Un ange passe Les anges de la littérature
Gallimard
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Éditions Gallimard,
2004.
Des êtres intermédiaires entre l...
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Un ange passe Les anges de la littérature
Gallimard
©
Éditions Gallimard,
2004.
Des êtres intermédiaires entre la Divinité et nous VOLTAI R E
J E A N D'O R M E S SON
L'espion du To ut-Puissant*
Gabriel était channant. Personne n'avait jamais fait mieux. Il était beau. Il savait tout. Il craignait Dieu et il marchait dans sa voie. Au niveau le plus élevé de l'administration de l'univers et de l'éternité, il servait la justice et la vérité. Il était pur de toute bassesse et de toute vanité. C'était un ange. C'était même un archange. Et Dieu l'aimait entre tous . Ses états de service faisaient pâlir ses confrères. Michel et Raphaël, qui étaient ses amis, nourris saient pour lui une affection mêlée d'admiration. Il alliait le courage à la fidélité. Dieu, si puissant et si sage, se montrait souvent imprudent. Il se laissait aller à des foucades et à des entraînements qui consternaient les siens et qui lui faisaient ensuite verser des larmes de sang. Il s'était mon tré, à l'époque du Déluge, d'une scandaleuse partialité en faveur des poissons. Il s'était mal conduit avec Job. Il avait laissé détruire le tem ple de Jérusalem. Il avait autorisé des massacres *
Extrait de Le rapport Gabriel (Folio
n°
3475).
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Un ange passe
qui faisaient honte au ciel. Il n'est pas tout à fait sûr que, dans une grande et vieille querelle, tous les torts aient été du côté d'Adam et Ève. Ceux qui ne l'aimaient pas ou qui le connaissaient mal l'accusaient parfois - un peu vite, eux aussi de ne pas se donner la peine de réfléchir aux conséquences de ses actes et de faire n'importe quoi . Beaucoup lui reprochaient la création du monde et des hommes, et le tenaient pour respon sable du mal qui ravageait la Terre. Plus d'une fois, Gabriel, avec fermeté et respect, avait mis Dieu en garde . Il y avait eu une affaire qui avait laissé des traces dans le cœur de Gabriel. Au temps de sa jeunesse, à une époque où il ne portait pas encore, sur les portraits que nous avons de lui, sa célèbre barbe blanche, Dieu avait beaucoup aimé une autre créature - peut-être, au témoignage des rares privilégiés qui les avaient connues l'une et l'autre, plus séduisante et plus radieuse que Gabriel lui-même. Parce qu'elle brillait de mille feux et qu'une sombre lumière semblait irradier d'elle, Dieu l'avait appelée Lucifer. Tout porte à croire que Gabriel, malgré sa hauteur d'âme et sa grande dignité, ressentit dans son cœur les atteintes du chagrin et de la jalousie. Lucifer, qui était brûlé d'une ambition dévo rante, ne mit pas longtemps à devenir la coque luche de l'éternité. Et il exerça sur Dieu une influence détestable. Au désespoir de Gabriel, Dieu témoignait à Lucifer une confiance absolue et se montrait partout avec lui . Au point que les trônes et les dominations, ces pestes de l'éternité,
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L'espion du Toul Puissant
les appelaient les Jumeaux ou le Couple et qu'on avait parfois du mal à les distinguer l'un de l'autre. Ils allèrent, je le crains, jusqu'à rêver d'un monde où ils régneraient de concert. Par je ne sais quelle aberration, emporté par la passion, saisi d'un coup de folie - Quos vult perdere . . -, Dieu nomma Lucifer à la tête de sa garde noire. L'ange des ténèbres aimait à défiler dans les plaines de l'éternité à la tête de ses troupes . Il ré pandait la terreur. Il aspirait à grimper toujours un peu plus haut. Le masque tomba enfin. La révolte de Lucifer, qui se refusait à partager le pouvoir, et de la garde noire, à qui se rallièrent d'innombrables cohortes d'anges emportés par l'orgueil et par la rébellion, est dans toutes les mémoires : en vers ou en prose, sur la toile ou le bois, dans la pierre, en musique, d'innombrables ouvrages lui ont été consacrés. Un jour, peut être, nous apporterons notre lot de documents inédits et de témoignages de première main au dossier inépuisable de la révolte des anges . Pour ' le moment au moins, n y revenons pas ici. Nous avons tous vu et revu le film des événements qui, pendant tant de millénaires, ont fait trembler l'éternité, nous avons encore dans les oreilles le sifflement des stukas, le claquement sec des kala chnikovs , le crépitement des grenades, le bruit sourd des pièces lourdes, le fracas des bombes échangées dans l'infini par les anges fidèles et les anges révoltés. Sans l'aide de saint Michel et de ses escadrilles, de saint Georges et de sa cavale rie - surtout les fameux dragons qui crachaient leur feu meurtrier -, il n'est pas impossible que .
Un
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ange passe
Dieu eût succombé et que le tout, à jamais, eût sombré dans le mal. Les yeux du Tout-Puissant s'étaient ouverts un p eu tard. Gabriel, rentré en grâce, dirigea les services secrets et les missions spéciales avec une efficacité redoutable. On répète souvent, et on n'a pas tort, que Dieu est omniscient. C'est d'abord grâce à Gabriel - qui devait y gagner, auprès des trônes et des dominations, le surnom de Gaby 007 que Dieu sait tout sur tout. Hermès de l'infini, Fouché de candeur et de grâce, Cana ris de l'éternité, James Bond aux ordres de Dieu, avec des vols de chérubins dans le rôle de Money penny, Gabriel joua un rôle décisif dans la vic toire, au moins relative - car la guerre s'acheva, nous le savons tous, sur une paix de compro mis -, des forces du bien sur les forces du mal. -
Missions de c onfiance
Dieu, après la guerre, et dans les siècles des siècles, avait pris l'habitude de confier à Gabriel les tâches les plus délicates et des missions de confiance. Agent secret de Dieu, l'ange Gabriel les avait remplies à la satisfaction tant de son maître que de ses contacts ici-bas et, sur la terre comme au ciel, une légende dorée s'était tissée autour du messager du Très-Haut. C'était lui qui, au nom du Seigneur des mon des, le Très-Miséricordieux, avait remis à Abra ham, obscur émigré d'Ur, père des trois religions du Dieu unique et du Livre, la Pierre noire de la Kaaba. C'était lui que Dieu avait envoyé à Daniel celui de la fosse aux lions , de la fournaise ar dente et des trois mots menaçants, Mené, Tequel, Parsîn, tracés par une main mystérieuse sur les murs du palais de Nabuchodonosor lors du ban quet de Balthasar - pour lui annoncer, au loin, après les horreurs de la déportation à Babylone et tant de tribulations, la venue d'un sauveur : « Je vais t'apprendre ce qui arrivera au terme de
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Un ange passe
la colère, car il y a un temps marqué pour la fin du malheur. » C'était lui encore qui avait été chargé d'appor ter un message à un prêtre d'un grand âge, du nom de Zacharie, qui était attaché au temple de Jéru sal e m . Zacharie ét a it occupé à brûler l'en cens devant la foule en prière dans le temple du Seigneur lorsqu'il aperçut, debout à la droite de l'autel, une créature vêtue de blanc et d'une beauté aveuglante. Il fut troublé en la voyant et la frayeur s'empara de lui. Il laissa tomber à ses pieds la cassolette d'encens . - Ne crains rien, Zacharie, lui dit la radieuse apparition. Je me tiens devant Dieu à qui l'avenir appartient. J'ai été envoyé vers toi pour te parler et pour t'apporter une bonne nouvelle. Et Gabriel apprit à Zacharie éberlué que sa femme Élisabeth, qui était déjà âgée et qui ne lui avait jamais donné d'enfant, allait avoir un fils. Aux yeux au moins des hommes, ce fils devait connaître une fin tragique puisqu'il allait être décapité et que sa tête tranchée serait posée sur un plat. Mais, auparavant, mystère des âmes et des destins, dans un vêtement de poil de cha meau, une ceinture de cuir autour des reins, nourri de sauterelles et de miel sauvage, il allait aplanir les chemins du Très-Haut, baptiser le Sauveur avec l'eau du Jourdain et rendre impé rissable le nom de Jean-Baptiste. Six mois à peine après l'annonce faite à Zacha rie - mais les j ours, les mois, les siècles, et les millénaires se confondent dans l'éternité -, c'est Gabriel encore, qui avait à peine eu le temps de regagner l'au-delà et de rentrer chez lui, que
Missions de confiance
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Dieu envoya à nouveau dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d'une jeune fille fian cée à un homme de la maison de David, nommé Joseph, qui exerçait le métier de charpentier. Le nom de la jeune fille était Marie, et sa mère, chez qui elle habitait, s'appelait Anne. Gabriel pénétra chez elle sans frapper, avec un peu de sans-gêne, et lui dit : - Je te salue, Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec toi. Comme Daniel, comme Zacharie, Marie fut troublée par la beauté de Gabriel Elle eut un mouvement de recul . - N'aie pas peur, lui dit Gabriel. Et, s'inclinant devant elle, il entra aussitôt, sans précautions inutiles, dans le vif du sujet : - Tu vas être enceinte et tu donneras le jour à un fils qui régnera sur le monde. - Comment cela se ferait-il ? dit Marie qui, avant ses malheurs, était gaie et primesautière et qui en savait un bout sur les choses de la vie. Je n'ai pas connu d'homme : je suis vierge. Gabriel lui répondit : - Le Saint-Esprit viendra sur toi et le Tout Puissant te couvrira de son ombre. C'est pour quoi l'enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. Car il n'est rien d'impossible au pouvoir de l'Esprit . - Je suis la servante du Seigneur, dit Marie en inclinant la tête à son tour d'un geste irrésistible et à j amais immortel. Qu'il en soit fait selon ta parole . Gabriel la salua en silence e t l a quitta aussi vite qu'il était apparu.
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Un ange passe
Quelques siècles plus tard, qui passèrent comme des éclairs aux yeux de l'éternité, Gabriel fut envoyé, une cinquième et dernière fois, sous le pseudonyme de Jibraîl, auprès d'un ancien berger d'une quarantaine d'années, issu d'une grande famille de la tribu des Quraych, qui vivait en ascète dans la caverne de Hirâ au flanc de la montagne de la Lumière, en Arabie. Il s'appelait Muhammad, ou Mahom, ou Mohammed, ou en core Mahomet. Jibraîl lui transmit les paroles de Dieu et Mahomet, qui ne savait ni lire ni écrire mais à qui la foi servait de guide, les rapporta au cercle restreint de ses proches. Ce sont eux qui constituèrent le premier noyau de ces muslimân dont le Coran est la bible. Muslimân est le pluriel du mot muslim qui signifie « celui qui remet (son âme à Dieu) ». Un j our, l'ange des ténèbres réus sit à se substituer à Jibraîl : c'est l'origine du pas sage connu sous le nom de « versets sataniques ». Plus encore, beaucoup plus, qu'auprès d'Abra ham, de Daniel ou de Zacharie, la mission de Gabriel auprès de Marie - que les trois autres n'avaient fait que préparer et qui ne tendait à rien de moins qu'à effacer les effets de la révolte de Lucifer - et la mission auprès du Prophète devaient entraîner toute une cascade de consé quences dont on pourrait parler longuement et qui n'ont pas fini de peser sur les hommes . Dieu eut la bonté de s'en déclarer satisfait et témoigna de ce jour une gratitude et une bienveillance encore accrues à son agent très spécial.
VO L T A IRE
Ange'
Ange, en grec, envoyé; on n'en sera guère plus instruit quand on saura que les Perses avaient des Péris, les Hébreux des Malakim, les Grecs leurs Daimonoï. Mais ce qui nous instruira peut-être davantage ce sera qu'une des premières idées des hommes a toujours été de placer des êtres intermédiaires entre la Divinité et nous ; ce sont ces démons, ces génies que l'Antiquité inventa ; l'homme fit tou jours les dieux à son image. On voyait les princes signifier leurs ordres par des messagers, donc la Divinité envoie aussi ses courriers : Mercure, Iris, étaient des courriers, des messagers. Les Hébreux, ce seul peuple conduit par la Divinité même, ne donnèrent point d'abord de noms aux anges que Dieu daignait enfin leur envoyer ; ils empruntèrent les noms que leur donnaient les Chaldéens, quand la nation juive fut captive dans la Babylonie ; Michel et Gabriel sont nommés pour la première fois par Daniel, *
Extrait de Dictionnaire philosophique (Folio
n°
2630).
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Un ange passe
esclave chez ces peuples. Le Juif Tobie, qui vivait à Ninive, connut l'ange Raphaël qui voyagea avec son fils pour l'aider à retirer de l'argent que lui devait le Juif Gabaël. Dans les lois des Juifs, c'est-à-dire dans le Lévi tique et l e Deutéronome, i l n'est pas fait la moin dre mention de l'existence des anges, à plus forte raison de leur culte ; aussi les saducéens ne croyaient-ils pas aux anges. Mais dans les histoires des Juifs il en est beau coup parlé. Ces anges étaient corporels ; ils avaient des ailes au dos, comme les gentils feigni rent que Mercure en avait aux talons ; quelque fois ils cachaient leurs ailes sous leurs vêtements . Comment n'auraient-ils pas eu de corps, puisqu'ils buvaient et mangeaient, et que les habitants de Sodome voulurent commettre le péché de pédé rastie avec les anges qui allèrent chez Loth ? L'ancienne tradition juive, selon Ben Maimon, admet dix degrés, dix ordres d'anges : 1. Les chaios acodesh, purs, saints. 2. Les ofamin, rapi des . 3. Les oralim , les forts. 4. Les chasmalim, les flammes. 5. Les séraphim, étincelles. 6. Les mala kim, anges, messagers, députés. 7. Les éloim , les dieux ou juges. 8. Les ben éloim, enfants des dieux. 9. Cherubim, images. 10. Ychim, les animés. L'histoire de la chute des anges ne se trouve point dans les livres de Moïse ; le premier témoi gnage qu'on en rapporte est celui du prophète Isaïe, qui, apostrophant le roi de Babylone, s'écrie : « Qu'est devenu l'exacteur des tributs ? les sapins et les cèdres se réjouissent de sa chute ; comment es-tu tombé du ciel, ô Helle!, étoile du
Ange
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matin ? » On a traduit cet HelieZ par le mot latin Lucifer; et ensuite, par un sens allégorique, on a donné le nom de Lucifer au prince des anges qui firent la guerre dans le ciel ; et enfin ce nom, qui signifie phosphore et aurore, est devenu le nom du diable . L a religion chrétienne est fondée sur l a chute des anges. Ceux qui se révoltèrent furent préci pités des sphères qu'ils habitaient dans l'enfer au centre de la terre, et devinrent diables. Un diable tenta Ève sous la figure du serpent, et damna le genre humain. Jésus vint racheter le genre hu main, et triompher du diable, qui nous tente en core. Cependant, cette tradition fondamentale ne se trouve que dans le livre apocryphe d'Énoch, et encore y est-elle d'une manière toute différente de la tradition reçue. Saint Augustin, dans sa cent neuvième lettre, ne fait nulle difficulté d'attribuer des corps déliés et agiles aux bons et aux mauvais anges . Le pape Grégoire second a réduit à neuf chœurs, à neuf hiérarchies ou ordres, les dix chœurs des anges reconnus par les Juifs: ce sont les séraphins, les chérubins , les trônes, les dominations , les vertus, les puissances, les principautés, les archanges et enfin les anges qui donnent le nom aux huit autres hiérarchies . Les Juifs avaient dans le temple deux chéru bins ayant chacun deux têtes, l'une de bœuf et l'autre d'aigle, avec six ailes. Nous les peignons aujourd'hui sous l'image d'une tête volante, ayant deux petites ailes au-dessous des oreilles. Nous peignons les anges et les archanges sous la figure
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de jeunes gens, ayant deux ailes au dos. À l'égard des trônes et des dominations, on ne s'est pas encore avisé de les peindre. Saint Thomas, à la question CVIII, art. 2, dit que les trônes sont aussi près de Dieu que les chéru bins et les séraphins, parce que c'est sur eux que Dieu est assis. Scot a compté mille millions d'an ges . L'ancienne mythologie des bons et des mau vais génies ayant passé de l'Orient en Grèce et à Rome, nous consacrâmes cette opinion, en admet tant pour chaque homme un bon et un mauvais ange, dont l'un l'assiste, et l'autre lui nuit depuis sa naissance jusqu'à sa mort ; mais on ne sait pas encore si ces bons et mauvais anges passent continuell ement de leur poste à un autre, ou s'ils sont relevés par d'autres. Consultez sur cet arti cle la Somme de saint Thomas . On ne sait pas précisément où les anges se tiennent, si c'est dans l'air, dans le vide, dans les planètes : Dieu n'a pas voulu que nous en fussions instruits.
ALPHONSE DAUDET
Le Curé de Cucugnan *
Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes pro vençaux publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu'aux bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette année m'arrive à l'ins tant, et j'y trouve un adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abrégeant un peu. . . Parisiens, tendez vos mannes. C'est d e l a fine fleur de farine provençale qu'on va vous servir cette fois ... L'abbé Martin était curé. .. de Cucugnan. Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait paternellement ses Cucugnanais ; pour lui, son Cucugnan aurait été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas ! les araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint ciboire. Le bon prêtre en avait le cœur meurtri, et tou jours il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant d'avoir ramené au bercail son trou peau dispersé. *
Extrait de Lettres de mon moulin (Folio
n°
3239).
Un ange passe
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Or, vous allez voir que Dieu l'entendit. Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en chaire. - Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez: l'autre nuit, je me suis trouvé, moi misé rable pécheur, à la porte du paradis. « Je frappai: saint Pierre m'ouvrit ! « Tiens ! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me fit-il ; quel bon vent . . . ? et qu'y a-t-il pour votre service ? « Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux, combien vous avez de Cucu gnanais en paradis ? « Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous, nous allons voir la chose ensemble. « Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses besicles : « Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous . Cu. . . Cu. . . Cucugnan. Nous y sommes. Cucu gnan. . . Mon brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une âme. . . Pas plus de Cucu gnanais que d'arêtes dans une dinde. « Comment ! Personne de Cucugnan ici ? Personne ? Ce n'est pas possible ! Regardez mieux . . . « Personne, saint homme. Regardez vous même, si vous croyez que je plaisante. « Moi, pécaïre ! je frappais des pieds, et, les mains jointes, je criais miséricorde. Alors, saint Pierre: « Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut -
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Le Curé de Cucugnan
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pas ainsi vous mettre le cœur à l'envers, car vous pourriez en avoir quelque mauvais coup de sang. Ce n'est pas votre faute, après tout. Vos Cucu gnanais, voyez-vous, doivent faire à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire. « - Ah ! par charité, grand saint Pierre! faites que je puisse au moins les voir et les consoler. « - Volontiers, mon ami. . . Tenez, chaussez vite ces sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste . . . Voilà qui est bien . . . Maintenant, cheminez droit devant vous. Voyez"vous là-bas, au fond, en tournant ? Vous trouverez une porte d'argent toute constellée de croix noires . . . à main droite . .. Vous frapperez, on vous ouvrira . . . Adessias ! Tenez-vous sain et gaillardet. Et j e cheminai.. . j e cheminai! Quelle battue! j'ai la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier, plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m'amena jusqu'à la porte d'argent. - Pan ! pan ! - Qui frappe! me fait une voix rauque et dolente . - Le curé de Cucugnan. ... ? - De Cucugnan. - Ah ! . . Entrez. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec une robe resplen dissante comme le jour, avec une clef de diamant pendue à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de saint Pierre . . . .
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Un ange passe
« Finalement, que voulez-vous et que de mandez-vous ? dit l'ange. « - Bel ange de Dieu, je veux savoir, - je suis bien curieux peut-être, - si vous avez ici les Cucugnanais. « - Les ? .. « - Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan . . . que c'est moi qui suis leur prieur. « - Ah ! l'abbé Martin, n'est-ce pas ? « - Pour vous servir, monsieur l'ange. « - Vous dites donc Cucugnan . . . « E t l'ange ouvre e t feuillette son grand livre, mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse mieux . . . « Cucugnan, dit-il e n poussant un long sou pir . . . Monsieur Martin, nous n'avons en purga toire personne de Cucugnan. « - Jésus ! Marie ! Joseph ! personne de Cucu gnan en purgatoire ! Ô grand Dieu ! où sont-ils donc ? « - Eh ! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre voulez-vous qu'ils soient ? « - Mais j'en viens, du paradis . . « - Vous en venez ! ! . . . Eh bien ? « - Eh bien ! ils n'y sont pas ! . . . Ah ! bonne mère des anges ! . . . « - Que voulez-vous, monsieur l e curé? s'ils ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils sont . .. « - Sainte croix ! Jésus, fils de David ! Aï ! aï ! aï ! est-il possible ? . . Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre ? . Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq ! . . . Aï ! pauvres nous ! comment -
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Le Curé de Cucugnan
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irai-je en paradis si mes Cucugnanais n'y sont pas ? Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, « puisque vous voulez, coûte que coûte, être sûr de tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir . . . Vous trouverez, à gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur tout. Dieu vous le donne ! « Et l'ange ferma la porte. -
« C'était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je chancelais comme si j'avais bu ; à cha que pas, je trébuchais ; j'étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et j e haletais de soif. . . Mais, ma foi, grâce aux sanda les que le bon saint Pierre m'avait prêtées, je ne me brûlai pas les pieds . « Quand j'eus fait assez de faux pas clopin clopant, je vis à ma main gauche une porte . . . non, u n portail, un énorme portail, tout bâillant, comme la porte d'un grand four. Oh ! mes en fants, quel spectacle ! Là on ne demande pas mon nom ; là, point de registre. Par fournées et à pleine porte, on entre là, mes frères, comme le dimanche vous entrez au cabaret. « Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais transi, j'avais le frisson. Mes cheveux se dres saient. Je sentais le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l'odeur qui se répand dans notre Cucugnan quand É loy, le maréchal, brûle pour la ferrer la botte d'un vieil âne. Je perdais haleine dans cet air puant et embrasé ; j'entendais une
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Un
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clameur horrible, des gémissements, des hurle ments et des jurements. « - Eh bien ! entres-tu ou n'entres-tu pas, toi ? - me fait, en me piquant de sa fourche, un démon cornu. {( - Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu. « - Tu es un ami de Dieu . . . Eh ! b . . . de tei gneux ! que viens-tu faire ici ? .. {( - Je viens . . . Ah ! ne m'en parlez pas, que je ne puis plus me tenir sur mes jambes . . . Je viens .. . Je viens de loin . . . humblement vous demander. . . si . . . si, par coup de hasard . . . vous n'auriez pas ici . . . quelqu'un . . . quelqu'un de Cucugnan . . . {( - Ah ! feu d e Dieu ! t u fais la bête, toi, comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est ici . Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cu cugnanais . . . {( E t j e vis, a u milieu d'un épouvantable tour billon de flamme : « Le long Coq-Galine, - vous l'avez tous connu, mes frères, - Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent secouait les puces à sa pauvre Clairon. {( Je vis Catarinet.. . cette petite gueuse . . . avec son nez en l'air . . . qui couchait toute seule à la grange . . . Il vous en souvient, mes drôles ! . . . Mais passons, j'en ai trop dit. « Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M. Julien. « Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant pour
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Curé de Cucugnan
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avoir plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux gerbiers. « Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa brouette. « Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son puits . « Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et la pipe au bec . . . et fier comme Arta ban . .. comme s'il avait rencontré un chien. « Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et Toni . . . » É mu, blême de peur, l'auditoire gémit, en voyant, dans l'enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa grand-mère et qui sa sœur... - Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai charge d'âmes, et je veux, je veux vous sauver de l'abîme où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain je me mets à l'ouvrage, pas plus tard que demain. Et l'ouvrage ne manquera pas ! Voici comment je m'y pren drai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières quand on danse . « Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles . Ce n'est rien. « Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait. Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long. « Jeudi , les hommes . Nous couperons court.
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Un ange passe
« Vendredi , les femmes . Je dirai : Pas d'his toires ! « Samedi, le meunier ! . . . Ce n'est pas trop d'un jour pour lui tout seul . . . « Et, s i dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux. « Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut le couper ; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s'agit de le laver, et de le bien laver. « C'est la grâce que je vous souhaite. Amen ! » Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive. Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l'en tour. Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse, a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en resplendissante pro cession, au milieu des cierges allumés, d'un nuage d'encens qui embaumait et des enfants de chœur qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la cité de Dieu. Et voilà l'histoire du curé de Cucugnan, telle que m'a ordonné de vous la dire ce grand gueu sard de Roumanille, qui la tenait lui-même d'un autre bon compagnon.
AL EXA N D R E P O U C H K I N E
Le Prophète
Tourmenté d'une soif spirituelle, j'allais errant dans un sombre désert, et un séraphin à six ailes m'apparut à la croisée d'un sentier. De ses doigts légers comme un songe, il toucha mes prunelles. Mes prunelles s'ouvrirent voyantes Comme celles d'un aiglon effarouché. Il toucha mes oreilles, elles se remplirent de bruits et de rumeurs. Et je compris l'architecture des cieux et le vol des anges au-dessus des monts, et la voie des essaims d'animaux marins sous les ondes, le travail souterrain de la plante qui germe. Et l'ange, se penchant vers ma bouche, m'arracha ma langue pécheresse, la diseuse de frivolités et de mensonges, et entre mes lèvres glacées de sa main sanglante
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Un ange passe
il mit le dard du sage serpent. D'un glaive il fendit ma poitrine et en arracha mon cœur palpitant, et dans ma poitrine entrouverte il enfonça une braise ardente. Tel un cadavre, j'étais gisant dans le désert, Et la voix de Dieu m'appela : Lève-toi, prophète, vois, écoute et parcourant et les mers et les terres, Brûle par la Parole les cœurs des humains.
(21 mars 1856)
CHARLES BAUDELAIRE
Réversibilité*
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse, La honte, les remords, les sanglots, les ennuis, Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ? Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine, Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel, Et de nos facultés se fait le capitaine ? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard, Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
*
Extrait de Les Fleurs du Mal (Folio
n°
3219).
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Un ange passe
Ange plein de beauté, connaissez-vous les r ide s Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
,
De lire la secrète horreur du dévouement Dans des yeux où longtemps burent nos yeux
avides, Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides? Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux ém anati on s de ton corps enchanté; Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de j oie et de lumières!
Chacun de nous vit avec un ange ERRI D E LUCA
D A N IEL P E N N A C
C'Est Un Ange
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Cela s'annonça par l'évanouissement discret de la mère. Un blanc monté en neige qui tombe sur lui-même. Un souffle. - Clara ! Mais Clara se trouvait déjà dans les bras d'un flic à blouson d'aviateur, et « par ici » disait le docteur, et la tribu des vingt-trois de suivre le Marty dans les couloirs de l'hôpital (vingt-deux pour être exact, Julie restant auprès de Benja min), et les couloirs de défiler en cadence, jusqu'à la table sur laquelle tout commence, où Clara se réveille, où, manches retroussées, le docteur est parti à la pêche au vivant, et la tribu se refenne comme la mêlée sur le ballon, un fameux pack poussant et soufflant au rythme de Clara, c'est qu'ils se sont entraînés avec elle, tous, pendant ces derniers mois, aspirant, retenant, poussant et soufflant, les arrières eux-mêmes se mêlant de la partie, les pas prévenus, les extérieurs, les dubi tatifs de la vie, les pas vraiment concernés, se *
Extrait de La petite marchande de prose (Folio
n° 2342).
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Un ange passe
surprenant à aspirer tout l'air du monde, la reine Zabo «( mais qu'est-ce que je fabrique ? je suis complètement idiote . . . »), et poussant à s'en faire sauter sa tête de champagne, co mm e si c'était un livre qui allait surgir entre ces cuisses-là, aspi rant, le Mossi, retenant, le Kabyle, et poussant, le
divisionnaire en personne «( après tout, la quié tude est peut-être pour demain. . . »), Leila, Nour dine, Jérémy et le Petit tournant autour de la mêlée sans souci du hors-jeu, cherchant par où le ballon va sortir, être le premier sur le ballon, tout est là . . . Mais le ballon sort très au-dessus de leurs têtes . . . Brandi par les mains victorieuses de Marty. Et la mêlée d'éclore, têtes renversées, prenant ses distances comme sur une rentrée de touche, pour mieux voir ce que le docteur va introduire dans le grand jeu. C'est tout pareil à un nouveau-né habituel et, comme d'habitude, ça n'a rien à voir avec. Pour commencer, ça ne crie pas. Et ça regarde. On se sent même vaguement gêné, vu qu'on était là pour voir. Et ça ne manifeste pas la moindre trouille. Pensif, plutôt. L'air de se demander ce que tous ces sportifs fichent ici. Puis se décidant à leur sourire. Ce qui est très rare, un sourire de nouveau-né. En général il faut attendre un peu pour le sou rire, le temps que se forment les premières illu sions. Tandis que là, non, un sourire, d'entrée de jeu. Et qui colle parfaitement avec le reste. Le
C'Est Un Ange
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reste, c'est Clara Malaussène et c'est Clarence de Saint-Hiver. C'est l'ovale de Clara sous la mèche de Clarence, c'est la blanche blondeur Saint-Hiver sur la Méditerranée Ma laussène, c'est mat et
c'est lumineux, ça vient à peine de naître et c'est déjà sc ru pule u x tout soucieux de ne vexer per ,
sonne, de n'oublier ni le père ni la mère dans la distribution des ressemblances. . . Mais ce qui conjugue le mieux l'attention rêveuse de Clara et l'enthousiasme pensif de Clarence, c'est ce sou rire justement, avec un rien de personnel, tout de même, une babine un peu plus troussée que l'autre, une petite pointe de gaieté dans un trop plein de sérieux, l'air de trouver qu'après tout, les gars, c'est pas si grave que ça .. . on s'en remet tra . . . vous verrez ... - C'est un ange, dit Jérémy. Qui ajoute, après un temps de réflexion : - On l'appellera comme ça. - Ange ? Tu veux l'appeler Ange ? Jérémy a toujours baptisé. Thérèse a toujours contesté. - Non, dit Jérémy, on l'appellera « C'Est Un Ange». - En un seul mot ? C'Estunange ? - Avec tous ses mots , et des majuscules partout. « C'Est Un Ange» ? - C'Est Un Ange.
E R R I DE
LU CA
Montedidio
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Chacun de nous vit avec un ange, c'est ce qu'il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu'il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : « Tu ne peux pas t'en aller à Jérusa lem », lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. « Cher Rav Daniel, lui répond l'ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu'au mur occidental de la ville sainte avec une paire d'ailes fortes, comme celles du vautour. » Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. « Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l'étui de ta bosse. » Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu'ici un sac d'os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre . *
Extrait de Montedidio (Folio n° 3913).
L'ange le lui a répété, parce qu'il faut dire les choses deux fois aux hommes : « Oui, tu voleras avec tes ailes jusqu'à Jérusalem et tu feras des souliers avec Rav Iohanàn hassàndler » qui serait chez nous don Giuvanne le cordonnier. Comment était l'ange de son pays, lui ai-je demandé. Quelqu'un qui savait faire de la vodka avec de la neige, m'a-t-il répondu. Je la connais la neige, elle est tombée en cinquante-six et elle a nettoyé la ville, Naples n'a jamais été aussi blanche. « La neige ne nettoie pas, elle recouvre, laisse tout pareil, mais elle ne balaie rien », m'enseigne Rafa niello et je me tais.
J'écoute ses histoires et je voudrais lui dire que moi aussi je sais voler, mais seulement au-dessus de Naples. Je voudrais lui dire comment on fait, comme on doit placer son corps, que ce sont les yeux qui guident, quand tu regardes en haut tu te soulèves, en bas tu descends. Je voudrais lui dire ce que j'ai appris dans mon sommeil, mais je me tais, moi je sais seulement flotter en l'air, le sérieux des ailes lui appartient. Puis mast'Errico revient, je décharge les planches qui sont brutes mais les échardes ne me font rien, désormais j'ai du cuir sur la peau. Les histoires de Rafaniello me rendent j oyeux, mettent de l'air dans mes os, une joie d'oiseau voilier. Le soir, aux lavoirs, mon bras veut partir derrière le boumeran. Je ralentis la poussée et le frein durcit mon nou veau muscle, lui donne la forme d'une fronde.
ANDRÉ GIDE
Bernard et l'ange
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Il méditait depuis quelques instants, lorsqu'il vit s'approcher de lui, glissant et d'un pied si léger qu'on sentait qu'il eût pu poser sur les flots, un ange. Bernard n'avait jamais vu d'anges, mais il n'hésita pas un instant, et lorsque l'ange lui dit : « Viens», il se leva docilement et le suivit. Il n'était pas plus étonné qu'il ne l'eût été dans un rêve. Il chercha plus tard à se souvenir si l'ange l'avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se touchèrent point et même gardaient entre eux un peu de distance. Ils retournèrent tous deux dans cette cour où Bernard avait laissé l'orphelin, bien résolus à lui parler ; mais la cour à préseIit était vide. Bernard s'achemina, l'ange l'accompagnant, vers l'église de la Sorbonne, où l'ange entra d'abord, où Bernard n'était jamais entré. D'autres anges circulaient dans ce lieu ; mais Bernard n'avait pas les yeux qu'il fallait pour les voir. Une paix inconnue l'enveloppait. L'ange approcha du *
Extrait de Les faux monnayeurs (Folio n° 879).
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Un ange passe
maître-autel et Bernard, lorsqu'il le vit s'age nouiller, s'agenouilla de même auprès de lui. Il ne croyait à aucun dieu, de sorte qu'il ne pouvait prier; mais son cœur était envahi d'un amoureux besoin de don, de sacrifice ; il s'offrait. Son émo tion demeurait si confuse qu'aucun mot ne l'eût exprimée ; mais soudain le chant de l'orgue s'éleva. « Tu t'offrais de même à Laura », dit l'ange ; et Bernard sentit sur ses joues ruisseler des larmes. « Viens, suis-moi. » Bernard, tandis que l'ange l'entraînait, se heurta presque à un de ses anciens camarades qui venait de passer lui aussi son oral. Bernard le tenait pour un cancre et s' étonnait qu'on l'eût reçu . Le cancre n'avait pas remarqué Bernard, qui le vit glisser dans la main du bedeau de l'ar gent pour payer un cierge. Bernard haussa les épaules et sortit. Quand il se retrouva dans la rue, il s'aperçut que l'ange l'avait quitté. Il entra dans un bureau de tabac, celui précisément où Georges, huit jours plus tôt, avait risqué sa fausse pièce. Il en avait fait passer bien d'autres depuis. Bernard acheta un paquet de cigarettes et fuma. Pourquoi l'ange était-il parti ? Bernard et lui n'avaient-ils donc rien à se dire?. . . Midi sonna. Bernard avait faim. Rentrerait-il à la pension? Irait-il rejoindre Olivier, partager avec lui le déjeuner d'Édouard ? . . . Il s'assura d'avoir assez d'argent en poche et entra dans un restaurant. Comme il achevait de manger, une voix douce murmura : « Le temps est venu de faire tes comptes. »
Bernard et l'ange
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Bernard tourna la tête. L'ange était de nouveau près de lui. « Il va falloir se décider, disait-il. Tu n'as vécu qu'à l'aventure. Laisseras-tu disposer de toi le hasard? Tu veux servir à quelque chose. Il im porte de savoir à quoi. - Enseigne-moi ; guide-moi » , dit Bernard. L'ange mena Bernard dans une salle emplie de monde. Au fond de la salle était une estrade, et sur cette estrade une table, un homme encore jeune parlait. « C'est une bien grande folie, disait-il, que de prétendre rien découvrir. Nous n'avons rien que no�s n'ayons reçu. Chacun de nous se doit de comprendre, encore jeune, que nous dépendons d'un passé et que ce passé nous oblige. Par lui, tout notre avenir est tracé. » Quand il eut achevé de développer ce thème, un autre orateur prit sa place et commença par l'approuver, puis s'éleva contre le présomptueux qui prétend vivre sans doctrine, ou se guider lui même et d'après ses propres clartés. « Une doctrine nous est léguée, disait-il . Elle a déjà traversé bien des siècles. C'est la meilleure assurément et c'est la seule ; chacun de nous se doit de le prouver. C'est celle que nous ont trans mise nos maîtres . C'est celle de notre pays, qui, chaque fois qu'il la renie doit payer chèrement son erreur. L'on ne peut être bon Français sans la connaître, ni réussir rien de bon sans s'y ranger. » À ce second orateur, un troisième succéda, qui remercia les deux autres d'avoir si bien tracé ce qu'il appela la théorie de leur programme; puis
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Un
ange passe
établit que ce programme ne comportait rien de moins que la régénération de la France, grâce à l'effort de chacun des membres de leur parti. Lui se disait hom me d'action; il affir:mait que toute théorie trouve dans la pratique sa fin et sa preuve, et que tout bon Français se devait d'être com battant . « Mais hélas , ajoutait-il, que de forces isolées, perdues ! Quelle ne serait pas la grandeur de notre pays, le rayonnement des œuvres, la mise en va leur de chacun, si ces forces étaient ordonnées, si ces œuvres célébraient la règle, si chacun s'enré gimentait ! » Et tandis qu'il continuait, des jeunes gens commencèrent à circuler dans l'assistance, distri buant des bulletins d'adhésion sur lesquels il ne restait qu'à apposer sa signature. « Tu voulais t'offrir, dit alors l'ange. Qu'attends tu ? » Bernard prit une de ces feuilles qu'on lui tendait, dont le texte commençait par ces mots : «Je m'engage solennellement à . » Il lut, puis regarda l'ange et vit que celui-ci souriait ; puis il regarda l'assemblée, et reconnut parmi les jeunes gens le nouveau bachelier de tantôt qui, dans l'église de la Sorbonne, brûlait un cierge en re connaissance de son succès; et soudain, un peu plus loin, il aperçut son frère aîné, qu'il n'avait pas revu depuis qu'il avait quitté la maison pater nelle. Bernard ne l'aimait pas et jalousait un peu la considération que semblait lui accorder leur père. Il froissa nerveusement le bulletin. « Tu trouves que je devrais signer ? . .
Bernard et l'ange
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- Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l'ange . - Je ne doute plus », dit Bernard, qui j eta loin de lui le papier. L'orateur cependant continuait. Quand Bernard recommença de l'écouter, l'autre enseignait un moyen certain de ne jamais se tromper, qui était de renoncer à jamais juger par soi-même, mais bien de s'en remettre toujours aux jugements de ses supérieurs. « Ces supérieurs, qui sont-ils? » demanda Ber nard ; et soudain une grande indignation s'em para de lui. « Si tu montais sur l'estrade, dit-il à l'ange, et si tu t'empoignais avec lui, tu le terrasserais sans doute . » Mais l'ange, en souriant : « C'est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux tu? . . - Oui » , dit Bernard. Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boule vards. La foule qui s'y pressait paraissait unique ment composée de gens riches ; chacun paraissait sûr de soi, indifférent aux autres, mais soucieux. « Est-ce l'image du bonheur? » demanda Ber nard, qui sentit son cœur plein de larmes. Puis l'ange mena Bernard dans de pauvres quartiers dont Bernard ne soupçonnait pas auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errè rent longtemps entre de hautes maisons sordides qu'habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C'est alors seulement que Bernard prit la main de l'ange, et l'ange se détour nait de lui pour pleurer. .
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Un ange passe
Bernard ne dîna pas ce soir-là ; et quand il rentra à la pension, il ne chercha pas à rejoindre Sarah ainsi qu'il avait fait les autres soirs, mais monta tout droit à cette chambre qu'il occupait avec Boris. Boris était déjà couché, mais ne dormait pas encore. Il relisait, à la clarté d'une bougie, la lettre qu'il avait reçue de Bronj a le matin même de ce jour. « Je crains, lui disait son amie, de ne jamais plus te revoir. J'ai pris froid à mon retour en Pologne. Je tousse ; et bien que le médecin me le cache, je sens que je ne peux plus vivre long temps . » En entendant approcher Bernard, Boris cacha la lettre sous son oreiller et souffla précipitam ment sa bougie. Bernard s'avança dans le noir. L'ange était entré dans la chambre avec lui mais, bien que la nuit ne fût pas très obscure, Boris ne voyait que Bernard. « Dors-tu ? )) demanda Bernard à voix basse. Et comme Boris ne répondait pas , Bernard en conclut qu'il dormait. « Alors, maintenant, à nous deux )), dit Bernard à l'ange. Et toute cette nuit, jusqu'au matin, ils luttèrent. Boris voyait confusément Bernard s'agiter. Il crut que c'était sa façon de prier et prit garde de ne point l'interrompre. Pourtant il aurait voulu lui parler, car il sentait une grande détresse. S'étant levé, il s'agenouilla au pied de son lit. Il aurait voulu prier, mais ne pouvait que sangloter :
Bernard
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« Ô Bronja, toi qui vois les anges, toi qui devais m'ouvrir les yeux, tu me quittes ! Sans toi, Bronja, que deviendrai-je? Qu'est-ce que je vais devenir ? » Bernard et l'ange étaient trop occupés pour l'entendre. Tous deux luttèrent jusqu'à l'aube. L'ange se retira sans qu'aucun des deux fût vain queur.
N I COLAS LESKOV
L 'Ange scellé *
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Cela se passait la veille du premier de l'an. Le temps était abominable. Une de ces tempêtes de neige qui soufflent au ras du sol et sont si communes en hiver dans les steppes au-delà de la Volga avait rabattu une multitude de voyageurs vers une auberge solitaire perdue au milieu des plaines infinies . Il y avait là des nobles, des mar chands, des paysans, des Russes , des Tchouva ches. Impossible d'observer les rangs et les grades au milieu de · cet entassement : les uns se sé chaient, les autres se chauffaient, les troisièmes cherchaient quelque petit coin pour s'y installer tant bien que mal. L'atmosphère étouffante de l'izba obscure et basse était chargée des vapeurs que dégageaient les vêtements mouillés. Il n'y avait plus une place de libre ; des gens étaient étendus sur les bancs, sur le poêle et jusque sur le sol de terre battue. *
Extrait de Lady Macbeth au village (Folio
n°
1399).
L 'Ange scellé
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Le patron, un moujik à l'aspect sévère, n'était nullement satisfait de cette affluence et des pro fits qu'il en retirerait. Ayant brutalement refermé la porte cochère sur le dernier traîneau occupé par deux marchands qu i avaient réussi à s'intro duire dans la cour, il mit le cadenas et pendit la clef sous les icônes . « Et maintenant, déclara-t-il d'un ton ferme, je n'ouvrirai plus, quand bien même on viendrait se casser la tête contre ma porte. » Ayant prononcé ces mots il enleva sa pelisse de mouton et se signa d'un geste large, à l'ancienne manière ; il se préparait déjà à grimper sur le poêle surchauffé quand soudain une main timide frappa à la fenêtre. « Qui est là ? demanda l'aubergiste d'un ton irrité . - C'est nous, répondit-on derrière la fenêtre. - Et alors, que voulez-vous? - Laisse-nou s entrer, au nom du Christ 1. . . Nous nous sommes égarés . . . Nous sommes gelés . . . - Ê tes-vous nombreux ? - Non, non . . . dix-huit en tout . . . dix-huit, dit en bégayant et en claquant des dents l'inconnu qui tremblait de froid évidemment. - Je n'ai pas de place. L'isba est déjà pleine de monde. - Laisse-nous du moins nous réchau ffer un peu. - Qui êtes-vous ? - Des voituriers. - A vide ou chargés ?
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Un ange passe
Chargés , frère ; nous transportons des pel leteries. - Des pelleteries? Vous transportez des pelle teries et vous demandez à coucher dans l'isba ! Voilà bien les gens d'aujourd'hui ! Passez votre chemin !
- Mais que devraient-ils faire? intervint un voyageur allongé sur un banc sous une pelisse d'ours. - Décharger leurs fourrures et s'installer des sous. Voilà ce qu'ils devraient faire », répondit l'aubergiste. Et ayant encore copieusement inju rié les v oituriers il monta sur le poêle et ne bou gea plus. Le voyageur à la pelisse d'ours se mit à lui reprocher avec véhémence sa dureté, mais l'autre ne daigna même pas lui répondre. Cependant un petit homme roux à la barbe en pointe intervint de l'autre bout de l'isba pour le défendre : « Ne blâmez pas le patron, monsieur ; il sait ce qu'il dit et leur donne un bon conseil : ils ne cou rent aucun danger avec leur chargement de pel leteries. - Vraiment ? fit d'un ton interrogatif le voya geur de sous sa pelisse. - Oui, aucun, et il leur rend service en ne les laissant pas entrer. - Comment cela? - Parce qu'ils acquelTont ainsi de l'expérience ; e t, d'autre part, s'il se présente encore quelque voyageur égaré, il trouvera ici une petite place. - Qui donc le diable nous amènera-t-il en core ? grommela le personnage à la pelisse.
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scellé
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- Toi, ne parle pas à tort et à traver,s ! lança l'aubergiste. L'ennemi des hommes peut-il ame ner quelqu'un ici ? Ne vois-tu pas l'icône du Sau veur et la face de la Mère de Dieu ? - C'est juste, appuya le p etit homme roux. Ce n'est pas le diable, c'est un ange qu i conduit tout homme racheté. - Eh bien ! moi, je ne l'ai pas vu, cet ange . Et comme je suis très mal ici, je ne veux pas admet tre que ce soit mon ange qui m'y ait conduit » , répondit l e voyageur bavard. L'aubergiste se contenta de cracher de dépit ; le petit rouquin, lui, observa avec bonhomie qu'il n'est pas donné à tout le monde de connaître les voies angéliques et que seul un homme expéri menté peut s'en faire une certaine idée. « Vous en parlez comme si cette expérience vous l'aviez eue, dit l'homme à la pelisse. - Oui, je l'ai eue. - Comment cela ? Auriez-vous vu un ange ? Vous aurait-il conduit ? - Oui, j'en ai vu un et il m'a conduit. - Vous plaisantez, vous vous moquez de moi ? - Que Dieu me garde de plaisanter sur un tel sujet. - Qu'avez-vous donc vu ? Comment cet ange vous est-il apparu ? , - C'est une longue histoire, monsieur. - Eh bien, racontez-la-nous, cette histoire, car décidément il est impossible de dormir ici. À vos ordres. - Racontez donc, je vous en prie. Nous vous écoutons. Mais pourquoi restez-vous là à genoux ? -
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Un ange passe
Venez près de nous; on se serrera encore un peu et vous vous assiérez. - Non, je vous remercie. À quoi bon vous gêner ? En outre, cette histoire, il est plus conve nable de la raconter à genoux, car il s'agit d'une chose sainte et même terrible. - Comme vous voudrez. Mais racontez-nous au plus vite comment vous avez vu un ange et ce qu'il a fait. - Puisque vous le désirez ... je commence. »
II
Ainsi que vous pouvez assurément vous en ren dre compte, je suis un personnage tout à fait insignifiant, rien qu'un moujik, et j'ai reçu une instruction conforme à mon état, une instruction des plus simples. Je ne suis pas d'ici, je viens de loin. Je suis maçon de mon état et suis né dans la vieille foi russe. Resté tôt orphelin je partis avec des gens de chez nous et travaillai dans dif férentes régions, mais toujours dans la même artèl, celle d'un paysan de notre village, Louka Kirilov. Ce Louka Kirilov vit encore; c'était notre premier entrepreneur. Son affaire était ancienne, elle lui venait de ses parents. Loin de dissiper son bien il l'avait encore augmenté et s'était constitué un trésor abondant; et cependant, c'était et c'est un homme excellent qui jamais n'a fait de tort à personne. Où n'avons-nous pas été avec lui ! Je crois que nous avons traversé la Russie dans tous les sens,
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et nulle part je n'ai rencontré de patron plus juste, plus honnête. Nous vivions avec lui comme sous un patriarche, car il était non seulement le chef de l'entreprise mais aussi notre maître pour tout ce qui concernait la foi. Nous le suivions par les routes comme les Juifs suivaient Moïse dans leurs pérégrinations à travers le désert. Nous avions même avec nous notre tabernacle dont nous ne nous séparions jamais . Ce tabernacle c'était notre « bénédiction de Dieu » : Louka Kiri lov aimait passionnément la peinture sacrée et il avait, messieurs, des icônes admirables, œuvres anciennes des meilleurs isographes, tant grecs que russes, des écoles de Novgorod et des Stroganov, icônes plus belles les unes que les autres et dont l'éclat tenait non pas tant à la ri chesse de leurs garnitures qu'à la finesse et à l'harmonie de la peinture. Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur, d'aussi élevé. Il y avait là des Déesis , et le Sauveur non peint de main d'homme avec les cheveux mouillés, des saints, des martyrs, des apôtres ; mais les plus belles étaient les icônes qui comportaient de nombreux personnages et figuraient les Fêtes, le Jugement dernier, les Conciles, les Pères de l'Église, les six jours de la Création, la Semaine sainte, la Paternité de Dieu, Pantaléon le Guéris seur, la Trinité et Abraham sous le chêne de Mambré. Impossible d'ailleurs d'énumérer toute cette splendeur. De telles icônes, on n'en peindra plus , ni à Moscou, ni à Pétersbourg, ni à Palikhovo. Pour ce qui est de la Grèce, n'eh par lons pas : cet art y est depuis longtemps en oubli .
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Nous aimions à la passion ces saintes images devant lesquelles brûlaient constamment des veilleuses remplies d'huile et nous entretenions aux frais de l'artèl un cheval et une charrette destinés au transport de cette « bénédiction de Dieu » qui nous suivait partout dans deux gran des caisses. Deux de ces icônes cependant étaient placées à part. L'une, œuvre des anciens peintres des tsars, reproduisait un vieil original grec : la Reine des Cieux prie au jardin, et tous les arbres, cyprès et oliviers , se courbent devant Elle jusqu'à terre. L'autre était un Ange Gardien de l'école des Stro ganov. Impossible de décrire la beauté de ces saintes images . À la vue de la très pure Reine des Cieux devant qui se prosternent les arbres insen sibles, votre cœur frémissait et fondait dans la poitrine. Et cet Ange, quel ravissement ! C'était quelque chose d'ineffable ! Son visage - je le vois encore - brillait d'une lumière divine et secourable. Un regard doux, des oreilles finement ourlées en signe qu'il entend tout ; une robe étin celante, un gorgerin doré, une armure emplumée, une ceinture autour de la taille, sur la poitrine, la face de l'enfant Emmanuel ; dans la main droite, une croix ; dans la gauche, un glaive flamboyant. Une merveille, une vraie merveille ! . . . D es che veux blonds et bouclés s'enroulant autour des oreilles et tracés avec la fine pointe d'une aiguille. De grandes ailes blanches comme neige par dessus et azur en dessous, chacune des plumes, chacune des barbes se détachant nettement. Tu contemples ces ailes et tes craintes disparaissent
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aussitôt ; tu pries : ({ Protège-moi ! » e t tu t e cal mes, la paix descend en ton âme. Telle était cette icône ! Ces deux images étaient pour nous ce que pour les Juifs était le Saint des Saints orné par l'art miraculeux de Vesséliil . Les icônes dont je vous ai parlé précédemment nous les transportions dans des caisses que l'on chargeait sur la voiture, mais ces deux dernières ne nous quittaient j amais : Mikhaï1itsa, la femme de Louka, portait la Reine des Cieux ; quant à l'Ange, c'était Louka qui le portait sur sa poitrine dans un sac de brocart doublé de coutil sombre, muni d'un bouton et orné d'une croix vermeille en damas. Ce sac, notre patron le suspendait à son cou par un cordon de soie verte. Et où que nous allions , l'Ange sur la poitrine de Louka Kirilov semblait toujours conduire nos pas. Nous allons à travers les steppes pour nous rendre aux lieux de nos travaux et Louka ouvre la marche en faisant tournoyer en guise de bâton sa sagène encochée. Derrière lui vient Mikhaï1itsa en voi ture portant l'icône de la Mère de Dieu, puis notre artèl. Autour de nous , des herbes , des fleurs , des troupeaux, parfois quelque berger jouant de la flûte . . . Quelle joie pour le cœur, pour l'intelli gence ! Tout allait bien et nous avions du succès dans toutes nos entreprises. Nous obtenions des tra vaux avantageux, la paix régnait parmi nous et nous recevions des nôtres des nouvelles rassu rantes. Nous bénissions pour tout cela l'Ange qui nous conduisait et nous eussions préféré, je
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crois , renoncer à la vie que de nous séparer de son i cône tnerveilleuse. Comment admettre d'ailleurs la perte de notre p récieux protecteur, quelles que fussent les cir constances ? Et cependant, ce malheur nous guet tait ; et ainsi que nous le comprimes plus tard, il fut le fait non de la malice des hommes mais de la volonté de notre guide lui-même. Cet outrage, il le voulut lui-même afin de nous faire sainte ment éprouver la souffrance et nous montrer ainsi la vraie voie, auprès de laquelle toutes les voies que no u s avions suivies jusqu'alors n'étaient que désert et ténèbres. Mais pennettez-moi de vous demander si mon récit vous intéresse et si je ne fatigue pas en vain votre attention ? - Du to ut ! Q ue di t e s -vou s là ? Faites-nous le plaisir de continuer, insistâmes-nous , très inté ressés. - Parfait, je vous obéis et vous raconterai donc les choses merveilleuses qui nous arrivèrent grâce à l'Ange.
GINA
B.
NAHAl
Roxane o u le sa ut de l'ange ·
Un jour qu'elle avait trois ans , Roxane fu t éveillée par une étrange odeur. Elle s'assit sur le drap qui recouvrait leur mince natte de toile, unique protection contre les insectes. Elle é tait une toute petite enfant, si fine et si légère que les autres ne la sentirent pas remuer. Roxane tendit le bras et réveilla Myriam : « J'ai rêvé que j'étais un oiseau. » Myriam soupira et se tourna de l'autre côté . Âgée de neuf ans , elle s'était toujours occupée de ses j eunes frères et sœurs. « Tu as mal quelque part ? demanda-t-elle sans ouvrir les yeux. - Non. Mais je ne sens plus mes jambes. » Myriam posa une main sur le front de Roxane. « Tu n'as pas de fièvre, conclut-elle. Rendors toi. » Une heure plus tard, Myriam se réveilla in quiète . Elle vit que Roxane n'avait pas bougé. Les autres enfants dormaient. Mais elle se rendit *
Extrait de Roxane ou le saut de l'ange (Folio
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U n a nge passe
compte que la pièce respirait une curieuse odeur. Loin des senteurs communes de peau et de che veux, de restes de nourriture, de vêtements trop vieux et de cette terre b a tt ue , sèche et impitoya ble, Myriam la Lune sentit l'exhalaison de la mer. Elle alluma une bou gi e et regarda autour d'elle. Tout semblait à sa place. Puis elle vit Roxane : ses cheveux étaient mouillés, ses bras ouverts, et elle flottait dans une mer de plumes blanches. Roxane paraissait si paisible et belle, immer gée dans ses rêves de montagnes lointaines et de vagues d'émeraude, que Myriam eut peur de la perdre à j amais si quelqu'un se risquait à la ré veiller. Elle resta allongée près d'elle, devant le lit de plumes qui semblaient presque bleues sous le clair de la lune, et elle souhaita rêver ses rêves . Myriam revit ces plumes blanches tant d e fois, sentit si souvent la Caspienne dans leur ville séparée de la mer par des milliers de kilomètres, qu'elle craignit certaines nuits que Roxane ne se noie. Anxieuse de ce qui arriverait si on le décou vrait, elle fourra le plumage dans l'édredon. Détachant la couture du bout des doigts, elle le glissa sous la garniture de coton que l'âge avait jaunie et l'usage, évidée. Cependant le secret de Roxane devint trop lourd pour que Myriam, seule, en porte tout le poids . Une nuit que l'air de la chambre était à ce point humide que la buée perlait, gouttant du toit sur les visages et les mèches des enfants, elle partit chercher sa mère. Endormie et pieds nus , son tchador vaguement enroulé à la taille, Shusha arriva dans la pièce et
Roxane ou le saut de l'ange
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resta un instant à observer Roxane sans remar quer les plumes. « Regarde ! dit Myriam qui en recueillit une poignée dans ses mains et les montra. Je me réveille souvent la nuit et voilà ce que je trouve dans le lit. » Comme frappée par la foudre, Shusha se mit à hoqueter. Puis elle fut parcourue d'un trem blement si puissant que Myriam dut reculer pour ne pas trembler aussi . D'exsangue, la peau de sa mère devenait transparente. « Quelqu'un d'autre est-il au courant ? demanda Shusha. - Non. » Myriam regrettait d'être allée la cher cher. « J'ai toujours tout caché . Je suis sûre que personne ne se doute de rien. » A ce moment précis, Tala'at, la deuxième fille, s'agita dans son sommeil. Une main sur son cou et bientôt sur ses seins, elle chuchotait d'une voix rauque à un amant imaginaire. Âgée de seule ment huit ans , elle n'avait encore jamais eu de contact avec un homme hors de sa proche famille. Pourtant Tala'at était déjà mue par son appétit de chair, par cette passion brutale et inflexible qui gouvernerait plus tard son existence d'adulte. Shusha détourna les yeux et sortit. Assise sur les marches à regarder la cour, elle fit signe à Myriam de prendre place près d'elle. Shusha était une femme éblouissante - la peau mate, les yeux noirs, d'une beauté si frappante qu'elle plongeait dans le chagrin et dans la confusion toute personne qui la voyait sans voile. Mais elle
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Un ange passe
avait toujours paru ignorante, honteuse peut-être, de sa propre beauté. « Comprends-tu que tu n'as pas le droit de parler de ces plumes ? » Myriam hocha la tête. « Sais-tu d'où elles viennent ? » Myriam voulut répondre, mais elle se tut. Tous nourris du respect impérieux de la parole émise, de son pouvoir et de ses conséquences, ils vivaient ensemble sous une toile de silence, un manteau de secrets vieux d'un millénaire. Myriam ne dit donc rien, et Shusha ne lui apprit pas ce qu'elle savait déjà : que les plumes de sa sœur provenaient de ses rêves, que dans ceux-ci Roxane volait comme un oiseau, peut-être comme un ange, par-dessus une mer immense et sans rivage qui l'entraînait bien loin des confins du ghetto , et que des vagues d'eau, de vent, paraient parfois d'écume la lisière de ses nuits , outrepassant les règles du souhait et du vrai, qu'enfin cette écume revenait ruisseler dans le lit de Roxane où elle révélait la langueur de ses rêves.
ALIX DE SAIN T -ANDRÉ
L 'ange et le réservoir de liquide à freins ·
Elle remarqua alors que l'ange de Guillaume s'était perché sur la borne Michelin, au-dessus de la voiture bousillée. Qu'est-ce qu'il fichait là ? D'habitude, il ne bougeait jamais de son arbre, sauf les fois où il l'accompagnait au car. Bizarre. Stella l'avait connu il y avait tout juste un mois. Le jour où, en rentrant du collège comme aujourd'hui, elle avait découvert Guillaume dans les branches, les joues bleu marine avec la langue toute sortie, noire comme une langue de girafe. Au départ, elle s'était approchée pour caresser Hitlère qui pleurait, couchée au pied du châtai gnier, quand son nez avait cogné contre les semelles pleines de boue d'une paire de bottes en caoutchouc. Dans les bottes, il y avait les pieds de Guillaume, au-dessus le corps de Guillaume avec le surplomb baveux de sa langue noire, et au-dessus encore, au sommet de l'arbre, le dos voûté comme un vautour, l'ange . * Extrait de L'ange et le réservoir de liquide à freins (Folio Policier n° 6).
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Un ange passe
Stella, comme beaucoup de petites filles de ce temps-là', il y a plus de vingt ans maintenant, avait passé sa petite enfance dans la crainte d'une app ari tion soudaine de la Sainte Vierge qui lui aurait demandé de faire construire une basili que dans le j ardi n Elle n'étai t plus une petite fille, mais c'était bien la première fois de sa vie qu'elle voyait un ange pour de vrai. Il avait l'air très embêté, et chantait une chose un peu solennelle mais très douce, pour Hitlère sans doute. - N'ayez pas peur, Mademoiselle ! lui avait-il dit alors d'une voix de marbre où résonnait un léger écho . De fait elle s'était sentie très calme, et avait regardé le malheureux Guillaume avec plus de curiosité que de crainte - et ne parlons même pas d'apitoiement. C'était pour Hitlère qu'elle avait de la peine. La mort, c'est triste pour ceux qui restent, comme disaient les Toupies, surtout quand ce sont de vieilles animales qui n'ont pas d'entendement. Pauvre Hitlère, elle n'avait plus désormais que la compagnie de ses puces . . . Pendant longtemps, a u moins une semaine, l'ange n'avait plus rien dit à Stella. Il restait là, en haut du châtaignier de Guillaume, voûté sous la pluie comme sous le soleil, prostré dans une bouderie sans fin. Pourtant Stella ne s'était pas découragée . Elle avait déployé pour l'apprivoiser plus de patience qu'avec son écureuil Rousset, une patience angé lique, comme qui dirait. .
* En 1 970. Malgré des « événements » encore récents, le monde des en fan ts et celui des adultes demeuraient assez étanches pour autoriser de belles crises d'adolescence.
L'ange et le réservoir de liquide
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freins
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Elle ne savait pas son nom (il ne répondait jamais à ses questions) et l'avait donc baptisé Nestor, d'autorité, à cause du Nestor de Tintin, sans doute . Tous les matins en partant attendre le car, et tous les soirs en rentrant, elle lui ra contait ses journées en parlant tout bas, sûre que l'ouïe des anges était prodigieuse, et tentait de le réconforter ainsi dans sa douleur farouche et muette. Curieusement, ce fut un jour où Stella ne pen sait pas du tout à lui et rentrait en chantant ({ A
la santé de Noé patriarche di-i-gne, qui le premier a planté, sur terre, une v i i gne » qu'elle entendit -
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pour la deuxième fois le son de sa voix. Il accom pagnait sa chanson à boire un peu comme un orgue qui jouerait de plusieurs tuyaux à la fois, mais à l'intérieur de sa tête. C.' était assez curieux et plutôt agréable. Arrivée au pied de l'arbre, Stella vit que Nestor souriait dans les feuilles. ({ Elle vous plaît, ma chanson ? » L'ange ne répon dit pas, mais éclata d'un grand rire de clochettes, une sorte de carillon, et se suspendit à une grosse branche par les pieds comme une chauve-souris, dans la position dite, à. l'école, ({ du cochon pendu » . Depuis, même si leurs liens s'étaient resserrés, l'ange n'était jamais familier. Les rares fois où il avait parlé à Stella, c'était toujours très poliment, presque cérémonieusement, comme si le français n'était pas sa langue maternelle et qu'il l'eût appris dans un vieux manuel de convel'sation pour diplomates .
É M ILE Z O LA
Le
Rêve '
Et, d'une marche lente, entre la double haie des fidèles, Angélique et Félicien se dirigèrent vers la porte. Après le triomphe, elle sortait du rêve, elle marchait là-bas, pour entrer dans la réalité. Ce porche de lumière crue ouvrait sur le monde qu'elle ignorait ; et elle ralentissait le pas, elle regardait les maisons actives, la foule tumul tueuse, tout ce qui la réclamait et la saluait. Sa faiblesse était si grande, que son mari devait presque la porter. Pourtant, elle souriait tou j ours, elle songeait à cet hôtel princier, plein de bijoux et de toilettes de reine, où l'attendait la chambre des noces, toute de soie blanche. Une suffocation l'arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pas encore. Son regard avait rencontré l'anneau passé à son doigt, elle souriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grand'porte, en haut des marches qui descendaient sur la place, elle chancela. N'était-elle pas allée jusqu'au bout du bonheur ? N'était-ce pas là que la joie d'être finis*
Extrait de Le Rêve (Folio n° 1 746).
Le Rêve
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sait ? Elle se haussa d'un dernier effort, elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle mourut. Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son geste habituel de b é né di ctio n pastorale, aidait cette âme à se délivrer, calmé lui-même, retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés, rentrant dans l'existence, avaient la sensation extasiée qu'un songe finissait. Toute la cathédrale, toute la ville étaient en fête. Les orgues gron daient plus haut, les cloches sonnaient à la volée, la foule acclamait le couple d'amour, au seuil de l'église mystique, sous la gloire du soleil printa nier. Et c'était un envolement triomphal, Angé lique heureuse, pure, élancée, emportée dans la réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles romanes aux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les restes d'or et de peinture, en plein paradis des légendes. Félicien ne tenait plus qu'un rien très doux et très tendre, cette robe de mariée, toute de dentel les et de perles, la poignée de plumes légères, tièdes encore, d'un oiseau. Depuis longtemps, il sentait bien qu'il possédait une ombre . La vision, venue de l'invisible, retournait à l'invisible. Ce n'était qu'une apparence, qui s'effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n'est que rêve. Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petit souffle d'un baiser.
ALOYSIUS BERTRAND
L'Ange et l a fée
*
Une fée est cachée en tout ce que tu vois. VICTOR HUGO
Une fée parfume l a nuit de mon sommeil fantas tique des plus fraîches, des plus tendres haleines de juillet, - cette même bonne fée qui replante en son chemin le bâton du vieil aveugle égaré, et qui essuie les larmes, guérit la douleur de la petite glaneuse dont une épine a blessé le pied nu.
La voici, me berçant comme un héritier de l'épée ou de la harpe, et écartant de ma couche avec une plume de paon les esprits qui me déro baient mon âme pour la noyer dans un rayon de la lune ou dans une goutte de rosée.
La voici, me racontant quelqu'une de ses histoi res des vallées et des montagnes, soit les amours *
Extrait de G a sp ard de la Nuit (Poésie/Gallimard
n°
1 36).
L 'Ange et la fée
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mélancoliques des fleurs du cimetière, soit les joyeux pèlerinages des oiseaux à Notre-Dame-des Cornouillers . *
Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un ange, qui descendait les ailes frémissantes du temps étoilé, posa un pied sur la rampe du gothi que balcon, et heurta de sa palme d'argent aux vitraux peints de la haute fenêtre.
Un séraphin, une fée, qui s'étaient enamourés naguère l'un de l'autre au chevet d'une j eune mourante, qu'elle avait douée à sa naissance de toutes les grâces des vierges et qu'il porta expirée dans les délices du Paradis !
La main qui berçait mes rêves s'était retirée avec mes rêves eux-mêmes . J'ouvris les yeux. Ma chambre aussi profonde que déserte s'éclairait silencieusement des nébulosités de la lune ; et le matin, il ne me reste plus des affections de la bonne fée que cette quenouille ; encore ne suis-je pas sûr qu'elle ne soit pas de mon aïeule.
TRACY C HEVALIER
Le récital des anges
MAUDE
*
COLEMAN
E n voyant l'ange sur l a tombe à côté d e la nôtre, papa s'est écrié : « Que diable ! » Maman s'est contentée de rire. Je l'ai regardé sous toutes les coutures, à m'en dévisser le cou. Il était là suspendu au-dessus de nous, le pied en avant, la main tendue vers le ciel. Il portait une longue robe à l'encolure car rée, ses cheveux défaits flottaient sur ses ailes . Il regardait en bas, dans ma direction, mais j 'avais beau le fixer, il ne semblait pas me voir. Maman et papa se sont mis à discuter. Papa n'aime pas l'ange, je ne sais pas si mère l'aime ou non, elle n'a rien dit. Je crois que l'urne que papa a fait mettre sur notre tombe la gêne davantage. J'aurais voulu m'asseoir, mais je n'ai pas osé. Il faisait très froid, trop froid pour s'asseoir s ur la *
Extrait de Le récital des anges (Folio n° 3648).
Le
récital des anges
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tombe, et puis la reine est morte, ce qui, je crois, signifie que personne ne peut ni s'asseoir, ni jouer, ni se permettre le moindre laisser-aller. J'ai entendu sonner les cloches hier soir quand j 'étais au lit et, en entrant ce matin dans ma chambre, Nanny m'a dit que la reine était morte dans la nuit. J'ai mangé très lentement mon por ridge, je voulais voir s'il avait un goût différent maintenant que la reine est morte, mais il avait le même goût, trop salé. Mrs . Baker le prépare toujours comme ça. Tous ceux que nous avons croisés en nous rendant au cimetière étaient en noir. Je portais une robe de laine grise et un tablier blanc, je les aurais sans doute mis de toute façon, mais, d'après Nanny, une petite fille pouvait les porter quand quelqu'un était mort. Les petites filles n'ont pas à se mettre en noir. Nanny m'a aidée à m'habiller. Elle m'a permis de porter mon man teau écossais noir et blanc et le chapeau assorti, mais elle n'était pas sûre pour mon manchon en lapin aussi ai-j e dû demander à maman qui a répondu que peu importait ma tenue. Maman avait une robe de soie bleue et 'un châle, ce qui n'a pas plu à papa. Tandis qu'ils discutaient au suj et de range, j'ai enfoui mon visage dans mon manchon. La four rure est toute douce. Soudain, j'ai entendu un bruit, comme des petits coups sur une pierre. J'ai levé la tête et j'ai vu une paire d'yeux bleus qui m'observaient par-dessus la sépulture à côté de la nôtre. Je les regardai fixement et le visage d'un garçon a alors surgi derrière la tombe. Ses
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Un ange passe
cheveux étaient pleins de boue et ses joues en étaient barbouillées elles aussi. Il m'a adressé un clin d'œil, puis il a disparu derrière la tombe. J'ai regardé maman et papa, ils avaient fait quelques pas dans l'allée afin de voir l'ange sous un autre angle. Ils n'avaient pas remarqué le gar çon. J'ai marché à reculons entre les tombes, sans les lâcher des yeux. Une fois que j'ai été sûre qu'ils ne me voyaient pas, je me suis esquivée derrière la pierre tombale. Le garçon était adossé à celle-ci, assis sur ses talons . « Pourquoi as-tu de la boue dans les cheveux ? lui ai-j e demandé. - J'étais dans une fosse » , a-t-il répondu. Je l'ai regardé de près. Il était couvert de boue, il en avait sur sa veste, sur ses genoux, sur ses chaussures et jusque sur ses cils. « Je peux toucher la fourrure ? demanda-t-il. - C'est un manchon, dis-je. Mon manchon. - Je peux le toucher ? - Non. » M'en voulant alors de lui avoir répondu ça, je lui tendis le manchon. Le garçon cracha sur ses doigts, les essuya sur sa veste, puis il tendit la main et caressa la four rure. « Qu'est-ce que tu faisais dans une fosse ? demandai-je. - l'aidais l'père. - Qu'est-ce qu'il fait ton père ? - Il creuse les tombes, tiens ! Je l'aide. » Nous entendîmes alors une espèce de miaule ment de chat. Nous jetâmes un coup d' œil par-
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dessus la tombe. Une fillette s e tenait dans l'allée, elle me regarda droit dans les yeux, de la manière dont j'avais regardé le garçon. Toute vêtue de noir, elle était très jolie avec ses yeux bruns qui brillaient, ses longs cils et sa peau nacrée. Ses cheveux châtains étaient longs et bouclés, beau coup plus beaux que les miens, raides comme des baguettes de tambour et d'une couleur indé finissable. Grand-mère appelle ça un blond dé lavé, c'est peut-être vrai mais pas très gentil. Grand-mère dit toujours tout ce qui lui passe par la tête. La fille me rappelait mes chocolats préférés , fourrés à l a noisette, e t j'ai tout d e suite s u , rien qu'à la voir, que je voulais en faire ma meilleure amie. Je n'ai pas de meilleure amie et je prie le ciel de m'en donner une. Je me suis souvent demandé, tandis qu'assise à St. Anne's je grelot tais (pourquoi fait-il toujours aus si froid dans les églises ?), si les prières ça marche vraiment, eh bien on dirait, cette fois, que le bon Dieu m'a exaucée. « Voyons, sers-toi de ton mouchoir, Livy ! Ah ! La gentille petite fille ! » La mère de la fillette remontait l'allée en tenant la main d'une enfant plus jeune. Un grand gaillard, à la barbe rousse, les suivait. La plus jeune des filles n'était pas aussi jolie. Elle avait beau ressembler à l'autre, elle n'avait ni le menton aussi fin, ni les cheveux aussi bouclés, ni les lèvres aussi pulpeuses. Ses cheveux étaient plus mordorés que châtains et elle regardait tout comme si rien ne pouvait la
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surprendre. Elle nous repéra vite, le garçon et moi. « Lavinia », reprit la plus grande, en haussant les épaules et en rejetant la tête en arrière, ce qui fit frissonner ses boucles . « Écoutez, mère, je veux que papa et vous m'appeliez Lavinia et non pas Livy. » Je décidai donc sur-le-champ que je ne l'appel lerais jamais Livy. « Ne manque pas de respect envers ta mère, Livy, dit l'homme. Pour nous, tu es Livy, un point c'est tout. Livy c'est un très joli nom, tu sai s . Quand tu seras grande, nous t'appellerons Lavinia. » Lavinia regarda le sol en fronçant les sourcils. « Et maintenant, arrête de pleurer, poursuivit il. Elle a été une bonne reine et elle a vécu long temps, mais une petite fille de cinq ans n'a pas besoin de pleurer comme une madeleine. Et puis tu vas effrayer Ivy May. » li hocha la tête en direction de la sœur. Je regardai à nouveau Lavinia. Pour autant que je sache, elle ne pleurait pas du tout, elle entortillait un mouchoir autour de ses doigts, j e lui fi s signe de venir. Lavinia sourit. Sitôt que ses parents eurent le dos tourné, elle sortit de l'allée et alla nous rejoin dre derrière la tombe. « J'ai cinq ans moi aussi, dis-je, une fois qu'elle fut à côté de nous, et en mars, j'aurai six ans . - Pas possible ! dit Lavinia. Figure-toi que moi, en février, j'aurai six ans.
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- Pourquoi tu appelles tes parents mère et père ? Moi j'appelle les miens maman et papa. - Mère et père c'est beaucoup plus élégant. » Lavinia avait les yeux rivés sur le garçon à genoux près de la tombe. « Dis-moi, s'il te plaît, comment t'appelles-tu ? - Maude, répondis-je avant de me rendre compte qu'elle s'adressait au garçon. - Simon. - Tu es très sale. - Arête » , dis-je. Lavinia me regarda. « Arrête quoi ? - C'est un fossoyeur, c'est pour ça qu'il est tout couvert de boue. » Lavinia recula d'un pas. « Apprenti fossoyeur, rectifia Simon. J'ai commencé par être pleureur pour les entrepre neurs de pompes funèbres, mais l'père m'a em mené avec lui sitôt que j'ai su m'servir d'une bêche. - Il y avait trois pleureuses à l'enterrement de ma grand-mère, dit Lavinia. L'une d'elles a même été fouettée pour avoir ri . - Ma mère dit qu'il n'y a plus beaucoup d'en terrements comme ça, ajoutai-je. Elle dit que ça coûte trop cher et qu'on ferait mieux de dépenser cet argent pour les vivants . - Dans notre famille, on a toujours des pleu reuses aux enterrements. J'aurai des pleureuses au mien. - Tu vas mourir ? demanda Simon. - Bien sûr que non !
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- Toi aussi, tu as laissé ta gouvernante chez t oi ? » demandai-je, histoire de changer de sujet avant que Lavinia ne s'énerve et s'en aille. Elle rougit. « Nous n'avons pas de gouvernante. Mère est parfaitement capable de s'occuper de nous elle-même. » Je ne connaissais pas d'enfants n'ayant pas de gouvernante . Lavinia regardait mon manchon. « Alors, tu l'aimes mon ange ? demanda-t-elle. Mon père m'a laissée le choisir. - Mon père ne l'aime pas, déclarai-je tout en sachant que je ne devais jamais répéter ce que papa avait dit. Il appelle ça des fadaises senti mentales . » Lavinia fronça les sourcils. « Si tu veux savoir, père déteste votre ume. Et puis, qu'est-ce qu'il a mon ange ? - Je l'aime, dit le garçon. - Moi aussi, mentis-je. - Je le trouve si joli, soupira Lavinia. Quand j'irai au ciel, je veux que ce soit un ange comme ça qui m'y emporte. - C'est le plus joli du cimetière, dit le garçon et, crois-moi, je les connais tous . Il y en a trente et un. Vous voulez les voir ? - Trente et un, c'est un nombre premier, dis je. Ça n'est pas divisible par quoi que ce soit, sauf par un et par lui-même . » Papa venait de m'expli quer les nombres premiers, mais je n'avais pas tout compris . Simon tira de sa poche un morceau de char bon et il se mit à dessiner à l'arrière de la pierre
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tombale. Il eut tôt fait de faire apparaître une tête de mort, avec des orbites toutes rondes et un triangle noir en guise de nez, des rangées de dents carrées et une ombre d'un côté du visage. ({ Ne fais pas ça », dis-j e . Il feignit de ne pas avoir entendu . {{ Tu n'as pas le droit. -- Bien sûr que si. Tant que je veux. Regarde les tombes autour de toi. » Je regardai celle de notre famille. Tout en bas du socle sur lequel reposait l'urne, on avait gravé une minuscule tête de mort. Papa serait furieux s'il l'ap prenait. Je m'aperçus alors que chaque tombe autour de nous avait sa tête de mort. Je ne les avais pas remarquées j u squ'ici . ({ Je vais en graver une sur chaque tombe du cimetière, reprit-il . - Pourquoi ? demandai-je . Oui, pourquoi une tête de mort ? - Ça te rappelle ce qu'y a au-desso u s, non ? Quoi qu'on mette sur la tombe, y a que des os là dedans . . . - Vilain garçon » , lança Lavinia. Simon se leva. ({ Je vais t'en dessiner une, dit-il. J'en dessinerai une derrière ton ange. - Essaye et tu verras ! » dit Lavinia. Simon lâcha aussitôt le m orceau de charbon. Lavinia regarda autour d'elle comme si elle voulait s'en aller. ({ Je connais un poème, dit soudain Simon. - Quel poème ? Un d e Tennyson ? - Je sais pas trop de qui. Ça dit comme ça :
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A Nunhead un garçon En son cercueil de plomb Un jour se réveilla. Tel est l'confort, Que j'savions pas Que j'étais mort. - Pouah ! C'est répugnant ! » déclara Lavinia. Simon et moi nous mîmes à rire. « L'père raconte que des tas de gens ont été enterrés vivants, poursuivit Simon. n prétend qu'il les a entendus gratter dans leur cercueil quand il les recouvrait de terre. - Vraiment ? Maman a peur d'être enterrée vivante, dis-je. - Je ne peux pas supporter d'entendre ça, s'écria Lavinia en se bouchant les oreilles . Je m'en vais. » Elle partit entre les tombes retrouver ses pa rents. Je voulus la suivre, mais Simon reprit : « Le grand-père il est enterré ici, dans la prairie. - Sûrement pas . . . - Si. - Montre-moi sa tombe. » Simon pointa le doigt en direction d'une ran gée de croix en bois de l'autre côté de l'allée. La fosse commune. Maman m'en avait parlé. Elle m'avait expliqué que ce terrain était réservé à ceux qui n'avaient pas de quoi s'acheter une conces sion. « Où est s a croix ? demandai-je.
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- Il en a pas . Les croix, ça dure pas. On a planté un rosier comme ça on saura toujours où qu'il est. On l'a chipé dans un des jardins au pied de la colline. J'aperçus un bout de rosier, coupé ras pour l'hiver. Nous habitons au pied de la colline et nous avons tout plein de roses devant la maison. Peut-être que ce rosier était l'un des nôtres . . . « I l travaillait lui aussi au cimetière, reprit Simon. Pareil que l'père et moi . À l'entendre, c'était le plus joli cimetière de Londres. Jamais il aurait voulu être enterré ailleurs. Il en avait des histoires à raconter sur les autres cimetières ! Des montagnes d'ossements partout. Des corps enterrés dans un sac à ordures. Pouah ! Quelle odeur ! Simon agita la main devant son nez. « Sans parler des gars qui vous font disparaître les corps pendant la nuit . . . Ici, au moins, il serait bien en sécurité, avec un mur aussi haut que ça, hérissé de pointes de fer. - Il faut que je parte dis-je. Je ne voulais pas paraître aussi effrayée que Lavinia, mais j'avoue que je n'aimais pas entendre parler de l'odeur des cadavres. Simon haussa les épaules. « Y a des tas de cho ses que je pourrais te montrer. . . - Peut-être une autre fois. Je courus rejoin dre nos familles qui cheminaient ensemble. Lavi nia prit ma main et la serra. l'en fus si heureuse que je l'embrassai. Tandis que nous gravissions la colline la main dans la main, je pouvais entrevoir du coin de l'œil une silhouette rappelant un fantôme qui
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sautait de tombe en tombe, nous suivait puis nous dépassait en courant. Je regrettais que nous l'ayons laissé. Je donnai un discret coup de coude à Lavinia. « li e s t drôle, tu n e trouves pas ? dis-je ponctuant cela d'un signe de tête en d i rectio n de son ombre alors qu'il se glissait derrière un obélisque. - Il me plaît, dit Lavinia, même s'il parle de choses horribles . - Dis, tu n'aimerais pas, toi aussi, te sauver en courant ? » Lavinia me sourit. « Si nous le suivions ? » Je ne m'attendais pas à cette réaction de sa part. Je jetai un coup d'œil autour de moi, seule la sœur de Lavinia nous regardait. « Allons-y » , munnurai-je. Elle me donna la main et nous filâmes le re trouver.
Entre l 'abîme plein de noirceur et les cieux VICTOR HUGO
VICTOR
H U GO
La plume de Satan
*
La plume, seul débris qui restât des deux ailes De l'archange englouti dans les nuits éternelles, Était toujours au bord du gouffre ténébreux. Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux Quelque chose d'eux-mêmes au seuil de la nuit triste, Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste. Cette plume avait-elle une âme ? qui le sait ? Elle avait un aspect étrange ; elle gisait Et rayonnait ; c'était de la clarté tombée. Les anges la venaient voir à la dérobée. Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau ; Ils l'admiraient, pensant à cet être si beau Plus hideux maintenant que l'hydre et le crotale ; Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale, D'abord ravissement, puis terreur du ciel bleu, Fut monstrueuse au point de s'égaler à Dieu. Cette plume faisait revivre l'envergure *
Extrait de La Fin de Satan (Poésie/Gallimard
n°
88).
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De l'Ange, colossale et hautaine figure ; Elle couvrait d'éclairs splendides le rocher ; Parfois les séraphins, effarés d'approcher De ces bas-fonds où l'âme en dragon se transforme, Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme ; Une flamme s emblait f otter dans son duvet ; On sentait, à l a voir frissonner, qu'elle avait Fait partie autrefois d'une aile révoltée ; Le jour, la nuit, la foi tendre, l'audace athée, La curiosité des gouffres, les essors Démesurés, bravant les hasards et les sorts, L'onde et l'air, la sagesse auguste, la démence, Palpitaient vaguement dans cette plume immense ; Mais dans son ineffable et sourd frémissement, Au souffle de l'abîme, au vent du firmament, On sentait plus d'amour encor que de tempête . Et sans cesse, tandis que sur l'éternel faîte Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté, La plume du plus grand des anges, rejeté Hors de la conscience et hors de l'harmonie, Frissonnait, près du puits de la chute infinie, Entre l'abîme plein de noirceur et les cieux.
Tout à coup un rayon de l'œil prodigieux Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle. Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle, La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit, Prit une forme et fut vivante, et l'on eût dit Un éblouissement qui devient une femme. Avec le glissement mystérieux d'une âme,
La
plume de Satan
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E ile se souleva debout, et, se dressant, É claira l'infini d'un sourire innocent. Et les anges tremblants d'amour la regardèrent. Les chérubins jumeaux qui l'un à l'autre adhèrent, Les groupes constellés du matin et du soir, Les Vertus, les Esprits, se penchèrent pour voir Cette sœur de l'enfer et du paradis naître. Jamais le ciel sacré n'avait contemplé d'être Plus sublime au milieu des souffles et des voix. En la voyant si fière et si pure à la fois, La pensée hésitait entre l'aigle et la vierge ; Sa face, défiant le gouffre qui submerge, Mêlant l'embrasement et le rayonnement, Flamboyait, et c'était, sous un sourcil charmant, Le regard de la foudre avec l'œil de l'aurore. L'archange du soleil, qu'un feu céleste dore, Dit : - De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu ? Alors, dans l'absolu que l'Être a pour milieu, On entendit sortir des profondeurs du Verbe Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe Encor vague et flottant dans la vaste clarté, Fit tout à coup éclore un astre : - Liberté.
P I E RRE A U T I N - G R E N I E R
Cruauté >
Des anges, nous n'en avions j amais vu pour de bon jusqu'à ce matin de mistral où Madeleine en a trouvé un, empêtré dans les barreaux de la grille d'entrée comme pris dans les mailles d'un filet. Maintes fois j'avais prévenu que cette clô ture était un véritable piège pour tout ce qui vole . Si l'on m'avait laissé l'initiative, il y a belle lurette que j'aurais supprimé cette enceinte et lâché la maison au milieu des champs, libre ! Mais Madeleine a toujours prétexté que notre bull-terrier opérerait alors de véritables rafles dans les poulaillers et clapiers des fermes alen tour et la clôture ainsi est restée. Est-ce cepen dant suffisante raison si ce chien a des instincts de panthère noire pour nous claquemurer tels des sauvages derrière nos remparts ? Toujours est-il que nous nous retrouvions avec, sur les bras, cet ange à l'air halluciné et battant la breloque, très abîmé quand même par sa dé concertante aventure. Ses plus mauvaises plaies *
Extrait de Je ne suis pas un héros (Folio
nO
3798).
Cruauté
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lavées à l'eau claire puis désinfectées, nous l'avons frictionné d'huile adoucissante ; il nous fallut aussi confectionner une attelle pour maintenir l'une de ses ailes assez sérieusement endomma gée. C'est Madeleine qui eut l'idée de l'installer ensuite un peu à l'écart sous les combles où, à l'abri de tout danger, il pourrait petit à petit reprendre du poil de la bête . Ce qu'il fit, ma foi, assez vite. Il n'y a pas deux jours, nous le vîmes tenter une sortie et venir s'ébrouer un instant dans la cour, sous le doux soleil de décembre. Bien qu'encore un peu diaphane d'apparence, notre ange, c'est évident, recouvrait vie. Aussi, quelle diabolique inspiration nous poussa, ce matin, à partir passer la j ournée en ville, lais ser la lucarne des combles ouverte et notre ange livré à lui-même avec seulement une cuvette d'eau fraîche et quelque nourriture ? C'était se montrer certes bien léger que céder au caprice de Made leine pour cette sortie en ville et ne prévoir une seconde rien du drame qui devait s'ensuivre. Mais a-t-on toujours prescience des catastrophes qui nous habitent ? Ainsi , rentrés de notre escapade à la tombée du soir et constatant la disparition de notre protégé, une minute nous suffit pour imaginer le pire . . . Nous découvrîmes effectivement notre ange tout au fond du jardin, entre les griffes de Bull qui, lui ayant déjà dévoré la moitié du crâne, s'en amusait maintenant comme d'une vulgaire volaille, prenant un malin plaisir à faire craquer sous ses crocs sanguinolents la fragile carcasse ;
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Un ange passe
ce chien s'acharnait comme un démon sur le cadavre du malheureux ange ! Devant l'affreux spectacle force nous fut d'admettre qu'à l'image de l'homme, les bêtes de même se montrent sou vent d'une cruauté inouïe entre elles.
ED GAR ALLAN P O E
L 'Ange du
bizarre >
Par tempérament, je ne suis nullement ner veux, et les quelques verres de laffite que j'avais sirotés ne servaient pas peu à me donner du cou rage, de sorte que j e n'éprouvai aucune trépida tion ; mais je levai simplement les yeux à loisir, et je regardai soigneusement tout autour de la chambre pour découvrir l'intrus. Cependant, je ne vis absolument personne. « Humph ! - reprit la voix, comme je conti nuais mon examen, - il vaut gué phus zoyez zou gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand che zuis azis isi à godé de phus. » À ce coup, je m'avisai de regarder directement devant mon nez ; et là effectivement, m'affron tant presque, était installé près de la table un personnage, non encore décrit, quoique non abso lument indescriptible. Son corps était une pipe de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque chose analogue, et avait une apparence véritablement falstaffienne. À son extrémité inférieure étaient *
Extrait de Histoires grotesques et sérieuses (Folio n° 1 040).
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ajustées deux caques qui semblaient remplir l'of fice de j ambes. Au lieu de bras, pendillaient de la partie supérieure de la carcasse deux bouteilles passablement longues, dont les goulots figuraient les mains. En fait de tête, tout ce que le monstre pos sédait était une de ces cantines de Hesse, qui res semblent à de vastes tabatières, avec un trou dans le milieu du couvercle . Cette cantine (sur montée d'un entonnoir à son sommet, comme d'un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux) était posée de champ sur le tonneau, le trou étant tourné de mon côté ; et, par ce trou qui semblait grimaçant et ridé comme la bouche d'une vieille fille très cérémonieuse, la créature émettait de certains bruits sourds et grondants qu'elle don nait évidemment pour un langage intelligible. « Che tis, - disait-elle, - gu'y vaut gue phus zoyez zou gomme ein borgue, bur hêtre azis là, et ne bas me phoir gand che zuis azis isi, et che tis ozi qu'il vaut gue phus zoyez eine pette blis grose gu'ine hoie bur ne bas groire se gui hait imbrimé tans l'imbrimé. C'est la phéridé, la phé ridé, mot bur mot. - Qui êtes-vous, j e vous prie ? - dis-je avec beaucoup de dignité, quoique un peu dé monté ; - comment êtes-vous entré ici ? et qu'est ce que vous débitez là ? - Gomment che zuis handré, - répliqua le monstre, - za ne phus recarte bas, et gand à ze gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pon te tépider ; et, gand à ze gue che zuis, ché zuis
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chistement phenu bur gue phus le phoyiez bar phus-memme. - Vous êtes un misérable ivrogne, - dis-je, et je vais sonner et ordonner à mon valet de cham bre de vous jeter à coups de pied dans la rue . - Hi ! hi ! hi ! - répondit le drôle, - hu ! hu ! hu ! bur za, phus ne le buphez pas ! - Je ne puis pas ! - dis-j e , - que voulez-vous dire ? Je ne puis pas qu oi ? - Zauner la glauje » , - répliqua-t-il en es sayant une grimace avec sa hideuse petite bouche. Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans le but de mettre ma menace à exécution ; mais le brigand se pencha à travers la table, et, m'ajus tant un coup sur le front avec le goulot d'une de ses longues bouteilles, me renvoya dans le fond du fauteuil, d'où je m'étais à moitié soulevé. J'étais absolument étourdi, et, pendant un mo ment, je ne sus quel parti prendre . Lui, cepen dant, continuait son discours : « Phus phoyez, - dit-il - gue le mié hait de phus dénir dranguille ; et maindenant phus zau rez gui che zuis. Recartez-moâ ! che zuis l'Anche
ti Pizarre . - Assez bizarre, en effet, - me hasardai-je à répliquer ; - mais je m'étais touj ours figuré qu'un ange devait avoir des ailes. - Tes elles ! - s'écria-t-il grandement cour roucé. - Gu'ai-che avaire t'elles ? Me brenez-phus bur ein boulet ? - Non ! oh non ! - répondis-je très alarmé, vous n'êtes pas un poulet ; non certainement.
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- À la ponne heire ! Denez-phus tonc dran guille et gombordez-phus pien, hu che phus paderai engore affec mon boing. Z' est le boulet qui ha tes elles, et l'ipou gui ha tes elles, et le témon qui ha tes elles, et le cran tiable qui ha tes elles . L'anche, il n'a bas t'elles, et che zuis l'Anche ti Pizarre . - E t cette affaire pour laquelle vous venez, c'est . . . c'est . . ? - Zette avaire ! - s'écria l'horrible objet ; oh ! guelle phile esbesse de vaguin mal ellefé haites-phus tongue, bur temanter à ein tchiIitle mane et à ein anche z'il vait tes avaires ? Ce langage dépassait tout ce que je pouvais supporter, même de la part d'un ange ; aussi ramassant mon courage, je saisis une salière qui se trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de l'intrus. Mais il évita le coup, ou j e le visai mal ; car j e ne réussis qu'à démolir le verre qui pro tégeait le cadran de la pendule placée sur la che minée. Quant à l'Ange, il comprit mon intention, et répondit à mon attaque par deux ou trois vigoureux coups qu'il m'assena consécutivement sur le front comme il avait déjà fait. Ce traite ment me réduisit tout de suite à la soumission, et je suis presque honteux d'avouer que, soit dou leur, soit humiliation, il me vint quelques larmes dans les yeux. « Mein Gott ! - dit l'Ange du Bizarre, en appa rence très radouci par le spectacle de ma dé tresse, - le boffre omme hait drès iffre ou drès avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za ; il vaut meddre te l'eau tans fodre phin. Denez, .
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puffez-moi z a ; puffez za, gomme u n carzon pien zache et ne blérez blis maindenant, endentez phus ! » Alors, l'Ange du Bizarre remplit mon verre (qui, jusqu'au tiers seulement, contenait du porto) d'un fluide incolore qu'il répandit d'un de ses bras . J'observai que les bouteilles qui lui ser vaient de bras avaient autour du col des étiquet tes, et que ces étiquettes portaient l'inscription
Kirschenwasser. La bonté attentive de l'Ange m'apaisa consi dérablement, et, soulagé par l'eau avec laquelle il avait, à diverses reprises, coupé mon vin, je re trouvai enfin le calme suffisant pour écouter son très extraordinaire discours . Je ne prétends pas relater tout ce qu'il me dit ; mais ce que j'en retins en substance, c'est qu'il était le génie qui présidait aux contretemps dans l'humanité, et que sa fonction était d'amener ces accidents bizarres, qui étonnent continuellement les sceptiques . Une ou deux fois, comme j e me hasardais à exprimer ma totale incrédulité relativement à ses prétentions , il se fâcha tout rouge, si bien qu'à la fin je considérai comme la politique la plus sage de ne rien dire du tout et de le laisser aller son train. Il parla donc tout à son aise pendant que je restais étendu dans mon fauteuil, les yeux fer més, et que je m'amusais à mâcher des raisins et à chiquenauder les queues à travers la chambre. Mais l'Ange, cependant, interpréta cette conduite de ma part comme un signe de mépris. Il se leva dans un effroyable courroux, rabattit complète-
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Un ange passe
ment son entonnoir sur ses yeux, lâcha un vaste juron, articula une menace dont je ne saisis pas le caractère précis, et finalement me fit un pro fond salut d'adieu en me souhaitant, à la manière de l'archevêque de Gil BIas , beaucoup de bonheur
et un peu plus de bon sens . Son départ fut pour moi un bon débarras .
JA C Q U E S PRÉ VERT Le combat avec l 'ange *
A J. -B. Brunius N'y va pas tout est combiné d'avance le match est truqué et quand il apparaîtra sur le ring environné d'éclairs de magnésium ils entonneront à tue-tête le Te Deum et avant même que tu te sois levé de ta chaise ils te donneront les cloches à toute volée ils te jetteront à la figure l'éponge sacrée et tu n'auras pas le temps de lui voler dans les plumes ils se jetteront sur toi et il te frappera au-dessous de la ceinture et tu t'écrouleras les bras stupidement en croix dans la sciure et jamais plus tu ne pourras faire l'amour. *
Extrait de Paroles (Folio
n°
762).
J E A N - P A U L KA U F F M A N N
Un ange entre les tours *
1 er octobre 1 99 8 . 9 h 30. Je me propose, selon l'habitude, de faire ma dévotion à Delacroix. Débouchant du Luxembourg par la rue Bona parte, je distingue au loin sur la place Saint Sulpice un attroupement inhabituel. Postés près de la mairie du Vr arrondissement, les badauds ont tous le regard fixé vers l'église. L'anxiété se lit sur leurs visages. L'air concentré et dur des agents en tenue indique qu'un drame est en train de se jouer. Je presse le pas. Entre les deux tours de l'église, suspendu dans le vide, marche un funambule. Il se trouve pres que à mi-distance. Le vent est très fort. Manifes tement le danseur de corde a du mal à tenir en équilibre. Il flotte, oscille, s'employant à rester immobile. Parfois le balancier qu'il tient s'agite dangereusement . On dirait qu'il bat des ailes. Le déploiement du contrepoids, la fragilité du fu nambule font penser au corps d'une libellule, l'abdomen en forme de baguette. *
Extrait de La Lutte avec l'Ange (Folio n° 3727).
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- C'est un ange ! s'exclame dans l'assistance une voix fluette. - Le saut de l'ange ! Eh bien ! il ne va pas tarder à rejoindre le paradis , réplique une voix d'homme. La mauvaise plaisanterie provoque dans le pu blic des murmures de réprobation. Mezza voce, on salue le courage de l'équilibriste, sa folle in conscience . - Le fil n'est pas assez tendu, il va tomber ! - Le vent . . . C'est le vent qui le met en difficulté . - Mais non, il connaît son affaire . Regardez, il guette l'accalmie. - On dirait qu'il a froid. Chacun y va de son commentaire. Les sautes de vent détournent les jets d'eau qui éclabous sent la place et l'embrument de fines gouttelet tes. Les clients du café de la Mairie sortent pour voir l'équilibriste, les consommateurs en terrasse se sont levés. L'arrivée d'un fourgon des pompes funèbres devant l'église ajoute à la confusion générale. D'ordinaire plus assurés, les croque morts ne savent quelle contenance adopter. Ils regardent hypnotisés le funambule en danger tout en déchargeant distraitement les couronnes mor tuaires. L'irrésolution se lit sur les visages, à l'image de l'homme immobilisé sur son fil. La famille du défunt vient d'arriver. - Il ne manquait plus que cela, s'exclame un garçon de café. Si le glas se met à sonner, ça ris que de mal tourner. - Pourquoi ? interroge un client.
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- Vous ne voyez pas ! La tour nord . . . C'est là Elles font un d e ces bousins ! La surprise va le faire trébucher. Sur les toits de l'église surgit un groupe d'hom mes. lis marchent avec précaution sur la terrasse. « Les pompiers ! » murmure une voix. Je me prends à songer qu'on a rarement contemplé l'église avec une telle tension. En ce début d'automne les deux tours peintes en 1 824 par Delacroix se détachent avec une extrême netteté dans l'air du matin. La forêt de colonnes que déploie la façade fait plus que j amais ressortir la théâtralité du sanctuaire et le caractère drama tique de cette voltige aérienne. On n'entend plus que le murmure de la fontaine. li faut viser longuement le filin pour en aperce voir la ligne qu'il trace entre les tours. Le trait paraît dangereusement déraidi. Le pas que tente d'accomplir le funambule .donne encore plus de mou au câble. En même temps il se sert de cette absence de tension comme d'un ressort. En plu sieurs bonds il se rapproche de la tour sud mais une série de rafales lui fait perdre l'aplomb. Le balancier tangue. L'acrobate est désarticulé. li plie le genou droit. « Oh ! » soupire l'assistance. Par cette génuflexion le héros semble demander grâce . Mais à qui ? Au vent ? De fait, les rafales s'apaisent. En un instant, il se retrouve sur la tour sud. li s'est servi de la corde comme d'un tremplin. Un vrai numéro d'escamotage. On est passé de la culbute annoncée au triomphe. Le funambule lève les bras en signe de victoire. Plusieurs specoù se trouvent les cloches.
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tateurs haussent les épaules, comme s'ils regret taient leur peur. L'assistance a déj à tout oublié. [. .] Près du commissariat il me semble reconnaître le funambule . Les badauds l'entourent. li a les cheveux en bataille, une fine moustache, et il arbore un sourire enjôleur qu'il désamorce par des clins d'œil narquois . - Si le curé porte plainte, vous êtes cuit. L'homme qui s'adresse au funambule est un inspecteur de police. Très élégant, il porte une chemise à col italien et une cravate à fleurs en soie au nœud bien cossu. li parle au funambule avec douceur, presque paternellement. - Vous comprenez, il y a trop d'abus. La grande mode aujourd'hui, c'est d'escalader de nuit l'église et de parvenir au sommet d'une des deux tours. C'est absolument interdit. Si j'ose dire, vous avez trop tiré sur la corde. - Ce sont les alpinistes qui tirent sur la corde. Moi je marche dessus, ce n'est pas la même chose. li parle avec un accent étranger. L'inspecteur, qui ne sait trop si ce propos est insolent, décide de ne pas relever. Mais il précise : - C'est pire. Vous vous êtes laissé enfermer la nuit dans l'église. - Je me suis laissé enfermer, c'est vrai, mais il fallait bien que je réceptionne le matériel. - En plus, vous avez un complice ! Le funambule, embarrassé, garde le silence. - Encore une fois, ça ne dépend pas de moi. C'est le curé qui décidera. Au revoir, monsieur, et .
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Un ange passe
de grâce ne recommencez plus, vous nous avez fait si peur. Je m'approche du funambule qui murmure alors que l'inspecteur s'éloigne : - Je recommencerai, bien sûr. Il ne peut pas comprendre . Pour un funambule ces deux tours sont un défi. - Qu'ont-elles de si particulier ? - On dirait qu'elles ont été construites pour nous. Trente-deux mètres de distance entre les deux ! On peut fixer facilement un câble. Et à soixante mètres de hauteur la . vue est extraordi naire. Même pour vous depuis la place ! Regar dez : les deux tours limitent l'espace comme la bordure d'un tableau et font ressortir les caprices de la lumière et les mouvements du ciel. Il me raconte qu'il a naguère traversé la Tamise sur un fil. Non sans fierté, il précise qu'il avait bloqué à cette occasion la circulation pendant deux heures . - Un funambule n'est pas un ange, hélas ! il ne vole pas, rigole-t-il, il marche, il avance péni blement sur le vide. Le vide a beau n'être ni solide ni liquide, c'est un espace terriblement plein. Le vide du funambule noie plus sûrement que l'eau et ensevelit plus profondément que la terre, déclare-t-il, sentencieux. Il me parle avec enthousiasme de Saint Sulpice, « la plus belle église de Paris » . Je m'aper çois qu'il connaît bien son histoire, son archi tecture . Delacroix ? « J'ai voulu lui rendre hommage », assure-t-il . Comme je m'étonne de la nature de ce témoignage d'admiration il répond :
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- Venez, allons le voir. Au moment où nous entrons dans l'église, la bière franchit le portique. La cérémonie des obsèques est terminée . Une des personnes qui suivent le cercueil tient une bouteille d'eau miné rale à la main. Le funambule se dirige vers la chapelle des Saints-Anges. - Là-haut, j 'ai lutté comme Jacob, plaisante t-il . - Certes . Mais le combat n'est pas de même nature. - La Lutte est aussi une histoire d'équilibre. Regardez l'Ange et Jacob, ce sont deux forces égales agissant en sens contraire. Cette peinture est fondée sur le principe de la composition des forces, autrement dit de l'équilibre. - Jacob et l'Ange ne font pas pour autant de l'acrobatie sur un fil. - Non, mais vous admettrez qu'ils sont en équilibre instable. En réalité, c'est l'Ange qui fait le boulot. Tout repose sur lui. Sa jambe droite a une bonne assiette. Et regardez son bras gauche qui fait balancier ! Il compense admirablement la poussée de Jacob. Cet ange est un modèle pour moi. Je n'ai cessé de penser à lui là-haut. - Mais vous ne pouvez pas limiter cette pein ture à une histoire d'équilibre . . . - Bien sûr que non ! Jacob affronte cette épreuve seul. Il a tout écarté autour de lui : sa famille, ses serviteurs, ses troupeaux. Il va fran chir un passage. - Alors Jacob, c'est vous ! Vous enjambez le vide, vous passez de la tour nord à la tour sud, c'est votre gué du Yabboq ?
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- Je vous l'ai dit, mon modèle c'est l'Ange. Jacob serait plutôt l'adversaire. C'est mon vide à moi. L'Ange doit le maîtriser . . . J'essaie en vain d'attirer son attention sur l'Hé liodore, sur l'ange volant qui fouette l'homme à terre. Cette peinture ne l'intéress e pas .
Je comprends soudain pourquoi : Héliodore est maladroit de ses pieds, il a perdu l'équilibre.
« Des êtres intermédiaires entre la Divinité et nous (VOLTAIRE )
JEAN
D'ORMESSON
L'espion d u Tout-Puissant Missions de confiance
9 13
VO LTAIRE
17
Ange ALPHONSE
DAUDET
Le Curé de Cucugnan A L EXAN D R E
Le Prophète C H AR L E S
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BAUDELAIRE
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Réversibilité
«
21
P O U C H KI N E
Chacun de nous vit avec un ange (ERRI DE LUCA)
DANIEL
P E N NAC
C'Est Un Ange
35 101
E RRI
DE LUCA
Montedidio ANDRÉ
38
GIDE
Bernard e t l'ange NICOLAS
L'Ange scellé GINA
B.
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NAHAI
Roxane ou le saut de l'ange ALIX
DE
61
Z O LA
64
Le Rêve ALOYSIUS
B E R T RAND
L'Ange et la fée TRACY
57
SAINT-ANDRÉ
L'ange et le réselVoir de liquide à freins ÉMILE
41
LESKOV
66
CHEVALIER
Le récital des anges
«
68
Entre ['abîme plein de noirceur et les cieux » ( V I C T O R H U G O )
VICTOR HUGO
La plume de Satan PIERRE
AUTINc G RENIER
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Cruauté E D GAR ALLAN
POE
L'Ange du bizarre JACQUES
87
P R É V E RT
Le combat avec l'ange JEAN- PA U L
93
KAUFFMANN
Un ange entre les tours 1 02
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94
Pierre AUTIN GRENIER Cruauté Extrait de Je ne suis pas un héros (Folio n° 3798) © Éditions Gallimard, 1 993 Réversibilité Charles BAUDELAIRE Extrait de Les Fleurs du Mal (Folio n° 32 19)
Aloysius BERTRAND L'Ange et la fée Extrait de Gaspard de la Nuit (Poésie/Gallimard n° 1 36) Le récital des anges Tracy CHEVALIER Traduit de l'américain par Marie Odile Fortier Masek Extrait de Le récital des ariges (Folio n° 3648) Harper Collins Publishers, Londres © Tracy Chevalier, 200 1 © Quai VoltairelLa Table Ronde, 2002, pour la traduction française Le Curé de Cucugnan Alphonse DAUDET Extrait de Lettres de mon moulin (Folio n° 3239) Montedidio Erri DE LUCA Traduit de l'italien par Danièle Valin Extrait de Montedidio (Folio n° 3913) © Erri De Luca, 200 1 © Éditions Gallimard, 2002, pour la traduction française Publication originale par Giangiacomo Fettrinelli Editore, Milan
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