René Kaës
Le complexe fraternel
Le complexe fraternel
Collection Psychismes
PSYCHOLOGIE PROJECTIVE
F. BRELET, Le ...
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René Kaës
Le complexe fraternel
Le complexe fraternel
Collection Psychismes
PSYCHOLOGIE PROJECTIVE
F. BRELET, Le TAT Fantasme et situation projective C. CHABERT • Le Rorschach en clinique adulte • La Psychopathologie à l’épreuve du Rorschach N. RAUSCH DE TRAUBENBERG, M.-F. BOIZOU Le Rorschach en clinique infantile
PSYCHANALYSE GROUPALE D. ANZIEU, Le Groupe et l’inconscient. L’imaginaire groupal A. CICCONE, La Transmission psychique inconsciente R. KAËS • L’Appareil psychique groupal • Le Groupe et le Sujet du groupe • La Parole et le Lien • La Polyphonie du rêve • Un Singulier pluriel
LE MOI-PEAU ET SES CONCEPTS D. ANZIEU • Le Moi-peau • Le Penser. Du Moi-peau au Moi-pensant • Psychanalyse des limites
PSYCHOSOMATIQUE SAMI-ALI • De la projection • Corps réel, corps imaginaire • Penser le somatique. Imaginaire et pathologie • Le Corps, l’Espace et le Temps • Le Rêve et l’Affect. Une théorie du somatique • L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer • L’impasse dans la psychose et l’allergie • Corps et âme. Pratique de la thérapie relationelle
CLINIQUE ET PSYCHOPATHOLOGIE PSYCHANALYTIQUE
J. ALTOUNIAN, L’Intraduisible J. BERGERET • La Personnalité normale et pathologique • La Violence fondamentale J. BERGERET, M. HOUSER • Le Fœtus dans notre inconscient J. BERGERET ET AL. • L’Érotisme narcissique • La Pathologie narcissique • La Sexualité infantile et ses mythes B. BRUSSET, Psychopathologie de l’anorexie mentale
G. BURLOUX, Le Corps et sa douleur M. CORCOS, • Le Corps absent. Approche psychanalytique des troubles des conduites alimentaires • Le corps insoumis J.-P. DESCOMBEY, L’économie addictive A. EIGUER • Le Pervers narcissique et son complice • L’Inconscient de la maison • Nouveaux portrait du pervers moral F. RICHARD, Le Processus de subjectivation à l’adolescence O. KERNBERG • La Personnalité narcissique • Les Troubles limites de la personnalité G. LE GOUÈS, L’Âge et le principe de plaisir. T. NATHAN, La Folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique J.-P. VALABREGA, Les maladies du temps : chronopathies
PSYCHANALYSE ET CRÉATION D. ANZIEU, Créer, détruire S. TISSERON, Psychanalyse de l’image
LA PSYCHANALYSE ET SES CONCEPTS C. BARROIS, Les Névroses traumatiques A. CICCONE, M. LHOPITAL, Naissance à la vie psychique F. COUCHARD, Emprise et violence maternelles D. CUPA, Tendresse et cruauté J.-M. DELASSUS, Psychanalyse de la naissance S. DE MIJOLLA-MELLOR • Penser la psychose. Une lecture de l’œuvre de Piera Aulagnier • Le Besoin de savoir • Le Besoin de croire S. RESNIK, Biographie de l’inconscient R. ROUSSILLON, Le Plaisir et la Répétition J.-C. STOLOFF, Interpréter le narcissisme
DIVERS A. ANZIEU, La Femme sans qualité R. KAËS ET AL. Les Voies de la psyché. Hommages à Didier Anzieu S. TISSERON, La Honte. Psychanalyse d’un lien social
psychismes
collection fondée par Didier Anzieu
René Kaës
Le complexe fraternel
Illustration couverture : "La Charité chrétienne", Reni Guido (1573-1642), Le Guide (dit) (atelier de) Crédit photographique : © Photo RMN
© Dunod, Paris, 2008 ISBN 978-2-10-053519-4
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
1
Le retour du fraternel dans l’esprit du temps
2
Le complexe fraternel et la psychanalyse
3
Complexe fraternel et imago fraternelle, liens fraternels et fratrie
4
P REMIÈRE PARTIE L E COMPLEXE FRATERNEL
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1. La spécificité du complexe fraternel
11
Le complexe fraternel dans la pensée psychanalytique Freud et la question du fraternel, 12 • Alfred Adler, le détrônement de l’aîné et le complexe d’infériorité du cadet, 16 • Melanie Klein, le frère ou la sœur comme objets partiels et l’envie, 17 • Jacques Lacan, le complexe de l’intrus et le triangle préœdipien, 18 • Jean Laplanche et le triangle rivalitaire, 20
12
Obstacles et résistances à penser le complexe fraternel L’obstacle axiomatique. Complexe d’Œdipe versus complexe fraternel, 22 • L’obstacle axiomatique. Complexe d’Œdipe versus complexe fraternel, 22 • L’obstacle épistémologique, 28 • L’obstacle méthodologique, 30 • L’obstacle institutionnel, 31
21
Trois axes pour l’analyse du complexe fraternel Le complexe fraternel et le sujet de l’inconscient, 33 • Le complexe fraternel et le lien fraternel, 34 • Les expressions culturelles du complexe fraternel, 35
33
VI
TABLE DES MATIÈRES
2. Clinique du complexe fraternel dans la cure
39
Le complexe fraternel dans la cure d’Yseult
39
Le frère comme objet partiel
44
Le frère ou la sœur comme double narcissique
49
Le dédoublement sexuel : bisexualité psychique et séduction dans le complexe fraternel
51
Le travail de la séparation, la différence des sexes et des générations
55
Remarques sur le transfert du complexe fraternel dans la cure d’Yseult Transfert fraternel et transferts latéraux, 58
57
Quelques composantes du complexe fraternel
59
3. Double narcissique et bisexualité dans le complexe fraternel
61
Figures du double dans le complexe fraternel Le double narcissique spéculaire, 62 • Le double et l’homosexualité adelphique, 64 • Le double comme figure de l’inquiétante étrangeté, 65 • Le double obtenu par incorporation d’un autre en soi ou par détachement et clivage d’une partie de soi, 66 • Le double comme compagnon imaginaire, 68 • Le double comme substitut de l’objet perdu. L’enfant de remplacement, 68
62
La bisexualité psychique dans le complexe fraternel Double narcissique et fantasme de bisexualité dans le complexe fraternel d’Ivan, 70 • Fantasme de bisexualité et identification bisexuelle, 72 • Les identifications bisexuelles, 76
70
4. L’intrus et le rival
79
Pierre-Paul ou le frère né d’une mort sûre Le fantasme du meurtre du frère, 80 • Souhaits de morts et réalisation du meurtre. L’intrusion du réel, 82 • « Je veux qu’il me déteste afin de le haïr », 85 • L’objet frère archaïque chez Pierre-Paul, 85
80
La violence fraternelle et ses destins Freud, la jalousie, la haine, 86 • La violence de l’envie : les apports de M. Klein, 91 • La violence fraternelle, l’envie du sein et la destructivité primaire chez Pierre-Paul, 92 • Le complexe de l’intrus et la jalousie chez Lacan, 94 • Les triangles rivalitaires et la violence dans le complexe fraternel, 96 • La
86
TABLE DES MATIÈRES
VII
valeur fondatrice de la violence fraternelle, 97 • Que découvrons-nous au-delà de la haine et de l’envie ?, 98 Figures mythologiques de la haine fratricide Le fratricide originaire dans les récits de la Bible et du Coran, 100 5. Le complexe fraternel archaïque Le primat du rapport au corps de la mère archaïque L’imago de la mère-aux-frères-et-sœurs, 105 L’objet frère ou sœur dans le complexe fraternel. Investissements pulsionnels et représentants psychiques Figures de l’objet frère et image du corps, 110 • L’objet frère : la haine de l’intrus, 110 • L’image du corps dans le complexe fraternel archaïque et dans son évolution symbolique, 111 La fratrie archaïque dans deux contes des frères Grimm Le Loup et les Sept Chevreaux, 113 • Hansel et Grethel, 114
103 104
108
112
6. L’amour et la sexualité dans le complexe fraternel
117
Les rêves d’inceste, l’incestuel et l’inceste réalisé
118
Clinique de l’amour adelphique L’amour d’une sœur pour ses frères, 120 • Complexe fraternel et choix d’objet amoureux, 121
119
La sexualité, les fantasmes d’inceste, l’incestuel et l’inceste agi dans le complexe fraternel L’amour d’un frère pour sa sœur et l’éveil des fantasmes incestueux à l’adolescence, 123 • La séduction adelphique et le désir d’inceste, 125 • Les agirs incestueux dans les fratries, 127 Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
99
Les amours fraternelles dans le mythe et la littérature Les liens d’amour et de haine chez les enfants d’Œdipe dans le mythe et la tragédie d’Œdipe, 128 • La littérature et l’amour fraternel, 131
123
128
VIII
TABLE DES MATIÈRES
D EUXIÈME E SSAIS
PARTIE
SUR LES LIENS FRATERNELS
7. Le groupe fraternel La spécificité psychique du groupe des frères et sœurs et les liens fraternels Le groupe fraternel et le couple parental, 140 • La consistance de la réalité psychique du groupe fraternel, 141 • Le jeu des identifications croisées, 146
139 139
Le pacte fraternel et les alliances symboliques Alliances inconscientes, pactes et contrats, 148 • Frères et sœurs dans le contrat narcissique, 149 • Le double pacte des Frères et l’entrée dans l’alliance symbolique, 150
148
La communauté des frères et les sentiments sociaux Le pacte, l’alliance et la communauté des Frères, 154 • L’exigence de justice, d’amour égal pour tous et le sentiment de fraternité, 155
153
8. La mort d’un frère, le deuil d’un enfant Les effets psychiques de la mort dans la fratrie La mort d’une sœur. Une généalogie de deuils et de dépressions, 158 • Un pacte intergénérationnel de résistance au deuil du frère ou de la sœur morte, 165 • Freud et la mort de son frère Julius, 168 • L’imago du frère mort/de la sœur morte, 172 Les vœux de mort des parents sur les frères et sœurs dans deux contes des frères Grimm Les Sept Corbeaux, 175 • Les Douze Frères, 177 9. Quelques effets dans la fratrie de la mort d’un parent
157 158
174 179
Le travail de deuil dans la fratrie
180
La composante narcissique de la fratrie et le désir parental
181
L’héritage, la succession et les enjeux narcissiques de la transmission Le partage des objets et des biens, 184 • La composante narcissique de l’héritage : le fantasme de l’héritier privilégié, 186
183
Haine, envie et rivalité à la mort des parents. L’alliance fraternelle Comment les parents jouent de la rivalité fraternelle, 188 • Le soutien de la fratrie, 190
187
TABLE DES MATIÈRES
Le travail de l’héritage : le nouveau pacte des frères Une suite pour Totem et tabou, 191
191
Ma saison préférée d’André Téchiné (1992)
192
Le partage, enjeu majeur du lien fraternel
194
10. Le complexe fraternel organisateur des liens de groupes Le transfert des composantes archaïques et œdipiennes du complexe fraternel dans un groupe Ce qui a été mobilisé et mis en travail dans ce groupe, 200 Rivalité, jalousie et envie dans un séminaire de groupe avec psychodrame Le premier jour, 201 • Le deuxième jour, 202 • Le troisième jour , 204 • Les jours suivants, 206 Le transfert du complexe fraternel, organisateur des liens de groupe Commentaires sur les mouvements de jalousie et d’envie dans les groupes La régression de la jalousie vers l’envie, 211 • L’affermissement du complexe fraternel, 211 • La pulsion de mort à l’état brut et l’impulsion envieuse, 212 • Les dépassements : au-delà de la haine et de l’envie, 213 Quelques aspects du complexe fraternel dans le groupe des premiers psychanalystes
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
IX
195 197
200
209 210
214
CONCLUSION
217
ANNEXE
221
Bref panorama des recherches récentes
221
Numéros spéciaux de revues
222
Références bibliographiques
223
INDEX DES MOTS CLÉS
231
INDEX DES NOMS PROPRES
237
INDEX DES CAS CLINIQUES CITÉS
241
INTRODUCTION
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
D
plusieurs années, je soutiens la thèse suivante : le complexe fraternel est un véritable complexe, au sens où la psychanalyse en a formulé la structure et la fonction dans l’espace psychique du sujet de l’inconscient. Le complexe fraternel ne se réduit pas au complexe d’Œdipe, dont il serait le déplacement ; il ne se limite pas non plus au complexe de l’intrus, qui en serait le paradigme. Il ne se caractérise pas seulement par la haine, l’envie et la jalousie ; il comprend ces dimensions, mais encore d’autres, toutes aussi importantes et articulables aux précédentes : l’amour, l’ambivalence et les identifications à l’autre semblable et différent. Le complexe fraternel tient sa spécificité de son organisation et de sa fonction. En substance, sa structure est organisée conjointement par la rivalité et la curiosité, par l’attrait et le rejet qu’un sujet éprouve vis-à-vis de cet autre semblable qui dans son monde interne occupe la place d’un frère ou d’une sœur. Selon cette perspective, l’attrait n’est pas seulement un retournement de la haine, la curiosité un contre-investissement du rejet. Le complexe fraternel comporte deux formes opposables : l’une, archaïque, entretient avec le frère ou la sœur des relations qui ont essentiellement la consistance psychique d’un objet partiel, appendice du corps maternel imaginaire ou de son propre corps imaginaire ; l’autre s’inscrit dans un triangle rivalitaire, préœdipien et œdipien. En ce sens, le complexe d’Œdipe est un facteur de transformation du complexe fraternel archaïque. Enfin, je distingue le complexe fraternel du lien fraternel : le premier organise le second, dont les effets sont particulièrement sensibles, au-delà de la famille, dans les groupes et dans les institutions. Telles sont les principales propositions que je voudrais développer dans cet ouvrage. EPUIS
2
LE
L E COMPLEXE FRATERNEL
RETOUR DU FRATERNEL DANS L’ ESPRIT DU TEMPS
Ce que l’on pourrait appeler la question du fraternel, pour donner un terme générique à des réalités et des concepts de niveau et d’extension aussi différents que complexe fraternel, lien fraternel, fratrie et fraternité, est devenu en quelques années un objet d’étude en de nombreux champs de la recherche des sciences humaines1 . Cet intérêt se manifeste dans le moment même où, au sein de la civilisation occidentale, de profondes transformations structurales affectent l’organisation sociale et les enjeux psychiques des liens familiaux. La transformation de la structure nucléaire de la famille est l’un des avatars du mouvement de déclin du pouvoir du père et de la fonction paternelle. Cette transformation, inaugurée par l’apparition de la famille nucléaire elle-même, est l’effet des transformations économiques, sociales et politiques qui se sont déployées en Europe dès le XIXe siècle et tout au long du XXe dans tous les pays industrialisés et urbanisés. L’étude des relations fraternelles dans les familles adoptives, dans les familles monoparentales et dans les familles dites recomposées, dont le nombre croît depuis la fin des années soixante, met en lumière la complexité des changements introduits par ces nouvelles configurations du couple, de la famille et de la fratrie. Pour une part, la question du fraternel correspond à l’avènement des institutions démocratiques et des rapports qu’elles soutiennent. En Europe, elle est étroitement associée aux exigences de la Révolution française, elle-même fille des Lumières et de la liberté de s’associer et de penser, liberté conquise, affranchie des contraintes de la Puissance monarchique incarnée par la Royauté et par l’Église. Mais pour une autre, elle continue à être marquée par les aspects négatifs de l’irrésolution du conflit originaire entre les exigences de l’ordre paternel et celles de l’ordre fraternel. La pensée dominante est que le premier est porteur de l’accès aux œuvres de la symbolisation, et que l’autre sollicite les régressions imaginaires de l’auto-engendrement et l’illusion des autarcies psychiques et sociales. Cette position, qui situe le positif du côté paternel et le négatif du côté fraternel, est discutable : elle oublie les dérives de la violence que chacun des deux comporte et que l’exclusivité d’un ordre sur un autre ne ferait qu’accroître. En outre, l’un et l’autre sont porteurs d’illusion. Elle néglige aussi la spécificité et, nous le verrons, la complexité 1. Voir en introduction aux références bibliographiques p. 223, un bref panorama — non exhaustif — des recherches récentes sur ce thème.
I NTRODUCTION
3
de la question du fraternel. Cette question se constitue différemment selon qu’elle se pose comme négation du paternel et recours à la puissance du maternel, ou comme dépassement de l’ambivalence à l’égard des figures parentales et affirmation de valeurs propres au lien fraternel. Le fraternel ne peut se définir comme un en-soi : il est nécessairement tenu dans un rapport dialectique avec ce qui le constitue, il s’origine dans le parental et il ouvre sur la filiation. Or ce sont là des fonctions et des subjectivités qui ont été bouleversées au cours de l’histoire, comme chaque fois que se produit une mutation de l’ordre social. L’histoire de la notion de fraternité indique que les grandes transformations religieuses, politiques et sociales sont toujours corrélatives de l’émergence de la question du fraternel1 .
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
LE
COMPLEXE FRATERNEL ET LA PSYCHANALYSE
Avant ce regain d’intérêt, et davantage encore ces toutes dernières années, les psychanalystes ont fait entendre leur voix, le plus souvent pour comprendre comment s’agencent les relations entre frères et sœurs, les mouvements psychiques qui suivent ou accompagnent leur naissance ou leur mort. Les travaux sont plus rares sur la problématique spécifiquement psychanalytique du complexe fraternel. Pourtant, sur cette question, la pensée de Freud existe, mais elle hésite, elle l’inscrit sans vraiment la soutenir, tout occupée à maintenir la prééminence structurale du complexe nucléaire œdipien sur tous les autres. Sans mettre en cause cette prééminence, je pense que celle-ci ne doit pas disqualifier la singularité du complexe fraternel, traiter celui-ci uniquement comme un déplacement de celui-là, comme un ersatz ou une défense. Le complexe fraternel s’inscrit nécessairement dans la structure du désir du couple parental, dans l’arrière-fond du complexe œdipien, mais aussi du complexe fraternel des parents. Le complexe fraternel croise sans cesse le chemin du complexe d’Œdipe. Dans la tragédie de Sophocle, le complexe fraternel apparaît après qu’Œdipe s’est perdu et blessé dans le drame du meurtre du père et de l’inceste maternel. Les figures d’Antigone
1. Sur ce point, un recueil d’études sous la direction de G. M. Chiodi (1992) s’organise autour de la rivalité fraternelle comme paradigme de la conflictualité politique.
4
L E COMPLEXE FRATERNEL
et de ses frères, enfants et frères d’Œdipe, nouent indissociablement les deux complexes1 . Ces considérations indiquent pourquoi il est important de réintroduire et de réélaborer le concept de complexe fraternel dans le corpus théorique et dans la pratique clinique de la psychanalyse freudienne, de porter une plus grande attention à sa spécificité, pour lui restituer toute sa place. Ceci revient à repérer son destin dans la formation du sujet, de ses objets et de ses identifications, dans la constitution des conflits psychosexuels de l’enfance et de l’adolescence, dans les singularités de la névrose infantile, notamment dans ses enjeux narcissiques, homosexuels et bisexuels, dans le choix d’objet amoureux. Nous avons encore à apprendre sur le rôle que jouent le complexe et le lien fraternels dans le processus de la création artistique ou théorique. Nous avons aussi à comprendre plus précisément comment se met en place la transgression à partir du complexe fraternel, et s’il s’agit de l’inceste fraternel, quel est son enjeu spécifique, qui le distingue de l’inceste avec le parent. La clinique nous met en présence de ses effets dans la névrose de transfert et notamment dans le transfert dit latéral. Et l’analyse des couples, des familles et des groupes montre l’incidence constante du complexe fraternel, des imagos fraternelles et des liens fraternels sur les liens qui s’y nouent.
C OMPLEXE
FRATERNEL ET IMAGO FRATERNELLE , LIENS FRATERNELS ET FRATRIE Dans cet ouvrage, il sera question, pour l’essentiel, du complexe fraternel, mais, pour donner tout son relief à ce concept, il convient de le distinguer de l’imago fraternelle, du lien fraternel et de la fratrie. Le complexe (du latin complexus) au sens général de ce terme désigne un ensemble de plusieurs éléments distincts imbriqués ou pliés ensemble (Littré et Dictionnaire historique de la langue française). Le concept moderne de la complexité comporte les notions d’une combinatoire des éléments, d’une organisation et d’une transformation des structures formant le complexe. 1. Dans La Thébaïde ou les Frères ennemis, tragédie de la haine entre Étéocle et Polynice, Racine fait dire à Jocaste : « Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils, Après ceux que le père et la mère ont commis ...Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux. » (Acte 1, scène 1.)
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
I NTRODUCTION
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Du point de vue psychanalytique, le complexe est classiquement défini comme un ensemble organisé de représentations et d’investissements inconscients, constitué à partir des fantasmes et des relations intersubjectives dans lesquelles la personne prend sa place de sujet désirant par rapport à d’autres sujets désirants. Le complexe est donc soumis à la complexité. La conflictualité est une des caractéristiques du complexe. Je définirai celle-ci comme la propriété de l’appareil psychique de s’organiser et de se réorganiser à partir de ses propres conflits. Le conflit est ici entendu comme le résultat d’exigences psychiques opposées, antagonistes ou inconciliables. Le conflit intrapsychique s’établit entre des forces pulsionnelles, entre des désirs et des défenses, entre des représentations ; sa résolution s’effectue selon des formations de compromis, sur le mode du rêve, du lapsus ou du symptôme dans la névrose, sur le mode de l’ambivalence, et sur le mode du clivage dans la psychose. Le conflit interpsychique concerne les exigences psychiques opposées, antagonistes ou inconciliables entre les sujets d’un lien ou d’un groupe, et leur résolution se traduit par des formations de compromis (symptômes partagés), par des alliances inconscientes fondées sur le refoulement ou sur le déni, ou par des scissions et ruptures. Dans le complexe Œdipe, la conflictualité s’organise sur les mouvements antagonistes d’amour et de haine pour les parents selon des modalités distinctes pour le garçon et pour la fille. J’avance cette proposition que le complexe fraternel désigne une organisation fondamentale des désirs amoureux, narcissiques et objectaux, de la haine et de l’agressivité vis-à-vis de cet « autre » qu’un sujet se reconnaît comme frère ou comme sœur. Dans le complexe fraternel pré-œdipien la conflictualité s’organise selon les pôles antagonistes des triangles rivalitaire et pré-œdipien dans lesquels prévalent les figures de l’intrus et du concurrent de même génération. Dans la forme archaïque du complexe fraternel, la conflictualité prend la forme radicale de l’antagonisme entre la vie et la mort, entre l’autoconservation et l’affirmation narcissique phallique d’un côté et la destruction des objets partiels de l’autre. L’imago fraternelle, comme toutes les imagos, est une représentation inconsciente qui organise les images et les pensées d’un sujet. Selon la définition qu’en donnait Jung, inventeur du concept, elle est un prototype inconscient de personnages qui oriente électivement la façon dont le sujet
6
L E COMPLEXE FRATERNEL
appréhende autrui1 . L’imago a une double origine : dans les premières relations intersubjectives de l’enfant avec l’entourage familial et dans la vie fantasmatique que ces relations mobilisent. La définition à laquelle je me rallie est plus précise : l’imago est un élément de la structure du complexe. Les imagos maternelle, paternelle et fraternelle sont des schèmes imaginaires acquis, relativement stables à travers lesquels le sujet se représente des objets (l’imago du sein maternel) ou des personnages internalisés (l’imago du frère ou de la sœur) et à travers lesquels il établit des liens avec les autres. Certaines imagos sont organisées selon les structures archaïques de la psyché, d’autres selon des structures plus différenciées. Il existe ainsi des imagos fraternelles archaïques et des imagos fraternelles différenciées. Le lien fraternel s’inscrit dans un autre niveau de l’analyse : il met en jeu les rapports entre les différents complexes des frères et sœurs lorsqu’ils sont en relation. Dans mes recherches, je me suis surtout préoccupé de comprendre comment le complexe fraternel est un des organisateurs psychiques inconscients du lien fraternel, au sens étroit comme au sens élargi du terme. Comme tout lien, celui-ci intègre aussi les relations entre les fantasmes, les imagos, les relations d’objets, les identifications, les mécanismes de défenses des sujets qui nouent entre eux un lien. Comme tout lien, le lien fraternel implique fondamentalement les diverses modalités des alliances, conscientes et inconscientes, qui font tenir ensemble l’espace de la réalité psychique du lien. La structure psychosociale qui contient ces liens est la fratrie, soit stricto sensu l’ensemble de tous les enfants d’un couple. Cette définition accepte aujourd’hui une extension puisqu’elle inclut des demi-frères ou des demi-sœurs qui n’ont entre eux aucun lien de sang ou seulement un lien de consanguinité avec un seul membre du couple. Plusieurs auteurs appliquent aujourd’hui cette définition aux membres d’un groupe de même génération, consanguin ou non : c’est évidemment tenir compte de l’évolution de la structure familiale, mais c’est aussi rester dans la structure familiale, quand bien même celle-ci est dite recomposée. Une fratrie se qualifie donc davantage par les liens émotionnels et affectifs, moraux et sociaux qui unissent les frères et sœurs. Ces liens s’expriment dans la notion de fraternité, qui désigne d’abord un lien de parenté, celui des membres de la fratrie, et par extension le lien de celles et ceux qui se considèrent comme ayant un tel lien d’appartenance, affectif, moral, social, civique ou religieux, apparenté au lien de fratrie. Ainsi les « frères d’armes », les « frères ou sœurs » d’une communauté religieuse 1. Cité par Laplanche et Pontalis, 1967, p. 196.
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I NTRODUCTION
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ou politique, mais aussi les « frères ou sœurs de divan », ce qui, dans ce dernier cas, devrait engager à penser le complexe fraternel dans les institutions de la psychanalyse. Complexe fraternel et lien fraternel forment ainsi deux niveaux de l’analyse de la catégorie du fraternel, et ces deux niveaux sont à articuler. Chacune de ces formations possède une existence et une consistance spécifiques. L’ouvrage est organisé en deux parties. La première est centrée sur le complexe fraternel. Le premier chapitre s’ouvre sur une présentation du concept et de la problématique du complexe fraternel dans la pensée psychanalytique, notamment dans ses relations avec le complexe d’Œdipe. Il est suivi par un exposé de ce que nous apprend la clinique du complexe fraternel dans la cure, notamment les figures du double narcissique et de la bisexualité dans leurs rapports avec la rivalité, la jalousie, l’envie et la haine (chap. 2, 3 et 4). Sur ces bases, une distinction est faite entre les composantes archaïques et les dimensions œdipiennes du complexe fraternel (chap. 5). La question de l’amour fraternel, dans sa triple dimension narcissique, incestuelle et objectale fera l’objet du chapitre 6. La seconde partie comporte plusieurs essais sur la consistance psychique du lien et du groupe fraternels. Le chapitre 7 est centré sur l’exposé de leurs rapports avec le complexe fraternel, considéré ici comme un organisateur inconscient de cette réalité commune et partagée par les frères et sœurs. La validité de ces hypothèses est mise à l’épreuve à partir d’autres situations cliniques que celles de la cure individuelle : ainsi peuvent être repérés les effets de ce complexe dans quelques configurations du lien fraternel. Le chapitre qui traite de la mort d’un frère ou d’une sœur nous a conduit à mettre en corrélation le travail du deuil chez les parents et dans la fratrie (chap. 8). La mort d’un parent est une épreuve décisive pour la fratrie. Elle fait revivre et met en travail tous les conflits irrésolus de l’enfance de chacun, mais aussi les tensions latentes dans le groupe des frères et sœurs et les rapports des parents à celui-ci (chap. 9). Le complexe fraternel est un organisateur majeur de la vie des groupes et des institutions. Le chapitre 10 sera centré sur le transfert des composantes archaïques et œdipiennes du complexe fraternel dans le travail psychanalytique en situation de groupe. Nous pourrons alors examiner dans une brève conclusion comment se nouent ou ne se nouent pas le complexe fraternel et le complexe d’Œdipe. J’avais prévu un chapitre qui donnerait un aperçu des organisateurs culturels, mythes et contes, romans, comédies ou tragédies, œuvres
8
L E COMPLEXE FRATERNEL
cinématographiques et tableaux qui forment l’arrière-fond des représentations à travers lesquels se symbolise l’imaginaire collectif de la fraternité. J’ai dû y renoncer, la matière d’un autre ouvrage se trouvant dans ce projet. J’ai plutôt choisi de présenter dans le cours de certains chapitres les œuvres qui me paraissaient pouvoir apporter un autre éclairage à nos recherches. * Plusieurs chapitres qui composent cet ouvrage reprennent et développent des études antérieurement publiées dans des revues pour la plupart d’entre elles. La première, parue en 1978 dans Le Groupe familial, traitait des imagos fraternelles et du complexe fraternel dans le processus groupal. Cette question fut réélaborée en 2000 dans un ouvrage publié sous la direction de N. Caparrós. La revue Topique a publié en 1992, mon étude sur la spécificité du complexe fraternel tel qu’il apparaît dans la cure psychanalytique individuelle. Ont suivi deux articles, l’un sur le travail du deuil chez les parents et conjointement chez les frères et sœurs lors de la mort d’un enfant (Groupal, 1996), l’autre sur les effets dans la fratrie de la mort d’un parent (Journal de la psychanalyse de l’enfant, 2000b). D’autres travaux ont été centrés sur les effets du complexe fraternel dans le groupe des premiers psychanalystes (en 1994, un chapitre d’un ouvrage d’hommage à D. Anzieu, en 2003, un article paru dans Quaderni di Psicoterapia infantile). Que les éditeurs de ces premiers textes en soient remerciés.
PARTIE 1 LE COMPLEXE FRATERNEL
Chapitre 1
LA SPÉCIFICITÉ DU COMPLEXE FRATERNEL
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
L
ONGTEMPS ,
le complexe fraternel a été tenu dans la pensée psychanalytique pour un concept négligeable, secondaire ou accessoire1 . Il y a lieu de se demander pourquoi et de comprendre comment la relative mise à l’écart de cette problématique s’est installée, depuis Freud et après Freud, en dépit des développements décisifs que les observations de M. Klein sur l’envie, la jalousie et l’avidité lui ont apporté, et les travaux de Lacan sur le complexe de l’intrus. 1. S’il arrive que ce concept soit incidemment référencé dans la clinique, il ne fait pas partie, en France tout au moins, des concepts admis par les dictionnaires et vocabulaires qui authentifient l’intérêt et l’usage d’un terme psychanalytique. Complexe fraternel n’est mentionné dans aucun des trois principaux ouvrages de définition des concepts de la psychanalyse : ni dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967), ni dans L’Apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse (sous la dir. de P. Kaufmann, 1993) ni dans le Dictionnaire international de la psychanalyse (sous la dir. d’A. de Mijolla, 2002), Plus curieusement, nous n’en trouvons pas trace non plus dans le Dictionnaire des thérapies familiales (sous la dir. de J. Miermont, 1987). Il est mentionné à l’article « Complexe familial » rédigé par J.-P. Caillot dans le Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale (1998).
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Toutes les analyses proposées par Freud, Adler, Klein ou Lacan se situent par rapport au complexe d’Œdipe dont la structure triangulaire peut se représenter selon la figure 1. Père
Mère
Ego
Figure 1. Le triangle œdipien.
LE
COMPLEXE FRATERNEL DANS LA PENSÉE PSYCHANALYTIQUE Freud et la question du fraternel Bien qu’elle soit hésitante, la pensée de Freud sur la question du fraternel occupe une place importante dans son œuvre. Elle se développe selon trois axes principaux, avec des périodes durant lesquelles prédomine plutôt un ordre de préoccupation, mais sans que jamais l’orientation principale ne fléchisse. Cette orientation dominante est celle qui s’attache d’abord, et très tôt, à rendre compte des effets des relations entre frères et sœurs sur leur organisation psychique ultérieure. La seconde orientation a pour thème le rôle joué par les liens fraternels dans la formation des liens sociaux. Totem et tabou inaugure cette réflexion féconde, et largement spéculative. La troisième concerne la notion de complexe fraternel, dont la dénomination ne semble pas utilisée par lui avant 1922.
Les effets des relations entre frères et sœurs sur leur organisation psychique ultérieure Dès 1895, Freud est attentif aux conséquences psychopathologiques des relations sexuelles entre frères et sœurs, il en repère les effets dans les cures bien longtemps encore après qu’il a remis en cause sa théorie de la séduction précoce : la sœur est la séductrice de l’Homme aux loups. Il observe avec précision et note comment la venue au monde d’un rival constitue une menace pour la suprématie de l’aîné, suscite en lui des
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sentiments de jalousie, d’hostilité et de haine vis-à-vis de l’intrus(e), mais aussi de vifs ressentiments contre la mère à propos des frères et sœurs qu’elle lui a imposés. « Tout me fait croire, écrit Freud dans une lettre à Fliess (3 octobre 1897), à propos de la mort de son frère Julius, que la naissance d’un frère d’un an plus jeune que moi avait suscité en moi de méchants souhaits, une véritable jalousie enfantine, et que sa mort [survenue quelques mois plus tard] avait laissé en moi le germe d’un remords. » Mais Freud note aussi, avec l’observation du petit Hans (1909), d’autres effets de l’arrivée d’un petit frère : elle permet à l’enfant de construire un certain nombre de théories sexuelles infantiles qui répondent à son désir d’investigation et à sa curiosité sexuelle, et l’incite « à un travail mental » qu’entretient la pulsion de savoir chez l’enfant « détrôné ». Freud a souligné la chute narcissique et l’impact traumatique qu’entraîne la venue au monde d’un petit frère ou d’une petite sœur. L’enfant n’est plus le centre du monde, il est envahi par la jalousie et par la haine pour cet intrus qui le chasse de la position qu’il estime avoir dans l’amour des parents. La naissance d’un autre enfant peut être considérée comme un véritable traumatisme pour le narcissisme primaire lorsque l’aîné est obligé de renoncer à ses fantasmes d’omnipotence infantile. Mais il serait erroné de concentrer la jalousie et la rivalité fraternelle sur l’aîné, elle peut être observée chez tout jeune enfant :
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« Le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs, et généralement il ne les aime pas du tout. Il est incontestable qu’il voit en eux des concurrents, et l’on sait que cette attitude se maintient sans interruption pendant de longues années, jusqu’à la puberté et même au-delà1 . »
Il précise plus loin : « On trouverait difficilement une nursery sans conflits violents entre ses habitants. Les raisons de ces conflits sont : le désir de chacun de monopoliser à son profit l’amour des parents, la possession des objets et de l’espace disponible »,
et il conclut par une citation acide : « C’est, je crois, Bernard Shaw qui l’a dit : s’il est un être qu’une jeune anglaise haïsse plus que sa mère c’est certainement sa sœur aînée. » (ibid., p 211.) 1. Freud, 1915-1917, G.-W. XI, 208-209 ; trad. fr. O.C.F., XIV, 210.
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Analysant le fantasme « Un enfant est battu » Freud écrit en 1919 : « Ainsi plus d’un enfant qui se considère comme trônant en sécurité dans l’amour inébranlable de ses parents a été d’un seul coup déchu de tous les cieux de sa toute puissance présomptueuse1 . »
Haine et jalousie s’allient aux désirs inconscients de châtiments sadiques ou de meurtre fraternel.
La notion de complexe familial L’idée d’un élargissement du complexe d’Œdipe au complexe familial est une idée à laquelle nous devons prêter attention. L’occurrence la plus consistante de la notion de complexe familial apparaît dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse2 . Tout en affirmant la nature spontanée du complexe d’Œdipe chez l’enfant, Freud note : « Les parents eux-mêmes exercent souvent une influence décisive sur l’éveil de la position œdipienne de l’enfant, en ce qu’ils suivent eux-mêmes l’attirance sexuée, et que là où il y a plusieurs enfants, le père donne la préférence la plus nette de sa tendresse à la petite fille et la mère au fils. »
Il conclut : « Le complexe d’Œdipe s’élargit en complexe familial lorsque d’autres enfants arrivent. »
mais il précise : « [...] il devient dès lors, en trouvant un nouvel étayage sur le dommage subi par son égoïsme, le motif pour lequel ces frères et sœurs sont accueillis avec aversion et éliminés sans hésitation par le souhait3 . »
Bien que Freud ne donne pas un contenu explicite au complexe familial, nous pouvons penser qu’il est composé du complexe d’Œdipe spontané de l’enfant, des effets de celui des parents sur leur attirance sexuelle vis-à-vis de leurs enfants et du complexe fraternel tel qu’il se 1. 1919b, G.-W. XII, 206 trad. fr., O.C.F., XV, 128. 2. La notion de complexe familial apparaît pour la première fois dans Psychopathologie de la vie quotidienne, à propos d’un oubli de nom qui concerne une sœur de Freud. Une autre occurrence dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique l’associe au complexe d’Œdipe par simple apposition et sans information spécifique. 3. G.-W. XI, 346, O.C.F., XIV, 345.
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forme « spontanément » chez les frères et sœurs, mais aussi sous l’effet du complexe fraternel des parents. Dans tous ces passages où il est question du complexe familial, on pressent la connexion que Freud opère entre le complexe nucléaire et le complexe fraternel, mais la pensée de Freud louvoie, elle hésite à nommer clairement un complexe qui l’obligerait à le situer par rapport au complexe œdipien. Au fond, sa pensée demeure celle d’une subordination du « complexe fraternel » inclus dans le « complexe familial » dont la structure de base est celle du complexe d’Œdipe. Anna Freud reprend la substance de la position de son père : « La relation de l’enfant avec ses frères et sœurs est subordonnée à la relation qu’il a avec ses parents et en dépend. Les membres de la fratrie sont normalement les pièces accessoires des parents, les relations entre eux étant gouvernées par des attitudes de rivalité, d’envie, de jalousie et de compétition pour l’amour des parents. » (Freud et Dann, 1951, p. 157-l58.)
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Liens fraternels et formation des liens sociaux À partir de Totem et tabou (1912-1913), l’intérêt que Freud porte à la question de la prohibition de l’inceste entre frères et sœurs dessine un deuxième axe de recherche : il articule l’organisation des liens fraternels et des relations du groupe des frères avec l’organisation des rapports sociaux. Le thème de la horde des frères, de l’alliance des frères, du clan des frères liera d’une manière efficace la problématique œdipienne, le dépassement de la jalousie et de l’envie dans l’identification au semblable et la formation de la communauté de droit (1922, 1923, 1929, 1939). L’issue de la rivalité par retournement de la haine en alliance des frères contre le père qualifie la force de l’être-ensemble qui sera recherchée dans tout groupe, sur le modèle de la fraternité. C’est sans doute le point de vue qui fait le mieux apparaître que le complexe fraternel, dans la pensée de Freud, n’est pas, quoi qu’il en dise plus tard, un simple déplacement du complexe d’Œdipe. Il en est aussi une issue. Mais nous noterons que, dès Totem et tabou, la question se pose d’une articulation entre le complexe fraternel et le complexe d’Œdipe.
Émergence de la notion de complexe fraternel Le troisième axe fournit des matériaux pour la construction du concept de complexe fraternel1 . Dans L’Interprétation du rêve (1900), Freud 1. Le terme de « complexe fraternel » fait question en français, comme dans d’autres langues romanes. Il inclut par convention le frère et la sœur. Écrire « fraternel et sororal »
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explore l’espace interne du frère et de la sœur lorsqu’ils sont confrontés à l’expérience et à la représentation de la mort du frère ou de la sœur, à la place qu’ils occupent dans leurs rêves et dans leurs fantaisies, à l’ambivalence des sentiments à leur égard. Il ouvre ainsi la voie à d’autres questionnements : sur la place et la fonction de la sœur ou du frère dans le choix d’objet d’amour (1912), sur les frères et sœurs comme objets du fantasme de fustigation (1919), sur les figurations inconscientes des frères et sœurs par de petits animaux1 . Ce troisième axe, pourtant, ne se pense pas immédiatement avec le concept de complexe fraternel. Il n’est que de lire, pour s’en convaincre, le commentaire du roman de Jensen, Gradiva, que Freud écrit en 1906. Gradiva est à mes yeux le texte où Freud a jeté les bases de ce qui sera nommé beaucoup plus tard complexe fraternel. Ce qu’il évoque, à plusieurs reprises, c’est une composante essentielle du complexe fraternel : l’imago de la sœur et le fantasme incestueux chez Hanold. Mais Freud en parle de manière allusive. Le terme de « complexe fraternel » (der Geschwisterkomplex) n’apparaît qu’une seule fois sous la plume de Freud, en 1922, dans le passage où il analyse la jalousie « normale » qui, souligne-t-il, n’est pas pour autant rationnelle. Cette jalousie « s’enracine profondément dans l’inconscient, elle perpétue les toutes premières motions de l’affectivité infantile et remonte au complexe d’Œdipe ou au complexe fraternel de la première période sexuelle » (19222 ). Toutefois, Freud ne propose pas un développement significatif quant à l’organisation, à la fonction et aux contenus de ce complexe. Notons que c’est une nouvelle fois à propos de prépondérance de la haine, de la jalousie et de la rivalité pour la possession de l’amour des parents, et pour la possession des objets et de l’espace disponibles que Freud a recours à la notion de complexe fraternel. Alfred Adler, le détrônement de l’aîné et le complexe d’infériorité du cadet Pour Adler, les relations fraternelles sont caractérisées par une rivalité vis-à-vis de l’objet ; elles s’établissent sur la base de la représentation que le Frère est fondamentalement celui qui frustre de la nourriture et de est assez lourd. La langue allemande dispose d’un terme qui désigne les frères-et-sœurs, die Geschwister. Dans cet ouvrage, il m’arrivera d’écrire complexe (ou lien) fraternel, selon l’usage dominant, mais aussi complexe (ou lien) adelphique, terme dont l’usage est plus rare, mais dont le sens inclut l’ensemble des frères-et-sœurs. 1. 1916, G.-W. XI, 161 ; 1921b, G.-W. XIII, 186 ; 1923, G.-W. XIII, 153. 2. G.-W. XIII, 196, trad. fr. p. 272.
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l’amour de la mère. En conformité avec ses idées sur le sentiment et le complexe d’infériorité — et la recherche de compensations, comme source de la névrose —, A. Adler (1930) a centré son analyse des relations fraternelles sur le rang des frères et sœurs dans la famille pour repérer l’influence de celui-ci dans la construction de la personnalité1 . Il est en cela en opposition avec Freud sur le rôle de la sexualité dans la structuration du psychisme. Adler a fait une place particulière au « détrônement » de l’aîné par le cadet, ce qui suppose qu’avant la naissance d’un frère (ou d’une sœur), l’aîné focalise toute l’attention des parents, et qu’après celle-ci, il devra la partager avec le bébé qui, pendant un certain temps, « monopolise » cette attention par les soins constants qu’il requiert. Selon Adler, l’aîné tentera de reconquérir de toutes les manières sa prééminence par rapport aux parents ou par rapport à ses frères. De cette lutte, « l’aîné détrôné » gardera des traits caractériels permanents : indépendance, compétitivité, mais aussi conservatisme. Le second au contraire, « cadet déshérité », portera face au premier la marque de son infériorité, qu’il cherchera à compenser sous forme de « volonté de puissance » C’est, en fait, une typologie caractérielle que cette théorie indexe sur cette seule variable.
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Melanie Klein, le frère ou la sœur comme objets partiels et l’envie J’aurai l’occasion d’exposer plus loin les conceptions kleiniennes sur l’envie comme un des modes majeurs de la relation fraternelle (chap. 4) et sur le frère ou la sœur comme objets partiels dans la forme archaïque du complexe adelphique (chap. 5). Je voudrais aussi rappeler que M. Klein a été sans doute la première à décrire et à comprendre ce qu’ont été pour Erna, enfant unique, ses frères et sœurs imaginaires. J. Lacan et J. Laplanche ont contribué à restituer la spécificité du complexe fraternel par rapport au complexe d’Œdipe. Ils lui accordent une consistance et une dynamique propres en l’inscrivant dans une structure triangulaire, distincte de celle de l’Œdipe.
1. Sur l’apport de A. Adler à l’analyse du complexe fraternel, cf. les travaux de J.P. Almodovar (1988) et de R. Viguier (2000). De nombreux travaux, notamment dans la littérature anglo-saxonne, ont décrit les variables du genre et du nombre dans la fratrie et leur incidence sur la personnalité.
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Jacques Lacan, le complexe de l’intrus et le triangle préœdipien Dans son article de 1938 sur « Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale », Lacan définit le complexe fraternel par « l’expérience que réalise le sujet primitif [...] lorsqu’il se connaît des frères ». Lacan précise que les conditions de cette expérience varient selon les cultures et l’extension qu’elles donnent au groupe domestique, variable aussi selon les contingences individuelles (place dans l’ordre des naissances) et la position dynastique occupée avant tout conflit. Dans ce texte, Lacan reprend l’essentiel de la position de Freud, et l’on y perçoit en outre l’inflexion apportée par les recherches conduites par H. Wallon au début des années 1930 sur le développement de la sociabilité et du processus d’individuation chez l’enfant. Pour Wallon, la construction de la personnalité est conçue comme une différenciation progressive du « moi » et de l’« autre ». La jalousie y joue un rôle déterminant et d’abord l’expérience de l’image spéculaire d’autrui et de soi1 . Ces deux expériences tirent de la confusion moi-autre, puis de la différenciation entre moi et autrui leur dynamisme pour la construction de la personnalité. Lacan a métabolisé ces apports de la psychologie wallonienne et il les a « naturalisés » dans le champ psychanalytique lorsqu’il a souligné la fonction structurante de l’expérience du miroir. L’étude de 1938 est à situer dans le mouvement de travail qui conduit Lacan quelques années plus tôt (1932, dans sa thèse de médecine sur les rapports de la psychose paranoïaque avec la personnalité) à s’interroger sur la place de la sœur d’Aimée dans le destin de sa célèbre patiente. Pour Lacan, le complexe fraternel est pensé comme le complexe de l’intrus, forme archaïque du rapport à l’autre dont le destin évolutif est de devenir un rival et d’être ensuite reconnu comme un même que soi2 . Le complexe de l’intrus (le frère ou la sœur nouvellement née) joue un rôle
1. H. Wallon a réuni, en 1949, ses articles de 1930-1931. Sur le caractère structurant de l’expérience de l’enfant devant l’image spéculaire d’autrui et devant sa propre image spéculaire, cf. Wallon (1949, deuxième partie, chap. 4). Les recherches développementales issues des travaux de Wallon ont mis en évidence que les sentiments de jalousie varient pour une part selon l’écart d’âge entre les enfants, et notamment selon le développement asymétrique des niveaux cognitifs du développement. 2. Dans son article sur les complexes familiaux (1938), Lacan distingue trois sortes de complexes : celui du sevrage, celui de l’intrus et le complexe d’Œdipe. Ces trois étapes du développement permettent au sujet humain de construire plusieurs types d’organisations défensives par rapport à la situation de prématurité et à la perte de l’objet maternel. Chaque « complexe » joue donc un rôle d’organisateur ou, comme le dit Lacan, d’organiseur.
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structurant dans la formation du moi. L’identification narcissique du moi à l’image spéculaire du Frère, dans laquelle il s’aliène, est le processus majeur du complexe de l’intrus. Lacan prend ici une position différente de celle de Freud : pour Lacan, l’agressivité naît de l’identification narcissique aliénante, de ce que le « moi est un autre ». L’identification à cet « autre » le désigne comme agent et objet de l’agressivité. Un second effet notable de l’identification narcissique est de constituer le Frère comme imago du double, avec sa double valence d’idéal et de persécuteur. Le complexe de l’intrus, par le « drame de la jalousie », archétype des sentiments sociaux, introduit également le sujet à l’altérité puisque celle-ci requiert une « certaine identification à l’état de frère ». Le moi se constitue et se différencie dans le même temps et dans le même mouvement que l’autrui, à partir d’une identification ambivalente à son semblable, faite de jalousie, de concurrence et de sympathie. C’est ce que Lacan résume dans cette formule : « La jalousie dans son fond représente non pas une rivalité vitale mais une identification mentale. » J. Lacan a introduit en 1956 la notion de triangle préœdipien à propos de son interprétation de l’analyse du petit Hans et de la position de Léonard par rapport à sa mère. Le concept de préœdipien est ambigu, car il peut servir à désigner une période antérieure et opposable à l’avènement du complexe d’Œdipe proprement dit, dans son enjeu génital. Une telle période se caractérise par la relation dite « duelle » entre la mère et l’enfant, par les identifications précoces et les rapports « symbiotiques » ou « fusionnels » qui la sous-tendent. Autre chose est de concevoir le préœdipien comme une préfiguration du complexe d’Œdipe : il s’inscrit alors dans une structure triangulaire1 . Pour Lacan, le triangle préœdipien désigne la relation mère-enfant-phallus, celui-ci représentant pour l’enfant sur le plan imaginaire l’objet fantasmatique du désir de la mère. L’enfant se situe par rapport à cet objet, auquel il s’identifie. Dans la structure préœdipienne, c’est la mère qui est porteuse de la première mémoire de la castration (orale, anale) chez l’enfant, dans la mesure où son investissement sexuel de celui-ci en tant que phallus (c’est-à-dire en tant qu’objet partiel détachable) l’expose à l’expérience fondamentale d’être excité/séduit dans la co-excitation maternelle et 1. On sait que M. Klein a défendu la perspective selon laquelle aucune phase n’est préœdipienne en ce sens que l’effet de la structure œdipienne se manifeste dès les stades prégénitaux de la sexualité. Nous admettrions aujourd’hui que les effets de la structure œdipienne sont efficaces dès la constitution des auto-érotismes, et qu’ils déterminent le destin de la séduction primaire chez l’enfant, dans la mesure où la mère, première séductrice comme Freud l’a plus d’une fois affirmé, est elle-même prise dans l’enjeu œdipien.
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d’être privé de la jouissance par le refus (die Versagung) qu’y oppose la mère. C’est sur cette base que se constituent les dimensions de l’hystérie primaire et l’imago de la mère des temps originaires (das Urzeitsmutterbild), ou mère originaire. Nous verrons plus loin, en suivant une autre démarche de pensée, celle de P.-C. Racamier, que c’est sur l’échec de ce deuil originaire que se nouent les fantasmes incestuels entre frères et sœurs. Pour Lacan, dans cette organisation préœdipienne, le Père est présent dans le champ psychique par la référence métaphorique qu’y introduit la mère, mais il n’est pas perçu ni constitué par l’enfant comme le rival porteur du pénis et comme l’Interdicteur. Dans le triangle préœdipien, le rival est l’objet partiel concurrent de l’enfant, il est une autre « petite chose », comme un petit frère ou une petite sœur ou tout autre objet ayant valeur de transposition dans les équations des pulsions partielles. Le père (partiel) peut donc être le rival, et l’enfant l’identifie comme pouvant appartenir à la même catégorie que le frère. Le frère ou la sœur peuvent prendre sa place, sans que nous ayons affaire à un véritable déplacement du complexe d’Œdipe. Nous pourrions représenter ainsi le triangle préœdipien : les trois pôles opposables et conflictuels du complexe sont Ego, le phallus (ϕ) et l’un des objets partiels Frère, Père, Sœur, Mère (F/P/S/M) ou l’ensemble de ces objets (fig. 2). w
F/P/S/M
Ego
Figure 2. Le triangle préœdipien.
Jean Laplanche et le triangle rivalitaire J. Laplanche (1970) a contribué à distinguer la spécificité du complexe fraternel par rapport au triangle œdipien. Dans son commentaire du
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fantasme « Un enfant est battu », il montre que Freud y aborde la dimension œdipienne sous un biais particulier : « Dans la structure (de ce fantasme), le triangle en cause n’est pas le triangle œdipien : ego père - mère, mais le triangle rivalitaire désigné, en d’autres occurrences, comme “complexe fraternel” : ego - parents - frère ou sœur. » Ce triangle rivalitaire n’est pas à considérer comme chronologiquement antérieur au triangle œdipien. Ici encore, la structure fait la différence. Nous pourrions représenter le triangle rivalitaire comme la figure 3. Parents
Frère/Sœur
Ego
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Figure 3. Le triangle rivalitaire.
Les propositions de Lacan et de Laplanche ont apporté des outils conceptuels importants pour définir la spécificité du complexe fraternel. L’un et l’autre ont soutenu que les objets, les imagos et les enjeux de la rivalité, des identifications et des interdits ne sont pas les mêmes dans le triangle préœdipien et dans le triangle œdipien. Malgré toutes ces incitations, le travail de théorisation sur le complexe fraternel est demeuré assez faible dans la psychanalyse, le débat qui en validerait la consistance ne s’est pas produit d’une manière suffisamment ample et précise, de telle sorte que son intérêt clinique et théorique puisse être établi ou au contraire rejeté. Nous avons à comprendre quelles sortes de difficultés et d’obstacles ont pu se conjuguer pour surdéterminer les réserves, la méfiance et ce qu’il faut bien appeler une résistance à penser le complexe fraternel dans le champ de la psychanalyse.
O BSTACLES
ET RÉSISTANCES À PENSER LE COMPLEXE FRATERNEL Je laisserai de côté, provisoirement, l’argument selon lequel le relatif désintérêt de Freud pour le complexe fraternel et son intérêt constant pour
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les relations fraternelles pourrait tenir aux difficultés rencontrées dans sa lignée généalogique et dans la complexité de sa propre fratrie. Certains de ses frères et sœurs avaient l’âge de sa mère, il a vécu la naissance et la mort de rivaux : Julius, bien sûr, mais aussi la place occupée par ses sœurs (par Anna tout particulièrement). Il a pu observer de nouveau avec précision sur ses propres enfants comment se constituent les rivalités et les accords entre frères et sœurs. On peut légitimement penser, et il fait lui-même plus d’une fois allusion à son expérience de frère et de père, que son œuvre théorique porte trace des vicissitudes de son propre complexe fraternel, probablement peu analysé, mais soumis aux transferts sur ses proches, sur Fliess et sur plusieurs de ses disciples, j’ai tenté d’en repérer les effets dans le groupe des premiers psychanalystes. J’ajoute que les composantes archaïques de ce complexe, si violentes dans l’amour et dans la haine, n’ont probablement pu être contenues et pensées en raison même de la prévalence accordée par lui au complexe d’Œdipe. Assurément, cet argument n’est pas négligeable. Mais le problème qui nous occupe ne tient pas essentiellement à la position personnelle de Freud, à moins d’identifier à sa personne le champ de recherche qu’il a ouvert, ce qui est à la fois vrai, inévitable et une contestable limitation de la liberté de penser sa théorie. Nous avons vu que la position de Freud sur la question du fraternel peut être abordée de plusieurs points de vue. Plusieurs courants de pensée différents coexistent, qu’il n’a jamais systématisé et qui ne se caractérisent pas par une véritable évolution. Il me semble que quatre sortes d’obstacles (cinq si nous prenions en compte ce que je viens d’évoquer) ont pu se conjuguer pour surdéterminer l’effet de résistance à cette recherche. L’obstacle axiomatique. Complexe d’Œdipe versus complexe fraternel Freud a insisté sur la fonction structurante qu’accomplit le complexe d’Œdipe (le complexe nucléaire, der Kernkomplex) dans la psyché humaine. Il considérera en outre ce complexe comme transcendant l’histoire et le vécu individuels : l’interdit de l’inceste lie la loi à l’émergence du désir en distribuant les rapports de différence entre les sexes et les générations, et par là il assure conjointement et corrélativement la transmission des cadres symboliques de la vie psychique et l’instance de la culture. Cette proposition fondamentale est une constante de la psychanalyse : c’est le thème profond de Totem et tabou. Tous les autres complexes (le complexe de castration et les complexes intersubjectifs :
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paternel, maternel, familial, fraternel) dérivent de ces dimensions capitales de la structure œdipienne. La question qui nous occupe est de savoir si la valeur nucléaire reconnue au complexe d’Œdipe et l’accent mis par Freud, par nécessité de fondation, sur la question du Père (comme Ancêtre fondateur et garant de la loi) n’ont pas occulté la dimension propre du complexe fraternel et sa portée dans l’élaboration clinico-théorique de la psychanalyse. J’ai rappelé que le terme même de « complexe fraternel » n’apparaît qu’en une seule occurrence dans le corpus freudien. Naguère encore parler de complexe fraternel éveillait le soupçon. Il y aurait risque d’une dérive à lui supposer des traits et une valeur spécifiques si cette reconnaissance mettait en question le caractère structurant justement reconnu au complexe d’Œdipe :
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« Il serait illusoire de prétendre rendre compte du complexe fraternel d’un point de vue psychanalytique sans nous fixer le complexe d’Œdipe comme axe de référence permanent tout au long de nos considérations. » (A. de Mijolla, 1981, p. 53.)
Assurément, il s’agit de penser l’un par rapport à l’autre, mais il faut reconnaître que les diverses façons dont celui-ci s’ordonne à celui-là n’ont été établies que sur la base de la position la plus constamment soutenue par Freud : celle du déplacement du complexe d’Œdipe sur les relations fraternelles/sororales. Dans ces conditions, si le complexe fraternel est réductible à l’organisation œdipienne, il n’y a pas lieu de parler d’un « complexe fraternel ». Et, de fait, les auteurs qui plaident en faveur d’une plus grande complexité de la question, et qui refusent le pur et simple déplacement du complexe d’Œdipe sur les relations fraternelles/sororales, parlent précisément de relations fraternelles ou de lien fraternel, et non de complexe fraternel1 .
1. Par exemple, M. Soulé (1990, p. 68) : « Pour comprendre la dynamique dans la psychopathologie d’un enfant, on se réfère au schéma œdipien. Quand il y a des conflits entre un frère et son suivant, ou un frère et une sœur, le mode, en le résumant beaucoup, qui est utilisé peut s’identifier à la latéralisation du conflit œdipien, c’est-à-dire que le conflit, par exemple, avec le frère est une façon de déplacer le conflit avec le père. De fait, on a utilisé ce mode explicatif pendant assez longtemps. Mais il existe aussi une dynamique qui fonctionne dans la fratrie, à son niveau horizontal ; relations, conflits, expériences qui seraient beaucoup plus sexuelles. En effet, des frères et des sœurs peuvent avoir eu des expériences plus ou moins poussées : inceste complet, attitudes de rapprochement, sorte de répulsion... Il y a donc des systèmes horizontaux qui fonctionnent. »
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Une position différente de celle-ci, plus dynamique, a fait du complexe fraternel une organisation défensive, d’évitement du complexe d’Œdipe. Mais il y aurait lieu de soutenir la réciproque, que le complexe d’Œdipe est utilisable comme évitement du complexe fraternel. Une autre perspective, plus ouverte, reconnaît au complexe fraternel une valeur de prédisposition ou de prélaboration du complexe d’Œdipe. Il n’est pas rare en effet que les cadets trouvent à l’adolescence auprès d’un aîné ou d’une aînée un relais œdipien dans la fratrie. Mais le fait n’est pas universel. Les relations entre ces deux complexes, et la spécificité du complexe fraternel, se pensent encore différemment selon que celui-ci est conçu comme dépassement de l’ambivalence vis-à-vis des figures parentales, dans un « au-delà » du complexe d’Œdipe. Toutes ces configurations soulignent l’intérêt de développer une analyse de la spécificité du complexe fraternel dans ses rapports dialectiques avec le complexe d’Œdipe. B. Brusset a souligné lui aussi qu’il y aurait risque à supposer des traits spécifiques à la relation fraternelle si la recherche mettait en question le caractère fondateur du complexe d’Œdipe et l’universalité des fantasmes originaires : « Du point de vue de l’axiomatique psychanalytique quelles que soient les modalités sociales qui la spécifient, la situation triangulaire est constituée par les rapports de l’enfant avec son objet naturel et le porteur de la loi, tous deux représentés par des figures parentales de sexe différent. » (1987, p. 6.)
Il précise : « L’expérience psychanalytique vérifie régulièrement la validité de l’interprétation qui ramène la problématique fraternelle au complexe d’Œdipe par le biais d’un simple déplacement du père au frère, de la mère à la sœur ; mais elle montre non moins régulièrement que la structure œdipienne est tributaire des conjonctures originales de l’expérience infantile dans des aspects subjectifs et intersubjectifs fort divers. » (ibid., p. 7.)
Cette position ouvre un champ très large à la recherche, sans toutefois lever la confusion entre relation fraternelle et complexe fraternel. Elle s’ouvrirait encore davantage si l’on acceptait de penser, comme la clinique nous l’enseigne, que le déplacement du complexe fraternel des parents sur leurs enfants, par exemple l’idéalisation de la fratrie des parents projetée sur celle des enfants, n’est pas une exception, mais une configuration assez fréquente.
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La figure 4 pourrait résumer la position classique. Père
Frère/Sœur
Mère
Ego
Frère/Sœur
Figure 4. L’accolement classique du complexe fraternel au complexe d’Œdipe.
Le schéma classique latéralise le complexe fraternel par rapport aux conflits du complexe d’Œdipe. On peut comprendre, si on le souhaite, que cette incidence du complexe fraternel dans le complexe d’Œdipe mérite d’être prise en considération a minima, sans qu’il soit pour autant nécessaire de tenir le premier pour une structure particulière. C’est une position, et c’est précisément celle que je voudrais mettre en débat.
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Légitimité du concept de complexe fraternel Pour tenter de réduire l’obstacle axiomatique, il nous faut dégager les traits constitutifs de ce que la tradition psychanalytique appelle complexe, qualifier les conditions qui autorisent à penser le concept de complexe fraternel, le distinguer de la notion de lien fraternel et des relations caractéristiques de la fratrie. De la tradition psychanalytique, j’ai retenu l’idée que le complexe est un ensemble organisé de représentations et d’investissements inconscients, qu’il est constitué à partir des fantasmes et des relations intersubjectives dans lesquelles la personne prend sa place de sujet désirant par rapport à d’autres sujets désirants1 . Cette conception structurale du complexe l’inscrit dans une organisation intrapsychique triangulaire, 1. Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis : « Un ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients Un complexe se situe à partir des relations interpersonnelles de l’histoire infantile ; il peut structurer tous les niveaux psychologiques : émotions, attitudes, conduites adaptatives » (1967, p 72).
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dans laquelle chaque élément se définit par le rapport privilégié qu’il entretient avec chacun des autres éléments et par le rapport dont il est exclu. Ce dernier point souligne qu’il est nécessaire de prendre en considération le négatif ou la non-relation comme une dimension du complexe et la manière dont elle est représentée dans le complexe. Quant à sa consistance psychique, le complexe est fait de divers types de matériaux : il est soutenu par des fantasmes de désir, des investissements pulsionnels, des modèles d’objets et de relation d’objet, des identifications et des imagos, des mécanismes de défense, etc. Cette définition me paraît s’accorder aussi bien au concept du complexe d’Œdipe qu’à celui du complexe fraternel. Le concept du complexe d’Œdipe répond à cette définition lorsqu’on l’entend comme une organisation intrapsychique triangulaire, structurée par l’amour pour le parent du sexe opposé et le désir de mort vis-à-vis du parent du même sexe. Cette structure se déploie selon des modalités différentes pour le garçon et pour la fille et selon des formes diverses, classiques ou inversées. Le complexe se construit et se transforme, puis « décline » sans toutefois jamais disparaître. Le complexe fraternel désigne lui aussi une organisation intrapsychique triangulaire des désirs amoureux, narcissiques et objectaux, de la haine et de l’agressivité vis-à-vis de cet « autre » qu’un sujet se reconnaît comme frère ou comme sœur. Comme le complexe œdipien, le complexe fraternel inscrit dans la psyché la structure des relations intrapsychiques organisées par la représentation inconsciente des emplacements corrélatifs qu’occupent le sujet, le « frère » ou la « sœur » et le terme tiers qui les lie ensemble en les opposant dans la conflictualité propre à ce complexe. Une telle représentation inconsciente se manifeste dans le fantasme d’une action psychique interne dont le « frère » et la « sœur » sont les acteurs. Ce fantasme se décline en plusieurs versions : parmi celles-ci le fantasme incestueux est une composante insistante du complexe fraternel, parce que le double bisexuel interne est l’objet d’un désir universel. Tous les êtres humains sont travaillés par le fantasme d’inceste fraternel, tout comme ils le sont par le fantasme d’inceste avec le parent. S’il est probable que le fantasme d’inceste fraternel s’organise par rapport à l’objet du désir de la mère et/ou du père, il a toutefois sa consistance propre dans le choix du frère ou de la sœur comme co-réalisateur de ce fantasme. Sur ces bases, plusieurs questions se profilent : comment les imagos fraternelles et sororales se forment-elles par rapport aux imagos parentales ? quels sont les invariants et les variations du complexe fraternel,
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est-il différent chez le frère et chez la sœur ? quelles sont les sources de l’amour et de la haine qui agencent le complexe fraternel ?
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Un complexe crucial Le complexe fraternel prend sens dans le processus de la constitution du moi, du narcissisme et des identifications à l’autre semblable. Le complexe d’Œdipe peut se représenter comme l’axe vertical de la structuration de la psyché : ses différentes formes, qui font varier l’amour et la haine pour les parents, et notamment celui du sexe opposé, nouent ensemble sexualité et générativité, différence des sexes et différence des générations. Ce complexe qui, de fait, élève le sujet vers son devenir humain singulier, plonge aussi ses racines dans les rapports transgénérationnels, du côté des héritages et des obscurités originelles. Le complexe fraternel est l’axe horizontal de cette structuration : il tient lui aussi dans les diverses formes de l’amour et de la haine, cette fois pour le semblable contemporain : un autre, intrus, qui deviendra même, familier et différent, avec lequel des relations entre contemporains rendent possibles des expériences distinctes de celles que génèrent les rapports avec les parents. Ces deux axes se croisent, ils se combattent, s’attirent l’un l’autre, quelquefois se rabattent l’un sur l’autre, mais aucun ne peut exister dans sa plénitude sans l’autre. L’emplacement où ces deux complexes se croisent est aussi le lieu critique où ils se fécondent l’un l’autre. C’est sur cet emplacement crucial que nous allons examiner leurs relations. Elles vont s’éclairer grâce à la clinique, mais aussi — pouvons-nous en faire l’économie ? — sous l’effet des hypothèses dont nous avons hérité et qu’à notre tour nous avons formulées. Parmi celles-ci, je soutiens l’idée que l’avenir du complexe d’Œdipe est le complexe fraternel, et réciproquement, que le complexe fraternel aboutit à une impasse s’il ne se restructure pas avec l’Œdipe. Une spécificité du complexe fraternel est qu’il a une existence et une consistance indépendamment des liens fraternels. Cette définition large admet que le complexe fraternel ne correspond pas nécessairement à l’existence réelle de liens fraternels, comme l’ont montré les analyses de sujets qui ont été des enfants uniques. La littérature psychanalytique en rend compte, l’observation d’Erna par M. Klein, les études de Benson et Pryor sur le compagnon imaginaire (1973), celles de Sutherland (1950) et de Bion (1950) sur le jumeau imaginaire. Dans un autre registre, les travaux de J.-P. Almodovar (1981) sur l’enfant unique ont apporté l’idée que le « frère » ou la « sœur » sont des parties du moi détachées par clivage et réinventées par le sujet comme « frères » ou « sœurs ». Le
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complexe fraternel qualifie ainsi pour tout sujet, qu’il soit enfant unique ou membre d’une fratrie, une expérience fondamentale de la psyché humaine. L’obstacle épistémologique Supposons l’obstacle axiomatique réduit : un obstacle d’une autre nature se découvre, qui fait corps avec le premier. Pour construire le concept du complexe fraternel dans la psychanalyse, deux distinctions sont nécessaires. La première est celle que je viens d’opérer pour définir les conditions de légitimité du concept de complexe lorsqu’il s’applique à cette organisation intrapsychique triangulaire des désirs amoureux et de la haine dans le rapport du sujet au « frère » ou à « la sœur ». Sur le plan épistémologique, nous ne pouvons pas assimiler le caractère « nucléaire » et fondateur du complexe d’Œdipe, sur lequel Freud n’a à juste titre jamais cédé de terrain, à une assomption par ce complexe de tous les autres complexes qui jouent un rôle dans la formation de la psyché. Une telle totalisation constituerait une véritable résistance à penser le complexe fraternel dans sa spécificité.
Le complexe fraternel versus lien fraternel La seconde distinction porte sur les différences entre complexe fraternel et les liens fraternels. Alors que le complexe fraternel rend compte d’une formation inconsciente, les liens fraternels décrivent, stricto sensu, une structure des liens consanguins horizontaux, entre enfants issus des mêmes parents. Ces liens se situent nécessairement par rapport aux générations qui les ordonnent, sur l’axe des relations verticales, aux parents et aux grands parents notamment. Le lien fraternel se concrétise par ce que Freud appelle die Geschwister, c’est-à-dire l’ensemble des Frères et Sœurs, en ce qu’ils forment un sous-groupe spécifique dans le groupe familial, opposable au couple parental et aux collatéraux. Le lien fraternel peut être étudié selon diverses dimensions et à partir de différents points de vue, par exemple celui de la psychologie sociale à propos du rang, des coalitions et des conflits. Le point de vue propre à la psychanalyse est de considérer que les liens qui se nouent entre frères et sœurs déterminent entre eux une réalité psychique propre. Ma thèse est que le complexe est un des organisateurs psychiques inconscients du lien, de tout lien : de famille, de couple, de groupe. L’analyse du lien intersubjectif appelle celle des rapports entre les différents
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complexes des sujets lorsqu’ils entrent en relation. Elle intègre aussi les relations entre les imagos, les relations d’objets, les identifications, les mécanismes de défenses des sujets qui nouent un lien. Le lien implique fondamentalement les diverses modalités des alliances, conscientes et inconscientes, qui les font tenir ensemble. Si le complexe se fonde, pour une part, dans les liens interpersonnels constitués dans l’histoire infantile, il ne se confond pas avec ces liens. En l’occurrence, je soutiens que les liens fraternels sont organisés, du point de vue psychique, par le complexe fraternel. Cette proposition offre un avantage sensible : celle de ne plus s’exposer à la critique, souvent préventive, qui dénonce la confusion entre le registre des liens sociaux et celui de la réalité psychique dès lors que la question du fraternel se réduit à l’analyse des liens fraternels. Lorsque B. Brusset déplore une absence de cadre théorique pour rendre compte de la spécificité du lien fraternel, il pointe une vraie question. Toutefois, pour la traiter, elle implique une critique de la confusion, introduite par Freud lui-même et largement perpétuée depuis, entre le lien fraternel et le complexe fraternel. Je pose la question autrement : comment penser le lien avec la psychanalyse, et donc ici le lien fraternel, de telle sorte que la réalité psychique qu’il produit soit prise en considération ? Un choix épistémologique s’impose pour avancer dans cette question. Pour penser le développement psychosexuel nous ne pouvons plus fonder notre analyse exclusivement sur la dynamique, l’économie et la topique intrapsychiques. Une clinique et une métapsychologie intersubjective sont à constituer, au-delà des prémisses que Freud nous a apportées. Nous pouvons aller plus loin et inscrire les effets de l’intersubjectivité dans la structure de la psyché, dans la formation même de l’inconscient et du processus de subjectivation. Nous découvrons alors les points de nouage des formations et des processus de l’inconscient entre plusieurs sujets : les processus de co-refoulement et de co-déni, les lieux d’inscription des symptômes ou des actes dans le lien, les retours du refoulé qui s’y fraient et les actings qui y surgissent. Nous sommes dès lors attentifs à l’appareillage de leurs dispositifs pulsionnels et représentationnels, chacun d’entre eux pouvant servir de relais et de médiateur à ceux des autres1 .
1. Voir les développements de ces propositions dans Le Groupe et le Sujet du groupe (1993a) et Un singulier pluriel (2007).
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L’obstacle méthodologique L’obstacle épistémologique peut être surmonté si nous interrogeons de manière critique la construction méthodologique de la psychanalyse et corrélativement celle de ses constructions théoriques. La première ouvre l’accès à la connaissance pratique de la réalité psychique, les secondes en modélisent l’intelligibilité. Pour ce qui concerne la première, il nous faut convenir que le champ transféro-contre-transférentiel qui se met en place dans la situation de la cure individuelle d’adultes et d’enfants ouvre l’accès à la connaissance et au fonctionnement du complexe fraternel, mais qu’il n’en est pas ainsi pour la connaissance du lien fraternel qui ne peut être qu’inféré à partir de ce champ. Dans cette situation, les transferts dits « latéraux » sont considérés comme des résistances au transfert sur l’analyste et non comme des résistances de transfert : il est pourtant remarquable que ces transferts latéraux sont en de nombreux cas un effet du complexe fraternel qui cherche à se concrétiser dans des liens réels, chaque fois que l’analyse du complexe fraternel est négligée. Bien que les liens fraternels aient été observés par des analystes dans des groupes d’adultes (S. Freud) ou d’enfants (A. Freud, M. Klein), et bien que Freud ait apporté une contribution notable à la notion de Brüderbund, de lien ou d’alliance fraternelle, la conception et l’utilisation d’un dispositif psychanalytique propre à les mettre en œuvre et à les analyser ont longtemps tardé. Si Freud a esquissé les bases d’une métapsychologie intersubjective, son approche est demeurée spéculative et il n’a pas pu la doter d’une situation méthodologique correspondante1 . Or l’approche du complexe fraternel et des liens fraternels a changé considérablement à partir du moment où le dispositif méthodologique de la pratique psychanalytique s’est modifié. Après la mort de Freud, la pratique psychanalytique en dispositif de groupe et avec les familles a permis de mettre en travail les rapports entre complexe et liens fraternels dans des conditions rigoureuses et de les articuler avec la clinique du complexe d’Œdipe. Dans le dispositif psychanalytique de groupe, le transfert du complexe fraternel et sa mise en œuvre dans l’organisation des relations fraternelles de groupe apparaissent avec netteté. Nous comprenons mieux aussi les connexions des complexes fraternels dans la diffraction des transferts 1. Je reprends cette analyse critique des rapports de la méthode et du champ théorique qu’elle permet de construire, et que par là même elle délimite, dans les deux ouvrages cités dans la note précédente.
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multilatéraux qui sont nécessairement mobilisés dans la situation de groupe, alors que la situation de la cure individuelle fonctionne essentiellement sur la mobilisation des transferts issus du complexe fraternel sur l’analyste. Le travail psychanalytique avec les groupes, les couples et les familles a rendu possible que l’attention soit de nouveau portée sur les valeurs et les fonctions que prend le complexe fraternel dans l’organisation psychosexuelle d’un sujet. Ces pratiques ont été l’occasion de mettre à l’épreuve les observations de Freud sur l’incidence des relations fraternelles sur le destin de la sexualité infantile, du narcissisme et des identifications précoces. Elles ont permis de discuter les hypothèses spéculatives qu’il avance dans Totem et tabou sur le pacte fraternel originaire. Et, surtout, elles ont permis de comprendre comment ce complexe contribue à organiser les liens intersubjectifs. Pour ce qui concerne ma pratique, j’ai travaillé avec des dispositifs psychanalytiques où le complexe fraternel ne se confond pas avec le lien fraternel stricto sensu. J’ai fondé mes recherches sur les situations cliniques de la cure individuelle et de groupes organisés en vue d’un travail psychanalytique, et non sur celles des psychothérapies familiales. Ma pratique trace ainsi une limite à mes propos puisque je n’ai pas accès à l’analyse directe du fonctionnement du groupe fraternel, mais elle permet de travailler sur les effets de transfert du complexe fraternel dans ces deux situations.
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L’obstacle institutionnel Dans la mesure où les obstacles axiomatiques ont été reconnus, pour autant que la critique des obstacles épistémologiques a ouvert la voie aux perspectives d’une métapsychologie intersubjective, et à la condition que des dispositifs méthodologiques appropriés aient été mis en place, un quatrième type d’obstacle apparaît mieux et se présente d’une manière moins opaque. Sur la base de ce que nous avons appris, à partir des nouveaux dispositifs psychanalytiques, sur les rapports entre le complexe, les liens et le groupe fraternels, nous pouvons aujourd’hui interroger les effets du complexe fraternel dans la fondation (c’est-à-dire dans le refoulé, le clivé, l’encrypté) et dans le développement de l’institution psychanalytique. En travaillant sur l’histoire de cette institution et sur les crises qu’elle a traversées, il m’est apparu avec de plus en plus d’évidence que le groupe des premiers psychanalystes a été façonné par cet organisateur intersubjectif conjointement avec les effets du complexe d’Œdipe. Je
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pense que cet organisateur a été prévalent sur le second et qu’il n’est pas sans incidence sur l’organisation du mouvement psychanalytique, sur la transmission de la psychanalyse et jusque dans les contenus de la théorie, précisément à ce point où il est nécessaire de penser les rapports entre le complexe d’Œdipe et le complexe fraternel. Parmi les hypothèses que j’ai formulées lorsque j’ai entrepris cette étude1 , j’ai avancé que l’effacement relatif de la spécificité du complexe fraternel est intelligible si l’on admet que la recherche sur l’inconscient plaçait alors, et place aujourd’hui encore, chaque psychanalyste dans un rapport de rivalité avec les autres par rapport au « corpus » imaginaire maternel de la connaissance de l’inconscient. Le complexe fraternel a stimulé la curiosité et le désir de savoir dans la découverte de l’inconscient. Les liens de groupe ont apporté à chacun le soutien et le réconfort narcissique requis pour entreprendre ces découvertes et s’exposer aux critiques internes et externes. Mais le groupe des premiers psychanalystes a été aussi le théâtre et l’enjeu de rivalités douloureuses, de haine, de jalousie et de rejet quelquefois mortifères. Les alliances inconscientes nécessaires au lien de groupe se sont installées, elles ont servi les idéalisations de la psychanalyse et de Freud, comme autant de résistances à reconnaître les enjeux sexuels, homosexuels et bisexuels, du complexe et des liens fraternels dans leur propre groupe. Freud a été pris dans les effets de ce complexe fraternel, homosexuel, rivalitaire, fratricide. Son propre complexe a organisé sa position fantasmatique, ses identifications et des mouvements d’amour et de haine dans ses rapports avec les hommes et avec les femmes qu’il a réunis et rencontrés dans ce groupe. De ce point de vue, le lien de Freud avec les deux Wilhelm est particulièrement significatif. W. Fliess d’abord, probable figure fantomatique de Julius, le frère rival mort, et de John le neveu2 : c’est avec Fliess qu’il conclura un pacte dénégatif pour le maintien de leur lien homosexuel scellé à l’occasion de l’opération chirurgicale des cornets nasaux d’Emma Eckstein. W. Stekel ensuite qui, dans le mouvement de la rupture avec Fliess, viendra assurer la
1. Cf. Kaës, 1994, 2003a, 2007, et infra, chap. 10. 2. D. Anzieu a souligné l’aspect narcissique des relations que Freud a noué avec Fliess, son cadet de deux ans, double idéalisé de lui-même. Dans le rêve « Non vixit » (« Il n’a pas vécu ») fait par Freud en octobre 1898, Fliess alors gravement malade y apparaît comme « un revenant », le fantôme de son neveu John et de son frère Julius. L’ambivalence vis-à-vis du frère s’y manifeste clairement.
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continuité du couple fraternel défait entre Fliess et Freud, au groupe des premiers psychanalystes. Les enjeux et les effets de ce complexe sont aussi repérables dans la rédaction des grands cas fondateurs : Dora, Hans, l’Homme aux rats, l’Homme aux loups1 . Tous ces éléments montrent l’insistance de cette question dans la clinique inaugurale de la psychanalyse et l’intérêt que Freud a porté, non sans conflit mais sans l’expliciter, au « complexe fraternel ».
T ROIS
AXES POUR L’ ANALYSE DU COMPLEXE FRATERNEL
Au terme de ce chapitre d’introduction, nous avons pu prendre la mesure de la complexité du problème du complexe fraternel : complexité des cadres d’analyse, des niveaux des faits observés, des concepts, des interprétations. La richesse de cette complexité fait l’intérêt de cette étude, mais pour la conduire, il nous faut distinguer trois axes de recherche, les ordonner et les articuler.
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Le complexe fraternel et le sujet de l’inconscient Le premier axe a pour objet le complexe fraternel en tant qu’il est celui du sujet de l’inconscient. Le complexe fraternel est une organisation spécifique de son fantasme singulier, de ses identifications, de l’organisation narcissique et sexuelle de sa libido, de son complexe de castration, des mécanismes de défense qu’il met en œuvre. Le sujet est considéré dans l’organisation interne des liens qu’il noue avec cet « autre-semblable » qu’est pour lui un frère ou une sœur, ou à cet ensemble d’« autres-semblables » que sont des frères et sœurs. Le statut de ces autres sujets est donc ici celui qu’ils ont pour le sujet de l’inconscient. De ce point de vue, l’analyse devra porter sur ce qui, dans la formation de l’inconscient, pourrait revenir en propre à cette formation. Dans la mesure où l’axe central de mon étude est constitué par le projet d’établir la spécificité, la consistance et la dynamique propres du complexe fraternel, j’aurai à le situer par rapport au complexe d’Œdipe. Je reformule ma question principale : si le complexe fraternel ne se réduit pas à n’être que le déplacement, la dérivation, ou la fixation des enjeux œdipiens, en quoi consiste-t-il ? D’autres interrogations suivent alors : y 1. La lecture que N. Abraham et M. Torok (1976) ont faite de l’histoire de l’Homme aux loups place le rapport de Wolfman et de sa sœur au tout premier plan.
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a-t-il lieu de concevoir une structure « normale » du complexe fraternel, et une structure « inversée », sur le modèle du complexe d’Œdipe normal ou inversé ? Aurons-nous à envisager, comme pour l’Œdipe une phase préalable, une installation et un déclin du complexe fraternel ? Pouvonsnous supposer un destin différent du complexe fraternel chez le garçon et chez la fille ? Le complexe fraternel et le lien fraternel Le complexe fraternel ne peut se confondre avec les relations fraternelles ou les liens fraternels. Il y a toute raison de supposer que le complexe fraternel est sensible aux variations de l’expérience fraternelle aussi bien dans le rapport aux parents que dans le rapport aux frères et sœurs. Si l’on considère une fratrie de trois enfants, le complexe fraternel s’organisera différemment, selon la position de chacun dans la fratrie, le sexe des enfants, l’écart d’âge entre eux et, élément rarement pris en considération, selon les configurations du complexe fraternel de chacun des parents. La question se complexifie si l’on considère une fratrie de sept enfants, avec un écart de vingt ans par exemple entre l’aîné et le benjamin ou la benjamine. Pourtant, le complexe fraternel existe sans la réalité du frère ou de la sœur, en quoi il alerte sur sa spécificité et signe une de ses différences avec le complexe d’Œdipe. Si nous revenons à notre hypothèse que le sujet de l’inconscient est indissociablement sujet du lien, nous devons prendre en considération l’effet des liens fraternels non seulement dans la formation du complexe fraternel mais aussi dans les processus de l’inconscient lui-même. Une seconde série de questions porte sur le lien fraternel sous l’angle où le complexe fraternel en est un des organisateurs psychiques. Plusieurs chapitres seront centrés sur le lien fraternel dans le groupe des frères et sœurs à l’épreuve de la maladie et de la mort d’un frère ou d’une sœur, en relation avec le travail du deuil chez les parents. Les composantes amoureuses, narcissiques, incestuelles, envieuses et haineuses du complexe fraternel seront analysées dans leurs fonctions d’organisateur psychique inconscient des liens de groupe1 .
1. Il existe assurément d’autres organisateurs (sociaux, culturels, mythiques, politiques, juridiques) du lien fraternel, comme en témoigne l’évolution du statut des frères et sœurs et de leurs relations tout au long de l’histoire et selon les cultures, mais ce n’est pas mon propos de les traiter de manière centrale.
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Les expressions culturelles du complexe fraternel Le troisième axe prend dans son champ les discours collectifs inspirés par le complexe fraternel. Les grands cycles mythiques, mais aussi le conte, la légende et l’utopie, le roman et le théâtre ont été et sont encore non seulement des supports privilégiés des discours tenus sur le complexe fraternel, sur les liens du Frère et de la Sœur, sur la consistance de la relation fraternelle par rapport à la relation des parents ou aux parents. Les rapports des fils-frères et des filles-sœur d’Œdipe ne sont intelligibles que par le drame d’Œdipe, comme l’attente d’Électre vis-à-vis d’Oreste s’éclaire par son rapport à Agamemnon. Mais ce qui se joue entre Antigone et Polynice, entre Électre et Oreste témoigne d’un drame et d’un enjeu particuliers, que l’on ne peut véritablement comprendre que sous la dimension du complexe fraternel. Une grande variété de figures mythologiques s’attache à ce complexe : dans la Bible, Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères, dans la tragédie et les mythes grecs Éros et Hermaphrodite, Artémis et Apollon, Castor et Pollux, Étéocle et Polynice, Antigone et Ismène, dans la mythologie latine, Remus et Romulus, Narcisse et sa sœur, les Horace et les Curiace ; dans l’aire égyptienne, Isis et Osiris, dans le Coran Khabil et Halil, dans la cosmologie dogon Nommo et le Renard pâle, dans le cycle des Niebelungen, Siegmund et Sieglinde, etc. Les mythes nous enseignent aussi sur leur rôle spécifique à l’origine de la création, de la violence, de l’ordre (ou du désordre) social, de la généalogie, du désir et de la mort. Ils encodent des ordres de réalité divers, prescrivent des normes, ou rendent compte d’une énigme, sans toujours la résoudre. Les contes plus que les mythes, parce qu’ils se disent dans l’intimité d’une compagnie restreinte, en prélude à la nuit, parce qu’il y est question de passage et de métamorphose, se tiennent près de l’espace psychique des origines. Les rapports de frères et des sœurs, les amours tendres et les jalousies féroces qui les traversent, les exploits héroïques accomplis pour sauver le petit groupe d’un péril, sont exposés dans le conte avec une familiarité, si l’on peut dire, qui appellent les identifications et active le complexe adelphique chez chacun des auditeurs. Dans sa belle préface au recueil des Grimm Blanche-Neige et Autres Contes, Marthe Robert (1964, p. 16-17) souligne que l’un des secrets du conte et l’explication de sa longévité tiennent à ce qu’il parle uniquement de la famille humaine : « Il se meut exclusivement dans cet univers restreint qui, pour l’homme, se confond longtemps avec le monde lui-même, quand il ne le remplace
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pas tout à fait. Le “royaume” du conte, en effet, n’est pas autre chose que l’univers familial bien clos et bien délimité où se joue le drame premier de l’homme. »
La fratrie est alors un ensemble bien particulier dans le groupe familial : tantôt personnage héroïque soumis, comme un seul enfant, à une épreuve majeure, tantôt articulation des complexes familiaux, le conte nous dit l’aventure de ce sous-groupe spécifique, dans lequel se noue un drame : celui de l’envie, de la jalousie, mais aussi de l’amour merveilleux entre frères et sœurs. Dans les contes, les enfants triomphent toujours des épreuves auxquelles ils sont confrontés : de leurs désirs d’abandonner et de leurs angoisses d’abandon, de leurs fantasmes de dévorer/être dévoré, de destruction anale, de castration. Ils sortent vainqueurs de l’épreuve œdipienne et entrent sans conflit dans le bonheur, le mariage heureux et la descendance féconde. Quand ils sont frères, ou frère(s) et sœur(s), ils forment alors, avant de se séparer, un couple parfait, idéal, salvateur. Il n’y a, le plus souvent, que de triomphantes fratries. Mais le conte ne se limite pas à donner de ces avatars du lien fraternel une représentation somme toute assez peu déguisée, souvent moralisante. Il plonge plus loin dans les formes et dans les émois de la vie psychique. Le conte parle de la famille humaine, certes, il en répertorie les liens, les figures et les transformations, il en prescrit les normes et alerte sur les déviances. Il parle aussi de la famille interne, formée et déformée par le jeu du désir et des angoisses, par les images travaillées dans la « fabrique » du rêve. Il dispose alors les personnages de la famille, et spécialement ceux de la fratrie, comme les représentants des aspects, partiels, contractés et combinés, d’un même personnage, celui dans lequel « l’écouteur » du conte peut, sinon se reconnaître, du moins parcourir les différentes facettes de son moi, ses places de sujet dans le fantasme. La littérature, le roman et le théâtre, mais aussi le cinéma ont un répertoire impressionnant de situations et de personnages qui mettent en jeu le complexe fraternel, les liens fraternels ou le groupe des frères et sœurs. Comme le conte, le roman psychologique doit sa caractéristique égocentrique à la tendance à y représenter la scission, le dédoublement ou la diffraction du moi en mois partiels, « à personnifier en héros divers les courants qui se heurtent dans la vie psychique » (Freud, 1908b).
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J’espère avoir établi que le relatif effacement du complexe fraternel dans la recherche clinique et théorique de la psychanalyse ne tient pas seulement à l’opération qui consiste à ramener le complexe fraternel à la structure œdipienne, comme son déplacement ou sa préfiguration. Il ne tient pas non plus seulement aux résistances institutionnelles ou à l’insuffisance de la méthode. Ces facteurs cumulés sont déjà une difficulté majeure. Nous avons découvert qu’il en est d’autres et que, si nous acceptons de les affronter, de nouvelles voies de recherche peuvent s’ouvrir. Ce qui se profile au terme de ce chapitre est la complexité du complexe fraternel. Soutenir la spécificité du complexe fraternel est insuffisant et il faut se demander si, dans les approches classiques, la centration quasi exclusive sur la problématique de la rivalité, de la jalousie et de l’envie n’occulte pas d’autres dimensions du complexe fraternel. C’est ce que l’étude clinique d’une cure nous enseigne.
Chapitre 2
CLINIQUE DU COMPLEXE FRATERNEL DANS LA CURE
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LE
COMPLEXE FRATERNEL DANS LA CURE D ’Y SEULT
Peu de temps avant qu’elle ait atteint la cinquantaine, Yseult1 était venue me demander si je pouvais la prendre en analyse, mais, avait-elle aussitôt précisé, à la condition que je ne lui propose pas le divan. Je notais in petto la singularité de sa demande (si je pouvais la prendre en analyse) et je lui dis que, pour le moment, il n’était pas possible de savoir à l’avance si le divan devait être ou non exclu, et qu’il serait intéressant de comprendre pourquoi elle en rejetait l’idée. Elle me dit qu’elle en a fait une expérience brève, mais très malheureuse. Puis elle ajoute qu’elle a subi, deux ans auparavant, une série d’opérations chirurgicales particulièrement dévastatrices : hystérectomie, mastectomie. Elle se sent fort angoissée et elle attribue à des séquelles de son cancer et de ses opérations la persistance de plusieurs symptômes 1. Dans tous les cas cliniques présentés dans cet ouvrage, des modifications ont été apportées à certaines données factuelles afin d’assurer la discrétion sur les personnes sans affecter l’authenticité des processus décrits.
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particulièrement gênants : des contractures lombo-sacrées, des vertiges et des céphalées douloureuses, des poussées ulcéreuses, et une curieuse phobie des lits : elle dort le plus souvent sur le sol ou dans un fauteuil. Elle est constamment fatiguée. Elle ne rêve plus. Elle n’a plus de relations sexuelles depuis quelques années. Dès les premiers entretiens, elle me parle longuement de sa position dans la fratrie et des relations qu’elle entretient avec ses frères et sœurs : elle est la troisième d’une famille de cinq enfants, l’enfant du milieu, entre une sœur et un frère ses aînés et une sœur et un frère qui la suivent. Elle porte une grande affection à sa sœur aînée, avec laquelle elle a toujours cherché à établir un lien de complicité, mais elle souffre de l’éprouver distante d’elle, trop attentive aux relations qu’elle entretient avec son cadet, et dont elle se sent exclue. Le cadet a été aussi l’enfant chéri de la mère, sa consolation et son joyau. Elle pense que sa grande sœur a été pour elle comme le substitut d’une mère dont elle « ne pouvait pas accrocher le regard », trop enfermée dans sa dépression. La sœur qui la suit, d’un an plus jeune qu’elle, est présentée comme la préférée du père, elle en a été si jalouse durant toute leur enfance qu’elle a éprouvé à son égard des « pensées inavouables », mais elle est devenue malgré tout sa sœur bien aimée et sa confidente à l’adolescence. Ceci n’empêchera pas Yseult d’engager, au tout début de son propre mariage, une liaison qui durera quelques années avec son beau-frère, le mari de la cadette. Hormis les remarques encore chargées d’émotions au sujet des préférences parentales, elle ne dira rien, au cours des premiers entretiens, de son frère aîné, ni de son père, ni des relations entre ses parents, mais elle parlera de sa famille et du groupe de ses frères et sœurs comme d’un ensemble fortement idéalisé : une famille unie et pleine de ressources. Lorsque plus tard j’ai attiré son attention sur cette idéalisation, elle me dit qu’il n’en a pas exactement été comme elle en a parlé et que ses sentiments sont plus complexes vis-à-vis de ses frères et sœurs. Elle me dit aussi qu’elle a omis de me parler du frère qui la précède de deux années, qu’il occupe pour elle, mais aussi pour sa mère, une place qu’il lui est difficile d’évoquer d’emblée, qu’elle pressent que ses troubles sont pour une grande part liés à « ce qui leur est arrivé ». Elle dit seulement qu’elle aurait aimé qu’il fût son jumeau. À ce moment de nos entretiens, il ne me semble pas utile d’insister sur ce point. Dès les premières séances, les relations aux frères et aux sœurs ont pris une place prépondérante dans la présentation qu’Yseult cherche à me donner d’elle-même. Le récit qu’elle fait des liens privilégiés qu’elle a établis avec sa sœur aînée et avec ce frère désiré comme jumeau imaginaire, sur lequel elle veut faire silence mais dont elle laisse deviner
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qu’il occupe une place prépondérante dans ses « troubles », me donne à penser que les rapports entre elle et ses deux aînés pourraient être le simple déplacement sur le groupe fraternel du scénario œdipien. C’est ce que, à son insu, Yseult voudrait me faire croire et je suis prêt à entendre que ce scénario est possible, mais j’entends aussi qu’il n’est pour le moment que le devant d’une autre scène, et qu’il en cache probablement une autre. La place particulière que prennent dès les premières séances les relations fraternelles dans le récit des futurs analysants exprime avant tout, dans le transfert qui s’amorce sur l’analyste, le paysage interne des objets, des fantasmes, des conflits, de mécanismes de défense et des identifications du patient. La présentation des couples ou des trios qui se forment dans le groupe familial, et dans lesquels le patient se présente dans des rapports d’inclusion ou d’exclusion, n’est pas seulement une tentative d’œdipification de ses conflits les plus archaïques. Elle est aussi, et quelquefois surtout une présentation de ses propres parties internes exclues, mutilées ou enkystées dans un fantasme auto-érotique. Il importe alors que nous entendions ce qui est dit des relations fraternelles, ou du lien fraternel, à travers l’organisation inconsciente qui en ordonne le sens. C’est précisément l’un des rôles dévolus au complexe. La cure d’Yseult vérifiera cette proposition à propos de la présentation initiale qu’elle fait de sa sœur aînée et du frère passé sous silence : en faisant de la première le substitut d’une mère chérie, mais déprimée dont elle « ne pouvait pas accrocher le regard », elle se place en situation de fille incestueuse de cette sœur. Elle laisse entendre que la scène incestueuse s’est produite avec le frère aîné. La cure mettra au jour que ces scénarios incestueux sont des représentations de ses désirs et de ses angoisses de rejet et d’union. Tout au long de la cure, le groupe interne de ses frères et sœurs sera pour Yseult une source inépuisable d’objets partiels disponibles pour la représentation de ses identifications multifaces, de ses discordances, de ses clivages : de son théâtre de l’arrachement. Au-delà du groupe des frères et sœurs, mais en prolongement de celui-ci, ces objets seront aussi recherchés dans ses multiples expériences de couple et de groupe. En essayant de reproduire dans la fratrie un couple parental substitutif, Yseult ne donne pas seulement le change sur les enjeux du complexe fraternel, elle indique aussi la voie de son dépassement. Je crois que ce fut l’enjeu principal de cette cure. Renonçant à lui proposer d’emblée le divan, je la reçois les deux premières années en face à face, non seulement pour tenir compte de sa réticence, dont je comprends qu’elle se fonde sur une série d’expériences
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traumatiques, mais parce que je pense qu’elle n’est pas en mesure d’affronter l’angoisse que déclenche sa phobie des lits. Le face-à-face en dévoile les enjeux dans les symptômes qu’elle produit : pendant plusieurs mois, les séances sont régulièrement scandées de crises d’angoisse et de cris, de conversions et d’arcures dorsales. Je suis très préoccupé par la manière dont je vais pouvoir la conduire à transformer la scène spectaculaire de ses représentations hystériformes en un récit de la scène interne à laquelle la représentation de parole fait défaut. Je pense à ce qu’elle m’a montré et caché à propos de son frère aîné, et je lui dis que par ses crises, ses cris et son corps, elle me donne la représentation d’une scène qu’elle ne peut évoquer qu’en faisant de son corps le protagoniste muet d’une histoire sans parole, sans doute violente, au point de vouloir m’en impressionner. Elle m’entend et ses symptômes laissent momentanément place à un souvenir confus, puis plus clair, dont elle fut la spectatrice lorsqu’elle avait deux ou trois ans : sa sœur cadette, nue sur la table à langer et chatouillée par sa mère au point que l’enfant en a perdu le souffle et que sa mère s’en est affolée. Yseult a été terrorisée et excitée par ce qu’elle a perçu confusément comme une scène de dévoration associée à une violente scène sexuelle. Elle condense ces deux scènes, elle les répète pour moi, et avec moi qui dans le transfert occupe tantôt la place d’une mère maniaque trop excitante dont elle ne parvient pas à se décoller, tantôt la place d’une mère pare-excitante dont elle attend la protection1 . Identifiée à sa sœur, Yseult est à la fois tétanisée et excitée, elle prend aussi la place du spectateur devant lequel elle rejoue la scène en occupant elle-même tous les rôles à la fois. Après que je lui ai seulement reformulé cette scène et souligné la place qu’elle accorde à ses différents personnages et à elle-même, le souvenir d’une seconde scène lui reviendra aussitôt, cette fois à propos du frère aîné. Elle parle des jeux sexuels excitants et secrets, suivis d’une tentative d’inceste qu’ils ont eus pendant près d’un an, à l’adolescence. Elle voudrait pouvoir oublier cette scène toujours présente et sans cesse rejetée, qui l’enchante encore et qui lui fait horreur, qu’elle revendique et qu’elle hait. C’est cette scène, collée à l’autre, qu’elle revit actuellement avec la violence d’une décharge, électrique, dit-elle, celle-là même qui la décolle du frère au moment décisif de la pénétration. 1. La fonction pare-excitatrice qu’elle cherche et qu’elle trouve en moi est étayée dans la mesure où je maintiens le cadre du face-à-face et où elle ne parvient pas à me démonter, quand bien même elle s’acharne à disloquer le fauteuil qui inévitablement lui sert aussi de lit.
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À partir de l’évocation des deux scènes, quelque chose s’est « décollé », pour reprendre ici son maître mot. La représentation de mot, ou plus exactement la représentation par la parole, a pu se substituer à la mise en scène du cri et du corps. Au cours des séances suivantes, nous sommes revenus sur son refus du divan. Il lui apparaît alors que le divan a été le signifiant jusqu’alors insensé du fantasme qui avait donné à ces scènes et à cette expérience sexuelle non pensées leur valeur traumatique. La séquence table à langer-lit-divan-fauteuil se rétablit dans leur sens par rapport aux enjeux de séduction et d’inceste. Ce que J. Guillaumin (1979, p. 225) appelle « le renvoi en masse au corps » comme modalité de défense de l’hystérie apparaît ici dans toute sa force de condensation et d’occultation de plusieurs scènes sexuelles tantôt fantasmées tantôt réelles : une scène de séduction, une scène d’excitation-fustigation d’un enfant par un adulte, une scène d’inceste entre un frère et une sœur, une scène primitive dont le corps bisexué est le lieu et l’enjeu. Pour la raison que cette hypercondensation est une défense dont Yseult ne peut se passer et dont le signifiant est le lit, il se passera encore du temps avant que je lui propose le divan et qu’elle l’accepte. Lorsque le moment sera venu, la cure s’engagera selon un rythme de trois séances par semaine. Mon projet n’est pas de rendre compte de l’ensemble de la cure d’Yseult, mais seulement de mettre en relief les valeurs et les fonctions que prend le complexe fraternel tout au long de son parcours et dans les formes de son organisation psychosexuelle. Je dois toutefois dire que le travail psychanalytique effectué par Yseult s’engagera pour l’essentiel sur l’analyse du complexe fraternel, sur ses effets transférentiels et sur sa décondensation. J’ai repéré quatre moments décisifs de l’analyse du complexe fraternel dans la cure d’Yseult : le premier s’organise autour de la figure du frère comme objet partiel de ses investissements narcissiques et libidinaux, comme source et fixation de ses angoisses archaïques. Le deuxième moment a été caractérisé par l’avènement, dans ses transferts latéraux et, après l’interprétation de ceux-ci, dans ses associations, du frère et de la sœur comme double narcissique. Le troisième moment a fait apparaître les rapports qu’entretient le complexe fraternel avec la sexualité, entre la première séparation du corps maternel ou sexion (pour reprendre la formule de R. Lewinter, 1971) et la seconde séparation ou sexuation mise en place par le fantasme de castration dans le complexe d’Œdipe. À l’intérieur de ce moment, le travail de l’analyse a porté sur l’émergence de la bisexualité psychique et des fantasmes de séduction dans le complexe fraternel. Le quatrième moment a permis d’élaborer toutes
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les composantes de la séparation, et corrélativement les obstacles à la reconnaissance de la différence des sexes et des générations. Cette articulation du complexe fraternel au complexe de castration a ouvert la voie à une véritable mise en place du complexe d’Œdipe. Corrélativement, le complexe d’Œdipe a joué un rôle décisif dans la transformation du complexe fraternel archaïque.
LE
FRÈRE COMME OBJET PARTIEL
Le travail sur le frère comme objet partiel a commencé par l’évocation d’une anecdote rapportée à Yseult par sa mère à laquelle elle demandait « si le petit frère qui venait de naître était un garçon ou une fille ». Sa mère s’était moquée d’elle et Yseult avait éprouvé de la honte d’avoir posé cette question. Lorsque cette histoire lui revient à l’esprit, elle dit qu’elle avait de fort bonnes raisons de la poser avec une si savante naïveté. Pour elle, la réponse ne faisait aucun doute : un petit frère peut être une fille, puisqu’elle-même était à la fois frère et sœur. La séance au cours de laquelle Yseult rapporte l’anecdote sur le sexe du petit frère nouveau-né est dominée par un rêve et une poussée d’angoisse. Le récit du rêve est le suivant : « Dans un chantier de carcasses de voitures abîmées, mais où d’autres sont en bon état, se dresse un immense homme nu ; je suis angoissée, puis je m’aperçois que cet homme est plutôt une femme, et auprès d’elle se trouvent de beaux bébés tout ronds. » Une phrase énigmatique lui arrive au moment du réveil : « L’être jaillit de la tonicité. » Elle pense que cette phrase l’a réveillée, elle ne sait qu’en dire. Je lui propose que cette phrase est probablement un commentaire de l’image de l’homme nu, une allusion au frère en érection, collé à elle. La veille, elle a arraché dans son jardin des racines d’arbustes enchevêtrées de lierre. Lui revient le souvenir d’un bouquet de lierre qui ornait une devise, elle aussi chargée pour elle d’un sens insistant et énigmatique : « Là où je m’attache, je meurs. » L’angoisse qui la saisit après ce rappel s’accroît lorsqu’elle évoque le fantasme d’un arrachement du placenta adhérant à l’utérus, la « mort et la disparition » du placenta dans la cuvette des W.-C., comme elle en a fait l’expérience au cours de l’une de ses fausses couches. Plus tard, à l’occasion d’une interruption des séances pendant les vacances, je reviendrai sur les enjeux vitaux qui rendent toute séparation à la fois dangereuse (elle est associée à l’arrachement, à la destruction et à la mort) et recherchée (pour retrouver la jouissance du collage) : Yseult associera de nouveau sur ce fantasme de l’arrachement du placenta et
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sur la naissance comme « castration de la mère ». Cette confusion entre séparation originaire et castration la conduira à dire que la naissance est aussi une castration pour le bébé, pour le garçon comme pour la fille : « Il y laisse aussi son cordon, comme la fille. » Selon sa théorie, le cordon est le premier pénis, l’un et l’autre le perdent et, ainsi, il n’y aurait pas de différence entre garçons et filles. « L’idéal serait de naître jumeaux, garçon et fille, la mère aurait tout pour elle. » Lorsque je lui demande si, dans ces conditions, elle aurait été ce jumeau à double sexe, un en deux et deux en un pour sa mère, il lui vient pour réponse le souvenir de l’annonce de la naissance du petit frère et sa question, au fond toujours la même, celle qui lui fait préciser aujourd’hui encore lorsqu’elle parle du sexe masculin : « un pénis d’homme ». Comme elle-même, le frère sera pour elle une figure de sa bisexualité psychique. Mais avant de parvenir à cette élaboration, le frère aura été pour elle un objet partiel, un objet excitable comme la petite sœur chatouillée par la mère, un objet excitant comme le frère aîné collé à elle. Au cours de la cure, le frère prendra successivement ou simultanément toutes les valeurs des investissements narcissiques et objectaux de la libido et de la pulsion de mort. Cet aspect polymorphe et malléable de 1’objet-frère sera un des vecteurs du travail de la cure. Pour elle, Frère s’inscrit dans toutes les valeurs d’échange des objets partiels décrits par Freud dans « Transposition des pulsions » : pénis, bébé, fèces. Il est aussi sa langue et son clitoris. Il sera encore son rival, auprès de la mère, puis auprès du père ; il sera aussi son allié contre les parents. Mais ce qu’il condense pourra être aussi diffracté sur d’autres membres du groupe des frères et sœurs. Elle a eu beaucoup de difficulté à admettre l’existence de ceux-ci, à les considérer pour eux-mêmes et d’abord à les distinguer les uns des autres. Nous sommes loin de ce qu’elle disait dans les entretiens préliminaires. Elle prend conscience que quelque chose d’insoutenable, comme une blessure, l’empêche de les penser un à un : trop nombreux, trop excitants, ils témoignent trop de 1’activité prolifique des parents. Comment exister dans ce magma ? Dilemme : faire de la place pour trouver sa place, les « éclaircir », dit-elle, comme des semis de carottes, les faire disparaître pour être l’Unique, 1’idole ; ou retourner à la masse des frères agglutinés à la mère et idéaliser le groupe des frères et sœurs ; ou encore être elle-même prolifique comme la mère (elle aura autant de grossesses qu’elle) ? Pour le moment, une autre issue est impossible pour Yseult : se sexuer dans la séparation et la castration symbolique, et devenir une parmi d’autres-semblables.
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L’analyse fit venir au jour que le frère ou la sœur avait d’abord été pour elle, et comme elle-même, une partie du corps maternel ; morceaux constituants, ils en étaient aussi la partition. Les frères et sœurs sont comme des appendices du corps de la mère, telles les mamelles de la Diane polymaste1 des Éphésiens ou les petits animaux qui forment le corps maternel dans certains tableaux de N. de Saint-Phalle (La Naissance rose, par exemple) ou l’agroupement des enfants sur le corps de la mère dans la statuaire africaine bamiléké. Une des fantaisies d’Yseult était de se représenter sa mère pleine d’enfants autour du ventre, accrochés là comme à la paroi d’une montagne. Lorsque son frère cadet mourra dans un accident, elle dira qu’il a « décroché » de la mère. Le sens de ces figurations est multiple : les frères et les sœurs sont la puissance visible de la mère, mais ils peuvent en choir parce qu’être dedans est trop dangereux. Pas plus qu’elle, les frères et sœurs ne sont séparés du corps à corps maternel. Elle y est collée, comme se coller au frère aura pour elle cette valeur première d’être collée à la mère : il lui faudra s’en arracher, comme le sein de la bouche, et la bouche du sein, sanglants. Au cours d’une séance précédente, évoquant une extraction dentaire douloureuse lorsqu’elle était adolescente, elle avait eu soudain ce fantasme sidérant d’une bouche arrachée par un hameçon, pointe acérée du mamelon qui la pénétrait et ensanglantait sa bouche. Dans sa fantasmatique, tout s’équivaut, dans cette circularité métonymique où Frère, Sœur, Père et Mère sont liés par un « conduit psychique » que symbolise (de l’équation à l’équivalence symbolique) le cordon ombilical — première représentation de la série des transpositions de l’objet partiel, premier symbole du risque mortel inclus dans la vie2 . Tout se condense sans génération, ni sexe, il ne s’agit pas d’engendrement, mais de reproduction par scissiparité, sériation, prélèvement holographique, clonage. À la limite, il n’y a plus dans ce magma condensé ni enfants ni parents ; tout est frère et sœur ou tout est le Parent, sans génération, ni sexe. Dans cette indifférenciation, frère, sœur et parents ne sont au mieux que ces « petites particules de substance 1. La polymastie est une anomalie anatomique qui désigne le fait d’avoir plusieurs seins. L’Artémis polymaste du musée de Selçuk en Anatolie comme celle au musée du Vatican, est représentée avec de nombreux seins, la tête, les membres et le corps couverts d’animaux femelles dotées de seins humains et de figurines humaines féminines. 2. Wisdom (1961) cité par H.V., a décrit l’identification fondamentale de l’hystérique comme un pénis incorporant un vagin, un « pénis creux ». Le cordon ombilical est pour Yseult l’équivalent du « pénis creux », fantasme formé au moment de la scène incestueuse avec le frère sur le modèle de son identification à la mère primitive bisexuelle.
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vivante, déchirure initiale de la vie, et qui tendent à se réunir sous l’effet d’Éros » comme l’imagine Freud dans « Au-delà du principe de plaisir », après avoir évoqué le mythe de l’Androgyne et le récit des Upanishads qui décrit le moi divisé « pour former épouse et époux ». Au mieux, ils sont cette réunion. Mais pour ma patiente, nous n’en sommes pas encore là : il s’agit plutôt d’une soudure avec la mère, dans la conjonction d’un double mouvement d’indifférenciation soutenue par la pulsion de mort et d’unification soutenue par l’investissement narcissique, contre la première sexuation, le premier décollement du corps à corps maternel1 . À ce « degré zéro » de la structure prévalent les identifications adhésives qui, opérant par collage à la surface de 1’objet, achoppent sur la constitution du contenant et du contenu, et sur la dé-confusion sujet-objet. La séparation ne peut se faire qu’à l’arraché. « Là où je m’attache, je meurs » : cette formule exacte du masochisme primaire, elle l’a faite sienne. Elle passera la nuit où sa mère meurt, collée à son cadavre, pour le contrôler, se gelant à son contact, puis le rejetant violemment non pas seulement pour le contrôler, mais pour s’en arracher une fois encore. Cette scène la ramènera, comme par « la force d’un aimant » — ce sera sa formule — vers le quasi-inceste avec le frère. En touchant le frère, elle se touchait elle-même. Dans le jeu avec le Frère, il importe pour elle de se coller à lui, d’être pour l’un le pénis de l’autre, mais d’en être aussi la langue, le creux vaginal, non pas le sexe, mais le creux, le contenant. Il lui importe d’avoir sur elle le pénis, non en elle. Il lui importe avant tout d’éprouver qu’il est commun et qu’il fonctionne comme le « conduit psychique ». Prendre le pénis de 1’homme, là où il est, où qu’il soit. Elle se remémore comment, dans sa jeunesse, elle fréquentait les couchettes des trains de nuit pour y trouver, non des hommes, mais des porteurs de pénis (des « pénis d’homme »), pour être en contact avec « le principe mâle », sans nécessaire pénétration, à laquelle elle se dit indifférente et insensible. C’est ce qu’elle a encore récemment recherché avec des médecins lors des examens gynécologiques : une « excitation insensible », elle indique par cette expression que l’excitation vaginale en est exclue. Freud (1908a) a soutenu l’idée que la première théorie sexuelle infantile attribue à tous les êtres humains, y compris les êtres féminins, un pénis. Il souligne que 1’excitabilité du clitoris confère à 1’activité sexuelle de la petite fille un caractère masculin : un refoulement est 1. Sur la première sexuation et la « chimère du sexe », cf. Zaltzman, 1977.
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nécessaire à la puberté pour évacuer cette sexualité masculine. La fonction sexuelle est atrophiée chez la femme, précise Freud, quand 1’excitabilité du clitoris est maintenue et lorsque le refoulement est trop intense « au point que son effet est en partie supprimé par la formation hystérique de substituts ». Tout cela, conclut Freud, est loin de donner tort à « la théorie sexuelle infantile qui veut que la femme, comme 1’homme, détienne un pénis1 . » Notons ici dès à présent que le fait que pour Yseult. Le frère soit comme une sœur, semblable à elle, l’un et l’autre dotés d’un « pénis d’homme » confère une certaine coloration à son fantasme de l’inceste fraternel. J’y reviendrai un peu plus loin. À plus d’un titre et sous l’aspect de la relation au frère, un rapprochement pourrait être fait entre l’histoire de ma patiente et celle dont le récit nous a été laissé par son auteur, Hilda Doolittle (H. D., 1945-1946). La relation de H. D., seule fille parmi cinq garçons, à son frère Gilbert, son aîné immédiat notoirement préféré par la mère, s’inscrit dans sa quête incessante d’intermédiaires capables de combler l’écart entre elle et sa mère. À travers ces intermédiaires, elle pourrait enfin atteindre cette mère trop lointaine : « Elle préfère mon frère. Si je reste avec mon frère, si je fais pour ainsi dire partie de mon frère peut-être pourrai-je me rapprocher d’elle. » Le découvreur-éditeur du récit de H. D., le psychanalyste N.-N. Holland, note (1970, p. 149) que par ce désir toujours insatisfait de combler l’écart, de « ne plus faire qu’un avec son frère, elle cherchait aussi à posséder les pouvoirs particuliers que semblent posséder les hommes » ; il souligne la valeur phallique prise par le frère. Par lui, « double solide de la masculinité perdue », elle a accès à la mère : elle peut avoir et être la mère. Mais encore, elle peut, par son frère, devenir mère elle-même, certes une vierge-mère, puisque le frère ne serait que le père de sa poupée. L’organisation bi-modale de la psyché de ma patiente se découvre dans cette première phase de la cure : la folie dissociative est emboîtée et protégée par la structure névrotique hystérique et inversement la névrose est protégée par la régression psychotique. Toute représentation peut s’inscrire dans cette double organisation : par exemple ses frères et sœurs qu’elle se représente quelquefois comme un agglutinement de vers et de vermine prend une valeur psychotique ou névrotique selon que sa
1. G.-W. VII, 179, trad. fr. 1969, p. 20.
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représentation fonctionne sur le mode métonymique ou sur le mode métaphorique.
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FRÈRE OU LA SŒUR COMME DOUBLE NARCISSIQUE
Une première transformation dans l’organisation du complexe se produit lorsque, chez Yseult, se forme la représentation du frère ou de la sœur comme double narcissique. Ce double se met en place sous trois formes : la première est dédoublée dans l’image de sa sœur cadette, la rivale bien aimée, et dans celle de son frère séducteur. La deuxième est celle du groupe des Frères et Sœurs. La troisième se forme dans un mouvement de transfert latéral sur un de mes patients. C’est par la troisième forme que la transformation est initiée. Le travail qui a été accompli jusqu’alors sur les objets partiels et sur la collusion des imagos maternelle et fraternelle-sororale a suscité aussi des résistances. Une des voies habituelles qu’utilise Yseult pour contourner ces résistances est de latéraliser la charge transférentielle et d’utiliser les objets de transfert pour la représenter sous différents aspects qui doivent demeurer refoulés. On parlera ici de diffraction latérale du transfert. Yseult s’était inscrite, sans m’en parler, à un psychodrame psychanalytique de durée brève. À son retour, elle me fait le récit d’une scène de jeu au cours de laquelle elle a joué le rôle d’une mère séquestrée par sa fille aînée et attachée par elle à sa fille cadette par une corde. Tout se passe comme si cette scène de jeu avait été faite pour elle sur mesure. Au cours du jeu, elle n’a pas pu jouer autre chose que la passivité, puis un hurlement de détresse lorsque, enroulée autour de sa « fille », son mouvement pour s’en dégager a entraîné la chute de l’une et de l’autre, l’une mêlée à l’autre. Elle s’est relevée en s’éprouvant folle de haine vis-à-vis des deux sœurs, assimilées l’une à l’autre, la victime et le bourreau, doubles d’elle-même. Ce jeu a dramatisé et récapitulé pour elle plusieurs scènes, dont nous avons repris l’analyse au cours des séances : le nouage des corps et des psychés et son impasse, la chute narcissique que constitue la première différenciation dans le corps à corps maternel, la haine éprouvée vis-à-vis des deux « sœurs » du psychodrame, en qui elle reconnaît sa propre haine vis-à-vis de son aînée et de sa cadette. L’attachement par la corde à sa « fille » du psychodrame la conduira très vite au rappel de la scène de séduction avec le frère aîné, puis à la mort du cadet qui a « décroché » d’une cordée, indiquant une fois encore combien pour elle les frères et la sœur appartiennent à l’espace corporel et psychique de la mère.
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À la suite de J. Lacan, G. Rosolato (1978) a décrit comment le frère ou la sœur naît à la psyché du sujet à travers cette invention d’un double et de la fonction qui leur est dévolue d’être des objets de déflection pulsionnelle par rapport à la mère, pour la préserver. Cette proposition peut éclairer la situation de ma patiente. Ce dont elle fait l’expérience dans ce jeu, c’est de l’intensité de la violence qu’elle éprouve dans la relation d’horreur et de persécution qui la lie à l’imago maternelle. En miroir, elle est assiégée par des représentations terrifiantes de l’intérieur de son propre corps menacé d’arrachement, de son propre sein de nouveau menacé d’annihilation. Ce temps de l’analyse sera aussi celui d’une série de transferts latéraux, déjà inaugurés dans l’expérience du groupe de psychodrame. Elle s’arrange pour nouer une relation toute « platonique » avec un de mes patients, qu’elle rencontre en sortant de mon cabinet. Il sera pour elle le représentant de tous les doubles narcissiques auxquels elle a eu recours pour se séparer du corps à corps maternel, en évitant la « solution » de l’arrachement destructeur : frère, sœur, frères et sœurs, beaux-frères, amants, mari. Cette solution n’a pas été suffisante, naturellement, puisque par son cancer et les opérations chirurgicales, elle n’a pas pu échapper à la destruction partielle et bien réelle du sein et du sexe, dans son fantasme conjointement les siens et ceux de sa mère. La reprise élaborative dans la cure de ces dédoublements permettra d’interpréter ce qui a achoppé dans la déflection pulsionnelle sur l’autre fraternel et sororal pour préserver la mère : le meurtre nécessaire du double narcissique, dans la forme de l’enfant merveilleux, sur la ligne de partage entre le corps de la mère et le corps de l’enfant, s’est effectué sur son corps propre, comme sexion réelle et comme castration réalisée. Le caractère narcissique de l’investissement fraternel, son ambivalence, a été souligné par plusieurs auteurs. Le double narcissique n’est pas seulement le représentant du moi-idéal « capté » par l’image spéculaire du semblable. Si la mère en tient le lieu initialement, le frère, la sœur ou l’enfant d’âge voisin en sont aussi les supports, et G. Rosolato a montré la fonction centrale de ce dédoublement dans la dépression. Mon hypothèse est que ce dédoublement narcissique est le socle sur lequel s’effectue le dédoublement de la bisexualité dans le lien fraternel1 .
1. Je reprendrai cette analyse au cours du prochain chapitre. La recherche psychanalytique contemporaine apporte sur cette question des précisions utiles pour comprendre l’opposition entre fantasme de bisexualité et identification bisexuelle.
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DÉDOUBLEMENT SEXUEL : BISEXUALITÉ PSYCHIQUE ET SÉDUCTION DANS LE COMPLEXE FRATERNEL
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Nous le savons maintenant, pour Yseult, un petit frère peut aussi être une petite sœur. Le frère incestueux est son double sexuel, avec lui, par le conduit psychique du pénis ombilical, elle réalise son fantasme de bisexualité. Ce fantasme n’est pas seulement une défense contre la sexion et contre la castration, il est le soubassement qu’elle a érigé contre la séparation qui, pour elle, est identique à un arrachement. La séparation sexuelle impossible en raison d’une impossible résolution entre les exigences de son attachement maternel (se sevrer, s’arracher à elle, se mutiler, ou demeurer naïve) et de son horreur de 1’intérieur féminin, de son attachement au frère et à la sœur et au fantasme bisexuel qui le soutient : conserver 1’intégrité androgyne. Pour que la séparation devienne possible, il faudrait que le scalpel passe dans le bloc qui la coagule avec la mère, le frère et la sœur. Les opérations chirurgicales ont « réalisé » sur son corps la séparation en l’accomplissant comme arrachement. L’événement psychique qui va entraîner ce mouvement de séparation s’amorce dans un rêve transférentiel qu’elle fait à une période de la cure où j’éprouve quelques difficultés à me représenter comment la scène du jeu incestueux avec le frère aura joué dans la fixation, à l’adolescence, du fantasme bisexuel. « J’ai fait un rêve étrange : deux fœtus siamois, un garçon et une fille, étaient collés l’un à l’autre par le bassin, ils étaient très excités, ils remuaient beaucoup, une sorte de danse. Ils avaient une main à côté de l’oreille, ou peut-être à la place de l’oreille. Une grande oreille chez le garçon : dans l’oreille, du gravier, des bêtes, des saletés, que je nettoyais1 . Puis, avec les siamois, j’ai été emportée par un tourbillon : tout le reste à côté est sans importance. » Le rêve l’a soulagée. Ses associations se développent durant plusieurs séances, et longtemps encore après le récit du rêve : elles témoignent de la levée partielle de la résistance et de la qualité du travail interprétatif de son préconscient. La scène du collage avec le frère et ce qu’elle avait 1. Vers la fin de sa cure, elle dira qu’elle a hébergé en elle une petite fille, brune et sale, qui parle depuis son ventre, elle est aussi un petit garçon manqué, bohémienne chevauchant un cheval noir, sans selle, idéalement libre et emportée par ses pulsions. Elle s’éprouve sale et comprend que cette image d’elle-même est faite de sa culpabilité, et qu’elle est à l’opposé de celle de première communiante bien sage, sans sexe, qu’elle s’efforce de maintenir pour sa mère.
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appelé le décollage « électrique1 » lui reviennent à l’esprit ; elle pense à son collage avec sa mère, un collage dans la haine, qui l’atteint elle-même dans la destruction des objets-zones complémentaires (sein-bouche ; enfant-utérus ; pénis-ovaires). Elle imagine le corps commun qu’elle a formé avec sa mère, l’impossible et mortelle séparation siamoise, la déchirure de la naissance. Elle fait le lien entre la symétrie des opérations et des affections chez sa mère et chez elle (ablation du sein, ulcère d’estomac). Des images surgissent : la grappe d’enfants, l’enfant comme sécrétion du corps maternel. Pour la première fois, elle s’interroge sur le rôle de son père dans sa conception et de sa place auprès de sa mère. Elle me fait part de sa théorie sur sa conception, une théorie qu’elle partage avec sa mère qui lui aurait dit qu’elle est née d’une « non-retenue » de son père, d’une « jouissance précoce ». Elle « se conçoit » comme un accident du désir du père : la mère est, au fond, la seule procréatrice. Nous pouvons comprendre que se séparer d’elle est un arrachement mortel pour la mère et pour l’enfant. Une fois de plus, le complexe fraternel se joue sur le fond de la relation à la mère. Mais le cours de l’analyse va se centrer plus directement sur la figure du frère-et-sœur siamois. Auparavant, je lui aurai proposé une interprétation de la dimension transférentielle de son rêve. La grande oreille m’invite à comprendre ce qu’elle a déposé en moi : des saletés, de petites bêtes, du gravier, des excréments2 . Ce sont des morceaux d’elle-même et des parties de ses frères et sœurs. Toutefois, ce dépôt dans mon oreille-sexe-ventre est actif, elle cherche à m’emporter dans les tourbillons de l’excitation sexuelle. Elle se trouve une nouvelle fois confrontée à la scène de sa sœur cadette (la rivale bien-aimée), nue sur la table à langer et tétanisée par le chatouillis de sa mère. Un autre souvenir lui revient, celle d’une fessée administrée à la sœur aînée par le père, puis son excitation dans le jeu sexuel avec le frère, enfin un épisode récent où elle s’est évanouie en valsant avec son père. Je lui dis que son excitation des premières années de la cure et son évanouissement sont des équivalents orgasmiques qui maintiennent toujours active en elle la jouissance qu’elle a éprouvée avec son frère, et qu’elle voudrait répéter avec moi en se collant à moi. 1. Lors d’une séance, à propos de la différence des sexes, elle m’avait dit que les fiches électriques l’ont toujours préoccupée, car on se moquait d’elle lorsqu’elle disait adolescente qu’elle ne voyait pas ce qui faisait qu’on les nommât femelles ou mâles. 2. Comme dans ce tableau de N. de Saint-Phalle, La Naissance rose, auquel je me suis déjà référé.
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Mon interprétation produira un effet assez surprenant : un jeu maniaque avec la polysémie du signifiant siamois de son rêve : « Siamois !... Scia-moi... Scie à moi... » Elle est stupéfaite par ce qu’elle s’entend dire, puis après un temps de silence : « Si y a moi, vous entendez ce que je m’entends dire ?, si y a moi (elle jubile) y a moi, moi ! » Le silence s’installe pendant quelque temps. En deçà de l’excitation qu’entretient son maniement maniaque du signifiant, un mouvement dépressif amorce ce qui m’apparaît comme l’acte de naissance du Je d’Yseult. Yseult est en train de comprendre qu’elle peut sectionner enfin le siamois bisexué, le monstre1 qu’elle porte en elle, qu’elle forme avec son frère, sa sœur et sa mère internes. Le monstre siamois est assurément pour elle l’enfant imaginaire né des fantasmes incestueux de sa naissance, il est aussi l’enfant imaginaire né de ce qu’elle appelle depuis quelque temps « l’accident2 avec son frère », jumeau mâle qui réalisait avec elle le fantasme de l’Androgyne. Le siamois jumeau bisexué est aussi celui de son fantasme d’être le complément narcissique de sa mère phallique. Il est enfin l’enfant incestueux de son accident avec elle-même, de son fantasme bisexuel. À la séance suivante, pour la première fois, Yseult demeurera entièrement silencieuse. Le lendemain une question formulée de manière énigmatique surgit de son angoisse : « Si y a moi, alors me vider ? Ou alors vider l’autre et en manquer ? et me sexuer différemment ? » La syntaxe témoigne bien de la coexistence très précaire et tendue entre l’émergence du Je et la régression en deçà des fantasmes, vers des formes de représentation qui rappellent les signifiants de démarcation décrits par Anzieu, dans les formes essentiellement verbales des actions psychiques génératrices des angoisses archaïques. Mais Yseult lie dans une forme de causalité paradoxale deux mouvements contraires et incompatibles, le premier d’existence (s’il y a moi), le second de vidange (alors me vider). La solution qui consiste à projeter la vidange dans l’autre (la mère, la sœur) la confronte à la même impasse, mais fait surgir la question du manque (donc l’autre est constitué) et de la séparation. Mais comment séparer ce qui ne peut l’être qu’au risque d’une rupture vitale, si le siamois est tranché, si le « conduit » creux et long (le cordon ombilical 1. Sur le monstre et la naissance de l’enfant « anormal », cf. Bernos (1989). 2. La nomination de « l’accident avec son frère » survient après qu’elle a évoqué la mort accidentelle de son frère cadet, celui qui a « décroché » en montagne, ce qu’elle vit comme un décrochage mortel du corps maternel. L’incestualité archaïque laisse apparaître ici sa composante mortifère dans l’union à la mère, l’impossible séparation d’avec elle, dont le frère est l’objet partiel.
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commun à la mère et au fœtus, transformé dans la scène avec le frère en « pénis creux ») est coupé. Cette coupure du conduit ne pourra être admise que plus tard, lorsqu’elle sera resignifiée dans la représentation de la différence des sexes. À ce moment de la cure, ce Je qui est en train de naître ne peut encore être nommé par elle. Le passage de l’angoisse psychotique à l’angoisse névrotique s’effectue en prenant appui sur ces représentations paradoxales, mais aussi sur l’analyse d’une autre image du rêve, celle où l’oreille-sexe est contiguë à la main. Dans un premier temps, elle comprend que la main de la masturbation réalise son fantasme bisexuel et qu’il assure la complétude narcissique. Puis dans un second temps, mutatif, elle s’introduit comme sujet (ce que je m’entends dire...), dans l’écoute de « moi » par « Je ». Ce rêve est le point de bascule entre l’enfermement d’Yseult dans ses créations de doubles narcissiques et les fantasmes bisexuels qui organisent son complexe fraternel et l’avènement des identifications bisexuelles. Avec les identifications bisexuelles survient la représentation du manque, de l’altérité et de la complémentarité ; c’est ce que le complexe d’Œdipe va mettre en crise, propulsant le complexe fraternel à un niveau de structuration plus différencié. Avant que ce moment se stabilise, d’autres mouvements régressifsprogressifs seront travaillés. Un rêve viendra représenter la relance du désir narcissique dans le fantasme de l’inceste fraternel : « Ma sœur cadette était couchée au-dessus de moi, sans me toucher. » Yseult associera sur le brouillage entre l’imago du frère et celle de la sœur, entre ce désir pour la sœur et l’aventure avec le mari de sa sœur. Puis sur une relation récemment engagée avec un homme dont elle n’apprécie que les caresses. Puis elle reviendra de nouveau sur la scène avec le frère : elle me rappelle qu’il lui importait d’avoir sur elle, et non en elle son pénis, comme s’il était son propre pénis. Et, pour la première fois, elle parle de son plaisir d’exciter chez le frère, comme chez cet homme, comme chez le beau-frère, en somme chez tous ces autres-semblables-complémentaires, le désir de la posséder et de provoquer la détumescence en refusant la pénétration, avec comme prime de jouissance la débandade de l’homme. Ce scénario d’allure hystérique est assurément une défense contre la dislocation interne que provoquerait la pénétration. Mais je l’entends aussi dans le transfert et dans l’angoisse que suscite la progression de sa cure. Son rêve survient en effet dans une période où elle me demande d’abréger sa cure, ou me menace de l’interrompre, dans un mouvement de transfert paradoxal. Elle considère qu’elle n’a pas avancé, que ses symptômes se sont aggravés et que je ne la comprends pas. Je reprends
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ses associations sur le rêve pour lui parler de sa haine : sa haine du frère, sa haine de sa sœur, sa haine de sa mère, sa haine de l’analyse et sa haine pour ce que je représente dans son mouvement de séparation. Je lui parle aussi de sa haine des hommes et de sa jouissance à les priver de leur triomphe après les avoir excités. Quant à son frère interne, elle est passée avec lui d’un lien qui s’exprimait dans les termes « lui, mon frère, c’est moi ; ce qu’il a, je l’ai, ce qui m’arrive lui arrive », à un lien qui les différencie, elle, lui et sa sœur, et qui s’exprime dans les termes « s’il y a moi, c’est moi ou lui », donc sauve qui peut. Dans ce moment de la cure, elle voudrait à la fois se sauver et garder son frère et sa sœur, éviter la séparation, peut-être la déchirure. Ce moment est un nouveau tournant dans l’histoire de sa névrose infantile et dans le transfert. L’analyse du rêve de la sœur couchée sur elle a rendu possible qu’elle se pense dans les bras de sa mère, qu’elle éprouve de la jalousie par rapport à sa sœur bien-aimée. Elle cesse de rencontrer le patient qu’elle attend à la sortie de sa séance, le double avec lequel elle avait engagé une relation « toute fraternelle ». Elle peut « penser que rien n’est impensable ». Mais il aura fallu passer, après ce moment, par la tristesse et la dépression, vivre des angoisses de dislocation et de vidage, traverser un épisode de dépersonnalisation, avant que s’accomplissent les décollements de la sexuation et les difficiles différenciations de ses moi(s) diffractés dans les frères et sœurs, et leur réappropriation.
TRAVAIL DE LA SÉPARATION, LA DIFFÉRENCE DES SEXES ET DES GÉNÉRATIONS Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
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Le quatrième moment de la cure met en travail la séparation, la différence des sexes et des générations. Il articule le complexe fraternel au complexe de castration et ouvre à une véritable mise en place du complexe d’Œdipe. Une image l’a longtemps obsédée, dont elle peut maintenant parler : elle se représente les jambes en l’air, prise dans les roues d’un engrenage. L’analyse découvrira que cette image condense une scène originaire, une scène primitive qui la fige, mais dont l’image fixe la protège : immobilisée dans cette érection mortifère, elle immobilise le couple parental, le coinçant dans un coït glacé, le séparant et le réunissant avec elle dans une partie de jambes en l’air. Elle fige la scène, elle est trop dangereuse, car elle a réveillé son envie destructrice contre le ventre maternel, pour que s’arrête enfin sa prolifération monstrueuse : cinq
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enfants ! La scène avec son frère lui apparaît maintenant sous la lumière blanche et froide de cette scène1 . Un jour, elle fait le compte des enfants qu’elle aurait dû avoir, cinq comme sa mère, si elle n’avait pas avorté de deux d’entre eux. Et ces deux-là qui ne sont pas nés, elle les découvre correspondant à sa propre place et à celle du frère séducteur dans sa fratrie. La scène de l’engrenage, si longtemps obsédante et énigmatique, va se transformer. Une autre scène s’y superpose, qui lui vient du mythe celtique : Tristan allongé à côté d’Yseult, son épée entre eux, sous le regard du roi Marc. Mais, par une série de transformations, elle fait bouger la scène : l’épée de Tristan devient celle de Damoclès suspendue sur sa tête, puis l’épée se change en bébé couché entre Yseult et Tristan. Elle revient à la scène incestueuse avec son frère, son pénis-bébé-épée sur elle, son rejet violent, « électrique » quand il a voulu la pénétrer. Alors le sens de ce rejet violent, dont le corps a gardé mémoire dans l’arcure du bas du dos, s’impose à elle : ne pas bouger les fesses, les immobiliser, jouir de l’effroi devant la pénétration redoutée. Puis le sens se fait : être pénétrée, c’était reconnaître corrélativement qu’elle recevait le pénis, c’était la fin de l’illusion bisexuelle, c’était le danger d’avoir un bébé dedans, et pas sur la surface du corps, comme un sein, un animal, un pendentif. « Pour la première fois, dit-elle, je peux faire le lien en fondu enchaîné entre le pénis et le bébé. » La métaphore cinématographique témoigne de sa géniale aptitude poétique et de son insight. L’épée-pénis-bébé : c’est le sexe commun qu’elle a avec son frère, c’est aussi le cordon ou le conduit creux entre elle et sa mère. Dans ce renversement des protagonistes de la scène primitive, sous le regard du père, dans le transfert paternel sur moi, le sexe commun s’est symboliquement détaché d’elle. Ce qui a été perdu comme copulation a été retrouvé comme copule, comme trait d’union et de séparation : lien et différence. À partir de ce moment, son frère commence à exister comme être sexué différent d’elle. Ce mouvement valide ce que note N. Zaltzman (1977) : « Le sexe (racine sectus : séparation, distinction...) est initialement démarcation de deux corps avant de devenir différence entre du masculin et du féminin. »
1. Son refus du divan s’éclaire et apparaît ainsi sous une nouvelle détermination : sa peur panique d’y retrouver ses parents gisants, figés dans cette scène qui la mutile.
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Cette différence ne peut se produire et être acceptée que lorsque, comme le précise Freud (et que rappelle Zaltzman, op. cit., p. 25) : « C’est au moment où l’enfant est devenu capable de voir dans son ensemble la personne à laquelle appartient l’organe qui lui apporte une satisfaction » que cet organe cesse de faire partie de lui. Avec la coupure (secare, couper), se différencient le cordon, le sein, l’enfant incestueux et le pénis. Tous ces objets partiels, autant de métonymies du frère, qui faisaient organiquement partie d’elle comme des objets à conserver pour sauvegarder l’intégrité corporelle, et qu’elle avait éjectés à travers ses avortements et ses mutilations successives, peuvent se séparer psychiquement d’elle. Sur ces bases, l’élaboration du complexe d’Œdipe mis en place au fur et à mesure du déclin du complexe fraternel archaïque va occuper le temps de la fin de la cure.
R EMARQUES
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SUR LE TRANSFERT DU COMPLEXE FRATERNEL DANS LA CURE D ’Y SEULT Pour rendre compte de cette élaboration nous devons la considérer sous l’aspect des transferts, du contre-transfert et de leur évolution. Une difficulté de cette cure a été de ne pas ramener le complexe fraternel au complexe d’Œdipe. En recevant Yseult, je n’avais pas de position a priori sur la spécificité du complexe fraternel, mais il est sûr que j’ai été travaillé dans mon propre complexe fraternel tout au long de cette cure. Il m’a été utile d’en reprendre l’analyse. J’ai été aussi sollicité dans mes fantasmes et mes identifications bisexuelles. À cette sollicitation, indépendamment du complexe fraternel, l’hystérique donne toujours un rendez-vous et elle en cultive les affinités électives. Toutefois, la composante psychotique de l’hystérie d’Yseult convoque l’analyste vers d’autres organisations, plus archaïques, de sa psyché. Il y a, pour l’analyste, une difficulté à recevoir le transfert du complexe fraternel, de l’identifier et de l’interpréter. Même lorsqu’il a affaire à une organisation borderline, ou à une hystérie grave, comme ce fut le cas de ma patiente, l’analyste peut être tenté de repérer avant tout les composantes de l’organisation œdipienne qui pourraient servir de levier à la cure. Il n’a certes pas tort, mais il risque aussi de ne rien percevoir de ce qui, dans le complexe fraternel, en le reconnaissant comme tel, constitue une organisation dotée d’une logique propre, distincte de celle qu’ordonne le complexe d’Œdipe.
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La difficulté a commencé avec la demande initiale d’Yseult. Que je puisse (il est question autant de capacité que de puissance...) la prendre (sexuellement) en analyse reçoit un sens différent si la demande, entendue par l’analyste dans le registre de la séduction, est comprise selon le complexe œdipien (simple ou inversé) ou selon le complexe fraternel. Transfert fraternel et transferts latéraux La difficulté se poursuit avec les transferts latéraux, la diffraction des aspects clivés ou conflictuels du moi et de ses objets, et leur analyse. C’eût été une impasse que d’entendre ces transferts latéraux seulement comme une résistance au transfert sur l’analyste. Je trouve en effet plus juste de comprendre les transferts latéraux en termes de diffraction du transfert, processus dont le travail psychanalytique en situation de groupe m’a montré toute l’importance économique, topique et dynamique1 . La diffraction du transfert est un processus qui permet le déploiement du complexe fraternel. Dans la cure d’Yseult, l’analyse de cette forme de la résistance de transfert comme un des effets du complexe fraternel dans la cure a ouvert des voies fort précieuses pour le travail psychanalytique. Plusieurs transferts latéraux ont ponctué la cure et ont manifesté toute la gamme des objets, des affects et des représentations condensées dans l’objet frère au sein du complexe fraternel. Les liaisons furtives avec des hommes — souvent des soignants — répétaient l’excitation érotique vécue avec le frère et le beau-frère, mais aussi le rabaissement du pénis « d’homme ». La recherche d’une liaison avec mon patient était d’un autre ordre : une relation qu’elle qualifie elle-même de fraternelle pour désigner les émotions tendres, la connivence, le soutien mutuel, mais aussi la reconstitution à travers ce lien d’un objet commun, l’analyse et moi leur analyste. Nous avons pu analyser les objets et les enjeux de ces transferts : recomposer avec lui l’objet commun avec le frère, le pénis creux, le cordon, le sein maternel, mais aussi répéter dans cette liaison cachée la terreur que les parents ne sachent quelque chose de son lien 1. Dans d’autres textes (1993a, 2007), j’ai souligné l’intérêt que présente le fait de considérer ensemble, comme Freud nous l’a appris avec l’analyse de Dora, les transferts et connexions transférentielles, c’est-à-dire la pluralité des objets de transfert et leurs corrélations. La diffraction du transfert est une des modalités de la connexion des transferts : elle réalise une répartition des charges économiques, une réactualisation des conflits entre le moi, le ça et le surmoi ou des clivages entre des objets inconciliables mais corrélatifs.
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incestueux avec son frère. Elle a redouté que je devine l’enjeu de sa liaison, bien qu’elle ait eu présent à l’esprit que mon patient un jour ou l’autre m’en parlerait, mais elle tenait à ce plaisir de jouer avec ce risque. À un autre moment, Yseult a cherché à troubler mon patient (elle a atteint partiellement et temporairement son but) et par là même à attaquer aussi sa propre cure et mon travail. Elle éprouvera de la colère et de la culpabilité lorsque nous analyserons ses transferts latéraux, mais elle en sera aussi apaisée : leurs rencontres cesseront, de son fait, après le rêve des siamois. L’analyse lui permettra de comprendre qu’il a été le « frère de divan » qu’elle a placé entre elle et moi, comme son frère séducteur avait été placé par elle entre elle, sa mère et son père. C’est à partir de ce moment que l’élaboration du complexe œdipien a pu être amorcée. Les transferts latéraux d’Yseult ont été une des modalités de la manifestation de son complexe fraternel et une des modalités de l’élaboration de ses enjeux archaïques. C’est en ces termes que nous les avons analysés. Au cours de sa cure, j’ai été moi-même un des objets du transfert de son complexe fraternel, mais la place qu’elle m’a réservée était d’un autre ordre. Je pouvais être simultanément ou successivement le frère dans la scène de séduction (les premières années sur le fauteuil) et l’instance parentale observant la scène (le roi Marc) ou devinant la liaison avec le frère (le patient). Cette position ambiguë, complexe, plurielle, a conformé l’énigme, pour elle, de ma présence. J’étais ce qui lui a permis de maintenir la croyance qu’il y a de l’Autre et de l’inconnu, tour à tour menaçant pour son fantasme bisexuel et sa recherche du double narcissique, et point d’appui et de butée, par là rassurant. Mais pendant longtemps, sa crainte et son désir, nourris par sa position passive, a été que l’Autre (moi) abuse du pouvoir d’excitation qu’elle lui attribue. Pendant longtemps, cette expérience qu’il y a de l’Autre a été éclipsée ou rejetée, parce que trop dangereuse, au profit de la recherche du même et de l’indifférenciation.
Q UELQUES
COMPOSANTES DU COMPLEXE FRATERNEL
La cure d’Yseult a mis en relief plusieurs composantes du complexe fraternel. S’en tenir à parler de 1’importance du lien fraternel ou de la relation fraternelle dans le cadre de cures comme la sienne est insuffisant. Nous ratons alors l’accès à l’organisation de la réalité psychique qui s’est constituée comme complexe spécifique à l’occasion de l’ensemble des liens familiaux.
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L’analyse d’Yseult m’a conduit à reconsidérer que la rivalité soit la seule dimension du complexe fraternel1 . Assurément, Yseult éprouve à l’égard de ses frères et de ses sœurs des affects et des sentiments d’amour, de haine, de jalousie, d’envie, d’admiration. Mais surtout d’autres composantes du complexe fraternel apparaissent, encore insuffisamment prises en compte, malgré, pour certaines d’entre elles, les fortes esquisses de Freud et les développements de Lacan, notamment à partir du complexe d’intrusion comme moment fondateur de sa théorie spéculaire. Il en est ainsi de la structure du narcissisme, du dédoublement narcissique et de la séduction, du dédoublement sexuel et de la bisexualité dans le complexe fraternel. Ces dimensions prennent toute leur importance pour aborder la question centrale de l’inceste et des fantasmes incestueux dans le complexe fraternel. C’est notamment par la prise en compte de cette question dans l’analyse que l’on peut argumenter sur l’hypothèse d’une spécificité structurale du complexe fraternel différente de celle du complexe d’Œdipe, voire opposable à lui. Il s’agit d’une exigence clinique, et je pense que c’est de ne m’être pas précipité sur la théorie du déplacement du complexe d’Œdipe dans le complexe fraternel qui a mis Yseult face à sa question centrale. Il s’agit aussi d’une réquisition théorique pour rendre compte de la relation entre dédoublement narcissique et dédoublement de la sexualité, le dédoublement narcissique étant le socle sur lequel s’effectue le dédoublement de la sexualité. Je propose donc d’interroger ce passage crucial pour 1’organisation sexuelle d’un sujet, à 1’interface de l’aire formée par le narcissisme et de l’aire formée par le complexe de castration, un passage qui peut être saisi dans la clinique à partir des variations des différents investissements et représentations de l’objet Frère ou Sœur dans le complexe fraternel.
1. On trouve une critique de cette seule dimension chez J.-P. Almodovar (1981) et chez J.-F. Rabain (1988).
Chapitre 3
DOUBLE NARCISSIQUE ET BISEXUALITÉ DANS LE COMPLEXE FRATERNEL
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D
toutes les cures où le complexe adelphique joue un rôle déterminant, nous sommes mis en contact avec ce qui en chacun de nous est « frère et sœur ». Les mythes nous ont avertis de cela : chez Aristophane, Éros est androgyne, Hermaphrodite est son frère. Pausanias ouvre un passage entre Narcisse et Hermaphrodite ; le mythe nous présente un Narcisse inconsolable de la mort de sa sœur jumelle. Se voyant dans une source qui lui renvoie son reflet, et bien qu’il sût que ce reflet n’était pas celui de sa sœur, il se console de sa perte en se mirant dans le miroir de l’eau et en cherchant à s’unir à son propre reflet. Narcisse aime, il aime sa moitié comme lui-même. La cure d’Yseult a mis en relief la structure du narcissisme et des conduites de séduction, le dédoublement narcissique, le dédoublement sexuel et la bisexualité dans le complexe fraternel : j’aurai l’occasion de souligner leur importance pour la compréhension de l’inceste adelphique et pour la spécification du complexe fraternel par rapport au complexe d’Œdipe. ANS
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F IGURES
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DU DOUBLE DANS LE COMPLEXE FRATERNEL
Après Freud, Lacan a attiré à son tour l’attention sur la bivalence du double, figure de l’idéal et persécuteur. À y regarder de plus près, la clinique du complexe fraternel nous livre plusieurs types de figures du double. Sans être exhaustif, j’ai pu dénombrer six principales figures du double dans le complexe fraternel. Le double narcissique spéculaire est assurément la figure la plus courante et celle qui a été le mieux repérée : le jumeau imaginaire et la gémellité sont parmi les paradigmes de la fraternité parfaite suscitée par le narcissisme spéculaire. La figure du double dans l’homosexualité adelphique participe de cette organisation narcissique, mais elle s’en distingue par quelques traits, à l’origine du fantasme de la fratrie magique, forme de l’illusion fraternelle. L’inquiétante étrangeté est une troisième composante de la figure du double fraternel. Elle s’incarne notamment dans l’imago du frère ou de la sœur monstre. Une autre figure du double fraternel est obtenue par incorporation du frère comme un autre en soi, ou par détachement ou clivage d’une partie de soi ; le double est aussi le résultat d’une déflection sur le frère ou sur la sœur des investissements pulsionnels destructeurs visant la mère. Une cinquième figure du double est celle du compagnon imaginaire. Enfin, le double fraternel est aussi dans certains cas un substitut de l’objet perdu, comme l’enfant de remplacement. Chez un même sujet, le frère ou la sœur peut prendre la valeur et la fonction de plusieurs figures du double. À côté des figures menaçantes et désorganisatrices associées à l’étrangeté, il est important de souligner avec G. Rosolato la fonction structurante, délimitatrice, complémentaire et symétrique du double, comme l’illustrent à la fois le mythe d’Écho et les processus d’échoïsation (échopraxies, écholalies et échomimies) : ce sont là des expériences de la rencontre de l’autre dans le même, de la symétrie dans la relation asymétrique. Le double narcissique spéculaire Freud, reprenant le thème du double (1919a), écrit que le double est essentiellement une figure du narcissisme originaire. Il correspond « à une régression à des époques où le moi ne serait pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui »1
1. (G.-W. XII, p. 168-169).
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Le double narcissique spéculaire, frère ou sœur, est la forme parfaite de soi-même, l’idéal sublime et génial que représente en miroir le frère pour la sœur et la sœur pour le frère élu. C’est dans cette configuration que le double est la figure par excellence du narcissisme originaire. Les identifications spéculaires par inclusion réciproque ont ceci de spécifique que ce qui arrive à l’un arrive à l’autre, comme s’ils avaient, à ce moment-là, un même espace psychique, un même corps pour deux. Cette représentation du couple frère-sœur est fréquente dans la vie quotidienne, elle a été largement célébrée dans les contes et les mythes, ce fut un des grands thèmes de la littérature romantique du XIXe siècle. Chez Yseult, deux doubles narcissiques, la sœur rivale bien aimée et le frère incestueux, composent sa propre image spéculaire et forme la base de ses identifications narcissiques, dans une combinaison hermaphrodite, hors castration. Le développement de sa cure montre que le double narcissique n’est pas seulement pour elle le représentant du moi Idéal capté par l’image spéculaire du semblable. Si la mère en tient le lieu initialement, le frère, la sœur ou l’enfant d’âge voisin en sont aussi les supports.
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Le jumeau imaginaire et la gémellité comme paradigme de la fraternité parfaite La gémellité, dans ses diverses formes, est un paradigme de la fraternité parfaite et de l’amour fraternel. Le Jumeau est une figure de la spécularité narcissique incarnée : l’autre semblable absolu chez les jumeaux vrais témoigne radicalement de la difficulté d’être deux dans la séparation1 . Les études psychologiques et psychanalytiques soulignent les expériences de fusion, de confusion des affects, des sentiments, des pensées, et la difficulté de mettre en œuvre la différenciation moi-autrui. G. Sand, avec La Petite Fadette, a admirablement traité cette question de la passion d’un jumeau pour son frère, et la jalousie maladive qu’il éprouve vis-à-vis de tout investissement d’amour dont il ne serait pas l’objet chez son alter ego. L’emprise du double est alors complète. Avec Les Météores, M. Tournier a décrit avec une grande finesse les enjeux de la bisexualité archaïque, intra-utérine, dans un couple de vrais jumeaux.
1. Sur cet « impossible partage » de l’espace commun primordial, cf. J.-B. Pontalis (2006) : « Une mère ne se partage pas », et l’étude de M. Fognini (2007) sur la difficulté de la mère à « se partager émotionnellement avec plusieurs nourrissons », et l’incidence de sa relation sur la pathologie des jumeaux.
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La gémellité est aussi, dans certaines cultures, le paradigme de l’organisation du monde selon le principe antagoniste et complémentaire du féminin et du masculin, de l’ordre et du désordre1 . Le double et l’homosexualité adelphique L’homosexualité narcissique originaire, présente chez chacun, soutient à la fois la relation au double primordial et le sentiment de l’inquiétante étrangeté dans la relation à ce double. Chez le garçon, l’homosexualité adelphique préœdipienne est fondamentalement différente de l’homosexualité dans le rapport au père au temps de structuration de l’œdipe bien que, comme Lacan l’a souligné, dans ce premier temps il s’agit d’une rivalité quasi fraternelle. Sur le fond du narcissisme spéculaire et de l’investissement homosexuel de la libido, les principaux processus engagés dans cette relation au frère double sont l’identification à une forme similaire, la réunion de soi à soi-même ou la coïncidence comme réalisation de la forme de l’Un, l’utilisation de l’autre semblable comme doublure, délégation ou dépositaire d’une partie de soi. Analysant les rêves que deux frères faisaient la même nuit, chacun poursuivant le rêve de l’autre, ou rêvant proche de celui de l’autre, j’ai essayé de comprendre comment se réalisait de cette manière le fantasme d’une unité duelle dans un espace onirique commun et partagé2 . Le désir de rêver les mêmes rêves se forme dans cet espace, dans cet ombilic interpsychique, matrice maternelle de leur fantasme d’unité et des figures de double ou de multiple qu’il génère. Nous pouvons dégager plusieurs composantes de la figure du double. La thèse classique depuis Freud est le retournement de la rivalité et de la haine dans l’amour pour le semblable. Encore faudrait-il ici distinguer l’amour pour le semblable de l’amour du semblable. Dans le second, 1. Chez les Dogon, le mythe raconte que le dieu Amma a créé un placenta qu’il a fécondé en y déposant les germes des deux premiers êtres qui, selon les versions, étaient des jumeaux ou des androgynes. L’un des deux êtres étant sorti de l’Œuf du monde avant terme, contre la volonté de son père, il naquit sans sa moitié femelle, ou sa jumelle, la cherchant partout, commettant de nombreuses transgressions, dont l’inceste avec sa mère et le vol à son père de la parole et des huit graines primordiales qui devaient échoir à l’humanité. Puni, transformé en animal sauvage qui ne vit que la nuit, le Renard Pâle est toujours en quête de sa moitié femelle. L’autre être originel est Nommo, l’être parfait, qui apporte aux hommes la culture et rétablit le monde dans l’ordre défait par le Renard, son jumeau. 2. La Polyphonie du rêve, p. 11-12.
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nous trouvons l’idéalisation projective, narcissique, et l’on pourrait dire « désexualisée » de l’image du semblable. Cette image s’appuie sur la recherche de la ressemblance, elle est désexualisée pour ne pas inscrire le sujet de cette idéalisation dans l’histoire, dans la différence des sexes. Elle cultive les effets synchrones de la génération. Elle contribue à renforcer l’imaginaire de l’unité. Elle suppose à la limite une interchangeabilité des sujets qui, prenant appui sur le désaveu de la différence des sexes et des générations évolue vers une structure, non pas intersubjective, mais impersonnelle.
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La fratrie magique C’est dans cette perspective qu’apparaît la fratrie magique, reconstitution du phallus maternel magique. La fratrie magique a pour raison de former un ensemble un et fort, tout-puissant ; la fratrie magique est une fratrie merveilleuse, le plus souvent soutenue par la projection narcissique des parents (ou d’un des parents) sur leur (sa) progéniture, mais aussi par les fantasmes d’auto-engendrement. Cocteau a particulièrement développé cette relation homosexuelle adelphique préœdipienne et cette image de la fratrie magique dans Les Enfants terribles. Chez Musil, l’union mystique d’Ulrich et de sa sœur Agathe dans L’Homme sans qualité est une autre figure de la fratrie magique. Dans la majeure partie des cas où ce trait est dominant, nous pouvons constater qu’elle bute sur le fantasme de la scène primitive et sur la représentation œdipienne de l’origine. Les frères et sœurs sont des pairs sans père. La fratrie magique contribue de cette façon à former un système de protection contre l’angoisse de castration, et surtout de défense contre les fantasmes destructeurs prégénitaux (oraux, anaux). Chez Yseult, l’amour homosexuel pour la sœur rivale se réalise dans la liaison qu’elle entretient avec son beau-frère. Ici encore la littérature nous propose des situations romanesques d’une grande intensité. R. Musil fait de l’amour d’Ulrich pour Agathe le substitut d’un autre amour : S. de Mijolla-Mellor (1992) note fort justement qu’il remplace l’amour homosexuel pour le frère. Le double comme figure de l’inquiétante étrangeté La figure du double est associée à l’expérience de l’inquiétante étrangeté dans la mesure où le double correspond à une identification encore instable entre le moi et l’objet. Elle survit dans les différentes formes du surmoi, comme double cruel, ou comme double autocritique. Commentant le texte de Freud sur l’inquiétante étrangeté, J.-F. Rabain
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(1988) souligne qu’avec le dépassement de la période du narcissisme infantile « le signe algébrique dont est affecté le double se modifie et, d’assurance sur la vie, il devient l’inquiétant (Unheimlich) avant-coureur de la mort ». La cure nous apporte de nombreux exemples de l’inquiétante étrangeté associée à la relation au double fraternel. La mort de son frère plonge Pierre-Paul dans l’effroi. Mort, le double incestueux haï est devenu l’ennemi du survivant. Semblable tout-puissant et intrusif, il le persécute, il le surveille. Le frère s’incorpore en lui, par clivage, rendant irreprésentable son identification à son double et l’attache narcissique masochiste qui le lie au « bubon » maternel.
Le monstre persécuteur Le rêve du siamois dans la cure d’Yseult est une autre issue de la même difficulté de se séparer du double : le monstre doit être scié en deux, mettant en péril l’intégrité vitale d’Yseult. Dans tous les cas, le sentiment de l’étrange inquiétant, notamment dans sa version persécutoire, témoigne d’un trouble profond dans la consistance, la continuité et l’identité du Moi (Freud, 1919). Dans tous les cas, le double comme figure de l’inquiétante étrangeté suscite l’angoisse de la séparation et de la castration. Le double obtenu par incorporation d’un autre en soi ou par détachement et clivage d’une partie de soi Le double obtenu par incorporation d’un autre en soi est la version négative, persécutoire, du double narcissique spéculaire. L’incorporation d’un autre en soi, un double qui est en même temps un corps étranger est souvent le résultat d’un deuil inaccompli ou de la haine du frère ou de la sœur : l’orteil surnuméraire d’Isis est pour elle la figure persécutoire d’un jumeau résiduel avorté. Un autre exemple est l’incorporation cancéreuse d’un frère haï dans le corps d’un patient. Frère ou sœur inacceptable, ou inassimilable, sur lequel pèse quelquefois le silence culpabilisé des parents, le double mort-vivant est une figure particulièrement anxiogène, sur laquelle se fixe l’agressivité contre l’objet d’une identification aliénante. Il n’est pas rare que ce double incarne une figure de la répétition (série de fausses couches ou d’enfants morts en bas âge dans la famille, quelquefois sur plusieurs générations). Pour O. Rank (1914), le double était à l’origine une assurance contre la disparition du Moi, et l’âme immortelle un dédoublement pour se garder de l’anéantissement. Le double obtenu par détachement d’une
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partie de soi est une figure du clonage imaginaire. Il correspond à un fantasme de sauvegarde par la reproduction à l’identique. Un exemple nous en est donné par cette femme qui désirait ardemment prélever une partie de son frère mourant pour le faire survivre dans un clone. Le double formé par clivage correspond à une sauvegarde d’une partie de soi qui pourrait être endommagée ou perdue. Bion a écrit en 1950 une étude sur le fantasme universel du jumeau imaginaire, fantasme produit par le désir nostalgique des parties du Moi détachées par clivage. À cette figure du double est attaché le sentiment de perte éprouvé non seulement pour soi-même mais pour les parties de soi que l’on a perdues1 . L’inquiétante étrangeté associée à cette expérience est souvent l’objet d’un traitement ludique2 et sollicite le fantasme de la substitution de l’un à l’autre3 , du quiproquo, de la duperie (prendre la figure d’un autre pour le doubler). Toutefois, jouer à perdre l’autre dans le jeu spéculaire est aussi une façon de conjurer la crainte d’être soi-même confondu ou perdu, comme en témoignent les nombreuses histoires sur les confusions d’enfants.
Le double comme déflection sur le frère ou la sœur des investissements pulsionnels destructeurs visant la mère
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L’analyse d’Yseult a vérifié cette proposition de G. Rosolato : à un double est dévolue la fonction de servir d’objet de déflection des pulsions destructrices visant la mère, pour la préserver. Mais on trouve aussi une déflection des pulsions destructrices sur un autre membre de la fratrie pour maintenir l’intégrité du lien narcissique avec un frère ou une sœur privilégié.
1. La même année, Sutherland a donné une conférence sur le thème du jumeau imaginaire à la Société anglaise de psychanalyse. 2. C’est le thème de La Comédie des erreurs de W. Shakespeare, qui retrouve un grand thème de la farce italienne, compliquée ici par une double paire de jumeaux, les uns achetés par un père pour les mettre au service des siens. Un naufrage les sépare, un chassé-croisé les réunit de nouveau dans une nouvelle combinaison, d’où il suit maints imbroglios et confusions. 3. C’est ce qu’illustre le film « Faux semblants » de David Cronenberg (1988) et le roman de Sylvie Germain, Le Livre des nuits, histoire de deux jumeaux partis à la guerre, mais dont un seul revient, qui refuse de se nommer, laissant planer le doute sur l’identité du survivant, et survivant lui-même grâce à ce dédoublement intérieur. Cette volonté de taire le nom du frère mort trouve un écho chez les deux femmes qu’ils ont respectivement aimées, et le survivant trouve ainsi à vivre pour lui et pour son frère dans cette illusion partagée à trois que c’est l’autre qui est mort, le double.
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Le double comme compagnon imaginaire La figure du double comme compagnon imaginaire se distingue de celle du double formé par clivage d’une partie de soi. Les travaux de Harriman (1937), Nagera (1969), Bach (1971), Benson et Pryor (1973), Clancier (1983), Amado et Costes (1989), Benoît (1990) ont permis d’en dégager les caractéristiques. L’existence du compagnon imaginaire est le plus souvent secrète et invisible, il est quelquefois un frère ou une sœur inventés lors de l’expérience de l’abandon ou de la séparation d’avec la mère, lors de la naissance d’un bébé, ou bien il ressuscite un enfant mort demeuré innommé. Ses statuts et ses fonctions sont donc assez diversifiés : double narcissique, double de l’objet interne perdu, substitut de la mère, fonction défensive contre la rivalité, rivalité avec la mère lorsque le compagnon imaginaire est conçu comme un enfant. Il arrive que l’invention d’un compagnon imaginaire soit soutenue par le désir de n’avoir qu’un enfant unique, afin de le préserver des souffrances de l’envie et de la rivalité dont ils ont eux-mêmes souffert, ou pour concentrer leur « rêves de désir irréalisés » (Freud) sur sa Majesté le Bébé auquel ils s’identifient, fabriquant ainsi un enfant mégalomane qui s’imagine être la cause du désir des parents. Le compagnon imaginaire, frère ou sœur, est le plus souvent, comme Freud l’avait noté, un compagnon de jeu. C’est un investissement assez constant dans la formation du frère comme figure du double. Ce statut ludique est particulièrement présent chez les enfants uniques, pour lesquels la sœur ou le frère imaginaires est celui ou celle avec lequel ils trouveraient une compensation à leur situation, comme l’a montré une recherche de J.-P. Almodovar et M.-C. Chivot (1978). Le frère ou la sœur imaginaire est aussi un consolateur, ou une figure de l’idéal ou de la persécution. Le double comme substitut de l’objet perdu. L’enfant de remplacement Le double obtenu par incorporation d’un autre en soi est une variante du double comme figure du frère disparu, mort ou perdu. La forme généralement prise par cette variété du double est associée à la figure du revenant, elle suscite le sentiment de l’inquiétante étrangeté. Freud a théorisé sa propre expérience du double comme substitut du frère mort, celle qui fait de Julius son double et son rival — et non la petite sœur Anna qu’il dédoublera en sa fille —, Julius retrouvé dans les figures de
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Fliess et plus tard de Romain Rolland. H. Vermorel1 a mis en évidence le lien qui unit en fraternité de double ces deux hommes frappés l’un et l’autre à un âge tendre par la mort d’un frère (Julius pour Freud) ou d’une sœur (Madeleine pour Rolland). « Un trouble du souvenir sur l’Acropole » est offert par Freud à son ami à l’occasion de son anniversaire. Ce texte qui traite de l’inquiétante étrangeté et de la mort précoce du double fait lien entre les deux hommes, l’un fonctionnant pour l’autre comme substitut de l’objet perdu. La clinique de la cure nous apprend que lorsque le patient prend comme ami ou comme amie un double du frère disparu ou de la sœur morte, les liens qui se nouent dans cette conjoncture sont intéressants à noter. Une de mes patientes avait cherché à susciter chez son amie une identification la plus parfaite possible à sa sœur morte, et elle y parvenait dans la mesure où l’amie s’identifiait à l’objet du désir de son amie. La situation s’était encore compliquée lorsque, sous l’effet d’identifications croisées, l’amie est devenue jalouse de la sœur défunte en raison de l’amour que ma patiente portait à la morte plutôt qu’à elle-même, alors que ma patiente devenait jalouse de son amie si celle-ci nouait la moindre relation avec une autre femme. C’était pour elle un moyen de maintenir vivante sa sœur morte, au détriment de l’amie vivante. Dans ce débat douloureux avec le double mort, le cas de l’enfant de remplacement est particulièrement intéressant : non seulement il est pour les parents le substitut de l’enfant mort, mais il engage un rapport très spécifique à celui-ci dans le complexe fraternel. On cite souvent ces propos de Salvador Dali : « J’ai vécu toute mon enfance en portant agrippé à mon corps et à mon âme mon frère mort. En commettant les plus extravagantes excentricités, j’ai dû me prouver à moi-même et aux autres que je n’étais pas l’enfant mort, mais l’enfant vivant. »
Dali n’ignorait rien du choix de son prénom (Salvador) comme signe de ce salut. La situation revêt un degré supplémentaire de complexité lorsque l’enfant de substitution est pour l’un des parents et quelquefois pour les deux, le remplaçant d’un frère ou d’une sœur morts dans leur enfance. L’enfant de substitution accomplit les fonctions du double narcissique, de représentants des parties de soi endeuillées, ou de substitut d’enfants 1. H. Vermorel a consacré sa thèse de doctorat d’État (1992) à la correspondance entre Freud et Romain Rolland. L’essentiel en fut publié en collaboration avec M. Vermorel en 1993.
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morts dont le deuil n’a pu être élaboré par les parents. Un tel nouage des complexes fraternels constitue une difficulté de l’analyse, comme nous le verrons à propos de l’incidence de la mort ou de la disparition d’un frère ou d’une sœur d’un des parents sur le destin de (l’un de) leurs enfants. Nous observerons plus précisément la projection narcissique de l’imago d’un frère ou d’une sœur mort(e) de l’un des parents sur un de leurs enfants, ou sur tout le groupe des frères et sœurs1 .
LA
BISEXUALITÉ PSYCHIQUE DANS LE COMPLEXE FRATERNEL La question de la bisexualité ne se situe pas sur le même plan que celle du double dans le complexe fraternel. La bisexualité psychique est une complication du double narcissique : en tant qu’identification, elle implique l’installation de l’altérité. Cependant, il existe une zone de recouvrement entre le double narcissique et le double bisexué. C’est ce qui apparaît dans la cure d’Ivan. Double narcissique et fantasme de bisexualité dans le complexe fraternel d’Ivan Souffrant d’impuissance sexuelle, fixé à la mère prégénitale de son enfance, Ivan plaide pour son idéal dès que le mouvement de la cure le confronte à ses choix d’objet d’amour. Son idéal : établir la relation homme-femme sur le modèle de la relation frère-sœur. Il est fasciné par l’inceste frère sœur, source de paix et d’harmonie, il en a tenté l’expérience avec sa sœur chérie. « Ma sœur a les mêmes origines que moi, les mêmes géniteurs (le mot parent l’écorche), nous avons le même visage, le même regard. » Ils se mirent l’un dans l’autre, s’admirent éperdument. Leurs pensées sont « communes » comme leurs visages et leurs regards sont identiques. Il arrive qu’ils fassent les mêmes rêves2 . Rêver les mêmes rêves, c’est pour lui un équivalent d’un inceste avec elle. Il ignore, ou veut ignorer que la communauté du désir chez l’homme et chez la femme, parce qu’ils sont autres, est loin de fonder une similitude. Il remarque un jour qu’il portait « le même patronyme que [sa] sœur avant qu’elle se marie » ; il est lui-même surpris et troublé par sa formule, il la refuse comme insensée. Il refuse surtout l’idée de sa complète 1. Sur le deuil d’un enfant mort chez les frères et sœurs et chez les parents, cf. chap. 8. 2. Sur les rêves communs et partagés entre frères et sœurs, cf. R. Kaës (2007), La polynomie du rêve.
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identification à la sœur mariée, qui le met en contact avec ses fantasmes homosexuels. Ce qu’il refuse encore davantage, c’est le nom du père comme signe de sa filiation dans le rapport sexuel de ses « géniteurs ». S’il réalisait l’inceste avec sa sœur, s’il faisait l’amour avec une nonétrangère, une non-inconnue, elles n’auraient plus à perdre leur nom. En fait, ils seraient – lui et elles – avec leurs géniteurs dans une relation incestuelle familiale généralisée. En même temps, il appelle de ses vœux un inceste qui serait reconnu socialement, que l’on n’aurait pas à dissimuler, à tenir secret. Lorsque sa sœur pensera à divorcer, il voudra faire de même et retrouver sa sœur « incestueuse ». Il s’est marié, probablement pour échapper à la tentation incestueuse. De sa femme, il dit qu’elle est lui en féminin. Si sa sœur est son double narcissique, son épouse est son double bisexuel. Avec cette femme interne externalisée, il n’a pas établi une relation d’altérité, mais une relation de maîtrise perverse, sadique, sur son corps et sur ses désirs. Avec elle, il retrouve par intermittence sa puissance sexuelle, essentiellement dans des jeux omnipotents où il peut l’humilier, la bafouer, la mépriser : « Je lui fais faire ce que je veux ; je peux faire n’importe quoi avec elle, me masturber sur elle (quand il est angoissé). Je la plie, je l’utilise comme je veux. » Il évoque des jeux sexuels devant le miroir, où elle se superpose à lui et lui à elle, où il lui colle un pénis et se dote de seins. Jeux de doubles pervers, assurément. Depuis son enfance, il est fasciné par les masques et les voiles. Et toujours le fantasme d’autoengendrement qui associe la sœur et l’épouse : « Avec elles je me connais comme si je m’étais fait, mais je ne les confonds pas. » C’est un effet toujours la sœur qu’il recherche, sa ressemblance avec lui, jusqu’à la confusion : « Elle est moi-même en féminin, elle a les mêmes cheveux et les mêmes yeux que moi. D’ailleurs, son visage a quelque chose de non féminin. » La sœur et l’épouse sont deux figures de ses doubles féminins, le double narcissique et le double qui devrait accomplir son fantasme bisexué. C’est cette relation qu’il cherche avec ses maîtresses, des sœursamantes substituts de toutes ses fantaisies incestueuses, de sa sœur et de sa mère, mais aussi de sa tentative de s’en délivrer. Avec F., par exemple, qui est pour lui « comme une sœur », avec laquelle il a des relations tendres et peut se laisser aller à pleurer, il est aussi comme un frère : c’est-à-dire qu’il est impuissant. Il peut vivre avec elle cette aspiration, qu’il présente comme la vérité ultime de tout amour : fusionner en un seul être. Si, avec la sœur, il est persuadé qu’une bonne partie du chemin vers cet idéal est accomplie, il n’accepte pas qu’elle ne puisse se réaliser ni
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avec sa femme ni avec ses maîtresses. Le double est ici dans une relation d’incompatibilité : pour Ivan, il devrait être à la fois son représentant narcissique phallique et la délégation de son propre sexe refusé. Par là, il lutte contre ce qu’il perçoit et qu’il dénie : la différence des sexes et la séparation première qu’elle exige pour se constituer. Le complexe fraternel d’Ivan comporte des traits communs avec celui d’Yseult et d’Isis : la fixation ou la régression vers le double narcissique. L’identification narcissique au même s’associe au fantasme du double bisexué : la représentation d’être homme et femme dans le lien incestueux aux diverses figures du frère ou de la sœur. Avec le cas d’Ivan, le double narcissique apparaît plus précisément comme le socle sur lequel s’effectue le dédoublement de la sexualité. Dans ces trois cas, les composantes perverses du complexe fraternel sont actives. Elles sont fondées sur la représentation du double narcissique et du double bisexuel comme défense contre la différence des sexes, la différence des générations et le fantasme de castration. Fantasme de bisexualité et identification bisexuelle La question de la bisexualité psychique s’inscrit fondamentalement dans celle de la différence des sexes1 . Elle a donc partie liée avec la castration et avec le renoncement à la jouissance de l’autre sexe : elle est ainsi au cœur de l’avènement du principe de réalité. Elle est d’abord un fantasme, elle est ensuite une identification, elle est quelquefois une revendication. Ce sont les variations autour de ces écarts que je voudrais maintenant évoquer pour en développer quelques-unes de ses conséquences dans le complexe fraternel et son évolution. Traitant de la bisexualité dans l’auto-analyse de Freud, D. Anzieu note : « La bisexualité psychique ne dérive pas de la bisexualité biologique : une telle explication est de l’ordre des théories sexuelles infantiles. La bisexualité résulte d’identifications à la fois masculines et féminines, c’est-à-dire d’un processus purement psychique : là résidera l’explication proprement psychanalytique. » (1973, p. 189.)
La bisexualité psychique s’inscrit dans la texture des désirs qui lient les générations les unes aux autres, comme Freud l’a pressenti dans 1. L’étude de Ch. David (1992) sur la bisexualité psychique est un ouvrage de référence dont l’axe principal est de concevoir la bisexualisation comme un processus à travers lequel la sexualité est en travail.
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« Pour introduire le narcissisme ». C’est à juste titre qu’A. Green (1973, p. 253) met l’accent sur le désir parental dans le destin de la sexualité infantile, notamment sur le puissant rôle inducteur du fantasme maternel. L’attribution par les parents d’un sexe à l’enfant est une « empreinte psychique » qui se forme à la suite de leur perception du corps de l’enfant comme forme sexuée, forme à confirmer ou à infirmer par eux ultérieurement. Le parent lui-même est pris dans un conflit relatif à la bisexualité psychique.
Les précurseurs du fantasme de bisexualité
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J. Mac Dougall (1973), P. Fédida (1973), N. Zaltzman (1977), Ch. David (1992) ont repéré les précurseurs du fantasme de bisexualité dans le désir d’annuler la première perte constitutive de l’objet et inauguratrice de la séparation d’avec l’Autre maternel. Pour J. Mac Dougall l’idéal hermaphrodite trouve ses racines dans l’idéal fusionnel qui unit l’enfant au sein maternel. La recherche d’un état idéal où le manque n’existe pas témoigne que le sein est déjà perdu, c’est-à-dire perçu comme l’essence d’un Autre. Le fantasme aurait alors cette fonction de nier cette perte et cette sexion-séparation (N. Zaltzman) dans la figure nostalgique d’une unité originaire réinventée comme bisexuée (J. Mac Dougall). À cette valeur nostalgique s’ajoute la « fonction réparatrice envers les blessures inéluctables que la réalité inflige au narcissisme humain » (op. cit., p. 262). Une triple valeur s’attache ainsi au fantasme de bisexualité : celle, nostalgique, de l’unité défaite ; celle, défensive, contre l’angoisse de castration ; celle, réparatrice, de la blessure d’être « une moitié seulement de la chose sexuelle » (McDougall, 1973).
Fantasme de bisexualité psychique et section de l’unité originaire Nous repérons cette triple valeur dans le complexe fraternel de mes patients. La « section » de l’unité originaire est le drame d’Yseult : sa formule fondamentale, celle du masochisme primaire « Là où je m’attache, je meurs » fait que la ligne de partage entre le corps de la mère et le corps de l’enfant n’a pu s’effectuer que sur son corps propre, comme sexion réelle et comme castration. La séparation ne peut se faire qu’à l’arraché. L’impossible et mortelle séparation siamoise est tout à la fois la déchirure de la naissance, la rupture mortelle du cordon ombilical avec le corps commun de la mère et des frères et sœurs, avec le pénis creux qu’elle a en commun avec le frère. Tout l’enjeu de trancher le
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siamois s’exprime dans le dilemme de la violence fondamentale1 : « S’il y a moi, c’est moi ou lui. » La nostalgie de l’unité défaite et l’idée de l’unité parfaite s’expriment dans ce lien avec la séparation jusqu’alors impossible. Le bloc qui la coagule avec la mère, le frère et la sœur forme un ensemble fortement idéalisé. L’unité parfaite serait de retourner à la masse idéalisée des frères et sœurs agglutinés à la mère, figure de son Moi Idéal dans l’image spéculaire de la multiplication du semblable. C’est cette figure qu’elle attribue à la mère lorsqu’elle dit, avant le rêve des siamois, que « l’idéal serait de naître jumeaux, garçon et fille, la mère aurait tout pour elle ». Elle serait femme et homme, comme elle le serait elle-même par l’accomplissement du fantasme incestueux, bisexuel, avec le frère. La bisexualité fraternelle apparaît bien ici comme le surinvestissement du complément sexuel phallique : être la sœur dans le frère, le frère dans la sœur. D’un autre côté, elle apparaît comme la réplique en miroir de l’imago maternelle originaire bisexuelle, on pourrait dire omnisexuelle, et elle lui est à la fois superposable et opposable. On peut supposer, sur cette base, que le fantasme incestueux, bisexuel, avec le frère est aussi un fantasme incestueux avec la mère bisexuelle.
Fantasme de bisexualité, défense contre la castration et déni de la différence des sexes Tous les auteurs que j’ai consultés reprennent cette proposition de Freud, que le fantasme bisexuel est une défense du narcissisme contre l’angoisse de castration, devant les désirs homosexuels et hétérosexuels interdits. Le complexe de castration s’organise comme l’impact dans le narcissisme de la prévalence du phallus. L’accès à ce complexe s’effectuera tardivement pour Yseult : le pictogramme de l’arrachement du placenta est le matériau de base sur lequel se formera le fantasme de la naissance comme castration de la mère. La castration ne peut qu’être niée, dans la mesure où elle est soutenue par la représentation de la section de l’unité originaire, représentation intolérable qu’obture le fantasme de bisexualité. Le fantasme de bisexualité prend sa valeur du refus ou du déni de la différence des sexes. 1. J. Bergeret (1984) a fait de la violence fondamentale le ressort décisif de l’élaboration du complexe d’Œdipe, dont la résolution s’énoncerait dans un « ou lui ou moi » jamais complètement assuré. On voit ici que sa formule concerne aussi la violence du dégagement de la fusion mortifère avec le double fraternel.
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« L’illusion bisexuelle est construite sur les remparts de la différence des sexes, mais elle trouve son soubassement dans la relation primordiale, dans le désir toujours actuel, d’annuler cette séparation d’avec l’Autre, de nier cette altérité impossible. » (J. McDougall, op. cit., p. 264.)
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Déni de la première coupure (Zaltzman, op. cit., p. 271), la négation de la différence des sexes soutient la dérive mortelle du narcissisme primaire négatif décrit par A. Green : le genre neutre (Green, 1973) scelle l’extinction de tout désir d’être homme ou femme : ni l’un ni l’autre, à défaut d’être l’un et l’autre1 . Au lieu que la perte d’objet soit le moteur de l’instauration du principe de réalité (Freud, 1925), le fantasme de bisexualité maintient l’illusion d’autosuffisance, il a pour corrélat la destruction de l’autre et de ce qui en soi le représente, il est corrélatif d’un appauvrissement érotique. C’est aussi bien l’expérience d’Ivan que celle d’Yseult. Chez Ivan, les jeux spéculaires sont les expressions de cette égalité en miroir, cette bipartition symétrique du masculin et du féminin qui, comme le note P. Fédida (1973), fonctionne chez chaque individu et dans le couple. Mais il fonctionne électivement dans le couple frère-sœur, comme réassurance contre la séparation assurément, mais aussi comme garantie contre l’horreur de la castration. Chez Ivan, dans cette configuration, le fantasme de bisexualité soutient le déni de la castration par la représentation même de la section symétrique de l’unité originaire. Chez Ivan, comme chez Yseult, et d’autres cures le confirment, le fantasme de bisexualité est mobilisé dans l’évitement du complexe d’Œdipe. A contrario, le travail de la séparation, de la différence des sexes et des générations articule le complexe fraternel au complexe de castration et ouvre à une véritable mise en place du complexe d’Œdipe.
1. A. Green a introduit l’idée que le pendant et le complément de la bisexualité psychique est le fantasme du genre neutre, ni masculin, ni féminin, mais neutre, dominé par le narcissisme primaire absolu et le despotisme absolu d’un idéal du moi tyrannique et mégalomaniaque. Sa formule pourrait être : « Puisque je ne puis tout avoir et tout être, je n’aurai, je ne serai rien » (p. 254). Formule qui indique l’écrasement pulsionnel, l’aspiration idéalisante et mégalomaniaque vers un état de néantisation psychique incluse dans ce fantasme. « N’être rien » apparaît comme la condition idéale d’autosuffisance où le narcissisme primaire absolu, négatif, « souhaite le retour à l’état quiescent, il s’exprime dans les conduites suicidaires, extinction de tout désir, de toute excitation, fascination de la mort qui sous-tend un fantasme d’immortalité ». La totalité est sauvée, le manque nié et le Phénix autogénérateur et androgyne triomphe, immortel.
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Le double narcissique, la bisexualité psychique et l’inceste fraternel Le double narcissique et sa complication dans la bisexualité psychique prennent toute leur importance pour aborder la question centrale des fantasmes incestueux et de l’inceste dans le complexe fraternel. Nous reprendrons cette question au cours du chapitre 6. Les cures donnent à penser que la question de l’inceste, fantasmé ou réalisé, se situe à 1’interface de l’aire formée par le narcissisme et de celle formée par le complexe de castration. Les identifications bisexuelles La seconde composante de la bisexualité psychique intègre la différence des sexes dans les identifications introjectives masculines et féminines post-œdipiennes. C’est la visée ultime et féconde de l’analyse de la névrose et du déclin du complexe d’Œdipe : rendre possible une relative réconciliation des identifications complémentaires, conflictuelles et contradictoires. A. Green rappelle dans son étude de 1973 que : « Les identifications paternelles et maternelles, gouvernées par le complexe de castration, obéissent à une loi de circulation des échanges ; le complexe de castration n’est opératoire que lorsqu’il a acquis le sens du sexe auquel appartient l’enfant, il n’est pas contemporain de la découverte de la différence des sexes, mais du moment où celle-ci prend une signification organisatrice. Son dépassement dépend des stades antérieurs qui sont réinterprétés après-coup comme des précurseurs de la castration (perte du sein et sevrage, don des fèces et dressage sphinctérien). Il est nécessaire que les stades préœdipiens ne soient pas trop conflictualisés pour que le complexe de castration soit élaboré. »
C’est précisément ce qui achoppe dans le complexe fraternel de mes patients, dans la cure d’Yseult, dans celle d’Ivan et dans celle de PierrePaul, dont il sera question au cours du prochain chapitre. La difficulté, et dans certains cas l’impossibilité d’élaborer le conflit psychique dans un fantasme de scène primitive non destructeur rend intolérable la mise en jeu des désirs et des identifications complémentaires et contradictoires qui organisent les places et les rôles dans le fantasme, leur permutation et leur inversion. L’accès à ce fantasme est aussi l’avènement d’un processus où le sujet devient objet et sujet à la fois.
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Le fantasme de bisexualité et les identifications bisexuelles comme moteur de la créativité
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La bisexualité psychique est — comme l’a montré J. McDougall — une constante de la créativité et de la création artistique. Libération d’énergies, la création suppose le dépassement du fantasme d’hermaphrodisme psychique. Ni abolition, ni exacerbation de la différence des sexes, elle est une réconciliation des identifications conflictuelles, une reprise de l’introjection des différences. Ch. David met en question cette conception des rapports entre sexualité et création (op. cit., p. 74 et sq.) lorsqu’il avance l’idée qu’une dynamique antisexuelle, conduite par la pulsion de mort, serait un puissant moteur de la création littéraire. Sans engager ici la discussion sur ce problème, je pense que la créativité est pour une part une intégration de la bisexualité psychique, mais aussi un débat avec les composantes antagonistes, libidinales et destructrices de la pulsion. De nombreux exemples en ont été donnés par M. Clouzot (1990) dans son livre d’anthologie sur les couples fraternels créateurs et par les auteurs rassemblés dans l’ouvrage dirigé par W. Bannour et Ph. Berthier (1992) sur les « passions secrètes » entre frère et sœur et leurs expressions dans le mythe et la création littéraire. Baudelaire écrit dans Les Paradis artificiels (1860) : « Les hommes qui ont été élevés par les femmes et parmi les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommes, en supposant même l’égalité dans le tempérament ou dans les facultés spirituelles. Le bercement des nourrices, les câlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des sœurs aimées, espèce de mères diminutives, transforment pour ainsi dire, en la pétrissant, la part masculine. L’homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants, [...] y a contracté une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent, une espèce d’androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet. Enfin, je veux dire que le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé, fait les génies supérieurs1 . »
On ne peut pas mieux dire l’intégration des souhaits bisexuels de la prime enfance dans l’acte créateur, résultat « d’enfants psychiques parthénogénétiques » comme l’écrit J. Mac Dougall. 1. La célébration de la sœur dans la poésie de Baudelaire est une constante de son inspiration.
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C’est dans ce débat avec le fantasme de bisexualité et les identifications bisexuelles dans l’enfance que se nouent dans un registre plus radical encore, les liens des sœurs Brontë avec leur frère Branwell. Dans Les Hauts de Hurlevent, Emily fait dire à son héroïne, qu’elle dote d’un frère adoptif Heathclif : « Ma seule raison de vivre, c’est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerai d’exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fut anéanti, l’univers me deviendrait étranger. Je suis Heathcliff. Il est toujours dans mon esprit, non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. » Dans le sauvage Heathcliff se retrouve la violence démentielle de Branwell-Emily, la puissance des liens frère-et-sœur. Emily Brontë a retrouvé, a reconstitué et créé dans le personnage de Heathcliff, dans sa sauvagerie toute cette passion violente et démentielle entre frère et sœur ; et l’on pourrait dire qu’effectivement ils sont l’un et l’autre, frère est sœur, l’auteur unique des Hauts de Hurlevent.
Chapitre 4
L’INTRUS ET LE RIVAL L’envie, la jalousie et la haine dans le complexe fraternel
« J’ai vu et observé un petit enfant jaloux : il ne parlait pas encore, et il regardait tout pâle et l’œil mauvais, son frère de lait. Qui ignore le fait ? » (Saint-Augustin, Les Confessions, livre I, chap. VII1 .)
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s’est souvenu de cette célèbre observation lorsqu’il commenta la cure du petit Hans. Cette observation des liens fraternels est somme toute banale comme le note Saint-Augustin. Toutefois, si l’envie, la haine et la jalousie sont d’abord des composantes essentielles du complexe fraternel, celui-ci n’est pas strictement dépendant des liens fraternels, puisque ce n’est pas seulement la sœur ou le frère réels qui est l’objet de la jalousie et de l’agressivité, mais aussi le frère ou la sœur imaginaires. M. Klein nous a dressé le portrait d’Erna, fille unique et pourtant jalouse2 . Dans ce chapitre, j’exposerai tout d’abord les vicissitudes des composantes archaïques du complexe fraternel dans la cure d’un patient. Puis nous verrons comment s’articule ce moment archaïque avec l’impact REUD
1. Trad. de J. Trabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 22. 2. Dans un bref article sur l’enfant unique, Winnicott (1945a, trad. fr., p. 153-159) écrit que ce qui manque à l’enfant unique, c’est de découvrir la haine lorsque le nouveau bébé menace la relation sûre établie avec la mère et le père. Il souligne aussi que l’arrivée d’un nouveau bébé signifie que la mère et le père s’aiment toujours.
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du complexe œdipien sur le complexe fraternel. J’examinerai dans un chapitre ultérieur (chap. 10) comment les liens de groupe et d’institution mobilisent le complexe fraternel dans les dimensions de la rivalité et de la haine, de l’envie et de la jalousie ; comment, sans jamais être réduits, ils sont cependant transformables et nécessairement transformés pour que les liens puissent s’engager sous le signe d’Éros, pour que les couples, les familles, les groupes, les institutions et les sujets qui les forment puissent vivre ensemble.
P IERRE -PAUL
OU LE FRÈRE NÉ D ’ UNE MORT SÛRE
Je partirai d’un mouvement contre-transférentiel dans la cure d’un de mes patients. Pierre-Paul est l’aîné d’une fratrie de quatre, un frère le suit d’un an son cadet, puis une sœur dix-huit mois après la naissance du second, et un frère plus tardif. Cette cure a stagné pendant une période difficile pour lui et pour moi et cette difficulté a duré tant que je n’ai pas été en mesure de comprendre que le conflit qui s’était noué autour de son violent désir meurtrier vis-à-vis de son frère cadet s’organisait non pas directement dans la logique du complexe d’Œdipe, mais dans celle de deux autres, dont la structure est différente : celle qui régit ce que J. Lacan a désigné comme le triangle préœdipien, et celle qui organise ce que J. Laplanche a nommé le triangle rivalitaire. Le fantasme du meurtre du frère Pour mon patient le fantasme de tuer le frère n’était pas d’abord à entendre, à ce moment de sa cure, comme le déplacement défensif d’un désir parricide, mais d’abord comme la réalisation imaginaire et angoissante de deux désirs intriqués et contradictoires, désirs tenus ensemble dans son fantasme nodal. Dans son fantasme, le frère était l’enfant né d’un inceste oral sadique avec la mère, d’une morsure au sein de la mère. Il ne pouvait se décoller de ce frère qui lui volait le sein, qui le délogeait de sa position de complément phallique narcissique de sa mère. Sa crainte était que s’il grandissait, sa croissance allait tuer son frère et ce meurtre le priverait définitivement de sa position phallique auprès de sa mère. Mais son frère collé à la mère comme le fruit vénéneux de son désir portait aussi la chaleur et la sensualité de la mère et il ne pouvait renoncer, à cause de sa rage, à maintenir ce lien de sensualité, d’odeur et de toucher, à travers le frère. On voit déjà que plus d’une qualité de lien l’attache à ce frère : le lien par ce que j’appellerai l’homosexualité fraternelle incestueuse, celle
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qu’évoque M. Tournier dans la figure exemplaire du couple gémellaire des Météores ; mais aussi le lien passionnel d’amour et de haine pour la mère, haine projetée sur le double fraternel. Il n’est pas rare que la violence contre le frère soit en fait un écran ou un bouclier de la haine vis-à-vis de la mère. Dans le cas de mon patient, la haine placée sur le frère avait aussi pour fonction d’épargner les parents et de les protéger ainsi de la haine contre eux. Mais cette déflection n’est qu’une sorte de résolution magique, puisque la question est pour l’enfant d’accepter sa haine et de se représenter en tiers exclu du couple parental. Ce frère prédateur né de sa propre envie prédatrice, cet intrus haï et aimé comme son double, est aussi un frère « dépotoir » : c’est son mot, et dans la famille on le nomme, comme c’est la coutume en Provence, le cagonis (la petite crotte). Pour lui, et cette fois dans son fantasme, le frère est cette boule fécale informe chargée de haine et qui se prêtera à l’identification projective à la mère. Il est donc aussi ce dépotoir dans lequel il se débarrasse de ses représentations et de ses affects intolérables, de sa violence, des déchets qu’elle produit et qui le transformeraient lui-même en « pouillerie1 », s’il n’avait ce moyen à sa disposition pour maintenir cette image idéalisée de lui qui devrait le faire lieu tenant du phallus maternel, être cause de la jouissance de la mère. C’est pourquoi ni les exigences du ça, ni sa violence et sa rage, ni ses déjections envieuses ne sont compatibles avec la sauvegarde de sa position d’Unique. Frère-énigme, par conséquent, à lui-même familièrement inquiétant, car projection de sa propre énigme. Il ne pouvait, à la lettre, ni comprendre son frère, ni se comprendre lui-même dans son rapport à lui. D’autant que, diabolique intuition de l’enjeu de haine entre les frères et instillation de sa propre envie, c’est-à-dire mauvaise fortune pour son fils, la mère lui en avait confié la garde. Elle collait ainsi à son fantasme et confirmait en quelque sorte qu’il en était devenu comme le Parent. Il en est souvent ainsi des aînés et cet épisode me fit comprendre toute l’ambiguïté de la protestation de Caïn : « Suis-je gardien de mon frère ? » C’est précisément sur cette question que s’élabore ma position contre-transférentielle. En maintenant au premier plan la référence au complexe d’Œdipe, dans cette phase de la cure et du transfert de la névrose infantile, je maintenais l’énigme du frère, je tirais vers l’Œdipe ce qui ne pouvait d’abord se dénouer que dans les enjeux du triangle préœdipien et des 1. Nous avons ici encore une confirmation de l’observation de Freud (1916, p. 154) sur la symbolisation du frère ou de la sœur comme petit animal ou comme vermine. Voir aussi l’étude de C. Rigaud (1992) sur les figures animales et les pulsions fratricides.
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identifications précoces, j’escamotais la violence de la haine et de l’amour dans le triangle rivalitaire. Inconsciemment, et pour maintenir inconscients pour moi et pour lui ces enjeux, je liai dans un pacte dénégatif la résistance commune à ne pas penser à quel point le complexe fraternel est d’une vigueur fondatrice dans la structuration de la psyché. Souhaits de morts et réalisation du meurtre. L’intrusion du réel J’avais à peine commencé à élaborer les aspects personnels de ma résistance lorsque survint, dans le réel, la mort du frère depuis longtemps perdu de vue1 . La réalisation soudaine de son fantasme, le repérage et l’analyse encore insuffisante de celui-ci contribuèrent peut-être, nous n’avons pas le moyen de le savoir, à l’éclosion d’une maladie somatique longuement préparée par un grave trouble de l’alimentation. À la mort du frère (il ne put le dire que beaucoup plus tard), il n’avait pu éprouver que ceci : du blanc, rien que du blanc, et puis cette morsure, cette piqûre au ventre. Le frère mortifère avait été mis en couche dans ce lieu de son corps, comme il était né de cette morsure et voué à une « mort-sûre », une mort qui les agglutinait ensemble, la mère, le frère et lui, comme les cellules d’un cancer, comme un « bubon » de la mère. La violence fondamentale pointait aussi dans ce mot sans en désigner le destinataire : lui ou le frère ? Le travail d’analyse que nous avons pu faire dévoila les dimensions qu’avait prises pour lui le complexe fraternel, et il a fallu en discerner les points de nouage avant qu’il puisse être reconnu dans sa perlaboration œdipienne. Tuer le frère, c’était faire disparaître le cadeau incestueux empoisonné, l’enfant abîmé et pouilleux emprisonné dans le sein, logé dans son corps, son propre double qui le mettait au défi de se maintenir dans la position d’être le phallus maternel ou au péril de ne pas coïncider avec l’objet fantasmatique du désir de la mère. Non pas encore le Père, mais le Phallus, c’est-à-dire l’Enfant-pénis-fèces auquel il s’identifiait. D’un certain côté, à travers son désir de meurtre vis-à-vis de l’objet partiel de la mère, il réalisait aussi son désir de la tuer elle, de se dégager de son emprise. Mais d’un autre côté, tuer le frère en tant que double haï, c’était épargner la mère et se maintenir contradictoirement dans la position de son complément narcissique phallique et par conséquent dans l’angoisse d’être emporté dans son désir, d’être comme le frère soudé à son corps ou d’en être sauvagement arraché. 1. Cf. plus loin, chapitre 8, l’étude des effets psychiques de la mort d’un frère ou d’une sœur.
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C’est ce que Rosolato a décrit comme le double narcissique sur lequel peut s’effectuer la déflection de la haine et grâce auquel la protection de la mère peut ainsi être assurée. Cette déflection est pour lui une tentative inaboutie de sortir du piège dans lequel il est enfermé et qui verrouille son conflit identificatoire. Il s’identifie de manière dangereuse à la mère « portante », il est lui-même porte-frère et sœur, il les colle à lui, il doit en prendre soin, en vertu du mandat maternel qui l’oblige à les « porter », spécialement le cadet. Mais il est aussi en rivalité vitale avec les frères et sœurs portés par elle et par lui, qui menacent de le détrôner de sa position d’aîné. Ce verrouillage fournit l’intensité de ses attaques envieuses contre son cadet, et le retournement de sa haine contre lui-même. Il soutient aussi son désir d’être une fille pour échapper à la castration. Ici encore il est confronté à une logique paradoxale qui l’oblige à échapper à la castration en se castrant : il s’identifie davantage à celui qui « tombe » qu’à celui qui réussit. Pierre-Paul s’est identifié à son père comme à un homme qui tombe. Lors d’une séance, il se demande comment les pères meurent : « À un moment donné, le père tombe, on ne sait pas pourquoi, il est saisi par une force qui le domine. » Il associe : « Il y avait un accord tacite dans ma famille, un accord voulu et soutenu par ma mère, pour que le père ne sache rien de ce qui se passe dans la famille, pour ne pas l’inquiéter. » En somme, sa mère le traitait comme l’un de ses enfants. On peut supposer que la mise en place du père dans sa fonction sexuelle auprès de la mère a été rendue difficile par la place que la mère elle-même lui accordait. Et l’on peut aussi supposer que le fantasme selon lequel le père avait été pour lui « comme un frère aîné », prend probablement appui sur cette perception de sa place dans le désir de la mère, qui lui ouvre ainsi la voie à son désir incestueux. C’est cette particularité qui constitue le complexe fraternel de Pierre-Paul dans sa spécificité et dans sa fonction d’empêchement du complexe œdipien. Au cours d’une phase de l’analyse, il sera pris par la rage de ne pouvoir faire un enfant comme la mère. L’analyse d’un symptôme de mal au ventre nous conduira à penser qu’il veut se mettre un enfant dans le ventre pour la faire éclater, elle, comme si l’identification projective (projectile) dans le ventre maternel le menaçait, lui, et comme si la délégation faite à son frère d’être son double violent n’avait pas pu être suffisamment efficace, au point de le dispenser de payer de son poids de chair sa passion pour sa mère et pour son appendice fraternel1 . Car c’est 1. Les rêves des enfants au moment de la naissance d’un puîné ont souvent ce contenu, et il arrive qu’ils reviennent dans la cure, comme ce fut le cas pour Pierre-Paul : mettre
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bien dans une relation de passion accaparée par le complexe fraternel que s’est bloquée l’élaboration du complexe d’Œdipe. Un autre fantasme apparaît dans un rêve : il bat ses parents avec une batte de base (baise)-ball. Il les frappe pour les séparer et éviter qu’ils lui fassent un enfant. Pour la séance suivante, il fait un autre rêve : deux œufs posés l’un sur l’autre et qui forment un huit le conduit à se représenter deux couples jumeaux qui s’abouchent l’un à l’autre, menacent de s’entre-dévorer, ou se transfusent du sang et sans doute du sperme (l’albumine de l’œuf). Il forme avec son frère l’un de ces deux couples, l’autre est le couple parental. Le frère est situé comme une sorte de clé qui ouvre ou bloque le passage entre les deux œufs, ou comme une bonde qui règle l’écoulement d’un œuf dans un autre. Les générations sont à la fois séparées et soudées, les protagonistes de la scène primitive ont permuté, mais il ne s’agit que d’un effet de miroir et d’un mouvement perpétuel, qui le fascine, comme la figure de la bande de Mœbius Nous travaillons sur l’étranglement du huit, qui prend pour lui la figuration du lieu de passage vers la porte de la chambre des parents et sa réverbération, symétrique et antagoniste dans l’œuf gémellaire. Le frère se tient au lieu du passage et du blocage, de l’écoulement ou de l’occlusion. Il est capable de faire tenir ensemble ou au contraire de faire exploser le couple parental. Il faut donc couper le huit en son nœud : le fantasme de tuer le frère en cache un autre, détruire le couple parental, mais plus exactement tuer la mère, comme dans son fantasme initial le père l’a fait, et comme dans son fantasme second, il doit le faire, pour se dégager de l’emprise maternelle et de son fantasme incestueux. Le fratricide se double d’un matricide. C’est pour cette raison que le frère ne pourra pas encore être intégré dans sa psyché : cette intégration est impossible tant que ne se sera pas développée l’analyse des valeurs prises par l’objet-frère incestueux pour Pierre-Paul. Le travail de l’analyse consistera, pour une longue période de la cure à déplier ces hypercondensations, puis à dégager ces enkystements de l’œdipien dans l’adelphique et ces régressions du complexe fondamental dans le complexe fraternel. C’est seulement lorsque l’analyse du complexe fraternel pu être engagée que s’amorça dans le transfert un recours œdipien vers l’image d’un père tendrement aimé puis mis au défi de le sauver de cette impasse et de le séparer de la mère. Le père avait d’abord été constitué comme un rival fraternel. Le basculement du triangle préœdipien et du triangle le bébé au four (le renfourner dans le ventre maternel), ou le faire dévorer par un loup, ou le jeter dans une grotte, faire exploser une maison...
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rivalitaire vers le triangle œdipien, passe par ce trait de l’entrée dans le complexe d’Œdipe pour le garçon (Lacan l’avait souligné en 1956) puis comme pôle identificatoire homosexuel. Le rapport de Pierre-Paul à sa mère en fut transformé : celle-ci prit plus nettement pour lui le visage de l’Amante après avoir pris celui de la Mort. « Je veux qu’il me déteste afin de le haïr » Ce vers de Racine est dans la bouche d’Étéocle, contre Polynice. La haine implacable entre les deux frères, leur destin fatal, pourrait être un fil rouge de la tragédie de Pierre-Paul. Il est Pierre et il est son frère Paul : il a lui aussi cherché à nourrir sa haine de la détestation qu’il suscitait chez son frère. L’antique exécration d’Étéocle et de Polynice, dans leur rivalité pour conserver ou conquérir le trône laissé vacant par Œdipe, prend souche dans l’histoire qui les fait naître « d’un sang incestueux ». Ainsi parle Étéocle à Créon de cette haine obstinée, archaïque, qui vise aussi bien le père-frère que la matrice maternelle : « Elle est née avec nous ; et sa noire fureur Aussitôt que la vie entra dans notre cœur. Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ; Que dis-je nous l’étions avant notre naissance. Triste et fatal effet d’un sang incestueux1 . »
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L’objet frère archaïque chez Pierre-Paul J’ai indiqué brièvement comment Pierre-Paul investissait l’objet-frère : une boule fécale informe, chargée de haine, détachable ; cet objet archaïque est dans un rapport d’équivalence avec d’autres objets partiels et avec les contenants similaires entre le corps de la mère et son propre corps, cette similarité étant à comprendre comme le résultat de son identification projective avec la mère. Pierre-Paul sera le porte-frère de son enfant sein-mamelon incestueux mordu dans le coït oral sadique avec la mère. Mais l’hébergement de son frère-ennemi, le frère-cancer dévorateur dans son propre corps avait rendu impossible jusqu’alors la pensée de ce que représentait son frère. Pour pouvoir le penser, il eût fallu qu’il ait pu s’en séparer, comme de la mère. Or il ne pouvait pas s’en défaire sans se défaire lui-même. Il ne pouvait pas le penser et se penser lui-même comme frère, en raison du retournement de la haine sur son corps, comme pour préserver sa 1. J. Racine, La Thébaïde ou les Frères ennemis, acte 4, scène 1.
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propre image auprès de la mère. Et comme le symptôme était vraiment « tenu de plusieurs côtés », il ne pouvait pas se donner une représentation symbolisée de son frère et de sa propre place auprès des parents parce que cet enkystement du frère-cancer était soutenu par un fantasme incestueux avec le frère inclus dans la mère. Pierre-Paul guérit de son cancer, sans doute sous l’effet du traitement médical qu’il suivit, mais il y a tout lieu de penser que ce fut aussi l’effet de son dégagement de la fantasmatique mortifère qui le liait à ce frère, double haï dont il pouvait enfin se libérer,
LA
VIOLENCE FRATERNELLE ET SES DESTINS
L’analyse de Pierre-Paul a révélé la prévalence de l’envie et de la haine dans le complexe fraternel. La jalousie n’a pu se constituer qu’une fois l’envie résorbée. La violence incluse dans ces deux formes de la haine est très différente. L’envie est soutenue par la haine de ce que l’autre est, la jalousie par la haine de ce qu’il possède. Freud, la jalousie, la haine Dès 1897, dans une lettre à Fliess du 3 octobre, à propos de la mort de son jeune frère Julius, Freud confie à son ami que la naissance de ce frère avait suscité en lui « de méchants souhaits, une véritable jalousie enfantine, et que sa mort (survenue quelques mois plus tard) avait laissé en [lui] le germe d’un remords ». Dans les Trois essais (1905), il note la menace que représente pour l’enfant la naissance d’un petit frère ou petite sœur : le désir d’exclusion du rival est associé au désir d’avoir un enfant avec la mère. Cependant la position de Freud sur la jalousie et la rivalité fraternelles semble avoir été contradictoire, en tout cas fluctuante.
Positions contradictoires de Freud sur la jalousie et la rivalité fraternelle Dans un excellent article sur les perspectives psychanalytiques qui peuvent rendre compte des rapports de l’enfant et de la jalousie, J.F. Rabain (op. cit.) propose un débat nuancé sur la position de Freud à propos de la jalousie et de la rivalité fraternelles1 . Il indique que deux textes de Freud, l’un datant de 1917 et l’autre de 1932, énoncent, sur cette 1. L’ouvrage de L. Corman (1970) a été une référence importante dans l’analyse de la rivalité fraternelle. Il est composé de deux parties, l’une centrée sur les manifestations
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même question, deux opinions radicalement opposées et contradictoires. En 1917, dans « Un souvenir d’enfance dans Dichtung und Wahrheit (Poésie et vérité) de Goethe », Freud fait allusion à la jalousie que Goethe avait éprouvée à l’âge de trois ans à la naissance d’un jeune frère, puis aux sentiments semblables qui l’avaient saisi vis-à-vis de sa jeune sœur, Cornelia, née lorsqu’il n’avait que quinze mois. Freud nie que Goethe ait pu éprouver une telle jalousie : « Cette petite différence d’âge, écrit-il, la met hors de cause comme objet de jalousie. » Rabain note que Freud écrit le contraire dans son article sur la féminité de 1932 : « L’enfant, même lorsqu’il n’a que onze mois de plus que le nouveau-né [...] voue à l’intrus, au rival, une haine jalouse. Le nouveau venu n’a-t-il pas détrôné, dépossédé son aîné ? Et la rancune est tenace aussi contre la mère infidèle qui partage entre les deux enfants son lait et ses soins. »
Rabain relève que : « [...] onze mois, c’est exactement l’âge de Freud au moment de la naissance de son frère Julius. À cet âge précoce, Freud a lui-même éprouvé une jalousie qu’il reconnaîtra avoir vécue devant Fliess alors qu’il refuse d’attribuer de tels sentiments à Goethe à l’époque de la naissance de sa sœur. »
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Rabain se demande s’il y a lieu de comprendre que cette étonnante dénégation serait le trait d’une identification inconsciente qui lierait Freud au grand écrivain, en l’idéalisant ? « Cette dénégation est d’autant plus surprenante qu’à la même époque, au chapitre XIII de l’Introduction à la psychanalyse (1917), Freud reconnaît que cette rivalité peut avoir lieu vis-à-vis des deux sexes. »
Freud écrit en effet que : « Le jeune enfant n’aime pas nécessairement ses frères et sœurs et généralement il ne les aime pas du tout [...] il voit en eux des concurrents [...] et généralement c’est l’attitude hostile qui est la plus ancienne [...] Par la suite, l’enfant profite de toutes les occasions pour disqualifier l’intrus, et les tentatives de nuire, les attentats directs ne sont pas rares dans ces cas. » (Freud, 1917, op. cit.) de la rivalité fraternelle, son interprétation et les modalités de défense du Moi contre la rivalité fraternelle, la seconde sur le diagnostic de la rivalité par le moyen des techniques projectives.
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Il rappelle que les rêves de souhait de mort vis-à-vis d’un frère ou d’une sœur, déjà repérés dans L’Interprétation du rêve, ont leur source dans la première enfance du rêveur. Nous y reviendrons à plusieurs reprises, pour Freud, la haine et les pulsions fratricides, la jalousie et la rivalité sont premières dans le lien entre frères et sœurs — dans ce qu’il nommera une seule fois le complexe fraternel. Freud en fait maintes fois l’observation et d’abord dans l’analyse interposée du petit Hans : il note que certains symptômes phobiques de Hans, la phobie du bain par exemple, sont associés à ses fantaisies où il imaginait sa jeune sœur se noyer dans le bain donné par leur mère. Pour Freud comme pour ses disciples, la jalousie fraternelle tient dans cette violente perception du frère ou de la sœur qui prive l’enfant du sein et de l’amour de la mère. Nous avons vu que A. Freud adoptera cette position, qui subordonne le complexe fraternel au complexe œdipien. Freud ne fait pas de distinction entre l’envie, la rivalité et la jalousie, et c’est essentiellement de la jalousie dont il parle. Il considérait que « la jalousie appartient à ces états affectifs que l’on peut qualifier de normaux, au même titre que le deuil » (1922). La jalousie normale est liée à la douleur ressentie par la perte de l’objet aimé, à l’humiliation narcissique qui y est liée. Il écrit en 1917 : « S’il naît d’autres enfants, la jalousie est ravivée chaque fois avec la même intensité. Le fait n’est guère modifié quand l’enfant demeure le préféré de la mère, car l’amour du petit être n’a pas de bornes, exige l’exclusivité et n’admet nul partage. » (Freud, 1917, op. cit.)
La clé de l’explication est que « c’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord, il n’apprend que plus tard à aimer les autres et à sacrifier à d’autres une partie de son moi... C’est l’égoïsme qui lui enseigne l’amour » (op. cit.). La jalousie est donc normale et nécessaire : « La jalousie appartient aux états d’affect que l’on est en droit de qualifier de normaux. Quand la jalousie semble manquer dans le caractère et le comportement d’un être humain, il est justifié de penser qu’elle a succombé à un fort refoulement et joue de ce fait dans la vie d’âme inconsciente un rôle d’autant plus grand. » (1922, G.-W. XIII, 195, trad. fr., O.C.F., XVI, 87.)
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La jalousie est constante dans tout lien fraternel1 . « Les sentiments hostiles dirigés contre le rival qui a été préféré s’enracinent profondément dans l’inconscient, elle remonte au complexe d’Œdipe et au complexe fraternel de la première période sexuelle. » (1922, op. cit.)
La jalousie fraternelle est ainsi « issue du complexe maternel » contre des rivaux (des frères plus âgés). Cette rivalité induit des attitudes intensément hostiles contre les frères et sœurs.
Qu’est-ce que la rivalité ? La notion de rivalité mérite un temps d’arrêt : la rivalité désigne primitivement l’accès à l’eau par la rive d’un fleuve, d’une rivière ou d’un lac. La compétition nécessaire pour s’assurer l’accès à un bien nécessaire à la vie a chargé cette notion d’une note de surveillance et de combat. L’amour, le sein, l’objet que possède l’autre sont des rives où se vit le risque du manque, de la rareté. La rive est aussi séparation, partage de la terre et des eaux, limites, frontières : jouer sur la rive, comme l’enfant de Tagore dont parle Winnicott en exergue de Jeu et réalité, c’est jouer avec un espace de transit. À ne pas trouver cet espace, la rive nous rive, elle nous attache et nous fixe.
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Jalousie et identification homosexuelle : genèse de la tendresse et des sentiments sociaux La position de Freud sur le complexe fraternel est généralement considérée comme une constante sur ce point : la jalousie, la rivalité et le retournement de la haine en tendresse homosexuelle constituent l’essentiel de l’expérience psychique dans le lien fraternel. Freud écrit : « Existent tout d’abord des motions de jalousie et d’hostilité qui ne peuvent aboutir à la satisfaction, et les sentiments d’identification, de nature tendre aussi bien que sociale, naissent alors comme formations réactionnelles, 1. C. Vidailhet et P. Alvarez dans un article sur la clinique de la jalousie fraternelle (1988) soulignent la banalité des sentiments de jalousie. Elle est telle « qu’il n’existe guère de consultation de pédopsychiatrie sans qu’ils ne soient évoqués : soit les parents trouvent là une explication facile aux symptômes de l’un de leurs enfants leur permettant de faire l’économie d’une analyse plus approfondie de leur relation avec cet enfant ; soit, contre toute évidence, les parents dénient tout sentiment de jalousie entre leurs enfants, aveuglés par leur désir de les élever dans un idéal d’amour, d’entraide et de partage ; soit les parents déplorent ces sentiments chez leurs enfants d’autant plus que depuis des années ils ont évité soigneusement de « faire des différences » (p. 65).
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contre les impulsions d’agression refoulées. » (G.-W. XIII, 206, trad. fr. p. 280.)
Et il conclut ainsi : « Du point de vue psychanalytique, nous sommes habitués à concevoir les sentiments sociaux comme des sublimations de positions d’objet homosexuelles. » (G.-W. XIII, 2071 .)
Plus loin il précise le lien avec l’identification : « [...] les sentiments sociaux naissent chez l’individu comme une superstructure, qui s’élève par-dessus les notions de rivalité jalouse à l’égard Frères-et-Sœurs [die Geschwister]. L’hostilité ne pouvant être accomplie sans dommage, il se produit une identification avec celui qui était d’abord le rival. Des observations faites sur des cas légers d’homosexualité viennent à l’appui de la supposition selon laquelle cette identification, elle aussi, est le substitut d’un choix d’objet tendre qui a pris la place de l’attitude agressive-hostile. » (G.-W. XIII, 266, trad. fr. p. 250.)
La matière de l’identification est là, dans cette transformation des sentiments de rivalité en un amour pour l’objet précédemment haï. La thèse est déjà formulée en 1922 dans son article « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité ». La thèse de Freud est que l’homosexualité se constitue à partir d’une rivalité surmontée vis-à-vis des frères et d’un penchant agressif refoulé. Les sentiments hostiles vis-à-vis du rival sont refoulés sous l’influence de l’éducation, puis ils se transforment en leur contraire, si bien que « les ci-devant rivaux deviennent les premiers objets d’amour homosexuels ». Homosexualité et jalousie sont « issues du complexe maternel » : c’est dire que « le complexe fraternel » est lui-même issu de l’attachement premier à la mère. Freud décrit l’investissement érotique homosexuel sous trois dimensions : la fixation et l’identification à la mère, le choix d’objet narcissique, et le renoncement à la concurrence avec le père, du fait de l’intensité de l’angoisse de castration. Freud commente : « Une telle issue de la liaison à la mère présente de nombreuses relations intéressantes avec d’autres processus, notamment avec une amplification de processus qui conduit à la genèse individuelle des pulsions sociales. » (G.-W. XIII, 206 ; trad. fr. 280.)
1. Ou encore : « Les sentiments sociaux furent acquis lorsqu’il fallut surmonter la rivalité qui subsistait entre les membres de la jeune génération » (G.-W. XIII, 265, trad. fr. 250).
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La violence de l’envie : les apports de M. Klein Dans la théorisation psychanalytique, la violence de l’envie a été élaborée par M. Klein à la suite des premières perspectives ouvertes par K. Abraham sur les destins de la pulsion orale. L’envie dont il s’agit est l’envie primaire des six premiers mois de la vie, l’envie dirigée contre le sein à vider et à détruire, l’envie à laquelle les affects violents associés à l’angoisse de castration orale confèrent une puissance incontenable. La notion s’est ensuite élargie à d’autres objets que le sein, à des objets partiels dont le frère est un des équivalents. Pour M. Klein :
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« L’envie est une manifestation sadique-orale et sadique-anale des pulsions destructives, elle intervient dès le début de la vie et elle a une base constitutionnelle. » (1957, trad. fr. p. 11.)
M. Klein fait de l’envie une manifestation des effets de la pulsion de mort, elle l’associe dès la naissance à l’intense angoisse persécutive que provoque la mise au monde. Toutefois, dès la vie prénatale, la dualité des expériences désagréables et sécurisantes va former la matrice de la relation initiale au sein. L’envie est responsable de la difficulté à élaborer le bon objet ; tout se passe comme si le sein avait conservé pour lui la satisfaction dont le bébé se sent alors spolié. L’envie le confronte ou bien à être l’objet ou à le détruire, à le dévorer des yeux à défaut de le détruire. Je voudrais souligner, à côté de la composante sadique de l’envie, sa dimension masochiste. Susciter l’envie, faire envie, c’est montrer à l’autre l’objet partiel que je possède, pour le faire souffrir, mais c’est aussi susciter chez l’autre le désir de me détruire, retournement en miroir de mes propres impulsions envieuses. D’un côté comme de l’autre, c’est maintenir la méconnaissance du manque, dans la toute-puissance. M. Klein distingue l’envie de la jalousie et de l’avidité. L’envie, écrit-elle, « est le sentiment de colère qu’éprouve un sujet quand il craint qu’un autre ne possède quelque chose de désirable et n’en jouisse ; l’impulsion envieuse tend à s’emparer de cet objet ou à l’endommager » (op. cit., p. 18). Nous retiendrons de ces caractéristiques la notion d’une « impulsion envieuse », l’idée que cette impulsion s’inscrit dans la relation d’exclusivité avec la « mère », qu’elle est marquée par le narcissisme, plus précisément par le narcissisme de mort. Sa formule générique est de vouloir posséder ce que l’autre possède pour être ce qu’il est. La destruction de l’objet est donc aussi une destruction de l’autre. Pour toutes ces raisons, l’envie est une composante majeure de
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l’identification projective, comme M. Klein l’a abondamment souligné : être ce que l’autre est, sinon le détruire. La jalousie, se fonde sur l’envie, mais M. Klein l’inscrit dans une autre structure : elle implique la triangulation. Le sentiment jaloux concerne l’amour qu’un ou une rivale a ravi, ou pourrait ravir au sujet qui considère cet amour comme lui étant dû. Ici la crainte majeure est de perdre ce que l’on possède. La formule générique de la jalousie est donc différente de celle de l’envie : il s’agit d’avoir et non plus d’être, avoir ce que l’autre a, essentiellement l’amour de l’objet. L’expérience d’une perte possible ouvre sur la dépression : la jalousie est « au-delà de l’envie ». Quant à l’avidité, Klein nous dit qu’elle est la marque d’un « désir impérieux et insatiable », toujours insatisfait, qui va au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-delà de ce que l’objet peut accorder ». L’avidité est soutenue par un fantasme de vidage, d’épuisement ou de dévoration du sein maternel, son but est une introjection destructive, la destructivité ou l’endommagement étant un trait commun à l’envie primitive et à l’avidité. Lorsque les attaques sadiques orales et sadiques anales contre le sein et les contenus du ventre maternel prédominent, l’expérience du bon objet et de la jouissance ne peut s’établir durablement et donner accès à l’expérience de la gratitude, c’est-à-dire à la capacité d’aimer, d’être généreux et créatif. Ces expériences et ces qualités psychiques nouvelles se constituent au-delà de l’envie. Classiquement, chez Freud et M. Klein, la jalousie est associée à la rivalité avec le père, et donc au complexe d’Œdipe. L’évolution de ce complexe est étroitement corrélée avec les caractéristiques de la première relation exclusive à la mère. M. Klein a soutenu que lorsque cette relation est précocement perturbée, la rivalité avec le père apparaît prématurément et l’envie transforme le père en intrus hostile. Ces perspectives inscrivent la problématique de l’envie et de la jalousie essentiellement dans le complexe d’Œdipe. Les relations imaginaires (fantasmatiques, imagoïques) avec les autres membres de la famille, et notamment les frères et sœurs, sont traitées sur la base du complexe nucléaire, ce qui fait l’économie de la spécificité du complexe fraternel. La violence fraternelle, l’envie du sein et la destructivité primaire chez Pierre-Paul Chez Pierre-Paul, la violence envieuse contre le frère trouve sa source dans deux organisations psychiques étroitement corrélées : l’envie du sein et la destructivité primaire contre le sein maternel ; le fantasme
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d’une scène primitive sadique. Ce fantasme comporte lui-même deux versions, dont une version incestueuse : dans la première le père mord la mère au sein, projection sadique orale du fantasme du nourrisson non sevré et théorie sexuelle infantile de l’origine des bébés ; dans la seconde version, Pierre-Paul est ce nourrisson mordant le sein de la mère, il élimine ainsi le père en prenant sa place dans son attaque sexuelle de la mère. Cette seconde version du fantasme est probablement soutenue, ultérieurement, par l’effet du mandat qu’il soit le « gardien de son frère », ce qu’il interprète comme le désir maternel de le mettre à la place du père (dans son fantasme : un père nourrisson). Le continuum psychique pathogène est cette scène primitive incestueuse sadique. Une des manifestations cliniques de la superposition des deux versions de cette scène est son fantasme d’un accouplement des parents dans une position où ils sont soudés l’un à l’autre, dans un coït oral saignant, hémorragique. Cette scène est la version chez Pierre-Paul du fantasme des siamois chez Yseult. Si nous maintenons notre analyse dans une référence kleinienne, nous observons que l’élaboration dépressive de l’envie ouvre à Pierre-Paul, après la guérison de son cancer, la voie de la créativité : il va en effet reprendre une activité de sculpture. Nous constatons aussi que l’envie s’est longtemps maintenue active contre la dépression consécutive à ses attaques contre le sein. La sculpture va tenir lieu, pendant quelque temps, du bon sein inventé par la création, contre la destruction du sein par l’envie primaire destructrice. Pierre-Paul met à l’épreuve dans le transfert et dans ses sculptures la capacité de l’objet de survivre à sa destruction (Winnicott). L’expérience qu’il en fait le met alors en contact avec sa propre capacité de mettre au monde des statues, de structurer ses identifications bisexuelles à l’imago maternelle et à l’imago paternelle. Il pourra aller jusqu’à ébaucher le buste de son frère. Ce processus ne sera pas linéaire : des rechutes de l’envie alterneront avec les mouvements dépressifs et avec l’idéalisation de ce frère mal-aimé, dont il se sentait mal aimé. L’idéalisation est une sérieuse protection contre les affects et les effets désastreux de l’envie, tout comme l’admiration qu’à un certain moment de la cure il m’a portée, et que nous avons pu interpréter comme sa manière de méconnaître l’envie que lui inspiraient mes propres créations. J’appris à cette occasion combien l’expérience assumée de la déception est un critère du travail de l’analyse. En articulant toutes ses formes de la violence fraternelle à la violence du fantasme de la scène primitive — scène de la création du monde et de soi —, nous avons pu commencer à relier le complexe fraternel au complexe d’Œdipe.
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Le complexe de l’intrus et la jalousie chez Lacan Parvenu à ces évocations de l’envie et de la jalousie fraternelles, il est utile de rappeler l’apport de J. Lacan (1938) sur cette question. La jalousie est d’un autre ordre que l’envie, elle vise à prendre possession de l’objet du désir de l’autre pour l’en priver, elle relève du registre du manque et elle est symbolisable. Elle est, pour Lacan, l’émergence de la reconnaissance de l’autre, elle consiste en une exclusion structurante. Le complexe du sevrage est celui dont l’enfant fait en premier l’expérience : l’expérience de la séparation, de l’impossible de la complétude. Le complexe fraternel est d’abord le complexe de l’intrus, forme archaïque de l’autre dont le destin évolutif est de devenir un rival. Le complexe de l’intrus décrit ce moment où le moi se constitue en même temps qu’Autrui dans le drame de la jalousie. Il fait suite au stade du miroir caractérisé, lors de sa première définition, par la recherche de similitude posturale qu’induit chez l’enfant la perception de l’activité d’autrui. Il en résulte une participation fusionnelle à cette activité dans laquelle l’enfant ne se distingue pas de l’image de l’autre. Lacan qui reprend l’essentiel de la position de Freud sur la jalousie la dépasse en « naturalisant » dans le champ psychanalytique l’apport de la psychologie de Wallon. Il souligne la fonction structurante du complexe de l’intrus comme moment fondateur de l’expérience du miroir. Il en dégage quatre composantes qui forment, selon lui, le principe du complexe fraternel : 1. L’identification au semblable fondée sur le sentiment de l’autre imaginaire. Le frère, au sens neutre du terme, est l’objet électif des exigences homosexuelles de la libido ; en cet objet se confondent deux relations affectives, l’une d’amour et l’autre d’identification. 2. L’agressivité consécutive à cette identification au frère. Elle est à la fois subie et agie : l’identification permet que s’achève le dédoublement ébauché lors du jeu de la bobine dans son enjeu sado-masochiste. Lacan souligne que l’image du frère fixe un des pôles du masochisme primaire : « l’image du frère non sevré n’attire une agression spéciale que parce qu’elle répète dans le sujet l’image de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort ». 3. L’ambiguïté spectaculaire de la structure du moi narcissique. Le moi est formé au stade du miroir par l’image dont d’abord il ne se distingue pas et qui l’aliène primordialement : « Le moi gardera de cette origine la structure ambiguë du spectacle qui [...] donne leur forme à des pulsions sado-masochiques et scoptophiliques [...], destructrices de
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l’autrui dans leur essence. » Ce qui fait dire à Lacan que le frère (au sens neutre) est le modèle archaïque du moi.
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4. Le « drame de la jalousie ». Il se spécifie comme constitution corrélative et simultanée du moi et de l’autrui : « Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie [...] Ici encore, la jalousie humaine se distingue de la rivalité vitale immédiate puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine, elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux » (Lacan, 1938). Ce drame implique (et anticipe) l’introduction d’un tiers objet qui va substituer à la confusion affective et à l’ambiguïté spectaculaire la « concurrence d’une situation triangulaire ». Lacan souligne la nouvelle alternative dans laquelle débouche le sujet engagé dans la jalousie par identification : ou bien retrouver l’objet maternel, c’est-à-dire refuser le réel et détruire l’autre ; ou bien admettre un objet autre, qui fait obstacle à la réalisation des désirs du sujet et lui permet d’accéder à la connaissance d’un objet communicable. Cet autre fraternel est donc ordonné à la connaissance : c’est avec lui que s’engageront lutte et contrat, naissance des sentiments sociaux, hors de toute rivalité vitale. Lacan considère la jalousie infantile en termes d’« identification mentale » fondée sur un « sentiment de l’autre imaginaire », conséquence de l’expérience de l’intrusion. L’enfant différencie à travers ses frustrations ses propres motifs de ceux d’autrui, permettant le passage de la confusion spéculaire à la pleine reconnaissance de l’autre dans sa réalité (c’est-à-dire en tant qu’il fait obstacle à la réalisation des désirs du sujet). Avec la position de Lacan, nous sommes passés de la conception du frère et de la sœur comme usurpateurs de l’amour de la Mère et du droit du Père (pour Freud) ou comme usurpateurs du sein et du ventre maternel (pour Klein) à la conception de l’intrus comme représentant de l’autre, obstacle à la réalisation des désirs du sujet. On peut dire aussi que l’exigence de similitude entre les frères et les sœurs est la conséquence du sentiment de l’autre imaginaire. Je pense que ces conceptions ne s’annulent pas, elles accentuent des processus qui sont émergents à certains moments de la cure plus qu’à d’autres. Elles doivent aussi être complétées, comme nous y invite le cas d’Yseult, par exemple en articulant la fixation du complexe de l’intrus sur une sœur et le déplacement de l’amour sur un frère. Chez Yseult, l’idéalisation de l’aînée est une partie projetée de son idéal grandiose narcissique. Elle est le pendant de la partie clivée, la haine de la rivale et la haine de la mère. L’aîné(e) occupe souvent dans le complexe fraternel de ses cadets la place du délégué parental, du représentant du Surmoi
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et des idéaux des parents (ou de l’un d’entre eux). C’est pourquoi il est particulièrement exposé à la rivalité. Les triangles rivalitaires et la violence dans le complexe fraternel La notion de triangle rivalitaire peut éclairer à la fois la nature de cette violence et la structure du complexe fraternel, que J. Laplanche a nettement distingué du triangle œdipien. Dans son commentaire de l’article de Freud sur le fantasme « Un enfant est battu », Laplanche montre que Freud y aborde la dimension œdipienne sous un biais particulier de façon oblique : « Du point de vue pulsionnel, ce qui est mis au premier plan, ce n’est pas la relation érotique mais la relation de “tendresse” ; mais surtout, dans la structure (de ce fantasme), le triangle en cause n’est pas le triangle œdipien : ego-(petite fille) père-mère, mais le triangle rivalitaire désigné, en d’autres occurrences, comme “complexe fraternel” : ego-parents-frère ou sœur. » (1970, p. 171.)
Freud avait préfiguré cette notion en soulignant dans l’analyse du petit Hans que « son inconscient traite de la même façon les deux personnes parce que sa sœur et son père lui prennent l’un comme l’autre sa mère, l’empêchent d’être seul avec elle ». Lorsqu’Yseult est spectatrice de la scène du chatouillis excitant de la sœur par sa mère, elle perçoit cette scène à travers le fantasme archaïque d’une scène de dévoration, puis dans un second temps, d’une violente scène sexuelle où la mère bat érotiquement sa sœur et suscite en elle une intense jalousie, puis comme une scène où le père prend la place de la sœur. Le triangle rivalitaire est bien présent chez Pierre-Paul : « ego-parentsfrère ». Mais il est présent sous deux formes : l’une organisée par l’envie et l’autre par la jalousie. À ces deux formes correspondent deux directions de la violence rivalitaire : chez Pierre-Paul, la violence qui est attachée au triangle rivalitaire envieux est telle qu’il faut la dédoubler en deux couples fusionnés, symétriques, abouchés l’un à l’autre : « ego-frère collés l’un à l’autre » et « parents combinés dans un coït oral saignant ». Pour Pierre-Paul, la question n’est pas d’abord de séparer les parents combinés et de se séparer de son frère. Il s’agit d’abord de détruire ce qu’ils sont. Le fantasme qui élabore cette question est « battre les parents » avec une batte de base-ball, ce qui restitue une position active
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du sujet dans la scène sadique. Pierre-Paul est assiégé par le renversement des emplacements dans le fantasme de fustigation : un enfant (son frère, lui-même) bat les parents ou bien il est le spectateur de cette scène, envieux de ce rapport intime. Laplanche précise que ce triangle rivalitaire n’est pas à considérer comme chronologiquement antérieur au triangle « sexuel » de l’Œdipe. Comme Lacan, il met l’accent sur la structure, et la structure fait la différence : les objets, les imagos et les enjeux de la rivalité, les identifications et les interdits ne sont pas les mêmes dans le triangle rivalitaire et dans le triangle œdipien. Le triangle rivalitaire n’est pas superposable au triangle œdipien, il le préfigure ou le reconfigure. Le triangle rivalitaire lorsqu’il se constitue dans la jalousie est une issue à l’impasse du dédoublement narcissique et de l’illusion bisexuelle. Lors d’une séance qui suit le fantasme de battre les parents, Pierre-Paul admet que l’être humain est « coupé » en deux moitiés, que chaque individu n’a pas à lui seul les deux sexes.
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La valeur fondatrice de la violence fraternelle Une fois instauré l’ordre symbolique issu de l’interdit œdipien, la valeur fondatrice de la violence fraternelle est qu’elle le réinstaure sans cesse. Évidemment, la violence fraternelle peut être seulement un redoublement ou un déplacement de la violence œdipienne, et elle a aussi sa spécificité dans la structure rivalitaire préœdipienne. R. Dadoun (1978) a souligné que la violence fraternelle n’est pas le simple reflet de la violence du père. Il insiste sur le fait qu’elle se dégage « comme une énergie spécifique, inscrite dans un réseau déterminé de sentiments, de pratiques, d’événements, d’actions ». Dadoun en détaille les composantes : « Faiblesse originaire, sujétion, exil ou fuite, rivalité et jalousie immédiates nouées avec des solidarités et des amitiés immédiates, échanges contractuels, stratégie de rébellion et de lutte entre frères contre le Père, qui n’est pas forclose par un meurtre, mais qui fonctionne comme stimulation permanente, etc. » Dadoun met à l’épreuve l’efficacité de ses propositions à propos de la figure conflictuelle du « Moïse égyptien », telle que Freud la présente dans son œuvre ultime. Ce Moïse est une figure de compromis entre le principe paternel et le principe fraternel. S’il apporte aux juifs le monothéisme, Moïse se révolte contre les Pères et les Maîtres du Panthéon égyptien. Il est, écrit-il, « ennemi de ses propres frères, les Égyptiens, et frère de ses ennemis, les juifs en exil avec lesquels il passe contrat ». Dadoun fait
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remarquer que cette seconde version du pacte fraternel est à situer dans la continuité avec la première, celle que Freud dégage dans Totem et tabou. Que découvrons-nous au-delà de la haine et de l’envie ? Comment dérivent, se transforment et se pacifient les pulsions destructrices impliquées dans la violence et dans la haine fraternelles ? Dans la cure individuelle, comme dans les groupes — nous le verrons au chapitre 10 —, plusieurs possibilités s’ouvrent comme des issues à ces mouvements. « Une fois la haine exprimée, l’amour a une chance », disait Winnicott.
Au-delà de l’égoïsme primaire, la générosité Winnicott insiste sur la nécessité d’une expérience d’égoïsme primaire comme résultat d’un bon maternage d’une mère désirant s’adapter aux besoins de son bébé, et attendant patiemment qu’il accède à la capacité d’admettre que l’autre existe indépendamment de lui. Auparavant, l’enfant aura dû éprouver la haine et sa potentialité destructrice : « Sans cet égoïsme primaire, la générosité d’un enfant est gênée par le ressentiment. » (Winnicott, 1945b, trad. fr., p. 162.)
Le « drame de la jalousie » et la naissance de l’altérité La jalousie et la triangulation des relations rivalitaires, le « drame de la jalousie » et l’expérience de la formation corrélative du Moi et de l’altérité sont l’une des issues principales du dépassement de l’envie.
La pulsion épistémophilique et le désir de savoir Associés à la jalousie et à la rivalité, la curiosité et le désir de savoir sont des dépassements de l’envie. Freud, Klein et Lacan concordent sur ce point. Pour le petit Hans, comme pour tous les enfants, la naissance de l’autre fraternel oblige à la connaissance de l’origine de la vie, de l’activité sexuelle des parents. La naissance d’un ou d’une rival(e) le conduit à construire ou à réélaborer ses premières théories sexuelles infantiles. À moins qu’il ne se fixe à maintenir l’illusion de retrouver l’unité avec la mère, c’est-à-dire à refuser le réel de l’autre, à le détruire, il est confronté à la nécessité de reconnaître le désir de l’autre, celui de la mère pour le père, celui de la mère et du père pour un autre semblable. Dans son ouvrage sur Le plaisir de pensée (1992), S. de Mijolla-Mellor a disposé certains éléments cliniques et théoriques qui soulignent le rôle du frère ou de la sœur dans le développement de la pensée.
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Le retournement de la haine en tendresse et l’identification au frère La transformation des sentiments de rivalité en un amour pour l’objet précédemment haï, le retournement de la haine en tendresse homosexuelle se produit dans le mouvement de l’identification au frère. Le frère, au sens neutre du terme, est alors, dit Lacan, l’objet électif des exigences homosexuelles de la libido.
L’alliance symbolique des frères Les identifications secondaires au père soutiennent l’alliance symbolique des frères contre le retour de leurs pulsions parricides ou contre la déflection de ces pulsions sur eux-mêmes.
La gratitude La gratitude est la mémoire active des bonnes choses reçues et des personnes dont elles proviennent. La gratitude implique la reconnaissance d’un autre que moi, c’est pourquoi Melanie Klein l’a justement opposée à l’envie, qui ne connaît que l’autre à détruire pour faire place au seul moi. La gratitude n’est pas réservée à la mère ou aux parents. Bien qu’elle soit moins souvent exprimée, elle s’éprouve aussi vis-à-vis du frère ou de la sœur. La gratitude fraternelle est celle du compagnonnage qui soutient frères et sœurs dans leurs explorations d’eux-mêmes comme semblables et différents. Un aîné peut l’éprouver vis-à-vis de son cadet.
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F IGURES
MYTHOLOGIQUES DE LA HAINE FRATRICIDE
La violence et la haine fratricides sont attestées par l’observation directe, les rêves de nos nuits comme les romans diurnes nous en permettent des réalisations imaginaires. La mythologie et les contes sont travaillés par cette dimension du complexe fraternel, dans ses composantes destructrices et fondatrices, pour autant que celle-ci débouche sur une alliance symbolique. Le mythe de la fondation de Rome nous parle du fratricide originaire, de l’unité brisée et des guerres intestines qui suivirent. Je rappellerai, en arrière-fond des analyses cliniques que j’ai présentées, comment ce thème a été traité dans la Bible et dans le Coran.
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Le fratricide originaire dans les récits de la Bible et du Coran Les récits de la rivalité fraternelle, du désir fratricide et du meurtre du frère parcourent le récit biblique, mais de ces mythes fondateurs il n’est pas question chez Freud. Sans doute devra-t-on évoquer, pour en rendre compte, la part qui revient aux dénis de Freud à propos de la jalousie fraternelle (cf. infra l’analyse de son commentaire sur un souvenir d’enfance de Goethe dans Poésie et vérité, 1917) et de la mort de son frère Julius. Le crime de Caïn inaugure le premier mort de l’humanité, par la mort violente d’Abel son frère1 . Le récit biblique répète à plusieurs reprises les enjeux de ce meurtre ou du moins du désir de prendre la place du frère : ainsi Isaac et Ismaël, Ésaü et Jacob, Joseph vendu par ses frères jaloux. Joseph est le fils aimé de Rachel, la femme préférée du père, Jacob, celui-là même qui a obtenu d’Ésaü son droit d’aînesse et qui bénéficiera de la ruse de sa mère pour faire reconnaître son fils par le père. On voit ici se dessiner une généalogie de la rivalité fraternelle ancrée dans les préférences des parents pour un de leurs enfants. Dans le livre de l’Exode, après l’épisode du Veau d’or dont la fabrication est soutenue par Aaron, le frère de Moïse, celui-ci dit aux enfants de Lévi : « Que chacun de vous tue son frère, son ami, son parent » pour attirer la bénédiction de Yahvé.
Le récit du premier fratricide dans la Bible (Genèse 4, 1 à 16) Le récit de la Genèse met en évidence deux éléments de la structure du complexe fraternel : – L’investissement imaginaire de Caïn par Ève, qui « s’acquiert de Yahvé un homme2 ». Elle ne reçoit pas son fils d’Adam. Caïn, fils premier-né d’Ève, est en fait héritier d’un inceste qui en évite un autre : « ou avec Adam, créé comme elle par Yahvé, ou avec Yahvé son créateur3 ». Caïn est ainsi assigné à la place de l’objet incestueux de la mère dans le triangle préœdipien des origines. Dès lors, Abel ne peut que le menacer de le déloger de cette position dans laquelle il se tient, adossé 1. L’histoire de la psychanalyse retiendra que Ch. Baudoin (1932) a proposé de nommer « complexe de Caïn » l’ensemble des réactions et sentiments de jalousie meurtrière que provoque l’arrivée d’un nouveau-né dans une famille. 2. Genèse, 4, verset 1, trad A. Chouraqui. 3. Selon la bonne formulation de C. Cohen-Boulakias (1992) dans son excellente analyse du premier fratricide. Voir aussi l’ouvrage de Birman C., Mopsik Ch., Zaklad J. (1980) et l’étude de N. Jeammet (2000).
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sur le désir maternel. Le premier meurtre, celui du Frère, prend cette double signification paradigmatique : celle d’une sortie violente de l’espace du désir maternel, et celle de la suppression d’un rival non paternel. Le Père reste à constituer ; – L’induction de la violence œdipienne par Yahvé même. Le Père se constitue symboliquement avec Abel : Caïn est le choix de la mère, qui discrédite le père biologique. Abel est celui de Yahvé qui adopte Abel. Yahvé choisit Abel parce que Caïn est le fils de la mère, et c’est ce fils, son frère, son double que tue Caïn parce qu’il n’est pas choisi par Yahvé : ou lui ou moi. Dans un premier temps, le meurtre aboutit à la réduction du triangle préœdipien inauguré par le désir Ève de « s’acquérir un homme ». Cette réduction se représente comme une relation duelle si nous oublions que le troisième terme est le Phallus. Dans un second temps, le meurtrier bute sur la Loi qui interdira que le meurtre soit perpétué ; mais cette loi n’aura de sens qu’à reconnaître la violence et à la limiter par un signe de reconnaissance du désir du meurtre. Caïn est protégé par le signe que Yahvé lui impose et qui le préserve (« tout tueur de Caïn, sept fois subira vengeance »). Cette reconnaissance de la violence fratricide par Yahvé interrompt symboliquement la chaîne de la transmission et de la faute et du meurtre expiatoire. Elle instaure en même temps l’exogamie. Je suis en accord avec C. Cohen-Boulakias (op. cit., p. 24) pour penser que ce récit est non seulement une « interpellation de la puissance paternelle là où elle fait défaut », dans sa mission d’être le garant de la protection de ses fils, mais aussi dans celle de les séparer et de les séparer de leur mère : « Caïn tue le frère au lieu de se séparer de sa mère. » Je suis également convaincu par la proposition de N. Jeammet lorsqu’elle considère que ce premier acte meurtrier met en récit l’échec de ce qu’elle appelle le « devenir frère », la reprise du projet fraternel dans la Genèse passant ultérieurement par la parole.
Le récit du Coran Le récit du Coran (V, 27-31) est très laconique et porte sur l’agrément par Allah de l’offrande de Habil, et son refus de celle de Kabil. Toutefois, les commentaires insistent d’emblée sur la question de l’inceste frère et sœur dans la genèse du fratricide originaire et dévoilent d’autres dimensions du complexe fraternel. Al-Baïdawi, rapporte A. Chouraqui, explique la dispute entre les deux frères par leur rivalité pour une même femme : la mère ou la sœur ? Selon d’autres commentaires, Ève ne concevait que des jumeaux : un garçon et une fille, à l’image du
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couple premier. Adam décide un jour de donner pour épouse à Kabil la sœur jumelle d’Habil, et à celui-ci la sœur de Kabil. Habil accepte la proposition d’Adam, mais Kabil la refuse et souhaite garder sa jumelle pour épouse. Adam propose à ses fils de faire à Dieu une offrande qui les départagera dans leur conflit. Ils acceptent : Habil offre son agneau le plus gras, Kabil son blé le plus mauvais ; « l’offrande de l’un fut agréée, celle de l’autre rejetée ». La position d’Adam est ici à interroger. Alors qu’il était absent du récit biblique du premier fratricide, le commentaire du récit coranique le montre intervenant et faisant porter l’interdit de l’inceste non pas sur la mère, mais sur la sœur jumelle. L’issue du conflit entre les deux frères est proposée par le Père dans la concurrence de leur don à Dieu, non dans la séparation d’avec la jumelle. Comme l’a supposé K. Arar, Adam propose la rivalité entre les frères dans la concurrence de l’offrande, au lieu d’imposer une limite à leur désir pour le double, double narcissique et double sexué. Ce sacrifice situe la relation Père-Fils non dans le registre de la rivalité œdipienne, mais dans celui de la réparation narcissique. Il maintient intangible la relation au Père idéalisé dans l’omniscience, l’omniprésence, l’omnipotence, et par conséquent il barre l’accès au fantasme du meurtre du Père (G. Rosolato, 1969). L’histoire des relations fraternelles violentes dans la Bible et dans le Coran a son pendant dans d’autres cultures, dans les figures d’Étéocle et de Polynice par exemple. Dans notre aire culturelle, la Bible, les mythes grecs et romains, les tragédies, les contes (ceux des frères Grimm notamment) et les légendes sont pleins de récits de frères ennemis qui se jalousent, se haïssent s’affrontent jusqu’à la disparition du rival ou de la rivale. Le christianisme privilégiera un Dieu Amour fondé sur le sacrifice du Fils unique, fondant une fraternité spirituelle des Frères et Sœurs en Christ, fraternité désexualisée, notamment dans l’inflexion paulinienne de la christologie. Mais ni l’estompage de la question des frères et sœurs « charnels » de Jésus, ni le déplacement dans le groupe des apôtres du désir de mise à mort du Fils par les Frères sur la figure de Judas ne parviendront à effacer le poids de la violence fratricide dans l’Église. Plus refoulé encore est probablement celui du désir adelphique incestueux1 .
1. Sur ce point, l’étude de l’historien A. Boureau (1992) sur le mariage égyptien entre frère et sœur et son oubli occidental pourrait ouvrir quelques hypothèses de recherche.
Chapitre 5
LE COMPLEXE FRATERNEL ARCHAÏQUE
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D
Les Travaux et les Jours, Hésiode raconte comment, au tout début, Gaïa la Terre-Mère universelle enfante sans s’être unie à quiconque, par la force intime qu’elle porte en elle et qui nourrit toute chose. Puis Ouranos, enfanté par Gaïa, la recouvre dans un coït ininterrompu qui maintient leurs enfants incestueux bloqués dans le sein de la Terre. Six Titans et leurs six sœurs Titanes sont retenus dans le ventre maternel, comme leur père avait été lui-même inclus dans Gaïa. D’autres enfants aussi sont retenus dans l’obscurité, confinés dans l’espace : les Cyclopes et les Hékatonchires1 . Grosse et comprimée par ses enfants qui l’étouffent, Gaïa les retourne contre leur père-frère. Elle arme d’une serpette Cronos, le plus jeune des Titans qui, du dedans du ventre maternel émascule son Père. Cronos rejette en arrière le membre viril coupé et de quelques gouttes de sang naissent les Érinyes, les Géants et les Nymphes. Hurlant de douleur, Ouranos se dégage de Gaïa et va se fixer définitivement en haut du monde. De ces forces d’engendrement naissent des formes élémentaires, brutes, premières et primitives, ce sont des figures de l’archaïque. Cette ANS
1. Voir J.-P. Vernant (1999).
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puissance des commencements est aussi un ordre créateur qui triomphe du chaos, du vide, de la nuit. Cet ordre est éminemment fragile : la vie et la mort sont à peine séparées l’une de l’autre, et l’incertitude est grande sur leur union comme sur leur désunion. Une des lectures de ce mythe nous met en présence des frères et sœurs dans ce moment de l’archaïque, du commencement, violent, incestueux, au début de toute chose, et donc à son principe et à son origine. Au regard de la clinique, la catégorie de l’archaïque désigne un état primitif de la construction de l’objet et des processus qui y président. Elle correspond à un état où la structuration de l’objet ne s’est pas encore accomplie où, corrélativement le moi dispose de mécanismes de défense rudimentaires pour faire face aux mouvements pulsionnels violents, aux fantasmes crus qui l’envahissent et aux angoisses préœdipiennes qui l’assaillent. Elle coïncide avec un commencement indifférencié, non subjectivé, non encore transformé par l’introjection ou la projection, dans lesquels prévalent des formations et des processus relativement simples, organisés par la logique des relations binaires et par des formes primitives d’investissements et de représentations. L’archaïque désigne une forme non subjectivée de l’inconscient et des mécanismes de défense. L’archaïque est caractérisé par ses effets de répétition sans transformation.
LE
PRIMAT DU RAPPORT AU CORPS DE LA MÈRE ARCHAÏQUE Les formes archaïques du complexe fraternel naissent dans l’espace psychique dont le lieu est le corps fantasmatique de la mère rempli de frères-et-sœurs ; non pas des sujets frères et/ou sœurs, mais des objets partiels. Tantôt des objets parfaitement complémentaires, dont l’union scelle l’illusion rétrospective d’une béatitude à nulle autre pareille, sorte de nirvana inaccessible, ou de paradis à jamais perdu, tel qu’ultérieurement l’épreuve du sevrage et de la rivalité préœdipienne les figera. C’est de ce point de vue de la fusion et de la complémentarité que peut se comprendre la passion du frère ou de la sœur l’un pour l’autre. Non seulement parce que l’un et l’autre ont été tenus dans le même espace corporel et psychique maternel, ils y ont occupé le même espace charnel, corporel, successivement ou, c’est le cas des jumeaux, simultanément. L’imaginaire de la communion fraternelle, de l’unité, de la non-séparation, comme les cinq doigts de la main, se fonde dans ce rapport au corps de la mère.
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Ces objets partiels sont aussi des objets menaçants : bouches dévorantes, parties du corps maternel ou magma indifférencié d’organes. Ils sont les supports primitifs de la violence et de la haine dans la passion adelphique. Les haines et les rivalités précoces n’ont pas seulement pour enjeu le sein nourricier, elles concernent la lutte pour occuper seul l’espace maternel ou pour se dégager de son encombrement. Dans cette organisation primitive prévaut ce que nous pourrions appeler l’imago de la mère-aux-frères-et-sœurs1 .
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L’imago de la mère-aux-frères-et-sœurs Cette imago se constitue dans les identifications précoces avec la puissance de fécondité de la mère. Avec l’analyse du petit Hans, Freud a mis en évidence les fantasmes de parturition multiple qui soutiennent cette imago, mais il les a compris essentiellement dans le registre de la rivalité œdipienne. Nous pouvons en faire une autre lecture : pour Hans, ce fantasme comporte une identification à la mère pleine d’enfants, mais aussi une rivalité à l’égard de sa puissance procréatrice. Il soutient en outre le souhait d’avoir des enfants innombrables pour effacer les enfants de la mère (les frères et sœurs), c’est-à-dire le souhait d’avoir avec elle ses propres enfants imaginaires. G. Rosolato (1978) a mis en évidence l’importance que peuvent prendre dans certaines cures les fantasmes du frère ou de la sœur, mort(e), effacé(e), éliminé(e). Les vœux de mort à l’égard des frères et sœurs dans la jalousie vis-à-vis de la mère s’entendent comme le désir de « détruire le résultat de l’accouplement parental, les rivaux potentiels, et par conséquent, le désir qui l’a soutenu à l’origine de leur existence intra-utérine » (p. 119). À ce fantasme s’adjoint celui de contrôler la fécondité de la mère, soit pour la protéger des bébés frères-et-sœurs qui l’attaqueraient ou l’envahiraient, soit pour se conforter dans l’illusion d’être capable de procréer seul. C’est à ce niveau de l’identification et de la rivalité envieuse de l’enfant avec la fécondité de la mère que se forme cette imago archaïque dans le fantasme du coït ininterrompu avec le père, ou dans une scène de parents 1. Le tableau de Reno Guido qui fait la couverture de ce livre, une Charité, est une illustration paisible de la mère-aux-frères-et-sœurs. La composition tient dans le triangle formé par trois jeunes enfants accrochés au corps de la mère, l’un au sein, l’autre à son côté, le troisième derrière elle. La mère nourrice porte au loin son regard alors que deux enfants, comme en triomphe, regardent froidement le spectateur de la scène. Dans cet ensemble calme et mesuré, enveloppé de riches tissus, tout semble réglé par l’harmonie. Mais le pot à feu, emblème baroque, témoigne des flammes de la passion contenue.
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combinés. Cette identification-rivalité vis-à-vis de la mère-aux-frères-etsœurs est souvent associée à des attaques contre le corps (le ventre, les seins) de la mère et contre les bébés imaginaires dont elle est pleine. Il est fréquent que ces bébés soient remplacés par des substituts animaux, comme S. Freud et M. Klein l’ont souligné1 .
Flora Flora me dit qu’il serait très grave pour elle de rencontrer un jour quelqu’un qui serait au-dedans de lui-même aux prises avec une avidité aussi intense que la sienne. Elle retrouve aussitôt son angoisse d’être vide, puis l’idée lui vient que je pourrais la vider, si je me manifestais avide de ses pensées, de son intimité. Elle a beau dire que mon écoute est « à bonne distance » et que ma disponibilité bienveillante lui est précieuse, elle se prend à penser fugitivement que cette écoute et cette disponibilité peuvent se transformer en un appât, en un piège. Nous reconnaissons le côté négatif de son transfert sur moi, alimenté par son angoisse devant l’emprise maternelle, dont elle a déjà parlé ; mais ce que la séance apporte de nouveau, c’est ce qui concerne sa propre avidité et son fantasme de vider le sein maternel : « Ce serait, dit-elle, un gouffre où je pourrais disparaître. » Ce gouffre la terrorise et l’attire. Elle ne se voit pas comme une actrice de ce gouffre qu’elle aurait elle-même creusé. Elle s’étonne plutôt de la drôlerie de la pensée qui lui vient lorsqu’elle se représente les séances comme des tétées, et elle ajoute : « Des tétées qui doivent être parfaites. » Un sein (ou une bouche) qui ne procure pas la béatitude d’une tétée parfaite est un mauvais sein (ou une bouche mauvaise) : deux gouffres. Jusqu’ici Flora parle, dans le transfert, de son fantasme du sein parfait et du sein abîme. Nous avons déjà reconnu que ce fantasme a été une des bases de sa dépression, un des ressorts de sa demande d’analyse, ce qui se précise lorsqu’elle peut dire qu’elle cherche avec moi « une séquence relationnelle parfaite ». C’est une exigence dont elle dit ne pas savoir d’où elle vient, qui l’a toujours tenaillée et qui l’épuise dans l’énergie qu’elle déploie pour atteindre quelque chose qui n’arrivera jamais. Cette exigence la « piège » dans ses relations : elle pense alors à cette relation idéalisée et dangereuse qu’elle a eue avec son beau-frère : « Il y avait là aussi l’attente d’une séquence relationnelle parfaite qui ne pouvait se réaliser, un beau “frère”, une sorte de sein-pénis..., je me suis beaucoup 1. Le tableau de Niki de Saint-Phalle, La Naissance rose (1964, Moderna Museet, Stockholm) est travaillé par cette fantasmatique. Voir aussi sa sculpture La Mariée. Eva Maria (1963) exposée au Musée national d’art moderne de Paris.
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manipulée avec ça. » Ce beau-frère, me dis-je, ne tenait-il pas la place du frère et de la sœur, condensés dans le sein-pénis, attribut fantasmatique du corps maternel. À la séance suivante, les traces d’un rêve lui reviennent soudain : ce rêve a été fait la nuit qui a suivi la séance que je viens de rapporter. Elle participait avec son frère à une séance de thérapie de groupe, il y avait aussi une femme avec une vaste poitrine, elle se tenait dans l’ombre, derrière un grand vase. L’un de ses seins était recouvert de bébés et de petits enfants1 , l’autre était ensanglanté, avec des trous. Le sursaut qu’elle éprouve devant cette vision se calme lorsqu’elle s’aperçoit que tous les membres du groupe parlent d’une même voix harmonieusement, mais elle ne se souvient plus de ce qui est dit, ni de la suite du rêve. Je l’invite à imaginer la suite, comme dans une séance de psychodrame : elle accepte cette proposition et imagine que les membres du groupe vont se réfugier dans le vase et que le vase éclate, son frère l’aura fait éclater, comme dans le mythe des Titans, du dedans et armé par les frères et sœurs. Puis elle pense à son beau-frère, qui évoque à la fois son frère et sa sœur, comme elle en avait fait le rapprochement lors de la séance précédente. Elle s’étonne de vivre dans le même quartier que son frère, « tellement proche » qu’elle n’avait jamais fait cette constatation ; pourtant, cet été, sa sœur est partie en voyage pendant un mois, elle a eu de nouveau le désir d’être sa remplaçante auprès de son beau-frère. J’entends que l’absence de sa sœur a relancé son fantasme de « cette tétée » parfaite et impossible : éliminer la sœur pour avoir le (beau-)frère, attaquer le sein maternel qui contient trop d’enfants pour que la tétée soit parfaite. Un sein abîme, un sein abîmé. On constate de nouveau avec cette séquence d’analyse combien les figures archaïques des frères et sœurs sont confondues avec et dans le corps maternel : le fantasme incestueux oral et la pratique de la fellation avec le « frère » ont pour Flora cette signification. Peut-on supposer que cette imago de la mère-aux-frères-et-sœurs dans le complexe fraternel archaïque est plus fréquente chez les sujets membres d’une famille nombreuse ? Je ne sais. Cette imago était présente dans le complexe fraternel d’Yseult, qui avait de nombreux frères et sœurs et dont la mère était elle aussi membre d’une famille nombreuse. Flora avait un frère et une sœur, Ivan avait une sœur et Pierre-Paul avait 1. Ce qui est à l’intérieur peut être représenté à la surface, comme dans la Diane polymaste des Éphésiens, cf. note 1, p. 46. Au Mexique, des représentations de la Pachamama, la terre-mère universelle, sont figurées par une femme qui porte des enfants sur tout le corps.
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un frère. Cette imago existe aussi chez des enfants uniques et nous avons admis que le complexe et l’imago sont relativement indépendants de la configuration réelle de la fratrie. L’attaque contre l’imago archaïque de la mère-aux-frères-et-sœurs apparaît à plusieurs reprises dans la cure d’Yseult : l’attaque porte sur la mère et ses bébés imaginaires, et quelquefois sur le pénis du père. Comme chez Flora, il existe chez Yseult une oscillation constante entre un noyau archaïque dépressif et une organisation œdipienne fragile. Chez chacune, le désir nostalgique pour un sein maternel parfait, nourricier et source de jouissance sexuelle a pour revers un amour déçu et l’introjection d’un objet maternel insatisfaisant, un sein trop plein d’enfants1 , qu’il y a donc lieu et raison d’attaquer et de faire éclater. Le complexe fraternel archaïque est un recours contre la puissance de l’imago maternelle préœdipienne. Il maintient la mère comme un objet partiel : sein oral, sein matrice, enjeu du lien de rivalité envieuse et des identifications archaïques. Inclus dans cette imago maternelle toutepuissante, dangereuse, intrusive prédatrice2 , frères-et-sœurs sont une invention du sein parfait. Ils forment une fratrie magique, toute-puissante et inséparable, soudée par le narcissisme primaire, à moins que ces objets partiels se livrent à une guerre totale. La mère-aux-frères-et-sœurs, objet partiel, a pour corrélat des frèreset-sœurs qui sont aussi des objets partiels. Poursuivons donc notre étude par une analyse des valeurs que prend le frère ou la sœur en tant qu’objet d’investissement pulsionnel et de représentation psychique.
L’ OBJET
FRÈRE OU SŒUR DANS LE COMPLEXE FRATERNEL . I NVESTISSEMENTS PULSIONNELS ET REPRÉSENTANTS PSYCHIQUES L’analyse d’Yseult a mis au jour que l’objet Frère est pour elle un objet polymorphe et malléable qui s’inscrit dans toutes les valeurs d’échange des objets partiels, représentants des pulsions partielles : bouche, sein,
1. La situation de groupe mobilise ce fantasme que le groupe est un corps maternel trop plein d’enfants, qu’il faut éliminer ou dont le principe procréateur (le couple parental combiné) doit être neutralisé, ou dont le père doit être châtré. Une illustration de cette situation est longuement exposée dans l’analyse d’un groupe, in Kaës, 2007. 2. Dont le paradigme est le milan-vautour que représente sa mère pour Leonardo (Freud, 1910b).
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langue, clitoris, pénis-creux, cordon, fèces, bébé, petits animaux1 . Le Frère, qui détient contradictoirement le « pénis d’homme » et le pénis creux qui associe le cordon, le pénis et le vagin, est aussi bien son frère-clitoris que son frère-langue, frère-vagin et frère-bouche, comme la sœur pour l’Homme aux loups est le loup. Pour Yseult, le frère est la sœur, la sœur est le Frère, et l’unité bisexuée qu’ils forment est l’imago même de la mère phallique. En maintenant cette imago de la mère phallique aux enfants, elle évitait simultanément la sexion-séparation et la sexion-castration. Le frère et la sœur sont aussi, comme l’a montré R. Jaitin (2001), des premiers « jouets » avec lesquels l’enfant expérimente des relations pulsionnelles et fantasmatiques, fait l’expérience du Moi et du nonmoi, se pose diverses questions, dont celle de l’origine et celles de la connaissance de soi et du monde externe. Dans ces relations à l’imago fraternelle, il arrive que le frère ou la sœur malades soient représentés comme un jouet cassé. Mais avant de prendre toutes ces valeurs, le frère et la sœur sont pour Yseult des sécrétions du corps maternel, ils ne sont pas détachés d’elle, comme est collée au ventre d’Artémis d’Éphèse la triple rangée de ses mamelles ou de son collier d’ambre. Lorsqu’ils s’en détachent, dans son fantasme, ils en « décrochent » et se tuent comme son frère cadet, ou ils tombent dans les toilettes, comme les fœtus de ses fausses couches. C’est sur ce modèle de l’objet-zone complémentaire (sein-bouche ; bébélangue ou excrément ; pénis-cordon) qu’elle se représente elle-même, dans l’arraché sanglant de la bouche et du sein, du pénis et du cordon. Ce sont de tels objets qu’elle pense avoir en commun avec son frère : le pénis creux, le cordon, le sein maternel, mais aussi avec ses sœurs. Ces objets partiels sont des objets communs excitables et excitants, la scène du chatouillis et celle de la fessée confirment et légitiment cette représentation, le parent se confondant alors avec une figure adelphique. Comme je l’ai analysé au cours du chapitre 3, frères et sœurs seront aussi ses doubles narcissiques, ceux de l’homosexualité spéculaire et des fantasmes de bisexualité. Le groupe interne de ses frères et sœurs sera pour Yseult une source inépuisable d’objets disponibles pour la représentation de ses identifications multifaces, de ses discordances et de ses clivages, je disais aussi : de son théâtre de l’arrachement. 1. J’ai déjà fait allusion à cette figure du frère ou de la sœur en tant que petit animal ou vermine dans la cure d’Yseult. Sur ce point, cf. mon étude (in Kaës et coll., 1984) sur les représentations animales des relations fraternelles dans les contes. Plus récemment une étude de C. Rigaud (1992) sur les figures animales et les pulsions fratricides.
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Figures de l’objet frère et image du corps Chez une autre analysante que nous pourrions nommer Isis, j’ai retrouvé plusieurs traits de l’investissement et des représentations de l’objet frère. Pour elle, le frère était au bout de son pied : il avait pris la valeur qu’elle avait attribuée à un orteil supplémentaire, trace d’un frère désiré par la mère et qui aurait dû être son jumeau, s’il n’avait été « perdu », elle ne pouvait s’imaginer comment, tant ce frère-orteil, petit bout de pénis, aurait pu être son propre destin. Cet attachement à ce frère résiduel, son double, l’orteil supplémentaire qu’elle porte sur son propre corps, elle l’incarnera dans l’enfant qu’elle obtiendra par l’inceste avec le père. Elle pourra alors se faire opérer de son excroissance, sans toutefois rétablir l’intégrité narcissique qu’elle ne cesse de chercher dans des relations sexuelles prégénitales. Une autre patiente avait investi sa propre main comme la figuration narcissique de sa fratrie imaginaire, solidaire comme les doigts de la main. L’objet frère : la haine de l’intrus Pour Yseult, la figure de l’intrus, et la haine qui l’accompagne, est incarnée par sa sœur cadette, sa rivale bien aimée à qui elle prendra son mari, et par le frère cadet, le frère mort. La transformation de la haine de la rivale en un amour homosexuel pour elle (ce qu’elle réalise par l’intermédiaire de leur homme commun, qui ne sert qu’à cette fin) est partiellement accomplie. En revanche, la mort du frère cadet a figé les sentiments de haine qu’elle a éprouvés à son égard et le remord ressenti à l’occasion de sa mort réelle. Elle s’en dégage après le rêve du siamois. Pour Pierre-Paul, le frère intrus a pris une telle place dans ses investissements de haine qu’il en est tombé malade. Le cancer qu’il développera après la mort de ce frère mis en dépôt en lui, qui meurt « comme une larve abandonnée », est devenu un morceau de sa chair, à torturer, à maintenir entre la vie et la mort. L’analyse révélera combien ce frère aura été une partie incorporée en lui, qui adhère à lui, mais aussi une partie commune à lui et à sa mère. Ce frère est dans son fantasme son fils incestueux, il est né d’un coït oral sadique avec la mère. Il est un objet partiel : le bout du sein, le bouton, le « bubon » (c’est son nom caché) de sa mère, entre sa bouche et le sein - son double « noir », négatif, qu’il porte en lui, qui porte la mort en lui. Le frère haï est une « boule de merde », tantôt une masse informe qui vient coller à la mère, tantôt un projectile dur chargé de sa haine contre la mère qui lui a imposé ce frère qui le blesse dans sa
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position d’Unique, d’enfant merveilleux. Ce frère maudit, la mère l’a choyé et pourri, et c’est cet enfant que la mère lui a confié, dont il a la charge, qui le déchire et le fait choir de son trône. Le frère est maintenu là, immobilisé par sa haine. Il ne peut ni le détacher de sa mère ni de lui-même. La haine pour le rival nourrit les reproches qu’il adresse à sa mère (il préserve longtemps le père), et son cancer sera l’ultime manifestation de sa haine enkystée dans son corps et jetée comme un acte de victime à la tête de ses bourreaux. Dans le complexe fraternel de Pierre-Paul, le frère forme avec lui un couple antagoniste et symétrique de celui des parents, une sorte de double couple de jumeaux abouchés l’un à l’autre. À l’étranglement de cette figure qui revient sans cesse dans ses fantaisies, dans ses fantasmes et dans ses rêves, deux œufs placés l’un sur l’autre forment un huit, et l’on peut penser que cette figure représente les deux couples symétriques. Il est avec son frère comme ses parents entre eux : une mère excitée dont les cris clament la douleur de ne pas être un garçon, un père déprimé, châtré, trop féminin. L’un réverbère l’autre, au point que cette idée lui vient que ses parents sont frère et sœur d’un même et unique couple de grands-parents. Le frère a pris la valeur d’une « clé » ou d’une « bonde » qui fait tenir ensemble le couple parental ou qui peut le détruire, comme il peut aussi le détruire lui-même. Si l’on touche à ce point-là, toute sa construction s’écroule. L’analyse pourrait se poursuivre1 et présenter d’autres figures du Frère ou de la Sœur dans leur statut d’objet pulsionnel et de représentations inconscientes : des anomalies physiques ou des traits de caractère haïs ou chéris « appartenant » au sujet sont traités par lui comme des frères ou des sœurs imaginaires, perdus ou à perdre, avortés, morts ou à maintenir en vie. Ces doubles partiels de soi, ces attributs de l’autre en soi, sont des éléments composites disponibles pour entrer dans la composition des théories du double narcissique et de la bisexualité dans le complexe fraternel. L’image du corps dans le complexe fraternel archaïque et dans son évolution symbolique L’ensemble de ces investissements et de ces représentations forment une des dimensions du complexe fraternel archaïque. Nous ne devons pas négliger le fait que cette isomorphie de la représentation de l’objet 1. Une analyse différentielle reste à entreprendre pour étudier plus précisément comment se constituent les valeurs de l’objet « frère » et l’objet « sœur » pour un homme et pour une femme.
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fraternel et de l’image du corps signe souvent une organisation psychotique du complexe fraternel et, dans de nombreux cas, une organisation entièrement psychotique de la psyché du sujet, comme l’illustrent le film L’Autre de R. Mulligan ou le conte de Tom Pouce et, proche de nos références, les thèses de G. Pankow (1969) sur les relations entre la structure familiale et l’image du corps. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler comment cette psychanalyste articule l’image du corps et les achoppements de la fonction symbolisante. Cette fonction vise selon G. Pankow « une règle d’échange, une loi immanente du corps » (op. cit., p. 182). Pour G. Pankow, le registre symbolique est la fonction que chaque membre joue, dans la famille (par rapport au corps de la mère et à celui du père), ce registre donnant ainsi accès aux structures familiales. Les zones de destruction ou d’altération dans la dynamique du corps vécu correspondent (chez les psychotiques et chez certains malades psychosomatiques) aux zones de destruction dans la structure familiale de tels malades. Ces propositions sont fécondes pour comprendre deux conséquences du complexe fraternel archaïque : la première, comme l’indique fréquemment G. Pankow, est que l’approche de l’autre est préfigurée et déterminée par la dynamique du corps vécu, c’est-à-dire par l’image du corps. Non seulement le corps de la mère pré-organise le moi-corps primitif, mais il organise aussi les formes archaïques du complexe fraternel tout comme celle du complexe d’Œdipe. La seconde concerne les destins ultérieurs du complexe fraternel dans les rapports intersubjectifs. J’ai étudié à plus d’une reprise comment la situation de travail psychanalytique en groupe, du fait des propriétés structurales du groupe et des régressions qui s’y produisent, met en jeu ce complexe à travers les toutes premières élaborations de l’image du corps dans sa relation au corps de la mère.
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FRATRIE ARCHAÏQUE DANS DEUX CONTES DES FRÈRES G RIMM Les frères Grimm ont retenu du folklore de nombreux contes qui font le récit d’histoires de fratries. Deux d’entre eux en représentent les composantes archaïques associées à l’oralité et au complexe du sevrage.
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Le Loup et les Sept Chevreaux Dans ce conte qui avait retenu l’attention de Freud, la fratrie est représentée par des animaux, comme pour dire l’archaïsme des relations d’objets et des identifications1 elle est aussi la figuration diffractée d’un seul et même enfant. Son organisateur est le complexe jadis présenté par Lacan comme celui du sevrage, et on le voit ici articulé avec celui de l’intrus. Le Loup et les Sept Chevreaux raconte l’histoire de sept petits biquets confrontés, en l’absence de leur mère, au grand méchant loup. Par ruse, celui-ci en avale six : le petit dernier qui s’est réfugié dans une horloge, réussira à les délivrer avec l’aide de la mère revenue à temps. Ensemble ils vont tuer le loup. On voit que les morales et les pédagogies peuvent prendre appui de différentes façons sur un tel conte. Il est aussi intéressant d’entendre ce conte comme une admonestation adressée aux aînés, comme une reconnaissance vis-à-vis du petit dernier. Écoutons-le autrement encore : comme l’histoire d’un enfant qui, affamé et abandonné par sa mère, est assailli par des fantasmes de dévoration et de destruction du corps, du corps maternel et de son propre corps. Ces fantasmes sont associés aux identifications précoces et au complexe du sevrage, aux angoisses du début du lien, d’avant la parole, et la métaphore animale autant que l’horloge en signalent la régression topique et temporelle. Le loup est, dans cette perspective, la représentation condensée des fantasmes oraux infantiles de destruction du corps de la mère, vœu mortifère de l’enfant affamé, en même temps qu’une punition de ces fantasmes, selon la loi qui prévaut à ce moment de la vie psychique : celle du talion. Mais le loup est aussi le Père archaïque prédateur confondu par l’infans avec la mère du temps des origines. G. Róheim, qui a proposé de ce conte une analyse fort intéressante (1953), note que dans la version roumaine de ce conte, le narrateur commet un curieux lapsus : lorsqu’il évoque la course de la mère à la recherche de nourriture pour ses petits, il introduit à la place du mot mère le mot voleur. Ainsi la mère est assimilée au loup, à la bête de proie rapace. Dans d’autres versions, françaises, au loup est associé le lait (« ouvrez la porte mes petits biquignons, j’ai du laton plein mes tétons et plein mes cornes de broussailles ! »). La figure du loup pour le petit dernier est une figure clivée de l’imago maternelle. La mère des biquets 1. Sur ce point, cf. mon étude (1984) sur les représentations animales des relations fraternelles dans les contes, et celle déjà citée de C. Rigaud (1992) sur les figures animales et pulsions fratricides.
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ne satisfait pas les appétits dévorants de ses petits : elle devient donc un loup prédateur. Le fantasme de l’enfant : être dévoré par la mère n’est rien d’autre que le retournement en angoisse de son désir de dévorer la mère. La menace est déplacée sur la figure du loup qui condense les figures du père jaloux et affamé, de la mère mauvaise et des enfants dévorants. Ce conte diffracte en différents personnages « les courants qui se heurtent dans la vie psychique » de l’enfant. La faim du loup est celle des biquets « affamés comme un loup », puisque la mère chèvre les a abandonnés (sous le prétexte d’aller chercher de la nourriture). La soif du loup est aussi celle des enfants qui, comme lui, tomberaient assoupis s’ils avaient le ventre plein. Au total, note Róheim, si le petit dernier en réchappe et sauve ses frères, c’est qu’il représente le statut privilégié du bébé qui reste le plus proche de sa mère. Dans l’horloge où il se cache, où temps et réalité sont abolis, il est en sécurité comme il l’était dans le ventre de sa mère. D’autres contes sont bâtis sur cette fantasmatique : ils racontent que des enfants (humains ou animaux) liés par un lien fraternel sont avalés par un croquemitaine ou un loup-garou (Les Trois Petits Boucs, Les Trois Petits Cochons). Hansel et Grethel C’est aussi sur cette dramatisation des relations d’objets archaïques qu’est construit un autre conte des Grimm, Hansel et Grethel. Un petit frère et une petite sœur sont confrontés aux variations de leur sadisme oral et anal, qu’ils projettent sur les figures de la mère. Mais le conte est aussi l’histoire d’une sœur et d’un frère confrontés à leur ambivalence, à leur position active et passive, à se figurer leur origine et la sexualité, à restaurer et à réparer les objets qu’ils ont pu craindre de détruire. Le conte fonctionne ici comme Le Loup et les Sept Chevreaux, mais il affronte plus directement le drame de l’humanisation sexuée d’un petit garçon et d’une petite fille1 . C’est pourquoi nous pouvons ici encore considérer les deux enfants comme une unique personne, mais seulement pour une seule dimension du conte : c’est bien en effet la frustration orale, représentée par la personne de Grethel, qui transforme la mère en une sorcière cannibale. C’est le fantasme de destruction anale qui suscite la représentation que la sorcière veut brûler Grethel comme une miche de pain, et c’est elle qui
1. Cf. Róheim (1950) et A. Nunziante-Cesaro et coll. (1976).
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enfourne la sorcière et la brûle. Les enfants voulaient manger la (maison de la) mère sorcière : ils seront mangés. On se souvient que parvenus à cette péripétie du conte, les positions de Hansel et de Grethel s’inversent, se différencient et nous renvoient au début de l’histoire : Hansel, actif, sauve sa sœur et lui-même. Plus tard, c’est Grethel qui, par ruse, sauvera son frère et elle-même. Mais elle sera contrainte par la sorcière à contribuer à engraisser son frère pour la sorcière et elle sera elle-même soumise à la privation de nourriture. S’ils luttent ensemble contre la mauvaise mère, le conte les place dans des positions telles que, à un moment de leur histoire, l’un devient le bourreau de l’autre, complémentaires qu’ils sont dans le fantasme1 . Cette ébauche de différence était déjà marquée dans les figures parentales : bien qu’il accepte l’abandon, le père en souffre. La figure positive du père opposée à celle de la mère contraste avec le couple idéal et solidaire des enfants abandonnés. Telle est la situation de départ. À la fin, la sorcière brûlée et sa maison détruite, le corps de la mère s’ouvre sur les trésors qu’elle gardait pour elle : perles et pierres précieuses, qu’ils rapportent à leur père, la marâtre étant morte avec la sorcière2 . En fait ces premières ébauches de différenciation, fondées sur le clivage et sur l’élaboration de la position dépressive, n’aboutissent pas à une destruction des protagonistes : le conte dit clairement où s’arrête l’évolution : « De leurs soucis, dès lors, ils ne surent plus rien ; et ils vécurent ensemble en perpétuelle joie. » L’enfant, garçon ou fille, qui écoute ce conte, peut s’endormir : la séparation n’est pas pour ce soir. La crise que met en scène le conte a été dramatisée, perlaborée, résolue. P. Fédida (1975) a exploré cette fonction du conte : l’histoire contée ne comble pas seulement une absence, celle de la mère et celle du monde, elle fonctionne comme un organisateur secondaire de l’espace corporel menacé dans ses limites au moment de l’endormissement. Ch. Guérin (1984) a développé sur ces bases une thèse originale sur la fonction conteneur du conte, c’est-à-dire sur sa fonction de transformation des affects ou des objets non pensables, parce que destructeurs du penser lui-même, en représentations tolérables : davantage encore, en représentations capables d’engendrer des représentations.
1. Cf. l’analyse, différente de la mienne, qu’en propose J. Bellemin-Noël, 1953. 2. Le thème de la fratrie solidaire contre la mauvaise mère sorcière et cannibale est aussi celui d’un mythe mélanésien du Vanuatu : on y raconte comment le héros Ambat confronté avec ses quatre frères à l’appétit de la sorcière Nevimbumbao parvient à la vaincre et à la tuer. L’exploit d’Ambat prend le sens d’une renaissance.
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Au terme de ce chapitre, nous pouvons mieux comprendre ce qui spécifie la dimension de l’archaïque dans le complexe fraternel : nous avons relevé la constance de la représentation et de l’investissement des frères et des sœurs comme des objets partiels, inclus comme partie du corps maternel et comme partie de son propre corps. La confusion et l’indifférenciation des espaces psychiques (un corps, une psyché, un narcissisme pour deux) sont des traits caractéristiques. Ce que B. Brusset (2003) a décrit comme « les vases communicants » entre sœurs illustre bien ce phénomène de co-inhérence, par lequel ce qui arrive à l’un arrive à l’autre à l’identique ou sous forme inversée. L’imago du siamois, que nous avons rencontrée à plusieurs reprises, condense remarquablement cette dimension du complexe fraternel archaïque : inséparabilité et risque mortel dans la fusion comme dans la séparation ; radicalisation de l’antagonisme entre la vie et la mort, entre l’autoconservation, l’affirmation narcissique phallique et la destruction des objets partiels. Nous avons aussi pu comprendre comment le complexe fraternel mute de l’archaïque vers le symbolique. Il se transforme lorsque les frères et sœurs sont symboliquement défusionnés et détachés du corps maternel, et par conséquent reconnus comme distincts des frères-et-sœurs. Dans cette transformation, la sexion-séparation est la condition de la sexionsexuation. La cure d’Yseult suivra un cours décisif lorsque ses frères et sœurs internes deviendront ses rivaux auprès de la mère, puis auprès du père ; lorsqu’ils deviendront ses alliés contre les parents, ils seront pour elle un appui précieux pour les affronter et pour commencer à trouver chez une de ses sœurs une figure d’identification acceptable. À ce point, l’incidence transformatrice du complexe d’Œdipe sur le complexe fraternel est décisive. Dans ce parcours, nous rencontrons la conjonction entre le complexe d’Œdipe et le complexe fraternel archaïque, comme nous la trouvons déjà inscrite dans ces deux grands récits, celui du mythe, Cronos émasculant son père-frère du dedans de l’espace de la mère-aux-frères-et-sœurs, et celui de la tragédie, où le destin d’Œdipe se lie à celui de ses enfants-frères et sœurs. Nous mesurons ainsi la différence entre ces deux complexes.
Chapitre 6
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des psychanalystes semblent avoir établi un rapport assez univoque et le plus souvent méfiant vis-à-vis de l’amour que se portent frères et sœurs. Leur position est le plus souvent fidèle à celle de Freud, de Klein, de Lacan : ils ne la remettent pas en cause. Je l’ai longuement rappelé au cours du chapitre précédent, pour Freud, l’amour dans la fratrie est une formation réactionnelle aux mouvements hostiles que suscite la naissance d’une sœur ou d’un frère nouveau-né : l’hostilité et la jalousie n’ont d’issue que celle du refoulement ou de leur dépassement dans la tendresse homosexuelle. Cette tendresse est celle du frère pour le frère, de la sœur pour la sœur. Lorsque Freud dit que c’est la jalousie qui conduit à l’amour fraternel, il ne nous dit rien de la consistance de cet amour, ni de l’ambivalence qui le confronte à la haine. Pas davantage chez Klein, Lacan ou Bion, qui écrivit sur le jumeau imaginaire. Notons qu’il n’est pas question de tendresse du frère et de la sœur l’un pour l’autre, mais que ce lien appelle aussitôt le soupçon du A PLUPART
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désir d’inceste ou la réalisation incestueuse. C’est quelquefois le cas, à l’évidence. Ces points de vue classiques ne peuvent être suivis sans nuance. Ne devrions-nous pas plutôt dire qu’ils sont pour l’essentiel fondés sur l’expérience d’une perturbation du lien fraternel ? La psychanalyse le plus souvent n’a affaire qu’aux manifestations pathologiques de l’amour, et il est vrai que les cures dont j’ai ici même exposé les enjeux sont toutes traversées par ces troubles de cet amour dans les formes de la séduction, de la passion, de la folie, de l’incestuel et de l’inceste. Nous n’avons évidemment aucune raison de négliger ce que ces perturbations révèlent quant à la structure du complexe fraternel. Le désir d’inceste fraternel est un puissant vecteur des pulsions libidinales, de l’érotique et dans certains cas de l’amour fraternel. Il est universel et il possède sa consistance propre, et les conséquences de sa réalisation sont différentes de celles de « l’inceste vrai », celui de la mère et du fils.
L ES
RÊVES D ’ INCESTE , L’ INCESTUEL ET L’ INCESTE RÉALISÉ
Il importe de faire la différence entre le fantasme ou le rêve d’inceste, l’incestuel et la réalisation de l’inceste agi. Les rêves et les fantasmes d’inceste sont universaux, ils sont parties constituantes du complexe fraternel ; l’incestuel correspond à une organisation psychique sous le primat de la relation de séduction narcissique ; l’inceste agi est un acte dont le sens et la valeur de transgression dépendent de facteurs structuraux qui organisent le lien fraternel au sein de la famille. L’incestuel est un concept introduit et théorisé par P.-C. Racamier (1991) ; il caractérise une fantasmatique fondée sur une relation de séduction narcissique dont la résolution est impossible. L’incestuel se met en place, et ce point attire tout particulièrement notre attention dans la clinique du complexe et des liens fraternels, lorsque le deuil originaire est inaccompli. Il est donc fondé dans les toutes premières expériences pulsionnelles et intersubjectives de l’infans. En effet, ce deuil est consécutif à la perte de l’unisson mère-bébé, dans lequel prévalent le narcissisme primaire et la séduction narcissique réciproque. L’accomplissement (toujours partiel) du deuil originaire est la racine de la pensée des origines : origine de la vie et de toute chose, reconnaissance de l’origine. Lorsque ce deuil est impossible, l’incestuel imprègne la relation de séduction narcissique, et il joue un rôle déterminant dans le complexe fraternel. L’inceste réalisé est alors, selon le mot de Racamier « l’ultime combat contre le sexuel ».
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L’union incestueuse du frère et de la sœur détruit autant le lien familial que le lien social. Freud avait établi dans Totem et tabou un lien très étroit entre l’inceste et la destruction du lien social1 . Il écrivait que l’interdit de l’inceste est le seul obstacle à la régression de la société naturelle vers la Horde, vers l’état de masse et la confusion. Je ne suis pas sûr qu’il existe une théorie psychanalytique de l’amour adelphique. La difficulté est que nous savons mieux parler de la haine, des difficultés à aimer ou des désordres de la passion amoureuse que de l’amour. Et, puisque je vais m’y hasarder, je rencontrerai à coup sûr quelques difficultés à parler de l’amour entre frères et sœurs. Je pense que l’amour de frères et de sœurs ne se réduit pas à une formation réactionnelle, à une inversion de la haine et de la jalousie, qu’il n’est pas seulement le renversement de la haine en tendresse homosexuelle. À cette conception casuellement juste, on peut opposer toutes les nuances de l’amour : non seulement la tendresse, mais aussi la confiance, la connivence, le soutien, la solidarité, mais encore la gratitude, le jeu, l’attention à l’autre et le don de soi, mais encore tous les excès de l’amour : la passion, l’inceste, les perversions, l’affinité avec la mort... Le temps de cet amour peut être précoce ou tardif, bref ou durable, il peut avoir été précédé ou suivi de haine, marqué par l’ambivalence habituelle, ou en avoir été exempt, ou à peu près. Il est des cas où l’amour pour les frères et sœurs ne laisse apparaître que plus tard, au moment de la mort des parents par exemple, les charges de rivalité de jalousie ou d’envie qui furent soigneusement et efficacement refoulées dans la première enfance, du fait de l’enfant lui-même ou de celui des parents, soucieux de maintenir l’harmonie entre frères et sœurs pour des raisons qui leur sont propres. Ce qui détermine la part de l’amour dans le complexe fraternel doit alors être rapporté au complexe fraternel des parents.
C LINIQUE
DE L’ AMOUR ADELPHIQUE
Il est des analyses où prédominent non la jalousie et la rivalité, mais les sentiments amoureux pour le frère ou la sœur, sans que ces sentiments soient des formations réactionnelles, mais plutôt l’effet d’une sécurité suffisante de l’enfant devant la venue du nouveau-né. Dans ce cas, le rôle des parents est loin d’être négligeable. 1. Dans une lettre à Fliess du 31 mai 1897, il caractérise l’inceste comme « un fait antisocial auquel, pour exister la civilisation a du peu à peu renoncer ».
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L’amour d’une sœur pour ses frères Claire me consulte pour un état dépressif consécutif à sa mise à la retraite. Toute sa vie, elle s’est occupé des autres, et la voici sans « emploi », sans fonction, defuncta, quasi défunte. Au cours de l’analyse, elle se remémore qu’elle a déjà connu une expérience analogue, lorsque ses frères sont partis à l’armée. S’il comptait, le danger qu’ils encourraient n’était pas au premier plan de son désarroi, mais d’abord la perte de son « emploi » auprès d’eux : de sœur aimante auprès de frères qui l’adoraient. Elle leur prodiguait attention, sollicitude et soin, depuis leur plus tendre enfance, et eux étaient touchés et séduits par son esprit autant que par sa tendresse pour eux. Elle ne montra pas de jalousie lorsque l’un deux fréquenta sa première fiancée : elle était sûre que sa place à elle était différente et ne pouvait lui être enlevée. J’écoutai d’une oreille bienveillante, mais attentive aux manifestations négatives que cet amour pour ses frères pouvait masquer. Non pas qu’il n’y ait eu entre eux des disputes, des conflits, des moments de détachement. Mais rien qui décelait de la jalousie ou de la rivalité. Je m’en étonnais, bien que ma propre expérience m’eût appris que ces relations pouvaient exister avec certains frères ou certaines sœurs, les autres recevant les charges hostiles, au demeurant variables en intensité et en périodicité. Claire me parla de la sollicitude et de la prévenance de sa mère vis-à-vis des aîné(e)s lorsqu’elle leur annonçait qu’elle était enceinte et que la famille, selon le désir des parents, allait s’agrandir et que chacun trouverait sa place. Elle parlait ainsi aux tout-petits, disait ma patiente, inspirée par les idées de F. Dolto, et persuadée que le bébé in utero l’entendait. Lorsqu’elle nourrissait au sein ses bébés, la mère parlait à ses aînés de leur allaitement, du plaisir qu’eux-mêmes et elle avaient eu dans ces moments, de leurs réactions propres, et de leur sevrage. La jalousie ne disparaissait pas pour autant, elle se manifestait à propos de jouets, des vêtements ou des soupçons que les parents avaient une préférence pour l’un ou pour l’autre, mais la haine n’y était pas toujours associée. Je pense que cette prévenance de la mère, qui associe le père à la procréation et les enfants à penser chaque nouvelle naissance comme un événement partageable, a beaucoup compté pour Claire dans le développement de ses sentiments d’amour pour ses frères et sœurs. La place que lui a confiée sa mère, celle d’une grande sœur associée aux expériences de soin et d’accordage maternel a établi les objets et les liens qui lui ont permis de s’identifier à l’enfant et à la mère. La contrepartie en a été une difficulté majeure à trouver sa place de femme, tout entière absorbée par son désir de se maintenir dans cette fonction maternelle qui, au moment de sa retraite, lui faisait défaut.
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Devant de telles configurations, nous sommes souvent enclins à débusquer dans le récit de nos patients une idéalisation nostalgique de cet amour fraternel sans nuages. En effet dans le cas de ma patiente, cette idéalisation était le corrélat défensif contre sa dépression actuelle ; et cet amour fraternel, réel, à plusieurs reprises créatif dans les rapports entre frères et sœurs, était aussi le partenaire d’une fixation œdipienne à une mère « bonne », grâce à laquelle ma patiente pouvait se défendre contre la rivalité féminine avec la mère. Nous avons donc analysé cette idéalisation et cette fixation anti-œdipiennes dans leurs rapports avec le complexe fraternel de Claire. Il arrive aussi que notre écoute soit obnubilée par une théorisation normative de la question de l’amour dans le complexe fraternel, telle que la conception classique l’a établie, et qui devrait être nuancée. Quoi qu’il en soit, il est important d’entendre, dans les associations de nos patients, ce qu’ils ont perçu de ce que les parents disent et communiquent en vérité de leur désir vis-à-vis de leurs enfants, le soutien qu’ils apportent à la reconnaissance de leurs différences et de leur singularité, les identifications du Moi au semblable qu’ils ont soutenues chez leurs enfants, le contrat narcissique dans lequel ils les ont inscrits. Toutes ces dimensions infléchissent le complexe fraternel dans une direction où l’expérience de l’amour est possible. La solidarité entre frères et sœurs s’en nourrit, même si elle s’exerce contre les parents, même si elle conjure la rivalité fraternelle, elle est aussi une manifestation de l’amour dans le complexe fraternel.
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Complexe fraternel et choix d’objet amoureux Le choix d’objet amoureux, dans la théorie freudienne, est toujours articulé à la relation aux parents et aux diverses formes du complexe d’Œdipe. Dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), en 1910 dans Considérations sur la vie amoureuse, puis dans Pour introduire le narcissisme (1914), Freud distingue entre deux types de choix d’objet amoureux : dans le choix selon le type narcissique on aime l’objet sur le modèle de la relation de soi-même à sa propre personne, que l’objet représente. Ce choix nous conduit à rechercher dans l’autre ce que l’on est soi-même, ce que l’on a été ou ce que l’on voudrait être, un double de soi. Le second type de choix d’objet amoureux s’effectue selon le modèle de l’étayage : « on aime a) la femme qui nourrit ; b) l’homme qui protège et les lignées de personnes qui en descendent » (Pour introduire le narcissisme). Nous recherchons alors dans l’autre la femme maternelle et nourricière ou l’homme protecteur. L’opposition
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entre ces deux types de choix fait apparaître leurs sources, mais aussi que les liens qui unissent deux partenaires amoureux sont libidinaux et narcissiques dans des proportions variables. Dans cette approche, il semble que le choix de l’objet d’amour soit toujours un choix d’objet partiel et préœdipien. Or, dans de nombreux cas, le choix d’objet d’amour n’est ni seulement narcissique, ni seulement par étayage, il est une condensation de ces deux modalités. Ce modèle persiste chez bien des auteurs contemporains1 pour décrire les liens amoureux : ce sont toujours des liens qui posent l’objet comme partiel. Je pense qu’il convient de porter une attention particulière au complexe fraternel et à ses effets dans le choix d’objet amoureux. Pour Sylvie, c’est le choix du frère comme objet d’amour qui la conduit à établir des liens amoureux avec l’homme qui deviendra son mari. Le frère fut d’abord idéalisé comme objet narcissique complémentaire, double masculin. Puis il fut décevant lorsqu’il fit lui-même un choix d’objet amoureux autre que sa sœur. Cette déception et la haine qui l’accompagna conduisirent d’abord Sylvie à se replier sur des satisfactions auto-érotiques, puis à choisir comme mari un homme comme substitut de ce frère et à chercher à se faire adopter par ses beaux-parents comme leur fille, afin de reconstituer un couple frère-sœur idéal pour des parents idéalisés. Elle disait souvent : « On est comme frère et sœur avec mon mari. » Ce qui rendait bien compte des échecs de leur vie sexuelle et des inhibitions liées à ce fantasme incestueux. Au cours de la cure, elle engagea des rapports amoureux avec d’autres hommes, sans toutefois s’engager dans des relations sexuelles. À cette occasion, le travail de l’analyse modifia le rapport à son choix d’objet narcissique pour laisser place à un choix d’objet vraiment hétérosexuel. Il se produisit au cours de son analyse une réorganisation considérable de ses choix d’objet, dans un mouvement dépressif assez sévère. Elle prit de nombreux amants, sitôt abandonnés que conquis, mais elle finit par faire un choix stable d’un homme qui n’était plus dans la pure coïncidence avec son objet narcissique et qui n’accomplissait plus la fonction d’étayage qu’elle recherchait dans sa dépression.
1. Sur ce point, l’ouvrage de Ch. David (1971) sur l’état amoureux reste une référence majeure.
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SEXUALITÉ , LES FANTASMES D ’ INCESTE , L’ INCESTUEL ET L’ INCESTE AGI DANS LE COMPLEXE FRATERNEL L’amour fraternel n’est évidemment, pas identique à l’inceste, mais les fantasmes incestueux en jalonnent les vicissitudes, les délices et les terreurs. Que nous travaillions avec un sujet singulier ou avec un ensemble de sujets noués dans leurs liens en souffrance, nous sommes concernés par la question centrale de l’inceste fraternel. Je ne connais guère de cures où le fantasme de l’inceste fraternel n’est pas devenu à un moment ou à un autre un pôle prédominant du conflit névrotique. Le fantasme incestueux s’impose comme une composante du complexe fraternel, comme une figure du désir pour le double et comme une modalité sexuelle de sa réalisation. Les fantasmes d’inceste entre frères et sœurs, ou entre frères ou entre sœurs font surgir la question de la sexualité au cœur de ce complexe, notamment à l’adolescence. L’histoire d’Yseult l’a montré avec toute l’intensité et la complexité des formations psychiques en jeu dans son expérience de quasi-réalisation de l’inceste : rêves d’inceste, séduction narcissique relevant de l’incestuel, stase du deuil originaire.
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L’amour d’un frère pour sa sœur et l’éveil des fantasmes incestueux à l’adolescence L’amour fraternel acquiert des caractéristiques spécifiques avec l’irruption de la sexualité, notamment à l’adolescence. Il est travaillé par des fantaisies ou par des fantasmes incestueux. « Pourquoi le désir d’inceste entre frère et sœur ? Parce que la moitié du chemin amoureux est déjà parcourue et que chacun se trouve devant son semblable » écrivent, citant R. Musil, C. Alexandre-Garner et G.-R. Garner (1986). Bernard est éducateur, il est venu me demander de l’aider à résoudre ses difficultés d’affirmation de soi, notamment dans ses relations avec les femmes et les adolescentes. Il souffre de dépression. Les relations avec ses frères et sœurs, notamment avec sa sœur préférée, viennent au jour dans ce moment de la cure où il fait ce rêve : « Je me trouve dans un château avec beaucoup de pièces, elles sont vastes, une architecture XVIIIe , mais le château se transforme en castelet. De grandes portes vitrées donnent sur un parc. J’arrive dans le parc, des arbres centenaires, il fait sombre, le château est abandonné. J’entre de nouveau par une des portes vitrées, à l’intérieur il y a plein de meubles, mais je ne rencontre aucun être vivant. C’est comme si ce château avait été abandonné par les gens, nous sommes en hiver, il n’y a personne. Puis je monte dans les étages et là quelque chose s’anime, il y a des familles, des groupes, plus
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particulièrement mes frères et mes sœurs et des cousins, mais surtout mes sœurs, plus particulièrement Irène (sa sœur préférée). Dans une pièce, deux petites filles, qui soudain deviennent des adolescentes, se racontent quelque chose et fouillent dans une commode, elles sont courbées sur les tiroirs, je vois leur derrière. Puis je me retourne vers le bas, et là le tapis du salon est en fait une pelouse. Sur la pelouse-tapis, ma sœur Irène est allongée auprès de son bébé, je viens prendre la petite, si petite qu’elle fait penser à une crevette, ou à un embryon qui est encore dans le ventre de sa mère. Elle a un bonnet sur la tête, ça lui donne un air de petit lutin. » Les associations du rêveur et l’analyse dévoilent plusieurs pensées latentes organisatrices de ce rêve ; j’en retiendrai seulement trois. Dans le récit de son rêve, Bernard avait immédiatement souligné la réduction du château en castelet, non pour en repérer le diminutif, mais pour préciser qu’il pense à un castelet pour marionnettes à mains. Ses associations le conduiront à penser à la masturbation qui l’obsédait quand il était interne au collège, surtout lorsqu’un professeur rejoignait l’infirmière à l’infirmerie voisine du dortoir, et à son angoisse d’avoir un sexe trop petit, « un sexe bébé », un embryon de sexe. Puis il reviendra sur la scène du rêve où il rencontre sa sœur et son bébé si petit, avec le bonnet sur la tête qui donne un air de petit lutin. Je songe à l’interprétation du bonnet comme préservatif, ainsi que Freud l’analyse dans le conte des Grimm, Rumpelstiltzschen, puis je lui dis qu’il vient prendre le bébé comme s’il en était le père. Viennent alors des fantaisies de rapports incestueux qu’il avait imaginé avoir avec cette sœur à l’adolescence, probablement au temps du collège. Le rêve apparaît alors comme une mise en scène de rencontres sexuelles excitantes : le tapis — pelouse qui évoque les poils pubiens, le derrière des petites filles qui se transforment en adolescentes. Toute l’excitation est contenue dans l’espace de ce château — Bernard s’arrête sur le signifiant « chatte » qu’il entend dans château, avant de revenir à castelet, « castafiore » ou « chaste fleur ». Sa dénégation réitérée : « Il n’y a personne dans ce château abandonné », devient : il n’y a personne dans le ventre de sa sœur. Mais dans son travail d’éducateur, il est ému par les adolescentes, il est assailli par des fantasmes de leur faire des enfants. Dans le rêve, la dénégation (il n’y a personne dans le château, dans la « chatte » de ma sœur) est contredite par ce qu’il rencontre en montant dans les étages. Le groupe fraternel, duquel se détache la figure de la sœur préférée, apparaît plus précisément comme la figure centrale du rêve. L’analyse du rêve montre que le groupe est un véritable condensateur de ses pulsions et de ses fantasmes, des imagos parentales et fraternelles,
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mais aussi des bébés dans le ventre de la mère (autre figure du château). Ce fantasme œdipien ne peut devenir accessible et ne se déployer que dans l’analyse du complexe fraternel. Voici donc un rêve dans lequel la sexualité de l’adolescent dirige sa composante libidinale vers sa sœur, et nous devons admettre que les associations du rêve nous conduisent vers le rêve œdipien d’inceste avec la mère. Mais il reste que sa sœur est l’objet de son amour, de sa tendresse, de son attention. Bernard en parle avec émotion et je n’ai pas lieu de mettre en question l’authenticité de son amour pour sa sœur préférée. Je ne découvre pas dans cet amour le résultat d’une formation réactionnelle qui aurait été le retournement des mouvements hostiles qui accompagnent la jalousie. Qu’en est-il alors de ses autres sœurs, qui ne sont pas ses préférées ? Plus jeunes que lui de plusieurs années, elles comptent moins dans sa vie, elles ne sont pas venues le troubler, l’amour que lui rendait Irène lui suffisait. Alors d’où viennent ses difficultés avec les femmes ? Certainement de son attachement à sa sœur, dont il ne peut trouver l’équivalent. Magiquement, il a cru qu’en épousant une femme qui porte le même prénom qu’Irène, il revivrait avec elle son amour pour sa sœur. Le choix d’objet de Bernard n’est ni seulement narcissique, ni seulement par étayage, il est une condensation des deux modalités. Irène est son double féminin, son objet complémentaire et sans doute une figure maternelle dont la froideur l’a détourné vers un objet plus accessible.
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La séduction adelphique et le désir d’inceste La séduction du frère par la sœur et de la sœur par le frère est le préalable à l’éveil du désir incestueux. Il est courant et banal. C. AlexandreGarner et G.-R. Garner (op. cit.) en décrivent le scénario et ses enjeux : « ils se regardent l’un l’autre, ou se voient dans un miroir, et quand ils regardent le corps de l’autre c’est la connaissance ou la reconnaissance de leur propre corps, de leur propre sang, qu’ils y retrouvent. Le long chemin qui va de la découverte de l’existence de l’autre à la fusion des corps est déjà presque accompli par ce regard qui porte en soi la reconnaissance du très semblable, du déjà connu, du presque soi. Pas besoin de faire un pas vers l’autre, de se risquer vers l’extérieur, de s’aventurer au-dehors : l’autre est à portée de soi, tout proche, tout semblable, ayant déjà partagé les expériences fondatrices ».
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Séduction, défense contre l’angoisse de castration et la rivalité fraternelle Une thèse classique sur la séduction est de la considérer comme une défense contre l’angoisse de castration : séduire l’autre revient à exciter en l’autre semblable et complémentaire le désir de posséder l’autre sexe. Il existe d’autres moteurs de la séduction dans le complexe fraternel, par exemple le retournement de la rivalité en séduction : le rival se transforme en séducteur, la rivale en séductrice. C’est le cas de la sœur de l’Homme aux loups qui est sa rivale avant d’être sa séductrice1 . Pour Yseult, le séducteur est le frère rival après avoir été son complément narcissique phallique et son allié : il est son rival dans la possession du « pénis creux ». La rivalité avec sa sœur cadette « bien aimée » fera du beau-frère un médiateur homosexuel pour son désir incestueux vis-à-vis de sa sœur, mais le beau-frère sera aussi une figure du déplacement du désir pour son frère. Se condensent ainsi plusieurs personnages dans la figure du séducteur et dans la réalisation incestueuse. La cure d’Yseult va permettre que se déploient toutes les nuances et les harmoniques du désir incestueux dans le complexe fraternel. Dans d’autres cas, la séduction du beau-frère ou de la belle-sœur peut prendre la valeur d’un déplacement du triangle œdipien. L’inceste fraternel prend ainsi la valeur d’une défense contre l’inceste vrai. Il est un défi au couple parental. Avec l’histoire d’Yseult, j’ai exploré les implications de la séduction narcissique, de l’incestuel et des fantasmes bisexuels de l’inceste fraternel. Mais il faut aussi inclure dans cette relation incestueuse l’effet de la séduction primaire négative, dont les fantasmes de collage et d’arrachement du corps de la mère, puis les expériences de chatouillis paroxystiques et les fantasmes de fustigation sont les expressions et sans doute aussi les sources dans le réel. Lorsque j’ai analysé l’histoire psychanalytique d’Yseult, il est apparu que le double narcissique et sa complication dans la bisexualité psychique ont pris toute leur importance pour aborder la question centrale de ses fantasmes incestueux, de l’incestuel et de l’inceste dans son complexe fraternel. Parmi d’autres, cette cure donne à penser que la question de l’inceste, fantasmé ou réalisé, se situe à 1’interface de l’aire formée par la séduction narcissique et de l’aire formée par le complexe de castration. La configuration incestuelle fondamentale est l’inceste avec un des parents : cette situation paradigmatique du complexe d’Œdipe, lorsqu’elle se réalise, fait de l’enfant qui en naît un fils-frère ou une fille-sœur 1. Sur la sœur de l’Homme aux loups, cf. l’ouvrage de N. Abraham et M. Torok (1976).
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de son parent : les enfants d’Œdipe sont dans cette situation. L’inceste vrai inclut ainsi le complexe et le lien fraternels.
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Les agirs incestueux dans les fratries Parmi les travaux sur l’inceste fraternel1 , l’ouvrage de R. Jaitin (2004) est une étude de référence : il a pour source principale la clinique de la psychothérapie familiale psychanalytique. Il apporte de ce fait une dimension qui n’est pas directement accessible dans les thérapies ou les analyses individuelles, celle de mettre en travail les fantasmes les complexes, les liens et les discours de l’ensemble de la famille. Même lorsque certaines observations de R. Jaitin, parmi les plus éclairantes, ont été effectuées en institutions pour enfants, son écoute des fantasmes et des traumatismes consécutifs aux agirs incestueux dans les fratries est profondément informée par l’expérience de la psychothérapie familiale psychanalytique. Son attention aux diverses composantes psychiques qui conduisent au passage à l’acte incestueux en témoigne : l’indifférenciation entre les générations, les défaillances de l’enveloppe familiale et la non-reconnaissance du frère comme autre en sont des marqueurs constants, et leur agencement spécifie les différentes configurations de l’inceste fraternel. Nous en reconnaissons les effets lorsque nous travaillons avec un patient. C’est aussi à la pratique de la psychothérapie familiale conduite par plusieurs thérapeutes que R. Jaitin tire ce principe méthodologique issu de la conduite psychanalytique des groupes : face à certaines familles, et selon la consistance du choix mutuel des thérapeutes, les fantasmes incestueux sont réactivés entre eux, et cette réactivation intertransférentielle ouvre une voie spécifique à la connaissance des résistances et des transferts. R. Jaitin considère que le lien fraternel et le groupe formé par les frères et sœurs prennent leur consistance de s’inscrire dans le roman familial et dans la filiation intergénérationnelle, c’est-à-dire dans un ensemble imaginaire, réel et symbolique. Une question demeure alors en débat : l’inceste a-t-il la même consistance psychique, comme semble le penser l’auteur, s’il s’accomplit directement entre frère et sœur ou s’il se réalise « indirectement, avec des pairs qui prennent symboliquement cette fonction » ? Pour ma part, je pense qu’il convient de maintenir une distinction entre ce qui, entre pairs, relève de la réalisation de l’incestuel 1. Je cite volontiers les travaux de C. Alexandre-Garner et G.-R. Garner (1986), S. Grimm-Houlet (1999), J.-M. Talpin (2003).
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(c’est le cas dans certains couples, l’histoire de Sylvie le montre assez bien), et ce qui entre frère et sœur (au sens générique) consiste dans une réalisation transgressive de l’inceste. La catégorie qui fait la différence est celle de l’interdit de l’inceste, barrière érigée contre l’anéantissement de l’autre, contre la régression vers l’unisson de la séduction narcissique originaire, et contre la destruction des échanges sociaux. Reprenant ce thème, R. Jaitin montre à l’appui de la clinique que « l’inceste agi détruit le lien et qu’il est un meurtre du frère comme autre ».
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AMOURS FRATERNELLES DANS LE MYTHE ET LA LITTÉRATURE Les mythes, la tragédie et la littérature romanesque ont décrit avec autant de constance et d’intensité la haine et l’amour fraternels. Antigone rassemble en une partition exemplaire le combat fratricide entre Étéocle et Polynice, l’amour que leur sœur leur porte et dans laquelle elle entraîne Ismène1 , et la confrontation avec la loi injuste de Créon. Les liens d’amour et de haine chez les enfants d’Œdipe dans le mythe et la tragédie d’Œdipe Sophocle, comme le mythe grec, ne connaît pas de frères et sœurs à Œdipe, hormis ses propres enfants. La tragédie se joue dans la collusion d’un double espace triangulaire : celui de la succession et la différence des générations, le triangle œdipien ; et celui de la synchronie des générations, le triangle fraternel rivalitaire.
Œdipe et ses enfants frères-et-sœurs Œdipe a des frères et sœurs incestueux : ses propres fils, Étéocle et Polynice, ses propres filles, Antigone et Ismène. Deux fois deux couples, l’amour et la haine qui les unit et qui les disloque. Pour Laïos, Œdipe est l’enfant qui le menace : il en a redouté la naissance après l’annonce de l’oracle : il arrache son premier et unique fils à sa nourrice, mais en l’exposant au lieu de le tuer, il laisse s’accomplir 1. « Tu es mon sang, ma sœur, Ismène, ma chérie » lui dit-elle en lui annonçant le malheur en marche qui frappe leur frère ; et lorsqu’Ismène hésite à passer outre l’interdit sanctionné par le mort, elle le convainc : « C’est mon frère — et le tien, que tu le veuilles ou non. J’entends que nul ne soit en droit de dire que je l’ai trahi ». Sophocle, Antigone, Paris, Les Belles Lettres.
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l’oracle qui le fera mourir de la main de son fils et lui ouvrir le lit de sa mère. Après la mort de Jocaste, Œdipe vit à Thèbes. Le frère de Jocaste, Créon, assure la régence. Sur son exhortation et avec l’accord de Polynice et Étéocle maudits par leur père-frère, Œdipe est chassé de Thèbes. Ses filles lui demeurent fidèles : Antigone (dont le nom signifie celle qui vient à la place d’une mère) l’accompagne pour le guider et prendre soin de lui ; Ismène demeure à Thèbes et veille sur ses intérêts.
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« Mon frère, mon ennemi, mais si cher... » Les deux frères entrent en rivalité1 pour se faire choisir comme roi : le conflit entre le roi sacré et son alter ego est réglé temporairement par la formule du règne alterné. Étéocle parvient à s’installer dans la royauté et chasse Polynice qui se réfugie à Argos et soulève des ennemis contre sa cité natale. Polynice accomplit le destin que lui fixe son nom : il est l’homme des « nombreuses victoires ». Les deux sœurs ont accompagné Œdipe à Athènes, apaisé jusque dans le temps de sa mort. Lorsqu’elles retournent à Thèbes, leurs deux frères sont en guerre ouverte ; elles ne prennent parti ni pour celui qui avait pour lui le droit (l’aîné, Polynice) ni pour le cadet dont le devoir est de défendre la ville. Sept princes se conjurent contre Thèbes pour en attaquer les sept portes que défendent sept autres princes. La porte que défend Étéocle est celle que doit attaquer Polynice. Les deux frères s’affrontent en combat singulier pour décider du sort de la bataille. Ils s’entre-tuent, concluant leur rapport de double dans l’annulation, dans la mort. Aussi est-ce pour Étéocle et pour lui-même que Polynice murmure à son frère silencieux : « Mon frère, mon ennemi, mais si cher, toujours si cher. Fais-moi inhumer dans ma terre natale, que j’en possède au moins cela. » En refusant que ceux qui avaient combattu contre Thèbes reçoivent une sépulture, Créon punit les morts, il refuse à Polynice son retour à la Terre-Mère. Les deux sœurs s’opposent sur la réponse à donner au décret de Créon. Ismène se soumet, Antigone proteste et risque sa vie pour ensevelir son frère. Elle le rejoint, enterrée vivante dans la tombe de son frère, unie à lui dans la mort.
1. La rivalité et la haine entre Étéocle et Polynice est traitée par Racine dans sa tragédie La Thébaïde ou les Frères ennemis. Cf. p. 85 et note 1.
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Antigone, une figure héroïque de la sœur parfaite Antigone n’est pas un cas clinique, elle est une figure tragique, celle de la sœur parfaite. Ce qui justifie l’attention que nous lui portons n’est pas seulement sa valeur allégorique : Antigone est aussi une figure qui surgit au point de nouage entre le complexe d’Œdipe et le complexe fraternel : elle est fille et sœur d’Œdipe comme Ismène ; Étéocle et Polynice sont ses frères, comme ils sont fils et frères d’Œdipe. Les questions qu’elle nous pose, tout comme la figure tragique d’Œdipe, nous conduisent à rechercher quel analogon psychique universel elle représente. Qu’elle soit d’abord et avant tout une figure héroïque tragique, G. Steiner, J. Lacan et d’autres commentateurs l’ont souligné. Dans son essai sur Les Antigones, G. Steiner (1984) précise : « Antigone hante, sans en franchir les frontières, le langage de l’idéal. » Son nom parle ce langage : celle qui vient à la place d’une mère porte le nom de l’absolu. Paradigme de l’idéal, elle est de ce fait intraitable, immuable. C’est pourquoi elle ne peut se coucher sur un divan, mais seulement, pour l’éternité, dans le corps tombal de son Frère, dans lequel elle rencontre ses parents : « Tombeau, ma chambre nuptiale, mon éternelle prison dans la terre... Je nourris l’espoir que là-bas, ma venue sera chère à mon père, et à toi aussi, mère chérie, et à toi, frère bien aimé. » Elle-même se met en posture d’être l’idéal, et je soulignerai à mon tour la fascination qu’exerce le nom de cette héroïne de l’action pure (chez Hegel), du désir pur (chez Lacan), de la fraternité pure des vierges-sœurs (chez Péguy). Elle est pure et elle purifie (R. Rolland) : cette purification maintient les idéaux narcissiques intacts. Ismène lui dit qu’elle est éprise de l’impossible. Mais elle est pure aussi en ce qu’elle se situe dans cette intransigeance de l’idéal, dans ce refus du deuil et de l’histoire. Pour préciser cela, il faut situer Antigone comme paradigme de la sœur-vierge-mère dans son rapport tragique avec Ismène et avec Polynice.
Antigone, Ismène, Polynice Dès le prologue de la tragédie, Antigone incorpore sa sœur en elle, elle forme avec elle un couple symétrique de celui que forment Étéocle et Polynice dans la mort qu’ils se donnent mutuellement. Ce quatuor configure une unité organique qui, souligne G. Steiner, « perpétue l’indicible cohésion généalogique de la Maison de Laïos ». Un quadruple lien donne à leur qualité de sœurs une solidité sans égale : elles sont filles d’Œdipe et de Jocaste, petites-filles de Jocaste, sœurs du fils de Laïos, et enfin sœurs de Polynice et d’Étéocle. C’est sur cette qualité fraternelle que les autres se nouent. Ce nœud obscur
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Laïos
Jocaste
Œdipe
Polynice Étéocle Antigone Ismène
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Figure 5. Complexe fraternel inclus dans le complexe d’Œdipe
(Steiner, op. cit., p. 227) qui les fait sœurs et enfants d’Œdipe « les relie aux monstruosités inévitables des origines humaines. [...] Cette “communauté” anarchique [...] monstrueuse, [...] les lie plus étroitement que sœurs ne l’ont jamais été [...], fait qu’elles sont “communes” l’une à l’autre et entraîne chez elles une fusion [...] qui fait des deux filles-sœurs d’Œdipe un être singulier, “commun”. Cette masse unique, dans laquelle elles sont soudées entre elles, comme Étéocle l’est avec Polynice, est le témoin de la recherche de la collectivité primitive de l’origine ». Polynice est le frère qu’Antigone et Ismène ont en commun, « en totale symbiose » précise Steiner. Ils forment une unité organique et consanguine dans laquelle Antigone trouve le lieu de sa propre réunion mortelle, nocturne. Une affection tendre et forte, un lien probablement incestueux unissent dans la mort1 Antigone et Polynice. Steiner note qu’Antigone appelle « une tendre réunion avec les morts », et que les sons de la phrase grecque enferment d’une façon voilée le nom chéri de Polynice. La littérature et l’amour fraternel La littérature — la correspondance, les mémoires, le roman — a célébré l’amour fraternel, et sans doute davantage que ce que nous en comprenons dans la clinique de la cure. L’amour fraternel n’est pas 1. À propos du thème de l’inceste dans la mythologie grecque : « celle-ci encode, écrit G. Steiner (p. 175) l’évolution sans doute progressive et conflictuelle des conventions, des termes et des tabous de la parenté... les mythes fondateurs sont tels en ce qu’ils sont systématisation linguistique et mise en ordre social ».
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seulement célébré, il est aussi source de création ou en tout cas, censé exercer une influence profonde sur le processus et sur les contenus de la création. Les correspondances et les mémoires dévoilent le rôle joué par un frère ou une sœur dans ce processus, sous l’effet des composantes amoureuses du complexe fraternel. Créer est alors créer l’autre, créer pour l’autre, le double semblable, à la fois modèle et témoin internes. M. Clouzot (1990) a étudié l’histoire d’une vingtaine de frères et de sœurs célèbres écrivains du XIXe siècle. On peut dégager de son étude quelques constantes qui forment autant d’hypothèses de recherche à mettre en travail dans l’espace psychanalytique. Le couple frère-sœur, et dans certains cas, une fratrie plus large a eu souvent à vivre la mort précoce d’une mère idéalisée, à la fois modèle et obstacle à tout amour futur hors de la fratrie : ce fut le cas de Th. De Quincey, mais aussi des sœurs Brontë et de leur frère. Dans ces fratries, les morts précoces ne sont pas rares, quelquefois les suicides, souvent la folie de l’un ou de l’autre, ou du frère et de la sœur (les Brontë, Kleist, Trakl, Nietzsche, Camille et Paul Claudel1 , Lamb, Byron,...). La mise en place de la sœur comme double féminin du créateur est un autre trait constant. La préoccupation obsédante du frère pour la virginité de sa sœur, et l’inaccessibilité au corps de toute femme apparaît très souvent : ce fut le cas de Renan, Nietzsche, Fournier. D’autres histoires de frères et sœurs créateurs sont marquées par l’accomplissement de l’inceste (Byron, Trakl). L’amour que Goethe porta à sa sœur fut probablement une des sources d’inspiration de son Werther ; il fut aussi à l’origine de son rêve de « roman polyglotte ». W. Weidlé en raconte ainsi la source : « Une page charmante des Mémoires nous dit comment lui vint l’idée, pour se faciliter l’accès de ce paradis de polyglotte dont il rêvait, de composer un roman épistolaire où les divers membres d’une famille éparpillée de par le monde s’écriraient en deux genres d’allemand, en latin (avec de temps en temps quelque P.-S. en grec), en anglais, en français, en italien, et même, pour y mettre une pointe d’humour, en yiddish. Les lettres françaises et anglaises qu’il adressait à sa sœur, les poèmes en ces deux langues et en italien qu’il écrivait à la même époque attestent des efforts qui, certes, ne firent qu’entrebâiller la porte du paradis, mais qui inaugurèrent d’autre part une orientation de l’intérêt, une passion de l’intelligence auxquelles Goethe demeura fidèle toute sa vie. » (Weidlé, 1949, p. 10-11.)
1. Sur les relations de Paul et Camille Claudel, lire l’excellent travail de D. Dravet (2003)
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Correspondances et mémoires
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Une autre figure forte de l’amour fraternel est celui que se sont porté toute leur vie Vincent et Théo Van Gogh. Parmi ses cinq frères et sœurs, Théo, de quatre ans son cadet, fut le préféré de Vincent. Leur lien nous est connu grâce à la correspondance qu’ils échangèrent et à laquelle nous avons accès à travers les neuf cents lettres écrites par Vincent à son frère. Toutes témoignent de la puissance et de la permanence de ce lien de fraternité, de leur affection, de l’attention bienveillante de l’aîné pour son frère cadet, du soutien de Théo face aux doutes et aux moments de désespoir de Vincent, de la confiance inébranlable de Vincent dans Théo et de sa gratitude pour son cadet. Les moments de plainte ou de reproche ne manquent pas, mais ils sont toujours ouverts à un dialogue, à un ajustement de leurs positions, de leurs différences (dans leurs choix amoureux, politiques ou esthétiques), au renforcement de leur lien. Le désir de rester unis et le souhait d’être des frères-peintres, comme Vincent invite Théo à le devenir1 , ne réduisent pas leur singularité dans un lien fusionnel ; l’attention de l’un pour l’autre2 , dans leur différence, est la garantie de cet amour qui se conclura seulement avec la mort, rapprochée de six mois, des deux frères. De cet amour adelphique, S. de Beauvoir témoigne d’une manière éclatante dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée. Dès la première page, elle fait la part de ce qu’a pu être sa jalousie à la naissance de sa sœur : « Je fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première » (1958, p. 11), position qu’elle imposera à sa sœur qui trouvera auprès de son aînée sa propre estime et une certaine dévotion à son égard. L’harmonie de ces deux sœurs tient pour une part à l’attitude des parents à leur
1. « Je t’ai déjà écrit à ce sujet et j’y ai réfléchi depuis lors, en errant dans la bruyère. Je me suis répété exactement ce que j’avais pensé maintes fois. Le cas est fréquent chez les peintres d’autrefois et d’aujourd’hui : deux frères qui font de la peinture et dont l’œuvre respective est plus dissemblable que parallèle. Ils diffèrent du tout au tout, n’empêche qu’ils se complètent l’un l’autre. » 2. De Saint-Rémy, Vincent écrit à Théo en septembre 1889 : « Si tu te trouves toi aussi devant de dures responsabilités à risquer, si non à prendre, ma foi ne nous occupons pas trop l’un de l’autre. » Il ajoute qu’ils seraient « frères quand même, comme étant à maint égard compagnons de sort » (lettre 603). Dans une autre lettre : « Garde-moi ton amitié, même si tu n’es plus en mesure de m’accorder ton aide pécuniaire. Il m’arrivera encore de me plaindre à toi — je suis embarrassé à cause de ceci ou de cela — mais je le ferai sans arrière-pensée, pour soulager mon cœur, plutôt que pour exiger ou pour espérer l’impossible. »
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égard, et S. de Beauvoir leur rend hommage de les avoir traitées avec une « exacte justice ». Sa sœur occupera la première place dans son cœur, bien avant celle de l’homme qu’elle croira aimer : « Au premier rang de mes affections venait ma sœur [...]. À une fête organisée par son école, elle chanta, déguisée en bergère, de vieilles chansons françaises et je la trouvai éblouissante. Parfois elle allait en soirée et quand elle rentrait, blonde, rose, animée, dans sa robe de tulle bleu, notre chambre s’illuminait. Nous visitions ensemble des expositions de peinture, le Salon d’Automne, le Louvre ; elle dessinait le soir dans un atelier de Montmartre ; souvent j’allais l’y chercher et nous traversions Paris, poursuivant la conversation commencée dès nos premiers balbutiements : nous la poursuivions au lit avant de nous endormir, et le lendemain dès que nous nous retrouvions en tête à tête. Elle participait à toutes mes amitiés, à mes admirations, à mes engouements. Jacques pieusement mis à part, je ne tenais à personne autant qu’à elle ; elle m’était trop proche pour m’aider à vivre, mais sans elle, pensais-je, ma vie aurait perdu son goût. Quand je poussais mes sentiments au tragique, je me disais que si Jacques mourait, je me tuerais, mais que si elle disparaissait, je n’aurais pas même besoin de me tuer pour mourir. » (ibid., p. 296-297.)
Le roman La liste est sans limites : le roman explore tant de figures du complexe et du lien fraternel que de nouvelles études pourraient prendre place à côté des essais de M. Clouzot et de W. Bannour (op. cit.). On ne peut évoquer ici que quelques œuvres dans un désordre qui ne fait pas la part à certaines préférences : Paul et Virginie de B. de Saint-Pierre, La Chute de la maison Usher de E. Poe, La Petite Fadette de G. Sand, Deux cavaliers de l’orage de J. Giono, L’Homme-sœur de P. Lapeyre, Le Livre des nuits de Sylvie Germain, Je suis pas un camion d’A. Saumont, La Courbe du chien de Thomas Farber, La Route de Midland, d’A. Cathrine, I due fratelli, de L. Doninelli, Fratelli de C. Samonà... J’avoue mon admiration pour le roman de J. Giono : Deux cavaliers de l’orage. Il est parmi les plus puissants à rendre compte par le moyen de la littérature de la relation passionnelle d’amour — d’amour à mort — entre deux frères, Marceau et Mon Cadet. Leur histoire se profile sur le fond de la mort du père et de celle d’un frère né entre les deux protagonistes. Elle s’achève par une mise à mort fratricide dans un combat épique, auquel le génie de Giono donne une dimension cosmique.
L’ AMOUR ET LA SEXUALITÉ DANS LE COMPLEXE FRATERNEL
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Frères et sœurs amants de littérature
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Sur les amours incestueuses de frères et sœurs, le roman et le théâtre forment quelques rayons d’une bibliothèque dans laquelle nous trouvons quelques ouvrages majeurs1 . C. Alexandre-Garner et G.-R. Garner (op. cit.) ont souligné que dans la littérature et dans le théâtre, les couples de frère et sœur qui se prennent pour amants « sont conscients de leur destin, de l’interdit qui leur est fait par la société de consommer l’acte d’amour, et c’est aussi cette connaissance et la jouissance du tabou violé qu’ils partagent et qui les lient ». En ce sens ce sont des amants de littérature et non exactement des cas cliniques. Les auteurs relèvent des points communs répétitifs dans ces amours incestueuses. Ils révèlent « une structure, un besoin et des conditions pour la réalisation de l’inceste que le clinicien peut éclaircir, mais qui constituent déjà en soi un savoir ». Parmi ces points communs répétitifs, la similitude que le frère et la sœur reconnaissent au corps de l’autre : celle-ci « peut aller jusqu’à l’évocation de la gémellité, même si d’une gémellité véritable il ne soit pas question. Dans l’inceste, frère et sœur sont comme des jumeaux qui se retrouvent. Lorsqu’Agathe aperçoit son frère Ulrich après une longue séparation, elle l’observe et lui dit : “Je ne savais pas que nous fussions jumeaux, et son visage s’éclaira de gaîté.” Siegmund et Sieglind, dans la nouvelle de Thomas Mann, au moment de consommer l’acte interdit répètent les phrases : “... tu es pareil à moi, tout comme moi...”, phrases qu’on retrouve dans la bouche du frère d’Agathe dans la fiction de Marguerite Duras ». Ils relèvent aussi un trait mis en évidence par l’étude de M. Clouzot sur le lien amoureux entre frères et sœurs chez les créateurs : « Ces amours enfantines ou adolescentes [...] se tissent à l’ombre de la mort réelle ou de l’absence réelle ou symbolique au lieu parental. Le frère et la sœur se jettent dans les bras l’un de l’autre comme pour combler ce manque insupportable. » (op. cit., p. 20.)
1. Côté roman nous trouvons : Sang réservé de Thomas Mann, L’Homme sans qualité de R. Musil, Le Quatuor d’Alexandrie de L. Durrell, Agatha de M. Duras, Anna soror de M. Yourcenar, Les Météores de M. Tournier, Le Jardin de ciment de I. Mac Ewan, La Maison des absences de J.-M. Laclavetine, L’Agneau carnivore de A. Gomez-Arcos, Les Noces barbares de Y. Queffelec, une nouvelle forte de R. Matin du Gard, Confidence africaine. Côté théâtre : Dommage qu’elle soit une putain de J. Ford, La Walkyrie de R. Wagner. Dans ce second volet de la Tétralogie, le dieu Wotan s’accouple avec une mortelle qui lui donne deux jumeaux, Siegmund et Sieglinde, que le destin sépare aussitôt. Ils se retrouvent, tombent amoureux l’un de l’autre, ignorant le lien qui les unit. Sieglinde est enceinte de son frère et de leur inceste naîtra Siegfried.
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Dans son étude sur la fratrie orpheline et l’inceste, J.-M. Talpin (2003) a remarquablement développé cette analyse à partir de la nouvelle de R. Martin du Gard, La Confidence africaine et du Jardin de ciment de I. Mac Ewan. L’inceste frère-sœur viserait à ranimer la mère morte grâce à l’activité sexuelle. La clinique montre, par exemple avec l’histoire d’Yseult, que l’inceste fraternel a une relation constante avec le corps de la mère. Frères et sœurs sont quelquefois « donnés » l’un à l’autre par le parent mourant, c’est ce que notent C. Alexandre-Garner et G.-R. Garner : « L’inceste frère-sœur apparaît alors comme l’inscription du dernier désir, des dernières volontés de l’absent, une manière parmi d’autres, non pas de combler le vide qu’il laisse, mais d’empêcher que ce vide s’inscrive en tant que tel. Mais ce que nous disent les romans également, c’est que ces tentatives d’échapper à la destruction familiale, ces amours effrénées du très semblable, ces passages à l’acte que la société réprouve et dont elle condamne toute fécondité sont voués à l’échec. » (ibid.)
PARTIE 2 ESSAIS SUR LES LIENS FRATERNELS
Chapitre 7
LE GROUPE FRATERNEL Les liens et les alliances entre frères et sœurs
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L
fraternel est une structure intrapsychique, les liens entre frères et sœurs sont des organisations intersubjectives. Les effets réciproques du complexe et du lien ne sont pas aisément articulables, mais nous avons supposé que ces deux formations distinctes ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Le complexe se construit dans l’espace interne, il est une donnée structurale, et en même temps il se construit dans les vicissitudes des relations fraternelles : la naissance, la mort, la maladie, mais aussi l’attitude des parents, la culture familiale, les traditions historiques en infléchissent les caractères. L’analyse des relations d’amour et de haine entre frères et sœurs nous a confronté à cette intrication, et nous en découvrirons d’autres au cours des chapitres suivants. E COMPLEXE
LA
SPÉCIFICITÉ PSYCHIQUE DU GROUPE DES FRÈRES ET SŒURS ET LES LIENS FRATERNELS Le groupe des frères et sœurs1 est le lieu d’une réalité psychique propre. Freud avance l’idée que le pacte fraternel est le résultat d’une 1. La langue de Freud dispose du terme die Geschwister pour désigner l’ensemble que forment les frères et sœurs. Il contient cette idée que l’association des frères et sœurs est autre chose que leurs seuls liens interpersonnels.
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« créativité » spécifique. Pour quelques-unes des raisons que j’ai évoquées dès le chapitre introductif, ce niveau de l’analyse a été rarement traité par la recherche psychanalytique, dans la mesure où son champ d’investigation est principalement structuré, et donc délimité, par la situation que génère le dispositif de la cure. Il a donc fallu développer les concepts méthodologiques et théoriques adéquats pour avoir accès à l’analyse des liens et de l’association des frères et sœurs. Le groupe fraternel et le couple parental La spécificité du groupe fraternel doit être examinée en tant que telle, mais elle doit aussi être considérée dans son rapport au couple des parents. Les recherches de l’anthropologie psychanalytique culturelle, et notamment les travaux de P. Parin et F. Morgenthaler (1967) et Parin, Morgenthaler et G. Parin-Mathey (1967), nous ont avertis de longue date que la rivalité fraternelle se développe avec des issues variables selon la manière dont se sont établies les relations avec la mère et le groupe des frères et sœurs. Les observations cliniques conduites en orphelinat par A. Freud et S. Dann (1951) sur les enfants vivant en groupe de frères et sœurs montrent que l’absence de la mère supprime la rivalité fraternelle : les rapports entre enfants sont marqués par des sentiments de bienveillance et d’amitié. Toutefois leur analyse ne dit rien de la manière dont les groupes sont conduits, des transferts sur les adultes et de l’éventuel déplacement de la rivalité ailleurs, hors du groupe. Le groupe fraternel s’organise au croisement de deux axes. L’axe vertical est constitué par le rapport au couple parental dont chacun et, ensemble, les frères et sœurs procèdent, par engendrement ou adoption, ou par une nouvelle composition de la famille. L’axe horizontal est formé par la génération paritaire, que leurs rapports soient de consanguinité, d’adoption ou de recomposition familiale. Le premier axe s’ordonne aux modalités du complexe d’Œdipe, celui des parents et celui des enfants, et nous devons les considérer ensemble ; comment analyser l’alliance narcissique dans une fratrie haïe par les parents, ou les rapports incestuels de deux jumeaux hétérosexués dont les parents ne cessent de s’angoisser à l’idée qu’ils pourraient être amoureux l’un de l’autre ? Le second axe est celui des modalités du complexe fraternel. Ces deux axes sont à distinguer car ils permettent de situer le groupe des frères et sœurs comme une entité psychique spécifique mais relative au couple parental.
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La consistance de la réalité psychique du groupe fraternel En considérant le rapport du complexe fraternel avec la réalité psychique du groupe des frères et sœurs, je propose d’examiner le lien fraternel sous l’angle de l’intersubjectivité : frères et sœurs sont des sujets de l’inconscient dans leurs rapports mutuels et dans leurs rapports à chacun de leurs parents et au couple qu’ils forment1 . Dans cette mesure, nous aurons à explorer quels fantasmes, quelles identifications et quelles relations d’objet, quelles imagos et quelles modalités du complexe constituent la réalité psychique du groupe des frères et sœurs et la consistance des liens entre eux. Il importe de souligner qu’en posant l’hypothèse de la réalité psychique du groupe fraternel, je ne la réduis pas à l’ensemble des liens entre les membres de la fratrie. Nous aurons donc à comprendre comment cette réalité se forme, comment elle se constitue par rapport à celle du couple parental et à celle de la famille dans son ensemble. Nous devrons aussi éviter l’écueil qui consiste à réduire l’ensemble des enfants d’une famille à un groupe cohérent, unifié, dans lequel la singularité de chacun disparaîtrait. Sur ce dernier point, les modèles de l’intersubjectivité que j’ai mis en travail, notamment avec le modèle de l’appareil psychique groupal, sont une parade à ce risque2 . J’avais construit ce modèle pour rendre compte du travail psychique spécifique fourni dans un espace et un temps différents de l’espace-temps intrapsychique. Le modèle de l’appareil psychique groupal décrit comment s’agencent et s’accordent des formations et des processus de l’espace interne, spécialement les groupes internes, avec les processus et les formations propres au groupe et aux liens de groupe. Ce travail de liaison et de transformation de la matière psychique est un travail de renforcement de certains mécanismes individuels, des défenses par refoulement, déni ou effacement, et c’est aussi un travail de création de nouvelles entités communes, partagées. La question est 1. Le sujet se forme comme sujet de l’inconscient dans l’intersubjectivité. J’ai proposé par intersubjectivité non pas un régime d’interactions comportementales entre des individus communiquant leurs sentiments par empathie, mais l’expérience et l’espace de la réalité psychique qui se spécifie par leurs rapports de sujets en tant qu’ils sont sujets de l’inconscient. L’intersubjectivité est ce que partagent ces sujets formés et liés entre eux par leurs assujettissements réciproques — structurants ou aliénants — aux mécanismes constitutifs de l’inconscient : les refoulements et les dénis en commun, les fantasmes et les signifiants partagés, les désirs inconscients et les interdits fondamentaux qui les organisent (Kaës, 2007). 2. Cf. mes ouvrages Le Groupe et le Sujet du groupe (1993a) et Un singulier pluriel (2007).
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de caractériser comment travaille cet appareil dans des configurations de liens organisées par un ordre de réalité spécifique : la famille n’est pas une équipe, et la fratrie est un sous-ensemble de la famille. Comme tout lien, le lien fraternel s’organise sur la base de formations communes à ses sujets — ici le complexe fraternel, et il se développe selon la logique des sujets distincts qui composent la fratrie et qui n’ont pas un mode identique de dépendance et d’organisation libidinale dans leurs relations entre eux et à l’égard des parents. Le modèle de l’appareil psychique groupal a connu plusieurs applications : A. Ruffiot en avait inauguré la série pour décrire la consistance psychique de groupe familial. D’autres chercheurs ont utilisé ce modèle pour décrire un appareil psychique de couple, d’équipe ou d’institution. R. Jaitin (2006) en a proposé une nouvelle extension au modèle de l’appareil psychique groupal en nommant appareil psychique fraternel le dispositif organisateur de la réalité psychique du groupe fraternel et du lien fraternel. Son apport spécifique est de montrer comment les structures de relation fondées sur les rythmes et les modalités des rencontres entre frères et sœurs confèrent à chaque fratrie un style et une identité propres. Sa notion d’une morphogenèse du lien fraternel est d’un grand intérêt théorique parce qu’elle s’inscrit étroitement dans l’analyse de la structure et du processus des liens familiaux. R. Jaitin apporte quelques contributions notables à la compréhension psychanalytique des tempos, de la temporalité et des temps familiaux dans lesquels s’insère et se construit la réalité psychique du groupe fraternel. Elle utilise avec pertinence la notion de protorythme jadis avancée par E. Pichon-Rivière pour décrire « des formes de figuration archaïque, répétitive, monotone du lien familial » telles qu’elles se manifestent dans le processus de la psychothérapie familiale psychanalytique.
Dimensions et processus organisateurs de la réalité psychique du groupe des frères et sœurs Parmi les organisateurs de la réalité psychique du groupe fraternel, j’ai mis au premier plan le complexe et les imagos fraternels d’une part et de l’autre les alliances de la fratrie. Mais l’analyse doit prendre en considération d’autres dimensions. Il ne suffit pas d’avoir été conçus par les mêmes parents, ni même par la même mère, ou reconnu par le même père pour être frère, sœur, frères et sœurs. Plusieurs facteurs se conjuguent dans l’association des frères et sœurs pour définir la consistance et les effets du lien fraternel et la réalité psychique du groupe des frères et sœurs. Ce groupe lui-même n’est pas homogène en permanence : il ne l’est que dans des circonstances bien précises,
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souvent temporaires, même si un fond constant le constitue. Il existe des sous-groupes et des couples, qui se forment et se transforment selon des variables diverses : groupe de frères et groupe des sœurs, des aînés et des cadets, de frères et sœurs germains ou consanguins (ils ont les mêmes parents), utérins (ils ont la même mère) ou d’une autre souche parentale. Mais il est d’observation courante que les enfants d’une même fratrie n’ont pas tout à fait les mêmes pères et les mêmes mères : entre la naissance de leur premier enfant et celle du dernier, les parents ont changé.
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L’effet de même génération Le complexe d’Œdipe pose la différence des générations comme un écart tenu par l’interdit de l’inceste. C’est d’abord la mère qui est interdite à la réalisation du désir sexuel, secondairement et pour un effet structurant décisif, le parent de l’autre sexe. La sexualité adelphique comporte cette spécificité, je l’ai exposée aux chapitres 3 et 6 notamment, de ne pas mettre en jeu, sinon par déplacement, la différence des générations, et d’avoir de ce fait toujours une valence narcissique et bisexuelle fondamentale. C’est ce qui qualifie la spécificité de l’inceste adelphique. Cet effet de même génération est cependant fluctuant. Il suffit d’un écart d’âge suffisamment important entre les enfants, ou qu’ils ne soient pas engendrés par les mêmes parents, ou que ces deux facteurs se combinent, comme ce fut le cas pour Freud (primus inter pares atque ultimus), pour qu’être frère ou sœur, avoir un frère ou une sœur, prennent des valeurs narcissiques, objectales et conflictuelles différentes. En deçà des repères identificatoires symboliques transmis par la nomination, et qui inscrivent l’enfant dans une lignée dont la seule garantie d’authenticité sera l’issue du conflit œdipien, la question demeure : qu’est-ce qu’un frère, au sens générique du terme ? qu’est-ce que se connaître un frère ou une sœur et qu’est-ce que se reconnaître frère ou sœur ?
L’effet de rang dans l’ensemble fraternel Si, dans la plupart des cas, les frères et sœurs appartiennent à la même génération, par rapport à celle des parents, il existe entre eux des différences qui sans être de l’ordre de la différence des générations peuvent cependant la représenter par déplacement.
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C’est une expérience évidente de la fraternité : la lignée d’une même génération comporte des écarts (de précession, de succession1 ) dans le rang occupé au sein de la fratrie, et quelquefois une égalité remarquable, dans le cas des jumeaux. L’aîné(e), le cadet ou la cadette, le ou la petit(e) dernier(e) sont assignés à des emplacements qui structurent les rivalités, les allégeances, des soumissions sadomasochistes. Les rapports entre grands et petits dans la fratrie ont retenu toute l’attention d’A. Adler qui, je l’ai rappelé2 , voyait dans ces écarts de rang la source des sentiments d’infériorité et de supériorité, et en définitive de la névrose. Les conflits, la violence entre grands et petits, la jalousie des préférences et des privilèges dont l’aîné ou le benjamin est supposé jouir ou dont il bénéficie, sont ce que les mythes et les contes ne cessent de dire et de prévenir. M. Soulé (1990) conteste qu’il y ait un profil psychologique lié à chaque place dans la fratrie. Il donne l’exemple du dernier enfant d’un couple dont les aînés sont déjà adultes et dont la mère est proche de la ménopause : « Les relations entre les parents et cet enfant peuvent être très différentes. Certaines mères peuvent rejeter l’enfant qui entrave leur carrière professionnelle, et l’enfant peut, ou s’effondrer, régresser, ou trouver une dynamique personnelle et se révolter. D’autres mères peuvent l’investir comme le petit dernier, et l’enfant en profitera ou, au contraire, se réfugiera dans un système de régression. Le père aussi peut le regarder comme son dernier ou bien être profondément gêné et avoir une attitude vindicative » (op. cit., p. 68).
Nous pouvons adhérer à cette observation, mais aussi noter qu’elle prend en compte la relation des parents à cet enfant et non la dynamique de la fratrie. M. Soulé ne l’ignore pas pour autant, qui reconnaît la dynamique propre à la fratrie et qui commente classiquement les effets de la naissance d’un nouveau-né sur les aînés. On peut se demander s’il existe de bonnes places dans la fratrie et au regard de quels critères. Les aînés peuvent regretter de ne pas avoir eu de grands frères ou grandes sœurs sur lesquels prendre appui et par lequel être protégés, et les derniers se trouver bien seuls avec les parents vieillissants. Les frères et sœurs du milieu s’éprouvent souvent comme 1. Le récit sensible de J.-B. Pontalis (2006) sur le rapport qu’il a entretenu avec son frère aîné s’intitule Frère du précédent, marque de l’effet de rang dans le complexe et dans le lien fraternel. 2. Chap. 1, p. 16.
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perdus, surtout dans les fratries nombreuses, entre les aînées et les plus jeunes. Les quelques caractéristiques que je viens de décrire objectivent des variables bio-psycho-sociologiques, et l’on devrait aussi tenir en considération leurs expressions juridiques. Ces ordres de réalité obéissent à des logiques que le jeu du désir, des fantasmes et des identifications infléchit dans un tout autre espace.
Le désir d’avoir des frères et/ou des sœurs Le désir d’avoir des frères et/ou des sœurs — ou au contraire le refus de ceux-ci — est une dimension capitale du lien fraternel. Le désir d’avoir un petit frère ou une petite sœur est assurément différent selon le sexe de l’enfant. Le moteur du désir se nourrit de diverses sources : les unes sont négatives, par exemple ne pas être l’objet exclusif des investissements et des conflits parentaux. C’est souvent le désir de l’enfant unique, qui reste quelquefois longtemps dans la nostalgie du frère ou de la sœur manquante. La fratrie rend possible une décondensation, une diffraction et une répartition de ces charges d’investissement. Les autres sont positives : avoir un compagnon, un alter ego, un double homosexué ou hétérosexué, c’est avoir un partenaire de la réalisation de désirs que l’enfant seul ne pourrait accomplir ; mais c’est aussi réaliser fantasmatiquement le désir œdipien de faire un enfant, qui serait un frère ou une sœur, avec un des parents.
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Les emplacements fantasmatiques La syntaxe et la logique du fantasme situent chacun comme sujet dans l’ensemble : la réalité psychique dans l’ensemble frères et sœurs tient au nouage de leurs fantasmes qui assigne le frère et la sœur dans des emplacements d’objets corrélatifs et règle leurs investissements pulsionnels. Cette assignation est le résultat de processus qui appartiennent en parts inégales au désir des parents (ou de l’un d’entre eux) et à celui des frères et sœurs. Il en est ainsi lorsque, dans les fantasmes communs et partagés par les membres de la famille, tel enfant, ou une partie de la fratrie, ou le groupe fraternel dans son ensemble est mis en place et lieu du père par la mère, ou inversement. Dans d’autres configurations, un enfant (un frère, une sœur) sera fantasmatiquement installé par ses parents ou par ses frères et sœurs comme une incarnation de l’Ancêtre, ou comme le « gardien de son frère » (ce fut le cas de Pierre-Paul). L’incidence de tels fantasmes sur la réalisation d’emplacements incarnés dans la famille, et donc dans le groupe fraternel doit être prise en considération lorsqu’il
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s’agit d’engager la fratrie, la famille ou tel sujet dans un processus thérapeutique. Toutefois ces emplacements fantasmatiques plus ou moins ajustés entre eux ne suffisent ni à composer la réalité psychique de la fratrie, ni à donner leur consistance aux liens fraternels. Se reconnaître frère ou sœur suppose de s’identifier comme membre de cet ensemble et cette identification est la résultante de plusieurs processus identificatoires. Le jeu des identifications croisées Les uns procèdent de l’investissement de désir des parents sur leurs enfants, de leur discours sur eux et de la manière dont ils les identifient entre eux comme frères et sœurs. Cette identification les inscrit dans les représentations imaginaires du roman de la famille, dans les termes du contrat narcissique et des alliances symboliques. Frères et sœurs ont en commun un lien de génération ; ils sont liés par un héritage partagé. S’identifier comme frère et sœur est alors pour une part le résultat d’être identifié comme tels par l’effet de l’investissement de l’infans par le désir parental. La clinique de la cure nous confronte régulièrement à plusieurs configurations de ces investissements. Par exemple à l’élection d’un enfant parmi les autres comme porteur des « rêves de désirs irréalisés » de la génération qui l’a précédé, réceptacle et objet du narcissisme des parents. Les effets de ces investissements et de cet emplacement sur les identifications dans la fratrie sont considérables : héroïsation du frère ou de la sœur assigné(e) à cette fonction, jalousie et persécution corrélative. On se demandera quelle place le frère ou la sœur qui s’est identifié(e) à cette fonction a désiré occuper dans le scénario qui soutient les investissements et les identifications parentales et, à partir de cette fonction, et comment il joue sa partie dans et avec le groupe des frères et sœurs. Dans d’autres cas, c’est la fratrie qui sera mise en lieu et place du père par la mère ; dans une autre famille, un enfant sera installé comme le gardien de son frère. À plusieurs reprises, j’ai attiré l’attention sur la part de la rivalité induite par les parents dans la fratrie, sur la violence des ruptures qu’elle provoque dans le lien fraternel. Freud le premier en a donné l’exemple à propos de l’Homme aux loups et de son rapport à sa sœur, préférée du père, dans cet investissement préœdipien, générateur de relations rivalitaires. Il y a lieu d’interroger dans cette configuration l’alliance des frères et sœurs qui se liguent entre eux pour faire pièce à la jouissance et au pouvoir des parents.
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Un autre processus identificatoire, corrélatif du premier est l’identification des parents par les frères et sœurs : devenir frère ou sœur c’est constituer les parents comme tels. On soulignera ici la place du premierné, dont l’arrivée constitue le groupe familial et le couple en parents. D’où l’importance de son investissement imaginaire et symbolique, tant pour les parents que pour les frères et sœurs à venir, mais aussi pour lui-même. En conséquence le lien fraternel et le groupe fraternel que l’arrivée du second enfant vient constituer doivent être référés à sa place dans le désir des parents et à l’effet de ce désir sur l’aîné et sur son changement de place, d’unique jusqu’alors. S’identifier comme membre de la constellation fraternelle est le triple effet du dépit œdipien éprouvé par les enfants vis-à-vis des parents qui forment un couple sexuel dont les frères et sœurs sont exclus, de la reconnaissance qu’ils engendrent les frères et les sœurs et qu’ils les précèdent, du triomphe de l’association fraternelle éprouvée comme une force de défi à eux opposable. Ce pouvoir des frères et sœurs de constituer les parents n’est pas l’effet d’un fantasme de renversement des générations, ou du désir d’être la cause du lien ou de la déliaison des parents. Ce pouvoir de la fratrie donne à celle-ci le statut d’une entité tierce qui situe le couple parental entre deux générations : celle qui les précède et celle qui la suit. Ceci revient à dire que la fraternité maintient, avec la reconnaissance de la différence des générations et de la différence des sexes, la possibilité que l’histoire se produise et se transmette comme conséquence de l’Interdit de l’inceste. À ce deuxième processus identificatoire est associée l’efficacité des repères identificatoires symboliques. Ces repères sont transmis par la nomination ; ils inscrivent l’enfant dans une lignée et dans un ensemble synchrone. Cependant, la seule garantie de cette inscription sera l’issue du complexe d’Œdipe, et son déclin suppose le renoncement des parents et des enfants à faire prévaloir les seuls repères identificatoires imaginaires. Le troisième processus identificatoire consiste dans les diverses modalités de l’identification du frère à son semblable, ce qui implique comme l’a souligné Lacan, le drame de la jalousie, le retournement de la haine en amour. Une conséquence de l’identification au Frère/à la Sœur est le fondement qu’elle apporte à la reconnaissance de la différence des générations. Nous sommes ici au cœur du complexe fraternel.
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PACTE FRATERNEL ET LES ALLIANCES SYMBOLIQUES
Il a déjà été question dans cet ouvrage du pacte fraternel et de l’alliance symbolique des frères, notamment sous l’aspect du retournement de la rivalité en alliance, et de sa réciproque : le retour à la rivalité lorsque l’alliance protectrice se dissout. Je voudrais maintenant souligner la fonction centrale de ces formations dans la réalité psychique du lien et du groupe fraternel et mettre en relief l’intrication des fantasmes et des identifications parentales/fraternelles dans la formation et le fonctionnement de ces alliances. Alliances inconscientes, pactes et contrats J’ai proposé le concept d’alliances inconscientes pour rendre compte de la genèse et des effets de l’inconscient dans les formations et les processus du lien. Les alliances inconscientes sont avant tout des formations psychiques communes et partagées que construisent les sujets d’un ensemble intersubjectif pour faire lien entre eux : plus précisément pour renforcer en chacun d’eux certains processus, certaines fonctions, ou certaines structures dont ils tirent un bénéfice tel que le lien qui les conjoint prend pour leur vie psychique une valeur décisive. Les alliances inconscientes sont au fondement des couples, des groupes, des familles et des institutions. Elles sont au cœur des processus et des modalités de la transmission psychique intergénérationnelle et transgénérationnelle parce qu’elles sont au principe des passages et des liens entre les espaces psychiques. Les ensembles ainsi liés ne tiennent leur réalité psychique que des alliances, des contrats et des pactes que ses sujets concluent et que leur place dans l’ensemble les oblige à maintenir. L’idée d’alliance inconsciente implique celles d’une structuration, d’une obligation et d’un assujettissement. Le caractère inconscient des alliances implique qu’elles sont ancrées dans un double déterminisme générateur de l’inconscient : le premier est celui du sujet, à lui-même sa propre fin mais structuralement divisé du dedans ; le second celui de la chaîne intersubjective dont chaque sujet est membre et, simultanément et indissociablement, maillon, serviteur, bénéficiaire et héritier. Cette chaîne et l’ensemble qu’elle forme sont eux-mêmes traversés et structurés par des conflits inconscients et des alliances inconscientes. Ces formations inconscientes sont étroitement corrélées aux espaces intrapsychiques des sujets membres participants des liens et des ensembles. Selon ma conception, le concept de l’intersubjectivité s’organise sur ces deux dimensions : il pose le sujet de l’inconscient comme sujet du
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lien ; il suppose à l’espace intersubjectif partagé, commun et imposé, des formations psychiques propres, constitutives d’une réalité psychique inconsciente spécifique. J’ai distingué plusieurs types d’alliances, selon leurs effets psychiques. Les alliances structurantes sont celles à partir desquelles s’organise l’espace psychique du sujet et de l’ensemble : parmi ces alliances, le pacte des Frères et l’alliance symbolique avec le Père, le contrat narcissique, le contrat de renoncement réciproque à la réalisation directe des buts pulsionnels. D’autres alliances ont un caractère défensif et structurant, comme le pacte dénégatif. Une troisième catégorie d’alliance se distingue par leur caractère offensif, en vue de la réalisation d’un désir commun. Enfin, un quatrième type d’alliance rassemble celles dont l’effet pathogène est prévalent : alliances fondées sur la communauté de déni, contrat pervers, alliances dénégatrices1 .
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Frères et sœurs dans le contrat narcissique Il n’y a pas de fratrie sans l’investissement narcissique, des parents sur leurs enfants considérés un à un et comme formant le groupe de leurs descendants. Cet investissement peut être positif ou négatif, il est souvent inégalement réparti sur les frères et sœurs — et en cela le rang peut avoir une incidence, mais aussi le sexe de l’enfant dans le désir des parents ou d’un des parents. Mais aucun ne peut se constituer comme Je sans cet investissement. Cela signifie que le groupe fraternel et les liens entre frères et sœurs sont infléchis par le contrat narcissique dans lequel ils sont tenus par les parents et dans le groupe familial. Le contrat narcissique introduit en effet une inflexion notable dans la problématique de la reconnaissance : celle de l’inscription généalogique du sujet. On connaît le jeu des ressemblances, les nominations, l’inscription de chaque enfant dans les « rêves de désirs irréalisés des parents ». La prise en considération de ce contrat structurant attire l’attention sur plusieurs conséquences, par exemple sur la place qu’un frère ou une sœur handicapée occupe dans la fratrie et sur les liens qui se forment entre les frères et sœurs à partir de cette place2 . Ce contrat structurant connaît des avatars défensifs et dans certains cas pathologiques : par exemple l’inflexion du contrat narcissique dans 1. Cf. mes recherches récentes sur les alliances inconscientes (Kaës, 2006, 2007). 2. F. André-Fustier (1986) a relevé la défaillance des investissements narcissiques parentaux sur les enfants handicapés, ainsi structurés comme enfants « insuffisamment bons ». Sur la place de l’enfant handicapé dans la fratrie, cf. les travaux de R. Scelles.
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l’illusion que le groupe fraternel est autogénéré, ou qu’il correspond idéalement à la projection des idéaux parentaux. Cette notation rend compte de l’organisation de certaines fratries qui se constituent conformément à l’investissement narcissique et au fantasme parental, mais non sans satisfaire leurs propres désirs infantiles, comme l’apothéose et la gloire des parents, ou au contraire comme les acteurs de la blessure narcissique des parents, de leur déception. Il existe de nombreuses modalités d’alliances dans la fratrie : celles de la coalition du groupe contre les parents, ou l’un des deux, ou contre un frère ou une sœur. Ces alliances s’inscrivent le plus souvent dans les enjeux rivalitaires ; elles s’organisent dans la perspective de l’accomplissement ou de la défense contre l’accomplissement du fratricide ou bien, dans la structure œdipienne du complexe fraternel, en vue du parricide ou contre sa réalisation. Nous retrouvons ici le thème central de Totem et tabou. Le double pacte des Frères et l’entrée dans l’alliance symbolique En inventant le « mythe scientifique » de la Horde, Freud fait l’hypothèse que le meurtre répétitif du Père originaire, à la fois haï et aimé, lie dans un pacte les Frères associés dans ce meurtre sans issue. Freud nous propose une conception autoritarienne de l’autorité dévolue à la toute-puissance exclusive du Père des origines. Celui-ci s’oppose avec force (mächtig) au besoin de puissance (Machtbedürfnis) des fils : puissance contre puissance. Après leur première association et la rivalité qui s’en suivit, la figure du Père archaïque resurgit dans l’un des Frères que, dans ces conditions, il fallut supprimer. Pour vivre ensemble et sortir de la répétition, les frères durent inventer le passage d’un rapport de puissance à une relation d’autorité. Le premier pacte des Frères pour tuer le Père est de type offensif, alors que le second qui établit la loi est structurant. Le premier pacte tient les Frères dans leurs identifications primaires au Père, dans la culpabilité partagée de leur crime, dans leur impuissance à remplacer le Père, dans la peur de la répétition d’un pouvoir qui les détruirait les uns les autres, et finalement dans la dénégation de leur acte. C’est assurément la jalousie du Père et l’homosexualité des Frères qui les conduisent à fomenter son meurtre. Chez les Frères, une théorie masculine du Père pédophile rationalise leurs fantasmes archaïques incestueux d’incorporation du pénis paternel. Le pacte des frères Karamazov, au-delà de ce qui singularise le complexe fraternel des quatre fils face à leur père et la
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complexité de leurs liens, est un pacte du premier type établi en vue du parricide accompli par l’un d’entre eux. Les fantasmes archaïques et les identifications primaires des Frères associés ne pourront être dépassés que par une mutation dans le régime de la culpabilité et dans les identifications, par l’introjection du Père symbolique dans le corps groupal des Frères. Les Frères ne pourront rompre avec la répétition et renoncer à la violence directe que suscitent leur haine et leur rivalité que sous l’effet de la culpabilité dépressive, et non plus persécutive, ce qui signifie que, à côté de la haine et de l’envie, seront reconnus les sentiments d’amour que le Père inspirait à ses sujets. Les identifications secondaires au Père défendent les Frères contre le retour de leurs pulsions parricides ou contre la déflection de ces pulsions sur eux-mêmes. Ce changement radical est conclu par un second pacte, une alliance symbolique. Le passage qui s’effectue dans le second pacte est celui d’un rapport de puissance à une relation d’autorité. Il s’est effectué sous l’effet de trois interdits organisateurs : les Frères durent « instituer l’interdiction de l’inceste, par laquelle ils renonçaient tous à la possession des femmes convoitées, alors que c’est principalement pour s’assurer leur possession qu’ils avaient tué le père ». C’est le premier interdit de l’humanité. Le second interdit est soutenu par l’institution du tabou, qui vise à protéger la vie de l’animal totémique, substitut du Père mort et occasion d’une réconciliation avec lui : « le système totémique était un contrat conclu avec le Père », écrit Freud, un système qui engage à ne pas renouveler sur lui l’acte meurtrier, en échange de sa protection et de ses faveurs. Le contrat totémique protège donc aussi la fratrie : les Frères se garantissent réciproquement la vie et s’engagent à ne jamais se traiter les uns les autres comme ils ont tous traité le Père. Freud précise : « À la prohibition de tuer le totem, qui est de nature religieuse, s’ajoute désormais la prohibition, d’un caractère social, du fratricide. » Ainsi, le passage de la Horde au groupe organisé, de la nature à la culture, a institué la société sur un double pacte : un pacte de complicité dans l’œuvre de mort et sur un pacte de renoncement au meurtre au profit de la représentation symbolique du meurtre jusqu’alors répétitivement accompli par les Frères pour tuer le Père. Formulons ces propositions autrement : c’est d’abord dans la reconnaissance des insuffisances de leur premier pacte que les Frères le dépassent. Ils inventent alors une autre forme d’alliances, qui entraîne de nouvelles modalités identificatoires, celles-là mêmes qui rendront possible, grâce à la symbolisation de leur désir, que soit inventé et énoncé le double interdit de l’inceste et meurtre de l’animal totémique érigé
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en mémorial de l’Ancêtre devenu fondateur du groupe. Toutefois, la prohibition du meurtre et de l’inceste ne suffit pas à maintenir le lien social et la culture. Il est nécessaire que les pulsions trouvent une autre issue que la réalisation directe de leurs buts, le travail de la culture et la sublimation venant ainsi permettre de dépasser le seul niveau élémentaire de l’interdit.
Trois commentaires sur le pacte des Frères L’alliance symbolique des Frères institue le principe d’autorité sur la base de trois interdits anthropologiques organisateurs des valeurs nécessaires à la croissance psychique, à l’organisation sociale et aux œuvres de culture. Le temps de l’alliance suppose une redistribution des pulsions libidinales et destructrices quant aux investissements sur les parents et sur les frères et sœurs. L’alliance les délivre de la répétition du meurtre du Père, du fratricide et de leur corrélat, la prohibition de l’inceste, obstacle majeur au retour de la société organisée vers la société naturelle, vers la Horde, l’état de masse et la confusion. Elle institue une société où prévaut la loi des échanges. L’alliance effectue le passage décisif de l’arbitraire violent associé à la puissance paternelle à l’autorité structurante du groupe fraternel. Soulignons que la puissance du Père originaire est à la fois la puissance sexuelle et la richesse dans la possession de femmes. C’est aussi une puissance qui ne se discute pas, qui n’engendre pas de parole, mais un acte meurtrier Je voudrais souligner ce point : ce sont les Frères qui, après avoir accompli le meurtre symbolique, énoncé les interdits fondateurs et une fois devenus pères, sont les inventeurs de l’autorité. Ils l’attribuent à la figure paternelle, à laquelle ils se soumettent et obéissent « rétrospectivement », qu’ils reconnaissent et qu’ils maintiennent, par leur alliance, comme le garant de leur alliance. Dans cette perspective, l’autorité apparaît comme une co-invention entre les générations, une co-création de chacune par l’autre, au prix de la violence et du meurtre de l’imago du Parent archaïque. Pour faire juste mesure à la référence exclusive du désir de la mère pour le père, ceci revient à dire que le paternel n’existe pas en soi : non seulement la catégorie du paternel est ancrée dans le fraternel, mais le maternel participe lui aussi au principe d’autorité en vertu de sa fonction de porte-parole et de son rôle de première actrice du contrat narcissique. L’alliance symbolique et l’autorité qu’elle fonde et dont elle est garante sont suscitées contre l’angoisse et la violence associée à la confusion et au chaos. Ce n’est pas seulement sous l’effet de la rivalité et de l’envie à l’égard du Père que les Frères inventent leur second pacte
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civilisateur. C’est aussi contre le retour de la confusion qu’installent le meurtre et l’inceste dans la différence des générations et dans la différence des sexes. Pour préciser ce point, je voudrais faire appel à une notion, celle de parent confus, notion proposée séparément par G. Decherf et E. Darchis (1999) et par R. Kaës (1998). G. Decherf1 désigne par parentalité confuse à la fois le parent combiné et le parent enfant. La confusion de l’enfant et du parent, de l’enfant réel et du bébé dans le parent (les restes de sa propre enfance) provoque une inversion paradoxale de la contenance, une disqualification de la fonction parentale et une angoisse spécifique, confusionnelle. « L’enfant ne devient pas le propre parent de ses parties infantiles. » Ce parent confus et confusionnant n’a pas assumé la double différence des générations et des sexes. J’ai utilisé ce concept dans un autre contexte clinique et théorique : l’imago du Parent confus survient dans les moments catastrophiques et chaotiques qui suivent l’expérience traumatique d’un groupe ou d’une institution. Cette figure de Parent confus et confusionnant est à la fois dotée de puissance archaïque, mais elle n’exerce plus aucune autorité. En dépit de cette faillite ou à cause d’elle, le Parent confus exerce une emprise sur la pensée des membres du groupe ou de l’institution en la disqualifiant. La parole devient impossible, et les actes impensables, le passé et le présent se confondent dans l’urgence. Dans une telle situation, pour sortir du chaos, le meurtre du Parent confus accomplit une césure organisatrice. C’est finalement ce que propose le modèle de Totem et tabou. En tuant le Père confus, les Frères instituent l’autorité, qu’ils attribuent au Père et dont ils revendiquent une part. Dans ces conditions, l’autorité se fonderait sur un acte de déconfusion, et c’est ce que les Frères réinstituent, défendent et transmettent contre le retour du chaos.
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COMMUNAUTÉ DES FRÈRES ET LES SENTIMENTS SOCIAUX Freud l’a constamment affirmé : la haine, l’hostilité vis-à-vis du frère et le désir fratricide sont premiers. Ils conduisent au meurtre, puis au repentir, puis à la mutation vers l’alliance fraternelle symbolique. La haine, l’hostilité et le désir fratricide sont de ce fait à l’origine des sentiments sociaux, qui ne peuvent se former qu’en rencontrant les interdits 1. Communication personnelle (1999).
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fondamentaux. La sanctification du sang commun et l’affermissement de la solidarité entre toutes les vies du même clan en sont les conséquences. Cependant, avertit Freud, « [...] à tout bien considérer, la victoire est restée aux tendances qui avaient poussé au parricide. Les sentiments fraternels sociaux (die sozialen Brüdergefühle), en lesquels repose le grand bouleversement [le passage de la Horde au Groupe], exercent dès lors et pour longtemps une profonde influence sur le développement de la société. »1
Les sentiments sociaux sont ainsi le résultat de cette oscillation instable entre les effets du complexe fraternel et ceux du complexe d’Œdipe. Dix ans plus tard, reprenant les thèses de Totem et tabou dans Psychologie des masses et analyse du moi, Freud rappelle que : « Les sentiments sociaux furent acquis lorsqu’il fallut surmonter la rivalité qui subsistait entre les membres de la jeune génération, [...], qu’ils naissent chez l’individu comme une superstructure qui s’élève par-dessus les motions de rivalité jalouse à l’égard des Frères-et-Sœurs (die Geschwister), [...] qu’il se produit une identification avec celui qui était d’abord le rival2 . »
Le pacte, l’alliance et la communauté des Frères Ainsi naît ce que Freud nomme la communauté des Frères. Elle est fondée sur l’alliance fraternelle dans une triple articulation avec le renoncement de posséder toutes les femmes (comme le Père), l’interdit du meurtre et de l’inceste et la construction d’un Surmoi et d’idéaux communs et partagés3 . Cette communauté comporte une double dimension, celle du sacrifice et du renoncement, et celle de la sacralisation de l’instance qui la fonde. G. Rosolato (1987) a montré comment le sacrifice est nécessaire à la communauté dans sa dimension religieuse. Dans le christianisme, la communauté des Frères et Sœurs en Christ se réunit autour du sacrifice du Fils. C’est une observation courante que lorsque les pactes, contrats et alliances fondatrices d’une communauté sont remis en cause, une 1. (G.-W. IX, p. 176.) 2. (G.-W. XIII, 265-266, trad. fr., p 250.) 3. C’est ce qu’écrit Freud en 1923 Freud dans « Le moi et le ça » lorsqu’il affirme que l’être humain dépasse la « somme d’agressivité » de ses « données instinctives » grâce à l’idéal du moi ou au surmoi, héritiers du complexe d’Œdipe.
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victime émissaire est trouvée pour ressouder l’alliance. Elle est cherchée et trouvée soit à l’extérieur de la communauté, soit à l’intérieur, dans la figure du traître, du « faux frère ». Reprenant le motif freudien de la communauté des Frères, C. Neri en a infléchi la problématique dans une autre direction. Il a observé que l’avènement de la communauté dans un groupe est un indicateur de la phase évoluée dans le fonctionnement du groupe (1997, p 106-107). Il écrit : « La communauté de frères (ou clan fraternel) exerce plusieurs fonctions [...] (une des) fonctions s’insère dans une relation triangulaire (analyste, communauté des frères, patrimoine affectif du groupe), fondé sur un nomos : un droit fondamental, qui ne relève pas des règles du setting et n’est pas présent au début du travail, mais qui naît au moment où les membres participants prennent conscience d’être en groupe (communauté des frères) et commencent à agir en conséquence, en devenant un “sujet collectif”. » (op. cit., p. 144.)
La communauté des frères marque ce passage d’une communauté caractérisée par l’acceptation de règles construites sur un interdit qui s’impose à chacun, à une communauté où la circulation de l’Idéal permet la consolidation du lien entre les pairs. Dans cette phase, le groupe fonctionne sous le registre de ce que j’ai appelé l’alliance symbolique des Frères.
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L’exigence de justice, d’amour égal pour tous et le sentiment de fraternité Le travail avec les groupes, l’expérience des groupes réels et des institutions, et d’abord la vie familiale nous confronte régulièrement et avec insistance à cette double exigence d’amour égal pour tous et de justice auxquels les parents sont tenus. Contrôle scrupuleux, surveillance étroite, revendications sourdes ou directes sont les actes témoins de cette exigence d’égalité de traitement, source du sentiment de justice et d’injustice. Freud l’avait noté : « Si tant est qu’on ne peut soi-même être le privilégié, qu’au moins aucun de tous les autres ne soit, lui, ce privilégié1 . »
Cette affirmation vaut pour la famille et pour le groupe, elle vaut aussi pour les institutions. Chacun sait bien que l’hostilité et l’envie ne 1. G.-W. XIII, 133.
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pourraient pas être contenues et transformés en sentiment d’amour, du moins pour la part qui revient à ce retournement de la rivalité jalouse, si la justice et l’égalité dans la répartition de l’amour n’étaient pas assurées par les parents. Ce sont ces exigences de l’enfance que la transmission de l’héritage, à la mort des parents, réveille de manière souvent violente. J’ai étudié jadis avec D. Anzieu (Kaës, Anzieu, 1976) comment cette exigence d’égalité a organisé un groupe au point de développer des angoisses persécutoires chez ses membres et de les paralyser par des mesures défensives correspondantes. La principale de ces alliances défensives consistait en une idéologie du strict nivellement, du rabotage des différences et de la réduction à un commun dénominateur des membres du groupe. Elle était commandée par l’exigence de recevoir de l’analyste, avec lequel une femme participante s’était placée dans un rapport tel qu’il soutenait des fantasmes de couplage et de dépendance, une stricte et égale répartition de l’amour du couple parental.
Chapitre 8
LA MORT D’UN FRÈRE, LE DEUIL D’UN ENFANT
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’ EST sous le signe du meurtre du double fraternel que la question de la mort d’un frère s’inscrit d’une manière privilégiée dans l’imaginaire occidental, dans ses versions bibliques, helléniques et romaines. Les frères grecs sont peut-être les plus poignants : non seulement parce que Étéocle et Polynice se donnent la mort mutuellement, mais surtout parce que la sœur qui les pleure est en même temps la sœur de leur père. Le crime de Caïn laisse Ève inconsolable de la mort d’Abel. Tous ces meurtres « incriminent » les rapports de générations. Pour les psychanalystes, ils font apparaître d’une manière centrale l’intrication du complexe fraternel dans le complexe d’Œdipe, mais aussi leur spécificité. La mort d’un frère ou d’une sœur est un événement dramatique où se conjuguent le lien adelphique, dans sa rupture, et le complexe fraternel qui exerce ses effets dans le travail du deuil. Nous avons déjà eu à connaître cette conjonction dans le cas de Pierre-Paul, au moment où, dans le cours de son analyse, la mort de son frère mobilise des aspects nouveaux du complexe fraternel. La mort de ce frère, double haï, né selon son fantasme d’une morsure incestueuse au sein de sa mère, avait réveillé en lui la violence de ses désirs destructeurs vis-à-vis du corps maternel.
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EFFETS PSYCHIQUES DE LA MORT DANS LA FRATRIE
Nous allons examiner dans ce chapitre comment les effets psychiques de la mort d’un frère ou d’une sœur, dans l’enfance du sujet ou même avant sa naissance, sont déterminés par son niveau d’organisation psychique au moment du drame. Lorsque ces morts surviennent à ces âges précoces ou préhistoriques, nous devons prendre en considération une autre variable : le travail de deuil d’un frère ou d’une sœur est inséparable de l’élaboration du deuil que les parents auront pu faire de leur enfant. Nous verrons que ce deuil est problématique lorsque la même configuration — la mort d’un frère ou d’une sœur — a marqué leur propre histoire infantile. La mort précoce d’un enfant est une situation anormale pour les parents et pour les enfants survivants. Elle est anormale, dans la mesure où le cours de la vie voudrait que ce soient les parents qui meurent avant leurs enfants. C’est aussi pour l’enfant une situation anormale dans la mesure où l’investissement parental, et spécialement l’investissement maternel de l’enfant mort retentissent sur l’enfant survivant. À travers la clinique de trois cas, et l’évocation de ce que fut pour Sigmund Freud la mort de son frère Julius, l’imago du frère mort s’est dégagée de ces analyses comme une notion centrale du complexe fraternel. J’ai introduit cette notion pour rendre compte d’une organisation particulière du rapport imaginaire au double narcissique : rivalité, agressivité vis-à-vis du double, identification héroïque. L’imago du frère mort apparaît comme le double mortel et mortifère de l’enfant survivant, comme une image de son narcissisme destructeur. C’est aussi à travers ce schème imaginaire que le sujet constitue et appareille ses rapports intersubjectifs. Lorsque sous l’effet de la nécessité imposée par la clinique j’ai commencé à réfléchir à cette question, c’est d’abord la figure d’Antigone qui s’était imposée à moi. La mort d’un frère, ou celle d’une sœur, peut-elle se dire comme Antigone le dit : « En mourant tu m’as pris ma vie » ? Ou peut-elle se figer dans le miroir létal d’un Narcisse un endeuillé de sa sœur jumelle ? La clinique qui m’interrogeait alors était celle d’une patiente endeuillée de morts demeurés sans sépulture psychique d’une génération à l’autre. La mort d’une sœur. Une généalogie de deuils et de dépressions Claude vient me consulter pour « faire quelque chose » de sa dépression et de ses impulsions suicidaires d’écrasement et de défenestration. Je
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lui propose de « dire quelque chose » de sa dépression, et les premières séances s’organisent autour du récit de son histoire, dont elle présente le drame dans cette formulation abstraite et détachée : « je suis aux prises avec la mort d’une sœur dans une génération de femmes ». Ces deuils déjà inconsolés étaient encore gelés lorsque plus tard Claude eut à vivre la perte d’une de ses filles, laissant son autre fille, la sœur de la jeune morte, dans une dépression profonde. « Faire quelque chose », c’est d’abord essayer, comme dans la tragédie, d’empêcher le destin de frapper de nouveau. Profondément triste, Claude s’efforcera de masquer par de grands éclats de rire les traits violents et douloureux d’une histoire qui la déborde : à l’âge tendre de l’enfance, la mort de sa petite sœur s’était enkystée dans le deuil que sa mère n’avait pas pu accomplir de la mort précoce et brutale de son propre frère. Dans son récit, Claude parlera d’abord de la mort d’une sœur que sa mère aurait perdue, au seuil de l’adolescence. Mais elle rectifiera cette première confusion : c’est en réalité un frère bien-aimé dont sa mère était endeuillée, un frère héroïsé, mort à la guerre encore jeune ; plus tard, nous comprendrons que dans l’esprit de Claude, sa mère ne pouvait perdre que des sœurs ou des filles, tout comme elle-même aura à vivre ces épreuves. La mère aura en effet deux filles, dont ma patiente à laquelle elle donnera ce prénom bisexué, en mémoire du frère mort de la mère. Claude est aussi assez confuse quant à sa position vis-à-vis de sa sœur, morte à quatre ans alors qu’elle-même en avait presque six : elle avait en effet 18 mois quand sa sœur est née, mais elle prétend aussi que sa sœur avait 18 mois quand elle est morte. Un jour, dans un lapsus linguae, elle dira que sa mère était enceinte de 18 mois quand sa sœur est née. Cette confusion de la morte et de la survivante m’a fait entendre autrement ce qu’Antigone dit à Polynice : « Dès avant ta naissance tu m’as pris ma vie, et en mourant une fois encore tu me l’as ravie, chaque fois en me prenant l’amour maternel. »
Pour Claude, la naissance et la mort de sa sœur entrent en collusion avec ses fantasmes de destruction de sa rivale et avec sa haine du sein maternel toujours endeuillé de la mort du frère de la mère, et désormais de celle de sa propre fille. Le deuil pathologique de sa mère est pour Claude confusionnant, à la lettre affolant. Le jour, sa mère se montrait froide, sans larmes, impassible, et Claude se demandait : « Si moi j’étais morte, peut-être pleurerait-elle sur moi ? » Mais lorsqu’elle évoque sa mère « engluée »
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dans son deuil, elle se souvient avec angoisse et terreur de ses hurlements, de ses terrifiantes hallucinations de sa fille morte-vivante, dangereuse réincarnation du frère mort : les morts occupaient ses nuits, et le père était envoyé veiller sur leurs tombes. Engluée dans l’impossible deuil maternel, Claude s’est elle-même divisée pour survivre : identifiée au frère mort, à sa sœur morte, elle s’est collée au lieu même où sa mère pouvait être touchée : sur son corps. Elle s’est constituée pour elle comme un objet complémentaire du corps maternel blessé dans sa fécondité, un objet que la mère semble avoir excité de toutes sortes de façons, confrontant sa fille à la terrifiante jouissance, longtemps innommable, d’être prise et de se laisser prendre dans la confusionnante unité incestueuse du protogroupe1 familial. Claude se sent indissolublement liée à la mère et à la sœur morte dont elle a pris la place. Elle proclame haut et fort le terrible amour qui la lie à elles, mais elle ignorera longtemps la haine qu’elle leur porte et que masque son symptôme de la compulsion à la défenestration : s’écraser contre la mère et la punir d’aimer encore l’autre, mais aussi s’en désagripper par ce laisser-tomber, se faire couvrir par le père les nuits où la tempête gronderait et où la mère deviendrait folle. Son amour passionnel pour sa mère, son désir de lui être soumise, d’être son « petit Jésus », ce fut une illusion à maintenir pour elle-même et pour sa mère. Elle saura qu’en se plaçant ainsi comme rivale de tous ces morts idéalisés, elle soutenait à son insu sa mère dans son deuil impossible et maintenait le sien hors de portée. Elle cite et reprend volontiers à son compte, pour soutenir son illusion et son déni, cet aveu de Romain Gary dans La Promesse de l’aube : « J’ai tellement été aimé par ma mère que quand d’autres femmes me prenaient dans leurs bras, c’était comme pour des condoléances. »
Pour elle aussi, n’importe quelle étreinte — celle d’un homme comme celle d’une femme — vaudra à la fois étreinte d’amour et de condoléances. La mort la hante. Le sexe la taraude : de l’adolescence à la maturité les liaisons sexuelles vont se succéder, comme pour faire la nique à la mort, la nique à la mère. Claude aura deux filles, l’aînée mourra d’épuisement à 18 ans, emportée par un cancer qui surviendra sur le fond d’une intense souffrance 1. J’ai désigné par ce terme (Kaës, 1976, p. 135-136) la représentation archaïque du groupe, composée de la conjonction d’un fantasme intra-utérin et d’une scène primitive des parents combinés.
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psychique. Envieuse et coupable de la mort de sa sœur, elle est, comme sa mère l’a été, coupable de survivre à la mort de sa fille ; déprimée, elle s’éprouve aussi coupable de transmettre la « sale et triste envie de mort » à sa propre fille survivante. Elle s’enfermera longtemps dans la douleur d’une héroïne, jusqu’à ce que l’angoisse devenue intolérable laisse affleurer dans son symptôme son désir de vivre en se détachant de cette généalogie de femmes qui perdent leur fille et leur sœur. Pendant plus d’une année, elle vient aux séances vêtue d’un noir élégant. Le deuil intemporel, permanent, des femmes de la Méditerranée, transmis de génération en génération. À l’écouter me reviennent les mots d’Antigone : « Telle est mon infortune : je suis encore et ne suis plus parmi les hommes, séparée à la fois des vivants et des morts. »
Antigone l’impassible, la dure, la pure fut pour Claude adolescente une figure de l’idéal.
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« Ne voyez-vous pas que je suis double ? » À plusieurs reprises dans le cours de l’analyse, des rêves répétitifs angoissants vont faire apparaître (ce sont en effet des apparitions) la figure d’une jeune fille ou quelquefois d’une petite fille dédoublée, l’une noire, l’autre blanche, l’une bonne, l’autre mauvaise. Elle rapporte un jour une scène d’un rêve qui l’a d’abord apaisée : elle contemplait avec moi sur la plage des jeunes gens qui rebondissaient sur un trempolino ; c’est ainsi, dit-elle, qu’elle aimerait sortir de sa dépression, en ascension, par le haut : assurément « s’envoyer en l’air » a été un investissement sexuel antidépressif, mais ce qui la mobilise aujourd’hui est bien une autre issue à sa dépression. Ses fantasmes de défenestration l’ont d’ailleurs sollicitée aussitôt après le rêve du trempolino. Soudain un sens se fait à travers cette question qui est aussi un appel dans le transfert : « Ne voyez-vous pas, me dit-elle, que je suis double, partagée entre le vif et le mort, le frère et la sœur, le père et la mère ? »
« Ma sœur, mon enfant » Elle parlera longtemps de la mort de sa fille, pour tenter de sortir de toutes ces confusions. Un jour elle parlera, dans la honte, de la confusion dans laquelle sa fille était tenue par elle sur son origine : « Ma fille n’est pas morte seulement du cancer ; elle est aussi morte parce qu’elle ne savait pas qui était son père. » Contrariant l’adage, Claude disait
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qu’elle n’avait pas voulu le savoir. À l’époque, elle pensait que les pères n’avaient pas d’autre importance que d’apporter leur semence : les enfants appartiennent aux mères. Elle se couvre de reproches : « Comment ai-je pu vivre et comment ma fille a-t-elle pu vivre avec ça, quelles questions poserait-elle maintenant à propos de son père et de mon désir à moi pour elle et pour lui. Peut-on dire à un enfant qu’on ne sait pas qui est son père, et qu’une part de soi ne veut pas le savoir ? ». Quel intérêt avait-elle à ne pas savoir ? La question la renvoie à sa mère et à sa sœur : « Tout ça se joue avec ma mère et avec ma sœur morte. » Sa fille morte est-elle l’enfant de « ça » ? Se faire faire un enfant — sa fille — avec un quelconque pénis pour redonner 1’enfant à sa mère, est-ce là ce qu’il importe de ne pas savoir ? « Mon enfant/ma sœur », murmurera-t-elle. Sa culpabilité sait de longue date de quel désir il s’agit. Quand elle pense à sa mère, à sa sœur, à sa fille morte, les processus de pensée ne fonctionnent pas de manière habituelle : « Je ne peux plus raisonner, on est là dans un domaine où le délire n’est pas loin. » À l’une des séances qui suit le rêve du trempolino, elle me dit qu’elle voit pour la première fois les deux fauteuils disposés dans le cabinet, à quelque distance du divan, les deux fauteuils qui ont été occupés par elle et par moi au cours des entretiens préliminaires. « Ce sont deux places vides, des doubles » : sa sœur morte et sa fille morte. Elle se souvient des premières séances : elle comprend qu’elle les a fait venir avec elle dans mon cabinet pour que je les soigne en elle. « Ne voyez-vous pas que je suis double ? » L’adresse de sa troublante question se dégagera de l’analyse du transfert. Claude est venue à ses séances avec sa mère affolée et endeuillée, avec sa sœur morte, et avec sa fille morte : de chacune elle a pris la place héroïque, enviée et mortelle. Comment ne pas les rejoindre dans la tombe-berceau qui reçoit les pleurs maternels et que le père enveloppe de sa sollicitude nocturne ? Nous comprendrons que l’impulsion à s’effondrer au-dehors la confronte à l’accomplissement du désir de se précipiter dans la tombe, avec tous ces enfants morts, pour ne pas donner une sépulture à ses morts au-dedans, et que cette impulsion est aussi une mesure paradoxale de protection contre l’angoisse de s’effondrer au-dedans. Ce qu’elle a entrevu dans l’image du trempolino, ce pourrait être le décollement de son désir de se préserver et de resurgir pour faire place à ce qu’il y a de bon et de vivant en elle. Nous aurons surtout à comprendre que cet appel vers le vide est aussi un appel vers un fond, vers une butée. Comme l’enfant mort du rêve non vixit de Freud, c’est au père qu’elle adresse sa question, son reproche et son recours. Qu’elle soit reconnue par lui dans son dédoublement,
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elle pourra alors resurgir et abandonner cette tentative devenue mortifère pour se décoller du deuil maternel et pour réveiller le désir de sa mère pour elle. À plusieurs reprises au cours de la cure de Claude, la figure tragique d’Antigone est venue en surimpression sur l’histoire de ma patiente : Antigone m’indiquait avec insistance une direction de mon écoute clinique : ce qu’avait été pour ma patiente le deuil du frère demeuré en stase chez la mère, et sur la posture d’héroïne tragique que celle-ci avec son frère mort semblaient avoir pris dans l’esprit de sa fille. De là s’est formée la première interrogation : le destin psychique de la mort d’un frère ou d’une sœur peut-il se séparer de celui du deuil d’un fils ou d’une fille pour ses propres parents ?.
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Commentaires Est-il possible de parler en général de la mort d’une sœur ou d’un frère sans préciser le statut de l’objet perdu pour un sujet particulier : la mort d’un frère pour une sœur est-elle tout à fait la même que celle d’une sœur pour un frère, d’un frère pour un frère, ou d’une sœur pour une sœur ? Les circonstances de la mort seraient également à prendre en considération : le travail du deuil dans les morts par maladie, « prévues », anticipées et déjà engagées dans un travail de deuil chez les frères et sœurs et chez les parents n’est probablement pas identique à celui qui peut se faire dans les morts brutales : mort subite du nourrisson, morts accidentelles de jeunes enfants ou décès soudain à l’hôpital. Il conviendrait sans doute de distinguer les singularités du deuil dans la fratrie lorsqu’il s’agit d’un décès par maladie héréditaire, ou de la mort d’un enfant handicapé. D’autres variables sont aussi à prendre en considération, par exemple, les rapports privilégiés qui s’établissent dans le travail du deuil avec tel frère ou telle sœur, et spécialement avec le frère ou la sœur aîné(e). Assurément une approche différentielle enrichirait notre propos1 , mais nous pourrions tout aussi bien passer à côté de l’essentiel. 1. Il faudrait encore introduire d’autres distinctions, comme l’écart d’âge entre le vivant et le mort, leurs places respectives dans la fratrie, ou encore l’âge de la vie à laquelle survient la perte d’un frère ou d’une sœur : avant la naissance, et l’on interrogera le destin de l’enfant de remplacement ; ou après la naissance, pendant l’enfance, à la latence, à l’adolescence ou à l’âge adulte. Une étude de R. Urribarri (1991) sur l’approche différentielle de la perte d’êtres chers pendant l’enfance et l’adolescence permet d’éviter des confusions entre les différentes modalités du deuil au cours de l’enfance, de l’adolescence et à l’âge adulte. Urribarri montre aussi l’évolution du travail de deuil à travers les potentialités nouvelles que met en œuvre la réorganisation œdipienne et post-œdipienne.
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L’essentiel : dans ma pratique, il se situe du côté de ces questions qui surgissent toujours à la mort d’un frère ou d’une sœur, et qui mettent en cause les places que le survivant s’imagine occuper dans le désir des parents et la nature des identifications à l’autre : pourquoi lui, pourquoi elle, cet autre pareil à moi, et pas moi ? Pourquoi cet autre moi-même avant l’ordre qu’impose la succession des générations ? Là est le drame qui précipite la mort d’un frère au point de nouage des rapports de vie et de mort, de sexe et de génération, d’amour et de haine. L’histoire de Claude appelle quelques commentaires. Le premier confirme et précise une donnée déjà bien établie : le destin psychique de la mort d’une sœur ou d’un frère est intriqué dans le travail du deuil des parents pour leur enfant. Je souligne la dimension fondamentalement intergénérationnelle de cette expérience, et je la nuance immédiatement par deux correctifs. Tout d’abord en soulignant l’écart entre l’organisation psychique au moment de la mort du frère ou de la sœur et l’état actuel de la structuration psychique. Puis en prenant en considération la façon dont le sujet singulier interprète cette transmission de la mort et prend sa part propre dans ce nœud obscur où prennent leur source les désirs inconscients et les subjectivités. C’est ce que l’analyse de l’histoire de Claude a assez montré. Second commentaire : si le destin du deuil chez les parents décide en partie du travail précoce du deuil chez l’enfant, la non-élaboration du deuil de leur enfant chez les parents maintient chez les descendants un deuil difficile ou impossible de leur alter ego frère ou sœur, a fortiori lorsque l’un des parents est lui-même frère ou sœur d’un enfant mort. Au cours de son travail de deuil, après la scène du trempolino, Claude pense à un roman qu’elle a lu autrefois : le héros, un homme ou une femme, elle ne se souvient plus, était toujours accompagné de son double, mais personne ne s’en apercevait, le double demeurait invisible. Personne ne comprenait sa relation avec ce double qu’on ne voyait pas : « Ainsi je ne suis pas seulement double mais accompagnée de doubles “doubles”, toute une bande autour de ma mère... » Au cours de son analyse, Claude pourra reconnaître la part qui lui revenait dans le pacte qui la liait à sa mère et qui se fondait sur leur intérêt conjoint de ne pas entreprendre le travail de deuil. J’ai eu à connaître la difficulté dans laquelle se trouvait un enfant, un fils aîné, à la suite de la mort subite d’un nourrisson. La fonction d’étayage et/ou d’objet fusionnel qui lui est assignée par la mère et avec l’assentiment du père suggère l’hypothèse que la perte d’un nourrisson remobilise chez les parents, chez la mère en particulier, les zones
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d’inachèvement de l’appareil psychique et notamment les difficultés qui en résultent dans la relation à l’objet primaire. Dans les deuils difficiles ou pathologiques chez l’enfant, l’impact des deuils demeurés impossibles pour la génération précédente fixe, dans la répétition de la revenance du mort, le rapport à un double non enterré.
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Un pacte intergénérationnel de résistance au deuil du frère ou de la sœur morte J’ai eu recours à la notion de pacte intergénérationnel de résistance au deuil pour qualifier certaines difficultés psychiques rencontrées au cours de l’analyse lorsque la mort d’un frère ou d’une sœur s’inscrit dans une histoire familiale rendue traumatique par la mort d’enfants demeurée hors deuil chez les parents1 . L’histoire de Claude en est l’un des exemples. Ces histoires ont la particularité de concerner la transmission psychique des effets de la mort d’un enfant sur les frères et sœurs et sur leur descendance et de créer le sentiment d’un destin tragique, au principe duquel la répétition finit par animer la psyché du frère ou de la sœur survivante. De telles situations cliniques posent des problèmes difficiles dans le cours du traitement, mais elles sont accrues lorsqu’une alliance de silence, un pacte de méconnaissance (ou de résistance) se conclut entre les générations de telle sorte que personne ne soit confronté au travail du deuil. Marina vient me consulter pour une psychothérapie de soutien après la naissance d’un enfant trisomique dont elle s’occupe hyperactivement. Elle est épuisée. Son histoire est à jamais trouée par la mort de sa sœur aînée, à l’âge de sept ans, dans un accident de voiture : elle-même en avait six. La mère conduisait. Marina n’apprendra la mort de sa sœur qu’après l’enterrement de celle-ci. Un lourd silence va entourer cette mort ; sur les circonstances de l’accident, différentes versions circuleront, le flou sera maintenu. Elle se sent coupable de n’avoir pas pu pleurer la mort de sa sœur, alors que pour toute la famille, et pour le père notamment, il était nécessaire d’être une sœur éplorée. Elle s’efforçait de pleurer, coupée en 1. Dans des travaux antérieurs (1993b, 1993c), j’ai distingué entre transmission intergénérationnelle et transmission transgénérationnelle. Dans le premier cas, la transmission concerne les rapports entre les générations, dans leurs rapports immédiats, concrets et singuliers et donc accessibles à la parole. Dans le second, il s’agit d’un processus de nature inconsciente qui traverse les générations, et à travers lequel nous entrons en contact avec une expérience qui n’a pas été vécue en première personne : de ce fait, ce qui se transmet reste étranger à la conscience et devient indicible.
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deux, et rien ne sortait, elle avait « un cœur de pierre » : Pierre, c’est le prénom qu’elle donnera à son fils handicapé. Elle évoque le couvercle de silence et de plomb que le père a fait peser sur elle et sur sa mère coupable, déprimée, honteuse, pour qu’il ne soit jamais question de cette mort : elle resurgit, avec la culpabilité de la survivante, au moment de la naissance de son fils trisomique. Marina a lutté pendant des années contre ses fantasmes de meurtre de cet enfant, son impulsion à le faire disparaître « dans un accident ». Cette naissance a exacerbé la violente jalousie de son aîné vis-à-vis de son frère handicapé1 : un jour, sous les yeux de sa mère, Pierre se précipite sous une voiture, sans conséquences physiques notables, mais cette répétition ouvre la parole sur la mort de la sœur et sur une autre mort d’enfant, une génération auparavant. Marina redécouvre en en faisant le récit à son fils aîné que sa sœur morte porte le même prénom que la sœur de son père, qui serait morte également dans un accident de voiture, à sept ans alors que le père en avait quatre. Le père ne se serait pas remis de cette première mort, il s’est toujours plaint d’être mal-aimé de sa mère qui, aussitôt après la mort de sa fille, lui fit une petite sœur de remplacement2 . Dans la famille un doute
1. Le lien fraternel est marqué de diverses manières par le handicap d’un frère ou d’une sœur : la jalousie honteuse et la culpabilité, les identifications conflictuelles, mais aussi la solidarité et la protection du frère ou de la sœur handicapé(e). Le groupe fraternel se montre alors capable de réparer des liens fraternels blessés. Les travaux de R. Scelles (notamment 1997) sur la fratrie de l’enfant handicapé apportent de précieuses informations sur la spécificité des liens fraternels et sur leurs rapports avec les parents dans de telles situations. Les relations fraternelles à l’épreuve du handicap ont fait récemment l’objet de plusieurs publications, parmi lesquelles un numéro de la revue de Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence (2003) et un ouvrage collectif sous la direction de C. Bert (2006). 2. Sur la situation de l’enfant de remplacement au sein de la fratrie, il y aurait lieu de faire état de nombreuses recherches. M. Soulé (1990, p. 70) a rendu compte en clinicien de ce qui peut advenir d’un enfant né après la mort d’une sœur ou d’un frère aîné. Il évoque le risque de confusion : « Les parents peuvent le confondre avec celui qui est mort, à plus forte raison s’ils lui donnent le même prénom et si la date de naissance est proche [...] On peut craindre aussi que cet enfant n’ait pas sa personnalité propre, son autonomie, qu’il tente de se calquer sur le précédent. Effectivement, certaines formes de pathologie sont décrites. Mais tout cela s’imprègne de la façon dont sont vécues, aujourd’hui, les notions de famille, d’enfant. » Dans une belle étude, déjà ancienne, M. Porot, J.-G. Veyrat (1990) ont étudié la situation de l’enfant de remplacement dans plusieurs cas célèbres : le cas « Aimée » traité par J. Lacan et dont D. Anzieu (1986) lui-même a fourni les éléments biographiques concernant le mort tragique de la sœur de sa mère à laquelle fut donné le même prénom que celui que portait la défunte, Marguerite. Anzieu a rendu compte de la dépression de
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plane cependant sur les circonstances de la mort de la sœur du père : elle serait morte d’une septicémie à la suite d’une blessure reçue à l’école. Mais le père tient à la thèse de l’accident de voiture, il impose le silence sur toute autre version de la mort et sur la mort elle-même : ce pacte de silence contraignant va se renouveler avec la mort de sa propre fille. De sa sœur morte et idéalisée et haïe, sa fille est la revenante, le double qui mourra une seconde fois1 . On sait que dans ce cas, la culpabilité — qu’elle soit fondée ou non sur une responsabilité réelle —, la sidération et l’impuissance rendent particulièrement difficile l’élaboration psychique de la perte ou de la séparation traumatiques, qu’elles empêchent le travail de la pensée qui bute sur la question de la représentation de la cause de la mort. Cette absence de paroles sur la répétition d’un drame dans trois générations maintient un collage avec l’événement traumatique. Le sens ne peut se faire pour Marina puisque l’événement insensé est déjà inscrit à la génération précédente. Comme Claude, Marina a été « empêchée » de deuil, et cet empêchement, en les excluant de l’élaboration, soutient la compulsion suicidaire, jusqu’à la troisième génération. Ces deuils sont rendus impossibles par la dépression de la mère et par l’absence du père auquel la mère ne peut alors donner accès, d’où la place importante, envahissante, cruelle et endettante que prend, à côté de l’imago de la mère morte, l’imago du frère mort. Dans l’histoire de Marina, le pacte de silence intergénérationnel est en réalité une alliance inconsciente, un pacte dénégatif2 . Par ce concept, j’entends ce qui s’impose dans tout lien intersubjectif pour être voué chez chaque sujet du lien aux destins du refoulement ou de la dénégation, du déni, du désaveu, du rejet, ou de l’enkystement dans l’espace interne d’un sujet ou de plusieurs sujets. Cet accord inconscient sur l’inconscient est imposé ou conclu dans plusieurs buts : pour que le lien s’organise et se maintienne dans sa complémentarité d’intérêt ; pour que soit assurée la continuité des investissements et des bénéfices liés à la subsistance de la fonction des Idéaux, du contrat ou du pacte narcissique. Ce qui est sa mère par le rôle intenable de « morte-vivante » auquel elle a été assignée. D’autres enfants de remplacement étudiés par Porot et Veyrat trouvent dans le génie créateur une autre issue à leur situation paradoxale : Beethoven, van Gogh, Dali, Chateaubriand. 1. Freud, dans « L’inquiétante étrangeté » (1919) a associé la figure du double au thème du retour éternel du même, de la répétition des mêmes caractères, des destins identiques, de la transmission des noms à travers plusieurs générations successives (comme c’est souvent le cas dans le prénom donné aux enfants dits « de remplacement »). 2. J’en ai exposé le principe et le fonctionnement à partir de 1989 puis en 1993a et 2007.
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en jeu dans le lien, y compris le coût psychique qu’il convient de payer pour que le lien se maintienne, c’est cela même dont il ne saurait être question entre ceux qu’il lie, dans leur intérêt mutuel, en raison de la double économie croisée qui régit les rapports des sujets singuliers et de la chaîne dont ils sont membres. Freud et la mort de son frère Julius Le complexe d’Œdipe s’inscrit au cœur de la théorie de la psychanalyse, non seulement en raison des grands mythes de référence qui l’organisent, mais aussi par la place qu’il a prise dans l’histoire de Freud et dans la découverte de la psychanalyse. Bien que le complexe fraternel y occupe une place moindre, il est lui aussi central et, comme le premier, il s’inscrit dans l’histoire de Freud. On peut supposer que le voile mis sur le complexe fraternel dans la théorie psychanalytique est tissé dans la même toile que celle qui a recouvert la difficulté pour Freud d’élaborer des conséquences de la mort de Julius. Une réinterprétation de ce qu’a représenté Julius pour Freud est aujourd’hui possible, elle est nécessaire, dans la mesure où nous pouvons confronter ce que Freud en dit et écrit à ce que nous en comprenons à partir de notre expérience de la cure individuelle et du travail psychanalytique en dispositif de groupe. Je me limiterai ici à souligner comment, dans l’analyse que Freud fait de son rapport avec Julius, le complexe fraternel s’intrique dans le complexe d’Œdipe jusqu’à leur confusion. J’essaierai surtout, à partir d’un bref rappel de ce que nous savons des rapports de Freud et de Julius1 , de dégager quelques éléments qui, avec les données de la clinique des cures, serviront à proposer le concept d’imago du frère mort.
La constellation traumatique de la mort de Julius D. Anzieu note que la petite enfance de Freud est encadrée par deux morts : la mort de son grand-père paternel (Schlomo), dont Freud reçoit le prénom ; la mort de son petit frère, Julius, qui le déloge de sa position de fils aîné. Julius naît quand Sigismund a deux ans ; celui-ci l’a donc connu entre ses 2 ans et 2 ans et demi puisque Julius décède six mois après sa naissance. Il n’est pas sans intérêt de noter que Freud pense avoir quitté la maison natale de Freiberg vers 2 ans et demi alors qu’en 1. Notamment dans sa correspondance avec R. Rolland (sur ce point, lire l’ouvrage d’H. et M. Vermorel, 1993). Voir aussi l’analyse qu’en propose D. Anzieu dans son ouvrage sur l’auto-analyse de Freud (1959) et son commentaire du rêve « Non vixit ».
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fait il avait 3 ans et demi à ce moment-là. Il fait donc coïncider dans son souvenir le départ de Freiberg et la mort de Julius. L’année qu’il escamote est une année extrêmement importante puisque deux sœurs cadettes naissent cette année-là. Ce souvenir-écran du « départ » de Freiberg à l’âge de 2 ans et demi correspond donc au « départ » de Julius. Cette période des origines se termine, selon la mémoire consciente de Freud, avec la mort de son cadet, c’est-à-dire pour lui, le fils aîné, avec la mort d’un rival. Pour Freud, cette période de Freiberg était aussi marquée par des souvenirs de jeux et de bagarres avec John (Jones ?) son oncle, plus âgé que lui de seulement d’un an et demi. Il est probable que ces souvenirs de jeux et de bagarres doivent être datés un peu plus tard. Il reste que ces premières années de la vie de Freud ont été très intenses pour toutes ces raisons, et surtout parce qu’il est le fils chéri premier-né d’une mère jeune, de l’amour de laquelle Freud profitera très peu de temps. Sa sœur Anna naît quelques mois après la mort de Julius Il y a eu trois naissances à l’époque où Freud avait entre deux ans et demi et deux ans trois quarts, trois naissances et une mort, celle de Julius. Puis la fratrie s’agrandit : trois sœurs sont mises au monde de 1860 à 1865, et en 1866 naît son dernier frère, Alexander. On sait aujourd’hui, grâce à l’attention que l’on porte aux effets de la mort d’un enfant dans la fratrie, surtout lorsqu’elle survient à un âge précoce chez ses frères et sœurs, que ces événements confrontent le sujet avec la destruction, avec la culpabilité du survivant, et que celle-ci se fonde dans les mouvements de jalousie, dans les vœux de mort à la naissance du petit frère. Ces vœux de mort sont actualisés par la mort réelle à un âge où un deuil ne peut pas être élaboré. L’amnésie qui frappe Freud quant à la naissance de sa sœur Anna (prénom qu’il va donner à sa propre fille) se relie certainement à cette blessure narcissique et à cette confrontation précoce avec le deuil, la destruction et la culpabilité. Plusieurs biographes ont souligné que les Freud vivaient très à l’étroit dans leur maison de Freiberg, que les enfants étaient dans une très grande promiscuité dans la chambre des parents. Parce qu’Amalia, sa mère travaillait au-dehors, le jeune Freud a dû se rapprocher de la bonne Nanie qui gardait les enfants en l’absence des parents. On voit ici comment une configuration telle que le deuil, les blessures, la confrontation précoce, traumatique, avec la mort et la destruction associe à un surinvestissement de l’enfant par la mère un surinvestissement par celui-ci de tout l’environnement maternel, dont Nanie est le prolongement. Anzieu souligne que la mort de Julius est associée à des blessures de l’enfance : la tristesse maternelle, le sentiment d’abandon, puis les fantasmes de destruction du corps maternel bientôt « plein » de la petite
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Anna, la mort du grand-père, le départ de Freiberg, qui coïncide aussi avec le départ de Nanie, accusée de vol, renvoyée et « coffrée ». Freud a lui-même analysé comment ce thème du coffre revient dans ses rêves pour figurer la mère enceinte. La mort du petit frère est aussi, dans l’esprit de Freud, étroitement associée à une stimulation précoce dans l’éveil de la libido : la vision de sa mère nue au cours d’un voyage de Leipzig à Vienne (lettre à Fliess du 3 octobre 1897). Il s’agit d’un souvenir-écran : Freud situe cette scène lorsqu’il avait deux ans et demi, alors que le voyage avec sa mère a eu lieu quand le jeune Sigismund était âgé de quatre ans. Anzieu note que cette excitation sexuelle a sans doute déclenché une angoisse de castration très intense.
La mort de Julius et la relation avec Romain Rolland L’intensité de ces blessures narcissiques est probablement responsable, comme le note H. Vermorel, de l’amnésie de Freud quant à la date de la naissance d’Anna. On peut aussi supposer qu’elle sera active au point de conduire Freud à dénier qu’il puisse exister lors de la naissance d’un jeune frère une jalousie chez un jeune enfant. Il l’écrit dans une lettre à Gœthe, qui sera comme R. Rolland un double pour Freud et qui aura lui aussi une histoire importante avec une sœur. La mort de Julius a été un événement fondamental dans la vie de Freud, dans le choix de ses amitiés masculines, et dans sa théorisation des sentiments fraternels. Le travail du deuil de Julius a été élaboré par lui dans plusieurs de ses rêves, notamment dans le rêve « non vixit1 », rêve pivot à partir duquel Freud a pu métaboliser son rapport au frère-mort. Comme l’a montré H. Vermorel (1991), la correspondance avec Romain Rolland a aussi été un moyen de cette élaboration. Ce travail psychique — ses effets d’analyse — culminent dans le célèbre « trouble du souvenir sur l’Acropole ». Cet essai dédié à Romain Rolland concerne des événements qui se sont produits en 1904, au moment où Freud va rompre avec Fliess. Mais un des contenus majeurs de l’essai porte sur sa relation à la mort de Julius. Romain Rolland fonctionne lui aussi comme un double de Freud, il a en commun avec lui l’expérience d’avoir perdu une sœur, Madeleine alors qu’il a cinq ans et sa sœur trois. R. Rolland écrit dans la correspondance avec Freud : « Nul, je pense, n’a plus vivement perçu que moi, dès l’enfance, cette mort sur laquelle toute vie est bâtie, et sur laquelle est bâti ce sentiment profond, constant, et n’a jamais sapé l’acharnement que 1. Cf. G.-W. II-III, 424-428, trad. fr., p. 469-473.
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j’ai mis à vivre et à bâtir, c’est là le nœud de la tragédie. » Comme Freud, Rolland a été à la fois très affecté par cette mort, et en même temps elle a été pour lui une source de ce qu’il appelle « cet acharnement à bâtir et à vivre ». Comme Freud, Rolland est confronté également à une mère absorbée dans le deuil, rêvant à l’absente, il la décrit ainsi : « Le visage rougi par les larmes versées dont la source était toujours prête à se rouvrir, le regard plein de révolte et de douleur, la passion pour l’enfant-morte la rendait par moments étrangère, même hostile sourdement aux vivants. »
Cette fine sensibilité de R. Rolland fait apparaître ce que la clinique nous a enseigné : les conditions d’élaboration chez l’enfant de la mort d’un frère ou d’une sœur sont étroitement dépendantes de la façon dont les parents traitent le deuil de cet enfant. C’est précisément ces corrélations de subjectivité qui nous intéressent, et non séparément ce qu’il en est pour l’enfant et ce qu’il en est pour les parents.
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La mort de Julius dans l’œuvre de Freud D. Anzieu, dans sa magistrale biographie de Freud, a repris certains de ces éléments de la prime enfance de Freud. Il a estimé que, devant un tel chaos psychique et tant de stimulation, Freud en inventant la psychanalyse a probablement dû se représenter l’inconscient comme une langue étrangère à déchiffrer et la famille comme une horde, dont le père, Jakob, a été le chef apportant les cadres nécessaires pour qu’il y ait une limite et un ordre, si cruel soit-il. Anzieu pensait que pour Freud, l’appareil psychique est probablement « le prototype de son enfance, où les forces et les systèmes psychiques de natures différentes, et parlant chacun leur langue, vivent, luttent, s’allient, se subordonnent, forgent des compromis1 ». Ce serait un autre travail que de mettre au jour les effets de cette mort dans les relations que Freud a entretenues avec les premiers psychanalystes qui l’ont entouré et avec l’institution psychanalytique2 .
1. J’ai développé jadis une proposition proche de celle-ci en soutenant que la représentation de l’inconscient qui insiste chez Freud est une représentation qui s’exprime constamment en termes de groupe, nommément dans les termes de groupes psychiques (Kaës, 1976). 2. J’ai commencé à explorer dans quelques travaux préparatoires comment cet aspect du complexe fraternel fonctionne dans le groupe des premiers psychanalystes (cf. Kaës, 2003a, 2007).
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L’imago du frère mort/de la sœur morte La clinique nous a conduit à penser que les effets de la mort d’un frère ou d’une sœur, dans l’enfance du sujet, sont déterminés par son niveau d’organisation psychique, et notamment par les capacités défensives qu’il a acquises au moment du drame. L’enfant mort est le dépositaire de la toute-puissance blessée de la mère. Il a disparu, la mère est inconsolable. Impossible de rivaliser avec l’enfant imaginaire, ou bien alors il faut idéaliser le mort, ou devenir un autre héros, devenir soi-même l’enfant mort idéalisé, héroïque. Dans tous les cas cliniques que j’ai évoqués, les constituants de cette configuration inconsciente sont le rapport imaginaire au double narcissique, la rivalité et l’agressivité vis-à-vis du double, l’identification héroïque. C’est à travers ce schème imaginaire que le sujet constitue l’imago du frère mort et appareille ses rapports intersubjectifs. Lorsque nous perdons un frère ou une sœur, ce sont des parties de nous-mêmes que nous perdons, et ce ne sont pas les mêmes que celles qui représentent en nous le parent. L’imago du frère mort/de la sœur morte apparaît comme le double mortel et mortifère de l’enfant survivant, comme une image de son narcissisme destructeur. Elle est aussi la représentation du sexe paternel châtré, ou de la fécondité de la mère atteinte, tarie, blessée ; elle soutient l’ambivalence ou le clivage de l’amour et de la haine du frère ou de la sœur morts, haïs pour le chagrin causé à la mère, idéalisés pour s’être soustraits aux vicissitudes de la sexualité et pour toutes ces raisons, demeurer l’enfant merveilleux. En ce sens le couple Antigone-Polynice forme le paradigme de l’enfant merveilleux. L’imago du frère mort soutient chez le survivant le fantasme de la réussite de son omnipotence vis-à-vis du rival et, par conséquent, sa culpabilité à son égard. Cette culpabilité est suscitée par la réalisation des vœux de disparition, c’est-à-dire par la réussite de l’omnipotence. L’imago du frère mort soutient l’exigence d’une réparation, elle-même soutenue par la culpabilité du survivant ; enfin elle vient combler la solitude du survivant par rapport aux fonctions assumées par le double disparu, aimé et haï. Nous en avons eu l’exemple avec l’histoire de Claude et avec celle de Marina. Chez cette dernière, prise dans le deuil pathologique de sa petite sœur tuée et dans le pacte de silence sur la mort de la petite sœur de son père, sa culpabilité de survivante s’est déplacée et amplifiée lorsqu’elle est devenue la mère d’un enfant handicapé. Une culpabilité qui a son tour trouble ses liens avec le frère de l’enfant handicapé.
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C’est la raison profonde du frère mort ou de la sœur morte comme revenant (e). Le mort revient, donc il n’est pas perdu, ou disparu définitivement ; il revient donc je ne suis pas seul. Il y aurait lieu également de souligner les remaniements pulsionnels à la mort d’un frère ou d’une sœur, les modifications de l’étayage des pulsions sexuelles et du jeu pulsionnel investi sur l’autre semblable. Le concept d’imago dépasse la factualité d’une histoire singulière : l’imago du frère mort n’est pas un calque intrapsychique du frère réel. Il est peut-être une structure anthropologique, que l’étude de la gémellité nous convie à considérer comme une constante. L’expérience psychanalytique nous apprend l’étroite corrélation fantasmatique que certains patients peuvent établir entre un organe du corps maternel ou de leur propre corps et un frère ou une sœur, double du sujet. L’hypothèse d’une fantasmatique gémellaire, avec ses enjeux identificatoires propres, nous permet de préciser que le frère ou la sœur réellement morts occupent la place du jumeau mort dans le fantasme gémellaire1 .
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L’imago du frère mort et le complexe de la mère morte J’ai essayé de montrer qu’une autre variable est déterminante : le traitement du deuil de l’enfant mort par les parents eux-mêmes, et spécialement lorsque la même configuration s’est produite dans leur propre histoire infantile. Dans tous les cas, la mort d’un frère ou d’une sœur, à un âge précoce où le deuil est resté en suspens, trouble la relation du parent avec ses propres enfants survivants. L’enfant dépend encore étroitement pour la survie de sa vie psychique de la relation à sa mère. Le complexe de la mère morte décrit par A. Green a montré comment le deuil maternel retentit gravement sur l’enfant dans la mesure où son chagrin l’empêche de s’occuper du bébé survivant ; la mère — pétrifiée par le deuil — pétrifie à son tour le bébé survivant qu’elle laisse pour ainsi dire « tomber ». Dans le cas de Freud, on peut supposer qu’il eut des ressources suffisantes pour continuer à penser qu’il était l’élu de la mère chérie ; il insiste à plusieurs reprises sur l’assurance et la confiance dans la vie que donne le fait d’avoir été l’enfant chéri de la mère, et combien cela l’a soutenu dans sa recherche. Il est ici en accord avec la plupart des créateurs qui ont pris appui sur ce sentiment d’avoir été l’enfant préféré. On peut aussi supposer que le deuil de Julius n’a eu qu’un temps
1. Cf. l’étude d’A. Bernos (1993) sur le fantasme de gémellité et le jumeau mort.
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chez Amalia, l’engendrement d’Anna, que Freud n’aima jamais, pouvant passer pour le témoin de la liquidation du deuil des parents. Lorsque cette situation traumatique est temporaire, elle peut apparaître non comme une crypte de la vie psychique, mais plutôt comme une syncope momentanée du fonctionnement mental dans un psychisme par ailleurs déjà bien structuré. Cette syncope du fonctionnement mental de Freud peut se manifester dans ses évanouissements, comme une reproduction de la blessure du passé lors de la séparation d’avec des amis, tels Fliess et Jung, sur lesquels un transfert maternel ambivalent, associé à un transfert fraternel s’était effectué. Ceci supposé, je conviens avec H. Vermorel (1991, p. 136) que Freud n’a pu faire un deuil complet de Julius et des pertes et séparations qui lui ont été associées, et qu’une partie de la personnalité de Freud s’est placée sous l’emprise de ces deuils et de ces blessures narcissiques de l’enfance en relation avec l’effondrement d’une mère endeuillée comme avec la disparition prématurée d’un double. J’avance l’hypothèse que la mort du double fraternel a un effet spécifique d’effondrement de l’assise spéculaire narcissisante : elle requiert du survivant un travail psychique du type de celui qu’exigent les traumatismes profonds et les deuils difficiles. À l’importance du sentiment de l’éphémère, sourdement perçu mais omniprésent chez Freud, se relie le sentiment de l’inquiétante étrangeté et la figure du revenant. De l’imago du frère mort il faut s’accommoder d’une manière ou d’une autre. C’est dans ce mouvement qui mobilise l’imago du frère mort dans la mort d’un frère que s’effectue le travail du deuil.
L ES
VŒUX DE MORT DES PARENTS SUR LES FRÈRES ET SŒURS DANS DEUX CONTES DES FRÈRES G RIMM Dans les contes des frères Grimm, l’enfant entend conter des épreuves qui le confrontent avec ses frères et sœurs, mais aussi avec les parents face au groupe fraternel. Les pères et les mères abandonnent leurs enfants et laissent au génie du plus petit les soins de les sauver de leur rencontre avec l’Ogre ou avec la Sorcière. Les pères ont des vœux de mort sur leurs fils et des désirs d’amour pour leurs filles. La situation s’intensifie lorsque la petite sœur, fille unique, vient après de nombreux garçons menacés par cette naissance. Qu’est-ce alors que cette sœur pour eux, cette fille pour leur père et pour ses frères, que sont-ils pour elle et pour leur mère ? Question insistante chez les Grimm : Les Sept Corbeaux,
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Les Six Frères Cygnes, Les Douze frères racontent à peu près la même histoire1 .
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Les Sept Corbeaux Les Sept Corbeaux ouvrent l’enfant à une dimension du complexe fraternel dont, plus que les adultes, ils ont la notion : les frères et les sœurs se reconnaissent dans leur sexualité et, nécessairement alors, dans leurs rapports à leurs parents. Jalousie et envie n’ont pas disparu, mais le complexe de castration prédomine. Un père, après avoir eu sept fils, a désiré avoir une fille. Ce désir menace les frères : ils sont menacés dans leur omnipotence et dans leur primauté par cet être différent, supplémentaire, qui vient prendre leur place dans le désir du père. Qu’est-ce que vouloir un autre enfant, une fille, après sept garçons, sinon l’insatisfaction à avoir eu ceux-là ? Selon cette logique, les frères ont beau vouloir s’empresser de puiser l’eau pour le baptême, ils ne font qu’en retarder le moment, et ils menacent ainsi doublement la petite : dans la vie de son corps et dans la vie de son âme. Que les fils désirent cette mort, et mettent leur sœur en péril, le père y trouvera son compte à les transformer en « âmes mortes » ou, comme l’écrit Freud en « oiseaux-âmes » : ils disparaissent, transformés en corbeaux. Le père a désiré avoir une fille. Dans son fantasme comme dans celui des fils, ce désir a pour corrélat celui de les faire mourir ; et c’est la fille qui naît toute petite et chétive, sanction de son désir incestueux ou réalisation déformée et atténuée du désir de mort de ses frères à son égard ? Toujours est-il que le père déniera un rapport quelconque entre la naissance de la fille et la disparition des fils. Les parents vont garder le secret sur le sort (le meurtre) des fils. La sœur, qui n’est pas psychotique, n’accepte pas cet encryptage qui l’innocente et la condamne, ni la culpabilité qui la place maintenant seule dans le désir du père. Le voyage qu’elle entreprend pour retrouver ses frères est initiatique, réparateur et intégratif. Elle y trouvera son identité sexuelle, ses frères vivants et sa place dans le groupe familial. Au début du conte, la relation des frères entre eux est remarquable : tous les sept agissent comme un seul homme, un seul corps. Que le père envoie un de ses fils chercher de l’eau pour ondoyer la petite sœur, les six autres solidaires courent avec lui. Un représente l’ensemble : un pour 1. On peut en lire une analyse détaillée, comparée aux contes qui mettent en jeu non une fratrie mais un groupe de non-familiers dans Kaës et coll., 1984.
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tous. On pourrait suggérer que l’indifférenciation du groupe des frères constitue une défense contre la culpabilité consécutive à leur vœu de mort vis-à-vis de leur sœur. Aucun n’est coupable, tous le sont. Tous pour un. Le groupe des frères n’est pas « coupable », seulement la sœur. Régression des frères aux Corbeaux. Ils sont toujours un : un bruissement d’ailes et un souffle puissant les annoncent. Dans la montagne de verre, ils sont nourris par le nain accueillant. La figure de la montagne de verre, corps maternel et transparence de la monosexualité, déni de la scène primitive, est ici en partie redondante avec celle du nain accueillant. Le nain, comme le groupe des sept nains bénéfiques et indifférenciés de Blanche-Neige, est figure polymorphe, perversion comprise. Dans les contes, leur existence pré-individuelle et immature les fait habiter les espaces de régression, de fouille, de cavité. Ce sont des êtres phalliques dont la génitalité a avorté. Ils sont aussi figure maternelle nourricière (ou persécutrice). Les sept Corbeaux groupés sont à leur image : leur croissance psychique est arrêtée. C’est en ce lieu que la sœur les rejoint : à la condition qu’elle se donne elle-même la marque de la castration : elle est « coupable », elle se coupe donc le bout du petit doigt : c’est la partie à sacrifier pour être sœur parmi les frères, fille parmi les fils. Elle avait voulu faire l’économie de l’épreuve de la castration symbolique : l’os magique donné par la bonne étoile-fée ne peut fonctionner. Ce n’est pas de cet os supplémentaire dont elle a besoin pour se faire reconnaître et délivrer ses frères, il sera donc perdu. Ce dont elle doit faire son deuil, c’est d’une petite partie de son corps de fillette dont le petit bout du petit doigt sera le substitut. Pour exister dans son sexe et dans sa génération, avec ses frères, la sœur doit renoncer à la toute-puissance : parce qu’elle est l’objet du désir du père, elle incarne la menace de mort que celui-ci pourrait mettre en œuvre à l’encontre de ses fils. Renoncer à coïncider avec l’objet unique du désir du père est le prix qu’elle doit payer pour entrer dans l’ordre symbolique. Elle pourra alors se faire reconnaître par l’un des Frères (un pour tous) en lui donnant à reconnaître le symbole des parents : leur anneau, signe de leur lien, de leur désir l’un pour l’autre. Reprendre forme humaine sera pour les frères leur seconde naissance, œdipienne, à la vie psychique : conséquence de leur reconnaissance du lien de génération et de la différence des sexes. Les frères et la sœur doivent chacun en faire l’expérience singulière. Sans doute un chemin sera-t-il encore à parcourir pour accepter leur destin différent : le conte dit qu’ils demeurèrent ensemble quelque temps après cette aventure : après quoi « Ils se pressèrent sur leur cœur, s’embrassèrent les uns les autres et rentrèrent joyeusement à la maison. »
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Les Douze Frères Les Douze Frères, construit comme Les Sept Corbeaux, introduit le thème de la séparation des destins d’abord liés des frères et des sœurs : la sœur se marie, mais seulement après s’être acquittée des conséquences de son propre désir de mort vis-à-vis de ses frères bien-aimés. On se souvient de l’histoire : un roi et une reine vivaient en paix avec leurs douze garçons. Toutefois, le roi dit à sa femme que si le treizième enfant, dont elle est enceinte, est une fille, il faudra que les douze garçons meurent. Ainsi la fille aura pour elle seule la fortune et le royaume. Le père-roi fit donc fabriquer douze cercueils et les fit porter, dans l’attente de la naissance, dans une salle fermée dont il donna la clé à la reine en lui ordonnant de n’en rien dire à personne. Triste et malheureuse, la reine est interrogée par son petit dernier, Benjamin ; elle lui révèle le plan paternel et lui montre les cercueils tout préparés. Quand le petit lui annonce qu’il va partir avec ses frères, la mère convient avec lui d’un code (drapeau blanc pour un garçon ; rouge pour une fille) pour faire connaître leur destin à ses fils. Les voilà partis bénis par la mère, et le douzième jour, Benjamin su qu’ils devaient mourir. Les frères en colère jurent alors la mort de toute fille rencontrée et s’installent au cœur de la forêt dans une petite maison enchantée. Ils y vivent dix ans, Benjamin s’occupant du ménage et de la cuisine, tandis que ses frères chassent et cueillent. La fillette, belle, bonne et merveilleuse, découvre un jour douze chemisettes et apprend de sa mère l’existence de ses douze frères menacés de mort par sa naissance. Fuyant aussitôt la maison paternelle et errant quelque part dans le vaste monde, elle part à leur recherche, emportant avec elle les douze chemisettes. Elle arrive à la cabane enchantée où Benjamin l’accueille et la reconnaît grâce aux petites chemises. Prévenue par lui du serment des frères de faire mourir toutes les filles, la petite est cachée sous un baquet jusqu’à l’arrivée des onze frères, non sans avoir offert sa vie pour les libérer. Benjamin par ruse fait lever le serment : retrouvailles et embrassades. Frères et sœur vivent ensemble contents et en parfaite harmonie dans la cabane enchantée, Benjamin s’occupant avec la petite de l’entretien de la maisonnée. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais elle se poursuit : un jour voulant faire plaisir à ses frères, la fillette cueille douze lis dans le jardin. Aussitôt les douze frères sont changés en corbeaux, la maison et le jardin disparaissent, la fillette est seule et malheureuse. Une vieille femme lui révèle alors l’irréversible, à moins qu’elle demeure muette, sans un mot ni un rire durant sept ans : à
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ce terme elle les délivrera, mais une seule parole d’elle les tuerait. Elle accepte l’épreuve, fait un mariage royal et vit heureuse mais toujours muette. À l’instigation de la belle-mère, son mari la soupçonne et la condamne à mourir sur le bûcher. Au moment où le supplice commence, les sept années s’achèvent et les douze corbeaux accourus se changent en ses douze frères et la délivrent. Nouvelles retrouvailles, explications et réconciliation, sauf pour l’odieuse marâtre jugée et condamnée à une terrible mort : enfermée dans un tonneau à demi plein de serpents venimeux et rempli d’huile bouillante. Où l’on voit que, pris dans de tels liens fraternels, il n’est pas si facile de vivre avec son mari-roi. Cet ensorcellement qui retient en deçà de leur forme humaine les frères ici encore changés en « âmes mortes », c’est celui du désir et de la mort qui tissent les liens familiaux : mort des frères, mort de la sœur, mort de la marâtre (la mère jalouse fusionnée avec le père-roi-mari). On remarquera, dans ce conte comme dans Le Loup et les Sept Chevreaux, la place particulière qu’y prend le benjamin : c’est par le petit dernier, encore proche de la mère, et ici proche de la sœur, que vient le salut. Comme dans Le Petit Poucet qui affronte l’ogre. Mais il faut remarquer que le petit dernier est aussi le plus différencié : c’est celui des biquets qui ne répond qu’à l’appel de son nom, c’est celui qui est nommé Benjamin parmi les douze frères, Poucet parmi les sept enfants du bûcheron. Est-ce à dire que le plus petit récapitule toute la fratrie, toute l’histoire familiale, et en devient le porte-parole, quand il affronte le désir de mort des plus grands, qui en restent muets ?
Chapitre 9
QUELQUES EFFETS DANS LA FRATRIE DE LA MORT D’UN PARENT Le travail de l’héritage
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d’un parent est une épreuve décisive pour la fratrie. Elle fait revivre tous les conflits irrésolus de l’enfance de chacun, mais aussi les tensions latentes dans le groupe des frères et sœurs, les rapports des parents à celui-ci. La mort d’un parent peut faire éclater le groupe des frères et sœurs, mais elle est aussi, dans d’autres familles, une occasion de réconciliation ou de renforcement des liens fraternels. Je voudrais apporter une brève contribution à l’étude des effets de ce deuil dans la fratrie. Le groupe fraternel, comme tous les groupes, se construit et fonctionne comme un espace psychique partagé et commun. Comme dans tous les groupes, chacun de ses membres est divisé entre la nécessité d’abandonner une part de ses identifications, de ses pensées et de ses idéaux pour maintenir le groupe fraternel et son lien à la fratrie, et l’exigence de conserver un espace subjectif propre. Enfin, comme pour chaque sujet considéré dans sa singularité, le groupe, et notamment le groupe primaire, est une des matrices de son espace interne et de sa subjectivité. C’est dans ce groupe familial, dont la fratrie est un élément constituant majeur, que se nouent les alliances inconscientes A MORT
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structurantes, défensives ou pathologiques et les modèles identificatoires. Les enjeux de la transmission de la vie psychique entre générations croisent les enjeux de la réception et de la transformation de l’héritage.
LE
TRAVAIL DE DEUIL DANS LA FRATRIE
Le deuil auquel sont confrontés les frères et sœurs lors de la mort d’un parent comporte assurément des caractéristiques singulières, selon l’âge des enfants, leur organisation psychique propre, leur investissement du parent mort et du parent survivant, leur place dans le groupe fraternel, les circonstances de la mort des parents, la structure de la famille, les relations du couple parental, la consistance psychique de la fratrie. Il y aurait lieu de tenir compte de bien d’autres variables, mais je laisse ici de côté cette approche différentielle, pour noter que ce deuil possède aussi des traits communs à tous, d’abord en raison de ce que l’objet perdu est le parent de chacun des frères et sœurs. La mort d’un des parents sollicite ainsi le travail du deuil sur ces deux dimensions : le parent mort est une personne que les frères et les sœurs ont en commun, il est un objet partagé duquel procède, avec le parent survivant, l’origine de chacun, sa filiation, son identité sexuelle et sa place dans la génération. Par cette dimension, le parent mort, partagé et commun, est irrémédiablement perdu, mais il est aussi transformé par le deuil partagé et commun, il est co-mémoré et sa mémoire se transmet dans les liens de filiation. Sur une seconde dimension, le deuil est une affaire privée, car le parent mort, père ou mère, a été pour chacun cet « objet » unique d’amour et de gratitude, de haine et d’envie avec laquelle chacun a entretenu une relation singulière et avec lequel il peut revendiquer des relations exclusives, en tout cas différentes de celles que les autres frères et sœurs ont entretenues avec lui. Pour ces raisons, le parent mort est un objet perdu très particulier. Il est la perte d’une partie de l’enfance, de ses inscriptions intimes, du bouclier protecteur contre le dénuement et la détresse, le prototype de l’expérience amoureuse. Sa mort est le paradigme de toutes les pertes antérieures. Je voudrais souligner que le parent mort est non seulement le dépositaire de parts de notre psyché encore vivantes et nécessairement attachées à notre propre vie, mais il est aussi le dépositaire de parts de la psyché d’autres proches et familiers : celle de l’autre parent, celles des frères et sœurs. Le parent mort est à la fois un contenant des objets propres à chacun et désormais menacés par cette perte, et un contenant d’objets
Q UELQUES EFFETS DANS LA FRATRIE DE LA MORT D ’ UN PARENT
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partagés avec d’autres et dans lequel les autres ont déposé une partie d’eux-mêmes, et ces objets communs sont eux aussi menacés par la perte et l’abandon. Ces pertes multiples valent une agressivité inconsciente vis-à-vis du parent mort, puisqu’ils sont les contenants d’objets menacés de disparaître. Le travail du deuil ne consiste donc pas seulement pour chacun à détacher la libido investie dans l’objet pour sauvegarder le moi, de telle sorte que la séparation avec l’objet disparu soit remplacée par une identification nouvelle qui l’installe dans le moi comme objet perduretrouvé. Le travail du deuil affecte aussi en profondeur tous les liens qui ont été construits dans la famille et dont chacun est tissé dans ses identifications et sous l’effet de ses étayages narcissiques et libidinaux. Ce sont ces objets, leurs liens et les processus à eux attachés qui se sont déposés dans le parent mort. La spécificité du deuil tient à cette redistribution et à cette réorganisation des identifications, des étayages et des investissements pulsionnels vis-à-vis de l’objet mort contenant des objets encore vivants. C’est cette particularité qui rend si cruciale et nécessaire, dans des proportions variables, une redistribution des places de chacun à la mort des parents, et une reprise du travail d’historisation subjectivante. Les relations d’amour et de haine entre frères et sœurs sont mises à l’épreuve à cette occasion.
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COMPOSANTE NARCISSIQUE DE LA FRATRIE ET LE DÉSIR PARENTAL
Pour préciser en quoi consistent ces remaniements, il me paraît nécessaire de repérer une nouvelle fois les enjeux narcissiques de la fratrie. Ils sont ici liés à l’épineuse question du désir parental et de l’origine commune et partagée. Madame C. vient au monde « à la place » d’un garçon attendu par les parents. Lorsque quinze mois plus tard sa mère accouche de son frère, la naissance de leur fils semble avoir été un grand bonheur pour les deux parents, pour elle une expérience très douloureuse qui troublera toute son enfance. Dès cette époque, elle en garde le souvenir cuisant, elle a été vouée par le père à être la ratée de la famille, rien ne lui réussirait, alors que le frère serait promis au meilleur avenir, chargé d’accomplir « les rêves de désir irréalisés des parents », selon la forte formule de Freud. « Tout s’est passé, me dit-elle, comme si ce n’était pas la peine que j’essaie de faire des bourgeons sur l’arbre généalogique, je suis une branche sans intérêt, et jusqu’à une date récente, j’étais persuadée que je
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ne pourrai rien faire de bon. » En dépit d’une bonne réussite sociale et de l’exercice satisfaisant d’une profession proche de celle du père, jamais elle ne s’est sentie investie ni soutenue par les parents et moins encore par le frère. Hors de la famille, elle a pu chercher et quelquefois trouver l’étayage narcissique dont le défaut la précipitait régulièrement dans des tentatives suicidaires. À travers les séances se dessine la haine intense qu’elle a nourrie contre ce frère trop assuré d’être l’objet du désir des parents et tirant tous les bénéfices de l’exclusion de la sœur hors du cercle de famille. Mais se précise aussi la jalousie dévastatrice du frère contre sa sœur. Le sort vient donner un ancrage décisif à cette violence : le frère perd son fils d’une mort brutale. Le silence couvre la récrimination contre l’injustice qui lui est faite : le frère et la sœur ne se parlent plus pendant quelques années. Le drame éclate, pendant la cure, lorsque le père meurt. Le frère, qui se considère comme le seul porteur de la légitimité de la filiation, attaque violemment sa sœur et plus encore les enfants de sa sœur : ni elle ni eux n’ont à penser recevoir quoi que ce soit de l’héritage du père, il en est le seul l’héritier « légitime ». Sa sœur ne devrait pas être là, et d’ailleurs c’est elle qui aurait dû perdre un enfant, pas lui. La violence de ce discours entrave pendant quelque temps chez Madame C. le travail de deuil du père. Tout se fige dans une stupeur devant ce que le frère dévoile en se faisant porte-parole et bénéficiaire du désir des parents quant à sa place à elle, quant à la légitimité de son existence. Les pensées suicidaires reviennent, la souffrance narcissique qui les nourrissent est de nouveau mise au jour, mais cette fois Madame C. entreprend de travailler sur les places qui lui ont été allouées et qu’elle a acceptées, dans l’espoir insensé de recouvrer si peu que ce soit d’amour parental. Lorsque Madame C. commence à se dégager de ses places, comprenant que le prix de sa conformité au désir supposé des parents (qu’elle n’existe pas) est la mutilation psychique qu’elle s’est infligée, le frère à son tour est assiégé par des pensées suicidaires qui le conduiront à une tentative d’autodestruction. Tout se passe comme si la violence qui avait si fortement lié le frère et la sœur dans le désir parental, au moment de la mort du père, retrouvait une puissance accrue par la mise au jour de ses composantes narcissiques, mortifères pour le frère comme naguère pour la sœur. La redistribution des places de chacun à la mort des parents est toujours cruciale lorsque les étayages narcissiques des frères ou des sœurs ont été malmenées. On peut comprendre la dépression suicidaire du frère de plusieurs façons : comme un effet de la rage narcissique devant le travail de deuil qu’effectue la sœur : perdant le père dont il
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tient le fantasme de sa filiation grandiose et « légitime », il perd la place que le père lui avait assignée, place qu’il ne peut occuper qu’avec le consentement insu de sa sœur. Dès lors que sa sœur s’en affranchit, il se trouve dépouillé de sa primauté. Cette autre façon de comprendre implique une logique du lien, dont la pathologie montre ici les effets de co-inhérence : ce qui arrive dans l’espace psychique de l’un affecte de manière vitale l’espace psychique de l’autre. Les places assignées dans la fratrie par l’ordre des naissances peuvent être remises en cause à la mort d’un parent, et quelquefois un peu avant, lorsque par exemple la maladie et le soin apporté au parent fait du plus proche celui ou celle qui est chargé ou qui se charge de lui. Souvent l’aîné(e) s’est éloigné(e) de la vie familiale, mais au moment de la mort des parents, il ou elle reste investi(e) par les frères et sœurs d’un devoir de conduite de la fratrie, en lieu et place des parents. Cet investissement n’est généralement pas dépourvu d’ambivalence : le réveil du complexe œdipien se profile dans le complexe fraternel. Le benjamin ou la benjamine, souvent assigné(e) par les parents comme leur « bâton de vieillesse », est proche des parents au cours des dernières années de leur vie, et peut à ce titre revendiquer une reconnaissance particulière de la part des autres.
L’ HÉRITAGE ,
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LA SUCCESSION ET LES ENJEUX NARCISSIQUES DE LA TRANSMISSION Les enfants sont des héritiers et les enjeux de transmission sont des enjeux narcissiques. La mort d’un parent, l’histoire de Madame C. en témoigne, est une mise à l’épreuve de la place occupée par chacun dans l’amour des parents, le statut qui leur a été accordé ou refusé par eux. De ce point de vue, les testaments ne sont pas seulement des actes juridiques qui règlent la transmission des biens d’une génération à l’autre, ils sont aussi reçus comme ayant valeur psychique de sanction de l’amour des parents. Il existe des testaments de reconnaissance, des testaments d’apaisement, mais aussi des testaments d’exclusion, des testaments-poison. Il arrive que les parents, ou l’un des parents, y jouent leur violence contre leurs enfants. Chacun sait cela. Chacun sait aussi combien dans certaines familles le testament et l’héritage sont des mises à l’épreuve du groupe fraternel, et que la composante exogamique du groupe est une dimension décisive : beaux-frères, belles-sœurs, compagnes et compagnons y jouent leur rôle, activement
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ou passivement, dans la mesure où l’héritage est l’occasion d’une remobilisation des enjeux des choix d’objet amoureux hors de la famille. Un autre élément est important. À la mort du dernier parent survivant, les frères et sœurs ne sont plus sous la protection contre la mort que la génération précédente avait imaginairement assurée. Ils sont aussi confrontés à une autre dimension de la différence des générations : celle de la mort qui les lie entre elles à travers la transmission de la vie psychique. La qualité de l’expérience d’être à son tour un parent change : chacun des membres de la fratrie est alors seulement le point de départ d’une nouvelle génération. Sans les parents réels chacun trouve un rapport singularisé avec chaque parent, et la fratrie connaît alors une autre dynamique. Le partage des objets et des biens Le partage des objets et des biens s’inscrit dans la dynamique et dans l’économie psychique des liens familiaux et notamment des liens entre les frères et sœurs. Ici encore des variables importantes en infléchissent le cours : l’importance des biens, l’attachement à ces biens, leur répartition établie par les parents ou par les frères et sœurs ou par tirage au sort, etc. Des régulations heureuses s’inventent contre les scénarios alarmants auparavant imaginés, des attachements et des conflits imprévus surgissent, ou des évitements en déplacent l’éclatement. À la mort du dernier parent survivant, le moment du partage des objets d’héritage réunit dans une ultime scène familiale les parents disparus, les enfants frères et sœurs, souvent dans la maison ou l’appartement des parents, dans un espace autrefois intime et familier, désormais partagé ou abandonné. Se retrouver sans les parents dans cet espace familier, qui peut devenir quelquefois soudainement unheimliche, c’est retrouver ensemble les objets des parents ou de l’enfance, souvent perdus de vue et oubliés, certains étant tabous pour les uns et profanes pour les autres. À ce moment se révèlent les intimités, les émotions et les souvenirs partagés par l’ensemble des frères et sœurs, mais aussi ceux qui n’ont pas pu l’être, les relations privilégiées insupportables aux uns, nostalgiques pour les autres. Le psychodrame psychanalytique de groupe est riche en situations qui mettent en scène une fratrie confrontée à la transmission d’un héritage. En voici deux exemples. Il s’agit d’une séance de psychodrame après la séparation des vacances. Nous sommes aussi à quelques mois de la fin des séances de psychodrame. Au cours de l’été, un participant est devenu père d’une petite fille,
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les photos circulent, et le jeune père tient à me montrer le portrait de son bébé. Pendant que les photos passent de main en main, Laure fait part d’un souvenir très fort qui lui vient soudain à l’esprit : à la mort de sa grand-mère, elle a découvert avec sa mère, dans la maison des grands-parents, sous un plafond, des documents qui appartenaient au grand père : lettres, vêtements, armes du temps de la guerre. Rosa parle elle aussi de ce qu’elle a trouvé dans la maison de sa mère après sa mort : des tableaux, des objets liés à son enfance. Un tableau en trompe-l’œil l’a intéressée, elle l’a pris pour elle et devra lui mettre un nouveau cadre. Une émotion intense parcourt le groupe, puis des questions se formulent : de l’héritage des parents que peut-on ou non accepter ? Pierre, apparemment en légère dissonance avec le groupe et, en riant beaucoup, évoque un film de Carlo Verdone (2002) Ma che colpa abbiamo noi ? : l’annonce du thème du film (le thérapeute d’un groupe de psychothérapie meurt soudain) déclenche le rire chez les uns et la stupeur chez les autres. Ils sont soudain mis en contact avec des surgissements inattendus du transfert sur moi dans cette confrontation avec la transmission de la vie et face à la « mort » du thérapeute. Ils ont beaucoup de difficulté à mettre en place un thème de jeu. Les propositions sont très confuses et compliquées : une scène est suggérée, puis abandonnée, on en rajoute une autre, sans aboutir à un jeu, mais toutes les propositions ont pour thème l’héritage et la transmission. Les participants sont déprimés et en même temps assez agités. J’attire leur attention sur la manière dont ils s’y prennent pour ne pas jouer en ajoutant de la confusion, en compliquant le scénario et en le changeant constamment. Je leur propose une voie d’interprétation en reliant ce qui dans le transfert sur moi sert leur résistance à jouer : penser à ce dont on hérite de ses parents c’est aussi être confronté à leur mort, et ici à la mort du thérapeute. Sans doute est-il difficile de jouer avec cette question « de son vivant ». Un jeu est alors proposé : un notaire ouvre le testament qu’un oncle a rédigé pour ses neveux et nièces, et la fratrie se réunit pour en prendre connaissance. Toutefois, avant que le jeu s’engage, les participants tergiversent encore beaucoup ; par exemple, on se demande pendant assez longtemps si le notaire est ou non un membre (même éloigné) de la famille. Puis certains d’entre eux tentent de se précipiter dans le jeu avant que le scénario soit suffisamment établi et accordé. Il s’agit bien de déplacer le plus loin possible l’évocation de la mort du père. Le jeu se met en place dans la maison de l’oncle : le notaire (François) est précis et très professionnel. Il lit l’acte qui décrit des terres, une maison de valeur, une participation à un immeuble collectif, de l’argent.
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Le frère (Pierre) et les sœurs (Rosa, Laure, Viviane) explorent la maison et cherchent à connaître cet oncle qu’ils n’ont pas connu. Laure cherche à découvrir quelque chose de caché. Pierre est moins curieux, il entoure beaucoup les femmes, les touche, et lorsqu’il apprend que la somme d’argent est très importante (ils ne l’avaient pas imaginée à cette hauteur, colossale), il saute de joie et se demande ce qu’il va en faire, alors que les sœurs s’interrogent sur la manière dont l’oncle a vécu pour accumuler une pareille fortune. Après le départ du notaire, le jeu se transforme en une réunion entre les frères et sœurs, qui se disputent les parts d’héritage. Je ne développerai pas davantage l’analyse des transferts que les déplacements par le moyen du jeu rendent repérables, je me centrerai sur la question principale qui organise la transmission (transfert) d’un héritage et qui s’actualise ici dans la fantasmatique de la formation : ce dont on a hérité, peut-on le transformer, l’inscrire dans un nouveau cadre, comme le tableau de Rosa ? L’héritage qui est l’objet d’une trop intense idéalisation peut-il être héritable ? A. Rosier décrit bien cette ultime expérience, avant que n’en disparaisse le décor familier, « des relations avec les acteurs d’autrefois présents ou redevenus présents à travers les objets auxquels ils ont été naguère liés » (communication inédite). Manipuler ces objets se charge de toutes les relations d’amour et de gratitude, de jalousie et d’envie qui en ont marqué l’usage. Ils suscitent des paroles de souvenir et de détachement, ou des revendications ou des dons, ou encore des silences douloureux ou bâillonnés par la violence de l’envie. La composante narcissique de l’héritage : le fantasme de l’héritier privilégié Monsieur L. fait un rêve la nuit qui suit le retour à la maison familiale avec ses deux frères et sa sœur, après la mort du père. Il rêve d’un grand bateau à voile qui dérive sur la mer. Les matelots se révoltent contre leur capitaine, malade, qui les abandonne. La mutinerie s’empare des membres de l’équipage qui finissent par se battre entre eux. Des rats, des chiens et des singes parcourent le bateau et attaquent le capitaine. Quelqu’un explique qu’il faut aller chercher ses documents personnels dans le coffre du capitaine. Un de ses frères veut que le capitaine lui donne le coffre et ce qu’il contient. Un homme de loi s’adresse au rêveur et lui dit qu’il doit payer sa part. L’histoire de Madame C. a montré comment dans certaines familles, pour des raisons qui tiennent à l’investissement parental sur l’un des enfants, ou dans d’autres cas pour des raisons qui tiennent seulement à l’enfant lui-même, un frère ou une sœur en vient à se considérer comme
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le seul héritier légitime. Le fantasme de l’héritier unique ou privilégié a pour corrélat que les autres enfants, frères et sœurs sont illégitimes. On trouvera toujours sous ce fantasme secondaire, un fantasme originaire de scène primitive, scène que contrôle sur un mode omnipotent l’enfant « légitime », et un fantasme de meurtre des frères et sœurs qui entravent son désir d’être l’enfant unique et qui auraient dû mourir à la place du parent disparu. Cet « héritier privilégié », ou exclusif, n’est pas toujours celui (ou celle) qui s’est maintenu le plus proche des parents. Il est dans certains cas celui qui discrédite les frères ou les sœurs qui se sont vraiment occupés du parent avant sa mort, lorsque la vieillesse ou la maladie ont requis des soins et des investissements particulièrement lourds d’hospitalisation et de visite, ou lorsqu’ils ont pris en charge l’organisation de la sépulture : celui ou celle qui revendique d’être l’unique pense qu’il aurait su vraiment s’occuper de la mère ou du père défunts. Dans beaucoup de ces cas, tout se passe comme si la mort du parent était une injustice telle qu’un frère ou une sœur devait en porter la responsabilité, bien qu’il aurait été impuissant à la leur épargner. Il arrive, dans ce contexte, que le frère ou la sœur le plus proche du parent soit explicitement ou secrètement accusé de non-assistance vis-à-vis du parent malade ou mort. En s’arrogeant la priorité ou l’exclusivité, en « désaffiliant » et en discréditant les rivaux, surtout s’ils ont été proches des parents au moment décisif, l’héritier « privilégié » se défend aussi par projection contre l’angoisse que suscite la mort du parent. L’autre en est tenu pour responsable : il sera dépossédé, spolié, détruit.
H AINE , ENVIE ET RIVALITÉ L’ ALLIANCE FRATERNELLE
À LA MORT DES PARENTS .
Ce réveil des anciennes rivalités, de l’envie et de la haine à la mort des parents mérite une attention particulière. Rappelons ici comment la rivalité fraternelle s’articule avec la notion de triangle préœdipien1 : J. Lacan a proposé cette notion pour désigner la relation Mère-EnfantPhallus, celui-ci représentant sur le plan imaginaire l’objet fantasmatique du désir de la mère, objet auquel l’enfant s’identifie. Dans le triangle préœdipien, le rival est l’objet partiel concurrent de l’infans. Il est une autre « petite chose » : tout autre objet ayant valeur de transposition dans les équations des pulsions partielles peut s’y substituer, et tout 1. Cf. supra, chap. 4.
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spécialement un petit frère ou une petite sœur, mais aussi le « père » (partiel), que l’infans n’identifie pas comme le Père génital, mais comme pouvant appartenir à la même catégorie que le frère rival. Le pacte fraternel est une formation psychique commune et partagée dont le but est d’empêcher le retour de la rivalité et des envies meurtrières dans le triangle préœdipien. Il s’inscrit ainsi dans le triangle œdipien. Il permet de contrôler les coalitions dans la fratrie et de construire une identité fraternelle face aux parents. Il fait de chacun des héritiers égaux des mêmes parents. La nécessité et la capacité de conclure un tel pacte impliquent l’acceptation des différences entre frères et sœurs. À la mort des parents, un tel pacte peut se trouver ébranlé par le retour de l’envie et de la jalousie dans une régression vers la structure préœdipienne. Comment les parents jouent de la rivalité fraternelle Ce dont les enfants héritent c’est aussi des fantasmes parentaux, de leurs conflits, notamment quant à leurs préférences vis-à-vis de tel ou tel enfant. Tous les parents en effet n’ont pas le souci d’aimer leurs enfants d’un amour égal, de les rassembler, de resserrer les liens que la distance et les investissements différents peuvent relâcher. Il arrive que la violence parentale divise la fratrie, la fasse éclater du vivant des parents. Mais il arrive aussi que leur mort ouvre la voie à la moisson de ce qu’ils ont semé. Monsieur L. a été depuis la naissance de son frère, lorsqu’il avait trois ans et demi, mis en charge de celui-ci, de répondre de lui et pour lui, et de subir la violence de la mère chaque fois qu’il faillissait à ses « responsabilités ». S’insinue dans les relations fraternelles toute la gamme des investissements parentaux sur leurs propres enfants : un tel ou une telle sera conforme à l’attente narcissique des parents, il sera le dépositaire ou le réalisateur de leurs « rêves de désirs irréalisés », un autre sera voué à échouer (comme le père ou la mère s’est interdit de réussir), le troisième à représenter son propre frère haï ou sa propre sœur adorée, un autre enfin la partie œdipienne de son choix amoureux, etc. Ces investissements pèsent lourdement sur le destin des frères et des sœurs, chacun considéré isolément et dans leurs liens avec les autres. Ce destin se manifeste notamment lorsque, au moment du partage des biens, les parents ou l’un d’entre eux expriment nettement une préférence, sans rapport avec un quelconque sentiment préalable d’injustice ou d’héritier privilégié. Au lieu que l’héritage soit une succession, le partage se mue en partition, dont les effets peuvent se transmettre sur plusieurs générations.
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Erckmann-Chatrian ont bâti un de leurs romans, Les Deux Frères (Les Rantzau), sur l’injustice commise par le père vis-à-vis du cadet. En privilégiant l’aîné, qui hérite sans compensation de la maison du père, il installe entre ses enfants une haine insurmontable. Pour faire pièce à son frère, le cadet fait bâtir en face de la maison convoitée une réplique symétrique. La détestation s’accroît d’année en année, elle se transmet à leurs enfants, mobilise toute l’énergie et l’argent des deux frères, soudés l’un à l’autre dans la haine, qui surenchérissent dans toutes les occasions de se nuire, se dénonçant mutuellement en justice. Leurs enfants, cousin et cousine, finissent par tomber amoureux l’un de l’autre, mais la haine des deux frères ne s’éteint pas lorsque leurs enfants se marient et elle les lie encore davantage lorsqu’ils deviennent ensemble grands-pères1 . Dans la clinique, les choses sont souvent plus complexes, mais elle montre régulièrement que des parents savent mettre au jour et attisent des rivalités jusque-là apparemment bien surmontées, infusant leurs propres conflits parentaux ou fraternels dans leur propre descendance. La représentation du complexe fraternel est fréquente dans l’œuvre de Shakespeare, j’en ai donné un exemple avec La Comédie des erreurs. Dans Le Roi Lear, la folie du roi, l’aveuglement du comte de Gloucester sont les issues tragiques de la rivalité fraternelle entre les filles du roi et entre les fils du comte, le légitime et le bâtard. Dans ce drame de la filiation et de la transmission intergénérationnelle, les pères jouent de la rivalité et de la haine entre leurs enfants et finissent par être les victimes de la machine infernale qu’ils ont montée. Je décrirai au chapitre suivant le développement de la rivalité fraternelle dans un groupe de psychodrame psychanalytique. J’anticipe sur cette présentation en relatant une scène qui met précisément en jeu les effets de la discrimination que les parents introduisent entre les enfants au moment où ils héritent d’eux. Un notaire lit la liste des biens à partager entre trois frères et trois sœurs. Avant de mourir, le père, veuf, a établi son testament de la manière suivante : les trois filles se partagent les biens de la mère. Les objets et les biens qui échoient à deux des garçons font partie de la succession paternelle et sont conformes à leur souhait. Mais le troisième ne reçoit rien. Les trois sœurs se jalousent, chacune 1. Pour Erckmann et Chatrian, patriotes convaincus, c’est l’Allemagne qui tirerait profit des dissensions que le droit ne réglerait pas. Assurément le propos des deux écrivains lorrains est de montrer combien les effets de l’inégalité du partage tiennent au pouvoir absolu que le père monarque s’arroge, contre le principe du droit issu de la Révolution. Ils en montrent les conséquences politiques : créant ainsi les conditions de la haine des frères, ils suscitent chez les voisins l’envie de s’emparer des biens et de l’âme d’un peuple qui ne sait pas maintenir son unité et son patrimoine.
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exprime à l’égard des deux autres une haine qu’elle ne se connaissait pas, elles veulent détruire les objets de la mère pour en priver chacune des deux autres. Les frères sont silencieux et attristés de ce que l’un d’entre eux ne reçoive rien : quelle faute a-t-il commise pour être ainsi déshérité ? Les sœurs et les deux frères dénoncent l’injustice du père. Le frère qui n’hérite de rien déclare qu’il est prêt à renoncer à sa part d’héritage (bien qu’il ne reçoive rien) pour maintenir l’unité de la fratrie. Je reprendrai au chapitre suivant l’analyse de ce moment du psychodrame. Il a sa place dans ce chapitre car les questions qu’il pose concernent précisément l’incidence de la violence parentale dans la fratrie. En effet, pourquoi le frère qui ne reçoit rien est-il prêt à renoncer à la part d’héritage qu’il n’a pas reçue et à quoi renonce-t-il ? Peut-être refuse-t-il de s’engager lui-même dans cette rivalité haineuse et préfèret-il s’en protéger en renonçant non à l’héritage, mais aux risques d’être exclu de la fratrie ? Ou bien, en refusant de maintenir le rapport de rivalité que le père injuste a suscité entre les frères et sœurs, gagnerait-il dans cet héritage la place d’un parent qui veille à l’unité de la fratrie, une unité menacée par la rivalité des sœurs que l’envie fait s’entre-déchirer ? Sans doute convient-il de rapporter cette scène à la dynamique des transferts dans ce groupe. Toutefois, le fait que cette situation soit si fréquemment répétée en psychodrame signale que nous avons affaire à une constante des relations fraternelles, même si certaines fratries n’en sont pas affectées aussi violemment. Nous pouvons observer que le réveil des rivalités est d’autant plus vif que les parents ont tenu un discours dont l’objectif manifeste de prévenir la rivalité redoutée : « Que les enfants demeurent unis après notre mort, qu’ils n’aient pas de différends entre eux à notre sujet ». Le soutien de la fratrie La rivalité, l’envie destructrice et la jalousie ne sont pas le lot de toutes les fratries à la mort des parents. Certaines demeurent liées dans des liens libidinaux suffisamment forts et structurés, ou encore le poids que font peser les parents sur leurs enfants est moins lourd. Dans le roman de R. Martin du Gard, Les Thibault, le fils aîné protège le cadet à la mort du père. L’unité se maintient, elle se nuance, les différends ne sont pas déniés, les différences se marquent, les trajets s’affirment, des liens se renforcent, d’autres s’estompent, comme si la mort des parents faisait grandir l’enfant maintenu en chacun. Assurément ces effets sont à distinguer des effets dénégatoires des rivalités par l’idéalisation de la fratrie que les frères et sœurs ont construite
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ensemble, et du soutien que l’illusion adelphique a pu recevoir des parents eux-mêmes. Toutefois, ces constructions de l’illusion fraternelle sont des appuis temporaires, efficaces au moment de vivre la mort des parents : ils assurent la continuité du groupe familial. Ce rassemblement de la fratrie rassure, il fait émerger des souvenirs communs et partagés autour de la mémoire du disparu. Mais la question décisive est celle du travail de deuil étroitement associé au travail de l’héritage accepté en ses parts et en ses contenus.
LE
TRAVAIL DE L’ HÉRITAGE : LE NOUVEAU PACTE DES FRÈRES Le travail psychique de l’héritage est le travail que les enfants ont à effectuer dans leur travail de deuil à la mort des parents. Ce travail concerne la perte des parents communs et le partage de l’origine et des objets d’amour. Il est un moment crucial du processus de la transmission de la vie psychique entre les générations. Le travail de l’héritage comporte donc deux pôles, l’un narcissique, avec le partage de l’origine, et un autre objectal, avec le partage des objets d’amour. Ce dont chacun hérite est à la fois une part de l’origine et une part de l’amour parental. Ces parts sont à partager avec d’autres.
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Une suite pour Totem et tabou Imaginons cette suite pour Totem et tabou. Suivons tout d’abord Freud : après que les frères eurent tué le père, ils durent s’entendre entre eux et ils inventèrent, pour assurer leur alliance et pour commémorer leur crime commun, le pacte totémique, l’exogamie et l’interdit du fratricide : le clan fraternel était né sur cette triple alliance, et avec lui les œuvres de la culture qui, avec leurs fondements oubliés se transmettaient de génération en génération. C’est ce que nous dit Freud. Il aurait pu poursuivre ainsi : « Toutefois, chaque frère devenu père à son tour dut un jour faire face à la jalousie et à l’envie de ses fils. Il arriva qu’à la mort du père la commémoration du repas totémique et le renouvellement du pacte ne suffirent plus à assurer l’appropriation par chacun des fils des qualités du père. Chaque fils revendiqua alors d’avoir l’exclusivité de l’héritage, et avec lui la possession exclusive des biens et de l’esprit du père. La solidarité de toutes les vies dont est composée la famille fut menacée, et l’appartenance au même sang reniée. Les frères avaient retrouvé le père des origines, ils étaient devenus entre eux le père
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jaloux et narcissique que jadis les ancêtres avaient mis à mort, puis tué symboliquement. Tout ceci ne fut que drame local, et souvent scènes fantasmatiques, tant que la Loi assura les règles de la succession et les modalités de la transmission de l’héritage, tant qu’elle protégea chacun contre les “tendances qui avaient poussé au parricide” et qui s’étendaient maintenant à la guerre des frères. Mais lorsque la guerre des frères se donna libre cours, lorsqu’aucun d’entre eux ne voulut rien céder sur la revendication narcissique d’être l’Unique, à l’exclusion de tous les autres, on douta alors de l’humanité, on annonça la mort de l’Homme, on refit des clans plus sanglants que ceux des temps archaïques. Des sectes virent le jour après les utopies communautaires obligatoires, toutes défiaient l’éradication de la jalousie et de l’envie par le triomphe de la mesure et de l’égalité, réputées justes parce que purifiées des passions d’amour et de détestation. L’échec de ces expériences contraignit les frères à conclure un nouveau pacte pour survivre et assurer leur descendance. Ils sont encore en travail pour en inventer les termes. Plusieurs parmi eux font référence à mes essais, et notamment à Totem et tabou. Je doute que tout y ait été dit, et si j’avais à participer à leur débat, je prendrai plutôt comme fil directeur de la recherche à entreprendre ce mot de Gœthe qui venait sous ma plume à la fin de mon étude : “Ce que tu as hérité de tes pères, afin de le posséder, conquiers-le.” Ce mot nous dit qu’aucun héritage ne peut se transmettre s’il n’est pas l’effet d’un travail psychique de transformation. Mais il ne s’applique qu’à l’individu considéré isolément, alors que l’essence du problème, comme la consistance de la solution est de nature collective : intersubjective, sociale, voire politique ».
MA
SAISON PRÉFÉRÉE D ’A NDRÉ
T ÉCHINÉ (1992)
Le film d’André Téchiné, Ma saison préférée (1992), pourrait servir de fil conducteur à plusieurs des analyses que j’ai proposées. Le générique se déploie sur fond d’images de frères ou de sœurs siamois. Le lien incestuel qui unit un frère et une sœur et qui les lie autant qu’il les déchire, se réactive à l’approche de la mort de leur mère, une femme aigrie et haineuse qui divise la fratrie. Le drame qui se noue prend une profondeur remarquable puisqu’il y est question des rapports entre ce triangle préœdipien, narcissique et pervers, et les difficultés d’élaboration de la problématique œdipienne à travers plusieurs générations. Émilie et Antoine ne se sont pas revus depuis trois ans ; ils se retrouvent à la suite d’un malaise de leur mère, qui vit seule dans sa maison isolée à la campagne. Émilie fait venir sa mère chez elle pour
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Noël. Elle invite Antoine à passer en famille une soirée de retrouvailles qui, très vite, dégénère en une nuit de déchirements et de violence. Quelques jours avant la rencontre de Noël, Antoine a fait un rêve : devant la famille réunie, il cassait la pendule de la cheminée. Émilie plus tard dans la soirée brisera cette pendule, accomplissant le rêve de son frère. Au cours de la soirée, se réveillent leurs attachements, leurs préférences, leurs déchirements, leurs rancœurs. Entre Antoine et le mari d’Émilie, entre Émilie et son mari, et entre leurs enfants, les scènes de violence se multiplient et s’accentuent, dans le même temps que la mère attise les critiques et les conflits, se confiant à Antoine, dénigrant sa sœur, divisant le couple conjugal et le couple fraternel, lui-même repris par la complexité et l’ambivalence de leurs liens d’enfance et d’adolescence. Dans ce contexte très tendu, la mère évoque sa mort prochaine et les questions d’héritage à régler, mais personne ne veut en entendre parler, et la proposition rend Antoine violent : une rixe éclate entre lui et son beau-frère. Antoine crie qu’il ne veut rien recevoir en héritage : « Tu prendras ce que je te donnerai », lui crie sa mère excédée. Elle veut immédiatement quitter la maison de sa fille et demande à son fils de la reconduire dans sa propre maison. Au début de l’été, la mère a une nouvelle attaque et la question se pose de savoir qui, Antoine ou Émilie, va la recueillir chez lui. Finalement la mère est placée dans une maison de retraite, ce qu’elle supporte mal, comme une blessure narcissique que lui infligent ses enfants. Avant de partir pour la maison de retraite, elle égorge ses poules, ne laissant rien de vivant derrière elle, raidie par la haine. Sur le chemin qui conduit leur mère vers la maison des vieux, Antoine et Émilie revisitent avec bonheur des lieux et des rêves de leur enfance, ils évoquent leur complicité et leurs souvenirs communs. Antoine propose à sa sœur, qui s’est séparée de son mari au lendemain de Noël, de vivre avec lui dans un appartement qu’ils partageraient. Au moment où Antoine projette de vivre avec elle, il hallucine la défenestration de celle-ci : Émilie vêtue du pyjama blanc de son frère gît dans son sang. À la maison de retraite, la mère a un accident vasculaire cérébral. Elle est hospitalisée, son état est grave, elle va mourir. Elle fait un rêve : son fils est mort dans un accident d’automobile. Les relations entre Antoine et sa sœur se sont tendues, ils se déchirent. Émilie reproche à son frère, médecin spécialiste du cerveau, de n’avoir rien fait pour soigner leur mère : il se défend, refuse de penser qu’elle pourrait mourir et assène à sa sœur qu’en réalité elle déteste sa mère. La mère, dans une dernière parole de haine, regrette de n’avoir pas eu un troisième enfant qui aurait su la recueillir et s’occuper d’elle. Puis
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elle meurt. Après l’enterrement, la famille se retrouve dans un repas au cours duquel des efforts de réconciliations sont tentés. À la fin, chacun dit sa saison préférée : l’été est la saison commune à Antoine et à Émilie, l’été évoqué dans un poème de son adolescence qui évoquait l’attente de l’être aimé.
LE
PARTAGE , ENJEU MAJEUR DU LIEN FRATERNEL
Le film de J. Nichols (2007), Shotgun Stories, reprend le thème de la tragédie des frères-ennemis et de leur déchirement lors de la mort d’un de leurs parents. À l’enterrement de leur père, trois frères, qui ont connu un père brutal qui les a abandonnés en même temps que leur mère devenue haineuse, retrouvent leurs quatre demi-frères qui ont eu affaire à un père remarié, converti à la religion et qui les a conduits vers une prospérité que ne connaissent pas les enfants du premier lit. Ils vivent le retour violent de vieilles haines, de douleurs enfouies et de conflits étouffés, comme autant de cicatrices énigmatiques, encore vives et dont on ne sait rien de précis, tant la parole leur manque pour dire leur souffrance. Dans ces deux films, comme dans la clinique de la cure, de la famille et des groupes, ce que dévoile la mort des parents c’est précisément l’enjeu majeur du lien fraternel : le partage. Ce qui constitue ce lien comme ce qui le divise, c’est d’avoir les mêmes parents et d’abord la même mère à partager, même s’ils n’ont pas connu la même personne : le partage est le trait spécifique de la communauté des frères et sœurs, et c’est aussi la source de leurs déchirements. Le partage de l’amour des parents, qui devrait être égal, bute contre la difficulté même des parents de se partager également. À leur mort, ce partage de l’amour, avec celui des objets qui en portent trace et témoignage, est une dimension majeure du travail du deuil que doivent accomplir les frères et les sœurs.
Chapitre 10
LE COMPLEXE FRATERNEL ORGANISATEUR DES LIENS DE GROUPES
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L
A RÉSOLUTION du complexe fraternel est une question centrale dans
l’évolution psychique du sujet. Dans cette évolution le rôle joué par le groupe non familial — le groupe d’affiliation — peut être considéré comme capital. Le groupe est ce que l’enfant découvre lorsqu’il franchit les limites de la famille. À l’école, notamment, il fait l’expérience d’être confronté à des pairs, semblables et différents, et à des situations qui mobilisent les structures et les harmoniques du complexe fraternel, sans pour autant en reproduire exactement tous les caractères et tous les enjeux. Ce déplacement se traduit par le passage des liens de filiation aux liens d’affiliation1 . Ce passage est pour l’essentiel celui de la famille au groupe. La filiation est un double mouvement de reconnaissance : pour les parents, de la place de l’enfant dans la continuité narcissique dont ils sont 1. Sur ce rapport entre filiation et affiliation, cf. mon étude (1985) : « Filiation et affiliation. Quelques aspects de la réélaboration du roman familial dans les familles adoptives, les groupes et les institutions ».
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un moment du trajet ; pour l’enfant, de sa propre position dans l’ordre des générations, de la précession du désir des parents sur son existence. La filiation est l’avènement du sujet singulier dans le groupe familial par le nom qu’il y reçoit à partir du rêve parental et de la désignation du père ; elle est du même coup sa qualification comme être singulier sexué et mortel dans un ensemble générationnel. L’affiliation à un groupe entre en conflit avec la filiation. Le groupe des pairs et l’institution scolaire jouent une fonction constitutive dans ce mouvement. Toute participation à un groupe extra-familial, a fortiori toute adhésion nous confronte, souvent d’une manière inconsciente, avec l’héritage parental ; elles le mettent en cause, le suspendent, et permettent d’explorer une autre « filiation » possible, de se découvrir d’autres « parents » et d’autres « frères et sœurs ». C’est par le groupe que l’adolescent peut se constituer comme sujet singulier, en rejetant, en suspendant, puis en acceptant la filiation. L’articulation de ces deux processus me paraît fondamentale, elle permet de comprendre qu’un groupe ou une institution n’est pas une famille, mais que s’y rejouent des mouvements psychiques de filiation et de liens fraternels. Dans d’autres cultures, comme les recherches de P. Parin, F. Morgenthaler et G. Parin-Mathey (1967) chez les Dogon l’ont montré, le groupe des enfants d’âges différents accueille et intègre ceux qui, sevrés, doivent désormais s’engager dans d’autres types de liens. Ce sont ces liens, formés dans des identifications spécifiques, qui structurent ce que ces ethnopsychanalystes ont caractérisé comme le « moi de groupe » : chaque individu est toujours et simultanément sous la dépendance d’un « grand frère » qui le protège et auquel il se soumet, et d’un « petit frère » qu’il domine et auquel il apporte sa protection. Il est aussi lié par identification à un camarade de la même classe d’âge. Les auteurs notent que cette identification latérale avec les « pairs et frères » incorpore chacun dans un ordre hiérarchique et assure la flexibilité du moi, et que l’identification homosexuelle se caractérise par une labilité dans la relation d’objet interchangeable : ainsi la menace de perdre l’objet est toujours écartée. Dans ce chapitre, nous allons suivre et essayer de comprendre le destin de plusieurs composantes du complexe fraternel dans les groupes, en discernant leurs organisations archaïque et œdipienne1 . Une place centrale sera accordée aux manifestations de l’envie et de la jalousie, 1. B. Brusset a été l’un des premiers à attirer l’attention sur le transfert fraternel dans les groupes thérapeutiques (1983), alors que j’avais étudié son impact dans les groupes dits de formation (1978).
L E COMPLEXE FRATERNEL ORGANISATEUR DES LIENS DE GROUPES
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dans la mesure où, héritières du complexe fraternel, elles occupent une part importante des positions subjectives et des conflits intersubjectifs dans les groupes, et l’on peut ajouter dans les institutions.
LE
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TRANSFERT DES COMPOSANTES ARCHAÏQUES ET ŒDIPIENNES DU COMPLEXE FRATERNEL DANS UN GROUPE Je vais tout d’abord rapporter une séquence clinique d’un groupe avec psychodrame parce qu’elle illustre assez bien l’intensité des mouvements transférentiels que mobilise le complexe fraternel. Pendant la plupart des séances, et notamment dans celles dont je vais relater les mouvements, j’ai pu constater une coexistence dans le groupe de structures archaïques et de structures névrotiques du complexe fraternel. Ce groupe de psychodrame avait commencé par la mise en place d’une illusion groupale selon ses modalités habituelles : les participants ont de bons analystes, un bon cadre, ils pensent avoir beaucoup de choses en commun, et déjà, dans ces premiers moments de rencontre une bonne expérience du groupe : « nous » — analystes inclus — sommes donc un bon groupe. Cette illusion s’est mise en place de manière tout à fait classique en défense contre des angoisses archaïques intenses, encore insues, mais qui ne tarderont pas à se manifester. Je limiterai mon exposé à deux séances sur une série de seize, car ce sont celles où la thématique fraternelle émerge avec une intensité grandissante. La première séance avait été précédée, dans la suite de l’illusion groupale, par un éloge des grands-parents : on célébrait leur plus grande permissivité que celle des parents, et leur amour égal de leurs petitsenfants : « Avec eux, on ne se sent pas en compétition. » Tel est le discours dominant, qui n’est pas contesté. La séance s’ouvre sur une présentation des fratries des participants qui s’attachent à repérer et à recenser les traits communs à toutes ces fratries au demeurant assez nombreuses. Le mouvement qui caractérise ce début de séance prolonge la recherche d’une unité imaginaire, mais déjà se profilent, dans les thèmes des discours, des foyers de dissension et de division. La recherche des traits communs révèle que la plupart de ces fratries ont été caractérisées par d’importantes rivalités dont les enjeux étaient le plus souvent les préférences des parents pour un frère ou telle sœur, des violences s’y sont produites, qui ont marqué les participants : batailles entre frères et entre sœurs, morsures, blessures. Un motif de ces conflits émerge et se précise dans les figures classiques de la jalousie et de l’envie : posséder
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ce dont le frère ou la sœur jouit, l’en dépouiller, éventuellement le casser ou le faire disparaître. Un thème de psychodrame est alors proposé : une scène d’accouchement et les réactions dans la fratrie à la naissance d’un petit frère. Le jeu s’organise autour du déni de la rivalité et, corrélativement, de l’affirmation de l’unité du groupe des frères et sœurs. Le petit frère est quasiment étouffé sous les effusions de l’amour fraternel. À la suite du jeu, des souvenirs douloureux reviennent chez plusieurs participants : avortements, enfants mort-nés ou morts en bas âge. Plusieurs d’entre eux en disent la grande douleur chez les parents et chez les frères et sœurs. Tout se passe à ce moment-là comme si la naissance et la mort ensemble enlacées ne pouvaient être évoquées (et vécues) que dans le déni de la haine. Un renversement du sens de l’illusion groupale initiale se produit alors dans le groupe : la peur de n’être pas des enfants merveilleux, d’être avortés ou exclus du sein maternel est sous-tendue par le fantasme que le groupe n’est pas encore né, qu’il est menacé de non-existence et qu’il pourrait avorter. Plusieurs participants évoquent des fantasmes de meurtre d’enfant et d’attaque envieuse contre le sein. On voit ici comment l’espace psychique du groupe est utilisé comme scène et comme contenant de leurs fantasmes et de leurs angoisses. Après la séance, André vient me voir en a parte, puis il s’adresse à ma collègue : il nous prévient séparément qu’il sera absent à une prochaine séance, sans préciser laquelle ni pourquoi. Il lui apparaîtra ultérieurement qu’il a fait cette démarche pour avoir une relation privilégiée avec chacun d’entre nous. À la séance suivante, les attaques des uns contre les autres occupent tout le début des échanges : contre celles et ceux qui « prennent toute la place » en accaparant l’attention des psychodramatistes, contre ceux qui vont les voir en douce hors des séances, contre ceux qui essaient de leur faire plaisir en parlant de leurs fantasmes par ailleurs déjà analysés sur le divan, etc. La jalousie et l’envie reviennent au premier plan, et ces affects les ramènent à la violence de la lutte pour la place dans la fratrie. Une longue discussion sémantique pour définir les différences entre le benjamin, le puîné et le cadet fait diversion jusqu’au moment où apparaissent des questions plus consistantes, sur le désir des parents au sujet des enfants, puis sur celui du père, sur le désir de la mère pour le père, et sur ce qui s’ensuit pour les enfants. Ma collègue interprète leurs questions comme portant sur notre désir pour eux et entre nous, et cette interprétation des transferts les ramène au psychodrame.
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Plusieurs thèmes de jeu sont proposés qui tous concernent la mort : mort d’un mari, d’une sœur, d’un cousin, d’un frère. Morts que l’on pourrait dire horizontales, et souvent morts de personnes qui ont eu le statut et la fonction de doubles. Aucun de ces thèmes n’est cependant joué, mais les associations se précisent et les participants, hommes et femmes s’engagent plus directement dans des aspects de leur histoire avec un frère ou une sœur. Il est question de la passion amoureuse ou haineuse entre frère et sœur, des vœux de mort et de la culpabilité après la mort d’un frère ou d’une sœur, de la pesanteur de l’inéluctable qui unit des frères et des sœurs dans des relations incestueuses (André, MarieClaude, Christina), de l’impuissance douloureuse devant la dépression ou la toxicomanie d’un frère, et d’autres expériences encore. Des rêves sont rapportés, fait la veille ou l’avant-veille et, comme il arrive souvent dans les groupes, leurs contenus manifestes sont assez proches les uns des autres : André a rêvé qu’il conduisait jusqu’à la mer une voiture sans freins, Marie-Claude qu’elle conduisait une voiture sans éclairage et sans moyen de signalisation. Les associations des participants les conduisent à évoquer leur angoisse et leur désir de vivre dans ce groupe des relations fraternelles très intenses, violentes dans l’amour comme dans la haine. D’autres fantasmes incestueux et des souvenirs d’attouchements sont convoqués, qui concerne une sœur ou un frère complices. Un autre rêve est raconté : le rêveur est entouré d’un groupe de cinq à six personnes, il perd ses cheveux. Ses associations le mettent en contact avec sa fratrie (« cinq ou six ») et la mort de son jeune frère jumeau. Ce moment émotionnel intense fait surgir un lapsus chez Marie-Claude qui parlera d’une petite fille « incestuée » par son frère. Un thème de psychodrame est proposé et joué : dans une automobile, cinq ou six passagers, hommes et femmes, sont serrés les uns contre les autres, à l’étroit, ils étouffent et gênent le conducteur, mettant en péril tout le groupe. On se bat pour prendre sa place et éviter l’accident. Une femme, qui se déclare sœur du conducteur, le soutient et parvient à contenir l’angoisse et calmer les passagers. On lui décerne le titre de « grande sœur ». Mais une passagère (Marie-Claude) dénonce ce « couple » formé par le conducteur et la grande sœur et fait éclater la cohésion à peine trouvée. Après le jeu, l’élaboration se centre sur deux aspects du jeu : l’angoisse de l’accident est associée à celle de se toucher (de s’attoucher), serrés les uns contre les autres. Le lapsus de Marie-Claude est repris pour dire la proximité de la mort et de la jouissance archaïque de ce toucher incestueux. La seconde ligne associative concerne les transferts latéraux des complexes fraternels dans ce groupe, notamment la place accordée à
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l’aîné(e), la « grande sœur » aussi tyrannique que Big Brother, déflection ici d’une imago maternelle archaïque. Il est aussi question de valorisation œdipienne de l’aîné(e) lorsque la mort d’un des parents le (la) conduit à « occuper sa place ». Ce qui a été mobilisé et mis en travail dans ce groupe Dans ces deux séances, nous pouvons noter la fonction organisatrice du complexe fraternel dans les liens de groupe, dans les transferts et dans le processus associatif. Ce sont les modes archaïques du complexe fraternel qui prévalent, et les interprétations que nous formulons ont pour objectif de les confronter avec l’organisation œdipienne du complexe. Les relations avec les parents sont évoquées sous ce double aspect, mais aussi les relations avec les grands-parents, remarquables recours pour se défendre contre les exigences œdipiennes. Ce déplacement de la rivalité œdipienne auprès des grands parents s’accompagne d’un processus de désexualisation des rapports frères-sœurs. Nous observons ici, et c’est le régime habituel des groupes, combien chacun voudrait occuper à lui seul l’ensemble de l’espace du groupe. La question centrale est bien celle du partage.
R IVALITÉ ,
JALOUSIE ET ENVIE DANS UN SÉMINAIRE DE GROUPE AVEC PSYCHODRAME L’analyse d’un séminaire psychanalytique de groupe avec psychodrame conduit par une équipe d’analystes montre encore plus précisément comment le complexe fraternel est un organisateur majeur du processus de l’appareil psychique groupal. Dans un séminaire de ce type, les participants se réunissent pendant une durée d’une semaine en trois séances journalières de petit groupe de psychodrame (dix participants par groupe) et en une séance de libre parole sans jeu qui regroupe tous les participants et toute l’équipe des psychanalystes (au total une quarantaine de participants). L’équipe des psychanalystes se réunit de son côté une fois par jour. Dans l’exposé qui va suivre, je me centrerai sur l’analyse du petit groupe dont j’ai eu la charge en collaboration avec une collègue et je mettrai en relation les processus qui s’y manifestent avec ceux de l’ensemble du séminaire. Ce qui a été vécu et élaboré au cours de ces séances est remarquable en ce que le matériel et les processus transférentiels furent organisés de bout en bout par le complexe fraternel.
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Je commencerai par relater brièvement, jour après jour et séance après séance, ce qui a constitué le mouvement psychique de ce séminaire, puis j’essaierai d’en proposer quelques commentaires centrés sur les mouvements de jalousie et d’envie et sur leur dépassement.
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Le premier jour Après la présentation de l’équipe des analystes et de l’organisation du séminaire, les participants se réunissent pour une séance de petit groupe. Les tout premiers échanges et les premières associations parlent de la jalousie dans un couple. Un thème de jeu est proposé : « Dans un bateau qui irait à l’aventure, cinq personnes formant deux couples et une célibataire entreprendraient un voyage. Une liaison s’esquisserait entre un homme marié et la célibataire. » Dans le jeu, avant même que ne s’ébauche cette liaison, des soupçons sont exprimés par l’épouse (Jeanne) à l’égard de la célibataire, elle parle aussitôt d’abandon et se comporte comme une enfant. Le « mari » et la « célibataire » se défendent de toute attirance l’un vers l’autre, et « l’épouse » presque abandonnée demande à l’autre couple de réintroduire de la justice entre eux, sans préciser davantage ce qu’elle entend par justice, mais chacun comprend qu’elle évite ainsi d’entrer en conflit avec le mari et la rivale en les empêchant de jouer. Après le jeu, les protagonistes disent leur déception, le couple réputé quant à lui solide, « indéboulonnable », sûr de lui et sans faille est attaqué pour avoir laissé la scène sans solution. Nous comprenons que le recours aux parents analystes idéalisés devait les protéger de leurs affects et de leurs représentations violentes dans une scène de séduction qui avait cette particularité que la jalousie dans le couple était une formation de compromis devant une scène de rivalité fraternelle. La deuxième séance développe des associations sur les dangers de s’engager à l’aventure en milieu hostile. Des voyages avec des situations dangereuses sont évoqués : soifs inextinguibles, manque d’eau, soleil torride, animaux venimeux, violents conflits entre les coéquipiers, violences à l’égard de ceux qui tenteraient de garder pour eux des médicaments ou des vivres. Ainsi dès la deuxième séance, sous la mise en scène de la jalousie, des thèmes persécutoires viennent au jour et se manifestent des sentiments d’envie et de haine vis-à-vis des rivaux. La troisième séance est centrée sur un psychodrame dont le thème est un jeu de masques : « un masque dirait la vérité sur les masques : chacun annoncerait son masque ». Au cours du jeu le masque-interprète (Jeanne) dévoile, non sans susciter des protestations et des dénégations de la part des autres, ce que cachent les masques : d’abord des regards de désir, de
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séduction ou de curiosité, mais aussi des regards d’envie, d’hostilité et de destruction. Les masques « démasqués » cherchent alors à débusquer la sorcière, la séductrice. Une femme (Irène) me demande mes lunettes pour voir ce qu’elle ne voit pas. Après le jeu éclate une dispute sur la position prise par Jeanne et à elle accordée par les autres dans le jeu : on la soupçonne de vouloir occuper le devant du groupe. Jeanne se dit déprimée. Une autre dispute a pour motif l’audace de la demande qui m’a été faite de donner (ou prêter ?) mes lunettes. Ma collègue et moi soulignons la continuité des préoccupations des participants au cours de ces trois premières séances. Je note que l’idéalisation dont je suis l’objet de la part de certains participants, de même que les sentiments d’admiration qui s’expriment à l’égard de notre technique, sont certainement des constructions défensives contre l’envie. Au cours de la séance plénière, des participants se demandent s’il y a quoi que ce soit de commun entre les participants et entre les groupes. Plusieurs affirment ne rien vouloir dévoiler de ce qui s’est passé dans leur groupe, cela ne regarde pas les autres et chacun doit garder pour soi ce qu’il possède. Cette remarque fait écho, chez certains participants de notre groupe, à l’évocation des voyageurs qui gardent tout pour eux. La rivalité entre les groupes est évoquée, mais les échanges tournent cours. Peu après, un long silence s’installe et sont exprimées des angoisses de fragmentation et de morcellement. Puis il apparaît que, dans les autres petits groupes, il a été aussi largement question de la rivalité et de la peur d’être séduit/détruit/abandonné par le groupe. Dans le groupe des analystes, les échanges portent sur les mouvements de chacun des groupes, mais assez rapidement le thème de nos pensées s’organise autour des filiations analytiques de chacun, elles sont diverses dans notre équipe et elles soutiennent des différences dans notre manière d’entendre et de penser psychanalytiquement les processus de groupe. À la fin de la séance, plusieurs collègues parlent de la jalousie qu’ils éprouvent vis-à-vis de ceux qui écrivent des articles ou des livres et certains disent leurs sentiments dépressifs ou leur colère lorsqu’ils ne comprennent pas ce qui se passe. Au terme du premier jour, une organisation psychique inconsciente assez homogène structure et travaille l’ensemble du séminaire. Le deuxième jour Dans le petit groupe, plusieurs thèmes de jeu sont proposés : « une mère met son fils à la crèche pour le préparer à la naissance d’un petit frère dans les jours qui viennent » ; « quelqu’un qui veut entreprendre
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un voyage, un tour du monde en bateau, il doit choisir ses compagnons ». Ce thème est retenu, mais dans le jeu, les participants expriment très fortement leur crainte devant les conflits possibles avec des inconnus, la peur des rivalités entre eux et des préférences que pourrait manifester le capitaine pour tel ou tel de ses coéquipiers. Dans les commentaires après le jeu, on parle surtout de ce qui pourrait se passer du côté du conjoint ou du compagnon (de la compagne) pendant une longue absence : « que se passerait-il sans moi ? » Le thème de la séparation permet d’évoquer divers deuils. Jeanne pleure un frère mort en mer. D’autres morts sont évoquées, puis les conflits entre frères et sœur lors de la mort des parents, les reproches mutuellement adressés entre frères et sœurs d’être ou de se considérer comme l’héritier privilégié des parents ou de n’avoir pas su assurer le soin auprès des parents malades. La deuxième séance est encore centrée sur les déchirements que plusieurs participants ont vécus dans leur fratrie. Ces conflits violents sont rapportés au désir et à la difficulté d’être ou non reconnu(e) par les parents en tant que son enfant, aimé d’un amour égal à celui qu’ils dispensent aux autres. Pour d’autres, dont Jeanne, ces déchirements sont liés à la difficulté d’être reconnue par ses parents comme leur fille : ils attendaient un garçon, et sa haine fut grande vis-à-vis de sa sœur aînée. André rapporte un rêve qu’il a fait la nuit précédente : il voyait ma tête coupée avec l’inscription de mon nom, comme dans une auréole. Il se souvient avec d’autres que la veille, lors de la séance des masques, quelqu’un avait évoqué la décollation de saint Jean-Baptiste s’effaçant devant le Christ. Il avait rappelé une inscription qui figure sur un célèbre tableau de M. Grünewald et qui représente la Crucifixion, Jean-Baptiste étant au pied de la Croix et disant : « Ille opportet crescere, me autem minui » (« Il doit croître, moi au contraire je dois diminuer »). Le récit du rêve d’André suscite, avec ce rappel de l’inscription, la colère devant l’impératif de l’effacement devant un autre, si puissant soit-il. À son tour Hubert raconte son rêve : « une fille est tuée par son père, c’est ce que le rêveur dit mais personne ne veut le croire. À l’arrière-fond de la salle, la famille est dangereusement silencieuse, puis elle accuse le frère du meurtre ». Hubert comprendra vite que son vœu de mort vis-à-vis de sa sœur a été déplacé comme pour devenir le vœu que réalise son père, ce qui lui permet de l’accuser du meurtre et de le punir de sa préférence pour sa sœur. Cette sœur, il l’aimait comme son double, ils se ressemblaient l’un et l’autre, il n’y avait pas de différences entre eux. Dans son rêve, le groupe familial le « démasque », dira-t-il. Il démasque son amour incestueux narcissique. Le rêve, une fois de plus aura apporté
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une figuration des enjeux fantasmatiques qui organisent le cours des associations et des transferts dans le groupe. La séance suivante est assez pénible. Le psychodrame est difficile à mettre en jeu, les participants sont passifs et déprimés, ma collègue et moi nous sentons syntones avec le groupe. Vers la fin de la séance, André propose un thème de jeu : une partie de carte avec ou sans atouts, entre des joueurs de force égale. Mais il n’y aura pas de psychodrame. En séance plénière, deux thèmes contradictoires prédominent : la rivalité pour prendre la parole, le désir que personne ne s’y distingue. Dans notre groupe d’analystes, les échanges se poursuivent à propos de l’héritage psychanalytique de chacun, comment il est différent chez les hommes et chez les femmes de notre association. Le troisième jour La séance en petit groupe s’organise sur des échanges assez tendus sur les différences entre ceux qui sont (ou se pensent) informés de psychanalyse, et ceux qui ne le sont pas et qui redoutent de ne pas intéresser les analystes. Sous-tendent les échanges l’envie à l’égard de ceux qui sont supposés savoir et le dédain dans lequel ces derniers tiendraient ceux qui ne savent pas. Les thèmes de jeu proposés sont systématiquement critiqués, la lutte se généralise entre tous pour qu’aucun thème ne soit retenu. J’interprète cette résistance en la rapportant aux transferts sur nous, qui sommes à leurs yeux des parents qui pourraient avoir des préférences et exclure certains « frères » de la « famille » qu’ici, dans leur imaginaire, nous formerions. Il est probable que cette interprétation aura permis de libérer la pensée et que soit proposé un thème qui sera retenu et joué comme une recette de cuisine : « Dans une casserole, remplir d’eau et de légumes, faire cuire puis passer à la moulinette pour en faire une soupe. Puis réduire à une purée informe où tous les éléments seraient confondus, on ne reconnaîtrait plus la carotte de la tomate ou du poireau. » Dans le jeu, les légumes se sauvent de la casserole, puis se battent en tentant de prendre à chacun ses vitamines et son arôme. Lors des commentaires, il est remarqué combien il est difficile de s’individuer dans la « casserole groupale », en raison des sentiments de jalousie et/ou d’envie qui paralysent chacun et inhibent les autres. Que l’on soit dans la casserole ou que l’on veuille s’en évader, personne ne retrouvera ce qu’il y a mis ni ce qu’il est, mais il importe de priver les autres de ce qu’ils ont ou de ce qu’ils sont (leur arôme) ou de les détruire. Quant à moi, je note que sous les thèmes de la jalousie et de l’abandon se trame un autre niveau de la rivalité, celui de l’envie, accompagnée d’angoisses
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plus profondes. Cette séance semble marquer un passage régressif de la jalousie à l’envie archaïque. Au cours de la séance suivante, les associations s’organiseront autour du thème d’un jeu proposé par Bertrand. Le psychodrame se joue ainsi : un vieux père veuf qui devient aveugle et ses trois filles : laquelle va s’occuper de lui ? Les filles se déchirent, s’accusent mutuellement de vouloir accaparer le père avec des intentions peu claires, d’évincer les autres. Le père assiste à leur dispute sans intervenir, puis il choisit celle qui ressemble à sa femme disparue. Il s’ensuit une violente scène entre les filles. Le père dit alors, devant leur déchirement, qu’il aurait préféré qu’un fils s’occupe de lui. Il suscite l’union sacrée des filles contre leur père et son fantasme d’un fils idéalisé qui signifierait leur mort. Les associations repèrent très vite le motif du roi Lear, mais passent sous silence sa « folie » et son goût du pouvoir, ainsi que le rôle joué par Cordelia. Je souligne que le père devenant aveugle pourrait être une alternative à l’imago d’un père tout-puissant, doté de la capacité de voir ce que les autres ne voient pas (allusion à mes lunettes toutes-puissantes et à l’idéalisation de l’imago paternelle). La dernière séance de petit groupe de la journée sera centrée sur les angoisses de ne pas exister dans le désir des autres. Plusieurs participants, dont Bernard et Jeanne, parleront de leur angoisse d’avoir été l’objet de manœuvres d’avortement chez leur mère. D’autres se demandent ce qui se serait passé si un enfant qui aurait dû les précéder n’avait pas été avorté ou n’était pas mort prématurément. Jeanne propose cette interprétation : « Venir au monde à la place d’un enfant avorté ou mort, c’est se demander, s’il avait vécu, quelle place j’aurai eue dans l’amour des parents, qui ils auraient le plus aimé, lui ou moi. » À la fin de la séance, trois femmes disent violemment qu’elles ne peuvent plus se supporter, puis ensemble elles se lient dans une attaque contre Bertrand qui dans le jeu avait suscité la querelle des filles en préférant un fils à elles trois. Devant le silence de Bertrand, elles parlent de leurs relations avec leur propre fratrie ; Jeanne de son frère incestueux, mort en mer, Nadine de sa haine et de sa rage narcissique contre sa sœur aînée. Ma collègue et moi sommes frappés par cette persistance du questionnement sur l’amour des parents, sur la jalousie, les vœux de mort vis-à-vis des frères et des sœurs. Les interprétations des transferts semblent élargir la voie de la régression vers des conflits plus archaïques, et accueillir en même temps des représentations incestueuses dans les relations frères-sœurs. Toutefois, cette récurrence nous interroge au point où nous
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demandons si la question, pourtant perlaborée, ne serait pas tenue aussi dans les arcanes du contre-transfert et/ou de l’intertransfert. La séance plénière oppose les petits groupes, fiers de leurs analystes, chacun considérant son groupe comme le meilleur. Le narcissisme des petites différences et les illusions groupales locales se maintiennent en défense contre la nécessité de penser et d’accepter cet espace archaïque partagé qu’est le groupe large. Ces transferts pointés, les échanges reviennent sur la violence suscitée par l’envie fraternelle, repérée dans tous les petits groupes depuis le début du séminaire. Quelqu’un raconte que dans un certain pays totalitaire, « un pays imaginaire », précise-t-il avec humour, les gouvernants avaient ordonné la stérilisation pour éviter que ne se transmettent les rivalités entre les citoyens. L’allure paradoxale de l’histoire est relevée, mais elle n’est pas analysée : c’est bien des effets de la composante narcissique de la pulsion de mort qu’il s’agit. Nous reprendrons les implications de ce paradoxe au cours de notre séance de travail. Nos associations nous conduiront à évoquer la difficulté persistante que nous rencontrons à nous décider à recruter de nouveaux membres dans notre association. Tout se passe en effet, comme si nous ne voulions pas de petits frères ou petites sœurs, pour rester unis entre nous. En cela nous ne réagissons pas différemment des patients d’un groupe thérapeutique lentement ouvert lorsqu’ils doivent faire face à l’arrivée d’un nouveau participant. Toutefois, nous sommes entre nous dans un groupe de pairs, et nous ne pouvons pas nous révolter contre des parents qui nous feraient « ce mauvais coup ». Bien que j’en aie fait la théorie en proposant le modèle de l’appareil psychique groupal, je perçois maintenant mieux quelle organisation inconsciente prédomine et organise notre équipe à ce moment-là ; c’est le complexe fraternel qui produit un effet de résistance et de travail chez les participants, c’est lui qui organise corrélativement leurs champs transférentiels, à partir de nos propres organisateurs inconscients. Notre élaboration interprétative passe par ce repérage de la rivalité, de la jalousie et de l’envie entre nous. Les jours suivants À la séance de petit groupe, Jeanne raconte un rêve qu’elle a fait la nuit précédente : « ma collègue donnait un bain à ses trois filles ; elle était très compétente et attentive et les enfants étaient heureuses, l’une d’entre elles souriait la tête dans l’eau ». Les associations des membres du groupe mettent à jour une figure que j’ai souvent décrite comme une des figures archaïques de la représentation du groupe : la figure incestueuse d’une mère contenant les frères et sœurs ou encore
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le fantasme d’être plusieurs frères et sœurs de nouveau réunis dans le ventre maternel, ici manifestement le liquide amniotique. Là où le rêve propose la contiguïté, les participants, dans leurs associations, décryptent la contenance. Cette mère contenante apaise les rapports d’envie et de jalousie dans un monde clos où les objets externes ne sont pas encore constitués dans la séparation de la mise au monde. Une participante propose un thème de jeu qui reprend le psychodrame des trois sœurs et de leur père, et certains éléments du rêve de Jeanne : un père achète trois tapis pour ses trois filles et leur demande de choisir chacune le sien. Les trois sœurs hésitent, se concertent, s’inquiètent du choix possible des autres en surveillant les réactions du père qui demeure impassible, puis elles se sentent incapables de choisir et s’en accusent mutuellement. Après le jeu, elles disent ce qu’elles ont craint : que l’une d’entre elles choisisse ce qui plairait le plus au père et que les autres en soient diminuées. Mais elles disent aussi que si leur choix ne rencontre pas ce qui est supposé être le désir du père, elles craignent de le décevoir. Bien que les participants travaillent sur les risques d’exclusion qu’implique tout choix et sur les sentiments d’envie ou de jalousie qui sont ici de nouveau relancés, à la fin de la séance, alors que ma collègue et moi sortons de la salle, plusieurs d’entre eux s’y maintiennent. Certains avaient de la difficulté à sortir de l’espace matriciel : comme si, pour eux, naître c’était prendre ce risque. D’autres voulaient faire l’expérience de se trouver en groupe sans les psychanalystes. La question de la séparation se précisait dans ces deux formes. Un psychodrame1 va faire avancer la question, Jeanne en propose le thème : un notaire lit la liste des biens à partager entre trois frères et trois sœurs. Le père, veuf2 , a établi l’héritage de la manière suivante : les trois filles se partagent les biens de la mère. Les objets et les biens qui échoient à deux des garçons sont conformes à leur souhait. Mais le troisième ne reçoit rien. Dans le jeu, les trois sœurs se jalousent, expriment leur haine, veulent détruire les objets de la mère pour en priver chacune. Les frères sont silencieux et attristés de ce que l’un d’entre eux ne reçoive rien : quelle faute a-t-il donc commise pour être ainsi déshérité 3 ? Les trois sœurs et les deux frères dénoncent l’injustice du père. Bertrand déclare qu’il est prêt à renoncer à sa part d’héritage (bien qu’il ne reçoive rien) 1. J’en ai présenté le récit au chapitre précédent p. 189-190. 2. Une fois de plus, ils font mourir ma collègue. Je pointerai cette répétition, et l’effet en sera fécond quant à l’analyse des transferts. 3. Rappelons que le thème du psychodrame a été proposé par Jeanne : elle le fait punir par son père de la relation incestueuse qu’elle a eue avec son frère.
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pour maintenir l’unité de la fratrie. Il estime avoir reçu de son père ce qu’il avait à en recevoir. Mais les cinq frères et sœurs refusent l’héritage arbitraire : ils demandent au père de l’établir de manière plus équitable. Cette séance sera décisive : les figurations qui se mettent en place dans le jeu permettent que s’effectue le passage de l’envie au renoncement, pour le prix de la solidarité entre les frères et sœurs, chacun reconnaissant la part distincte qu’il a reçue des parents. Dans notre équipe, le travail prend, lui aussi, un autre cours. Nous essayons de comprendre ce qui organise nos choix de travailler ensemble, de nous constituer en couple, et quels mouvements de jalousie ou d’exclusion ou de réconfort narcissique ces choix peuvent susciter chez les autres membres de l’équipe. Le fait même de constituer un couple d’analystes en groupe mobilise des configurations transférentielles spécifiques ; elles réactivent les relations parents-fratrie, les fantasmes, les complexes et les imagos qui en organisent les rapports, les conflits et les modes de résolution. Nous notons que dans tous les petits groupes, il a été question d’héritage et de transmission des talents entre les générations, et donc aussi de rivalité et de jalousie, mais que les violences destructrices associées à l’envie sont en train de s’atténuer. Le lendemain, les élaborations de la veille dans chaque dispositif du séminaire ont eu un effet de dégagement pour la plupart des participants de notre petit groupe. Hubert parle longuement de son désir incestueux pour sa sœur aînée, de sa jalousie vis-à-vis de tous les hommes et de ses pulsions homosexuelles. Dans ses aventures, il dit qu’il cherche toujours à se faire punir par un homme. Le rêve qu’il a raconté quelques jours plus tôt revient à l’esprit de plusieurs membres du groupe : « Une fille est tuée par son père, mais personne ne veut croire que le père soit le meurtrier, la famille accuse le frère de ce meurtre. » Jeanne parle alors de son propre désir de meurtre vis-à-vis de son frère incestueux. Un thème de psychodrame sera proposé un peu plus tard : on imagine des jeux d’enfant dans un square, mais aucun homme ne veut « être » le père, car il faudrait ensuite jouer « au papa et à la maman » et ça fait peur. Bien que nous travaillions sur les résonances de ce fantasme de scène primitive, le psychodrame ne sera pas joué. Ma collègue et moi soulignons la différence entre « être le père » et « jouer le rôle du père » : être le père, c’est à la fois être tout-puissant, rendre les fils impuissants et les filles attachées à un amour impossible. Nous sommes maintenant proches de la fin des séances. Plusieurs participants évoquent de manière très émouvante des drames de leur histoire fraternelle, ce qui donne à Françoise l’occasion de parler de sa grande tristesse à jouer avec des enfants depuis la mort de son frère. Il
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sera aussi question de la place de chacun dans la fratrie et dans le désir des parents, de la jalousie et des solidarités entre frères et sœurs lorsque l’un ou l’autre réussit, lorsqu’il rencontre des difficultés ou lorsqu’il connaît l’échec. Il est alors question des fantaisies du frère ou de la sœur imaginaire, compagnon de consolation.
TRANSFERT DU COMPLEXE FRATERNEL , ORGANISATEUR DES LIENS DE GROUPE
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Peu enclin à penser le processus de groupe en termes de transfert au groupe familial, dans la mesure où ces transferts étant évidemment à l’œuvre dans l’organisation groupale, le thérapeute « n’apprendra pas grand-chose de nouveau », Foulkes (1964, trad. fr. p. 64) n’a pas accordé au transfert des relations fraternelles dans les groupes une attention particulière. Au contraire, ces transferts ont suscité de diverses manières l’attention de A. Bejarano (1972), de R. Kaës (1978), de B. Brusset (1983), en Italie celle de L. Brunori (1996), en Argentine celle de R. Gaspari (2003). Mon point de vue est que la prise en considération des transferts du complexe fraternel intéresse la compréhension des processus psychiques du niveau du groupe : par exemple les appareillages du groupe selon les scénarios commandés par ce complexe, la spécificité des alliances fraternelles. En outre, les relations spécifiques que mobilisent dans un groupe certains emplacements dans la configuration des liens fraternels : l’arrivée d’un nouveau, la reconnaissance corrélative des places de chacun, le partage de l’héritage, etc., sont remarquablement éclairés si l’on pense et analyse les transferts fraternels. Enfin, l’articulation entre les effets du complexe d’Œdipe et ceux du complexe fraternel pour tel sujet apparaît dans la situation psychanalytique de groupe avec une netteté supérieure à ce que la cure nous ouvre comme expérience. Les deux séances du premier groupe présentent un échantillon assez large du transfert du complexe fraternel dans les groupes. Ce qui toutefois prédomine dans les deux groupes, ce sont les affects et les sentiments de l’envie et de la jalousie. Dans le second groupe, ils ont été amplifiés par les relations avec les autres groupes et par les mouvements régressifs archaïques que favorise le groupe large. Ils sont entrés en résonance avec des affects et des sentiments analogues chez les analystes dans leurs relations à l’intérieur de leur propre groupe. Cette résonance est évidemment à comprendre comme les inductions transféro-contre-transférentielle qui se produisent dans ces situations. Elles relèvent par là des résistances au
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processus analytique, et il arrive qu’elles se maintiennent ainsi par une collusion ou une alliance inconsciente défensive entre les analystes et les participants. Toutefois, l’élaboration que les analystes ont pu faire de leurs rapports d’envie et de jalousie a ouvert la voie à la transformation des mouvements d’envie et de jalousie chez les membres du groupe. C’est là un effet de l’analyse de l’intertransfert que ces analystes ont été en mesure d’entreprendre. Les transferts sont, dans ces groupes, comme dans toute situation psychanalytique, le moteur du travail psychique et la résistance à ses processus. On en connaît les effets sur les analystes : ils sont comme des parents qui pourraient avoir des préférences et exclure certains « frères » ou certaines « sœurs » de la « famille ». Ce qui implique des transferts du complexe, des imagos et des liens fraternels sur chacun par chacun, ou du moins par certains d’entre eux et d’une manière plus ou moins constante et intense. Ces transferts sont ceux d’objets adelphiques partiels, archaïques, ou ceux d’objets constitués dans les après-coups de l’objet total et des constructions œdipiennes. Le groupe lui-même est un objet de transfert, soit dans le registre archaïque, préœdipien, soit dans le registre œdipien. Dans le premier cas, il est investi et représenté comme un contenant ou un chaos de mère-aux-frères-et-sœurs agrippés les uns aux autres ou cherchant à s’exclure (la marmite, par exemple), comme une matrice combinée ou non à une forme primitive de père-frère, ou comme une matrice autofécondante, sur le modèle d’un fantasme d’autogenèse des frères et sœurs. Dans le second cas, il est investi comme la communauté de frères et sœurs dotée de lois issues du dépassement du conflit œdipien. Des formes intermédiaires ou mixtes sont repérables comme celle du groupe des frères et sœurs formant une communauté idéale, narcissique et toute-puissante : l’utopie de la cité fraternelle repose sur de telles formations du complexe fraternel. Selon ces diverses modalités, qu’actualisent les transferts, le complexe fraternel est incontestablement un organisateur psychique inconscient du processus et des formations groupales.
C OMMENTAIRES SUR LES MOUVEMENTS ET D ’ ENVIE DANS LES GROUPES
DE JALOUSIE
Je limiterai mon commentaire sur ces mouvements d’envie et de jalousie, et sur leur dépassement, à quelques considérations, pour la plupart centrées sur la clinique du second groupe.
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La régression de la jalousie vers l’envie Dès les premières séances, le mouvement psychique de ce groupe se caractérise par une triple régression : du couple au fraternel, du triangle œdipien vers le triangle préœdipien et rivalitaire, de la jalousie vers l’envie. Le lecteur se souvient que les thèmes de la première journée évoluent de la jalousie dans un couple vers son déplacement dans une scène de rivalité fraternelle au cours de laquelle il est fait appel aux parents analystes idéalisés pour protéger les protagonistes contre la violence de leurs affects et de leurs représentations. Le drame de la jalousie n’est pas ici « constitutif du moi et de l’autrui » (Lacan), mais couverture de l’envie par la jalousie, comme en témoigne le psychodrame des masques qui cachent des regards d’envie, d’hostilité et de destruction. Du même coup se vérifie comment le complexe d’Œdipe se trouve mobilisé défensivement contre l’émergence du complexe fraternel. La triangulation qu’implique la jalousie fonctionne ici comme une mesure de défense contre la régression vers l’envie, l’idéalisation constituant un autre mécanisme de défense (cf. la fantaisie de me prendre mes lunettes). Nous avons vu que, dès la seconde séance, des thèmes persécutoires sont associés aux affects d’envie et de haine vis-à-vis des rivaux, mais aussi aux fantasmes de rencontrer une sorcière et une séductrice.
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L’affermissement du complexe fraternel L’affermissement du complexe fraternel se produit lorsque les sujets sont capables d’affirmer des sentiments et des exigences propres au lien fraternel dans le même mouvement qu’ils sont confrontés à leur ambivalence vis-à-vis des figures parentales. Cet affermissement du complexe fraternel, sous son double aspect d’envie et de jalousie, se met en place au cours du travail psychique de la seconde journée. Il mettra en question — et en cause — le désir des parents à l’égard de leurs enfants, et spécialement l’amour maternel à l’égard des frères et sœurs. En témoigne le psychodrame « une mère met son fils à la crèche pour le préparer à la naissance d’un petit frère dans les jours qui viennent ». La mobilisation des sentiments d’amour et de haine vis-à-vis de l’alter ego à l’occasion de la naissance d’un(e) rival(e) réveille des pensées de deuil chez plusieurs participants : Jeanne pleure un frère mort en mer. Il est probable que ce « mort en mer », entendu comme « mort en mère », suscite les pensées de meurtre ou de mort des
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parents. C’est, en tout cas, ce qui survient dans le processus associatif groupal immédiatement après ces évocations. J’ai relaté ce qui se passe au cours de la première séance du second jour : on parle des conflits entre frères et sœurs lors de la mort des parents, de la résurgence de l’envie et de la haine, des déchirements de la fratrie à cette occasion. On évoque les reproches mutuellement adressés entre frères et sœurs de n’avoir pas su assurer le soin auprès des parents malades, notamment lorsque l’un d’entre eux se considère comme l’héritier privilégié des parentset que se réactive le fantasme d’appropriation destructrice de la part enviée des parents dont le frère ou la sœur est supposé ou se réclame être le dépositaire1 . Ces évocations suscitent des affects de colère et d’impuissance ; ils sont liés à des angoisses de ne pas être aimé par les parents d’un amour égal à celui qu’ils dispensent aux autres, de devoir « s’effacer » devant un autre. Au cours des séances nous pouvons constater que le complexe fraternel se confronte au complexe d’Œdipe et se heurte aux fantasmes incestueux et aux mouvements d’ambivalence vis-à-vis des parents. Ainsi lorsqu’Hubert accuse son père du meurtre de la sœur et, par ce déplacement, le punit de son propre désir incestueux pour sa sœur. Mais il ne s’agit pas d’un pur et simple déplacement des fantasmes incestueux œdipiens : ce qu’il nous dit de son lien avec sa sœur évoque bien cette composante narcissique fondamentale du complexe fraternel que j’ai décrite au chapitre 3 : Hubert l’aimait comme son double, il n’y avait pas de différences entre eux. Nous avons affaire à une structure préœdipienne, dans laquelle prévalent narcissisme et envie. Dans le rêve de Jeanne, l’envie n’est pas apparente, mais seulement la figure incestueuse d’une mère contenant les frères et sœurs et le fantasme d’être plusieurs frères et sœurs de nouveau réunis dans le ventre maternel. La pulsion de mort à l’état brut et l’impulsion envieuse Comme dans la plupart des groupes, le mouvement psychique qui le construit n’est pas linéaire, mais cyclique ou chaotique. Une poussée du côté des structures œdipiennes mobilise des formations préœdipiennes et archaïque. Ce processus est présent dans les deux groupes. Dans le second, il est particulièrement accentué, non seulement parce que le groupe se montre réceptif à l’hétérogénéité des psychés et de leur organisation, mais aussi parce que la pulsion de mort, à l’épreuve dans 1. Sur cette question, cf. supra l’analyse des effets dans la fratrie de la mort d’un parent et le travail de l’héritage, chapitre 9 de cet ouvrage.
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les mouvements d’envie, appelle précisément ces cycles incessants pour se manifester et se lier autrement que dans ses manifestations purement destructrices. La pulsion de mort se manifeste dans l’envie et dans les angoisses persécutoires qui la sous-tendent. Cette proposition kleinienne est pertinente pour comprendre ce groupe. Le psychodrame de la réduction des frères et sœurs en soupe ou en purée dans la casserole en figure les effets. Si, dans le jeu, les légumes sautent de la casserole, une fois sauvés ils se battent pour voler, casser et priver les autres de ce qu’ils ont de bon en eux1 . Les attaques envieuses et les accès de rage narcissique (celle de Nadine contre sa sœur aînée) sont actualisés dans les transferts latéraux, elles tournent et se retournent, recoupent soudain les évocations incestueuses (Jeanne et son frère incestueux, mort en mer, Hubert), comme si l’inceste fraternel était le négatif de l’envie. Je pense à ce moment-là au crime de Caïn. Le crime de Caïn inaugure le premier mort et le premier meurtre de l’humanité, la mort violente d’Abel son frère fut le fruit de l’envie. Le refus du frère, dans son meurtre, n’est-il pas une autre figure du refus de l’autre, dans l’inceste ? Je pense aussi que les fantasmes d’avortement de soi-même par la mère sont constamment ou régulièrement associés aux angoisses profondes qui traversent le complexe fraternel archaïque, et que nous sommes là encore devant un effet de la pulsion de mort : l’angoisse de ne pas exister dans le désir des parents, pour faire place à un autre, plus désirable. La même question se pose, suscitant des défenses plus fermes, lorsqu’un enfant qui aurait dû les précéder n’avait pas été avorté ou n’était pas mort prématurément : lequel les parents auraient-ils le plus aimé ?
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Les dépassements : au-delà de la haine et de l’envie Le travail psychique qui s’effectue dans ce groupe est essentiellement orienté par la mise en figurabilité des composantes archaïques du complexe fraternel. Ce travail s’effectue par le moyen du jeu psychodramatique, par le rêve et par le travail d’analyse intertransférentielle effectué par les analystes. Les rêves, nombreux, furent sans doute les vecteurs des mouvements transférentiels les plus profonds (le rêve de ma tête coupée avec une 1. Cette fantaisie des frères et sœurs passés à la moulinette pour être réduits à une masse informe semble être assez fréquente. Elle est déjà apparue dans un psychodrame que j’ai conduit à Mexico, où elle apparaissait aussi dans un mouvement d’envie vis-à-vis des autres et de destruction de leur identité. Cf. Kaës, 1998.
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auréole, le rêve du meurtre de la sœur, le rêve des trois tapis, le rêve du bain donné par ma collègue à ses trois filles). Il me semble que ce travail fut une des conditions du dépassement des « impulsions envieuses » dans ce groupe. Ce dépassement ne s’est pas effectué selon une modalité linéaire, mais par retours, mutations et effets d’après-coup, comme dans tout travail psychanalytique. Par exemple, la prise de conscience que l’idéalisation a eu pour fonction de protéger les participants contre leurs sentiments d’envie s’est effectuée en plusieurs temps. Avant de distinguer, à partir de la clinique de ce groupe, diverses modalités pour aller au-delà de l’envie, je voudrais en signaler les impasses, et parmi celles-ci l’impasse de l’emprise aliénante et celle de l’idéologie et de l’idéalisation. Ces impasses ne se sont pas imposées dans ce groupe, en raison du travail psychanalytique qui y a été effectué. Mais c’est ce que nous observons dans les groupes naturels et, notamment, dans les institutions. L’idéologie égalitaire est de ce point de vue un héritage de la difficulté à élaborer et à introjecter un objet suffisamment bon, et une protection contre les risques de l’attaque envieuse et contre les fantasmes de spoliation. Lorsque j’ai analysé au chapitre 6 ce qui peut se produire au-delà de l’envie, j’avais proposé six issues principales. Elles me paraissent pouvoir être maintenues lorsque nous travaillons avec un dispositif psychanalytique de groupe. Tout d’abord, la jalousie et, avec elle, l’expérience de la formation corrélative du moi et de l’autrui ; la curiosité et le désir de savoir associés à la jalousie et à la rivalité ; la transformation des sentiments de rivalité en un amour pour l’objet précédemment haï ; l’alliance symbolique des frères contre l’arbitraire du père (le psychodrame du notaire en témoigne). La naissance de l’altérité est la formation qui assume toutes ces transformations, mais elle ne peut se maintenir que si le sentiment de gratitude a pu s’installer durablement. Il me semble que ces issues ont été ouvertes, mais inégalement élaborées par le travail de ce groupe.
Q UELQUES
ASPECTS DU COMPLEXE FRATERNEL DANS LE GROUPE DES PREMIERS PSYCHANALYSTES
J’ai souvent avancé l’idée que la psychanalyse a été inventée dans deux dispositifs différents et corrélatifs : dans la situation psychanalytique proprement dite, dont la cure est le paradigme, et dans l’expérience de groupe vécue par les premiers psychanalystes. L’invention sans cesse
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renouvelée de la psychanalyse, comme ses crises, ses ruptures et ses impasses, sont pour une part le résultat des échanges entre ces deux lieux d’émergence des effets de l’inconscient1 . Cette corrélation est toujours actuelle. Parmi les organisateurs inconscients qui ont structuré les liens des premiers psychanalystes groupés autour de Freud, j’ai essayé de montrer que le complexe fraternel a joué un rôle déterminant. La clinique du travail psychanalytique en situation de groupe m’a convaincu de l’intérêt de cette hypothèse. Sa mise à l’épreuve à propos du fonctionnement des processus inconscients dans les institutions m’a naturellement conduit à remonter vers la ténébreuse question des origines et de ses effets dans les institutions de la psychanalyse. Effets divers : de stimulation du désir de savoir dans la découverte de l’Inconscient, de soutien narcissique et de réconfort, mais aussi de défi dans la place à prendre auprès du fondateur, de rivalités douloureuses, quelquefois d’envie mortifère. Je pense que dans le groupe des premiers psychanalystes, le rival était chacun des confrères, mais aussi Freud en tant qu’objet partiel et en tant que rival œdipien. Ainsi les deux structures du complexe fraternel, archaïque et œdipien, coexistent dans le groupe des premiers psychanalystes. Depuis eux et après eux, les groupes de psychanalystes et l’institution psychanalytique ont continué à osciller entre ces deux organisateurs inconscients. Les alliances inconscientes nécessaires aux liens de groupe et aux institutions ont servi les résistances des premiers psychanalystes et de Freud lui-même à reconnaître en eux et entre eux les enjeux du complexe fraternel dans leurs liens. La répétition des déchirements et des scissions dans le mouvement psychanalytique ne s’explique pas seulement par la question sensible de la formation des psychanalystes. Des enjeux de groupe, orchestrés par le complexe fraternel, sont intriqués dans les visées et les processus de la formation : ils nouent ensemble des mouvements psychiques profonds, d’emprise, de séduction, d’identification, d’étayage narcissique, d’incestualité, de filiations imaginaires et de projections mégalomaniaques.
1. La plupart des textes dits anthropologiques de ce qu’il est convenu de nommer la psychanalyse appliquée de Freud, de Totem et tabou à certains passages de L’Homme Moïse, s’inscrivent profondément dans l’histoire du groupe des premiers psychanalystes, mais la portée de ces œuvres la dépasse. Freud n’écrit pas une œuvre de circonstance, mais dans ces textes, le travail d’analyse se poursuit à un autre niveau où s’inscrivent les processus et les effets de l’inconscient.
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Bien des questions demeurent ouvertes au terme de ce chapitre. Je me limiterai à souligner quelques-unes d’entre elles qui mériteraient une attention plus fine. Le surinvestissement défensif contre le caractère traumatique de la rivalité fraternelle devrait être davantage analysé. De même, une attention plus grande devrait être accordée à l’énergie mobilisée dans les groupes et les institutions par le déni de la rivalité fraternelle et par la réparation des dégâts fantasmatiques causés par la jalousie, l’envie et l’attaque contre les frères et sœurs membres imaginaires du corps collectif groupal ou institutionnel. Ce sont là quelques-unes de manifestations du complexe fraternel dans ses composantes archaïques.
CONCLUSION
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J
’ AURAIS atteint mon objectif si j’étais parvenu à qualifier la configuration, les contenus et les processus psychiques qui spécifient le complexe fraternel comme une organisation majeure de la vie psychique humaine, distincte du complexe d’Œdipe. Dans ce travail, j’ai bénéficié des recherches de ceux qui ont commencé à s’intéresser à cette question, mais j’espère avoir apporté ma propre contribution en prenant pour base clinique ce que m’ont appris l’expérience de la cure et celle des groupes. J’ai essayé de soutenir la proposition que les deux complexes sont complémentaires, que l’un n’existe pas sans l’autre et que les qualités fondamentales d’un complexe, en premier lieu sa structure triangulaire, se développent dans des variations qui trouvent probablement des correspondances et des résonances dans l’autre complexe. Les choses se passent d’une certaine manière comme les rapports entre une fondamentale et le cortège des harmoniques qui, en musique, sont des multiples de la fréquence de la fondamentale. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la permanence et les variations constantes de l’amour sexuel, du narcissisme et de la haine dans les deux complexes, et c’est aussi pourquoi la plupart des psychanalystes ont longtemps tenu le complexe fraternel comme une figure majeure de l’évitement du complexe œdipien. Ce déplacement est non seulement ce qui arrive, c’est aussi ce qui lie les deux complexes dans leur structure fondamentale et commune, mais aussi différente. Nous pouvons tenir comme une proposition suffisamment sûre que le complexe fraternel prédomine dans sa forme archaïque là où le complexe d’Œdipe achoppe à assurer le dépassement des rapports au double narcissique, et l’avènement d’une identité sexuée. Le complexe fraternel est emboîté dans le complexe d’Œdipe, mais dans leur principe ils ne se confondent pas l’un avec l’autre, bien qu’ils puissent se substituer l’un à l’autre : la clinique nous confronte
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C ONCLUSION
en effet à ces figures de frère ou sœur « parentalisés » ou de parents « fraternalisés ». En distinguant deux formes principales du complexe fraternel, une forme archaïque et une forme œdipianisée, j’ai essayé d’ordonner le destin de ce complexe soit au rapport à la mère prégénitale dans le triangle rivalitaire préœdipien, soit à au rapport symbolique qui structure simultanément les relations de différence et de complémentarité entre les sexes et les générations. Au complexe fraternel archaïque reviennent les fixations aux imagos et figures du double narcissique, de l’homosexualité et de la bisexualité adelphique. Au complexe fraternel œdipianisé revient la reconnaissance de l’altérité et de l’articulation vitale du parental et du fraternel. Sur les variations de ce complexe s’articulent des expériences et des sentiments différents de ceux qu’inspirent les parents. C’est dans la fratrie que s’éprouvent et s’installent les expériences de l’acceptation de l’autre, de la justice, du partage et de l’amour, de la mutualité et de la solidarité, au-delà de la jalousie mais par l’incessant dépassement de la jalousie et de la haine. Le complexe fraternel met en œuvre une autre position de l’objet, un autre rapport de rivalité et d’identification que le complexe d’Œdipe, et finalement d’autres exigences de travail psychique. L’accomplissement œdipien du complexe fraternel exige un double mouvement des identifications : l’identification au semblable de même génération, issu de la même origine réelle imaginaire ou symbolique : c’est la composante narcissique de l’identification ; et l’identification au parent du même sexe qui préserve en même temps la composante bisexuelle des identifications au père et à la mère. L’autre fraternel n’est donc pas identique à l’autre parental ; ils ne se situent pas de la même manière dans le rapport de génération. Le frère et la sœur ne procèdent pas du frère et de la sœur. Alors que le complexe d’Œdipe a pour butée l’inceste et le parricide (et le matricide) et pour affect l’angoisse de la castration, le complexe fraternel se heurte au fratricide et à l’angoisse du sevrage et de l’abandon. Le complexe fraternel, le triangle préœdipien et le triangle rivalitaire ne sont pas entièrement dépassés dans le déclin du complexe d’Œdipe. Il se modifie à la mort des parents, il se réactive à la naissance de ses propres enfants, et dans toutes les grandes transformations de la vie qui nous remettent en contact avec l’infantile. Il se restructure d’après-coup en après-coup. Mais surtout, il est constamment sollicité par le social. C’est par le complexe fraternel autant que par l’Œdipe que le sujet entre en société,
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C ONCLUSION
et plus particulièrement en parité et en solidarité de rang, de classe, d’appartenance. P/M
Société Ego
F/S
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Figure 6. Tétraèdre fraternel post-œdipien et émergence du social.
Ce basculement d’une structure triangulaire caractéristique des complexes fraternel et œdipien vers une structure à quatre dimensions est une des fonctions majeures du complexe fraternel. On pourrait dire que la fonction maternelle se spécifie par les soins primaires, l’enveloppe pare-excitatrice et la fonction de porte-parole de la mère suffisamment bonne, et que la fonction paternelle dans sa position tierce assure la position du sujet dans le symbolique. Parler d’une fonction fraternelle convoque la formation de la communauté des frères, co-organisatrice du symbolique, par-delà l’expérience spécifique de l’intrus, de la rivalité et de la jalousie, ou plutôt en l’incluant sans cesse pour la traiter et la contenir dans le système des alliances symboliques avec le social. Terminons sur une considération politique. L’avènement d’une société dans laquelle les valeurs de fraternité seraient affirmées ne peut pas être fondé sur le rêve d’une société sans pères, ou sans parents. Ce fut et c’est encore un rêve, et il est au cœur de toutes les crises entre générations, de tous les conflits de transmission des héritages. Ce rêve qui nourrit l’utopie des rapports strictement horizontaux est soutenu par un évitement des enjeux conflictuels et des renoncements qu’impose la double reconnaissance du triangle rivalitaire fraternel et du triangle œdipien. L’utopie fraternelle, lorsqu’elle se réalise comme cet évitement contient toujours un surcroît d’aliénation, et l’on voit apparaître régulièrement, dans ces utopies, la substitution d’un Big Brother en lieu et place du Urvater cruel et persécuteur. De telles questions contiennent quelques enjeux fondamentaux des sociétés démocratiques.
ANNEXE
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B REF
PANORAMA DES RECHERCHES RÉCENTES
Le regain d’intérêt pour les frères et sœurs et pour l’idée de fraternité est manifeste, depuis une trentaine d’années chez les historiens. En témoignent l’Histoire des frères et sœurs, de D. Lett (2004), l’ouvrage sous la direction de F. Godeau et V. Troubetskoy Fratries. Frères et sœurs dans la littérature et les arts de l’Antiquité à nos jours. L’émergence et de destin de l’idée de fraternité comme fondement du social dans l’histoire à partir de la Révolution française et tout le long du XIXe siècle a fait l’objet des travaux classiques de M. David (1987, 1992). J. André (1993) a interrogé avec les outils de la psychanalyse l’émergence de l’idée de fraternité et les mouvements fratricides au cours de la Révolution française. Signalons aussi le séminaire « Frères et sœurs : “méconnus” de l’Histoire ? » organisé en 2005 par L. Macé et I. Réal à l’institut d’études méridionales de l’université de Toulouse-Le Mirail. Les sociologues et les ethnologues ont aussi apporté une contribution à ce débat, par exemple avec l’ouvrage de M. Buisson (2003) La Fratrie, creuset de paradoxes qui montre quels obstacles méthodologiques idéologiques ont fait que la fratrie est restée un point aveugle en sociologie de la famille et comment la fratrie est le premier maillon de la socialisation. L’ouvrage d’A. Martial (2003), S’apparenter, sur l’ethnologie des liens de famille recomposés, analyse la réorganisation des liens traditionnels de filiation et d’ordonnancement généalogique et des rapports générationnels. Une question nous concerne : sommes-nous frères et sœurs seulement si nous avons les mêmes parents biologiques ? En France, les articles et l’ouvrage pionnier de P. Cahn (1949, 1962) ont ouvert aux psychologues une recherche clinique longitudinale sur
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A NNEXE
les comportements d’imitation dans la fratrie, dans la suite des travaux de H. Wallon et de R. Zazzo. Ce qu’il importe de souligner ici est que les recherches du courant psychogénétique et plus récemment développemental ont été les premiers à reconnaître aux relations fraternelles un caractère autonome dans le groupe familial, à la fratrie une dynamique propre et un rôle spécifique dans le développement de la personnalité. Un ouvrage sous la direction d’O. Bourguignon (1999) a constitué un bilan des recherches récentes sur quelques problèmes majeurs, désormais le plus souvent traités avec les perspectives ouvertes par la psychanalyse. En 2005 un colloque organisé par R. Scelles à l’université de Rouen sur le thème « Image de fratrie, ses constructions et ses fondements » a contribué à relancer les recherches. Les travaux de R. Scelles sur la fratrie de l’enfant handicapé (1997) sont une référence majeure en ce domaine. Les psychanalystes ont pris assez tardivement le relais des perspectives ouvertes par Freud, M. Klein et J. Lacan : parmi leurs travaux, je retiendrai ceux réunis par M. Soulé en 1981, un article de B. Brusset (1987, 2003), et plus récemment les ouvrages de J. André (1993), L. Brunori (1996), P.-L. Assoun (1998), O. Bourguignon (1999) L. Kancyper (1995, 2004), R. Jaitin (2006). J’ai apporté ma contribution à cette recherche depuis 1978. Le lecteur trouvera ci-dessous les références de nombreuses revues françaises, italiennes et de langue espagnole qui ont publié un numéro spécial sur ces questions.
N UMÉROS
SPÉCIAUX DE REVUES
Autrement, 1990, 112, « Des sœurs, des frères. Les méconnus du roman familial ».
Le Divan familial, 2003, 10, « Les liens fraternels ».
Dialogue, 2000, 149, « La dynamique fraternelle ».
Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 2003, 51, 7, « La fratrie du jeune handicapé ».
Journal de la psychanalyse de l’enfant, 2000, 27, « Le fraternel ».
Psicoanalisis de las configuraciones vinculares, 2001, 1, Hermanos.
Le Groupe familial, 1978, 81, « Frères et sœurs ».
Revue française de psychanalyse, 2008, LXXII, 2, Frères et sœurs.
Le Groupe familial, 1986, 111, « Le réseau fraternel ». Lieux de l’enfance, 1988, 16, « La jalousie fraternelle ».
Quaderni di Psicoterapia infantile, 2003, 47, « Fratelli » (sous la dir. M.-L. Algini). Tribune psychanalytique, 2007, 7, « Liaisons fraternelles ».
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A NNEXE
R ÉFÉRENCES
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INDEX DES MOTS CLÉS
A
B
affermissement du complexe fraternel 211 affiliation 195, 196 agressivité 94 aîné(e) 13, 17, 24, 40–42, 48–49, 83, 95, 99, 120, 133, 144, 169, 200–205 détrônement de l’— 16, 17 alliance fraternelle 153 inconsciente(s) 148, 167 symbolique 150–152, 155 symbolique avec le Père 149 symbolique des frères 99, 148 amour dans le complexe fraternel 119 égal pour tous 155 fraternel 117–119, 121, 123, 128, 131, 133 appareil psychique fraternel 142 groupal 141 archaïque 63, 104 autoengendrement 71 autorité 152, 153 autre fraternel 218 parental 218 avidité 92
beau-frère 40, 54, 58, 65, 107, 126, 193 belle-sœur 126 bisexualité psychique 51, 70, 76, 111
C cadet 16, 17, 40, 42, 49, 80, 83, 109, 110, 133, 134, 143, 144, 169, 189 choix d’objet amoureux 121, 122 selon le modèle de l’étayage 121 selon le type narcissique 121 chute narcissique 13 clivage d’une partie de soi 66 communauté des Frères 153–155 compagnon imaginaire 27, 62, 68 complexe 4, 25 d’infériorité 16 de l’intrus 18, 19, 94 complexe d’Œdipe 1, 3, 14, 16, 17, 19, 22, 23, 25–28, 30, 32, 34, 43, 57, 60, 76, 81, 84, 89, 92, 93, 116, 121, 126, 130, 140, 143, 147, 154, 157, 168, 211, 212, 217, 218 évitement du — 24, 75 fonction structurante 22 complexe de la mère morte 173 complexe du sevrage 94
232
I NDEX DES MOTS CLÉS
complexe familial 14 complexe fraternel 2–8, 12–37, 217–219 archaïque 1, 107, 108, 111, 112 dans le groupe 200 dans le groupe des premiers psychanalystes 214 des parents 24 expressions culturelles du — 35 complexe maternel 89, 90 conflictualité 5, 26 conflit 2, 4, 5, 23, 25, 41, 102, 143, 194, 203, 210 conte(s) 35, 36 contrat narcissique 149 corps de la mère archaïque 104 couple parental 140, 147 création (rôle du frère ou de la sœur dans le processus de —) 5, 77, 132 crypte 174 culpabilité 162, 172 du survivant 169, 172
D dédoublement 162 déflection de la haine sur le frère 62, 67, 81, 83 déplacement du complexe d’Œdipe 23 désir d’avoir des frères et/ou des sœurs 145 d’inceste fraternel 118 de savoir 98 deuil dans la fratrie 159–161, 166, 179, 180 empêchement de — 167 originaire 118 résistance au deuil du frère ou de la sœur morte 165 différence des générations 143 dispositif psychanalytique de groupe 30
double 19, 50, 62, 82, 161, 162, 164, 167 bisexuel 72 comme inquiétante étrangeté 65 dans l’homosexualité 62 du frère disparu 69 formé par clivage 67 mortel et mortifère 172 narcissique 49, 62, 70–72, 76, 83, 111, 121
E emplacements fantasmatiques 97, 145, 146, 209 enfant(s) de remplacement 62, 68, 69, 163, 166, 167 et frères et sœurs d’Œdipe 4, 35, 128 unique 17, 27, 68, 79, 108, 111, 145, 187 envie 79, 80, 86, 91–93, 213, 214 espace onirique commun et partagé 64 étrangeté 62–66, 167, 174 exigence de justice 155
F fantasme(s) 118, 123, 126, 145 d’inceste fraternel 26 de bisexualité 70, 72–74, 77, 78 de fustigation 97 de gémellité 173 de renversement des générations 147 de scène primitive sadique 93 du meurtre du frère 80 incestueux 74 filiation 195, 196 fonction fraternelle 219 fonction paternelle 2, 219 fondation de Rome 99 fratricide originaire 99, 100 fratrie archaïque 112 fratrie magique 65, 108
233
I NDEX DES MOTS CLÉS
frère Voir double, objet-frère frères et sœurs 109 comme prédateurs 81 comme usurpateurs 95 imaginaires 17
G gémellité 63, 64 générosité 98 gratitude 99 groupe des frères et sœurs (ou groupe fraternel) 15, 31, 124, 133–136, 139–155, 180 des premiers psychanalystes 8, 22, 31, 215 interne 41, 109
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H haine fraternelle 79, 80, 86, 110, 111, 213 handicap d’un frère ou d’une sœur 166 héritage 183, 186, 188 héritier légitime 182 privilégié 186, 212 homosexualité adelphique 64, 89, 90, 150 horde des frères 15, 151, 154
I idéalisation du frère ou de la sœur 93, 130 identification(s) 90 au Frère/à la Sœur 147 au semblable 94 bisexuelle 72, 76, 78 croisées 146 homosexuelle 89 narcissique 19 spéculaires 63
image du corps 111, 112 du frère non sevré 94 imaginaire de l’unité 65 imago de la mère morte 167 de la mère-aux-frères-et-sœurs 105, 107, 108 du frère ou de la sœur monstre 62 du frère ou de la sœur mort(e) 70, 158, 167, 172, 174 fraternelle 5 inceste agi 118, 128 avec la mère 125 fantasmé 26 fraternel 47, 76, 123, 126, 136 interdit de l’— 119, 128, 143, 151 incestuel 118, 126 incorporation d’un autre en soi 66 du frère 62 inquiétante étrangeté 62, 66 institution du tabou 151 psychanalytique 31 intersubjectivité 148 intrus 18, 19, 94, 95, 110
J jalousie 18, 79, 80, 86–89, 92, 94 drame de la — 19, 94, 95, 98 du Père à l’égard des fils 150 jouets 109 jumeau imaginaire 27, 63
L lien(s) familiaux 2 fraternels 5, 15, 27–30, 34, 139, 142, 147
234
I NDEX DES MOTS CLÉS
M
P
masochisme primaire 94 mère absorbée 171 métapsychologie intersubjective 29 meurtre Voir Père (meurtre du —) du double fraternel 157 miroir expérience du — 18, 50, 61, 71 fraternel 63, 74, 75, 84, 125 stade du — 94 moi de groupe 196 structure du — narcissique 94 monstre 66 mort Voir aussi imago du frère ou de la sœur morte, imago de la mère morte d’un frère ou d’une sœur 82, 157, 158, 160, 163, 164, 173 d’un parent 119, 179, 182–184, 187, 190 subite d’un nourrisson 164 mythes 35, 47, 61, 64, 99, 104, 107, 115, 128
pacte de renoncement au meurtre 151 de silence 167, 172 dénégatif 32, 167 des Frères 148–152 intergénérationnel 165, 167 parent confus 153 endeuillé de la mort d’un enfant 159–161, 163, 166 partage de l’amour des parents 191, 195, 218 de la mère 64, 191 des objets et des biens 184, 188, 208, 209 Père -frère 85, 104, 117, 129, 210 idéalisé 102 meurtre du — 4, 83, 99, 117, 153 originaire 150, 152, 191 perte d’êtres chers pendant l’enfance et l’adolescence 163 place du premier-né 147 porte-frère et sœur 83, 85 pulsion de mort 91, 212, 213 fratricides 88 parricides 151
N narcissisme de mort 91, 158, 172 des parents 146 des petites différences 206 primaire 13, 62, 75, 108, 118 nomination(s) 147, 149
O Objet-frère (ou sœur) 108, 110 archaïque 85 incestueux 84 partiel 44, 105, 109 organisateurs psychiques inconscients du lien 28
R rang dans la fratrie 17, 143, 144, 149, 219 réalité psychique dans le groupe des frères et sœurs 141, 142, 145 régression de la jalousie vers l’envie 211 renoncement 154 résistance au deuil du frère ou de la sœur morte 165 retournement de la haine en tendresse 99 de la rivalité dans l’amour pour le semblable 64
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I NDEX DES MOTS CLÉS
235
revenant(e) 167, 173 tragédie d’Œdipe 128 rêves transfert du complexe fraternel d’inceste 203 dans la cure 57 de mort ou de meurtre d’un frère 83, dans un groupe 197, 214 199, 214 transferts latéraux ou diffraction du partagés entre frères et sœurs 61, 64, transfert 58 70, 193 transmission transférentiels 57–58 de l’héritage 156, 183–185, 192, rivalité 208, 209, 219 fraternelle 60, 86, 89, 90, 126 du nom 167 induite par les parents dans la fratrie psychique inter et 146 transgénérationnelle 148, 165, roman familial 127 180, 183, 184, 189, 191 travail S de l’héritage 191 de la séparation 55 sacrifice 154 du deuil 164, 170, 174, 181 scène de dévoration 96 triangle séduction 12, 51, 126 préœdipien 18–20, 80, 84, 100 adelphique 125 rivalitaire 20, 21, 80, 85, 96 narcissique 118 sentiment(s) de fraternité 155 U sociaux 89, 90, 153, 154 séparation 73, 74 unité originaire 73 solidarité entre frères et sœurs 121 utopie fraternelle 219 soutien de la fratrie 190 stade du miroir 94 subjectivation 29 V sujet de l’inconscient 33, 141, 148 violence 91, 96, 99 survivant(e) 164, 169, 172 fondamentale 74 fraternelle 86, 92, 96, 97 T œdipienne 101 parentale contre la fratrie 188 tendresse 89, 117, 125
INDEX DES NOMS PROPRES
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A
Bannour W. 77, 134 Baudelaire Ch. 77 Aaron 100 Baudoin Ch. 100 Abel 100, 157 Beauvoir (de) S. 133, 134 Abraham K. 91 Beethoven (van) L. 167 Abraham N. 33, 126 Bejarano A. 209 Adam 100, 102 Benoît G. 68 Adler A. 16, 144 Benson R. 27, 68 Agamemnon 35 Bergeret J. 74 Al-Baïdawi 101 Bernard M. 123–125 Alexander 169 Bernos A. 53, 173 Alexandre-Garner C. 123, 125, 127, 135, Bert C. 166 136 Berthier Ph. 77 Allah 101 Bible (la) 100, 102 Almodovar J.-P. 17, 27, 60, 68 Bion W.R. 27, 67, 117 Alvarez P. 89 Birman C. 100 Amado B. 68 Boureau A. 102 Amalia 169, 174 Bourguignon O. 222 André J. 221, 222 Brontë (sœurs) 78, 132 André-Fustier F. 149 Brunori L. 209, 222 Antigone 3, 35, 128–130, 158, 159, 161, Brusset B. 24, 29, 196, 209, 222 163, 172 Buisson M. 221 Anzieu D. 8, 32, 72, 156, 166, 168, 170, Byron (Lord) 132 171 Arar K. 102 C Aristophane 61 Assoun P.-L. 222 Cahn P. 221 Caillot J.-P. 11 Caïn 81, 100, 157, 213 B Caparrós N 8 Chateaubriand F.-R. (de) 167 Bach B. 68
238
I NDEX DES NOMS PROPRES
Chatrian A. 189 Chiodi G. M. 3 Chivot M.-C. 68 Chouraqui A. 100, 101 Christ 102 Clancier G. E. 68 Claudel C. 132 Claudel P. 132 Clouzot M. 77, 132, 134, 135 Cocteau J. 65 Cohen-Boulakias C. 100, 101 Coran (le) 100–102 Corman L. 86 Costes A. 68 Créon 85, 129 Cronenberg D. 67 Cronos 103
D Dadoun R. 97 Dali S. 69, 167 Dann S. 15, 140 Darchis E. 153 David Ch. 72, 73, 77, 122 David M. 221 Decherf G. 153 Diane (Artémis) polymaste des Éphésiens 46 Dogon 64, 196 Dolto F. 120 Doolittle H. 48 Dougall (Mac) J. 73, 75, 77 Dravet D. 132
E Eckstein E. 32 Électre 35 Erckmann E. 189 Éros 61 Ésaü 100 Étéocle 85, 102, 128–130, 157 Ève 100, 157
F Fédida P. 73, 75 Fliess W. 13, 22, 32, 69, 86, 119, 170, 174 Fognini M. 63 Foulkes S.-H. 209 Fournier 132 Frères et Sœurs en Christ 154 Freud A. 15, 30, 140 Freud S. 3, 11–15, 18, 19, 21–23, 28–33, 47, 48, 57, 58, 60, 62, 64, 65, 68, 69, 72, 74, 75, 79, 81, 86–88, 90, 92, 94, 96–98, 100, 105, 106, 108, 117, 119, 121, 124, 139, 143, 146, 150, 153–155, 158, 162, 168–171, 173, 191, 215
G Gaïa 103 Garner G.-R. 123, 125, 127, 135, 136 Gary R. 160 Gaspari R. 209 Germain S. 67 Giono J. 134 Godeau F. 221 Goethe (Von) J.W. 87, 100, 132, 192 Green A. 73, 75, 76, 173 Grimm J. et W. 35 Grimm-Houlet S. 127 Grünewald M. 203 Guido R. 105
H Habil 101 Hans (le petit —) 13, 33, 98, 105 Hansel et Grethel 114–115 Harriman P.L. 68 Hermaphrodite 61 Hésiode 103 Holland N.-N. 48 Homme aux loups (l’—) 12, 33, 126, 146
239
I NDEX DES NOMS PROPRES
I Isaac 100 Ismaël 100 Ismène 128–130
J Jacob 100 Jaitin R. 109, 128, 142, 222 Jakob 171 Jeammet N. 100, 101 Jensen 16 Jésus 102 Jocaste 4, 129, 130 John 32, 169 Joseph 100 Julius 13, 22, 32, 68, 69, 86, 87, 100, 158, 168, 169, 171, 173 Jung C.G. 174
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
K Kabil 101 Kaës R. 32, 70, 108, 141, 149, 153, 156, 160, 171, 175, 209, 213 Kancyper L. 222 Karamazov (frères) 150 Kaufmann P. 11 Klein M. 11, 17, 27, 30, 79, 91, 95, 98, 106, 117 Kleist H. (von) 132
L Lacan J. 11, 17–21, 50, 60, 62, 64, 80, 85, 94, 95, 97, 98, 117, 130, 147, 166, 187, 211 Laïos 128, 130 Lamb Ch. 132 Laplanche J. 11, 17, 20–21, 25, 80, 96, 97 Le Loup et les Sept Chevreaux 113–114, 178 Le Petit Poucet 178
Les Douze Frères 177 Les Sept Corbeaux 175–177 Lett D. 221 Lewinter R. 43
M Mac Ewan I. 136 Macé L. 221 Mann T. 135 Martial A. 221 Martin du Gard R. 136 Miermont J. 11 Mijolla (de) A. 11, 23 Mijolla-Mellor (de) S. 65, 98 Moïse 97, 100 Mopsik Ch. 100 Morgenthaler F. 140, 196 Mulligan R. 112 Musil R. 65, 123
N Nagera H. 68 Nanie 169 Narcisse 61 Neri C. 155 Nichols J. 194 Nietzsche F. 132 Nommo 64 Nunziante-Cesaro A. 114
O Œdipe 85, 127, 128, 130 Oreste 35
P Pachamama 107 Pankow G. 112 Parin P. 140, 196 Parin-Mathey G. 140, 196 Pausanias 61
240
I NDEX DES NOMS PROPRES
Péguy 130 Pichon-Rivière E. 142 Polynice 35, 85, 102, 128–130, 157, 159, 172 Pontalis J.-B. 11, 25, 63, 144 Porot M. 166 Pryor D. 27, 68
Q Quincey Th. de 132
Stekel W. 32 Sutherland A. 27, 67
T Tagore R. 89 Talpin J.-M. 127, 136 Téchiné A. 192 Torok M. 33, 126 Tournier M. 63, 81 Trakl G. 132 Troubetskoy V. 221
R Róheim G. 113, 114 Rabain J.-F. 60, 65, 86, 87 Racamier P.-C. 20, 118 Rachel 100 Racine J. 4, 85, 129 Rank O. 66 Réal I. 221 Renan 132 Renard Pâle 64 Rigaud C. 81, 109, 113 Robert M. 35 Rolland R. 69, 130, 168, 170 Rosier A. 186 Rosolato G. 50, 62, 67, 83, 102, 105, 154 Ruffiot A. 142
S Saint-Augustin 79 Saint-Phalle (de) N. 46, 52, 106 Saint-Pierre (de) B. 134 Sand G. 63 Scelles R. 149, 166, 222 Shakespeare W. 67, 189 Shaw B. 13 Sophocle 3, 128 Soulé M. 23, 144, 166, 222 Steiner G. 130, 131
U Urribarri R. 163
V Van Gogh T. 133 Van Gogh V. 133, 167 Verdone C. 185 Vermorel H. 69, 168, 170, 174 Vermorel M. 69, 168 Vernant J.-P. 103 Veyrat J.-G. 166 Vidailhet C. 89 Viguier R. 17
W Wallon H. 18, 94, 222 Weidlé W. 132 Winnicott D.-W. 79, 89, 98 Wisdom J.O. 46
Y Yahvé 100
Z Zaklad J. 100 Zaltzman N. 47, 56, 73, 75 Zazzo R. 222
INDEX DES CAS CLINIQUES CITÉS
A Anna 22, 68, 169, 174
M Madame C. 181, 183, 186 Marina 165, 167, 172 Monsieur L. 186
C Claire 120 Claude 158, 160, 161, 163, 164, 167, 172
P Pierre-Paul 76, 80–86, 92, 96, 107, 110, 111, 145 psychodrame du testament 185, 189–190, 207–209
F Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Flora 106–108
S Sylvie 122, 128
I Isis 72, 110 Ivan 70, 72, 75, 107
Y Yseult 61, 63, 65–67, 72–76, 93, 95, 96, 107–110, 116, 123, 126, 136
PSYCHISMES
René Kaës
LE COMPLEXE FRATERNEL
Le complexe fraternel est un véritable complexe. Il n’est pas un simple déplacement ou évitement du complexe d’Œdipe. Il consiste en une structure, une dynamique et une économie spécifiques analysées dans ce livre selon trois niveaux. Le complexe fraternel est d’abord décrit au niveau intrapsychique à partir de l’analyse clinique de deux cures. Cette analyse met en évidence le rapport de l’imago de la mère archaïque à l’objet partiel frère ou sœur, les figures du double, l’homosexualité narcissique, la bisexualité psychique... Le complexe fraternel est ensuite analysé dans ses effets organisateurs des liens intersubjectifs entre frères et sœurs, dans leurs rapports d’amour et de haine, de jalousie, de rivalité et d’envie. Une attention est portée au choix d’objet amoureux et à l’écart qui sépare les fantasmes incestueux – universels – des réalisations de l’inceste adelphique, aux alliances inconscientes que nouent les frères et sœurs, à l’impact de la mort d’un frère ou d’une sœur sur leurs liens, à la transformation de ceux-ci à la mort des parents. Le groupe fraternel – la fratrie – forme un ensemble intersubjectif dans lequel se développe une réalité psychique qui lui est propre au sein de la famille. Le complexe fraternel est aussi un des organisateurs majeurs des groupes, et René Kaës montre comment ses effets se prolongent dans les institutions et dans l’ensemble social. Les mythes fondateurs de la psychanalyse, d’Œdipe à Narcisse, les récits de la Bible et du Coran, la mythologie et les contes, mais aussi de nombreuses références à la littérature et au cinéma, forment un contrepoint passionnant à ces analyses cliniques qui renouvellent en profondeur un thème universel.
ISBN 978-2-10-053519-4
www.dunod.com
RENÉ KAËS est psychanalyste et professeur émérite de psychologie et psychopathologie cliniques à l’université Lumière Lyon 2.
Collection PSYCHISMES fondée par Didier Anzieu.