Franck Chaumon
Lacan La
loi, le sujet et la jouissance
ÉDITIO N S MI CHALON
Collection
Le bien commun dirigée par...
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Franck Chaumon
Lacan La
loi, le sujet et la jouissance
ÉDITIO N S MI CHALON
Collection
Le bien commun dirigée par Antoine Garapon et Laurence Engel
© 2004, Éditions Michalon 14, rue Monsieur-le-Prince -75006 Paris ww.michalon.fr ISBN: 2-84186-241 0 ISSN : 1269-8563
Introduction .
À la différence de Freud, Lacan n'a pas développé une interprétation de l'institution juridique compa rable à celle de Totem et tabou 1. Dans ce livre, le crime à l'encontre du père primitif, puis le refoule ment de . cet acte sont posés au fondement du paète juridique nécessaire à la vie en commun. Dans la logique freudienne, le droit occupe ainsi une place précise qui articule en même temps sa portée pour la communauté et so� enjeu pour chaque sujet. Or, s'il n'existe pas d'équivalent dans l'œuvre de Lacan, c'est pourtant dans sa pensée, plus que dans celle de Freud, que nombre de juristes cherchent aujour d'hui un appui à leur pratique. En témoigne un usage extensif de concepts « lacaniens » qui font partie désormais d'une sorte de vulgate 2, se référant à la vocation « symbolique » de « la loi » pour un « sujet » dont la « parole » doit être placée . au centre du procès, lui-même con�idéré comme espace de « resymbolisation ».
1 . S . Freud, Totem e t tabou, Galmard, 1993. 2. Ceci vaut particulièrement pour le droit pénal, qui constitue un lieu où s'élaborent les représentations communes de la
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Ce recours massif aux concepts psychanalytiques s'inscrit dans la place nouvelle dévolue à la psycho logie pour rendre compte des rapports humains. Pour juger et punir, il faut désormais considérer la « personnalité » des protagonistes du procès, comprendre la subjectivité de l'auteur, connaître son histoire infantile, en particulier les événements supposés « traumatiques », évaluer l'impact caché de l'acte sur l'intimité de la victime et se soucier enfin de prévenir la réc�dive en prescrivant des traitements adaptés. La logique compréhensive de la psychologie a transformé la scène judiciaire elle":même, au point que le procès passe aujourd'hui pour un moment thérapeutique et qu'il se présente comme passage obligé pour « s'engager dans le soin », initier «le travail de deuil », etc. Juger, comprendre, sanction ner, soigner sont devenus les facettes d'une même pratique multiforme articulée en réseau. L'acte même de juger s'en trouve profondément bouleversé, imposant au magistrat une nouvelle légitimité extérieure au droit. L'évaluatiop de la sub jectivité du criminel pour mieux le juger et écarter le spectre de la récidive, l'attention portée à la souf france des victimes, le souci grandissant d'un « trai tement » pénitentiaire des condàmnés caractérisent l'évolution du droit pénal depuis plusieurs décennies. C'est pourquoi tous les savoirs experts de nature psychologique, censés donner du sens aux actes incriminés, sont réquisitionnés pour le moindre jugement. Ce qui est vrai dans l'enceinte du tribunal l'est également de la société toute entière. C'est à la psychologie que l'on adresse ses requêtes de sens. Le cas des très médiatiques procès de « pédophilie » en est un frappant exemple. On ne s'étonnera pas que la psychanalyse soit convoquée pour révéler le sens ultime de ce qui ne 8
tombe pas sous le sens précisément, puisqu'«in conscient ». Ce qui faisait scandale au temp. s de Freud est devenu source de vérédiction institution nelle: on accepte sans rechigner qu'il y ait des actes dont le déterminisme est caché à celui qui les commet. De sorte que la scène juridique, en se penchant sur la sphère' psychique, se voit concurrencée par 1'« autre scène·» 3, celle de l'inconscient. Comprendre le sujet pour mieux le juger et le punir doit désor mais se soutenir d'un savoir étranger au droit. Or la psychanalyse, Lacan l'a articulé avec force, ne doit pas aller du côté du sens mais au contraire du hors-sens. Contrairement à une telle attente de rendre raison de la déraison, la pratique analytique doit s'intéresser non pas au bouclage de la significa tion mais au contraire à ce qui la bloque, ce qui fait butée, elle place le réel au cœur de son expérience. Il y a à cela des raisons indissociablement théoriques et éthiques, qui ont trait à l'originalité même de l'in vention freudienne de la cure. C'est pourquoi la psychanalyse garde quelque chose de subversif pour la société et partant pour le droit, et que l'exercice de la psychanalyse est devenu un enjeu politique dans un monde où la psychologje est reine 4. D'où l'urgente nécessité de distinguer la logique psycha nalytique et de s'opposer au confusionnisme ambiant qui menace autant la morale des institutions que l'éthique du psychanalyste. Il faut se garder de suc comber au discours «psycho-juridique », si prisé aujourd'hui, qui prétend aligner les concepts de la psychanalyse sur ceux du champ juridique, à moins que cela ne soit le contraire.
Le terme est de Freud. 4. Comme en témoignent les débats actuels sur la réglemen tation des «psychothérapies" et, partant, de la psychanalyse. 3.
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Cette confusion ne date pas d'aujourd'hui. Le crime du caporal Lortie, publié par Pierre Legendre en 1989 5, a eu un retentissement considérable tant dans le champ juridique que dans le milieu analy tique. Ce livre non seulement légitimait l'hypothèse d'une articulation de la psychanalyse et du droit mais en réalisait le programme. Son succès est certes dû à la qualité de l'ouvrage et à la nouveauté de ses thèses, mais son impact s'explique aussi parce que, pour la première fois, un discours théorique affir mait en même temps la légitimité du droit et· de la psychanalyse. Il apportait ainsi un véritable soulage ment en établissant une continuité entre l'ordre juri dique et l'espace subjectif. D'un côté le sujet est institué par le droit, de l'autre le droit s'appuie sur le respect des fondements anthropologiques de la sub jectivation. La solution de Pierre Legendre était à la hauteur de l'enjeu des pratiques juridiqu es : le droit devenait une pratique du sujet. Un même discours permettait de rendre compte subjectivement du crime et de justifier le jugement comme un élément décisif de' son retour dans la communaùté des hommes. Droit et psychanalyse étaient ain�i conju gués à la fois pour leur pouvoir d'intelligibilité du monde (le crime du caporal Lortie devenant symp tôme du désarroi du monde moderne) et pour l'espoir d'une pratique raisonnée d'un monde plus humain. L'apport de Legendre se soutenait d'un double combat. Celui de Lacan dont il fut l'un des proches - contre l'egopsychology notamment - et celui du droit romain contre la logique déferlante du droit anglo-saxon. Fort de l'autorité de la double réfé rence professionnelle de son auteur, le texte tissait 5.
P. Legendre, Le crime du caporal Lonie, Fayard, 1 989.
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dans le même énoncé concepts juridiques et concepts psychanalytiques et réconciliait dans un discours commun des champs jusqu'ici séparés. Ouvrage d'abord critique s'opposant aux vieilles lunes de la psychologie aussi bien qu'aux sirènes d'une certaine modernité,'c' était également un manifeste préconisant une nouvelle alliance du droit et de la psychanalyse, afin de renouer avec les fondements anthropolo giques de la société. Repoussant les fausses alterna tives de l'expertise psychiatrique, l'interprétation du crime en termes psychanalytiques annonçait ce que Legendre appelait l'office du juge, désigné par lui comme interprète. Celui-ci n'avait plus désormais pour seule fonction de dire la loi pour tous, mais devait s'adresser au prévenu comme sujet afin de lui faire réintégrer sa place dans la communauté. Les textes de Pierre Legendre ont, de toute évi dence, profondément marqué le discours de tous ceux qui travaillent dans le champ pénal, ce qui explique peut-être pour partie l'importation du vocabulaire lacanien dans ce domaine. Mais c'est au prix d'une interprétation restrictive voire fallacieuse de l'œuvre de Lacan, forcée par la volonté de faire pont entre droit et psychanalyse, comme en témoigne la réduction du droit à la seule dimension « symbo lique » - ce que nous essaierons de montrer. L'analyse que fait Lacan de ce qu'il appelle les quatre discours invite, au contraire, à postuler une hétérogénéité de structure entre droit et psychana lyse. L'enjeu en est indissolublement théorique, pra tique et éthique. C'est la raison pour laquelle, plutôt que de chercher de quelle manière droit et psycha nalyse (ne) peuvent (pas) s'articuler, il nous a paru plus salutaire d'accuser au contraire les différences, de souligner les points de butée de l'un par rapport à 11
l'autre. Non pas dans le but de conforter chacun dans son territoire mais pour rouvrir le débat. Notre parcours de l'œuvre de Lacan s'ordonnera donc selon une logique d'exposition de sa pensée 6, et non selon les points de rencontre de la question juridique. En contrepoint, nous avons développé quelques distinctions essentielles à propos de cer tains concepts souvent sujets à confusions, en souli gnant à partir du droit en quoi les mêmes termes ne recouvraient pas les mêmes questions. Ainsi en va-t i! du concept de sujet, à propos duquel i! convient de situer la différence entre le sujet de l'inconscient et le sujet du droit. Souligner cette distinction constitue, pour le psychanalyste, une manière de faire entendre une exigence éthique et politique.
6. Les dimensions de cet ouvrage ont néanmoins imposé des choix, et nous ont conduit à négliger ou simplement évoquer des concepts essentiels. Pour une introduction plus systéma tique à l œuvre de Lacan, on peut se reporter à plusieurs ouvrages récents: P-L Assoun, Lacan, PUF, coll. « Que sais je ? lO, 2003; A. Vanier, Lacan, Belles Lettres, 2003. Pour un abord développé des principaux concepts: E. Porge, Jacques Lacan, un psychanalyste, Érès, 2000, et les ouvrages de G. Le Gaufey, Éditions EPEL. '
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Inconscient et signifiant
La psychanalyse n'est pas une psychologie des profondeurs
L a ponée novatrice d'une p ensée p eut se mesurer à l'effond rement d es évid ences q u'elle p rovoq ue. Ainsi Freud n'hésitaif-il p as à comp arer l es séismes engendrés p ar Darwin et C op ernic d ans les savoirs de leur temps avec le b ouleversement qu'il avait lui même p rovo qué à l'orée du xxe siècle p ar l'inven tion du concep t d 'inconsci ent. L' h omme avait dû renoncer'·d'ab ord à l a croyance d'une terre placée au centre de l'univers, puis à cell e d 'un homme régnant au faîte de la création animale, et il avait fallu enfin qu'il ad mette que l e p rivilège ab solu accordé à l a consc i ence é ta it dé sormai s r évo lu. L a p ens é e d e Lacan a ruin é à son tour bien d es rep ré sentati ons qui avaient p our les contemp orains ce même carac tère d'évidence. C onsidé rons p ar exempl e l 'opini on rép and ue sel on la quell e la cure p sychanalyt ique consisterait en une exploration des tréfonds de l'âme. On p arle vol ontiers de descente au plus i nti me, de pl on gé e dans une intériorité enfoui e comme si l a m étho d e ana lyt ique éta it ana l o gue à celle de l'archéol o gue dégageant peu à p eu les vestiges ensevelis, s'avançant 13
progressivement dans les couches les plus anciennes, les plus souterraines. Avec Lacan la psychanalyse a cessé d'être une psychologie des profondeurs, pour la simple raison qu'il n'y a pas de profondeurs: le plus intime est ce qui nous est le plus extérieur. En effet, ce qui fait le « noyau de notre être » c'est ce qui nous est venu du dehors, ce sont les signifiants 1 qui nous ont parlé avant même que nous ne parlions. Les mots qui nous ont donné place dans le monde, à commencer par notre nom propre, étaient là bien avant nous et constituent cette altérité radicale à laquelle Lacan a donné le nom de grand Autre. Pourtant, ce sont eux qui disent le plus secret, le plus précieux de notre être. Le poète connaît ce paradoxe d'une langue vouée à dire le plus singulier, le plus inouï dans les mots qui ont pourtant déjà infiniment circulé entre les hommes, qui semblent parfois usés jusqu'à la corde. L'enfant qui apprend à parler et dit je pour situer sa parole comme venant de lui-même n'emploie-t-il pas un pronom person nel dont chacun use à son tour? Le pronom personnel estl e moins personnel qui soit. S'il n'y a pas de profondeur, il est donc faux éga lement de dire que la conscience est au-dessus et l'inconscient en dessous, le refoulement constituant un mouvement vers le bas, une poussée qui s'oppose à ce qui « monte » à la conscience 2. Il faut donc avoir recours à une figure de topologie qui rende compte du modèle freudien de l'inconscient, la bande de Moebius.
de
1 . Que l'on peut entendre ici au sens linguistique. 2. Cette représentation est renforcée par l'emploi du terme «subconscient,. qui, notons-le, n'est pas de Freud.
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BANDE DE MOEBIUS
Cette surface présente en effet la propriété étrange d'avoir un seul bord et une seul e face, de sorte que ce qui est le « dessous » peut être considéré comme le « dessus » en effectuant une si mple translation à la surface. On peut imaginer une fourmi occupée à la parcourir sans discontinuer: à chaque instant, celle ci a la preuve concrète qu il y a bien un envers, un autre côté que celui sur lequel ell e pose ses p attes Et cependant poursuivant son chemin et faisant un tour complet, elle ne manquera pas de se retrouver de l'autre côté, sans avoir pourtant franchi le moindre bord. À cet instant, ce qui était précéd emment l'en droit est devenu envers. Telle est la figure qui peut aider à p enser ce que Freud a désigné du terme d'in conscient : l'envers du discours conscient n'est pas fait d'une autre étoffe et n'implique pas d'autre lieu, bien que la séparation soit constitutive. Il y a bien un envers et un endroit, mais ils sont faits du même tissu et en outre l'un peut venir à occuper la place de l'autre, ce qui un moment o ccup e la face consciente peut se retrouver au tour suivant situé dans l'in conscient. Le gli ssement d'un signifiant à l'autre (