale de son fils. On connaît mal l’enfance et la jeunesse de l’aîné. On le trouve bien plus tard séminariste à Avignon qu’il ne quitta qu’en 1776 (Suran 1930 : 29). De là il passa d’abord à Versailles puis à Paris en 1777. Ce fut alors qu’il ajouta la particule à son nom, se faisant appeler d’abord “chevalier” et puis “comte de Rivarol”. Bientôt il s’y fit connaître, grâce à son éloquence, à sa civilité et à une certaine intrépidité sociale. Il put s’introduire ainsi dans les hauts milieux littéraires. En 1778 il initia sa carrière de journaliste au Mercure de France. Peu de temps après il épousa Henriette MatherFlint, de l’aristocratie anglaise, croit-on, ce qui aurait confirmé sa propre particule.
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Les événements qui précédèrent la rédaction du discours reflètent une existence plutôt chaotique. Le mariage se désintégra. Son opuscule impertinent sur le Poème des Jardins de Jacques Delille, l’abbé académicien, suivi de ses vers intitulés Le Chou et le Navet, tous les deux sous le masque de l’anonymat, firent scandale. Rivarol travaillait toujours à sa traduction de l’Enfer de Dante quand il reçut l’annonce du concours de l’Académie de Berlin. Il prit sa tâche très au sérieux. Il se documenta à la Bibliothèque royale. Il nota, écrivit, repensa, remania. Le manuscrit fut achevé au début de décembre 1783. Après une attente de six mois, le 3 juin 1784, il put apprendre la nouvelle de son succès à côté de Schwab. Le prix changea sa vie. A l’âge de trente ans il connut la célébrité internationale. On publia l’ensemble de son discours à la capitale du royaume et des extraits dans le Joural de Paris. Son nom suscita l’approbation de la Cour, jusqu’au roi Louis XVI qui lui octroya une pension. Ce fut alors qu’il s’attaqua, en tant que critique littéraire, aux écrivains de l’époque qu’il jugeait inférieurs à ceux du siècle passé. Son style l’emporta, mais ses reproches frappèrent dur, sans merci, et provoquèrent l’inimitié. Dutourd décrit le caractère du Petit almanach des grands hommes qui parut en 1788 : Cet Almanach est un ouvrage étonnant où Rivarol, sur un ton apparemment sérieux, fait l’éloge des auteurs en vogue à Paris à la veille de la Révolution. La trouvaille diabolique du critique est de discourir gravement avec des louanges tantôt mesurées, tantôt massives, sur des écrivains minuscules, de traiter Berquin, Duchozal, Fabre d’Eglantine, Minau de la Mistringue, de la même façon que Corneille et Racine. On observe mieux qu’ailleurs dans le Petit Almanach, parce qu’elle est systématique, la méthode critique de Rivarol. Jamais d’indignation, toujours de l’ironie (Dutourd 1963 : 8).
On peut bien comprendre la réticence de Grégoire, car en 1790 Rivarol devait publier un autre ouvrage de la sorte, cette fois de portée politique : Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution. De là, son chemin d’émigré fut tortueux : deux ans à Bruxelles (1792-1794) ; plusieurs semaines à Amsterdam, à la Haye et à Rotterdam (1794) ; neuf mois à Londres (1794-1795) ; cinq ans à Hambourg (1795-1800) ; enfin, et non sans ironie, les sept derniers mois de sa vie, à Berlin où il mourut le 11 avril 1801 (21 germinal an IX).
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Johann Christoph Schwab L’autre lauréat du concours de 1782/1784, Johann Christoph Schwab, père du poète Gustav Schwab, suivit un tout autre chemin10. Il naquit à Ilsfeld (Würtemberg) en 1743. Sa formation dans un établissement religieux était courante à l’époque. Il fit ses études supérieures (théologie) à l’Université de Tübingen ; on lui conféra le titre de maître ès arts en 1764. Attiré par les préceptorats de la Suisse française et de la Savoie, il passa plusieurs années dans ces régions francophones et put ainsi acquérir des connaissances solides de la langue et de la littérature françaises. Schwab fut nommé professeur de logique et métaphysique à Hohe Karlsschule à Stuttgart en 1778. Là ses lectures voraces élargirent et approfondirent ses connaissances acquises, nourrissant une érudition qui se ferait admirer grandement par la suite. Ses inclinations philosophiques furent influencées par le rationalisme de Leibniz et de Wolff, ce qui le mènerait plus tard à publier des écrits antikantiens. Selon Suran (1930 : 92), avant de se présenter au concours, Schwab avait déjà publié une traduction des Data d’Euclide (1780) et des vers, Mélanges poétiques (2e édition, 1782). Après le concours, il produisit plusieurs titres : Acht Briefe über einige Widerspruche und Inconsequenzen in Herrn Professir Kants neuesten (1799) Schriften, nebst einem Postscripte betreffend zwei Beispiele von Herrn Kants und Herrn Fichtens mathematischen Kenntnissen (Berlin 1799) ; Vergleichung des Kantischen Moralprincips mit dem Leibnitzisch-Wolffischen (Berlin 1800) ; Ueber die Wahrheit der Kantischen Philosophie und über die Wahrheitsliebe der Allgemeinen Litteraturzeitung in Hena in Ansehung dieser Philosophie (Berlin, 1803). Schwab ne se limita pas au seul concours de 1782/1784. En fait il devait se faire primer quatre fois encore, à Berlin et ailleurs. La diversité des sujets est impressionnante. En 1785 l’Académie de Leyde couronna son mémoire Solutio problematis : Qui fit ut summa religionis christianae efficacia in paucis ejus cultoribus appareat. En 1788, une fois de plus, l’Académie de Berlin reconnut son essai (titre 10
Pour ces renseignements biographiques nous sommes redevables, surtout, aux œuvres de Christmann et de Suran.
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français) : Examen de l’influence des littératures étrangères sur la littérature allemande. En 1791 l’Académie de Haarlem en fit autant pour son mémoire Dissertatio in quaestione : Quid de morali pro existentia Dei argumento, imprimis eo quod a cel. Kant unicum possibile praedicatur sentiendum est. Enfin, à Berlin en 1796, Schwab se vit lauréat de nouveau. Le mémoire s’intitule : Ueber di Fortschritte der Metaphysik in Deutschland seit Leibnitz’ und Wolff’s Zeiten. On voit bien que, du point de vue intellectuel, Schwab était superbement préparé à concourir, en 1782 et après. Quant à la qualité de sa Dissertation sur l’universalité de la langue française, c’est Brunot qui l’estime le plus carrément. “En réunissant les autres dissertations et en en faisant un tout, dit-il, on n’obtiendrait pas l’équivalent du Mémoire de Schwab” (Suran 1967, VIII : 847). Ce fut un grand succès en Allemagne, et cela lui valut une notoréité immédiate sinon de longue durée. Frédéric II, dont le nom paraît à plusieurs reprises dans l’ouvrage, offrit en récompense un poste d’enseignant à Berlin et une place d’académicien auprès de ceux qui venaient de couronner le professeur. Schwab, pour sa part, préféra rester à Stuttgart où le duc de Würtemberg, fondateur de la Karlsschule, le récompensa du poste de Conseiller de Cour et Secrétaire Intime, lui prêtant ainsi un plus grand rôle dans les fonctions de l’établissement. Schwab passa le reste de sa vie à Stuttgart où il mourut en 1821. On doit ajouter encore un détail concernant la France : l’un des étudiants de Schwab à la Karlsschule fut le jeune boursier Georges Cuvier qui, à l’âge de dix-neuf ans en 1788, quitta Stuttgart doté d’une formation laquelle devait lui permettre de monter jusqu’au rang d’académicien et de secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences à Paris.
Denis Robelot La traduction du mémoire de Schwab, produite par l’Imprimerie de Munier, parut à Paris en 1803 chez Lamy, quai des Augustins. L’Avertissement du traducteur explique les circonstances de la rédaction et de la publication du texte. En effet, apprend-on, D. Robelot (il signa ainsi) avait “été sujet à la déportation, en vertu de la
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loi du 26 août 1792” (voir l’Avertissement du traducteur plus bas). C’est-à-dire qu’en tant que prêtre il avait refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Aussi l’émigration s’imposa-t-elle. Robelot se réfugia en Allemagne où il étudia la langue du pays d’accueil. Il entreprit la traduction comme acte de gratitude envers les “généreux habitans” d’une “terre hospitalière” et parce que, selon lui, le texte méritait d’être tiré de l’oubli où il était tombé depuis quelque temps. “En Allemagne même, se lamente-t-il, dans la patrie de ce savant, on a imprimé qu’il n’avait obtenu que l’accessit”. En outre, le texte était inconnu en France. Robelot se justifia ainsi : “Cette dissertation, remarquable par le ton d’impartialité qui y règne généralement, par l’enchaînement des raisonnemens et des faits, et les notes savantes qui les appuient, n’a été, jusqu’ici, connue en France, que par l’extrait qu’en a fait M. de Merian, extrait qui n’en laisse qu’une idée très-imparfaite”11. Alors, nous apprend-il, le traducteur communiqua son manuscrit à l’auteur qui, en réponse, rédigea en français la lettre sur la traduction placée à la tête du texte. Ceux qui nous ont précédés et à qui nous sommes redevables ont pu fournir des renseignements de base concernant la personne et la carrière de Robelot. Grâce à la bonne volonté de Monseigneur Coloni et de l’archiviste diocésain de l’Evêché de Dijon, ainsi qu’à celle du Conservateur en Chef des Archives de la Ville de Dijon, Mme Eliane Lochot, et de Mme Martine Chauney-Bouillot, bibliothécaire (Fonds
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Ce n’est pas la seule motivation de Robelot. Nous abordons plus loin ses buts politiques et sociaux. La référence à l’extrait de Merian renvoie à l’analyse du discours que celui-ci fit devant l’assemblée de l’Académie lors de la délibération. L’analyse du mémoire de Rivarol fut lue par Thiebault. Il va sans dire que l’analyse de Merian n’a produit aucune répercussion en France. C’est Storost qui fournit des explications et une documentation superbe. Voir surtout les pages 73-76. De plus, Robelot ajouta dans son Avertissement les observations suivantes concernant la France : “On y paroît même ignorer que le prix décerné par l’Académie de Berlin, a été partagé par MM. Schwab et de Rivarol. Le passage suivant du Dictionnaire de l’Encyclopédie, l’indique assez clairement : ‘L’Académie de Berlin, y est-il dit, frappée de ce phénomène (de l’universalité de la langue française), vient de proposer un prix pour en connoître les causes ; et un François, M. de Rivarol, a remporté ce prix doublement honorable pour notre nation’”. Il est question de l’Encyclopédie Méthodique, ou par ordre de matières, Paris et Liège, 1784, tom. II. Grammaire et Littérature, art. “Langue”: 421. C’est Robelot qui fournit cette référence.
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Bourgogne), nous sommes à même d’y ajouter de nouveaux éléments, bien qu’il manque toujours trop de détails pour achever le portrait du traducteur de Schwab. Selon l’acte de baptême fourni par les Archives Municipales, Denis et Hubert Roblelot jumeaux naquirent le 23 mai 1763. Le père était Jean Robelot, procureur aux Cours Royales de la ville ; la mère se nommait Anne Melnelot. La famille, semble-til alors, n’était pas sans moyens. Selon le fichier des prêtres de la Révolution (Archives de l’Evêché), Denis Robelot fit ses études à Paris. De retour à Dijon, il fut nommé chanoine de la Cathédrale Saint-Etienne en 1785, puis professeur de théologie au collège de Dijon en 1790. Selon ce même document, il refusa de prêter serment le 22 janvier 1791 et démissionna. Le tome deuxième de la Gallerie bourguignonne de Ch. Muteau et Joseph Garnier [archiviste de la ville de Dijon], (1859 : 57-58), précise la date et le lieu de sa mort, le 2 février 1825 à Saint-Dizier. De plus, on y lit : “il fut obligé d’émigrer, passa en Westphalie, d’où il ne revint en France que sous le Consulat. On a de lui deux ouvrages, dont le premier a pour titre 1˚ De l’influence de la réformation de Luther sur la croyance religieuse, la pratique et le progrès des lumières ; Lyon, Ruzand, 1822, in-8˚. — 2˚ L’autre : De l’autorité qui, prévenant les écarts de l’indépendance dans la société religieuse, civile et domestique, devient le premier de nos intérêts et le plus indispensable des besoins sociaux ; Lyon et Paris, Ruzand, 1824, in-8˚”. On peut joindre à ces renseignements bibliographiques deux constatations d’une portée ironique. Tout d’abord, d’après le National Union Catalog (1956 : 497), Robelot réussit à se faire traduire en allemand. L’ouvrage de 1822 parut en Allemagne l’année suivante sous le titre Ueber den einfluss der reformation Luthers auf die religion, die politik und die fortschritte der aufklärung ; von Robelot … Aus dem französischen übersetzt und mit anmerkungen vermehrt von dr. A Räss und dr. N. Weis (1823, Mainz : F. Kupferberg). Et, de toute évidence, Robelot ne fut pas étranger aux concours d’académie non plus. C’est dans les Notes et documents pour servir à l’histoire de l’Académie des sciences et belles-lettres de Dijon de Philibert Milsand (2e éd. Paris, 1871) qu’on apprend l’origine de l’ouvrage publié en 1824 : “Sujet proposé pour l’année 1822 : L’autorité, en prévenant les écarts de l’indépendance dans notre conduite religieuse, politique et privée, pourvoit aux véritables intérêts de la société, comme à notre besoin le plus indispensable.
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Point de prix. 1 accessit : M. Robelot (Denis), ancien chanoine de Dijon” (Milsand 1871 : 227-228). Or, ces renseignements ne sont pas gratuits. Les titres reflètent bien les intérêts et les priorités de Robelot : le jeu idéo-social de la religion et des “lumières” ainsi qu’un sens de devoir civique qui se conformait bien aux programmes de rétablissement et de maintien de l’ordre civil des premières années du dix-neuvième siècle. En effet, peut-on inférer, la présentation, les notes et les éclaircissements de la traduction de 1803 avaient tous le même but de reconstruction, c’està-dire une réanimation du patrimoine culturel et linguistique d’un passé illustre que la dissertation de Schwab mettait en relief. Le moment fut propice. Il y eut d’abord la clôture de la liste des émigrés dès janvier 1802. Robelot cite dans l’Avertissement “la signature des préliminaires de la paix avec l’Angleterre” dont il signale l’importance pour son entreprise : Sans doute, après tant de jours de troubles et d’orages, cette paix désirée y ramènera les muses fugitives ; elle y secondera les merveilles déja si surprenantes des arts, en fécondera les productions, et en faisant recouvrir au peuple français toute la considération dont il jouissait autrefois auprès des nations étrangères, elle contribuera, autant que la prépondérance de la politique actuelle, à maintenir la langue dans la possession où elle est de l’universalité (Avertissement du traducteur).
La lettre de Schwab En dehors du cadre politique de 1803, ces réflexions de Robelot constituent et un souhait et une réponse aux accusations que recèle la lettre d’autorisation de Schwab. La lettre, composée à Stuttgart, porte la date du 9 décembre 1796, l’époque de la “Terreur blanche”. Schwab commence par proférer des compliments au sujet de la traduction. “En la comparant à l’original, écrit-il, j’ai trouvé que ma pensée avait été par-tout saisie et rendue avec clarté, justesse et précision”. De là pourtant il développe son réquisitoire. La liste des torts n’est pas courte. Depuis le concours la France est devenue par ses actions criminelles “l’opprobre de l’humanité”, estime-t-il. De plus, il regrette d’avoir présenté dans sa dissertation la France et les
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Français de l’époque de Louis XIV. Il reconnaît le déclin signalé en passant par Frédéric II et décrié par les factions antifrançaises en Allemagne. En fait, il se joint à celles-ci dans sa condamnation des attributs mêmes qu’il avait vantés une décennie auparavant. Les accusations s’accumulent : en France le raffinement a dégénéré en “corruption” ; la politesse s’est réduite à de “simples formules”, le comportement ainsi dissimulé étant une “fraude”. Ainsi peut-on bien comprendre les réactions adverses à l’étranger. Ce qu’on avait exalté d’abord comme un soulèvement juste et humanitaire, une grande victoire pour la liberté pareille à celle des colonies anglaises en Amérique, finit par dégoûter, répugner, éloigner. Si les principes de la Révolution continuent à s’attirer des adeptes, les écrivains allemands des décennies à venir devront tenir compte, d’une façon ou d’une autre, des vicissitudes de l’événement historique, un Kleist, un Heine, un Schiller, un Novalis, un Goethe, un Fichte, un Hegel, pour ne citer que les plus éminents d’entre eux. Mais Schwab est loin d’abandonner la France et de prédire l’expulsion de la langue française de l’arène internationale. Il voit la France de la fin du dix-huitième siècle comme une victime du petit nombre. La majorité des Français, insiste-t-il, sont “vraiment bons” et “méritent d’être cités comme des modèles de vertu”. Dans un élan d’optimisme qui se transforme en aspiration, Schwab clôt la lettre ainsi : “Puisse cette nation, détrompée par une cruelle expérience, revenir bientôt de son égarement ! Puisse-t-elle […] après être descendue (nonobstant ses victoires) à la dernière place parmi les nations civilisées, remonter à la première, ocupée et soutenue si glorieusement par ses ancêtres”. De cette façon Schwab se range du côté de tous ceux (comme Robelot) qui, malgré tout, veulent voir ressortir des ruines un phénix prêt à reprendre son essor sous un jour nouveau.
La traduction de Robelot Sans faire une analyse détaillée de la traduction, on peut balayer toute idée d’appropriation. Comme l’indique l’auteur lui-même dans sa lettre, la traduction de Robelot est honnête, probe, vide de toute dénaturation. La maladresse stylistique que certains critiques trouvent
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dans le texte de Schwab disparaît sous la plume de Robelot. S’il n’est pas question du style éclatant d’un Rivarol, il n’y a pas de quoi le déprécier. Les idées de Schwab ressortent intactes et agencées. Il importe de constater néanmoins que Robelot, comme il le fait pour l’ensemble du texte de Schwab, ajoute à la lettre de l’auteur ses propres observations sous la rubrique “Note du traducteur”. Dans ses notes il n’est pas simplement question d’éclaircissements linguistiques, historiques ou culturels. Il s’agit d’une prise de conscience d’un émigré qui voit son pays dévasté et qui accourt à la défense de la nation française devant la remontrance. Pour ce faire Robelot lance ses propres accusations. Les forfaits de la Révolution, écrit-il en réponse aux propos de Schwab, “ne sauroient aucunement entrer en comparaison avec ceux que les guerres allumées par la réforme, ont entraînés avec elles, en Allemagne et les autres Etats de l’Europe”. De tels commentaires, au fur et à mesure, prennent l’aspect d’un “soustexte”. Heureusement, la fréquence de ces intercalations s’avère restreinte. Sur les 260 pages de sa traduction du texte de Schwab, Robelot n’y recourt qu’une vingtaine de fois. Certaines d’entre cellesci méritent d’être mises en relief. Lorsque Schwab ose juxtaposer les noms de Bossuet et de d’Alembert, par exemple, Robeleot ne peut pas s’empêcher de faire objection. “D’Alembert, écrit-il, ne sauroit marcher à côté de Bossuet”. C’est surtout dans la section de l’ouvrage de Schwab qui s’intitule Preuves et Eclaircissemens que se manifeste l’idéologie du traducteur. Là, Robelot s’en prend au néologisme déchaîné par la Révolution. C’est dans la note (3) de la section qu’on lit : Depuis que l’Académie françoise n’existe plus, nous avons, en cinq à six années, fait une riche conquête de mots nouveaux, qui justifieroit les regrets qu’on pourroit donner à la suppression de ce tribunal littéraire. Plût à Dieu que quelques-unes de ces expressions s’effacent à jamais de la mémoire des hommes, à qui elles ne rappellent que des forfaits ! […] Personne, je pense, ne répétera, après Anacharsis Cloots : « gallophile, de tout temps, mon cœur est sans fard, et mon âme est sans-culotte ».
L’humour que recèle la citation pour le lecteur de nos jours ne fut pas partagé par Robelot, ni par d’autres contemporains qui s’intéressaient au bien-être de la langue française. Même un Louis Sébastien Mercier, qui avait publié sa Néologie ou vocabulaire de mots
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nouveaux en 1801, n’hésita pas à condamner les abus de l’invention lexicale. “Quand j’intitule cet ouvrage Néologie, dit-il en préface, qu’on ne l’appelle donc pas Dictionnaire Néologique ! Néologie se prend toujours en bonne part, et Néologisme en mauvaise ; il y a entre ces deux mots, la même différence qu’entre religion et fanatisme (Mercier 1801, I : vi-vii). Quand Schwab semble trop estimer les vertus de Frédéric II, Robelot est là pour le corriger gentiment. C’est à cette fin qu’il cite une lettre du roi de Prusse (écrite à M. Achard en 1736 et fournie par Formey) qui, lorsqu’il ne faisait pas corriger ses textes français, utilisait une orthographe peu orthodoxe. Voici un extrait : Monssieur, ci quelqun fut jaméz surpris ! c’estoit moi à la lecture de vostre lettre, oux par un hazard inopiné, je me vis érigé en censseur et en critique ; jaméz Monssieur, n’aye eux l’ambition de l’estre, et ci pareille pencée me fut venue, la cognoissance que j’ai de l’infériorité de mes forces l’auroit bientôt suprimée (voir la note 17 de la scetion Preuves et Eclaircissemens).
Il est vrai, doit-on ajouter, comme le confirme Brunot qui cite la même missive, que l’orthographe “ne comptait guère alors” (Brunot 1967, VIII : 567). Parfois Robelot corrige, gentiment de nouveau, certaines autres prétentions de Schwab. A l’égard de l’ordre direct ou naturel de la phrase française qu’exalte l’auteur, Robelot précise des exceptions d’un caractère esthétique où les “inversions” et les “transpositions” contribuent “la belle cadence” à la poésie et “la variété” à la prose (voir la note 30 de l’auteur). Il y a un point de désaccord pourtant. Schwab cite la “médiocrité d’or” d’Horace pour caractériser la modération, le contrôle, la maîtrise de soi de la littérature de l’époque de Louis XIV, ce qui contraste vivement avec l’exubérance allemande. Dans la note (42), une note entièrement du traducteur, Robelot interprète “le jugement de M. Schwab” comme une injure. C’est un malentendu d’ordre linguistique. Ce que Schwab présente comme vertu, le terme “médiocrité” le “traduit” en péjoration. Robelot s’emporte. “L’élévation, la profondeur, la noblesse, la force d’un Corneille et d’un Bossuet, ne mettent-elles pas un grand nombre de productions de ces auteurs au-dessus du médiocre ?”, rétorque-t-il. Dans les quatre pages qui suivent, le Français convoque tout un
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panthéon : Pascal, Molière, Anacréon, Horace, Catulle d’une part, et Shakespeare, Lessing, Klopstoch, de l’autre. Robelot vante la supériorité des premiers, leur mérite, leur héritage. De même, dans la note (53), il est de nouveau question de hiérarchisation littéraire. Là, on lit : “L’auteur, en avançant que la plupart des poëtes françois contemporains de Shakespeare et de Milton sont oubliés, n’oppose que ces deux grands hommes du côté de l’Angleterre. On pourroit observer cependant, que la France comptoit, à cette époque, un plus grand nombre de poëtes, dont le souvenir n’est pas encore perdu [Ronsard, Bertrand, Marot, etc.]. L’Angleterre, depuis Chaucer jusqu’à Shakespeare, n’en peut citer aucun”. Enfin et toujours en patriote, Robelot ajoute dans la note (55) un jugement qui ne reflète que trop clairement ses sentiments. “La marine de l’Angleterre domine aujourd’hui sur celle de toutes les puissances de l’Europe. L’auteur [Schwab] ne pouvoit prévoir cette nouvelle prépondérance de la marine anglaise : elle n’auroit probablement jamais eu lieu sans la révolution françoise […]”.
L’ouvrage de Rivarol Les deux premières questions, telles que l’Académie de Berlin les exprima, reléguèrent les réponses au seul domaine de la documentation d’un phénomène reconnu. La première question, “Qu’est-ce qui a fait de la langue françoise la langue universelle de l’Europe ?”, reconnaît l’universalité de l’idiome et demande seulement que le concurrent fasse ressortir les facteurs qui ont contribué à ce résultat. La deuxième question, “Pourqoi mérite-t-elle cette prérogative ?”, comporte une explication justificatrice du même phénomène. Seule la troisième question, “Est-il à présumer qu’elle la conserve ?”, engage le concurrent à prendre position. Ce fut alors un sujet de concours qui se prêtait à un plan tout fait : première division, deuxième division, troisième division, conclusion — rien de plus clair, rien de plus classique, rien de plus académique. Mais l’ouvrage destiné à bénéficier le plus amplement de cette compétition, celui de Rivarol, ne se conforme qu’imparfaitement à ce paradigme. Suran, qui a étudié cet aspect de bien près, présente des constatations “surprenantes” : “Rivarol a observé les trois grandes divisions du
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questionnaire, et son Discours donne dès le début l’impression d’un plan solide. Pourtant cette impression s’atténue ensuite, à tel point que certains ont cru que Rivarol ne suivait aucun plan” (Suron 1930 : 139). C’est surtout la troisième division qui s’avère défectueuse, affirme Suran. “Quant à la troisième question, précise-t-il, la réponse ne parle que du français, elle est unilatérale tandis qu’elle devrait être comparative, et il y a là une lacune dans le plan” (Suran 1930 :140). Ce n’est pas tout, selon Suran : “Il y en a une autre, qui étonne toujours : c’est que la fin de cette IIIe partie termine le Discours tout entier. Cette brusquerie surprend, surtout dans un discours académique, où une péroraison est traditionnelle. Il manque de conclusion générale […]” (Suran 1930 : 140). Il est évident que Rivarol put surmonter ladite défectuosité de structuration aux yeux de la postérité. Mais comment ? Pour ce faire Rivarol recourt à une rhétorique brillante qui valorise l’exagération, l’omission, l’image et la métaphore ainsi qu’une logique syllogistique qui fait appel à l’orgueil et au mythe national. Tout d’abord Rivarol élargit l’arène. En incluant dans ses propos l’Amérique du Nord, l’Afrique et l’Asie, l’Europe devient “l’univers” et “le monde français” s’amplifie des mêmes proportions (Rivarol 1797 : 1, 5). De plus, d’emblée, Rivarol anime son texte au moyen de l’allégorisation. C’est nulle autre que “la Philosophie” qui a demandé “la domination” universelle “d’une même langue” et qui “se réjouit” des résultats : “spectacle digne d’elle, que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s’étend sur la variété des peuples […]” (Rivarol 1797 : 1). (Il n’est pas inutile de rappeler que cet empire mythique n’était ni uniforme ni paisible, comme l’attestent les livres d’histoire, et que la langue française n’avait même pas atteint “l’universalité” en France, comme l’atteste Grégoire.) Voici comment Rivarol élimine l’opposition : la langue allemande, “trop riche et trop dure à la fois, écrit-il, effraya des têtes déjà fatiguées de l’étude du latin et du grec” ; en outre, ajoute-t-il, “vers la fin du quinzième siècle, et dans tout le cours du seizième, cette langue n’offrait pas un seul monument” (Rivarol 1797 : 4), comme si la traduction de la Bible par Luther ne méritait pas cette distinction. Pour expliquer la résistance de l’Italie et de l’Espagne, Rivarol applique aux populations de ces pays les lois fondamentales de l’hydrologie. Avec une logique “impeccable” il écrit : “Le genrehumain est comme un fleuve qui coule du Nord au Midi ; rien ne peut
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le faire rebrousser contre sa source ; et voilà pourquoi l’universalité de la langue française est moins vraie pour l’Espagne et pour l’Italie que pour le reste de l’Europe” (Rivarol 1797 : 5). Malgré les apports singuliers de la Renaissance en Italie, sa “maturité fut trop précoce”, précise-t-il (Rivarol 1797 : 9). Puis c’est l’hydrologie qui s’impose de nouveau : “dès qu’on eut doublé le cap de Bonne-Espérance, l’Océan reprit ses droits, et le commerce des Indes ayant passé tout entier aux Portugais, l’Italie ne se trouva plus que dans un coin de l’univers” (Rivarol 1797 : 10). La “grandeur” de l’Espagne par contre “ne fut qu’un éclair” (Rivarol 1797 : 6). Quant à la langue espagnole, Rivarol ne devance guère Ferdinand de Saussure : “La majesté de sa prononciation invite à l’enflure, et la simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots et sous la plénitude des désinences. […] Charles-Quint lui-même, qui parlait plusieurs langues, réservait l’espagnol pour des jours de solennité et pour ses prières” (Rivarol 1797 : 7). Sans l’admettre ouvertement, Rivarol voit l’Angleterre et la langue anglaise comme les rivales les plus imposantes de la France et de son idiome. Sur les quarante-quatre pages de texte de l’édition de Hambourg, l’auteur français consacre deux pages à l’Allemagne, deux pages à l’Espagne, trois pages à l’Italie et sept pages à l’Angleterre. Cette prépondérance se fait mouler par une stratégie de louanges vaporeuses et de démentis incisifs. Rivarol reconnaît que la capitale de l’Angleterre, à travers les siècles, a su attirer “par ses charmes, plus que par ses richesses” et que “les gens d’esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût” ; ainsi Londres a pu “mieux rendre l’influence de son propre génie” et “l’esprit de son gouvernement” (Rivarol 1797 : 16). Avec le temps aussi, admet Rivarol, “l’Angleterre s’honorait autant par sa philosophie, que nous [les Français] par les arts” ; et enfin il “avoue que la littérature des Anglais offre des monumens de profondeur et d’élévation, qui seront l’éternel honneur de l’esprit-humain” (Rivarol 1797 :29-30). Cette dernière attribution déclenche pour de bon un assaut qui s’était déjà fait pressentir au moyen d’escarmouches bien choisies. “Cependant, précise Rivarol au sujet des “monumens” anglais, leurs livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes ; ils n’ont pas quitté certaines mains ; il a fallu des essais et de la précaution pour n’être pas rebuté de leur ton, de leur goût et leurs formes”. Le succès commercial a gâté les auteurs, maintient-il : “Accoutumé au crédit
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immense qu’il a dans les affaires, l’Anglais semble porter cette puissance fictive dans les lettres, et sa littérature en a contracté un caractère d’exagération opposé au bon goût” (Rivarol 1797 : 30). En outre, prétend Rivarol, l’Angleterre est bien redevable à la France sur les plans littéraire, philosophique, scientifique et, surtout, linguistique : “Il faut que la raison sèche cède le pas à la raison ornée. Ce n’est point l’aveugle amour de la patrie ni le préjugé national qui m’ont conduit dans ce rapprochement des deux peuples; c’est la nature et l’évidence des faits. […] N’est-ce pas la France qui a tiré la littérature anglaise du fond de son île ? N’est-ce pas Voltaire qui a présenté Loke [sic] et même Newton à l’Europe ?” Enfin, pour que ce rôle de vulgarisateur ne paraisse pas avantager le rival d’outre-Manche, Rivarol sait bien se servir de la fausse dépréciation pour détourner l’inférence. “Nous sommes les seuls qui imitions les Anglais, feint-il de confier, et quand nous sommes las de notre goût, nous y mêlons leurs caprices. Nous faisons entrer une mode anglaise dans l’immense tourbillon des nôtres, et le monde l’adopte au sortir de nos mains” (Rivarol 1797 : 31). Quant à la langue anglaise, ce n’est ni l’exactitude ni la justesse qui caractérisent les propos. Rivarol commence par présenter un tableau historique et linguistique erroné. Ayant conquis l’Angleterre, les Saxons “s’y établirent, et c’est de leur idiôme et de l’ancien jargon du pays que se forma la langue anglaise, appelée Anglo-Saxon”. Si le français devait régner à la cour “depuis la conquête de Guillaume jusqu’à Edouard III”, c’est “la jalousie nationale” qui “exila [cette] langue rivale” et cela en dépit des apports lexicaux de la langue française. “On sent bien que les deux langues s’étaient mêlées”, constate-t-il justement. Mais il ne peut pas s’empêcher d’ajouter une note émotive : “malgré leur haine” (Rivarol 1797 : 23-24). C’est surtout avec la description “physique” de la langue anglaise que Rivarol s’abandonne. S’y confondent syntaxe, acoustique, politique, métaphore, hyperbole, aberration : On peut dire, en outre, que si l’Anglais a l’audace des langues à inversions, il en a l’obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre, que la règle y a quelquefois moins d’applications que d’exceptions. On lui trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d’un peuple libre, et la rendent moins propre à la conversation que la langue française, dont la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les Anglais ont passé du plus extrême esclavage à la plus
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Le Grand Concours haute liberté politique ; et que nous sommes arrivés d’une liberté presque démocratique, à une Monarchie presque absolue. Les deux nations ont gardé les livrées de leur ancien état, et c’est ainsi que les langues sont les vraies médailles de l’histoire. Enfin, la prononciation de cette langue n’a ni la plénitude ni la fermeté de la nôtre (Rivarol 1797 : 30).
(On verra sous peu jusqu’à quel point les descriptions de Schwab diffèrent de celle-ci.) Ensuite Rivarol dresse une liste des attributs qui militent en faveur de la langue française et qui comprennent la clarté, la fixité, l’expressivité, l’ordre naturel, l’élégance, l’exactitude, l’euphonie et ainsi de suite. Si ceux-ci n’offrent rien de surprenant — l’œuvre de Frédéric II avait mis en relief les mêmes termes —, c’est l’orchestration et la coloration du panégyrique qui impressionnent et entraînent irrésistiblement. A partir des théories que l’on trouve dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac, Rivarol élabore une argumentation syllogistique où s’amalgament langage et morale, langage et science (ou pseudo-science), langage et nature, langage et nation. L’homme “a d’abord senti le plaisir et la douleur, et il les a nommés ; ensuite il a connu et nommé l’erreur et la vérité”, postule-t-il comme point de départ pour associer langage et le bon chemin de la vérité. “Or, sensation et raisonnement, continue-t-il, voilà de quoi tout l’homme se compose : l’enfant doit sentir avant de parler, mais il faut qu’il parle avant de penser”. Alors “la parole est une pensée qui se manifeste” et la nature fonde “l’union du caractère d’un peuple et du génie de sa langue sur l’éternelle alliance de la parole et de la pensée” (Rivarol 1797 : 12, 13, 14) : “les langues sont comme les nations” et “les mots sont comme les hommes” (Rivarol 1797 : 18). Ainsi “si on peut juger un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par son langage”. Mais “l’organe brillant et compliqué de la parole éprouva de grands changemens de peuple en peuple”, et “la nature […] n’a qu’un modèle pour tous les hommes” (Rivarol 1797 : 13-14). Celui-ci s’identifie comme l’ordre naturel de la langue française laquelle, après “plus de mille ans”, “arrive[a] à sa maturité”. Ceci résulte de “la perfection même de la société [française]” et du fait que “la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble” (Rivarol 1797 : 19, 20). Malgré cette élaboration méticuleuse, il est vrai que l’ouvrage de Rivarol manque de conclusion, comme le note Suran. Mais cela ne
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nuit aucunement à l’efficacité discursive de son écrit. A la première page Rivarol fait appel à la Philosophie qui reconnaît la France (et son idiome) comme salvatrice et garante de la civilisation occidentale. A la dernière page, on trouve une figure de rhétorique digne d’une pièce de Shakespeare ; Rivarol dépeint la France, en sa pleine maturité monarchique, comme défenseur de la justice et de la liberté de la vaste étendue de l’Amérique. Une fois de plus c’est l’image qui l’emporte sur la logique et le sens de la véracité. “L’histoire de l’Amérique, y lit-on, se réduit désormais à trois époques : égorgée par l’Espagne, opprimée par l’Angleterre, et sauvée par la France” (Rivarol 1797 : 44).
L’ouvrage de Schwab On remarque tout de suite une différence que présente l’ouvrage de Schwab par rapport à celui de Rivarol. L’édition de Hambourg de Rivarol compte quarante-quatre pages de texte. Les trente-quatre notes qui suivent occupent dix-huit pages de plus, c’est-à-dire soixante-deux pages en tout. La traduction de Robelot compte deux cent cinquante-sept pages : Préface (26 pages), Première question (92 pages), Seconde question (6 pages), Troisième question (32 pages), Preuves et Eclaircissemens (101 pages). Même avec une légère supériorité du nombre de caractères par page du texte de Rivarol et les interventions de la part du traducteur de Schwab, un écart énorme se signale au tout premier abord. Les soixante notes et les cent une pages de la seule section “Preuves et Eclaircissemens” représentent presque le double de l’ensemble du texte de Rivarol. S’agit-il d’une verbosité compromettante ? Nullement. A la grande différence de Rivarol, Schwab cite et explique ses sources, selon des principes “scientifiques” qui régissent son ouvrage d’un bout à l’autre et qui vont à l’encontre de la mode française dont l’auteur allemand se plaint ouvertement dans sa Préface : On surchargeoit autrefois les Dissertations de citations ; aujourd’hui, l’on commence à tomber dans un défaut tout opposé. Il m’arrive au moins trèsfréquemment, quand je lis des Dissertations écrites en notre langue, de regretter que l’auteur n’ait pas cité, pour me mettre à portée de consulter moi-même les
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Le Grand Concours sources qu’il indique. Ignorance dans les écrivains, qui d’ailleurs trouvent plus commode de ne pas citer ; de-là, la plupart du temps, cette mode de ne plus le faire, qui peut-être, ainsi que bien d’autres, nous est venue des François ; car trop souvent on copie, en Allemagne, les défauts de cette nation, tandis que l’on méconnoît, déprécie et rejette ce qu’il y a de bon chez elle (Schwab 1803 : Préface).
S’il est évident que Schwab écrivit ce passage avant de prendre connaissance de l’ouvrage de Rivarol, il est également évident que de tels reproches pourraient bien s’appliquer à l’écrit du Français. Rivarol recourt souvent à l’histoire, mais il ne cite explicitement aucune étude, aucune autorité vérifiable, et il néglige en général la datation. Il sème son texte de noms propres — le Tasse, Michel-Ange, César, Charles-Quint, Louis XIV, les dieux de l’antiquité grécoromaine, et toute une pléiade d’auteurs français et anglais — mais ceux-ci viennent peupler des généralisations qu’on doit accepter telles quelles sans pouvoir discerner les sources ou les fondements de la pensée. Schwab, au contraire, cite très souvent auteur, œuvre, édition, page. Et il le fait avec une érudition qui lui permet de puiser à des sources d’une très grande variété de langues (anciennes et modernes) et de disciplines. Dans la section Preuves et Eclaircissemens, par exemple, on rencontre dans les premières pages les références suivantes : des extraits en latin de la quatorzième lettre de Sénèque ; une citation tirée de l’œuvre de Conrad Celtes (en latin) concernant le statut de la langue française en Allemagne vers la fin du 15e siècle (suivie du commentaire de M. Schmidt dans son Histoire des Allemands) ; des exemples de la liberté syntaxique des poètes latins Virgile et Horace ; l’existence de la notion de l’ordre naturel chez les Grecs anciens selon l’étude sur “la position des mots” de DenysHalicarnesse (après avoir cité nombre de phrases grecques en tant qu’exemples). Puis il est question de Cicéron, Libanius, Plutarque, toute une série de textes et d’exemples portant sur l’évolution des langues modernes par rapport aux paradigmes antiques, ainsi que l’histoire du peuplement de l’Europe et les développements linguistiques selon Fleury, Zozim, Tacite, du Cange et plusieurs autres auteurs. Et cela continue ainsi sur une centaine de pages, sans compter les notes et les citations que Schwab incorpore dans les autres sections du texte.
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Quand Schwab put obtenir un exemplaire de l’ouvrage de Rivarol et qu’il eut l’occasion de le comparer au sien, il ne manqua pas de s’exprimer sans équivoque. Dans une lettre à Merian datée du 14 octobre 1785, Schwab caractérisa l’écrit de son “rival” de cette façon : On ne finiroit pas, si l’on en vouloit faire la critique : encore ces fautes sontelles peu de choses en comparaison de la manière vicieuse dont il a traité son sujet. Un mauvais plan, point de liaison dans les parties, des assertions historiques hazardées ou destituées de preuves, des époques mal-déterminées et souvent confondues, les grandes causes alléguées pêle-mêle avec les petites, des digressions démesurées, enfin une prédilection outrée pour sa nation ; voilà, je pense, les principaux défauts de cet ouvrage. Aucun critique a relevé, que je sache, le singulier contraste qui se trouve à la fin, et que, l’Auteur a sans doute trouvé très-beau : “l’Amérique, dit-il, après avoir été égorgée par les Espagnols, et opprimée par les Anglois, a été sauvée par la France”. Je n’ai pu m’empêcher d’écrire sur ce passage à un de mes amis en France, que je savois bien que les rois de France pouvoient guérir les écrouelles, mais j’avois ignoré jusqu’ici, qu’ils pussent sauver ceux qui avoientété égorgés. — Au reste, la manière dont Mr. le Comte est devenu Académicien de Berlin, m’a inspiré une épigramme que je vais vous communiquer, Monsieur, quelque mauvaise qu’elle soit ; la voici : Pour entrer dans l’Académie, Mon fier et terrible rival A donc par l’empire infernal Avec succès pris le chemin impie. Ah, je m’attendois bien, Que pour avoir le titre respectable D’Académicien, Ce Comte critiqué se donneroit au diable. (Schwab 1785, in Storost 1994 : 172-173)
On peut comprendre la réaction négative de Schwab devant l’idée que l’ouvrage de Rivarol fut jugé l’égal du sien, et pour cette raison peut-être, on doit lui pardonner ce moment de sarcasme et de petitesse. Sa méthode analytique qui privilégie la documentation et un agencement des plus exigeants lui avaient coûté des mois de travail laborieux. A la fin il décida de reléguer les observations qu’il estimait encombrantes à la section Preuves et Eclaircissemens justement pour
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éviter toute apparence de digression. De même, le fait qu’il ne consacra que six pages à la deuxième question qui reconnaît le statut de la langue française à l’époque (“Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ?”), tandis que la première question et la troisième question s’attirèrent quatre-vingt-douze et trente-deux pages respectivement, reflète ses priorités : l’établissement d’une causalité historico-linguistique et la projection de cette causalité dans l’avenir. Aussi la toute première section (intitulée Développement des causes principales de la propagation d’une langue) définit-elle les bases théoriques de l’ouvrage : sur plus de vingt pages l’auteur examine et discute systématiquement les causes de la propagation de n’importe quelle langue (ancienne ou moderne) afin d’identifier les principes fondamentaux qui déterminent sa portée géographique, démographique, politique, sociale. Ensuite, à la lumière de ceux-ci, Schwab traite, chronologiquement et en détail, du statut des langues européennes depuis la Renaissance. Ainsi trois langues surgissent comme candidates au titre de “langue universelle de l’Europe” à des époques différentes : l’italien, l’espagnol et le français, lesquels sont le sujet des sections à suivre (IIe Section : Application de ces principes aux langues italienne et espagnole et IIIe Section : Application des mêmes principes à la langue française). Ce qu’on y trouve a un caractère tout moderne. Il s’agit de la géopolitique et de ses maintes dimensions socioéconomiques. Schwab dépeint historiquement le développement linguistique en Europe comme une concurrence internationale entre nations voisines. Les principes qu’il identifie se classeraient de nos jours à côté de ceux de la commercialisation globale et de l’échange culturel international. Une fois que le besoin d’une langue véhiculaire se manifeste, raisonne-t-il, c’est la qualité du produit linguistique et de la culture des producteurs qui l’emporte : “La propagation d’une langue dépend de la nature de cette langue, des qualités du peuple qui le parle, et des rapports politiques de ce peuple avec les autres nations” (Première section ; c’est Schwab qui souligne). Schwab ne s’arrête pas là ; il définit la qualité du produit linguistique selon des notions embryonnaires de la pragmatique et de la phonétique (telles qu’elles existaient alors). Celles-ci comprennent l’efficacité communicative (qui dépend surtout de la disposition syntaxique), la facilité de l’apprentissage et de la prononciation, ainsi que la sonorité inhérente.
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Schwab divise l’histoire linguistique de l’Europe en deux phases. Avant la Renaissance la qualité de la langue et de la culture pouvait surmonter des impératifs politiques dominants. Ainsi les Romains apprirent le grec et les conquérants “barbares” adoptèrent les langues des Romains et des Gaullois. Ce fut l’émulation qui l’emportait, comme moyen de monter l’échelle sociopolitique. Si la qualité langagière et culturelle conservait son importance, ce fut surtout la supériorité politique qui devait surgir comme déterminant principal des temps modernes. Alors Schwab applique la formule ainsi révisée à la question de la propagation linguistique d’une Europe “moderne” à la recherche d’une langue véhiculaire. Sa conclusion, y compris une certaine naïveté inhérente à l’époque, n’étonne pas : Rien ne prouve davantage combien la communication entre les Européens, au milieu de cette période, fut générale, que la paix de Westphalie. L’Europe y paroît comme une nombreuse famille ; les membres, trop longtemps divisés, s’y donnent la main en signe de paix, et y démêlent leurs intérêts compliqués. L’histoire, depuis l’existence du monde, n’offre point de semblable congrès. Dans le cours de cette même période (j’entends ici cet intervalle de temps qui s’écoula depuis le règne de Charles-Quint jusqu’à celui de Frédéric et de Joseph), le besoin d’une langue commune aux Européens, dut devenir de plus en plus pressant ; et ce fut alors que, par un heureux hasard dont il n’y a jamais eu, et dont il n’y aura vraisemblablement jamais d’exemple parmi les langues vivantes, toutes les causes qui peuvent procurer à une langue l’universalité, se réunirent en faveur de la langue françoise (Première section ).
Le français se trouvait dans cette “heureuse” position, indique Schwab, parce que l’italien et l’espagnol ne purent pas s’imposer à la longue, bien que chacun d’entre eux eût atteint un très haut niveau de perfection. En Italie la vivacité de la culture florentine et de son dialecte toscan ne put s’empêcher de subir un effet de fragmentation devant la dominance politique de Venise et de son dialecte “inférieur”. En Espagne, malgré la splendeur de sa culture et une présence politique bien plus importante que celle de l’Italie au seizième siècle, la langue espagnole ne réussit pas à se faire imposer comme langue véhiculaire en raison de la situation géographique de la péninsule ibérienne si loin des autres aires culturelles de l’Europe. Puis Schwab retrace la montée politico-linguistique de la France depuis la paix de Westphalie jusqu’à son propre temps. Il en identifie
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sans équivoque l’apogée : “L’époque de la paix de Nimègue [16781679], époque des triomphes de la France sur ses nombreux ennemis, époque du plus haut degré de sa puissance, est précisément, et sans contredit, celle où sa langue devint la plus commune parmi les classes supérieures” (IIIe section). Il est curieux de noter ici que Schwab abandonne son principe démographique en faveur de la hiérarchie sociale comme valorisation de la prérogative linguistique internationale. Il le fait de nouveau quand il aborde le problème historique des dialectes en France. “Il y avoit, il est vrai, une différence sensible entre les patois, reconnaît-il, mais elle n’était pas si considérable, qu’il ne fût facile de les ramener à un seul dialecte plus parfait, au moins parmi les classes supérieures” (IIIe section). Comme Rivarol, Schwab incorpore dans ses propos le mythe national hégémonique propagé par l’Ancien Régime. Il est juste d’ajouter pourtant, que ni l’un ni l’autre ne furent à même de prévoir le soulèvement à venir, et les constatations de Grégoire ne se feraient annoncer qu’au milieu de l’irruption. Que Schwab devait regretter ce lapsus plus tard, sa lettre au traducteur en témoigne amplement. La publication de celle-ci à côté de la traduction remet en perspective un ouvrage d’une objectivité autrement admirable. De plus, quant à la troisième question et l’avenir linguistique de l’Europe, l’objectivité revient à pleine force. C’est au sujet de la troisième question (“Est-il à présumer que la langue françoise conservera sa prérogative ? ”) que l’ouvrage de Schwab se distingue de tous les autres de l’époque. La méthode resurgit intacte. Schwab définit et divise la question selon les principes de la théorie élaborée dès la préface avant d’entreprendre l’évaluation des langues particulières. Voici le tout premier paragraphe : Cette question se décompose en celles-ci : Est-il vraisemblable qu’une des nations de l’Europe ait, un jour, une langue plus facile à apprendre, plus perfectionnée que la langue françoise ; que son esprit s’élève à un plus haut degré de culture que celui de la nation françoise ; et qu’elle obtienne une prépondérance remarquable dans le système politique de l’Europe ? Et si l’une de ces raisons, si toutes même se réunissent en faveur de quelque nation, on demande encore : S’il s’établira une communication suffisante entr’elle et les autres peuples, pour mettre tous ces ressorts en jeu (Troisième question).
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Schwab élimine tout de suite les langues espagnole et italienne. La situation géographique de l’Espagne constitue toujours un obstacle naturel infranchissable, conclut-il ; et malgré une histoire brillante et une langue d’une acoustique bien attrayante, la splendeur culturelle de l’Italie appartient à un passé lointain. En outre, ajoute-t-il, même une Italie unifiée serait trop petite pour s’imposer. L’Allemagne et la langue allemande attirent une plus grande considération, et il en ressort une image plutôt flatteuse. Schwab ne manque pas d’énumérer les attributs de son pays : la situation géographique favorable ; les autres pays ou régions où l’on parle cette langue (la Suisse, l’Alsace, la Lorraine) ; les autres langues qui en dérivent (le néerlandais, le flamand, le danois, le suédois) ; les réalisations dans les domaines de la littérature, la religion, la philosophie et les sciences (surtout grâce à l’Académie de Berlin) ; les deux princes éclairés. Tout cela militera en faveur de l’Allemagne, dit Schwab, si un jour elle réussit à s’unifier “sous deux ou trois états”. Par contre, l’avenir de la langue allemande ne nourrit pas un tel enthousiasme. En dépit d’une certaine “souplesse”, les empêchements linguistiques et stylistiques abondent : des “difficultés de prononciation”, une construction complexe et “très-difficile”, une syntaxe bien “éloignée de l’ordre naturel”, des verbes et des mots composés difficiles à comprendre, une rhétorique parenthétique maladroite qui désoriente, une verbosité qui détourne, des déclinaisons d’une irrégularité effrayante, des anomalies d’orthographe et, en général, une “incertitude inhérente”. La conclusion catégorique de Schwab n’offre aucune surprise. Pour l’atténuer, il recourt à la litote adoucissante : “Il suit naturellement de tout ceci, que notre langue, malgré les chefs-d’œuvre de notre littérature, malgré cette culture d’esprit, cette grandeur à laquelle notre nation a l’espoir fondé de parvenir encore, ne sera cependant jamais que très difficilement la langue dominante en Europe” (Troisième question). Une tout autre sémiologie régit le diagnostic et le pronostic de la langue anglaise. Schwab commence par analyser syntaxe, phonétique, lexique et pragmatique afin de mesurer sa potentialité par rapport à l’efficacité établie de la langue française. Ce qu’il découvre devance de loin les constatations linguistiques du siècle à venir. Il n’y a que l’inconsistance de l’orthographe que Schwab néglige de signaler :
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Parmi les langues européennes, la langue angloise est une des plus faciles. Aucune forme particulière ne distingue les genres de ses substantifs, et, conséquemment, de ses adjectifs et de ses articles ; avantage inexprimable pour ceux qui veulent l’apprendre. Elle n’a comme la langue françoise, aucun cas (excepté le génitif). Le pluriel de ses noms ne se forme que d’une seule manière. Il est plus facile de conjuguer ses verbes que ceux de la langue françoise. Sa construction, en prose au moins, et chez les écrivains modernes, est presque aussi régulière que celle de la langue françoise. Sa prononciation, il est vrai, a ses difficultés ; mais celle de la langue françoise a aussi les siennes : enfin elle est perfectionnée entièrement, au commencement du siècle présent (Troisième question).
A côté de cette facilité d’apprentissage, la langue anglaise exhibe nombre d’autres attributs qui pourraient lui permettre de concourir pour le titre de langue universelle. Schwab les énumère : les sciences, la philosophie, les mathématiques et la littérature sont bien développées ; les Anglais eux-mêmes ont de l’esprit, et leur succès commercial a nourri une appréciation du luxe et du raffinement. Sur le plan politique, l’Angleterre est “une très grande puissance” et sa constitution suscite l’admiration de la part des autres nations. Quels sont les désavantages ? Il y a, assure Schwab, des facteurs qui font obstacle. Mais en les cherchant et en les identifiant, son adresse et son acuité — tellement évidentes ailleurs — semblent fléchir. Certaines observations manifestent une forte mesure de validité. La situation géographique de l’Angletere va de pair avec celle de l’Espagne, par exemple ; et le goût français est plus apprécié en Europe que celui des Anglais. Mais d’autres observations s’avèrent moins convaincantes. S’il est bien vrai qu’on parle français en Angleterre depuis le temps de Guillaume le Conquérant, cela n’a rien à voir avec le statut de l’anglais à la fin du dix-huitième siècle, ni en Angleterre ni ailleurs. De même, Schwab présente le commerce maritime de l’Angleterre comme une entrave langagière parce que la langue anglaise — répandue ainsi — “ne pénètre pas dans le cœur des pays” et parce que d’autres nations viendront lui disputer cette suprématie. D’autres observations encore font sourire : “on voit rarement un Anglois, errant dans l’Europe”, ou bien, “l’Anglois qui voyage, n’élève ni son roi ni sa patrie ; le premier est même fréquemment l’objet de ses sarcasmes : il retourne malgré cela dans son île ; et son roi […] est toujours, selon lui, le plus grand monarque
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de l’Europe” (Troisième question). On flaire le préssentiment. En fin de compte, c’est malgré lui et à contrecœur que Schwab se trouve contraint à reconnaître que la croissance de l’Amérique pourra bien altérer la dynamique linguistique internationale ainsi que le statut de la langue française de l’avenir.
De Schwab à Robelot Le texte que Robelot présente en français est d’une exceptionnelle richesse. Au-delà des apports déjà signalés, on y découvre un Schwab qui soutient la réforme de l’orthographe proposée par Voltaire (surtout la graphie “oi” > “ai”, qui ne serait instaurée que par la suite) ; un Schwab qui sait amuser à la Gautier quand il se moque de l’idée que “la belle littérature des François” influence les modes et “qu’un ministre des finances, tel que M. Colbert, qui avoit à payer de si grosses pensions aux poëtes, se tranquillisât avec cette idée, que cette classe d’hommes n’étoit pas tout-à-fait inutile à l’Etat” (Preuves et Eclaircissemens, note 51) ; un Schwab qui, comme bien des Allemands au début de la Révolution, exprime son inquiétude initiale concernant les lettres de cachet et l’injustice de la Bastille (Preuves et Eclaircissemens, note 39). Il est évident alors que ce texte bénéficie des réflexions et des additions que Schwab fit parvenir à Robeleot au fur et à mesure et qui n’existaient pas dans le mémoire original, telles que les “nouvelles preuves de la propagation de la langue françoise, au moyen âge, qui ont été récemment envoyées au traducteur, par M. Schwab, et communiquées à cet auteur par M. Petersen, dont il est fait mention dans la Préface” (Preuves et Eclaircissemens, note 35, suit un historique en onze paragraphes, des années 995 à 1563). On doit se demander si l’envoi de ces “nouvelles preuves” fut en réponse à l’expression du souci de la part de Robelot que la propagation de la langue française au moyen âge ne fût pas représentée en juste proportion dans le texte Schwab. Quoi qu’il en soit, Robelot crut bon d’ajouter à l’ouvrage de Schwab un appendice d’une soixantaine de pages (édition de 1803) intitulé Observations du Traducteur : sur l’universalité de la langue françoise au moyen âge.
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Schwab avait été très prudent en s’exprimant sur la propagation de la langue française au moyen âge. Dans la note (35), il refuse de dire catégoriquement que la langue française était la plus répandue de l’Europe de cette époque. Comme ailleurs, il se contente de citer opinions et sources : “Quelques François vont encore plus loin ; ils soutiennent que leur langue a toujours été la mieux accueillie et la plus répandue en Europe”. Suit une série de références (pour et contre) : Brunetto Latini, Tirabaschi, l’abbé d’Ursperg, parmi d’autres. Puis, au lieu de conclure (faute de preuves incontestables), Schwab préfère recourir à ses principes de propagation : Fût-il au reste démontré que le dialecte reçu dans le nord de la France, à Paris sur-tout, dialecte qui s’est formé parmi les premières classes, qu’on peut regarder comme celui dont la langue françoise d’aujourd’hui tire son origine, fût-il démontré, dis-je, qu’il étoit, au moyen âge, le plus répandu dans l’Europe, je n’y verrois encore qu’une confirmation de mes principes, car […] le principe de supériorité politique devoit décider pour la langue françoise ; et l’effet de cette cause devenoit d’autant plus grand, qu’il n’y avoit plus de provinces méridionales réunies à la couronne (Preuves et Eclaircissemens, note 35).
C’est tout. A part les “nouvelles preuves” d’un caractère tout à fait documentaire, Schwab, bien avisé, laisse les choses telles quelles. Robelot, au contraire, va bien plus loin, et en le faisant, il abandonne l’objectivité qu’il avait tant admirée chez Schwab. Etant donné l’état rudimentaire de la linguistique historique (sans parler de la dialectologie), il n’est pas surprenant qu’il confonde tout. La vieille terminologie désoriente : “limousin”, “provençal”, “roman”, “picard” “francique”. Des étymologies fantaisistes surgissent (selon lui oc dérive du mot allemand auch et non du latin hoc, par exemple). Il traite la langue du nord et la langue du sud comme des dialectes, et là ses intentions deviennent bien claires. “Si nous adoptons le sentiment d’après lequel le provençal ne seroit qu’un dialecte peu différent du dialecte parlé dans la partie septentrionale de la France, écrit-il, la langue françoise qui les renferme tous deux, aura été aussi de bonne heure la langue d’une grande partie de l’Espagne, et celle du Portugal” (Observations du traducteur). Robelot, au nom d’une France qui commence seulement à reprendre ses forces après des années de déchirement, cherche à soulager et à ranimer le sens de la dignité et de l’honneur nationaux. C’est le terme “sentiment” qui
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l’emporte ici et qui le mène à déclarer catégoriquement que “la langue françoise […] a été la plus universellement répandue au moyen âge, c’est-à-dire depuis le onzième siècle jusqu’au quatorzième inclusivement”. Curieusement, en conclusion, Robelot cite le panégyrique de l’historien Allemand Eichhorn qui fait penser à Rivarol plutôt qu’à Schwab : “la France servit la première de modèle général au Nouveau Monde. De la mer Méditerrannée à la mer Baltique, on admit sa chevalerie et ses tournois. Sur une moitié de notre globe, on parla sa langue […] ; pour étendre la renommée de ce peuple gai et agile, tout étoit en mouvement ; rois, princes, clergé, noblesse, pélerins, aventuriers, navigation, commerce, guerre et paix, concoururent à la propager en tous lieux” (Eichorn, in Observations du traducteur). Il ne manque à cet éloge que la fanfare des trompettes et des cuivres. C’est exactement ce que constate Haßler, non seulement en ce qui concerne Robelot, mais en général. Ce qui domine, à cette époque, est loin d’être l’esprit et la méthode scientifiques qui devaient mener à l’établissement de la linguistique telle que nous la connaissons aujourd’hui. “On est loin des méthodes d’une linguistique historico-comparative, écrit-elle. Les jugements sur les langues et les explications de leurs différences n’étaient pas libres de stéréotypes et ces derniers ont une stabilité remarquable” (Haßler 2001 : 38). Ce que Haßbler appelle “la rupture épistémologique” ne s’était pas encore effectuée. La découverte de William Jones ne se fit qu’au lendemain du concours et en 1803 elle n’avait pas encore pénétré, ni en Allemagne ni en France. En effet ce ne fut qu’en 1803 que les frères Schlegel utilisèrent le terme “Vergleichende Grammatik” (“grammaire comparée”). En outre on devait attendre encore une quinzaine d’années avant que Franz Bopp et Rasmus Kristian Rask n’apportent à de telles entreprises la rigueur scientifique qu’on associe avec la discipline moderne. Quant à Robelot, cela ne diminue en rien le mérite d’avoir traduit si consciencieusement l’ouvrage de Schwab. Cet ouvrage, comme on l’a vu, s’avère bien plus qu’un essai de portée “académique”. C’est un document historico-culturel qui aide à comprendre et à apprécier, à une étape cruciale, l’évolution politique et intellectuelle de deux pays voisins dont les relations futures seraient décisives pour l’Europe. C’est grâce aux efforts de l’ancien chanoine
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de Dijon que “le monde français” se trouve à même de connaître cet écrit. C’est beaucoup.
Au lecteur En comparant l’édition de Hambourg (1797) de l’ouvrage de Rivarol et la traduction de Robelot (1803), on remarque tout de suite des différences orthographiques. La plus saillante d’entre elles est le passage de “oi” à “ai” que nous avons signalé plus haut, et que Schwab lui-même favorisait. L’éditeur du texte de Rivarol s’était servi de l’orthographe réformée (“ai”). Le texte de Robelot reflète une préférence conservatrice. C’est “oi” qu’on y trouve. Le fait que çà et là la graphie “ai” s’intercale nous mène à croire que l’éditeur acquiesçait à la directive du traducteur et que les typographes de la maison d’édition Lamy reproduisaient sporadiquement la graphie réformée, déjà commune. En conséquence, nous avons régularisé la graphie conservatrice “oi”. A part la régularisation typographique, les modifications que nous avons portées au texte de Robelot sont bien restreintes. Du point de vue du lecteur de nos jours, certains mots sans accents nous semblaient gênants : “desirer”, “déja”, “ame”, “age”, par exemple. Nous avons modernisé ces graphies : “désirer”, “déjà”, “âme”, “âge”. De même, nous avons modernisé la notation. A la place des astérisques et des lettres — celles-ci utilisées par Robelot dans son appendice et ceux-là utilisés dans la Dissertation même — on trouvera des notes numérotées consécutivement. En ce qui concerne les notes numérotées comprises entre parenthèses dans le texte même de la Dissertation, celles-ci renvoient à la section Preuves et Eclaircissemens, comme dans l’édition de 1803. Le symbole † indique que Schwab a ajouté la note après coup. Freeman G. Henry
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Ouvrages cités Antoine, Gérald (2000) : “La langue française face aux défis de la modernité”, Revue de l’Association des Membres de l’Ordre des Palmes Académiques, 148 (2e trimestre) http://www. amopa.assoc.fr. Arnauld, A. et C. Lancelot (1660) : Grammaire générale et raisonnée. Paris : Pierre Le Petit. Bartholmess, Christian (1850) : Histoire philosophique de l’Académie de Prusse depuis Leibniz jusqu’à Schelling, particulièrement sous Frédéric-le-Grand. 2 vols. Paris : Librairie de Franck. Brunot, Ferdinand 1967 (1916-1938) : Histoire de la langue française des origines à nos jours. Paris : Conard. Christmann, Hans Helmut (1878) : “Antoine de Rivarol und Johann Christoph Schwab pari passu : Zwei Stellungnahmen zur Universaität der französischen Sprache”, in Studia neolatina. Festschrift für Peter M. Schon. Aachen : hrsg. von Johannes Thomas : 24-37. Dilthey, Wilhelm (1927) : “Friedrich de Grosse und die deutsche Aufklärung”, in Studien zur Geschichte des deutschen Geistes, B. III, Gesammelte Schriften. Leipzig : B. G. Teubner. Doutourd, Jean (1963) : Les plus belles pages de Rivarol. Paris : Mercure de France. Formey, Jean Henry Samuel (1750) : Histoire de l’Académie royale des sciences et belle lettres depuis son origine jusqu’à présent. Berlin : Haude et Spener. Frédéric II 1968 (1780) : De la littérature allemande ; des défauts qu’on peut lui reprocher ; quelles en sont les causes ; et par quels moyens on peut le corriger, in Deutsche Literaturdenkmale des 18. jahrhunderts. Nen-deln/Liechtenstein, Kraus Reprint.
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Page laissée blanche intentionnellement
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Pendant l’exil qui m’a tenu éloigné de ma patrie1, je me suis livré à l’étude de la langue des généreux habitans qui m’ont offert une terre hospitalière. Je voulois pouvoir communiquer avec eux, et leur exprimer tous les sentimens d’admiration et de reconnoissance dont leurs bienfaits me pénètrent chaque jour. Je dois à cette étude la connoissance de la Dissertation dont je présente aujourd’hui au public la traduction. Cette Dissertation, remarquable par le ton d’impartialité qui y règne généralement, par l’enchaînement des raisonnemens et des faits, et les notes savantes qui les appuient, n’a été, jusqu'ici, connue en France, que par l’extrait qu’en a fait M. de Merian 2, extrait qui n’en laisse qu’une idée très-imparfaite. On y paroît même ignorer que le prix décerrné par l’Académie de Berlin, a été partagé par MM. Schwab et de Rivarol. Le passage suivant du Dictionnaire de l’Encyclopedie, l’indique assez clairement : « Académie de Berlin, y est-il dit, frappée de ce phénomène (de l’universalité de la langue françoise ), vient de propoposer un prix pour en connoître les causes ; et un François, M. de Rivarol, a remporté ce prix doublement honorable pour notre nation3. »
1
J’ai été sujet à la déportation, en vertu de la loi du 26 août 1792.
2
J’ai lu dans les annonces de la Gazette littéraire universelle d’Iena, du 31 décembre 1796 (p. 778), qu’on avoit imprimé cet extrait à la suite des Lettres posthumes de Mirabeau, avec des remarques de Mirabeau lui-même. 3
Encyclopédie Méthodique, ou par ordre de matières, Paris et Liége, 1784, tom. II. Grammaire et Littérature, p. 421, art. Langue.
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« La palme du concours, dit l’auteur de « l’Esquisse d’un plan d’éducation4, fut glorieusement remporté par l’écrivain (M. de Rivarol) qui devoit un jour consoler la république des lettres de ses nombreuses pertes. » Et il n’est fait aucune mention de M. Schwab. En Allemagne même5, dans la patrie de ce savant, on a imprimé qu’il n’avoit obtenu que l’accessit. Le suffrage de l’illustre Académie qui a fait cet honneur à la langue françoise, de mettre au concours la question sur les causes de son universalité, est d’un trop grand poids, pour ne pas m’empresser de rappeler que ce tribunal intègre a placé la Dissertation de M. Schwab sur la même ligne que celle de M. de Rivarol, et a couronné les deux auteurs des mêmes lauriers. Un homme d’esprit, en parlant de la Dissertation de M. de Rivarol, disoit de cette Dissertation, c’est un phosphore. Ce mot seul peut-être la caractérise. On ne trouve dans celle de son concurrent, ni le brillant, ni la marche rapide de la première ; mais plus d’ordre, plus de méthode, une manière de procéder plus serrée, une plus vaste érudition. On pourroit désirer que M. de Rivarol eût insisté davantage sur l’influence que la supériorité politique d’une nation a sur la 4
A. H. Dampmartin.
5
Voyez la Gazette littéraire universelle d’Iena, du 31 décembre 1796, p. 778, et le petit écrit Ueber die Frage : gewinnt Volk in absicht auf seine Aufhloerung dabey, Wenn seine Sprache zur Universal-Sprache wird. S. 1. Von J. G. Busch, essor inprof Hamburg. Berlin, 1787. L’auteur de cette brochure examine s’il est avantageux pour une nation que sa langue devienne une langue universelle : selon lui, les Abrégés, les Dictionnaires, les livres de toute espèce, destinés à mettre à la portée de tout le monde les matières les plus sèches et les plus abstraites, se multiplieront prodigieusement chez la nation dont la langue jouit de l’universalité, et y répandront les lumières ; mais les connoissances, en s’étendant sur une grande surface, n’en seront pas le plus souvent très-solides, ni très-profondes. Le peuple dont la langue est universelle, la trouvant établie chez d’autres peuples, se croit, en conséquence, dispensé d’en apprendre d’autres que la sienne ; d’où il arrive qu’il ignore souvent les découvertes faites par des savans étrangers dans les sciences proprement dites ; au moins il n’en est instruit que fort tard. L’universalité de sa langue nuit donc, en quelque sorte, aux progrès de ses connoissances. En deux mots, les lumières s’étendent chez ce peuple, mais la science n’y est bien souvent que superficielle.
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propagation de sa langue : l’importance de cette cause n’a pas échappé à l’auteur allemand, qui semble avoir mieux envisagé la matière, et lui avoir donné tous les développemens dont elle étoit susceptible. Dans le cours de son ouvrage, il examine, par exemple, s’il est à présumer que la langue françoise conserve son empire ? Cette discussion manque presque totalement dans le Discours de M. de Rivarol. C’est une nouvelle considération que présente la Dissertation de M. Schwab ; il étoit peut-être plus en état qu’un François de l’exposer dans tout son jour ; elle ajoute à la lecture de son ouvrage un attrait de plus, aujourd’hui sur-tout que l’on paroît vouloir en France se livrer davantage à l’étude de la langue et de la littérature allemande qui y ont été jusqu’à présent trop méconnues. Je ne prétends pa accuser M. de Rivarol de partialité dans les éloges qu’il a donnés à la nation et à la langue en faveur desquelles il écrivoit ; mais ces éloges, sous la plume d’un étranger, ont un caractère de vérité qui augmente l’intérêt qu’un François doit prendre à la lecture de M. Schwab ; et l’on ne peut, en effet, sans un plaisir mêlé de surprise, voir ce savant auteur entreprendre de répondre à la question proposée par l’Académie de Berlin ; montrer, en la discutant, une connoissance aussi raisonnée de notre langue, aussi de notre littérature, et sortir aussi glorieusement de l’arène. Tels sont les avantages qui m’ont paru donner à sa Dissertation un mérite bien capable de faire oublier de légers défauts que quelques François ont cru y remarquer. Convaincu de ce mérite, je n’ai rien négligé pour m’assurer de la fidélité de ma traduction. C’est dans cette vue que j’ai communiqué mon travail à l’auteur. Il l’a honoré de son suffrage, dans une courte préface qu’il a composée en françois, et que j’ai placée à la tête de ma traduction. Quoique je ne souscrive pas entièrement à la façon de penser qu’il y a manifestée, je me suis borné à une seule réflexion : un plus grand nombre m’auroit entraîné dans des digressions trop étrangères au sujet de la Dissertation que j’ai traduite. Le lecteur voudra bien remarquer qu’au temps où cette Préface a été écrite, la mémoire des atrocités commises sous Robespierre et
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avant lui, étoit encore récente. La nation françoise gémissoit alors sous la verge de ce Directoire qui, sans procès préalable, et par humanité, envoyait à Sinamary et à Conanama, plutôt qu’à l’échafaud. Enfin elle est peu éloignée l’époque où l’organisation sociale, raffermie en France, nous a, par sa stabilité, procuré la paix actuelle6. Sans doute, après tant de jours de troubles et d’orages, cette paix désirée y ramènera les muses fugitives ; elle secondera les merveilles déjà si surprennantes des arts, en fécondera les productions, et, en faisant recouvrer au peuple françois toute la considération dont il jouissait autrefois auprès des nations étrangères, elle contribuera, autant que la prépondérance de la politique actuelle, à maintenir la langue dans la possession où elle est de l’universalité. J’ai inséré quelques observations parmi les preuves et éclaircissemens de l’auteur, après avoir obtenu son agrément ; je les ai distinguées de ces preuves par ce signe [ ] et ces mots : Note du Traducteur. Mais en relisant, il y a un mois, ma Traduction, que, jusqu’ici, les circonstances ne m’avoient pas permis de rendre publique, il m’est venu à l’esprit de nouvelles réflexions sur la propagation de la langue françoise au moyen âge. Elles ne devoient être d’abord que des notes très-courtes, sur les numéros 35 et 36 des éclaircissemens de M. Schwab ; comme ces réflexions, s’étendant sous ma plume, passoient de beaucoup la longueur ordinaire de simples notes, je les ai rejetées à la fin des preuves et éclaircissemens que cet auteur a joints à sa Dissertation.
6 Expressions du premier Consul, dans sa réponse au citoyen Gassendi, qui étoit venu (en vendémiaire), à la tête de plusieurs members du Corps Législatif, le complimenter sur la signature des préliminaries de la paix avec l’Angleterre.
LETTRE DE L’AUTEUR SUR LA TRADUCTION
J’ai lu, avec attention, la Traduction que M. ROBELOT a faite de ma Dissertation sur l’universalité de la Langue françoise, et qu’il a bien voulu me communiquer avant de la mettre au jour : en la comparant à l’original, j’ai touvé que ma pensée avoit été par-tout saisie et rendue avec clarté, justesse et précision. Mais en relisant mon ouvrage, que j’ai composé il y a plus de dix ans, je me suis souvent demandé si je n’y ai pas dit trop de bien d’une nation devenue depuis, par les crimes dont elle s’est rendue coupable, et par les horreurs qu’elle a commises, l’opprobre de l’humanité. Comme on pourroit me faire la même question, je crois devoir y répondre. Je remarque d’abord, que j’ai pris les François tels qu’ils étoient, et non pas tels qu’ils seroient un jour. J’ai même dit expressément que je les considérois tels qu’ils avoient été dans les plus beaux temps de la monarchie françoise, en ajoutant que je ne disconvenois pas que, « chez une nation où trop de raffinement dégénère en corruption, la politesse se réduit enfin à de simples formules et à de pures cérémonies, qu’elle devient même le vernis et le véhicule de la dissimulation et de la fraude. » Ensuite on auroit tort, rigoureusement parlant, d’imputer à toute la nation françoise, les atrocités commises en France, et sur-tout à
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Paris. Pour cela, il faut observer que, dans chaque Etat civilisé, il y a trois classes d’hommes : ceux qui sont décidément bons ; ceux qui sont décidément méchans ; et ceux qui sont ou l’un ou l’autre, suivant les circonstances où ils se trouvent, et les impulsions qu’ils reçoivent. Les deux premières classes sont peu nombreuses : la troisième fait proprement le gros de la nation. Or si, par une fatalité, il arrive que la seconde classe prenne le dessus, et qu’elle s’empare des rênes du gouvernement, la troisième est emportée par elle, et rendue l’instrument de ses passions criminelles1, pendant que la première gémit dans l’oppression. Voilà, en peu de mots, l’histoire de la révolution françoise.
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[La majeure partie d’une nation peut suivre l’impulsion qui lui est donnée par des chefs de parti, et sous leur conduite, adopter la nouvelle forme de gouvernement qu’ils substituent à l’ancienne ; elle agit, en cela, plutôt par la confiance qu’elle a placée dans les chefs, que par la conviction qu’elle tire de ses propres lumières, car la plupart des individus qui composent une nation, ne sauroient (et on peut affirmer, sans leur faire injure) être juges en matière de législation. Mais je ne crois pas que la condescendance de la majeure partie d’une nation civilisée, pour des chefs de parti, aille jusqu’à se laisser entraîner à ces crimes dont la noirceur peut être aperçue avec les plus foibles lumières de la raison, à ces forfaits qui méritent aux malheureux qui s’en rendent coupables, les qualifications infamantes de derniers des hommes et d’opprobre de l’humanité ; et encore moins qu’on soit autorisé à en flétrir la majeure partie de la nation françoise. L’existence d’une nation dégradée à ce point, me semble impliquer contradiction. «Le bien (je cite de mémoire) qui se fait chez une nation, a dit Carnot dans une petite brochure sur le 18 fructidor, appartient à une nation toute entière ; le mal, à un petit nombre de ses membres. » Si ces réflexions étoient suspectes dans la bouche d’un François, je prie de lire ce qu’a écrit, à ce sujet, un auteur étranger (Meiners) qui a comparé les mœurs, les lois, les établissemens, etc. du moyen âge, et a conséquemment promené son esprit et son imagination sur une multitude de crimes, d’atrocités et d’horreurs. En parlant des grands et nombreux forfaits dont la révolution françoise a été l’occasion, il dit qu’il est bien éloigné de reprocher à toute la nation ce qui n’a été l’ouvrage que d’un petit nombre d’individus pris dans son sein. Il ajoute que les suites heureuses de cet événement, le plus important de notre siècle, en surpasseront, à la fin, les effets pernicieux ; et qu’avec quelque exagération qu’on ait dépeint les malheurs liés à cette révolution, ils ne sauroient aucunement entrer en comparaison avec ceux que les guerres allumées par la réforme, ont entraînés avec elles, en Allemagne et les autres Etats de l’Europe. (Meiners, historiche Vergleichung der sitten….. des Mittelalters… avant-dernière page du troisième et dernier volume, édition d’Hanovre, 1794.) Note du Traducteur.]
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Ainsi, quoiqu’on puisse accuser la nation françoise des crimes commis dans son sein, cela n’empêche pas qu’il n’y ait encore en France et dans l’étranger, des François vraiment bons, et qui mériteroient d’être cités comme des modèles de vertu. Il se pourroit même qu’encore aujourd’hui le nombre en fût proportionnellement plus considérable que chez aucune autre nation de l’Europe. En effet, si l’on ne vit jamais autant d’exemples d’une extrême corruption de la nature humaine, qu’on en a vu de nos jours en France, jamais aussi on n’en vit autant de la vertu la plus sublime. Puisse cette nation, détrompée par une cruelle expérience, revenir bientôt de son égarement ! Puisse-t-elle, après avoir expié ses crimes par de grands malheurs, réparer, par des actes de modération et de justice, les cruautés inouies et les injustices sans nombre qu’elle a commises, et après être descendue (nonobstant ses victoires) à la dernière place parmi les nations civilisées, remonter à la première, occupée et soutenue si glorieusement par ses ancêtres. Stuttgard, le 9 décembre 1796.
Page laissée blanche intentionnellement
PRÉFACE
L orsque
je me déterminai à répondre à la question proposée par l’Académie royale des Sciences de Berlin, pour prix de l’année 1784, sur les Causes de l’universalité de la Langue françoise, sur le mérite de cette Langue, et la durée future de son empire, je me prescrivis d’être aussi impartial et aussi vrai qu’il me seroit possible, et de n’asseoir mon jugement que sur les preuves les plus claires. J’ai tâché d’etre constamment fidèle à cette résolution, et je lui attribue, en grande partie, le suffrage dont l’illustre Académie a honoré ma Dissertation. Mais je n’ai jamais mieux senti la difficulté d’être toujours vrai, que dans une matière qui exige une étude aussi étendue des langues, des connoissances aussi variées dans l’histoire savante et politique, et sur-tout autant de littéature. Ce qui m’a coûté le plus de travail, ce n’est ni la recherche des causes principales de l’étonnante propagation de la langue françoise; ni la suite et la liaison des idées qui servent à expliquer, par ces causes, ce phénomène historique : mais éclaircir certains points liés étroitement avec mon sujet ; établir plusieurs assertions qui, bien que faites en passant, demandoient cependant à être démontrées : voilà la partie de ma Dissertation la plus difficile, dont peu de lecteurs me sauront gré, parce qu’elle frappera moins leur vue. Toutes les fois que je me suis appuyé sur des témoignages, et des passages d’auteurs anciens et modernes, j’y ai joint les citations ; non pour faire parade d’érudition ; mais je regardois ce soin comme un devoir pour un auteur qui veut moins amuser qu’instruire et convaincre.
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On surchargeoit autrefois les Dissertations de citations ; aujourd’hui, l’on commence à tomber dans un défaut tout opposé. I1 m’arrive au moins très-fréquemment, quand je lis des Dissertations écrites en notre langue, de regretter que l’auteur n’ait pas cité, pour me mettre à portée de consulter moi-même les sources qu’il indique. Ignorance dans les écrivains, qui d’ailleurs trouvent plus commode de ne pas citer ; de-là, la plupart du temps, cette mode de ne plus le faire, qui peut-étre, ainsi que bien d’autres, nous est venue des François ; car trop souvent on copie, en Allemagne, les défauts de cette nation, tandis que l’on méconnoit, déprécie et rejette ce qu’il y a de bon chez elle. Je n’ignore cependant pas qu’il est souvent impossible à un auteur d’indiquer les sources ; je n’ai pu y réussir toujours moi-même, quelque désir que j’en eusse : mais on doit alors, autant que les circonstances le permettent, citer au moins les écrivains dont l’autorité est égale à ces sources, sur-tout quand il s’agit de points importans. Toutes les remarques ajoutées à ma Dissertation ne sont pas des preuves : les unes ne sont que de purs éclaircissemens ; d’autres, rien autre chose que des digressions que l’occasion a fait naître, et que j’ai destinées à satisfaire la curiosité du lecteur d’une manière utile et amusante ; ce qui ne me paroît pas déplacé dans un ouvrage qui contient et doit renfermer tant de détails arides. Je me suis aussi abandonné, de temps en temps, à ma façon de penser, mais toujours avec la réserve dont je n’ai jamais cru devoir m’écarter. J’ai beaucoup loué, et souvent critiqué, dans ma Dissertation. Cela tenoit nécessairement à la nature même de la question proposée pour prix; il falloit balancer les qualités et les défauts des nations, et les comparer ensemble. Je puis m’être trompé quelquefois ; mais le ton général de la Dissertation doit me garantir du reproche d’avoir voulu flatter la nation françoise, et d’en avoir voulu abaisser d’autres. Dès mon enfance, j’ai été imbu, suivant l’usage, de certains préjugés nationaux : mais celui qui n’est pas en état d’en triompher, dans l’âge de la réflexion, n’a pas fait de grands progrès dans la philosophie. On pardonne peut-être à un poëte épigrammatique qui, pour ne sacrifier une saillie d’esprit, parle avec mépris de toute une nation polie ; mais l’Académie royale de Berlin ne demandoit pas des épigrammes ; elle désiroit la vérité des raisons. On ne seroit pas équitable à mon égard, si l’on concluoit des éloges que j’ai donnés au bon goût des François, que je le présente
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aux Allemands, comme un modèle à imiter. Le goût d’une nation est le résultat d’un trop grand nombre de causes externes, et sur-tout locales, pour qu’il puisse être précisément le goût d’un autre peuple. Mais autant il seroit contre nature d’essayer de faire croître des vins de France sur les bords du Rhin et du Necker, autant il seroit déraisonnable de blâmer un Allemand, parce qu’il boit avec plaisir les vins de Champagne et de Bourgogne, et d’exiger de lui qu’il ne trouve bon que le vin du Rhin. Ce sont deux choses très-différentes, et que confondent souvent ceux qui, pour nous exciter à devenir originaux, ne connoissent pas de meilleur moyen que de nous dégoûter des productions françoises. Selon mes idées, le goût a, comme la beauté du corps humain, une certaine latitude qu’il peut parcourir, sans toucher ces dernières limites où l’on peut dire, avec une sorte d’évidence, qu’il est mauvais. Arrêtons-nous aux Grecs et aux Romains : on apercevra dans le goût de ces deux nations une différence bien sensible, quoiqu’on ne puisse pas assigner clairement en quoi elle consiste. Cicéron n’est pas Démosthène ; Virgile n’est pas Homère : les traits principaux de ces écrivains ont cependant de la ressemblance ; on peut, en quelque façon, ranger ces auteurs dans la même classe1. Et en effet, malgré toutes les différences des nations, il doit pourtant y avoir un goût général, car il y a une nature humaine universelle. « Tous les François se ressemblent ; et qui en a vu une demi-douzaine, les a tous vus ». Cet oraçle du citoyen de Genève, auteur si singulier dans son genre, a trouvé des échos (car que n’a-t-on pas répété d’après lui ?) Et l’on a étendu cette ressemblance, ou, comme on la nomme, cette uniformité, jusqu’aux écrivains françois, particulièrement aux poëtes et aux orateurs de cette nation. Je lisois dernièrement, dans un de nos meilleurs journaux : « Tous les écrivains françois n’ont qu’un même ton. » La différence, il est vrai, de ces écrivains entr’eux, est moins frappante que la différence qui est entr’eux et Rousseau, et que celle que les singes de Rousseau s’efforcent de mettre entr’eux et les écrivains françois. Qu’elle est grande cependant entre un Fénélon et un Bosssuet ; un d’Alembert et un Diderot ; un Laharpe et un Thomas, lors même qu’ils traitent la même matière ! S’il en est qui ne sentent pas cela, je soutiens qu’ils n’ont pas une connoissance suffisante de la langue, ni 1
« Nec refert (dit Quintilien de causis corrupt. Eloq.) quod inter se specie differant, cum genere consentiant. »
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le sentiment des traits caractéristiques les plus déliés. Et pourtant la consistance de la langue, les égards dûs à la convenance nationale, étoient autant d’entraves dont ces écrivains n’osoient se débarrasser : preuve évidente qu’on peut être original, sans faire un usage arbitraire de la langue, et en s’assujettissant aux règles de convenance. « Tout bon poëte est original. » C’est ce que je me souviens d’avoir entendu dire à un des plus excellens hommes de ma patrie : proposition plus vraie peut-être que son inverse, et sur le sens de laquelle il y a certainement moins d’occasions de se tromper. Haller et Gellert sont des poëtes originaux, parce qu’ils ont un caractère qui les distingue de tous les poëtes didactiques, de tous les fabulistes romains, anglois, françois ; Pope est, à mon avis, plus original que Young ; en effet, pour traiter dans un poëme avec autant de profondeur que d’imagination, un sujet qui ne l’avoit encore été par aucun poëte, mais seulement par un petit nombre de philosophes, il falloit avoir plus de génie en partage que pour reproduire des vérités de morale et de religion, la plupart déjà connues, sous des images dont les plus sublimes sont empruntées de Sénèque et d’autres anciens auteurs. On me feroit une grande injustice encore, si l’on m’accusoit d’offrir aux Allemands l’ensemble du caractère des François pour modèle ; le Ciel m’en garde ! Une nation qui se proposeroit de se former entièrement d’aprés une qutre, n’auroit, par cela même, ancun caractère, ou n’en auroit qu’un très-équivoque. Rousseau, dit quélque part : « Pierre le Grand s’est efforcé de faire, de sa nation, des Allemands, et il auroit dû en faire des Russes. » Il y en cela beaueoup de vrai : ce n’est qu’en cultivant, et en perfectionnant les dispositions nationales, qui dépendent certainement, en très-grande partie, du climat du pays, et de la forme de son gouvernement, que l’esprit d’une nation peut recevoir enfin une culture vraie et durable. Mais il est tout aussi certain qu’une nation ne peut devenir plus parfaite, si ses mœurs grossières ne se polissent, si ses sentimens n’acquièrent plus de finesse, si son esprit ne s’éclaire, si ses préjugés ne se dissipent. On trouvoit toujours, dans le caractère de Cicéron, comme dans ses écrits, cette empreinte du nom romain, quoique cet orateur eût si long-temps respiré l’air d’Athènes ; mais qui pourroit douter qu’il n’eût pris dans le commerce des Grecs cette politesse qui en fit un des hommes les plus aimables de Rome ? I1 en est d’un homme né avec des dispositions heureuses et bien décidées, comme d’une
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plante ; elle sait tirer du fond où elle a été plantée, les sucs convenables à son organisation, et les assimiler à sa substance. Je reviens à ma Dissertation. En exposant mon opinion sur certains auteurs, et sur quelques autres personnes, je me suis appliqué à conserver la même impartialité, qu’en crayonnant certains traits caractéristiques de plusieurs nations et de leur littérature ; c’est-à-dire, que mes lumières les plus pures ont toujours déterminé mon jugement. Je n’ai pas le bonheur de connoître les auteurs de notre nation que j’ai loués, quoique célèbres et vivans eneore, je n’ai aucune liaison avec eux ; mais mon sujet me ramenoit à ces auteurs ; et, en faisant leur éloge, ce n’est point proprement à des compatriotes, mais au bon goût que j’ai prétendu rendre hommage. Combien de fois le nom de Frédérique Unique2 s’est-il offert à mon esprit, et combien de fois ne me suis-je pas contenté de l’admirer en silence, en concentrant dans mon âme le sentiment de mon admiration ! Lors même que son nom s’est présenté sous ma plume, on trouvera, je pense, que je n’en ai dit que ce que la liaison de mes idées sembloit amener. Je me suis absolument interdit l’éloge de lillustre Académie de qui dépendoit le sort de mon ouvrage, quelque loi que m’en fit la haute estime dont je suis pénétré pour elle ; et quoi que l’occasion fût bien naturelle, j’ai craint jusqu’à l’apparence de vouloir corrompre mes juges. Si un auteur se montre impartial, quand il loue, on peut croire à l’impartialité de sa critique. Aucun homme raisonnable ne me saura mauvais gré d’avoir dénoncé, de temps en temps, avec des expressions un peu fortes, les défauts de notre belle littérature, qui vont souvent jusqu’à des folies : ces expressions sont une espèce de réaction de l’impression extrêmement désagréable qu’avoient faite sur moi quelques productions allemandes. J’ai indiqué, dans ma Dissertation, quelques défauts dominans de notre littérature ; mais mes lecteurs en trouveront, dans la quatorzième lettre de Sénèque, plusieurs sur lesquels j’ai gardé le silence (1)3. Cette lettre, dont on peut conclure que le mauvais goût a eu, dans tous les temps, les mêmes symptômes, mérite d’etre lue d’un bout à l’autre. Avec les 2
[Surnom donné à Frédérique II. C’est ainsi qu’on dit en France, Henri le Grand. Note du Traducteur.] 3
[Les chiffres entre parenthèses Disserlation. Note du Traducteur.]
renvoient aux notes à 1a fin de la
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dispositions que nous avons reçues de la nature bienfaisante, avec notre jugement sain, notre raison sérieuse et qui approfondit ; notre application persévérante, et notre désir d’apprendre ; avec cette force de corps, aussi bien que de caractère, avec la bonté enfin de ce caractère, à quel degré de perfection notre nation ne pourroit-elle pas atteindre, si, au lieu de cultiver uniquement tel ou tel talent, aux dépens des autres, nous nous appliquions, à l’envi, à les perfectionner tous proportionnellement, et à les réunir ainsi, pour en former un caractère ! En dévoilant les défauts de notre littérature, je n’ai nommé personne. Mais j’ai cité les noms des auteurs célèbres que j’ai contredits sur des points et des opinions qui leur étoient particulières. On devine aisément le motif de cette différence de conduite. Cette critique, qui ne tombe le plus souvent que sur cette espèce d’opinions, ne peut offenser des hommes d’une réputation et d’un mérite reconnus, quand cette critique, sur-tout, est accompagnée de l’estime qui leur est due. Il peut aussi en résulter une lutte amicale, qui répandroit la lumière sur certaines matières qui ne sont point encore suffisamment éclaircies. Ainsi la vérité ne peut qu’y gagner. Je désire, en général, que des hommes plus versés que moi dans certaines parties de la littérature, me procurent les moyens de rendre plus exact, plus correct, plus achevé ce qui est sorti de ma plume. Le nombre d’objets dans la discussion desquels j’ai dû entrer, est trop considérable pour que je puisse me flatter de ne m’être jamais trompé : la nouveauté même de quelques recherches que j’ai faites, peut avoir donné occasion à des erreurs. Par exemple, je ne me souviens pas qu’on ait jamais traité cette question : « De toutes les langues aujourd’hui vivantes, quelle étoit la langue la plus répandue au moyen age, parmi les nations de l’Europe ? » Je souhaiterois qu’on soumît à l’examen mon opinion sur cette question ; opinion à laquelle les raisons et les témoignagnes que j’ai exposés, me semblent avoir imprimé un caractère de vraisemblance. Voici encore une autre question : « La langue italienne, et ensuite la langue espagnole, ont-elles été, en effet, plus répandues au seizième siècle, que la langue francoise ? » Ce sont principalement les témoignages que j’ai recueillis, qui m’ont engagé à adopter l’affirrnative sur cette question. Cette opinion a pour elle aussi des raisons très-fortes. Malgré cela, il ne me paroît pas impossible que la langue françoise n’ait été, au seizième siècle, la plus répandue parmi les nations européennes ; qu’elle n’ait, au moins, été la langue que les
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étrangers parloient le plus fréquemment. Si cela pouvoit être prouvé, on pourroit dire que la langue françoise a, dès les temps les plus anciens, été avec le latin, ou immédiatement après, la langue universelle dans l’Europe (2). Je souhaiterois en outre, que ce que j’ai avancé sur la consistance, et la fixité de la langue, fût murement examiné et approfondi par ces homnes qui connoissent l’influence de la langue sur les sciences, et l’enchaînement des evénemens humains. Cette consistance de la 1angue a été, à mon avis, d’un avantage infini pour la France, sous le rapport politique sur-tout. Notre langue, sans doute, ne peut se laisser entraver de la même manière : cependant il pourroit, jusqu’à un certain point, lui arriver quelque chose de semblable, et il n’y auroit qu’à gagner. On lit dans le journal cité plus haut : « Que les progrès de l’esprit se trouveroient arrêtés par cette consistance de la langue. Cela seroit, à la verité, très-fâcheux. Mais je ne demande à l’auteur que la permission de lui faire les questions suivantes (car ce n’est pas ici le lieu de traiter cette matière importante : Du temps de Cicéron (qui ne créoit un mot nouveau que dans la dernière nécessité), la langue latine n’étoit-elle pas fixée ? et parce qu'elle continua à l’être, les progrès de l’esprit, chez les Romains, en furent-ils, pour cela, suspendus ? Ces progrés le sont-ils, en effet , chez les François ? Et s’ils le sont, ou même si les François, en faisant des efforts pour parvenir à ce but, s’écartent de la voie la plus droite, n’en arriveroit-il pas encore pis, si l’usage de la langue ne dépendoit que de leur volonté ? Cette manie d’innover dans la langue (3), manie que l’Académie ne peut pas toujours empêcher, n'est-elle pas une des causes pour lesquelles ils ont aujourd’hui si peu d’écrivains corrects, et en général, si peu de bons écrivains ? Une nation ne peut-elle pas continuer à se perfectionner, quoiqu’elle n’ait plus ni grands orateurs, ni grands poëtes ? Ne doit-elle pas cesser d’en avoir ? Qu’y perdra notre religion, notre morale, notre législation, notre physique, et (pour ne pas oublier le point principal autour duquel tourne aujourd’hui la politique des Etats de l’Europe) notre commerce, si nous ne nous permettons plus tant de nouveaux mots, des dérivations aussi forcées, des assemblages aussi monstrueux, des tournures aussi recherchées ? On voit aisément qu’on doit répondre à ces questions, et à d’autres encore, avant de pouvoir, ainsi qu’on l’a fait plus haut, décider avec assurance. Pour moi, je suis convaincu, que plus on est maître de sa langue, moins on a besoin de créer de nouveaux mots ; et
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qu’un auteur qui veut faire accroire qu’il ne peut produire assez de signes pour représenter ses idées neuves, ne cherche, au fond, qu’à cacher sa pauvreté. J’ai encore un mot à dire sur la distribution de mon ouvrage. Dans une Dissertation dont le sujet embrasse tant de branches de littérature, les remarques doivent être nécessairement en grand nombre, et souvent d’une longueur considérable. Je les ai donc séparées du texte, afin de ne pas distraire le lecteur. Cela étoit d’autant plus nécessaire, qu’elles avoient été beaucoup augmentées depuis la décision de l’Académie. Quant au texte, je n’y ai fait que de légères additions ; elles ne sont même pas essentielles. Je n’ai mis au bas de ce texte que de simples citations, ou des notes très-courtes : les observations un peu longues ont été mises dans leur ordre : parmi les anciennes qui se trouvent à la suite du texte, j’ai distingué avec le signe (†) les notes nouvellement ajoutées. Enfin il me reste à nommer avec reconnoissance les personnes qui ont contribué en quelque chose à rendre mon ouvrage meilleur. Dans la note qui contient le passage très-curieux du Speculum Regis, écrit dans la langue islandoise, j’ai nommé déjà celui à qui je suis redevable de cette citation. Je l’ai retrouvé ensuite, par hasard, dans une dissertation qu’on a insérée dans l’Histoire du Nord de M. Schloezer. J’y ai lu, dans une parenthèse (sans déduction d’aucune preuve), qu’on entendoit par le Voelsko, la langue italienne. M. Petersen, bibliothécaire de son altesse sérénissime le duc de Wirtemberg, à Stuttgart, a eu la complaisance de me communiquer les quatre passages, soit de la Chronique de l’abbé d’Ursperg ; soit de Leibnitz (Introd. in t. II scr. Brunsw.) celui de la Chronica Slavorum ; enfin celui du Commentaire de Benevenuto d’Imola, sur le Dante. Les deux derniers me paroissent d’autant plus importans que, réunis avec celui du Speculum Regis, ils confirment ma conjecture, que le dialecte, en usage en France, qui a servi ensuite à former la langue françoise d’aujourd’hui, étoit, au moyen âge, le plus répandu parmi les nations de l’Europe. Mais j’ai, particulièrement, les obligations les plus grandes à son excellence M. le baron de Gemmingen4, conseiller intime et président de la régence de son altesse sérénissime le duc de Wirtemberg, 4
[La mort a enlevé à la societé et aux lettres cet homme de mérite, le 19 janvier 1791. Note du traducteur.]
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ministre qui, à la plus rare érudition, unit le goût le plus sûr et le plus fin ; chez lequel cependant ce mérite de l’érudition et du goût, n’occupe que la seconde place. Non seulelement sa bibliothèque restoit toujours ouverte pour moi, et à ma disposition, mais je suis encore redevable à ses entretiens pleins d’instruction, d’une des idées principales de ma Dissertation, idée qui ne me seroit peut-être pas venue de moi-méme. Dans une conversation où je lui fis part de mon dessein et de mon plan, il me montra dans la supériorité politique d’une nation, une des causes principales de la propagation de sa langue. Je combattis d’abord ce principe, non que je n’aperçusse son influence sur des nations qui sont dans une dépendance politique de celle qui domine, car cela est assez évident ; mais par la raison, que ce n’étoit point le cas présent. Son Excellence répondit de telle manière à mon objection, qu’en généralisant un peu le principe, je vis son application au cas dont il s’agissoit. Après une plus mûre réflexion, cette idée me parut toujours de plus en plus juste et conforme à l’histoire des langues : elle est devenue le fil qui se développe dans le tissu de ma Dissertation, du commencement à la fin. Pour éclaircir et vérifier plus d’un point de la littérature, j’ai souvent desiré de me trouver, pendant quelques heures, dans le cabinet de tel ou tel savant de l’Allemagne, et, je pense, ce besoin a été senti, ce veu a été formé par tout écrivain qui a travaillé sur un sujet littéraire qui embrasse beaucoup d’objets, et pour la discussion duquel rarement la patience, et plus rarement encore le temps dont un seul homme peut disposer, sont suffisans. En mettant ainsi à profit les connoissances d’autrui, nous aurions certainement des ouvrages plus achevés; et tout écrivain enrichi par les autres savans, pourroit toujours compter sur la reconnoissance du public, quoique sa gloire personnelle dût en recevoir quelque diminution : qu’importe, en effet, la gloire d’un écrivain au public qui ne désire que des ouvrages parfaits ? P. S. Une grande partie de ma Dissertation étoit déjà imprimée ; cette Préface étoit écrite, lorsque je trouvai dans les Mélanges de M. le professeur Eberhard (année 1784), sa Dissertation sur l’universalité de la langue françoise. Ce ne fut pas une petite satisfaction pour moi, de voir que le plan de cet homne savant et profond, s’accordoit parfaitement avec le mien, et que nous nous étions rencontrés en beaucoup d’assertions particulières. Comme chacun de nous
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cependant a sa manière de présenter et de développer ses idées, et que M. le professeur Eberhard n’est pas entré dans les détails historiques qui composent la seconde partie de mon ouvrage, la plus intéressante peut-étre pour plus d’un lecteur, je pense que sa Dissertation ne rendra pas la mienne inutile.
Stuttgard, le 20 décembre 1784.
DISSERTATION DE M. SCHWAB Gallis ingenium, Gallis dedit rotundo Musa loqui.
RÉPONSE À LA PREMIÈRE QUESTION : Qu’est-ce qui a rendu la Langue Françoise Universelle en Europe ?
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PREMIÈRE SECTION Développement des causes principales de la Propogation d’une langue Aussitôt que des nations voisines commencent à former des liaisons étroites et variées, chacune d’elles doit sentir le besoin d’apprendre la langue des autres, si elles n’ont déjà, dans une langue commune, un instrument de communication : de-là, nécessairement, une espèce de concurrence entre leurs langues ; et comme il est aussi inutile que difficile à chaque nation, d’apprendre celles de toutes les autres, elles se décideront bientôt toutes pour une seule langue. Par où cette langue méritera-t-elle 1a prérogative de fixer le choix de ces nations ? C’est la question qui se présente. Pour y répondre, j’en exposerai d’abord 1’état aussi simplement qu’il me sera possible ; je séparerai ces causes qui sont communément réunies ; je les pèserai les unes après les autres ; j’envisagerai quelquefois leur valeur, d’une manière arbitraire, pour mettre leurs effets dans un plus grand jour ; j’y ajouterai les restrictions nécessaires, quand il faudra faire l’application des principes et déduire les résultats. De cette manière, je me flatte d’imiter, avec quelque succès, ces physiciens qui, pour expliquer un phénomène, commencent à le considerer hors du monde réel ; séparent ce qui est essentiel de ce qui n’est qu’accidentel ; calculent l’influence de chaque cause principale ; et se mettent ainsi en état, en réunissant eusuite toutes ces causes, de juger plus exactement de toute l’étendue de leur effet. La propagation d’une langue dépend de 1a nature de cette langue, des qualités du peuple qui la parle, et des rapports politiques de ce peuple avec les autres nations.
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Il est d’abord évident que la langue la plus facile à apprendre, obtiendra la préférence, supposant d’ailleurs égales toutes autres considérations entre les nations qui communiquent entr’elles. Mais la facilité d’apprendre une langue ne doit pas s’estimer d’après un moindre nombre de mots qu’elle renferme : que sont, en effet, mille mots de plus ou de moins, pour la mémoire de l’homme ? Sous ce rapport même, une langue plus facile, à cause d’un beaucoup plus petit nombre d’idées, dont sa pénurie en mots seroit un signe non équivoque, offriroit une telle imperfection, qu’elle ne pourroit, sans contredit, entrer en concurrence avec celle qui seroit plus riche. On ne doit pas non plus entièrement négliger dans cet examen, l’effet du mélange heureux des voyelles et des consonnes, qui rendent la prononciation plus aisée ; car nul doute que, dans la concurrence, la langue la plus douce, la plus coulante, n’ait le pas sur la plus dure et la plus rude à l’oreille. Cependant, comme les différences dans les facultés et la flexibilité de l’organe vocal, sont peu sensibles, particulièrement chez des peuples voisins, placés à-peu-près sous le même degré de civilisation, peuples qui font proprement l’objet de mes recherches actuelles ; comme la prononciation de chaque langue a d’ailleurs ses difficultés ; l’avantage d’une prononciation plus ou moins facile, n’influera presque pas sur la décision, tant qu’il ne s’agira que de difficulté, et non d’impossibilité. Mais les différences dans l’arrangement des périodes et dans la construction des langues, changent entièrement le caractère de celles-ci, et en rendent, dans une proportion très-sensible, l’étude plus ou moins facile. Quelques grammairiens, philosophes en même temps, ont récemment soutenu que l’ordre et l’arrangement des mots, pour l’expression de nos pensées et de nos jugemens, n’étoit qu’une chimère des anciens grammairiens ; qu’il n’y avoit là-dessus aucunes règles à donner ; que toute construction étoit naturelle, pourvu qu’elle fût la peinture fidelle des sentimens et des pensées de celui qui parle et de celui qui écrit. Mais je demanderois à ces grammairiens, si l’esprit, accoutumé à classer ses idées, ne trouve pas plus naturel de placer les fondemens avant l’édifice, la cause avant l’effet, le sujet avant la modification, l’action enfin avant l’objet et le but auquel elle se rapporte, que d’y penser dans un ordre renversé, ou de confondre
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pêle-mê1e toutes ces choses ? je demanderois, dis je, pourquoi dans toutes les langues qui nous sont connues, et qui ont des cas, le nominatif de 1a plupart des noms n’a aucune syllabe d’inflexion ? pourquoi enfin dans ces langues mêmes où la liberté de construction est la plus grande, les prépositions et les conjonctions ont leurs places fixes, d’où les poëtes seuls peuvent les retirer, pour satisfaire au besoin de la mesure ? (4) Qui nous persuadera que la séparation, l’éloignement, assez sensible, de l’adjectif et du substantif, chez les Grecs et les Romains, soient aussi naturels que la réunion constante de ces parties du discours dans nos langues vivantes, et qu’au commencement de l’Iliade, Αχλληος soit plutôt à sa place, après δ εα, qu’immédiatement après µηνιν ? Ce que la pensée unit, ce qui dans l’âme occupe, pour ainsi dire, une place moins éloignée, doit aussi ordinairement être réuni dans le discours, y étre plus étroitement lié. Quelques endroits de Denys d’Halicarnasse (5) et de Cicéron (6), prouvent que non-seulement les anciens scholiastes, mais encore les auteurs Grecs et Romains, supposoient dans la construction un ordre naturel : mais le sentiment qu’il y a une construction naturelle, et ainsi qn’on pourroit l’appeler, peut-être avec plus de vérité, métaphysique, n’enlève rien, comme on le conçoit, sans que j’en avertisse, de leurs prérogatives et de leurs beautés, aux constructions particulières aux genres pathétique, pittoresque, euphonique, dans les différens styles sur-tout, où, sans blesser le sens, elles peuvent trouver place. (6). La construction d’une langue pourroit s’éloigner de l’ordre naturel, et suivre néanmoins une marche très-régulière et trèsuniforme. Qu’on imagine une langue où le génitif devroit toujours précéder le mot qui le régit ; l’accusatif, son verbe, ainsi qu’on le remarque dans l’allemand, en certaines circonstances ; où la préposition devroit suivre toujours immédiatement le nom, comme dans la langue géorgienne ; quelque singulière que puisse être d’ailleurs cette langue, cette uniformité dans sa construction la rendroit cependant plus aisée à apprendre, qu’une autre où les mots devroient étre placés, tantôt avent, tantôt aprés celui qui les régit ; et je ne dis pas d’une manière arbitraire, ou par égard pour le nombre, mais conformément au génie immuable de la langue. J’aurai occasion de faire bientôt usage de cette observation.
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Une telle régularité dans la construction doit être, pour la langue qui la possède, une recommandation spéciale auprès des nations qui veulent former des liaisons étroites ; elle a le privilège de la clarté ; on peut l’entendre et ; l’apprendre plus facilement. Qu’importe aux nations qui désirent uniquement un instrument commode de communication, qu’on puisse, dans une autre langue, ordonner des périodes plus élégantes, plus flatteuses à l’oreille et d’un tissu plus parfait ? Cette régularité ne caractérise pas seulement l’esprit d’une nation ; elle est, en même temps, une preuve de la grande application qui a été donnée à perfectionner la langue. Sans une telle régularité, cependant, une langue peut posséder un degré éminent de perfection et de raffinement, et alors, dans la concurrence, obtenir le pas sur une autre qui seroit barbare, qui, au moins, ne seroit pas encore entièrement formée. Une langue inculte, sujette dès-lors à des vicissitudes, pauvre de mots, de ceux sur-tout qui servent à lier mutuellement les premières et les moyennes classes de la société, n’en devient, par cela même, qu’un instrument très-incommode de communication. Toute langue vivante est exposée à subir des changemens : celle qui commence à se former, en éprouvera beaucoup plus que celle qui l’est déjà ; la forme de celle-là varie de dix en dix ans ; et l’étranger, qui l’apprend dans sa jeunesse, doit craindre de n’être un jour plus entendu, et de ne pouvoir plus entendre les autres. S’il peut faire choix d’une langue plus perfectionnée et plus fixe, il ne se mettra pas dans un embarras continuel, en lui préférant une langue qui n’est pas formée, dans laquelle, en général, l’on n’a pas encore établi d’une manière précise, ni ce qui est exact, ni ce qui ne l’est pas, ni ce qui est bon ou mauvais, noble ou trivial. Nous trouvons dans l’histoire, des preuves convaincantes de la grande supériorité d’une langue polie, sur une langue qui n’est pas formée. Les Romains s’empressèrent, de bonne heure, d’introduire la leur dans les provinces de leur empire, soit pour les attacher plus fortement au corps de l’Etat, soit par une suite de cette persuasion que la dignité et la considération du peuple-roi y seroient compromises, si l’on y parloit une autre langue que la sienne. Ils donnèrent en conséquence, aux nations vaincues, leurs lois écrites en latin ; ils ne répondirent jamais aux Grecs qu’en latin, et imposèrent à ceux-ci l’obligation de ne leur parler qu’avec le secours d’interprètes
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non-seulement dans le sénat romain, mais dans la Grèce même et dans l’Asie1. Les Grecs, malgré cela, n’apprenoient pas le latin, tandis que tout Romain bien élevé se faisoit gloire de pouvoir parler et écrire en grec. Caton le censeur n’aimoit pas les Grecs; il écrivoit même à son fils à Athènes, qu’il se gardât bien de prendre des connoissances trop profondes de leur littérature, que tout seroit perdu, si les Grecs l’apportoient jamais à Rome2. I1 avoit pourtant envoyé ce fils à Athènes ; lui-même, dans sa vieillesse, étudia le grec. Du temps de Cicéron, et de son propre aveu, tandis qu’on lisoit par-tout les ouvrages des Grecs, ceux des Latins n’étoient lus qu’en très-peu d’endroits ; ils ne l’étoient même pas dans toute l’Italie3. Ce ne fut que sous les empereurs que la langue latine commença à disputer à la 1angue grecque son universalité ; ce qui faisoit craindre à Libanius, que l’usage de celle-ci ne finit par être entièrement aboli (7). Mais alors la langue latine avoit atteint le degré de perfection de la langue grecque ; et depuis long-temps, les Romains étoient les maîtres du monde. Malgré cela, elle n’étoit encore aux yeux des Grecs qu’une langue fière, et son étude, qu’une nouvelle charge4 ; et il est hors de doute qu’elle n’a jamais eu un établissement solide, ni dans la Grèce, ni dans l’Asie mineure, ni dans les autres provinces de l’empire d’Orient, où la langue perfectionnée des Grecs l’avoit précédée (8). Il en arriva tout autrement dans les provinces de l’empire d’Occident. Les barbares du Nord les conquirent ; mais ils oublièrent, peu-à-peu, leurs 1angues rudes et grossières, et apprirent la 1angue plus polie des Gaulois et des Romains subjugués. Ils la corrompirent, il est vrai, encore plus qu’elle ne l’étoit déjà, et ils la modelèrent, en partie, sur le génie grammatical de leurs langues maternelles ; cependant ils échangèrent insensiblement avec le latin, presque tous les mots qu’ils avoient apportés avec eux. I1 est même à présumer que, dans les langues modernes, il est passé, plus qu’on ne croit
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Valer. Maxim., 1. 2, c. 2. Plin., Hist. Nat., 1. 29, c. 1
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Cicer. Pro A. Lic. Arch. 10. La langue grecque étoit la langue dominante dans les Deux-Siciles. 4
Is. Casanbon., in Exercit. IX, ad Annales Baron, p. 164.
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généralement, du formel de la langue romaine (9). La langue des barbares eut le sort de leur religion, et par un effet des mêmes causes : elles eurent l’une et l’autre quelque chose de rude, de défectueux, de variable, qu’elles échangèrent contre quelque chose de plus doux, de plus complet, de plus ferme (10). On connoît la prédilection de Charlemagne pour la langue allemande, sa langue maternelle. Rien ne prouve mieux combien il eut de peine à lui assurer plus de régularité, de perfection, et dès-lors plus d’étendue dans son empire, que son entreprise d’écrire une Grammaire allemande, au milieu des occupations sans nombre que lui donnoient ses guerres : et le gouvernement de ses Etats. On parloit allemand à sa cour, à celle de ses successeurs, comme on le faisoit auparavant à la cour des Mérovingiens (11). Quoique la pureté de la langue latine fût considérablement altérée, elle conserva toutefois sa prééminence ; c'étoit la langue de l’Eglise, du cabinet, des tribunaux, des savans dans leurs écrits (12) ; et dans son usage parmi le peuple, possédant, malgré sa grossièreté, quelque chose de plus parfait, de plus complet, que le dur langage des Francs, elle s’étoit déjà tellement répandue et établie dans les Gaules, sous les drapeaux du peuple vainqueur ; elle y avoit, nonobstant quelques changemens, obtenu une si grande supériorité sur ce jargon des Francs, qu’avec l’empreinte visible de son origine, elle pouvoit encore y porter le nom de romaine ou romane. La langue allemande se vit de nouveau obligée de se resserrer, peu-à-peu, dans ses anciennes limites d’où les conquérans germains l’avoient fait sortir, et d’y conserver le nom de langage barbare5. Elle se maintint dans les pays où les Romains n’avoient jamais pu s’établir, ou dont les Germains les avoient chassés de nouveau6. La Valaquie nous offre un exemple particulier de l’opiniâtreté avec laquelle une langue déjà formée soutient sa prééminence dans la concurrence avec plusieurs langues barbares. Quelque incertaine et obscure que soit, en certains points, l’histoire des Valaques, tous ceux qui en ont fait l’objet de leurs recherches, s’accordent toutefois à dire que ce peuple, Romain d’origine, victime extraordinaire d’un grand nombre de révolutions, est devenu insensiblement la conquête d’une 5 6
Voyez Ducange au mot Barbarus. Voyez-en un exemple dans l’Alsatia illustrata de Schoepflin, p. 807.
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multitude de nations étrangères (13). Quand, par la plus inconcevable supposition, et contre toute analogie, nous prétendrions qu’il n’y a jamais eu de mélange proprement dit, entre les descendans de ces colons romains et leurs conquérans, on doit convenir cependant, que toutes les fois qu’une nation nouvelle s’établit dans un pays, occupé par d’anciens habitans, un nouveau concours va régner entre les langues de ces peuples ; qu’elles vont, si 1’on peut parler ainsi, se livrer un nouveau combat : or, malgré cette lutte, aucun des langages barbares ne put chasser de la lice la langue romaine. Celle-ci les repoussa tous, les uns après les autres, et quoique le mélange de l’esclavon l’ait sensiblement altérée, c’est encore elle qui domine, jusqu’à ce jour, dans la langue des Valaques7. La culture des langues européennes, pendant le cours de 1a période où nous les comparons, ne présentoit pas, sans doute, des différences aussi marquées que 1a langue romane et le langage grossier des barbares : on ne peut pas aussi donner le nom de mélange aux liaisons réciproques des Européens, en ces derniers temps ; cependant une cause, pour avoir perdu une partie de son intensité, ne cesse pas, pour cela, d’être cause ; dans tous les degrés par lesquels elle peut passer, il y aura encore de l’analogie entre ses effets. Maintenant supposons qu’une nation réunisse à l’avantage de parler une langue plus facile et perfectionnée, celui d’être une nation plus polie et d’un esprit mieux cultivé ; dans la concurrence, cette dernière prérogative deviendra favorable, a cette langue ; car la culture d’esprit d’une nation est naturellement liée avec la perfection de sa langue ; elles ont une influence réciproque, et presque toujours l’une peut servir de mesure à l’autre. Cependant, lorsqu’il s’agit de l’adoption et de la propagation d’une langue, chacun de ces avantages a une action distincte et sensible, et mérite d’être considéré séparément. S’il s’établit, en effet, des liaisons entre une nation dont l’esprit est cultivé, et, comme nous la supposons ici, généralement polie, et 7
Comparez les Recherches de Thunmann, sur l’Histoire et la Langue des Valques, I. part. p. 338, avec l’Histoire de la Dacie Transalpine de Sulzer. Ce dernier écrivain contredit, il est vrai, Thunmann, sur ce qui regarde l’histoire de ce people ; mais ils s’accordent parfaitement tous deux sur ce que j’avance ici.
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une autre nation moins avancée du côté de la civilisation ; ces avantages doivent inspirer à la première nation un secret orgueil, et la seconde doit concevoir pour celle-là une haute estime accompagnée d’un sentiment de ses besoins, mêlé de honte. Ces prérogatives auront peu de prix aux yeux de l’homme encore entièrement inculte ; il ne les sent pas : un profond mépris et un orgueil barbare, c’est peut-être tout ce qu’il leur opposera. Il n’en sera pas ainsi de celui dont la culture de l’esprit a déjà fait quelques progrès. Quoiqu’il n’ait encore qu’un sentiment confus de ce qu’on appelle finesse et douceur de mœurs, manières agréables et décentes, du bon goût, de toutes les prérogatives enfin d’une nation polie, il en recevra cependant une impression profonde ; il sentira et il doit sentir la supériorité qu’elles assurent à la nation qui les possède (14). Ce sentiment d’estime pour la nation polie, celui que conserve celle-ci de sa supériorité sur la nation dont l’esprit n’est pas cultivé, joint à un certain mépris pour elle, auront infailliblement des effets sur les langues des deux peuples. Celui qui est parvenu au plus haut degré de la culture de 1’esprit, ne s’abaissera pas jusqu’à apprendre la langue de la nation qui n’a parcouru que la moitié du chemin qui y conduit ; et celle-ci ne se contentera pas d’apprendre une langue étrangère, uniquement afin de pouvoir communiquer avec le peuple qui la parle ; elle s’appliquera même à cette étude avec ardeur, dans l’espérance de s’attirer par une civilisation semblable à celle de ce peuple, la considération qui y est attachée. Telle est généralement l’influence heureuse d’une grande civilisation sur la propagation des langues. Mais la nation dont l’esprit est parfaitement cultivé, est enrichie de trésors dont le besoin s’unira, chez la nation moins civilisée, au désir de les posséder : or, l’étude de la langue de la première est, pour la seconde, l’unique moyen d’y participer. Il est incontestable, et l’histoire vient à l’appui de cette vérité, qu’une multitude d’idées et de sentimens délicats, inconnus à une nation moins civilisée, a déjà reçu la naissance chez celle dont l’esprit est parvenu au plus haut degré de culture. Chez celle-ci, 1es sentimens d’humanité, gradués par un nombre infini de nuances ; celui non moins varié d’idées sur les convenances de la vie sociale, sur les agrémens de la société, sur la véritable politesse ; les sentimens du beau, du noble, du grand ; les notions de l’industrie et du luxe, qui se propagent par mille rameaux ; les idées enfin des
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sciences et des beaux-arts, sont parvenus au dernier période de leur développement, et trouvent, dans sa langue, le nom qui leur est propre. Chez une nation moins civilisée, on peut en trouver les germes, prêts aussi à se développer, déjà même apercevoir le commencement de ce développement, mais il s’en faut bien encore que ses progrès soient tels que ces sentimens et ces idées puissent être déjà consacrés dans sa langue, par des mots, des tours et des manières de les exprimer. Que produiront alors les liaisons réciproques des deux nations, dont l’une commence à apprendre la langue de l’autre ? Celle qui est moins civilisée, mais dont tous les efforts se dirigent vers un degré de civilisation plus parfaite, ne peut manquer de concevoir de l’attachement pour la langue étrangère, qui va tirer de leur engourdissement ses sens assoupis, et de leur obscurité ses conceptions encore environnées de ténèbres ; ce sera pour elle un puissant aiguillon pour apprendre cette langue. D’abord elle ne paroissoit à cette nation qu’un instrument de communication ; elle devient présentement, pour son esprit, une source de jouissances : ainsi le désir d’apprendre la langue d’un peuple entièrement civilisé, est, en dernière analyse, le ressort de l’âme humaine, le principe de ses élans vers de nouveaux sentimens, de nouvelles idées et de nouvelles pensées. Pendant le court séjour que fit à Rome, avec deux autres philosophes, le fondateur célèbre de la nouvelle académie, Carnéades, et qu’il y discuta publiquement des matières philosophiques ; les nouvelles idées qu’il y exposa, et qu’il revêtit des charmes d’une éloquence brillante, enchantèrent à un tel point les jeunes Romains, déjà un peu versés dans la langue grecque, qu’ils firent divorce avec leurs plaisirs ordinaires, et se livrèrent avec une espèce de fureur, selon l’expression de Plutarque, à l’étude de la philosophie grecque. Tous faisoient foule auprès de ce Grec qui savoit les entretenir de choses aussi nouvelles, et qu’il embellissoit de tant de charmes. Caton l’ancien ne laissa point passer cette occasion, sans faire grand bruit. I1 eût bien encore permis aux jeunes Romains d’apprendre la langue grecque, mais il ne goûtoit point cette nouvelle philosophie, inconciliable, à ses yeux, avec l’austérité des anciennes moeurs romaines ; et c’étoit précisément vers cette philosophie que se dirigeoient tous les penchans des jeunes Romains. Caton put bien arracher du sénat le décret qui renvoyoit au plutôt les Grecs chez eux, et, pour me servir de ses termes, dans leurs écoles ; mais le désir
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d’étudier leur philosophie resta dans les cœurs. Bientôt cette philosophie étrangère ne fut pas seulement l’objet de l’etude des jeunes gens, mais de celle encore des Lélius, des Scipions, des Luculles, qui dans un âge mûr et au milieu des occupations de la guerre, s’y appliquoient et cherchoient dans la société des philosophes grecs, des plaisirs qu’aucun de leurs compatriotes ne pouvoit leur procurer. Et comment alors un Romain auroit-il pu discourir longtemps, sur la philosophie, dans sa langue qui n’avoit encore aucuns termes pour exprimer une multitude de notions philosophiques ? Cette disette de mots donna lieu aux plus savans Romains, de blâmer l’entreprise de Cicéron, d’écrire sur la philosophie, dans la langue latine ; ils regardoient cette entreprise comme très-difficile et presqu’impossible dans l’execution8. Cet exemple prouve clairement combien un plus haut degré de culture, dans l’esprit d’une nation, est favorable à la propagation de sa langue ; car tous les trésors de l’esprit humain ont pour une nation qui n’en est pas encore enrichie, et qui commence à en sentir le prix, cet attrait qu’avoit la philosophie grecque pour les Romains qui travailloient à s’y former. Qu’on accorde donc, (ce qu’elle possédera certainement) qu’on accorde à une nation qui a atteint le plus haut degré de culture d’esprit, des poëtes, des orateurs, des historiens célèbres, des esprits chez qui la profondeur s’unit avec la netteté des idées, des savans pleins de goût, et qu’on répande les chefs-d’œuvres de sa littérature chez la nation moins civilisée, celle-ci, assez éclairée pour connoître ses besoins, conviendra sans peine qu’il lui manque de semblables écrivains ; elle sentira sur-tout que, chez elle, les ouvrages d’esprit et d’agrémeut laissent encore à désirer ce goût fin et exquis qui peut seul mériter les suffrages de cette portion choisie du public contemporain et fûtur, et assurer un rang parmi les beaux-esprits des nations polies. Une partie de cette nation, petite, il est vrai, mais qui finit par donner le ton, étudiera la langue étrangère dans les modèles qu’elle lui offre, tandis qu’une autre partie ne l’apprendra que sur le désir de lire ces écrits plus agréables, destinés à charmer ses loisirs ; écrits que lui fournira, en abondance, la nation polie et spirituelle.
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Comparez ce que dit Cicéron de Nat. Deor 1. I, c. 8, avec ce qu’il écrit, 1. III, c. 3, de Finibus.
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Portons nos regards vers l’époque du rétablissement des sciences, nous aurons l’exemple le plus frappant de cette force qui entraîna vers l’étude d’une langue étrangère, ces esprits dévorés par la soif d’acquérir des connoissances plus étendues : le désir de se former au goût épuré du vrai et du beau, voilà ce qui porta les meilleures têtes de l’Italie, à la fin du treizième siècle, et au commencement du quatorzième, à substituer à la lecture de saint Thomas et de saint Bonaventure, celle de Cicéron et de Virgile ; voilà ce qui les mit en état d’imiter ces excellens modèles de l’antiquité. Si l’ignorance et la barbarie ne sont plus le partage des Occidentaux, ce n’est pas, comme on le croit généralement, aux fugitifs de Constantinople, et au grec qu’ils apportèrent avec eux, qu’on en est redevable (15). Le goût et les mœurs s’y étoient déjà sensiblement améliorés, et l’Italie n’attendit pas l’arrivée de Chrysoloras pour produire un Dante et un Pétrarque. S’il suffit de lire les auteurs latins, pour épurer son goût, pourquoi en trouve-t-on si peu dans les écrits des moines, où cepeudant on ne peut s’empêcher de reconnoître des vestiges de la lecture des anciens ? pourquoi leurs allusions à certains passages de ces anciens, et l’application qu’ils en font, sont-elles si froides et si fausses ? pourquoi ces mêmes allusions nous plaisent-elles si fort dans Pétrarque ? C’est que Pétrarque possédoit déjà quelque chose du génie des poëtes qu’il lisoit : au contraire les moines, dépourvus de goût, n’y rangeoient que des phrases et des mots ; ainsi le soleil qui au printemps ranime et embellit la nature, ne fait sortir aucunes fleurs d’un arbre sans sève. Mais au moment où les peuples d’Occident, préparés par les siècles précédens, soupiroient après une civilisation plus parfaite, il arriva, par une sage disposition de la Providence, que les Grecs dont l’esprit étoit plus cultivé à certains égards, fugitifs alors devant le mulsulman barbare, vinrent au devant d’eux chargés des richesses de leur langue et de leur littérature. J’ai supposé jusqu’ici, dans la communication réciproque entre les nations unies, une marche également rapide des deux côtés. Mais il n’en est pas ainsi, si la prospérité et la civilisation de l’une ont une supériorité marquée sur celles des autres nations. Les moins civilisées rechercheront toujours plus le peuple opulent et poli, que celui-ci ne les recherchera ; si tout concourt, sur-tout, à rendre les voies de communication plus faciles. De tous côtés, on s’empressera de voyager
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chez lui, pour visiter sa capitale, ses ateliers ; pour apprendre à connoître un peuple si parfait, au moins si agréable, si aimable dans le commerce de la vie ; pour admirer les chefs-d’œuvres de ses artistes, ses monumens superbes ; assister à ses fêtes et à ses spectacles ; jouir des commodités de son luxe dont on ne connoît que le nom ; participer aussi peut-etre à sa corruption ; former enfin sur lui ses mœurs, et les raffiner. On apprendra donc la langue de ce peuple, n’en dût-on faire qu’un instrument de communication ; et chaque voyageur la rapportera dans sa patrie. Si nous admettons, enfin, que cette nation si éminemment distinguée par la perfection de sa langue et la culture de son esprit, dans le temps même qu’elle parvient au plus haut point de sa civilisation, obtienne encore par sa grandeur et sa puissance, le premier rang parmi les autres peuples ; cette circonstance accélérera la propagation de sa langue. Ce sera proprement là le poids qui, dans la balance et le système politique des nations, donnera aux causes que nous avons indiquées, plus d’intensité et d’énergie. Cet effet sera même aussi rapide qu’il est possible, si c’est par l’assujétissement des autres peuples, que la nation dont il s’agit ici, parvient à l’empire. Ainsi la langue grecque se répandit avec une étonnante célérité dans les pays conquis par Alexandre, et gouvernés ensuite par ses généraux et leurs successeurs ; ainsi la langue des Romains fut, en peu de temps, la langue univrerselle du peuple dans les Gaules et dans l’Espagne ; et celle des François, sous les drapeaux victorieux des Normands, fut la 1angue dominante en Angleterre, à Naples, en Sicile9. Elle pénétra, par une suite des mêmes causes, dans les provinces de la Grèce et jusque dans la capitale, pendant le règne des princes françois à Constantinople, et dans une partie de l’empire d’Orient10. La raison en est simple. Un peuple ne peut en subjuguer un autre, sans que les liaisons réciproques entr’eux, ne deviennent plus fréquentes, plus variées, plus étroites qu’auparavant, et que le besoin d’une langue commune ne se fasse sentir plus vivement : mais le peuple qui fait la loi, sera trop fier, pour se servir de la langue des 9
Murat., Script. it. t. v, p. 255. En Angleterre beaucoup plus qu’à Naples et dans la Sicile. 10
Ducange, Gloss. Prœf., p. 19, 20.
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vaincus. Les Romains, ainsi que nous l’avons observé plus haut, auroient cru déroger à leur souveraineté, s’ils s’étoient abaissés jusqu’à parler avec leurs sujets, une autre langue que la leur propre. Le Pallium devoit même, en cela, le céder à la toge, afin que la langue étrangère ne prît point, par ses charmes, un ascendant capable de porter atteinte à l’autorite romaine et de l’affoiblir11 ; aussi reprochoiton à Cicéron, d’avoir osé s’exprimer en grec, devant le sénat d’Athènes (16). Le peuple vaincu sera, en second lieu, naturellement enclin à apprendre la langue des conquérans ; il y a un intérêt particulier. Comment, sans cela, entendre les lois et les ordres de ses souverains ; parvenir aux emplois, aux honneurs ; solliciter avec succès, pour ses affaires, dans le pays des vainqueurs, et dans la capitale de leur empire ? Ce cas fut celui des Gaulois : leur ignorance de la langue romaine, les eût privés de grands avantages, auxquels ils étoient invités de participer, comme citoyens romains. Les Grecs, placés dans les mêmes circonstances, auroient, ainsi qu’eux, appris la langue latine : mais l’orgueil de la souveraineté romaine trouva dans la civilisation de ces Grecs et dans la politesse de leur langue, des obstacles qui placèrent les langues de ces deux pcuples, dans un élat d’équilibre. Le vainqueur cependant atteindra son but, d’une manière d’autant plus sûre et plus prompte, qu’il enverra de nombreuses colonies dans les pays conquis ; qu’il prendra sur-tout des mesures pour y introduire sa langue, et que, sans abandonner à son propre sort celle qu’on y parle, il ne négligera rien pour l’en bannir. Mais si la nation n’obtient que par sa grandeur et sa puissance prepondérante, le rang le plus élevé parmi les peuples qui communiquent entr’eux, sans en forcer ancun à se courber sous le joug, cette espèce de domination, sans avoir un effet aussi grand, aussi prompt, n’en aura pas moins un très-considérable. Car telle est la nature de l’homme, qu’il s’efforce de ressembler, de quelque manière que ce soit, à celui qui est plus élevé, plus puissant que lui ; il se persuade qu’il se trouvera revêtu d’uné partie de sa puissance, s’il adopte ses airs, son ton, ses modes, et jusqu’à ses lunettes12. Et
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Valerius Max. Endroit déjà cité. Voyages de Keysler, LXV. P. 911.
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pourquoi ne le croiroit-il pas ? il emprunte aussi son langage, l’organe proprement dit du commandement. La haute idée que se forment les autres nations, de celle qui domine sur elles, grossit à leurs yeux toutes les prérogatives de cette dernière. Elle leur paroîtra p1us civilisée, plus parfaite encore qu’elle ne l’est dans la vérité ; elle leur fera apercevoir plus de politesse et de pureté dans ses moeurs qu’il n’y en a réellement ; aucune langue ne sera plus propre que la sienne à exprimer l’élévation, la douceur, la sensibilité de nos sentimens. L’imagination frappée de la puissance d’un grand peuple, exagère facilement des objets qu’on ne peut d’ailleurs mesurer avec le compas géométrique. Tous les jours nous tombons dans la même erreur à l’égard de quelques puissans de la terre, que quelques avantages relèvent à nos yeux, quoiqu’ils ne soient cependant ni des Frédéric, ni des Joseph. Combien n’a-t-on pas vu de courtisans, à la cour de Syracuse, qui applaudissoient de bonne foi aux vers de Denys, et qui, sans avoir à craindre d’être menés aux carrières, sans dessein même de flatter le tyran, les exaltoient comme des vers excelIens. Mais cette nation, supérieure en crédit et en puissance, pourra plus efficacement encore travailler à répandre sa langue. Ajoutant à son intérêt les motifs que lui fournit son ambition, de tenir les autres Etats dans une sorte d’assujétissement, d’augmenter l’influence politique de l’un ; d’enlever à l’autre une partie de sa prépondérance ; de faire pencher les délibérations de tous d’une manière avantageuse pour elle ; de prévenir leurs projets, leurs alliances : par-tout elle aura ses ambassadeurs, ses résidens, ses agens, ses correspondans et des émissaires pensionnés. On comptera toujours dans chacun de ces Etats moins puissans, un certain nombre de personnes qui parleront la langue de cette nation qui domine : et, ce qui n’est pas de moindre importance, ces personnes, choisies dans la classe la plus éclairée et la plus polie de leur nation, traiteront d’affaires avec les princes et les ministres étrangers ; avec les premiers magistrats des républiques, et en général, ne fréquenteront qu’une société composée de la partie la plus polie de la nation chez laquelle ils résident. Ils s’interdiront même l’étude, l’usage au moins de la langue étrangère ; pleins de cette idée qui les suivra par-tout, qu’ils appartiennent à une nation qui domine sur les autres, et qu’ils en sont les representans. Comme ils ne parleroient pas la langue étrangère aussi bien que la nation chez laquelle ils se trouvent, ils paroîtroient, dans les négociations et dans
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la société, occuper un rang inférieur, et leur orgueil en seroit blessé (17). Tel fut celui de la plus puissante nation, de cette nation qui désire qu’en tout on se règle sur elle, de la nation françoise, que ses ambassadeurs au congrès de Francfort, en 1682, ne consentirent pas même qu’on y parlât la langue latine, et qu’ils aimèrent mieux rompre les négociations, que de ne pas s’exprimer en leur langue13. Elle paroît avoir servi de pretexte, mais il ne pouvoit être que celui de l’orgueil. Une langue plus facile, plus parfaite ; une civilisation plus grande de la nation qui parle cette langue, et la prépondérance politique de cette nation, effet de sa grandeur et de sa puissance, voilà donc les causes les plus efficaces qui procurent à une 1angue l’empire parmi des nations qui communiquent entre elles. Mais la plus gande influence appartient sans doute à la perfection de la langue, et à l’avantage dans la nation qui la parle, d’être une nation plus polie : quelle que soit, en effet, la supériorité politique d’un peuple ; dans le choc de ces trois causes, l’honneur du triomphe reste aux deux premières. L’exemple des Grecs, relativement aux Romains, et celui de ces derniers, relativement aux peuples du Nord, en sont 1a preuve complette (18). D’après ces principes, que j’ai envisagés sous un point de vue général, pour les mettre dans un plus grand jour, il est aisé de décider non-seulement quelle est la 1angue qui a dû devenir la langue dominante en Europe, mais encore de déterminer l’époque où elle devoit acquérir l’empire, ainsi que l’étendue de celui que quelques autres langues pouvoient obtenir. Ces causes cependant n’eussent point eu d’effet, sans cette grande communication réciproque des peuples entr’eux : je dois donc, avant de passer à l’application de mes principes, dire en peu de mots comment s’est formé l’esprit de communication en Europe. L’ami de l’humanité suivra avec plaisir, dans l’histoire, la trace des événemens qui ont conduit l’Europe, au milieu de ses commotions et de ses révolutions, au système politique qui unit aujourd’hui les peuples qui l’habitent. Sans doute la religion chrétienne, sur-tout après la destruction de l’empire romain, en fut la base ; elle a servi de ciment à toutes les parties de ce grand édifice, et 13
Voyez Moser von den hof und staats-sprachen, B. 2. 6. 19.
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l’a soutenu au milieu des secousses violentes qui l’ont agité. La puissance monstrueuse de l’évêque de Rome, si habilement adaptée à la constitution politique des empires, quelques fâcheux effets qu’elle ait produits d’ailleurs, étoit cependant le lien magique qui retenoit unis les royaumes ébranlés par l’anarchie féodale, et le point central d’attraction pour les peuples que leur position naturelle éloignoit les uns des autres, et qui, par la différence de leurs mœurs, se repoussoient mutuellement. Mais un événement digne d’attention, c’est la marche rapide de tous les princes de l’Europe vers une association plus étroite, lors de leurs croisades si souvent réitérées, qui ne supposoient pas seulement des négociations universelles, mais qui rendoient l’Orient le lieu du rendez-vous de nations absolument différentes14. Vers ce même temps, l’établissement des ordres de chevalerie dans toute l’Europe, dont tous les membres se croyoient appelés, dans tous les lieux de la terre, à la recherche d’aventures, et à la défense de la vertu et de la beauté ; ces tournois si souvent répétés, où des chevaliers accouroient des régions lointaines15, ne contribuèrent pas peu à établir et à former une liaison plus intime parmi la noblesse de l’Europe. Enfin l’imprimerie, invention heureuse de l’esprit humain, dut, dans le silence il est vrai, mais avec une activité extraordinaire, faciliter, jusque dans les contrées les plus éloignées, les communications entre les Européens ; enrichir sans peine, et de la manière la plus prompte, les amis de la vérité, occupés de sa recherche, et placés aux extrémités de l’Europe ; les enrichir, dis-je, réciproquement de tous les trésors de leurs connoissances, et mettre dans une circulation générale, parmi les hommes, les lumières et les préjugés, les vérités et les erreurs. Les postes établies dans l’Allemague et les autres pays, d’après l’exemple précoce donné par la France, secondèrent merveilleusement cette découverte, et devinrent un nouveau canal de communication en Europe.
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Ainsi la guerre de Troie (expédition qui, nonobstant la différence des motifs, a beaucoup de resemblance avec les croisades) fut le motif de cette ligue qui unit plus étroitement les Etats de la Grèce. Thucyd. I, 3. 15
V. Schmidt, Hist. des Allemands, part. IV, 1. 7, c. 37.
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Mais les progrès les plus grands et les plus sensibles des Européens dans cette communication mutuelle, datent incontestablement du règne de Charles-Quint. Les possessions immenses de cet empereur puissant, qui le rendirent formidable à toute l’Europe ; ses relations continuelles avec Rome, l’Angleterre et la France ; ses guerres en Allemagne, en Italie et dans les Pays-Bas ; ces disputes de religion qu’on vit s’élever sous son régne, qui mirent l’Europe en feu, fixèrent l’attention de tous les pays, et virent naître de nouveaux intérêts, de nouvelles relations politiques ; cet essor extraordinaire de l’esprit humain, nourri par la lecture des anciens ; cette impulsion vers tous les genres d’application qu’il éprouvoit ; enfin cette émulation entre toutes les nations commerçantes, fruit de la découverte des deux Indes ; ce sont toutes ces causes qui dûrent fortifier ce penchant des Européens pour des relations réciproques et commerciales, multiplier et resserrer singulièrement les nœuds de leur association. Cette grande communication entre les Européens ne peut arrêter nos regards, sans nous rappeler que le règne de Charles-Quint fait époque dans l’histoire. I1 est le commencement de 1a période remarquable qui se prolonge jusqu’à nos jours ; qui a vu se former ces relations étroites et variées des nations européennes. Si l’histoire ancienne en offre de semblables entre de petits Etats voisins et alliés, nous en chercherions vainement des exemples dans celles de ces peuples que le couquérant macédonien réunit sous sa domination, ou de ceux que la politique et la tactique des Romains assujétirent. Chaque Etat un peu étendu commença donc à fixer son attention sur les autres, à y envoyer ses ambassadeurs et ses agens ; une espèce de république se forma entre les savans de tous les pays ; ils correspondirent entre eux d’un bout de l’Europe à l’autre. Les universités se multiplièrent ; les plus célèbres d’entr’elles devinrent, comme celles qui avoient éte fondées plus tôt, de vastes lieux de concours, où une jeunesse nombreuse et avide de sciénce, affluoit de tous les pays de l’Europe. L’esprit faisant sans cesse des progrès, les besoins crûrent dans le même rapport ; de-là ce flux et reflux continuel entre les pays commerçans. Chez toutes les nations, on commença à voyager, et le désir du gain, celui d’acquérir des lumières, de goûter des plaisirs, furent le but de ces voyages chez d’autres peuples.
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Rien ne prouve davantage combien la communication entre les Européens, au milieu de cette période, fut générale, que la paix de Westphalie. L’Europe y paroît comme une nombreuse famille, les membres, trop longtemps divisés, s’y donnent la main en signe de paix, et y démêlent leurs intérêts compliqués. L’histoire, depuis l’existence du monde, n’offre point de semblable congrès. Dans le cours de cette même période (j’entends ici cet intervalle de temps qui s’écoula depuis le règne de Charles-Quint jusqu’à celui de Frédéric et de Joseph), le besoin d’une langue commune aux Européens, dut devenir de plus en plus pressant ; et ce fut alors que, par un heureux hasard dont il n’y a jamais eu, et dont il n’y aura vraisemblablement jamais d’exemple parmi les langues vivantes, toutes les causes qui peuvent procurer à une langue l’universalité, se réunirent en faveur de la langue françoise. Avant d’en exposer les preuves, je dois, pour remplir mon plan, m’occuper de deux autres langues.
IIe SECTION Application de ces principes aux langues Italienne et espagnole Parmi les langues en usage aujourd’hui en Europe, nous n’en trouvons, dans le cours de la période de communication, que deux qui aient eu, quoique dans un degré trés-différent, un sort semblable à celui de la langue françoise. Comme elles l’ont précédée, et qu’elles ont, en quelque manière, embarrassé sa marche, il ne sera pas inutile de faire voir, par un court examen de leur histoire, que nos principes, loin d’y être contredits, y trouvent au contraire l’appui le plus solide. Je parlerai d’abord de la langue italienne. On doit convenir que de toutes celles de l’Europe, elle fut la première à se former, et que la langue françoise étoit encore couverte de la rouille de son ancienne
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barbarie, lorsque le Dante, Pétrarque et Boccace avoient presque donné à la leur le plus haut degré de perfection dont elle étoit susceptible. Relativement à la culture de l’esprit, les Italiens avoient incontestablement aussi laissé entr’eux et les autres nations de l’Europe, une distance remarquable : et s’ils les traitèrent toutes de barbares, l’honneur seul d’avoir rétabli le bon goût dans les sciences et les arts, d’avoir été les instituteurs du reste de l’Europe, justifie en quelque sorte cet orgueil (19). Ce qui enfin, dans la question présente, paroît mettre dans la balance un poids considérable, c’est que Rome étoit autrefois le centre de toute l’Europe chrétienne ; et l’Italie, celui d’une communication étroite et continuelle avec tous les autres pays ; prérogative qu’aucun autre ne partageoit avec elle. Si l’on considère que tout le clergé étoit dans la dépendance du pape, et étroitement uni avec lui ; si l’on rappelle les négociations continuelles des princes et des rois avec la cour de Rome, les voyages fréquens des évêques dans cette capitale ; si l’on fait attention que le commerce des Italiens, et sur-tout des Toscans, qui dans tous les pays avoient des comptoirs, étoit alors des plus florissans ; que la curiosité des Européens, dont le goût commençoit à s’épurer, ne pouvoit manquer d’être piquée par les monumens des arts, échappés des ruines de Rome16; si l’on pense à la célébrité des universités de l’Italie (20), à cette foule de pélerins que le jubilé attiroit tous les vingt-cinq ans à Rome ; enfn à ces guerres fréquentes des Allemands, des François, des Espagnols en Italie ; on se demandera naturellement pourquoi, dans de telles circonstances, la langue douce et polie de l’Italien civilisé, n’est pas devenue la langue dominante en Europe ? Je réponds d’abord, que ces causes ont, sans contredit, eu leurs effets ; qu’elles ont favorisé singulièrement la propagation de la langue italienne ; mais on ne doit pas reporter ces effets, précisément au temps du Dante et de Pétrarque. Il faut observer que le Dante a dû, pour composer son Vulgare illustre, choisir entre tous les patois qu’on parloit en Italie (parmi lesquels certainement le Toscan tenoit le premier rang) (21), et en former la langue toscane ; que les endroits 16
Dès le onzième siècle, les chefs-d’oeuvres de l’art, enlevés a l’empire de la destruction, attiroient déjà sur Rome l’attention des autres nations de l’Europe (Voyez Schmidt, Histoire des Allemands, part. II, l. v, c. 9 ). Combien, à plus forte raison, devoient-ils l’exciter, au commencement de la période de communication ?
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obscurs et difficiles de sa Comédie divine avoient besoin de commentaires pour les Italiens mêmes, et d’explications dans les universités : alors, en rendant à ce génie extraordinaire le tribu d’admiration qui lui est dû, on conviendra que la langue italienne n’avoit pas encore toute cette perfection dont elle étoit susceptible ; et que, pour y atteindre, il lui manquoit encore de caractère de fermeté, proprement nécessaire à une langue17. Remarquons, en outre, qu’excepté le Dante et Pétrarque, on trouve à peine, au commencement et pendant tout le cours du quatorzième siècle, un poëte digne d’être remarqué, quoiqu’il y en eût une multitude qui s’essayât dans cette langue tout nouvellement créée18 ; qu’à peine aussi l’on rencontre çà et là un prosateur qui approche d’un Villani et d’un Boccace, dans leur manière pure d’écrire ; et nous nous persuaderons que la langue toscane, avec toutes ses beautés, étoit toujours un mystère où il n’étoit pas facile d’être initié. Il devoit encore s’écouler un espace de temps considérable, avant que ce dialecte nouvellement façonné, se répandît parmi les classes supérieures et moyennes des autres provinces d’Italie, et vînt seconder les efforts des esprits nés avec le talent poétique ; car des génies supérieurs peuvent bien vaincre les difficultés d’une langue, barbare encore ; mais elle doit être déjà formée pour la plus grande partie des poëtes, qui, sans cela, ne pourroient développer leur talent. Plus l’instrument d’un artiste est parfait, plus il faut à celui qui doit s’en servir, de génie et d’adresse, pour produire des chefs-d’œuvres. D’ailleurs, au quatorzième siècle, on n’avoit pas encore découvert l’imprimerie, ce grand véhicule de communication, qui seul eût pu multiplier, parmi les autres nations, et même parmi leurs compatriotes, les productions de ces Italiens célèbres. Il n’est donc pas étonnant de ne rencontrer, dans ce siècle, que peu de traces qui attestent la propagation de la langue italienne dans l’Europe. Cette 17
Voyez Tiraboschi Storia delle Lett. Ital., t. XIII, c. 1. Bettinelli dit, dans son Risorgimento d’Ital., t. I, p. 192, de ceux qui préféroient le Dante à Pétrarque, relativement au style poétique et à la diction, qu’ils auroient donné à Ennius le pas sur Horace et Virgile. 18
Tiraboschi. (Ibid.)
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privation de l’imprimerie dut lui être encore préjudiciable dans le siècle suivant19. Mais l’étude de la littérature grecque et latine, étude si utile sous beaucoup d’autres rapports, fut dans ce siècle, et plus encore dans le suivant, un des principaux obstacles qui s’opposèrent au perfectionnement de la langue italienne, et qui même arrêtèrent les progrès qu’elle avoit déjà faits. Ce fut précisément à l’époque où Pétrarque et Boccace entrèrent dans la carrière, si glorieusement ouverte par le Dante, que se réveilla, en Italie, le goût pour la littérature des anciens. Il y étoit porté jusqu’à l’enthousiasme, lorsque les Grecs fugitifs y arrivèrent vers le milieu du quinzième siècle. Tous les savans distingués étudièrent, traduisirent, commentèrent, à l’envi, les philosophes et les poëtes grecs et latins ; étude immense qui, vu le petit nombre de secours, devoit alors épuiser la vie tout entière d’un seul homme, et ne laissoit à ces savans que peu de temps pour s’occuper des progrès de leur propre langue. D’ailleurs elle étoit toujours à leurs yeux, L’enfant dégénéré d’une mère immortelle.
On la croyait bonne, tout au plus, à être employée par un faiseur de romans, de chroniques, de légendes, ou par un poëte érotique ; mais elle ne pouvoit être celle de l’écrivain qui vouloit traiter un sujet grave, et écrire pour la postérité. Pétrarque même n’avoit pas une autre manière de penser. Heureusement il vit Laure, et sa vive passion pour elle, en faisant fortune de la langue italienne, épargna à l’Italie des regrets sur les chefs-d’œuvres poétiques de cet auteur. Ses vers, écrits en Italien, ne lui donnoient pas d’orgueil ; ils n’étoient, à ses yeux, que les frivoles amusemens de sa jeunesse ; il fondoit ses prétentions à la gloire et à l’immortalité, sur son poëme latin Africa ; et il n’est pas d’homme, pour peu qu’il ait de goût, qui ne lise avec ravissement ses vers sur Laure.
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C’est en 1473 que les écrits de Pétrarque furent imprimés pour la première fois; encore le furent-ils dans une imprimerie particulière, chez le médecin de Sixte IV, et probablement par des Allemands. Bettinelli, livre cité, part. 2, p. 90.
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Pendant que les plus beaux esprits de l’Italie se consacroient entièrement à la littérature grecque et latine, ces deux siècles virent une multitude d’écrivains médiocres tenter fortune dans la langue nouvellement formée. Il leur sembloit aisé de faire des vers dans leur langue maternelle, et d’atteindre Pétrarque qui avoit composé les siens en se jouant ; mais ils n’en furent que les imitateurs serviles ; preuve évidente qu’il leur manquoit beaucoup encore de cette verve poétique et de ce genre de connoissances indispensables dans un poëte. Ils purent charmer peut-être une partie de leurs contemporains, qu’amusoit la langue vulgaire ; mais la plupart furent bientôt oubliés de la postérité. On conçoit donc aisément pourquoi le cours entier du quinzième siècle, bien que du présage le plus heureux après un Dante et un Pétrarque, ne nous présente cependant pas en Italie, un seul poëte digne d’être remarqué. La langue même fut négligée ; et l’on trouve dans Poliziano, un des meilleurs poëtes de siècle, si peu de cette pureté de diction de Pétrarque, qu’on croiroit qu’il a vécu cent ans avant lui. Ce ne sera même plus une énigme pour nous, qu’en ce siècle, où l’estime pour les anciens alloit jusqu’à l’idolâtrie, la poésie latine ait été inférieure à celle du siècle précédent20, si nous considérons combien il est facile que le goût encore incertain et peu fixe, soit embarrassé dans sa marche progressive, quand il succombe sous le poids d’une lourde érudition, terme unique de l’étude. C’est donc proprement dans le siècle de Léon de Médicis, disons mieux, dans celui de l’Arioste, du Tasse, de Machiavel, que nous devons placer l’époque où toutes les classes parlèrent, avec élégance, la langue italienne. Cette même époque est celle aussi du plus haut degré de culture d’esprit qui de Florence, alors le siége des sciences, des beaux-arts et de la politesse, reflua dans toutes les cours et provinces d’Italie. Alors commence la grande période de communication et l’époque où la langue italienne put se répandre sensiblement dans l’Europe : elle s’y défendit en effet ; et nous trouvons des vestiges suffisans de sa domination, vers le milieu, plus encore vers la fin du seizième siècle, et au commencement du dixseptième (22). 20
Bettinelli, Del Risorg. II, p. 100.
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Quel empire eût acquis cette langue dans l’Europe, si l’Italie n’eût fait qu’un seul et puissant royaume, auquel un potentat unique eût donné des lois ? Et précisément cela n’étoit pas. De beaux esprits, une langue polie, beaucoup d’urbanité distinguoient la Toscane des autres provinces21, mais elle n’en étoit qu’une très-petite, dans un pays d’une étendue peu remarquable Florence ne pouvoit être comparée à Paris ; et quoiqu’il n’y eût aucune province d’Italie qui ne cédât à la Toscane en civilisation, Venise, qui avoit aussi son dialecte, étoit néanmoins plus grande et plus puissante. Gelli et d’autres, de concert avec l’académie de Florence, ne vouloient pas qu’on dît : La langue vulgaire ou italienne, mais la langue de Florence ; mais Bembo, Trissino et Castiglione, dans les autres provinces, s’élevoient contre cette prétention, reprochoient aux Toscans de s’ériger en despotes de la langue et de la littérature, et répondoient : Et nous aussi, nous avons nos auteurs classiques22. La critique de la Jérusalem délivrée, mise au jour par l’académie de Florence ; critique où tout respiroit la vengeance et l’envie, ne prouva que trop, dans la suite, la justice de ces plaintes. On voit par-là quel préjudice portent de telles disputes à la consistance d’une langue, et dès-lors à sa propagation chez l’étranger. La pemière édition du Dictionnaire de la Crusca, date de l’an 1665 ; et combien moins fut-il pour les écrivains, un code de lois, que le Dictionnaire de l’Académie Françoise, qui ne parut guères plus tard ? Il y a, encore aujourd’hui, des auteurs italiens qui se servent du patois de leur province ; et c’est le dialecte en usage dans chaque ville, qui y a la vogue sur le théâtre. Pendant que les prérogatives de la langue italienne, et d’autres circonstances favorables concouroient à l’étendre, mais aussi que ses progrès trouvoient des obstacles dans la circonscription géographique et la constitution politique de l’Italie, la langue espagnole s’avançoit sur la scène, revêtue des mêmes privilèges inhérens à sa nature, et, en 21
[Les beaux jours de l’Arioste, du Tasse, des Gonzague, rendoient Ferrare plus célèbre encore que Florence. Ferrare étoit l’Athènes de l’Italie. Note du Traducteur.] 22
Nous avons, en Allemagne, un exemple à-peu-près semblable, de disputes entre quelques savans de Saxe, de Brandebourg et de Wirtemberg, et d’autres érudits qui ont fait des recherches sur la langue. Cela ne peut manquer d’arriver dans des Etats dont les relations n’ont qu’un lien politique très-foible.
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outre, de tous les avantages politiques. La langue italienne étoit à peine formée, que la langue espagnole se perfectionnoit aussi. Boscan, Garcilasso, Hurtade de Mendoze et d’autres, qui firent naître l’âge d’or de la poésie castillane, vivoient vers la première moitié du seizième siècle. C’est aussi à ce temps qu’on doit reporter l’époque brillante de la civilisation de la nation espagnole. « L’Espagne (selon les expressions d’un auteur espagnol de nos jours) avoit été délivrée, pendant le cours du quinzième siècle, des guerres intestines qui l’avoient si longtemps ébranlée. A mesure que ce royaume prenoit une assiette plus solide, ses mœurs devenoient plus douces, sa langue plus parfaite. Le règne de Jean II fut l’aurore de cette révolution morale. Ferdinand et Isabelle prirent ensuite les rênes du gouvernement ; et avec des talens dignes de notre admiration, ils ne reculèrent pas seulement, par leurs conquêtes dans l’intérieur et à l’extérieur, les frontières de la monarchie ; mais, par cette protection bienveillante que de grands génies, élevés par la nature sur le trône, savent seuls accorder à propos, ils formèrent une multitude de grands hommes, dans toutes les classes, façonnèrent, pour ainsi dire, les esprits, en leur communiquant une manière noble et élevée de penser, et répandirent sur les mœurs les attraits et les graces. Cette semence fournit, en se développant, cette moisson de héros qui illustrèrent ensuite le siècle de Charles-Quint. Quelle foule d’écrivains ne produisit pas l’Espagne sous son règne ! Le nombre en fut encore plus grand sous celui de Philippe II ; mais ce roi recueilloit les fruits des veilles de son père et de ses aïeux »23 . Ainsi tout concourut, en même temps, chez les Espagnols, à mettre leur langue en faveur, son perfectionnement, la culture d’esprit de la nation, et la supériorité que lui donnoit sa puissance politique. Ici, l’histoire confirme de nouveau nos principes, et la langue espagnole eut précisément les succès qu’elle devoit obtenir : elle se répandit dans toute l’Europe au seizième siècle, et au commencement du dix-septième. « On la parloit (assure le même auteur espagnol) dans les cours d’Allemagne, d’Italie et de Flandre. Les François mirent à l’apprendre cette application que les Espagnols donnent aujourd’hui à l’étude de la langue françoise ; c’étoit, pour ainsi dire,
23
Voyez Avant-propos de l’éditeur de l’Obras de Garcilasso de la Vega, Illustr. con not. En Madrid 1765.
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une honte pour un savant, de ne pas l’entendre : en un mot, elle étoit alors presqu’aussi répandue que le fut, dans la suite, la langue françoise » (23) . Il semble, en effet, qu’elle devoit faire plus de conqûetes, au seizième siècle, que la langue italienne, sa rivale, parce que la supériorité politique de la nation qui la parloit, relevoit encore ses prérogatives, et leur donnoit plus d’éclat et plus de poids. Mais ne perdons jamais de vue que cette communication réciproque des nations est le principe de la diffusion des langues, à l’aide duquel on peut déterminer la mesure de leur propagation : or, l’Italie avoit, sous ce rapport, un avantage évident sur l’Espagne. D’abord la position géographique de ce royaume le sépare du reste de l’Europe. Les Espagnols n’eurent jamais beaucoup d’inclination pour les voyages, et ils attiroient aussi peu chez eux les étrangers. CharlesQuint regardoit plutôt, comme sa patrie, les Pays-Bas et l’Italie, que l’Espagne. C’est sous son règne cependant que la langue espagnole commença à se répandre. Il ne choisissoit point parmi les Espagnols seuls, ses ambassadeurs, ses généraux d’armée et les personnes qu’il occupoit dans son cabinet ; mais il les prenoit encore chez les Italiens, les Allemands et les François. Peut-être aussi trouvoit-on plus de culture d’esprit en Italie qu’en Espagne. Enfin le moment où fleurit la littérature espagnole, celui de l’état brillant de la puissance de ce royaume, passa trop rapidement, pour laisser à ces deux causes une influence durable sur la propagation de la langue castillane. Ces raisons nous autorisent à n’apercevoir, pendant le seizième siècle, et au commencement du dix-septième, qu’un degré à-peu-près égal d’étendue entre ces deux langues ; conjecture suffisamment appuyée par leur histoire. Mais un des principaux obstacles encore à leurs progrès, pendant le cours de la même période, fut l’usge de la langue latine, comme instrument de communication entre les premières et les moyennes classes de la société. L’idolâtrie pour cette langue subsista encore pendant le siezième siècle ; le reste même de l’Europe en fut infecté. On connoît la secte des Cicéroniens (24). Bembo concevoit encore trop d’orgueil de la pureté de sa diction latine, pour devenir un des restaurateurs du bon goût italien. Toutes les bulles et les brefs des papes étoient rédigés en latin, et on n’écrivoit pas autrement à la cour de Rome. Les souverains pontifes n’avoient pour ambassadeurs que des personnes qui regardoient la langue latine comme leur langue
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maternelle ; on la parloit même dans la société d’une partie notable des premières et des moyennes classes de l’Italie. Le nombre des savans qui composoient en latin, y surpassoit toujours celui des savans qui se servoient de l’Italien : ce n’étoit même pas seulement afin de pouvoir entendre le latin, mais encore afin de le parler avec une certaine facilité, que, dans les autres pays, tous les gens de lettres, les ambassadeurs (presque tous savans eux-mêmes) et la plus grande partie des princes, et une multitude d’autres personnes qui recevoient une bonne éducation (25), en faisoient l’objet de leur étude. On ne vouloit absolument pas s’en passer dans les cours de justice, dans les contrats et autres actes publics (26). Quiconque entreprenoit de lui substituer la langue de son pays, étoit accusé de chercher à corrompre le nœud social de la chrétienté. Ainsi les causes déduites plus haut, de la communication avec l’Italie, qui eussent dû être favorables à la propagation de la langue italienne, devinrent en partie impuissantes ; et l’usage du latin, anciennement adopté comme instrument de communication entre les différentes classes, dut mettre encore, dans le seizième siècle, et même au commencement du dix-septième, des bornes à la propagation des langues italienne et espagnole. Cependant la formation des langues de chaque pays ne pouvoit continuer à faire des progrès, sans que l’empire du latin ne se détruisît, et que son usage ne se perdît de plus en plus. C’est ce qui arriva dès le commencement du dix-septième siècle (27). Or, précisément vers la première moitié de ce siècle, la langue françoise réunit tous les avantages des langues italienne et espagnole ; elle les surpassa même en plus d’un point, et se présenta aux Européens dans les circonstances les plus favorables. Cet examen sera l’objet de la section suivante.
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IIIe SECTION Application des mêmes principes à la langue françoise D’abord le principe de la supériorité politique, dans cet espace de temps, est décisif pour la langue françoise. L’Italie qui, depuis les Romains, n’avoit jamais su retenir la puissance, n’étoit plus qu’un simulacre de grandeur, fondé sur la religion, et que la réformation avoit rudement ébranlé. La puissance espagnole avoit, depuis longtemps, atteint son méridien, et commençoit visiblement à décliner. L’Allemagne, avec toute son étendue, n’étoit, à cause des imperfections de sa constitution politique, qu’un empire foible ; et d’après les raisons exposées, elle ne pouvoit absolument pas entrer en lice pour la concurrence des langues. L’Angleterre se montroit avec plus de prétentions ; mais d’immenses possessions dans les deux Indes, n’en avoient pas encore fait colosse dont les bras gigantesques nous jettent dans l’étonnement. Or c’étoit alors que la France, déjà supérieure en population, en richesses, en puissance, prenoit son essor, pour s’élever au plus haut degré d’une véritable grandeur politique. Dès le commencement de la période de communication, son influence s’étendoit déjà sur tous les Etats de l’Europe (28) ; mais la paix de Westphalie, où elle dicta des lois à la maison d’Autriche, et (si nous voulons l’avouer) à la moitié de l’Europe, est une preuve de sa grande prépondérance dans le système politique de cette partie du monde. Sa puissance devint si formidable sous Louis XIV, que presque tous les rois, les princes, les républiques se virent contraints de lui opposer une digue, en formant une alliance générale. Jetons présentement un coup-d’œil sur l’histoire de la langue françoise ; nous la verrons se répandre dans l’Europe, à mesure que la puissance de la France s’élève : et ceci mérite d’être remarqué ; c’est que l’époque de la paix de Nimègue, époque des triomphes de la France sur ses nombreux ennemis, époque du plus haut degré de sa
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puissance, est précisément, et sans contredit, celle où sa langue devint la langue la plus commune parmi les classes supérieures (29). Nous devons, avec cela, faire entrer dans le calcul l’étendue géographique de la France, les accroissemens extraordinaires de sa population, dans le cours de la période de communication, qui furent une des sources principales de sa puissance. C’est par cette population même qu’elle a d’autant plus de points de contact avec les autres nations, et qu’elle y peut d’autant plus aisément répandre sa langue. Si l’on compte ensuite, (et nous ne pouvons ici nous en dispenser) comme faisant partie d’une nation, tous les pays où l’on parle sa langue, il faudra regarder la nation françoise comme étant, depuis long-temps, la plus grande et la plus nombreuse de toutes, après les nations esclavone et allemande ; car depuis l’établissement de la monarchie des Francs, on ne parloit pas seulement françois dans toute la France de ce temps-là ; mais il étoit encore employé, comme langue du pays, dans la Franche-Comté, (dont on fit bientôt la conquête) dans la Savoie, dans une partie de la Lorraine, de la Suisse, des Pays-Bas, et même en quelques pays limitrophes de l’Allemagne. Il y avoit, il est vrai, une différence sensible entre les patois, mais elle n’étoit pas si considérable, qu’il ne fût facile de les ramener à un seul dialecte plus parfait, au moins parmi les classes supérieures. Lors donc que le pouvoir politique, et vraiment extraordinaire de la France, étendu par de nombreuses armées, par des guerres couronnées d’heureux succès, et par d’importantes conquêtes, éleva la nation à ce point de grandeur extensive qu’elle avoit sous Louis XIV, il n’en dut nécessairement résulter un effet surprenant en faveur de sa langue, en supposant même toutes autres choses égales entre les nations qui communiquent entre elles. Mais sur d’autres points, l’avantage étoit encore du côté de la France. La civilsation de la nation, et la perfection de sa langue marchoient, dès le commencement du dix-septième siècle, d’un pas égal, avec sa puissance, qui prenoit toujours des accroissemens sensibles ; et en cela, toutes les nations policées qui avoient joué, avant elle, quelque rôle remarquable sur la scène du monde, devoient lui céder le rang. Quelle nation s’appliqua jamais, avec plus de soin, à perfectionner sa langue, à lui imprimer sur-tout un caractère de fermeté, que ne l’a fait la nation françoise, vers le milieu du siècle
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précédent ? C’est l’ordre naturelle, la marche régulière de la construction françoise, qui forment particulièrement ce caractère. Aucune des langues italienne, espagnole, angloise, ne possède cette régularité dans un si haut degré ; elles se permettent, sur-tout dans le style poétique et oratoire, les licences les plus hardies (30), tandis que la construction françoise en poésie, ne diffère presque pas de celle de la prose. Ceci est très-important, lorsqu’il s’agit de l’étude d’une langue étrangère ; car les écrits des poëtes et des orateurs d’une nation, sont la branche de sa littérature, la plus recherchée par les étrangers. C’est dans la langue italienne, la rivale proprement dite de la langue françoise, que cette liberté des inversions est des plus grandes. Sa poésie d’aiileurs est si différente, en d’autres points, de sa prose, que l’intelligence d’un poëte italien exige, pour ainsi dire, l’étude d’une autre langue (31). Celui pareillement qui pourroit lire le Spectateur Anglois et Don Quichotte, seroit arrêté à la lecture de Milton et de Garcilasse de la Vega, tandis que les odes de Rousseau n’offriront aucunes difficultés de langue à celui qui sait assez de françois pour lire Pascal. Cette régularité caractérisoit déjà la langue françoise à la fin du règne de Louis XIII, mais plus encore au commencement de celui de Louis XIV ; car on trouve dans Montaigne, des constructions hardies, et dans Malherbe, qui doit être déjà rangé parmi les bons poëtes françois, des inversions24 qu’on ne rencontre plus dans aucun ouvrage classique, depuis Corneille jusqu’à Voltaire25. Ce n’est pas tout. Celui qui possède un peu à fond la langue frnçoise, et assez pour la pouvoir comparer avec les langues grecque et latine, et celles qui tiennent le premier rang parmi nos langues actuelles, s’étonnera qu’elle ait acquis en si peu de temps ce caractère de fermeté qui la distingue en général. Tout y étoit déterminé, le matériel comme le formel de la langue ; rien n’y étoit abandonné au caprice, à la manie d’innover, si ordinaire aux écrivains ; tout, jusqu’aux plus petites fautes de l’auteur du Cid, tout y étoit dénoncé. 24
Par exemple: « Les vents que les chênes combattent. » Malherbe. Et, « Valois, qui les dames aime, deux couronnes posséda. » Il y a de semblables inversions dans les poëmes du genre de celui de la Pucelle ; mais alors elles ne font qu’ajouter à l’effet comique. 25
[L’auteur ne s’est pas rappelé la différence remarquable qu’il y a entre notre prose et les Fables de La Fontaine. Note du Traducteur.]
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La plus stricte analogie pouvoit seule diriger dans le choix de nouvelles expressions, de nouvelles manières de parler ; c’étoit une loi inviolable et sacrée pour les bons auteurs. Cette analogie même n’autorisoit pas l’admission de ces mots nouveaux, si le bon goût en recevoit la plus légère atteinte. (32) Cette consistance de la langue fait, selon moi, un honneur infini à la nation françoise ; c’est une preuve certaine qu’il y avoit alors en France un grand nombre d’excellens esprits ; car il ne faut pas s’imaginer que les décisions de l’Académie françoise, revêtues même du sceau de l’autorité royale, eussent suffi pour imprimer à la langue ce caractère de régularité, si la nation entière n’eût déjà été disposée à le lui donner. Nul doute qu’une société établie sous la protection du roi, dans la capitale de son royaume, composée des plus beaux esprits, ne jouisse d’une autorité respectable, et ne doive peu à peu accoutumer les auteurs à n’adopter dans l’usage de la langue, aucune de ces nouveautés que le caprice ou le despotisme d’un écrivain oseroit introduire, si elles n’ont été auparavant enregistrées par ce parlement littéraire. Mais où est le pays où un si grand nombre d’écrivains aient une manière de penser uniforme sur la langue ? Quelle est la nation éclairée, assez docile pour se soumettre volontairement aux lois d’un semblable tribunal ? Il est évident que les causes en existent dans cet esprit national à qui le sentiment des convenances est naturel, et dans les progrès que le bon goût avoit faits en France. Je sais ce qu’on peut objecter, et peut-être avec quelque fondement, contre cette consistance de la langue françoise (car il est, en général, difficile de relever très-haut, dans une langue, une de ses perfections, sans que ce soit au détriment des autres) ; je n’ignore pas sur-tout que cette consistance est l’objet des réclamations d’une certaine classe d’auteurs : mais fût-il, en effet, aussi préjudiciable aux écrivains originaux, qu’elle leur est salutaire et nécessaire, lorsqu’elle ne dégénère pas en un purisme pédantesque, il est au moins certain qu’elle seule suffiroit pour rendre la langue déjà un instrument commode de communication entre les nations de l’Europe, et lui donner un titre de recommandation auprès d’elles. Celui qui avoit une fois appris le françois, tel qu’on le parloit à la cour, parmi les premières et les moyennes classes de la capitale et des provinces, et sur le théâtre ; tel enfin que l’écrivoient les gens de lettres, pouvoit être assuré que non-seulement il seroit entendu par-tout, mais qu’il
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passeroit pour une personne qui avoit vécu dans un monde poli. D’ailleurs les soins assidus que prenoit, pour la conservation de la langue, une société digne de la haute estime dont elle jouissoit, et que lui méritoient ses travaux, lui épargnoient l’ennui et la nécessité de lire les rêveries de chaque écrivain qui vouloit se distinguer, et de consumer une vie entière dans l’étude de cette langue. Il n’est pas extraordinaire que la langue françoise, depuis Pascal jusqu’à Voltaire, ait éprouvé si peu de variations ; que la langue de l’Europe la plus ferme, la plus fixe, soit précisément celle de la nation qu’on regarde comme la plus inconstante, et qui l’est en effet à certains égards (33) ? Mais, avant cette époque, la langue françoise tenoit déjà un rang distingué parmi les langues formées de l’Europe ; car il faut bien se garder de ne voir dans le cardinal de Richelieu et Louis XIV, que ceux à qui l’on est redevable de sa formation et de sa politesse. Ronsard, qui vivoit vers le milieu du seizième siècle, fut lu et imité par Opitz. Montaigne, né en 1533, a toujours, pour nous et ses compatriotes, des charmes inexprimables. On estime encore aujourd’hui, en France, Desportes, né en 1546. Malherbe, né en 1556, passe pour le créateur de sa langue et de l’ode françoise (34). On ne peut se dispenser de faire attention à cette formation de la langue françoise qui la distinguoit déjà d’une manière remarquable dès le seizième siècle ; car nous la voyons, dès ce temps-là, marcher souvent sur la même ligne que les langues italienne et espagnole (35). Ce qui regarde la culture d’esprit en France, mérite aussi d’être soigneusement examiné parce que, à mon avis, rien n’a plus contribué à répandre la langue françoise. Je tâcherai de l’apprécier aussi exactement qu’il me sera possible ; et ce ne seront point ces préjugés que quelques pays conservent contre la nation françoise, qui seront la règle de mon jugement ; je me réglerai encore moins sur mon orgueil national ; je ne m’appuierai que sur des faits et des témoignages impartiaux. Sans parler ici de l’heureux climat de la France, qui la garantit de cette chaleur immodérée qui dissipe les esprits vitaux, et relâche les fibres ; et de ce froid rigoureux et continuel qui les épaissit et les roidit ; sans parler de son sol, ni trop libéral pour inviter à la paresse, ni trop avare pour émousser et décourager l’industrie, beaucoup d’autres causes se sont réunies pour rendre précoce la culture de
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l’esprit dans ce royaume. Ses provinces méridionales trouvèrent à cet égard, du temps même des Romains, des avantages considérables dans le voisinage de l’Italie, lorsque ces Romains sur-tout, après les avoit conquises, y envoyèrent des colonies nombreuses. Mais, longtemps avant l’assujétissement de ces provinces, les Grecs avoient bâti Marseille. Les sciences y fleurirent depuis à un tel point, et la rendirent célèbre, que Cicéron l’appeloit la Nouvelle-Athènes des Gaules, et que des Romains de la première qualité y alloient pour s’y former. Cette ville avoit aussi établi dans les provinces qui l’environnoient, des colonies qui y bâtirent des villes très-renommées. Ainsi l’on trouvoit réunie dans la Gaule méridionale, la culture d’esprit des Grecs et des Romains : et, ce qui est digne de remarque, ce pays est précisément le premier où l’on vit briller, après plus de six cents ans de barbarie les lumières qui se répandirent de nouveau en Europe, et y firent revivre le bon goût. N’est-il pas vraisemblable que de cette ancienne culture, trop profondément enracinée pour être atteinte par le fer destructeur des barbares, sortirent ces nouveaux rejetons qui, plantés ensuite sous le ciel pur de l’Italie, et soignés par les mains habiles d’un Dante et d’un Pétrarque, y portèrent les fruits les plus superbes (36) ? Toute la Gaule devint bientôt romaine, le gouvernement entier du pays reçut une forme romaine : toutes les lois, tous les actes publics furent rédigés en latin ; on érigea, dans les villes considérables, des écoles et des académies26 où l’on donnoit des leçons d’éloquence. C’est pour cette raison que Juvénal27 indiquoit les Gaules aux Romains qui vouloient s’exercer dans ce dernier genre. Les jurisconsultes gaulois étoient célèbres du temps des empereurs28, et si le latin conservoit plus de dignité et d’énergie dans la bouche d’un Romain, il étoit plus riche, il avoit plus de graces dans celle d’un Gaulois (37). Ces semences de la culture d’esprit des Romains furent, il est vrai, presque étouffées par les barbares qui s’établirent dans les 26
[Avant Constantin, les écoles d’Autun, de Bordeaux, de Trêves, florissoient dans les Gaules. Constance-Chlore confia celle d’Autun aux soins de l’habile orateur Eumenius. Note du Traducteur.] 27 28
Juvénal, Sat. 7, v. 147. Gallia causidicos docuit facunda Britannos. Juv. Sat. 15, v. 111.
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Gaules, ou parcoururent ce pays en dévastateurs ; mais la langue romaine y continua d’être la langue dont on servoit pour écrire, et même en quelque façon aussi celle du peuple. Quelle multitude d’idées ne dut-elle pas apporter à la nouvelle nation, et faire germer dans son sein ! Celle-ci cependant ne tira de cette langue un profit considérable, que lorsqu’après des siècles de barbarie et de trouble, elle s’élança rapidement vers sa perfection. Pendant que ces siècles s’écouloient, la nouvelle langue s’étoit, il est vrai, sensiblement éloigné de son origine ; ses formes s’étoient entièrement changées ; mais des ruisseaux, échappés de son antique source, pouvoient encore grossir son cours. Le germe d’une nouvelle sensation, d’un nouveau sentiment, d’une nouvelle idée se développoit-il dans l’âme d’un François, il lui trouvoit bientôt dans sa langue savante, un mot correspondant. Il lioit à ce mot sa nouvelle conception, et la transplantoit ensuite avec lui dans la langue vulgaire. Ainsi chaque nouvelle idée d’un esprit heureusement fécond, chaque nouveau sentiment d’une âme tendre, étoit mis dans la circulation, et toute la nation en augmentoit le trésor de ses idées. Ils ont été transportés dans la langue vulgaire, à la faveur sur-tout des traductions des auteurs classiques latins. On n’a pas jusqu’ici assez remarqué cette influence certainement importante de la langue latine sur la civilisation des Italiens, des Espagnols, des Anglois et des François. Supposons que pendant la période de la civilisation de notre nation, au milieu du flux d’idées qui occupoient l’esprit d’un Allemand, dans l’abondance de ses sentimens, une nouvelle conception se soit présentée à lui ; pour s’en saisir et la mettre en circulation, il devoit inventer un nouveau mot, ou donner une nouvelle acception à un mot déjà connu, ce qui n’étoit ni aisé, ni toujours prudent, parce qu’il couroit le danger de n’être pas entendu, ou d’être accusé de corrompre la langue. Négligeoit-il de le faire, la nouvelle idée n’étoit pas seulement perdue pour la nation, elle l’étoit encore pour lui-même. Avec quelle promptitude, en effet, nos idées, et sur-tout celles qui sont très-abstraites, ne nous échappentelles pas, si des signes ; comme autant de liens, ne nous aident à les retenir ? C’est ce qui arrivoit lorsque, dans son âme, la lecture d’un auteur classique donnoit naissance à une nouvelle idée. Quoiqu’avec le secours des expressions latines qu’il avoit sous les yeux, il pût s’en rendre maître, il ne lui étoit cependant pas encore possible de la mettre dans la circulation générale. Nul doute que de grands génies
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sauront enfin féconder cette langue, au point de lui faire porter des fruits qu’elle sembloit d’abord n’être pas en état de produire ; mais chez une nation qui peut emprunter à volonté d’une langue déjà perfectionnée, ces fruits mûriront plutôt. Il est, sans comparaison, plus facile de s’enrichir en héritant, qu’en faisant valoir son industrie (38). Tel étoit l’avantage que partageoit la France avec tous les pays qui avoient la langue latine pour souche commune. Mais les changemens insensibles de sa constitution politique sont peut-être ce qu’on peut imaginer de plus favorable aux progrès de la civilisation d’un peuple. Au milieu des secousses du règne féodal, la dignité royale fut toujours le lien commun de toutes les provinces de ce royaume ; elle devint ensuite ce pouvoir royal formé de tous les débris dispersés de l’autorité des vassaux qu’il absorba. Mais le despotisme ne fut point le terme de cette révolution. La noblesse perdit peu à peu ses domaines, ses droits seigneuriaux. Cependant il lui resta sa fierté, ses idées d’honneur qui, profondément enracinées, devinrent un rampart insurmontable contre le pouvoir arbitraire. Le clergé ne cessa pas d’être un grand corps dans l’Etat, un corps respectable, et que devoit ménager le roi, aussi bien que l’évêque de Rome. Le peuple protégé par les rois, trouvant le sentiment de cette protection dans un bien-être qui alloit en croissant par degrés, fort de cet appui, sortit de la poussière, s’éleva insensiblement, et gagna en droits à proportion que la noblesse en perdit. Les assemblées des Etats du royaume n’eurent, il est vrai, plus lieu ; mais les parlemens prirent en quelque façon leur place, et modérèrent la marche trop rapide de la puissance royale, sans la paralyser, comme il arrive souvent en Angleterre. Ainsi se conserva cette liberté dont la noblesse, pendant les siècles du règne féodal, avoit joui dans un degré infini. Quoique le chef en attirirât à lui la plus grande partie, le grand corps de l’Etat en partagea cependant le reste dans un rapport plus égal. Le contraire précisément arriva en Allemagne ; les grands vassaux y usurpoient tous les droits du pouvoir souverain, tandis que leurs sujets y croupissoient dans une espèce d’esclavage dont, aujourd’hui encore, nous n’apercevons que trop visiblement les traces. Cela sert à expliquer pourquoi les différens Etats du royaume de France jouissent encore d’une liberté aussi étendue, quoique ses rois, sous Louis XIII et Louis XIV, y eussent acquis un pouvoir immense (39). Mais cette liberté, en se courbant devant le trône du monarque,
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perdit tout ce qu’elle avoit de dur et de grossier ; elle y prenoit ce caractère de souplesse si avantageux au raffinement des mœurs. Ajoutons aussi, que ce concours infini de peuple qui refluoit de toute part vers la capitale, et s’y pressoit dans un espace étroit, devoit singulièrement favoriser les progrès de la culture de l’esprit, dans la société sur-tout. La cour servoit de modèle à la capitale, celle-ci à tout le royaume. Ainsi les mœurs souples et douces s’allièrent avec une liberté décente, caractère distinctif de la vraie politesse françoise, dont nous ne nous formerions pas plus une juste idée d’après les perruquiers françois, que d’après les marquis errans (40). Cette politesse tient le milieu entre la timidité et la licence effrénée ; elle répand ses charmes sur le commerce de la vie ; elle arrête les explosions des passions insociables ; dans sa bouche, les vérités désagréables qu’on ne sauroit taire, perdent ce qu’elles ont d’amer ; elle loue avec grace et délicatesse ; elle représente les bienfaits rendus à un ami, comme un soulagement donné à son propre cœur ; elle rapproche tous les états de la société, et rétablit en quelque manière, parmi les hommes, l’égalité primitive ; en un mot, c’est la plus belle fleur de l’humanité, et elle suppose toujours une certaine bonté d’âme. Une nation où règne cette politesse, ne peut manquer de compter un grand nombre d’hommes vraiment bons ; elle les a au moins possédés à une époque précédente : car je conviens que chez une nation où trop de raffinement dégénère en corruption, cette politesse se réduit enfin à de simples formules, et à de pures cérémonies ; qu’elle devient même le vernis et le véhicule de la dissimulation et de la fraude. Dès les temps les plus anciens, cette politesse, dans la société, paroissoit distinguer déjà les François de toutes les autres nations. Au moins, au quatorzième siècle, un savant françois s’en faisoit gloire. Pétrarque, parmi les reproches nombreux qu’il fait à ce François sur la légéreté, le babil, la vanité de sa nation, semble être d’accord avec lui sur cette politesse de mœurs des François. On remarque aussi parmi les Anciens chevaliers françois, une certaine courtoisie qu’on cherche en vain parmi les Espagnols et les chevaliers de tout autre peuple : preuve qu’elle est dans le caractère national. Quoiqu’en général elle puisse bien être fondée sur le goût que les Germains eurent toujours pour le beau sexe, et sur le commerce plus libre des hommes avec les femmes, ce goût prend toutefois chez les François une nuance particulière au climat de leur pays.
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Cette liberté, modérée par la puissance du monarque, et dépouillée de ce qu’elle avoit de trop farouche, devoit nécessairement influer sur le génie de la nation, déjà dompté par la nature du climat, et lui communiquer une certaine température, une sorte de retenue qui a constitué proprement son caractère, et donné à sa littérature accès chez tous les peuples. Mon intention n’est pas de faire ici l’éloge du goût françois ; mais qu’il me soit permis de demander pourquoi, chez toutes les nations de l’Europe, les poëtes et les orateurs françois trouvent un si grand nombre de lecteurs ; pourquoi aucune autre nation ne possède autant d’ouvrages d’esprit qui obtiennent tous le suffrage des étrangers ; pourquoi, si l’on prend la somme de plaisir que les produtions littéraires de chaque peuple peuvent procurer à toutes les classes, l’avantage est du côté des François ? Tu comptes les hommes, me répondra-t-on peut-être, tu calcules le plaisir : pour moi, je veux les peser, mesurer ce degré de plaisir que donnent aux connoisseurs les auteurs des autres nations ; puis nous verrons de quel côté penchera la balance. Je l’avoue : de cette manière, on pourroit peut-être parvenir à un résultat entièrement différent ; mais je crains bien qu’alors nous ne puissions plus distinguer en quoi consiste le bon goût, et que chaque particulier ne nous oblige d’adopter, comme règle générale, ce qui n’est que sa manière individuelle de sentir, et le résultat de ses caprices. Si nous ne prenons, en effet, pour juges que des savans et de profonds connoisseurs ; si nous excluons du tribunal les princes, les grands, les femmes d’un certain rang, et en général toutes les personnes des premières et moyennes classes qui, sans avoir des connoissances bien profondes sur les arts et les sciences, ont néanmoins reçu une bonne éducation, c’en est fait de l’unité de goût, et alors il est inutile de disputer plus long-temps sur cette question (41). Qu’on ne dise pas, elle doit se décider par la théorie ; car combien n’avons-nous pas de théories ? Ainsi, encore une fois, le grand nombre de productions littéraires que possèdent les François, le suffrage qu’obtiennent leurs bons auteurs chez les autres peuples, suffrage plus universel que celui dont peuvent se glorifier les écrivains d’aucune autre nation présentement florissante ; tout cela prouve qu’il y a dans le goût françois, quelque chose qui s’accommode à celui de toutes les nations de l’Europe. Je
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parle ici du goût qui existoit en France, à l’époque la plus brillante du règne de Louis XIV. Mais tout l’avantage de ce goût ne consiste peut-être que dans une certaine médiocrité, unique qualité précisément qui fonde ses titres de recommandation auprès de toutes les nations et de toutes les classes (42). Soit : c’est toujours cette médiocrité qu’Horace appeloit médiocrité d’or, source du bonheur, selon ce poëte29. D’abord, on trouve chez les bons poëtes françois une clarté dont à peine les prosateurs des autres nations offrent des exemples. Ils peuvent être lus, et sans beaucoup de difficulté, par quiconque entend seulement la langue, et possède ce fonds de connoissances qu’on a droit de supposer dans un homme bien élevé. Nous en avons déjà trouvé une cause dans le mécanisme de la langue ; mais la principale vient sans doute de cette facilité de conception, de cette netteté dans les idées, un des caractères des bons écrivains françois. Toutes les longues périodes sont évitées avec soin ; ou si le style oratoire et le grand nombre d’idées accessoires que l’écrivain exact attache à la pensée principale, ne lui permettent pas de les raccourcir, ce grand art, cet art de Bossuet et de d’Alembert30 préside alors à leur arrangement, afin que le style ne soit si pesant, ni traînant. On ne souffre absolument pas les périodes entortillées, et, pour cette raison, on ne néglige rien pour prévenir les equivoques vers lesquelles la langue a une tendance naturelle. C’est sur les pronoms que se porte la plus grande attention, afin que le lecteur aperçoive sur-le-champ leurs rapports. Il n’y a ordinairement dans une période qu’une pensée principale, à laquelle tout le reste est subordonné ; et si la langue ne fournit pas ces mots et ces formes qui font d’une période latine un tout si bien tissu, le poëte et l’orateur françois y suppléent par un order et une distribution dans leurs idées, qui font disparoître le besoin de ces conjonctions et de ces formes (43).
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L. 2, Ode 10. — Aristote fait consister la vertu elle-même dans une certaine médiocrité (µεσοτης) et le vice dans un excès et un défaut (εν υπερβολη και ελλειψει) Ethique. 1. II, c. 10. C’est sur ces notions qu’il appuie, dans le livre suivant, l’explication qu’il fait de toutes les vertus. On voit combien il s’en faut qu’une telle µεσοτης exclue ce qui est parfait. 30
[D’Alembert ne sauroit marcher à côté de Bossuet. Note du Traducteur.]
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Il seroit absurde d’attribuer cette clarté à un défaut de profondeur d’esprit, et de dire que celui des François n’est que superficiel31 : peu d’ouvrages de goût comportent cette profondeur, et certainement les auteurs classiques des François ne manquent ni de sagacité, ni de pénétration. Nul doute, au reste, qu’une nation dont le génie a une si étonnante facilité, ne doive produire un grand nombre d’écrits insipides et superficiels. Mais voici encore quelques qualités particulières au goût françois, et qui sont pour moi de nouveaux motifs de lui attribuer la médiocrité d’or. Il est ennemi des métaphores outrées, trop recherchées et trop fréquentes. Le gigantesque dans les pensées et les images ; les expressions trop bruyantes, et en général le style oriental, lui déplaisent. Il n’admet que des comparaisons exactes qui cadrent parfaitement avec le sujet, et il rejette absolument ces hyperboles qu’on trouve dans Homère, quelque flatteuses qu’elles puissent être à une imagination déréglée (44). Un plan facilement connu, qui développe aisément jusqu’au dénouement, fait le fond des pièces de théâtre : la langue s’y rapproche ordinairement plus de celle de la société ; elle est plus correcte, plus élégante que poétique, et s’éloigne de ce style, tout au moins peu naturel, trop souvent adopté sur les théâtres d’Angleterre et d’Allemagne. Les caractères des personnages y conservent toujours, dans une certaine mesure, de la ressemblance avec l’homme que présente la scène du monde. Les scélérats n’y paroissent jamais comme ces monstres dans l’ordre naturel, qui excitent plus de dégoût dans une belle âme, que d’étonnement et de surprise (45). Les fictions n’y ont rien de romanesque, d’invraisemblable, de ridicule, comme chez les autres nations. Dans les situations et l’action des pièces sérieuses, on observe toujours une certaine décence, et ce respect des mœurs publiques ; tandis que presque sur tous les théâtres on y choque l’un et l’autre. On s’interdit également dans ce genre, comme chose très-indécente, et ces expressions de la populace, et ces farces que s’y permettent les auteurs espagnols, anglois, italiens et allemands. En un mot, le bon goût met de tous côtés des barrières au 31
[Les travaux de Budé, des Valois, de Ducange, des Peloutiers, de Bochart, de Mabillon, de Tillemont, de Montfaucon, de Montesquieu, de Bailly, d’un abbé Barthélemy, d’un de Guignes, etc., etc. prouvent assez que tous les François ne sont pas légers en littérature. Note du Traducteur.]
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génie françois, afin que rien ne fatigue l’oreille, ne gêne la respiration, ne tende trop l’imagination, n’offense le bon sens, ne blesse le sentiment moral32. Tout ce qui est extraordinaire, il le proscrit. Il ne veut pas jeter dans la surprise. Plaire, toucher, c’est son unique but. Si tout annonce de la délicatesse, de l’élégance ; si l’on s’écrie, çà et là, c’est excellent ; il est satisfait. — C’est-là vraiment ce qui caractérise les bons écrivains du siècle de Louis XIV. Quel excellent livre que ce Télémaque de Fénélon ! Qui peut en commencer la lecture, sans être insensiblement entraîné dans ce cercle enchanteur de tous les sentimens de sa belle âme ? Cependant, ni le style, ni les caractères, ni les événemens, rien n’y est extraordinaire ; rien de particulier qui surprenne : on est tenté de croire qu’on pourroit faire quelque chose d’aussi bon. Il n’est pourtant aucune nation qui puisse présenter à toutes les autres et à toutes les classes, un livre aussi agréable ! Les productions de la belle littérature des autres nations ont, au contraire, quelque chose de plus original, parce qu’elles ont toutes quelque chose d’extraordinaire. Ne seroit-ce point parce que quelques-uns de leurs écrivains, à qui le bon goût ne tient pas toujours lieu de guide, atteignent, par quelques essais hardis, le plus haut point de la perfection, tandis que les François se contentent le plus souvent d’en approcher ? C’est pour cette raison, peut-être, que la belle littérature françoise, qui a fait une si prodigieuse fortune parmi toutes les nations, trouve des détracteurs parmi les connoisseurs, lors même que la passion ne dicte pas leurs décisions. Ce sens fin, aiguisé par l’étude de l’art, ne voit les choses que sous une face ; et, par cela seul, que l’étude de la critique s’est dirigée préférablement vers un seul objet, elle peut bien avoir borné ce sens, et ne lui avoir laissé qu’une partie de son action. Ajoutons que beaucoup appellent originalité, ce qui n’est souvent que singularité et afféterie. Tel homme peut estimer davantage un ouvrage, parce qu’il a un côté original qui lui plaît, ou même parce qu’il est entièrement conforme à son goût particulier, tandis
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Bien entendu qu’il s’agit ici d’ouvrages qui, par leur nature et leur destination, ne blessent point le sentiment moral. Ainsi il n’est question ni de Chaulieu, ni de la Fontaine, encore moins de Grécourt. Au reste, nous n’avons, en ce genre, rien à reprocher aux François.
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qu’il feroit peu de cas d’une production qui le forceroit à sympathiser avec des personnes d’un goût ordinaire et commun. Il ne les range pas cependant dans la classe du peuple, mais ils n’atteignent pas à la hauteur du beau qu’il a mis dans sa tête, et qui porroit bien, à la fin, n’être que dans la sienne. Ainsi un critique peut aisément préférer Hamlet à Iphigénie et à Athalie, et plus facilement encore le Paradis perdu à la Henriade. Une seule ode de Klopstock l’emporte, à son avis, sur toutes celles de Rousseau et de tous les François. De semblables critiques n’existeront que chez une nation portée, par inclination, pour tout ce qui est profond ; chez laquelle souvent c’est déjà un crime de ne rien offrir qui ne lui fournisse matière à penser et à deviner, ne fût-ce même que par une transposition étrange des mots, ou par des pensées contournées ; mais ce n’est évidemment que sur un petit territoire que de tels critiques seront les juges compétens du goût, et jamais leurs censures ne passeront pour des oracles. Qu’on admire, tant qu’on voudra, l’imagination inépuisable de l’Arioste ; qu’on soit dans l’étonnement du génie élevé et foudroyant de Shakespeare et de Milton ; que dans une extase mélancolique, et Ossian à la main, on se promène au milieu des tombeaux des Bardes et des héros ; qu’on dise que Klopstock a dérobé sa Messiade à un Séraphin ; que Gôthe a pris la nature sur le fait, lorsqu’il a ourdi la trame des passions ; tout cela n’empêche pas que Racine et Voltaire ne doivent trouver, parmi les classes éclairées de toutes les nations policées, un plus grand nombre de lecteurs, obtenir une approbation plus universelle que tous ces écrivains, et qu’ils ne doivent être reconnus comme les maîtres du bon goût. Je regarde la Prédication de Glaucus, comme un chef-d’œuvre de la poésie lyrique, et je connois peu d’odes d’Horace qu’on puisse lui comparer, selon moi ; mais quel droit ai-je de désirer que mon jugement, qui n’a peut-être pour appui que l’opinion de quelques autres Allemands, fasse loi dans toute l’Europe, et obtienne la sanction de ce grand roi que l’auteur de l’ode en question appelle, le coryphée des beaux-esprits dans tous les arts (46) ? Les François cependant, sous le règne de Louis XIV, se signaloient dans des genres où, sans contredit, ils surpassoient toutes les nations. Aucune alors n’eût pu se faire honneur de chefs-d’œuvres d’éloquence semblables aux leurs. Le nombre même de ces chefs-
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d’œuvres de la nation françoise surpasse, encore à présent, celui de tous les autres peuples. Il n’y a pas long-temps que l’Angleterre a commencé à rivaliser avec la France, dans l’art d’écrire l’histoire. Les François y ont eu, il est vrai, les Italiens pour prédécesseurs ; mais dans ce nombre prodigieux d’histoires bien écrites qu’ils nous ont données sur tous les peuples, ils ont surpassé leurs devanciers. Or je ne considère ici l’histoire que du côté du goût, car c’est lui proprement qui détermine le grand nombre de lecteurs. C’est ici le lieu de parler de deux branches de littérature françoise, qui ont prodigieusement contribué à la propagation de la langue ; savoir, des pièces dramatiques et des romans. Aucune nation ne pouvoit alors se vanter d’avoir produit un Molière et un Racine ; aucune n’étoit aussi fertile en romans, espèce de productions qui, devant remplir les momens de loisir des premières classes de la société, a une influence infinie sur la propagation de la langue. C’est cette galanterie décente, dont la cour de Louis XIV étoit le modèle, qui distingue particulièrement ces productions d’un bout à l’autre. Lorsque l’Académie françoise voulut former le corps de la langue, elle se servit même de l’Astrée de d’Urfé, un des premiers bons romans qui aient paru. Tout ce que j’ai avancé jusqu’ici en faveur de la belle littérature des François, ne se rapporte qu’au siècle de Louis XIV. On peut d’autant moins lui refuser les avantages que je lui ai accordés, que le bon goût n’étoit pas alors aussi répandu, en Europe, qu’il l’est aujourd’hui. Cependant, pour ceux de mes compatriotes qui préfèrent leur goût, peu naturel, à celui des François, et croient pouvoir prendre rang au-dessus de toutes les nations, tandis que personne ne les entend, on ne les lit avec plaisir, j’ajouterai l’avis de l’impartiel Hume : « Il s’en falloit encore beaucoup, dit-il dans son Histoire de la Grande-Bretagne, qu’on aperçut dans les productions de la littérature angloise, (au temps de Charles II) et cette exactitude, et cette finesse qui font l’objet de notre admiration, quand nous lisons les anciens, et les écrivains françois qui les ont imités avec autant d’intelligence. A cette époque, cette nation laissoit loin derrière elle, les Anglois, dans les ouvrages de poésie, d’éloquence, d’histoire, et dans les autres branches des belles-lettres ; avantage que, dans le siècle suivant, les écrivains anglois n’auroient pu lui disputer avec plus de succès. »
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C’est aux mœurs dissolues de la cour de Charles II, qu’Hume attribue ce goût corrompu qui ne connoissoit aucunes règles, et dont les productions des plus grands poëtes anglois étoient infectées. La décence extérieure dans les mœurs, qui embellissoit la cour de Louis, dut certainement avoir l’influence la plus heureuse sur les ouvrages des poëtes françois ; mais allons plus avant, pour trouver les causes de ce goût corrompu des Anglois ; elles sont dans les restes de grossièreté et de barbarie dont l’Angleterre, avec une constitution plus républicaine, et un climat moins favorable, se dépouilla plus tard que la France. C’est jusque sur les hautes sciences, sur celles qui méritent proprement ce nom, que se répandit l’élégance unie à la facilité, caractère de la belle littérature françoise. Quelle diction pure ! quelle netteté dans les idées ! quel ordre lumineux ne règne-t-il pas, (par exemple) dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences ; dans ces matières mêmes, dont la sécheresse et l’obscurité semblent constituer l’essence ! Qu’on ne croie pas que le géomètre françois ne soit plus intelligible que le géomètre anglois ou le géomètre allemand, que parce qu’il approfondit toujours moins son sujet ; c’est trèssouvent, par cet arrangement heureux et naturel des idées qui, dans les livres élémentaires françois, met les démonstrations les plus difficiles à la portée des esprits d’une capacité ordinaire. Ce furent encore les François qui surent les premiers répandre des charmes sur certaines matières philosophiques, et les traiter avec esprit. Avec cela, je ne leur accorde pas la prééminence dans les sciences ; les Allemands et les Italiens sont évidemment plus inventifs ; les Anglois plus profonds : mais les François savent bientôt s’approprier tous les trésors des autres nations ; ce qu’ils en reçoivent encore brut, ils le leur rendent ordinairement façonné et poli. Sans doute, ils doivent être portés par la facilité de leur génie et leur vivacité naturelle, à écrire une multitude d’ouvrages superficiels et d’un travail rapide ; tant mieux encore pour leur langue : car c’est aussi bien en Allemagne, en Pologne, en Russie, qu’en France, que les dames et les grands désirent pouvoir faire un amusement de l’étude de la géométrie, de l’histoire naturelle et de l’astronomie. Sans m’étendre davantage sur la culture d’esprit de la nation françoise (que, je l’avoue volontiers, l’Europe étonnée de la puissance de Louis XIV et de l’éclat de sa cour, a un peu trop exagérée ;) j’ajouterai encore ici une ou deux réflexions. La mesure proprement
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dite de nos jugemens sur cette culture d’esprit d’une nation, est dans la propagation des connoissances utiles et agréables parmi toutes les classes et tous les états. Quand je vois sortir du sein d’une nation, des esprits aussi élevés au-dessus de la sphère ordinaire, que ceux des Kepplers, des Copernics, des Leibnitz, j’en conclus, qu’il doit y avoir de grandes dispositions dans cette nation ; mais la conclusion doit-elle s’étendre aux princes, à la noblesse, à toutes les autres classes moyennes et inférieures de cette nation ? Non ; la plupart des hommes qui composent ces classes, peuvent être encore sans culture, ignorans et n’avoir que des mœurs grossières. Mais si, jusqu’au sein des familles des citoyens aisés d’une nation, on aperçoit constamment les preuves d’une bonne éducation convenable ; si dans ses villes un peu considérables, on instruit les jeunes filles, dans les élémens de l’histoire, de la géographie, à écrire purement ; et si depuis le duc et pair, jusqu’au gentilhomme de province, on a de l’estime pour les conoissances en tout genre ; si l’on aspire à la réputation d’un homme qui a du goût, de l’esprit ; si, en effet, des l’Hopitals, des la Rochefoucaults n’y sont rares ; si l’on y rencontre des Sévignés, des Scudérys, des Deshoulières, des Maintenons : — c’est cette nation qu’on peut, avec droit, regarder comme une nation distinguée par la culture de son esprit. Et qu’on juge si, au temps de Louis XIV, une autre nation que la nation françoise se pouvoit glorifier d’une telle culture. Un autre signe de cette culture distinguée et général, c’est lorsque des succès couronnent les efforts de cette nation dans toutes les branches des sciences et des arts. Si d’autres l’emportent sur les François en plus d’un genre, aucun n’est étranger à ceux-ci. Ils les ont tous portés à un certain degré de perfection. Parcourez toutes les nations de l’Europe ; faites attention à leurs progrès dans les lettres, vers la fin du dix-septième siècle ; vous remarquerez toujours quelque partie des sciences, sur laquelle elles manquoient de ce goût qui ne laisse plus rien à désirer. Pour citer un exemple ; dans quel état déplorable n’étoit pas, chez les Italiens et les Espagnols, la science de la religion, sans laquelle il n’y a pas de civilisation proprement dite ; et quelle supériorité avantageuse les catholiques et les protestans françois n’avoient-ils pas sur eux à cet égard ! Il falloit qu’une bonne éducation ne fût pas rare dans les individus de cette nation, puisqu’on y pouvoit trouver une tête en état de se consacrer à l’étude de chaque
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science, de chaque art, de s’y livrer avec succès ; il faut même admettre que cette nation prenoit des mesures excellentes pour faire éclore et former les talens. Londres l’emportoit, à quelques égards sur Paris, mais y eut-il jamais ville au monde qui réunit autant de choses que Paris, sous Louis XIV ? Pour le nier il faut être ou bien igorant ou bien aveuglé par les préjugés. Toutes ces causes, qui concoururent à la fois à l’avantage de la langue françoise, et déployèrent toutes leurs forces vers la fin du dixseptième siècle, furent mises en jeu, à la faveur de la communication extraordinaire de la nation françoise avec toutes les autres. Aucun pays n’a, en effet, une position plus heureuse que la France, pour faciliter cette communication. La France tient à l’Espagne, à l’Italie, à l’Allemagne, à la Suisse, aux Pays-Bas ; on peut même ajouter, à la Grande-Bretagne. Ses flottes lui ouvrent, à travers l’Océan, un vaste chemin aux pays les plus éloignés. La nature semble avoir destiné la nation françoise à se répandre, par autant de canaux, dans tous les Etats de l’Europe ; comme elle semble, à son tour, appeler dans son sein tous les voisins qui l’entourent. L’Espagne n’a presque que des regrets à exprimer sur cet avantage d’une position géographique ; et il s’en faut beaucoup que l’Italie le possède au même degré que la France. A la faveur de la culture d’esprit distinguée de la nation françoise, et de la préponérance de cette nation dans le système politique, il acquéroit une importance infinie pour la communication : la langue françoise devoit, en outre, y gagner beaucoup, à cause de cette vivacité, de cette inquiétude, si naturelles au François, qui souvent suffisent elles seules pour le faire sortir de sa patrie, et le pousser chez l’étranger. Nous ne devons point passer sous silence un événement particulier qui, vers la fin du dix-septième siècle, accrut encore considérablement l’effet de cette communication des François avec quelques pays. Le vieux Louis, par une bigotterie vraiment despotique, sépara alors de son peuple cette grande masse qui vint augmenter la population des pays voisins, et de quelques autres états. Cet événement, selon quelques écrivains, contribua plus qu’aucun autre, à la propagation de la langue françoise ; mais, comme il est aisé de le voir, cette conclusion n’est pas juste. La fuite des protestans françois suivit immédiatement la paix de Nimègue ; et la fortune de la langue françoise étoit déjà faite. La révocation de l’édit de Nantes n’eut ici d’autre effet que celui de ces causes accidentales au flux et
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reflux de la mer, qui l’élèvent à quelques pouces plus haut, et sans lesquelles cependant elle n’eût pas moins franchi ses bords. Le François, enfin, est, dans le commerce de la vie, le plus communicatif de tous les Européens. L’Espagnol est circonspect et sérieux ; l’Italien réservé et défiant. Le François sent un besoin irrésistible et continuel de parler et de se communiquer. Ce sont des traits caractéristiques de ces nations, auquels on ne peut les méconnoître, quelle qu’en soit la cause, le climat, ou autre chose (47) ; ils ont une influence évidente sur la propagation de la langue chez l’étranger. Le babil d’un François, joint à sa gaîté naturelle, à sa complaisance, rendent sa société singulièrement attrayante, sur-tout aux dames et aux grands. « Les morceaux caquetés, dit Piron, se digèrent plus aisément. » Ainsi combien le François, avec son babil, va-t-il devenir un personnage importaqnt auprès de ce grand, de ce riche, pour aider à sa digestion, pour amuser ses loisirs ? Que ce qu’il dit ne soit pas de bien grande conséquence ; que tout son esprit ne soit qu’une pure compilation de ce qu’il a lu ou retenu de la conversation de gens d’esprit ; que tout ce qu’il sait dire d’honnête et d’obligeant se réduise à de pures formules, dont le nombre doit être intarissable chez une nation qui a fait de si grands progrès dans ce qu’on peut appeler l’esprit de société, c’est assez ; il entretient, il amuse le maître de la maison, et ce qui arrive encore plus souvent, il amuse madame. Montaigne dit quelque part : « Le mal-parler est plus sociable que le non-parler » ; et pourquoi le bien-parler d’un François ne causeroit-il aucun plaisir à une dame russe ou polonoise ? Un savant penseur ne pourra sans doute soutenir long-temps une telle conversation, sur-tout dès qu’il saura, par cœur, le beau parleur ; mais la décision des savans fait encore moins ici que celle des premières classes d’une nation ; et souvent un François, avec son babil, son magasin d’anecdotes et son talent de bien conter, ennuiera moins qu’un Anglois taciturne ou un Allemand. Il n’y a pas jusqu’aux défauts de cette nation qui ne soient favorables à sa langue. Qu’on reproche, en effet, tant qu’on voudra, et non sans raison, à un jeune François, de l’étourderie, de la fatuité, un air avantageux (défauts qui n’ont proprement aucuns mots correspondants dans notre langue), toujours est-il certain qu’on ne trouve nulle part des hommes et des vieillards aussi aimables qu’en France. L’âge fait disparoître ou adoucit les défauts de leur jeunesse (excepté le babil) ; ils en conservent la gaîté, qui descend avec eux dans la tombe ; et on pourroit
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appliquer, dans un bon sens, aux François, ce que Platon fait dire à un prêtre égyptien : Les Grecs ne vieillissent pas. Rousseau se moque de ces François à cheveux blancs, qui affectent encore les manières des jeunes gens. La raison singulière qu’il donne de leur conduite, c’est que, dans la société des femmes, ils aiment mieux être ridicules qu’insupportables. Ce même Rousseau cependant passa le reste de sa vie au milieu de cette nation frivole, dans cette ville de bruit, de fumée et de boue33. Il ressemblait encore en ceci à Caton, qui reprocha à la littérature des Grecs de corrompre les mœurs, et envoya son fils à Athènes. Le résultat de tout ce qui a été avancé jusqu’ici, se présente de lui-même. Dès le commencement de la période de la communication, la langue françoise devoit être déjà répandue d’une manière sensible (48). Lors de la paix de Nimègue, elle devoit être la langue dominante en Europe ; et comme les causes ne cessoient d’agir, que l’esprit de communication se fortifioit toujours de plus en plus ; son empire dut s’étendre toujours davantage, et devenir plus universel. C’est ce que confirme l’histoire de cette langue : elle fut enfin la langue de presque toutes les cours d’Allemagne et du Nord ; celle de la société, parmi la noblesse, dans les grandes villes ; la langue adoptée dans les correspondances entre les nations étrangères, dans les négociations, les manifestes, les traités de paix (49) ; elle paroît même vouloir devenir la langue des savans et des écrivains. En un mot, elle s’est répandue dans tous les états, elle est même descendue jusqu’aux dernières clqasses, où on la parle. J’ai dit peu de chose de la langue allemande et des autres langues ; car il est évident, d’après mes principes, qu’elles ne pouvoient entrer en concurrence avec les autres, ni au commencement, ni au milieu de la période de communication. Je me réserve cependant de parler des langues allemande et angloise, après avoir répondu à la seconde question posée par l’académie.
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Emile, t. III, vers la fin.
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SECONDE QUESTION :
Par où la langue françoise mérite-t-elle, d’être la langue universelle en Europe ? La réponse à cette question découle naturellement de ce qui précède. Ce n’est pas tout ce qui a contribué à répandre la langue françoise, qui fait son mérite, mais bien sa prononciation douce, qui, sans atteindre à cette mollesse de la langue italienne, s’accommode cependant aux organes de toutes les nations ; c’est encore la facilité de l’apprendre, qui a sa source dans la régularité de sa construction ; c’est son caractère de fermeté, que ne possède, dans un degré égal, aucune des langues actuelles de l’Europe ; ce sont enfin les avantages qu’elle a reçus de cette culture d’esprit, de cette urbanité, supérieure chez les François, à celle de tous les Européens qui en font proprement une langue de société. C’est par toutes ces qualités qu’elle mérite, quoique non exempte d’ailleurs d’imperfections, de devenir l’instrument universel de communication entre les nations de l’Europe. C’est une erreur de croire qu’on déterminera le mérite d’une langue, ce mérite qui sert à la propager, d’après un état exact des perfections dont elle est susceptible (50). Les nations s’embarrassent peu si une langue est riche ou non ; elles veulent uniquement qu’elle serve à exprimer tout ce qui sera l’objet de leurs liaisons réciproques. Une excessive richesse ne feroit même que les détourner de son étude. Il y a des langues, en Europe, qui sont plus riches que la langue françoise ; mais il suffit qu’on puisse exprimer dans celle-ci tout ce
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qui est nécessaire à la communication entre des nations civilisées : or cette culture d’esprit distinguée et générale dans la nation françoise, en est le garant ; car presque toutes les idées, tous les sentimens de l’homme social, doivent être développés chez le peuple parvenu au plus haut degré de civilisation : ils sont consacrés dans sa langue par une tournure, par le mot propre. Il est absolument impossible que la langue de ce peuple soit pauvre. Une langue peut être molle, plus harmonieuse, qu’importe ; ce sont moins les étrangers que la nation qui la parle, qui savent attacher un grand prix à cette perfection. Les premiers n’auront jamais une oreille assez fine pour sentir cette harmonie, celle sur-tout qui dépend d’une période bien pleine, bien arrondie. Il leur suffit que la langue qu’ils veulent apprendre ne fatigue point leur organe, par la dureté de sa prononciation. Qu’une langue, enfin, ait quelque chose de plus pittoresque qu’une autre, c’est une qualité qui flatte plus d’un étranger, et l’invite à en lire les chefs-d’œuvres de poésie ; mais le nombre de ceux qui cherchent, dans une langue étrangère, une source de plaisir, est toujours très-inférieur au nombre de ceux qui n’y veulent trouver qu’un instrument de communication. A égalité donc entre les autres avantages de deux langues en concurrence, dont l’une est pittoresque, l’autre plus facilie à apprendre, la seconde aura toujours la préférence de celui qui ne veut pas les apprendre toutes deux. C’est moins d’ailleurs de la disposition d’une langue, que du talent de l’écrivain, que résulte le pittoresque qui règne dans les ouvrages d’esprit. La langue françoise est moins pittoresque de sa nature, que la langue allemande. Racine cependant, Boileau lui-même, que la nature n’avoit pas doué d’une imagination extrêmement féconde, ne surent-ils pas donner un corps à leurs pensées, avec plus d’art que les poëtes allemands, leurs contemporains ? On a peut-être voulu faire une satire, lorsqu’on a dit que nous avions adopté la langue des François, comme leurs modes. Il y a, en cela, quelque chose de vrai et de nullement préjudiciable à la France ; car les mêmes raisons qui ont donné et donnent encore aujourd’hui cours à ces modes, ont, sans contredit, été aussi favorables à la propagation de sa langue. Cette légéreté, cette décence, cette grace qui caractérisent le goût de la nation françoise, se manifestent dans sa manière de s’habiller, comme dans sa littérature (51). Ces qualités
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exercent même un empire un peu plus grand dans les modes ; car les classes qui les reçoivent avec le plus d’empressement, sont principalement flattées de l’air de grandeur et de puissance qu’elles communiquent, et elles s’en laissent d’autant plus aisément séduire, que, plaçant le mérite presque tout entier dans la représentation, elles sont moins capables d’avoir égard aux convenances nationales : or ces classes donnent le ton, et celles qui leur sont inférieures ne croient mieux faire que de les imiter ; ainsi l’empressement que mettent les uns et le autres à accueillir les modes, rend leur influence en quelque sorte plus grande que celle de la littérature d’une nation. Nous avons eu un exemple de cette influence prodigieuse dans la manie qu’on a eue autrefois de porter l’habillement espagnol, et plus récemment, de suivre les modes angloises, qui cemmencèrent par-tout à avoir le dessus. Que les François, au reste, changent continuellement de modes, ce ne sera pas un motif, pour moi, de jeter sur eux du ridicule ; car notre manie d’imiter aveuglément tout ce qui vient d’eux, convenable ou non à nos corps et à nos visages, les entretient dans cette folie, vraiment profitable, d’exercer leurs talens inventifs sur telles frivolités (52). Le vrai mérite des personnes et des choses consiste dans l’usage qu’on peut en faire pour des objets utiles. Qui voudroit donc attribuer au caprice de la mode, cette haute supériorité qu’a obtenue la langue françoise en Europe, et qu’elle y conserve déjà depuis si long-temps ? Qui oseroit soutenir que Frédéric n’en a fait une étude si parfaite, et ne l’a préférée à toutes les autres, que parce qu’elle y est à la mode ? Cependant un mérite ancien peut, avec le temps, être éclipsé par un nouveau. C’est donc ici le lieu de demander : si la langue françoise a encore aujourd’hui celui d’être la langue universelle en Europe ? Cette question est si étroitement liée avec la troisième qui me reste à résoudre, que je veux réunir ici la discussion de l’une et de l’autre.
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TROISIÈME QUESTION : Est-il à présumer que la langue françoise conservera sa prérogative ? Cette question se décompose en celles-ci : Est-il vraisemblable qu’une des nations de l’Europe ait, un jour, une langue plus facile à apprendre, plus perfectionnée que la langue françoise ; que son esprit s’élève à un plus haut degré de culture que celui de la nation françoise ; et qu’elle obtienne une prépondérance remarquable dans le système politique de l’Europe ? Et si l’une de ces raisons, si toutes même se réunissent en faveur de quelque nation, on demande encore : s’il s’établira une communication suffisante entr’elle et les autres peuples, pour mettre tous ces ressorts en jeu ? J’ai déjà fait observer ce qui sera à jamais préjudiciable à la propagation de la langue espagnole. Le principe de la supériorité politique a déjà produit, en sa faveur, son plus grand effet. Si l’Espagne, contre toute probabilité, devoit jouer de nouveau un aussi grand rôle, il lui manqueroit toujours quelque chose du côté de la communication avec les autres nations de l’Europe, sans quoi il est difficle qu’une langue acquière une certaine étendue ; elle trouvera toujours des obstacles dans sa position géographique et dans le caractère de ses habitans. La langue italienne a déjà fait toute la fortune qu’elle pouvoit faire. Si l’Italie entière passoit sous la domination d’un seul (révolution à laquelle il n’y a aucune apparence), elle ne formeroit jamais, comparativement, avec la France, qu’un royaume d’une médiocre étendue. La douceur cependant de la langue italienne, la belle littérautre de la nation qui la parle, sa musique, en feront une
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langue qui sera, long-temps encore, répandue dans toute l’Europe, et qui y plaira universellement. Il nous reste encore deux langues à considérer, les langues angloise et allemande. Elles méritent, l’une et l’autre, que nous nous y arrêtions un peu. Parmi les langues européennes, la langue angloise est une des plus faciles. Aucune forme particulière ne distingue les genres de ses substantifs, et, conséquemment aussi, de ses adjectifs et de ses articles ; avantage inexprimable pour ceux qui veulent l’apprendre. Elle n’a, comme la langue françoise, aucuns cas (excepté le génitif). Le pluriel de ses noms ne se forme que d’une seule manière. Il est plus facile de conjuguer ses verbes que ceux de la langue françoise. Sa construction, en prose au moins, et chez les écrivains modernes, est presque aussi régulière que celle de la langue françoise. Sa prononciation, il est vrai, a ses difficultés ; mais celle de la langue françoise a aussi les siennes : enfin elle s’est perfectionnée entièrement, au commencement du siècle présent. La culture d’esprit du peuple anglois a pareillement été portée à un très-haut degré dans le cours même de cette période. La nation rivale de ce peuple pouvoit en recevoir des leçons dans les sciences philosophiques et physiques, et dans la haute géométrie. Il a su donner à sa belle littérature, qui, depuis long-temps déjà, occupoit un rang très-honorable (53), toute la perfection dont elle étoit susceptible. Sa prospérité l’a mis en état de donner un degré surprenant de raffinement aux objets de luxe, et son commerce embrasse le monde entier. Ajoutons que l’Etat anglois s’est acquis aussi dans le même temps une très-grande puissance, et par son excellente constitution, et par cette énergie qui caractérise l’esprit anglois. Cette puissance, après avoir toujours crû depuis le règne d’Elisabeth, et plus encore depuis celui de Guillaume III, jeta toute l’Europe dans l’étonnement pendant la guerre terminée par la paix de 1763. Voilà des données suffisantes pour prononcer d’avance sur la propagation de la langue angloise. Mais nos principes trouvent aussi leur confirmation dans l’histoire. On parla cette langue à Paris, à Vienne, à Berlin, à Hambourg, à Rotterdam, &c. ; et la littérature angloise devint, presque par-tout, un objet de lecture. Il est aisé pourtant, non-seulement de voir pourquoi cette langue n’a pu,
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jusqu’ici, être aussi répandue que la langue françoise, mais encore pourquoi elle ne le sera jamais autant. Remarquons premièrement, que le françois dut avoir la vogue en Angleterre, parmi les classes supérieures, depuis Guillaume le Conquérant, et depuis même qu’Edouard III en proscrivit l’usage (54). En second lieu, il est d’autant plus difficile à une langue d’avoir cours dans des pays étrangers, qu’elle y doit entrer en lice avec d’autres langues qui y sont déjà dominantes. Les progrès de la langue furent retardés, dans le cours de cette période, par les obstacles, sinon insurmontables, au moins très-grands, qu’elle rencontra dans la langue françoise et, après elle, dans la langue italienne, langues les plus répandues de toutes, où elle dut alors, comme autrefois la langue françoise qui trouva aussi sur son passage deux langues trèsrépandues, elle dut se montrer d’abord sur la scène avec des avantages supérieurs. Elle est de sa nature, il est vrai, très-facile ; elle avoit acquis au commencement de ce siècle un degré éminent de perfection : mais peut-elle faire valoir en sa faveur ce caractère ferme que prenoit la langue françoise, et qu’elle a soutenu jusqu’à ce jour ? Je crains bien que sur ce point elle ne suive de très-loin cette dernière. Celle-ci au moins a sur l’autre l’avantage de la consistance dans ce qui regarde le matériel d’une langue ; parce que les écrivains anglois se sont réservé sur ce point la plus grande liberté. Tant mieux, diront-quelques-uns, pour la langue et la littérature angloises. La première en sera plus riche, plus énergique ; la seconde y gagnera plus de variété, plus d’originalité. — Cela peut être : mais c’est un caractère de fermeté dans la langue, qu’exigent absolument des nations étrangères pour en faire un instrument de communication. Cette dernière au moins aura la préférence sur celle qui sera sujette au changement, et subordonnée aux caprices de chaque écrivain. La culture des sciences chez la nation angloise s’est élevée à une hauteur prodigieuse depuis le commencement du siècle présent ; mais sa belle littérature peut-elle se faire honneur d’un aussi grand nombre de productions excellentes, que la littérature des François ? compteelle autant de chefs-d’œuvres d’éloquence, autant de bonnes pièces de théâtre, soit tragiques, soit comiques, et sur-tout (ce qu’on ne doit pas omettre ici) cette multitude de petits ouvrages destinés à l’amusement ? Qu’on dise toujours : Shakespeare et Milton l’emportent sur
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tous les François : je puis l’accorder ; car j’ai déjà fait voir que ce n’est pas le génie qui décide de l’universalité d’une langue, mais bien ce goût ordinaire et qui plaît universellement. Nul doute que le désir de connoître les excellentes productions des Anglois, n’ait engagé certaines classes à étudier leur langue : mais beaucoup n’ont cherché qu’à se mettre en état de lire ces productions. De plus, les Anglois sont-ils aussi avancés que les François dans la culture de l’esprit de société ? forment-ils, sous tous les points, une nation aussi polie que les derniers ? et leur climat, la nature de leur gouvernement leur permettront-ils jamais de prendre cette nuance de politesse si favorable à la production d’une langue ? — L’humeur originale d’un Anglois fournit matière à un excellent caractère de roman. Un lord peut, à la faveur de ses guinées, trouver dans un sot un admirateur de son orgueil ; cet orgueil peut même obtenir l’estime d’un sage, si la générosité l’anoblit : mais cette gaîté sociable d’un François bien élevé, le rendra toujours l’homme le plus aimable de la société. Les richesses et la puissance de l’Angleterre ont incontestablement beaucoup contribué à répandre sa langue. Cette admiration universelle qui remplit toute l’Europe à la vue des conquêtes et des triomphes de cette nation véritablement grande, pendant la guerre de sept ans, s’est visiblement étendue jusqu’à sa littérature et à sa langue. Le goût anglois régnoit presque seul, en Allemagne, parmi les écrivains, et la France paroissoit vouloir devenir angloise. Cette anglomanie est connue. — Une espèce de relâchement cependant devoit nécessairement succéder à cette grande tension des forces britanniques ; et l’issue malheureuse de la dernière guerre, en coupant à ce torrent débordé un des canaux qui l’alimentoient, l’a contraint à rentrer d’un côté dans son lit. La Grande-Bretagne aura toujours, il est vrai, une puissance considérable en Europe ; mais la jalousie des autres puissances maritimes ne lui permettra plus de jouer, dorénavant, un aussi grand rôle (55). Resserrée dans son île, sa position géographique met des bornes à sa population, et elle sera toujours inférieure à celle de la France : elle ne pourra donc jamais toucher en autant de points qu’elle aux autres nations. Son commerce très-étendu lui ouvre, il est vrai, des canaux de communication avec beaucoup de nations ; mais ces canaux n’aboutiissent guère qu’aux côtes et à quelques places de commerce. La
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nation angloise ne pénètre pas dans le cœur des pays, comme la nation françoise. On voit rarement un Anglois, errant dans l’Europe, chercher sa fortune hors de sa patrie. C’est ici que ces deux peuples contrastent sensiblement. Le François ne voit rien, chez l’étranger, à comparer à son roi et à sa patrie : il n’en reste cependant pas moins au service du prince étranger, et meurt souvent loin du foyer paternel. L’Anglois qui voyage, n’élève ni son roi ni sa patrie ; le premier est même fréquemment l’objet de ses sarcasmes : il retourne malgré cela dans son île ; et son roi (qu’on n’en doute pas) est toujours, selon lui, le plus grand monarque de l’Europe, parce qu’il est à la tête de la nation britannique34. C’est donc dans la position géographique de la Grande-Bretagne, et dans le caractère de la nation, qu’il faut rechercher les causes qui empêcheront la langue angloise de se répandre plus qu’elle ne l’est, et d’être étudiée, non-seulement afin de la pouvoir lire, mais encore de pouvoir la parler : et la langue françoise, n’eût-elle sur elle d’autre avantage que d’être la langue d’un peuple que son caractère rend plus communicatif, la langue d’un pays plus favorable à la communication, elle obtiendroit toujours, par cette raison, un empire plus étendu en Europe. Or ces causes sont invariables : car l’Anglois, par la position de son île et son caractère, qui porte en quelque sorte l’empreinte du climat, sera toujours le toto divisus orbe Britannus. — Ceci ne doit au reste s’entendre que de l’Europe ; car la langue angloise peut, en suivant le rapport des accroissemens de la population de l’Amérique septentrionale, y acquérir un empire prodigieux. L’Allemagne est un grand empire bien peuplé. Deux princes, parmi le plus grand nombre de ceux qui règnent tiennent, par leur puissance, le premier rang. Sa position facilite sa communication avec la plupart des pays de l’Europe, et ses habitans y sont portés par la nature même de leur caractère. C’est encore un avantage pour sa langue, d’être celle de la plus grande partie de la Suisse, d’une partie de la Lorraine, de l’Alsace et de beaucoup d’autres pays, et d’être la 34
L’auteur, étant en Suisse, avant que la guerre d’Amérique n’éclatât, se souvient d’avoir vu un Anglois qui s’exprimoit ainsi sur son roi: « Le pauvre garçon sera chassé, s’il ne change pas de conduite. » Un autre Anglois, à qui le roi de Naples fit signifier de ne pas se tenir sur le théâtre, pendant la représentation de la pièce, répondit : « Je ne reçois d’ordre que de mon roi. »
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source d’où, comme autant de dialectes, sortent les langues hollandoise, flamande, danoise et suédoise. La culture des Allemands dans les sciences, leur avoit déjà, vers la fin du siècle précédent, assigné une place très-distinguée dans la réputation des lettres. Il est inutile de citer ici ces grands noms, l’honneur éternel de notre patrie : toute l’Europe les connoît. Cependant, ce n’est que depuis 1740 jusqu’en 1760, que sa belle littérature a commencé à fleurir. Sa langue parvint, dans la partie méridionale de la Haute-Saxe, à un degré de perfection très-élevé ; cette langue ainsi polie, servit en grande partie de règle, au moins dans les écrits, à toutes les autres provinces de l’Allemagne. C’est un objet plein de délices pour un Allemand, ce doit en être un étonnement pour un étranger, de voir le génie allemand nonseulement sans motifs d’émulation, mais encore embarrassé dans toutes sortes de liens, arrêté par des obstacles innombrables qui eussent dû lui ravir le courage, franchir enfin, dans un espace aussi court, ses barrières, et s’élancer à pas de géant dans la carrière. Je ne crois pas trop dire, en avançant que la Messiade de Klopstock35; que les odes d’Uta et de Ramler ; que nos chansons guerrières (dans lesquelles, pour me servir de l’expression de Ramler, notre langue retentit, comme la trompette de Calliope) ; que les idylles de Gessner, le Musarion de Wieland, le Nathan de Lessing, et quelques autres productions allemandes, surpassent tout ce que les nations actuelles, dont l’esprit est le plus cultivé, ont donné dans ces différens genres. Outre ces chefs-d’œuvres, nous avons encore un nombre considérable de bonnes poésies qui nous donnent sujet de rivaliser avec toute nation civilisée. Les Allemands ont aussi, dans d’autres branches de la littérature, donné des preuves d’un génie supérieur. Nous avons des chefsd’œuvres d’éloquence, qui, sans être dans le goût ni de Bossuet, ni de Massillon (car l’allemand a son caractère, et doit en avoir un qui lui soit propre), peuvent néanmoins être mis à côté des meilleurs morceaux en ce genre, qui flattent l’orgueil des étrangers. Le théâtre allemand a déjà beaucoup fourni, et fournira encore davantage, à 35
Si le nombre de ses admirateurs est moins grand et celui de ses lecteurs plus petit encore, il faut en chercher la cause dans ce ton original qu’on ne rencontre que dans ses œuvres.
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mesure que l’esprit de société unira plus étroitement tous les états. Dans l’histoire, les Allemands sont cunnus depuis long-temps par leur fidélité et leur exactitude ; ils commencent même à présent à écrire aussi avec goût ; et au talent qu’ont les François de répandre l’agrément sur tous les sujets, ils allieront, s’il est possible, le mérite de la fidélité, sans vouloir faire pourtant de ce mérite, peu senti par un esprit frivole, un objet d’échange contre l’art de leurs voisins. Toutes les nations ne sauroient leur disputer le premier rang dans la philosophie spéculative ; et Leibnitz, quelque difficile qu’il soit à des esprits matériels de saisir ses hautes idées, est incontestablement le philosophe qui a porté dans le monde intellectuel, et, si j’ose le dire, dans l’entendement de Dieu lui-même, les regards les plus perçans36. On a même montré du goût dans cette partie. Les Anglois nous sont inférieurs dans l’art de développer les motifs qui servent de base aux sciences et aux beaux-arts ; et la philosophie des Allemands est la seule qui ait pu remonter à cette source d’où jaillit, pour ainsi dire, tout ce qui est beau dans le ciel et sur la terre. Une autre nation peut difficilement produire des écrivains semblables à ceux qui ont écrit chez nous l’histoire de la philosophie. La science de la religion paroît être proprement le champ où doit s’exercer l’esprit de l’Allemand. L’Allemagne a déjà infiniment contribué à éclairer l’esprit humain sur cette matière, et ce qu’elle a commencé, elle le poursuit sans relâche. Oh ! comme ici le génie allemand me paroît grand, et digne de mes hommages ! Le François, abusant de sa légéreté et de son esprit superficiel, a lancé les traits du ridicule contre la religion ; l’Anglois, dans ses raisonnemens, lui a porté des coups plus hardis qu’assurés ; l’Allemand, seul, s’est arrêté sur un objet aussi important, pour y porter l’œil de la critique ; il a déraciné, avec courage, d’anciens préjugés toujours dangereux : mais après avoir tracé la ligne qui sépare la lumière des ténèbres, plein de circonspection, il ne l’a pas dépassée ; ne perdant jamais de vue que 36
[Personne n’admire plus que moi le génie vaste de Leibnitz. « Cette pénétration rapide, et cette pointe d’esprit qui saisit dans une matière les questions les plus subtiles et les plus piquantes. » (Bossuet, Traité du Calcule Différentiel, et du Calcul Intégral, Disc. Prélim. Paris, an vi). On ne sauroit pourtant disconvenir que plusieurs des conceptions philosophiques de ce grand homme, ne soutiennent pas un examen très-sévère ; elles ont même été combattues long-temps avant que le philosophe de Koenigsberg ne publiât sa Critique de la Raison. Note du Traducteur.]
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dans les desseins de la Providence, la religion avoit été donnée à l’homme pour son bonheur. C’est avec un respect mêlé d’enthousiasme, que je pense à ces hommes qui osent tenir ce flambeau devant l’Europe prête à sacrifier sa religion à de purs sophismes et à de misérables plaisanteries ! La souplesse avec laquelle le génie allemand peut prendre toutes les formes, paroît avoir été infiniment favorable à la propagation de notre langue. Ce que Wieland (ce poëte extraordinaire, dont l’originalité paroît consister en cela précisément qu’il sait tout imiter parfaitement, et s’approprier les trésors des autres nations) ; ce que Wieland, dis-je, a exécuté de la manière la plus frappante, d’autres l’ont fait, quoique d’une manière moins remarquable. Klopstock, que nous regardons comme un poëte original, Klopstock même a réuni, dans ses œuvres, la manière d’Homère, de Virgile et de Milton. En mettant à profit, en imitant heureusement ce que nous trouvions de bon chez les nations étrangères, nous avons su le transplanter dans notre littérature. Cela vient, en partie, de ce que (comme le Roi s’exprime quelque part) nous sommes venus les derniers, et peut-être encore plus de ce que nous sommes le peuple chez qui le désir d’apprendre est le plus grand. De-là résulte, dans le fait, un avantage particulier pour notre littérature : et par notre adresse à bien mettre à profit cet avantage et nos dispositions, il semble que cette même littérature pourroit devenir, avec le temps, le point central de celle de toute l’Europe ; et chaque nation pourroit, en quelque sorte, retrouver, dans le goût allemand, celui de toutes les autres. Quoique notre littérature gémisse sous le faix d’une multitude d’écrits périodiques, c’est pourtant un véritable avantage pour elle, que chaque partie importante des sciences ait son journal particulier, où l’on rend un compte plus ou moins détaillé de tous les nouveaux livres qui sont de son ressort. La Bibliothèque Germanique universelle, quoiqu’elle n’emploie pas toujours la balance d’or pour apprécier le mérite des écrivains, n’en est pas moins un ouvrage unique en son genre ; il a infiniment contribué à former et à éclairer la nation. Enfin, le destin de l’Allemagne est, selon toute vraisemblance, de réunir tôt ou tard, ses forces éparses, pour ne former que duex ou trois Etats. C’est alors que le principe de la supériorité et de la grandeur politique pourroit agir puissamment pour répandre sa langue. Et si, en
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admettant l’hypothèse en son entier, le commerce de l’Allemagne, sa prospérité, la culture de son esprit, suivent, comme il est arrivé à la France, toujours d’un pas égal, les accroissemens de sa puissance, la langue allemande qui compte, dès-à-présent, dans le Nord, tant de peuples qui la parlent, pourroit bien détrôner un jour en Europe la langue françoise, après lui avoir disputé quelque temps son universalité. Réunissons présentement tous ses avantages ; n’oublions pas, dans le calcul, les prérogatives que peuvent encore acquérir notre nation, notre littérature et notre nation, notre littérature et notre langue ; et voyons si cette dernière peut se promettere d’être jamais aussi répandue que la langue françoise. J’en doute très-fort. Sans parler ici des difficultés de sa prononciation, qui lui ferment l’entrée des pays méridionaux de l’Europe, sa nature la rend une langue très-difficile. Le fondement de ceci est premièrement dans son originalité. Qui a une fois étudié le latin, ou une des trois langues européennes dont il est la souche commune, connoît déjà un nombre considérable de mots des autres langues ; car, quoique ces mots y aient des terminaisons un peu différentes, leur racine cependant étant la même, cette ressemblance ne soulage pas peu la mémoire de celui sur-tout qui ne veut point parler, mais uniquement entendre la langue. Cet avantage, que la richesse de notre langue rendroit très-précieux aux étrangers, est précisément celui qu’ils ont à désirer, presque tout entier, s’ils entreprennent de l’apprendre. Une autre difficulté est dans notre construction, qui s’éloigne, en partie, de l’ordre naturel, tel que nous l’avons établi plus haut, ou qui a besoin d’être fixée par beaucoup de règles, et de règles difficiles à retenir. Le verbe sert à déterminer plusieurs autres parties du discours, et il est très-souvent rejeté à la fin de la phrase et de la période ; il est séparé de son nominatif par l’objet, l’adverbe et d’autres mots encore. On rencontre souvent deux, et jusqu’à trois phrases accessoires, entremêlées dans le corps de la phrase principale ; et il n’est pas rare de voir une période terminée par deux et même trois verbes de suite, et chacun d’eux appartient à une proposition particulière ; inconvénient qui donne lieu à un arrangement de périodes, très fatigant à suivre, s’il est l’ouvrage d’un écrivain maladroit.
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Nos verbes auxiliaires causent de nouvelles difficultés. Une période commence avec un est, un devient, un a ; et le supin, où l’infinitif en est éloigné de six, de huit lignes, par des phrases intercalées. Les préposition et les adverbes (et ils sont en très-grand nombre) qui servent à composer certains verbes, sont très-souvent séparés du mot radical, ou renvoyés loin de ce mot. On croit avoir saisi le sens de la période, et un zu, un vor, un nach, mis à la fin, demandent un sens tout opposé. C’est la même chose avec l’adverbe de négation, souvent rejeté trop loin du verbe, auprès duquel il devroit être placé. Le substantif est fréquemment précédé par nos participes, en qualité d’adjectifs ; mais ces participes le sont souvent, à leur tour, par une multitude d’autres mots, parce qu’ils ne se dépouillent pas absolument de la nature du verbe : il n’est même pas rare de trouver entre le crément que reçoit ce participe et le substantif, des phrases entières, qui ne servent qu’à rendre la période beaucoup plus entortillée et plus fatigante. Notre construction éprouve un changement, selon que la phrase commence avec telle ou telle particule37. Nos grammairiens ont, il est vrai, découvert les règles de cette construction ; mais c’est de leur multitude précisément, que résulte l’irrégularité de notre langue. La construction françoise est, dans tous les cas, très-uniforme. Si elle s’éloigne quelquefois de l’ordre accoutumé, dans ce qui regarde, par exemple, la place assignée aux pronoms, cette petite anomalie devient au moins elle-même une règle constante. Notre langue est réellement, en cela, plus difficile que les langues grecque et latine. Le Romain, dans l’arrangement des mots, n’étoit presque gêné par aucune règle. L’essentiel étoit d’être entendu ; il ne consultoit que son oreille, son imagination, le sentiment qui l’affectoit. N’avoit-il ni oreille, ni tact ? Il jetoit les mots comme ils lui venoient à la bouche ou sous la plume ; et il ne commettoit d’ailleurs aucune faute considérable contre la langue (56). L’étranger, au contraire, à qui le
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Tantôt nous devons dire : Ich las den Virgil ; tantôt : Ich den Virgil las ; tantôt : Den Virgil las Ich : et, en cela, nous n’avons aucun choix ; quoiqu’on nous entende aussi bien, soit que nous disons : Ich den Homer dem Virgil nicht vorziehe ; ou : Dem Virgil ich nicht vorziehe den Homer.
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mécanisme de notre langue n’est pas bien familier, court toujours le risque de faire une construction absurde. Les transpositions hardies qu’on rencontre dans nos poëtes, bien qu’elles soient pour nous une source de beautés poétiques, ne font qu’accroître les difficultés que notre langue offre à l’étranger qui désireroit connoître notre belle littérature. Klopstock sépare38 l’adjectif du substantif, par une phrase entière : il l’y réunit ensuite très-heureusement par deux autres adjectifs qui suivent. Au reste, ce poëte a hasardé les constructions les plus singulières et les plus forcées ; et ses poëmes, indépendamment déjà obsscurs, n’en deviennent certainement pas plus intelligibles. Il a eu, en cela, comme en d’autres choses, et jusque dans la prose, une multitude de maladroits imitateurs. Cette liberté des inversions fait, de jour en jour, des progrès ; et on verra peut-être nos beaux esprits, pour donner un nouvel essor à la langue, contourner notre construction allemande comme le maître de langue du Bourgeois gentilhommee, à l’endroit : « Belle marquise, vos beux yeux, etc. » ; ou couper même les mots par la moitié, comme Ennius, qui a dit : Saxo cerecomminuit-brum. On doit, en effet, attendre toutes sortes d’absurdités dans la langue, de cette manie actuelle d’innover, qui règne en Allemagne39. Nos déclinaisons présentent aussi une difficulté inconnue dans les langues italienne, françoise, espagnole et angloise. Nos plus célèbres grammairiens n’ont pu s’accorder sur leur nombre ; qu’on juge par-là de leur irrégularité. Cette difficulté croît si nous avons à décliner l’adjectif avec son substantif, et même avec l’article défini ou indéfini, souvent aussi sans article. Notre langue est, sur ce point, plus difficile que la langue latine, et même que la langue grecque ; car celle-ci n’a qu’un article ; et ses adjectifs, s’ils sont joints au substantif, n’y ont qu’une terminaison ; on peut mettre à côté de lui
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Unterm Getoese gespaltener (sie hatte der donnor gespalten !)Dumpfer entheilighter harfen… 39
Un poëte moderne a déjà dit: « Der Schoepfer habe ihn und sein Moedchen im edenischen Myrten gedicht ein zur Liebe geweyht. » De cette séparation à la Tmésis d’Ennius, il n’y a qu’un pas.
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l’article, ou l’omettre à volonté40. Ce sont de petites choses, si l’on veut ; mais l’étude en est aussi nécessaire que celle des règles les plus importantes ; et il en coûte du temps et de la peine, si ces règles sont en grand nombre. J’ai connu des étrangers que nos déclinaisons seules ont détourné du dessein d’apprendre notre langue. Au reste, elles annoncent cet esprit de discernement des Allemands ; elles eussent suffi pour pouvoir prophétiser à notre nation les Wolf, les Baumgarten, les Bilfinger. Ajoutons l’incertitude inhérente à notre langue, qui, nonobstant sa grande culture, ne sera probablement pas de long-temps encore fixée ; car c’est une suite de la constitution politique de l’Allemagne. Nous n’avons pu même, jusqu’ici, parvenir à déterminer, d’une manière invariable, notre orthographe : un étranger, qui veut lire nos livres allemands, rebuté déjà par la seule inspection des caractères typographiques, doit auparavant se rendre familiers les différens sentimens sur la véritable orthographe allemande, afin de pouvoir reconnoître le même mot sous une autre forme. Comment donc pouvoir espérer que beaucoup d’étrangers, pour apprendre notre langue, consentent à se traîner sur des objets aussi vétilleux, et d’une discussion aussi fatigante (57). Notre goût actuel n’est pas fixé, et l’ouvrage le plus absurde, le plus extraordinaire, ne doit pas désespérer d’être loué dans quelqu’un de nos mille et un journaux. Ce qui est bon, commence à être sifflé, comme une pièce médiocre ; et il est douteux que Wieland eût reçu de sa nation le tribut d’admiration qui lui est dû, en sa qualité de poëte, s’il eût débuté par son Oberon, et s’il ne se fût avancé sur la scène, couronné de lauriers cueillis depuis long-temps. Ce penchant pour ce qui est extraordinaire ; cette manie de vouloir paroître original (qui peut-être, à la fin, a sa cause dans la faute commune de vouloir passer pour ce qu’on n’est pas) ; cette manie, dis-je, a entièrement infecté notre belle littérature. On ne cherche plus à plaire ; on veut surprendre, étonner ; on se donne les mouvemens les plus violens ; ce ne sont que convulsions ; et qu’enfante-t-on ? … Un monstre (58). J’avoue volontiers qu’en se mettant ainsi à la torture pour dire quelque chose de neuf, d’inoui, on peut voir, çà et là, éclore quelque 40
Le grec disoit : αγαθος ανθρωπος, et : ανθρωπος το κακον θηριον, et : κακον θηριον: Mais nous devons nécessairement nous exprimer ainsi : « Der gute Mensch ; ein guter Mensch : Das boese Thier ; ein boeses Thier. »
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chose d’excellent ; mais à quel prix le lecteur ne l’achète-t-il pas ! que de patience ! que de répugnances à vaincre ! Henri IV disoit des astrologues : « Ils mentiront tant, qu’à la fin ils diront la vérité. » On pourroit dire aussi de quelques-uns de nos écrivains : « Ils avanceront tant d’extravagances, qu’ils produiront enfin quelque chose de vraiment sublime » (59). Tel paroît être le sort inévitable de la littérature chez toutes les nations ; à peine est-elle parvenue au plus haut point de sa gloire, qu’elle commence à déchoir, au moins pendant quelque temps ; et cette corruption du bon goût trouve le plus souvent sa cause dans une de ces qualités distinctives du génie national, poussée à l’excès. Une certaine grandeur fait le fond du caractère de l’Espagnol ; son génie a quelque chose d’élevé ; et la corruption du goût se déclare chez lui par des métaphores gigantesques, par des hyperboles outrées, des mots bruyans, des expressions pompeuses, un style boursoufflé et vide d’idées. L’Italien, mou et musicien, retombe toujours dans des concetti ; c’est éternellement le doucereux de Pétrarque ; des mots éclatans, et aucunes pensées. La nature donna aux François le don de plaire par quelque chose de léger, d’enjoué ; et ce goût dégénère, chez lui, en une coquetterie d’esprit. L’Allemand est proprement un penseur : il a dans le caractère, ce que les Grecs nomment ορµη. Delà, cette manière d’écrire serrée et forte qui nous distingue si avantageusement de nos voisins : de-là ces caractères mâles, d’Hercule, si saillans dans quelques-uns de nos romans et de nos ouvrages dramatiques ; mais de-là aussi, aujourd’hui que le goût s’altère, cette affectation de paroître fort et énergique, ces pensées énigmatiques et contournées (60), cette disposition des idées recherchées, leur construction louche, enfin ce mélange de métaphysique et d’enflure orientale ! — Qui veut être par-tout énergique, devient froid et ridicule. Cicéron (encore à citer comme le modèle de l’éloquence romaine, quoiqu’on l’accusât, de son temps, de manquer de vigueur et de nerf), Cicéron dit très-bien : « Is est eloquens, qui et humilia subtiliter, et magna graviter, et mediocria temperate potest dicere. » Voltaire possédoit, dans un souverain degré, ces talens divers qui décèlent, à mes yeux, le grand écrivain ; c’est ce qui faisoit dire à d’Alembert, qu’il n’étoit jamais ni au-dessus, ni au-dessous de son sujet. Peu de nos écrivains d’aujourd’hui, au contraire, savent prendre le ton convenable à la chose : traitent-ils les sujets les plus ordinaires et les moins élevés, c’est souvent avec une emphase
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ridicule ; et dans ceux qui sont graves et nobles, ils emploient fréquemment le langage bas de la populace ; et ils appellent cela fantaisie. Ces défauts de notre littérature, et d’autres encore, ne peuvent qu’être nuisibles à notre langue, en nous décréditant auprès des étrangers, et leur laissant à penser que le bon goût doit encore être rare parmi nous. Cependant, avouons-le, si les étrangers ne peuvent apprécier tout le mérite de quelques-unes de nos productions littéraires, il faut l’attribuer aux perfections mêmes de ces sortes de productions. Un ouvrage peut aisément paroître intelligible à des lecteurs ordinaires, qui d’ailleurs ne manquent pas de goût, et la lecture leur en être au moins fatigante : la raison en est quelquefois dans l’art et la recherche qui y règnent ; ou bien il faut l’attribuer à quelque chose de singulièrement délicat dans la manière de sentir de l’auteur, qui n’appartient qu’à un petit nombre de personnes. Souvent aussi cette obscurité a sa cause, ou dans une circonstance locale ignorée du lecteur, ou dans la forme particulière que le génie imprime à la langue au moment de l’inspiratiuon. Quelques-uns de nos poëtes demandent à être étudiés ; et combien peu de personnes peuvent, ou veulent y consacrer leurs loisirs ! Quelques œuvres de Ramler sont de ce genre ; un de leurs mérites consiste dans une versification excellente, mais nullement faite pour des oreilles qui ne sont pas allemandes ; et dans des allusions à la mythologie, fines et ingénieuses : il en est de même de quelques odes de Klopstock, et de quelques endroits de sa Messiade, il faut, pour les goûter, avoir une âme, comme celle de Klopstock (il n’est pas question ici des Odes énigmatiques, car l’algèbre n’est pas l’art de la poésie). On reconnoît dans Wieland lui-même, le léger, l’élégant Wieland, qui présente à son lecteur une coupe remplie d’un nectar si doux, on reconnoît dans Wieland, le savant Allemand : pour juger de toute l’étendue de son mérite, on doit à un goût pur, joindre une grande érudition. Je ne connois, chez les François, aucun chefd’œuvre d’éloquence comparable à l’éloge du roi, par Engel41. Mais
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Ce que l’auteur avance ici de cet éloge de Frédéric II, j’ai entendu un François, homme de lettres, le répéter des Oraisons funèbres de Bossuet, et notamment de celle du grand Condé. Ainsi chacun se préfère à son voisin.
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pour le comprendre parfaitement, et en sentir toutes les beautés, il faut être initié aux plus secrets mystères de la langue, et être familier avec la philosophie allemande. Qu’il faut avoir une notion bien exacte de la vraie grandeur, dans celui qui gouverne, pour prononcer que l’auteur a loué son héros de la manière la plus digne ! Cette excellente production n’a pourtant pas excité, en Allemagne, l’admiration qu’elle méritoit ; sans doute, parce que très-peu d’hommes sont en état de juger et de sentir ce qu’il y a de vraiment grand dans le roi qui en est l’objet. Comment donc pouvoir espérer que des étrangers apprendront à estimer ces productions, si elles renferment des trésors cachés, même pour un grand nombre de ceux qui composent, parmi nous, les classes les plus éclairées ? Il suit naturellement de tout ceci, que notre langue, malgré sa richesse et son énergie, malgré les chefs-d’œuvres de notre littérature, malgré cette culture d’esprit, cette grandeur à laquelle notre nation a l’espoir fondé de parvenir encore, ne sera cependant jamais que très difficilement la lange dominante en Europe. Elle se répandra certainement encore, à l’aide des causes que nous avons déjà développées qui ont déjà contribué en partie, à sa propagation. Dans le Nord, elle sera la langue du grand nombre ; plus d’un Anglois l’appendra ; elle trouvera dans le Sud, çà et là, un savant, un auteur qui l’étudiera, autant que le nécissite le but qu’il se propose, de pouvoir lire un livre allemand : mais elle ne peut être, et ne deviendra jamais l’instrument universel de communication entre les Européens.
« Whaté er the Passion, Knowledge, fame or pelf, Not one wil Change his Neighbor with himself. » (Essay on Man. Ep. II.) Ce que cette réflexion de Pope a de vrai de particulier à particulier, ne l’est moins de nation à nation. Les Anglois, par exemple, se regardent comme le premier peuple de l’univers ; un Allemand dit, (en traduisant mot à mot) : « que sa pauvre patrie porte le meilleur peuple de la terre. » (Das arme Vaterland das das beste Volk der Erde troegt. Minerva. July 1801. S. 77) : et nous, nous nous appelons la grande nation . . . . quel est le plus modeste ? Mais qui peut trouver mauvais qu’un peuple conçoive une haute idée de lui-même, lorsque cette idée sur-tout a son utilité ? Elle peut au moins être dans la main de ceux qui le gouvernent un aiguillon puissant pour lui faire faire de grandes actions. [Note du Traducteur. ]
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Disons la même chose des autres langues qui sont en concurrence avec la langue françoise ; on désire toujours quelque chose en elles ; il leur manque pareillement quelque qualité nécessaire, pour être un moyen universel de communication. Elles ne peuvent enlever à cette langue le rang qu’elle occupe, que dans le cas suivant : il faudroit ou qu’elle vînt à s’altérer, ou que la culture d’esprit fût négligée dans la nation qui la parle ; ou que cette nation perdît de son influence politique, ou que sous ces trois rapports une nation voisine reçut un accroissement proportionnel. Mais qui voudroit présager quelque chose de semblable, sans se donner l’air de prophète ? Encore une réflexion, et je finis cette Dissertation. Les langues polies se multiplient en Europe, à mesure que l’esprit des nations acquiert plus de culture et de raffinement. Nous avons déjà cinq langues de cette espèce. Les langues suédoise, danoise occupent un rang distingué parmi les premières langues de l’Europe ; il viendra un temps où l’on pourra leur associer aussi la langue esclavone, avec ses idiomes, les langues russe, polonaise et bohémienne ; peut-être encore la langue turque, etc. A proportion que cet esprit des nations est plus cultivé, les moyens de communication parmi elles, et entre elles et nous, se multiplient davantage ; mais si chaque nation doit étudier les langues de tous les peuples, cette étude absorbera tout le cours de notre vie. La multitude des langues vivantes que nous avons à apprendre, commence déjà dès-à-présent, à porter préjudice aux sciences et aux arts. Je dis donc : non-seulement nous ne devons pas être jaloux de l’empire de la langue françoise, mais nous devons réunir nos vœux et nos efforts, pour qu’elle devienne universelle. Les liaisons étendues qui se sont formées de tous côtés, entre les Européens, leur rendent un instrument universel de communication absolument nécessaire. La langue latine est une langue morte, elle ne peut être cet instrument universel. C’est par son mérite que celle des François l’est devenu ; qu’elle conserve donc son universalité. Mais que chaque nation travaille en même temps à perfectionner sa langue naturelle ; qu’elle veille sur sa conservation ; car, avec toute l’estime que j’ai pour la langue françoise, je suis bien éloigné de souhaiter qu’elle occupe, seule, la place de toutes les langues de l’Europe. — De cette manière, la nécessité de communiquer n’imposera pas à chaque nation le besoin d’étudier plus de deux langues, et on n’en apprendra que mieux à les parler et à les écrire. — Mais il n’est
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purement question ici que du besoin ; car on ne peut fixer les bornes aux inclinations et au désir de savoir d’un amateur.
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PREUVES ET ECLAIRCISSEMENS Ament meminisse periti.
(1). Je ne puis m’empêcher d’extraire ici quelques passages de cette lettre : « Nonne oratio ejus (Mæcenatis) æquè soluta est, quàm ipse discinctus ? non tàm insignita, illius verba, quàm cultus, quàm comitatus, quàm domus, quàm uxor? — Videbis eloquentiam ebrii hominis involutam et errantem et licentiœ plenam. — Hæc verba tàm improbè structa, tàm negligenter abjecta, tàm contrà consuetudinem omnium posita, ostendunt mores quoque non minùs novos et pravos et singulares fuisse. — Cùm adsuevit animus fastidire, quæ ex more sunt, et illi pro sordidis solita sunt ; etiam in oratione quod novum est, quærit : et modo antiqua verba atque exoleta revocat et profert ; modò fingit et ignota deflectit ; modò id quod nuper increbuit, pro cultu habetur ; audax translatio ac frequens. — Mirari quidem non debes, corrupta excipi non tantùm à coronâ, sordidiore, sed ab hâc turbâ quoque cultiore ; togis enim inter se isti, non judiciis distant. — Multi ex alieno sœculo petunt verba : duodecim tabulas loquuntur : Gracchus illis et Crassus et Curio nimis culti et recentes sunt ; ad Appium usque et ad Coruncanum redeunt. Quidam contrà, dùm nihil nisi tritum et usitatum volunt, in sordes incidunt. — Hæc vitia unus aliquis inducit, sub quo tunc eloquentia est ; cæteri imitantur, et alter alteri tradunt. — Quæ upud Sallustium rara fuerunt, apud hunc crebra sunt et penè continua ; nec sine causâ, ille enim in hæc incidebat, at hic illa quærebat. — Volunt vel reprehendi, dùm conspici. » (2) Conrad Celtes, écrivain qui vivoit vers la fin du quinzième siècle, dit, dans sa Description de la ville de Nuremberg, en parlant des princes allemands de son temps . : « Qui ut jam in
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multis aliis a priscâ Germanorum virtute desciverunt, ità quoque nedùm à patrum suorum, verùm etiam a patriæ moribus degeneraverunt, linguamque novam vestemque sequuntur. » M. Schmidt, dans son Histoire des Allemands, (l. vii, c. 37,) fait, sur ce passage, la réflexion suivante: « Cette langu e est évidemment le françois ; quant à 1’habillement, on empruntoit aussi celui des autres nations. » Je souhaiterois de connoître les motifs sur lesquels ce savant fonde sa première assertion. (3) [Depuis que l’Académie françoise n’existe plus, nous avons, en cinq à six années, fait une riche conquête de mots nouveaux, qui justifieroit les regrets qu’on pourroit donner à la suppression de ce tribunal littéraire. Plût à Dieu que quelques-unes de ces expressions s’effaçassent à jamais de la mémoire des hommes, à qui elles ne rappellent que des forfaits ! S’il en reste dans notre langue, ce qui est vraisemblable, le plus grand nombre de celles qui sont vraiment nouvelles, n’enrichira pas beaucoup, à mon avis, notre littérature. Personne, je pense, ne répétera après Anacharsis Cloots : « Gallophile , de tout temps , mon cœur est sans fard, et mon âme est sans-culotte. » On peut observer que, depuis cette création, les écrits du jour n’en sont, la plupart, ni meilleurs, ni plus corrects ; nouvelle preuve de ce qu’avance M. Schwab, « que la manie d’innover dans la langue est peut-être une des causes pour lesquelles nous manquons de bons écrivains. » [Ces réflexions servent aussi de confirmation à la note du n°. (33) — Note du Traducteur.] (4) Virgile offre peu de transpositions semblables à celle-ci : « Vina bonus quœ deindè cadis onerárat Acestes. » ( Æneid. l. l, v. 199.) où le deindè est jeté dans une construction dont il ne fait point partie ; et si Horace commence ainsi la quatrième ode du troisième livre: « Descende cœlo et dic age tibia Regina longum Calliope melos. »
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Le.Romain, lui-même, à la première lecture, devoit hésiter sur le sens de ces vers. (5) Denys-d’Halicarnasse, dans son livre de 1a position des mots, semble, au premier coup-d’œil, assurer le contraire. I1 y dit : « Qu’il a d’abord cru que le nom devoit toujours être placé avant le verbe ; le verbe, avant l’adverbe ; le substanif, avant l’adjectif, etc. ; parce que la substance se présente nécessairement à 1’esprit avant 1’accident, et l’action avant les circonstances qui 1’accompagnent : mais que, voyant les orateurs et les poëtes assigner à ces mots, dans leurs écrits, tantôt une place, tantôt une autre, on ne peut, en conséquence, regarder cette règle comme exacte. Or ce passage ne donne-t-il pas lieu de croire que des raisons de psychologie ont pu, seules, faire présumer a u n Grec l’ordre qui règne plus ou moins dans nos langues modernes, est le plus naturel, sur-tout lorsqu’il ne trouve dans sa langue aucun motif de former une telle conjecture. Il n’a eu, dans le fait, d’autre raison, de 1’abandonner, que la persuasion où il étoit qu’un auteur pouvoit adroitement employer un ordre quelconque ; et il a, sans contredit, prouvé par-là que les orateurs et les poëtes doivient plus s’occuper de l’arrangement des mots favorables au pathétique et à l’harmonie, que de leur distribution philosophique. Mais on auroit tort d’en inférer qu’il n’y avoit pas, selon lui, une construction plus conforme à 1’ordre que suivent les pensées de l’ésprit qui réfléchit tranquillement, et que cette construction étant plus convenable à leur développement, ne dût être préférée. (6) Cicéron, après avoir montré, dans son Orator ad M. Brutum, les avantages du nombre oratoire, ajoute, n°. 69 : « Sed magnam exercitationem res flagitat, ne quid corum, qui genus h o c secu ti non t enuerunt simile faciamus ; ne verba trajiciamus apertè, quo meliùs aut cadat, aut volvatur oratio. » Et plus bas: « Ne verbum ità trajiciat, ut id de industriâ factum intelligatur. » D’après Cicéron luimême, il y a donc des transpositions recherchées et point naturelles1. 1
[Le passage suivant, tiré du dialogue de Partitione oratoriâ, ne laisse aucun lieu de douter que Cicéron n’ait reconnu un ordre direct et naturel de mots, par rapport à leur construction : « In conjunctis autem verbis, dit cet auteur, triplex
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J’accorde cependant volontiers qu’un désordre dans la construction n’est bien frappant que lorsqu’il passe certaines bornes ; et qu’il est àpeu-près indifférent que l’adjectif, par exemple, soit avant ou après le substantif, pourvu qu’il n’en soit pas séparé. Nous avons mille cas semblables qui violent évidemment la règle dans les extrêmes, sans qu’on puisse bien précisément décider où se trouve l’infraction. La règle a donc son fondement légitime. (7) Libanius, de suâ fortunâ. Ce sophiste, qui vivoit sous l’empereur Julien, craignoit qu’on n’émît une loi impériale qui abrogeât entièrement 1’usage du grec. Un empereur despote auroit bien pu la porter ; mais un ordre despotique ne suffit pas pour faire pénétrer une langue étrangère dans des provinces entières, où règne une langue clutivée. On a vu, de nos jours, quel mécontentement a excité en Hongrie, l’ordonnance de l’empereur, pour y abolir l’usage du latin, et lui substituer la langue allemande. (8) Plutarque assure, dans ses questions sur Platon, que de son temps (il vivoit sous le règne de Trajan) on parloit latin dans tout l’empire romain. Cela, pris à la lettre, me paroît exagéré. Le grec étoit alors trop familier parmi les Romains, pour qu’il fût nécessaire que beaucoup de Grecs prissent la peine d’étudier la langue latine. Un Grec pouvoit peut-être se trouver dans ce cas, s’il avoit, dans sa province, quelques relations un peu plus étroites avec le gouvernement romain, ou quelques intérêts particuliers à démêler à Rome, comme affaire de commerce, poursuite d’un emploi, etc. encore n’étoit-ce pas même toujours nécessaire : car l’usage du grec avoit pénétré jusque dans les tribunaux ; les interrogatoires des témoins, les sentences des juges pouvoient être rédigés en Grec. Si Claude raya de la liste des juges, et priva du droit de citoyen un des principaux des Grecs, parce qu’il ne savoit point parler latin, c’étoit d’autant plus un pur effet du caprice, dans cet empereur imbécille, qu’il prononçoit lui-même des discours en grec dans le adhiberi potest COMMUTATIO, nec verborum, sed ORDINIS tantummodò ; ut cùm semel DIRECTÈ dictum sit, sicut NATURA ipsa tulerit ; INVERTATUR ORDO, et idem quasi sursùm versus retròque dicatur ; deindè idem INTERCISE atque PERINCISE. Eloquendi autem exercitatio maximè in hoc toto convertendi genere versatur. » (cap. Vij). Note du Traducteur.]
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sénat (où Tibère s’étoit autrefois excusé sur l’emploi d’un mot grec), et qu’il y nommait le latin et le grec : ultrumque nostrum sermonem (Suétone). Si les premiers empereurs de Constantinople adressoient aux gouverneurs et aux exarques de l’empire leurs édits conçus en latin ; si le latin, selon la remarque de S. Chrysostome, (adversùs vitup. vitam monast. I. 111) étoit un moyen de faire fortune à cette cour, cela ne prouve pas encore que le latin fût aussi répandu dans l’empire d’Orient, que le grec. L’usage qu’on en faisoit dans les édits à Constantinople, y étoit venu de Rome ; et les empereurs romains, ne vouloient, en de telles occasions, employer que la langue du peuple qui régnoit. Si le latin avoit été aussi répandu que l’affirment Libanius et Plutarque, les évèques grecs l’eussent certainement entendu : pourquoi cependant fut-on obligé d’interpréter, sur-le-champ, en grec, le discours que Constantin prononça en latin, à l’ouverture du concile de Nicée ? La raison en est, sans doute, parce que peu de Pères grecs entendoient le latin. On fut également obligé, dans d’autres conciles, d’interpréter aux Pères grecs des lettres écrites en latin (Fleury, t. 2, § 328 et 4, l. 23, § 145). Lorsque la dispute sur le nestorianisme éclata, Nestorius écrivit en grec au pape Célestin ; saint Cyrille en fit de même ; mais comme il étoit de son intérêt de se concilier la bienveillance de l’évêque de Rome, il eut la complaisance de joindre à sa lettre une traduction latine, en observant que cette traduction étoit aussi bonne qu’il étoit possible de la faire à Alexandrie. (Mansi. Collect Conc. t. IV, 1018, 1026.) Lorsque Contantin le Grand, dont la langue latine étoit la langue maternelle, se transporta avec toute sa cour, et un très-grand nombre des premières familles d’Italie à Byzance, la nouvelle Rome, sans doute alors le latin commença à y avoir une grande vogue : de-là, dans quelques églises, cette coutume d’y célébrer d’abord en latin le service divin, ensuite en grec. Mais cet usage ne fut pas général, il fut même bientôt aboli de nouveau ; car, sous Constantin Pogonat, lorsqu’on permit au légat du pape de dire la messe en latin, dans l’église de Sainte-Sophie, cela ne lui fut point accordé, en vertu d’une coutume reçue, mais parce qu’on voyoit avec plaisir, en lui, celui qui venoit apporter la paix. (Voyez Casaub. Exercit. in Annal. Bar. p.167, 168). Puisque le latin n’étoit ainsi que la langue du gouvernement, le
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grec pouvoit bien être celle qu’on parloit à la cour, et parmi le peuple. Il est encore certain que l’usage de rédiger les lois et les édits en latin, a cessé sous Justinien2, ou peu de temps après lui, et probablement par le même motif qui le fit abolir en Allemagne, en France et en Angleterre, pour faire place aux langues des pays. (9) Il suffit de faire attention à la formation du pluriel des noms et des conjugaisons, dans les langues dérivées, pour voir clairement qu’elles sont ou modelées sur les terminaisons du latin, ou que ces terminaisons ont donné lieu à l’invention des nouvelles formes de ces langues. On aperçoit visiblement cette dérivation, dans les conjugaisons de la langue espagnole. Si nous ne pouvons au reste déterminer avec précision ce que les langues modernes ont retenu du f o r m e l de la langue latine, c’est que nous n’avons pas une connoissance exacte du patois romain, d’où elles sont sorties : (car ce n’est pas sans doute dans les écrits de Cicéron ou des écrivains polis de Rome, que les Gaulois et les Espagnols ont pris leur latin ; ils l’apprenoient dans la fréquentation des soldats romains, des colons, des commerçans, des ouvriers, des esclaves.) Quoi qu’il en soit, on trouve, dans les auteurs latins, des passages d’où l’on peut conclure que, dans la langue françoise, par exemple, plus d’une chose que nous croyons calquée sur le génie grammatical des langues de Nord, ou n’être en général que le résultat d’une corruption étrangère du latin, pourroit bien tirer son origine de la langue latine elle-même, ou de celle que parloit le peuple romain. Qui croiroit qu’on trouve dans un poëte du troisième siècle, et qui n’étoit certainement pas un mauvais poëte, plus formosus, au lieu de formosior? (Nemesian. ecl. IV.) Il paroît que cette manière de parler, il m’a trompé, a été, sans doute, formée d’après l’allemand : er hat mich betrogen ; et cependant nous lisons dans Salluste: neque ea res me falsum habuit. On dit : je me suis puni moi-même. Cicéron qui s’exprimoit ainsi : punitus es inimicum, auroit pu dire aussi: me ipse punitus sum. En général, je serois porté à dériver des verbes déponens latins, ou moyens (media, nom qui leur conviendroit peutêtre mieux), la formation du prétérit composé, dans les verbes réciproques françois. 2
Laurent Valla doute que cet empereur entendît le latin.
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On dit en françois: elle s’est regardée dans le miroir; les Romains disoient de même: intuita se est in speculo; et ils auroient dit aussi: visa se est in speculo, si le verbe videri eût eu un sens actif. Si les Francs eussent observé les règles grammaticales de leur langue, ils auroient dû dire: elle s’a regardée. Les inductions qu’on pourroit tirer des débris de l’ancien langage romain, en usage parmi le peuple, reviendroient donc à ceci: que les verbes actifs latins étoient employés comme verbes déponens ou moyens, toutes les fois que l’action ne tomboit plus sur un objet, mais sur le sujet même agissant. En de semblables cas, il y a réellement un mélange d’action et passion ; car celui qui se console, agit, en tant qu’il est la cause des changemens qui surviennent dans son âme; il est en même temps passif, parce qu’il éprouve ce changement. Ma conjecture est confirmée par cette multitude de verbes déponens qu’on rencontre dans l’ancienne langue latine. On disoit: censa est, au lieu de censuit; affectatus est, au lieu d’affectavit ; spectatus est, au lieu de spectavit ; communicati sunt, au lieu de communicârunt ; multatus est, au lieu de multavit ; mutatus est au lieu de mutavit. Ces anciennes formes se sont, probablement, conservées dans la langue du peuple ; et puis, il étoit naturel de dire : spectatus est se, multatus est se, etc. ; d’où pouvoit résulter le françois; il s’est regardé, il s’est puni. Les verbes grecs, appelés media, ont beaucoup de conformité avec la langue françoise ; par exemple, εαυτον τιµωροιιµενος. Tandis que les langues italienne et françoise s’accordent parfaitement sur ce point ; il est singulier, sans doute, de voir les langues espagnole et angloise retenir la forme allemande. (10) J’ai dit que les peuples du Nord adoptèrent bientôt la religion et la langue des vaincus ; je dois appuyer cetter assertion d’une petite remarque, parce qu’un de nos plus célèbres écrivains, M. Eberhard, avance, dans sa dissertation sur les signes auxquels on peut reconnoître qu’une nation est éclairée, p. 23, « que les tristes restes d’un peuple autrefois éclairé, paroissent s’être, en effet, confondus avec les hordes sauvages de ses vainqueurs, mais que la différence des langues a empêché ces dernières d’embrasser la religion du premier. » Cela est contraire à l’histoire. M. Eberhard conclut de la différence entre la langue des vainqueurs et celle des vaincus, que les
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premiers ne pouvoient embrasser la religion des seconds ; et voici ma conclusion : Les vainqueurs embrassèrent bientôt la religion des vaincus (c’est un fait) ; donc ils dûrent bientôt avoir une langue commune. Les Goths étoient, en effet, déjà chrétiens (quoique ariens), lorsqu’ils firent une irruption en Italie, et qu’ils y fondèrent le célèbre royaume qui porte leur nom. Beaucoup de Francs embrassèrent, en même temps que Clovis, la religion chrétienne, et la nation ne tarda pas, sans doute, à suivre cet exemple. Cela n’arriva certainement pas sans qu’elle reçût quelques instructions du clergé. Ce fut aussi un prêtre qui en donna à Clovis sur la religion chrétienne, et qui le prépara à recevoir le baptême. Saint Remi et saint Wast se consacrèrent à cette instruction des Francs qui vouloient se faire baptiser. (Fleury, Hist. eccl., t.5, p. 61.) Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ce que cette religion avoit de pur et d’utile ; c’étoit toujours la religion chrétienne de ce temps-là, et pour s’y instruire, il falloit pouvoir s’entendre de part et d’autre. Or il n’y a que deux cas possible : ou ce furent les évêques gallo-romains et les autres ecclésiastiques qui étudièrent la langue franco-allemande, ou ce furent les Francs qui apprirent la langue romaine ; c’est-à-dire, ou la langue latine, telle que les savans la parloient et l’écrivoient alors, ou la romana-rustica qui étoit, dans les Gaules, la langue dominante du peuple. Il est possible qu’au commencement, un ou deux évêques gaulois se soient rendu la langue franco-allemande familière ; ils s’attiroient, par-là, plus de considération de la part des chefs du peuple souverain ; ils pouvoient veiller, avec plus de soin, à leurs intérêts et à ceux de leurs compatriotes. Le second cas néanmoins dut avoir lieu beaucoup plus fréquemment, et nous avons suffisamment de raisons pour l’assurer. Beaucoup d’Allemands entroient au service chez les Romains, et beaucoup sans doute revenoient ensuite dans leur patrie : ainsi la langue romaine dut se répandre, de bonne heure, chez les Allemand. (Zozim, l. 4, c. 31.) Arminius parloit latin, (Tac. Annal. II, c.10.) et il y avoit, dans son armée, des soldats qui savoient cette langue. (Ibid.c 13, § 3.) Le célèbre Maroboduus, pendant son long séjour à Rome, avoit si bien appris le latin, qu’il étoit en état d’écrire des lettres dans cette langue. Plusieurs chefs allemands s’y sont formés, sans doute de
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la même manière ; peut-être avoient-ils même emmené avec eux des savans de Rome. Les guerres des Romains avec les nations germaniques, doivent avoir contribué à la propagation de leur langue, en Allemagne, même avant que ces nations n’eussent envahi leurs provinces. Lorsque nous voyons que les écrivains latins font mention d’une multitude d’Allemands revêtus, à Rome, des emplois les plus importans, soit dans l’Etat, soit à la guerre, et que nous lisons dans Ammien Marcellin, (l. 15, c 5.): “Francorum in palatio (Constantii) multitudo floruit, « nous pouvons en conclure qu’avant même l’établissement des Francs dans les Gaules, la communication entre les Romains et les Allemands étoit certainement fréquente. L’auteur déjà cité dit de même (sans en donner, il est vrai, de raison), que les Bourguignons étoient regardés comme une romana soboles ; dénomination qui, si elle n’est un pur compliment, suppose quelque mélange entre les soldats romains ou les colons, et cette tige des peuples allemands. Les rois des Goths furent très-favorables à la langue latine, dans leur royaume. (Inschof., Hist. sac., ling. lat., l. II, c.5.) La plupart des rois mérovingiens parloient probablement le latin : on ne forme aucun doute sur Childebert 1er, Charibert et Chilpéric. Fortunat dit de Charibert, 1. 6, c. 4 : « Cum sis progenitus clarâ de gente Sicamber, Floret in eloquio lingua latina tuo. »
Gondebaud, roi des Bourguignons, étoit un prince savant. Beaucoup de grands de la cour suivirent, sans doute, ces exemples ; car on ne doit pas présumer qu’alors leur éducation ait été entièrement négligée. Au sixième siècle, il y avoit déjà, sous la direction des cathédrales, et en d’autres lieux; des écoles où l’on instruisoit les laïques ; et on dit d’un évêque, qu’il a été : Nutritor et doctor filiorum nobilium. (Hist. Littér. de la France, t. IV, p. 431.) On prit de bonne heure, des évêques dans la nation des Francs ; c’est une nouvelle preuve que, peu de temps après l’invasion des Gaules, les Francs avoient été instruits dans la religion chrétienne ; que quelques-uns même avoient reçu une instruction savante : ainsi quelques-uns étudioient certaine-
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ment la langue latine, telle qu’on l’écrivoit alors. Celle-ci n’étoit pas, il est vrai, l’objet de l’étude de la classe inférieure, parmi les Francs, mais plutôt la Romana-rustica, qui ne s’éloignoit pas tellement alors de la langue latine écrite, que celui qui entendoit l’une, ne pût aussi entendre l’autre. Si je tire cette conclusion, c’est que ce qui nous reste de cette Romana-rustica, diffère d’autant moins de la langue latine écrite, qu’on remonte davantage vers les premiers siècles. Ce serment si connu de Louis le Germanique, qui commence par ces mots: Pro Deo amur, et pro christian poplo, et nostro commun salvamento, etc., prouve évidemment l’analogie qui régnoit encore entre ces deux langues, au neuvième siècle. Un décret du concile de Tours de 813, confirme cette opinion. Il y est ordonné aux évêques du royaume des Francs, de traduire leurs homélies dans la Romanarustica ou la Theotisca, afin que le peuple puisse les entendre. Il faut donc, ou soutenir, contre toute vraisemblance, que les évêques ont employé, pendant quelques siècles, dans leurs prédications, une langue entièrement inintelligible pour le peuple, et qu’ils n’en ont senti, pour la première fois, l’absurdité qu’en 813 ; ou il faut avouer que, jusqu’à cette époque environ, ceux qui avoient appris la Romanarustica, pouvoient aussi, sur les objets les plus nécessaires, entendre le latin ; ainsi la plupart des Francs devoient donc la parler. Or deux langues, sans culture et sans consistance, parlées seulement par une nation peu civilisée, et point écrites, doivent à la fin se mèler. La Romana-rustica que les Francs apprenoient en même temps que la langue allemande, fut donc, en passant d’une génération à l’autre, de plus en plus altérée, et tellement enfin, qu’elle ne devint plus un moyen d’entendre la langue latine qui, étant une langue écrite, la langue en usage parmi les classes éclairées, ne s’éloignoit pas à beaucoup près autant de son origine. De-là, la nécessité du décret du concile. Cette explication s’accorde parfaitement avec l’état actuel de la langue françoise ; elle est confirmée par tous les monumens qui nous restent de ces temps obscurs. L’on conçoit donc présentement comment les Francs pouvoient, aussi bien, que les Gaulois, comprendre, autant qu’il étoit nécesssaire, les lois et les édits des premiers rois de France, quoiqu’ils fussent rédigés en latin. Ne conjectureroit-on pas en conséquence, avec quelque fondement, que ce n’a été souvent que l’effet d’une pure condescendance des
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écrivains du moyen âge, si quelques-uns de leurs écrits nous offrent un latin barbare ; ils vouloient être compris plus facilement par le peuple ? (Du Cange, Gloss. prœf., p. 20-9, et Erasm., l. XXVIII, ép. 9.) Au reste, l’influence des langues étrangères devoit naturellement causer des altérations, tantôt plus grandes, tantôt moindres, dans la Romana-rustica, qui, sans cela, avait quelques différences, selon qu’elle étoit parlée dans telle ou telle autre province romaine. Ainsi elle eut telle forme dans le nord-est de la France ; elle en reçut une toute autre dans le sud. Dans l’Italie, on ne retint que la première syllabe de ille, et l’on dit, il libro. Dans le nord de la France, la dernière syllabe eut la préférence, et l’on prononça, le livre. La langue romane, cependant, prit par-tout le dessus, et la place des langages des vainqueurs. (11) Il est très-naturel que la langue tudesque (appelée aussi francique) ait été la langue de la cour des Mérovingiens ; mais qu’elle ait continué à l’être en France, sous les Carlovingiens, même après le partage du royaume3, c’est ce que nous croirions plus difficilement, si un passage de Flodoard ne nous y obligeoit. Cet historien, parlant d’une lettre addressée, en 984, par le pape, à Louis IV et à l’empereur Othon 1er, et écrite en latin, dit qu’elle fut traduite en allemand, à cause des deux rois. (Juxtà theotiscam linguam, propter reges.) Bettinelli se trompe donc fortement dans son Risorgim. d’Ital. (t. 11, p. 20) lorsqu’il explique le texte d’Eginhard : Incoavit (Carolus M.) et grammaticam patrii sermonis, de la lingua romanza, et qu’il écrit à la marge : ciò intesero alcuni del tedesco, comme s’il y avoit encore, sur cela, quelque doute. Au reste, cette coutume des Carlovingiens nous fournit une nouvelle preuve que la langue de la cour n’étoit pas toujours celle du pays ; car, au moment du traité de Louis le Germanique avec Charles le Chauve, dont nous avons déjà dit un mot, le serment de Louis étoit conçu en la langue romane, et celui de Charles, en allemand ; sans doute afin que Louis pût être entendu des GalloFrancs, et Charles, des Allemands qui étoient présens : ainsi la plupart 3
[ On lit dans l’Encyclopédie, édit. d’Yverdon, art. France, « que, sous les rois Mérovingiens, la langue qu’on parloit à la cour, tenoit plus du frison que de tout autre dialecte allemand; que, sous les Carlovingiens, ce fut la vraie tudesque, qui, s’étant corrompue vers la fin de neuvième siècle, fut place à la latine. » Note du Traducteur.]
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des Gallo-Francs de ces temps-là devoient avoir oublié l’allemand que leurs ancêtres avoient apporté avec eux dans les Gaules. (12) Joseph Wahlius donne une raison singulière du peu de fruit qu’eurent les démarches de Charles. Voici comme il s’exprime: « Accessit avaritia, sivè ambitio monachorum ac sacerdotum qui cùm curam disciplinarum atque artium, pessimo corum sœculorum fato, intrà claustra sua compegissent, studio et industriâ, difficultatem horroremque linguœ alebant, ut absterritis à studio nobilibus, ipsi soli, in aulis principum, eruditionis prœmia et honores venditarent. » Je ne crois pas que l’ambition et l’avarice du clergé aient joué ici un rôle particulier. Si la langue allemande eût été celle de l’Empire, le clergé, à cause de l’ignorance grossière de la plus grande partie de la noblesse, n’en eût pas, pour cela, perdu son crédit ; il eût fait au moins d’aussi grands progrès qu’elle dans l’étude de cette langue, et lui eût toujours été supérieur dans les autres connoissances nécessaires pour occuper les premières places du gouvernement. L’introduction du droit romain offre un exemple de cette adresse du clergé, à tirer profit de semblables nouveautés, et à escamoter, d’entre les mains des laïques, l’avantage qu’elles pouvoient procurer. (Schmidt, Hist. des Allem., part. II, l. v, c. 9.) Si, dans des temps plus modernes, Richelieu, Mazarin et Fleury ont été faits ministres, ils n’ont certainement pas été redevables de leur élévation à la connoissance qu’ils avoient de la langue latine. Voici la vraie raison. Le latin ayant été employé sans interruption depuis les Romains, dans la discussion des affaires civiles, ecclésiastiques et d’Etat, étoit dès-lors d’un usage plus commode que toute autre langue ; toutes les idées sur-tout y avoient leurs expressions ; on n’avoit, au contraire, dans l’allemand, ni tournures, ni mots pour les énoncer. Les ecclésiastiques eussent dû premièrement rendre l’allemand propre à cet usage ; mais n’en pas vouloir prendre la peine, ne suppose ni ambition, ni avarice. Les plaintes d’Ottfried, qui traduisit les Evangiles en vers allemands, prouvent combien, au neuvième siècle, il étoit encore difficile de se servir de l’allemand, comme d’une langue cultivée. « Theotiscœ linguœ barbaries, (écrivoit-il à l’évêque de Mayence) ut est inculta et indisciplinabilis, atque insueta capi regulari frœno grammaticœ artis, sic etiam, in multis dictis scriptu, est propter
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litteratum aut congeriem, aut incognitam sonoritatem, difficilis. » Les tentatives même de Charlemagne, pour donner aux mois et aux vents des noms allemands, démontrent aussi que la langue tudesque étoit encore très-défectueuse et très-incomplette. Cependant, dès le temps de Charles, elle s’étoit certainement perfectionnée d’une manière sensible ; mais lors de l’irruption des Francs dans les Gaules, quelle devoit être encore la disette de mots de cette langue, de ceux sur-tout qui ont rapport à l’agriculture, aux arts et métiers, aux sciences, à la constitution civile d’un Etat, à la religion particulièrement, et aux cérémonies de l’Eglise ! Comme les plaintes d’Ottfried, à l’endroit cité, ne roulent que sur l’irrégularité de la langue, et non sur sa pauvreté ; que sa traduction d’ailleurs lui a réussi, le savant auteur de l’Histoire des Allemands en conclut que cette langue devoit être déjà une langue riche ; (part. II, l. III, c. 8.) mais les quatre Evangiles offrent peu d’occasions de rendre les idées dont nous venons de parler. Schmidt avoue lui-même que les idées les plus abstraites y sont rares. Ce seroit encore le lieu d’examiner si Ottfried, pour exprimer certaines choses, certaines idées, n’a pas tiré les mots nécessaires du latin et du grec. Nous regardons plusieurs mots comme allemands d’origine, qui viennent du latin. La dérivation du mot nuzl d’Archiater, paroît forcée et incertaine ; elle n’est cependant pas dénuée de fondement légitime. (Voyez Moehsen’s Gesch, th. I, s. 45.) Ainsi vliess vient évidemment de vellus ; spiegel de speculum, etc. On pourroit en citer d’autres exemples. En un mot, un peuple don’t l’esprit est sans culture, ne peut avoir une langue riche, mais sa langue peut être apte à le devenir. (13) Comme les peuples du Nord étoient beaucoup moins nombreux que les anciens habitans des provinces romaines, ce petit nombre paroît, à la plupart des écrivains, être le motif qui engagea ces peuples à adopter la langue des Romains ; mais les nations des Francs, des Bourguignons et des Visigoths, qui occupèrent en même temps les Gaules, formoient certainement, entre elles trois, un nombre d’hommes considérable : au moins, les témoignages que le savant Muratori a puisés dans les anciens auteurs, et qu’il a opposés à Maffey, paroissent combattre avec fondement l’opinion de ce dernier, qui soutenoit que le nombre des Goths et des Lombards qui pénétrèrent en Italie, n’étoit pas très grand. (Antiq. med. œvi. dissert. 33.)
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Dans une des constitutions de Théodoric, où ce chef exhorte les Romains et les Goths à la concorde mutuelle, il est dit : « Vos autem Romani, Gothos diligere debetis, qui vobis in pace numeros populos faciunt » ; d’où l’on peut juger combien l’Italie avoit perdu de ses anciens habitans, et du grand nombre de Goths qui s’étoit établi dans ce pays. Il faut aussi faire attention que ces barbares, lorsqu’ils assujétissoient une province, faisoient périr une partie de ses habitans, ou par le glaive, ou par la faim et la misère, en les pillant et leur enlevant tout moyen de subsistance. Mais pour comprendre plus clairement comment le plus grand nombre d’hommes, d’un côté, décide peu la question, lorsque la différence n’est pas trop sensible, supposons que les Francs qui s’établissent dans les Gaules, aient formée les deux tiers de tout le peuple qui habitoit un espace donné ; supposons ensuite, et on y est autorisé, que les Gaulois, avec qui ils se mêlèrent, et qui composent l’autre tiers, aient eu une fois plus d’idées et de mots que les Francs n’en apportèrent avec eux ; ceux-ci alors, malgré leur nombre plus grand d’un tiers, durent étudier une partie de la langue des Gaulois, pour communiquer avec eux ; et ils y eussent été obligés, dans le cas même où les Gaulois auroient été disposés à apprendre l’allemand. Les Francs s’accoutumèrent aussi à regarder les Gaulois comme leurs instituteurs ; et combien alors leur devint-il facile d’apprendre insensiblement toute leur langue ! Enfin, remarquons encore (car ces deux choses ne peuvent se séparer) que de deux peuples qui se mêlent ensemble, on doit trouver plus de babil et d’affabilité dans celui de ces peuples dont l’esprit est le plus cultivé et la langue plus perfectionnée. Le barbare n’aime pas les longs discours. Le Gaulois faisoit peut-être deux ou trois périodes latines, avant que le Franc n’eût prononcé une phrase très-courte. Toute la réponse de celui-ci aux longues prières latines du Gaulois, pour le conjurer de ne pas le piller, étoit peut-être : Loin d’ici, ou sois mon esclave ! En attendant néanmoins, le Franc avoit eu les oreilles étourdies du latin du Gaulois. Si ce que dit Thunmann de la langue kutzowlachique, dans ses Recherches sur les peuples de la partie orientale de l’Europe, est exact, mes principes y trouvent évidemment une nouvelle confirmation. « D’après mes calculs, dit-il, la moitié précisément des mots de cette langue sont latins ; trois huitièmes de l’autre moitié sont
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grecs ; deux huitièmes, gothique, esclavon et turc, et les trois derniers huitièmes sont tirés d’une langue qui a beaucoup de ressemblance avec la langue albanique. » Ainsi les Goths, les Esclavons et les Turcs n’ont contribué, dans toute la masse des mots, que pour deux seizièmes : or n’auroient-ils fourni qu’aussi peu d’hommes dans la masse du peuple ? Il n’y a que les langues grecque et latine qui aient pu contribuer à cette masse d’une manière proportionelle au nombre d’individus grecs et latins qui y sont entrés ; car les peuples et les langues étoient à-peu-près des deux côtés dans le même rapport de culture : il est donc très-possible que des écrivains se trompent, quand, pour estimer la quantité d’individus fournie à un mélange de peuples par les nations qui le composent, ils ne suivent d’autre mesure que la quantité de mots que chacune de ces nations apporte dans la langue mixte. A la vérité, ce n’est pas ici matière à calcul ; mais on parviendra à un faux résultat, toutes les fois qu’on passera trop légérement sur ce qui sert de base principale à la décision. M. Buchholz dit, dans son Histoire de Mecklembourg, p. 171, « qu’on rencontre si peu de vrais Vénèdes, reconnoissables à la langue, qu’on pourroit presque douter qu’ils aient jamais formé un grand peuple, si le contraire n’étoit appuyé sur des monumens historiques, les plus incontestables. » La difficulté est aisée à resoudre. Le Germain, vainqueur et plus civilisé, donna sa langue au plus grand nombre des Vénèdes ; c’est pourquoi ceux-ci paroissent avoir entièrement disparu, et les Germains avoir occupé leur place. Si les Valaques s’imaginent que la plus grande partie du sang qui coule dans leurs veines, est du sang romain, ils ont grand tort de le conclure des débris de la langue latine, qu’on trouve encore parmi eux. (14) Si parmi les nations de l’Allemagne, qui ont fait un séjour un peu plus long que d’autres, sur le territoire des Romains, ou vécu avec eux, dans une familiarité plus intime, nous en voyons quelquesunes conserver, pour cette raison, une plus haute idée d’elles-mêmes ; nous devons l’attribuer à un sentiment confus d’estime qu’une nation, qui commence à se former, accorde à une civilisation plus parfaite. On a une inscription sur le roi Ataulphe, où il est nommé : Depulsor barbariei Vandalicœ. Gondebaud, roi de Bourgogne, disoit, d’après saint Grégoire de Tours, à son ministre Aredius : « Je suis dans de cruelles anxiétés ; je ne sais ce que je dois faire, car ces
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barbares (les Francs) ne sont tombés sur nous, que pour ruiner notre pays. » (Schmidt, Hist. des Allem., part. I, p. 192) Cette estime pouvoit cependant n’être pas séparée de ce mépris que les vainqueurs du Nord ont fait éclater, en certaines occasions, contre les Romains. S’ils les méprisoient, c’est que la bravoure servoit de mesure à leur estime : or les Romains de ce temps-là devoient sans doute leur paroître très-dégénérés sur ce point. Le nom de Romain pouvoit bien n’être plus alors qu’une injure dans la bouche des Francs ; et on conçoit pourquoi ceux-ci, dans leurs lois, où l’on reconnoît des vainqueurs et des maîtres, évaluent à un taux plus haut le meurtre d’un Franc que celui d’un Romain. Nous observons la même contradiction de sentimens dans les guerriers croisés, pendant leur court séjour à Constantinople. Le Grec, lâche et fourbe avec bassesse et par caractère, excitoit leur mépris ; au contraire, son industrie, ses manufactures, la beauté de ses tableaux, la commodité de ses habitations, le goût et la magnificence des ameublemens, et les palais de Constantinople, forçoient son admiration. (15) Celui qui portera un œil attentif sur le moyen âge, et réfléchira principalement sur la fin de cette époque, trouvera qu’on fait trop d’honneur aux Grecs fugitifs de Constantinople, en leur accordant la plus grande part dans le rétablissement des sciences en Europe. Il est arrivé ici, ce que nous avons vu pratiquer lorsqu’on a voulu expliquer beaucoup d’autres grandes révolutions. La marche lente de notre espèce n’a pas assez arrêté nos regards, et tout est retombé sur le compte de quelques individus. Pour ne parler que du grec, il n’a pas été, vers ce temps aussi négligé par les Européens, qu’on le croit communément. J’ai entrepris des recherches particulières sur cette branche de littérature ; et, à mon grand étonnement, chaque période, depuis le septième siècle jusqu’au quinzième, m’offroit toujours un nombre considérable d’Occidentaux qui ou entendoient, ou écrivoient, ou parloient cette langue ; mais cette matière exigeroit une dissertation séparée. Qu’il me soit seulement permis de faire une ou deux réflexions sur ces prétendus siècles de ténèbres. Tout homme qui réfléchit, doit être bien surpris, lorsqu’on lui dit que les dixième et onzième siècles ont été, pour les Européens, ceux de la plus profonde ignorance et de la plus stupide barbarie. Eh quoi ! si l’on a commencé à s’éclairer
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sous Charlemagne, je ne vois point pour quelle raison les lumières de l’esprit humain ne se seroient pas toujours accrues, quoique plus lentement, dans les siècles suivans ; pourquoi les sciences n’auroient rien acquis par la bénigne influence des mesures favorables prises par Charlemagne pour en accélérer les progrès, de tant d’écoles érigées sous son règne, dans les cathédrales et les monastères, de tant de sueurs du grand Alfred, de Charles le Chauve, des trois Otons, de l’exemple enfin d’un savant Gerbert et d’autres grands personnages ? L’étude du droit romain, poussée déjà très-loin en Italie, dès le onzième siècle, (Schmidt, part. II, l. v., c. 9) annonce un certain degré de lumières, et elle a dû contribuer à les répandre. Pour affoiblir tous ces raisonnemens, il ne suffit pas d’en appeler, avec Brucker, au témoignage de Baronius (aux yeux de qui c’étoit un signe de la plus grande barbarie, que des princes laïques employassent leur puissance pour placer leur créatures sur le siège de Rome) ; les plaintes des conciles tenus alors, et le petit nombre d’écrits qui nous restent de ce temps-là, ne fournissent pas un argument plus concluant. Je ne veux, pour montrer la foiblesse de la dernière allégation, que l’exemple de Bruno, archevêque de Cologne et duc de Lorraine, célèbre par ses grandes connoissances dans les langues grecque et latine, et par son érudition sur tout le reste, qui a cependant très-peu écrit, et des ouvrages duquel au moins rien ne nous est parvenu. Pour asseoir un jugement équitable sur le degré relatif de lumière de ces siècles, il faudroit, à ce qu’il me semble, comparer les écrits des hommes célèbres qui les ont éclairés, avec les productions de leurs prédécesseurs ; et pour établir cette comparaison, se borner à un seul pays, à la France, par exemple ; déterminer auparavant une mesure fixe et exacte, d’après laquelle on dirigeroit son jugement sur ce degré de lumière et d’ignorance. Or cette mesure doit être moins précisément la pureté de la diction latine de ce temps-là (quoiqu’elle soit dans Lambert d’Aschaffenbourg un objet d’étonnement), que le goût et la raison qui règnent dans les écrits. Si l’on observoit dans les poëtes des dixième et onzième siècles, des traces d’un goût épuré, (l’usage qu’on pouvoit déja faire alors dans les romans et les chansons, de la langue vulgaire, comme d’une langue écrite, me paroît en être une preuve. Hist. litt. de la France, t. VII, p. 37.) Si l’on apercevoit en outre, quelque barbare que fût encore le latin dans lequel on s’exprimoit, déjà plus d’ordre dans les pensées ; que les
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sujets de religion fussent plus fréquemment qu’auparavant des objets de discussion ; que la critique, quoique timide encore, cherchât cependant à séparer la vérité des fables ; l’avantage seroit pour ces siècles ; la chose seroit au moins décidée à l’égard du clergé. Et tel seroit, je crois, le résultat d’un examen un peu plus sévère, qu’on placeroit peut-être le degré de la plus profonde ignorance et de la plus grande barbarie dans le septième siècle et au commencement du suivant, et qu’on dateroit de cette époque les progrès successifs, quoique lents, des lumières. Se répandirent-elles sur les laïques, pénétrèrent-elles sur-tout jusques dans les classes inférieures ? c’est sans doute ce qui restera à examiner plus particulièrement. Je trouve encore une preuve de ce que j’avance, dans la culture des langues des pays, lorsqu’elles s’élèvent au rang des langues écrites : cette culture des langues suppose nécessairement les progrès de celle de l’esprit des nations. (16) « Ait Verres indignum facinus esse, quòd ego in senatu grœco verba fecissem : quòd quidem apud Græcos græcè locutus essem, id ferri, nullo modo posse. » (Cic. in Verr.Orat. 9, n. 147.) Cicéron cherche, dans ces dernières paroles, à jeter du ridicule sur Verrès : il paroît cependant qu’il a plutôt voulu faire briller, dans le sénat de Syracuse, sa facilité à bien s’énoncer en grec, que s’y montrer attaché aux usages des Romains, et jaloux du maintien de leur autorité. On voit combien les Romains étoient sévères sur ce dernier point, par ce passage de Tite-Live : “Ipsius etiam imperatoris (P. Scipionis) non romanus modò, sed ne militaris quidem cultus jactabatur ; cum pallio crepidisque inambulare in gymnasio. » Et par cet autre de Tacite: (Annal. 1, 2.) « Exemplum Scipionis imitatus est Germancius, Tiberii temporibus, cùm Ægyptum lustrabat ; et reprehensus non minùs est, quàm Scipio. » (17) C’est sans doute en partie pour cela que, dan les négociations d’Etat et de paix, les représentans d’une nation ne se servent pas volontiers de la langue d’une autre nation. On parle rarement une langue étrangère aussi correctement et avec autant de facilité que la sienne propre ; on court toujours risque de faire des fautes, et certainement on ne les évite jamais entièrement. La prononciation d’ailleurs paroît toujours un peu gênée, et il en résulte
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un embarras qui assure à l’autre partie cette espèce de supériorité dont l’orgueil national est nécessairement blessé. Dans quelle occasion l’est-il? Alors qu’on cherche à soutenir le caractère d’une grande puissance, ou au moins à en défendre les apparences ; et l’on se rend d’autant plus difficile sur de petites choses, qu’on doit se relâcher sur de plus importantes. De-là, ces démêlés des nations européennes sur l’usage des langues, et ces protestations sur l’emploi du françois ou de l’espagnol, au lieu du latin. Dans le fait, l’usage du latin, en de pareilles occasions, comme d’une langue tierce et morte, eût été très-propre à conserver l’égalité entre les nations qui négocioient. Si l’on parle cependant, si l’on écrit la langue françoise comme Frédéric4 ; si, comme lui, on a montré, à Rosabach, sa 4
[Je suis bien éloigné de vouloir contester à ce roi aucune des qualités qui l’ont rendu l’admiration de son siècle ; mais j’avoue qu’il m’est difficile de concilier l’assertion de M. Schwab avec ce que j’ai lu dans les Souvenirs d’un Citoyen, par Formey, secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin ; dans le Caractère de ce Roi, tracé par Busching ; et dans l’Essai sur la vie de Frédéric II, par l’abbé DENINA. Entr’autres exemples de la manière d’écrire de ce roi, rapportés par Formey, voici le commencement d’une lettre de ce monarque à M. Achard ; elle est du 8 juin 1736 : on a conservé l’orthographe. « Monssieur, ci quelqun fut jaméz surpris ! C’estoit moi à la lecture de vostre lettre, oux par un hazard inopiné, je me vis érigé en censseur et en critique ; jaméz Monssieur, n’aye eux l’ambition de l’estre, et ci pareille pencée me fut venue, la cognoissance que j’ai de l’infériorité de mes forces l’auroit bientôt suprimée. » M. Formey observe : « que, depuis sa jeunesse jusqu’à sa fin, dans ses lettres quelconques, le roi n’a jamais écrit autrement. » (V. Souvenirs d’un Citoyen, t.1, p. 131 et 353.) Busching a fait imprimer la lettre suivante, écrite aussi de la propre main de ce roi. Elle est datée de Breslau, mai 1779 ; et adressée au comte de Herzberg. « J’ai lu cet Essai de Traduction de Taccite que vous m’envoyez contre lequel il n’y a rien a dire, mais c’est la description des mœurs des Germains, ce n’est pas ce qu’il y a de difficile de traduire, mais son stille sentencieux et énergique, dont il trace en peu de mots les caractere et les vicces des empereurs romains, que les traducteurs s’essayent sur la vie de Tibere, d’un Clode, ce stile laconique et pintoresque en même tems ou au moyein de deux mots il exsprime tans de chosses est ce qui mérite l’imitation de nos auteurs. Peu de parolles et beaucoup de sens. Voila ce que nos écrivains doivent se prescrire comme la règle inviolable de leurs productions. Tot verbas tot sponderá. Je vous demande pardon de ce que mon ignorance a la hardiesse de citer du latin a votre sapience, mais c’est une presomption que j’espere vous pardonnerai. FREDERIC. »
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supériorité sur ses ennemis ; si on ne leur cède pas un seul pouce de terrain, pourquoi craindroit-on de paroître s’abaisser en laissant rédiger en françois le traité de paix ? (18) On peut tirer de ces principes la réponse à cette question proposée récemment par un écrivain anglois, Jean Sinclair, dans ses Observations on the scottish dialect : Comment le dialecte saxon, qui dominoit en Angleterre, a pénétré en Ecosse, où l’on parloit aturefois la langue erse, malgré l’inimitié entre les deux nations, long-temps avant la réunion des deux royaumes ? « Il est naturel, dit-il, que l’Etat le plus petit adopte la langue et les mœurs d’un voisin plus puissant et plus riche. » Sans contredit, cette cause a eu son effet dans le cas présent, mais seule, elle n’eût pas été suffisante : car pourquoi les Anglois qui, en 858, avoient conquis les provinces méridionales de l’Ecosse, conservèrent-ils encore la langue et les usages de leurs ancêtres, après avoir été subjugués à leur tour par les Ecossois ? et pourquoi, selon la remarque de l’auteur lui-même, la langue saxonne se répandit-elle ensuite jusque dans les contrées les plus septentrionales de l’Ecosse? Sans oublier la raison de prépondérance politique déja alléguée, il faut encore, à ce qu’il me semble, en chercher les causes principales dans un plus haut degré de civilisation de la nation angloise, dans une plus grande perfection de sa langue, et n’en point séparer l’effet de cette grande communication qui régnoit entre les deux peuples. Il fut un temps où à Marseille trois langues à la fois étoient en usage : le grec, le latin, le gaulois ; de-là le nom de Triglottes, donné par Varron aux habitans de cette ville. L’usage de la dernière, comme étant la plus inculte, fut probablement peu à peu banni entièrement. La langue polie des Grecs se maintint plus long-temps, mais elle dut
Busching remarque que tout ce qui sortoit de la main du roi, pour être imprimé, étoit auparavant corrigé et copié par un François qui savoit parfaitement écrire la langue françoise. (Character Friderichs des zweyten Koenigs von Preussen. S. 32.) Selon Denina: « Il (Frédéric II) parloit le françois mieux qu’il ne l’écrivoit, quoiqu’il l’écrivît assez bien, à l’orthographe près..» (V. Essai sur la vie de Frédéric II, pag. 405.) Note du Traducteur.]
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enfin céder l’empire à la langue romaine qui, à l’avantage de sa culture, joignoit celui d’être la langue du peuple qui régnoit. Ces principes conduisent à l’explication de beaucoup de phénomènes que présentent des mélanges de langues chez des peuples fondus les uns dans les autres. D’après M. Sulzer (V. son Histoire de la Dacie transalpine, liv. II), le valaque est un composé des langues romaine et esclavone, où la première néanmoins domine. Cela doit être ainsi. En effet, après l’irruption des Esclavons dans la Thrace, la Mésie, etc. etc. si ce peuple qui se mêla peu à peu avec les habitans de ces pays, avoit l’avantage de leur faire la loi, ceux-ci, qu’on pouvoit encore prendre pour des Romains, parce qu’ils en parloient la langue, avoient pour eux celui d’une civilisation et d’une langue plus parfaites. Dans le concours, les actions de ces causes durent réciproquement se modifier ; et la plus puissante conserva la plus grande influence dans la langue mixte qui en fut le résultat. M. Sulzer, pour expliquer ce mélange, a adopté une hypothèse invraisemblable. « Les Romains, dit-il, (part. II, p. 60) épousèrent des femmes esclavones, et les Romaines s’unirent aux Esclavons. Les deux nations, malgré cela, demeurèrent séparées l’une de l’autre. » (Je ne conçois pas comment deux nations qui contractent entr’elles des mariages, peuvent demeurer séparées.) « car l’histoire nous apprend que les Esclavons ne prenoient que rarement, ou même point du tout, les mœurs et la langue des pays où ils s’établissoient. » Cet événement, d’après M. Sulzer, eût donc produit deux nations, l’une de Romains et de femmes esclavones, l’autre d’Esclavons et de femmes romaines : la première seroit proprement les Valaques d’à présent, qui continueroit, puisque les hommes étoient Romains, de porter le nom Rumuny. Il poursuit ainsi : « Les Romains, en perdant toute leur civilisation, avoient perdu, avec elle, le pouvoir de forcer les autres peuples d’adopter leur langue : leur tour étoit arrivé d’obéir aux autres. Ils durent se trouver très-satisfaits de voir leurs femmes esclavones apprendre à écorcher la langue latine ; si les amans les convoitoient jusqu’à vouloir les posséder comme épouses, ils durent se décider à mettre dans leur esprit quelques mots esclavons, à l’aide desquels ils pussent témoigner leur tendresse à leurs maîtresses, et leur déclarer leur amour. Cette conclusion est fondée sur cette singularité de la langue esclavone, que l’on n’y trouve aucun mot qui
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ait quelque ressemblance avec le mot latin, si commun, amare ou amor. » Je ne puis croire que M. Sulzer ait proposé sérieusement son hypothèse, quelqu’ingénieuse qu’elle soit. Pour moi, je veux donner une autre tournure au roman, en en conservant une partie, présenter la chose sous un point de vue plus favorable aux Romains. « Les Esclavons, lors de leur irruption dans la Thrace, la Mésie et les contrées voisines, chassèrent les Romains de ces pays ou les envoyèrent dans l’autre monde ; mais ils conservèrent leurs jeunes femmes et leurs filles nubiles. Comme ces Romaines leur parurent beaucoup plus belles et plus aimables que leurs femmes esclavones, ils leur firent la cour, mais en bon esclavon. Les Romaines qui ne trouvoient aucun plaisir bien particulier, ni dans une manière d’agir aussi violente, ni à entendre le langage barbare de ces ravisseurs, encore moins peut-être à voir des visages esclavons, répondirent sèchement aux témoignages de tendresse qu’elles en recevoient ; et quoique ces nouveaux époux, par respect pour le nom romain, et afin de s’attacher leurs femmes, se donnassent le nom de Rumuny, cellesci jurèrent de ne jamais dire de leur vie amo à ces barbares qui les avoient privées de leurs premiers maris et de leurs pères, et qui les forçoient de les épouser. C’est ainsi que le mot amo s’est perdu en Valaquie. » Mais, pour parler sérieusement, soit que le mariage ait ou n’ait pas confondu dans un seul peuple les Romains et les Esclavons, il suffit qu’ils aient habité ensemble dans le même pays, qu’ils aient eu un commerce continuel les uns avec les autres, qu’ils n’aient eu qu’une même religion, etc. pour qu’il dût conséquemment se former peu à peu parmi eux une langue commune. Les mœurs et les lois distinguèrent long-temps les Francs des Gaulois; mais bientôt leurs langues dûrent avoir une influence réciproque l’une sur l’autre, et se fondre dans une langue commune. Si les Valaques s’appellent encore Rumuny, c’est probablement parce que les Esclavons avoient adopté en grande partie la langue de ces Romains, et en partie leurs mœurs ; et qu’ils étoient aussi fiers de ce nom, que les peuples qui avant eux s’étoient mêlés avec les descendans des premiers colons romains. Enfin, les mariages que ces deux peuples contractèrent entr’eux, durent contribuer à les fondre en un seul, de même que les Gaulois et les Francs qui disparurent et ne formèrent plus qu’une seule nation.
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Sans doute il est singulier de ne rencontrer dans toute la langue des Valaques, aucun vestige des mots si connus, amo et amor ; mais à combien de romans cette singularité ne donne-t-elle pas lieu ! J’ai admis jusqu’ici, pour fondement de mon explication, l’histoire de Sulzer, sur les Valaques. Thunmann présente la chose d’une autre manière. Il suppose que les Romains habitans de la Thrace et des contrées voisines, s’enfuirent sur les montagnes, lors de l’irruption des Barbares, et devinrent un peuple de nomades. « Cet état, dit-il, leur fit donner, par les Esclavons, le nom de Vlaques, c’est-à-dire, peuples errans ; sobriquet qui leur est resté, quoiqu’ils se nommassent toujours Romains. C’est ainsi que leur race et leur langue se sont conservées. » Cette explication de M. Thunmann ne satisfait pas M. Sulzer : celui-ci l’a attaqué avec des raisons solides. Dans le fait, elle ne répond pas à la question : Comment s’est opéré le mélange de l’esclavon et du latin ? Il doit y en avoir eu un entre les deux peuples, quel qu’il soit. (19) Ce mépris des Italiens pour toutes les autres nations, se fait particulièrement remarquer dans une lettre contra Galli cujusdam calumnias, écrite, en partie, dans un style plaisant. On la trouve parmi les différentes épîtres de Pétrarque. (Epist. Var.) Le savant François s’étoit plaint de ce que Pétrarque avoit appelé ses compatriotes, Barbares. Pétrarque répond à cette plainte : « Ille autem declamator hærenten ossibus barbariem tentat excutere, multa de gallicâ morum elegantiâ disputans. — Fingant se Galli, credantque quod volunt ; licet enim cuique de se suisque rebus, opinionem favorabilem fabricare ; suntque, qui hoc faciunt, felices errore suo. Ad hoc opus, nulla gens promptior, quàm Galli : cœterùm opinentur, ut libet, barbari tamen sunt ; neque de hoc, inter doctos, dubitatio unquam fuit; quamvis ne id quidem negem, nec negari posse arbitror, esse Gallos barbarorum omnium mitiores. — O cristati Gallorum vertices et superbi ! — Jungo ego Græcis Gallos, qui, licet inferiores ingenio, jactantiâ et loquacitate superiores sunt. — Fatetur quidem Gallus, non, ut rear, ex animo, sed urbanitate quàdam gallicâ, Italiam magnam partem orbis et bonam esse. » Enfin il lui conseille : « Ut concretum erroris pulverem, è caudâ gallicæ levitatis excutiat. » J’ai cité ces passages, afin de faire connoître ce que les étrangers pensoient déja, au quatorzième siècle, du caractère de la nation
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françoise. De l’un d’eux on peut également conclure quelle opinion Pétrarque avoit de nous. Mais le passage suivant la fait connoître trèsclairement. Voice comme il s’exprime à l’occasion du couronnement poétique de Zanobe, par l’empereur Charles IV : « De nostris ingeniis, mirum dictu, judex censorque Germanicus ferre sententiam non expavit. » (Prœf. adinvect. in Medic.) Lorsque l’Espagnol Garzia de Menessès étonna le collége des Cardinaux, par le discours latin qu’il prononça en présence du pape Sixte IV, Pompon, Lætus s’écria: “Pater sancte, quis est ille barbarus, qui tam disertè loquitur? » (Giov. Andres dell orig. etc. t. I, p. 372.) Sans doute les savans italiens conservoient encore ces idées pendant la première moitié du dix-septième siècle, car Balzac dit en parlant d’eux : « Ils pensent que tous ceux qui ne sont pas Italiens, sont des Scythes. Cet orgueil national est très-ridicule. Il n’est cependant aucune nation civilisée qui, depuis les Grecs jusqu’à nous, n’ait manifesté de pareils sentimens envers celles qui l’étoient moins : il en est d’elles comme de ces frères aînés qui regardent et traitent toujours leurs frères cadets comme des enfans, quoique ceux-ci soient déjà grands. (20) Nous pouvons juger, d’après Tiraboschi (Stor. t. VII, p. 247), du concours d’Italiens, de François, de Flamands, d’Allemands, d’Espagnols, de Portugais, d’Anglois, d’Ecossois à Boulogne, vers la fin du treizième siècle. Il n’étoit pas rare d’y compter jusqu’à dix mille étudians. Aux qunizième et seizième siècles, on s’y rendoit en foule, de l’Allemagne, parce qu’on croyoit ne pouvoir mieux étudier le droit romain que dans ces vieux ateliers de Bartole et de Baldus. Les nobles et les roturiers de la Marche de Brandebourg, fréquentoient les universités de Bologne, de Padoue et de Ferrare, malgré les obstacles que Joachim II avoit mis à ces voyages, par ses ordonnances en faveur de l’université de Francfort. (Moehsen, th.II, s. 394.) Il en étoit de même dans les autres provinces d’Allemagne et dans le reste du Nord. (Tirab. t. XIV, p. 1174 ; Buchholz, Hist. de Meckl. P. 382.) Gustave-Adolphe étoit en 1610, à Padoue, un des auditeurs de Galilée ; il s’y trouvoit une multitude de gentilshommes allemands, françois, polonois, suédois, hongrois et de la Transylvanie. Ils parloient tous bien latin ; mais afin de mieux apprendre l’italien, ils prioient Galilée de donner ses leçons en langue toscane. Au temps
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de Keisler, les étudians de la nation allemande avoient, à Bologne, des supérieurs particuliers, une matricule uniquement pour eux, et beaucoup de priviléges. (LXV, p. 973.) Maximilien II promet aux Polonois de faire toujours étudier à Padoue, à ses propres frais, cent jeunes gens de leur nation, s’ils veulent choisir pour leur roi son fils Ernest. (Bettin. Risorg. I, p. 220.) Les princes allemands s’empressoient aussi alors d’attirer dans leurs universités, des jurisconsultes d’Italie. (Tirab. t. XVI, p. 163, seq.) (21) “Vulgare (dit le Dante, dans son livre de Eloquio vulgari), quod venamur, in quâlibet redolet civitate, nec cubat in ullâ, potest tamen magis in unâ redolere, quàm in aliâ, sicut simplicissima substantiarum, quœe Deus est, in homine magis redolet, quàm in bruto ; in animali, quàm in plantâ ; in hâc, quàm in minerâ ; in hâc, quàm in cœlo ; in igne, quàm in terrâ. » Cette comparaison du Dante décèle la haute opinion qu’il avoit du dialecte toscan cultivé. Ce passage au moins, de son Vulgare illustre (qu’il appelle aussi cardinale, curiale, aulicum), paroît au premier coup-d’œil en contredire un autre, où il fait mention de ceux qui avoient déjà fait, avant lui, usage de ce dialecte. Je trouve la solution de cette contradiction apparente dans Tiraboschi, qui s’étoit proposé la même difficulté. Plusieurs écrivains avoient déjà employé dans leurs écrits, avant le Dante, la langue du peuple, épurée toutefois : mais chacun d’eux n’étoit toujours que plus ou moins débarrassé des expressions du jargon provincial ; et ainsi le Vulgare illustre n’étoit pas encore trouvé entièrement. Quoique le Dante ait eu des prédécesseurs, l’honneur lui rest donc toujours d’avoir été le créateur de la langue toscane. Nous pouvons citer un exemple à-peu-près semblable. Avant que notre langue fût formée dans la Haute-Saxe, il y avoit en Allemagne une langue écrite, langue usuelle de tous les écrivains de goût ; à cette exception près, qu’ils y mêloient toujours (plus ou moins) quelque chose du dialecte de leur pays. Voyez là-dessus Adelung. (Magaz. I, Jahrg. 3tes St. § 145.) Les idées de ce grammairien savant et plein de goût, qui a fait les recherches les plus profondes sur les commencemens de la culture de la langue allemande, sont confirmées par ce passage du Dante. La langue de société des classes supérieures dans la Saxe méridionale, servit d’abord de modèle aux écrivains, car
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ils en devoient avoir un, et il ne pouvoit être que dans la Haute-Saxe : mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait eu ensuite une réaction opérée par ces écrivains, sur la langue de société, et qu’ils ne l’aient enrichie par les nouveaux mots, les manières de parler, les tournures qu’ils inventèrent. Dans la vérité, ce ne fut ni la bonne société toute seule, ni les bons écrivains, uniquement, qui formèrent notre langue, mais les deux, en même temps. La bonne société y eut sans doute la plus grande part ; car les analogies avec le dialecte plus raffiné, durent servir de règle aux écrivains pour inventer de nouveaux mots, des tours, des manières de s’exprimer. Les adversaires de M. Adelung, en attribuant aux écrivains la formation entière de la langue, soutiennent un principe qui ne tend rien moins qu’à jeter le trouble et la confusion dans la langue. Mais ce grammairien philosophe ne paroît pas avoir assez observé dans ses recherches philosophiques, l’influence de la supériorité politique, en cette matière. Cette influence s’est, depuis vingt ans, clairement manifestée du côté de Berlin ; et malheur à notre langue si l’on y établit une fois une Académie allemande ; et si la secte de nos modernes génies-forts réussit à y prendre le dessus ! Ceux qui, parmi nous, haïssent les François, et corrompent, pour la plupart, la langue, ne voient pas combien ils favorisent la supériorité que la France a pu obtenir en Allemagne : car, s’ils continuent à tout brouiller dans notre langue, nous serons à la fin tous obligés d’écrire et de parler françois. Pour la réponse à l’assertion du MercureAllemand, que la langue françoise a été perfectionnée par les écrivains de cette nation, je n’oppose que cette question : Pourquoi les François n’ont-ils pas adopté dans leur langue, ou plutôt, en ont-ils rejeté une aussi grande quantité de mots contenus dans Montaigne, auteur qu’on lit d’ailleurs avec tant de plaisir ? (22) On ne peut déterminer, avec une certaine précision jusqu’où la langue italienne et les autres langues étoient répandues en Europe au seizième et dix-septième siècles, sans se livrer à des recherches pénibles. On puisera à cet effet, avec utilité, dans les biographies des princes, des hommes d’état et de guerre et des savans illustres. Qui voudra ainsi, que moi, prendre la peine de feuilleter dans cette intention, y verra la confirmation de mon assertion sur la langue italienne. Mais il est aussi inutile qu’impossible de tirer ici une
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induction parfaite ; c’est encore le lieu de conclure par analogie. Il est reconnu que, dans les deux siècles précédens, beaucoup de princes allemands savoient l’italien. La Bulle d’Or imposoit aux électeurs l’obligation de faire étudier cette langue à leurs fils aînés. Cependant Frédéric, le premier électeur de Brandebourg, qui régnoit au commencement du quinzième siècle, ne lisoit certainement pas Pétrarque, pour satisfaire à la Bulle d’Or. (Moehsen II. s. 322). On trouve au seizième siècle moins de savans d’Allemagne qui aient sçu la langue italienne ; l’usage habituel du latin et le goût général de l’ancienne littérature, sans doute en sont la cause. Luther avoit été à Rome il est vrai, il peut y avoir compris le passa, passa des servans de messe au gré desquels il la disoit trop lentement : je n’ai vu cependant nulle part, que lui et Melauchton sçussent l’italien. A l’égard d’Erasme, qui pourroit en douter ? Cette recherche nous deviendroit bien moins fatigante, si les historiens avoient constamment remarqué dans quelle langue conversoient les personnes des différentes nations dont ils nous rapportent les discours ; et celle dont elles se servoient dans les négociations ; mais ils le font rarement : dans de telles occasions la langue ne leur paroît être, et avec raison, que quelque chose d’accessoire. Cependant il n’est quelquefois pas difficile de le deviner. Sans doute qu’à la cour de Paris et de Londres, Charles Quint parloit françois : cette langue étoit celle de cette partie des Pays-Bas où il avoit été élevé ; celle au moins de la cour et des classes supérieures. Nous avons déjà observé que depuis la descente des Normands en Angleterre, le françois avoit la préférence dans cette île, parmi les premières classes. Philippe II parloit probablement espagnol, ainsi que son épouse Marie à qui sa mère, princesse espagnole, pouvoit l’avoir appris ; car il n’est pas vraisemblable que ce prince d’un caractère fier, se soit abaissé jusqu’à parler françois. Sans suivre la route laborieuse que présentent les biographies, il est encore certains signes qui servent à reconnoître la langue que l’on entend ou que l’on parle dans un pays, au moins parmi certaines classes d’habitans. Le prince témoigne-t-il une affection particulière pour une langue, nul doute que son exemple ne soit bientôt suivi de la cour et de la ville, à moins que le goût de ce prince ne soit, sur ce point, aussi bizarre que celui de Pierre le Grand qui, dit-on, avoit
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donné à la langue hollandoise, la préférence sur toutes les autres langues. On peut aussi conclure qu’une langue étrangère est au moins entendue des premières et des moyennes classes de la société, si on a des pièces dramatiques dans cette langue. Les traductions multipliées de productions conçues dans une langue étrangère, supposent encore sa connoissance dans beaucoup d’individus. Si la littérature étrangère a tellement d’attraits pour une nation, qu’on doive penser qu’elle accueillera les nombreuses traductions des ouvrages de ses voisins, on peut conjecturer d’après cela, qu’il y aura chez elle beaucoup de personnes qui désireront avec ardeur de lire les originaux mêmes, et dès-lors qui étdieront la langue dans laquelle ils sont écrits. Enfin, si l’on rencontre dans les ouvrages d’esprit d’une nation des traces visibles du goût qui règne chez un peuple étranger, c’est encore un signe qu’au moins dans la classe des auteurs on apprend sa langue, et que quelques-uns la lisent et la parlent. Venons maintenant aux applications. Juan Boscan, le père de la bonne poésie espagnole, qui florissoit vers la première moitié du seizième siècle, se forma sur les Italiens, ainsi que Garcilasso de la Vega son contemporain et d’autres. Dans cet intervalle de temps précisément, nous voyons paroître les nombreuses traductions faites de l’Italie par les Espagnols (V. Velasquez, Hist. de la poés. Esp.) Les liaisons étroites entre l’Espagne et l’Italie, sous le règne de Charles-Quint, la célébrité de la littérature italienne qui étoit alors en fleur, la grande conformité de l’espagnol et de l’italien, ne laissent pas douter que beaucoup d’Espagnols ne s’apliquassent à l’étude de la langue la plus cultivée des Italiens. C’est sur eux pareillement que se formèrent les François, au seizième siècle, et au commencement encore du suivant. On voit parmi eux, à cette époque, une multitude de traductions françoises, faites de l’italien. Desportes avoit si scrupuleusement imité les Italiens, qu’on écrivit contre lui cette satire : Conformité des Muses italienne et françoise. Marot, dans son Roman de la Rose, imita aussi Boccace et jusqu’à ses longues périodes. Tous les beaux esprits qui préparèrent le siècle brillant de Louis XIV, savoient l’italien. Chapelain l’entendoit si parfaitement qu’il pouvoit comprendre la lecture que lui faisoit Marino de son Adonis, et communiquer à celui-ci ses observations critiques dans la langue de cet auteur. Les vers italiens de Ménage, né en 1613, étoient
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si bons, qu’il a obtenu une place dans la Crusca. On ne jouoit sur le théâtre italien à Paris, au commencement de son érection, que des pièces italiennes. Achillini reçut de Louis XIII, ou plutôt de Richeleiu, pour un sonnet très-médiocre, une chaîne d’or de 1000 scudis. Si la langue italienne fut si répandue parmi les François, on ne croit pas devoir en donner pour raison, qu’ils eurent des reines de la maison de Médicis ; car la France en eût-elle eu une douzaine de la Pologne, et sans interruption, la nation n’en eût pas, pour cela, appris le polonois. A la naissance de la belle littérature, nous avons aussi préférablement choisi pour modèles, les Italiens. C’est sur le plan de l’académie d’Italie, qu’en 1617, pour veiller à la conservation de la langue allemande, et travailler à la perfectionner, fut établie cette société qui avoit pris le nom de Fruchtbringende, (porte-fruits). Opitz, qui florissoit vers ce temps-là, ne s’étoit pas seulement formé sur les anciens, mais encore sur les Italiens. Sa Daphné est traduite de l’italien ; et d’après son aveu même, c’est d’un morceau italien que sa Judith est tirée, en très-grande partie. (Gottsched, Hist. du Théât. allem., p. 193.) Hofmannswaldau traduisit le Pastor fido, qui l’avoit déjà été en 1619. Ses poésies et celles de Lohenstein, sont entièrement dans le goût italien, dans ce goût corrompu de Marino, qui régnoit alors en Italie. Voulons-nous étendre nos recherches, nous aurons dans cet espace de temps des observations semblables à faire sur les Anglois. Je me bornerai à la suivante : Chaucer, qui vivoit au quatorzième siècle, puisa son conte de Troile et Créséide, et beaucoup d’autres sujets, dans Boccace, qu’il avoit connu personnellement en Italie. Shakespeare trouva, dans les auteurs italiens, la matière de plusieurs de ses pièces dramatiques. On devoit donc avoir des traductions de ces auteurs en anglois, car Shakespeare ne savoit pas l’italien. On met la langue italienne au nombre des cinq à six langues qu’Elisabeth avoit apprises. Son biographe raconte qu’elle lisoit assidument Machiavel, estimé alors dans toute l’Europe ; mais ce que cette reine disoit de Devonshire, en apprenant la mort de ce comte, il Devonshire nell’ amore humano haveva talenti angelici, prouve que, dans sa jeunesse, obligée de vivre loin de la cour, elle n’avoit pas lu Pétrarque avec moins d’application. Qui pourroit douter que Marie, qui avoit choisi Rizzo pour son secrétaire, et qui de plus étoit passionnée pour la musique italienne, n’entendît pas l’italien ? Milton, qui étoit très-
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fort dans cette langue, suppose, dans son petit ouvrage de l’éducation, qu’on l’apprenoit à tous les jeunes gens. Cependant nous verrons bientôt que, dans ce même intervalle de temps, une autre langue devoit être aussi répandue parmi les Anglois. Nous devons encore remarquer que l’italien devoit l’être préférablement parmi les classes des commerçans. Les Italiens n’étoient pas seulement, au quinzième siècle, et pendant une partie du suivant, maîtres de tout le commerce, (Mercure allem. 1783, p. 31) mais ils en avoient encore trouvé la science. Les expressions techniques sur cette partie, qui nous restent dans les autres langues, en sont la preuve. C’est au moyen du commerce des Italiens dans le Levant, que s’est formé cette langue qu’on y appelle le Francique, qui n’est qu’un jargon italien et un mélange de mots étrangers de toutes sortes. (23) Il y a de l’exagération dans ce que l’orateur espagnol avance ici, sur l’universalité que sa langue eut autrefois ; car il y a peut-être aujourd’hui cent fois plus de personnes qui parlent françois, qu’il n’y en avoit qui parloient espagnol : au reste, comme il regarde le principe de la supériorité politique d’une nation, comme l’unique cause de la propagation d’une langue, sa conclusion ne devoit pas être juste. Ceci cependant est parfaitement exact ; savoir, que l’espagnol étoit alors répandu en Allemagne, en France, en Angleterre, en Italie. Ce seroit ici le cas de faire quelques recherches relatives à cette langue et aussi à la langue françoise. Je me borne à l’observation suivante. Après que les Espagnols se furent formés sur les Italiens, ils servirent ensuite de modèles à ces derniers. « Chacun sait, dit Bettinelli, qu’après le milieu du seizième siècle, l’Italie sembloit être entièrement devenue espagnole, et qu’à nos études on mêloit des études étrangères. Dans cette fermentation générale, produite par un changement de gouvernement, de langue, d’habillement, d’habitudes, on vit s’introduire le goût espagnol ; il pénétra dans nos villes et nos provinces, en même temps que la puissance de l’Espagne en faisoit la conquête. C’est alors que s’établit, dans ce royaume, la grande réputation de Lopès de Véga, et qu’il eut des imitateurs en Italie, pays à qui la nation qui dominoit, a toujours servi de modèle. » C’est pourquoi Tiraboschi accuse les Espagnols de la corruption du bon goût en Italie, vers la fin du seizième siècle ; chose cependant dont ne
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conviennent pas les Espagnols, comme on peut aisément le croire. (Voyez Hist. Litt. de Espanna, por los PP. Fr. Raphaël, etc., t. VII) Les pièces dramatiques françoises n’étoient d’abord que de pures imitations de l’espagnol. C’est dans les écrivains de cette nation que Corneille a pris son Menteur et le Cid, et que Molière a trouvé la matière de beaucoup de comédies ; ils ont été aussi la source où Lesage a puisé les sujets de ses romans. Voltaire écrivoit en italien et en espagnol. A la cour de Vienne, sous les règnes de Charles-Quint et de Ferdinand Ier , né et élevé en Espagne, on dut adopter la langue, l’habillement et le cérémonial espagnols. Il n’étoit pas rare, comme il paroît par les biographies, de voir les princes et la noblesse d’Allemagne parler espagnol. Par exemple, Frédéric II, électeur palatin, l’avoit appris dans son enfance. (Leodius, p. 161.) On voit aussi que vers la fin du seizième siècle, et au commencement du suivant, beaucoup de savans d’Allemagne, et notamment les auteurs des productions littéraires de ce temps et de ce pays, s’appliquèrent à cette étude. Les membres de la société porte-fruits l’apprenoient, ainsi que l’italien et le françois. (Voyez Frauenzimmer-Gesprœch Spiel.) Zeiler, écrivain allemand du commencement du siècle précédent, cite très-souvent, dans ses Epîtres, les écrivains espagnols, et leurs propres expressions. Même observation sur d’autres auteurs contemporains. Le célèbre Schickard, professeur d’hébreu à Tubingen, joignoit, à la connoissance de l’italien et du françois, celle de l’espagnol. En Angleterre, sous les règnes de Marie, d’Elisabeth, de Jacques Ier , l’espagnol fut très-commun parmi les premières classes de la société ; les relations politiques des deux royaumes, les alliances des deux maisons royales, ne laissent, à cet égard, aucun doute. Le biographe d’Elisabeth dit : qu’elle savoit très-bien l’espagnol, mais qu’elle ne vouloit pas le parler, « parce qu’il ne faut, disoit-elle, donner à cette nation, déjà trop fière, aucun motif de croire qu’on a du goût pour sa langue. » Les Véronèses de Shakespaere sont tirés d’un roman espagnol, qui, de son temps, étoit déjà traduit en anglois. On aperçoit dans ses pièces de théâtre, des traces non équivoques du goût espagnol. (24) Longueil et Bembo ne parlent d’autre chose que de dieux et de déesses. La vierge Marie s’appelle Dea-Lauretana. C’étoit per
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deos et homines, que Léon X excitoit les princes à la guerre contre les Turcs. Buonamica avouoit franchement qu’il aimoit mieux parler comme Cicéron, qu’être pape ou empereur ; et Bembo assuroit qu’il ne voudroit pas échanger, pour le marquisat de Mantoue, le talent d’écrire purement en latin. Keppler en disoit à-peu-près autant ; mais ce grand homme avoit trouvé la clef du système planétaire. Erasme cherchoit, dans son Ciceronianus, à corriger son siècle de cette admiration fanatique pour Cicéron, préjudiciable même à la bonne littérature latine. Des injures furent le salaire de ses efforts. On le nommait un Salmoné, qui s’élevoit follement contre Cicéron. Jules Scaliger lui prodiguoit les épithètes d’ivrogne, de bourreau, de monstre, de nouveau Porphyre ; il lui reprochoit d’être proprement l’auteur de luthéranisme, d’avoir d’abord attaqué le Christ et Dieu le père, et de s’être déchaîné ensuite contre Cicéron, pour lui ravir toute sa considération et usurper sa place. Le combat parut de telle importance, que François Ier voulut en être instruit. Georges Ier prit aussi intérêt à la dispute entre Newton et Leibnitz ; mais il s’agissoit alors de décider lequel des deux avoit reculé les bornes des connoissances humaines. Enfin cette secte de Cicéroniens tomba d’elle-mieme, ainsi qu’il arrive à tout ce qui choque trop ouvertement le sens commun, et comme il arrivera, et est déjà en partie arrivé à nos sectes à systèmes sur l’orthographe, sur la philosophie des beaux-arts, sur la physionomie, et à d’autres. (25) Il est hors de doute qu’il y avoit plus au seizième siècle, qu’à présent, de princes qui apprenoient le latin, et le possédoient plus parfaitement qu’on ne le possède aujourd’hui. On lit fréquemment dans l’histoire, que lorsque les empereurs, les rois et les princes paroissoient en public, ils y parloient latin. Souvent alors, on voyoit des femmes en faire l’objet de leur étude, et y joindre celle du grec. Elisabeth entendoit très-bien le latin, quoiqu’elle ne s’y exprimât que dans des cas de nécessité. Lorsque les ambassadeurs françois voulurent prouver à ses ministres qu’elle n’étoit revêtue d’aucune puissance légitime sur Marie ; sa réponse, qu’elle avoit probablement préparée, étoit conçue en très-bon latin ; d’où il paroît qu’il étoit alors la langue en usage dans les négociations publiques, entre les ministères anglois et françois.
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Il est vrai qu’en France, au seizième siècle, on se servoit déjà de la langue du pays, en chaire5, dans les tribunaux, les négociations, les traités, et qu’on n’en parloit pas d’autre à la cour et à la ville. Malgré cela, parmi le grand nombre de chaires de professeurs, fondées par François I er , il n’y en a pas une seule de langue et de littérature françoise. Garnier s’en étonne, et attribue à cette indifférence pour la langue du pays, cette rusticité, ce ton de pédanterie, ce mauvais goût qui, pendant un siècle entier, gâtoit encore les ouvrages écrits en langues vulgaires ; (Hist. de Fr., t. XXV, p. 539.) mais l’Allemagne a, au dix-hutième siècle, des universités célèbres, et l’on n’y trouve encore aucun professeur de langue et de littérature allemande. Si dans les negociations d’Etat et dans les actes publics on se servit aussi long-temps du latin, une des raisons principales de cet usage est que de toute ancienneté, dans les Etats chrétiens, les ecclésiastqies occupoient, seuls, les premiers emplois ; et ils furent, en effet, long-temps les seuls capables de les remplir. De-là le mot clericus qui, dans le moyen âge, ne signifoit autre chose qu’un savant ; mais aussitôt que les lumières et les connoissances devinrent aussi le partage des laïques, et que les langues nationales se formèrent, le latin dut perdre de son empire. Erasme croyoit abaisser Luther et la nouvelle Eglise, en disant, : « Longè plures favent Luthero, qui neque grœcè sciunt, neque latinè » ; mais il auroit dû en conclure que les lumières et l’esprit de recherche commençoient à se répandre dans tous les états. (26) Il est singulier de voir l’usage du latin aboli dans les tribunaux, plus tard en France qu’en Allemagne ; savoir, en 1539, sous François Ier. Cela arriva plus tard encore en Angleterre, où il ne fut entièrement abrogé qu’en 1731, par un acte du parlement. Tous les recès de l’Empire, relatifs aux paix publiques, promulgués depuis 1235, aussi bien avant qu’après l’émission de la Bulle d’Or, sont rédigés en allemand. Mais on trouve déjà des diplômes conçus en cette langue, avant le célèbre recès de la diète tenue à Mayence sous Frédéric II. (Comment. Goetting. 1780.) On connoît l’ordonnance de
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En 1120, le célèbre prédicateur Vital de Savigny s’en servoit dans ses sermons à Reims, et même en Angleterre. (Bollandi acta. SS. T. 19.) [Note du Traducteur]
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Rodolphe d’Habsbourg, qui enjoint de ne plus expédier en latin, mais en allemand, tous les édits, privilèges, contrats de mariage et autres, etc. (Goldast, p. 311.) La conclusion de tout ce que nous avons déjà cité des Commentaires de Goettingen même, est que cet empereur n’a fait que confirmer, ordonner de nouveau, étendre ce qui avoit déjà été ordonné avant lui, et ce qui s’exécutoit déjà en partie. On pourroit peut-être expliquer pourquoi l’on s’est servi plus long-temps du latin en France qu’en Allemagne, par la ressemblance de cette langue avec celle du pays, et la facilité plus grande d’entendre les actes publics rédigés en latin ; comme la différence du latin et de l’allemand, et la difficulté qui en résultoit pour les ignorans, d’entendre les mêmes actes, peut avoir été le motif des empereurs allemands, pour abolir l’usage du latin, et lui substituer la langue du pays. (27) Nous avons dit que l’usage du latin se perdit au dixseptième siècle : on peut le conclure des plaintes des humanistes de ce temps-là. (Voyez Burckardi, Hist. Ling. lat., p. 432.) L’étude des sciences proprement dites, poussée avec tant de zèle dans ce siècle, dut être aussi préjudicialble à la littérature des Grecs et des Latins : c’est la raison qui fait dire (à l’endroit cité) aux humanistes érudits, qu’on ne faisoit plus foule qu’auprès des Réaux. Il étoit au reste trèsnaturel que l’étude des sciences succédât à celle des langues. (28) « Sous les règnes précédens, (dit Garnier, dans son Histoire de France, t. XXV, p. 511, édit. de Paris, 1778) on se contentoit d’envoyer six ou sept évêques, abbés ou magistrats, résider dans les principales cours de l’Europe, avec lesquelles on avoit des intérêts à démêler ; (mais) sous le règne de François Ier, et lorsque CharlesQuint eut commencé à se rendre redoutable, on multiplia le nombre des ambassadeurs, tant ordinaires qu’extraordinaires : on en envoya pour la première fois à Constantinople, en Hongrie, en Danemarck, en Suède, à presque toutes les diètes de l’Empire, et même dans les cours du second ordre, d’où l’on pouvoit recevoir des avis importans ; et quoique l’on continuât à préférer, pour ces fonctions, les gens d’église ou de robe, cet article de dépense monta ordinairement à la somme de trois cent mille livres, à laquelle il faut ajouter celle de cent trente mille livres, que l’on distribuoit à des pensionnaires secrets en Italie,
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en Allemagne, en Espagne et en Angleterre, qui devoient entretenir correspondance avec les ambassadeurs. Les pensions des Suisses générales et particulières, en y comprenant celles des alliés des cantons, formoient un article séparé, qui montoit à cent cinquante mille livres. » (29) « C’est à Nimègue (dit Saint-Didier, qui y avoit accompagné le comte d’Avaux lorsqu’on y conclut la paix) qu’on s’aperçut des progrès considérables qu’avoit faits la langue françoise dans les pays étrangers ; car il n’y avoit aucune maison d’ambassadeur où elle n’y fût aussi familière que la langue maternelle. Bien plus, une preuve qu’on ne pouvoit se dispenser de la savoir, c’est que les ambassadeurs anglois, allemands, danois, et autres, tenoient leurs conférences en françois. Les deux envoyés danois convinrent entre eux d’écrire dans cette langue leurs communes dépêches, parce que le comte d’Oldenbourg, l’un d’eux, n’entendoit pas le danois aussi bien que son collègue. Pendant presque tout le cours des négociations, les étrangers aimoient mieux s’y exprimer que dans toute autre langue dont l’usage n’étoit pas aussi universel. » On remarqua à cette occasion, comme quelque chose d’extraordinaire, que le principal ambassadeur d’Espagne, le marquis de Los Balbasès, répondit en françois aux ambassadeurs françois qui l’avoient complimenté. L’épouse de cet ambassadeur étoit, parmi les dames de son rang, alors résidentes à Nimègue, la seule qui ne parloit pas françois ; elle l’entendoit cependant un peu : ainsi, quoique la langue latine ne fût pas encore entièrement exclue des négiciations publiques (on vit l’évêque de Gurk en prendre la défense contre les ambassadeurs françois d’Estrades et Colbert), cependant le françois étoit déjà par-tout la langue de société parmi les premières classes, et l’on pouvoit déjà prévoir que bientôt on l’emploieroit dans les négiciations, et jusque dans les traités de paix. D’autres traits historiques prouvent de même que la fin du dixseptième siècle fut proprement l’époque de l’étonnante propagation de la langue françoise. En 1679, un ambassadeur polonois à la cour de Danemarck, à l’audience du roi, harangua ce roi en latin, et en reçut une réponse en françois. En 1680, don Balthasar de Fuen-Major, ambassadeur extraordinaire d’Espagne, prononça, devant les etats-
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généraux, son discours en françois. Odik, président, lui répondit dans la même langue. L’évêque de Beauvais, ambassadeur de France en Pologne, vers l’an 1673, assure, dans une lettre à Charpentier, que tous les ministres étrangers avoient complimenté le roi en françois, et que c’étoit dans cette langue que s’énonçoient, aux audiences publiques, le nonce du pape, l’ambassadeur de l’empereur, et ceux de Brandebourg, de Danemarck, de Bavière, de Neubourg et d’Angleterre (Charpentier, de l’Excell de la Langue franç., t. I, c. 13) En 1698, le discours du comte de Portland, ambassadeur de Guillaume III à Louis XIV, étoit en anglois, mais le reste de la conférence fut entièrement en françois. Mes principes sont encore confirmés par ce qui se passa à la paix de Westphalie, qui coïncide avec le milieu de la période de communication. Selon ces principes, la langue françoise devoit alors obtenir déjà de la supériorité ; il devoit néanmoins y avoir une espèce de choc entre elle et les langues italienne et espagnole, et particulièrement la langue latine. C’est aussi ce qui arriva. Lors de la visite qu’on rendit à l’ambassadeur d’Espagne nouvellement arrivé, tout le temps que durèrent les complimens, le comte de Nassau s’exprima en françois, Vollmar en italien, et Savedra en espagnol ; mais ensuite la conférence se tint indifféremment en françois ou dans une autre langue. Les Impériaux haranguèrent le comte d’Avaux en latin ; celui-ci leur répondit en françois. Le duc de Longueville entendoit, il est vrai, le latin, mais il ne le parloit pas. L’ambassadeur de l’électeur de Saxe entendoit le françois, mais il ne le parloit pas. Celui de Brandebourg l’entendoit et le parloit ; ainsi ce dernier auroit pu porter la parole dans cette langue ; mais celui de Saxe qui ne lui cédoit pas volontiers ce privilège, prétendoit qu’on ne pouvoit le faire sans blesser l’autorité de l’Empire. Ce fut, en conséquence, en latin qu’il traita d’affaires avec le duc de Longueville ; mais celui-ci fit ses réponses en françois, et les répliques de D. Fromhold, ambassadeur de l’électeur de Brandebourg, à ce duc, furent aussi en françois. Les ambassadeurs de la république de Venise, qui avoient pris sur eux, comme on sait, le rôle de médiateurs, s’exprimoient en italien, et cette langue devint d’un usage commun dans les conférences qu’eurent les Impériaux avec eux. Ces médiateurs vouloient même que les plein-pouvoirs fussent rédigés en latin ; mais les François et les Espagnols tinrent opiniâtrément pour leurs langues. Les premiers même ne vouloient aussi présenter leurs déclarations
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qu’en françois. Les Impériaux désiroient l’allemand ; ils firent même une pétition aux médiateurs ; mais toute la promesse qu’ils reçurent de ces derniers, fut qu’ils engageroient les François à ajouter une tradution latine, rédigée par eux-mêmes, à tous les actes conçus en françois. Lors de l’expédition du traité de paix, toutes les couronnes proposèrent le latin, parce qu’elles regardoient l’usage de l’allemand pro specie submissionis. (Voyez Meyer, Acta pacis Westphal.) (30) Les plus anciens des auteurs italiens ont sur-tout cherché une certaine élégance dans cette construction qui s’éloigne de l’ordre naturel ; et le Dante, dans son livre de Vulgari Eloquio, a consacré à cette matière un chapitre particulier. Il y dit : « Sunt gradus constructionum quàm plures ; videlicet insipidus, qui est rudium, ut, Petrus amat multùm dominam Bertham, etc. » D’après cela, il seroit décidé que la construction françoise est insipide ; car, à moins d’employer une tournure absolument différente, on ne peut s’exprimer autrement qu’en disant : Pierre aime beaucoup madame Berthe ; mais un François répondroit : ou que cette construction n’est pas insipide, ou que l’insipide gît dans les expressions. Quant à mon but, il suffit que cette construction, Petrus amat, etc., soit la plus naturelle et la plus facile. Les Italiens même, avec toute l’admiration qu’ils conservent pour la prose de Boccace, lui reprochent cependant ses constructions dures et fatigantes, et ses inversions pénibles ; (Bettinelli de Risorg., t. I, p. 183) mais chez leurs poëtes, la liberté des inversions est encore plus grande et confine souvent avec la licence de la langue latine ; elle a régné depuis le Dante jusqu’à Métastase, d’ailleurs, élégant et facile, et ce règne sera, probablement encore, de longue durée, car elle a son fondement dans l’oreille des Italiens, faite pour la musique, et dès-lors fière et ennemie de la contrainte. La poésie des François, au contraire, ne connoît presque d’autre transposition particulière, que celle qui sépare le génitif du mot qui le régit ; transposition même que plusieurs se permettent aussi dans la prose6. Il y a cela de singulier, que le génitif doit toujours être dans un 6
[Fénélon, dans sa lettre à l’Académie françoise, exhortoit ses confrères à introduire dans la langue françoise, en faveur de la poésie, un plus grand nombre d’inversions qu’il n’y en a. « Notre langue, écrivoit-il, est trop sévère sur ce point ;
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certain éloignement du mot qui le gouverne, et toujours le précéder. Il en est déjà un peu trop près dans ce passage de Voltaire : « Qui de l’homme est le maître ». Racine dit mieux : « Sait aussi des méchans arrêter les complots » ; mais il est tout-à-fait bizarre qu’on puisse dire : Du Créateur la sagesse. Cependant on trouve dans le poëme de Voltaire, sur la Loi naturelle : Julien, scandale de l’Eglise, et des rois le modèle ; mais cela est extrêmement rare. Au reste, on aperçoit, jusque dans les plus petites inversions, les efforts des auteurs françois, pour être clairs. Aussi souvent qu’ils placent l’accusatif devant le verbe, pour exprimer quelque rapport (liberté qu’ils prennent rarement), ils y renvoient toujours le lecteur, en employant le pronom, afin de lui éviter toute peine. Par exemple : Ce qui compose l’homme, l’homme peut-il le détruire ? Pope dit : What compose [sic] man, can man destroy ? L’anglois paroît, en général, ordonner ses mots, comme s’il avoit des cas dans sa langue. elle ne permet que des inversions douces : au contraire, les anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, et la variété, et les expressions passionnées ; les inversions se tournoient en belles figures, et tenoient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux. » (p. 513, édition de 1740.) Aussi le même Fénélon, Voltaire, et d’autres, regardoient la rime comme nécessaire à notre poésie : on connoît les tentatives infructueuses de Nicolas Rapin et de Baïf, qui essayèrent de faire des vers sans rimes, à la manière des Grecs et des Romains. J’observerai encore ici que, même dans notre prose, nous avons un plus grand nombre de transpositions que M. Schwab ne semble le reconnoître : ainsi, par exemple, 1˙. nous commençons quelquefois nos phrases par un infinitif. « Accuser ce roi d’avoir voulu répandre le sang de son peuple, c’est de toutes les accusations la plus fausse, » 2˙. Nous plaçons le cas devant le verbe. « Ce qui compose l’homme, l’homme peut-il le détruire ? » 3˙. Quelquefois le nominatif suit le verbe. « Il s’élève du fond des vallées des vapeurs sulfureuses dont se forme la foudre qui tombe sur les montagnes. » 4˙. Souvent un datif commence la phrase. « A bon entendeur, salut », au lieu de salut à bon entendeur. 5˙. La phrase commence encore par un que. « Que la chose se passe ainsi, je ne puis le croire », au lieu de je ne puis croire que la chose, etc. 6˙. Nous disons indifféremment en interrogation : Monotone la langue françoise ? » ou la langue françoise monotone ? 7˙. Nous plaçons l’adjectif à la tête du discours. « Tranquille, il commandoit aux flots et aux tempêtes. » Note du Traducteur.]
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On rencontre fréquemment, dans les poëtes anglois, des constructions semblables à celle-ci de Milton : That glory never shall his wrath or might Extort from me ;
Et à cette autre de l’essai de Pope : Attention, habit and experience gains Each strengthens reason and self-love restrains.
La suite du discours montre, il est vrai, sur-le-champ, au lecteur qui réfléchit, à quoi se rapportent le that glory et le self-love ; mais la peine de cette recherche lui est épargnée dans la construction françoise ; tout y semble fait pour sa commodité. Cependant cette liberté des inversions, chez les poëtes anglois, se perd peu-à-peu. Dryden se les permet moins que Shakespeare et Milton ; et Pope, moins encore que Dryden. C’est sans doute à dessein que Pope, dans son Essai sur l’homme, dit : — The headlongs lioness between And hound sagacious on the tainted green,
Et ce n’étoit pas à cause de la rime qu’il faisoit choix d’une transposition de préposition, forcée en apparence. Elle ne doit pas être aussi dure en anglois, qu’elle le seroit en allemand ; comme si l’on disoit, par exemple : Und es enstand ein streit Adramalech zwischen und Satan.
On trouve aussi, dans les poëtes espagnols, des inversions hardies. En voici un exemple que présente le commencement même de la première idylle de Garcilasso de la Véga : « Il [sic] dulce lamentar de dos pastores, salicio juntamente y nemoroso, he de cantar, sus quexas imitando ; cuyas ovejas al cantar sabroso estaban
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muy atentas, los amores, de pacer olvidadas, escuchando ». Les derniers mots sont transposés, à la manière des latins ; mais la prose espagnole a aussi ce qu’on appelle contruccion figurada, son hyperbate, ses ellipses que la prose françoise, trop timide, ne sauroit imiter. (Gramm. cast. p. 11, c. 3.) (31) On sait que non-seulement les poëtes italiens emploient une multitude de mots inconnus dans les entretiens ordinaires, mais qu’ils se permettent encore de mutiler leurs mots, en supprimant des lettres, afin de leur donner une toute autre forme, et de les rendre plus propres à la mesure. Leurs vers en empruntent, il est vrai, quelque chose de bien plus éclatant, et leur poésie se distingue par-là de leur prose ; mais ce n’est pas un grand dédommagement de la peine que doit prendre, pour étudier leur langue, un étranger qui n’a pas l’oreille italienne. Addison a déjà observé que ce grand éclat n’étoit qu’un masque, sous lequel grand nombre de poëtes italiens tâchoient de cacher ce que leurs pensées avoient de très-commun et de trèsordinaire. (Remarq. D’Addiss. Sur l’Ital., p. 83.) Les anciens poëtes françois ont pris aussi de semblables libertés. C’est ainsi qu’ils disoient : orine, au lieu d’origine ; il parole, au lieu de parle, pour rimer avec école ; main, au lieu de matin ; forment, au lieu de fortement, etc. ; mais, à mon avis, les François ont trèssagement renoncé à toutes ces libertés. Il m’a paru très-singulier de rencontrer dans les écrits en prose de Bettinelli, de telles mutilations de mots. (32) M. Wieland, dans Clélia et Sinibal, (Mercure d’avril 1748, p. 43.) emploie cette expression : Entknoetigung des Romains. Le mot a pour lui l’analogie, ainsi que ceux-ci : E n t s c h o e d i g u n g , entsundigung ; mais le goût en est-il satisfait ? cela ne sonne-t-il pas d’une manière barbare à l’oreille ? La mienne n’est pas encore réconciliée avec le mot v e r v o l l k o m m n e n , et son dérivé vervollkommnung. Il faut bien que ce mot ait quelque chose de désagréable, car certains auteurs écrivent, vervollkommenen, et d’autres, vervollkommen. Un besoin à-peu-près indispensable peut seul excuser l’usage de ce mot dans un ouvrage didactique ; mais lorsqu’un de nos plus grands poëtes, dans son Ode à l’Empereur, appelle le pape, den dreykrontragenden obermoench, il se permet un
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assemblage contraire à toute analogie, et aussi gothique que le triple diadème. † (33) L’auteur est intimement convaincu que les facultés de l’esprit humain, dans la période actuelle de son existence, ne peuvent se développer que jusqu’à un certain degré ; qu’en conséquence la culture d’esprit des nations, au moins dans ce qui regarde le nombre de leurs conceptions, a un maximum, au-delà duquel elles ne peuvent s’élever, sans dégénérer ensuite et se confondre : d’où il suit qu’une langue a aussi son maximum de perfection, au-delà duquel elle court le risque de se corrompre ; qu’ainsi, lorsqu’elle y est parvenue, une sorte d’autorité (sans doute il ne s’agit pas d’autorité politique) devient nécessaire pour la fixer. Je me rappelle avoir lu que M. Haller, dans une lettre particulière à M. le président de G.…, assuroit qu’en beaucoup d’endroits il n’entendoit pas la langue de Lavater, dans ses Fragmens sur les Physionomies. Cet homme savant, qui s’exprimoit, dans plus d’une langue, avec une force extraordinaire, et à qui la langue allemande est autant redevable de sa culture.… ce grand Physiologue, ce grand poëte, auroit ainsi dû se résoudre, à son âge, à apprendre l’allemand, pour entendre les Fragmens sur les Physionomies. (34) [On pourroit citer aussi Philippe de Commines, Amyot, évêque d’Auxerre, si l’on ne veut pas nommer Charron, remonter même jusqu’à Joinville, chez qui l’on reconnoît proprement les traits caractéristiques de la clarté et de la naïveté de la langue françoise. « Amyot traduisit Plutarque, traduit depuis par d’autres ; mais aucune de ces versions, dit l’auteur des Deux âges du Goût et du Génie françois, n’a fait oublier la sienne. » (Voyez Disc. Prélim., p. xl.) Elle a fait des partisans infinis de la langue françoise, ainsi que les Caractères de la Bruyère, sur lesquels on a fait des clefs de toutes les façons. Note du Traducteur.] (35) Quelques François vont encore plus loin ; ils soutiennent que leur langue a toujours été la mieux accueillie et la plus répandue en Europe. Pour le prouver, ils apportent le témoignage de Brunetto Latini, auteur italien du treizième siècle, qui écrivit son Trésor en
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françois. Voici ses motifs pour faire choix de cette langue : « Et s’aucuns demande pourquoi chis livres est escris en romans, selon le patois de France, puisque nous somes Italiens, je diroé que c’est pour deux raisons, l’une est por ce que nous somes en France, l’autre si est, par ce que françois est plus délitaubles langages et plus communs que moults d’autres. » (Quelques-uns lisent : « que tous autres. ») Tirasboschi ne paroît pas faire beaucoup de cas de ce témoignage ; il dit : « Non è maraviglia ch’ egli scrivessi cosi, perccioche egli scriva in Francia. » Mais Brunetto convient de ce premier motif ; il paroît donc qu’il mérite croyance par rapport au second. Le passage suivant de la chronique de l’abbé d’Ursperg (Argent. 1609, p. 156), prouve clairement qu’au dixième siècle on trouvoit quelques Allemands qui parloient françois. Il s’agit d’un combat (en 939) entre Othon Ier et son frère Henri. Celui-ci étoit soutenu par le duc de Lorraine ; l’avantage de ce combat resta à Othon. « Ex nostris etiam fuêre (y est-il dit), qui gallicâ linguâ loqui sciebant, qui clamore in altum Gallicè levato exhortati sunt adversarias ad fugam. Illi socios (les Lorrains) hujus modi clamantes arbitrati, fugam, ut clamatum est, inierunt. » Voici encore un témoignage, de date très-ancienne, qui m’a été communiqué dans les termes suivans, par M. Reverdil, conseiller d’Etat du roi de Danemarck, que j’ai le bonheur de compter au nombre de mes amis : « En 1768, on publia à Soroë en Danemarck, un manuscrit fameux dans le Nord, et composé vers le milieu du douzième siècle. Il est en langue islandoise, ou plutôt dans la langue générale du Nord pendant ce siècle, laquelle est conservée en Islande, et se nomme kongs-skug-sio, qu’on traduit par speculum regale. L’ouvrage est dans le genre de tant d’autres specula, composés dans les XII, XIII et XIVe siècles. (On en compte soixante-dix.) C’est une description des mœurs du temps, telles qu’elles étoient et telles qu’elles doivent être. La forme de celui-ci est un dialogue dans lequel un ministre d’Etat, retiré du monde, est questionné par son fils, sur les règles de conduite à suivre dans les diverses professions, marchand, courtisan, homme d’église, laboureur. Les deux dernières parties sont perdues. L’ex-ministre conseille à son fils de s’adonner au commerce avant de s’introduire à la cour ; de s’instruire particulièrement de la
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jurisprudence ; d’apprendre toutes les langues, sur-tout le latin et le françois, comme d’un usage plus étendu ; du moins c’est ainsi qu’on croit devoir entendre ce passage : Ok ef thu villt vulkommin vera i fródleik, tha nem thu allar tungur, en allrahelz latina o voelsko, thiat, thoer tungur gánga vidaz, en tin thó eigi at hellár thinni tungo. » (Le th se prononce comme en anglois, mais il a un caractère particulier en islandois.) Une traduction danoise et une allemande accompagnent cet ouvrage : le danois traduit voelsko par voelske ; et voici le passage de la tradution latine : Tu verò si velis in scientiis ad maturitatem quamdam pervenire, omnes linguas, imprimis latinam et vallandicam, ut potè latissimè florentes, calleas, vernaculœ, tamen tuœ neutiquam oblitus. On croit que cette langue voelsko, vœlske ou vallandica, est le gaulois, ou françois, ou vallon. » On pourroit certainement douter si le voelsko est précisément la langue françoise. A n’en juger que par les liaisons des Islandois et des Danois avec les étrangers, dans les XI, XII et XIIIe siècles, on est indécis s’il doit s’entendre du françois, ou de l’Italien, ou du provençal, ou même du flamand. Les Islandois faisoient alors de fréquens pélerinages à Rome, en passant par la France, la Suisse et le Piémont. (Schlœzer, Hist. Du Nord, ch. 7 ; § 28.) Ils apprenoient, dans la France méridionale, à connoître la poésie provençale, et c’est sur elle qu’ils modeloient la leur. (Ch. 1, § 7.) Ils doivent avoir eu aussi des rapports avec les habitans des Pays-Bas. Il ya cependant des raison encore plus fortes de conjecturer que voelsko étoit la langue, ou plutôt le dialecte d’où s’est formée ensuite la langue françoise d’aujourd’hui. Le commerce des Islandois avec les provinces du nord de la France, étoit probablement beaucoup plus considérable qu’avec celles du sud. Leur chemin pour aller en Italie, étoit par le nord de la France, et ils rencontroient, en quelque manière, leurs compatriotes en Normandie (à qui les Anglo-Saxons donnoient le nom Valland). (Chron. Sax. p. 156.) Ils trafiquoient aussi en Angleterre. (Schlözer, c. 7, § 21.) Or au douzième siècle, la langue françoise y étoit dominante ; au moins le dialecte qui y étoit en usage devoit peu en différer. Mais voici un passage à-peu-près décisif, qu’on lit dans Arnold, abbé de Lubeck, écrivain du treizième siècle. (Chronica Slavorum, 1. 3, c. 5.) « Scientia quoque liberali non parùm profecerunt (Dani) ;
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quia nobiliores terrœ filios suos, non solùm ad clerum promovendum, verùm etiam secularibus rebus instituendos Parisios mittunt, ubi litteratura simul et idiomate linguæ terræ illius imbuti, non solùm in artibus, sed etiam in theologiâ multùm invaluerunt. Si quidem propter naturalem linguæ celeritatem (comme il frappe au but !) non solùm in argumentis dialecticis subtiles inveniuntur, sed etiam in negotiis ecclesiaticis tractandis, boni decretistœ sivè legistœ comprobantur. » (Leibnit. Scr. Brunsw. t. II, p. 657.) Les sciences qui florissoient déjà à Paris au douzième siècle, avoient en effet acquis à cette ville une grande célébrité. Il y avoit un collège pour les Anglois et un pour les Danois, les Daces. (Hist. Litt. de la Fr. t. IX, p. 79.) La nation françoise passoit alors pour la plus polie. (Thom. Becket. Epist. 1. 2. p. 48.) Si le sud de la France avoit au douzième siècle ses troubadours, le nord avoit aussi ses poëtes françois ; et la langue françoise, proprement dite, commençoit à s’adoucir. Si Frédéric Barberousse faisoit des vers en provençal, Brune, archevêque de Trèves, étoit gallico cothurno exercitatus. (Ibid.) Il ne pouvoit aussi manquer d’arriver que la langue en usage parmi les classes supérieures de Paris, où la cour et beaucoup de savans avoient leur résidence, ne se perfectionnât de bonne heure, et que cette langue ne servit de modèle à toutes les autres provinces. Il y avoit, il est vrai, un dialecte parisien, un normand, un bourguignon, un flamand, et beaucoup d’autres sans doute encore ; mais il étoit naturel que toutes les provinces dont les princes étoient autant de vassaux de la couronne, formassent peu à peu leurs dialectes sur une langue que l’on parloit de préférence à la cour du roi, et qui devoit sans contredit se perfectionner plus promptement que ces dialectes. Si l’on réunit toutes ces raisons, il devient très-vraisemblable que, dans le passage du speculum regale islandois, il est question de la langue françoise, telle qu’elle avoit cours alors dans le nord de la France, dans les écrits et parmi les premières classes. Il est possible cependant que par ce voelsko, qui semble être, en général, une langue privilégiée, plus répandue que les autres, on entende la romanarustica, d’autant plus que ces dialectes qui avoient pour souche la langue romaine en usage parmi le peuple, n’étoient pas encore alors di différens entr’eux qu’ils le furent ensuite, lorsqu’on travailla à les perfectionner de plus en plus.
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Nous pouvons juger de l’affinité qu’ils devoient avoir alors, par un passage de Leibnitz, (Introd. in tom. II, scr. Brunsw.) où, en parlant d’Otton IV, qui se fit couronner à Rome, on lit : « Apparet Ottonem Augustum gallico sermone usum, et ab Italis fuisse intellectum. » C’est ainsi qu’aujourd’hui un Allemand pourroit, sur les objets les plus nécessaires, entendre un Hollondois. Fût-il au reste démontré que le dialecte reçu dans le nord de la France, à Paris sur-tout, dialecte qui s’est formé parmi les premières classes, qu’on peut regarder comme celui dont la langue françoise d’aujourd’hui tire son origine, fût-il démontré, dis-je, qu’il étoit, au moyen âge, le plus répandu dans l’Éurope, je n’y verrois encore qu’une confirmation de mes principes, car le provençal n’étoit guère plus parfait que le françois ; le degré de civilisation dans la France méridionale étoit aussi à-peu-près égal à celui des premières classes de Paris. Ainsi le principe de supériorité politique devoit décider pour la langue françoise ; et l’effet de cette cause devenoit d’autant plus grand, qu’il n’y avoit plus de provinces méridionales réunies à la couronne. Or, c’est ce qui arriva, comme on sait, dès les XIII et XIVe siècles : la Navarre, le Dauphiné, le Rousillon, le comté de Toulouse, etc. échurent alors à la couronne, ainsi qu’auparavant plusieurs provinces du Nord en avoient été le partage. Toutes ces révolutions durent avoir une influence très-favorable sur la langue françoise ; et c’est à elles, comme à une cause principale, qu’on doit, à mon avis, attribuer la chute de la langue et de la poésie provençales. Ainsi le moyen âge peut, sans contredit, avoir été l’époque où, autant que le permettoit le degré de communicaton en ce temps-là, la langue françoise fut la langue la plus répandue dans l’Europe. Il ne s’ensuit cependant pas qu’elle ait joui constamment de ce privilége, sur-tout dans les XV et XVIe siècles, où de nouvelles causes puissantes assurèrent l’empire aux langues italienne et espagnole ; mais on voit par-là pourquoi le françois dut être, dans tous les temps, une langue très-répandue. [Voici encore de nouvelles preuves de la propagation de la langue françoise, au moyen âge, qui ont été récemment envoyées au traducteur, par M. Schwab, et communiquées à cet auteur par M. Petersen, dont il est fait mention dans la Préface.
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Dès ce temps même, cette langue plaisoit déjà beaucoup aux Italiens ; car voici ce qu’écrit Domnizo, de la célèbre comtesse Mathilde, l’amie de Grégoire VII : (Apud Leibnitz, Scr. Brunsw. p. 659.) « Hæc apices dictat, scit Teutonicam benè linguam, Hæc loquitur lœtam, quin Francigenamque loquelam. » 3 . Edouard, roi d’Angleterre (1066), envoya son neveu en France, pour y être élevé. « Eò quòd apud nobilissimos Anglos usus teneat, filios suos apud Gallos nutriri ad usum armorum, et linguœ nativœ barbariem tollendam. » (V . Gervasius Tilber. Apud Bouquet, t. XI, p. 317.) 4 . Au commencement du treizième siècle, les Allemands, même les militaires, alloient déjà en France pour y apprendre le françois. (V. Cæsarii Heisterbar. Illustr. Mirac. 1. v, c. 42.) Saint Bernard convertit à Constance un riche gentilhomme, nommé Henri, et en fit son interprète. « Eò quòd in utrâque linguâ gallicana videlicet et teutonicâ multùm foret expeditus. » (V. Cæsarii, 1. c. 1. I, c. 16.) 5. Une chronique du temps de l’empereur Frédéric Ier, dit d’un comte italien, nommé Belamite ou Bellanuce, attaché à cet empereur : « Tàm linguâ teutonicâ, quàm italicâ et gallicâ doctus. » (Apud Murat. Scr, Ital. t. VI, col. 1117.)
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6 . L’ancien biographe Filelfo s’exprime ainsi en parlant du Dante : « Loquebatur enim idiomate gallico non insipidè, ferturque eâ linguâ scripsisse non nihil. » (V. Opera di Dante, t. IV, P. 2, p. 67. Venezia, 1758, 4.) 7 . La première école de la langue françoise fut érigée en Allemagne, à Cologne, en 1563, par un certain Gerhard du Vivier. (V. Harzheim, Bibl. Colon. p. 101.) Le premier professeur public en cette langue dans l’université de Wittemberg, fit Guillaume Rabottus-Salenius, de Dauphiné. Dans son discours d’entrée, imprimé dans le tome VII Orationum Scholœ Melanchthonianœ. (Servestœ, 1586, 8) il s’exprime ainsi : Novo exemplo prodeo in publicum, traditurus prœcepta linguœ peregrinœ, eujus in academiis nullus hactenùs fuit usus. » (S. Strobels Miscell. litterarischen inhalts. P. v, p. 176.) Note du Traducteur. Voyez aussi ses Observations, après les Preuves et Eclaircissemens.] (36) Il est à-peu-près prouvé, et les Italiens eux-mêmes en conviennent en partie, que leur langue doit sa naissance au provençal, que les troubadours (premiers poëtes en langue vulgaire) revêtirent, au XI et XIIe siècles, de ces charmes qui le distingoient de tous les autres dialectes. Le Dante et Pétrarque surent tirer avantage des productions de ces troubadours et des poëtes françois. Le premier parle même de Thibaut, roi de Navarre, comme d’un excellent poëte. Les Provençaux semblent avoir aussi devancé les Italiens dans les arts de luxe. Lorsque Charles d’Anjou fit son entrée dans Naples, le char magnifique sur lequel étoit la reine Béatrix, et la parure des femmes de sa suite, frappèrent d’admiration les habitans de cette ville. C’étoit, pour ainsi dire, quelque chose d’inconnu pour eux. (Muratori, Hist. d’Italie. Part. 8.) (37) Saint Jérome dit, Ep. XCV, p. 771, que les Gaulois alloient à Rome : « Ut ubertatem Gallici nitoremque sermonis gravitas Romana condiret. » Il faut que l’influence du climat sur les langues soit bien constante, bien uniforme, puisqu’aujourd’hui que l’Italie et la France sont peuplées par des nations venues du Nord, d’un caractère à-peu-près semblable, on reconnoît encore dans la langue
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italienne cette gravitas romana, et dans la langue françoise l’ubertas et le nitor dont parle saint Jérome. (38) On trouvera dans le françois une multitude de mots semblables et de manières de s’énoncer, dont on cherchera vainement l’origine dans la romana-rustica, mais qui pourroient bien avoir passé dans la langue écrite, dans le françois ; et vraisemblablement en ces derniers temps ; par exemple (sans parler des mots techniques) : éluder, danger imminent, tergiverser, contention d’esprit, donner trop à l’amitié, etc. On pourroit encore, en lisant les anciens écrivains françois qui ont commencé à écrire dans la langue vulgaire, observer avec plaisir comment ils puisoient dans l’ancienne source pour enrichir leur langue. (39) On m’objectera peut-être ici les lettres-de-cachet et la Bastille : mais on trouve dans tous les pays (sans en excepter même les républiques) ces repaires du despotisme. Il faut à cet égard porter principalement son attention sur l’esprit d’une nation. Sil n’est point esclave, celui qui gouverne et qui ose porter atteinte à la propriété, la sûreté, la vie ou l’honneur d’un citoyen, doit craindre de se charger de la haine et de l’exécution de tout un peuple éclairé, et redouter nonseulement la marque flétrissante que lui appliquera une grave philosophie, mais encore les traits sanglans de la satire : il ne se proposera certainement jamais un plan suivi de despotisme. Les mœurs, les lumières de la nation françoise, ce point d’honneur si chatouilleux, auquel un roi de France ne sauroit attacher trop d’importance, ne lui permettront jamais de devenir un despote. On plaisante sur ces protestations, ces représentations des cours de parlement, parce que’on finit toujours par enregistrer. Mais compte-t-on pour rien la résistance que tout un corps respectable ose opposer au roi, en lui disant : « Sire, ce que vous faites est injuste ; vous ruinez votre royaume et vos sujets, etc. ? » Il n’est qu’un monstre à qui de telles représentations puissent être indifférentes7, et 7
Un Louis XI même y a eu égard. Ce roi ayant envoyé un jour à son parlement de Paris plusieurs édits à enregistrer, ce corps refusa de le faire. Louis XI le menace de la mort s’il persiste dans son refus. Alors tout le parlement, ayant son président à la tête, se rend à la cour, et vient se soumettre à cette peine, déclarant qu’il aime
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il ne peut y avoir un semblable à la tête d’une nation polie et éclairée ; car, qu’on y fasse bien attention, ce n’est pas la nature, ce sont les Romains corrompus qui ont formé des Néron et des Caligula. Rien certainement de plus juste que l’observation de D. Moores, dans ses Voyages, lorsqu’il dit de la France : « Ce n’est pas ici le roi qui polit le peuple ; mais c’est le peuple qui polit les mœurs du roi, qui met dans son cœur des sentmens d’humanité, qui éclaire son esprit, pourvu qu’il ne soit pas entièrement incapable d’instruction. » Il y a des pays dont la constitution a quelque conformité avec la constitution angloise, et où l’on pourroit cependant dire : « Volià plus que la Bastille ! » A quoi sert la meilleure constitution, si l’esprit du peuple est celui d’un esclave, et si le petit nombre d’hommes courageux qui connoissent leurs droits, n’y sont pas soutenus ; s’ils courent même le risque de devenir les victimes du pouvoir arbitraire ? La Bastille est, je l’avoue, une tache dans le gouvernement françois ; mais ce n’est pas l’épaisseur de ses murs, la solidité de ses grilles de fer, le peu de liberté qu’on y accorde aux prisonniers, qui la rendent horrible. M. Linguet auroit pu nous épargner sa description minutieuse de ces objets dans ses Mémoires sur la Bastille. Qui mérite d’être jeté dans une prison, ne mérite pas de se promener dans des bocages délicieux ou de reposer sur des roses : mais auparavant, sans doute, il doit être prouvé qu’on a mérité d’y être mis. S’il est au reste très-unique de faire renfermer quelqu’un dans une prison, sans formes judiciaires préalables, combien il est triste pour l’humanité que Tibère ait trouvé dans un écrivain du dix-huitième siècle un défenseur, je dirois presqu’un panégyriste, et ce qu’il y a de singulier, dans cet écrivain même qui se plaint si fort de la Bastille. On reproche, et non sans fondement, à Louis XIV sa hauteur et quelque chose de despotique dans la conduite. Mais qu’il y a peu de princes en ce siècle, qui, comme lui, consentiroient à écouter la réponse que lui fit un jour le duc de Grammont, qu’il consultoit sur un coup douteux au jeu de trictrac ! « Sire (lui disoit-il sans avoir examiné le coup), vous avez tort. » — « Eh ! répartit le roi, pourquoi me donnez-vous tort sans savoir le coup ? » — Votre majesté ne voitelle pas, répliqua Grammont, que si la chose étoit tant soit peu mieux mourir que de consentir à la publication des nouvelles lois. Le roi fit déchirer ses édits odieux en présence de son parlement. (Bodin, de Republ. III. c. 4, p. 468.) [Note du Traducteur.]
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douteuse, tous ces messieurs (en montrant les courtisans qui étoient autour du roi) lui auroient déjà donné raison ? » — Dans une telle circonstance, sur le seul désir de Tibère, le sénat romain eût donné droit à cet empereur ; mais en France, les cortisans gardent le silence en présence de Louis XIV ; et un homme de sa cour, avec une liberté franche, lui disoit la vérité sèchement, et certainement sans paroître craindre de la dire8. (40) Voici le témoignange d’un auteur moderne anglois qui a porté son jugement sur les défauts de la nation françoise avec beaucoup de franchise, témoignage qui ne peut en conséquence être accusé de partialité. Cet Anglois s’exprime ainsi sur le caractère de cette nation : « La nation françoise m’a paru extraordinairement brave, essentiellement bonne, et, sans exception, la plus aimable de l’Europe. L’amabilité, dans le fait, décide le caractère des François. Soldats, savans, essclésiastiques, dans toutes les classes les hommes ont, ici, quelque chose de si doux, de si prévenant dans les manières, qu’on n’aperçoit absolument rien de semblable parmi ceux du même rang dans tous les autres pays où j’ai été : mais aucune classe, d’après l’aveu unanime de tout le monde, ne possède à un degré plus éminent, ce privilége que celle des grands. Ils ont sans doute, en France des défauts qui, si je puis m’exprimer ainsi, sont attachés à leur état : mais une certaine honnêteté, une certaine politesse, dont presque tous les grands, dans tous les autres pays, ne se doutent pas, adoucissent ces défauts. » (Nouvelles Lettres d’un Anglois, sur ses Voyages en Italie, à Genève, etc.) Je joins à ce témoignange celui du célèbre Hume : « Plus je voulus, dit-il, me débarrasser de leurs (des François) politesses excessives, plus j’en étois accablé. — C’est avec tout cela, une vraie satisfaction de vivre à Paris, à cause du commerce fréquent qu’on peut y avoir avec des savans, avec des gens raisonnables, d’un bon ton, prérogative que cette ville peut revendiquer plus que tous les pays de l’univers. J’avois pris la résolution de m’y établir. » (The life of David Hume, par lui-même.)
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On peut ajouter ici un exemple de la modération de ce roi à l’égard de Lauzun, qui lui parloit avec insolence. Louis XIV jeta sa canne par la fenêtre, afin de ne point frapper ce courtisan. [Note du Traducteur.]
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(41) Règle générale : L’ouvrage que chez une nation dont l’esprit est cultivé, les premières et les moyennes classes liront avec plaisir, doit être rangé parmi les bonnes productions littéraires, malgré les cris de la tourbe entière des critiques. Réciproquement, ce qui déplaît à ces classes, doit avoir quelque défaut essentiel, ou ne doit pas être mis au nombre de ces productions. Mais, je le répète, il faut supposer la nation parvenue au plus haut degré de la culture de son esprit ; déterminer exactement les caractères auxquels on connoîtra qu’elle l’a atteint, et de telle manière qu’on ne tombe pas dans un cercle vicieux. (42) [Malgré le Correctif de Médiocrité d’or, ce jugement sur notre littérature, sera-t-il souscrit par le plus grand nombre de mes compatriotes ? D’après l’énumération faite par M. Schwab lui-même, des qualités particulières au goût françois, cette Médiocrité d’or n’estelle que le caractère distinctif de toutes leurs bonnes productions littéraires ? L’élévation, la profondeur, la noblesse, la force d’un Corneille et d’un Bossuet, ne mettent-elles pas un grand nombre de productions de ces auteurs au-dessus du médiocre ? Ces Lettres Provinciales de Pascal, si fameuses dans l’histoire de notre langue, et écrites avec tant d’esprit, de délicatesse et de goût, n’auroient-elles aussi d’autre mérite que celui de la médiocrité ? Le tour fin, délicat, agréable, ingénieux d’un La Fontaine ; sa naïveté, sur-tout, ont-ils donné à ce poëte un grand nombre de concurrens ? « Il peignit la nature et garda ses pinceaux. »
Quelle noble simplicité dans l’Athalie de Racine ! c’est la majesté de la religion elle-même. Quelle étendue, quelle variété, quelle profondeur de génie dans Molière ! Quel coup-d’œil juste, quel regard perçant ! Comme il a su saisir jusqu’aux nuances les plus imperceptibles des caractères qu’il a mis sur la scène ! et quand ce peintre du cœur humain y introduit ses personnages, que de talent dans sa manière de les y présenter, et que de naturel et de facilité dans le langage qu’il leur fait tenir !
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Hasarderois-je ; en avançant qu’au moins les chefs-d’œuvres de ces écrivains balancent ce que les autres nations peuvent produire dans le genre qui leur est propre ? Dans cette partie de la littérature désignée sous la dénomination de genre léger, pièces fugitives ; les François ne peuvent-ils pas hardiment disputer avec les autres nations ? Gallis ingenium. « La Grèce, dit l’auteur des deux Ages du Goût et du Génie françois, p. 280, n’eut qu’un Anacréon, et Rome ne vit éclore, dans le genre léger, que certaines poésies d’Horace et de Catulle ; nous (les François) sommes beaucoup plus riches à cet égard que les Grecs et les Romains ; ces productions naissent en France, comme les palmiers en Syrie, sans apprêt et sans culture9. » On ne refuse pas communément au François un tact fin. N’est-ce pas ce tact qui l’avertit de ne pas suivre son imagination dans ses écarts ? Parce qu’il l’aura réglée, n’aura-t-il fait qu’approcher du vrai point de la perfection ? Faut-il être extraordinaire pour y atteindre ? Mais en quoi consiste ce vrai point ? Quel est le peuple qui en a approché davantage ou qui l’a atteint ? Qui établirons-nous juge de cette question ? De combien de langues cette décision suppose-t-elle la connoissance parfaite ? Et
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Je me suis sur-tout appliqué à citer les chefs-d’œuvres, le genre de productions, les auteurs qui m’ont semblé pouvoir soutenir le parallèle avec ceux des autres nations, et transmettre à la postérité quelque chose de plus que du médiocre : d’autres en auroient peut-être grossi la liste avec les noms d’un Jean-Baptise Rousseau, de l’auteur de la Métromanie, de plusieurs magistrats qui se sont distingués dans l’éloquence du barreau, et avec ceux d’un Bourdaloue, d’un Massillon. En citant ces deux derniers écrivains, j’ajouterai une réflexion : les discours des meilleurs orateurs des autres nations se distinguent souvent par des raisonnemens plus serrés que ceux de ces deux prédicateurs ; plusieurs de leurs sermons renferment même des discussions très-critiques, très-théologiques de leur texte, mais par-là même ne s’éloignent-ils pas du vrai point de la perfection ? Le prédicateur n’est-il sur les bancs de l’école ? n’adresse-t-il pas la parole à la multitude ? et dans l’auditoire le mieux composé, est-il beaucoup de personnes en état de suivre les argumens bien renforcés d’un prédicateur ?
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quel est le savant qui se flattera d’être tellement versé dans toutes, qu’aucune de leurs finesses, de leurs beautés, ne lui échappe10? En supposant à ce juge ces connoissances ; pourrions-nous encore assurer que les préjugés et l’orgueil des nations et des individus qui les composent seront sacrifiés ? Quelle sera d’ailleurs la base de ses jugemens ? Les règles du goût sont-elles fixes ? Que de nuances ce goût ne reçoit-il pas du caractère des nations, de leurs habitudes, de leurs préjugés, du climat, de la forme du gouvernement ? Rapportons quelques exemples de ces variétés de goût, de la diversité des jugemens qu’elles produisent. L’Anglois est fier et jaloux de sa liberté ; ce sentiment semble animer les productions de son esprit ; on seroit tenté de croire qu’il craint de s’y assujétir à des règles : aussi Shakespeare est l’idole de la nation angloise ; et les François, en rendant toutefois à cet auteur le tribut d’admiration qu’il mérite à ceratins égards, ne pourroient soutenir la représentation d’une seule de ses pièces. L’Allemand est simple dans ses goûts, modeste dans ses mœurs, retiré dans l’intérieur de sa maison et de sa famille, il s’intéresse à tout ce qui lui retrace les plus petits détails de la vie privée, et son théâtre est riche en tragédies bourgeoises, en drames. En France, au contraire, le vrai conoisseur n’a remarqué que la dépravation du goût dans l’accueil fait à ce genre de productions ; gais par caractère, les François veulent qu’on les rende meilleurs en les amusant. Nous avons donné à Corneille le surnom de Grand ; au jugement de Lessing, ceux de monstrueux, de gigantesque, lui conviendroient mieux. (Ham. 6 Dramat. st. xxix-xxxii) Klopstock, en quelques endroits de ses œuvres, témoigne assez clairement son mépris pour les poëtes françois (Einflus sder Nachahmung fremder Werke auf den vater loendischen Geschmack, S. 40)
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On m’accordera peut-être que cette connoissance ne peut être supléée par des traductions, quelque bien faites qu’on les suppose. Je doute au moins qu’il y en ait par exemple une qui rende parfaitement notre bon La Fontaine.
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Quelle diversité d’opinions ! Et aurois-je tort de regarder une discussion sur le rang qu’on doit assigner à la littérature de chaque nation, à-peu-près comme interminable et inutile ? Qu’un critique plus versé que moi dans la littérature françoise et étrangère, d’un tact plus sûr et plus exercé que le mien, examine donc, s’il lui plaît, le jugement de M. Schwab sur la nôtre ; il me suffit à moi qu’elle ait plus de lecteurs que toute autre, parmi les premières et les moyennes classes de la société chez toutes les nations polies : leur tribunal est peut-être le plus intègre, leur décision le guide le plus sûr. Note du Traducteur] (43) Cette liberté dont jouissent les François, dans l’usage de leurs participes, donne quelquefois lieu à des périodes très-heureuses. En voici un exemple dans ces vers de la Henriade, chant sixième : « Tels des antres du Nord échappés sur la terre, Précédés par les vents, et suivis du tonnerre, D’un tourbillon de poudre obscurcissant les airs, Les orages fougueux parcourent l’univers. »
En général, notre langue a des motifs pour porter envie à la langue françoise, à cause de ses participes. Je m’en rapporte, sur cela à nos historiens. † (44) De semblables exagérations sont très-naturelles, chez les poëtes d’une nation dont la culture d’esprit n’a pas assez fait de progrès, pour que le jugement y règle l’imagination. On en voit des exemples dans les premiers poëtes françois ; en voici une preuve tirée de Malherbe ; ce poëte, en parlant de la patience de saint Pierre, s’exprime ainsi : « C’est alors que ses cris en tonnerres éclatent, Ses soupirs se font vents, qui les chênes combattent, Et ses pleurs, qui tantôt descendoient mollement, Ressemblent au torrent, qui des hautes montagnes
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Ravageant et noyant les voisines campagnes, Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément. »
On voit que le poëte n’est plus maître de son imagination ; qu’elle se perd absolument dans la description du torrent. Une hyperbole outrée cependant est le défaut principal de cet endroit. Malherbe croyoit être énergique et sublime, il n’étoit que boursoufflé et ridicule. Les bons poëtes du siècle suivant n’offrent plus un seul exemple d’un semblable défaut de goût. (45) la scène françoise a aussi, il est vrai, ses Atrée, ses Catilina, etc. Mais ces pièces n’y ont paru qu’après que Corneille et Racine eurent jeté dans le désespoir les poëtes françois (excepté Voltaire). Le terrible Crébillon n’est cependant pas, à beaucoup près, aussi dépourvu de goût, aussi révoltant que les auteurs de quelques-unes de nos tragédies. Malgré cela, Boileau disoit, après avoir assisté à une de ces pièces de Crébillon : « Qu’il avoit vu Racine ivre. » Que doit-on dire de ceux qui, sans avoir le génie de l’auteur du G o e t z de Berlichingen, et (ce à quoi ils ne songent peut-être pas), autant de goût que lui, ne se contentent pas de blesser, à son exemple, les convenances et les règles ; de l’imiter dans ses autres écrits ; mais veulent encore l’emporter sur lui ? — Ivre, c’est trop peu ; c’est dans le Σωκρατης µ αινοµενο, que se trouve la dénomination qui leur convient ; c’est à eux que peuvent s’appliquer ces vers de Haller, quand il dit : « An muth ist keiner Alexander, An Thorheit geh’n ihm tausend vor. » †
(46) Si j’admire autant cette production de Ramler, c’est proprement parce qu’on y voit briller cet esprit du poëte qui embrasse tout ; c’est à cause de cet art avec lequel il a su réunir et presser cette multitude d’idées différentes qui s’offroient à son imagination, pour en faire un tout parfait. Conoissance exacte des événemens de la guerre, peinture fidelle des nations, des princes et des héros qui y ont joué un rôle ; connoissance de l’histoire ancienne, moderne et du moyen âge, ainsi que de la géographie, de la mythologie, de la
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physique, etc. tout s’y trouve ; et c’est avec une sagacité, une pénétration peu commune, réunies à un style simple et précis, et à une versification excellente, que cet auteur a su mettre chaque chose à sa place, pour l’y faire concourir à la beauté de l’ensemble ; je n’en rapporterai ici qu’une seule preuve : comme les deux lignes suivantes peignent parfaitement le prince héréditaire, aujourd’hui duc régnant de Brunswick ! Dem Sohn der Thetis gleich, Nicht wundenfrey, doch unverkuerzt en jahren.
Quel contraste et quel éloge dans le dernier vers ! Le lecteur, il est vrai, doit avoir fait une provision d’idées, car tout n’est pas matière inflammable pour l’étincelle. Ramler pourroit répondre à ceux qui l’accuseroient d’être obscur : Etudiez l’histoire, étudiez la géographie ancienne, celle du moyen âge, la mythologie : apprenez à connoître la conformité entre mes portraits, mes emblêmes, et les choses et les personnes que je peins : apprenez…. Non ; pour bien apprécier le mérite d’un Ramler, il faut avoir été gratifié, dès le berceau, d’un sourire du dieu du goût et de l’harmonie. (47) « A la cour de Milan, et en d ‘autres cours de l’Italie (dit Addison dans ses Observ. Sur l’Ital.), la démarche, la façon de vivre de plusieurs personnes, ont, avec celle des François, un air de ressemblance dont on est frappé au premier moment. Malgré cela, à une certaine maladresse, on reconnoît sans peine que ces manières extérieures des Italiens ne sont, chez eux, nullement naturelles. Il est, en effet, très-singulier de rencontrer une si grande différence de mœurs, où il y en a si peu dans la température de l’air, et les usages du pays. Les François ont toujours un air ouvert, aisé, affable : les Italiens, au contraire, sont capricieux, attachés au cérémonial, et trèsréservés. On s’applique, en général, en France, à manifester une certaine gaîté, une certaine vivacité ; et cette vivacité, cet air libre, y passent même pour une perfection. Mais les Italiens, avec un tempérament naturellement ardent, affectent toujours une démarche grave et sérieuse ; c’est pourquoi, souvent, on voit passer, dans les rues, des jeunes gens avec des lunettes sur le nez ; ils veulent qu’on croie qu’une trop grande étude leur a gâté la vue, et qu’ils ont
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beaucoup plus de gravité et de pénétration que leurs voisins. Cette différence de mœurs a pour cause principale la différence d’éducation. La coutume, en France, est de mener les enfans dans le monde ; on aime en eux, dès leur enfance, une certaine hardiesse, une confiance en eux-mêmes. Je ne dirai pas qu’aucune nation au monde ne s’adonne plus aux exercices du corps que la nation françoise ; raison pour laquelle il est rare de voir en France, un jeune homme de qualité qui ne sache, dans un ceratain degré de perfection, faire ses armes, monter à cheval, danser. Non-seulement ces exercices servent à leur donner un air libre et dégagé ; mais ils produisent encore sur l’esprit un effet mécanique, en conservant les esprits vitaux dans un mouvement continuel, et en les disposant à la gaîté. Mais ce qui contribue, par-dessus tout, à former dans le François ce caractère enjoué et léger, c’est cette liberté qu’il a de fréquenter le sexe ; de-là cette attention, ces soins à ne se permettre que ce qui peut lui être le plus agréable. Les Italiens, au contraire, n’ont pas les occasions de faire ainsi la cour. Ils s’occupent donc uniquement à plaire aux personnes qu’ils fréquentent, par leur air sérieux et leur sagesse. L’Espagnol a plus rarement encore cette liberté d’être avec les femmes ; aussi règne-t-il dans ses mœurs quelque chose de plus posé encore et de plus grave. » On apercevra aisément qu’en dernière analyse, le climat et la forme du gouvernement sont les deux causes principales qui, selon Addison, différencient le caractère des Italiens et des François. Cet attrait pour les exercices du corps, ce penchant pour la fréquentation du sexe, annoncent les besoins qui naissent de la constitution physique du corps ; et la nature de celle-ci dépend de celle du climat. Cette complaisance pour les femmes, cet empressement à s’en laisser, pour ainsi dire, façonner, supposent une certaine souplesse, j’aurois presque dit, une mollesse dans le caractère, qui prend sa source principalement dans le climat, et aussi dans la forme monarchique du gouvernement. Selon Addison, il y a peu de différence entre le climat de la France et celui de l’Italie. Tout réuni pourtant, cette différence est remarquable : et ne sentons-nous pas, en effet, que, si l’on ajoute un petit degré de chaleur à une certaine température de l’air, bientôt à la légéreté du corps, succède un engourdissement dans presque tous les membres. Il faut après cela, prendre en considération ce qui achève de constituer la nature de l’air et du sol. Or quelle différence les
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exhalaisons sulfureuses, si communes en Italie, ne produisent-elles pas entre ce pays et la France ! De toutes ces causes il doit résulter une différence entre la constitution physique des Italiens et celle des François ; différence sensible, même dans leurs vins. Quant à cette réserve dans le commerce de la vie, elle est, n’en doutons pas, une suite de la forme du gouvernement. Où des prêtres ont, pour régner, eu recours à l’inquisition, on a dû contracter l’habitude de ne parler qu’avec circonspection. N’est-ce pas évidemment la cause pour laquelle les Italiens, qui se sont distingués dans les mathématiques et la physique, restent encore si fort en arrière dans la science de la religion et de la morale, et même dans la philosophie spéculative ? (48) D’après ce que j’ai dit (note 35, on doit déjà regarder comme probable que la langue françoise, dans le moyen âge, depuis les XI et XIIe siècles, étoit en Europe, au moins parmi les classes les plus élevées, la langue la plus répandue de toutes les langues vivantes (bien entendu que le latin étoit la plus étendue de toutes). J’ajouterai aux passages cités plus haut, le témoignage suivant de Benevenuto d’Imola, qui vivoit dans le milieu du quatorzième siècle. « Undè miror et indignor (dit-il dans son Commentaire sur le Dante), quandò video Italicos, et præcipuè nobiles, qui conantur imitari vestigia eorum (Gallorum) et discunt linguam gallicam, asserentes, quòd nulla est pulchrior linguâ gallicâ. Cette prérogative, comme je l’ai fait voir encore, fut, il est vrai, au commencement de la période de communication, le partage de l’italien et de l’espagnol ; à la même époque cependant, la langue françoise devoit, conformément à mes principes, être répandue d’une manière sensible. Quoiqu’elle ne fût pas alors aussi perfectionnée que les deux autres, il y avoit cependant dans cette langue des poëtes et des historiens qu’on pouvoit lire avec plaisir. Si la France étoit encore en arrière, relativement à la culture des sciences, dans celle de l’esprit de société elle avoit sans contredit le pas sur toutes les nations. L’Espagne étoit la puissance dominante, mais la France la suivoit immédiatement, et lui disputoit déjà sa supériorité sous François Ier ; et puis la France alors déjà un royaume grand, peuplé, situé au milieu des nations qui communiquoient entr’elles. Sa prospérité et sa
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puissance croissoient d’une manière visible : circonstances du plus grand poids pour la propagation de sa langue. La communication avec l’Italie ne pouvoit être guère plus considérable que la communication avec la France. Il n’y avoit aucune université en Italie plus célèbre que celle de Paris. Des princes allemands et d’autres étoient au service de France. On compta plusieurs à la bataille de Crécy. Mais, au seizième siècle, beaucoup d’étrangers voyageoient en France, avec l’unique but de se former chez une nation polie, et d’apprendre le françois. (V. Leodius, p. 34, écrivain qui avoit été à la cour de Francois Ier, et qui parle de la politesse de ce prince avec une espèce de ravissement.) Ainsi la France réunissoit déjà, au seizième siècle, différens avantages, d’une heureuse influence pour sa langue. De-là vient que, dans la cour de cette période, nous disons de beaucoup de princes et de grands, et même de plusieurs savans : il savoit le latin, l’italien, l’espagnol et le françois. On dit aussi que Charles-Quint appeloit la langue françoise une langue d’Etat. (V. Perroniana.) (49) Nous avons déjà observé qu’à l’epoque de la paix de Westphalie, la langue françoise commençoit à être en usage dans les négiciations ; mais il s’en falloit bien encore que les traités de paix entre l’empereur et le roi de France, ou entre les puissances d’Allemagne, fussent en françois, ou même qu’on les expédiât et qu’on les délivrât en cette langue. Celui de Riswick, en 1697, fut d’abord, autant que je sais, rédigé en françois, mais expédié en latin : cependant l’empereur accueillit la ratification de la France, écrite en françois. Ce fut en cette langue que le prince Eugène et M. de Villars conclurent, en 1714, la paix de Rastadt ; on y ajouta toutefois un article particulier en faveur de la langue latine. Le traité de paix de Baden, en 1714 ; celui de la quadruple alliance, à Londres, en 1718, furent de nouveau rédigés en latin. Les préliminaires de paix à Vienne, en 1735, le furent en françois, ainsi que la convention de 1736. On y rappela aussi expressément cette clause, qu’on n’entendoit porter aucun préjudice à la priorité acquise de la langue latine. On usa de la même précaution dans le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1768, qui étoit aussi en françois. A la paix d’Huberts-Bourg, on ne fit également usage que de la langue françoise ; et ce qu’il y a de plus remarquable, toutes les puissances qui signoient le traité étoient de l’Allemagne :
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l’empereur ne voulut cependant pas le communiquer à l’Empire, sans y avoir joint une traduction allemande. (V. Linguœ gallicœ jus publicum, Germ. Diss. à G. D. Hoffmann.) Le traité de paix de Teschen étoit aussi en françois. Il est aisé de remarquer que cette courte histoire est celle des victoires remportées, par degrés, par la langue françoise sur la langue latine. A la conclusion de paix d’Huberts-Bourg et de Teschen, la langue allemande eut en même temps le dessous : elle dut, sur son propre fond, son propre territoire, contempler les triomphes que remportoit sur elle une langue étrangère, à qui le vainqueur des François se montroit favorable. Les prince allemands, Joseph sur-tout, céderont-ils dorénavant11 cette prérogative à la langue françoise ? cela est très-douteux. Mais puissent-ils bien plutôt n’avoir jamais besoin de recourir à des traités de paix entr’eux et la France ! (50) Il paroît donc qu’un journaliste n’a pas saisi le sens de la seconde question proposée pour prix, lorsqu’il dit dans la Bibliothèque germanique universelle, (l. LVII, s. 11, p. 595) « que l’académie de Berlin a offert un prix de cinquante ducats, à celui qui prouveroit le mieux cette proposition importante et utile au bien public, que la langue françoise est plus parfaite que la langue allemande. » Cette proposition : « La langue françoise mérite plutôt d’être la langue universelle », n’est évidemment pas la même que celle-ci : « La langue françoise est plus parfaite que la langue allemande, la langue angloise, etc. » Aussi l’académie, par ces mots : 11
[Je ne m’arrêterai pas à le prouver ; mais ce qui est au moins aussi remarquable, c’est de voir deux puissances étrangères adopter la langue françoise dans leurs conventions, où la nation françoise n’a rien à démêler. Les faits sont récens. L’original de la convention préalable entre les cours de Londres et de Danemarck, du 29 août 1800, relativement à la prise de la frégate la Freya, est rédigé en françois. C’est encore dans cette langue que furent conçues les conditions de l’armistice du 9 avril 1801, entre les mêmes cours, après le combat naval que les Danois soutinrent si glorieusement contre Nelson, le 2 avril précédent. Les plein-pouvoirs du citoyen Laforêt, ministre de la république françoise près de la diète de Ratisbonne, étoient écrits en françois. On n’y avoit joint aucune traduction latine, ainsi que cela avoit été observé jusqu’alors. (Ces plein-pouvoirs étoient du 5 août 1802, ou 17 thermidor an 10.) Note du Traducteur]
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Par où mérite-t-elle —, a suffisament donné à entendre qu’il y a seulement certaines perfections qui méritent à la langue françoise cette prérogative, sans nier l’effet des causes externes. Une plume avec laquelle beaucoup de mains pourroient tracer des caractères lisibles, ne seroit pas encore, par cette raison, la meilleure plume. (51) On peut appliquer aussi au bon goût des François dans leur habillement, l’observation que nous avons faite plus haut, sur la politesse françoise que cette politesse avoit une date plus ancienne que le règne de Louis XIV. Shakespeare, dans son Hamlet, fait dire à un de ces personnages : « C’est au goût et à la décence de l’habillement, qu’en France les personnes de qualité, et qui jouissent de quelque considération, ont coutume de se faire reconnoître. » Mais des le onzième siècle, nous imitions déjà les modes françoises. En voici une preuve dans le passage suivant de l’Histoire de la Forêt noire, (l. VI, p. 343) du prince abbé Gerbert ; passage tiré d’une lettre manuscrite d’un abbé de la ville de Goerz, (qui vivoit vers le milieu du onzième siècle) lettre trouvée dans la bibliothèque de Vienne. « Unum tamen (écrit cet abbé au pape) quod nos plurimùm angit et silentii omnino impatientes facit, videlicet quod honestas regni, quæ temporibus priorum imperatorum veste et habitu, nec-non in armis et equilatione decentissime viguerat, nostris diebus, postponitur, et ignominiosa francicarum ineptiarum consuetudo introductur : scilicet in tonsione barbarum, in turpissimâ et pudicis obtutibus execrandâ decurtatione, ac deformitate vestium, multisque allis novitatibus quas enumorare longum est, quasque temporibus Ottonum ac Henricorum introducere, nulli fuit licitum ; ac nunc plurimi patrios et honestos mores parvi pendunt, et exterorum hominum vestes, simulque mox perversitates appetunt, ac per omnia his etiam similes esse cupiunt, quos hostes et insidiatores suos esse sciunt : et quod magis dolendum est hi tales, non modò non corriguntur, verùm etiam apud regem et quosdam alios principes familiariores habentur, ampliorique mercede eò quisque donatur, quò in talibus nœniis promptior esse videtur. Hoc verò alii videntes, eorum, similes fieri non verecundantur, et quia eos impunè ferre simul et munerari considerant, majores novitatum insanias excogitare festinant. Pro his ac talibus, ô beate pater, ideò quàm maximè dolebimus quia cum exterioribus permutationibus simul et mores
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mutari, et in regno alias honestiori cœdes, rapinas, perjuria, traditiones, et varias deceptiones paulatìm accrescere videmus ; et hæc majorum malorum prœcurrantia indicia esse timemus, etc. » Le bon abbé n’avoit pas tout-à-fait tort ; car s’il est à mes yeux quelque chose qui imprime une tache au caractère allemand, c’est cette manie d’imiter toutes les modes françoises, uniquement parce qu’elles viennent de France. Seroit-il donc impossible de trouver dans Berlin ou dans Dresde, un tailleur ou une marchande de modes d’un esprit assez inventif, pour imaginer des modes allemandes, si toutefois nous avons vraiment besoin de modes ? (52) On trouve à la fin de l’éloge de Colbert, par M. Necker, une réflexion très-curieuse (et qui mérite des recherches plus profondes) relativement à l’influence de la belle littérature des François, sur leurs modes. M. Necker a aperçu un fil très délié qui unit les chefsd’œuvres de Racine et de Molière avec le goût des modes françoises ; il les appelle : une sorte de convenance spirituelle et fugitive. Il est très-possible qu’un ministre des finances, tel que Colbert, qui avoit à payer de si grosses pensions aux poëtes, se tranquillisât avec cette idée, que cette classe d’hommes n’étoit pas tout-à-fait inutile à l’Etat, puisqu’ils donnoient des leçons au manufacturier, au fabricant, au faiseur de modes. Cette idée est plus philosophique qu’elle ne le paroît au premier coup-d’œil, et dès-lors n’est pas indigne d’un Colbert et d’un Necker. (53) On lit et l’on admire encore Shakespeare et Milton, et la plupart des poëtes françois, leurs contemporains, sont oubliés12 ;
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[l’auteur, en avançant que la plupart des poëtes françois contemporains de Shakespeare et de Milton sont oubliés, n’oppose que ces deux grands hommes du côté de l’Angleterre. On pourroit observer cependant, que la France comptoit, à cette époque, un plus grand nombre de poëtes, dont le souvenir n’est pas encore perdu. L’Angleterrs, depuis Chaucer jusqu’à Shakespeare, n’en peut citer aucun ; Chaucer eut même une réputation moins brillante que Ronsard, et je ne nomme ni Ronsard, ni Bertrand, une des sept pleyades, etc. etc. Dix ans avant la naissance de Shakespeare, mourut Marot, dont le sévère Boileau disoit :
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phénomène singulier qui semble prouver, d’un côté, une plus grande force d’esprit chez les Anglois, mais, en même temps, la supériorité des François, relativement au goût qui se forma chez eux plus rapidement. (54) En 1095, on déclara l’évêque Ulstan incapable d’être membre du conseil d’Etat, quasi homo idiota, c’est-à-dire, qui linguam gallicanam non noverat. Froissard dit (1395) de Richard II, à qui il envoya son roman : car moult lien parloit et lisoit en françois. Quoique l’usage du françois, sous Edouard III, ait été aboli dans les tribunaux, il doit y avoir encore été employé quelquefois, car, dans l’acte du parlement de 1731, il est fait mention d’une nouvelle abrogation, non-seulement du latin, mais encore du françois, dans les procédures judiciaires et dans les actes publics. Les jurisconsultes étoient donc obligés d’apprendre le françois, afin de pouvoir exercer leur profession. Jacques VI, roi d’Ecosse, écrivit, en l’année 1595, au comte de Hohenlohe, en françois ; (Voyez Anselme, diplom. preuve, supplém. 233) ce qui mérite d’être remarqué de ce roi, très-versé dans la langue latine. Si Elisabeth, ainsi que nous l’avons vu (note 25) s’énonça en « Imitez de Marot l’élégant badinage. » Et ce fut en effet imité par La Fontaine et J.-B. Rousseau. Desportes (qu’on compara à Tibulle) n’est pas encore oublié, pas plus que Malherbe et Racan ; Boileau donnoit même plus de génie à ce dernier qu’à Malherbe. (Voy. Sa Lettre à M. de Maucroix.) On sait encore par cœur le sonnet de Sarrazin sur la coquetterie d’Eve, ses Stances sur celui de Job, son Epître au Grand Condé. Rousseau, dans son Epître aux Muses, en parlant du rang qu’on lui promet au Parnasse, s’exprime ainsi : « ………. Près des places superbes Des Sarrazins, des Racans, des Malherbes. » Shakespeare est mort en 1616. Corneille, né en 1606, fit représenter, en 1636, le Cid (qu’on traduisit dans toutes les langues, et qui parut trent-un ans avant le Paradis perdu de Milton) ; et Corneille est immortel. On peut regarder, comme contemporains de Milton, Molière et La Fontaine. Milton est né en 1608 ; Molière en 1620 ; La Fontaine en 1621. Note du Traducteur.]
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latin devant les ambassadeurs françois, ce ne fut certainement point par ignorance de la langue françoise. Ce fait est sur-tout éclairci par l’anecdote suivante, jusqu’ici inconnue. Au milieu du seizième siècle, le duc Christophe de Wirtemberg envoya un ambassadeur, nommé Asverus Allinga, à la reine Elisabeth ; il devoit l’engager à épouser Charles, archiduc d’Autriche, frère de Maxililien II ; mariage dont le duc se promettoit de grands avantages pour la religion protestante. L’envoyé porta la parole en latin ; la reine lui répondit d’abord dans la même langue. Comme elle conjectura qu’il ne la possédoit pas trèsparfaitement, elle lui demanda s’il ne parloit pas françois ; il répondit que oui : alors l’entretien continua en françois. Il suit de ces raisons, et d’autres qu’on pourroit apporter, que le françois fut trèsvraisemblablement, en tout temps, plus commun en Angleterre, que l’Italien et l’Espagnol. (55) [La marine de l’Angleterre domine aujourd’hui sur celle de toutes les puissances de l’Europe. L’auteur ne pouvoit prévoir cette nouvelle prépondérance de la marine angloise : elle n’auroit probablement jamais eu lieu sans la révolution françoise, qui, en devenant l’occasion de l’armement de presque toute l’Europe contre la France, et en forçant celle-ci d’entretenir un si grand nombre d’armées de terre, ne lui a pas permis de tenir sur un pied respectable sa marine. Note du Traducteur.] (56) [« L’inversion dont la langue latine fait un usage presque continuel, avoit sans doute, dit d’Alembert, ses lois, ses délicatesses, ses règles de goût, qu’il nous est impossible de démêler…. » Tout le monde sait qu’Asinius Polliou a reproché à Tite-Live sa patavinité. (Voyez Encyclop., édit. D’Yverdon, suppl., art. Latinité.) Note du Traducteur.] (57) Le besoin d’une réforme dans l’orthographe se fait sentir plus vivement encore dans les langues françoise et angloise, que dans la langue allemande ; et cependant toutes les peines de ceux qui ont voulu subtiliser sur cet objet, ont été sans fruit. Dès le temps de Bacon, il y avoit de semblables novateurs en Angleterre. Ecoutons ce que dit ce grand homme, à qui on ne reprochera certainement pas un
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trop grand attachement aux usages de ses pères, dans son ouvrage de Augmentis scientiarum. (l. VI, c. 1.) « At orthographia vulgaris etiam controversiam » (Ainsi il y avoit des disputes, en Angleterre, à ce sujet ; ce ne fut cependant qu’au seizième siècle) « et quæstionem nobis peperit ; utrùm e o d e m verba scribere opporteat, quo pronuntiantur modo, an potiùs ex more consueto ? — At illa scriptio, quæ formata videri possit (ut scilicet scriptio pronuntiationi consona sit) est ex genere inutilium subtilitatum. Nam et ipsa pronuntiatio quotidiè gliscit, nec constans est ; et derivationes verborum præsertim ex linguis extraneis, prorsùs obscurantur : denique cùm ex more recepto scripta, morem pornuntiandi nullo modo impediant, sed liberum relinquant ; quorsùm attinet ista novatio ? » Voltaire n’a pas même pu faire passer son ai. Lors même que toutes les orthographes conjureroient contre notre h, elles ne lui enleveroient cependant pas ses anciens droits. † (58) Feu M. de Haller écrivoit, en 1773, à M. le président de G…. : « Autant que je puis juger d’après les journaux qui paroissent tous les mois, le goût en poésie s’est entièrement changé, au moins chez les jeunes poëtes. En 1732, nous prenions notre vol trop haut ; mais aujourd’hui notre style est devenu trop prosaïque pour les poëtes. » Ce grand homme pouvoit-il assigner, d’une manière plus fine, et en même temps plus modeste, l’époque où le bon goût a commencé à régner en Allemagne ? (59) Le chapitre XII du second livre de Quintilien, mérite d’être lu sur ce sujet. Je n’en citerai que ce qui suit : « Undè evenit nonnunquam, ut aliquid grande inveniat, qui semper quærit quod nimium est : verùm et rarò evenit, et cœtera vitia non pensat…. Sententiæ quoque ipsæ magis eminent, cùm omnia circa illas sordida atque abjecta sint…. (Qu’on voie quelques-unes de nos pièces de théâtre !) At illi hanc appellant, quæ est potiùs violentia, etc. » (60) Les Grecs, autant que je sache, ne sont jamais tombés dans ces défauts, mais bien les Romains : Quare quibusdam temporibus (écrit Sénèque à un de ses amis) provenerit corrupti generis oratio,
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quæris ; et quomodò in quædam vitia inclinatio ingeniorum facta sit… Quare alias sensus audaces et fidem egressi placuerint, alias abruptœ sententiæ et suspiciosœ, in quibus plus intellegendum est, quam audiendum ; quare aliqua ætas fuerit, quæ translationis jure inverecundè uteretur…. » Lessing lui-même, dans ses tragédies, n’est pas exempt de ces sententiœ suspiciosœ ; elles y nuisent certainement à l’effet tragique : mais les sensus audaces et fidem egressi, et le inverecundus translationis usus, me paroissent être des défauts dominans de notre belle littérature. (61) Lorsque j’envoyai ma dissertation à l’académie royale des sciences, (ce qui arriva avant le mois d’octobre 1783) je ne pouvois pas connoître encore l’invention de Montgolfier. Quelque honneur qu’elle fasse aux François, je ne me crois pas encore obligé de rétracter le jugement que j’ai porté plus haut, en accordant aux Allemands la supériorité, relativement au talent de l’invention. Le Mercure allemand semble être d’un autre avis. Après s’être montré un peu injuste envers les François, dans son Aéropétomanie, il le devient réellement envers sa propre nation, dans ses Aéronautes, lorsqu’il s’exprime ainsi : (Janvier 1784, p. 73-74) « Comme ce succès (de M. Charles, qui s’éleva dans l’air à la hauteur de quinze cents toises) n’est pas l’ouvrage d’un heureux hasard, mais des effets de la nature, observés avec sagacité, combinés, exactement calculés, on peut bien affirmer, sans exagération, que l’esprit humain, depuis mille ans, n’a rien inventé et produit qui ne soit éclipsé par cette invention13. » Sans observer que l’on confond l’opération de M. Charles avec l’invention même qui, dans son origine, n’est certainement pas l’ouvrage seul de la sagacité et du calcul, mais en partie du hasard, je me bornerai à dire qu’on ne peut, sans exagération, avancer que cette invention éclipse toutes celles qui ont été faites depuis mille ans. L’invention de MM. Montgolfier et Charles ne peut, quant à présent 13
[Si le Mercure allemand (pendant qu’il étoit en train de faire l’éloge des François) avoit eu connoissance de la découverte des têtes parlantes de l’abbé Mical, de celle du télégraphe, par Chappe, et de la pasigraphie ; il auroit peut-être aussi cru pouvoir affirmer que les découvertes de Mical et de Chappe, n’étoient éclipsées ni par l’invention de la machine parlante de Wolfgang de Kempelen, ni par les expériences de Bergstroesser…. Note du Traducteur.]
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au moins, être rangée parmi celles qu’on peut appeler proprement sublimes. Si une invention produit une révolution dans un certain ordre des choses, nous l’appelons alors une grande découverte. Pourquoi la découverte de la poudre et des armes à feu mérite-t-elle cette qualification ? Parce qu’elle a amené un changement dans l’art de faire la guerre. (Malheureuse occupation, et cependant occupation importante des hommes !) Il en est de même de l’art de l’imprimerie : c’est une grande découverte, parce qu’elle a été l’occasion d’une circulation infiniment plus grande de lumières, et qu’elle a eu l’influence la plus importante sur leur propagation parmi les hommes. Ainsi je ne crois pas, avec le Mercure, (dont le vol de la terre au ciel, et du ciel à la terre, ne peut au reste avoir de plus grand admirateur que moi) que l’invention de la machine aérostatique éclipse les découvertes de la poudre à tirer et de l’art de l’imprimerie ; je ne crois même pas qu’elle puisse être mise, avec ces dernières, dans la même classe. Quel service en a-t-on retiré jusqu’ici ? quels changemens a-t-elle prodits ? voyageons-nous sur la terre et sur l’eau, autrement que nous n’avons voyagé jusqu’à présent ? et voyageronsnous jamais plus sûrement, et à moins de frais, au moyen de la machine aérostatique ? Un écrivain françois (Faujas de Saint-Fond), dit : que si l’on avoit eu des aérostats lors de la guerre de sept ans, les François n’auroient jamais été attirés dans le piège terrible qui leur fut dressé à Rossbach, parce qu’on eût pu voir les sages dispositions de l’ennemi. Mais si Annibal, aux espions duquel Scipion fit parcourir tout son camp, avoit, avant la bataille de Zama, considéré l’armée romaine du haut d’un aérostat, quel grand secours en auroit-il retiré14 ? Si la combinaison des effets de la nature, faite avec sagacité, et leur calcul étoient, comme le prétend le Mercure, un monument de la sublimité de l’invention, les mémoires des académies royales de Paris, de Berlin et de Gottingen, devroient être pleins de semblables inventions. On voit, par-là, avec quel soin on doit distinguer l’étendue de mérite de l’inventeur, de la sublimité de la découverte. Les Galilée, 14
[On s’en est servi avec succès à la bataille de Fleurus. Franklin disoit, en parlant de cette découverte : « C’est un enfant qui vient de naître, il faut le laisser grandir. » Note du Traducteur.]
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les Coppernic, les Keppler, les Leibnitz, sont-ils éclipsés par messieurs Montgolfier et Charles, et les autres inventeurs que nous connoissons depuis mille ans, ou seulement depuis trois siècles ? Je croirois faire injure à mes lecteurs en répondant à cette question. En un mot, l’invention de la machine aérostatique n’est, jusqu’à présent, qu’une découverte belle, brillante ; on n’y peut penser, sans sentir un effort pour s’élever avec les hardis aéronautes. Pour apercevoir qu’ici l’imagination a peu prévalu sur la décision aux dépens du jugement, supposons (ce qu’on a prétendu réellement) qu’on découvre l’art d’aller commodément sous l’eau, de voyager, par exemple, au fond de la mer, de Calais à Douvres ; cette invention (qui suit, de très-près, celle de Montgolfier, car on peut espérer qu’elle donnera lieu à des découvertes dans le fond de la mer, infiniment importantes) feroit-elle autant de bruit ? Mais dans ce cas, sans doute l’imagination devroit, a chaque fois, descendre avec les plongeurs. Il y a long-temps que suspicere se rend par admirare. Personne au reste ne désire, plus que moi, qu’un François, ou tout autre cosmopolite, élève cette découverte au rang d’une invention vraiment sublime et utile. †
OBSERVATIONS DU TRADUCTEUR Sur l’universalité de la langue françoise au moyen âge On ne fixe communément qu’au dix-septième siècle le moment où la langue françoise est devenue une langue universelle ; quiconque cependant voudra prendre la peine de parcourir les différentes époques de son histoire, se convaincra facilement que le commencement de sa propagation remonte à des temps plus reculés ; qu’il touche presque à ceux où elle est sortie de son berceau, en se revêtant de formes distinctes de la langue latine1. On la voit en effet se répandre presqu’aussitôt chez les peuples étrangers, et on l’y trouve bientôt disséminée plus qu’aucune autre langue moderne. Si elle doit ensuite céder le pas à deux langues rivales, les langues italienne et espagnole, elle ne s’en laisse jamais éclipser2, et ce n’est que pour reparoître sur la scène, avec plus d’éclat, et ne la plus quitter3. 1
C’est cent cinquante ans environ après la descente des Normands en France, ou en 952, que la langue vulgaire commença à être cultivée. Ces aventuriers hardis et entreprenans en firent bientôt une langue capable d’être employé dans les écrits et dans les livres (Eichhorn, Allgemeine Geschichte der Cultur und Litteratur des neuern Europa. I. B. Ritter – poesie in Frankreich. S. 144 ; und 2. B. Verdienste der Geistlickeit. S. 315. Goettingen 1796. Hist. Littér. de la France, t. VII, p. 37). Or, en 1016, les Normands abordèrent en Italie ; en 1029, ils fondèrent Averse ; et en 1042, on parloit déjà françois à la cour d’Edouard le Confesseur, roi d’Angleterre. 2
Voyez Preuves et Eclaircissemens, à la suite de la Dissertation de M. Schwab,
n°. 48. 3
Quoique l’universalité actuelle de la langue françoise n’ait pas besoin d’être établie, j’ai cru néanmoins que le fait suivant méritoit d’être rappelé ici. En 1798, à Constantinople, dans la nouvelle imprimerie du génie, sous la direction d’Abdurrahman Effendi, professeur de géométrie et d’algèbre, on a imprimé
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En lisant la Préface que M. Schwab a mise à la tête de sa Dissertation sur les Causes de l’universalité actuelle de la langue françoise, ainsi que les numéros 35 et 48 des Preuves et Eclaircissemens qui suivent cette Dissertation, il est aisé d’apercevoir que cet auteur penche pour l’affirmative de cette proposition, savoir : « Que de toutes les langues aujourd’hui vivantes, la langue françoise étoit la langue la plus répandue au moyen âge, parmi les nations de l’Europe. » Aux témoignages qu’il a produits, en faveur de son universalité, à cette époque, j’ai cru pouvoir ajouter les obseervations suivantes. Parmi les écrivains qui ont fait des recherches sur l’histoire de la poésie provençale, et des poëtes connus dans la partie septentrionale de la France, sous le nom de Trovères, quelques-uns n’ont mis aucune distinction entre ces poëtes et ceux de la partie méridionale, appelés Troubadours ; d’autres ont aperçu des différences trop sensibles entre le dialecte employé par les premiers, et celui dont se servoient les seconds. Comme une différence trop marquée entre ces dialectes, devoit retarder la propagation de la langue dans laquelle, avec le laps du temps, ils se sont fondus, il n’est pas inutile, 1°. D’examiner si ces différences étoient telles qu’on ne puisse pas donner à la langue qui comprenoit ces dialectes, un même et unique nom ; 2°. De montrer qu’il ne dut pas s’écouler un long espace de temps, avant que ces différences disparussent, et qu’on eût en France une langue dominante, de l’universalité de laquelle il sera ici question. Lorsque la langue latine, sur laquelle notre langue françoise est, pour ainsi dire, entée, commença à devenir intelligible pour le peuple, et que les conciles prescrivirent aux évêques de prêcher leurs Homélies dans la langue vulgaire, nous voyons que les canons de ces
un ouvrage françois qui a pour titre : Tableau des nouveaux Réglemens de l’Empire Ottoman. Son auteur, Mahmoud Ray Effendi, ci-devant secrétaire de l’ambassade impériale près de la cour d’Angleterre, s’appliqua, ainsi qu’il le raconte lui-même dans l’avant-propos, pendant son séjour à Londres, à l’étude des langues européennes, et sur-tout de la langue françoise, comme étant la plus répandue. J’ai lu ce fait dans un ouvrage périodique allemand, intitulé : Monatliche Correspondenz zur Befoerderung der Erd-und Himmels-Kunde. Von Zach. April. 1801, XXVII.
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conciles désignent cette langue vulgaire, par le nom de Thœotisca ou Rustica-romana4. Cette qualification ne lui est pas seulement donnée dans les conciles de Tours et de Reims, en 813, mais les termes des canons de ces deux conciles sont répétés, mot pour mot, dans celui d’Arles en 851, ainsi que dans un concile tenu dans le sud de la France. Une même dénomination désigne donc, dans le midi, aussi bien que dans le nord de la France, la langue vulgaire ; elle est le Rusticaromana, dans tout l’empire des Carlovingiens. L’unité de gouvernement mérite aussi une considération particulière ; elle influe sur l’unité de la langue en usage dans l’empire, en déterminant enfin la prépondérance d’un dialecte sur tous les autres en concurrence. Or c’étoit dans un même empire, sous un seul gouvernement, que les deux dialectes dont il s’agit étoient parlés. Lorsque, vers l’an 987, Hugues Capet monta sur le trône, la France étoit resserrée entre la mer, la Lorraine, les Pyrénées et le royaume d’Arles. Ce royaume d’Arles que Boson posséda, le premier en 879, sous ce nom, comprenoit, lors de l’avénement de Hugues Capet au trône, la Provence, le Dauphiné, le Lyonnois, le Mâconnois, le Bourgogne transjurane et partie de la Franche-Comté. Mais pourquoi la Provence ne fït point partie du royaume gouverné par Hugues Capet, la langue, dite Provençale, n’étoit pas, pour cette raison, une langue parlée par un peuple soumis à un gouvernement françois ; car le nom de Romani et de Provinciales, comme l’observe Ducange5, étoit commun aux mêmes peuples ; il étoit celui des habitans de l’Auvergne, de la Gascogne, de la Gothie6, et la langue provençale ou romane, appelée aussi limosine7, étoit la langue de ces habitans.
4
« Easdem homilias quisque episcopus apertè transferre studeat in rusticamromanum aut thœotiscam. » (Concil, t, IV, p. 1263.) 5
Gloss. Præf. § XXXVI, in-fol.
6
Ou Septimanie, ou Espagne citérieure ; c’étoit sur-tout le Languedoc. (Raimundus de Agiles in Histor. Hierosol.) 7
Du nom de la ville de Limoges, selon Calca, (in Catalania, c. 16), Escolanus (in Histor. Valentiæ, t. I, c. 14), et André Boschus (de Titul. Honor. Catalan.)
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Ainsi le royaume de nos rois, se trouvant borné par les Pyrénées ; une partie de ce royaume, située sur la rive gauche de la Loire8, ayant été constamment soumise au gouvernement françois9, depuis Charlemagne, on est en droit de dire que le dialecte provençal, ou romain, ou limosin, étoit parlé par une partie du peuple françois. Telle étoit, il est vrai, l’autorité des grands, qu’ils affectoient souvent l’indépendance ; mais le roi conservoit néanmoins un droit de suzeraineté ; ce droit était un lien qui unissoit les sujets à un même chef ; et il se resserra même vers le temps des croisades, où différentes circonstances concoururent à relever et augmenter le pouvoir de nos rois sur ces grands. Les deux dialectes, soit du sud, soit du nord de la France, faisoient donc partie de la langue d’un même peuple, comme ils reconnoissoient aussi une même origine. Or les noms qui leur restèrent, attestèrent toujours une même filiation. Quand, en effet, après la première croisade, en 1130, Bechada, chevalier de la Touraine, fit paroître, dans le dialecte du nord de la France, le récit des exploits de Godefroi de Bouillon, il les écrivit dans le Romanzo. L’idiome vulgaire se réduisoit à trois langues : le biscaïen, ou le gascon, parlé dans la Biscaye, la Navarre, le Guipuscoa et Alva ; le castillan, plus rarement usité, mêlé de mots étrangers, dont on se servoit dans la Castille, Tolède, le pays de Léon, les Asturies, l’Estramadure, Grenade, la Galice, l’Andalousie, la Lusitanio et l’Arragonois ; enfin la limosine, en usage dans la Catalogne, l’Aquitaine, l’occitanie, etc. et même, ainsi que le prétendent les auteurs espagnols, à la cour de nos rois. Les auteurs espagnols et le Dante (in Purgat. Cant. 26), appeloient limosine la langue que nous nommons romane ou provençale. (Voyez Ducange, §§. XXXIV et XXXV. Cette langue limosine étoit même plus pure, plus douce, plus agréable que la langue en usage dans la Provence proprement dite (Eichhorn, ouvrage cité. Beveise. 5. S. 61) ; et les pays où on la parloit, comptent aussi un plus grand nombre de poëtes que la Provence (Hist. Générale du Languedoc, t. II, p. 518. Legrand, Fabliaux. Préf.) 8 Cette rivière peut être regardée à-peu-près comme une ligne de séparation entre les pays où on faisoit usage du provençal, et ceux où on parloit françois ; cependant ce dernier dialecte étoit admis dans la Touraine et l’Orléanois. 9 La Catalogne et le Roussillon ne furent cédés en échange par Louis IX à Jacques I, roi d’Arragon, qu’en 1258 ; et il ne rendit au roi d’Angleterre, le Limosin, le périgord, le Quercy, l’Agénois, que sous condition d’hommage-lige (en 1259).
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Dans le vers si connu10 : « Vestu comme François, et sot parler Romans. » Romans est le nom donné à la langue provençale. Le mot romans est demeuré à ces récits écrits dans le dialecte du nord de la France. Voilà donc le même mot qui, en indiquant une même souche, désigne une langue commune aux Troubadours et aux Trovères. La différence entre les patois des habitans de deux provinces voisines, n’empêche pas de dire que la langue des uns et des autres est la même, qu’ils parlent françois, si le fond de ces patois est le même. On comprenoit sous un même nom de langue provençale o u romana, les dialectes biscaïen, castillan et limosin ; cependant ils différoient les uns des autres, mais ce n’étoit point, encore une fois, quant au fond, et le même nom leur restoit. Ducange observe11 que la romana, en usage à la cour de nos rois, n’étoit guères différente de la langue dont se servoient les Provençaux, et qu’il suffit de les comparer pour s’en convaincre12. Quelques changemens qu’aient éprouvés les deux dialectes au douzième siècle, lorsque les poëtes, soit du sud, soit du nord de la France, travaillèrent à les perfectionner, j’ai toujours peine à croire qu’il fût difficle aux habitans des deux côtés de la Loire de s’entendre mutuellement. Sans doute ces poëtes se comprenoient très-bien les uns et les autres ; et la différence des deux dialectes plus sensible pour nous, depuis les changemens survenus à notre langue, pouvoit bien alors ressembler à la différence que nous présentent aujourd’hui les mots de Troubadours ou Trobatores pour Trovatores, et de Trovères, d’où nous avons fait Trouveurs.
10
Tiré du roman Alexander de Lambert li Cors. (Voyez Ménage, Origines de la Langue françoise, p. 570, édition 4.) 11 12
§ XXXVI.
Voyez aussi ce qui est dit d’Otton IV, qui étant à Rome pour se faire couronner, s’exprima en françois, et fut compris par les Italiens. (Preuves de M. Schwab, n°. 35.)
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La haine et le mépris qu’avoient les habitans du sud et du nors de la France, les uns pour les autres, n’affoiblissent pas les motifs que j’ai exposés. Il suffisoit, pour cela, que les uns s’imaginassent avoir l’esprit plus cultivé ; qu’un dialecte eût quelque chose de plus poli, de plus doux ; que l’autre fût plus rude, plus grossier. D’ailleurs c’étoit souvent des différences d’habillement et de caractères qui donnoient lieu aux expressions injurieuses qu’ils se prodiguoient : on s’en assurera, si l’on veut lire les plaintes et la sortie d’un écrivain contre les Provençaux qui accompagnoient Constantia, princesse de Toulouse, quand elle vint épouser le roi Robert, en 998 : leur légéreté, leurs barbes rasées, la forme de leurs habits, etc. etc., voilà le sujet des lamentations de cet écrivain13. Les habitans du Nord méprisoient aussi ceux du Midi, parce que le caractère de ces derniers étoit moins martial que le leur : Franci ad bella, Provinciales ad victualia, étoit une espèce de dicton14. De tout ceci, je conclus que les deux dialectes du sud et du nord de la France, bien qu’ils fussent différens, ne l’étoient pas tellement qu’on ne pût les considérer comme renfermés dans une seule langue, et que celle-ci dût, par cette raison, beaucoup tarder à se répandre. Mais cette conclusion reçoit un nouveau degré de force, si l’on fait attention, 1°. Que Guillaume IX, comte de Poitiers (mort en 1126) le premier Troubadour que l’on connoisse, et qui a décrit, en provençal, les aventures de sa croisade, après son retour en 1102, étoit contemporain du premier auteur qui a raconté dans le Romanzo, les exploits de Godefroi de Bouillon en 1150 ; qu’ainsi la formation de l’un de ces dialectes n’étoit guères plus précoce ni plus avancée que celle de l’autre. 2°. Qu’on dispute encore aujourd’hui sur le degré de mérite des productions des Troubadours et des Trovères, et qu’il n’est pas décidé 13
« Homines omni levitate levissimi, moribus et veste distorti, armis et equorum phaleris incompositi, à medio capitis nudati, histrionum more barbis tonsi, caligis et ocreis turpissimi, fidei et pacis fœdere omninò vacui ; quorum itaque nefanda exemplaria heu ! proh dolor ! tanta gens Francorum (nuper omnium honestissima) ac Burgundionum sitibunda rapuit. » Glaber, p. 38, in Duchesne Script. rerum Franc, t. IV.) 14
Radulphi cadomensis, in Gestis Tancredi. c. 61. Apud Muratorium, in script. rerum Ital. t. V., p. 306.
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auquelles est due la préférence15. Le plus ou moins grand degré de culture de l’un des deux dialectes sur l’autre, ne présentoit donc aucun obstacle qui dût éloigner le moment où leurs différences trop marquées disparoîtroient. 3°. Que précisément au temps où le perfectionnement de ces dialectes par les Troubadours et les Trovères y introduisoit des différences, un accroissement de pouvoir et d’autorité de nos rois, par des rachats de terres, des rentrées dans les fiefs, des concessions d’immunités aux villes, etc. devenoit un contre-poids efficace pour détruire ces différences. 4°. Enfin, ce qui devoit contribuer à les lever, ce qui recule même l’époque où la langue françoise a joui de l’universalité, c’est la réunion fréquente de ceux qui parloient les deux dialectes, le concours des poëtes du Nord et du Midi, les uns avec les autres ; c’est quand la langue françoise pénètre chez l’étranger, que les deux dialectes y entrent à la fois ; que l’imitation des productions des Trobadours et des Trovères, par les écrivains étrangers, et par conséquent, l’influence de la langue françoise (en tant qu’elle comprenoit ces deux dialectes), marchent de pair16. Lorsque Constantia, fille du comte d’Arles, épousa le roi Robert, elle avoit une suite nombreuse, composée de la noblesse de Provence ; et c’est de 998 que date ce mariage. Quand Thibaut hérita, en 1234, du royaume de Navarre, mille occasions ne durent-elles pas réunir les poëtes des parties septentrionales et méridionales de la France ? Ce roi, comte de Champagne en même temps que roi de Navarre, n’avoit-il pas une association de poëtes à sa cour, ainsi que les gentilshommes Geoffroi du Luc, et Bertrand de Pézars ? « Les sept citoyens de Toulouse, sous le titre de la Gaye Société de Tolose17, écrivirent une lettre circulaire à tous les poëtes de la
15 Voyez Legrand, dans sa Préface et sa Dissertation sur les Troubadours ; et Papon, Observations critiques sur les Trovères et les Troubadours. 16 17
La preuve de ce dernier fait sera donnée un peu plus bas.
Elle avoit proprement le nom Gay Saber ; ce qui indique que le dialecte du Nord avoit alors (en 1323) prévalu sur celui du Midi.
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langue doyl18, pour les inviter à venir lire leurs ouvrages à Toulouse, le premier mai suivant, avec promesse de donner une violette d’or à celui qui auroit composé en romain la pièce jugée la meilleure19. » Ce dernier fait autorise à croire que, dans ces associations, trèsprobablement les poëtes, soit du sud, soit du nord de la France, se trouvoient réunis, et que ce qu’on rapporte de la haine qu’ils se vouoient réciproquement est exagéré. Parmi ceux que Richard Cœur-de-Lion emmena avec lui en Angleterre à son retour de la Terre-Sainte, on nomme, avec un Fouquet de Marseille, un François Blondell de Nesle20. A la suite d’Eléonore de Provence, qui épousa Henri III, roi d’Angleterre, se trouvoient des nobles Provençaux, qui portèrent dans l’île toutes les manières, les usages et la langue de la cour des Bérengers, une des plus brillantes et des plus polies de l’Europe. Cet Henri III avoit à sa cour un poëte françois, Henri d’Avranches21. Ce Frédéric Ier, qui avoit à sa suite des poëtes provençaux, n’auroit-il pas eu parmi eux de ces chevaliers dont il disoit : Plas my cavalier Francès22 ? Or que ces réunions aient influé sur le mélange des deux dialectes, c’est ce que prouve la remarque de Dryden et de Rymer, que, pendant le séjour des nobles Proveçaux, en Angleterre, sous Henri III, la langue angloise elle-même s’étoit chargée de mots et de tournures tirées du provençal23.
18 Dans les ordonnances des rois de France, le royaume étoit divisé par les deux principaux dialectes qu’on y parloit, la langue d’oc dans le Midi, et la langue d’oyl dans le Nord. Dans le Midi, pour oui, on disoit : oc (qu’on dérive du mot allemand auch) ; dans le Nord, on prononçoit : oyl. (Hist. Générale de Languedoc, t. IV, p. 537. Hist. de l’Acad. des Inscrip.t. XXIV, p. 683.) 19
Florian, Notes sur Estelle, 9.
20
Warton’s history of english poetry, vol. I, p. 119.
21
Warton’s history, etc.
22
Nostradamus, Hist. Et Chronique de Provence, 1. 2, p. 130.
23
Voyez Eichhorn, ouvrage déjà cité, Beveise 5, S. 64.
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Ne pourrions-nous même pas ajouter qu’il y avoit eu auparavant dans la Guienne et le Poitou, le Maine et l’Anjou, une espèce de réaction des deux dialectes, l’un sur l’autre, par la communication et le commerce qu’établirent entre les Anglois et les habitans de ces pays, d’abord l’avénement au trône d’Angleterre (en 1153) d’Henri II Plantagenet, héritier de l’Anjou et du Maine, et, en second lieu, le mariage de ce roi avec Eléonore (imprudemment répudiée par Louis VII) qui apporta en dot, à ce second époux, le Poitou et la Guienne. On sait que le françois avoit alors la vogue en Angleterre. Ce concours et cette réunion des Troubadours et des Trovères, des nobles Provençaux et des chevaliers françois dans les cours, dans les croisades, dans les tournois, accélèrent donc le moment où les deux dialectes du nord et du sud de la France, vinrent se fondre dans une seule langue ; et cette époque pourroit aisément se placer au treizième siècle. Alors concoururent toutes les causes qui, en augmentant l’autorité de nos rois, déterminèrent la prépondérance politique qui décida enfin pour le dialecte du Nord. Il domina dans la langue françoise d’alors. On a de fortes présomptions pour assurer qu’elle étoit, au moyen âge, après la langue latine, la plus répandue de toutes les langues aujourd’hui vivantes. Comme les principes sur lesquels repose leur universalité, ont été développés avec autant de sagacité que d’érudtion, dans la Dissertation de M. Schwab, et dans les preuves et éclaircissemens qu’il y a ajoutés, je ne m’arrêterai pas à démontrer l’influence que doivent avoir sur la propagation de la langue d’un peuple, les qualités de ce peuple ; des possessions étendues, fruit de ses conquêtes ou des alliances qu’il a contractées par ses chefs ; l’affluence des étrangers qui le visitent, et l’imitation de ce qui se trouve de beau chez lui, soit en objets de luxe, soit en littérature. Il suffira donc d’énoncer les causes principales auquelles la langue françoise a été redevable de sa propagation, au moyen âge, et de faire l’énumération des effets qu’elle ont produits. On convient que les conquêtes des princes normands et françois ont contribué à introduire notre langue chez les nations étrangères, mais on n’a peut-être pas assez remarqué l’obligation qu’elle a encore à la célébrité des écoles de France, au moyen âge ; à celle des chevaliers françois à cette même époque ; enfin aux romans et aux
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poésies consacrées à nous transmettre l’histoire des amours et des exploits de ces chevaliers. Je me propose de réunir ici sous un seul point de vue, les effets qui sont résultés du concours de ces causes. Cette considération ne laissera, je crois, plus de doute que la langue françoise n’ait, au moyen âge, été, après la langue latine, la plus répandue de toutes les langues modernes24. Elle pénétra dans l’Angleterre lorsqu’Edouard le Confesseur, détrôné par le Danois Knud (ou Canut) le Grand, et secouru par les Normands, remonta sur son trône. Edouard, pendant son séjour en Normandie, où il avoit cherché un asile, avoit adopté les mœurs, les usages, la langue des Normands ou des François ; (car à Rouen, sous le successeur de Rolon, en 943, on parloit plus françois que normand.) Les grands, pour lui plaire, envoyèrent, dès ce temps-là, leurs enfans en Normandie, pour y être élevés25. Ces circonstances même facilièrent la conquête de l’Angleterre, par Guillaume, duc de Normandie, en 1066 ; et l’on doit y ajouter l’estime qu’on avoit déjà, dans cette île, pour les François, au temps d’Egbert26. Guillaume Malmesbury rapporte qu’ils y étoient regardés alors comme les modèles des peuples d’Occident27. Cette idée avantageuse se conserva encore après la conquête de l’île28 ; elle s’étendoit jusqu’aux caractères d’écriture : on préféroit ceux des François, comme plus lisibles et plus agréables à la vue29 ; 24
M. Schwab (1. quest. I. sect. Vers la fin) a vu dans les croisades, les établissemens des ordres de chevalerie, les excursions des chevaliers, etc. etc. des événemens qui ont servi à former l’esprit de communication en Europe, et à alimenter une liaison intime parmi la noblesse de cette partie de notre globe ; il sera aisé d’apercevoir que je considère ces faits sous un point de vue un peu différent. 25
Ingulfi Histor. P. 905. in Script. rerum Angl. et n°. 35 des Eclaircissemens de M. Schwab. 26
Vers l’an 827.
27
De Gest. Angl.
28
La sévérité exercée envers Ulstanus, et le motif allégué pour le priver de son emploi, en sont la preuve. (Voyez n°. 54, Eclaircissemens de M. Schwab.) 29
« Manus Gallicana, quia magis legibilis et aspectui perdelectabilis, præcellebat, frequentiùs in dies, apud omnes Anglos, complacebat. » (Ingnlfus, p. 912. Voyez aussi p. 901, et M. Schwab, ibid, n°. 35.) Ce passage me rappelle une réflexion d’Archenholz, dans sa Minerva (octobre 1800, p. 117). Il attribuoit en partie à l’extérieur des livres allemands, à leurs
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et, pour cette raison, dans les écoles, on apprenoit aux enfans à les former. Cette opinion se communiqua vraisemblablement aux Ecossois. Lorsque Maklom Ier, qui s’étoit réfugié près d’Edouard le Confesseur, en Angleterre, retourna, en 1056, dans son royaume d’Ecosse, accompagné de beaucoup de Saxons, la langue françoise, dit Pinkerton30, fut parlée à la cour d’Ecosse, comme à celle d’Angleterre ; et Ducange concluoit des différens édits des rois, rédigés dans cette langue vers le douzième siècle, que son usage prévala dans ce royaume31. On sait que, deux siècles même après Edouard III, on retrouvoit encore, en Angleterre, des traces de la langue françoise, dans certaines formules usitées dans les cours de justice : aujourd’hui encore on y dit : au milieu du parlement, après la sanction royale d’un bill, le roi le veut. La conquête de la Calabre, de la Pouille, de la Sicile, par les princes normands, n’eut pas de moindres effets sur la propagation de la langue françoise, que la conquête de l’Angleterre, notre langue y entra avec eux, et avec les princes du sang royal, leurs successeurs, dans la Hongrie, la Pologne, les îles Majorque, de Corse et de Sardaigne. Un texte de Hugues Falcandus, trésorier de Saint-Pierre de Parme, semble prouver, en effet, qu’on parloit le françois, au moins dans les cours des rois de ces différens pays. La plupart des courtisans qui avoient conspiré contre le chancelier du roi, ayant sollicité le comte Henri, frère de la reine, de se charger des affaires du royaume,
caractères gothiques, au mauvais papier sur lequel ils sont imprimés, l’éloignement des Anglois et des François pour la littérature allemande. Aujourd’hui, cependant, on soigne davantage, en Allemagne, cet extérieur des livres ; on y emploie très-souvent les caractères latins ; Unger de Berlin a même donné aux lettres allemandes des formes plus arrondies. 30 31
Ancient scottish poems. Præf.
Voyez Math. Westminster, an 1292. Thomas Walsinghamum, an 1297, addit. ad Math. Paris, et Guill. Prynneumin, Libert. eccles. Angl. P. 400, 529, 534, 649, 668, 1053. in Ducange. Præf. § XXI.
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il refusa, sous prétexte « qu’il ne savoit point la langue des François, dont la connoissance étoit de la plus grande nécessité à la cour32. » Ce n’est point seulement pendant le règne des comtes de Flandre et des Courtenai de la maison de France, que l’usage du françois fut reçu à Constantinople et les provinces dépendantes de cette capitale, long-temps même encore après que les Grecs l’eurent recouvrée, vers l’an 1300 ; il étoit aussi commun dans la principauté de la Morée et le duché d’Athènes, qu’à Paris : « E parlaven axi bell Frances, com dins en Paris33. » Aussi long-temps que les royaumes de Jérusalem et de Chypre furent sous l’obéissance des François, ceux-ci y conservèrent leur langue. Les lois des rois de Jérusalem et de Chypre, (appelées assises et bons usages du royaume de Jérusalem) sont écrites en françois34. Le Francique, (Lingua Franca), la langue des nations qui commencent sur les côtes de la mer Méditerranée et le mer Rouge35, offre encore un mélange de nouveau grec, de françois, de turc et d’arabe. Si nous adoptons le sentiment d’après lequel le provençal ne seroit qu’un dialecte peu différent du dialecte parlé dans la partie septentrionale de la France, la langue françoise qui les renferme tous deux, aura été aussi de bonne heure la langue d’une partie de l’Espagne, et celle du Portugal. Car, sans fixer, avec les auteurs espagnols, l’époque ou la langue limosine devint celle de la Catalogne, au temps où des Limosins, partis de Catalens, une de leurs villes, ayant à leur tête Charlemagne, repoussèrent les Sarrazins au-delà de l’Ebre, et donnèrent à la Catalogne leur langue et le nom de leur ville, il est au moins certain que cette langue y fut introduite, ainsi que dans une grande partie de l’Espagne, par la réunion à la Catalogne de la Provence, (en 1100, 32 « Francorum se linguam ignorare, quæ maximè necessaria esset in curiâ. » (Falcandus de Calamit. Siciliæ, in Ducange, § XVII.) 33
Raimundus Montaneirius (in Hist. Arrag. C. 261), in Ducange, § XVII.
34
Ducange, § XVII.
35
Les princes normands avoient poussé leurs excursions jusqu’au Mont-Sanaï. Nous lisons même qu’un moine de Sinaï vint à Rouen au onzième siècle, pour recevoir l’aumône annuelle de Richard, duc de Normandie. (Voyez la Description du Monastère du Mont-Sinaï, dans le Voyage de Pocock, tom. I, pag. 140, in-fol.)
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sous Bérenger IV, comte de Barcelone) ; de l’Arragon, (en 1137, sous Bérenger V) et (sous les descendans de Bérenger V) par la conquête des îles Baléares et de tout le royaume de Valence ; enfin qu’elle de répandit en Portugal, par l’avénement au trône (en 1139) d’un prince françois, du comte Henri, fils du duc de Bourgogne, et gendre d’Alphonse le Grand. Or, à cette époque, les deux dialectes du sud et du nord de la France, ne doivent pas présenter encore des différences très-grandes, car, ainsi que nous l’avons observé, les premiers chants que nous connoissons des poëtes qui ont introduit ces différences dans ces dialectes, en travaillant à les polir, ne remontent pas plus haut que l’an 1102. C’étoit donc encore la langue françoise qu’on parloit alors dans la majeure partie de l’Espagne. Son étonnante propagation est encore attestée par les vestiges qu’elle a laissés dans les actes et les anciens diplomes, dans les anciennes histoires, et sur-tout dans les lois, car dit Ducange36, presque toute l’Europe les avoit reçues de la France : c’est ce qui faisoit penser à cet écrivain37 que le travail du Glossaire qu’il a donné au public, pouvoit difficilement être entrepris par un autre qu’un François versé dans la connoissance de la langue françoise de son temps, et de celle que parloient nos pères, dont il reste encore des traces dans la Gallo-Belgique. Mais, comme nous l’avons observé plus haut, ce ne sont pas uniquement les conquêtes et les alliances qui ont fait la fortune de la langue françoise, au moyen âge ; elle la doit aussi, en partie, à la célébrité des écoles de France, d’où il est résulté un concours prodigieux d’étrangers qui y venoient comme à la source des lumières. On y comptoit, au onzième siècle, déjà plus d’élèves rendus de toutes les parties de l’Europe, qu’il ne s’en trouvoit aux cinquième et sixième, dans toutes les écoles soit de l’empire grec, soit de l’empire d’occident38.
36
Ducange, § XVII.
37
Ducange, § XXII.
38
Meiners, Histor. Verleichung der Sitten und Verfassungen…… 2. B. 9. Abschnitt. I. Absatz. S. 398.
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Cette célébrité, en effet, ne se bornoit pas à l’université de Paris. Un Fulbert illistroit l’école de Chartres, où il enseignoit les arts libéraux ; un Bérenger, de Rome, celle de Tours ; un Pierre de Beaufort, celle de Clugny ; un Bernard, celle de Citeaux ; un Suger, celle de Saint-Denis. A Rouen, Richard V avoit appelé (en 1028) une colonie de moines grecs, pour y faciliter l’étude de leur langue. Les progrès qu’on y faisoit dans l’éloquence étoient tels, dit Godefroi de Malaterra39, qu’on eût pris les enfans même pour des rhéteurs. De l’abbaye du Bec, près de cette ville, est sorti Lanfranc, né à Pavie, (placé par Guillaume le Conquérant sur le siége de Cantorbéry) et Anselme d’Aosta son disciple, (ensuite archevêque de Cantorbéry). L’érudition du premier étoit si renommée, que les princes et les nobles lui confioient l’instruction de leurs fils ; que jeunes et vieux venoient de l’Italie, de l’Angleterre, de la Grèce même, à cette abbaye du Bec, pour l’entendre. Il enseignoit vers l’an 106040. Telle étoit la réputation du doyen de la cathédrale de Laon, d’Anselme, (mort en 1117) qu’on compare à une armée le nombre de ses auditeurs, la plupart Anglois, et parmi lesquels étoient des évêques, des archevêques, et sur-tout un Guillaume de Champaeux et un Abélard41. Beaucoup d’étrangers venoient aussi étudier à Lyon, célèbre par les leçons qu’on y donnoit en philiosophie42. Lorsque les deux rois de Suède, Birger Jarl et son fils Magnus Ladislas, (an 1250 – 1290) s’occupèrent des moyens d’inspirer à leur peuple le goût des sciences, les nobles envoyèrent leurs enfans recevoir une meilleure éducation, hors du pays, sur-tout à Paris et à Montpellier43. Mais aucune de ces écoles ne fut comparable à celle de Paris. Elle compta, parmi ses élèves, un Stanislas, évêque de Cracovie, un
39
In Murator. sec. Ital. t. V, p. 550.
40
Crisp. In vità Lanfranci, apud Launoy, 1. c.
41
Launoy, c. 45, et 1. c. p. 151.
42
Eichhorn, ouvrage déjà cité, 2 B. 11, 3, 2 Verdienste der Geistlichkeit A. Frankreich. S. 313. 43
Dalin. Introd. à la pemière partie des Mém. De l’Acad. roy. de Suède.
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Adalbéron de Wurtzburg, un Jean de Salisbury, un Altman de Passau, un Italien, Pierre de Léon, un Etienne Harding, Anglois, Pierre de Lombard, un saint Thomas d’Aquin, etc. etc. C’est en France que Sœmund Frode, Islandois, (mort en 1132) avoit fait ses études. Thoriak, évêque de Skacholt, en Islande, (mort en 1193) avoit étudié six ans, tant à Paris qu’en Angleterre44. L’université de Paris, la plus ancienne de toutes, la plus respectable45, ne le cédoit à aucune, quant au nombre d’écoliers qui y accouroient de toutes parts. L’histoire ancienne et moderne n’offre aucun exemple d’une réputation semblable à celle d’Abélard. Aucun homme n’a compté autant d’auditeurs pris dans un si grand nombre de nations différentes : on venoit à ses leçons de l’Angleterre, de la Suède, de l’Allemagne, de Rome, des bords de l’Ebre, etc. Ses élèves sacrifioient au plaisir de l’entendre, toutes les commodités de la vie ; dififcultés de chemins, périls sur les routes, rien ne les arrêtoit ; souvent le lieu où ils refluoient, n’avoit ni assez d’espace pour les contenir, ni assez de vivres pour les nourrir46. Parmi les disciples du seul Abélard, on compte, dit Crévier47, vingt cardinaux et plus de cinquante évêques ou archevêques. Pierre Lombard fut un de ces disciples, et à cette époque, d’après le cardinal de Vitry, il y avoit à Paris des étudians de douze nations
44
Voyez sur ces deux derniers, Schloezers Allgemein Weltgesch, S. 216, 569.
45
Robertson, Histoire de Charles-Quint, t. 3, p. 274, édition d’Amsterdam,
1771. Elle fournissoit même des instituteurs aux nations, par exemple, un Abbon à l’Angleterre ; un Rathier, un Gerbert à l’Allemagne, etc. C’est encore de France que sortirent les hommes de mérite qui allèrent travailler à la réforme des églises et des études, un Bernard d’Agénois, moine de Clugny, puis archevêque de Tolède ; Maurice Bourdin, moine d’Uzerche dans le Limosin, puis archidiacre de Tolède, ensuite archevêque de Braya ; Pierre de Bourges, enfin évêque d’Osma ; et ces colonies de moines tirés des abbayes de SaintVictor de Marseille, et de la Sauve-Majour. (Roderici Ximenes rerum in Hisp. gest. Liv. 6, chap. 26. Histoire littéraire de la France, t. VII.) 46
Ep. Héloïse, p. 46, in oper. Abel. et Héloïs. Paris, 1616 ; Fulconis, Ep. ad Abail. In oper. Abel. P. 218 ; Hist. Calam. 1. c. c. II. p. 28. in oper. Abel. 47
L. 171.
228
Le Grand Concours
différentes48. L’école de théologie étoit aussi célèbre que celle de médecine à Salerne, et celle de droit à Bologne : les recteurs de la première jouissoient même d’une plus haute considération et de plus grands priviléges que ceux de Bologne49. On y ensiegne avec distinction, avant la fin du douzième siècle, outre la philosphie et la théologie, la jurisprudence et la médecine50 ; et non-seulement les Danois y venoient pour y étudier dans ces différentes facultés51, mais les Vénitiens, au commencement du treizième siècle (au lieu de s’arrêter à Bologne), traversoient l’Italie pour venir apprendre le droit à Paris52. Quand Frédéric II fonda des universités dans son empire, celle de Paris lui servit de modèle53. Sous cet empereur, les Allemands alloient étudier à Paris, comme à Padoue et à Salamanque ; ils y alloient même, ainsi que les militaires de cette nation, avec l’intention d’y apprendre le françois54. Enfin, au quatorzième siècle, « dix mille personnes, dit Velly55, eurent voix pour décider une question agitée dans cette université, et comme les seuls gradués avoient droit de suffrage, il falloit que le nombre des écoliers fût prodigieux56. » Dans ce siècle et le suivant, sa réputation étoit en effet si brillante, ainsi que celle de la Sorbonne, qu’elle étoit consultée tant
48 Launoy, c. 59, art. 5, p. 204. On ne doit toutefois pas entendre le mot nations, uniquement des nations étrangères, on le donnoit aussi aux habitans des différentes provinces de la France, aux Gascons, aux Poitevins, etc. 49
Crévier III. 47. VII. 433.
50
Crévier et Launoy, II. cc. Voyez aussi le témoignage d’Arnold de Lubeck. (Dissert. De M. Schwab, Preuves, n°. 35.) 51
Le témoignage d’Arnold de Lubeck. (Ibid.)
52
Foscarini, della Letterat. Venez. P. 39.
53
Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menscheit, th. IV. B. 20. V. S. 344. Von Johann Gottfried Herder. Riga und Leipzig. 1791. 54
Voyez Additions au n°. 35 des Preuves et Eclaircissemens
55
Histoire de France, t. 2, p. 147.
56
On a même porté le nombre des étudiants des Universités de Paris et d’Oxford, jusqu’à vint-cinq et trente mille (Vood. Antiq. Oxon. I. p. 86, et Conring, p. 155.)
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229
sur les intérêts de l’Etat que sur des matières de religion57, par les rois de France, les souverains étrangers, le pape même. Elle dut alors son éclat à un Pierre d’Ailly, à Jean Gerson et Nicolas de Clémanges58. Cette émulation dans les universités eut un double effet favorable à la culture de notre langue, et, par contre-coup, à sa propagation. Pour étendre les connoissances en France, on y traduisit les anciens auteurs dans la langue vulgaire, et cela dès le douzième siècle59. On est redevable de beaucoup de ces traductions des ouvrages de l’antiquité, à Louis IX, à Philippe le Bel et à Charles V60. Les disputes fréquentes dans les écoles, où les antagonistes montroient autant de facilité que de subtilité, servirent aussi à donner à notre langue, dit Herder61, une précision philosophique, en y faisant passer de la langue latine, dont elle étoit sortie, les idées abstraites. Je crois bien que, dans ces disputes, il n’étoit pas accordé aux étidians, encore moins ordonné, d’y parler en françois comme en latin, ainsi que c’étoit en usage dans l’université d’Oxford [au temps où les rois d’Angleterre vouloient introduire la langue françoise dans leur royaume62] ; je suis encore très-persuadé que les instituteurs, pour faciliter à leurs élèves l’étude de la langue vulgaire, n’avoient point, comme Galilée63 en Italie, la complaisance de l’employer dans leurs leçons, et de lui sacrifier leur attachement à la langue latine : malgré cela, de ce concours vraiment prodigieux d’étrangers dans les écoles de France, indice certain d’une communication réciproque entre ce royaume et les autres pays de l’Europe, on est autorisé à augurer favorablement pour la propagation de la langue françoise. Ces 57 Elle étoit entrée dans les assemblées où on délibéroit sur les affaires publiques ; elle jouissoit encore de ce droit à la fin du seizième siècle (Mézerai VII, 37). Sa faculté de théologie avoit des députés dans les conciles. 58
Launoy, 1. c. c. 59, art. 12, p. 268, et art. 7, p. 220.
59
Lebeuf, II, p. 17, 38.
60
Voyez Fresnoy, Notes sur Commines IV, p. 346. Pour propager l’instruction, Louis IX fonda aussi, en 1230, l’Université de Toulouse ; Philippe-le-Bel, en 1289, celle de Montpellier, fréquentée (comme nous l’avons vu plus haut) par les Suédois, et, en 1312, celle d’Orléans. 61
Ideen zur Philosphie der Geschichte der Menscheit. Th. IV. B. 20. IV. S.
62
Warton’s History of english poetry, t. I, p. 6.
63
Dissert. De M. Schwab, Preuves, n°. 20.
321.
230
Le Grand Concours
étudians ne passoient pas tout le jour dans les écoles ; si leurs exercices de religion les amenoient dans les églises, ils n’y pouvoient entendre prêcher que dans la langue vulgaire64. Il seroit bien étonnant que le goût d’apprendre cette langue ne fût pas venu à un grand nombre ; que le besoin ne leur en eût souvent imposé la loi, et il leur étoit si aisé d’y satisfaire : pour se rendre cette langue familière, il leur suffisoit, pour ainsi dire, d’y descendre de la langue latine, avec laquelle elle avoit encore tant d’affinité. D’ailleurs, beaucoup ne venoient pas en France afin d’y étudier seulement la théologie, le but qu’ils se proposoient étoit aussi d’y recevoir une meilleure éducation : le dessein de plusieurs étoit même d’y apprendre le françois ; d’autres de s’y perfectionner dans cette langue, et au nombre de ces derniers on comptoit des savans anglois65. La célébrité des écoles de France au moyen âge, peut donc avec raison être mise au rang des causes qui ont contribué, à cette époque, à répandre la langue françoise. Mais la réputation que s’étoient acquise les chevaliers françois, et les productions destinées à conserver la mémoire de leurs amours et de leurs exploits, n’ont pas moins concouru, vers ce même espace de temps, à assurer à notre langue l’universalité. On ne se règle pas sur une nation, particulièrement sur la classe la plus distinguée qu’elle renferme ; on ne s’empresse pas de venir prendre part à ses fêtes, en admirer la pompe et l’éclat ; on ne recherche pas ses productions littéraires, on ne les traduit pas, on ne les imite pas, sans que son luxe, ses modes, ses fêtes, ses productions littéraires ne servent, si je puis m’exprimer ainsi, de passeport à sa langue, chez les peuples qui ont pris cette nation pour modèle66. Ceci me conduit à démontrer non-seulement que les chevaliers françois furent imités par ceux des autres nations, mais quelle influence les productions des écrivains qui les ont loués et chantés, ont eue sur la littérature et la langue même des autres peuples.
64
Note du Traducteur sur un passage du n°. 25 des Preuves et Eclaircissemens de M. Schwab. Comparez cette note avec les canons des conclies de Tours, de Reims, d’Arles, dont il a été fait mention plus haut. 65 66
Warton’s History, etc. t. I.
Voyez Dissertation de M. Schwab, à la fin de l’examen de la seconde Question, et les Preuves, n° 22.
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Il importe peu ici de connoître l’origine de la chevalerie et de ses tournois ; je remarquerai seulement, ce qui est assez généralement reconnu, 1°. Que la chevalerie, avec toutes ses cérémonies, ses grades, ses vœux, étoit déjà établie en France vers le milieu du onzième siècle, et 2°. Qu’on donne pour auteur des premiers tournois, avec leurs règles et leurs lois, un Godefroi de Preully : il y périt même à Angers, en 106667. Vers ce temps, commencèrent ces croisades qui firent refluer vers l’Orient une grande partie de la noblesse de l’Europe. Le romanesque de ces excursions, les dangers auquels elles exposoient les chevaliers, le champ vaste qui s’ouvroit à l’imagination, c’en étoit assez pour nourrir et fortifier, dans les croisés, l’esprit de chevalerie, et sur-tout dans les François, chez qui l’amour des aventures et une intrépidité naturelle s’allioinet au désir de soutenir la réputation de leurs ancêtres contre les Sarrazins. Mais ils rencontrèrent un peuple alors seul en possession des connoissances ; chez qui des mœurs douces, polies, sociables, donnoient la main aux sciences et aux beaux-arts, et contrastoient de la manière la plus frappante avec l’ignorance, la rudesse et la grossièreté des croisés. Ce commerce devoit agir naturellement sur des esprits prompts à recevoir des impressions étrangères ; tel étoit sur-tout celui des François : d’ailleurs les usages et les mœurs de ce peuple avoient quelque chose de conforme aux goûts de ces chevaliers, à leur penchant pour l’éclat et la magnificence68, à l’estime qu’ils avoient pour le beau sexe. On conçoit donc aisément comment les François sympathisèrent, plutôt que les autres croisés, avec ces Grecs qu’ils prirent insensiblement de leur ton, de leurs usages ; comment leurs mœurs en reçurent un certain vernis ; comment, enfin, ces chevaliers, du nombre desquels furent des rois de Jérusalem et de 67
Chroniq. de Tours, dans Ducange, Diss. sur Joinville, p. 166.
68
On a observé, dès les temps les plus anciens, chez les Gaulois, avec qui les Francs se sont mêlés, un certain goût pour les objets de luxe ; il se laissoit sur-tout apercevoir dans leurs habits : « vestitus illis mirificus, tunicæ enim variis coloribus imbutæ ac ceu floribus conspersæ. » (Diodor. Sicul. 1. V, c. 30, et Strabo, 1. IV, p. 359.) Leur adresse dans les jeux avoit été également remarquée : « Pacis tempore saltationis génus quoddam levissimum, in quâ magnâ crurum agilitate opus est, exercent. » (Diodor. Ibid.)
232
Le Grand Concours
Constantinople, devinrent d’abord le modèle et la fleur de la chevalerie. Les motifs qui avoient exalté l’imagination des chevaliers, contribuèrent aussi à éveiller dans les poëtes69, souvent chevaliers, et même princes et rois, le génie poétique. Leurs exploits furent les premiers sujets de leurs chants70 ; le commerce avec les Grecs leur apprit à polir davantage leurs vers et leurs récits : Tyrtées sur le champ de bataille, leurs poëmes, dans les châteux des nobles, devenoient pour les chevaliers un objet de délassement au retour de leurs expéditions. Biientôt même aux tournois militaires succédèrent des tournois poétiques71, où les nobles, poëtes en même temps, étoient invités à apporter leurs plus belles chansons. On eut, dans le midi de la France, des cours-d’amour ; dans le nord, les jeux-mi-partis. Ces cours prononçoient sur le mérite des poëtes, et distribuoient des prix72. Ainsi les croisades et la chevalerie influoient même sur la formation de notre langue. Ces cours-d’amour étoient de vrais tribunaux littéraires, et peut-être fournirent-ils l’idée des premières
69
Les chevaliers étoient accompagnés de poëtes et de musiciens. On dit (Hist. De la poésie françoise) de Godefroi de Bouillon, qu’il en avoit un grand nombre à sa suite. Comme ces poëtes et ces musiciens étoient au service de la cour, on les appela Ministériales, d’où est venu le nom de minstrel, ménétrier, en talien, ministelli. On les nomma aussi jongleurs, de joculatores, ou, suivant de la Ravalière (Poésies du roi de Navarre) de jongler ou ongler, parce qu’ils se servoient de leurs ongles pour jouer de la harpe. 70
Guillaume, comte de Poitiers, le premier troubadour que nous connoissons, décrit en vers les aventures de sa croisade ; et les exploits de Godefroi de Bouillon furent aussi le sujet du premier roman composé dans la langue du nord de la France, après la première croisade. 71 « Quand la poésie provençale fut portée à sa perfection, dit Caseneuve (Origine des jeux Floraux, p. 32), les princes et grands seigneurs provençaux qui, auparavant, ne tenoient cour, c’est-à-dire, ne faisoient chez eux des assemblées que pour les joutes et les tournois, voulurent enfin mêler les exercices où l’on fait voir la force et l’adresse de l’esprit, à ceux qui ne faisoient paroître que celle du corps…. Ils voulurent ajouter la gloire des bons poëtes à celle des braves cavaliers. » 72
Philippe, comte de Poitiers, depuis (en 1316) Philippe le Long, roi de France, avoit toujours à sa cour un grand nombre de ces poëtes qui devoient figurer, à leur tour, dans cette seconde espèce de tournois. (Nostradamus, Vies des plus célèbres poëtes provençaux, p. 195.)
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233
académies73. Notre langue, en se perfectionnant, devoit donc trouver un accès plus facile chez les nations étrangères : aussi nous verrons bientôt les effets qui en résultèrent, et ils nous donneront lieu de juger de sa propagation, l’objet principal de ces observations. Les chevaliers de ces nations s’empressèrent en effet de marcher sur les traces des chevaliers françois. Telle étoit la douceur des mœurs de ces derniers, et la politesse qui les caractérisoit, que Godefroi de Bouillon recommandoit leur société aux chevaliers allemands, dont le principal mérite consistoit dans la valeur, mais dont les mœurs avoient quelque chose de plus grossier et de plus sauvage74. On adopta leurs usages et leurs modes. C’est d’eux, par exemple, que vinrent en grande partie ces distinctions, ces armoiries qui décoroient le nouveau costume des chevaliers, lorsqu’ils partoient pour les croisades75. Nous lisons, dans Froissard, le sujet d’une querelle entre un chevalier françois et le fameux Jehan Chandos, qui confirme ce que j’avance : il s’agissoit d’un ruban des mêmes couleurs, que l’un et l’autre portoit en l’honneur de sa dame. « Vous êtes ainsi faits, vous autres Anglois, disoit le chevalier françois à Jehan Chandos ; vous n’imaginez rien, et ne savez vous parer que de ce qu’inventent les autres. » Leurs tournois étoient si célèbres, que les chevaliers des autres royaumes venoient assister à ces joutes, y prendre part et y combattre. Comme leur pays étoit alors sans défense, leurs souverains portèrent des lois pour empêcher ces sortes de pélerinages militaires, et établirent eux-mêmes des tournois pour les retenir dans leur patrie76. 73 Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre (en 1226), présidoit à une association de poëtes qu’il avoit à sa cour, et qui examinoient mutuellement leurs ouvrages. « On peut regarder (dit l’auteur des Essais Historiques sur l’origine et les progrès de l’art Dramatique en France, t. I) cette association et celle établie par le gentilhomme Geoffroi du Luc, en 1340, et l’espèce d’école poétique formée par le gentilhomme Bertrand de Pezars, en 1348, comme les premières académies, pour la poésie seulement, car Charlemagne en établit une pour les sciences et la littérature en général à son retour d’Italie, en 781. » 74
Chron. Usperg. P. 248.
75
Herder, Ideen zur Philosophie, u. s. v. Th. IV. B. 20. S. 298.
76
Les rois de France furent, à leur tour, obligés de faire les mêmes défenses. Les chevaliers françois alloient au loin chercher des aventures, et désertoient le
234
Le Grand Concours
Dans la principauté de Galles on donna, en 1176, un carousel à la manière des Normands77. Sous Edouard Ier, Roger, comte de Mortimer, avoit dans son château de Kenalworth, une table ronde. Ce château étoit le rendezvous des dames de qualité de son temps ; cent chevaliers y étoient entretenus ; il y avoit même des héraults chargés d’aller porter des invitations à tous les chevaliers de la chrétienté. Edouard III fonda une société de vingt-quatre chevaliers de la Table-Ronde, à l’instar de celle du roi Arthur. L’Ecosse eut aussi ses tournois, sur-tout sous les rois Jacques IV et Jacques V78. Tout chevalier étranger qui se présentoit à la cour des rois de Danemarck, devoit y briser une lance79. Les mœurs de la chevalerie y furent introduites avec ses usages, par les chevaliers françois, dont les excursions chevaleresques s’étendoient jusque dans le nord de l’Europe80. Les chevaliers allemands n’oublièrent rien pour ne le céder ni aux Provençaux, ni aux François. La cour de Hohenstaufen rivalisoit avec celles de Provence et de Paris, par la magnificence de ses tournois. L’on a un moment de l’existence des tournois poétiques en Allemagne, dans l’espèce de poëme dramatique intitulé : Kriech tzu Wartpurg81. Or, il paroît qu’avec les usages, les modes des chevaliers françois, leur langue avoit aussi pénétrée dans les cours d’Allemagne, et que les princes allemands la parloient ; au moins Schmidt le dit
royaume. Philippe le Bel (an 1312) rappelle à l’exécution des lois de ses prédécesseurs (Ménétrier de la Chevalerie ancienne et moderne, p. 246), ainsi que le roi Jean (Choisy, Hist. de ce roi, t. II, p. 269) et Charles VI. 77
Powell’s Wales, p. 237, édit. 1584.
78
Le premier, qui régnoit en 1424, étoit un grand connoisseur en poésie et en musique. (Fordun, in Scot. Chron. vol. 2.) 79
Schloezers allgem. Weltgesschict. S. 564.
80
Eichhorn, ouvrage cité, Islœndische Ritter poesie. I. B. S. 252.
81
In der Massenischen Sammlung.
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clairement dans ses Réflexions sur un passage de Conradceltes, cité n°. 2 des Preuves et Eclaircissemens de M. Schwab. Ce que nous avons remarqué plus haut, que les Allemands, même les militaires, alloient au commencement du treizième siècle à Paris, pour y apprendre le françois, semble autoriser l’interprétation de Schmidt. Mais qui pourroit douter que cette langue n’ait été répandue dans les cours d’Allemagne, d’après l’accueil qu’on y a fait aux poëtes, soit du sud, soit du nord de la France, ainsi qu’à leurs productions littéraires ; car la littérature françoise d’alors ne fut pas reçue des autres peuples avec moins d’empressement qu’on avoit suivi les usages et retenu les modes des chevaliers françois. Comme on a distingué, parmi ces poëtes, les Troubadours et les Trovères, nous rangerons aussi dans deux classes leurs productions littéraires. Les poëtes du sud étoient connus par leurs chansons érotiques, leurs tençons, leurs récits historiques (beaucoup moins étendus que ceux des Trovères) et leurs sirventes ; les romans, les contes et fabliaux sont particuliers aux auteurs du nord de la France. Or il est à remarquer que l’accueil fait aux productions littéraires de la France, ne regarde pas moins celles des Trovères que celles des Troubadours ; que la littérature des peuples du nord de l’Europe82, comme celle des peuples du sud, a butiné dans ces deux genres de productions ; et comme cette influence est un moyen certain de juger de l’universalité d’une langue, il suit de-là qu’elle fournira un nouvel argument en faveur de la propagation du dialecte même parlé dans le nord de la France. Donnons donc des preuves de cette influence des poésies des Troubadours et des romans de chevalerie des Trovères, sur la littérature et la langue des différens peuples de l’Europe. Et d’abord en Angleterre. Il est dit de Richard cœur-de-lion, qu’il avoit attiré « du royaume de France, par ses présens, des chanteurs (poëtes) et des jongleurs83. » Nous avons déjà nommé les poëtes qu’il amena avec lui, en 82
M. Schwab n’a parlé que de l’influence de la langue et de la poésie provençale sur la littérature et la langue des Italiens : ce que je vais ajouter servira conséquemment de développement au n°. 36 de ses Preuves. 83
« De regno Francorum cantores et joculatores muneribus allexerat. » Voyez Rog. Hoveden. Ric. I. p. 340.)
236
Le Grand Concours
Angleterre, à son retour de la Terre-Sainte. Il composa lui-même des vers84. William son chancelier, évêque d’Ely, suivit son exemple ; il avoit aussi des poëtes auprès de lui, dont il excitoit l’émulation, et qui chantoient dans la langue françoise85. On vit les Minstrels courir les bourgs et les villes, devenir une chose, pour ainsi dire, nécessaire dans toutes les fêtes, festins, couronnemens de rois, inaugurations d’évêques, installations d’abbés, et chanter en françois. La plupart des livres de chevalerie qui se répandirent dans l’île, depuis 1150 jusqu’en 1160, tels que romans, chroniques, étoient rimés en françois. C’est vraisemblablement dans cette langue qu’écrivoit le poëte (Henri d’Avranches) que Henri III avoit à sa cour. Warton, dans son Histoire de la Poésie angloise, croit que le combat entre le chant du hibou et du rossignol, le premier essai dans la langue vulgaire, avec un refrain ou chœur86, est d’origine françoise. Les traditions de Robert Mannyng ou Robert Brune, sous Edouard Ier, sont tirées, la plupart, d’ouvrages écrits dans la même langue87. Chaucer qu’on compare à un beau matin du printemps, qui écrivit sous le règne d’Edouard III (il fleurissoit en 1328), ainsi dans un temps où l’usage du françois avoit été proscrit dans l’Angleterre, Chaucer avoit pris la plupart de ses contes, chez les Provençaux et dans Boccace. Jean Gower qui approche le plus de lui, composa un poëme divisé en trois parties ayant pour titre : Speculum meditantis, vox clamantis, confessio amantis. Cette dernière partie étoit écrite en 84
Warton’s History of english poetry, vol. I, p. 119. Nostradamus, Vies des plus etc., p. 139. On possède deux sirventes que Richard composa pendant sa prison dans les Etats de Léopold, duc d’Autriche ; elles sont toutes deux dans la langue des Troubadours et dans la langue des Trovères. On dispute sur le texte original ; Millot tient pour le texte provençal. (Hist. littér. Des Troubadours) ; Legrand, pour le dialect des Trovères. (Fabliaux, etc.t. I, Præf. P. 55.) 85
Hoveden. (Ibid.)
86
Cet Essai est conservé dans le Musée Britanique, M.S. de Harley.
87
Warton’s History, etc.
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françois ; l’auteur avoit pris pour modèle, le fameux roman de la Rose88. Le Sidrac de Hugues Campeden et les aventures de Lanval, par Thomas Chester, sont aussi tirées du françois. C’est encore du françois qu’a été traduit le Kalendar of Shepherds, imprimé en 1497. Et Alexandre Barclay, pendant la composition de son Ship of fools, au commencement du seizième siècle, avoit eu vraisemblablement, sous les yeux, les traductions françoises (par Jean Drouin) et latine (par Jacob Locher) du Narrenschiff de Sébastien Brand. Avant l’avénement au trône d’Edouard IV (en 1461), on traduisit un grand nombre d’auteurs classiques en françois, puis du françois en anglois89. Cet usage fréquent de la langue françoise en Angleterre, y mit de grands obstacles aux progrès de la langue du pays ; et celle-ci ne devint un instrument commode, qu’en adoptant un grand nombre de tournures et de mots tirés du françois. Il seroit difficile à celui qui connoît, tant soit peu la langue angloise, de le nier. Dryden et Rymer, comme nous l’avons déjà dit, y ont même remarqué beaucoup d’expressions provençales qu’ils croient avoir été apportées en Angleterre, par les Proveçaux qui formoient la suite d’Eléonore de Provence, épouse de Henri III90. En voilà sans doute suffisament, pour prouver l’influence de la langue et de la littérature françoise du moyen âge, sur la langue et la littérature angloise. Si l’on s’en rapporte à Pinkerton, les premiers poëmes de chevalerie, en Ecosse, furent composés en françois ; et les Minstrels y chantèrent dans cette langue, jusques au quatorzième siècle91. Vrai ou non, on reconnoît toutefois, dans la langue écossoise, des mots et des tournures prises, médiatement au moins, dans la langue françoise.
88
Commencé par Guillaume de Lorris de Gastinois, qui en avoit composé 4155 vers, quand il mourut en 1260 ; continué et achevé par Jean de Meun, dit Clopinel, quarante-cinq ans après. 89
Warton’s Hist. etc.
90
Eichhorn, I. B. Beweise 5, p. 64.
91
Eichhorn, I. B. Ritter-poesie der Schotten.
238
Le Grand Concours
On sait que la France méridionale étoit unie à la Souabe, par les liens de la féodalité ; et Frédéric Ier avoit marié sa nièce Richilde à Raimond Bérenger III, comte de Provence ; il n’est donc pas étonnant que cet empereur ait connu les poëtes provençaux. Il en avoit même à sa cour, et on lui attribue des vers dans la langue des Troubadours92. Crescembini93 parle aussi des essais de Frédéric II, dans cette langue. « Les Minnesinger (qui chantent l’amour) furent les Provençaux de l’Allemagne. » Parmi les stances de Rudolph de Neu-châtel, il en est quelquesunes de traduites, prises dans Foulquet de Marseille. Wolfram d’Eschenbach, l’Homère allemand, entendoit les deux dialectes du sud et du nord de la France. Il n’est pas seulement auteur de nombreuses traductions, mais il interprétoit encore les romans françois aux poëtes allemands, qui les mettoient ensuite en vers94. Les romans de chevalerie allemands sont évidemment, la plupart, des traductions et des imitations des romans françois. Le chef des romanciers de l’Allemagne, Henri de Weldeck (an 1207), paroît avoir eu sous les yeux le françois de Chrétien de Troyes, lorsqu’il travailla à sa traduction de l’Enéide95. Le Lancelot d’Ulrich de Zazichoven ou Zezam (an 1194) est composé sur le françois d’Arnaud Daniel. Gamuret et Tschionadulander, par Albrecht d’Halberstadt, sont tirés du françois de Guyot : c’est dans le même encore qu’a été pris Percival, par Wolfram d’Eschenbach. Flore et Blanchiflur, par Ruprecht d’Orbent (an 1226), et Tristan, par Gottfried de Strasbourg (an 1250), ont aussi une origine françoise. Walther de Metz (an 1245), écrivit même en françois son poëme moral intitulé Mappemonde ; de sorte qu’on peut dire avec Eichhorn, que la poésie allemande de ce temps-là est, en grande partie, l’écho de la poésie françoise, et non-seulement de celle des Troubadours, mais encore de celle des Trovères. « Leur passion (des Allemands), dit le même auteur, pour les uns et les autres, alla si loin, qu’avec un mépris réfléchi pour la richesse de leur langue, ils 92
Nostradamus, Vies des plus célèbres Poëtes provençaux, p. 28.
93
Istoria della volgar poesia, vol. 2, p. 1, édit. Vened. 1730.
94
Herders Briefe zur Befoerderung der Humanitœt. 7. Sammlung. Fragment. 4, n°. 87, p. 109. 95
Gottsched, Prog. de antiquiss. Æneidos versione. Lips. 1745.
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adoptèrent dans leurs rimes, et y mêlèrent avec affectation, beaucoup de mots empruntés de ces poëtes96. » On convient assez généralement de l’influence que la langue et la poésie provençales ont eue sur la littérature et la langue italienne : comment en effet en douter ? Qui veut entendre le Dante et Pétrarque, doit, à chaque instant, recourir au dialecte provençal. Il suffit d’ailleurs, pour en être convaincu, de comparer la « Crusca provenzale evvero le voci, frasi, forme e maniere di dire che la gentillissima e celebre lingua toscana ha preso della provenzale97. » Ce qui est moins reconnu, c’est que cette littérature soit aussi redevable à la langue et aux productions des Trovères. Aux témoignages de Brunetto Latini et de Benevenuto d’Imola, cités par M. Schwab (numéros 35 et 48), j’ajouterai les réflexions suivantes ; elles autorisent à croire que les Italiens ont aussi profité des ouvrages de ces poëtes de la partie septentrionale de la France, et dès-lors qu’ils ont connu leur langue. Le Dante98 et Boccace99 avoient étudié à Paris. Le Dante, dans sa Comedia divina, avoit emprunté des romans de Lancelot, de Charlemagne et de Roland. Il parloit françois ; on dit mieme qu’il avoit écrit dans cette langue100. Les nouvelles de Boccace sont ou des traductions ou des imitations des contes et fabliaux françois101. Pétrarque, dont les sonnets ont beaqucoup de ressemblance avec ceux des Provençaux, parle, dans son Trionfo d’Amore, de Lancelot, de Tristan et d’autres chevaliers de romans françois. Ces romans ont été imités, traduits ou complétés dans les romans italiens qui ont paru deux siècles plus tard ; les titres seuls en font foi ;
96
Eichorns Allg. Histor….I. B. Ritter poesie in Deutschland. S. 228 und 233. Die Massenische Sammlung Th. I. S. 6. 7. und Petersen in den Scriften der Mannheimer Deutschen Gesellschaft Th. III, S. 88. 97
Voyez Opera di Don Antonio Bastero, in Roma, 1724.
98
Divin, Comed. Purg I, Cant. II.
99
Voyez sa Vie.
100 101
Voyez le témoignage de Filelfo, n°. 35 des Preuves de M. Schwab.
Fauchet, Recherches de la Poésie françoise. Legrand, dans ses Remarques sur les Fabliaux.
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c’est l’Orlando furioso, Lancelotto e Ginevra, la Rotta di Roncevalle, etc.102 ; l’Italie en étoit alors inondée. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’en 1378, un Guillaume de la Pérène écrivit en françois les Guerres d’Italie par les Bretons, sous le pontificat de Gregoire IX103, et le Comte Louis de Porcia du Frioul, son JulesCésar, aussi dans la même langue104. On lit dans Muratori105 une ordonnance du peuple de Bologne, de 1288, par laquelle il est défendu aux ménétriers venus de France, de s’arrêter sur les places publiques pour y chanter. Quelques-uns veulent que cette défense regarde les Troubadours qui, en effet, avoient coutume de parcourir l’Italie, et y avoient été très-accueillis, sur-tout par le margrave Azzo VII de la maison d’Este (ans 12151264), et Gerhard de Camino, seigneur de Trevigi. A s’en tenir pourtant la qualification de Francigenœ donnée à ces chanteurs dans le texte106, et qui désignoit plus particulièrement les habitans du nord 102
Hist. Littér. De la France, t. VI, p. 15. Charactere der Vornchmsten Dichter. 3. B. 1 St. Ludovico Ariosto. S. 190. 103
Martene veter. Script. et Monument. Nova collect. Rotomagi. 1700, t. I, F.
2, p. 268. 104
Fontanini della Eloquenza ital. P. 44.
On a aussi un roman de Nicolo da Casola de Bologne, contemporain de Boccace (année 1350). Il est intitulé : La Guerre d’Attila ; et il est dit : Traportata in lingua provenzale. Je ne le produis pas en preuve, attendu qu’il n’est pas décidé si le mot provenzale désigne la langue en usage dans le nord de la France. Eichhorn pense qu’il s’agit de cette dernière langue, parce que, 1°. le provençal n’étoit plus en usage en Italie au commencement du quatorzième siècle ; 2°. parce qu’on ne voit nulle part qu’il y ait des romans écrits dans ce dialecte (le provençal) ; enfin, parce qu’alors on prenoit la langue provençale et celle du nord de la France, l’une pour l’autre. (Eichhorn, ouvrage cité, Ritter poesie in italien, S. 177.) Il est assez singulier de voir les Italiens se servir, à cette époque, de la langue françoise au lieu de celle du Dante et de Pétrarque. On sait, au reste, que cette dernière eut besoin de commentaires en Italie. 105
Antiq. Ital. t. II, p. 844.
106
« Statutum fuit à populo bononiensi (ad. An. 1288) ut cantatores Francigenarum in platcis communis ad cantandum omninò morari non possint. » On ne doit pas conclure de cette ordonnance que ces ménétriers ne fussent nullement soufferts en Italie. D’abord cette conclusion ne seroit pas admissible par ceux qui voient dans ces ménétriers des Provençaux ; c’étoit moins le refus de les entendre, que leur inconduite et leurs excès qui occasionnoient de semblables défenses.
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de la France107, il doit être ici question des minstrels de la partie septentrionale de ce royaume. Cette ordonnance suppose donc que ces poésies des Trovères avoient été portées et connues en Italie, et qu’il étoit moins difficile de les comprendre qu’on ne le pense. Quant à l’Espagne, ce que nous avons déjà dit ne laisse aucun doute sur la protection qu’y ont trouvé les poëtes provençaux. Leur langue étoit parlée dans une très-grande partie des différens Etats qui composoient alors le pays qui porte ce nom. Les poésies, dans cette langue, d’un Bérenger V, de son fils Alphonse II, de Pierre II, de Pierre III, ont été reçues dans le même recueil, avec les poëmes des Troubadours. La langue limosine fut en usage dans tous les actes publics et les tribunaux, jusqu’en 1714108. Cet usage y avoit été introduit par Ferdinand Ier, en 1412. Une preuve moins évidente, c’est que la langue et la littérature espagnoles se soient formées sur la langue et la littérature des Trovères ; au moins on a peu ou point de monumens qui l’attestent. On cite des poésies composées au temps d’Alphonse X, le Sage, roi de Castille, écrites, dit-on, « rythmo non castellano sed callaico sivè gallaceo109. » Mais on dispute sur ce qu’on doit entendre par ce rythme gallaceo, s’il est ici question du gaulois ou du dialecte françois. On n’est pareillement point d’accord sur l’origine des contes, vies de saints, livres de chevalerie de l’ancienne littérature castillane. Cependant on ne sauroit à-peu-près choisir qu’entre les Arabes et les Trovères ; il n’étoit pas aisé de prendre, chez les premiers, des modèles de ces sortes de productions, et l’on sait, au contraire, qu’elles avoient été d’abord en vogue dans le nord de la France ; il ne seroit donc pas tout-à-fait hors de vraisemblance que la vie de Charlemagne eût donné à Lobeïra l’idée de son Amadis des Gaules, comme elle avoit fourni à Monmouth, son Roi Arthur. Legrand110 et
107
« Omnes de Burgundiâ et Alverniâ et Vasconiâ, et Gothi, Provinciales appellabantur, cœteri verò Francigenœ. » (Raimond. de Agiles, Hist. Hieros. p. 144.) 108
Bastero la Crusca provenzale, p. 37.
109
Bastero in Crusca provenzale.
110
Fabliaux. Préf.
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Tressan111 veulent même que le commencement de cet Amadis des Gaules ait été écrit en françois, et la suite en espagnol. En 1388, Jean d’Arragon envoya des ambassadeurs au roi Charles VI, pour lui demander des poëtes de la province de Narbonne, afin de fonder dans ses Etats une académie de la Gaia Ciencia, à l’instar de l’académie des Jeux Floraux de Toulouse. Cet établissement eut lieu à Barcelone, en 1390. Il est très-probable qu’alors le dialecte du nord de la France avoit la prééminence sur celui du midi, car la langue provençale étoit avalée et embastardie112 par le mélange de mots étrangers, et l’on prenoit, vers ce temps, les deux dialectes l’un pour l’autre : cependant les poëtes qui devoient concourir à relever l’éclat de la poésie catalane, écrivirent-ils dans le dialecte qui prenoit le dessus ? Je n’oserois le décider, quoique l’assertion ne soit pas dénuée de toutes possibilités. Au reste, quand l’influence de la langue et de la littérature de la partie septentrionale de la France, sur la langue et la poésie espagnoles, ne seroit pas démontrée, je n’en aurois, je crois, pas moins établi que de toutes les langues modernes, la langue françoise, prise même pour le dialecte du Nord, a été la plus universellement répandue au moyen âge, c’est-à-dire depuis le onzième siècle jusqu’au quatorzième inclusivement. Je finis et résume ce que j’ai dit avec ces paroles d’un écrivain allemand113 : « La France servit la première de modèle général au nouveau Monde. De la mer Méditerrannée à la mer Baltique, on admit sa chevalerie et ses tournois. Sur une moitié de notre globe, on parla sa langue, non-seulement en Italie, en Espagne, mais à Constantinople même ; dans la Morée, en Syrie, dans la Palestine et dans l’île de Chypre : sa poésie fut chérie de toute l’Europe. Ses meilleurs chansonniers parurent à peine, que ses joueurs de harpe coururent d’un pays dans l’autre, y portèrent leurs chansons tendres et badines, leurs contes, leurs fabliaux, leurs romans, et les chantèrent, au son de leurs instrumens, dans les cours, dans les cloîtres, dans les villes, dans 111
Bibliothèque des Romans. III. 4.
112
Nostrad. Vies des plus célèb. Poët. Provenç. P. 18.
113
Eichhorn. Allgemeine Geschichte der Cultur und Litteratur der neuern Europa. I B. Ritter poesie in Frankreich. S. 173.
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les villages. Où ces chansons furent entendues, on les admira, on les imita, on les traduisit. Toutes les langues de l’Europe, l’une après l’autre, s’efforcèrent de recueillir les chants galans, héroïques, romanesques des François du sud et du nord de la France. Pour étendre la renommée de ce peuple gai et agile, tout étoit en mouvement ; rois, princes, clergé, noblesse, pélerins, aventuriers, navigation, commerce, guerre et paix, concoururent à la propager en tous lieux. L’Italie et l’Espagne adoptèrent ce que les François du sud ; l’Allemagne et le Nord ce que les François, soit du nord, soit du midi, avoient de beau. Bien plus, l’Angleterre, pendant quelques siècles, et l’Italie elle-même pendant un court espace de temps, rimèrent toutes deux dans la langue du nord de la France. »