Territoires de conflits
AnalYses
des mutations de l'occupation de l'espace
Sous la direction de Thierry KI RA T et André TORRE
Territoires de conflits
Anafyses des mutations de l'occupation de l'espace
L'Harmattan
@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.Iibrairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected] ISBN: 978-2-296-06262-7 EAN:9782296062627
Paris
COORDINATEURS ---
Thierry KIRA T : Chargé de recherche au CNRS, UMR 7170 - Institut de recherche Interdisciplinaire en Sociologie, Economie, Science Politique (IRISES), Université
Paris Dauphine
-
[email protected].
André TORRE: Directeur de recherche à l'INRA, Equipe Proximités, UNIR SADAPT, AgroParisTech, 16, rue Claude Bernard, 75231 Paris Cedex 05
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----David AUBIN: Université catholique de Louvain, place Montesquieu 1/7, B-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique) ; téL : +32 10 47 42 74 ; fax. : +32 10 47 46 03
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16, rue Claude Bernard, 75231
Christophe BEAURAIN : IMN (ULCO) et IFRESI (CNRS), Université du Littoral Côte d'Opale, 21 quai de la citadelle, 59383 Dunkerque cedex - Beaurain@univlittoraLfr Jean-Eudes BEURET : Agrocampus Rennes, Département 65, rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 eudes.
[email protected] .Armelle CARON: AgroParisTech-ENGREF Landais, 63170 AUBIERE,
[email protected]. 2,
IFRESI
Maxime CREPEL
[email protected] Economie rurale et gestion Rennes cedex jean-
- UMR Métafort
rue
des
Canonniers
- 24, avenue des
59800
Lille
Hervé DA VODEAU : Ecole nationale supérieure du paysage, 10, rue du Maréchal Joffre 78000 Versailles -
[email protected] Valérie DELDREVE : Université de lille 1. CLERSE/IFRESI 59500 Lille -
[email protected] Marc DUMONT: du Recteur
Laboratoire RESO
-
Université Rennes II - Haute Bretagne - Place
Henri Le Moal 35043 Rennes
Guillaume FABUREL
2, rue des Canonniers
cedex -
[email protected] : Centre de Recherche Espace, Transports,
Environnement
et
Institutions Locales - Institut d'Urbanisme de Paris - Université Paris XII 80, avenue du General de Gaulle - 94000 Créteil-
[email protected] François FACCHINI: Université de Reims Champagne-Ardenne (aMI), chercheur associé au CES (Equipe MATISSE) Université de Paris 1, MSE, 106 - 112 Boulevard de l'Hôpital 75013 Paris (France). http://matisse.univ-paris1.fr/facchini/.
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INT, Groupe de recherche ETaS, edu.eu
Fourier 91011 Evry - fabrice.f1ipo@int-
Dépt LSH, 9 rue Charles
Marina GALMAN : Ul\1R. SAD-.APT, AgroParisTech Paris Cedex 05,
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et Sociétés, Université de
35043 RENNES
Cedex
-
[email protected] Muriel MAILLEFERT
: Université Lille 3 et CLERSE-IFRESI
(CNRS), Université
Lille 3, BP 60149, 59653 Villeneuve d'Ascq Cedex -
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[email protected] Oscar NAVARRO CARRASCAL : Département de d'Antioquia, Medellin, Colombie -
[email protected] Psychologie,
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65 rue
CS 84215, 35042 Rennes cedex - stephane. pennanguer@agrocampus-
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[email protected] Agnès SABOURIN: Université de Bretagne d'économie de la mer- 12 rue de Kergoat,
[email protected] CNRS Ul\1R.
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Fanny TARTARIN: Agrocampus Rennes, Département Economie rurale et gestion, 65 rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 Rennes cedex -
[email protected] Laurent THEVOZ : Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEAT, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) - http://ceat.epfl.c Barbara PFISTER GIAUQUE: Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEAT, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) - http://ceat.epfl.c Luc VODOZ : Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEA T, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) http://ceat.epfl.ch
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--------INTRODUCTION
GENERALE
Thierry KIRA T
André TORRE
Les mutations de l'occupation de l'espace et les conflits qu'elles provoquent deviennent aujourd'hui une question importante pour les sciences sociales. Les résistances liées aux processus de périurbanisation et d'étalement résidentiel, les débats sur la conservation des espaces naturels, des paysages ou de la biodiversité, les nuisances des installations industrielles, des infrastructures de production ou de transport d'énergie, les pollutions d'origine agricole, constituent autant de manifestations de tensions et de conflits portant sur ce qu'il est convenu d'appeler les usages des espaces. Il est de plus en plus manifeste que les différents usages ou intentions d'usages ne sont pas aisément compatibles, qu'il s'agisse des usages résidentiels, productifs, récréatifs, ou de réservation de la nature, et encore moins quand ils se déploient sur un même territoire. L'emboîtement ou la superposition de fonctions auparavant relativement bien disjointes spatialement provoque dorénavant des situations de tensions, et parfois des conflits entre les usagers des espaces. Le premier désire installer une usine ou une infrastructure de traitement de déchets, le deuxième une zone résidentielle ou de loisirs, le dernier préfère en faire un lieu de protection des espèces ou de conservation du patrimoine, et tous se confrontent à des réglementations et à des politiques publiques nationales ou communautaires. De nombreux apports ont été réalisés récemment dans ce domaine de recherche, par exemple sur la multifonctionnalité des espaces ruraux, sur la transformation des processus de débat public liés aux projets d'aménagements ou d'ouvrages susceptibles de transformer le cadre de vie sur les territoires, sur la mise en place des directives en matière environnementale ou sur divers procédures de gestion concertée des usages des espaces.
Sans prétendre à l'exhaustivité, un certain nombre de phénomènes apparaissent maintenant caractéristiques des évolutions significatives de la conflictualité liée aux mutations des territoires: La multiplication des confrontations entre les rationalités des acteurs individuels, collectifs ou institutionnels (usagers des espaces, représentants des intérêts mis en jeu, gestionnaires des espaces, collectivités territoriales et administrations publiques, etc.) concernant les localisations des activités ou infrastructures susceptibles de créer des nuisances, de dévaloriser le foncier bâti ou non bâti ou de modifier des paysages et des espaces naturels. La montée des expressions et revendications locales, qui traduisent la prise de parole de catégories de populations jusqu'alors absentes du débat public (riverains, défenseurs de la nature, entreprises...) sur les questions d'aménagement de l'espace. Des expressions locales relayées par des groupes de pression, au premier rang desquels les associations, dont le nombre est sans cesse croissant et les compétences en matière d'expertise souvent clairement établies. La transformation des cadres réglementaires et administratifs de l'allocation des sols aux différents usages (productif, résidentiel, récréatif, de préservation), par exemple au regard des règles et documents d'urbanisme et des dispositifs de programmation de l'aménagement de l'espace, sans omettre les règles de droit communautaire comme les directives portant sur l'environnement, la qualité des eaux, les zones naturelles, etc. La mise en débat des usages légitimes des espaces et la montée en puissance des difficultés de l'élaboration des choix publics en présence d'intérêts contradictoires. En bref, les différentes procédures de négociation ou de concertation au niveau local, ainsi que les dispositifs qui les permettent. De manière plus générale, la complexification des modes de gestion publique ou privée des conflits, qui pose la question de l'articulation entre ces deux sphères au niveau local et de la cohérence de l'action publique à l'échelle d'un territoire, par exemple en matière agricole et d'urbanisme. Néanmoins, une ligne de force semble se dégager des travaux existants, quel que soit leur cadre disciplinaire: c'est celle de la territorialisation des conflits d'usage des espaces et des ressources naturelles. Les conflits s'avèrent en effet liés de manière croissante à un territoire, qu'il s'agisse du concernement pour une portion d'espace, dont l'aménagement ou la possession font question, ou de l'implication des groupes d'acteurs qui organisent ou 12
prétendent peser sur les diverses activités présentes sur cet espace, ainsi que sur les actions d'aménagement futures et en cours. Cette territorialisation des conflits d'usage peut être rattachée à l'émergence d'identités territoriales à l'occasion de la mise en œuvre de projets susceptibles de créer des nuisances, ou encore à la mise en forme territoriale de procédures de consultation, de délibération ou de discussion des projets d'aménagements ou d'infrastructures. Elle peut encore être liée à la rareté des sols et à la valeur de certains espaces, résultant de leur forte proximité géographique avec des activités humaines. Mais elle renvoie également à l'institutionnalisation des dispositifs de gestion publique des sols à une échelle territoriale, avec les réformes récentes des règles d'urbanisme et de programmation spatiale (plans locaux d'urbanisme, schémas de cohérence territoriales, etc.). Cet ouvrage, dont la matière a été fournie par les contributions à un colloque tenu les 11 et 12 octobre 2004 avec le soutien du Programme Environnement, Vie, Sociétés du CNRS et de l'INRAl, se propose de faire le point sur les problématiques de territorialisation des conflits d'usage, qui se posent dans différentes sciences sociales: en géographie et aménagement, en urbanisme, mais aussi en sociologie, en anthropologie et en économie. Les antagonismes entre usages des espaces peuvent certainement être imputés à des facteurs objectifs, tels que le mitage des espaces périurbains sous l'effet de la montée en puissance des localisations résidentielles ou la nécessaire création d'installations de traitement des déchets, mais ils ne sauraient s'y réduire. D'autres processus, de nature politique, sociale, institutionnelle, doivent être pris en considération pour comprendre les multiples dimensions des conflits d'usage des espaces. Parmi celles-ci, nous privilégions quatre entrées, qui correspondent aux quatre parties de l'ouvrage: L'expression ou la construction des identités territoriales à l'occasion de la mise en forme de conflits liés à des projets de d'aménagement, d'urbanisation, de création ou d'extension d'infrastructure de transport, etc. ou tout simplement à la montée des activités récréatives ou de nature. L'émergence et les logiques de l'action collective suscitée dans le même cadre, qu'il s'agisse de projets menés en commun par des groupes d'acteurs locaux ou de rejets collectifs et de processus de mobilisation contre des personnes ou des actions innovantes.
1 Les textes sélectionnés
ont ensuite
été relus par les éditeurs
13
et retravaillés
par les auteurs.
Les modes de gestion publique ou privée des conflits, qui posent également la question de l'articulation entre règles et procédures de négociation, ainsi que l'émergence de nouvelles catégories d'acteurs et de dispositifs de médiation et de négociation. Les dimensions institutionnelles des conflits, qu'il s'agisse des réglementations qui s'imposent aux acteurs, du rôle joué par les institutions publiques dans le cadre de leurs politiques ou de leurs actions en matière d'aménagement, ou encore du contentieux, judiciaire ou administratif. La première panie regroupe quatre contributions qui, au-delà de leurs problématiques propres, mettent l'accent sur le fait que l'analyse des conflits appelle celle des rapports aux territoires et aux identités territoriales: en tant que fait, le conflit est une mise à l'épreuve des rapports des acteurs au territoire; en tant que processus, il constitue une force de construction des identités territoriales. A cet égard, Arnaud Lecourt et Guillaume Faburel proposent un cadre d'analyse des interrelations complexes révélées par la question de l'acceptabilité sociale de projets d'aménagements lourds, entre les territoires vécus et la genèse des conflits; ils s'attachent au décryptage du rôle des perceptions et des représentations socio-spatiales qu'un projet d'équipement comme un aéroport ou une autoroute contribuent à forger. Dans un esprit somme toute assez proche, Hervé Davodeau consacre son attention aux politiques publiques du paysage dans différentes situations en Pays de Loire. Les études de cas montrent que les projets de paysage révèlent de véritables restructurations des frontières entre espaces privés et espaces publics et, surtout, des logiques de patrimonialisation d'éléments paysagers à forte valeur identitaire. Mais les politiques paysagères mettent en jeu une confrontation de territorialités différentes, portées par la multitude d'acteurs concernés (agriculteurs, résidents, collectivités territoriales.. .). La diversité des rapports aux territoires et aux ressources qu'il contient est au cœur de la contribution d'Oscar Navarro Carrascal, qui étudie les représentations sociales de l'eau dans la région montagneuse de la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie. Basée sur une approche de psychologie sociale, cette étude porte sur trois catégories d'usagers, différents au regard de leur cadre environnemental et culturel: les citadins, les paysans et les indiens. Les représentations sociales de l'eau - en termes économiques, symboliques, ou écologiques - s'ancrent dans les perceptions et les évaluations que les gens se font de la source et des usages des autres acteurs, ce qui constitue la base des conflits liés à l'eau. Dans une démarche et un cadre théorique différents, issus de la sociologie de la traduction, Marc Dumont analyse les conflits de mitoyenneté dans deux villes moyennes françaises. Ces derniers sont considérés comme des moments de construction spatiale des ordres sociaux mais aussi comme des
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phases ou des épreuves de construction et de renouvellement des principes généraux sur lesquels repose l'architecture des organisations urbaines. Enfin, la contribution de Valérie Deldrève et Maxime Crépel porte sur les enjeux d'appropriation par des groupes sociaux et professionnels des ressources halieutiques non privatives sur le littoral du Pas-de-Calais et de Picardie et les conflits d'usage qui en découlent, posant ainsi la question de la légitimation des usages d'un milieu naturel inaliénable. Ces conflits ne peuvent être compris indépendamment du rapport que les usagers nouent, à travers leurs pratiques quotidiennes, au milieu exploité et plus largement à l'environnement. La deuxième partie regroupe trois contributions à l'étude des sources et des modalités de l'action collective. Dans son texte, Anne-Paule MettouxPetchimoutou propose une monographie consacrée à l'association Eaux et Rivières de Bretagne, qui conf1tffie l'acuité des conflits d'usages de l'eau dans cette région. La reconstitution de la trajectoire de cette association, qui passe en deux décennies d'une démarche d'actions bénévoles de nettoyage de rivières à celle des recours devant la justice administrative et de co-producteur de l'action publique, montre à quel point il est important d'être attentif aux transformations des formes et des visées de l'action collective. C'est un point sur lequel la contribution de Christophe Beaurain et Muriel Maillefert insiste également. Ils étudient la question des risques sanitaires et environnementaux liés à la qualité de l'air dans le dunkerquois comme l'enjeu central d'une action collective locale visant à transformer une proximité subie aux installations industrielles en un processus multi-acteurs de construction de ressources communes. Ces dernières, portant sur la mesure de la qualité de l'air, les normes imposées localement ou l'information sur la prévention des risques, sont le débouché de conflits qui, in fine, se sont révélés moteurs de l'émergence d'une intervention publique locale, dont les auteurs insistent sur le caractère décisif. Enfin, la contribution d'Armelle Caron, Marina Galman et Christine Aubry s'intéresse à un genre particulier d'action collective: celui qui s'incarne dans la violence collective, dans la recherche d'une « victime expiatoire» à une situation conflictuelle durable que les auteurs ont pu observer empiriquement autour du Lac de Grand Lieu (Loire-Atlantique). Ici encore, ce sont les mécanismes collectifs qui vont présider à la mise en évidence du problème et à l'acceptation ou au rejet de certaines solutions proposées au niveau local. La troisième partie de l'ouvrage regroupe des contributions qui traitent des procédures de résolution des conflits d'usage mettant en jeu les interstices entre des règles institutionnelles et des processus de négociation/concertation. C'est là directement l'objet de David Aubin, qui part du constat que les usages sont régulés par un ensemble de règles issues de niveaux de gouvernance différents et applicables à une ressource et à un territoire donnés. L'auteur cherche alors à déterminer comment des usagers hétérogènes de l'eau parviennent à 15
une solution à leurs rivalités d'usages. Selon lui, elle découle d'un processus d'activation et de confrontation de règles entre les usagers concurrents, pensés en deux catégories: les usagers-propriétaires titulaires de droits de propriété et les usagers bénéficiaires des politiques publiques. L'auteur soutient que les usagers résolvent leurs rivalités d'eux-mêmes, en activant et en confrontant les règles, pour aboutir à un arrangement local qui met un terme à la rivalité. A leur tour, Luc V odoz, Laurent Thévoz et Barbara Pfister Giauque s'attachent au rôle des médiateurs territoriaux pour la mise en œuvre de processus participatifs de développement territorial en Suisse. Les auteurs décryptent les conditions dans lesquelles l'intervention de médiateurs permet d'aboutir une meilleure acceptabilité territoriale et à une grande légitimité des décisions publiques, qui peuvent au demeurant trouver dans les procédures participatives une source d'infléchissements qu'une logique purement juridico-administrative peinerait à permettre. La contribution de Stéphane Pennanguer, Jean-Eudes Beuret, Fanny Tartarin et Agnès Sabourin s'attache à un type particulier de conflit, le conflit de gestion. Il renvoie en l'espèce à un projet de gestion d'une zone côtière - via la création d'un parc national marin en mer d'Iroise - dans lequel la dimension conflictuelle porte sur des désaccords sur la façon d'avancer ensemble dans le projet. Pour comprendre ce type de conflits, les auteurs proposent qu'il est nécessaire d'en reconstituer l'itinéraire, de lire sa progression, faite de moments d'apaisement et de pics de conflictualité qui se succèdent dans le temps en s'enchevêtrant parfois de manière complexe. Enfin, la quatrième et dernièrepartie regroupe quatre contributions qui ont en commun de cadrer les conflits d'usage analysés par les auteurs dans une perspective institutionnelle, qu'elle concerne les politiques publiques ou la structure des droits de propriété. L'article de Jean-Christophe Paoli porte sur le cas de la Corse, étudié à travers l'exploitation de la presse quotidienne régionale et d'une grille de lecture institutionnelle. L'auteur propose de caractériser les conflits d'usage relatés par la presse sous l'angle de demandes d'arbitrage auprès de différentes institutions régulatrices, dont il offre une typologie et une analyse. L'étude de Laurence Rocher se situe en amont du problème posé par J.-c. Paoli: celui de la prévention des conflits plutôt que des procédures de résolution. S'intéressant au dispositif des Commissions Locales d'Information et de Surveillance dans le secteur des déchets, L. Rocher estime que ces dernières créent un cadre permettant l'expression des doléances relatives aux nuisances subies par les habitants, que ce soit par le biais du relais des élus locaux ou des associations, ou de manière directe avec la présence de riverains. De ce point de vue, elles revêtent une fonction de «contenance» ou d'évitement des conflits, car la meilleure connaissance de l'environnement social à laquelle peut accéder le gestionnaire de l'équipement lui permet de gérer les tensions «en interne» et d'éviter ainsi qu'elles ne prennent une
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dimension publique. François Facchini analyse, d'un point de vue théorique, la question des relations entre l'agriculture et l'environnement en mettant la politique agricole commune au centre de son propos. Selon lui, la question des conflits entre les usages agricoles et d'environnement se pose comme une alternative entre les solutions publiques - issues de la tradition pigouvienne et de la théorie des défaillances du marché - et les solutions privées - basées sur la définition de droits de propriété clairs et échangeables. Dans une perspective également théorique, la contribution de Fabrice Flipo analyse d'un point de vue philosophique la question de la justice dans ce qu'il appelle les «conflits d'habitat », notion générique qui rend compte de la réalité des sociétés humaines. Dans une approche inspirée par Kant, l'auteur soutient que la justice est doublement mise en jeu dans les conflits: comme cause - puisque le conflit est l'issue du sentiment que la justice est bafouée - et comme solution - dans une société fondée sur le droit, c'est au juge qu'il incombe de parvenir à une solution pacifique des conflits. D'une manière ou d'une autre, les conclusions philosophiques de F. Flipo ne sont pas absentes des autres contributions réunies ici.
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1ère Partie
Conflits et identités
territoriales
CHAPITRE COMPRENDRE LA PLACE VECUS DANS LES CONFLITS D'UN MODELE D'ANALYSE
1
DES TERRITOIRES D'AMENAGEMENT. POUR LES GRANDS
Arnaud Guillaume
ET DE LEURS PROPOSITION EQUIPEMENTS
LECOURT FABUREL
Le développement des mobilités des personnes a introduit des bouleversements considérables dans les espaces ruraux et périurbains avec l'apparition de nouvelles fonctions (perrier-Cornet, 2002). La proximité géographique entre des usages concurrents est alors source de tensions et conflits (forre et Caron, 2002; Mollard et Torre, 2004). Les questions et enjeux d'aménagement sont assez fréquemment situés au coeur de ces problématiques. Or, si les nombreux travaux d'ores et déjà réalisés sur les conflits d'aménagement ont contribué à une meilleure lisibilité des relations entre d'une part acceptabilité sociale des infrastructures et des nuisances et, de l'autre, les territoires, notamment sous l'angle de leurs organisations politiques, plusieurs zones d'ombre sont demeurées, sur lesquelles nous proposons de nous pencher dans ce texte. Elles renvoient pour plusieurs d'entre elles à une autre acception de ce qui fait territoire, celle proposée par la géographie sociale (Di Méo, 1998). En premier lieu, les études relatives aux relations entre d'une part perception et représentation des impacts sociaux et environnementaux d'un aménagement et, d'autre part, facteurs individuels, sociaux, culturels qui participent à la construction de ces cognitions sont peu nombreuses. Sous cet angle plus idéel, les interactions potentiellement multiples entre ce qui fait territoire vécu et la genèse des conflits sont globalement peu connues. En second lieu, et peut-être en conséquence de ce type de délaissement, ces travaux se sont principalement concentrés sur des équipements en fonctionnement. Aucune étude ex ante n'a été recensée.
Comprendre l'acceptabilité sociale et territoriale d'un aménagement, qui plus est en débat, et alors les modalités de son insertion territoriale, nécessite de connaître le rôle des perceptions et représentations socio-spatiales qu'il forge pour alors saisir leur fonction dans l'émergence et le déroulement des conflits (ex: construction des argumentaires et logiques). Ceci apparaît comme un passage obligé en vue de renseigner les interactions potentiellement multiples et rétroactives entre territoires, environnement et conflits et, de ce fait, dans une perspective de développement durable des territoires, un pré-requis à la compréhension des conflits d'aménagement à forte dimension environnementale. C'est la thèse ici défendue. Nous nous intéresserons à une forme particulière de conflits d'usages, les conflits liés aux projets d'équipements lourds, particulièrement de transports (aéroports, TGV. ..), qui affectent les espaces périurbains et/ou agricoles. Compte tenu de la rareté croissante des espaces disponibles, face à un développement sans relâche de la demande de mobilité, donc une demande potentielle d'infrastructures dédiées, ces conflits d'usage représentent un enjeu de premier ordre pour les aménageurs (institutionnels et autres). En outre, s'ils impliquent la réalisation d'infrastructures (de transports, industrielles, de production d'énergie), ils rencontrent aussi une multiplicité d'ambitions autres, du fait des espaces dans lesquels il est programmé de les insérer: projets d'urbanisme, touristiques ou encore de remembrements agricoles. Sur ces équipements, nous appliquerons les hypothèses suivantes, globalement demeurées jusqu'à ce jour dans l'ombre des questionnements scientifiques: certains des éléments d'appartenance au territoire et à ses milieux environnementaux, peuvent conditionner l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement; en retour, la conflictualité qui, puisant dans ces ressorts territoriaux, peut découler de tels projets, pourrait nourrir ou créer de nouvelles territorialités, pouvant justifier une lecture plus circulaire que linéaire des deux termes de notre problématique (projet d'équipement et territoires). Ainsi, si de nombreux travaux réalisés à ce jour ont avant tout recherché dans les procédures de conduite des projets d'aménagement les solutions à leur acceptabilité par les populations riveraines, cet article propose une approche différente en s'interrogeant sur la place que peut prendre le territoire vécu dans les conditions de l'acceptabilité sociale des infrastructures en projet. Son propos sera ainsi, dans un premier temps, de préciser quelques uns des enjeux sociétaux entourant cette problématique de l'acceptabilité sociale des grands équipements (1), puis, dans un deuxième, de montrer, sur la base d'un état de l'art général, comment les conflits peuvent en fait construire de nouveaux territoires et constituer alors des épreuves privilégiées pour analyser les relations entre espace et sociétés (2). Le troisième temps propose 22
alors, cette fois-ci sur la base de quelques résultats déjà acquis concernant le rôle des territorialités, d'approfondir les facteurs de légitimité territoriale conditionnant l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement lourd (3). EnfIn, un cadre de réflexion et d'analyse du rôle du territoire, au sens que lui donne la géographie sociale, sur l'acceptabilité des projets d'infrastructures par les populations riveraines est ensuite proposé (4). L'ensemble du propos est construit sur la base d'une thèse (Lecourt, 2003), appuyée sur des expériences méthodologiques croisées (Faburel, 2001, 2003a, 2003c; Lecourt, op. cit.), ainsi que sur celle d'une recherche fInancée par l'ADEME, et la Région Bretagne, portant au premier chef sur le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en périphérie de Nantes. Tiré d'une communication faite en 2003, il n'intègre pas les écrits intervenus depuis lors, au premier chefles ouvrages de L. Thévenot (en 2006 sur l'action au pluriel), de M. Revel, C. Blatrix, L. Blondiaux, etJ-M. Fourniau (en 2007 sur une évaluation des expériences et de la procédure de débat public) ou de Ph. Subra (en 2007 sur une approche géopolitique de l'aménagement du territoire), ou encore les évolutions qu'ont pu connaître les cas d'études approfondis ici (ex: Projet de nouvel aéroport près de Nantes: Notre Dame des Landes). Le modèle d'analyse proposé pose selon nous néanmoins les jalons de leur intégration dans le raisonnement développé ici. 1. DES LIMITES DES APPROCHES TECHNIQUES SCENE DES TERRITOIRES
A L'ENTREE
EN
Les associations impliquées dans des conflits d'aménagement sont de plus en plus efftcaces et rendent ainsi les conflits de plus en plus virulents alors que les besoins en infrastructures dans certains domaines sont indiscutables (1.1). Nombre de recherches se sont penchées sur cette situation en s'appuyant sur des considérations techniques ou procédurales, mais les innovations issues de ces recherches n'ont globalement pas fait diminuer l'intensité des conflits (1.2). Des travaux plus récents, plaçant le territoire au centre de leur réflexion, fournissent de nouvelles pistes de réflexion (1.3). 1.1. Des conflits de plus en plus intenses face à des besoins renouvelés au sein des espaces ruraux et périurbains
En forte croissance depuis le milieu des années 1960, les conflits d'aménagement laissent place, depuis une dizaine d'années, à une stabilisation en nombre des situations conflictuelles (Charlier, 1999; Dziedzicki, 2001; Lecourt, 2003), avec néanmoins un gain croissant en efftcacité des associations impliquées. L'action de ces dernières retarde, voire conduit souvent par la rencontre avec des stratégies d'élus, à l'abandon de certains projets
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d'aménagement. Le recours à l'expertise scientifique et/ou à la procédure juridique leur ont permis, sinon de faire barrage, tout du moins d'étayer des points de vue divergents notamment dans le secteur des infrastructures de transports (Blatrix, 1997; Lolive, 1997; Tricot, 1996; Tricot et Lolive, 2000; Faburel, 2003b). L'acceptabilité sociale des grands équipements est, ce faisant, devenue une question majeure pour les acteurs de l'aménagement et de l'environnement, alors que les élus se trouvent pris en porte-à-faux, à l'occasion de ces projets, entre l'intérêt général et les volontés de leurs administrés (plusieurs élus ont ainsi perdu leur mandat suite à l'annonce de projet d'équipement au sein de leur territoire). Ces conflits ont pour effet de retarder, voire d'annuler, la réalisation de certains aménagements pourtant nécessaires à nos modes de vie. Ainsi, dans le domaine (hautement conflictuel) de la gestion des déchets, les installations de traitement sont en voie de saturation progressive et les décharges réglementées seront aux limites de leurs capacités vers 2010 (Blessig, 2003; Commissariat Général du Plan, 2004). Et, le développement des mobilités implique, à toutes les échelles, l'aménagement de nouvelles infrastructures de transport. 1.2. Les limites des réponses apportées
Face à cette situation d'opposition des populations riveraines aux projets d'aménagement, deux types de réponses, aux effets limités, ont été apportés. La première réponse, d'ordre technique, vise à limiter les impacts, notamment environnementaux, des aménagements en débat. Il s'agit, par exemple, d'actions de lutte contre le bruit, réduction à la source (réduction du bruit des moteurs d'avions, amélioration des revêtements autoroutiers) et à la réception (isolation phonique). La seconde réponse est d'ordre procédural. Face au déficit démocratique décrié par les populations mobilisées, différentes innovations procédurales ont vu le jour. Les premières d'entre elles sont maintenant assez anciennes, il s'agit de la loi de 1976 relative à la protection de la nature, puis la loi « Bouchardeau » du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l'environnement. Le manque de participation constitue de toute évidence le grand travers des enquêtes publiques, ce qui pousse Cécile Blatrix à se demander
si « ce n'est pas la présence du publÙ~ plutôt que son absence, qui constituerait
un cfysfonctionnementde la procédure» (Blatrix, 1997b). L'absence de spatialisation des projets à l'occasion des débats publics instaurés par la circulaire Bianco de 1992 a conduit à des effets comparables. Le citoyen, pourtant figure de référence du débat Bianco, est apparu comme relativement absent des processus (Rui, 1997). Le renforcement du débat public par la loi Barnier de février 1995 instaurant la médiation de la Commission Particulière du 24
Débat Public n'a pas non plus pennis de réduire véritablement les tensions entre les différents protagonistes. Les débats constituent, en fait, des temps forts de la mobilisation (Lecourt, 2003), avec un face-à-face direct entre partisans et opposants au projet. 1.3. L'entrée en scène des territoires dans l'arène publique
A la fm des années 1990, des travaux ont contribué à une meilleure compréhension des relations entre espace, territoire et impacts environnementaux des projets d'aménagement et des équipements en fonctionnement. C'est le domaine des infrastructures de transport d'enjeu national, voire international, qui a motivé ces nouvelles approches. Il s'agit notamment du conflit autour du TGV Méditerranée en raison de la violence de l'opposition rencontrée (Donzel, 1996 ; Lolive, 1997 ; Ollivro, 1996, 1997) et de ceux plus lancinants autour des aéroports d'Ile-de-France (Faburel, 2001; Perianez 2002; Leroux et Amphoux 2002; Faburel, 2003a). Ces travaux s'appuient, pour certains, sur les acquis récents de la géographie sociale (Frémont et al., 1984; Di Méo, 1998) et pour d'autres s'inspirent grandement de la psychologie sociale (Hall, 1971 ; Fisher, 1981 et 1992; Moles, 1992). Ces analyses ont en commun d'avoir resitué le territoireau centre de l'analyse. Le méta-concept de territoirey occupe une place centrale, chacun lui accordant cette défmition minimale de «portion d'espaceappropriéepar un groupesOtialpour assurersa reproductionet la satiifaction de ses besoinsvitaux» (Le Berre, 1992)2. Le territoire y apparaît comme un vecteur et une ressource pour l'action collective, donc comme devant être dorénavant pris en considération. Plus globalement, ces travaux posent la question du décalage entre des approches purement technicistes des aménagements et de leurs nuisances (génie de l'environnement) et la réalité géographique de leur perception par les populations riveraines. Cela implique de renouer le dialogue entre sciences et sociétés, entre spécialisteset profanes, de ne plus considérer les aménagements uniquement dans une rhétorique technicienne mais comme une production socio-technique (Latour, 1999 ; Callon et al., 2001).
2 Plus précisément, le territoire est considéré comme l'articulation de trois composantes, existentielle (entité et identité territoriale), physique (propriétés naturelles et matérielles), organisationnelle (rôle et propriétés des agents sociaux) et est également soumis à un certain nombre de contraintes (positives ou négatives) naturelles, historiques, économiques, physiques et sociales qui lui confèrent son originalité et qui le différencient des autres territoires (Marchand, 1986).
25
Il est vrai que la «prolifération du social» (Callon et al., 2001) à l'occasion des controverses socio-techniques témoigne d'un intérêt renouvelé pour les grands enjeux de sociétés (mondialisation, OGM.. .). Plus spécifiquement, les conflits d'aménagement traduisent une entrée des territoires dans l'arène publique (Faburel, 2003b). Cela implique donc un renouvellement des analyses, portant davantage attention aux sociétés et plus spécifiquement, pour les conflits d'aménagement, aux territoires des controverses. Cela pose aussi la question de la gouvernance autour des grands enjeux de sociétés, mais aussi de la gouvernance à l'échelle des territoires. Des travaux réalisés en géographie sont précisément en mesure de préciser la dimension territoriale des conflits d'aménagement3, notamment en milieu rural, et permettent d'asseoir le cadre théorique du modèle présenté (infra). 2. LE CONFLIT,
REVELATEUR
DE NOUVEAUX
TERRITOIRES
La mobilisation des populations face à un projet d'aménagement se déroule en trois étapes. On montrera, grâce à une lecture diachronique de la mobilisation, comment les individus s'approprient ou se réapproprient leur espace de vie à l'occasion du conflit et conjointement comment ils cherchent à reconquérir leur statut de citoyen pour intervenir dans l'arène publique (2.1). Afin de légitimer leur action et dépasser le simple stade de l'opposition entre intérêt général et intérêts particuliers, ils opèrent une «montée en généralité» en valorisant certains attributs territoriaux de leur espace de vie (2.2). Ce passage du local au global que nécessite la montée en généralité transite par une extension du dispositif associatif. Dès lors, les associations opposées au même projet se fédèrent et tentent de reformuler l'intérêt général en lui proposant une solution alternative (2.3). 2. 1. Evénement
et proximité
spatiales
Pour des sociologues systémiciens tels Michel Monroy et Anne Fournier, l'apparition d'un conflit ne s'explique généralement pas par une cause unique, mais procède d'un événement déclenchant qui intervient dans un contexte caractérisé à la fois par la remise en cause du système et l'émergence d'un nouveau système (Monroy, Fournier, 1997). Cette approche implique qu'un même événement n'est pas susceptible de déclencher systématiquement un conflit ni le même type de conflit: son effet peut varier suivant le lieu et l'instant. En transférant la notion d'événement déclenchant à notre objet, il
3 Cette section s'appuie Baudelle (2004).
sur Lolive (1997), Faburel (2003a et c), Lecourt
26
(2004), et Lecourt,
apparaît que celle d'événementspatial proposée par certains géographes (EPEES, 2000) est encore davantage appropriée. En effet, c'est l'irruption d'un projet d'aménagement dans l'espace qui déclenche le conflit en menaçant l'organisation d'un territoire donné, identifié et approprié au sens strict et/ou symbolique par un groupe social (Lecourt, 2003). La proximité spatiale va jouer un rôle essentiel dans le déclenchement du conflit, dans la mesure où les populations riveraines définissent souvent leur participation en fonction de la distance entre leur habitation et l'aménagement projeté (Ollivro, 1994; Gaussier, 1995 ; Lecourt, 1999 ; Le Floch, 2000). Dès lors, dans une perspective sociologique rationaliste qui met l'accent sur les gains individuels attendus de la mobilisation des acteurs (OIson, 1978), les riverains passent à l'action (Hirschman, 1995). Seuls quelques-uns vont se résigner, prêts à tenter de s'adapter aux impacts du nouvel aménagement (aliénation), tandis que d'autres adoptent une attitude de passager dandestin sans prendre part à l'action tout en souhaitant retirer des bénéfices de la mobilisation (Dear et Long, 1978). Cet événement spatial a alors pour effet de créer du lien social et par conséquent d'engendrer une proximité sociale entre les riverains motivés par une action collective elle-même favorisée par la proximité spatiale4. Aussi, certains des résidents concernés se regroupent-ils très rapidement pour défendre ce qui n'était initialement qu'une somme d'intérêts particuliers. Ce groupe s'organise et fréquemment s'institutionnalise sous la forme d'une association officiellement reconnue dans le cadre de la fameuse loi de 1901 régissant les associations en France. Cette organisation constitue «une instance stratégique où des attentes dijJuses se transforment en revendications (.. .) et où des ressources d'action (militants, argent, experts, mÛs aux médias) sont centralisées (...) pour les investir de façon rationnelle en vue de faire aboutir ces mêmes revendications» (Neveu, 2002). Il s'agit donc d'une action collective, d'un « agir ensemble» intentionnel, dans une logique de revendication qui, a priori, répond à une volonté d'affirmer son attachement matériel et symbolique à un mode de vie, un paysage, une activité. 2.2. Les attributs territoriaux
de la mobilisation
L'action collective se manifeste à travers un processus de territorialisation.La géographie sociale définit la territorialisation comme un double mouvement d'appropriation matériel et idéel d'une portion d'espace par un groupe social (Di Méo, 1998 ; Melé et al., 2003). A ce stade de la mobilisation, c'est donc dans 4 La relation évoquée entre proximité sociale et proximité spatiale porte ici sur un type spécifique d'objets spatiaux à forte contrainte de proximité. Cette relation n'est pas automatique.
27
son espace de proximité que le groupe recherche les attributs participant à la construction de son identité territoriale. En retour, cette construction territoriale gagne en visibilité externe, ce qui favorise la défense du territoire correspondant. Cette démarche passe tout d'abord par la délimitation et la dénomination du territoire à défendre (pinchemel, 1997). Ainsi, comme le rappelle Le Berre, « donner un nom, c'est créer la première relation de dépendanœ entre un lieu et son inventeur, c'est le repérer, le signaler, transmettre son existence aux autres qui poulTOnt le retrouver; .-'est aussi faire référenœ à une portion de la sutjaœ terrestre prédse et donc permettre sa lomlisation ,. c'est enfin montrer aux autres sa marque d'appropriation sur un morceau plus ou moins étendu de terre et éventuellement, son appartenance à œ lieu approprié» (Le Berre, 1995). Ce processus de territorialisation se matérialise dans l'espace par exemple alors par des panneaux situés aux limites du territoire exposé, exprimant les motifs de la mobilisation (figure 1).
Figure 1. Territorialisation et délimitation du territoire à défendre. Ici à l'entrée de Notre-Dame-des-Landes, contre le projet d'aéroport
Afin de poursuivre le processus de territorialisation, et surtout ne pas être assimilées à de simples réactions Nimo/, les associations opèrent une montéeen généralitédéfmie par Lafaye et Thévenot comme « œtte capadté à mettre en rapport des chosesparticulières et des entités générales (qui) ô'Clractérise les instruments dejustifÙ'Cltion
légitimeque se sontfor:gésles ôYJmmunautés politiques» (Lafaye et Thévenot, 1993). Les associations croisent, à cet instant du conflit, au moins deux types d'argumentations, écologique d'une part, patrimoniale d'autre part. Ils ont tout deux la capacité de relier les effets d'une action localisée à des préoccupations plus globales tant aux échelles spatiales que temporelles.
5 Pour Not In My Backyard, littéralement
« pas dans mon jardin ».
28
Cette construction de l'argumentation participe au processus de patrimonialisation dont Guy Di Méo a très bien montré la parenté conceptuelle avec le processus de territorialisation. En effet, « le tem'toireet lepatrimoine ont un contenu conceptuel voisin: le matériel et l'idéel (...) ils particzpent ensemble, étroitement liés,
(. ..) aufonds culturelde toute sOI-,'été cohérente,inscritedans un espace» (Di Méo, 1994). Ainsi, pour arriver à leurs flns, les groupes menacés tentent de faire émerger un idéel commun à partir d'objets plus ou moins matériels en sacralisant certains lieux, ou certains traits du paysage qui paraissent les plus susceptibles de contribuer à la résolution de leur problème du moment. Cette «spatialité {Ymbolique»(Debarbieux, 1995) participe ainsi à la territorialisation. Si l'objectif initial de cette socialisation de l'environnement est de soutenir l'action collective, elle a également pour effet d'ériger des symboles territoriaux auxquels les populations concernées s'identiflent et par lesquels le territoire peut être identiflé. Ainsi, comme le souligne Michel Lussault, cette domestication de la nature et du patrimoine s'appuie souvent «sur la révélationà un groupe social local de l'existence d'un nouvel espaced'identité et de légitimité, ce que justement lesmembresdu susmentionnégroupenommerontleur territoire» (Lussault, 1995). 2.3. Les stratégies et logiques de la mobilisation
Ce passage du local au global que nécessite la montée en généralité passe également par une extension du dispositif associatif. Les associations locales opposées au même projet se fédèrent de façon plus ou moins formelle afln de tirer parti de la coalition tout en préservant leur autonomie et leurs spéciflcités. Ainsi, la coordination entre les associations opposées au projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes regroupe des associations aux sensibilités différentes: une association de riverains, une association d'exploitants agricoles, une association environnementale locale, et une association apparentée à un mouvement politique loca16.
6 Approuvés en octobre 2000par le gouvernement, les schémas de services collectifs prévoient le déplacement de l'aéroport de Nantes-Atlantiques vers le site de Notre-Dame-des-Landes dont l'urbanisation a été limitée par la création d'une ZAD en 1974. En juillet 2001, la Commission Nationale du Débat Public a décidé l'organisation d'un débat public sur ce projet. Celui-ci a pris fm à l'été 2003. La réalisation du projet a depuis été confirmée par arrêté ministériel. Ce projet, dont une première version avait été présentée au début des années 1970, fait l'objet d'une très forte mobilisation d'opposition de la part des populations locales. Le mouvement de contestation est mené par « l'Association des Citoyens concernés Par l'Aéroport de Notre-Damedes-Landes» (ACIPA) qui actuellement (mai 2003) près de 2 670 adhérents et dont la pétition lancée durant l'été 2001 a recueilli 5 000 signatures (chiffres de juin 2003). L'ACIP A est accompagnée dans son action par trois autres associations, « l'Association de Défense des Exploitants Concernés par l'Aéroport» (ADECA) qui a été créée en 1971 pour refuser le projet initial, « l'Association Bien Vivre à Vigneux » (BVV), association environnementale défendant des intérêts diversifiés et déjà présente avant le conflit lié à l'aéroport, et l'association « Solidarité Ecologie », proche des mouvements politiques « Verts ». 29
Les associations changent ainsi progressivement leur échelle d'approche du projet. Initialement portées par des intérêts locaux, elles souhaitent ensuite participer à la défInition d'un nouvel intérêt général, localisé (Lascoumes, 1994), différent de celui du porteur du projet. Pour cela, elles vont encore élargir leur réseau de compétences en prenant contact selon des modes afflnitaires (Lolive, Tricot, 2000), avec d'autres associations de riverains concernés par des projets identiques comme celles opposées aux nouveaux aéroports parisien et toulousain. La mobilisation s'organise donc progressivement, en s'inscrivant dans un réseau de collaborations construit à partir d'intérêts communs. La proximité sociale, autrement dit le partage de valeurs et d'intérêts créant du lien social, n'apparaît plus à ce stade comme un produit de la proximité spatiale compte tenu des distances physiques séparant ces acteurs. Mais, à cette étape de la mobilisation, alors que l'action collective était jusqu'ici restée soudée, des divergences apparaissent quant à la stratégie à adopter. En effet, trois attitudes apparaissent alors possibles. La première, radicale, consiste à s'opposer sur le principe à la réalisation du projet avec comme bannière « ni ici, ni ailleurs» (BANANAs - Build AbsolutlJ Nothing Af!YwhereNear Af!Yboc!Y).Si globalement, ce comportement s'avère plutôt contre-productif car ne laisse aucune place possible au dialogue, il s'appuie pourtant sur un principe civique
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105
CHAPITRE
5
L'APPROPRIATION RESSOURCES.
DE L'ESPACE COTlER ET DE SES DES CONFLITS ENTRE PECHEURS ET AUTRES USAGERS DU LITTORAL ET DE LA MER
Valérie DELDREVE Maxime CREPEL
Les espaces littoraux et marins sont inaliénables, seul l'usage est source d'appropriation. Cet usage était, jusqu'à ces dernières décennies, peu discuté: il était le fait de pêcheurs à pied et en mer dont les activités saisonnières rythmaient la vie des familles qui en vivaient et ne laissaient, en dehors des structures portuaires, que peu d'empreintes sur le littoral. Les pêcheurs et les mareyeurs géraient l'accès aux ressources littorales et marines ainsi que les conflits qui pouvaient les opposer sur les lieux de pêche ou sur les marchés. Cependant, le développement, la diversification et l'intensification des usages de l'espace côtier ont remis en cause les modes d'organisation qui prévalaient jusqu'alors et suscité des tensions et conflits16 que ne pouvaient plus résoudre les mécanismes de régulation internes aux communautés de pêcheurs. L'article qui suit s'appuie sur les données extraites de deux études: la première a été réalisée à la demande de la Direction Générale des Forêts et des Affaires Rurales sur Les modes d'01ganisationdes acteurs du littoral et de gestion des usages (Crépel, Deldrève, 2004-2005) et la seconde s'intitule L'évolution des activités
16 Nous nous référons, dans ce texte, aux définitions de A. Torre A. et Caron (2005) qui (( entendent par tension un sentiment ressenti par des usagers de l'espace quand des évènements extérieurs, produits par des tiers (agents humains) ou par des causes non humaines viennent les ciffecter de manière négative ", (( sachant qu'une tension se transforme en conflit quand apparaissent des divergences de points de vue ou
d'intérêts entreagentsutilisateurs ougroupesd'intérêt de l'espace.».
halieutiques et les 1Jets de la Politique Commune de la N,'he (Deldrève, 2005)17,
Deleplace
2002-
Toutes deux portent, de manière non exclusive mais privilégiée, sur le Nord-Pas de Calais et la Picardie, soit deux cents kilomètres de côtes, correspondant à la juridiction d'organismes gestionnaires du littoral (Direction Interrégionale et Interdépartementale des Affaires Maritimes, Comité Régional des Pêches et des Elevages Marins) et présentant une grande diversité de sites et d'usages: des sites halieutiques, conchylicoles et agricoles aux sites naturels préservés, touristiques, ou encore industriels et portuaires. Etant donné l'état d'avancement de nos travaux et l'importance des problématiques écologiques et sodo-économiques halieutiques dans l'aire d'étude observée, cet article proposera une entrée par les métiers de la pêche, à pied et en mer, et une analyse des conflits d'usage et de voisinage dans lesquels les pêcheurs sont impliqués. Aussi, présentera-t-il dans un premier temps la nature de ces conflits, leurs protagonistes et les antagonismes relatifs à l'usage de l'estran18 puis leurs configurations relatives à l'exploitation halieutique, pour s'achever sur une analyse sociologique transversale de ces différents conflits, de leurs enjeux et modes de régulation. 1. LES CONFLITS
D'USAGE
EN LIEN AVEC L'ACTIVITE PIED
DE PECHE
A
L'étude sur la pêche à pied professionnelle et autres usages du littoral permet d'analyser les tensions et conflits en lien avec cette activité sur le littoral NordPas-de-Calais-Picardie. Plusieurs types de conflits ont comme enjeu l'accès à la ressource, son exploitation ou sa préservation. Afin d'en proposer une lecture avertie, il convient de présenter de façon succincte le contexte actuel de la pêche à pied, reconnue comme une profession à part entière depuis la mise en place du permis de pêche à pied professionnel en 200l. La pêche à pied est une activité traditionnelle sur le littoral du Pas-de-Calais et de la Somme. Mais avant de devenir une pratique de loisir pour les populations riveraines et estivantes, de plus en plus nombreuses sur le littoral depuis le développement des transports et l'apparition des congés payés, elle a d'abord été exercée par les familles de marins-pêcheurs. Actuellement, elle est encore
17 Ces études sont menées au sein du Programme Pluridisciplinaire Pratiques et Politiques Halieutiques (pRPH - IFRESI!LEN CORRAIL). 18 Portion
du littoral
comprise
entre les plus hautes
108
et les plus basses
mers.
de Recherches
sur les
pratiquée par ceux-ci comme une activité d'appoint, source de revenus complémentaires, lorsque le temps ne leur permet pas de sortir en mer. Aujourd'hui, les pêcheurs qui font la demande de permis professionnel de pêche à pied doivent attester de leur affiliation au régime social agricole ou maritime (MSA19 ou ENIM20) et respecter les réglementations en vigueur (tailles et quotas de capture, classement sanitaire des zones conchylicoles.. .). La pêche à pied professionnelle constitue une part significative de l'activité économique du littoral Nord-Pas-de-Calais-Picardie. On estime à 364 le nombre de pêcheurs détenteurs de permis de pêche à pied pour ces deux départements, pour une population de 1.114 pêcheurs à pied professionnels en France recensés en 2003/2004. A ces emplois viennent s'ajouter ceux, directement liés, générés par les fournisseurs d'équipement pour la pêche, par les filières de purification, de production, de transport et de commercialisation, ainsi que par les structures chargées du suivi scientifique et administratif. 1.1. Les t"onflits entre pêt"heurs à Pied: L'exploitation
et l'at"Ûs aux ressources
1.1.1. Les conflits entre pêcheurs à pied professionnels: le manque de cohésion interne Au sein de la profession, des tensions existent entre pêcheurs à pied titulaires de permis professionnels; elles ont pour enjeu l'accès aux ressources naturelles de l'estran. La variabilité du milieu naturel qui entraîne des périodes de pénurie pour les différentes espèces pêchées sur cette partie du littoral (coques, moules, vers, végétaux marins...) génère des rivalités entre pêcheurs à pied professionnels, et cela malgré l'effort croissant des autorités pour gérer l'exploitation des ressources naturelles de façon rationnelle. En effet, certains exercent cette activité tout au long de l'année alors que d'autres, marinspêcheurs ou conchyliculteurs, la pratiquent de façon irrégulière comme une activité d'appoint, source de revenus complémentaires. Les liens entre conchyliculture et pêche à pied sont nombreux et généralement plus inscrits dans le registre de la complémentarité que dans celui de la concurrence. Les conflits sont essentiellement dus, d'une part, au fait que les travailleurs conchylicoles détiennent des permis de pêche à pied professionnel et exploitent aussi des gisements naturels, et d'autre part, à la mise en concurrence des productions respectives sur le marché en ce qui concerne les moules dans le Pas-de-Calais.
19 MSA : Mutualité
Sociale Agricole.
20 ENIM : Etablissement
National des Invalides de la Marine.
109
Tout marin-pêcheur affilié à l'ENIM peut faire une demande de permis de pêche à pied (soit 30% de pêcheurs à pied professionnels). Les rapports de force ont évolué: les pêcheurs affiliés à la MSA sont aujourd'hui bien plus nombreux. Mais les marins-pêcheurs, bien que minoritaires, conservent leur légitimité de par leur antériorité. Il n'y a pas à proprement parler de conflit entre ces deux sous-populations de pêcheurs à pied, car le contexte historique impose aux affiliés à la MSA un respect des marins-pêcheurs qui pratiquent la pêche à pied. Cependant, leurs discours révèlent certaines rivalités qui pourraient s'intensifier dans le cas où la ressource viendrait à manquer. La pêche à pied professionnelle est de plus en plus itinérante. Les pêcheurs se déplacent dans d'autres départements à l'occasion des ouvertures de gisements ou lorsque, dans leur département, la ressource vient à manquer. Cette cohabitation entre pêcheurs à pied des différentes parties du littoral français est génératrice de tensions, car elle place les pêcheurs dans des situations de concurrence et alimente le sentiment d'appartenance territoriale de chacun. Lors des déplacements, les pêcheurs à pied déplorent parfois que les prix de rachat de la production par les mareyeurs locaux ne soient pas aussi intéressants que dans leur département d'origine. Selon les professionnels que nous avons interrogés, les nouveaux entrants, titulaires de permis de pêche à pied, et les pêcheurs des autres départements, ne maîtrisent pas nécessairement les techniques de pêche adaptées pour préserver les ressources. Ils leur reprochent de récolter du naissain qui permet au gisement de se régénérer, ou de s'approcher trop près des gisements avec leurs véhicules, écrasant de ce fait une partie de la ressource. Les conchyliculteurs, les marins-pêcheurs, les nouveaux entrants ou les pêcheurs des départements extérieurs, sont accusés par ailleurs de profiter des périodes les plus rentables, et de diminuer la durée potentielle d'exploitation du gisement par les pêcheurs à pied qui n'ont que cette activité pour subvenir à leurs besoins. Ces derniers dénoncent aussi le manque d'investissement ou le désintérêt de certains d'entre eux vis à vis des démarches entreprises pour protéger et exploiter de façon rationnelle les ressources. 1.1.2. La pêche à pied récréative et le braconnage: le savoir-faire et le respect de la réglementation D'autres conflits existent entre pêcheurs à pied professionnels et non professionnels (estivants, traditionnels, braconniers), ayant aussi comme enjeu l'exploitation concurrentielle des ressources naturelles. Les pêcheurs à pied estivants, bien qu'ils ne soient autorisés à récolter que de faibles quantités21,
21 Soit 5 kilos par personne
et par jour pour les coques
110
contre
150 pour les professionnels.
apparaissent comme une menace à terme pour les gisements, car ils sont de plus en plus nombreux du fait du développement touristique sur cette partie du littoral. Certains pêcheurs craignent qu'à l'avenir la pêche professionnelle ne disparaisse au profit d'une pêche de loisir. Les braconniers pratiquent quant à eux cette activité de manière plus expérimentée. Ils atténuent le potentiel des gisements et cassent les prix sur le marché, en revendant leur récolte aux mareyeurs ou restaurateurs locaux. Les braconniers sont souvent stigmatisés dans le discours des pêcheurs à pied professionnels. Ils les présentent comme des marginaux vivant de petits trafics et profitant de la pêche à pied occasionnellement, lorsque l'activité paraît la plus rentable et que les gisements sont abondants. L'arrivée des gardes jurés représente, notamment dans la Somme, un espoir de limiter ce braconnage qui, même s'il est plus contenu, ne semble pas avoir disparu complètement. Les pêcheurs à pied non professionnels sont aussi accusés de ne pas se soumettre aux réglementations des quotas et des normes sanitaires en vigueur22. 1.2. Les conflits avec les autres usagers du littoral: la préservation des ressources
1.2.1. Les structures de préservation de l'environnement: des difficultés d'intégration aux dispositifs environnementaux La mise en réserve d'espaces sur le littoral aoi littoral, acquisition du conservatoire du littoral, Natura 2000, réserves naturelles locales) engendre aussi des conflits avec l'activité de pêche à pied, liés à l'accès à l'estran et à ses ressources. En effet, la pêche à pied s'est vue menacée en Baie de Somme par le dispositif Natura 2000 qui a poussé les pêcheurs à s'organiser sous la forme d'une association des ramasseurs de salicornes, légitimant leurs pratiques en tant qu'activité traditionnelle, économiquement importante pour la vie locale et dont les techniques sont en harmonie avec la nature et la nécessité de préserver les gisements. La mobilisation des pêcheurs à pied, sous forme d'association, semble être inspirée par les autorités qui les ont incités à s'organiser afin d'être intégrés dans le processus de préservation environnementale qui se dessinait à l'époque. L'association largement investie par les pêcheurs à pied professionnels de la Baie de Somme a, en réalité, un double objectif: d'une part, faire reconnaître l'activité de pêche à pied comme une activité légitime et traditionnellement ancrée dans la vie locale, et d'autre part, exploiter de façon rationnelle les concessions de salicornes acquises par l'association, en les
22 Purification D / Dates
avant la commercialisation d'ouverture de gisement.
/
Classement sanitaire des zones conchylicoles A, B, C,
111
labourant de manière à éliminer les autres végétaux marins, concurrents salicorne, qui prolifèrent sur les platières (notamment la spartine).
de la
Si cette forme de mobilisation collective, par le biais associatif, semble avoir résolu les conflits qui existaient avec le dispositif Natura 2000 (géré par le SMACOPF3 en Baie de Somme). Une autre crainte émerge, à savoir la préservation de l'activité de pêche à pied, exclusivement comme activité traditionnelle, afm d'animer la vie locale et d'offrir aux touristes une impression de conservation des coutumes et de la culture locale. 1.2.2. Les éleveurs et agriculteurs: la préservation des platières Un autre type de conflit est lié non pas à une exploitation abusive des ressources mais à la préservation de celles-ci et plus largement de l'environnement dans son ensemble. L'agriculture n'est généralement pas définie comme participant à la dégradation de l'environnement dans les représentations des pêcheurs à pied. Les enquêtés estiment que cette activité respecte l'équilibre environnemental, même si elle utilise parfois des produits néfastes, les quantités utilisées ne mettent pas en danger le milieu. Cependant, les éleveurs de la Baie de Somme, qui possèdent des cheptels d'agneaux dits de «prés salés» (labellisés) apparaissent comme les responsables de plusieurs problèmes rencontrés par les pêcheurs à pied et les chasseurs de la Baie de Somme. Le développement de cette activité, bien que limité en raison de son label, pose des problèmes de pollution, car les déjections d'animaux, qui viennent s'alimenter sur les zones de végétaux recouvrant le fond de la baie, sont emportées lors des grandes marées et viennent polluer l'eau et les ressources marines. Les agneaux sont aussi accusés d'écraser les salicornes lors de leurs passages réguliers sur les platières et autour des huttes de chasse. Les pêcheurs à pied n'accordent pas de légitimité à ces éleveurs en tant qu'usagers de l'estran. Pourtant, leur activité existe dans la Somme depuis le Moyen âge. Elle avait cessé durant une période assez courte pour réapparaître durant les années 1960 et s'est de nouveau développée jusqu'à aujourd'hui. Les pêcheurs sont aussi conscients qu'avec l'ensablement progressif de la baie, l'activité d'élevage d'agneaux de «prés salés» se maintiendra au détriment de la pêche, car elle profite de cette situation d'ensablement alors qu'eux la subissent.
23
SMACOPI : Syndicat Mixte d'Aménagement
des Côtes Picardes.
112
1.2.3. La centrale nucléaire de Penly et le stockage d'explosifs: proximité et dangerosité Les pêcheurs à pied de la Baie de Somme ont évoqué la disparition d'espèces qui étaient pêchées dans le passé, telles que les palourdes. Cette disparition pourrait être due, selon eux, à l'abattement d'une façade dans le cadre de travaux de construction d'une centrale nucléaire située entre Dieppe et la Baie de Somme. Les travaux de construction de la centrale de Penly auraient fait se propager une nappe de calcaire, qui en se déposant sur les fonds de la baie, aurait entraîné l'asphyxie de certaines espèces. Cependant, la cause de cette disparition n'est pas clairement établie. La centrale semble être une menace potentielle pour l'environnement et pour les hommes, contre laquelle ils ne se sentent pas en mesure de se prémunir. Cette menace de pollution, de nature mal définie, laisse libre court à toutes les interprétations. Les pêcheurs parfois mal informés accusent la centrale sans pour autant connaître les causes exactes de la pollution. Ils symbolisent surtout leurs craintes quant à la « proximité» de cette activité à la réputation dangereuse. Un autre conflit de voisinage a été évoqué entre les pêcheurs à pied et les sociétés de stockage d'explosif qui installaient des charges explosives, issues des deux guerres mondiales et stockées dans des entrepôts de la région, qui les détruisaient à marée haute dans la baie. Cette activité a cessé et elle ne présentait pas de danger direct pour les pêcheurs. Cependant, du fait de son caractère spectaculaire et de la proximité des explosifs lors de leur installation dans le sable, cet usage assez surprenant de l'estran reste marqué dans la mémoire collective et ravive en quelque sorte les nombreux risques liés aux pratiques de la pêche à pied. Nous avons pu constater que les pêcheurs à pied sont réellement sensibilisés, attentifs à la préservation du milieu littoral et de ses ressources. Ils ont une connaissance assez fme du milieu et dénoncent les usagers qui sont susceptibles de le mettre en danger, même lorsqu'il s'agit des membres de leur profession. Ils ne connaissent pourtant pas la nature exacte de certaines pollutions et les rationalisent en attribuant des raisons issues de constats qu'ils ont effectués sur le terrain. Ils se présentent souvent comme protecteurs de la ressource et sont parfois désarmés face à une médiation éventuelle qui implique une cohésion minimum au sein de chaque parti afm de trouver des terrains d'entente acceptés par tous. Les tensions et conflits internes à la profession entravent la cohésion de ses membres et les empêchent de défendre de manière efficace leurs intérêts. 2. LES CONFLITS AUTOUR DE L'ACCES AUX LIEUX DE PECHE ET A LA RESSOURCE Sur les quelque 100.000 emplois que représente en France le secteur de la pêche, de la transformation et des cultures marines (Marini, 1998), 18.000 sont des emplois de marins-pêcheurs. Ces derniers pratiquent, en pêche industrielle
113
ou artisanale24 différents métiers, dont ceux des fllets et du chalut, les plus représentés dans le Nord-Pas de Calais et la Picardie. Plus de 200 bateaux sont armés dans le quartier maritime de Boulogne/mer, embarquant quelque 1.000 pêcheurs dont 75% exercent en pêche artisanale et produisent 60% des 50.000 tonnes enregistrées en 2003. Si la pêche est en récession ces dernières décennies (diminution des flottilles, de l'emploi et de la production), elle génère toutefois nombre d'emplois et de richesses induits dans le reste de la filière, largement représentée sur le site de Capécure, et plus indirectement dans l'économie littorale au regard de laquelle elle joue un rôle structurant 2.1. La com'urrence entre pÜheurs pour les lieux de pêche: des conflits de métiers
La diminution du nombre des bateaux, sensible dans les quartiers maritimes de Boulogne et de Dunkerque25, n'a pas entraîné une baisse corrélée de la concurrence pour l'accès aux lieux de pêche et donc une diminution des conflits d'usage, notamment dans la bande côtière. La tendance serait même à l'accroissement de ces derniers, du fait des changements qui ont affecté les communautés professionnelles depuis une vingtaine d'années. Au sein de celles-ci, il n'existe pas d'attribution a priori des lieux de pêche. Les patrons et leurs équipages, jusqu'à ces dernières années tous issus de grandes familles maritimes au sein desquelles les métiers étaient transmis, se répartissent dans l'espace côtier et hauturier en fonction de la taille de leurs embarcations et de la catégorie de navigation, des métiers pratiqués et de la localisation du poisson. Il est tacitement admis que le premier arrivé occupe les lieux; et lorsque les concentrations de poisson amènent les pêcheurs à travailler en grande proximité, ils veillent à ce que ce voisinage ne contraigne pas leurs manoeuvres respectives. Ce voisinage ne devient problématique que lorsque les pêcheurs exercent des métiers concurrentiels, tels ceux du chalut, engin « traînant» remorqué par un bateau et des ftlets, engins « dormants» posés dans l'eau. Ainsi la concurrence ne s'opère ni sur les espèces, ni sur le marché (les poissons ciblés sont différents); mais, sur un même site, la cohabitation est conflictuelle, 24 Par opposition à la pêche industrielle, la pêche artisanale est définie sur le critère de l'embarquement de l'armateur. Les flottilles de pêche industrielle, de grande taille, sont armées en grande pêche ou pêche hauturière, (termes désignant respectivement des sorties supérieures et inférieures à trois semaines). Celles de pêche artisanale, dont les unités mesurent au plus 25 mètres, sont affectées à la pêche fraîche, petite pêche (sorties inférieure à 24 heures) ou pêche côtière (sorties inférieures à 96 heures). 25Ces divisions administratives
couvrent le littoral de Dunkerque à la Baie de Somme.
114
dommageable tant pour les équipages de chalutiers dont les manœuvres sont entravées par la présence des nappes de fùets que pour ceux des fùeyeurs qui déplorent de coûteuses pertes en matériel occasionnées par le passage des pre1ll1ers. Dans le Nord-Pas-de-Calais, la source de conflit était ténue lorsque les chalutiers représentaient la plus grosse partie de la flottille. Dans les années 1980, cependant, la flottille de petits fùeyeurs a connu un important essor en vue d'exploiter les stocks de soles et autres poissons plats enfouis dans le sable de la bande côtière. A priori les conflits n'ont pas lieu d'être, puisque les équipages des fileyeurs exercent principalement dans la bande des trois milles marins, dont sont exclus les chalutiers par la réglementation en vigueur. Toutefois, les patrons armant ces derniers ont obtenu des dérogations, des accords locaux au sud et au nord de Cap Griz-Nez, au nom de l'antériorité de leurs pratiques, afIn de continuer à exercer dans certaines zones du Détroit de la Manche, lieu de migration de nombreuses espèces. L'accroissement du nombre des fileyeurs et de la longueur des nappes immergées d'une part, la volonté des patrons de chalutiers de conserver leurs prérogatives d'autre part, ont suscité de violents conflits qui aujourd'hui encore font l'objet de négociations au sein du Comité Régional de Pêches Maritimes et des Elevages Marins (CRPMEM), organisation professionnelle chargée de régler les différends entre pêcheurs. La difflculté à résoudre ce type de conflit de manière corporative est accentuée cependant par le fait que certains groupes de pêcheurs pratiquant les filets, nouvellement convertis à la pêche après avoir été employés dans les compagnies de ferries ou les industries du littoral, n'adhèrent pas aux principes de régulation habituellement admis au sein des communautés professionnelles. Ainsi les patrons fùeyeurs de Calais se sont plusieurs fois opposés aux décisions prises au sein du CRPMEM quant à la cohabitation fileyeurs/ chalutiers dans la bande côtière, décision qui aurait été entérinée par le Préfet s'ils ne s'étaient pas fortement mobilisés (blocage du port de voyageurs) afln d'obtenir gain de cause contre l'importante flottille de chalutiers étaplois. Le mode de régulation interne des conflits d'usage entre pêcheurs est également inopérant lorsque les pêcheurs impliqués sont de nationalités différentes ou lorsqu'ils ne sont pas professionnels. Le second cas est moins fréquent dans le Nord-Pas de Calais que dans d'autres régions, où la plaisance est fortement développée. Toutefois les pêcheurs se plaignent fréquemment du braconnage et de la concurrence qu'il représente sur le marché local. Dans l'Est Cotentin, où cette concurrence s'accompagne d'une forte présence des plaisanciers sur les roches et épaves où les professionnels de la ligne aiment exercer, il suscite nombre de dénonciations auprès des Affaires Maritimes.
115
Le premier type de conflit cité - c'est-à-dire entre pêcheurs de nationalités différentes - est en revanche fréquent dans le Nord-Pas-de-Calais, étant donné la proximité du port de Dunkerque avec les frontières belges et hollandaises. Légalement, les 12 milles côtiers sont réservés à l'Etat riverain et dérogent au principe de l'égalité aux eaux communautaires. Mais la transgression volontaire ou involontaire de cette frontière maritime par de gros chalutiers à perche néerlandais a conduit les pêcheurs et la Direction Départementale des Affaires Maritimes de Dunkerque à faire front ensemble pour que les Etats concernés acceptent de prendre de sévères sanctions contre les armateurs délictueux, en vue de préserver la bande côtière et les stocks de poisson de cette concurrence illégale. Il faut savoir, toutefois, que ce type d'intrusion est coutumier aux pêcheurs, y compris aux français qui réalisaient une partie importante de leurs prises à proximité des côtes anglaises et ont tenté de maintenir cet usage après qu'il soit interdit par le gouvernement britannique, s'exposant ainsi à de sévères sanctions (saisies, amendes, voire détention). 2.2. Les conflits entre pêcheurs et autres usagers
Sur le littoral du Nord-Pas de Calais, les pêcheurs ont relativement peu souffert de la concurrence d'autres activités aux infrastructures lourdes. Les quelques heurts qui se produisent à propos du développement du port de Boulogne, de l'agencement des quais ou des projets mytilicoles sont sans commune mesure avec les conflits qui opposent les pêcheurs d'autres régions proches, telle la Basse-Normandie, à la politique de développement touristique des communes (multiplication des marinas au profit de la plaisance, réglementation croissante de l'usage des quais...) ou aux nombreux conchyliculteurs dont les installations occupent la partie la plus basse de l'estran où sont pêchées certaines espèces, comme le lançon. En revanche, l'exploitation du détroit, d'abord au profit du trafic Transmanche, puis à celui des télécommunications et des BTP, est plus dommageable pour les pêcheurs qui y exercent.
2.2.1. Marinsde pêche et de commerce dans le Détroit du Pas-de-Calais: les risques de la navigation Le développement des compagnies de transport maritime dans les années 1960 a attiré nombre de marins-pêcheurs, qui se sont convertis au commerce, et a intensifié, complexifié le trafic déjà important dans le détroit du Pas-de-Calais. Afin d'organiser celui-ci, un dispositif de séparation du trafic (DS1) a été institué, contraignant les pêcheurs à respecter les couloirs de navigation et à travailler dans un sens déterminé. Pour
suivre le poisson,
cependant,
certains d'entre eux n'hésitent pas à 116
transgresser les règles de circulation et le risque qu'ils courent alors s'ajoute à celui que génère le mauvais temps, voire une éventuelle erreur de navigation d'un commandant de la marine marchande ou d'un patron de chalutier. Les relations conflictuelles entre ces deux protagonistes sont donc indissociables des risques nés de leur coexistence, des responsabilités inhérentes à leurs fonctions et missions respectives. L'officier ignore « la loi du poisson )), et dénoncera le caractère frondeur des pêcheurs, tandis que ces derniers lui reprocheront de ne prêter aucune attention à leur travail et à leur vie : « En mer, c'est aux plus petits de s'écarter)). Les litiges sont tranchés par les autorités maritimes, chargées de la surveillance du Détroit (effectuée par Le Cross GrizNez), des autorités dont les normes et plus globalement la culture professionnelle, s'apparentent plus à celles de la marine marchande qu'à celles des pêcheurs. 2.2.2. Les nouveaux enjeux entre pêcheurs et non pêcheurs: la concurrence croissante des autres formes d'exploitation Les zones de câbles sous-marins, essentiellement de télécommunication - mais d'autres types de câblage se pratiquent pour le transport d'énergie - sont déjà anciennes. De nombreuses nouvelles liaisons internationales sont régulièrement créées26, sans que les Etats puissent s'y opposer, du fait « des règlesde l'OMC de non entraveaux échanges»(Dupilet, 2001). La pose de câbles interdit aux pêcheurs l'accès à la zone concernée et le risque d'accrochage est d'autant plus important que des câbles anciens et abandonnés ne sont pas cartographiés. Jusqu'à présent, les opérateurs ont évité les conflits en versant aux pêcheurs des indemnités conséquentes destinées à compenser le manque à gagner sur la zone de pose, pratique sans fondement légal que dénonce le rapport Dupilet (2001). Celui-ci préconise une intervention des Etats pour réglementer les pratiques et planifier les projets, point de vue également soutenu par le CRPMEM qui, percevant les dangers de l'indemnisation à titre individuel et non réglementé, entend participer de manière officielle à la gestion de ces projets. Face aux formes d'exploitation plus récentes que sont la pose d'éolienne et l'extraction de granulats, les pêcheurs ont opté plus rapidement pour la mobilisation collective. Forts de leurs connaissances du milieu exploité, ils ont lancé quelques alarmes sur les conséquences environnementales à prévenir, à l'image de leurs homologues de Haute et Basse-Normandie lors des travaux de dragage de l'extension du port du Havre (port 2000).
26 Les avancées technologiques, la multiplication des opérateurs et le fait que la pose en mer soit moins onéreuse et difficile que la pose à terre favorisent ces nombreuses créations (Dupilet, 2001 ).
117
L'implantation d'éoliennes en mer représente un autre enjeu relatif à l'occupation et à l'exploitation de l'espace maritime. Elle est encore expérimentale mais pourrait s'accroître si les essais répondent aux attentes écologiques et économiques relatives à la production d'une énergie renouvelable. Les conséquences sur le milieu naturel sont peu connues. Les pêcheurs dénoncent notamment l'effet de cette implantation en termes de vibrations et d'exposition des ressources aux ondes électromagnétiques. Aussi s'opposent-ils collectivement aux projets présentés par les promoteurs, comme ils s'opposent à ceux des grandes sociétés d'extraction. En 2001, 0,01 % de la superficie des fonds couverts par les eaux territoriales françaises est exploitée au bénéfice de l'extraction de granulats, pour alimenter la filière BTP (Dupilet, 2001). Toutefois, la ressource terrestre s'épuisant, cette eXploitation maritime pourrait rapidement s'amplifier. Les projets d'expansion des entreprises françaises et anglaises détentrices de concessions en Manche inquiètent fortement les pêcheurs qui perdront autant de zones de pêche que les concessions gagneront en surface. Ils dénoncent, en outre, les méfaits de cette exploitation, tels que la destruction des fonds et frayères, la turbidité accrue. Le CRPMEM tente de s'opposer au développement de cette eXploitation et de freiner les projets qui la servent, mais sa capacité d'action est limitée et l'intervention de l'Etat primordiale. La régulation - préconise le rapport Dupilet (2001) - (( nepeut sefaire qu'à l'échelonnational», et international pourrait-on ajouter du fait de la proximité des concessions anglaises. Elle implique - précise-t-il - le recours à de nouveaux instruments comme les schémas régionaux par grande façade maritime et un détour indispensable par la concertation des acteurs de la zone en amont des projets. Mais, pour indispensable qu'il soit, est-il suffisant étant donnée la nature des intérêts divergents? 3. FORMES D'APPROPRIATION CONFLITS
D'UN DOMAINE DE LEGITIMITE
INALIENABLE
ET
Ces deux recherches menées sur des populations, d'origines sociale et géographique différentes, mais qui vivent toutes deux de l'exploitation d'un milieu naturel, inaliénable, mettent en exergue trois enseignements essentiels quant aux conflits d'usage dont ils sont acteurs. La première est que ceux-ci ne peuvent être compris indépendamment du rapport au milieu exploité et plus largement à l'environnement que les usagers nouent à travers leurs pratiques quotidiennes. La deuxième est qu'un conflit d'usage est avant tout un conflit de légitimités: légitimité des usages en concurrence, mais aussi légitimité des connaissances qu'ils génèrent. La troisième, enfin, suggère que ces conflits d'usage procèdent de la remise en cause des modes traditionnels de gestion de l'accès aux lieux et à la ressource existant et que leur régulation
118
impose un compromis entre usagers, scientifiques et politiques sur ce qu'est une gestion rationnelle et équitable de cet accès. Les marins-pêcheurs comme les pêcheurs à pied ont, de par leurs pratiques, des interactions quotidiennes avec les milieux marins et littoraux. Ils se sont appropriés ces milieux, grâce à leur savoir-faire, aux connaissances fmes qu'ils ont des conditions naturelles de l'exploitation, empreinte d'aléas et facteurs de risques économiques et corporels. De cette eXploitation est née une conception de l'environnement marin et plus largement de la nature forte et imprévisible, et du droit d'usage que leur confèrent les connaissances acquises et l'antériorité de leurs pratiques. Jusqu'à ces dernières décennies, en effet, les pêcheurs ont été les principaux usagers de l'espace côtier et ont exercé un quasi-monopole sur l'accès à ses ressources. Celui-ci, même lorsqu'il était moins réglementé par l'Etat, n'était pas libre pour autant. Il faisait l'objet de normes et d'organisations collectives, familiales ou professionnelles, propres à réguler l'accès aux métiers de la pêche. Ce monopole et les formes d'autogestion des usages et des ressources mis en place par les professionnels ont été remis en cause par l'arrivée de « nouveaux pêcheurs », porteurs d'une socialisation différente, par le développement d'autres usages de l'estran et de la mer, ainsi que par la réglementation croissante des activités de pêche. Ces «nouveaux» usagers ont développé d'autres conceptions écologiques et économiques de l'environnement, d'autres normes que celles qui prévalaient à la gestion des usages et des conflits dans les communautés de pêcheurs. Aussi les conflits d'usage ne peuvent plus être réglés au sein de celles-ci, comme ils l'étaient autrefois; et les pêcheurs font de plus en plus appel aux législateurs, pourtant très contestés, en tant qu'instance de régulation supérieure. Ainsi les rapports de force se déplacent et le droit d'usage des pêcheurs devient socialement contestable: l'antériorité, qui constitue un principe de régulation des usages au sein des communautés de pêcheurs est peu reconnue en dehors d'elles. L'antériorité doit-elle prévaloir sur le développement du tourisme du littoral ou doit-elle être convertie en patrimoine afin de mieux le servir? Et que pèse l'antériorité de la pêche au regard des intérêts économiques que représentent l'extraction de granulats, la pose de câbles et le développement de l'aquaculture en Europe? Enfm, cette antériorité, qui légitime nombre de décisions prises au sein des organisations de pêcheurs, peut-elle être source de droit, une valeur en soi, dans une société globale que Giddens (1994) qualifie de réflexive parce qu'elle interroge d'un regard critique ses traditions et institutions et, consciente des risques qu'elle génère pour l'environnement, remet en cause ses modalités d'exploitation des richesses naturelles?
119
En France, c'est au cours des années 1970 que naît le sentiment de responsabilité des pouvoirs publics envers la préservation du littoral menacé par la surexploitation de ses ressources. Des modes de gestion de l'espace et de la ressource sont pensés afin de préserver l'environnement (création du conservatoire du littoral en 1975) et de permettre le maintien de l'activité de pêche et des autres usages du littoral, agricoles, touristiques... Les actions de préservation ne deviennent, pourtant, significatives que dans les années 1980, avec notamment la création de la Loi Littoral (1986). La décennie suivante, l'Europe instaure une politique de gestion intégrée des zones côtières, qui couvre des mesures de préservation de la ressource et de l'environnement, réglemente le développement de l'urbanisation sur le littoral. Elle a également, dix ans après la naissance de l'Europe Bleue, adopté un régime communautaire de conservation et de gestion de la ressource et institué la Politique Commune de la Pêche (PCP). La Commission Européenne a assis la légitimité de celle-ci sur la nécessité de préserver la ressource. Le dommage à prévenir est la disparition de plusieurs espèces marines et le dépeuplement des fonds. La surexploitation des ressources marines est devenue une préoccupation majeure des pouvoirs publics en matière de protection de l'environnement (Deldrève, 2003). Et techniques de pêche et raréfaction sont associées dans un rapport de cause à effet exclusif. Un tel rapport condamne les pratiques des pêcheurs en mer et à pied, perçus comme des «prédateurs irrationnels ». Aussi l'Etat et l'Europe, légitimés dans leur démarche par les évaluations scientifiques relatives à l'état des stocks, s'efforcent d'imposer un contrôle centralisé des activités en légiférant sur l'accès à la profession (via l'obligation de détenir un permis ou de suivre une formation diplômante), ou à la ressource (via les quotas, licences, nombre de jours de pêche...) et, enfm, de limiter autant que possible les prélèvements. S'en suit un conflit entre pêcheurs d'une part, scientifiques et politiques d'autre part, qui ne se réduit pas à une opposition entre la défense d'intérêts économiques privés et celle de l'environnement et du «bien commun ». Il repose, en fait, sur deux visions de l'environnement et des enjeux écologiques et économiques qui interrogent: quelle expertise de l'environnement est reconnue comme crédible (Deldrève, 2004) ? Ou encore quel mode d'exploitation est aujourd'hui défini comme légitime (pêche ou aquaculture, pêche ou tourisme...) ? Nous ne nous étendrons pas ici sur la nature de ce type de conflit, mais nous tenions à le souligner, car il nous enseigne sur la manière dont la société gère le développement d'autres usages que la pêche et régule les conflits de voisinage et d'usage entre pêcheurs et autres acteurs des espaces littoraux et marins. Les pêcheurs, quant à eux, confrontés à la limitation de leurs activités, à la perte du contrôle qu'ils exerçaient sur l'accès aux ressources et à la concurrence croissante que représente sur les lieux d'exploitation, voire sur le marché 120
(impact de la conchyliculture, de l'aquaculture ou du braconnage) un nombre croissant de nouveaux usagers, ont élaboré ou investi différentes stratégies: des stratégies individuelles de contournement de la règle imposée et vécue comme illégitime (fraude), ou d'évitement (changement de métier, votre reconverSlOn professionnelle), et enfm des stratégies collectives de résistance et de défense de leurs intérêts. Parmi celles-ci, on peut citer la mobilisation des marins-pêcheurs à l'échelle européenne, les efforts qu'ils déploient pour faire valoir leur expertise, la volonté des pêcheurs à pied de faire reconnaître leur profession nouvellement instituée malgré l'ancienneté de leurs pratiques, enfm leurs démarches pour mettre en place des modes de gestion de l'accès à la ressource et des conflits qui empruntent à la réglementation (recours à l'évaluation scientifique pour conforter leur expertise, attribution de licences, nomination de gardes-jurés.. .). Ces exemples témoignent d'une évolution du rapport des pêcheurs à l'environnement, envers lequel ils afftrment leur responsabilité, et d'une appropriation des outils habituellement utilisés par les autorités, des outils qui peuvent contribuer à légitimer leurs démarches. La légitimité sera toutefois difficile à conquérir, eu égard à l'image de prédateurs qu'ils véhiculent et à la forte conscience des risques écologiques qui émanent des discours politiques et scientifiques visant à restreindre l'effort de pêche. Elle le sera également au regard du développement d'exploitations porteuses de gros enjeux économiques (extraction de granulats, aquaculture européenne.. .), d'importants lobbies face auxquels celui que les pêcheurs tentent de constituer semble faible. Aussi, revêtent-ils le statut de « lanceur d'alarme» (forny et Chateauraynaud, 1999) afm de prévenir des risques écologiques que fait courir un tel développement. Leur crédibilité ne va certes pas de soi (Deldrève, 2004), toutefois leur mobilisation collective et l'échec des mesures de préservation entreprises jusqu'alors conduisent les autorités et en particulier l'Europe à promouvoir la concertation comme mode de gestion des usages et des conflits. Ainsi, en 1996, la Commission Européenne lance-t-elle un programme de démonstration sur l'aménagement intégré des zones côtières (AIZe), qui associe autour de projets locaux des scientifiques, représentants de l'administration, les milieux professionnels et associatifs27. Plus récemment,
27 Ce programme
tente
de faire face à « la dégradation
permanente et la gestion inadéquate de nombreuses
zones côtières européennes», dégradation favorisée par une information incomplète des activités anthropiques sur le littoral et par une trop faible concertation impliqués (administrations, professionnels, usagers).
121
quant à l'impact entre les acteurs
suite à la réforme de la PCP en 2002, la Commission semble vouloir instaurer les outils d'une démocratie cognitive (Theys, 1996) en provoquant conférences et forums d'expression, ou encore en instaurant des commissions régionales réunissant scientifiques, professionnels et défenseurs de l'environnement... Ces démarches, si elles aboutissent, pourraient effectivement constituer les prémisses d'un nouveau mode de gestion des espaces et des ressources du littoral et de la mer. Pour l'heure, elles représentent prioritairement un instrument de paix sociale, une tentative de réguler les conflits entre acteurs, porteurs d'intérêts antagonistes et de conceptions de l'environnement divergentes. REFERENCES Torre A. et Caron A. (2005), « Réflexions sur les dimensions négatives de la proximité: le cas des conflits d'usage et de voisinage », Economie et Institutions, Nos 6 & 7, pp. 183220. Chateauraynaud F. et Torny D. (1999), Les sombresprécurseurs.Une sociologiepragmatique de l'alerteet du risque,EHESS. Crépel M. (2004), Pêcheurs à pied du littoral Nord-Pas-de-Calais-Picardie,' reconnaissance professionnelleet modes de gestions des ressourcesnaturelles, mémoire de DESS, PRPH / IFRESI-CNRS. Deldrève V. (2003), « Politique européenne et pratiques locales de gestion des ressources halieutiques - La réforme de la politique commune de la pêche et les marinspêcheurs du Nord-Pas de Calais », in Rautenberg M., Dynamiques localeset mondialisation, CahiersLillois d'Economie et de Sociologie,pp.75-90 Deldrève V. (2004), « La reconnaissance des savoirs professionnels. Un enjeu pour le devenir des métiers de la pêche en mer », Savoirs, Travail et Organisation,4e conférence Intermédiaire, Association Internationale de Sociologie, Université de Versailles (en ligne: http://www.printemps.uvsq.[r/Com_deld.htm). Dupilet D. (2002), Le règlementdes conflitsd'usagedans la zone côtièreentrepêcheprofessionnelleet autresactivités,rapport à Monsieur le Premier ministre. Giddens A. (1987, rééd 1984), La constitution de la société, Presses Universitaires France.
de
Theys J. (1996), L'expert contre le citqyen? Le cas de l'environnement,Notes du Centre de prospective et de veille scientifique.
122
zème partie
Conflits
et action
collective
CHAPITRE
6
CONFLITS D'USAGE AUTOUR DE LA QUESTION DE L'EAU EVOLUTION DES LOGIQUES D'ACTEURS. LE CAS DE L'ASSOCIATION EAU ET RIVIERES DE BRETAGNE
Anne-Paule
ET
METTOUX-PETCHIMOUTOU
En Bretagne, l'alimentation en eau potable est issue majoritairement des eaux de surface, ce qui peut entraîner des problèmes de quantité mais également de qualité. Tous les acteurs de la vie sociale sont donc concernés. Le développement à partir des années cinquante d'une agriculture productiviste, l'augmentation du nombre d'habitants en période de vacances Qa Bretagne est une région hautement touristique), la multiplication des industries agroalimentaires sont autant de facteurs qui ont provoqué une pollution des eaux superficielles. Parallèlement, les associations de protection de l'environnement se structuraient en réseau autour de thèmes forts tels que l'opposition au nucléaire, les conséquences de la seconde révolution agricole (destruction du bocage, disparition des petits paysans...) le régionalisme et les valeurs empruntées au catholicisme (Barthélémy, Weber, 1993). Parmi ces associations, se trouve Eau et Rivières de Bretagne. A travers son évolution, se lit le changement social de cette région (Mettoux, 2002). Comme son nom l'indique, son objet est la défense de l'eau et des rivières. Ses actions, par les réactions qu'elles suscitent, mettent à jour les enjeux contradictoires liés aux pratiques et aux logiques des acteurs. Cet article se propose de comprendre comment, à travers les conflits d'usage de l'eau, les acteurs se positionnent et modifient leurs logiques et leurs stratégies. Deux exemples ont été choisis à partir de l'expérience et de l'évolution d'un acteur particulier, l'association Eau et Rivières de Bretagne. Les situations
exposées ici sont réductrices dans la mesure où seuls les acteurs principaux, en opposition forte avec l'association, sont pris en compte. Le premier cas étudie l'évolution des chantiers de nettoyage de rivière ou de quelle manière une action au départ centrée sur l'entretien des rivières et la gestion piscicole monte en généralité pour aboutir à une remise en question des politiques publiques et où une logique environnementaliste s'affronte avec une logique technicienne. Ce cas se situe à la fm des années soixante dans un contexte économique de modernisation de l'agriculture, de développement d'un «modèle agricole breton >~8:«Ce modèle de développementintensif, né de la volonté collectivede maintenir le maximum d'emplois dans les campagnes,utilise au mieux les conditionsp!?Jsiqueset surtout s'appuie sur un réseaucomplexed'o'l,anisationsémnomiques professionnellesvariéeset cfynamiques»(Canevet, 1992, p.1S). Le second cas révèle les tensions existantes au niveau local à travers la mise en place d'actions contentieuses, dévoilant ainsi les logiques des différents acteurs notamment les acteurs administratifs et économiques. Il se place dans un contexte de remise en question du «modèle agricole breton », fragilisé par la multiplication des crises agricoles (peste du porc, grippe aviaire, pollutions des eaux...) et par une prise de conscience de ses limites et de ses conséquences écologiques. L'importance du facteur temporel est prise en compte puisqu'il s'agit de montrer l'évolution des logiques d'action. Ainsi, cet article s'inscrit dans une analyse sociologique de compréhension du changement social. La démarche est de style monographique afm d'analyser les protagonistes et leurs rapports dans des dimensions temporelle, culturelle, sociale et géographique. Le terrain choisi est la Bretagne puisque les conflits d'usage de l'eau sont au centre des politiques publiques régionales qu'elles soient touristique, agricole ou environnementale. Par ailleurs, la mobilisation associative est forte.
28 Ce modèle se caractérise par une intensification sol, une restructuration des parcelles, entrainant agro-alimentaire
de la production une modification
performant.
126
agricole, en particulier le horsdes paysages et un système
Bref historique: l'association Eau et Rivières de Bretagne (1969-2007)
L'association Eau et Rivières de Bretagne est issue de l'AP.P.S.B., Association pour la Promotion et la Production des Saumons en Bretagne et Basse-Normandie, créée en novembre 1969. Ses premiers membres sont des pêcheurs amateurs qui, constatant une baisse des captures de saumon, décident d'agir. Jusqu'au milieu des années 70, l'AP.P.S.B. se considère comme une association de pêcheur, s'intéressant à des sujets tels que l'alevinage, le tourisme halieutique, le droit des pêcheurs... Or, en s'attachant à la protection des salmonidés, elle s'inquiète également du milieu dans lequel ils évoluent. Lutter pour la survie des salmonidés équivaut à lutter pour la qualité de l'eau et au-delà pour la survie de l'Homme: ((quand lepoissonmeurt, l'hommeest menacp9». Autrement dit, si les saumons se raréfient, la qualité de l'eau est dégradée. Or, comme les humains et les animaux s'alimentent à cette eau, un risque pour la santé existe. En 1974, l'AP.P.S.B. est reconnue d'utilité publique. l'Association pour la Protection des Salmonidés en Bretagne fibre environnementale. Avec la sécheresse de 1976, elle présentée en tant qu'association de pêcheurs. La pêche est générale de gestion des eaux. Le saumon devient le symbole
Elle change de nom pour devenir et Basse-Normandie et développe sa prend conscience de la limite à être alors englobée dans une optique plus de l'eau pure.
Après l'obtention, en 1978, de son agrément en tant qu'association de protection de la nature, elle devient Eau et Rivières de Bretagne (1983). Au milieu des années 80, avec la montée des pollutions diffuses (nitrates, pesticides...) elle s'afftrme comme un expert de l'environnement sur la scène régionale, notamment à travers ses actions en faveur de l'éducation de l'environnement avec la création d'un Centre d'Initiation à la rivière et le développement des actions contentieuses. En 1992, Eau et Rivières de Bretagne reçoit son agrément en tant qu'association de défense consommateurs ce qui lui permet de multiplier ses actions contentieuses dans les années
des 90.
L'importance notable qu'elle acquiert alors lui confère une place particulière auprès des instances nationales, régionales, départementales et locales. La concertation devient un objectif central. De la lutte contre la raréfaction du saumon à celle de l'eau, son combat est avant tout celui de sa légitimité et de sa pérennité (Mettoux, 2004). Au cours de la période récente (2000-2007), forte de son implication régionale, l'association développe ses partenariats en particulier avec les associations et les organismes syndicaux. Elle multiplie les études scientifiques (exemple: inventaire de zones humides) et continue son avancée dans le domaine éducatif notamment à travers les actions menées au centre d'initiation à la rivière et avec l'ouverture d'un aquarium d'eau douce. Sa notoriété Jui permet de garder une relative indépendance. Ainsi, elle refuse de participer à des instances de concertation lorsqu'elle estime que les conditions de dialogue ne sont pas réunies.
29 Première
devise de l'A.P.P.S.B.
127
1. LES CHANTIERS DE NETTOYAGE DE RIVIERE, REVELATEURS CONCEPTIONS DIFFERENTES DE LA RIVIERE
Au cours originales Bretagne. commence
DES
des années soixante-dix, l'association développe une série d'actions qui marquent son histoire mais également la gestion de l'eau en Il s'agit des chantiers de nettoyage de rivière, dont le premier sur le Scarff (Morbihan) en 1972.
1.1. Des pêcheurs à l'origine des chantiers de nettoyage de rivière
Les objectifs d'un chantier de nettoyage sont de réhabiliter les cours d'eau afin de permettre à la population salmonicole de se reproduire dans de bonnes conditions et de remonter les courants, de promouvoir l'aménagement des rivières par des méthodes dites douces, c'est-à-dire respectant les contraintes écologiques, et de susciter une prise de conscience des citoyens par leur participation. En organisant des chantiers, l'association prouve sa compétence et l'utilité de son existence. Elle devient ainsi un chaînon essentiel de la nébuleuse associative bretonne. Ces chantiers regroupent au départ quelques amis, membres de l'association, qui décident de remédier à l'abandon des rivières en nettoyant leur lit. Progressivement, le nombre de participants augmente et une méthode se met en place, basée sur le respect de la flore et de la faune. Par exemple, le mode de coupe dépend de l'essence des arbres. Certains endroits ne sont pas dessouchés pour lutter contre l'érosion. Les pêcheurs sont fortement incités à participer afin de dégager les frayères sans les abimer. La connaissance acquise au fur et à mesure du développement des chantiers permet d'imposer une façon de travailler. Le nettoyage est la première étape. La seconde consiste dans l'entretien du cours d'eau. En mettant en place cette action, l'association défend une conception de la rivière fondée sur le rapport entre l'homme et sa rivière, qui découle de son passé de pêcheur. Le pêcheur a un rôle particulier car il est le premier à constater les pollutions et à s'apercevoir de la mort d'une rivière: «L'évolution, la transformation et la dégradationdu milieu n'échappentpas à l'attention du pêcheur qui connaît admirablement sa rivière. Il est sans conteste le véritable détecteur de la pollution. La présence d'une saine et abondante population de salmonidés, poissons de très grande exigence,
est d'ailleurs le garant de la qualité de l'eau. »30 La rivière est symboliquement représentée comme un lieu de paix, de sérénité où « l'harmonie,le calmeet le repos» existent. Elle est également en mouvement, c'est-à-dire qu'elle appartient au cycle de la vie. 30 Ouest-France,
26/04/77
128
Ainsi, l'image de la rivière renvoie à une charge émotive forte reposant sur son esthétisme. La rivière, l'eau, la vie. Les chantiers sont destinés à «sauver les rivières », à transmettre ces valeurs, notamment le respect et l'amour de la rivière (Barthélémy, Weber, 1986). Mais au-delà de cette grande ligne directrice, l'association milite pour la prise en charge par le citoyen de sa rivière, résumée dans la devise des chantiers «J'entends, j'oublie,. Je vois, je retiens,. Je fais, je comprends.» (proverbe chinois) Plus les chantiers se développent, notamment à travers des opérations ponctuelles telles que les chantiers de jeunes ou les opérations rivière propre31, plus le rôle de l'association se modifie. De force de proposition, voire d'incitatrice, elle s'occupe de la formation, en initiant par exemple des classes de rivière. En effet, transmettre sur les chantiers les connaissances qu'elle a acquises par l'expérience pour former les équipes est un premier pas vers un mouvement plus vaste, qui la conduira vers l'éducation à l'environnement. Par ailleurs, en imposant les chantiers comme action indispensable pour redonner vie aux rivières, elle met l'accent sur une carence des pouvoirs publics, celle de leur entretien. Avec les associations de pêcheurs, puis des associations culturelles, des municipalités, elle participe à la prise de conscience du vide existant. Plus les chantiers se multiplient, plus la mobilisation est importante32. 1.2. Méthodes douces ou engins?
Au milieu des années soixante-dix, les pouvoirs étatiques mettent en place un nettoyage par engins. Deux logiques s'affrontent. D'un côté se trouve l'association, qui défend une vision esthétique, culturelle et environnementale de la rivière, issue d'une pratique sportive et sociale. Les chantiers restaurent également une forme de sociabilité liée à une pratique culturelle ancienne: les fest noz. Ils sont l'occasion de valoriser le patrimoine breton, donc d'affirmer une identité régionale. Ils s'inscrivent dans un mouvement plus vaste qui mêle revendications écologiques et revendications identitaires. Ils reposent sur une notion fondamentale: la solidarité. «Solidarité entre les générations tar les t'omportementsd'alfjourd'hui déterminent les aotivités et le patrimoine de demain,. solidarité entre les tatégories sOé"toprofessionnelles tar l'avenir économique des uns dépend des attitudes des autres,. solidarité entre les ruraux et les citadins
31 Les chantiers de jeunes sont notamment proposés en collaboration avec l'association « Etudes et chantiers» . Les opérations rivière propre consistent à réaliser un chantier sur un ou plusieurs jours sur des tronçons bien précis des rivières. 32 Jusqu'à
500 personnes
sur le chantier
de l'Ellé (Finistère)
129
en 1979.
car les efforts de protection des uns doivent être enmuragés et également soutenus par autres »33.
les
De l'autre côté, l'administration territoriale par les services de l'équipement et de l'agriculture s'appuie sur des arguments d'efficacité, où la rivière n'est qu'un écoulement des eaux. Le non-entretien du lit et des rives compromet cette fonction. L'objectif est d'approvisionner les industries, les agriculteurs et les ménages. Au problème de l'entretien correspond une solution technique: les engins (bulldozers, tracto-pelles...) qui nettoient en profondeur et laissent les cours d'eau sans obstacle pour son écoulement. Cette logique administrative se situe dans un schéma technico-bureaucratique, où les travaux publics de restauration sont considérés comme relevant d'un intérêt général tandis que les chantiers découleraient d'un intérêt particulier, celui des pêcheurs. Les services concernés recherchent une solution en fonction de la réglementation dans leur domaine de compétence, en donnant une impression d'une maîtrise de la situation dans une gestion plutôt sectorielle. Les usages autres que l'écoulement des eaux ne sont pas pris en compte. L'administration se fonde sur une logique de gestion qui date du 19èmesiècle, au moment de l'intervention de l'administration centrale mettant en place une réglementation unique pour régler les conflits locaux. Comme l'Etat n'a pas modifié sa réglementation depuis le 19ème siècle, l'association se positionne comme un contre-pouvoir dénonçant cet état de fait. Elle propose une solution écologique et réclame une législation appropriée. Par ailleurs, elle développe sa participation dans les instances publiques (Plus la mobilisation autour des chantiers s'accroît, plus sa notoriété augmente et plus sa participation devient légitime) et s'intéresse au débat législatif, notamment en suggérant aux députés des articles de lois. Cette tendance se confirme au cours de la dernière décennie, d'autant plus que l'association fédère de nombreuses associations locales et départementales, ce qui lui confère un poids plus ample. Le mode de gestion par les pouvoirs publics ne prend en compte qu'une dimension technique liée à l'économie d'une région et à la quantité de la ressource, tandis que l'association revendique une gestion liée à un patrimoine et à la qualité. Sa vision est globale et non sectorielle. Au fur et à mesure que les pouvoirs publics mettent en place des actions qui intègrent les revendications associatives, Eau et Rivières s'adapte en élargissant sa problématique et en s'attaquant à d'autres sujets. De sa réactivité dépend en partie sa notoriété.
33 Revue
Eau et Rivières de Bretagne, n087, p.16.
130
1.3. D'une pratique de la pÜhe à l'édumtion à l'environnement
Cette expérience de terrain conduit l'association à s'interroger sur sa propre pratique de la pêche et sur la responsabilité de chacun dans la gestion de l'eau. Plus l'éducation à l'environnement s'accroit autour des chantiers, plus le discours se modifie et se globalise. Chacun est responsable de la dégradation de la ressource et peut donc y remédier par son action. Le manque d'entretien des rivières est notamment mis en relation avec la fm des petites eXploitations familiales, l'abandon des moulins et le développement du tourisme avec les maisons secondaires et les propriétaires sans connaissance des devoirs qui leur incombent au niveau des cours d'eau. La préparation des chantiers (réunions d'information, affichage...) devient essentielle pour sensibiliser la population locale à ces problèmes. Dans un premier temps, Eau et Rivières s'appuie sur le réseau des associations de pêcheurs pour diffuser son message. Cependant, rapidement, elle s'éloigne du monde officiel de la pêche et se rapproche du mouvement écologiste. Cette tendance se confu:me dans l'obtention de son agrément en tant qu'association de protection de la nature. Cet éloignement est en partie dû à une pratique et une représentation divergentes de la pêche. En effet, les fondateurs d'Eau et Rivières sont des pêcheurs de saumon pratiquant le« no kill», où le plaisir réside dans la beauté du geste et non dans la capture. Elle s'oppose à une pratique où le nombre de captures est l'objectif principal. Dans les années quatre-vingts, le conflit entre ces deux visions, représentées d'une part par Eau et Rivières et d'autre part par les instances officielles de la pêche, éclate. La légitimité associative pour la gestion des cours d'eau est au centre. Le texte du législateur règle le différend en répartissant les rôles. Les associations de pêcheurs ont en charge la gestion piscicole mais la gestion de l'eau concerne les citoyens et en particulier les associations de protection de la nature. Les relations entre pêcheurs et environnementalistes demeurent cependant ambiguës, entre alliance et rivalité. Tout en demeurant proche des pêcheurs, Eau et Rivières se tourne vers une pratique éducative de la pêche, notamment en créant des écoles de pêche où ses militants enseignent l'art de la pêche et sensibilisent les futurs pêcheurs aux problèmes de gestions piscicole et d'eau. Cette dimension éducative se retrouve dans la mise en place des actions destinées aux enfants. Elles intègrent son combat pour la sauvegarde du saumon et la reconquête de l'eau pure, «pour permettre à nos enfants de découvrirles truites et les saumons ailleursque dans les livresou les musées.» Il s'agit de lutter pour conserver les rivières telles que la génération présente les connaît. Les adultes,
131
citoyens responsables, transmettent un héritage, celui des cours d'eau. Avec le développement de l'enseignement au cours des chantiers de nettoyage de rivières et la multiplication des interventions dans le milieu scolaire, la génération future prend une autre dimension. D'elle dépend l'avenir. «A quoi bon en effet vouloir préserver l'eau et les rivières des atteintes portées à leur équilibre, à quoi bon ot;ganiserdes opérations de nettqyage si par ailleurs une mmpagne active n'est pas menée auprès desjeunes, appelés à poursuivre dans lefutur l'effort dijà accompli. 3~>Former cette future génération pour qu'elle soit responsable et citoyenne devient une priorité.
L'action éducative se décline en plusieurs volets pour toucher les différentes générations: enfants (classes d'eau, de rivière, intervention en milieu scolaire.. .), adolescents (chantiers de jeunes, intervention dans les collèges, lycées.. .) et adultes (chan tiers, formation...) L'objectif prennent participent long terme
est de réussir à former des éco-citoyens, c'est-à-dire des adultes qui en considération leur environnement dans leur quotidien et qui à sa protection. «Agir pour la générationfuture implique de travaillersur le et de se pro/eter dans l'avenir. Pour y parvenir, l'asso.iation a auparavant
développé des adivités concrètesbasées sur la réhabilitation des rivières. Ce sont lesjeunes qui
plus sûrement que les bulldozers ou les tradopelles qui entraîneront les ,'hangementsde mentalité qui s'imposentpour sauver l'eau, les rivièreset lespoissons »35.Sensibiliser la jeune génération aux problèmes environnementaux est une étape vers la durabilité dans le sens de la reproduction de bonnes pratiques et dans l'instauration d'une nouvelle mentalité. Dans cette optique, la lutte pour la qualité de l'eau se prolonge vers l'usager. La distance entre consommateur et ressource doit être comblée. Les chantiers ont cette vocation puisque les participants sont en contact direct avec leur ressource et avec les conséquences de leur indifférence. Ils réconcilient l'homme et son milieu. Etre «citoyen responsable », c'est prendre en main l'aménagement et l'entretien de son cadre de vie, participer à la vie de la cité, respecter les rivières, promouvoir un développement économique harmonieux. A partir du moment où les chantiers deviennent populaires, que l'action de l'association est reconnue, les collectivités territoriales par leur participation et par l'organisation de leurs propres chantiers puis l'Etat se penche sur le problème et le prend progressivement en charge. Les collectivités territoriales,
34 revue
Eau et Rivières de Bretagne, n060, p.16.
35 revue
Eau
et Rivières
de Bretagne,
n019.
132
en particulier les communes, pérennisent les chantiers en s'occupant de l'entretien (création des cantonniers de la rivière, emplois verts, TU06, CES37, contrats jeunes). L'Etat, avec la loi pêche (1984), la loi sur l'eau (1992) et la loi cadre (2005), réglemente les cours d'eau et défInit les responsabilités de chacun, notamment en précisant le rôle des associations de pêche (gestion piscicole) et de protection de l'environnement (gestion de l'eau). L'évolution associative est évidemment à mettre en parallèle avec celle des mesures environnementales et la prise de conscience des problèmes posés par la pollution de l'eau tant au niveau régional que national. Les contrats de rivière ou la multiplication des instances de concertation sont des réponses des pouvoirs publics. Lors des premiers chantiers de nettoyage de rivière, l'usage économique de la rivière prédominait et les solutions proposées étaient technocratiques. L'histoire des chantiers de nettoyage de rivière est révélatrice de l'évolution d'Eau et Rivières de Bretagne et de la montée en généralité de son objet. En effet, d'un intérêt ponctuel local, le saumon, elle devient pluridimensionnelle, en élargissant son objet à la ressource-eau et en remettant en cause les politiques publiques comme celle de l'aménagement des cours d'eau (Lascoumes, 1994). Elle traite tous les aspects qui concernent l'eau, du saumon et de sa gestion à la différence Nord-Sud qui compromet l'égalité face à une ressource non renouvelable. Elle s'oppose à une logique technicienne pour prôner une logique pluridimensionnelle prenant en compte tous les éléments du développement durable. D'une pratique récréative, centrée sur la pêche au saumon, elle développe une pratique éducative, basée sur son expérience des chantiers et sur la prise de conscience de la globalité des enjeux. C'est également à travers les actions contentieuses que les conflits liés à l'usage de l'eau se dévoilent. 2. LES ACTIONS CONTENTIEUSES: ENTRE LOGIQUE ENVIRONNEMENTALE ET NECESSITE ECONOMIQUE
L'action contentieuse de l'association Eau et Rivières de Bretagne commence à la fm des années 70-début 80, à la suite de pollutions ponctuelles d'origine industrielle, visibles et facilement repérables. Papeteries, abattoirs, industries agroalimentaires, piscicultures sont visées. Certaines actions sont particulièrement exemplaires.
36
TUC
37 CES:
: Travaux Contrat
d'Utilité Emploi
Collective. Solidarité.
133
2.1. Economie contre écologie?
Jusqu'au milieu des années 70 et bien au-delà, les industries agroalimentaires sont à leur apogée. Elles dominent l'économie bretonne et représentent 30% des emplois industriels de la région. Les principaux dirigeants sont des personnalités importantes de la vie locale et régionale. S'attaquer à une de ces industries revient à remettre en cause un système de production intensif. Ses failles apparaissent avec les premières pollutions et surtout avec deux événements qui marquent la Bretagne, la sécheresse de 1976 et l'échouage du pétrolier Amoco Cadiz en 1978 avec sa marée noire. Ce sont des éléments essentiels dans la sensibilisation de la population aux problèmes écologiques. Ils mettent l'accent sur la fragilité de l'écosystème et sur la rareté de la ressource. Une des premières affaires exemplaires traitée par Eau et Rivières se situe au milieu des années 70, à Guerlesquin, où un abattoir de volailles est installé sur le Guic. Différentes infractions sont constatées dont une augmentation de la production sans autorisation38 et une pollution à l'ammoniaque qui privent les habitants de Plouaret d'eau potable. Plusieurs associations de protection de l'environnement, dont l'A.P.P.S.B., portent plainte. Durant toute la période de l'instruction et des enquêtes publiques, l'affrontement est symbolisé par la confrontation entre deux personnalités, ténors de la vie publique. Le premier est l'industriel en question et le second, le président de l'A.P.P.S.B. Pour l'industriel, la pollution est la contrepartie de l'emploi et donc inévitable. Il faut choisir entre la survie économique et la survie de la rivière. Réduire la pollution équivaut à réduire l'emploi. Ce discours, alimenté par la crise économique de l'époque, est relayé par une partie des habitants de la rivière qui travaillent pour cette entreprise. L'industriel joue avec la peur du chômage et exerce un chantage à l'emploi. Face à lui se trouve un militant associatif, qui propose une autre conception du développement basée sur le respect de l'eau, le tourisme vert et le long terme. Le coût de la dépollution est supérieur au coût de l'investissement et de la production. La pollution met effectivement en danger l'avenir économique de la région. Ces deux discours s'appuient sur un langage économique, en insistant sur deux conceptions de la rivière. Pour l'industriel, la rivière n'a pas de fonction sociale. Elle est juste un outil, une ressource dont on doit optimiser l'utilisation. La pollution est une conséquence de la production intensive. Elle est traitée en aval (usine de dénitratation, station d'épuration, compostage des fientes de volailles ou des lisiers de porcs...). La dépollution est incluse dans les coûts sous cette 38 Loi sur les installations
classées.
134
forme mais elle ne doit pas perturber la production, sinon elle risque de remettre en cause des emplois. Forts de leur pouvoir économique, les industriels menacent de fermer leurs usines pour assurer le coût de la dépollution. La pollution économique, une fonction être optimisée
est alors envisagée comme un prolongement de l'activité tandis que pour les environnementalistes, la rivière a avant tout sociale. Néanmoins, en termes économiques, son utilisation peut mais en intégrant les pratiques environnementales.
Pour l'association, il s'agit de développer un langage identique à celui des industriels, qui est également repris par l'administration, pour proposer un développement économique viable. En traitant d'égal à égal et donc en utilisant un langage similaire à ses adversaires, l'association a plus de chance de se faire entendre. Ainsi, le discours associatif s'axe sur l'économie et l'écologie. « Economie et écologiesont deux mots qui ont la même origine: une économiesaine repose néœssairement sur une gestion écologique des ressourœs naturelles })39. Les environnementalistes souhaitent appliquer le principe pollueur-payeur et militent pour un traitement de la pollution à la source. Le développement économique proposé repose sur le tourisme halieutique, sur le respect des cours d'eau, sur la mise en place d'une agriculture alternative... « Réconàlier économieet écologie(...)Le com'eptmême de (( développementdurable (développementqui répond aux besoins du présent sans compromettreœux des générationsfutures) répond à cette double exigenœ d'un véritableprogrès: il doit garantir la permanenœ des mtivités Üonomiques,le maintien des équilibresét'ologiques,l'aménagementéquilibrédu territoire,la cohésionsoàale, la diversité mlturelle })40.
En 1983, le Tribunal administratif de Rennes déclare l'Etat responsable des conséquences de la pollution du Guic, car le préfet n'a pas usé de ses pouvoirs. L'industriel est, quant à lui, condamné à verser une forte amende pour la pollution d'ammoniaque. Suite à ce jugement, l'industriel investit dans la construction d'une station d'épuration. Cette affaire est un exemple, dans le sens où, pour la première fois, un industriel important est condamné et avec lui l'administration. Les carences de l'Etat et les abus des industriels sont mis en évidence. Les associations ont à la fois dénoncé une pratique condamnable, la pollution ponctuelle du Guic, et une politique plus générale qui consiste à fermer les yeux sur les extensions illégales. L'association s'érige en contrôleur de la légalité des actes administratifs.
39 Ouest 40Revue
France, Eau
14-15/02/82.
et Rivières
de Bretagne,
n027,
p.75.
135
2.2. Agriculture
et contentieux associatif:
deux modèles de sotiété ?
Dans le prolongement de cette action, se trouvent les recours engagés contre les agriculteurs en situation irrégulière. Ces procédures concernent essentiellement des extensions illégales d'élevages. Au delà du simple constat, deux objectifs se dessinent: mettre en évidence les carences de l'administration et provoquer des réactions en chaîne. L'association contrôle la légalité des actes administratifs et dénonce le laxisme ou le manque de moyens de l'administration; faire un exemple. L'association cherche, à travers une affaire, à dénoncer un mode de production et à mettre en avant les dérives d'une situation donnée. A travers le contentieux, en particulier sur le thème de la reconquête de la qualité de l'eau, émergent deux modèles de la société fondés sur des pratiques et des représentations sociales de l'eau. D'un côté se trouvent les industriels et les agriculteurs, qui considèrent l'eau comme un outil qu'il faut optimiser mais qui a avant tout une fonction utilitaire dans leur production. La pollution est envisagée comme une conséquence inévitable qui peut être contournée par un traitement. Par exemple, pour pallier au manque d'eau et à la sécheresse, la construction de barrages est proposée. De même, le problème de la potabilité de l'eau et donc son traitement, se résolvent par la construction d'une usine de dénitrification ou de « déphosphatation ». Si les terrains agricoles sont saturés de lisier, et que l'épandage s'avère impossible, la solution se trouve dans le traitement des déjections à la sortie de la porcherie ou par la location de terrain à l'extérieur de la région. La production intensive n'est pas remise en cause. Chaque nouvelle contrainte s'inscrit dans les coûts. Seuls l'économie et le court terme sont considérés. A l'inverse, se situent les associations de protection de l'environnement. Elles dénoncent le modèle intensif et prônent une réduction de la pollution à la source. Ainsi, elles prennent en compte le bassin versant dans sa globalité. Elles s'appuient sur des arguments économiques, sociaux, culturels et esthétiques, voir éthiques. Elles envisagent des solutions sur le long terme. Deux modèles antagonistes s'expriment. Au choix du court terme sont opposées les générations futures. Face à la surproduction et à la concentration des eXploitations est proposée une agriculture durable. Contre l'uniformisation des productions, la biodiversité est prônée. Ces deux modèles s'opposent évidemment sur les politiques publiques à mettre en place. Les 136
associations de l'environnement revendiquent « l'écocivisme» et une vlslon altermondialiste tandis que les industriels et les agriculteurs défendent une politique libéraliste. Pourtant, les rapports conflictuels entretenus entre les tenants de l'agriculture intensive et les associations de protection de l'environnement ont beaucoup évolué depuis une dizaine d'années même si certains affrontements demeurent virulents. La situation de l'agriculture a changé et les crises à répétition ont entraîné une modification de la représentation dominante de l'économie intensive. De plus, les associations ont modulé leur discours, notamment en reconnaissant les difficultés rencontrées par les agriculteurs pour changer leurs pratiques culturales. Par ailleurs, les associations de l'environnement sont au cœur de la formulation collective d'un modèle alternatif de développement agricole. Celui-ci est fondé essentiellement sur des pratiques extensives, souvent à partir d'une revalorisation de l'alimentation des élevages par l'herbe contre l'ensilage de maïs. Selon ce modèle alternatif, les vertus de l'herbe sont non seulement techniques (complémentarité élevage-herbe, maintien d'un paysage bocager) et écologiques (biodiversité), mais aussi économiques (amélioration du revenu de l'éleveur, moindre dépendance à l'égard des fournisseurs d'aliments et de l'endettement) et sociales (autonomie de l'éleveur, formation en groupe, revalorisation scientifique de pratiques ancestrales,.. .), voire hygiéniques (refus d'une alimentation à risque). Le modèle agricole alternatif, souvent fondé sur une approche biologique de l'agriculture, constitue une source de fondation sociale, autour de principes de cohérence entre le technique, l'économique et le social. Le réseau associatif permet une correspondance étroite entre préoccupations agricoles et consommateurs d'eau et permet la promotion d'une idéologie politique globale. Dans les années 90, les débats sur l'eau se multiplient. Le lobby agricole se fissure et plusieurs tendances apparaissent. Certaines filières telles que la filière porcine continuent de promouvoir un développement agricole intensif, tandis que l'agriculture raisonnée entre dans le langage des grandes organisations syndicales. Les discours se tempèrent. Cependant, le décalage reste évident entre un discours qui se veut ouvert et une réalité où la maîtrise des pollutions est loin d'être acquise. La recherche d'un consensus autour de la question de l'agriculture est récente. Les deux forces en opposition ont évolué. Dans les instances consultatives, à l'exclusion des associations, a succédé un processus de marginalisation. Puis, peu à peu, une tendance à l'instrumentalisation se produit. Les associations prennent le relais de l'Etat en devenant un partenaire des agriculteurs. Elles proposent en accord avec des organisations syndicales agricoles 137
proches de leurs idées (Confédération Paysanne, CEDAP A), des formations pour les agriculteurs et des propositions alternatives. Ainsi, Eau et Rivières s'est rapprochée des filières de l'agriculture biologique et de la Confédération paysanne. Les valeurs communes sont un héritage de la vision tiers-mondiste des années 80 et s'inscrivent dans une vision planétaire. CONCLUSION
Proche de l'étude monographique, la démarche se fonde sur l'observation directe. Ces deux séries d'exemples soulignent d'une part comment l'environnement a été pris en compte au niveau régional tant par les politiques que par les acteurs du monde économique et social et d'autre part, comment le mouvement associatif (marginal au départ) est devenu un acteur incontournable dans la défInition des politiques de l'eau. Les conflits focalisent les rapports de force et leur évolution suit celle des acteurs. Au centre des conflits liés aux chantiers de nettoyage de rivière se trouvent deux logiques fondées sur des usages de l'eau différents. D'un côté, une logique technicienne répond à un problème par une solution technique. De l'autre côté, une logique plus environnementaliste s'appuie sur des représentations sociales de l'eau et sur une pratique de loisirs. Au delà de cette confrontation, il s'agit de pallier à un abandon progressif de l'entretien des rivières qui est le témoin d'un changement sociétal. Parallèlement, les actions contentieuses ont également un rôle de révélateur d'un conflit d'usage, entre tenants d'un système de production intensif et environnementalistes. Ces deux exemples ne sont qu'une illustration des conflits d'usages de l'eau. Cependant, ils montrent des enjeux et des intérêts en présence et surtout, ils permettent de mettre l'accent sur les disparités sociétales bretonnes, qui se fondent sur une histoire régionale forte et sur des représentations d'un territoire. Ainsi, en Bretagne, l'eau est un élément qui concentre toutes les tensions et qui décrypte l'évolution d'une société. REFERENCES Barthélémy T., Weber F. (1986), Le territoire en question, associations et militants écologiques bretons, Laboratoire des sciences sociales, ENS.
Barthélémy T., Weber F. (1993), « Les militants de la nature en Bretagne, quels parcours ?, quels projets? », in Du rural à l'environnement,la question de la nature al!fourd'hui sous la direction de N. Mathieu et M. Jollivet, ARF, L'Harmattan, Canevet C. (1992), Le modèleagricolebreton,PUR, 364 p. Lascoumes Découverte.
P., (1994),
L'éco-pouvoir, environnements et politique, série Ecologie et Société, La
138
Lafaye c., Thévenot L. (1993), « Une justification écologique? Conflits l'aménagement de la nature », Revuefrançaise de sociologie,XXXIV, pp.495-524
dans
Mettoux AP. (2002), Associations et changementsocial. Le cas d'Eau et Rivières de Bretagne, associationde défensede l'environnement,thèse, Université Paris10. Mettoux AP. (2004), « Du saumon à l'écocitoyen. Le cas d'une association de protection de l'environnement (1969-2001) », sociologies pratiques, Alternatives associatives, n09, pp 203-214.
139
CHAPITRE CONFLITS
D'USAGE
7
ET ACTION COLLECTIVE DE LA QUALITE DE L'AIR
LOCALE
AUTOUR
------.---
Christophe
BEAURAIN
Muriel MAILLEFERT
Les conflits d'usage, qui sont liés à des utilisations concurrentes de l'espace ou du territoire, constituent une catégorie ancienne, notamment dans les espaces ruraux (on pense à la question des communaux). Ivris en sommeil avec le développement de l'industrialisation (des sociétés industrielles) et des villes, qui ont polarisé la question des conflits autour de l'enjeu central des conflits du travail (Touraine et al., 1984) et de leurs modes de résolution (Reynaud, 1989), ils ont été réactivés à la suite des évolutions démographiques et des modes de vie (cf. le mouvement de rurbanisation, Bidou, 1984), ayant comme conséquence l'attraction de nouvelles catégories de population dans les espaces ruraux et péri-urbains. Ces mouvements ont notamment multiplié les occasions d'usage différenciés et donc «polégomènes» des espaces. Les usages conflictuels de l'espace sont liés à trois types de fonctions: les fonctions économiques et de production, les fonctions résidentielles et récréatives et enftn les fonctions de conservation (Caron et Torre, 2006). Les conflits d'usage peuvent concerner une multitude de domaines assez hétérogènes et des thématiques très variées: accès aux ressources, aménagement, pollution, nuisances... Il est donc impératif d'essayer de mieux les caractériser et d'indiquer les différentes modalités de leur manifestation, notamment par rapport à notre terrain. L'étude très détaillée du Commissariat déftnition assez générale du
au plan (Guérin, 2005) propose une phénomène:« LeJ co'!flitJ dUJage
mettent aux priJes des individus entre eux ou des individus et un groupe plus large. Ur peuvent être provoqués par la mexiJtence dans un même lieu d'adivités identiques ou différentes ou par des prqjetJ d'implantation de ces actiJJités.Ils ont SO/ilJentpour cause immédiate la concurrencepour l'utiliJation d'une reSJ'ource,l'accès à cette ressource ou à une lJOiede communication (î'hemin, sentier) et enfin l'altération de la qualité de la msource par pollution ou destruction (air, eau, divmité biologique, .'iJdrede vie, pqysage) par différentes nuiJance.r
(J"OtlOres, o!fadives,
lJisuelleJ).
On comtate l'exiJtence d'un mnflit à partir du moment où l'opposition entre les partlé .re man!fèste sous une.forme quelconque telle que deJplaintes orales, plainteJ écrites, alten'iJtions pf?yJiques, pétitiom, .'iJmpagnes de pm.re et publications dilJerJeJ~la constitution ou le rattachement à un groupe de pression, des ades de malveillance, les maniftstation.r ou encore
l'assignation en judice. Les cotiflits d'usage criJtallisent sur l'utiliJation du sol des insati{fàdions indilJiduelles et des tensions qui ont parfois d'autres oJigines. Ils expriment des dilJergencesd'intérers mais aussi des différenm d'identitéJ profes.rionnelle.ret tem'toriales. » (Guérin, op. cit., P 16).
En dépit de leur grande variété, les conflits d'usage présentent des caractéristiques communes: leur objet concerne, en premier lieu, la question de l'utilisation d'une ressource, a priori considérée comme un bien commun, mais exposée à des usagesrivaux. Du fait de la nature de la ressource, il est tentant, dans l'optique économique, de présenter ces conflits comme pouvant s'assimiler à des conflits d'intérêts, mettant en balance des intérêts individuels (conflictuels) et un intérêtgénéral, lié à l'existence même de la ressource ou du bien commun (Guérin, op. cit., 2005). Ce point de vue, qui nous semble tout à fait pertinent en tant que point de départ, présente toutefois l'inconvénient de supposer que la définition de l'intérêt est donnée. La question de la régulation du conflit se centre alors sur la place qu'occupe l'action publique41, au détriment de l'analyse de l'action collective elle-même. Mais c'est peut-être oublier une dimension fondamentale des conflits d'usage, qui est, avec l'aspect de quotidienneté, celle du rapport de proximité. Ce qui compte alors, dans la construction de la solution, c'est la compréhension du processus de formation et de traitement du conflit, et plus précisément la compréhension de la dimension de proximité elle-même. Cette dimension ne peut se résumer d'ailleurs à la seule qualification géographique de l'espace, comme le montre d'ailleurs l'évolution du domaine spatial de référence. Limité souvent à un cas spécifique d'espace, les espaces ruraux ou péri-urbains, il 41 C'est essentiellement l'optique du rapport du groupe Manon du Commissariat construit des scénarios d'action publique.
142
au plan qui a
recouvre également, dans certains travaux, d'autres dimensions spatiales ou territoriales: le département (Kirat et Lefranc, 2004), un territoire local rattaché à une question spécifique (Beaurain, Maillefert, 2004). L'identification de la dimension conflictuelle liée à la proximité, et de ses modes de résolution à travers la mobilisation éventuelle d'une certaine forme de «proximité organisée» créatrice d'un «territoire» laisse entrevoir une réflexion sur l'articulation des dimensions spatiales, mais aussi temporelles, des interactions entre agents économiques, qui tente de dépasser les approches existantes en la matière (économie géographique, approche par les districts industriels). Prenant acte des différentes contributions sur l'existence des conflits d'usage et leur dimension territoriale, nous chercherons plus particulièrement à analyser le rôle de l'action publique locale dans le processus de résolution des conflits, notamment par sa contribution à la création de ressources communes aux acteurs d'un territoire. Pour ce faire, nous avons besoin d'une boîte à outils permettant de comprendre les liens entre logiques d'action individuelle et action collective. Ces éléments sont développés dans une première partie, puis mobilisés et interprétés dans la seconde partie, de manière à montrer la construction des réponses à ces conflits. 1. LES CONFLITS AUTOUR DE LA QUALITE DE L'AIR: CONTEXTUALISATION ET ELEMENTS D'ANALYSE
Il n'est pas simple de recenser les conflits d'usage, dans la mesure où ils sont très divers, plus ou moins institutionnalisés ou médiatisés et situés à des échelles très différentes. Bien que l'origine des conflits soit relativement facile à comprendre, puisqu'ils proviennent de la multi-fonctionnalité croissante des espaces (Guérin, 2005), il est en revanche assez complexe de les identifier précisément, faute notamment de données homogènes sur la question. C'est pourquoi il est utile d'indiquer quelques éléments contextuels plus précis sur notre cas d'espèce, la qualité de l'air dans l'agglomération Dunkerquoise (1.1), avant de proposer des éléments d'analyse dans lesquels s'inscriront les développements de la seconde partie (1.2), et pour lesquels l'analyse de terrain prendra tout son sens. 1.1. La qualité de l'air dans l'agglomération Dunkerquoise:
enjeux et problèmes
Les sources essentielles, assez dispersées et fragmentaires, proviennent de travaux portant sur des espaces locaux spécifiques, qui se réfèrent à trois ensembles référentiels (Caron et Torre, 2002; Guérin, 2005) : l'analyse de la presse spécialisée (avec en la matière le travail pionnier de Charlier (1999) à partir de la revue écologiste « combat nature» qui porte sur 30 années et analyse 2484 conflits; l'analyse de la presse quotidienne régionale 143
(Guillain, 2001 ; Lefranc, 2002) ; et enfin, les enquêtes d'opinion (par exemple l'enquête CREDOC-INRA de 2001 (qui porte sur un échantillon représentatif de 2000 personnes qui habitent ou fréquentent régulièrement les espaces ruraux à l'occasion de leurs loisirs). On peut y ajouter une source plus formelle, constituée par les jugements des tribunaux, matériau utilisé par certaines analyses comme celle de Kirat et Lefranc (2004) ou la base de données utilisée par Eymard (2004) sur 141000 affaires correctionnelles en France entre 1984 et 2002. L'avantage de cette dernière source est qu'elle permet de bien distinguer les conflits privés (par exemple des conflits de voisinage), des conflits liés à des actions publiques (comme des projets d'aménagement ou de contrôle des pollutions par exemple). Les conflits sont évidemment très divers et leur recensement est loin d'être exhaustif. Cependant, les sources de données disponibles montrent que les conflits d'usage dans les espaces ruraux, contrairement sans doute aux années antérieures, ne sont pas majoritairement, et loin s'en faut, liés à l'activité agricole. En revanche, les activités productives dans lesquelles on inclut les nuisances sonores, la pollution de l'air, l'impact visuel sur le paysage et l'altération de la qualité de l'eau en constituent une part importante (70% pour dans le cas de l'étude de Charlier, 1999). Dans la Région Nord-Pas de Calais, les enjeux liés à la qualité de l'air, notamment dans la région de Dunkerque, commencent à devenir une préoccupation d'action publique majeure. Le caractère largement urbanisé du territoire, ainsi que la persistance d'une dimension industrielle très marquée, donnent une coloration particulière à ces conflits. Selon les données Atmo NPC (Atrno NPC, 2005), la région est en effet particulièrement touchée par les sources de pollution. Le secteur industriel (comprenant les industries manufacturières et les établissements de transformation d'énergie) représente une part prépondérante des émissions, même si certaines d'entre-elles sont aussi imputables au secteur résidentiel ou aux transports (tableau 1).
144
Tableau 1. Principales
Polluant émis
sources polluantes industrielles Pas-de-Calais
Part des émissions (% par l'industrie du total régional) 94
Plomb
Secteur concerné
industriel
89
Métallurgie, sidérurgie, fonderie Sidérurgie, industrie chimique et pétrolière
56
Energie
45
Sidérurgie, chimique pétrolière
(composés COVNM orgaruques volatils non méthaniques)
41
Poussières
28
Industrie automobile, imprimeries industrie chimique et pétrolière Sidérurgie, industrie chimique et pétrolière
(dioxyde S02 soufre)
de
HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) Nox (oxydes d'azote)
industrie et
dans le Nord-
Zone géographique concernée Zone industrielle de Dunkerque Zone industrielle de Dunkerque Centrales thermiques Bouchain et de Hornaing Rejets concentrés sur Dunkerque et Calais Zone industrielle de Dunkerque Ouest du bassin mInier (à partir de Douai.) Dunkerque, Bassin Minier, Métropole Lilloise, Vallée de la Sambre Zone industrielle de Dunkerque, Centrales du Valenciennois
Non détaillé: CO (monoxyde de carbone), 26% ; Benzène 20%. Source: D'après Atmo NPC (2005), données DRIRE polluants primaires par polluant et par secteur.
(2003). Synthèse de l'étude Atmo des
La zone industrielle de Dunkerque figure ainsi parmi les zones géographiques les plus concernées par différents types de polluants. La concentration des rejets y est aussi très importante: la zone de Dunkerque et le Valenciennois sont les pôles principaux de « gros rejets »42de la région (tableau 2).
42 Selon les normes de le DRIRE, un « gros rejet» de S02 et de NOx se monte à SOOt/an ou plus, 200t/an pour les COVNM et 100t/an pour les poussières.
145
Tableau 2. Les « gros rejets» industriels de la région Nord-Pas-deCalais en 2003 Polluant
Nombre de gros rejets en 2003
Emissions les plus importantes (en tonnes 7517
S02
15
NOx
13
20934
6434
Poussières
13
6531
3448
COY
20
13333
1811
Industries émettrices
Source: Atmo NPC (2005) données DRlRE 2003.
Les conflits d'usage autour de la qualité de l'air ressortissent à l'évidence de conflits liés à la production et sont principalement liés à une zone industrielle bien déterminée. On comprend aisément pourquoi l'action publique y est importante, et pourquoi il est utile d'en comprendre les ressorts dans le domaine de l'environnement, en relation avec la question des territoires. Plusieurs éléments paraissent d'ores et déjà acquis, alors que d'autres, comme l'action collective autour des conflits restent encore peu analysés. C'est pourquoi il nous paraît nécessaire, en nous appuyant sur différents corpus existants, de proposer des éléments originaux pour l'analyse des ces conflits, dont l'ambition est de trouver des liens entre les actions des individus et l'action publique, ces liens pouvant ainsi en retour aider à expliquer les logiques d'action publique. 1.2. Qualité de l'air et logiques d'action: éléments de cadrage
L'origine des conflits d'usage autour de la qualité de l'air relève très certainement d'un effet négatif lié à la proximité: comme l'ont montré les travaux de Rallet et Torre (2004), il s'agit manifestement, dans ce cas, d'une proximité subie plutôt que recherchée. Mais sa nature est néanmoins plus complexe qu'un simple conflit d'usage, car elle relève à la fois d'un problème classique d'extemalité (pollution liée à des usages industriels) et d'un conflit d'usage lié à l'utilisation conjointe d'une ressource naturelle (Guérin, 2005). C'est pourquoi une analyse complète de ce type de type de conflit supposerait d'en démonter l'ensemble des ressorts: causes, parties prenantes, solutions. L'analyse économique des conflits se contente le plus souvent de 146
synthétiser les deux premières étapes sous la question des conflits d'intérêts, pour essentiellement s'attacher à la troisième étape, celle de la régulation des conflits. Cette voie mène directement à des chemins banalisés, dans lesquels on rencontre conceptions traditionnelles de l'action publique: l'Etat y est supposé détenir le monopole de l'intérêt général, et dispose d'un certain nombre d'instruments réglementaires ou incitatifs pour résoudre le problème43. La gamme de choix se décline suivant les options habituelles de l'analyse économique: choix de la régulation en prix ou en quantité (Weitzman, 1971), débat sur les instruments incitatifs ou normatifs (Barde, 1992), rôle de la négociation avec des entreprises en information asymétrique (Bontems, Rotillon, 1999), etc. Comme dans d'autres domaines, les avancées théoriques sur l'analyse de la régulation publique en matière de conflits sont liés aux travaux sur les défaillances du marché, ici les externalités et l'information (Guérin, 2005). Ce point de vue, quoique restreint à une approche particulière de l'action publique permet néanmoins de cerner toutes les figures classiques de l'Etat: de l'Etat keynésien (omniscient), à l'Etat libéral (impotent) et jusque l'Etat réglementeur, prisonnier de ses propres intérêts, à l'égal des agents privés (Salais, 1998, Lévêque, 1998). Ces configurations représentent toutefois des cas polaires pour lesquels l'efficacité des principes d'action publique est de plus en plus mise en doute. L'acteur principal, l'Etat, est notamment coincé entre les différentes contraintes constituées par les intérêts locaux ou individuels, d'une part, et les normes et contraintes globales, de l'autre, sans que, en même temps, on soit toujours à même de comprendre ses décisions. C'est le cas notamment du domaine de l'environnement, comme d'ailleurs dans d'autres domaines avant lui44.Par exemple, dans le cas de l'environnement, les normes internationales et européennes en cours d'application constituent de plus en plus un cadre d'action qui s'inscrit dans un contexte ambivalent. Comment appliquer des normes globales dans un contexte local? Faut-il, et comment, appliquer des régulations marchandes?
43 De plus, comme dans le cas de la régulation du travail, les échelons locaux sont dévalorisés au motif qu'ils représentent des intérêts particuliers. L'administration publique dispose en outre du monopole de l'expertise technique. 44 Une partie de nos réflexions est inspirée par une analyse des politiques publiques en matière d'emploi.
147
Ces questions intéressent particulièrement le champ de la régulation climatique pour lequel, la réglementation négociée entre les acteurs publics et les entreprises, qui a largement prévalu jusqu'à présent, s'oppose au principe du recours à un processus marchand ou pseudo marchand (comme les permis négociables), tout en permettant de s'y adapter par une mise en place souple avec les industries concernées (Bontems, Rotillon, 1999). Les eXpérimentations actuelles et les difficultés à trouver un accord sur les fondements de la régulation climatique témoignent de la complexité du problème et également de l'inadéquation des visions traditionnelles de la politique publique, alors même que de nouvelles problématiques à même de prendre en compte la complexification croissante des niveaux et des décisions en matière d'action publique émergent. En effet, si dans les années de croissance, la capacité de l'Etat à incarner les principes de l'intérêt général semblait aller de soi, différents éléments tenant à la fois au rôle attendu des marchés, au processus de décentralisation et aux comportement des usagers et des parties prenantes ont modifié cette conception en en minant les fondements (Guérin, 2005). Cette remise en cause oblige aussi à revenir sur les critères sur lesquels se fondent l'action publique: en particulier la notion même d'intérêt général et ses relations avec d'autres formes d'intérêt doivent être reconsidérées. Corrélativement, si l'Etat n'est plus le détenteur de l'intérêt général et l'acteur décisionnel légitime par nature, il convient de s'interroger non plus seulement sur le contenu et les résultats de la politique publique, mais aussi de l'analyser comme un processus dont l'issue est incertaine. L'analyse de la régulation publique retrouve de nouveaux fondements, qui s'appuient sur une analyse des comportements des acteurs et de l'action collective, voie déjà balisée par les institutionnalistes américains, dans le champ de l'économie du travail (Commons, 1970). La pensée de Commons, réputée très complexe et difficile d'accès a été popularisée ces dernières années par les travaux du groupe Corei (1995) et ceux de Bazzoli (1995). Ils constituent un bon point départ pour notre analyse, en ce qu'ils permettent un appui pour la définition de l'action collective, la réflexion sur la question du cadre d'action collective et l'analyse du comportement des acteurs. En effet, Commons distingue deux types d'action collective. Le premier type concerne «les actions collectives inorganisées» qui, produisant des règles informelles de conduite (des coutumes), structurent les représentations des individus et les incitent à s'y conformer. Le second comprend «les actions collectives organisées» ou organisations, qui produisent des 148
règles fonnelles. On compte dans ce second ensemble les organisations privées, l'Etat et même la Société (Bazzoli et Dutraive, 2002). Comprendre l'action collective c'est donc d'abord comprendre la structuration de l'ordre légitime (économique, morale ou légale) propre à chaque type d'organisation. Une organisation (ou action collective organisée), c'est à la fois « un comportement collectif avec un but commun régi par des règles communes» et un gouvernement qui exerce le pouvoir (Bazzoli et Dutraive, 2002). Comment traduire cette conception de l'action collective plus concrètement et en quoi peut-être elle utile pour notre propos? Il nous semble, en fait, que la catégorisation proposée par Commons a une portée très générale, autant pour la définition de l'action collective, que pour l'analyse des comportements associés. Il convient cependant de mieux préciser les relations entre individus et action collective, de manière à proposer des éléments pour une théorisation plus complète de l'action collective et des institutions. Notre point de départ concerne l'analyse des institutions. En économie, on dispose de trois types d'objets institutionnels, le marché, les organisations et les institutions, qui peuvent être classés suivant le rôle croissant du niveau collectif par rapport au niveau individuel: le marché, en tant que modalité d'échange bilatéral est celui qui fait le moins appel au collectif. Les institutions utilisent le plus l'appui sur les éléments collectifs. Chaque « objet institutionnel» dispose d'un « outil régulatoire» permettant la coordination des actions. De manière résumée, ce sont le contrat pour le marché, les règles pour l'organisation, les nonnes pour l'Etat (Maillefert, 2002a). Comment articuler les actions individuelles à chaque forme institutionnelle? Généralement, l'économie oppose les fonnes entre elles le plus souvent deux à deux (par exemple le marché et la hiérarchie ou encore le marché et l'Etat), sans vraiment parvenir à lier ces fonnes à des types d'actions individuelles et des objectifs de l'action collective. Nous proposons ici une première piste de réponse à ces questions. Le problème est de déterminer des formes d'action individuelles et des objectifs propres à chaque type « d'objet institutionnel ». Ainsi, nous proposons que les formes étatiques soient associées à une notion d'intérêt général, sans que celuici soit défIni de manière unique et abstraite. Les fonnes marchandes sont mues par l'intérêt monétaire, et les individus y défendent leur intérêt privé. EnfIn, les fonnes organisationnelles ne sont pas simples à catégoriser: elles ne peuvent pas être mues par l'intérêt monétaire (car ce ne sont pas des marchés, mais des systèmes hiérarchiques). Nous proposons d'appeler la forme d'intérêt liée à l'organisation l'intérêt communautaire, celui-ci étant à spécifIer pour chaque type d'organisation: par exemple, pour une organisation productive,
149
ce pourra être la qualité physique de l'objet, sa conformité industriels normatifs, etc.45 (tableau 3).
à des critères
Tableau 3. Formes d'action collective organisée en économie. Essai de typologie ACTION COLLECTIVE
ACTION INDIVIDUELLE
Objectif de l'action collective
Instrument régulation
Organisations (productives)
Production
Règles
intérêt communautaire
Marché
Echange
Contrat
intérêt monétaire
Etat (acteurs publics organisés)
Régulation
Normes
intérêt général
Forme collective
d'action
de
Motivation l'action
de
Dans l'esprit de Commons, toute action collective organisée relève ou peut relever de cette typologie, qui ne concerne pas seulement les organisations productives. On peut en effet y inclure des actions collectives menées par des associations ou des groupes d'individus organisés, ce qui permet, de fait, d'élargir cette conception à des formes d'actions collectives non spécifiquement économiques. Il reste alors à mieux spécifier chaque élément particulier de ces formes organisationnelles46. Cette typologie est par ailleurs cohérente avec des analyses d'actions collectives dites «inorganisées» déjà existantes, c'est-à-dire ne se déroulant pas nécessairement dans le cadre d'une organisation au sens habituel de l'analyse économique. On pense notamment à ce propos aux travaux de Petit (petit, 2004) sur la régulation des eaux souterraines, auxquels nous avons emprunté d'ailleurs la typologie des formes d'intérêt, et qui se réfèrent à des formes d'action collectives inorganisées. De fait, cette typologie peut constituer un élément de départ pour l'analyse de l'action collective dans le domaine de l'environnement, dans lequel les acteurs
45 Evidemment,
on pense
46 Et aussi de creuser
ici à la question
les fondements
des cités de Boltanski
de l'action
individuelle
150
et Thévenot.
(formes
de rationalité
par exemple).
ne sont pas toujours repérés par des labels familiers à l'analyse économique47. C'est également un outil pour l'analyse de l'action publique, qui joue souvent un rôle important en matière environnementale. Néanmoins, cette perspective ne permet pas d'inscrire l'analyse par rapport au contexte territorial. Dans le domaine environnemental, les dimensions d'incertitude et de controverse sont particulièrement présentes. C'est pourquoi l'élaboration de solutions est rarement efficace par l'édiction de normes, sauf dans le cas où l'aversion au risque est très élevée. En général, les solutions (surtout à l'échelon local) sont le résultat d'un processus de négociation, destiné à la construction d'une solution consensuelle, ou moins conflictuelle, suivant les cas (Guérin, 2005). Notre propos n'est pas de détailler les différentes figures de la négociation, mais plutôt de montrer comment la question environnementale qui nous intéresse nécessite un processus particulier de mise en commun de ressources (et non pas seulement l'invention de solutions venant d'en haut comme dans le cas des politiques publiques traditionnelles), précisément ce que la proximité reconnaît comme la construction de ressources spécifiques (Gilly, Perrat, 2003). Ainsi, au-delà du rôle de réduction de l'incertitude et de facilitation (Commons, 1931), l'action publique aide à transformer des actifs génériques (main-d'oeuvre non qualifiée, ressources environnementales) en actifs spécifiques. L'action publique est conçue, un peu à la manière de l'analyse de l'intermédiation sur le marché du travail (Yavas, 1994), où l'intermédiation est une fonction de mise en relation de l'offre et de la demande de travail. Ici, l'intermédiation opère en même temps une transformation de ressources. Le problème central d'un territoire est non seulement la mobilisation des ressources, mais surtout la construction des ressources: la confiance (permettant notamment une réduction de l'incertitude) est construite à partir de différents catalyseurs institutionnels. Cette alchimie territoriale s'établit autour d'acteurs-clés, privés ou publics, susceptibles de construire des structures de gouvernance, c'est-à-dire « un rystèmed'interdépendancessoàales et un rystèmede règles voire de représentationscommunesgénérant des régularitésproductiveslocalisées»(Gilly et Perrat, 2003, p. 5). La gouvernance définie comme « l'ensemble desprocessus institutionnels qui partÙipent à la régulation locale du rystème économique territorial» (Gilly et Perrat, 2003, p. 3) se substitue alors à la régulation. Il ne s'agit plus seulement de décliner les
47 C'est-à-dire
un cadre d'action
collective
prédéfini
151
comme
les organisations
et le marché.
composantes de la régulation à l'échelle du territoire. La gouvernance d'un territoire est constitutive du territoire lui-même (et n'en est pas un élément exogène) et résulte d'une tension entre les régularités verticales (politique publique) et les régularités horizontales (action publique locale). Trois catégories d'acteurs y jouent un rôle prépondérant: les acteurs économiques (établissements de groupes, associations d'entreprises), les acteurs institutionnels (collectivités locales, Etat, Chambre de commerce) et les acteurs sociaux (syndicats, associations). Ces acteurs peuvent prendre une part plus ou moins importante dans la construction des coordinations et devenir ainsi des acteurs-clés. En particulier ce sont les acteurs-clés qui font le lien entre la régulation locale et la régulation globale: « Les acteurs clés en tant qu'ils constituent des repères institutionnels pour l'ensemble des acteurs d'un territoire peuvent créer des médiations sociales
qui résorbentou aiguisentles tensionsentregouvernanœglobaleet régulationlocale» (Gilly, 2004). Les acteurs-clés, précisément possèdent un double registre d'action (ex: établissement/groupe industriel, action préfectorale/politique de l'Etat). Les configurations rassemblant les acteurs-clés, et leurs modes d'organisation et d'appropriation des ressources permettent de dégager trois structures idéalestypiques de gouvernance: la gouvernance privée, dans laquelle dominent les acteurs privés et l'appropriation privée du surplus; la gouvernance privée collective, dans laquelle l'acteur-clé est une institution formelle privée (chambre de commerce, syndicats professionnels) ; la gouvernance publique, dans laquelle les institutions publiques jouent un rôle dominant, notamment à travers la logique de production de biens et services collectifs. La structure de gouvernance est également caractérisée par deux autres propriétés: d'une part, la densité des relations entre les acteurs, qui dépend de leur champ d'intervention, de l'horizon temporel stratégique et des visions du temps, et d'autre part, la nature de l'engagement territorial, inégale entre les acteurs (Gilly, Perrat, 2003). L'échec de la gouvernance se manifeste lorsque les conflits l'emportent, empêchant de résoudre le problème (ici productif). Ainsi, pour durer et s'adapter aux fluctuations de la demande, il convient d'élaborer un « principe d'intérêt commun» entre parties prenantes48.
48On perçoit ici que la représentation de la régulation a besoin d'une analyse plus approfondie du comportement des différents acteurs, notamment en ce qui concerne les principes guidant l'action.
152
L'action collective ne conduit pas toujours à un résultat positif: différents problèmes peuvent entraver sa réussite, mais ce processus n'a pas été beaucoup étudié, hormis le cas des Systèmes Productifs Locaux, pour lesquels sont pointés la non adéquation entre les territoires d'action de la politique publique et les destinataires de ces politiques Qe territoire économique ne correspond pas au territoire de l'action, ce qui peut impliquer des redondances ou difficultés de coordination) (Corolleur et Pecqueur, 1996). Le rôle des collectivités locales peut être alors de faciliter la résolution de conflits entre acteurs du développement économique. La manière de concevoir l'action publique est assez différente des représentations habituelles en économie. Ici, l'intégration des espaces de régulation s'effectue non pas de manière hiérarchique, mais comme enchevêtrement des niveaux de régulation et d'hybridation. Cette idée permet peut-être de sortir du schéma habituel sur lequel bute la réflexion entre logique verticale/horizontale et auquel se heurte toute analyse de la territorialisation, notamment en matière d'emploi (Maillefert, 2002b). Gilly (2004) oppose ainsi la logique d'emboîtement hiérarchique propre au fordisme, à une logique d'enchevêtrement des différents espaces de régulation (macro, méso) qui suppose l'émergence, au niveau territorial, de conventions locales (dynamiques intermédiaires). Selon lui, les pratiques innovantes proviennent d'un décalage entre comportements et institutions: les macro-acteurs, qui participent à la fois aux dynamiques structurelles, sectorielles (établissements) et territoriales induisent un enchevêtrement institutionnel. Une des conséquences principales de cette situation d'enchevêtrement des espaces de régulation est l'évolution de la hiérarchie des normes, avec ses promesses et ses ambiguïtés. Alors que dans le mode de régulation antérieur (tel que décrit par la théorie de la régulation), les normes, notamment de travail, étaient construites dans une logique descendante et d'amélioration (notamment au profit des salariés), les évolutions actuelles apparaissent complexes voire ambivalentes. D'un côté, les acteurs-clés locaux (firmes, institutions publiques) ont un rôle plus actif. Mais de l'autre, le développement d'une logique fonctionnelle articulée sur les bases du contrat et du projet tend à instrumentaliser les instances locales dans un rôle d'application de normes définies ailleurs, sur le modèle de l'entreprise (exemple des normes de qualité). Parallèlement, la procéduralisation des normes conduit à limiter les aspects institutionnalisés aux seules garanties générales, une fois que les acteurs ont sélectionné les «bonnes pratiques ». Cependant, cette logique est également contre balancée par le développement de ce que Reynaud (1989) appelle une régulation autonome, qui permet la construction commune des normes. Comment se manifestent ces évolutions dans le domaine d'étude Dunkerquois ? 153
2. LA GOUVERNANCE
TERRITORIALE AUTOUR DE LA QUALITE DE L'AIR A DUNKERQUE
Dans la section précédente, nous avons mis en évidence la richesse d'une approche par la proximité, qui éclaire notamment le rôle décisif de l'action publique locale dans l'articulation des conflits d'usage, ressortissant à des ressources environnementales, à des mécanismes de création de ressources spécifiques. Si, de ce point de vue, les acteurs publics constituent un « acteur clé» de ce processus d'articulation, il apparaît tout à fait légitime de considérer le rôle également très important d'autres types d'acteurs (entreprises, acteurs institutionnels) dans la résolution des conflits et dans la mise en place des mécanismes de création de ressources. Plus globalement, il apparaît indispensable de considérer la dimension spatio-temporelle de ce processus d'articulation des conflits à des mécanismes de création de ressources. D'un côté, en effet, la transformation d'une proximité géographique, source de tensions, en une proximité organisée, susceptible de porter une dynamique collective de création de ressources, semble largement conditionnée par l'existence d'une volonté des acteurs de s'inscrire dans le temps long de l'histoire économique du territoire et de la projection dans le futur. De l'autre, ce processus de transformation par la mobilisation d'une proximité organisée entre les acteurs s'appuie de toute évidence sur des réseaux sociaux qui dépassent largement le cadre géographique de la proximité locale. Les actions entreprises sur le bassin d'emploi dunkerquois pour l'amélioration de la qualité de l'air semblent s'inscrire dans un tel processus de construction de ressources communes. Elles témoignent en effet d'une tentative collective de surmonter les conflits d'usage nés à propos de la qualité de l'air, qui s'expriment clairement autour de la question des risques sanitaires de la pollution atmosphérique (2.1). Au delà de la gestion de ces conflits à des fms de réponse à une demande sociale, il apparaît que ces conflits ont également alimenté une dynamique de création locale de ressources sur cette question, mettant ainsi en évidence le caractère décisif de l'intervention publique locale (2.2). 2.1. Développement industriel local et émergence des conflits au stijet de la qualité de l'air
Le problème de la pollution atmosphérique révèle en effet sur ce territoire, plus particulièrement du fait de la présence d'un grand nombre d'entreprises polluantes, l'existence d'un conflit d'usage né d'une proximité géographique subie et d'une incertitude forte quant aux conséquences de cette pollution sur la santé des habitants du territoire. Cependant, l'analyse des comportements d'acteurs met également en évidence des tentatives d'instauration de dispositifs collectifs, impliquant des acteurs situés à différentes échelles spatiales, qui 154
ont favorisé l'émergence d'un processus de création de ressources communes sur cette question de la qualité de l'air. Ce processus peut se comprendre à la lecture de l'histoire économique récente de l'agglomération dunkerquoise. Le développement économique du territoire dunkerquois s'est appuyé, dans les années 60 et 70, sur l'implantation et la croissance d'entreprises appartenant pour la plupart à 1'«industrie lourde» (sidérurgie, métallurgie, construction mécanique.. .), particulièrement polluante. L'entrée en crise de ces entreprises a coïncidé, à la ftn des années 70, avec une prise de conscience, de la part des populations notamment, des risques sanitaires signiftcatifs entraînés par cette pollution industrielle. L'apparition d'un système de mesure de la qualité de l'air sur le bassin d'emploi dunkerquois date de 1977, avec la création de l'AREMAD (Association pour la mise en oeuvre du réseau d'étude, de mesure et d'alarme pour la prévention de la pollution atmosphérique dans la région de Dunkerque), qui représente une première réponse, très partielle, à ces revendications sociales49. Elle s'inscrit à l'époque dans une esquisse de démarche territoriale en faveur de l'environnement urbain, engagée notamment par la Communauté urbaine de Dunkerque. Si la décennie des années 80 reste essentiellement marquée par les nombreuses restructurations au sein du tissu économique local et par les premières tentatives de diversiftcation de la spécialisation économique du territoire, les contestations sociales à propos de la pollution atmosphérique se sont ampliftées à la charnière des années 80 et 90. La prise en compte du problème de pollution atmosphérique occasionné par l'activité industrielle locale s'est inscrite au début des années 90 dans une démarche d'ensemble des acteurs locaux pour restaurer la qualité de vie sur le territoire et associer le développement économique au respect des contraintes environnementales. Les revendications des acteurs publics locaux ont ainsi porté sur la nécessité d'associer la diversiftcation économique du territoire au développement de l'industrie et à l'amélioration de la qualité de vie. Dans un contexte local marqué notamment par un nombre signiftcatif d'entreprises classées Seveso II, il est apparu indispensable d'articuler le développement de l'industrie à une réponse aux demandes sociales en faveur de l'environnement, et plus particulièrement dans le domaine de la qualité de l'air, et à la mise en place de réseaux locaux susceptibles d'associer les entreprises à la création de connaissances dans le domaine de la protection de
49 Ce réseau sera élargi en 1983 à la zone de Calais, pour constituer l'AREMADEC (Association pour la mise en oeuvre du réseau d'étude, de mesure et d'alarme pour la prévention de la pollution atmosphérique dans la région de Dunkerque et de Calais)
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l'environnement. Au fil des documents élaborés par les acteurs institutionnels majeurs du territoire, dont le point d'orgue est incontestablement le « Schéma d'Environnement Industriel» (1994), c'est autour de la notion d'« environnement industriel» que s'est construit le processus d'institutionnalisation des rapports entre les acteurs dans ce domaine (Beaurain, 2003)50. C'est de cette époque que date notamment la création du SPPPI (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles), instance de concertation et de diffusion des informations sur cette question du respect des contraintes environnementales et le CREID (Centre de recherches en environnement industriel), institution assurant l'interface entre les industriels et le monde de la recherche. Parmi d'autres mesures destinées à apaiser les conflits, on notera l'engagement des acteurs locaux concernés (les entreprises notamment) en faveur de l'instauration de normes locales de pollutionS!. Progressivement, cette notion servit ainsi de point ftxe pour une dynamique collective de conciliation du développement industriel et d'une meilleure qualité de vie, et ce d'un double point de vue : par la volonté affichée de créer un pôle de recherche autour de cette question, tout d'abord; par la mise en place d'une forme de gouvemance locale destinée à associer les différents acteurs concernés dans des procédures de négociation permettant de répondre aux problèmes posés, ensuite. Sous l'impulsion de la Communauté Urbaine de Dunkerque, cette dynamique a ainsi progressivement intégré un grand nombre d'acteurs d'origine très diverses (Chambre de Commerce et d'Industrie, entreprises, agence de développement économique, agence d'urbanisme, Port Autonome), dans une dialectique complexe de réponse à des contraintes réglementaires ftxées au niveau européen, national ou localement et de participation à des engagements communs. En premier lieu, l'accord des acteurs locaux autour de cette notion d'environnement industriel tient d'abord à sa dimension « opérationnelle », que l'on peut saisir à travers l'énoncé de règles et de normes et la mise en place de procédures de négociation collective autour des contraintes que cette notion impliquait dans un certain nombre de domaines relevant de l'aménagement industriel. L'élaboration d'une «charte partenariale et locale d'aménagement industriel» et d'un cahier des charges recensant les «bonnes pratiques
50 On citera par exemple les documents pour l'environnement» (1991).
suivants:
«Contrat
d'agglomération»
(1991), «Charte
51 A partir de 1990, les objectifs de réduction des polluants dans l'air et l'eau ont été transcrits dans 2 programmes quinquennaux, prévoyant chacun des réductions significatives de l'émission de certains polluants (S02, COVet poussières, notamment). Globalement, les objectifs fixés ont été atteints.
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environnementales » à mettre en œuvre témoignent de cette mise en opérations. Mais cet accord local tient également à la volonté exprimée dans ces documents d'esquisser les modalités d'une territorialisation des relations productives, en évoquant successivement différentes configurations de coordination possibles entre les acteurs (technopôle, secteur de l'environnement, ou plus récemment encore pôle de compétence dans le domaine de l'environnement industriel). En second lieu, une forme de gouvernance locale va émerger dans les années 90 au sein du territoire sur la question de la qualité de l'air, autour de deux acteursclés principaux: le SPPPI et l'association OP AL'Air, issue de la transformation de l'AREMADEC. Ces deux acteurs vont contribuer, chacun à leur manière, à la structuration d'une action collective pour l'amélioration de la qualité de l'air, en établissant notamment une interface régulière entre les différents acteurs concernés. Le SPPPI, dans sa commission « Air, bruits, odeurs », a ainsi progressivement joué le rôle d'une instance d'échanges et de confrontation des points de vue sur cette question (collectivités locales, entreprises, DRIRE, associations de défense de l'environnement, représentants des habitants.. .), avec l'objectif principal de répondre à la demande sociale d'une prise en compte par les industriels des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique. L'analyse des débats au sein de cette structure, entre 1998 et 2005, révèle une volonté d'exposer les conflits d'usage à propos de la qualité de l'air entre les associations de protection de l'environnement et les industriels, et d'y apporter des solutions susceptibles de répondre aux attentes des populations locales sans nuire au développement de l'industrie. Sur cette période, les conflits ont principalement porté sur la quantité des rejets de polluants dans l'atmosphère par les industries les plus polluantes du bassin d'emploi, et sur les impacts sanitaires de ces pollutions vis à vis des populations résidant sur le territoire. La forte présence à ces réunions de quatre acteurs majeurs de ces débats (acteurs publics, industriels, associations de protection de l'environnement, et acteurs institutionnels) indique clairement que la gouvernance s'est progressivement structurée autour de ces « acteurs clés ». 2.2. Vers une résolution collective des conflits d'usage: le rôle des acteurs dés
La teneur des débats révèle une volonté commune de s'inscrire dans l'objectif fixé au début des années 90 de conciliation du développement industriel et de l'amélioration de la qualité de vie. Ce cadre global place de toute évidence les associations de protection de l'environnement et représentants de riverains dans une situation de force pour la négociation, encore renforcée par la publicité des débats (présence de la presse, comptes-rendus largement diffusés.. .). Les interpellations des industriels par les associations et les riverains, fréquemment relayées par les acteurs publics, dénotent un souci d'obtenir les
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informations les plus précises sur les atteintes à la qualité de l'air et sur leurs impacts sanitaires. Au delà des acteurs publics locaux, des représentants de l'Etat (sous-préfet, DRIRE) interviennent également au f11 des débats pour rappeler le cadre réglementaire imposé par l'Etat. Mais l'intervention des acteurs publics porte également sur l'articulation des préoccupations locales à des programmes et préoccupations s'exprimant à d'autres échelles spatiales, et notamment au niveau régional. L'étude des débats met en évidence une approche des relations entre économie et environnement qui ne se laisse que très difficilement appréhender par les outils traditionnellement utilisés par la théorie économique. Si la question de la performance environnementale des entreprises vient fréquemment au premier plan (notamment par l'évocation des actions entreprises pour intégrer le respect de l'environnement par le biais des technologies utilisées), elle ne s'intègre pas véritablement dans une perspective d'internalisation des effets externes, sur la base de la seule évaluation monétaire des liens entre économie et environnement. Les questions débattues révèlent au contraire un attachement profond des acteurs locaux vis à vis d'une évaluation des flux physiques et des impacts sur la santé, sur la base d'une multiplicité de critères, qui traduisent une volonté explicite des acteurs de mettre en avant l'importance de la perception sociale de ces flux et de ces impacts, et donc plus généralement de replacer l'industrie dans un système global de relations entre l'homme et la nature52. Le traitement des deux points centraux des commissions, identification des quantités de polluants et impacts sanitaires, révèle une volonté manifeste de multiplier les sources d'informations et de les confronter entre elles pour tenter d'avoir une vue la plus exhaustive et précise possible de ces deux questions. Les débats mettent ainsi en évidence des confrontations de résultats obtenus, qui tendent le plus souvent à contester les études réalisées par les entreprises. Des acteurs internes et externes au territoire sont ainsi sollicités pour réaliser ces études, et nombre de débats portent sur les moyens de créer, par le biais de partenariats durables avec des réseaux d'experts, des sources de connaissances
52 La place manque ici pour analyser la signification de cette approche multi-critères dans l'appréhension des rapports entre économie et environnement. De ce point de vue, la mobilisation des outils proposés par J. Martinez-Alier pour analyser les conflits environnementaux pourrait se révéler tout à fait intéressante. S'inscrivant explicitement dans le courant de l' ({EcologicalEconomics», en effet, cet auteur appréhende les conflits à partir d'une multiplicité des critères d'évaluation et d'une référence à la complexité des relations entre économie et environnement, que traduit la notion de ({métabolismesocial». Elle semble davantage à même d'intégrer la perception par les populations des risques et des impacts environnementaux des atteintes à l'environnement occasionnés par les processus de production (Martinez-Alier, 2002 ; 2004).
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sur ces questions qui puissent être incontestables. Si c'est le CREID qui est, dans un premier temps, le plus souvent sollicité, au fil des ans, les scientifiques, notamment des universités de la région, et singulièrement celle du territoire dunkerquois, sont ainsi de plus en plus directement sollicités pour apporter un point de vue d'expert sur ces questions. Cette mobilisation des scientifiques et les appels fréquents pour créer des partenariats avec eux suggèrent l'émergence d'un mécanisme de création de ressources sur cette thématique de la qualité de l'air, qui s'appuierait sur un rapprochement des préoccupations propres aux populations locales et des thématiques de recherche de laboratoires locaux, renforcés et sur les sollicitations des scientifiques par les entreprises, pour améliorer en défmitive les connaissances sur les polluants rejetés et sur les moyens de réduire les rejets. On peut encore insister sur deux aspects essentiels de cette analyse des conflits d'usage. D'une part, il faut souligner l'attachement des populations locales pour le temps long, qui se manifeste de deux manières. Par une exigence de comparaison des efforts entrepris par les acteurs économiques et des résultats obtenus sur plusieurs années, tout d'abord: les associations de défense de l'environnement replacent ainsi systématiquement les résultats des mesures effectuées en réponse aux contraintes réglementaires nationales et européennes dans l'évolution des résultats constatés localement depuis la fin des années 80, avec l'objectif affiché de ramener les actions réalisées et celles à entreprendre à l'objectif partagé d'amélioration de la qualité de vie sur le territoire. Il s'agit le plus souvent d'affirmer que la satisfaction des contraintes réglementaires n'est pas un objectif suffisant et qu'il y a lieu d'intégrer la perception des pollutions et de leurs risques par les populations. Par une revendication affirmée de la nécessaire prise en compte des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique, ensuite: les associations rappellent ainsi l'indispensable prise en considération des conséquences sur le long terme des pollutions sur la santé des populations installées à demeure sur le territoire. Dans les deux cas, comparaison des actions engagées dans la durée et identification des impacts sanitaires, l'identification du « territoire» s'opère donc à la fois par l'énoncé de problèmes présents à régler et par la référence au temps long du passé et du projet collectif. Si les acteurs publics relayent bien souvent ces préoccupations locales, il faut souligner que leurs interventions dans ces réunions portent également sur la nécessité d'associer les efforts entrepris par les firmes à l'ancrage territorial, dans la durée, de leur développement. La référence au territoire, soit ici à un espace local de résolution des conflits, passe donc, de toute évidence, à travers la référence au temps long.
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D'autre part, l'expression et la résolution de ces conflits d'usage renvoient également à l'intégration par les acteurs locaux des multiples échelles spatiales en jeu sur cette thématique, dont on peut considérer qu'elles sont également à l'origine du mécanisme de création de ressources. A ce titre, il faut évoquer les multiples références des acteurs du SPPPI aux programmes régionaux ou nationaux participant à la création de connaissances dans le domaine de la pollution atmosphérique d'origine industrielle. Le plus souvent, il s'agit pour les acteurs locaux de réfléchir aux modalités d'articulation des actions locales à ces programmes menés à une échelle plus large, régionale ou nationale, en considérant que ces apports « extérieurs» au territoire contribuent à la fois, à la stabilisation des données quantitatives53, au renforcement du cadre réglementaire s'imposant aux acteurs locaux (et singulièrement aux entreprises), et à l'enrichissement du processus d'institutionnalisation du mécanisme de création de ressources locales par l'extension des réseaux de partenaires. On citera pour exemple, les débats consacrés à l'articulation des préoccupations locales sur la qualité de l'air à la mise en place du Plan Régional sur la Qualité de l'air et du Plan local de Protection de l'Atmosphère. On pourrait évoquer en outre la volonté locale d'inscrire les actions locales de création de connaissance dans les objectifs flxés par le Programme « Modélisation de la qualité de l'air dans le Nord Pas de Calais », inscrit dans le dernier Contrat de Plan EtatRégion, en mobilisant notamment les réseaux d'acteurs participant à ce programme. EnEn, on peut mentionner également la volonté récemment exprimée par les acteurs locaux d'inscrire une « étude locale sur l'évaluation de l'impact sanitaire global des émissions atmosphériques industrielles sur la santé des populations de l'agglomération dunkerquoise» dans le cadre du PRASE (programme régional d'actions en santé et Environnement), afln de répondre à une préoccupation locale d'identiflcation des risques liés à l'accumulation de rejets au sein du territoire de plusieurs types de polluants54. Pour conclure, il convient d'insister sur le rôle décisif des acteurs publics dans cette inscription temporelle et spatiale particulière des modalités de résolution de conflits d'usage, qui interviennent comme relais des préoccupations s'exprimant localement, mais apparaissent en outre comme les mieux à même de faciliter l'inscription des actions locales dans le cadre de réglementations ou
53 C'est en ce sens qu'il faut comprendre notamment établis par certains organismes (Driee, lfen.. .).
les multiples références
à des rapports
54 Il faut noter que l'on retrouve l'un et l'autre de ces programmes (Modélisation de la qualité de l'air et PRASE) sont également mobilisés dans la création de l'institution de recherche en environnement industriel (lRENI) par l'Université du Littoral, dont la thématique principale de recherche est précisément la qualité de l'air.
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d'objectifs fixés à des échelles dépassant le territoire local. A ce double titre, ils constituent des acteurs clés, tant en ce qui concerne la résolution des conflits d'usage qu'en ce qui concerne la transformation de ces derniers en mécanisme de création de ressources locales. Enfin, on peut souligner la capacité des dispositifs mis en place à surmonter les conflits nés d'une proximité géographique subie entre les entreprises et les habitants du territoire. L'imposition de normes et de mesures de surveillance tout autant que des actions menées dans le sens d'un renforcement des liens entre les entreprises et le monde de la recherche, et plus généralement la mobilisation d'une proximité organisée s'exprimant à différentes échelles territoriales, auront ainsi permis de dépasser les conflits particulièrement forts existants au début des années 90. CONCLUSION
Après avoir tenté d'acclimater des concepts issus de problématiques plus globales, notamment celles de la théorie de la régulation (Colletis et aL, 1999), les approches en termes de proximité tentent à présent de construire une théorie de l'action publique adaptée d'une part, à l'échelle des territoires, et compatible d'autre part, avec l'enchevêtrement croissant des différents espaces d'action et de décision (Gilly, 2004). Ces deux questions constituent en effet un des défis majeurs de la modélisation de l'action publique territoriale. Notre hypothèse est ici que la résolution des conflits d'usage autour de ces ressources naturelles premières (l'air, l'eau...) passe par une certaine forme d'endogénéisation de l'action publique locale, laquelle renvoie inévitablement à un processus de construction de ressources communes aux acteurs d'un territoire, qui s'inscrit nécessairement dans le temps (passé, présent et futur). Nous nous appuyons pour cela sur l'exemple des actions publiques locales menées au sein de l'agglomération dunkerquoise pour le traitement des pollutions atmosphériques d'origine industrielles. Dans ce domaine de la qualité de l'air, en effet, les relations entre territoire et politiques publiques peuvent être appréhendées comme la manifestation d'une volonté de résolution de conflits d'usage pour le partage d'une ressource entre plusieurs types d'acteurs (industriels et habitants, principalement), particulièrement en milieu périurbain, point de rencontre entre sites industriels et lieux d'habitation. L'exemple de l'agglomération dunkerquoise, où ces problèmes de co-existence d'intérêt divergents dans ce domaine existent depuis de nombreuses années en raison du mode de développement économique particulier de ce territoire, révèle l'importance du territoire dans l'élaboration d'une politique publique efficace, notamment pour l'étape décisive de la prise de conscience des conflits. Cet exemple montre également qu'une étape décisive est franchie dans la résolution de ces conflits avec la mise en place progressive d'une dynamique collective de construction de ressources communes (notamment 161
dans le domaine de la mesure et de l'indentification des pollutions) associant entreprises, associations d'habitants, collectivités locales et laboratoires de recherches. Il montre enfm que c'est tout autant la dimension temporelle des comportements d'acteurs que la dimension spatiale qui est invoquée pour la résolution des conflits, avec la prise en compte notamment des différents échelons spatiaux intervenant dans la construction des ressources communes. REFERENCES Atmo NPC (2005), Programme de surveillancede la Qualité de l'Air en région Nord-Pas de Calais, version 1, décembre. Barde J.P. (1992), Economie etpolitique de l'mvironnement, PUF. Bazzoli L. (1999), L'économie politique de JR Commons, Essai sur l'institutionnalisme sociales, L'Harmattan.
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CHAPITRE
8
UNE LECTURE DE LA DYNAMIQUE DE PACIFICATION DES CONFLITS AUTOUR DE LA GESTION DU LAC DE GRANDLIEU EN TERMES DE « STEREOTYPES DE LA PERSECUTION »
Armelle CARON Marina GALMAN Christine
((
Aux
AUBRY
causes
naturelles
lointaines
et inm'cessibles
l'humanité a tolfiours préféré les causes significatives sous le rapport social, et qui admettent une intervention corrective, autrement dit les vÙ'fimes )). René Girard
La gestion du niveau et de la qualité des eaux du lac de Grand-Lieu, dans le département de la Loire-Atlantique, offre un exemple assez paradigmatique des tensions et des conflits liés à des tentatives de conciliation entre activités résidentielles, productives et de conservation de la biodiversité dans cet espace naturel sensible fortement soumis à la pression urbaine que constitue l'estuaire de la Loire. Peu profond et de niveau variable, le lac de Grand-Lieu présente une physionomie unique en Europe se rapprochant de celle des zones humides tropicales dominées par la végétation macrophyte. Cet écosystème remarquable, au fonctionnement complexe, fait l'objet de mesures de protection fortes (site classé, réserve naturelle, site RAMSAR, Zone de Protection Spéciale au titre de la directive européenne «Oiseaux» et classement en site d'importance communautaire par la Commission Européenne dans le cadre de la mise en œuvre du réseau Natura 2000). L'interdiction réglementaire d'accès à une partie du lac n'exclut pas la subsistance de diverses formes d'usages traditionnels
dynamiques de cet espace (pêche professionnelle, les prés-marais).
chasse, activités agricoles sur
En 1995, un premier arrêté ministériel est pris pour rehausser les niveaux d'eau du lac suivant les préconisations d'un « plan de sauvetage », adopté en 1992 pour faire face à son asphyxie progressive (eutrophisation) et à son envasement. Cet arrêté, qui a donné lieu à des manifestations de la part des agriculteurs, marque le début d'un conflit émaillé d'épisodes violents; il est ensuite entré dans une phase d'apaisement. Notre objectif, dans les paragraphes qui suivent, est de mettre en évidence la pertinence de la grille d'analyse des distorsions persécutrices développée par René Girard dans son ouvrage « Le Bouc émissaire», pour appréhender la phase actuelle d'apaisement du conflit autour du lac de Grand-Lieu. S'il s'agit, ce faisant, de prendre à leurs propres mots les protagonistes rencontrés à l'occasion d'un travail de terrain réalisé sur ce territoire au cours du printemps 2004, notre ambition tient également dans la volonté de prendre à contre-pied une tendance actuelle à la célébration des vertus de la négociation et de la concertation dans la résolution des conflits. Dans le cas du lac de Grand-Lieu, c'est l'exclusion et la violence collective qui semblent avoir été les moteurs principaux de la dynamique d'apaisement. Ainsi, après avoir présenté les quatre « stéréotypes de la persécution» qui fondent le schéma transculturel de la violence collective élaboré par René Girard (1.), nous montrerons que ce conflit en offre une illustration saisissante (2.). Dans une perspective plus générale, en mettant en lumière la pertinence d'une mobilisation de la figure du « bouc émissaire », nous entendons contribuer à enrichir l'analyse des processus de résolution des conflits, au rang desquels méritent sans conteste de figurer la violence collective et l'exclusion. 1. LES DISTORSIONS
PERSECUTRICES
Dans son ouvrage « Le Bouc émissaire», René Girard s'intéresse aux persécutions collectives ou à résonances collectives, c'est-à-dire à des violences commises par des foules meurtrières (comme le massacre des juifs pendant la peste noire, les chasses aux sorcières.. .). Son objectif est de mettre en évidence l'existence d'un schéma transculturel de la violence collective (Haeussler, 2005). Sa démonstration repose sur l'identification de quatre « stéréotypes de la persécution », dont l'auteur s'attache à montrer comment ils font système. René Girard met en évidence que ces persécutions collectives - souvent désignées en recourant à la parabole du « bouc émissaire» - qui ponctuent l'histoire de l'humanité, s'appuient sur une croyance, une illusion persécutrice - fondatrice selon lui du sacré- qui continue d'emprisonner les hommes - nous et nos contemporains par delà leurs différences culturelles.
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1.1. Les quatre stéréotYpes de la persÙution
Les persécutions collectives se déroulent de préférence pendant des périodes de crise qui entraînent l'affaiblissement des institutions existantes. Cela favorise la formation de foules, c'est-à-dire de rassemblements populaires spontanés, susceptibles de se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d'exercer sur elles une pression décisive. Pour René Girard, les circonstances qui favorisent de tels phénomènes sont de natures diverses. Il peut s'agir de causes externes (épidémies ou sécheresses extrêmes, inondations entraînant des situations de famines) ou de causes internes (troubles politiques ou conflits religieux). L'auteur souligne que cette situation de crise à l'origine des persécutions est toujours vécue de façon plus ou moins identique par ceux qui les subissent. L'impression dominante, nous dit-il, est celle d'une perte radicale du social luimême, de la fin des règles et des «différences» qui définissent les ordres culturels. C'est dans cette crise indifférenciée persécution.
que réside le premier stéréotype de la
Comme le précise René Girard, dans une société qui n'est pas en crise, l'impression de différence résulte à la fois de la diversité du réel et d'un système d'échanges - c'est-à-dire d'une culture - qui diffère et par conséquent dissimule les éléments de réciprocité qu'il comporte nécessairement (Girard, Z003, p.Z3). Selon l'auteur, lorsque la société entre en crise, une réciprocité plus rapide s'installe non seulement dans les échanges positifs, mais également dans les échanges hostiles ou « négatifs» qui tendent à se multiplier. La réciprocité qui devient alors visible n'est plus celle des bons mais celle des mauvais procédés: la réciprocité des insultes, des coups, de la vengeance et des symptômes névrotiques. L'auteur souligne qu'en dépit du fait qu'elle oppose les hommes les uns aux autres, la réciprocité mauvaise tend à uniformiser leurs conduites, ce qui fait naître le sentiment d'une confusion et d'une indifférenciation universelles. C'est parce que l'expérience des grandes crises sociales ne paraît guère affectée par la diversité des causes réelles que l'on peut, selon René Girard, parler d'un stéréotype de la crise. «C'est le culturel qui s'édipse en quelque sorte, en s'indifférenaant» précise l'auteur. «Devant l'éclipse du culturel, les hommes se sentent impuissants,. l'immensité du désastre les déconcerte mais il ne leur vient pas à l'esprit de s'intéresser aux causes naturelles,. l'idée qu'ils pourraient agir sur ces causes en apprenant à mieux les connaître demeure embryonnaire» (Girard, Z003, p.Z4).
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La crise étant avant tout celle du social, il existe effectivement une forte propension à l'expliquer par des causes sociales et surtout morales. Ainsi, plutôt qu'à se blâmer eux-mêmes, précise René Girard, les individus tendent à blâmer soit la société dans son ensemble, soit d'autres individus qui leur paraissent particulièrement « nocifs ». Les suspects sont alors accusés de crimes de types tellement particuliers, qu'ils deviennent caractéristiques des persécutions collectives. Comme le souligne René Girard, la seule mention de telles accusations permet de soupçonner l'existence d'une distorsion persécutrice. On trouve parmi les principaux chefs d'accusation les crimes de violence qui prennent pour objet les êtres qu'il est le plus facile de violenter soit dans l'absolu, soit relativement à l'individu qui les commet (le roi, le père, le symbole de l'autorité suprême, voire les êtres les plus faibles, les plus désarmés). Viennent ensuite les crimes sexuels (viol, inceste, bestialité), qui transgressent les tabous les plus rigoureux, et enfIn les crimes religieux. Ce qui est commun à l'ensemble de ces crimes c'est de s'attaquer aux fondements même de l'ordre culturel, c'est-à-dire aux différences familiales et hiérarchiques consubstantielles à l'ordre social que, ce faisant, ils menacent de détruire entièrement. Ces accusations stéréotypées, qui ont toujours pour objectif de rejeter la responsabilité de désastres parfaitement réels sur des individus, correspondent au deuxième stéréotype de la persécution. Comme le précise René Girard, l'accusation stéréotypée joue une sorte de rôle de médiateur. C'est elle qui permet, en effet, de convaincre les persécuteurs qu'un nombre petit d'individus, voire un seul, peut être extrêmement nuisible à la société toute entière puisqu'ils parviennent à indifférencier l'ensemble de la communauté. L'auteur ne s'attache pas à identifIer les causes ultimes d'une telle croyance (désirs inconscients selon les psychanalystes, volonté secrète d'opprimer selon les marxistes.. .). Ce qui l'intéresse, « ,.'est la mécanique de l'accusationet l'entrelaœmentdes représentationset des actionspersÛ'Utriœs»qui, à ses yeux, font système (Girard, 2003, p. 26). Le mécanisme de la foule en serait, selon René Girard, un parfait révélateur. La foule abolit en effet toute différence entre les hommes dans le temps et dans l'espace. Ne faisant qu'un avec la communauté indifférenciée, la foule incarne en quelque sorte la confusion universelle. Elle serait l'incarnation parfaite de la terreur qu'inspire aux hommes l'éclipse du culturel. De plus, souligne l'auteur, la foule tend toujours vers la persécution, les causes naturelles de ce qui la trouble ne pouvant pas l'intéresser puisque, par défInition, elle cherche l'action. Etant
168
dans l'incapacité d'agir sur les causes naturelles de la crise, elle recherche une cause accessible pour assouvir son appétit de violence55. Le troisième stéréotype de la persécution est celui de la sélection victimaire. Si les victimes d'une foule peuvent, dans certains cas, être totalement aléatoires, dans d'autres cas, elles ne le sont pas. Les minorités ethniques et religieuses tendent ainsi à polariser contre elles les majorités. Il s'agit là, selon René Girard, d'un critère de sélection victimaire relatif certes à chaque société, mais transculturel dans son principe (Girard, 2003, p. 29). A côté des traits culturels et religieux, des traits purement physiques peuvent également être évoqués au titre des signes victimaires : la maladie, la folie, les difformités génétiques, les mutilations accidentelles... Mais l'anormalité susceptible de servir de critère préférentiel dans la sélection des victimes persécutées ne se cantonne pas au domaine physique. Elle peut relever de tous les domaines de l'existence et du comportement. L'anormalité sociale, c'est-àdire le fait de s'éloigner de la moyenne sociale qui défmit dans ce cas la norme, s'avère ainsi également un critère préférentiel de sélection victimaire. «Plus on s'éloignedu statut socialleplus commun, dans un sens ou dans un autre,plus les risquesde persécutionsgrandissent» nous dit René Girard (Girard, 2003, p. 30). Aussi à la marginalité du dehors, celle des miséreux, convient-il d'ajouter la marginalité du dedans, à savoir celle des riches et des puissants. Toutes les qualités extrêmes apparaissent également susceptibles d'attirer les foudres collectives, « celles du sucds et de l'éthe'~ de la beauté et de la laideur, du vice et de la vertu, du pouvoir de séduire et du pouvoir de déplaire, ,,'est aussi lafaiblesse desftmmes, des enfants, des vieillards, mais également la ftrce du plus ftrt qui devient faiblesse devant le nombre» (Girard, 2003, p. 30). L'auteur précise en outre que les foules tendent souvent à se retourner contre ceux qui ont d'abord exercés sur elles une emprise exceptionnelle. Enfm, il remarque que la frontière entre discrimination rationnelle et persécution arbitraire apparaît dans certains cas, difficile à tracer.
Le quatrième stéréotype identifié par René Girard correspond à la violence collective en tant que telle. C'est elle qui permet à la communauté de se ressouder sur l'exclusion de la victime. Selon René Girard, il existe un rapport étroit entre les deux premiers stéréotypes (celui de la crise indifférenciée et celui de l'accusation stéréotypée) : c'est pour rapporter aux victimes l'indifférenciation de la crise qu'on les accuse de crimes «indifférenciateurs ». Mais puisqu'en vérité se sont leurs signes
55 « Il n'est de mobilisation bientôt»
(Girard,
2003,
que militaire
ou partisane
autrement
p. 26).
169
dit contre un ennemi
déjà désigné ou qui le sera
victimaires qui désignent ces victimes à la persécution, il convient de préciser le lien qui les unit au troisième stéréotype de la sélection victimaire. René Girard précise que les signes victimaires sont, à première vue, purement différentiels, comme le sont les signes culturels - il n'existe pas, en effet, de culture qui ne pense les différences comme légitimes et nécessaires. Les signes victimaires renvoient à une autre façon de différer, celle que l'auteur nomme la « différencehors rystème» (Girard, 2003, p. 34). C'est ainsi à la possibilité pour le système de différer hors de sa propre différence, autrement dit de ne pas différer du tout, c'est-à-dire de cesser d'exister en tant que système, que renverraient les signes victimaires. « La différentehors rystème terrijieparce qu'elle suggèrela vérité du rystème à savoir sa relativité,sa fragilité, sa mortalité» écrit René Girard. « Ainsi bien que les catégoriesvÙtimaires semblent prédisposées aux crimes indifférentiateursdufait de leur anormalité,te n'estjamais leur différencepropre qu'on leur reproc'he,mais de ne pas différer comme il faut, à la limite de ne pas différer du tout» (Girard, 2003, p. 34). Si l'on suit l'auteur, les préjugés tribaux, nationaux, ne renverraient donc pas tant à une haine de la différence qu'à une haine de la privation de cette différence. Ce ne serait pas l'autre nomos que l'on verrait dans l'autre, mais l'anomalie. Ce ne serait pas l'autre norme mais l'anormalité56. Ce ne serait donc jamais la différence qui obsèderait les persécuteurs mais sempiternellement son indicible contraire: l'indifférenciation (Girard, 2003, p.35). Un dernier argument est mobilisé par René Girard pour démontrer combien les stéréotypes de la persécution s'avèrent indissociables: le fait que la plupart des langues ne les dissocient pas. « (. ..) .-'estvrai du latin et du grec et doncdufrançms : crise,crime,critère,critique,renvoienttous à la même ratine au verbegrec'krino qui signifie non seulementjuger, distinguer, différentier, mais accuser et C'ondamnerune vÙtime» précise-
t-il. Ce phénomène est si constant qu'il ne saurait, selon l'auteur, être passé sous silence. Il suggèrerait un rapport encore dissimulé et toujours non élucidé entre les persécutions collectives et le culturel dans son ensemble. 1.2. L'illusion persÜutric'e et la parabole du (( bouc émissaire )) « Il retevra de la communauté
des Israélites deux boucs destinés à un saC'rijite pour le péC'hé et
un bélier pour un holocauste. (...) Aaron à l'entrée de la Tente du &ndez-vous. sort à Yahvé
56 « L'infirme
et l'autre à Azazel.
se jait
prendra
C'eSdeux bouC'set les placera devant Yahvé
Il tirera les sorts pour les deux bouC's, attribuant
Aaron
un offrira le bouC' sur lequel est tombé le sort ((A
dijforme, l'étranger tkvient apatritk
(...)
il n'est pas bon en Russie tk passer pour
cosmopolite, les métèques singent toutes les différencesparce qu'ils n'en ont pas» (Girard,
170
2003, p.34).
Yahvé ))
et en fera
un sacrijÙ'e pour
le pét'hé. Quant
au bout sur lequel est tombé le sort
((A
Azazel )), on le plaœra vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite d'expiation, pour l'envqyer à Azazel dans le désert. (...) Une fois athevée l'expiation du sant/uaire, de la Tente du Rendez-vous et de l'autel, il fera approther le bout entOre vivant. Aaron lui posera les deux mains
sur la tête et tOnfessera à sa .-ha1~,e toutes les fautes
des Israélites,
toutes leurs
transgressions et tous leurs pét'hés. Après en avoir ainsi thar;gé la tête du bou.; il l'enverra dans le désert sous la tOnduite d'un homme qui se tiendra prêt, et le bout emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride.» LEVITIQUE, XVI, 5,7-10,20-22 Pour René Girard, le repérage des stéréotypes persécuteurs permet de montrer que la représentation persécutrice conserve certains caractères d'une représentation collective au sens de Durkheim (Girard, 2003, p. 61). Grâce aux mécanismes persécuteurs, l'angoisse et les frustrations collectives trouvent, en effet, un assouvissement sur des victimes qui font aisément l'union contre elles en vertu de leur appartenance à des communautés mal intégrées, etc. Selon l'auteur, le fait que l'on recourt invariablement à la notion de « bouc émissaire» pour désigner la victime en est un signe. « Tout le monde entend parfaitement œtte expression» écrit-il, «personne n 'hésite sur le sens qu'il faut lui donner. (( Bout émissaire)) désigne simultanément l'innoœnœ des vzdimes, la polarisation tollet/ive qui s'effet/ue tontre elles et la finalité tOllet/ive de œtte polarisation. Les persétuteurs s'enferment dans la (( logique)) de la représentationperséoutriœet ils nepeuventplus en sortir. La polarisation exerœ une .'Ontrainte telle sur les polarisés qu ~'I est impossible pour les vÙ'fimes de se justifier. » (Girard, 2003, p. 62).
René Girard précise encore que recourir au terme de «bouc émissaire », « (...) .-'est dire que l'on n'est pas dupe de œtte représentation et qu'on a fait défaire le rystème et lui substituer notre propre letture ».
œ qu'il fallait pour
en
Aussi, comme le souligne l'auteur, cet emploi du terme « bouc émissaire» n'a-til que peu de rapport direct avec le rite du bouc émissaire tel qu'il est décrit dans le Lévitique et d'autres rites proches. Comme le précise René Girard, hors du contexte persécuteur, la mobilisation de cette expression tend en effet à en modifier le sens puisqu'elle induit l'idée d'une manipulation délibérée: l'idée de « stratégies habiles qui n'ignorent rien des mémnismes vzdimaires et qui sacrifient des victimes
innoœntes en tOnnaissanœde .'{luse,avet des arrièrespensées mathiavéliques» (Girard, 2003, p. 62). Si en dépit de cette démystification, de telles manipulations sont encore susceptibles de se produire à notre époque - ce qui est le cas - elles ne le peuvent donc que parce que les manipulateurs rituels disposent pour organiser leurs mauvais coups, d'une masse éminemment manipulable, c'est-àdire de personnes susceptibles de se laisser enfermer dans les systèmes de la représentation persécutrice, de gens capables de croyance sous le rapport du « bouc émissaire ». Aussi convient-il, selon René Girard, de ne pas s'en tenir à la conception moderne trop consciente et calculatrice de tout ce que
171
recouvre le « bouc émissaire» 57.Celle-ci élimine, en effet, l'essentiel, à savoir la croyance des persécuteurs en la culpabilité de leur victime, leur emprisonnement dans l'illusion persécutrice qui est un véritable système de représentation: « Les persécuteursnaifs ne saventpas ce qu'ils font» nous dit René Girard. Or, comme il le souligne, l'illusion persécutrice est loin d'être morte. Des foules, voire des sociétés entières, continuent de s'enfermer dans la prison de leurs propres illusions victimaires58. Cette illusion persécutrice qui est nécessaire pour que le processus de « bouc émissaire» fonctionne subsiste donc. Il faut en effet que les persécuteurs soient tous animés par la même foi en la puissance maléfique de leur victime pour que celle-ci puisse polariser tous les soupçons, tensions et représailles qui empoisonnent les rapports. C'est la condition nécessaire pour que la mort ou l'exclusion de la victime permette à la communauté d'être effectivement vidée de ses poisons, de se sentir libérée, réconciliée avec elle-même. Comme le souligne René Girard, dans les situations de violence collective, les agresseurs pensent que toute l'initiative revient à la victime. Ils se conçoivent comme entièrement passifs, purement réactifs, entièrement dominés par ce « bouc émissaire », au moment même où ils se précipitent sur lui. « L'illusion persécutricepermet qu'il n)l ait plus qu'un responsablede tout et qui sera également responsablede la guérisonpuisqu'il l'était de la maladie» écrit l'auteur. « Bien entendu,les «(boucs émissaires )) neguérissent ni les vraies épidémies, ni les sécheresses,ni les inondations»
poursuit-il (Girard, 2003, p. 68).
57 « Lorsque mais
elle
tI 'a plus
Girard.
« Elle
référet/ce
explicite
persécutrices,. partout
((
tlOUS tlOUS écriotls:
(...J
le même
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origitles judaïques
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René
pour
mais
c'est
tlOUS l'utilisotls
dans
2003,
tlOUS recourotls
les participatlts
datlS Isaïe,
qui sert de grille
». (Girard,
Girard
est Uti bouc émissaire)), avait
itltlocet/te
a disparu
déjà l'utiliser,
et chrétietltle
58 Ce que montre
qu'elle
de la brebis
à la passiotl
où tlOUS savotlS
la victime
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ou de l'agtleau
toujours
elle que
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de façotl presque
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1'0tl juxtapose aux il est si biet/ assimilé
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satls riféretlce
René
Toute
rpréset/tatiotls désormais que explicite
à ses
p. 296).
son ouvrage
par le biais de l'application
distorsions persécutrices aux mythes et aux évangiles, c'est fait finalement qu'un avec le caractère massif et aveugle de SOtlt sujets à des variations soudaines datls leurs rapports pour le pire complet de variatiotls à la victime collective qui facilite le retour à la
de sa thèse
des
que tout ce qu'on appelle le sacré ne cette croyance. « Les hommes etI groupe et pour le meilleur. 5 'ils attribuetlt un cycle tlormal, ils déduirotlt forcémetlt de ce double
transfert la crqyatlce etl utle puissatlce tratlscetldatlte à la fois double et Utle qui leur apporte alternativemet/t la perte et le salut, le châtimet/t et la récompense. Cette puissatlce se matlifeste par l'intermédiaire de violetlces dotlt elle est la victime mais plus et/core l'instigatrice mystérieuse. Pour tie pas retlotlcer à la victime et/ tatlt que cause elle la ressuscite s'il le faut, elle l'immortalise, au moitls pour un temps, elle itlvet/te tout ce que tlOUSappelOtlS le tramcet/datlt et le surtlatureL » (Girard, 2003, p. 68).
172
Pour comprendre le caractère performatif d'une telle croyance, il faut en revenir au fait que la dimension principale de toute crise tient avant tout dans la façon dont elle affecte les rapports humains. Or le processus de mauvaises réciprocités que la crise indifférenciatrice permet d'amorcer se nourrit de luimême, il n'a pas besoin de causes extérieures pour se perpétuer. Ainsi, tant que les causes extérieures de la crise persistent, les « boucs émissaires» n'ont pas d'efficacité. Par contre, souligne l'auteur, si ces causes extérieures cessent de jouer, le premier « bouc émissaire» venu mettra un point final à la crise car il liquidera ses séquelles interpersonnelles par la projection de toute la malfaisance sur la victime. Il suffira que de telles conditions soient réunies pour que le « bouc émissaire », bien qu'il n'agisse que sur les rapports humains détraqués par la crise, donne cependant l'impression d'agir également sur les causes extérieures, les pestes, les sécheresses et autres calamités objectives. 2. VIOLENCES
ET DISTORSIONS PERSECUTRICES DU LAC DE GRAND-LIEU
DANS LE CONFLIT
Le conflit du lac de Grand-Lieu est un conflit qui s'inscrit dans un temps long; c'est un conflit qui dure. Dans un premier temps, après avoir présenté le site sur lequel se déroule le conflit que nous avons étudié, nous rappellerons les principaux pics de conflictualité en montrant comment ils s'articulent avec des phases d'apaisement permises, notamment, par la mise en œuvre d'un processus de concertation et de « médiation ». Nous nous pencherons ensuite plus particulièrement sur la phase actuelle de résolution, qui est caractérisée par l'exclusion de l'un des acteurs majeurs du conflit: l'ancien directeur de la réserve naturelle, qui a été la principale victime d'actes de violence collective (séquestration, menaces de mort.. .). Certaines, parmi les personnes que nous avons rencontrées au cours de notre travail de terrain, n'ont pas hésité à le désigner comme un « bouc émissaire» lorsqu'elles étaient invitées à décrire cette ultime étape du conflit autour du lac de Grand-Lieu (Galman, 2004). C'est l'utilisation d'un tel vocable qui nous a mis sur la voie du recours à la grille des mécanismes sacrificiels de René Girard pour décrire et comprendre le processus de résolution à l'œuvre. Nous montrerons, dans un deuxième temps, que le repérage des stéréotypes de la persécution permet, d'une part, de conclure à la présence de distorsions persécutrices dans le conflit du lac de Grand-Lieu et, d'autre part, de mettre en évidence la pertinence de l'application de cette grille d'analyse au cas observé. 2.1. Le lac de Grand-Lieu: fonctionnement complexe
un site écologique remarquable menacé au
Situé dans une cuvette, le lac de Grand-Lieu draine une superficie de près de 850 km2. Son bassin versant s'inscrit dans deux départements, la Loire173
Atlantique et la Vendée. Ses deux affluents principaux, l'Ognon et la Boulogne, présentent des variations de débit importantes au cours de l'année, avec des étiages particulièrement sévères. Le lac reçoit donc des apports irréguliers en fonction des saisons: quasi-nuls en été et importants en hiver, période à laquelle il joue un rôle important en termes d'expansion des crues. L'Acheneau, le cours d'eau à l'exutoire du lac, possède en effet une section équivalente à un seul des affluents et ne peut donc évacuer la totalité des eaux provenant du bassin versant. Les modifications de hauteur d'eau et, partant, de superficie (de 4000 hectares en été à 6300 hectares en hiver), caractéristiques du lac de GrandLieu, sont dues à ce phénomène. Ces variations des niveaux d'eau ont contribué à créer au cours des siècles une exceptionnelle diversité d'habitats et, ce faisant, à faire du lac de Grand-lieu un site d'une grande richesse £loristique et faunistique (les oiseaux en constituent l'intérêt majeur). Au fù des siècles, le fonctionnement hydraulique du lac a été modifié, de manière indirecte par les aménagements du bassin versant et de manière directe par le creusement de canaux, la construction d'une chaussée coupant le bout du lac et celle d'une écluse. Ce vannage, construit en 1960, permet un contrôle relatif du niveau d'eau du lac en régulant la sortie de l'eau vers l'Acheneau, son unique émissaire. Depuis 1965, différents arrêtés (préfectoraux et ministériels) ont fixé les niveaux d'eau selon les périodes de l'année. Le lac de Grand-Lieu, écosystème exceptionnel qui fait l'objet de nombreuses mesures de protection, continue d'être le support d'usages traditionnels. La pêche professionnelle se maintient, l'autre activité productive jouant un rôle important étant l'agriculture qui exploite, par la fauche et le pâturage, les zones de prairies humides. La chasse a également eu une grande importance et attiré de riches propriétaires. La famille du parfumeur Guerlain a à partir de 1947 été le principal actionnaire de la SCI qui possédait 2700 hectares au centre du lac destination de chasse fort prisée par un ancien Président de la République. Cette activité cynégétique a diminué sur le pourtour du lac et disparu sur le lac lui-même suite aux mesures de conservation mises en oeuvre. A la complexité du fonctionnement écologique du lac et à la multiplicité des formes d'usages dont il est l'objet, s'ajoute la diversité des statuts fonciers et juridiques. La zone en eau est divisée en deux, avec la propriété (650 hectares) de la Fondation pour la Protection des Habitats de la Faune Sauvage - une association issue du monde la chasse - et une zone classée en Réserve Naturelle
174
(2700 hectares), propriété de l'Etat, suite à la donation Guerlain en 197959. L'accès du public et la pratique de la chasse sont interdits dans ces deux espaces, qui comprennent une partie des rives du lac, le reste étant partagé entre différentes propriétés privées (notamment agricoles) et territoires communaux. Le lac de Grand-Lieu connaît deux évolutions défavorables pour le maintien de la qualité de l'écosystème remarquable qu'il constitue. Il s'agit, d'une part, de l'accélération de la vitesse du phénomène d'atterrissement - naturel pour un lac de plaine en phase de comblement - c'est-à-dire de l'élévation du fond du lac par les sédiments apportés par ses affluents et par la production interne de matières organiques. D'autre part, Grand-Lieu est devenu un lac hypereutrophe. Les apports excédentaires en azote et en phosphore contribuent à accélérer la dynamique de comblement en favorisant l'accroissement de la production de matière organique. Les études menées à partir des années 1980 pour identifier les causes de l'envasement du lac ont montré que l'augmentation des transferts de sédiments et les apports de substances nutritives résultent à la fois de la modification du régime hydraulique du lac et du bassin versant, de l'accroissement de la pression urbaine et du développement des activités agricoles (notamment du maraîchage) sur le bassin amont. Complétées au début des années 1990, ces études ont débouché sur des préconisations qui se sont matérialisées dans l'élaboration et l'adoption d'un Plan de Sauvetage du lac (voté à deux reprises par le comité consultatif de la réserve, en 1992 et 1993). Ce plan de sauvetage prévoyait trois types de mesures: réduction de 90% des pollutions du bassin versant (avec mention de l'élaboration d'un SAGE dont l'instruction a été initiée en 1992 et qui a été approuvé en mars 2002), amélioration de l'évacuation naturelle des sédiments (en enlevant certains bouchons vaseux au niveau de l'exutoire), action sur les niveaux d'eau du lac en retardant la période d'ex on dation 60.
59 Cette donation comportait des conditions telles que le classement en réserve naturelle dont la gestion devait être confiée à la Société Nationale de Protection de la Nature (SNPN), le maintien de la pêche pour les pêcheurs professionnels, la possibilité de chasser pour le donateur aujourd'hui décédé - et l'interdiction d'accès au public. 60 La gestion du niveau d'eau du lac est basée sur des niveaux minima en dessous desquels les vannes de l'écluse ne peuvent être ouvertes.
175
2.2. Les grandes étapes du conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-Lieu
Un premier arrêté ministériel est pris en 1995 en application des préconisations du Plan de Sauvetage. Cet arrêté modifie celui de 1965, qui définissait des niveaux d'eau favorables à l'exploitation agricole des prairies inondées. Il donne lieu à de violentes manifestations des agriculteurs, suivies d'une ouverture sauvage des vannes qui empêche la modification du régime hydraulique préconisée. L'année suivante (1996), un nouvel arrêté, définissant une augmentation plus modérée des niveaux, paraît. Il ne sera appliqué qu'avec le soutien des CRS suite à une nouvelle ouverture des vannes de l'écluse. Cet arrêté va s'appliquer jusqu'en 2001 où, suite aux printemps très pluvieux des années 1998, 1999 et 2001 - qui provoquent des crues exceptionnelles et une inondation prolongée des prairies de marais (8 mois en 2000) - le statu quo est rompu. Des incidents violents éclatent au cours d'une réunion pour la mise en place de Natura 2000 Oe 29 mai 2001). Au cours de cette réunion, à laquelle n'assiste aucun représentant de la Préfecture ni aucun représentant - connu des agriculteurs - de la DlREN, le directeur de la réserve est pris à parti par les membres de l'Association de Sauvegarde des Marais venus en tracteurs encercler la mairie où se déroule la rencontré!. Des menaces de mort sont proférées à l'encontre du directeur de la réserve qui, pris en otage, sera conduit dans les marais où il sera contraint de rester quelques heures les pieds dans l'eau. Ces événements violents représentent un pic de conflictualité et sont le point de départ d'une évolution importante du conflit. L'épisode de l'enlèvement du directeur de la réserve, qui avait été précédé par des agressions verbales répétées à l'occasion de réunions publiques, conduit la Préfecture de Loire-Atlantique à nommer un médiateur en juillet 2001. Le rapport du médiateur - professeur et doyen honoraire de la faculté de droit et de sciences politiques de Nantes rendu public, est accablant pour le directeur de la réserve. Le médiateur exprime en effet des réserves sur la qualité de la gestion du directeur de la réserve naturelle et dénonce une trop forte personnification de cette gestion. La double qualité d'expert - chercheur au CNRS - et de gestionnaire du directeur de la réserve, qui contribuerait à créer un quasi monopole de fait sur tous les travaux et expertises scientifiques entrepris par la réserve, est également stigmatisée par le médiateur. Celui-ci préconise, d'une part, une clarification des relations
entre
le directeur
de la réserve,
61 L'Association
la SNPN
-
la Société
Nationale
de
de Sauvegarde des Marais qui regroupe des agriculteurs a été créée en 1995 au moment de l'élaboration de l'arrêté modifiant la gestion des niveaux d'eau en fonction des préconisations du plan de sauvetage du lac.
176
Protection de la Nature en est le gestionnaire statutaire - et l'Etat. D'autre part, il suggère la création, aux côtés du directeur, d'un conseil scientifique pluriel ouvert aux représentants des sciences sociales. Le rapport du médiateur se conclut par un appel à une révision des niveaux d'eau arrêtés et une application plus souple de ces derniers. Suite à la publication du rapport du médiateur, la SNPN demande à l'Etat de démettre le directeur de la réserve naturelle de Grand-Lieu de ses fonctions. Ce dernier ne conserve qu'un titre de directeur scientifique de la réserve et se voit confier un rôle de conseiller scientifique auprès du Préfet, mais aucun remplaçant n'est nommé. Un collectif d'usagers est créé, qui regroupe l'Association de Sauvegarde des Marais de Grand-Lieu, les pêcheurs, les chasseurs et la SNPN. Un compromis sur les niveaux d'eau est négocié au sein de ce collectif, et mis en œuvre par le Préfet à partir de l'année 2002. Le contentieux engagé parallèlement par l'Association de Sauvegarde des Marais débouche, en décembre 2002, sur l'annulation, par le tribunal administratif, de l'arrêté ministériel de 1996 pour vice de forme (sur le fond, la pertinence de l'arrêté est confirmée par le jugement). Depuis, un nouvel arrêté ministériel est paru, qui réaffirme les niveaux d'eau fixés dans l'arrêté de 1996. Pourtant, ce sont les niveaux d'eau négociés dans le cadre du collectif dont l'ancien directeur de la réserve est exclu, qui sont appliqués. Le conflit est entré dans une phase d'apaisement qui perdure au moment de notre rédaction. 2.3. Quand le sacrifice du directeur de la réserve du la" de Grand-Lieu permet d'apaiser le tOnf/it : une illustration de la puissance de l'illusion persécutrice
La présentation chronologique de ces principales étapes nous permet de mettre en évidence que le conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-Lieu semble, à première vue, receler les attributs d'un phénomène de violence collective qui s'apaise grâce, notamment, à l'exclusion d'un des protagonistes du conflit: le directeur de la Réserve Naturelle. Si l'on suit René Girard, c'est le repérage des stéréotypes de la persécution qui doit nous permettre de conclure si cet événement relève ou non d'une persécution collective. «Leur présence», écrit l'auteur, « conduit à aJ/irmer : que les violencessont réelles, que la mse est réelle que les victimes sont choisies non pas en vertu des trimes qu'on leur attribue mais de leur signes victimaires de tout ce qui suggèreleur aJ/inité coupable ave,' la crise» (Girard, 2003, p. 37). Selon René Girard, il n'est même pas nécessaire que les stéréotypes soient tous présents pour que l'on se trouve en présence de violences persécutrices. Trois d'entre eux suffisent, voire souvent même deux, précise-t-il, pour que l'on puisse être assuré que « [...] le sens de l'opération est de ro/eter sur les victimes la responsabilité
de cette crise et d'agir sur celle-à en détruisant
en les expulsant de la communautéqu'elles 177
lesdites vÙ1imes ou tout au moins
polluent» (Girard, 2003, p. 37).
Le premier stéréotype de la persécution réside dans la crise indifférenciatrice et apparaît comme aisément repérable dans notre cas d'étude. Ce sont les conditions climatiques (fortes précipitations des années 1998, 1999 et 2001) dans leur combinaison avec le régime hydraulique du lac qui apparaissent comme le principal élément déclencheur du pic de conflictualité que nous analysons. Du fait de la succession de ces années pluvieuses, les stocks de fourrage des agriculteurs ont été sévèrement entamés, alors même que les récoltes de céréales sur les terres hautes de leurs eXploitations étaient fortement pénalisées. Sur les zones de marais, l'ampleur des crues a été accentuée par la difficulté pour le gestionnaire de l'écluse de réagir rapidement. La combinaison de ces facteurs a entraîné une inondation prolongée des marais, limitant les possibilités d'exploitations par l'agriculture. Une seconde cause de déclenchement de la crise peut-être identifiée: l'organisation des premières réunions pour la mise en œuvre de Natura 2000. On sait combien, au-delà de cette situation conjoncturellement délicate propre à Grand-Lieu, la mise en oeuvre de Natura 2000 est, en France, conflictuelle (Rémy et al., 1999). On connaît les situations de blocage auxquelles on parvient sur certains des sites d'intérêt communautaire. Comme les travaux réalisés sur ce thème l'ont bien mis en évidence, l'un des ressorts principaux de ce type de conflit tient dans les craintes qu'inspirent ces nouvelles exigences de conservation de la biodiversité aux usagers traditionnels de l'espace rural que sont les agriculteurs, les chasseurs et les propriétaires forestiers. Dans la plupart des cas, le conflit se structure autour d'une opposition entre des valeurs anciennes, représentées par les usages traditionnels, et l'affirmation d'un type nouveau de valeurs, représenté par la défense du patrimoine naturel (Billaud et al., 2002). La mise en œuvre des directives européennes «Oiseaux» et « Habitats» est ainsi perçue comme porteuse d'une menace de dépossession de leurs héritages et traditions, de leur territoire, par les usagers locaux d'un espace rural fragilisé par une recomposition profonde. Natura 2000 apparaît comme le dernier avatar de la mainmise des urbains sur des territoires ruraux en crise. Les accusations stéréotypées ont pour objectif de rejeter la responsabilité de désastres réels à l'origine de la crise sur des individus que leur appartenance à certaines catégories prédispose à cette sélection victimaire. Dans le cas qui nous occupe, les accusations stéréotypées ne vont pas jusqu'aux crimes indifférenciateurs évoqués par René Girard (crimes dont les chefs d'accusation sont tellement spécifiques - crimes de violence contre les êtres les plus désarmés, crimes sexuels transgressant les tabous les plus rigoureux, crimes religieux - qu'ils deviennent caractéristiques des persécutions collectives), du moins aucun de nos interlocuteurs ne s'en est fait l'écho. Ce qui n'empêche pas le directeur de la réserve de concentrer les reproches sur sa personne et
178
d'être tenu pour le principal responsable de la situation de crise. L'impartialité des expertises et des études scientifiques dont il a été le commanditaire et qui ont servi à l'élaborer le plan de sauvetage, est également mise en cause par de nombreux protagonistes du conflit que nous avons rencontrés. Cette accusation est d'ailleurs reprise dans le rapport du médiateur nommé par le préfet au plus fort de la crise. Une telle accusation n'est pas sans importance dans un contexte où les savoirs et savoir-faire locaux sont opposés à une expertise scientifique dont la validité ne cesse d'être remise en cause ( risque alors de se traduire ensuite non seulement par une crise de confiance sur l'objet du processus
décisionnel
en question,
mais aussi
-
plus grave - par une défiance
plus durable à l'égard du monde politique.78 2.3. L'appréâation Il est clair qu'en
aval
des acteurs soâaux
-
voire en amont!
- de l'appréciation
politique
initiale
visant à décider de lancer ou non un processus participatif, les acteurs conviés à participer feront eux aussi leur propre évaluation des avantages et inconvénients de se mobiliser, des opportunités et des risques qu'implique d'accepter de participer - et consécutivement se détermineront sur l'opportunité d'une participation effective. Cet autre versant de l'échange entre autorité et administrés ne doit pas être négligé: il n'y a évidemment pas de participation sans participants, et pas de participants si les acteurs concernés au premier chef n'ont pas de motivation (ou trop de réticences) à s'investir dans un tel processus! Autrement dit, il ne suffit pas de proposer ou de décréter la participation pour que celle-ci se concrétise: tous les acteurs étant libres d'accepter ou non une 77 Participation
+ manipulation
= « participulation
».
78 Concernant les relations de confiance indispensables à la conduite de négociations créatives et performantes, voir notamment Dupont 1990, ou le Cardinal et aL 1997.
217
invite à la participation, la mise en place d'un processus participatif de décision doit être négociée, avec les acteurs concernés - lesquels pourront naturellement faire valoir des conditions de participation. Même l'acteur le plus faible - le moins doté en ressources de toute nature - dispose ainsi d'un pouvoir inaliénable: le pouvoir de l'abstention. 2.4. Les ((mnditions locales)}
L'option politique d'engager un processus participatif de décision étant retenue et avant de concevoir en détail un tel processus et de l'engager, il est primordial de vérifier l'existence de « conditions locales» favorables. En effet, pour que le processus ait des chances de succès, il faut d'une part que les acteurs concernés soient confrontés à une situation qui les pousse à entrer dans un tel processus (tous les acteurs pouvant et devant agir), d'autre part qu'il y ait une volonté commune dans ce sens (tous les acteurs voulant agir). De plus, il faut que les acteurs soient conscients de l'interdépendancequ'il y a entre eux, et soient disposés à reconnaître cette interdépendance: chacun d'eux doit percevoir et reconnaître le besoin qu'il a des autres pour pouvoir agir, tout en renonçant à agir seul (reconnaissance et affJ.rmation de la disposition favorable de chacun à l'égard de la perspective d'une décision partagée). 3. LES MODALITES DE LANCEMENT D'UN PROCESSUS PARTICIPATIF DE DECISION Outre le résultat de l'appréciation de la situation initiale, par l'autorité politique tout comme par les acteurs sociaux, le « moment» du lancement d'un processus participatif a aussi son importance: si l'autorité anticipe précocementdes enjeux forts et/ou des intérêts divergents - donc une situation potentiellement conflictuelle et source de blocages - elle pourra instaurer la démarche participative plus tôt, ce qui favorisera la recherche de solutions consensuelles, puisque les enjeux sont discutés avant que les positions antagonistes tranchées figent les acteurs dans une attitude méfiante, défensive et parfois excessive (avec un accent mis sur les positions plutôt que sur les intérêts)79. Si au contraire la nécessité de lancer un processus participatif apparaît tardivementet de manière réactive (c'est-à-dire après l'apparition de blocages sociopolitiques ou juridiques, lorsque des acteurs sociaux se sont déjà mobilisés pour exiger de pouvoir influencer un processus de décision), il sera naturellement plus délicat de recréer un climat de sérénité et de confiance; mais en revanche, l'identification des acteurs à convier au processus sera généralement plus aisée, 79 Les intérêts correspondent grosso modo aux objectifs que chacun veut atteindre, alors que les positions sont les revendications exprimées à un moment donné. Pour plus de précisions quant à cette importante distinction entre intérêts et positions, voir en particulier Dry et Fisher 1982.
218
ces acteurs s'étant déjà manifestés dans le contexte des conflits ouverts (par le biais d'oppositions, de recours, de pétitions, etc.). 3.1. Définir les ((règles du jeu))
Enclencher un processus participatif suppose également de défInir aussi clairement que possible une série de « règlesdujeu », visant notamment à préciser les points suivants.
. .
. . . .
.
Ce sur quoi porte le pro.-essus: quels enjeux doivent être traités, sur quel territoire et à quelle échelle. Ce que concernele processus: distinguer le négociable du non négociable; en vérifIant également que le négociable est suffIsamment consistant, c'est-àdire qu'il y a une marge de manœuvre pour la négociation. Quels acteurs sont invités à partitiPer : acteurs impliqués, acteurs directement concernés, autres acteurs. Avec quels pouvoirs les acteurs conviés vont participer: être informés, être associés à la concertation, co-décider. Avec quels devoirs .-es mêmes acteurs vont être associés: d'informations, obligation de confIdentialité, etc.
présence,
être consultés,
production
Quelle est la durée prévue du processus.
Quels sont les résultats potentiels du proc'essus: modalités de réinsertion des résultats du processus dans la procédure usuelle, en vue de leur validation légale.
D'autres éléments doivent également être déterminés avant le lancement du processus participatif, comme son fInancement (qui paie combien), l'existence de lacunes d'information à combler 0esquelles et comment), la désignation d'un médiateur (et la défmition de son cahier des charges), les dispositions à prendre (et par qui) en cas d'enlisement du processus, etc. En complément aux règles du jeu traditionnelles résumées ci-dessus, il faut fmalement considérer certains aspects à même d'insérer un processus participatif dans le contexte local particulier. Ainsi, la défInition de ces règles ne peut être unilatérale, dans la mesure où il est requis que l'ensemble des acteurs attelés au processus participatif approuvent et respectent ces règles. La première étape à franchir avec les acteurs conviés à un tel processus consiste donc à « con.-erterla concertation», c'est-à-dire à se mettre d'accord sur les règles spécifIques au processus en démarrage. Au
sein
de
l'ensemble
de
règles 219
idoines,
l'enjeu
des modalités
de
réintégration des résultats d'un processus participatif de décision ad hocdans une procédure légale est évidemment crucial, dans la mesure où ce n'est qu'au moment de ce « retour à la procédure» que ces résultats acquerront leur véritable force légale (p. ex. lorsqu'une autorité fait sien un accord résultant d'un processus de concertation, en l'insérant dans une planification officielle contraignante, ou en votant le budget nécessaire à sa mise en œuvre, etc.). L'autorité politique qui engage un processus participatif doit donc préciser d'emblée cet aspect essentiel, et informer les acteurs sociaux des modalités de validation légale des futurs résultats du processus - condition capitale d'un véritable engagement des acteurs sociaux. En réalité, les modalités de réinsertion des résultats du processus ad hoc dans la procédure décisionnelle usuelle (budgétaire ou autre) ne faisant pas forcément d'emblée l'objet d'un accord entre toutes les parties en présence, elles peuvent naturellement devoir être négociées entre ces parties préalablement au démarrage du processus luimême. D'autre part, s'agissant de politiques ou projets territoriaux, la définition d'un périmètre est capitale, puisqu'elle conditionne non seulement l'échellepertinente pour l'action collective (et donc l'identification des compétences en jeu ainsi que des organes institutionnels concernés, voire responsables), mais aussi le choix des acteurs à convier, ainsi que les caractéristiques des autres aspects énoncés supra. Enfin, le caractère territorial des politiques ou projets en question implique d'accorder une importance accrue à la coordination de diverses procédures en vigueur, qui fréquemment doivent être articulées sur un même territoire selon une multitude d'approches sectorielles, à une variété d'échelles, et à l'aune de temporalités distinctes. 3.2. La nature de la participation
L'un des aspects qui requiert le plus de perspicacité et de transparence, lors de la mise en place des dites règles du jeu, est la question de l'ampleur de l'échange volontaire entre autorité et administrés, autrement dit de la nature de la participation à laquelle chaque acteur convié80 va pouvoir prétendre, à chaque étape du processus participatif. Les négociations préalables à l'instauration d'un processus participatif portent notamment sur cet aspect.
80 Dans les cas où les acteurs s'invitent avant d'avoir été conviés, c'est-à-dire lorsque le processus participatif résulte d'une mobilisation sociale plutôt que d'une initiative prise par l'autorité politique, le problème n'est guère différent.
220
Sans détailler ici - faute de place - toutes les caractéristiques et implications des divers niveaux de participation envisageables, précisons que nos diverses expériences de terrain nous ont amenés à distinguer, de manière pragmatique, trois principaux
. .
degrés de participation:
l'information, largement unilatérale, dont le destinataire «participer» se borne à prendre connaissance ;
qui accepte
de
la consultation,au moyen de laquelle l'émetteur fait connaître un projet, une idée ou une opinion, et sollicite l'avis des personnes consultées, en s'engageant à prendre connaissance de ces avis - mais pas forcément à en tenir compte; la concertation,qui consiste en des relations multilatérales entre acteurs a priori égaux, sous forme d'un processus de délibération81 visant à défInir un accord volontaire et/ou à délimiter voire réduire les divergences entre protagonistes ayant des intérêts différents.
On peut encore ajouter:
. .
la négociation, comme étant une forme de concertation où l'autorité publique compétente pour décider sur le projet ou la politique en question est l'une des parties en présence, avec pour conséquence particulière qu'une fois un accord conclu entre l'ensemble des protagonistes, il n'y a pratiquement plus d'autre étape décisionnelle à franchir pour que l'accord soit réintégré dans la procédure légale; la co-décision,mode de décision qui prévaut lorsque plusieurs autorités politiques de même niveau (p. ex. plusieurs exécutifs communaux) doivent décider ensemble. Elles peuvent alors fonctionner soit à l'unanimité (chacune conserve ainsi un droit de veto), soit selon d'autres techniques de décision.
Il Y a lieu d'attribuer clairement à chaque acteur ou groupe d'acteurs l'un des trois principaux degrés de participation évoqués supra, et ce pour chaque étape du processus.82 Soulignons en outre que si la nature de la participation à laquelle chacun des acteurs peut ainsi prétendre résulte parfois d'une négociation préalable, l'autorité politique qui pilote le processus participatif doit
81 La délibération
étant entendue
comme
une discussion
orientée
sur la prise de décision
collective - cette délibération pouvant d'ailleurs être publique ou se dérouler à huis clos. 82 En effet, le degré de participation attribué à chaque acteur peut varier selon les phases d'élaboration d'une politique ou d'un projet - ou de règlement d'un conflit - de même que la composition des groupes d'acteurs impliqués peut être amenée à évoluer selon les étapes, les enjeux, les besoins.
221
impérativement avoir entériné formellement autres - avant d'enclencher le processus.
cette règle - comme toutes les
3.3. Une métarègle
Lorsqu'au cours du processus participatif de décision, les protagonistes ont des divergences quant à l'interprétation des règles du jeu applicables, c'est à l'autorité politique qu'incombe la responsabilité d'arbitrer entre les interprétations possibles. Néanmoins, il est important de prévoir d'emblée une règle spécifique (ou métarègle) définissant à quelles conditions et selon quelles modalités (quel système de décision) les règles du jeu peuvent être modifiées. En effet, des adaptations des règles du jeu en cours de processus sont parfois incontournables, non seulement parce qu'une règle s'avérerait peu claire à l'usage, mais aussi pour tenir compte d'éléments imprévus - comme p. ex. l'émergence de nouveaux acteurs ou la production de nouvelles informations expertes en cours de processus, ou encore l'éventuelle nécessité de prolonger tel ou tel délai. 4. LES IMPLICATIONS
POUR LE MEDIATEUR
TERRITORIAL
Nous avons présenté brièvement les conditions primordiales à réunir pour qu'il soit opportun d'engager un processus participatif de décision en matière de politiques ou de projets à impact spatial, et mis en évidence les principales modalités à respecter pour que l'instauration d'un tel processus puisse se traduire par des résultats probants. Nous avons relevé le rôle central et crucial de l'autorité politique à cet égard. Il n'en reste pas moins que, dans la pratique, l'autorité politique est fréquemment amenée à mandater des experts (ou à les nommer au sein de son administration) pour la soutenir et la conseiller lors de l'élaboration et du pilotage opérationnel d'une démarche participative. Parmi les quelques enseignements évoqués dans les paragraphes précédents et en complément, on rappellera brièvement les points suivants, qui constituent autant de responsabilités incombant au médiateur territorial83 dans le cadre des tâches qui lui sont confiées, et plus particulièrement avant même que le processus soit engagé.
83 Le
médiateur territorial est l'expert chargé d'accompagner et de faciliter les trois «c»qu'implique
un processus participatif de décision ad hoc, dans le domaine territorial: £onception, £onduite et £onclusion du processus. Ses responsabilités spécifiques s'ajoutent naturellement à celles que tout médiateur doit assumer. Concernant les conditions générales de l'activité de médiation, voir p. ex. de Bona 1988, ou Six 1990. Sur la nécessité de recourir à un tiers, voir aussi Lebrun et V olckrick 2005.
222
Précisons préalablement que la médiation est l'intervention d'un tiers impartial pour faciliter la communication et l'atteinte d'accords entre des parties ayant des points de vue divergents. A noter que la possibilité de procéder à une telle intervention dépend largement de la volonté des parties en présence: elle peut ne pas être possible (degré de conflictualité trop élevé), ou encore ne pas être nécessaire ~es acteurs en présence ont la capacité de se mettre d'accord entre eux sans intervention extérieure). 4.1. Elaborer des variantes de processus décisionnels
Lorsqu'il est sollicité par l'autorité politique, le médiateur territorial doit, en amont du lancement d'un processus participatif, rendre attentive cette autorité à la nécessité de faire un bilan préalable des avantages et inconvénients du processus. Le médiateur pourra également donner aux parties en présence des éléments d'appréciation les aidant à faire ce bilan. Pour ce faire, il pourra notamment proposer des variantes - comparant les avantages et inconvénients en termes de coûts, de délais, mais aussi de légitimité avec et sans processus participatif! - sur la base desquelles les parties impliquées décideront de la voie sur laquelle elles entendent s'engager. Le médiateur doit alors être attentif au « moment» où l'on se trouve lorsque l'on discute de l'opportunité de lancer un processus participatif (est-on en amont d'une procédure, ou s'approche+on déjà de son terme ?), de manière à conseiller adéquatement l'autorité politique quant à ce que l'on peut - ou ne peut plus - escompter du processus. Par ailleurs, en cas de démarche anticipatrice, le médiateur devra apporter un ~oin encore plus particulier à l'identification des acteurs à convier - comme à la définition préalable du rôle que chacun de ces acteurs sera amené à jouer au cours du processus. Enfin, le médiateur territorial devra également accompagner les parties en présence pour l'indispensable identification des procédures en vigueur (dans les divers domaines politiques-thématiques concernés et aux diverses échelles institutionnelles pertinentes) qui pourraient, à un moment ou à un autre, interférer avec le développement du processus participatif en question. 4.2. Vérifier l'existence de ((conditions locales)}favorables
Le rôle du médiateur consiste aussi à accompagner la réflexion préalable de chacun des protagonistes quant à l'existence des « conditions locales» évoquées précédemment (section 2), relatives à la nécessité et à la volonté d'agir. Le médiateur pourra ainsi favoriser la reconnaissance par chacun de l'interdépendance des parties en présence, et rendre celles-ci attentives aux multiples perceptions prévalant au sein des divers groupes d'acteurs 223
potentiellement
impliqués dans le processus.
4.3. Souligner la nécessité impérative d'un engagement politique affirmé
Il est indispensable que le choix d'une variante de processus décisionnel participatif soit effectué de manière claire, explicite et formelle par l'autorité politique compétente (à l'exclusion d'une autorité administrative ou experte), cette autorité politique étant seule à même de légitimer une démarche participative. Le médiateur doit rappeler cela, de même qu'il doit rappeler à l'autorité politique les limites de son pouvoir - dans le cadre de l'é.-hangevolontaire qui caractérise la participation - ainsi que les conditions qui doivent être réunies pour qu'il vaille la peine d'engager un processus participatif de décision. Au cours du déroulement du processus participatif, le médiateur devra également veiller à ce que l'autorité politique entérine périodiquement et formellement l'avancement des travaux, en ratifiant les résultats partiels obtenus au terme de chacune des étapes du processus, de sorte que l'étape suivante puisse être amorcée sur une base consolidée politiquement. 4.4. Accompagner, fadliter qualité
la définition de règles du jeu légitimes, et de bonne
La définitionde règlesdujeu et l'exigence de leur approbation explicite par l'autorité politique fait partie des tâches que le médiateur territorial doit assumer, en collaboration étroite avec l'autorité politique. Ensuite, il est clair que le médiateur doit aussi être très attentif au respect des règles du jeu, et soumettre les divergences d'interprétation à l'autorité politique. L'attention aux règles est l'une des conditions nécessaires à la créationde confianceentre acteurs - confiance cruciale car nécessaire à la bonne collaboration, à la prise de risques et à l'innovation, sans lesquelles le processus risque de perdre une part significative de son potentiel de créativité. Le recours à un processus participatif de décision suppose une grande souplesse quant au .'hoix des solutionsque ce processus doit contribuer à identifier (garantie d'une certaine marge de manœuvre dans les options de contenu parmi lesquelles les acteurs concernés recherchent des stratégies convergentes). En revanche, il requiert une grande rigueur dans les règles du jeu qui cadrent ce processus. Ces règles définissent notamment l'objet et l'objectif du processus, les acteurs associés, leurs tâches, leurs responsabilités et leurs prérogatives respectives, ainsi que les conditions spatiotemporelles de leur mission, les ressources (financières, informationnelles, etc.) à leur disposition, ou encore les modalités d'arbitrage en cas de conflit. Elles doivent être élaborées soigneusement, concertéesavec les adeurs associés au processus, et avalisées 224
formellement par l'autorité politique, condition sine qua non d'une légitimité reconnue et partagée par chacun. Ces règles doivent également être de bonne qualité, c'est-à-dire qu'elles doivent être pertinentes (et donc équitables), acœptables (partagées), daires, transparentes et stables. Enfin, leur respect doit être garanti, ce à quoi le médiateur territorial doit veiller constamment - sous l'égide de l'autorité politique. 4.5. S'engager prudemment
Le rôle du médiateur territorial est particulièrement important et délicat lors de la phase de négociation préalable à l'instauration d'un processus participatif de décision, dans la mesure où il peut contribuer activement à l'élaboration des règles du jeu, en jouant le rôle de facilitateur de la « concertation de la concertation» évoquée supra (section 3). On relèvera enfIn le risque toujours signifIcatif pour le médiateur de se faire manipuler par l'une et/ou l'autre des parties en présence: au cas où les conditions de sa mission ne lui paraissent pas remplies sufflsamment pour que le processus puisse être équilibré et juste, il lui appartient de se réserver; et dans les cas où les conditions paraissent ne pas être optimales, le médiateur peut avoir tout intérêt, avant d'accepter une mission, à affiner son appréciation en échangeant avec un pair - autre médiateur, externe au contexte. CONCLUSIONS
Les processus participatifs de décision présentent de nombreux avantages, tant du point de vue de l'autorité politique que de celui des administrés: meilleure légitimité des décisions élaborées, induisant une meilleure acceptabilité sociale, une plus grande faisabilité et donc une efflcacité accrue de l'action publique; valorisation de l'expertise citoyenne et de la créativité des acteurs sociaux (individuels et collectifs), contribuant à infléchir les décisions publiques en faveur de leurs bénéfIciaires; meilleure adhésion des acteurs sociaux aux solutions défInies et leur émulation pour contribuer à la mise en œuvre de ces solutions; plus-value démocratique; etc. Cependant, ces processus ne conviennent certainement pas à toutes les situations. Leur opportunité dans chaque cas d'espèce dépend en premier lieu de la volonté politique de l'ensemble des acteurs concernés - autorités autant que représentants individuels ou collectifs de la société civile. En outre, tant la conception que la gestion de processus participatifs de décision ad hoc sont des exercices exigeants: ils doivent être envisagés uniquement lorsqu'ils sont susceptibles d'amener un « plus» à l'action publique, et pour autant que les coûts et risques qu'ils induisent aient été soigneusement évalués. A défaut d'une appréciation politique positive quant aux chances de succès d'un 225
processus participatif, mieux vaut donc s'en tenir à une approche politicoadministrative classique, davantage formelle, articulée strictement aux procédures légales, garante de transparence, de prévisibilité et de prise en compte égalitaire des administrés. En revanche, les processus participatifs de décision ont toute leur pertinence et déploient toute leur valeur lorsque les conditions de leur engagement sont réunies; ce qui permet de se départir d'une approche essentiellement juridique au profit d'une approche plus politique, mais aussi plus stratégique: imprégnée de réalisme, soucieuse d'équité sociale, et davantage attentive à la légitimité comme à la faisabilité des décisions élaborées avec l'appui de la société civile. REFERENCES De Bono Edward Dupont
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226
CHAPITRE SE CONFRONTER ITINERAIRE
D'UN
Stéphane
POUR CONFLIT
11 CONSTRUIRE? EN MER D'IROISE
PENNANGUER
Jean-Eudes
BEURET
Fanny TARTARIN Agnès SABOURIN
Les espaces littoraux sont des interfaces complexes: interfaces écologiques entre un écosystème terrestre et un écosystème marin, interfaces juridiques entre un régime de domanialité publique et un régime de propriété privée, interfaces administratives entre des autorités aux compétences cloisonnées, interfaces culturelles entre «gens de la mer» et «gens de la terre », ce sont par nature des interfaces conflictuelles. Or ces espaces sont convoités par de nombreux acteurs pour de multiples usages. Au fur et à mesure que le nombre d'acteurs présents sur le littoral augmente, l'espace disponible pour chacun diminue et il émerge des zones de friction et des concurrences qui traduisent des interactions fonctionnelles plus ou moins conflictuelles (Corlay, 2003). Plusieurs types de conflits cohabitent en zone côtière. Les conflits d'usage sont le fait d'acteurs qui revendiquent un même espace ou une même ressource pour des usages qui entrent en concurrence: ils se multiplient en raison de l'attractivité des espaces littoraux pour des usages productifs, récréatifs, résidentiels et de la valeur écologique et patrimoniale qu'ont ces espaces aux yeux d'acteurs qui n'en sont pas toujours usagers mais souhaitent qu'ils soient préservés. Dans les conflits d'environnement, des groupes
d'acteurs se mobilisent en réaction à des nuisances avérées (marées vertes par exemple), alors que dans les conflits d'aménagement, la mobilisation vient en réaction à l'annonce d'un projet d'aménagement (Lecourt, 2003). Il existe enfIn des conflits de gestion, dans lesquels la mobilisation traduit un désaccord sur la façon d'avancer ensemble dans un projet de gestion de la zone côtière. Les deux derniers types de conflits mettent les acteurs aux prises avec le promoteur d'un projet. Mais alors que le projet d'aménagement vise à faire accepter à la population un aménagement qui risque de remettre en cause sa qualité de vie puis à gérer sa réaction, le projet de gestion vise à associer les acteurs d'un territoire dans un projet commun. Les acteurs sont alors invités à participer mais le conflit émerge tout de même autour des positions défendues par les uns et les autres, autour des modalités prévues pour la participation du public, ou encore parce que certains acteurs préfèrent l'opposition au dialogue. En mer d'Iroise, c'est un conflit de gestion qui a retenu notre attention. L'Etat:, initiateur d'un projet de parc national marin, entend associer les usagers de cet espace à la défInition du projet, mais la dynamique de concertation qu'il a souhaitée semble indéfectiblement liée à celle du conflit qu'elle engendre. Après avoir posé les bases de la lecture des conflits observés en zone côtière, nous retracerons l'itinéraire du conflit observé en mer d'Iroise. Nous en déduirons des enseignements quant aux facteurs qui déterminent la progression d'un conflit de ce type et à la façon dont il peut être analysé pour en comprendre la dynamique. 1. LE CONFLIT
EN ZONE COTIERE, ENTRE RAPPROCHEMENT
RUPTURE
ET
1.1. Acteurs et action publique au cœur des conflits en zone .'ôtière
1.1.1. Les acteurs: les figures du conflit Il existe plusieurs types d'interactions conflictuelles entre acteurs, qui peuvent être distinguées selon les incompatibilités qu'elles traduisent. Le conflit par incompatibilité absolue apparaît entre deux activités qui s'excluent, le développement de l'une induisant la disparition de l'autre. C'est le cas de l'extraction de granulats sur un gisement de coquilles Saint-Jacques. Les solutions passent par des négociations sur l'allocation et l'accès à la ressource sur fond de pressions politiques et économiques souvent pesantes. Le conflit par compatibilité conditionnelle concerne des pratiques et usages qui ne sont compatibles que sous certaines conditions. Il dépend essentiellement de la manière dont ces conditions sont négociées: le conflit porte sur la défInition, l'application et le respect de mesures de gestion. C'est le cas par exemple de la pratique de la pêche dans un espace protégé 228
qui ne peut avoir lieu que sous certaines conditions négociées entre les protagonistes (mise en place d'une période de repos biologique, etc.). Le conflit par compatibilité relative apparaît lorsqu'une activité altère les conditions de réalisation d'une autre. Il met en jeu des effets externes négatifs: l'absence de coordination entre ceux qui génèrent ces effets et ceux qui les subissent font que ces conflits peuvent rester latents jusqu'à ce qu'un facteur déclenchant entraîne une eXplicitation parfois brutale. C'est par exemple l'agriculture littorale qui engendre la pollution bactériologique de cours d'eau se jetant au droit d'installations conchylicoles. Le conflit se cristallise autour de la défInition ou du respect de réglementations, mais peut évoluer vers la recherche de compromis négociés. Le conflit par anticipation vient d'interactions imaginaires. Il est lié au manque d'informations. Si les questions des acteurs sur un événement ne trouvent pas de réponse, elles se transforment en craintes et peu à peu se cristallisent en certitudes. Ce type de conflit est souvent lié à l'action publique et à des antécédents historiques: on craint par exemple que l'Etat n'impose une interdiction d'accès aux ressources, même s'il affirme le contraire, parce qu'il a procédé ainsi, à un moment et en un lieu donné. C'est par exemple le cas des réactions suscitées par la défInition de sites Natura 2000. Alors même que le projet est loin d'aboutir, des informations partielles et l'absence initiale de concertation entraînent des situations de conflit ou de blocage fort. Le conflit par divergence, ou conflit idéologique, se caractérise par une profonde divergence quant à la fmalité de l'utilisation de la zone côtière. Si la zone côtière a longtemps représenté une valeur économique (et la représente toujours aujourd'hui), l'écologie est devenue une valeur au nom de laquelle des groupes sociaux se mobilisent. Un conflit associe souvent plusieurs de ces types de conflits, au cours de sa progression. 1.1.2. L'action publique: lorsque le gestionnaire s'en mêle... Face à la complexité des espaces littoraux et à la multiplication des conflits qui s'y développent, de quels outils le gestionnaire dispose-t-il? L'action publique en zone côtière a connu trois évolutions majeures: les lois de décentralisation de 1982, l'institution concomitante de la contractualisation entre l'Etat et les collectivités locales, puis la loi du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite loi « Littoral». Les récentes mesures concernant la révision de la loi sur l'eau de 1992 et en particulier la directive-cadre sur l'eau de l'Union européenne, ainsi que les différents textes et conventions portant sur la participation du public dans les décisions publiques,
229
constitueront dans les prochaines publique en zone côtière.
années les tendances
lourdes de l'action
Ces cadres législatifs distincts ont engendré une grande variété d'outils institutionnels ou documents de planification territoriale à plus ou moins grande échelle, applicables sur divers types de milieux (Commission Environnement Littoral, 2002). Les mesures de gestion de la zone côtière sont le produit de processus multiples visant à répondre à des problèmes ou des enjeux apparus les uns après les autres, ce qui se traduit aujourd'hui par un enchevêtrement de processus et de moyens de gestion cloisonnés, monospécifiques et plus ou moins compatibles entre eux. Lévy-Bruhl et Coquillart (1998) ont identifié 36 outils de gestion et de protection de l'espace dont la majorité peut trouver une application directe en zone côtière. Ces mesures de gestion sont elles-mêmes sous la tutelle d'autorités aux compétences, aux missions et aux statuts divers, peu coordonnées entre elles, ce qui rend difficile toute initiative de gestion globale de ce territoire. Cette dissémination d'outils ne permet pas d'assurer la cohérence territoriale de l'action publique et entraîne l'incompréhension de ceux qui vivent le littoral au quotidien. Ce «millefeuille réglementaire », si souvent évoqué, entraîne de nouveaux types de conflits. Finalement, les conflits rencontrés en zone côtière sont de deux types: soit ils relèvent directement d'une compétition entre activités pour l'accès à une ressource limitée, soit ils sont issus de l'application de règles de gestion régulant l'utilisation de cette ressource afin d'en préserver le potentiel socioéconomique. Ces règles de gestion traduisent une allocation des espaces et des ressources pour lesquels doivent être prononcés des choix ou une hiérarchisation des affections (Catanzano et Thébaud, 1995) : ces choix sont l'objet de débats... et de conflits. 1.2. Le conflit (omme modalité de coordination
1.2.1. L'espace du conflit: des conflits dans un espace public Les conflits qui nous intéressent sortent de la sphère privée pour se manifester dans un espace public, caractérisé par la liberté et l'autonomie des citoyens pour la formation par la raison d'une opinion et d'une volonté collective (Habermas, 1978). Cet espace n'est pas toujours institutionnellement organisé, contrairement à la façon dont il est défini par Ladrière (1992), mais, en tant qu'espace public autonome, il est «garanti» par le système politique (Candau, 1999). Ce type de conflit présente les caractéristiques suivantes: Le réseau des participants au conflit n'est ni rigide, ni fermé: des acteurs en sortent, d'autres s'invitent, l'entrée comme
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la sortie sont libres. Certains acteurs pèsent sur le développement du conflit sans y participer d'aucune façon tangible. De façon plus générale, le conflit s'inscrit dans le territoire comme une interaction entre acteurs ellemême en interaction avec d'autres modes de coordination: alliances, dépendances, hiérarchies, etc. Au-delà du réseau des participants, le conflit s'inscrit dans un système qui l'influence et qu'il influence. Le conflit n'est pas piloté mais il est « encadré». Il se développe dans un cadre posé par le législateur et garanti par la force publique. Le système politique est à la fois un cadre, une garantie et un recours éventuel. Le conflit participe de la formation d'une volonté collective: les controverses entre les acteurs de la zone côtière et de sa gestion peuvent se manifester sous une forme conflictuelle ou non, mais toutes constituent un point à partir duquel les acteurs sont amenés à confronter leur position et à construire une volonté commune. Les conflits qui nous intéressent se développent dans des espaces publics dotés d'objectifs implicites relatifs à la gestion coordonnée de biens communs. Ce qui s'y joue, c'est à la fois la mise en cohérence des activités entre elles et vis-à-vis des milieux naturels dans lesquelles elles s'inscrivent, la construction d'un « agir concerté» autour de ce besoin de cohérence et la construction d'un espace public politiquement légitime: l'action concertée et l'espace public se coconstruisent en se renforçant mutuellement. 1.2.2. Le temps du conflit: un itinéraire Le conflit a une histoire. Il apparaît lorsque le système social en place est incapable d'absorber un événement et de gérer le changement que celui-ci induit dans des conditions acceptables par les acteurs qui en dépendent. Né de la confrontation entre des acteurs aux intérêts et aux points de vue divergents, le conflit engage ceux qui le portent dans une histoire dont on ne connaît pas la f1O. La progression dans le conflit n'est pas continue. Elle se décompose en phases qui peuvent se succéder ou se chevaucher, avec des moments d'apaisement, des pics de conflictualité, des phases de latence. La progression dans le conflit n'est pas non plus linéaire. Les catégories d'acteurs engagées dans le conflit, leurs modes d'organisation et de mobilisation changent au @ du temps. L'objet même du conflit évolue: autour de l'objet principal qui est souvent celui qui a déclenché les hostilités apparaissent des déclinaisons de cet objet qui deviennent des sujets de discorde. Dès lors, le conflit se structure en différents espaces de confrontation. En mer d'Iroise, l'objet principal du conflit est le projet de création d'un parc national marin; des déclinaisons 231
apparaissent
autour de la place et des prérogatives
des insulaires ou de la
déftnition du périmètre du futur parc. 1.2.3. Les deux visages du conflit: rupture et rapprochement Tout conflit naît pour être résolu, que ce soit aux dépends de l'une des parties en présence ou par la construction d'un compromis, par la force ou par le dialogue. La progression du conflit n'est pas « pilotée» mais son but est la résolution du conflit. Le fait que les parties en conflit s'engagent ensemble dans cette progression les rapproche de fait. Si le conflit est l'expression d'un désaccord, il est aussi une force de socialisation qui unit les parties rivales (Hahn, 1990, cité par Catanzano et Thébaud, 1995). A défaut d'une vision partagée, c'est la mobilisation qui est partagée, autour d'un objet commun. Le conflit est une rupture mais c'est aussi un rapprochement. 1.2.4. Conflit ou concertation:
les deux faces d'un même itinéraire
Dès lors, nous analyserons la dynamique de développement du conflit comme un itinéraire de concertation, déftni comme le cheminement suivi par la concertation en termes de contenu comme de forme (Beuret, 1999 ; Beuret et al., soumis). A l'image de l'itinéraire technique d'une culture, marqué par des étapes de croissance de la plante et différentes interventions effectuées par l'agriculteur, l'itinéraire de concertation est marqué par une progression dans le dialogue (positive ou négative), des « événements» extérieurs qui l'influencent et d'éventuelles interventions visant à favoriser son avancée, qualiftées d'« opérations ». Il naît autour d'un objet de concertation et prend forme sur des scènes de concertation autour desquelles s'articulent les échanges entre acteurs. Le nombre et la nature des participants, l'objet de discussion, l'émergence d'accords caractérisent des étapes qui peuvent se succéder ou se chevaucher84. Ainsi, l'itinéraire du conflit s'articule autour d'un événement déclencheur, d'un objet principal, puis d'un cheminement entre des espaces de confrontation qui se superposent ou se succèdent, dépendant d'événements extérieurs destinés à calmer le conflit ou qui au contraire l'exacerbent... dans un « champ» au cœur duquel les objets de conflit peuvent être repris par n'importe qui, à n'importe quel moment. Il existe parfois des initiatives et procédures de règlement de conflit: si l'itinéraire passe et repasse par ces procédures, il suit son propre
84 La mise en évidence et l'analyse des caractéristiques de ces itinéraires est issue de travaux menés sur les processus de concertation dans les espaces ruraux (Beuret, 1999 ; Beuret et Tréhet, 2001) puis dans les espaces littoraux (Follezou et Rivière, 2003 ; Sabourin et Pennanguer, 2003 ; Tartarin, 2003).
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chemin avec des détours par des interactions informelles. Il ne peut en aucun cas être assimilé à une procédure, définie comme un ensemble de règles et de formalités qui doivent être observées pour parvenir à un résultat (Candau, 1999) : dans le cas de processus formalisés, une procédure fiXe parfois un cadre et une ossature que l'itinéraire respecte mais dépasse largement. Nous analyserons le conflit comme une modalité parmi d'autres de coordination entre acteurs. En nous intéressant à l'histoire du conflit, nous retracerons un « itinéraire du conflit» reprenant les principes mêmes de l'itinéraire de concertation. 2. L'ITINERAIRE
D'UN CONFLIT:
LE CAS DE LA MER D'IROISE
2. 1. La mer d'Iroise
L'Iroise baigne les côtes occidentales du Finistère. Limitée au nord par les îles d'Ouessant et de Molène, au sud par la chaussée de Sein, elle communique avec la Manche par les chenaux du Four et du Fromveur et avec la baie d'Audierne par le raz de Sein. D'après la définition qui en est faite en géographie, l'Iroise s'arrête au méridien de la pointe de Pern, à l'ouest d'Ouessant. La faible profondeur, la diversité des substrats et l'hydrodynamisme particulier de l'Iroise expliquent la variété d'habitats rencontrés (Boncœur et al., 2000) et la richesse spécifique de cet écosystème. Support de nombreuses activités de pêche, d'extraction, de transport maritime, de tourisme, l'Iroise fait l'objet de multiples périmètres de gestion dont les principaux sont le Parc Naturel Régional d'Armorique, la Réserve de biosphère d'Iroise et la réserve naturelle d'Iroise. C'est dans ce contexte qu'apparaît en 1989 le projet de création d'un parc national marin en mer d'Iroise. C'est un projet innovant, puisqu'il mobilise l'outil 'parc national' Gusqu'ici mis en place en milieu montagnard ou semimontagnard sur des milieux peu fréquentés par l'homme) dans une configuration très océanique où cohabitent de nombreuses activités. Le projet comprend une zone terrestre comprenant les îles de l'Iroise et les communes littorales de Porspoder à Plouhinec, et une zone périphérique marine s'étendant au droit de ces communes jusqu'à la limite des eaux territoriales (12 milles nautiques). Depuis 1989, le projet cherche sa voie entre conservation stricte et développement durable et alimente les colonnes des quotidiens locaux (Sabourin et Pennanguer, 2003). 2. 2. Déman'he et méthode
Révéler l'itinéraire du conflit suppose de reconstituer l'historique du projet de parc national marin. Ce travail a été fait en croisant deux sources
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d'informations complémentaires, l'une basée sur le vécu des participants, l'autre sur une revue de la presse quotidienne locale permettant de fIxer les repères dans le temps, la longueur du processus ayant effacé ou transformé la « mémoire» du début. La revue de presse a été constituée de 1989 à 2003 à partir d'articles parus dans les principaux quotidiens locaux et dans des revues spécialisées, ainsi qu'à partir de comptes-rendus de réunions (pennanguer, 2001 ; Pennanguer et Sabourin, 2003). Des entretiens ont été effectués auprès de plusieurs représentants de chaque catégorie d'acteurs selon un mode semi-directif. Les récits de chaque acteur ont alors été mis en parallèle afIn de retracer l'itinéraire du conflit en termes d'étapes, de participants, de résultats, mais aussi de caractériser les facteurs qui unissent les acteurs ou les opposent (Sabourin et Pennanguer, 2003). 2. J. L'histoire
du prqjet de part' national marin en mer dlroise
2.3.1. Les premières déclarations:
l'émergence publique du projet
Le projet de création d'un parc national marin en mer d'Iroise arrive sur la scène publique un soir d'avril 1989. Lors de l'inauguration de la Réserve de biosphère d'Iroise (RBI) à Ouessant, le vice-président du comité français du programme Man And Biosphere (MAE) de l'UNESCO déclare: « Je souhaiterais que la RBI puisse être classéepart' national ». Cette proposition, inattendue, est accueillie favorablement par le vice-président du Conseil général et président du Parc naturel régional d'Armorique (PNRA) : « .-'estla reconnaissance du travail que nousfaisons Ùi depuis des années». Ce dernier prend alors le projet en main ; il est offtciellement chargé d'une étude de faisabilité qui doit présenter les justifIcations scientifIques et réglementaires de la procédure 'parc' et envisager l'impact prévisible de cette structure sur le développement local. Dix-huit mois après la déclaration d'intention à Ouessant, un comité de pilotage est créé sous l'autorité du préfet maritime de l'Adan tique et le préfet du Finistère. Il rassemble une cinquantaine d'acteurs publics et privés. Son rôle est d'avaliser les orientations proposées, notamment par le PNRA. Des groupes de travail thématiques sont mis en place et les premières réunions publiques avec les acteurs du territoire sont organisées en janvier 1992. 2.3.2. La présentation du projet aux acteurs du territoire: inquiétudes
les premières
Lors de ces réunions publiques, un comité interprofessionnel exprime les craintes des goémoniers de l'archipel quant au maintien de leur activité si le projet voit le jour. Des remarques sont exprimées sur le poids que doivent avoir les îles dans le parc. C'est l'heure aussi des premières réflexions sur la 234
pertinence d'un parc national en mer d'Iroise, et notamment sur l'adaptation de la loi de 196085 à un espace marin. Il est alors précisé que le projet Iroise a un caractère expérimental et qu'il pourra servir de laboratoire pour la définition d'une réglementation future. La lente avancée du projet suscite des inquiétudes qui ne tardent pas à se formaliser. Au début de l'année 1994, les goémoniers s'inquiètent de nouveau quant au projet de parc et souhaitent être davantage informés du déroulement de celui-ci. La rumeur court d'un gel total des activités de pêche et d'exploitation des algues sur l'archipel de Molène. Le porteur de projet dément cette information et invite les professionnels à participer à une réunion sur le sujet. 2.3.3. Les premières ébauches d'un parc Une première délimitation du parc est proposée. Elle comprend les territoires non classés des communes de Ouessant, Sein, Molène et le Conquet. L'affectation d'un chargé de mission est annoncée pour la fin de l'année 1995 par le Ministère de l'environnement. Le Comité interministériel de la mer décide alors le lancement officiel de la procédure de création du parc national marin de la mer d'Iroise. Cette décision, relatée dans la presse locale, accentue la grogne des goémoniers et les inquiétudes des pêcheurs professionnels. On leur assure alors une place dans les groupes de travail. Le chargé de mission est mandaté en 1996 par le Ministère de l'environnement pour accompagner la procédure de création du parc. En novembre 1996, la mission pour la création d'un parc national marin en mer d'Iroise (mission PNMI) est officiellement créée. Une cellule de suivi restreinte associant la préfecture, la préfecture maritime, la DIREN et le PNRA est mise en place afin d'examiner mensuellement l'avancement du projet. 2.3.4. La tension monte En 1996, le PNRA doit élaborer une nouvelle charte. Deux nouveaux articles portent sur le rôle du PNRA dans la gestion de la zone périphérique du futur parc national. Ces articles font l'objet d'un désaccord de la préfecture maritime, pour laquelle il semble prématuré de présenter le PNRA comme gestionnaire de la zone périphérique du parc vu l'état d'avancement du projet. Le PNRA, appuyé par les communes de Ouessant, Sein et Molène, affirme pourtant que c'est une condition sine qua non de la réalisation du parc national, et souhaite être l'unique interlocuteur de l'Etat sur le projet. Mais dans ce contexte tendu et dans l'attente du renouvellement de sa charte, il suspend sa participation et 85 Loi n060-708
du 22 juillet 1960 relative
à la création
235
des parcs nationaux.
entre alors dans une phase de retrait, passant peu à peu du rôle de porteur au rôle d'opposant. La crise goémonière s'étend aux municipalités. La commune de Molène propose de créer une zone de protection autour de l'île où la récolte du goémon serait interdite. Les professionnels se mobilisent alors, avec le soutien de la commune de Plouguerneau qui compte de nombreux emplois dans ce domaine. Les pêcheurs plaisanciers expriment à leur tour leurs craintes et exigent d'être représentés au sein du comité de pilotage. Alors que la mission PNMI organise des réunions avec les acteurs du territoire, le PNRA organise la contestation. La cellule de suivi restreinte indique que les positions du PNRA, qui souhaite jouer un rôle majeur dans le projet, bloque tout début d'examen de la problématique du développement des activités humaines. A l'instigation du PNRA, les élus insulaires émettent leurs conditions à la création d'un parc national marin, liées au maintien des « us et coutumes ». En 1998, Dominique V oynet, ministre de l'environnemen t, annonce le lancement du parc national marin pour l'an 2000. Elle propose de faire d'Océanopolis une vitrine du futur parc. Le PNRA réagit alors vivement au discours de la ministre et l'accuse de vouloir « récupérer» un projet lancé sous une autre couleur politique. Il prévient: « si tout celasefait dans le dos des îliens et sans le parc régional,je serai le président du comité de défensecontre le par.. national». S'appuyant sur la sensibilité des insulaires quant à la maîtrise de leur destin, le PNRA lance une étude d'opinion auprès d'eux pour renforcer leur place dans le projet. Durant le printemps 1998, alors que la mission continue son travail d'animation, le projet de parc national marin devient un terrain de confrontation politique entre le président du PNRA et la nouvelle majorité départementale qui, sans porter le projet, veille sur son évolution. La mission est absente de cette dimension politique et se retrouve dans une situation où elle subit les conséquences des différents jeux politiques, ce qui ne fait que l'affaiblir dans son rôle d'animation auprès des acteurs locaux. En novembre 1998, lors du SOèmeanniversaire de l'Union internationale pour la conservation de la nature (VICN), le Premier ministre, Lionel Jospin, annonce pour l'an 2000 la création de trois nouveaux parcs nationaux, dont le parc national marin de la mer d'Iroise. Cette annonce lance la question du périmètre du futur parc. A l'origine centré sur les îles, de nombreux élus souhaitent le voir s'étendre.
Le
PNRA
réagit et donne
des conditions
à sa participation
au projet:
« nous donnerons notre a..cord si ..'est eJJedivement l'affaire des îles et non pas de l'ensemble de
la façade maritime». Il dénonce «la dérive inquiétante» que prend le projet en englobant les communes de la façade fmistérienne de la mer d'Iroise. Durant le printemps 1999, le débat sur la taille du périmètre alimente les colonnes 236
des quotidiens: ceux qui sont favorables à un grand périmètre indiquent que la taille du parc doit être dictée par les ambitions de gestion, les partisans d'un petit périmètre argumentent principalement sur la nécessité de donner aux îles une place prépondérante dans le projet. Tandis que la presse relate les oppositions entre les principaux acteurs du projet, la mission entame une série de 36 réunions d'information auprès des conseils municipaux des communes littorales et des comités locaux des pêches concernés par le projet, en vue de la consultation préalable qui doit recueillir l'avis des acteurs du territoire sur la poursuite ou non du projet. Au cours de l'automne 1999, les pêcheurs professionnels continuent à faire pression pour être davantage pris en compte. En janvier 2000, dans un contexte marqué par le naufrage de l'Erika sur les côtes bretonnes, ils définissent une position commune et demandent à ce qu'une commission halieutique soit- créée. Ils entendent conserver la maîtrise de la gestion des ressources et souhaitent que le projet puisse favoriser de nouvelles initiatives dans ce domaine. L'annonce de la consultation préalable fait réagir un nouvel acteur, la fédération de sports sousmarins. Si elle ne s'oppose pas à un projet de parc qui mettrait en valeur la faune et la flore marine, elle craint que son activité soit perçue comme destructrice et donc menacée par le projet. 2.3.5. La consultation préalable Malgré les désaccords sur le périmètre, le comité de pilotage souhaite lancer la consultation préalable. Elle est réalisée sous forme de réunions publiques, dans chacune des îles concernées, chaque communauté de communes, au sein des institutions représentatives des pêcheurs professionnels, et avec le PNRA. Ces réunions sont présidées par les sous-préfets et animées par un cabinet privé. Parallèlement aux réunions publiques, les 34 communes concernées par le projet sont saisies d'une demande d'avis officiel. Les premiers résultats de la consultation préalable traduisent un manque d'appropriation du projet par les acteurs locaux. Même si un intérêt sur une participation à l'élaboration apparaît, les doutes subsistent notamment par rapport à la volonté de l'Etat de marier protection du patrimoine et développement. Le projet est perçu comme un projet flou, sur lequel la plupart des acteurs posent des conditions à leur adhésion. Lors de la présentation de ces résultats, les insulaires expriment à nouveau le caractère particulier de l'insularité et la préservation indispensable des coutumes, et précisent que le droit à l'expérimentation ne doit pas être un droit à l'erreur. La lettre d'avis des préfets, accompagnée du dossier de la consultation préalable, est transmise au Premier ministre. Le projet est présenté au CIADT de Limoges le 9 juillet 2001. Lionel Jospin annonce alors le lancement de l'enquête publique, préalable au décret de création du parc, pour
237
l'année 2002. Il prend l'arrêté de prise en considération du projet en septembre 2001. 2.3.6. Une nouvelle méthode de travail Deux acteurs importants quittent le projet: le chef de la mission et le président du Parc naturel régional d'Armorique, remplacé par une personne de la majorité départementale. De nouveaux groupes de travail sont mis en place, dans lesquels les participants font part de leur lassitude et dénoncent l'absence d'une méthode de travail. Le cloisonnement des groupes apparaît comme un frein à la concertation entre les différentes catégories d'acteurs. La composition des groupes est alors modifiée, et un groupe transversal est créé, chargé d'assurer la coordination. Le nouveau sujet de discorde concerne le degré de protection du parc: certains veulent promouvoir une gestion durable, d'autres s'appuient sur des textes réglementaires pour rappeler que les parcs nationaux doivent assurer un degré de protection élevé. Ils considèrent que l'Etat banalise son principal outil de conservation et estiment que les Schémas de mise en valeur de la mer vont davantage dans le sens du développement durable. Un quotidien local intitule d'ailleurs un article « Parcmarin: le temps dessoldes». 2.3.7. Le conflit se cristallise Yves Cochet vient sur les îles annoncer la création du parc pour 2003. Aux questions posées par les molénais sur le maintien des us et coutumes, il répond qu'ils seront maintenus « s'ils ne sontpas mntradietoiresavecle soud de mnservationet de préservation». Une association molénaise réagit: « le ministre a eu l'honnêtetéde dire qu'il y aurait des interdits et des mntraintes comme dans tout parc national». La population molénaise rappelle alors ses craintes à la mission. Au Conquet, les pêcheurs plaisanciers demandent au Premier ministre d'annuler l'arrêté de prise en considération du parc. Ils considèrent n'avoir aucune information sur les contraintes liées au parc, ne pas disposer d'un nombre suffisant de représentants au sein des instances de décision et considèrent que le budget prévu pour le parc serait mieux utilisé au renforcement de la sécurité en mer. Ils suggèrent alors de créer une association chargée de suivre l'évolution du projet: l'Association de défense et de valorisation des îles et du littoral de la mer d'Iroise (ADVILI). L'ADVILI s'étend rapidement au reste du territoire concerné par le projet. La fédération nationale des pêcheurs plaisanciers lui emboîte le pas dans l'opposition au parc. Dans cette situation tendue, certains pêcheurs professionnels cherchent des garanties à leur participation au projet, d'autres déclarent leur opposition. Avec l'approche des élections dans les comités locaux des pêches, le parc devient un sujet de campagne pour les syndicats professionnels. Tandis
que les groupes
de travail 238
continuent
à se réunir, l'ADVILI
prend de l'ampleur (elle regroupe plus d'une vingtaine d'associations ftnistériennes) et utilise la presse locale pour mobiliser. Face à cela, la mission décide de mettre en place une stratégie de communication et édite le « livre de bord ». La transversalité se fait peu à peu entre les groupes de travail. Une réunion du groupe transversal fait apparaître un besoin de se connaître, d'échanger, d'apprendre à travailler ensemble. Mais, durant l'été 2002, l'opposition au projet se renforce. L'ADVILI placarde des afftches intitulées « NON à un parc nationalmarin en mer d'Iroise» et refuse le dialogue direct avec la mission. Les discussions se font par presse interposée. La légitimité des représentants des pêcheurs plaisanciers et des pêcheurs professionnels est remise en cause, et on observe des prises de position différentes entre représentés et représentants. Les parlementaires locaux se font alors les porteparole des pêcheurs plaisanciers auprès de la ministre de l'écologie et demandent que soit prise une nouvelle orientation et l'engagement d'une réflexion concertée. L'opposition se renforce dans le sud Finistère où les pêcheurs sous-marins décident à leur tour de se fédérer en association. L'Association de défense des pêcheurs sous-marins d'Iroise demande l'abrogation immédiate de l'arrêté de prise en considération. En 2003, le président de l'ADVILI demande à s'entretenir avec les maires pour leur faire part des préoccupations des pêcheurs plaisanciers. Le Ministère de l'écologie et du développement durable donne ses directives pour la poursuite du projet, tant attendues par les acteurs locaux. Le préfet du Finistère annonce alors son départ: «cela restera l'un de mes meilleurs regrets.Ce dossierest malchanceuxdepuis dix ans, il a usé cinq ou six prifets, pris en otage par les querelles despolitiques et des difenseurs passionnés de l'environnement. .. Bien difficile
dy ramener du bon sens. Ce parc n'est pas une mauvaise idée. Mais la méthode .'hoisie, techno, verticaleet maladroite, c'est du Gaston Lagqffe !» Cette allusion au héros de bande dessinée est largement exploitée par l'ADVILI par le biais de tracts qui ne font que diminuer la crédibilité de la mission dans ses travaux avec les acteurs locaux. En avril 2003, la mission présente un bilan des travaux des groupes thématiques. Le préfet du Fi?istère présente une nouvelle méthode de travail pour mener une consultation complémentaire. Les réponses obtenues le poussent à mener des actions avec les partenaires locaux sur la pêche, les îles et le tourisme. Mais une réflexion toujours en cours sur la loi de 1960 interfère avec la conduite du projet et notamment l'enquête publique, ajournée jusqu'à la réforme de ladite loi.
239
3. QUE NOUS APPREND
L'ITINERAIRE
D'UN CONFLIT?
3.1. Le conflit progresse autour d'espaœs de confrontation
3.1.1. Un objet principal: le projet de parc national marin en mer d'Iroise Le projet de parc national marin en mer d'Iroise naît avec la déclaration du vice-président du comité français Man And Biospherelors de l'inauguration de la Réserve de biosphère d'Iroise. Même si cette déclaration ne constitue pas un objet de conflit en soi, elle initie un long processus de structuration du conflit. Dès lors qu'il est posé dans le débat public, le projet de parc national marin en mer d'Iroise devient l'objet principal du conflit. La conduite du projet par les institutions chargées ,de la création du parc constitue le fil directeur de l'itinéraire du conflit. Si elle évolue en termes de porteurs de projets, de méthodes de travail, de liens avec les acteurs du territoire, on la retrouve tout au long de l'itinéraire. C'est en quelque sorte la progression «officielle» du projet de parc, qu'on retrouve à une place primordiale pendant les périodes calmes et en filigrane dans les périodes très conflictuelles, durant lesquelles l'Etat s'attache davantage à garantir l'ordre public qu'à promouvoir un projet de territoire. 3.1.2. Autour de cet objet, des espaces de confrontation Le jeu d'acteurs autour de cet objet principal prend forme autour de grands enjeux qui constituent des espaces de confrontation. On appelle espace de confrontation un espace d'échange entre acteurs autour d'un objet de conflit. En mer d'Iroise, ces objets sont au nombre de six, qui sont des déclinaisons de l'objet principal. La prise en compte de la spéâfiâté insulaire Les îles occupent une place centrale dans le projet, d'une part parce qu'elles sont géographiquement au centre du périmètre du parc, d'autre part parce qu'elles sont depuis le début du projet au cœur des enjeux. Dès 1992, elles émettent le souhait que le parc ne change pas les habitudes de vie des insulaires. Elles prennent ensuite position contre les activités goémonières et, au moment de l'élargissement du périmètre, revendiquent une «spécificité insulaire ». Derrière
leur discours,
on note
une dualité
îles
/
continent
et une logique
d'appropriation territoriale consistant à exclure ceux qui ne viennent pas des îles. Le terme «us et coutumes» dénote cette appropriation du patrimoine naturel
et
/
ou culturel.
L'objet
du conflit vient d'une perception
différente
de
cette notion: là où les insulaires voient un mode de vie en accord avec le milieu et des traditions auxquelles ils s'identifient, les acteurs continentaux, même s'ils reconnaissent globalement le poids que doivent avoir les îles dans le 240
projet, voient des pratiques illégales et une volonté de ne pas respecter la réglementation, voire de légitimer des pratiques et des revendications qui ne le sont pas au regard de la loi. Pour certains, un défaut de présence de l'Etat sur le territoire serait à l'origine des craintes des insulaires. Par manque de contrôle en mer et sur les îles, les insulaires auraient établi leurs propres règles de fonctionnement et verraient « d'un mauvais œil» l'arrivée d'un parc national avec des gardes chargés de faire respecter les règlements en vigueur. La place du mntinent
La dualité îles
/
dans le projet, ou la question du périmètre
continent
est présente
en filigrane dans de nombreux
discours,
l'enjeu étant de voir la spécificité revendiquée par les îles se noyer dans un projet trop vaste. D'autres souhaitent au contraire un périmètre plus étendu garant d'un développement de l'ensemble du territoire. Le débat autour de la question du périmètre émerge en 1997 et est réellement repris lors de la consultation préalable en 2000. A l'origine centré sur les îles, le périmètre envisagé s'étend aux communes littorales à l'instigation des scientifiques selon certains, et en vue d'une stratégie de développement touristique pour d'autres. En dénonçant cet intérêt catégoriel, certains acteurs, et notamment ceux qui sont liés aux îles, cherchent à délégitimer la participation des élus continentaux à ce projet. A travers le projet de parc, la mer d'Iroise devient un objet de convoitise entre les insulaires et les continentaux. Les premiers, tout en dénonçant le projet, veulent en être les seuls bénéficiaires tandis que les seconds prennent conscience d'une identité «mer d'Iroise» et demandent à jouer un rôle actif dans sa gestion. Cet antagonisme existait avant le projet, et celui-ci le révèle au grand jour. La place de la pÙhe professionnelle dans leprqjet Les pêcheurs professionnels sont associés au projet dès la première réunion de pilotage, en 1991. Seul le comité local des pêches du Nord Finistère participe alors, l'ouverture aux comités d'Audierne, de Douarnenez et du Guilvinec étant demandée en 1998 lors de l'élargissement du périmètre envisagé. Dès le début du projet, les pêcheurs professionnels et notamment les goémoniers demandent que le projet ne soit pas une entrave au développement économique de leur activité. A partir de 1999, ils font pression pour être davantage pris en compte et définissent en 2000 une position commune: ils souhaitent que soit conservé leur pouvoir de décision en matière de gestion halieutique. L'objet du conflit est la défense de leurs prérogatives. On retrouve là encore une notion d'appropriation de l'espace: les pêcheurs mettent en avant des prérogatives de gestion prévues par la loi et considèrent qu'il est inconcevable de confier la gestion de leur ressource à d'autres acteurs. Cette position est acceptée par certains et attaquée par d'autres. La légitimité des représentants des pêcheurs professionnels constitue un autre objet de conflit, dans un contexte 241
marqué par l'opposition des pêcheurs professionnels du Conquet. Certains présidents de comités locaux sont accusés de ne pas porter les revendications des pêcheurs dans le débat public. La participation active au projet de certains représentants est perçue par les pêcheurs comme une adhésion au projet. La place de la pêche de loÙir dans lepro/et Les pêcheurs plaisanciers créent en mars 2002 l'ADVILI, une association de lutte contre le projet de parc marin. Alors que le projet de parc est acquis dans son principe par l'ensemble des acteurs, l'ADVILI remet en cause son intérêt. En se basant sur les résultats d'une étude scientifique conduisant à la conclusion que le milieu est dans un état de qualité remarquable, l'ADVILI considère que cet espace n'a pas besoin d'un outil de protection et que ceux qui l'exploitent, notamment les pêcheurs plaisanciers, savent également le gérer. La fédération nationale des pêcheurs plaisanciers ne prend pas la même position et considère que pour défendre les intérêts de la pêche, il est important d'être présent dans les débats. Là encore, la participation au projet est vue par certains comme une adhésion au projet. Les deux organisations se rejoignent par contre sur la faible représentation de leurs membres dans le projet: « cen'estpas normal qu'avecprès de 5000 adhérentsdans le Finistère, on n'ait qu'un seul représentantdans les instances de délibération ».
La place de la pêche de loisir aux yeux des pêcheurs professionnels constitue un autre objet de conflit, avec notamment l'impact sur la ressource d'une pêche de loisir très bien équipée et très performante. Les pêcheurs plaisanciers se défendent d'avoir des pratiques illégales, et estiment que ceux qui ne respectent pas la réglementation en vigueur sont bien souvent des pêcheurs professionnels à la retraite. Pourtant, pour les acteurs du territoire, si l'ADVILI refuse la présence de gardes dans le futur parc et l'instauration d'un système de licences de pêche pour les plaisanciers, c'est qu'ils ne respectent pas la réglementation et craignent une atteinte à leur activité. Pour les pêcheurs professionnels, la chasse sous-marine représente un danger pour la ressource au même titre que la pêche plaisance. Les plongeurs fréquentent les mêmes zones de pêche que les professionnels, ce qui pose des problèmes de cohabitation. L'adéquation de l'outil 'part., au prqjet Les premières réflexions sur la pertinence de l'outil 'parc' et l'adaptation de la loi de 1960 aux espaces marins apparaissent dès le début du projet mais font l'objet d'un conflit, pendant l'année 2002, entre les défenseurs d'un outil de protection fort tel que le prévoit la loi et les promoteurs d'un développement durable intégrant les activités humaines. La loi de 1960 n'est pas adaptée à ce que l'Etat souhaite pour la mer d'Iroise, et certains scientifiques n'accordent pas de légitimité au projet: « si la protedion n'estpas envisagéecommee,!/eumqjeur,je
242
ne vois pas pourquoi on ftrait un pan' ? Il Y a d'autres outils. Ce qu'ils veulent mettre en place, c'est un mode degestion, qu'ils prennent des outils adaptés pour ça, ce n'est pas la peine de passer par la formule 'pan' national: on trompe les gens ». Les réflexions sur cette question, qui bloquent l'avancée du projet, font l'objet d'un rapport au Premier ministre en juin 2003. Ce rapport propose d'élargir les missions des parcs nationaux au développement durable et de considérer l'outil 'parc' comme un instrument privilégié d'aménagement des territoires d'exception (Giran, 2003). Une réforme de la loi de 1960 est actuellement en cours. L'action de l'Etat dans la conduite du prqjet
Outre une certaine lassitude des acteurs locaux par rapport à un projet dont l'annonce date d'une quinzaine d'années et qui nourrit l'opposition, les méthodes de travail sont remises en cause: le manque de clarté dans les objectifs, la mauvaise préparation des réunions, le manque de transversalité entre les groupes de travail, le nombre trop important de participants au comité de pilotage, qui empêche tout dialogue, et le retour permanent sur les mêmes sujets. La place de l'Etat et son mode d'intervention dans le projet, entre dirigisme et absentéisme, apparaissent non comme un objet de conflit en tant que tel, mais comme un objet susceptible d'envenimer le conflit: « çafait 10ans que ça discute, je pense que tout a été dit, à force de faire répéter 100 fois les mêmes choses, on végète et puis
on suscite des oppositions encoreplus fortes ». Il appartient au niveau national de répondre aux craintes exprimées. « Il faut arriver à mncilier cette démocratiede proximité qui fait parler tout le monde et puis la capacitéà prendre des décisions.» « On laisseplus la parole aux acteurs lomux: maintenant, est-ceque ce n'est pas la volonté nationalequi vafaire défaut?» C'est l'ambiguïté entre un projet piloté par l'Etat et une démarche de concertation qui constitue l'objet du conflit. Une méthode de travail basée sur la concertation impliquerait que les acteurs exposent leurs préoccupations et que l'outil soit choisi en fonction de cela. Or, l'outil a ici été choisi avant même qu'il y ait concertation entre tous les acteurs. Les acteurs du territoire ont davantage l'impression que l'Etat leur impose ce parc que le sentiment que c'est à eux de le construire, et, paradoxalement, attendent beaucoup de l'Etat en termes de portage, de directives et de clarification des objectifs. Ceci engendre des ambiguïtés majeures: en effet, nombre d'acteurs veulent être écoutés mais exigent simultanément que l'Etat « donne des réponses claires», « dises'ily aura des contraintes», autrement dit qu'il précise le contenu d'un projet qui est supposé être co-construit par la concertation. 3.2. Une progression co-mnstruite entre des réseaux d'acteurs
L'itinéraire du conflit débute en 1989
243
puis prend forme en des espaces de
confrontation autour du processus de concertation piloté par l'Etat. Ce processus prend forme en différentes scènes de concertation (Beuret et al., 2006) : comité de pilotage, réunions publiques, groupes de travail, orchestrées par la mission. Les acteurs de ce processus changent: certains quittent la démarche, d'autres la rejoignent plus tardivement. C'est ainsi que l'un des protagonistes du projet, obligé de quitter la démarche pour d'autres raisons, devient le point de départ d'un réseau d'opposants. Ce réseau, issu du processus initial, s'élabore et s'organise parallèlement à lui. Mobilisant une catégorie d'acteurs, puis une autre, le mouvement d'opposition au parc se structure autour des espaces de confrontation. Le leader du mouvement organise la contestation, reprise ensuite par une association de lutte contre le parc marin. De ce fait, chaque étape du processus de concertation pour la mise en place du parc marin est reprise par le réseau d'opposants: la venue du ministre de l'environnement est utilisée comme fer de lance du mouvement; la composition des groupes de travail ne satisfait pas tous les groupes d'acteurs en présence et entraîne des mouvements de contestation; la multiplication des réunions entraîne une lassitude favorable à l'opposition. De même, l'évolution du réseau d'opposants entraîne une réorganisation continue du processus de concertation en faveur de la mise en place du parc, telle que la création d'un bulletin d'information. Nous avons ainsi, en parallèle mais en interaction constante et bilatérale, deux réseaux qui s'élaborent, s'élargissent, se consolident, en opposition l'un par rapport à l'autre. Conflit et concertation sont les deux faces de l'itinéraire. Si le processus de concertation est présent tout au long du projet, il s'efface dans les moments de conflictualité pour réapparaître dans les moments d'apaisement. 3.3. Une réaction aux événements de J'environnement
La progression co-construite entre un réseau de protagonistes et un réseau d'opposants, réseaux qui ne sont pas « étanches» puisque certains passent de l'un à l'autre, montre que le conflit n'évolue pas de façon linéaire et réagit aux évènements de l'environnement. Il y a intégration constante de nouveaux éléments et le conflit progresse. C'est ainsi que la non réélection du président du PNRA laisse la place à un élu de la majorité départementale, lève le blocage lié aux prérogatives de gestion imposées par le PNRA et relance sa participation au projet. L'environnement du projet est fait aussi d'événements plus brutaux comme la venue en Iroise de pêcheurs étrangers: alors que la pêche à la coquille Saint-Jacques est soumise à une réglementation très stricte pour les navires bretons, les navires anglais, irlandais et hollandais viennent pêcher en masse au printemps 2002, déclenchant une réaction forte des pêcheurs professionnels dans le projet de parc national marin. Ils le voient comme un moyen fort de défendre l'accès à leurs zones de pêche traditionnelles. Cet 244
événement ponctuel dynamise la participation des pêcheurs dans le projet, qui veulent garantir leurs prérogatives. D'autres événements latents sont réactivés par le projet et brandis par certains pour justifier leur position. L'extraction de granulats sur le banc de Kafarnao, site réputé pour l'alimentation et la croissance des juvéniles de poissons, entraîne le souhait des pêcheurs professionnels d'un périmètre élargi pour le futur parc marin, englobant le banc, de façon à limiter la destruction d'une nurserie vitale pour les ressources halieutiques. Les habitants de l'île de Sein souhaitent également que soit interdite l'exploitation de ce banc de sable dont la disparition entraînerait de profondes modifications hydrologiques autour de l'île, risquant même sa submersion. Le contexte législatif dans lequel s'inscrit un projet de gestion constitue également un environnement influençant fortement le déroulement du processus: la révision de la loi de 1960 bloque aujourd'hui toute avancée dans le projet. 3.4. Des résultats: l'effet (( cliquet ))
3.4.1. De la connaissance à la reconnaissance Les études menées en mer d'Iroise ont, selon un scientifique, permis « une mise en commun des connaissanœs et des compétemYls de chacun en mer d'Iroise ». Malgré le climat conflictuel dans lequel avance le projet et la lenteur du processus, tous les acteurs reconnaissent qu'il apporte une dimension nouvelle dans les relations entre acteurs. « Le fait defaire travailler ensemble desgens qui ont despoints de vue au départ qui peuvent être sinon opposés, en tout t'as différents ou qui s'ignorent, àst en
soi aussipositif». La concertation menée jusqu'à ce jour a permis de faire évoluer la mentalité et le positionnement des participants vers une prise de conscience de la nécessité de gérer le système 'mer d'Iroise'. 3.4.2. L'effet" cliquet » : parce qu'on ne pourrait pas revenir en arrière Dans sa progression, le conflit est porté par un réseau d'acteurs qui se mobilisent autour du projet de création d'un parc national marin. Ce réseau, nous l'avons vu, s'organise entre opposants et protagonistes qui s'engagent dans le processus. Le premier réseau d'acteurs portant le projet de parc est composé de l'Etat et du Parc naturel régional d'Armorique, et, quinze ans plus tard, il est composé de représentants de toutes les catégories d'acteurs concernées par le projet. La multiplication des entités qui composent le réseau et le positionnement stratégique de ces entités nouvelles constituent le mécanisme par lequel le réseau existe et se renforce (Amblard et al., 1996). On retrouve ici la sociologie de l'innovation (Callan et Latour, 1991 ; Latour, 1992 ; Callan, 1994) : le succès d'une innovation repose non sur sa qualité intrinsèque,
245
mais sur le réseau irréversibilisation.
qui la porte,
se consolide
et s'élargit
jusqu'à
son
En mer d'Iroise, la nécessité de gérer le patrimoine est un acquis. «Je pense qu'ily a quelque chose d'acquis, on ne pourra pas revenir là-dessus, c'est que la mer d'Iroise est reconnue comme un espace dans lequel ily a des ef!Jeuxpatrimoniaux depremière imponance,
f'Cli.'est indéniable». Le temps passé à tenter de mettre en place ce projet a implicitement créé une identité «mer d'Iroise» à laquelle le rattachement, même s'il n'est pas exprimé sur la place publique, est très fort. L'intitulé « mer d'Iroise », qui prédomine aujourd'hui, a d'ailleurs remplacé le nom usuel de «l'Iroise », et, alors qu'on ne lui donnait pas de défmition précise, on l'associe maintenant au périmètre prévu pour le parc national. L'arrêt du projet serait vécu comme un échec par l'ensemble des personnes que nous avons rencontrées. Si ce n'est pas un parc national qui est créé, un autre projet de gestion verra le jour, tant la nécessité de préserver le patrimoine semble acquise. C'est ce que l'on appelle l'effet «cliquet»: dans sa progresslOn, le conflit franchit des étapes qui constituent autant d'acquis qui resteront, indépendamment de la création ou non du parc. 3.5. Et finalement... un objectif commun La lecture approfondie de l'itinéraire du conflit permet de mieux le comprendre. En mer d'Iroise, il n'y a pas de véritable opposition entre les participants mais plutôt une réaction vis-à-vis du projet, qui consiste à se positionner dans le conflit pour faire valoir ses ambitions. Les enjeux du projet sont de deux types: il s'agit soit des effets que pourrait avoir le projet sur le territoire, soit de la prise en compte par le projet des enjeux du territoire. Chaque acteur revendique alors un droit à participer aux instances de concertation et de décision et cherche à justifier ce droit en faisant appel à différentes justifications: le nombre ou le poids économique, l'antériorité, la réputation... (Beuret et Pennanguer, 2002). Le parc national étant présenté comme un outil de protection du patrimoine naturel, chacun cherche à intégrer son activité dans une dynamique de préservation et s'efforce de démontrer que la présence de son activité dans un parc national est écologiquement justifiable. Cette justification écologique, conditionnée par l'outil 'parc national', réunit tous les acteurs du projet. Les protagonistes souhaitent voir le parc installer durablement cet esprit de préservation d'un milieu remarquable; les opposants s'appuient sur la qualité du milieu pour montrer que les activités telles qu'elles sont pratiquées actuellement contribuent à cette qualité et qu'il n'est nul besoin de les encadrer. Tous reconnaissent l'importance de préserver le milieu, mais ne sont pas d'accord sur la manière de le faire. C'est là le propre du conflit de gestion.
246
CONCLUSION
Les espaces littoraux sont soumis à de multiples formes de conflits. Le conflit de gestion en est une parmi d'autres, mais il est particulier en ce sens qu'il repose sur une volonté, certes souvent unilatérale, de gérer ensemble et durablement un territoire. Dès lors, de ruptures en rapprochements, conflit et concertation s'entremêlent dans un itinéraire qui s'inscrit dans la durée. Les conflits constituent à la fois des épreuves auxquelles sont confrontés les processus de concertation et des opportunités pour amener les acteurs du territoire à travailler ensemble puisqu'ils sont souvent nécessaires pour mobiliser. Toutefois, un conflit peut devenir contre-productif en termes de concertation. Ignoré ou non maîtrisé, il risque de réapparaître dans d'autres contextes, dès que l'occasion se présente, avec le risque de mettre en échec d'autres projets. Le conflit rebondit alors d'un projet à l'autre tant qu'il n'est pas géré, et tout nouveau projet risque d'être kidnappé par les conflits latents du territoire. L'analyse de l'itinéraire du conflit autour du projet de parc national marin en mer d'Iroise montre l'importance de prendre en compte les premières inquiétudes que suscite un projet de gestion, car elles constituent le socle sur lequel s'élaborent les stratégies individuelles dans le jeu d'acteurs. Ces dernières sont dictées par la défense du pouvoir décisionnel: avoir voix au chapitre dans la prise de décision, voilà le moyen de préserver sa liberté d'aètion, de maîtriser son avenir, de ne pas être tributaire d'autres acteurs, tout en gardant la capacité de saisir toute opportunité. Dans une démarche collective de gestion territoriale, on assiste ainsi à des stratégies visant à accroître sa marge de liberté. La stratégie de non-coopération est un moyen de montrer sa place et son autorité dans le processus: dans ce cas l'acteur se positionne comme opposant, et énonce lui-même les règles du jeu. Ce moyen est souvent adopté par des groupes de pression qui agitent l'opinion publique: ils refusent un dialogue qui remettrait en cause leur existence. Il existe aussi des stratégies de séduction d'acteurs cherchant à augmenter le nombre d'individus qu'ils représentent. La séduction repose sur les craintes et sensibilités des indécis et le discours est alors directement axé sur ces craintes. C'est ce qui s'est passé en mer d'Iroise: l'association de lutte contre le parc a joué sur les craintes des pêcheurs plaisanciers de se voir interdire la pratique de leur activité dans le périmètre du parc national marin pour les faire adhérer à l'association et faire de celle-ci le porte-parole des opposants au projet. Les craintes se transforment alors sous la pression des enjeux réels ou imaginés et se cristallisent progressivement en certitudes, beaucoup plus difficiles à intégrer dans un projet commun.
247
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249
4ème partie
Conflits, institutions
et politiques
CHAPITRE
12
TYPOLOGIE DES CONFLITS SUR L'ESPACE EN FONCTION DES INSTITUTIONS REGULATRICES: ESSAI SUR UN ECHANTILLON RELATE PAR LA PRESSE QUOTIDIENNE REGIONALE EN CORSE
Jean-Christophe
PAOLI
Plusieurs méthodes de travail ont été utilisées par le groupe de recherche sur les conflits d'usage et de voisinage dans les espaces ruraux français (Torre et al., 2006). Elles ont toutes en commun de rechercher les lieux où ces conflits s'expriment et se donnent à voir. Le groupe est en effet parti du postulat que le conflit, à la différence des tensions sociales, s'exprime en dehors du premier cercle des acteurs sociaux directement concernés par un litige, et s'extériorise vers un tiers dont le statut et le rapport au conflit varie énormément. Logiquement les méthodes de recherche utilisées ont été conçues en fonction des canaux d'extériorisation utilisés par les acteurs: ce sont essentiellement les tribunaux, judiciaires et administratifs (Kirat et Melot, 2005), la presse (Torre et Lefranc, 2006), les réseaux sociaux informels. Dans cet article nous nous limitons à l'approche utilisant la presse, et plus précisément la presse quotidienne régionale (PQR) lorsqu'elle relate les conflits d'espace. Notre objectif est de montrer d'une part que la notion d'institution peut être mobilisée pour analyser et éclairer la grande variabilité des conflits relevés au travers de la presse quotidienne régionale, d'autre part nous voulons situer l'intérêt et les limites de l'approche des conflits par la PQR par rapport aux autres méthodes évoquées plus haut. Enfin, nous voulons montrer comment l'échantillon des conflits examinés, relevés dans les pages « Haute Corse» du CorseMatin pendant la période allant de juin 2002 à mai 2003, est composé de formes très particulières de conflits pour lesquels l'opinion publique rentre en ligne de compte.
La question principale s'agissant des conflits d'espace est la signification sociale que l'on peut leur donner. Loin de se limiter à la simple interprétation du conflit comme symptôme de l'antagonisme entre individus et/ou groupes sociaux, notre posture est d'interpréter les conflits comme des étapes dans une dynamique sociale, pouvant déboucher éventuellement sur des nouvelles configurations ou formes de gouvemance des espaces ruraux86. Nous retiendrons l'interprétation traditionnelle de l'institutionnalisme américain, pour lequel le conflit est non seulement le moment de l'opposition entre intérêts contradictoires de groupes et d'individus mais surtout le moteur de l'innovation et de l'évolution dans toute institution humaine (Bazzoli et Kirat, 1999). C'est le point de vue de Commons que nous allons plus particulièrement retenir parce que pour lui le conflit met en jeu, dans le cadre de sa dynamique d'arbitrage, un processus triangulaire faisant forcément appel à un «extérieur» aux protagonistes de premier ordre. C'est ce modèle conceptuel que nous tenterons d'utiliser d'abord en testant sa pertinence par rapport à nos résultats d'enquêtes, puis en examinant les enseignements qu'il nous permet de tirer quant aux innovations sociales auxquelles en appellent les protagonistes. Dans la première partie de cet article nous montrerons que les types de controverses relevés dans notre échantillon mettent en évidence des postures d'appel à l'opinion publique de la part de certaines catégories d'acteur, «les réclamants », qui semblent utiliser la PQR comme porte-voix. Nous essayerons dans une deuxième partie d'éclairer cette posture par les apports théoriques de l'école institutionnaliste, en particulier ceux de Commons. En effet nous montrerons qu'en utilisant les concepts de Commons, nous pouvons arriver à différencier divers types de conflits, en fonction du niveau de résolution qui leur correspond: d'une part les conflits supposant un arbitrage de proximité relevant de la coutume mais que la PQR ne relate pas, d'autre part ceux faisant appel aux institutions organisées. Plus précisément nous retiendrons l'hypothèse que les conflits relatés par la PQR relèvent forcément de transactions « stratégiques» c'est-à-dire au cours desquelles les acteurs (et plus précisément parmi ces acteurs, les réclamants) demandent une modification des règles d'arbitrage en vigueur. Ceci nous permettra dans une troisième partie d'éclairer les conflits recensés en fonction des institutions régulatrices auxquelles s'adressent les réclamants relevés par la PQR. Après avoir réalisé une typologie générale de ces institutions, nous tenterons de classer en fonction de celle-ci les conflits introduits par les réclamants. Ces institutions sont essentiellement les collectivités locales (mairies, Collectivité Territoriale de la
86 Pour une analyse plus précisément
axée sur les dynamiques
Marmont (2006).
254
spatiales issues des conflits, voir
Corse) et autres centres de pouvoir politique (Assemblée nationale) et les administrations déconcentrées de l'Etat. Les entités économiques et judiciaires sont fmalement peu présentes. Cette répartition introduit une grande corrélation entre la nature des institutions auxquelles s'adressent les réclamants, et la sensibilité de ces mêmes institutions au pouvoir de l'opinion; la PQR et son traitement du conflit apparaissant alors comme le médium principal de ce POUVOit.
1. ETAT DE LA CONFLICTUALITE EN HAUTE-CORSE AU TRAVERS LA LECTURE DE LA PRESSE QUOTIDIENNE REGIONALE
DE
Le fait essentiel qui ressort du corpus des conflits apparaissant dans la PQR en Haute Corse87 est un « appel au tiers ». Une des parties prenantes du conflit, celle que nous appelons ici « les réclamants », s'adresse, via le médium Corse Matin, à une catégorie d'acteurs non directement liée au conflit et lui présente ses réclamations par rapport à un problème lié à la gestion de l'espace. Ce tiers est bien sûr l'opinion publique en général, que l'on veut sensibiliser voire enrôler, vraisemblablement pour instaurer un rapport de force politique plus favorable. Tout semble lié dans la façon de se présenter et de présenter le conflit à cette intention d'être vu et entendu par le tiers que représente l'opinion publique insulaire. 1.1. Caractéristiques des !ypes de conflits
Les événements rencontrés dans l'échantillon, composé de 68 article relevés dans le journal CorseMatin pour une période d'étude allant du 1er juin 2001 au 31 mai 2002, sont comparables quant à leurs volumes et leurs contenus à des enquêtes du même type réalisées dans des départements continentaux montagneux (Lefranc et Torre, 2004) : ils concernent des atteintes avérées ou supposées à la nature ou au cadre de vie, l'aménagement de l'espace, la gestion de l'eau. La plupart des événements ont généré plusieurs articles publiés par le journal au cours de la période concernée (tableau 1).
87 Conflits relevés par Michaël Serinelli, étudiant en Master 2 à l'Université Corse, année 2003-2004, stagiaire au LRDE -INRA de mars à juin 2004. 255
Pasquale Paoli de
Tableau 1. Articles concernant des conflits relevés dans la PQR de Haute-Corse, classés et regroupés par types d'événements
8
26
3.25
4
19
4.75
10
15
1.5
4
4
2
3
1.5
Tota]
Pour qualifier ces conflits, nous avons retenu la notion de «bien support )), c'est-à-dire la « caractéristique principale attribuée à l'espace support du conflit par un acteur ou un groupe d'acteurs )} (Lefranc, 2003). Il apparaît (tableau 2) que le foncier et l'eau sont les espaces les plus couramment en cause, de façon tout à fait analogue à ce que l'on constate en Ardèche, autre région montagnarde méditerranéenne à faible pression agricole et à forte pression touristique (Torre et al., 2006). Tableau 2. Catégorisation du « bien support» objet du conflit en fonction de son utilisation par les groupes ou individus en conflit Catégorie du bien support ;
Catégorie du bien support;
Il 3
10
2
5
o
o
3
*usage 1 : celui des individus ou entités dont les activités sont dénoncées dans le cadre du conflit, réc!àrnants. les « incriminés» ; ** usage 2: celui des
256
Il apparaît également que ces biens supports ne sont pas du tout appréhendés de la même façon par les deux groupes (comme on aurait pu s'y attendre, bien sûr) et qu'un groupe (celui des réclamants) se distingue très nettement de l'autre par le fait qu'il lie les espaces en jeu à des objectifs patrimoniaux ou récréatifs. Les acteurs incriminés sont relativement peu diversifiés. Il s'agit soit d'entreprises privées soit d'entités publiques (en l'occurrence c'est la Collectivité territoriale de Corse qui revient le plus souvent). En revanche, les usagers du groupe 2, les réclamants, sont beaucoup hétérogènes. Si les associations de riverains sont les plus présentes. plus de la moitié des cas rencontrés - les
autres catégories
~
chasseurs, écologistes, voire maires de communes rurales
sont parfois unis pour cOntester certains projets (exemple du parc éolien du Cap Corse). Ainsi, On note chez ces acteurs d'origine diverses une forte tendance à s'unir en association pour contester une nuisance ou un projet. Et il s'agit là, pour la majeure partie des conflits recensés, d'associations de protection de la nature préexistantes .aU conflit pour lequel elles s'engagent. L'exemple le plus extrême d'élargissement du parti des réclamants en collectifs d'associations et de mouvements politiques est fourni par le conflit portant sur l'application de la Loi Littoral en Corse dans le cadre du processus de décentralisation spécifique à la Corse (voir encadré n° 1). 1.2. Des arguments abondamment exposés par les réclamants.
Il apparaît clairement que les arguments mobilisés par les réclamants dans la PQR sont plus nombreux et diversifiés que ceux émis par les « déclencheurs» de l'événement (que nous appelons aussi «incriminés »). Ainsi, dans quinze des cas recensés, nous ne disposons pas d'arguments permettant de mieux comprendre la position de ces derniers (tableau 3). Tableau
3. Arguments des usagers des parties prenantes aux conflits (Usagers 1 : incriminés; Usagers 2 : réclamants)
Cela est à relier au fait que la presse relate le plus souvent nOn pas le conflit luimême mais l'action que les parties des réclamants entament. Ces actions
257
sont des pétitions (dans six cas sur vingt et un), des occupations (dans trois des cas), des manifestations, des lettres, et plus rarement une plainte auprès d'un tribunal Si la presse relate de manière asseZ complète cette phase démonstrative des conflits, elle parle ensuite peu des modes de résolution (tableau 4). Ainsi, seuls trois cas de résolution sur vingt et un conflits sont clairement évoqués par la presse. Dans deux des cas recensés, la solution au conflit a été judiciaire :dans le cadre de l'implantation d'un parc éolien dans le Cap Corse et dans celui du délabrement du port de Cagnano. Dans le troisième cas, lors de l'organisation d'une çOurse qff .rhoredans un sançtuaire marin, le conflit a été réglé de manière administrative par une autorisation préfectorale. Dans quinze cas sur vingt et un, soit 71 % des cas, les modes de résolution à adopter restent toujours indéterminés.. Cela peut provenir du fait que les dossiers sont toujours pendants à.la fill de la période d'un an choisie pour cette étude (création d'une structure d'abattage par exemple). Mais tous les autres cas, ce sont des conflits plus ponctuels et apparemment rapides à résoudre. Tableau 4. Types de résolution des conflits relatés par la PQR
3 2
258
Encadré 1 - Un conflit particulier:
le conflit sur l'article 12
(Débat autour de la loi Littoral) Un seul
événement
du pouvoir
d'aménager
son environnement
fait
(14 articles)
: L'article
son territoire
et d'adapter
12 du projet
de loi relatif à la Corse qui prévoit
ses règles de développemetlt
dans l'intérêt
le transftrt
à l'l'le et de
de sa population
dibat.
Datation du conflit: Du 06/06/01
au 23/01/02.
Antériorité: Inconnue. Bien support:
Foncier
Objet du conflit: Elément
(littoral).
Adoption
déclencheur
de l'article 12 du projet de loi relatif à la Corse.
du conflit:
Usages en question:
tourisme
Acteurs: Opposants écologistes.
et
Causes matérielles:
Aucune
révision
(intérêts
adhérents
de la loi littoral.
économiques), du
projet
de
récréatif, loi:
espace de nature.
associations,
collectifs,
élus,
Préfet,
pour le moment.
Causes potentielles: Les opposants à la modification de l'actuelle loi Littoral redoutent bétonnage du littoral si la gestion de l'urbanisme n'était confiée qu'aux seuls élus locaux. Manifestations: manifestations, pétitions, lettres aux mouvances et partis politiques, création d'associations.
élus
et
au
Préfet,
interventions
le de
Evolution:
L'article 12 du projet de loi relatif à la Corse, finalement voté à l'Assemblée Natio'nale le 22 janvier 2002, comporte dans son second alinéa la possibilité pour la Collectivité de Corse de définir au travers de son Plan de Développement Durable (PADDUC) des «orientations fondamentales» en matière d'aménagement de l'espace et les principes de localisation des activités. Toutefois ces principes et orientations ne peuvent pas déroger à la législation de l'urbanisme en vigueur. La CTC peut toutefois demander des adaptations spécifiques de la loi au législateur. Des propositions en ce sens peuvent émerger du processus de concertation actuellement ouvert dans le cadre de la mise en place du PADDUC.
En résumé, il ressort de cette analyse des conflits apparaissant dans la PQR en Haute Corse le fait général suivant: celui de l'appel au tiers. Une des parties prenantes du conflit, celle que nous appelons « les réclamants» s'adresse, via le medium CorseMatin, à une catégorie d'acteurs non directement liée au conflit et lui présente ses réclamations par rapport à un problème lié à la gestion de l'espace. Ce tiers est bien sûr l'opinion publique en général, que l'on veut sensibiliser, vraisemblablement pour instaurer un rapport de force politique plus favorable. Cela dit on voit mal finalement le ressort fmal de cet appel à l'arbitrage du tiers: quelle est l'influence réelle de l'opinion publique sur l'issue des conflits, et comment l'interpréter?
259
2. LES CONFLITS
SUR L'ESPACE: QUELLES LA LITTERATURE?
INTERPRETATIONS
DANS
Pour comprendre la nature forcément collective des processus de résolution de conflits nous introduirons d'abord la notion d'externalité vue par Coase, ensuite la notion de proximité appliquée aux conflits telle que la proposent Torre et Caron (2006). EnfIn nous montrerons brièvement comment Commons situe les institutions de nature politique parmi les institutions régulatrices des transactions entre acteurs. 2.1. Les externalités coasiennes : un concept pertinent l'espace?
pour les conflits sur
Coase, dans « The Problem of S o.ial Cost» (1960) aborde la question non pas des conflits sur l'espace, mais le cas des activités économiques contradictoires (littéralement des «actions des entreprises qui ont pour effet de porter préjudice à d'autres entreprises »88)en raison de l'existence d'externalités. Son exemple introductif est celui des émissions de fumée nocive pour les activités voisines, qui pourrait tout à fait fIgurer dans n'importe quelle revue de la PQR de France ou de Navarre. Le propos principal de Coase est de montrer que dans ce genre d'affaire, il n'y a pas qu'un bon et un méchant (pollueur qu'il faut faire payer)
-
ce qui lui permet
d'évacuer
la solution
pigovienne
du «pollueur-
payeur» dont il ne sera pas question ici - mais bien deux usages conçurrents liés à des intérêts économiques divergents. D'ailleurs, montre-t-il dans son article, ces oppositions d'intérêt peuvent se régler au travers d'une transaction dans laquelle l'une des parties renonce à des droits et l'autre (celle qui est économiquement dominante à un endroit donné) en acquiert contre versement d'une compensation. Coase distingue alors deux possibilités: la présence de coûts de transaction forts (coûts liés à la négociation, au suivi du contrat, etc.) de nature à décourager l'arrangement privé entre les acteurs économiques concernés par ces externalités (soit la transaction), ou au contraire des coûts de transaction faibles qui laissent toute latitude aux acteurs pour procéder directement à une transaction (par exemple le rachat d'une parcelle exposée aux émissions qui permette au délogé d'acheter ailleurs). Dans le premier cas, une intervention extérieure Guridique ou administrative) qui attribuerait de nouveaux droits crée une nouvelle situation, et modifIe l'allocation des ressources, le volume global de la production et sa répartition entre les parties: par exemple une obligation de mise en place d'un
88 Traduction
en français
parue
en 1992.
260
système an ti-polluant coûteux qui diminue l'activité de l'usine. Dans le second cas, l'arrangement privé prévaudrait de toute façon, et les parties arriveront à une nouvelle répartition des droits (après transaction) dont le résultat du point de vue de la production globale serait maximal et identique au résultat que l'on aurait obtenu sans intervention extérieure. Dans le premier cas, l'intervention d'un organisme public peut s'avérer la plus avantageuse pour régler ces externalités. Cela dit, remarque Coase, des facteurs tels que l'éthique, l'antériorité, etc. peuvent bien être pris en compte également pour le règlement des effets de nuisances externes. Que nous apporte l'analyse de Coase dans notre cas? Outre le grand mérite de rappeler la réciprocité dans les affaires de nuisance externe (ou encore, d'externalité négative), il introduit la notion de transaction, c'est-à-dire de règlement négocié et librement consenti. Que ne nous apporte-t-il pas? Il n'éclaire d'abord que les antagonismes entre firmes, pas entre fIrmes et particuliers (récréatifs, etc.) qui nous intéressent au plus haut point, et encore moins les conflits entre acteurs qui ne sont pas le moins du monde directement concernés par des externalités comme on en relève dans la PQR. En somme, il n'éclaire pas ce qui à première vue semble la plus courante des situations rapportées par la PQR : l'intervention d'un acteur collectif dans les conflits sur l'espace. D'autre part il n'éclaire pas non plus la notion de conflit en général. Il dit que lorsque les coûts de transaction sont importants (ce qui est le cas ,le plus souvent) les règlements juridiques ne peuvent pas être efftcacement corrigés par des transactions. Les solutions administratives du type réglementation des usages, internalisation dans une société privée, etc., peuvent alors s'avérer être la solution la plus efftcace aux situations d'usages antagonistes. Mais il ne dit pas pourquoi ces externalités peuvent déboucher ni sur une transaction ni sur une solution administrative mais sur un conflit. Et cela ne nous dit pas non plus pourquoi les acteurs que l'on retrouve dans une revue des conflits relatés par la PQR en appellent de façon aussi voyante aux règlements administratifs, politiques, juridiques, etc. des problèmes qu'éventuellement une transaction pourrait régler. 2.2. L'Ùole de la proximité
et la notion de similitude
Mais l'idée si intéressante de dichotomie entre transaction privée et règlement « public» se retrouve dans l'autre approche examinée ici : celle des auteurs du courant de la proximité. Ceux-ci mettent en dialectique deux types de proximité (Rallet et Torre, 2004). D'une part, la proximité géographique (c'està-dire le fait d'être spatialement proche, que ce soit de façon continue ou tempoxaire, volontaire ou subie). D'autre part, la proximité organisée, 261
qui est composée d'un versant d'appartenance (à une fIrme, une organisation, etc.) et d'un versant de similitude (en terme de savoir, de comportement, etc.). Un des effets de cette interrelation est que la proximité organisée vient en quelque sorte compenser les effets négatifs de la proximité géographique: celleci est justement la cause de « conflits, rivalités ou externalités négatives... qui trouvent une partie de leurs solutions dans la mobilisation des ressources de la proximité organisée» (Rallet et Torre, 2004). Voyons d'abord en quoi selon ces auteurs la proximité géographique est la source des conflits. Celle-ci se situe pour l'essentiel selon eux dans le lock-in de nombreuses activités liées à l'espace (et, en premier lieu, liées à la terre), que ce soient pour des raisons physiques ~es plus évidentes), économiques (impossibilité de se déplacer) ou culturelles ou sociales. Ce verr~)Uillage spatial est à l'origine de phénomènes de congestion, de chevauchement ou d'excessif voisinage. De là les phénomènes d'externalités négatives ou autres problèmes de voisinage (accès...). Dès lors, les acteurs vont chercher dans l'éventail des solutions possibles (bien plus large que le simple choix entre transaction libre, règlement judiciaire, fIrme présenté par Coase). Ces solutions émergent de phase de négociation ou encore de recours à des tiers qui précèdent ou s'intercalent entre des pics de conflictualité plus visibles tels que le procès ou le recours à l'opinion, dont l'objectif est de produire de nouvelles règles, dans le faisceau de règles existantes sur lesquelles construire un compromis. Cet ensemble, négociationtiers-règles, qui semble être la déf1.tÙtion implicite de ce que les auteurs appellent un dispositif de concertation, convoque alors les deux volets de la proximité organisée. Le premier étant la logique de l'appartenance (à un réseau, à une organisation) et qui est mobilisée en particulier pour les aspects techniques liés aux compromis, alors que le deuxième volet, la similitude entre les acteurs qui donnent la base commune d'anticipations et de croyance, les incite plutôt à se regrouper en sous-ensembles homogènes. Dans le cas particulier des conflits sur l'espace, Caron et Torre (2002, 2006) entrevoient deux possibilités de régulation des usages contradictoires de l'espace: les solutions construites dans un registre de proximité d'une part ~a proximité organisée étant la forme la plus proche de ce que l'on peut appeler une « résolution de conflit »), et la solution judiciaire d'autre part. Mais l'une et l'autre peuvent être liées car selon les mêmes auteurs, les conflits connaissent des dynamiques parfois longues et souvent contrastées, alternant des phases d'expressions, ou «pics» et des moments d'apaisement, le recours aux tribunaux pouvant être par exemple un simple moment de «publicisation» voulue par certaines parties.
262
Cette approche introduit un aspect fondamental qui ressort de l'examen de notre échantillon de conflits tel que présenté précédemment (section 1, supra) : l'appel systématique à l'opinion publique par au moins une des partie prenantes aux conflits relevés par la PQR qui semblent échapper à la dualité proximité solution judiciaire. Par ailleurs, elle met en évidence la relation possible entre le pic de conflictualité médiatisé par la presse et la phase de relative discrétion qui le suit: quelle place le recours à la PQR a-t-il dans le processus de résolution permis par les réseaux et autres institutions de commune appartenance ? 2.3. Les institutions régulatrim
de Commons et les conflits sur les règles
C'est pourquoi une troisième lecture, celle des institutionnalistes américains et en particulier de John Commons nous semble utile à présenter et à mobiliser ici en ce qu'elle propose un schéma conceptuel associant action collective, conflits, négociation et arbitrage sur les règles. La vison institutionnaliste de Commons, en particulier celle contenue dans son dernier ouvrage (The Economics of CollectiveAction, 1951) est axée sur une conception de l'économie dans laquelle toute action économique, même la plus basique, mettant en relation les individus, doit être comprise avant tout comme « engluée» dans l'action collective. Dans la société moderne capitaliste que Commons étudie (en pratique la société américaine de l'entre-deux-guerres) les acteurs économiques, dit-il, sont' parfois parvenus à un niveau important d'organisation collective, qui leur permet d'influer sur la nature des règles qui insèrent et guident très concrètement leurs actes économiques quotidiens. Il prend surtout l'exemple de la répartition du travail, des règles d'embauche et de licenciements, de la fIxation des salaires dans le monde des salariés. Ces règles, pour Commons, ne sont jamais données, elles sont le fruit d'une constante dispute entre agents qui fondamentalement n'ont pas les mêmes intérêts. L'intérêt de l'organisation collective étant alors pour Commons de maximiser le pouvoir de négociation des individus organisés afIn d'obtenir des règles d'échange et de répartition des richesses les plus favorables possibles. Ce sont ces formes d'action collective en charge de déftnir et faire respecter des règles que Commons appelle des «institutions ». Ces institutions peuvent prendre des formes inorganisées, qu'il appelle alors des «coutumes» (