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Jean-Pierre Cometti Jacques Morizot Roger Pouivet
QUESTIONS D’ESTHÉTIQUE
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Table des matières Introduction 1. Que...
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Jean-Pierre Cometti Jacques Morizot Roger Pouivet
QUESTIONS D’ESTHÉTIQUE
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Table des matières Introduction 1. Questions de définition : Art et non-art. La «question» de l'art au XXe siècle; innovation et reconceptions. L'essentialisme: contestations, survivances, renouveau. Les approches fonctionnelles et institutionnelles. Le temps, l’histoire. Une définition historique de l'art. Définition et évaluation. L'art en action. 2. Questions d'ontologie L'ontologie des oeuvres d'art. Questions d'esthétique et questions d'ontologie. L'ontologie des objets culturels. Existence et modes d'existence. Existence et fonctionnement. Intention, histoire, action. La question de l'identité des oeuvres d'art. Propriétés et usages. Les propriétés esthétiques. L'activation esthétique.Ontologie de l'art de masse. 3. Langage et symbolisation Une correspondance entre arts et langues? Art et communication; Structure et fonction de la langue. Sémiotique des arts visuels. Signe iconique, signe plastique. Lire un tableau. Encodage et invention. Logique de la symbolisation. Peirce: le mouvement de la sémiose. Le travail de la référence. Art, langage et vérité. 4. L' esthétique et l'artistique Propriétés esthétiques et propriétés artistiques. Qu'est-ce qu'une propriété esthétique? L'aspect et la valeur esthétique. Art et nature. La relation et l'attitude esthétiques. Existe-t-il une attitude esthétique? La conduite esthétique. Emotion et connaissance. Le fonctionnement cognitif des émotions esthétiques. Art etvérité. 5. Art et réalité Perception et représentation. Existe-t-il une perception pure? Il n'y a pas d'oeil innocent. Par-delà nature et convention. Représentation, intention et style. Avec ou sans intention. Critique du mentalisme représentationnel. Représentation, sémantique et psychologie. Fiction et mondes possibles. La vérité dans la fiction; Le fonctionnement de la fiction. Fiction et simulation. 6. Les coordonnées de la création La dimension poïétique. Le sens du matériau. L’organisation plastique. Artiste, spectateur, interprète. L'intentionnalité.Intention et convention. L’oeuvre et ses limites. Les intentions et le visible .L'art et l'inconscient. Le je, le on et le ça ; approches psychanalytiques de l’art ; que peut-on attendre en définitive d’une «Kunstdeutung» ?
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7. Art, histoire et société Art, culture, sociétés et histoire. La question du relativisme. La pluralité des goûts et les jugements sur l'art. Nouveau conformisme, conformisme du nouveau. Existe-t-il une histoire de l'art? L'art et ses institutions. L'idée d'une «fin de l'art». 8. La critique Développements et conceptions de la critique. Aperçus historiques; critique et esthétique. Description, évaluation, interprétation. La critique et la question de l'«artistique». Ressources de la critique; évaluation et interprétation. Esthétique et argumentation. Normes et arguments. La justification critique. 9. L'esthétique devant les mutations contemporaines L'interaction de l'art et de la technique. Parallèles et contrecoups. L'exemple de la photographie. Art contemporain et «dé-spécification. Réévaluations (de l') esthétique (s). Art pur et objet brut. Réélaboration du cadre théorique. Esthétique et monde de l'art. Un monde virtuel? De nouvelles images. Les arts du virtuel; Interrogations.
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Introduction Bien que les deux termes soient parfois utilisés comme deux synonymes, l'esthétique se distingue sensiblement de la philosophie de l'art. L’esthétique porte principalement sur un type d’expérience ; elle en interroge la nature, la valeur et la particularité des objets auxquels elle est liée. La philosophie de l’art s’attache aux œuvres d’art, à leur mode de production, à leur valeur, ainsi qu’au phénomène constitué par l’existence même de l’art. Cette distinction n’est cependant pas facile à maintenir, car les deux domaines sont poreux ; on ne peut examiner les questions de philosophie de l’art sans pénétrer dans le champ de l’esthétique ; en même temps, le domaine artistique représente un champ privilégié au regard de la compréhension ou de l’application des questions d’esthétique. Ni l'art ni les œuvres d'art ne constituent toutefois l'objet exclusif de l'esthétique. Au demeurant, le terme « esthétique» est d'un usage relativement récent dans l'histoire des idées. À la différence de la philosophie de l'art, dont l'histoire se confond pratiquement avec celle de la philosophie, l'esthétique, au moins sous la forme que nous lui connaissons, n’apparaît réellement qu’au XVIIIe siècle. Son histoire ultérieure a montré qu'elle pouvait même se détacher de la philosophie, raison pour laquelle on ressent parfois la nécessité de parler de l'esthétique philosophique, afin de la différencier des investigations qui, quoique relatives à l'art, au beau ou à l'expérience esthétique, se nourrissent à d'autres sources, principalement historiques ou littéraires. C'est d'esthétique philosophique qu'il sera question dans ce volume. *** * L'esthétique est un domaine ouvert à différentes traditions, pour ne pas dire à différentes démarches dont les plus familières, en France tout au moins, épousent largement le champ de l'histoire de la philosophie, ancienne ou récente, non sans privilégier des choix dont les motivations sont loin d'être toujours claires, tant il est vrai que les préférences accordées à telle ou telle tradition philosophique tendent volontiers à l'exclusivité, et qu'elles se substituent ainsi à l'examen contrasté et diversifié des problèmes eux-mêmes. Pour ne prendre que deux exemples, le «point de vue phénoménologique» ou l'«approche» heideggerienne de l'art ont peut-être abusivement masqué l’existence d’autres approches, moins philosophiquement marquées et moins lourdes de présupposés. Au même titre, l'attitude qui conduit à privilégier l'exégèse des auteurs ou des textes a souvent joué un rôle excessif, comme si l’examen des thèses d’un auteur, le commentaire des textes, pouvaient se substituer à l’analyse des concepts propres
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à l’esthétique, ceux de goût, par exemple, de style ou de propriété esthétique, au profit de gloses sur l’histoire des doctrines et des concepts, ou de révélations sur l’Être. Les causes d’une telle confusion entre les exigences ou les attraits liés à l'interprétation d'un auteur et les raisons qui justifient l'examen de tel ou tel problème sont multiples ; à bien des égards, les effets en ont été de nous priver d'une réflexion sur l'art vivant, de nous détourner des renouvellements dont l’esthétique a été ailleurs le théâtre et d’assurer une situation de quasi monopole à des conceptions dont le seul titre consistait à se recommander des mérites ou de la profondeur supposés d'une perspective philosophique. Cette situation, où la réflexion philosophique et l'art lui-même remplissent une fonction d'exemplification et de glorification de ce qui s'écrit dans les livres de certains philosophes se traduit le plus souvent par l'attribution implicite d'une dimension normative aux traits ainsi sélectionnés; elle conduit également à creuser un écart entre les perspectives qui, avec le temps, se sont imposées aux démarches artistiques comme telles, et celles que la philosophie a préservées, perpétuées, bien au-delà de ce qu'une attention portée à celles-ci aurait probablement toléré. Dans cet ouvrage, nous avons choisi une tout autre voie, essentiellement tournée vers les concepts qui sont à l’oeuvre dans l’appréhension esthétique des œuvres d’art, et visant à en examiner la pertinence et la cohérence philosophiques. Le lecteur n’y trouvera donc pas l’illustration d’une herméneutique des œuvres d’art et de l’expérience esthétique destinée à ouvrir un accès à quelque réalité profonde et cachée, pas plus qu’à une expérience inouïe, sans commune mesure, au moins dans les cas qui méritent l’attention du philosophe, avec la platitude des vécus ordinaires. *** * Ce livre est né d'un constat : l'art n'a cessé, depuis un siècle, de relativiser les topoï traditionnels (beau, sublime, goût, etc.) dans lesquels l'esthétique trouvait jusqu'alors ses repères. Cela ne signifie pas que leur teneur en ait été irrémédiablement invalidée, mais leur contenu demandait à être requalifié et redistribué à partir de problématiques plus englobantes ou moins centrées sur une approche dont la norme implicite résidait dans la pensée des philosophes canoniques. C'est à cela que nous avons voulu nous efforcer, en proposant un éventail de «questions vives», destinées à offrir un tour d'horizon des thèmes qui nous ont semblé de nature à souligner la vitalité de la réflexion philosophique à l'âge contemporain. A ce sujet, si les ouvrages de philosophie qui s'intéressent à l'art ne manquent pas, et si l'esthétique française peut s'enorgueillir de travaux dont il n'y a pas lieu de mettre en doute
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l'intérêt ou la valeur1, en philosophie tout au moins les richesses qui sont les nôtres se payent généralement d'une relative ignorance des perspectives originales qui ont parfois vu le jour sous d'autres cieux. De cela, nous avons aussi souhaité tenir compte, car c'est également en matière d'introduction ou d'initiation, pour ne pas dire d'information tout court, que l'histoire de la philosophie, la généalogie des concepts et l’herméneutique se substituent trop aisément à l'examen ou à la présentation des problèmes, tels qu’ils apparaissent aujourd’hui dans le travail des philosophes qui n’appartiennent pas directement à notre tradition hexagonale. Cette constatation, pour ne pas dire ce regret, est à la source des choix méthodologiques que nous avons adoptés. Bien que ce livre ne se présente pas comme un traité, il assume une ligne directrice claire, dont la motivation est à la fois celle du rejet d'un certain nombre d'options méthodologiques courantes et celle d'un engagement philosophique positif. Trois refus majeurs en ont déterminé les orientations méthodologiques et thématiques. En premier lieu, celui d'une présentation historique. Il est en effet curieux de constater que l'unique point commun entre nombre d'ouvrages récents, portant sur l'esthétique générale, et pourtant très différents entre eux, consiste à suivre de plus ou moins loin l'horizon historique supposé de son développement.2 Cette méthode s'impose certes sur des points précis, et elle a le mérite de souligner la relation que l'esthétique entretient avec la production artistique et avec l'évolution de la société en général. Ces raisons, toutefois, ne suffisent pas à justifier le choix exclusif de l'histoire comme mode ultime d'enquête et de questionnement. Une analyse conceptuelle, sans se vouloir anhistorique, ne peut accepter totalement de voir réduite la réflexion à la saisie d’un sens de l’histoire, en esthétique comme ailleurs. Un second refus est celui d'une approche systématique. La conception de l'esthétique qui transparaît dans ce livre n'est le reflet d'aucune philosophie générale dont elle assurerait le prolongement local. Alors que Kant, Schelling ou Nietzsche font de l'esthétique un moment privilégié, voire un processus de redéfinition de la philosophie, rien de ce qui est développé ici ne relève d'une tentative destinée à appliquer ou à révéler une conviction philosophique. Cela ne signifie pas qu'elle se veuille «agnostique», mais que les parcours proposés doivent être abordés en eux-mêmes, pour l'intérêt intrinsèque des thèses présentées. En tant que discipline, l’esthétique philosophique se définit par les problèmes qu’elle pose, non par les doctrines qui s’y affirment.
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On peut simplement y regretter l’absence d’un travail suffisamment commun, selon des méthodes suffisamment partagées et discutées, du genre de ce qu’on peut trouver dans le Journal of Aesthetics and Art Criticism ou le British Journal of Aesthetics dans le monde anglophone C’est moins la qualité intrinsèque de chaque article qui s’y publie qui est en jeu que la recherche initiée par tel ou tel article, poursuivie par des articles qui répondent et la possibilité ainsi assurée d’une continuité dans l’analyse argumentative. 2 Cf. M. Jimenez [1997], J. Lacoste [1994], -voire Cl. Brunet [1995].
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Un troisième refus est enfin celui du cadre phénoménologique, en particulier tel qu’il est apparu en France depuis une cinquantaine d’années, c’est-à-dire principalement sous la forme d’un commentaire des œuvres de Husserl et de l’application de certaines de ses thèses à des thèmes qu’il n’aurait pas lui-même directement abordés.3 La phénoménologie n'est évidemment pas, à nos yeux, une philosophie plus indigne qu'aucune autre, mais elle ne jouit d'aucun droit dont elle aurait le monopole en matière d’art ou d’esthétique. En particulier, on l’a déjà noté, l’idée que l’esthétique est l’étude d’une forme particulière d’expérience, dont la description exigerait même l’usage d’une méthode particulière (comme celle de la réduction phénoménologique) n’a en soi aucune évidence. Les ouvrages d'esthétique écrits dans une perspective phénoménologique sont du reste suffisamment nombreux pour que le fait de s’engager dans une orientation différente ne présente rien d'outrageant. On y verra plutôt un gage de pluralisme philosophique. *** * De là nos refus, mais aussi ce que nous entendons assumer positivement. Notre engagement est celui d'une analyse esthétique : nous ne pensons pas qu'il y ait plus (ou moins) d'ineffable dans ce domaine que dans un autre, ce qui ne veut pas dire non plus qu'on n'y rencontre pas de traits spécifiques ou de caractéristiques résistant parfois aux efforts d’intelligibilité. Bien que la majorité des références présentes ici soient anglo-américaines, il n'y a pas lieu d'y voir quelque plaidoyer en faveur de la philosophie analytique, laquelle se passe aisément de notre défense. Au reste, nous n'avons pas cherché non plus à dissimuler nos penchants personnels. La seule pierre de touche d'une analyse esthétique est, de toute façon, de procurer un meilleur accès aux questions et aux œuvres, en privilégiant l’argumentation et les thèses clairement identifiables. Dans cet esprit, il s’agissait aussi d’ouvrir la réflexion à la diversité des formes d'art, même si les arts visuels l’emportent ici le plus souvent dans nos analyses. Bien entendu, ces analyses ne sont pas destinés à offrir un panorama exclusif de tout ce qui peut entrer sous la dénomination d'«esthétique», et encore moins une recension de thèmes à la mode ou qui pourraient le devenir. Certaines des questions (qu'on pouvait attendre et qui ne figurent cependant pas) sont éteintes, d'autres vieillies, d'autres ont changé de forme. Nous avons préféré focaliser l'attention sur les lignes de problématisation où les contributions récentes ont été, d'un avis général, significatives. 3
À cet égard, la situation de la phénoménologie française apparaît assez particulière au regard du développement de la phénoménologie, tel qu’il a eu lieu ailleurs, souvent beaucoup plus intégré à la discussion des questions vives, moins idiosyncrasique dans son vocabulaire, ses méthodes et ses prétentions. L’absence d’intérêt de la phénoménologie française pour un phénoménologue comme Roman Ingarden, qui avait mis l’esthétique et la philosophie de l’art au centre de ses recherches, est à cet égard tout aussi significative. (Ingarden [1983, 1989]).
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Il convient donc de juger le contenu du présent ouvrage à partir des recherches qui y sont citées, de leur valeur pour l'articulation du travail esthétique, et non de l'autorité des auteurs ou de la défense d'un parti pris. Le fait qu'un auteur ne soit pas mentionné ne constitue nullement un désaveu affiché de ses idées. Certaines omissions sont néanmoins délibérées. La dimension nécessairement limitée de chaque chapitre n'a pas permis de faire figurer tous les développements que nous aurions jugé souhaitables. Le lecteur aura la possibilité d'approfondir les points trop allusifs à partir des indications bibliographiques données dans chaque chapitre. Enfin, nous avons tenu le plus grand compte du fait que cet ouvrage s’adresse avant tout à des étudiants, et non pas de façon exclusive à des étudiants en philosophie. Ceux dont les études concernent principalement l’histoire de l’art, les arts plastiques, les arts du spectacle, le cinéma, la littérature, etc, y trouveront matière à se familiariser avec l’esthétique contemporaine, au moins avec celle qui met l’analyse au centre de ses préoccupations. Nous y avons privilégié la lisibilité, une manière directe de poser les problèmes, en excluant autant que possible l’allusion historique, et sans présupposer la connaissance préalable des doctrines. Cela devrait permettre à un public diversifié de trouver ici un rappel des théories actuellement en discussion, ainsi qu’un traitement original des problématiques les plus marquantes de ces trente dernières années. Aussi ce livre peut-il servir de guide. Nous ne prétendons certes pas que d’autres itinéraires ne soient envisageables. Dans les ouvrages d’initiation en langue française, toutefois, un grand nombre de thèses importantes n’ont été jusqu’ici qu’exagérément méconnues ou sous-estimées. *** * Ce livre étant l'œuvre de trois auteurs, l'usage du «nous» y trouve sa mesure et sa justification. Peut-être faut-il seulement préciser ce que recouvre cet usage au regard des engagements et des choix qui viennent d'être évoqués. Si nous nous reconnaissons à coup sûr dans une orientation commune sur ce qu'il ne faut pas attendre de l'esthétique, nous ne défendons pas une doctrine commune, et nous ne partageons pas forcément une stricte définition de ce que l’esthétique pourrait être. Rien n'interdit, sous ce rapport, que nous divergions sur la portée d'une analyse ou la pertinence d'une thèse. En revanche, le volume des références et les intérêts que nous partageons dépasse de beaucoup la masse critique qui nous permet d’en assumer sans réserves la paternité collective. En pratique, chacun de nous a mené à bien la rédaction de trois des neuf chapitres, en tenant compte des relectures et des observations mutuelles dont ce travail nous a fourni l’occasion. Nous n'avons pas cherché à annuler artificiellement les différences d'écriture, de style ou de conception, car elles faisaient en un sens partie du projet lui-même, et elles ne conduisaient pas davantage à en remettre en question la vision commune. On constatera la récurrence de
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certaines questions d'un chapitre à l'autre, mais sans véritable redondance, car elles y trouvent chaque fois un éclairage différent. L'ouvrage ne possède ni l'unité personnelle que confère la présence d'un rédacteur unique, ni l'apparence émiettée qui est celle de la majorité des livres collectifs. Tel qu’il a été conçu, il nous a permis d’estomper quelque peu la figure somme toute fragile de l’auteur. Son pari est de tisser à trois voix une fugue qui, comme dans la pratique du contrepoint, respecte l'identité de chacune et en fait un moyen d'enrichir la polyphonie de l'ensemble.
Le présent ouvrage date de l’année 2000. Il en porte la marque. Nous avons convenu de le mettre en ligne en pensant qu’il pourrait encore rendre quelques services, bien que la littérature à laquelle il réfère se soit depuis considérablement étendue, et que les voies dans lesquelles ses auteurs se sont engagés depuis cette date ait sensiblement évolué. JP.C., J.M.., R.P.
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I. Questions de définition
Pourquoi The Chelsea Girls est-il de l'art? Eh bien tout d'abord parce que c'est un artiste qui l'a fait, et ensuite parce que cela s'est révélé être de l'art. Andy WARHOL
La question d'une définition de l'art peut paraître aussi ancienne que la philosophie elle-même. Elle n'en reste pas moins au cœur des discussions qui contribuent à enrichir le champ de nos interrogations sur l'art. Cette situation, qui n'a rien de paradoxal, réclame quelques explications; elle est aussi propice à fournir des éclaircissements sur la nature des problèmes — philosophiques, esthétiques et sociologiques — que l'art du XXe siècle conduit à se poser.4 A r t e t n o n - a rt Se demander « Qu'est-ce que l'art? », à la manière dont Socrate demandait à Hippias: «Qu'est-ce que le beau?», c'est s'interroger sur l'essence de l'art. Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ces deux questions n'ont cependant pas, pour nous, le sens qu'elles devaient avoir pour les contemporains de Platon. La première, en tout cas, possède à coup sûr, aujourd'hui, une signification radicalement différente. En outre, comme nous le verrons, les questions d'essence peuvent difficilement, comme telles, se voir attribuer l'importance et le sens qu'elles ont longtemps eu dans l'histoire de la philosophie; la simple question «Qu'est-ce que l'art?», lorsqu'elle est posée — et assumée comme telle — se présente désormais sous un jour dont il convient de questionner les attendus comme les implications5. S itu a tio n d e l'a r t e t d e la p h ilo so p h ie a u X X e siè c le Il est inutile d'insister sur le fait que ni l'art ni le beau ne possèdent une signification anhistorique, liée à une essence intemporelle. Ces deux notions — la seconde plus encore que la première — sont inséparables des conditions qui en ont fait évoluer le sens, autant que des 4
Peter Kivy [1997] souligne, au début de son livre, le caractère persistant de la question d'une définition de l'art en esthétique et en philosophie de l'art. 5 L'essentialisme, au sens traditionnel du terme, a subi les effets des philosophies qui, que ce soit à travers l'influence de Nietzsche, de Wittgenstein ou de Heidegger, ou à travers les orientations propres aux courants analytiques, ont abandonné les visées fondationnelles et/ou spéculatives héritées de Kant, Hegel et Husserl.
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intérêts et des valeurs dont elles ont été investies. On se souviendra que le mot art est désormais presque exclusivement réservé aux activités artistiques et aux produits de cette activité, à la différence d'usages plus anciens du même mot ou de ses équivalents dans les langues européennes6; d'autre part, comment oublier que la signification qu'il revêt à nos yeux, y compris dans son acception ordinaire, est solidaire des usages qu'il a acquis au cours d'une histoire qui remonte au moins au XVIIe siècle et prend son essor à la Renaissance? Sur le premier point, il suffit de rappeler que ce qui apparente l'art à la technique a cessé d'être considéré comme un élément de définition pertinent7; quant au second, l'essentiel réside certainement dans l'existence d'un art autonome, c'est-à-dire, plus précisément, dans l'attribution à ce que désigne le mot «art» d'une autonomie de sens et de statut étroitement liée à la valeur qui lui est également associée8. Le lien que l'on entrevoit ici entre ce qui appartient à l'usage ou à la définition du mot «art» et ce qui l'apparente à un ensemble différencié de valeurs, et par conséquent à des comportements à forte connotation évaluative, joue un rôle déterminant dans nos conduites et nos jugements esthétiques, ainsi que dans les discussions sur l'art. Nous aurons à y revenir. Pour l'instant, il ne sera pas inutile de s'arrêter rapidement, à titre préliminaire, sur quelques conditions d'ordre plus spécifiquement philosophique auxquelles le contexte dans lequel les questions de définition sont aujourd'hui abordées est étroitement lié. Bien que le paysage philosophique offre à cet égard des aspects encore contrastés, le XXe siècle aura fortement ébranlé l'essentialisme et le fondationnalisme qui ont longtemps dominé nos traditions intellectuelles et philosophiques. Il est vrai que, sous plus d'un aspect, la philosophie de l'art semble être restée à l'écart de ce qui s'est produit dans la plupart de tous les autres champs du savoir. Pour n'en donner qu'un exemple, au rebours des tendances qui se sont affirmées en philosophie analytique ou au sein du courant pragmatiste, à propos de toutes sortes de questions, on peut avoir le sentiment que la phénoménologie ou l'esthétique d'inspiration heideggerienne, voire nietzschéenne, ont perpétué une philosophie de l'art qui doit beaucoup à des options que le romantisme a durablement imposées, au mépris des événements artistiques qui auraient dû les inciter à des révisions conceptuelles majeures9. 6
Cf., à ce sujet, Kristeller [1999] et Belting [1989]. Cf. les §§ que Kant [1986] consacre à la question des beaux-arts. La question de l'autonomie artistique, pour importante qu'elle soit, ne se prête pas moins à des appréciations divergentes. Voir, à ce sujet, J.-M. Schaeffer [1997] 8 L'existence d'un art autonome est solidaire des modifications dont le sens du mot art est investi. Le concept kantien de «génie» en donne une illustration. Le romantisme est au cœur des conceptions qui joueront historiquement un rôle décisif, suivi en cela par une tradition intellectuelle et philosophique qui s'étend jusqu'à nous. Voir Schaeffer [1996], ainsi que Habermas [1987] et Rochlitz [1999]. 9 À défaut de s'arrêter plus précisément sur ce point, on pensera à ce que l'on peut lire sous la plume de certains auteurs comme J.-L. Marion [1996], voire chez Heidegger lui-même dans «L'origine de l'œuvre d'art» [Heidegger, 1962]. Le cas de Heidegger, comme nous y reviendrons rapidement un peu plus loin, est peut-être moins simple. La question de «l'être-œuvre» de l'œuvre peut effectivement paraître s'inscrire dans la ligne d'une tradition expliquant que le philosophe allemand ne s'intéresse qu'au «grand art», comme un très grand nombre de philosophes qui obéissent à la même inspiration. Ce qu'il suggère, cependant, dans un langage certes ésotérique, échappe en partie à cette filiation. 7
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On aurait toutefois tort d'en déduire que l'esthétique est restée étrangère aux évolutions ou aux tournants que la philosophie a connus par ailleurs. C'est ce que montrent de manière très évidente les discussions qui ont lieu aujourd'hui au-delà des seules frontières du monde francophone, et c'est ce que suggèrent les tendances qui s'expriment aujourd'hui chez les philosophes qui retiendront notre attention10. Pour tracer un rapide parallèle entre l'esthétique et l'épistémologie, on peut dire que la première s'est historiquement trouvée dans une position semblable à celle que la seconde a dû affronter avec les bouleversements scientifiques qui ont eu lieu dès la fin du XXe siècle. Les révolutions scientifiques qui ont profondément transformé l'édifice du savoir et notre conception même de la science présentaient certes ceci de particulier — et de troublant — qu'elles touchaient à ce que la philosophie avait édifié autour du vrai et qu'elles heurtaient de plein fouet les solides forteresses que l'Erkenntnistheorie avait édifiés contre les dangers présumés de l'empirisme ou du scientisme. On conçoit que les effets en aient été particulièrement vifs et durables. Comparées à cela, les évolutions et les ruptures qui ont secoué le monde de l'art n'ont eu que peu d'échos en philosophie. Il n'est pas jusqu'à un philosophe comme Nietzsche, pourtant soucieux des potentialités de l'art et des aveuglements de la philosophie, qui n'ait perpétué une vision largement tributaire d'un schéma bipolaire aux termes duquel, «nous avons l'art pour ne pas périr de la vérité»11. Le rôle majeur que joue le «Grand art» dans les commentaires philosophiques ou dans les constructions en apparence les plus audacieuses, la vision héroïque qui l'emporte chez de nombreux philosophes en portent témoignage. À cela, on objectera l'existence du «déconstructionnisme», plus attentif à l'âge contemporain, plus critique, aussi, à l'égard des présuppositions de ce que Derrida a appelé l'«ontothéologie». On observera aussi que les perspectives ouvertes par Adorno ou Walter Benjamin sont loin d'épouser la relative ignorance dans laquelle la philosophie a tenu les bouleversements artistiques du tournant du siècle et du XXè siècle. Dans ces deux derniers cas, on observe toutefois que la réflexion reste centrée sur un art qui semble remplir une fonction paradigmatique: la littérature — les textes — dans le cas de la déconstruction, ou la musique chez Adorno — quoique non exclusivement12. Le rôle paradigmatique que semble jouer un art particulier dans les cas mentionnés s'accompagne-t-il ou non de conséquences philosophiques intéressantes ou limitatives? On se contentera d'observer que ce fait entre en conflit avec l'une des orientations 10
La situation de l'esthétique en France, l'influence des courants comme la phénoménologie et l'heideggerianisme, conjugués à des facteurs plus spécifiquement sociologiques et politiques expliquent pour une grande part le type de débat qui, depuis plusieurs années, s'est développé autour de l'art contemporain. Voir Michaud [1998] et Heinich [1998a et 1998b]. 11 F. Nietzsche [1970]. 12 Notons que Benjamin fait néanmoins exception en raison de ses intérêts pour la litérature, autant que pour les arts plastiques, la photographie et le cinéma.
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majeures qui ont marqué la contestation du modernisme au cours des dernières décennies. On n'en mesurera que mieux l'importance d'une réflexion sur les conséquences des pratiques artistiques qui en font partie pour une éventuelle définition de l'art. In n o v a tio n s e t r e c o n c e p tio n s La question élémentaire que posent les pratiques artistiques que le XXè siècle a vu naître concerne ce qui les distingue de celles qui ont plus largement retenu l'attention des philosophes jusqu'à une date récente, en tout cas majoritairement, au sein des traditions qui nous sont le plus immédiatement familières. Cette question en appelle elle-même une autre sur les travaux ou les théories susceptibles de projeter un éclairage pertinent sur ces pratiques et sur les révisions ou les reconceptions qui en ont été la condition. Sur le premier point, le problème auquel on a affaire entre directement en relation avec la possibilité d'une définition. Sur ce plan-là, l'une des difficultés, et non la moindre, réside dans la nature transgressive des événements qui caractérisent l'histoire récente de l'art, même si les discontinuités qui s'y font jour ne constituent pas le seul exemple des sources d'hétérogénéité auxquelles la recherche d'une définition de l'art est appelée à faire face13. Les seules attitudes de transgression, en dépit de la signification dont on les a parfois investies dans l'histoire des idées14, peuvent d'autant moins fournir un critère suffisant de démarcation, en termes de conditions nécessaires et suffisantes, qu'elles possèdent un caractère autoréfutant dont on ne tient pas toujours suffisamment compte15. Nos habitudes, la «tradition du nouveau», nous portent certes à valoriser les conduites transgressives et à en faire un indice majeur de qualification artistique. Néanmoins, elles ne peuvent se voir attribuer une telle signification qu'à condition d'être associées, selon des processus qui restent à examiner, à des éléments d'une autre nature auxquelles leur reconnaissance est subordonnée16. En ce sens, la difficulté que 13
Il va sans dire que l'hétérogénéité du champ des pratiques et des objets qui appartiennent à l'extension du mot «art» se nourrit tout autant des œuvres qui appartiennent au passé, a fortiori lorsqu'on y inclut des traditions géographiquement et historiquement diverses, que de celles qui appartiennent à une époque marquée par des ruptures qui nous sont plus immédiatement familières, et dont nous avons peut-être tendance à exagérer le caractère subversif. 14 Songeons, par exemple, aux suggestions de G. Bataille [1957]. 15 Ce caractère auto-réfutant tient à ce que les transgressions considérées s'accompagnent d'une double prétention à l'authenticité (incarner l'art authentique) et à la (pure) négativité. Comme transgressions, elles portent en elles la négation de l'art (ou de la distance qui sépare l'art de la vie, par exemple); comme gestes artistiques, elles en revendiquent le statut. D'où les apories devant lesquelles nous placent des œuvres dont la principale caractéristique était la transgression, dès l'instant où elles ont perdu ce caractère — effacé par d'autres transgressions — et acquièrent, dans les éventuels musées qui les accueillent, une signification documentaire. La difficulté est la suivante: ou bien ces œuvres s'épuisaient dans leur dimension de transgression et il faut alors leur attribuer un caractère artistique éphémère; ou bien ce qu'il y avait en elle de transgressif n'en épuisait pas la signification artistique, et dans ce cas il faut alors déterminer en quoi, ce qui s'accorde davantage avec les exigences d'une définition. 16 Est-il besoin de le dire? Quelle que soit la signification esthétique — nous ne disons pas artistique — dont bénéficient les conduites transgressives, toute transgression n'est évidemment pas «de l'art».
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l'importance donnée aux différentes formes de rupture et de transgression comme telles semble opposer à une définition de l'art n'est peut-être qu'apparente, puisque les conditions que présupposent leur intégration au monde de l'art ne semblent pas exclure, a priori, la possibilité d'une définition. De manière plus générale, cette première difficulté, apparente ou réelle, se conjugue à un second trait de la création artistique. Les transgressions auxquelles nous sommes désormais habitués ont eu pour effet, conformément à un processus de portée et de validité beaucoup plus large, une extension du domaine de définition de l'art fondé sur l'intégration de phénomènes non standard qui en ont élargi les frontières. Trois conséquences en résultent, dont l'écho dans les discussions actuelles est significatif. Une première conséquence caractéristique a été de modifier le statut du concept d'art et d'en faire, au regard de ses usages, un concept vague. Une autre conséquence a été de rendre beaucoup plus problématique la possibilité d'une démarcation entre ce qui appartient aux objets ou aux œuvres d'art et ce qui est du domaine des objets ordinaires. Enfin, à l'intérieur même du champ de l'art, l'un de ces effets fut de fragiliser, pour ne pas dire invalider, les discriminations et les hiérarchies établies entre les arts ou les genres. Cette conséquence est corrélative des deux précédentes; elle est toutefois associée à des questions qui concernent la place pouvant être accordée aux jugements évaluatifs dans une définition de l'art. A supposer que ces conséquences puissent être tenues pour importantes au regard des voies dans lesquelles l'art s'est engagé, quel écho en trouvons-nous dans les théories ou les philosophies de l'art qui ont généralement cours? A première vue l'effet paraît en être essentiellement négatif. Pourtant, si plusieurs facteurs nous poussent à y voir la source des positions critiques opposées à la recherche d'une définition de l'art, les mêmes raisons ont conduit un certain nombre d'auteurs à en proclamer la nécessité17. Contrairement à ce que l'on pourrait être tenté de croire, ce flux et ce reflux ne signifient pas que nous tournions en rond. Nous nous attacherons donc sans tarder à montrer que la discussion sur ces sujets recouvre une variété d'options intéressantes et fécondes, bien que concurrentes. A cette fin, nous nous tournerons vers les conceptions respectives de Moritz Weitz, Nelson Goodman, George Dickie, Arthur Danto et Jerrold Levinson, en précisant que ce choix limité tient à la seule notoriété que ces auteurs ont acquis dans la discussion contemporaine18.
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Cf. R. Stecker [1997]. Le lecteur français commence à peine à être familiarisé avec leurs travaux. On le doit, entre autres à Lories [1988], Genette [1992], et aux traductions qui ont vu le jour au cours des dernières années: Goodman [1990], Danto [1989], Levinson [1998]. On trouvera par ailleurs dans Morizot [1996] et Pouivet [1996 des éléments de bibliographie plus exhaustifs qui, pour certains, sont repris dans notre bibliographie générale. 18
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L 'e s s e n tia lis m e : c o n te s ta tio n s , s u r v iv a n c e s , r e n o u v e a u Les réserves exprimées à l'endroit du concept d'Art, conçu comme un concept unitaire, défini par des propriétés d'essence, trouvent une illustration dans les déclarations d'Ernst Gombrich au début de son Histoire de l'art19. Elles trouvent aussi l'une de leurs sources philosophiques dans la seconde philosophie de Wittgenstein. Les travaux de Moritz Weitz, au début des années cinquante, en sont sont clairement inspirés. Pour Weitz, le concept d'art ne recouvre qu'un ensemble de pratiques et d'objets apparentés, tout comme les jeux que Wittgenstein tenait pour liés selon un principe de «ressemblances de famille»20. Une position comme celle de Weitz ne prive certes pas la notion d'art des usages auxquels elle se prête habituellement, mais elle nous interdit de lui associer un contenu essentiel, déterminé par des propriétés que seraient censés partager les objets qui appartiennent à son champ de définition. En ce sens, l'appel au principe wittgensteinien des ressemblances familiales s'oppose au type de conviction dont les thèses de Croce-Collingwood, par exemple, fournissent une illustration21. En outre, on remarquera que le principe des ressemblances familiales s'accorde sans difficulté avec l'existence de pratiques transgressives, tout en les faisant peut-être bénéficier d'un éclairage, doublé d'une hypothèse complémentaire. Nous parlions en effet précédemment des conditions auxquelles l'intégration d'une transgression pourrait être subordonnée. Comme on le verra plus loin, il n'est pas interdit de penser que ces conditions soient de l'ordre des ressemblances familiales. Comme le suggère la substitution d'un concept comme celui de parenté à la possibilité d'une définition en compréhension, c'est-à-dire à la mise en évidence de propriétés communes à la population des objets qui appartiennent à l'extension du mot «art», la difficulté sous-jacente à un grand nombre de tentatives théoriques ou philosophiques destinées à prendre congé d'un essentialisme devenu improbable réside en ce que l'abandon de celui-ci n'autorise pas forcément le rejet de toute espèce de définition. Qu'on en fasse ou non l'héritage d'une histoire, d'habitudes contingentes ou de quelque horizon de discours que ce soit, nous n'appelons pas «art» n'importe quoi. Ou plutôt, pour songer à ce que l'exemple de Marcel Duchamp pourrait suggérer, le «n'importe quoi», sitôt qu'il devient la marque de ce qui peut passer pour une décision arbitraire de l'artiste, acquiert une qualification qui réaffirme la nécessité d'une démarcation, dût-elle passer pour irréductible à autre chose qu'à un acte, une décision, un geste, etc.22 On aurait tort de penser que les conditions à la faveur desquelles les 19
E. Gombrich [1971] Cf. Wittgenstein [1961] et M. Weitz [1988], in Lories [1988], ainsi que les remarques de Kivy [1997], chap. 2 et Cometti [1996], chap. 5. 21 Cf. B. Croce [1904] et [1991]. 22 Cf. les analyses de De Duve [1989] et [1998]. 20
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objets qui permettait à l'art d'exprimer sa sublimité, en se métamorphosant, ont privé de sens ou d'utilité la recherche d'une définition. Bien au contraire, puisque les enjeux autour desquels se sont développées, pour une grande part, les pratiques artistiques contemporaines, sont étroitement liées à des formes de contestation, de déplacements ou de jeux qui semblent y trouver leur condition23. En vérité, la difficulté devant laquelle on se trouve placé est double. Il est probablement vain de se mettre en quête d'une communauté d'essence qui traverserait les œuvres et les genres, et nous autoriserait à parler de l'Art. Comme le laisse supposer l'hypothèse des ressemblances familiales, chez Weitz ou chez Wittgenstein, nulle propriété ne permet d'accréditer cette hypothèse. Le langage dans lequel nous nous exprimons le plus souvent l'indique à sa manière. Jusqu'à une époque qui n'est pas si lointaine, le genre de reconnaissance nous poussant à dire d'un objet qu'il est une œuvre d'art passait par une identification générique, solidaire d'un système des beaux-arts enfermé dans des frontières reconnues et valorisées24. Percevoir un objet comme une œuvre d'art, c'était le percevoir comme un poème, une symphonie, un tableau, etc., en lui associant d'autre part le prédicat de la beauté. Le type de perception que cela implique répondait essentiellement à deux conditions, la première repose sur l'existence de propriétés identifiables en fonction des habitudes et des codes en usage: un tableau est par vocation une œuvre d'art, fût-il médiocre; la seconde s'illustre dans la possibilité d'un jugement lié à l'attribution de qualités esthétiques également identifiables. L'un des traits marquants des pratiques contemporaines, telles qu'elles ont vu le jour à partir des années soixante — et même plus tôt, en vérité — est d'avoir produit un déplacement à la faveur duquel on est passé d'une évaluation portant sur des qualités esthétiques (le beau et ce que désignent généralement les adjectifs esthétiques) à un jugement supposé établir, à propos d'un objet, d'un événement ou d'une pratique, s'il appartient ou non à l'art, ou encore s'il est «de l'art». Ce changement dans les usages, est-il besoin de le dire, s'accompagne de conséquences importantes. Tout d'abord, il rend en apparence plus urgente que par le passé une définition de l'art — en première approximation, une définition générique des arts permettait davantage de s'en passer, autant qu'une définition du beau. D'autre part, il nous expose à une seconde difficulté, à côté de celle qui a été précédemment mentionnée, car si la présupposition d'une essence commune doit être abandonnée, la signification du mot «art» ne peut apparemment que s'épuiser dans une concaténation sans fin d'actes et d'objets dont on ne saisit
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La question d'une définition est impliquée dans un certain nombre de pratiques transgressives qui y trouvent le pôle de démarcation dont elles ont besoin. 24 Cf. les remarques intéressantes de Genette [1997].
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pas le lien, sinon en cela qu'ils bénéficient de la même reconnaissance tout en demeurant en apparence incommensurables25. L'absence de propriétés réellement définitoires, susceptibles de recevoir un sens rigoureusement artistique, en est responsable. A cette difficulté s'ajoute, on l'aura remarqué, le fait que les jugements qui permettent de se prononcer sur ce qui est de l'art ou pas ne sont pas dépourvus de dimension évaluative. Le prédicat du beau, quelle que soit la place qu'il occupe dans nos comportements esthétiques, a cessé d'être pertinent du point de vue de la stricte reconnaissance de ce qui appartient à l'art; mais dire d'une chose qu'elle est de l'art, c'est la ranger dans une catégorie qui lui donne à nos yeux une valeur, du moins la plupart du temps, pour ne pas dire un prix qui dépasse de beaucoup celui que nous accordons aux objets ordinaires, y compris à ceux que nous tenons pour utiles, précieux ou indispensables26. Le mot «art» fonctionne désormais comme un prédicat qui a largement remplacé les prédicats qui s'appliquaient aux qualités esthétiques traditionnelles, si bien que la question se pose inévitablement de savoir jusqu'à quel point le concept d'«art», si l'on en juge à partir des usages auxquels il est lié, présuppose ou non une dimension évaluative.27 Les interrogations sur lesquelles débouche la situation qui vient d'être esquissée ne se résument pas aux perspectives, pas plus qu'aux apparentes impasses que nous venons d'entrevoir. L'une des sources majeures des difficultés que nous nous sommes efforcés de résumer tient au caractère apparemment indifférent de toute une population d'objets qui se voient attribuer un statut artistique. Il faut partir de là si l'on veut avoir quelque chance d'aboutir à une définition conséquente, sauf à leur refuser, bien entendu, toute prétention au statut d'œuvre d'art28. Bien que de façon très différente, et avec des conséquences qui ne le sont pas moins, les perspectives liées aux théories institutionnelles, celles qui appartiennent au fonctionnalisme goodmanien, et celles qu'illustrent aujourd'hui les thèses défendues par Arthur Danto y trouvent une de leurs prémisses.
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Cette hypothèse recouvre, à peu de choses près, le genre de difficulté que mentionne Danto [1993] lorsqu'il parle de l'histoire de l'art comme d'une série infinie et désordonnée d'actes individuels. 26 Cette brève remarque entre en relation avec des questions qui concernent le statut d'artefact de l'œuvre d'art. Genette [1997] et Schaeffer [1996], notamment, permettent de s'en faire une idée. 27 Voir Rochlitz [1999]. 28 Réciproquement, les tentatives visant à en tenir compte dans la recherche d'une définition souscrivent au présupposé inverse. Il s'agit de l'un des paradoxes de la situation actuelle de l'art que l'on y est apparemment contraint à des positions de départ qui ressemblent fort à des pétitions de principe ou à des cercles vicieux, car pour pouvoir légitimer la position que l'on adopte (un readymade est ou n'est pas de l'art), il faudrait déjà savoir ce qui définit une œuvre d'art. La fortune et la légitimité — quoique insuffisante — des approches institutionnelles sont liées à cela.
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L e s a p p r o c h e s fo n c tio n n e lle s e t in s titu tio n n e lle s Un point commun à ces trois auteurs, ainsi qu'à leurs travaux, tient certainement à l'attention qu'ils ont accordée à leur environnement artistique. Pour les théories institutionnelles, en particulier pour G. Dickie, le fait qu'une chose soit de l'art tient à la reconnaissance que lui apporte un «monde de l'art»29. Il existe bien une définition de l'art, pour Dickie, mais elle ne passe pas par l'existence de propriétés objectives intrinsèques qui en constitueraient la condition. La position de Nelson Goodman est différente, dans la mesure où celui-ci n'attribue pas à une institution le pouvoir de faire d'un objet une œuvre d'art. En outre, en portant son attention sur le mode de fonctionnement symbolique des objets, Goodman s'attache à mettre en évidence un type de conditions qui peuvent tout au plus avoir la signification de symptômes, et non de propriétés nécessaires et suffisantes30. Bien que Goodman [1997] conteste, au nom de l'attention qu'il porte aux symboles, l'intérêt et la pertinence des approches institutionnelles, on peut toutefois considérer que ses analyses se conjuguent à cellesci pour priver l'art et ce qui en tient lieu d'un caractère permanent et nécessaire nous autorisant à faire abstraction des conditions contextuelles, historiques, et d'une certaine manière contingentes qui entrent dans nos jugements et dans l'expérience esthétique comme telle. Comme on le verra par la suite, ces deux types d'approche privent les définitions de l'art d'un éventuel ancrage réaliste aux termes duquel ce qui définit une œuvre d'art ne dépendrait pas du type de relation que nous établissons avec elle et de ce que nous y investissons au regard de nos intérêts, de nos institutions et de l'arrière-plan qui leur est lié31. « Q u a n d y a -t-il a r t?» A la différence des théories institutionnelles, les langages de l'art de Goodman s'éloignent encore plus de la recherche d'une définition qu'une conception s'attachant à expliquer les usages de notre notion d'art en termes de ressemblances de famille. Les formules les plus délibérément provocantes de Goodman en apportent la confirmation. Dans les deux cas, celui de Weitz et celui de Dickie, par exemple, une perspective relationnelle se substitue à un essentialisme fondé sur le présupposé de propriétés intrinsèques objectivables. Mais le principe de la relation esthétique, chez Goodman, entraîne bien d'autres conséquences, probablement plus radicales, plus paradoxales aussi, sur lesquelles nous devons nous arrêter quelques instants. 29
G. Dickie [1992]. G. Genette [1997] s'intéresse, à juste titre à une ambiguïté que recouvre la notion goodmanienne de symptôme. Ces symptômes sont des symptômes de l'esthétique. En dépit de ce que certains passages de Goodman suggèrent, ils laissent donc entière, selon Genette, la question de l'art (des œuvres d'art) stricto sensu. 31 Pour une conception réaliste, voir Zemach [1997], ainsi que le chapitre sur l'ontologie de l'œuvre d'art. 30
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En premier lieu, observons que le caractère non permanent des conditions qui assurent à un objet un fonctionnement de type esthétique est à ce point contingent que, comme le suggèrent un certain nombre de formules bien frappées, une œuvre d'art reconnue peut parfaitement perdre les caractères qui lui donnent généralement un prix pour prendre un caractère d'ustensile parfaitement trivial, voire n'en posséder aucun. La philosophie de Goodman nous invite à réfléchir sur le paradoxe des œuvres qui sont utilisées à d'autres fins que leur apparente destination ou qui, comme les peintures de Lascaux et certains manuscrits enluminés du moyen-âge, sont soustraites à jamais à notre regard, sans parler de toutes celles qui dorment dans des coffres et qui, si elles existent, ne fonctionnent absolument pas comme des œuvres d'art. Sont-elles encore des œuvres d'art? Dans ce cas, la question revêt une dimension ontologique que nous sommes obligés de différer pour l'instant. Observons toutefois que sur ce point Goodman se tient sur le fil du rasoir. Car d'un côté, le fait que la question soit de savoir «Quand il y a art», plutôt que d'établir «ce qu'est l'art», nous dispense d'une définition stricto sensu. On peut se contenter d'avoir recours aux «symptômes» de l'esthétique, plutôt que de se mettre vainement en quête de propriétés rigoureusement définitionnelles, c'est-à-dire nécessaires et suffisantes; d'un autre côté, comme le suggère l'exemple du Rembrandt dont on se sert de planche à repasser ou pour boucher une fenêtre, on répugne à dire que de telles fonctions privent l'œuvre de son existence de tableau et de son caractère d'œuvre d'art, ne fût-ce qu'en raison de ce que nous appelons traditionnellement ainsi. En outre, ce dernier exemple se conjugue à une question difficilement escamotable, et qui concerne précisément le rapport entre les objets que nous considérons comme de l'art (ne fût-ce qu'à certains moments) et ceux qui appartiennent au domaine des simples objets ordinaires, et en particulier des ustensiles. Les suggestions de Goodman s'accordent avec l'existence et la signification que nous accordons aux readymades ou aux objets trouvés, aux installations ou aux performances d'aujourd'hui, et avec les déplacements de frontières que leur émergence a entraînés. Du reste, nous sommes habitués à voir cette frontière se déplacer dans un sens, selon un mouvement d'intégration qui épouse pour une bonne part des processus plus anciens qu'on ne pense32. Les déplacements en sens inverse sont apparemment moins fréquents. On peut toujours, si l'on est suffisamment riche ou déséquilibré pour cela, utiliser un tableau pour s'essuyer les pieds; on peut aussi mettre une paire de moustaches à la Joconde ou procéder à d'authentiques dégradations. Néanmoins, dans des cas de ce genre, l'œuvre d'art n'est pas rendue à un statut d'ustensile, y compris lorsqu'un traitement que supporterait sans dommage un objet ordinaire lui est infligé, comme cela s'est produit en 1993, au Carré d'art de Nîmes, pour une réplique de 32
Ce mouvement est un mouvement d'extension. Il peut s'accompagner de phénomènes paradoxaux. Les évolutions qui ont marqué la peinture moderne et contemporaine, par exemple, reposent pour une large part sur une intégration de phénomènes non standard, eux-mêmes fondés sur un processus soustractif dont H. Rosenberg [1992] a mis en évidence un aspect significatif en parlant de «dé-définition» de l'art.
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l'urinoir de Duchamp, apparemment renvoyé à sa vocation originale par un geste destiné à inverser celui qui l'avait fait naître à l'art.33 On est donc plutôt tenté de penser que le caractère généralement non réversible du «passage à l'art», né d'un «passage à l'acte», témoigne du bien fondé d'une définition, puisque seul un échange généralisé et parfaitement contingent permettrait d'en ruiner définitivement la possibilité et la légitimité. En d'autres termes, bien que Goodman ne propose aucune définition, on est fondé à penser, comme certains auteurs dont les positions seront évoquées plus loin, que son fonctionnalisme n'en exclut pas forcément la possibilité34. A vrai dire, ce que l'on peut appeler son pragmatisme, à la différence d'un pragmatisme plus radical, contient une reconnaissance de l'usage, mais cette reconnaissance ne débouche pas sur une position telle que l'utilisation des objets en déterminerait à elle seule la nature ou le statut35. Du coup, on peut se croire autorisé à interpréter autrement que nous ne l'avons fait jusqu'à présent l'absence de propriétés intrinsèques objectivables susceptibles d'entrer dans une définition de l'art. C'est notamment ce que suggère la voie adoptée par Arthur Danto dans le prolongement d'une «révélation» dont il a fait le point de départ des positions qui sont aujourd'hui les siennes. A r t e t in te r p r é ta tio n Plusieurs paradigmes artistiques sont à l'arrière-plan des vues que nous venons d'esquisser. Un point important tient à ce que ces paradigmes intègrent tous des manifestations significatives, propres à des pratiques artistiques d'origine récente. Dans l'œuvre de Danto, ce paradigme est explicitement revendiqué. Dans plusieurs de ses ouvrages, le philosophe américain explique que c'est le Pop art, et plus particulièrement l'œuvre d'Andy Warhol qui est à la source de ses interrogations et des thèses qu'il a défendues depuis36. Selon lui, en exposant des objets comme Boîte Brillo, Warhol a clairement fait de la «question de l'art» l'objet même de l'art, en montrant que la question cardinale ainsi posée portait sur la possibilité d'une démarcation entre art et non-art.
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De tels actes peuvent revendiquer un caractère artistique, comme le montre le cas mentionné de Pinoncelli, endommageant à coups de marteau une réplique de «Fontaine» de Marcel Duchamp, après l'avoir utilisée dans sa fonction première d'urinoir. L'acte fut considéré comme dégradation de bien public et sanctionné comme tel, mais il n'en fut pas moins restauré, cette restauration annulant l'acte qui prétendait rendre l'urinoir à son statut d'ustensile et sanctionnant pour ainsi dire un double échec, car en condamnant l'auteur pour dégradation de bien public, le tribunal annulait la signification artistique du geste (de la performance). Sur ce cas, voir Heinch, 1998, p. 129-151. 34 Cf. Genette [1997], qui retient de Goodman une partie de son fonctionnalisme et s'attache à y rechercher une définition de ce qu'il appelle l'articité. 35 Il est significatif que la notion même de symptôme fasse appel à des propriétés, fussent-elles seulement nécessaires et non suffisantes. Sur une radicalisation pragmatiste de l'usage, voir Rorty in U. Eco [1995]. 36 Cf. Danto [1997], le récit qu'il fait de son itinéraire dans l'introduction du livre.
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Il ne fait guère de doute que cette question est devenue centrale dans un grand nombre des pratiques artistiques qui se sont développées depuis. Les leçons que Danto tire de l'œuvre de Warhol sont toutefois légèrement plus sophistiquées que celles auxquelles nous pourrions être conduits à partir de la seule perplexité que nous inspirent certains objets lorsque nous nous demandons s'ils sont de l'art. Un axiome majeur des conceptions qu'il défend consiste à soutenir que rien, physiquement ou perceptuellement, ne distingue une œuvre d'art d'un simple objet . Mais là où Goodman, nous l'avons vu, s'attachait à considérer le fonctionnement symbolique des objets considérés, Danto maintient le principe d'une distinction de type ontologique. Plus précisément, il soutient que la question posée par cette distinction est au cœur de ce qui définit une œuvre d'art. Nous verrons, en temps opportun, que cette position est aussi ce qui le conduit à restaurer une position historiciste de type hégélien. Pour l'instant, observons que la position de Danto légitime la nécessité d'une définition, et que sur le plan ontologique, elle tend à réhabiliter un essentialisme de principe37 . Car une fois admis qu'aucune propriété physique ou perceptuelle ne distingue les œuvres d'art des simples objets, il ne reste apparemment plus qu'à soutenir que la différence est de nature conceptuelle. L'œuvre d'art, à la différence des simples objets, appartient, aurait dit Hegel, à la vie de l'Esprit. Pour Danto, l'œuvre d'art appelle une interprétation, et c'est ce qui la différencie des artefacts qui n'impliquent rien de tel38. Parvenu à ce point, on pourrait se demander ce qui justifie l'inférence permettant de passer d'une constatation négative à une assertion positive, de l'absence de propriétés visibles distinctives à l'idée d'une propriété invisible. Pourquoi ne pas en inférer une absence de différence, l'inexistence d'une propriété, quelle qu'en soit la nature, pouvant être la source d'une démarcation. Il ne servirait probablement à rien de nier ce que chacun s'accorde à reconnaître, y compris dans les formes les plus paradoxales, à savoir qu'il y a bel et bien une différence dont témoignent nos comportements. Mais toute la question revient à se demander comment nous nous y prenons pour faire la différence. Avons-nous donc affaire à des faits qui plaident en faveur d'une définition?
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Cf. Danto [xxxx], JAC. Journal. Peter Kivy [1997], chap. 2, donne une présentation intéressante du «nouveau départ» que Danto a donné à la question d'une définition avec son livre: La transfiguration du banal. Il s'intéresse notamment, sous ce rapport, au fait que dans l'art, nous avons affaire à des objets qui sont «à propos de» (aboutness), à la différence des objets qui sont dépourvus d'«à propos de» (p. 32). Bien entendu, il s'agit d'un fait qui demande à être mis en rapport avec l'interprétation. 38
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L e te m p s , l'h is to ir e
La conviction de la nécessité d'une définition est présent dans les approches qui, de manière générale, font aujourd'hui appel à l'histoire. Les théories qui ont vu le jour depuis un demi-siècle, de Weitz à Goodman ou à Dickie, nous permettent en partie de comprendre pourquoi des objets que rien ne semble apparenter à l'art deviennent ou peuvent devenir de l'art, mais elles ne nous permettent pas réellement de savoir si cette possibilité doit être attribuée à tout objet. D'un autre côté, des conceptions comme celle de Danto, peut-être moins apte à partager le principe d'une «indifférence», paraissent davantage portées à une autre forme de tolérance, puisque l'idée d'une «fin de l'art» repose, pour une grande part, sur la coexistence pacifique de toutes les formes possibles d'expression ou de pratique artistique, passées, présentes et à venir. Or, dans une telle situation théorique, il ne s'agit pas seulement de savoir à quelle condition une définition est possible, mais aussi de se demander à quel besoin cela répond, et si ce besoin, en fin de compte, ne revient pas à nous donner les moyens de décider dans quel cas nous avons affaire à de l'art39. On peut avoir de bonnes raisons de penser que c'est ce qui nous fait défaut, et que les moyens offerts par Danto sont condamnés à demeurer décevants. Nous verrons que sous ce rapport les questions de définition tendent à se confondre abusivement avec celles que pose le statut de la critique. Pour l'instant, observons que si nous avons coutume d'attribuer aux œuvres d'art des propriétés herméneutiques que nous n'attribuons pas aux objets ordinaires, il n'est pas certain que cette constatation puisse nous conduire beaucoup plus loin que le fonctionnalisme goodmanien, même si la position de Danto se place délibérément sur un terrain ontologique. U n e d é fin itio n h isto riq u e d e l'a rt Posons donc encore une fois la question: sous quelles conditions (nécessaires et suffisantes) pouvons-nous considérer un objet comme un légitime candidat à une qualification artistique? Pour une théorie «historique», comme celle de Jerrold Levinson, un objet ne peut devenir une œuvre d'art qu'à la condition d'entrer dans une relation avec les œuvres du passé, fussent-elles lointaines et oubliées.40 En même temps, une définition historique [Levinson, 1998, p. 34], peut 39
Genette [1997] fait observer à juste titre que c'est une erreur de confondre une définition et un moyen de détermination. À cette fin, nous n'avons pas besoin de définition; réciproquement, une définition n'est pas supposée remplir une telle fonction. 40 Cf. Levinson [1998], p. 15-43. Levinson donne plusieurs formulations de ce qu'il considère comme une «définition historique» de l'art. La première stipule que «X est une œuvre d'art = df X est un objet qu'une personne ou des
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être appliquée à la fois au présent et au passé, jusqu'à atteindre, à rebours, un stade ultime, celui des ur-arts, dans lequel on peut vopir le pôint de départ d'une définition récursive de l'art. Dans les termes de Levinson, on a alors la définition suivante: «Stade initial: Les objets des arts premiers (ur-arts) sont des oeuvres d'art à t0 (et par la suite). Stade récursif: Si X est une oeuvre d'art antérieure à t, alors Y est une oeuvre d'art à t s'il est vrai qu'à t une ou des personnes, ayant un droit de propriété légitime sur Y, conçoivent durablement (ou ont conçu) Y en vue d'être perçu sur un mode (ou des modes) selon lesquels X est ou était correctement perçu» (p. 35). Une définition historique rend intelligible l'appartenance à un même concept, sans faire appel à la présupposition de caractères intrinsèques uniformément partagés. Toutefois, elle paraît annuler la possibilité d'innovations radicales, contrairement à ce que supposent les théories qui privilégient les pratiques transgressives auxquelles nous avons fait allusion en commençant (Cf. Levinson, 1998, p. 31).41 D'autre part, quel rôle faut-il prêter aux évaluations susceptibles d'entrer dans la sélection, au moins implicite, des traits pertinents qui semblent en œuvre dans les filiations qu'une telle définition suppose? L'appel à un contexte d'évaluation,
marqué par des critères factuels et
conventionnels, paraît également peu compatible avec les nécessaires innovations auxquelles sont subordonnées les évolutions artistiques. En même temps, cette hypothèse contient au moins la légitime idée d'une intervention du goût, en accordant à ce mot un sens large, que les théories contemporaines ont peut-être exagérément tendance à évacuer. Sous ce rapport, des suggestions comme celles de Habermas présentent l'avantage de reconnaître au jugement esthétique et à tout geste artistique un type de prétention (à la sincérité) qui ne peut être détaché des conditions pragmatiques, culturelles et sociales auxquelles ils sont liés. Mais il est également vrai que ces conditions ne jouent pas toujours de la même façon. Jerrold Levinson, dont le point de vue n'a pas grand chose à voir avec les positions défendues par Habermas, soutient qu'un objet n'a pas besoin d'être exposé ni connu pour être une œuvre d'art. Comme nous l'avons vu jusqu'à présent, la recherche d'une définition de l'art n'est donc pas nécessairement subordonnée à la visée d'une essence. Les simples usages du mot «art» qui nous sont familiers suffiraient à justifier une interrogation sur ce que ce mot désigne, et par conséquent — que ce soit d'un point de vue philosophique ou sociologique, voire psychologique — sur ce que ces usages impliquent au regard des croyances, des institutions, de l'histoire, des formes de vie ou des conditions naturelles qui leur sont liées. C'est pourquoi une
personnes qui possèdent un droit légitime de propriété sur X, destine à être perçu durablement comme une œuvre d'art, c'est-à-dire d'une façon (ou de façons) qui le place en relation avec la façon dont les œuvres d'art antérieurs sont correctement (ou normalement) perçues» (p. 22). Une telle définition articule plusieurs éléments. Une intention, une candidature à l'appréciation que retiennent les théories institutionnelles et un rapport au temps qui, dans l'esprit de l'auteur, permet d'en éviter les difficultés spécifiques. 41 Voir toutefois ibid., p. 31.
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philosophie qui s'attacherait au seul fonctionnement symbolique des objets ou des événements qui entrent dans notre expérience de l'art, ne pourrait pas complètement répondre aux questions que posent nos usages, nos comportements et nos habitudes historiques. Elle en appellerait à un volet historique et anthropologique, voire pragmatique, dont nulle philosophie ne semble pouvoir faire l'économie, à moins de souscrire, une fois pour toutes, à un «concept» de l'art dont ce que nous observons apporterait l'illustration épiphanique. Sans que les choses soient dites ou s'expriment aussi brutalement, cette tendance est présente chez un assez grand nombre de philosophes qui croient pouvoir parler de l'«Art», en lui attribuant toutes sortes de vertus philosophiques, comme si ce mot désignait une entité ou un corps de signification repérable et intelligible. Cette habitude, difficilement évitable, il est vrai, s'accompagne généralement de toutes sortes d'exclusions. Il est vrai que dans le domaine artistique les définitions ne franchissent qu'avec peine l'épreuve du temps. C'est pourquoi les plus récentes se révèlent généralement les plus séduisantes. D'un autre côté, les périodes de stabilité autorisent plus aisément le mariage des convictions et des évaluations autour desquelles la signification du mot art peut paraître se fixer. L'idée du nouveau — valorisée comme elle l'a été depuis — appartient à la «modernité». Le nouveau, comme élément d'altérité dans un contexte de reconnaissance et d'évaluation donné, peut cependant aussi bien s'illustrer dans la production artistique proprement dite que dans l'intégration inédite d'objets étrangers à l'art ou dans la place que viennent prendre, à un certain moment, des œuvres ou des objets qui ne répondent pas spontanément à nos attentes esthétiques ni à la signification dont elles sont généralement investies. Le XXe siècle a significativement conjugué ces trois pôles de différence et d'altérité, comme le montre l'histoire du cubisme, la place de l'«art nègre» ou la postérité de Duchamp dans les pratiques artistiques contemporaines. Ce que Nathalie Heinich a justement appelé le «triple jeu de l'art contemporain» en condense les aspects les plus remarquables d'un point de vue sociologique42. La transgression, la réaction et l'intégration accompagnent désormais avec une régularité qui prend force de loi l'émergence des productions de l'actualité artistique. Mais ni ce fait, ni les convictions dans lesquelles les idées de «post-modernité» ou de «fin de l'art» sont désormais ancrées ne nous dispensent réellement des questions que pose l'altérité, en particulier lorsqu'elle prend la forme du radicalement autre. Car même si nous devions admettre que toutes les différences sont destinées à être accueillies dans un concept de l'art ou de la «culture» dans lequel le passé se mêle indifféremment au présent, sans qu'une place ne puisse être faite à quelque nouveauté qui permettrait encore de croire à un progrès ou à un futur [Danto, 1997], la question ne se poserait pas moins de savoir sur quoi repose le lien — on serait tenté de dire le 42
Heinich [1998].
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liant — qu'est supposé fournir la structure d'accueil. On peut toujours, pour cela, mobiliser les vertus de quelque poudre magique, par exemple en expliquant que nous sommes à un âge qui permet de rassembler les productions artistiques sous un même concept. Ce type de généralité, n'explique pas grand chose, sauf à penser que la «culture», au sens où ce mot s'utilise aujourd'hui, remplit effectivement cette fonction de médium dans lequel toutes les cœxistences sont possibles. Toutefois, j'ai beau savoir qu'entre les réalisations architecturales de Louis II de Bavière et les cubes ou les parallélépipèdes de Tony Smith, il y a bien quelque chose, mais qui n'appartient pas au registre physique et perceptuel, je n'en suis pas beaucoup plus avancé dès lors qu'il s'agit de comprendre pourquoi, à un certain moment, on a considéré qu'ils appartenaient également à l'art, et encore moins s'il s'agit de savoir ce que cela veut dire. On dira peut-être que sur ce point des éclairages factuels sont indispensables (voir chap. 9), et c'est peut-être une vertu des définitions historiques de l'art que de s'ouvrir sur cette possibilité. Comme on le voit chez Levinson, le problème majeur auquel s'attaque une définition historique consiste à rechercher sur quoi repose la reconnaissance aux termes de laquelle un objet ou un événement étranger à ce que l'on considère comme de l'art à un moment donné de l'histoire se voit attribuer une signification artistique. Une approche essentialiste présupposerait l'existence d'un prédicat qu'un tel objet ou un tel événement devrait posséder pour remplir la condition requise, et qu'il devrait partager avec tous les objets et tous les événements de même nature que lui. Sous ce rapport, l'avantage d'une définition historique est d'autoriser une mise en relation de l'objet ou de l'événement considéré avec un autre objet ou un autre événement faisant déjà partie de la population à laquelle il est pour ainsi dire candidat. On fait ainsi l'économie d'une présupposition d'essence; en même temps, on se donne semble-t-il les moyens,43 d'en appeler à une parenté, au sens des ressemblances familiales, en évitant ainsi les inconvénients des théories institutionnelles, et sans se priver de ce qu'il y a de pertinent en elles.44 Bien sûr, toute la question est de savoir si la possibilité qu'une définition historique s'accorde par principe correspond à une condition pouvant toujours être remplie. Ou plutôt de savoir si cette condition est effectivement celle à laquelle on fait explicitement ou implicitement appel lorsqu'un objet ou un mode d'expression nouveau se voit attribuer un type de prédicat qui lui était jusqu'alors étranger, et auquel il n'était apparemment pas préparé, ce qui se produit notamment pour une foule d'objets ou d'œuvres, comme on voudra, appartenant à des traditions étrangères aux nôtres, ou plus simplement pour tous les objets qui, depuis Duchamp et bien après lui, n'ont cessé de passer la ligne. Il est vrai que des qualités esthétiques peuvent alors leur être reconnues, qui en un sens les requalifient. Mais il faut bien admettre qu'ils les possédaient 43
Levinson ne fait pas appel à une telle hypothèse (complémentaire). Elle me paraît pourtant impliquée dans les présupposés d'une définition historique, de même d'ailleurs que la pluralité des jeux de langage, au sens wittgensteinien du terme. 44 Levinson [1998], p. 16.
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déjà et qu'elles ne peuvent se voir confier un rôle déterminant au regard de ce qui est ici en question. Dans un très grand nombre de cas, à en juger rétrospectivement, l'existence d'éléments objectifs de comparaison entre des œuvres données et certains — au moins — éléments de l'art existant, présent ou passé, semblent corroborer ce genre d'hypothèse. Il n'est pas jusqu'à la transgression, laquelle semble parfois suffire à cataloguer quelque chose comme de l'art, qui n'en témoigne. Cela ne résout cependant qu'en apparence la difficulté, car toutes les transgressions ne sont pas pourvues d'un cœfficient artistique. Bien entendu, comme nous y avons fait allusion, l'appartenance à un genre répertorié reste une hypothèse digne d'attention. Mais la notion de genre a perdu de sa pertinence; d'autre part, il semble difficile de la dissocier de tout élément d'ordre évaluatif. Les définitions historiques de l'art sont loin d'en faire abstraction, mais du coup on rencontre un autre problème dont nous avons eu un aperçu, celui de savoir si une dimension évaluative entre nécessairement dans une définition de l'art. Jusqu'à présent nous avons laissé de côté cette hypothèse et nous ne nous sommes guère préoccupé de la question du goût. Il est désormais temps de nous y intéresser d'un peu plus près. D é fin itio n e t é v a lu a tio n Comme nous en avons eu un aperçu, et comme le suggèrent plusieurs auteurs, le statut de candidat à l'appréciation que l'on s'accorde à reconnaître à une œuvre d'art ne semble pas pouvoir être dissocié de sa dimension évaluative ou normative. Comme candidate à l'appréciation, l'œuvre est animée d'une «prétention» qui rend non contingente, d'un point de vue strictement interne, la question de sa valeur, ou encore de son mérite. Quoique de façon passablement différente, cette dimension évaluative des œuvres d'art est reconnue aussi bien par les philosophies qui s'inspirent des suggestions de Habermas que par les théories institutionnelles ou historiques45. Une définition de l'art semble donc destinée à en tenir compte. Mais un tel point de vue se heurte à des objections. Car si nos modes de reconnaissance des œuvres — comme étant de l'art — s'accompagnent d'attributions évaluatives — dans ce cas positives —, il est difficile de subordonner à de telles attributions la définition même de ce qui fait d'un objet qu'il est ou non de l'art, car dans de très nombreux cas, avant de se révéler positives, les évaluations considérées sont d'abord négatives. En d'autres termes, il se peut que l'évaluation soit une composante nécessaire du jugement esthétique; il ne va pas spontanément de soi qu'elle entre à titre nécessaire dans ce qui définit le caractère artistique d'un objet. 45
Cf. Rochlitz [1999], Dickie [1988], Levinson [1998], Stecker [1997].
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Sans entrer ici dans le détail d'analyses que l'on retrouvera à propos de la critique d'art, et sans se proposer de trancher pour l'instant, observons que ces questions nous poussent apparemment à choisir entre: 1) une conception fondée sur la seule étude des symboles, en un sens goodmanien, hors de toute préoccupation relative à une définition de l'art; 2) une conception qui attribue au concept d'œuvre d'art et à ce qui entre dans sa définition une dimension normative; 3) une conception qui cherche à définir l'art sans se limiter à la seule considération des symboles et sans faire appel à un élément normatif46. Une partie des débats auxquels on assiste aujourd'hui se situe le long d'une ligne de partage qui distingue l'esthétique et l'artistique. Pour nous en tenir aux principales positions qui ont été évoquées, on observera que les définitions historiques de l'art combinent à un antiessentialisme de principe des conditions de type évaluatif et un réalisme qui leur permettent de faire l'économie d'un subjectivisme fondé sur la seule souveraineté du goût. En revanche, les tentatives qui, comme celles de Jean-Marie Schaeffer ou de Gérard Genette, se déclarent ouvertement subjectivistes, bien qu'elles puissent déboucher sur une réhabilitation opportune de l'anthropologie dont la philosophie de l'art nous a la plupart du temps détournés, peuvent paraître impuissantes à rendre justice aux conditions intersubjectives et pragmatiques de l'expérience esthétique. De plus, dans la mesure où elles ne parviennent pas à échapper à un dualisme du sujet et de l'objet qu'elles renforcent à leur insu, elles sont contraintes de faire appel à un concept de l'intentionnalité qui ne leur rend peut-être pas les services qu'elles en attendent.47 On pourrait voir dans cette situation, en dépit de conditions qui ont considérablement changé, un ultime épisode des espérances kantiennes de la Critique de la faculté de juger. L'analyse kantienne du jugement de goût, dont Genette et Schaeffer se révèlent parfois proches, empruntait au génie la résolution des difficultés sur lesquelles débouchait l'analyse du jugement réfléchissant. Une théorie de la relation esthétique, aujourd'hui, ne peut pas s'accorder ce genre de bénéfice. C'est pourquoi Genette se sent obligé de s'engager dans une recherche sur l'articité qui prend à bien des égards l'allure d'une aporie, puisqu'il récuse légitimement les ressources d'un objectivisme qui le conduirait à se mettre en quête de propriétés intrinsèques attribuables aux œuvres d'art, et qu'il se refuse, de manière tout aussi légitime, à rabattre la relation artistique sur la relation esthétique. Nonobstant les réserves que soulèvent les positions de Nelson Goodman, en particulier sur la question de l'artistique, on peut se demander si les résistances manifestées par ce dernier à l'égard d'une définition ne trouvent pas ici leur ultime justification.48 Au point où nous en sommes, nous ne saurions anticiper davantage sur l'examen auquel les questions d'une ontologie de l'œuvre d'art nous conduiront 46
Cette dernière position est celle de Genette [1997]. Voir, à ce sujet, les critiques pertinentes de Rochlitz [1999]. 48 Cf. Cometti & Pouivet [1997]. 47
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en temps utile. On se demandera simplement, avant de conclure, si les suggestions de Nelson Goodman, associées à une inspiration pragmatiste que nous avons laissée de côté jusqu'à présent, ne nous permettraient pas d'échapper aux apparentes apories qui se sont présentées jusqu'ici.
L 'a r t e n a c tio n L'examen des conditions et des modalités du fonctionnement des symboles a naturellement conduit Nelson Goodman à s'intéresser à l'ensemble des facteurs qui peuvent jouer un rôle dans l'expérience esthétique. Ces conditions ne sont pas seulement liées à la nature des symboles; elles entrent aussi étroitement en rapport avec les facteurs d'ordre à la fois pragmatique et matériel qui accompagnent le fonctionnement symbolique des objets à vocation esthétique, et qui en sont peut-être, plus qu'on ne croit, partie prenante. A ce sujet, Nelson Goodman a parlé d'implémentation ou d'activation.49 On en trouve un exemple simple dans l'ensemble des opérations et des conditions qui entrent dans notre expérience des œuvres, telles qu'elles sont délibérément mises en place au théâtre, dans les galeries ou dans les musées. Ces opérations et ces conditions sont de nature et d'intensité variable; elles ne sont toutefois pas contingentes, car il n'existe pas d'œuvre ou d'objet dont on pourrait dire que l'expérience qu'on en fait en est indépendante. A vrai dire, l'habitude que nous avons de penser en termes d'objet nous en masque la plupart du temps l'importance et la véritable signification. C'est pourtant l'une des vertus d'un grand nombre de pratiques artistiques contemporaines que d'avoir attiré notre attention sur ce que l'on peut appeler la signification des usages et le caractère décisif, dans l'expérience esthétique, des transactions qui s'opèrent entre ce que l'on a l'habitude de tenir pour les deux pôles distincts du sujet et de l'objet.
Ces transactions ne sont pas le fait d'une
subjectivité engagée dans un face à face avec l'objet. Les pratiques labyrinthiques ou environnementales de certains artistes, de Morris à Nauman, en passant par Smithson et bien d'autres, montrent que l'expérience esthétique intégre aux conditions qui en sont partie prenante les facteurs mêmes que Goodman désignait sous le terme d'implémentation 50. En ce sens, l'art, pour reprendre l'une de ses expressions, est toujours en action.51 Pour dire les choses autrement, même si un sujet et un objet peuvent continuer de nous en apparaître comme la condition bipolaire, il est égarant de vouloir dissocier ce qui appartient, du point de vue de l'analyse, à l'expérience esthétique — au sens de ce que vit ou éprouve phénoménologiquement 49
Cf. Goodman [1997], «L'art en théorie», p. 9, ainsi que [1992]. G. Genette [1997] frôle une telle reconnaissance lorsqu'il suggère que ce qui appartient à la transcendance des œuvres doit être considéré comme appartenant à l'œuvre. 51 Cf. Cometti [2000]. 50
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un sujet — et ce que l'on attribue à un objet, reconnu comme tel dans la polarité qu'il acquiert au sein de cette expérience même. Les pratiques paradoxales qui tendent à rendre l'objet éphémère ont valeur de témoignage à cet égard (voir chap. 9). Il en va de même des difficultés que nous rencontrons lorsque nous cherchons à attribuer aux œuvres d'art des propriétés objectives et intrinsèques. Bien entendu, on peut toujours adopter les thèses de Danto sur l'invisibilité des propriétés qui qualifient une œuvre d'art comme œuvre d'art. On peut aussi — car c'est finalement à cette alternative que nous sommes conduits — considérer que la distinction de l'esthétique et de l'artistique — si l'on entend par là respectivement le type de qualités ou de critères supposées qualifier la perception d'un sujet et ce qui entre dans la relation qu'il noue avec un certain type d'objet, et d'autre part les qualités et propriétés supposées appartenir à cet objet lui-même — est une source inépuisable de perplexité que peut seul résoudre un contextualisme au regard duquel les transactions ou les interactions qui entrent dans ce que John Dewey appelait l'«expérience esthétique», valent mieux que les tentatives malheureuses de définitions auxquelles ce dualisme a généralement donné lieu. Si l'on devait adopter une position comme celle-là, on pourrait certes tenir pour légitime la recherche de ce que recouvre la notion d'art dans les usages auxquels elle est associée. Mais ce que l'on aurait le plus de chance d'y trouver, au-delà des croyances qu'un point de vue sociologique et historique nous autorise à lui relier, réside certainement dans une expérience au regard de laquelle ce qui appartient à l'art ne se distingue pas des conditions qui appartiennent à son fonctionnement. Comme le suggérait Wittgenstein, l'art communique avec tous autres jeux de langage propres à la même forme de vie: «C'est une culture tout entière qui ressortit à un jeu de langage» [1992, p. 28]. S'en tenir aux objets spécifiques ou privilégiés dans lesquels il semble s'illustrer est illusoire. Vouloir en faire la source d'une définition qui refuserait de s'étendre à un environnement et à des conditions pragmatiques qui semblent être impliquées par le type de compréhension que l'on recherche ne l'est peut-être pas moins.
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II. Questions d’ontologie
Q u e stio n s d ’e sth é tiq u e e t q u e stio n s d ’o n to lo g ie La physique newtonienne dit qu’il existe des forces, que les corps ont une masse. La physique moderne dit qu’il existe des électrons, des protons, des quarks, etc. Certaines théories sociologiques disent qu’il existe des classes sociales ; la psychanalyse dit que l’inconscient existe. L’ontologie prétend aussi dire ce qui existe. Mais elle ne porte pas tant sur des choses déterminées que sur des catégories ou des types fondamentaux de choses. Un réaliste dira qu’il existe des universaux, comme l’humanité ou la justice, un nominaliste dira que les universaux n’existent pas, mais qu’existent seulement des choses particulières comme ce livre. Entre ces deux positions extrêmes, d’autres sont possibles pour lesquelles il existe des particuliers et des universaux. Par exemple, certains insisteront sur l’idée que nous devons pouvoir déterminer quelle propriété universelle, partageable par d’autres particuliers, un particulier doit posséder pour être ce qu’il est. On aura alors une position qu’on peut caractériser de réalisme modéré. Ces différentes positions philosophiques, réalisme fort, réalisme modéré, nominalisme, ne doivent pas être confondues avec un autre clivage divisant ceux pour qui l’ontologie porte sur les choses elles-mêmes et ceux pour qui elle porte sur ce que nous disons des choses. Certes, on imagine mal un réaliste pour qui l’ontologie ne concernerait que les catégories dans lesquelles nous pensons le monde et non le monde lui-même. Mais c’est à des degrés divers que les philosophes acceptent l’idée selon laquelle nous pourrions savoir qu’elles sont les catégories ontologiques fondamentales de la réalité. Pour certains, notre pensée ne se trouve pas simplement reproduire ces catégories, elle en est la source véritable. D’où le clivage entre réalisme, compris comme la position selon laquelle il existe une réalité indépendante de nous, que nous pouvons connaître telle qu’elle est, et l’idéalisme, la thèse selon laquelle la réalité n’est pas indépendante de la pensée. On voit que ce nouveau clivage complique beaucoup les choses, car un réaliste affirmant l’existence des universaux peut aussi être un idéaliste, affirmant que ces universaux sont des Idées indépendantes des individus pris individuellement et appartenant à une sorte d’Esprit universel. On peut alors encore distinguer l’idéalisme, compatible avec une forme de réalisme des idées par exemple, et l’anti-réalisme, l’affirmation selon laquelle les catégories sont inscrites dans des usages propres à une
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communauté linguistique, de sorte qu’il est vain de prétendre les transcender vers une réalité indépendante, quelle qu’elle soit (idéale ou platement empirique). L’anti-réaliste est alors conduit à mettre en question le projet même d’une ontologie. Si l’ontologie a trait aux catégories fondamentales de l’être ou de ce que nous pouvons en penser, en quoi les questions d’esthétique peuvent-elles être au nombre de celles qui appartiennent à son objet? Premièrement, sauf à se limiter aux choses naturelles, l’esthétique suppose l’existence d’un certain type de choses qui sont des œuvres d’art. Ont-elles une nature propre ? Ne peut-on pas se poser la question de savoir ce qui en fait les choses qu’elles sont ? On peut ainsi penser que même des réponses négatives à de telles questions ne seraient pas totalement étrangères à l’ontologie. Deuxièmement, un tableau, situé à tel endroit à tel moment, au moins l’original, est une œuvre d’art, au même titre, semble-t-il, qu’une symphonie, qui, là où elle est jouée ou même entendue à partir d’un disque ou d’une diffusion radiophonique, se trouve partout au même moment. Quel est alors le statut ontologique de ces choses dont les propriétés physiques et phénoménales (celles dont nous faisons l’expérience) peuvent être si diverses qu’on peut avoir affaire à la chose même (l’original, pour lequel nous faisons la visite d’un musée) ou, simplement, à une instance de cette chose (une exécution ou même l’enregistrement de cette exécution) ? Qu’est-ce qui fait d’un tableau et d’une symphonie des œuvres d’art, si le premier n’existe qu’à l’unité et si la seconde semble douée d’ubiquité ? Existe-t-il une différence constitutive entre des œuvres autographes, comme on pense généralement que le sont celles de la peinture, et des œuvres allographes, comme celles de la musique écrite ? Troisièmement, nous disons des œuvres d’art qu’elles sont baroques, classiques, romantiques. Nous disposons de tout un vocabulaire qui semble en manifester des propriétés artistiques. Nous disons aussi que les œuvres sont touchantes, fascinantes, belles, laides, éblouissantes, médiocres, banales ; nous en parlons par métaphore et ces métaphores nous semblent être plus ou moins justifiées. Qu’est-ce qui peut ainsi justifier l’attribution de ces propriétés à des œuvres d’art, propriétés dont certaines sont évaluatives ? Par-delà la question même de l’objectivité d’une telle attribution (la question de savoir si les goûts sont discutables), qu’est-ce qui simplement rend plausible l’attribution d’une propriété comme «triste» à une œuvre d’art, n’est-ce pas une propriété qui ne vaut que pour des personnes (voire des animaux) ? Cette problématique, même si elle semble être classiquement esthétique, n’est pas sans engager aussi des questions d’ontologie. Si l’esthétique a pu paraître d’abord fort éloignée des questions d’ontologie fondamentale, on pourrait se demander si au contraire les objets dont elle se
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préoccupe ne font pas d’elle un terrain privilégié pour l’ontologie.52 La nature de ses objets est problématique. On ne sait pas si ce sont des particuliers, comme des tableaux, ou des universaux multiplement instanciables, comme des romans ou des symphonies. On ne sait pas même si certaines œuvres picturales ne seraient pas elles-mêmes parfaitement instanciables, comme des gravures de Rembrandt, et si des œuvres musicales ne sont pas uniques, comme une improvisation de John Coltrane dans tel club new-yorkais tel ou tel soir, dont il peut simplement subsister un témoignage sonore sous forme d’un enregistrement. Notre discours sur les œuvres d’art est fait d’attributions de propriétés, souvent métaphoriques, dont l’objectivité reste problématique et qui pourtant nous paraissent pouvoir être justifiées. Toutes ces questions engagent bien des choix en faveur de certaines conceptions ontologiques (réalisme fort, modéré, nominalisme ; réalisme/idéalisme), des conceptions sous-jacentes dans ce que sont pour nous les œuvres d’art et dans ce que nous en disons. On peut aussi penser que l’esthète accepte implicitement des conceptions ontologiques. Par exemple, si vous dites que vous n’avez pas vu Les Ambassadeurs d’Holbein Le Jeune tant que vous n’avez pas visité la National Gallery de Londres et vu, de vos yeux vu, le tableau, qu’aucune reproduction ne peut se substituer à lui, votre affirmation est de nature ontologique — et certains peuvent la contester (Zemach, 1997, chap.7, par exemple). Si vous pensez que l’audition d’un enregistrement d’une symphonie est bien celle de cette symphonie, que cette audition ne suppose nullement un concert, c’est aussi un présupposé ontologique. L’ontologie des objets culturels Quelle différence ontologique essentielle y a-t-il entre un lapin ou un arbre et une tournevis ou un tableau ? Lapin et arbre sont des choses naturelles ; tournevis et tableau sont des artefacts. Bien sûr, l’énonciation des faits bruts — le fait que les lapins s’appellent en français des lapins — requiert l’institution du langage. Mais qu’il y ait des lapins ne requiert pas une institution humaine qui les reconnaisse comme tels. En revanche, des artefacts supposent l’intentionnalité des agents qui les produisent et les utilisent. Que l’animal sur la pelouse soit un lapin ne dépend pas du fait que je le reconnaisse comme tel. En revanche, que l’objet que j’ai en face de moi soit un tournevis dépend de l’intention qui a prévalu dans sa fabrication et de celle qui guide son utilisation.
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C’est la thèse défendue dans Pouivet, 2000.
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Les artefacts, et parmi eux les œuvres d’art, ne sont pas ce qu’ils sont en fonction de propriétés intrinsèques, comme leur composition chimique ou leur masse, mais en fonction de propriétés relationnelles. Ces propriétés les relient essentiellement aux intentions de ceux qui les fabriquent et les utilisent. Une autre façon de le dire : il n’y a des artefacts que parce que certains considèrent ces objets comme les artefacts qu’ils sont. Cela ne signifie nullement que ce dont je veux que ce soit un tournevis le sera ou que ce que j’utiliserai comme tournevis le deviendra par ce seul usage. L’objet doit pouvoir remplir une fonction ; qu’il le fasse ou non ne dépend pas seulement de moi. Cela dépend premièrement de propriétés intrinsèques de l’objet, et deuxièmement d’autres êtres humains que moi. En effet, les propriétés relationnelles qui constituent les artefacts dépendent elles-mêmes de propriétés non relationnelles : un tournevis mou (en pâte à modeler), cela n’existe pas, une œuvre musicale non sonore ou un livre (matériellement) illisible non plus.53 Quant au deuxième aspect, la fonction d’un artefact relève de ce que Searle appelle « l’intentionnalité collective » (1995, p. 40), le fait que nous possèdons en commun des croyances, des désirs, des intentions. Mes croyances, mes désirs et mes intentions ne se constituent pas indépendamment du cadre intentionnel collectif, ou institutionnel, pour y être ensuite simplement versés. Mon intentionnalité personnelle se constitue à l’intérieur de l’intentionnalité collective. Comme le montre l’argument wittgensteinien du langage privé, ce n’est pas parce que nous avons une vie intérieure que nous parlons, mais parce que nous parlons que nous avons une vie intérieure. Dès lors, mon intention de fabriquer un tournevis ou d’utiliser un tournevis relève d’une intentionnalité collective. Une œuvre d’art est un objet culturel (et non naturel), c’est-à-dire que son existence est fonction de l’existence de personnes capables de la faire fonctionner comme la chose qu’elle est. Par exemple, une image représentant le Christ en agneau fonctionne parce que nous savons «lire» des images (le fait de voir un agneau n’est pas une simple affaire physique, car voir cet objet qui n’est pas un agneau en tant qu’agneau est un phénomène intentionnel54) et que nous possédons le type de connaissances qui permettent de penser un agneau comme une métaphore du Christ.
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On verra plus loin que cela a conduit certains philosophes à dire que les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés physiques et phénoménales des objets. 54 Voir le chapitre 5.
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Existence et modes d’existence
Que les œuvres d’art soient des objets culturels est une affirmation apparemment acceptée par tous les philosophes. Ce qu’elle signifie exactement reste controversé.Pour beaucoup d’entre eux, elle implique que, sous une forme ou sous une autre, la notion d’intentionnalité est centrale pour l’ontologie de l’œuvre d’art. Sur ce point précis, toutefois, les opinions divergent. Nelson Goodman est un philosophe nominaliste. Armé du rasoir d’Occam, instrument ontologique tranchant permettant d’éliminer des théories toutes les entités auxquelles il est inutile de faire référence, il entend rendre compte de ce que sont les œuvres d’art — c’est-à-dire, pour lui, de ce qui se passe quand quelque chose fonctionne en tant qu’œuvre d’art (1978, chap. IV) — en se limitant à une théorie ne faisant appel à rien d’autre que des objets physiques et des prédicats qui les dénotent. Tout particulièrement, il se passe de référence à des significations, ce que quelqu’un veut signifier ou exprimer. Exister comme œuvre d’art, c’est fonctionner esthétiquement en tant que symbole dans un système symbolique. Le fonctionnement esthétique ne peut être décrit, selon Goodman, qu’« à titre d’essai » (1978, p. 91). Cinq symptômes (indices fréquents, mais ni nécessaires ni suffisants pour caractériser quoi que ce soit comme esthétique) sont présentés : densité syntaxique, densité sémantique, saturation relative, exemplification, référence multiple et complexe.55 Sans entrer dans le détail technique de leur explication, on peut citer le commentaire général qu’en propose Goodman : « Quand on ne peut jamais préciser exactement en présence de quel symbole d’un système on est, ou si c’est le même en une seconde occurrence, quand le référent est si insaisissable que le fait de trouver le symbole qui lui convient requiert un travail sans fin, quand les caractéristiques qui comptent pour un symbole sont plus nombreuses que rares, quand le symbole est un exemple des propriétés qu’il symbolise et peut remplir plusieurs fonctions référentielles interconnectées simples et complexes, dans tous ces cas, on ne peut traverser simplement le symbole pour aller à ce à quoi il réfère, comme on le fait quand on respecte les feux de signalisation routière ou qu’on lit des textes scientifiques ; on doit constamment prêter au symbole lui-même, comme on le fait quand on regarde des tableaux ou quand on lit de la poésie. » (1978, p. 92). Il doit être particulièrement remarqué que pour Goodman, cette « non transparence » de l’œuvre d’art, « la primauté de l’œuvre sur ce à quoi elle réfère » (Ibid.) manifeste le fonctionnement symbolique propre aux œuvres d’art, même si un tel
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Pour un commentaire de ses symptômes, voir Morizot, 1996, chap. VI.
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fonctionnement ne peut jamais être caractérisé en termes de critères nécessaires et suffisants pour que quelque chose soit une œuvre d’art. La première chose à remarquer est que pour Goodman, une œuvre d’art reste une œuvre d’art même si elle ne fonctionne pas comme telle, et n’importe quoi ne peut pas fonctionner comme œuvre d’art : « le tableau de Rembrandt demeure une œuvre d’art, comme il demeure un tableau, alors même qu’il fonctionne comme abri ; et la pierre de la route ne peut pas au sens strict devenir de l’art en fonctionnant comme art » (p. 93). Qu’un objet soit une œuvre d’art et qu’une pierre ne puisse le devenir dépend de l’intention. En ce sens, Goodman ne rejette pas la thèse selon laquelle les artefacts sont ce qu’ils sont en fonction de l’intention qui prévaut dans leur fabrication et leur usage. Une pierre reste un objet naturel et ne peut devenir culturel. Simplement, Goodman considère que dire cela « tend a obscurcir des questions plus spécifiques et significatives concernant l’art » (p. 93). Ces questions ont trait au fonctionnement symbolique des œuvres d’art. Goodman prétend ainsi qu’on gagne à délaisser une réflexion sur la nature ontologique des œuvres d’art, à mettre l’accent sur leur fonctionnement symbolique, si on veut comprendre ce que l’art fait. Ce qu’il est n’a finalement qu’un intérêt […] ontologique et non esthétique. Goodman veut peut-être dire que la question du mode d’existence des œuvres d’art est bien moins intéressante, pour ceux qui s’intéressent aux œuvres plus qu’à l’ontologie, que celle de leur mode de signification.56 La deuxième remarque peut alors insister sur l’idée, fondamentalement extensionnaliste, que les modes de signification ne s’expliquent pas en termes d’intentionnalité. Ce que veut dire un symbole n’a rien à avoir avec ce que celui qui l’emploie voulait dire (ou même qu’il ait voulu dire quoi que ce soit). Une métaphore, par exemple «Justine est un volcan», ne veut pas dire ce que je veux dire en le disant, mais ce que dit la proposition. Ce qui peut tromper en ce cas, c’est justement toutes les caractéristiques du symbole tendant à donner la primauté au symbole lui-même sur ce à quoi il réfère. C’est vraisemblablement ce qui rend la métaphore non paraphrasable. On prend cette caractéristique du symbole non transparent pour une trait constitutif d’intentionnalité. Mais la référence à l’intentionnalité, à ce que quelqu’un aurait voulu dire, aux conditions dans lesquelles il a pu vouloir le dire (l’aspect historicoesthétique de son intention), détourne l’attention du fonctionnement. Elle conduit à introduire des entités mentales au statut ontologique indéfini : les pensées, les désirs, les émotions. Ce recours est sans profit aucun puisque, selon Goodman, on peut expliquer ce que signfie, représente et exprime une œuvre d’art sans jamais faire appel à de telles entités.
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Cette idée prévaut dans le rôle que joue pour Goodman la notion d’activation, évoquée dans le chapitre précédent, et reprise plus loin dans ce chapitre.
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En faisant de l’esthétique, c’est-à-dire en prétendant expliquer le fonctionnement des œuvres d’art, on peut être conduit à multiplier les entités auxquelles on fait référence : monde mental de l’artiste, mentalité d’une époque, l’Art comme réalité en soi se développant selon sa propre histoire, significations. Ce sont des entités pour lesquelles les philosophes de l’art ne se sentent pas toujours tenus de fournir des justifications philosophiques, ou bien, tout au contraire, le recours qu’on fait à certaines, suppose aussi qu’on accepte rien moins que toute une métaphysique (comme dans le cas de l’Esthétique de Hegel, difficilement séparable d’une conception générale de l’historicité de l’Esprit). Goodman entend limiter de tels engagements métaphysiques. Mais se passer même de la notion d’intention a pu être considéré comme une façon de jeter le bébé, l’intelligibilité de l’art, avec l’eau du bain, l’intention qui prévaut dans la création esthétique. In te n tio n , h is to ir e , a c tio n L’abstinence intentionnelle est rejetée par de nombreux philosophes de l’art, Levinson et Currie, par exemple. Pour Levinson, une œuvre musicale est une structure sonore et une structure de moyens d’exécution telles qu’elles sont indiquées par un compositeur à un moment de l’histoire de la musique (1980, § IV). Cette indication par un compositeur n’est pas comprise en termes d’expériences privées dans les esprits de compositeurs et des poètes, comme le pensaient Croce ou Collingwood. Pour eux, l’œuvre est purement mentale ; ce qu’on entend, lit, ou voit ne serait alors qu’un témoignage de ce que l’auteur a pensé ou ressenti. Pour Levinson, l’intentionnalité historique de l’œuvre permet de comprendre pourquoi la même structure sonore pure appartient à deux œuvres différentes si les individus qui les composent sont différents. « L’ouverture du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn (1826) est considérée par tous comme une œuvre musicale tout à fait originale. Une musique d’une délicatesse si féérique et d’une telle sensibilité à la couleur tonale n’avait jamais été écrite auparavant. Mais une partition écrite en 1900, proposant exactement la même structure sonore que celle qu’on trouve dans l’œuvre de Mendelssohn constituerait clairement une œuvre totalement dépourvue d’originalité.» (1980, p. 53) Ce qu’est l’œuvre dépend donc directement du compositeur lui-même et le lien qu’il entretient avec elle ne peut être sous-estimé, comme cela semble être le cas avec Goodman. Chez Levinson, l’intention du compositeur est comprise en termes d’historicité de l’œuvre ; cette historicité n’est pas un simple milieu extérieur à l’œuvre, simplement utile à son interprétation. L’histoire est constitutive de l’œuvre — comme cela apparaît aussi dans la définition historico-intentionnelle de l’art proposée par Levinson (1979).
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Currie (1989) affirme que l’œuvre d’art est une forme particulière d’action, accomplie en un moment déterminé par un agent déterminé, qui instancie le type correspondant. Dès lors, on a la formule suivante : [x, S, H, D, t], dans laquelle x est l’individu qui produit l’œuvre, et t le moment de la réalisation. D est l’élément commun aux œuvres, une relation comme «x découvre y au moyen de z». Le «au moyen de» s’explique par H qui est le chemin heuristique, « les faits esthétiquement pertinents au sujet de ses actions quand x parvient à [produire] cette structure sonore », S. L’œuvre est donc un type d’action que l’artiste accomplit en découvrant la structure de l’œuvre.57 Malgré des différences importantes — Currie critique Levinson (1992) et réciproquement (1989, chap. 3, § 8) — ce qui les place (avec Wollheim, 1987, chap. II) du même bord, à l’opposé de Goodman, c’est que pour eux l’œuvre n’est pas réductible à sa sémiotique, à son fonctionnement comme symbole. Être un objet culturel veut dire entrer dans l’histoire, être une action, être une objet intentionnel. Ainsi, l’œuvre est autre chose que sa « réplique matérielle », pour reprendre la formule de Danto (1981, p. 187) lorsqu’il explique pourquoi deux œuvres visuellement indiscernables ne sont pas esthétiquement équivalentes. Même si Levinson ou Currie, bien plus que Danto, ont cherché à fixer le statut ontologique de l’œuvre d’art, ils partagent avec lui l’idée que l’œuvre d’art est affaire d’action créatrice et de reconnaissance intentionnelle, sans elles la réalité de l’œuvre est abolie. À cet égard, la nouvelle de Borges « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1956), a joué un rôle tout à fait considérable : deux textes indifférenciables peuventils être une seule œuvre ? Pour Goodman, il y a un seul texte, une seule œuvre, et deux lectures (interprétations) possibles (Goodman et Elgin, 1988, chap. III). Pour un intentionnaliste, il y a deux œuvres, car la nature intentionnelle des deux œuvres, ou des œuvres comme types d’action, diffèrent. Peut-être convient-il de dépasser cette opposition en donnant plus de poids à la réception des œuvres, à la pratique esthétique qu’elles supposent (Morizot, 1999). Cela permettrait d’éviter aussi bien les excès du «pansémiotisme» que ceux d’un intentionnalisme qui finalement court toujours le risque des dérives d’une explication par la psychologie des auteurs.58 Mais ce serait aussi peut-être une façon de dire que le problème posé par la nouvelle de Borges et la question de savoir en quoi consiste une œuvre tourne à vide, qu’il ne fait peutêtre rien de mieux que faire tourner la machine à produire des conceptions ontologiques…
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Cette conception doit beaucoup à celle de D. Lewis (1978) au sujet de la fiction (voir chap. 5). Il est peut-être cependant excessif de considérer que toute explication biographique ou psychologique est hors de propos. Elle ne l’est ni plus ni moins que pour l’explication des comportements de ce que les personnes qui nous entourent disent et font. 58
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La question de l’identité des œuvres d’art En quoi la symphonie que j’entends aujourd’hui est-elle la même que celle entendue hier, alors même que ce ne sont pas les mêmes musiciens, le même chef d’orchestre, la même interprétation musicale (exécution) ? En quoi le tableau restauré reste le même tableau, attribuable au même peintre, alors que les couleurs se sont vraisemblablement quelque peu modifiées, qu’il a été retouché par d’autres mains, qu’il est présenté dans des conditions tout autres que celles pour lesquelles il avait été fait (il était destiné à une église et non à un musée, par exemple) ? Le problème de l’identité des œuvres, centrale dans la première question, est, on le verra, largement solidaire de celui de l’authenticité (d’une attribution à un artiste), présente dans la deuxième question. Deux distinctions peuvent aider dans l’examen de la question de l’identité des œuvres d’art. La première est celle qui existe entre des théories monistes et des théories dualistes. Pour les premières, le critère d’identité des œuvres d’art est le même pour toutes les œuvres de tous les arts : peinture, sculpture, musique, littérature, gravure, cinéma, etc. Pour les secondes, le critère d’identité sera différent selon qu’il s’agit d’œuvres uniques, comme un tableau, ou d’œuvres multiples, comme une œuvre musicale. En ce cas, chaque exécution de l’œuvre constitue un exemplaire (token) d’un type. Currie (1989) ou Zemach (1997, chap. 7) défendent le monisme en ontologie de l’art ; Wollheim (1980) ou Levinson (1996) défendent le dualisme. La distinction établie entre arts allographiques et arts autographiques est tout aussi importante. Elle a été formalisée par Goodman (1968, chap. III et IV; Morizot, 1996, chap. IV). Les arts allographiques sont ceux dans lesquels aucune contrefaçon n’est possible parce qu’il existe un système notationnel qui garantit qu’à chaque exécution ou diffusion il s’agit bien de la même chose. Par exemple, toutes les exécutions qui respectent la partition de la Neuvième Symphonie de Beethoven sont des exécutions de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Elles peuvent être (assez) différentes les unes des autres. La partition fait foi. Les arts autographes sont ceux dans lesquels la contrefaçon est possible et la seule façon de justifier l’attribution est l’enquête historique. On s’assure, autant que faire se peut, que le tableau attribué à un artiste a bien été fait par lui. Pour s’assurer que la symphonie entendue est bien celle de Beethoven, on suit la partition tout en écoutant ; nulle enquête historique n’est nécessaire (et la partition autographe n’est pas plus nécessaire à partir du moment où la partition imprimée possède toutes les caractéristiques notationnelles qui définissent l’œuvre de Beethoven).
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Le distinction allographique / autographique ne recoupe pas celle du monisme et du dualisme. Goodman est moniste. Il ne croit pas que les tableaux soient d’une nature ontologique différente de celle des œuvres musicales. Ce qui distingue l’allographique et l’autographique est simplement la manière dont on peut justifier l’identité des œuvres d’art, au moyen d’une notation (allographique) ou par l’identité historique (autographique). Mais toutes les œuvres sont des symboles dans des systèmes symboliques. La différence entre les systèmes symboliques sont des différences de fonctionnement : fonctionnement notationnel ou non. En revanche, pour un dualiste comme Levinson « certains arts sont singuliers par nature, alors que d’autres sont multiples » (1996, p. 131). À la limite, pour Goodman il n’y a pas d’art autographe et d’art allographe, mais des fonctionnements symboliques différents. Trouver une notation, dans un art, revient à passer de l’autographique à l’allographique — on peut penser au cas de la danse. Ce n’est donc nullement une question de nature, mais de fonctionnement. Genette (1994) a proposé de conserver la distinction entre autographique et allographique tout en distinguant entre des modes d’immanence. Dans le cas des œuvres autographiques, on ne distingue pas immanence et manifestation, « puisque leur objet d’immanence est physique, perceptible et donc manifeste par lui-même » (1994, p. 105). Mais il y a une immanence idéale distincte de la manifestation physique dans le cas des œuvres allographiques. Il peut alors y avoir « transcendance », par exemple lorsqu’« une œuvre immane non en un objet […], mais en plusieurs, non identiques et concurrents » (1994, pp. 185-186). On peut cependant s’interroger sur cette possibilité de nouer ensemble une distinction entre autographique et allographique, qui vise fondamentalement à éliminer une référence à une idéalité (un objet intensionnel), et celle entre deux types d’immanence, dont le second, l’immanence idéale laissant place à une transcendance, suppose un « objet »59 ontologiquement problématique puisqu’il « n’existe nulle part hors de l’esprit ou du cerveau de qui le pense » (1994, p. 115)60. Le clivage entre une conception sémiotique et une conception intentionnaliste en matière d’ontologie de l’art se retrouve aussi dans la question de l’identité des œuvres d’art. Une conception strictement sémiotique élimine la référence à l’intention dans son critère d’identité. En revanche, c’est bien évidemment sur l’intention qu’une conception intentionnaliste met l’accent. Reconnaître qu’on a affaire à même œuvre revient, au moins pour une part, à s’assurer que l’œuvre veut toujours bien dire la même chose, qu’elle manifeste la même intention. La difficulté à laquelle doit nécessairement faire face cette thèse est celle du 59
Genette lui-même le place entre guillemets (1994, p. 115). Il cite Husserl, c’est-à-dire un philosophie idéaliste. S’il s’agissait du cerveau, cela supposerait que l’objet idéal soit physique — ce qui n’est pas sans poser certains problèmes. 60
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critère d’identité d’une intention. C’est un critère analogue à celui qui est supposé nous permettre de dire que deux termes sont synonymes. Le problème est que, comme dans le cas de la synonymie, nous ne disposons nullement d’un critère évident d’identité intensionnelle (identité de sens). Pour Zemach, « les conditions d’identité de X sont les caractéristiques de X qui lui sont essentielles, c’est-à-dire les caractéristiques qui sont nécessaires pour qu’il soit X » (1997, p. 147). Les critiques d’art disent quelles sont les caractéristiques essentielles d’une chose (1997, p. 154). Dès lors, une reproduction d’un tableau peut être ce tableau (ce qui suppose le rejet de la notion d’autographe) s’il s’avère qu’elle préserve l’essence de l’œuvre. L’original, en revanche, peut avoir perdu ce qui a fait de lui, auparavant, une occurrence de l’œuvre. On doit faire une triple distinction entre identité sémiotique (Goodman), identité historico-intentionnelle (Levinson) et identité évaluative (Zemach). L’identité évaluative est une critère d’identité fondé sur la préservation, d’occurrences en occurrences, de la valeur esthétique propre à l’œuvre. Une copie peut perdre cette valeur esthétique, alors qu’une reproduction photographique d’un tableau pourrait la préserver. Peuton jouer des Suites de Bach sur un synthétiseur ? Si le critère est intentionnel, on peut en douter, car l’intention de Bach ne peut pas avoir été qu’elle soit ainsi jouée (d’où la tentation de la reconstitution historique). Si le critère est l’identité évaluative, on peut jouer les Suites sur un synthétiseur, car la valeur esthétique pourrait être préservée, ou au moins des critiques et des experts pourraient tenter de justifier cette préservation. Si le critère est notationnel, l’identité d’un tableau et de sa reproduction est matériellement impossible, mais l’authenticité des Suites de Bach jouée sur un synthétiseur est certaine si c’est bien la partition de Bach qui est jouée. On voit ainsi à nouveau combien la question de l’identité des œuvres d’art est complexe : Goodman et Zemach seraient d’accord pour des raisons différentes, Levinson et Zemach en désaccord alors même qu’ils partagent le rejet d’un critère sémiotique d’identification des œuvres d’art, Levinson et Goodman en désaccord sur l’emploi d’un critère historico-intentionnel dans le cas de la musique par exemple, mais d’accord pour rejeter l’idée qu’un tableau puisse avoir de multiples occurrences (ce que Zemach accepte). Finalement, la philosophie de l’art a hérité de toutes les difficultés de la métaphysique de l’identité — des difficultés dont on sait qu’elles remontent à Héraclite pour qui « nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas ».61 On pourrait paraphraser : nous voyons et nous ne voyons pas le même tableau ; c’est et ce n’est pas la même œuvre musicale. Cette ubiquité des œuvres d’art est peut-être même un de leurs aspects les plus délicieusement troublants.
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Les Présocratiques, 49a. Voir sur la question de l’identité en général, Ferret (1998).
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Propriétés et usages Les propriétés esthétiques Nous attribuons aux œuvres d’art des propriétés (ou qualités) esthétiques ; elles sont belles, gracieuses, mélancoliques, harmonieuses, médiocres, chaotiques, affreuses, etc.62 C’est moins le désaccord qui apparaît souvent sur l’attribution à telle œuvre de telle qualité qui nous intéressera ici, puisque cela relève de la critique d’art, que la question de savoir en quoi consiste une telle attribution. À la suite de Levinson (1983) et d’autres, comme Beardsley (1974), certains philosophes ont proposé d’utiliser la relation de survenance afin de penser la relation entre les propriétés non esthétiques des objets et leurs propriétés esthétiques. Les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés non esthétiques : pas de différence esthétique sans différence non esthétique. En gros, les propriétés esthétiques seraient ainsi survenantes en tant qu’émergentes : elles ne seraient pas nécessairement réductibles à des propriétés non esthétiques, physiques et perceptibles, mais elles en dépendraient et co-varieraient avec elles.63 Ainsi, on ne pourrait pas dire que les propriétés esthétiques, comme la grâce ou l’élégance, ne sont rien d’autres que certaines propriétés physiques. On pourrait même se demander si une description non esthétique d’un objet est jamais suffisante pour justifier une description esthétique du même objet. Mais pour autant, grâce à la relation de survenance, les propriétés esthétiques ne seraient pas flottantes et ineffables (Pouivet, 1999, chap. VI). Pour posséder une certaine irréductibilité à l’égard des propriétés sur lesquelles elles surviennent, les propriétés esthétiques n’en posséderaient pas moins une sorte d’ancrage objectif dans des propriétés plus aisément physiques et phénoménales. À propos de la survenance des propriétés esthétiques, on peut cependant émettre certains doutes. Ne s’agit-il pas simplement d’une description habile de la difficulté de justifier notre attribution des propriétés esthétiques, bien plus qu’une justification réelle de ces propriétés ? De plus, cette description semble faire passer plus ou moins en contrebande une thèse ontologique forte : les propriétés esthétiques seraient liées à des propriétés réelles des choses auxquelles on les attribuent. Dès lors, elles aussi seraient des
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La réflexion sur les propriétés, les qualités ou les concepts esthétiques doit beaucoup à l’article «séminal» de Sibley (1959). 63 La précisision «en gros» n’est pas de pure forme. La thématique de la survenance, héritée de la philosophie morale (la survenance des propriétés morales sur des propriétés non morales) et de la philosophie de l’esprit (la survenance
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propriétés réelles. On voit ainsi qu’une conception qui accorde une place de choix à la survenance des propriétés esthétiques est vraisemblablement aussi une conception qui en fait des propriétés objectives des choses auxquelles on les attribue. Les propriétés esthétiques doivent-elles être perçues ou perceptibles ? Cela semble nécessaire. Cependant, comment la mélancolie d’un tableau peut-elle être perceptible ? Notons qu’il s’agit d’une propriété métaphorique.64 La question est de savoir ce qui peut justifier une métaphore, et s’il est jamais possible de parler de vérité métaphorique. Les propriétés esthétiques sont-elles évaluatives ? «Beau» ou «laid» le sont manifestement, mais estce si évident pour «mélancolique» ou «chaotique» ? Les propriétés esthétiques sont-elles des qualités premières (intrinsèques, indépendantes de l’expérience que nous avons des choses auxquelles nous les attribuons), secondes (phénoménales, c’est-à-dire liée à l’appréhension sensible de ces choses) ou tertiaires («survenantes» ou émergentes sur les qualités premières et secondes) ? Ces trois questions et les différentes réponses qu’on peut leur donner semblent être des manières différentes d’aborder une question centrale : les propriétés esthétiques sont-elles objectives ou ne sont-elles que des projections subjectives sur les objets. On peut remarquer que ce n’est pas seulement parce que les propriétés esthétiques seraient évaluatives qu’une telle question se pose, dans la mesure où il n’est pas certain que les propriétés esthétiques soient toutes évaluatives. Le problème est plutôt de savoir si les propriétés esthétiques sont des propriétés per se des objets ou si elles sont relatives à certains cadres de référence culturels, ce qu’on peut appeler une tradition esthétique. La question est générale pour toutes les propriétés. Certains philosophes relativistes sont prêts à soutenir que même les propriétés premières ne sont qu’apparemment intrinsèques et sont imprégnées de culture. Ne va-t-on pas jusqu’à dire que les sciences physiques sont des sciences occidentales, fondamentalement liées aux modes de pensée qui prévalent dans une certaine tradition culturelle ? Dans la mesure où les propriétés esthétiques seront plus facilement traitées comme des propriétés secondes ou même tertiaires, le diagnostic relativiste devrait s’appliquer encore plus évidemment à elles. Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne. Que les propriétés esthétiques supposent un arrière-plan culturel, voire une compétence culturelle, pour pouvoir être appréhendées, cela signifie qu’elles sont relatives, mais non pas que les œuvres auxquelles on les attribue ne les possèdent par réellement. Personne ne possède per se la propriété d’être père, mais seulement relativement à un enfant qu’on a ou qu’on a eu ; cela n’implique en rien que la propriété d’être père manque
des propriétés psychologiques sur des propriétés physiques) a été l’occcasion d’une littérature pléthorique et parfois fort technique. Voir Levinson [1980] : «Aesthetic Supervenience». 64 Voir Goodman [1968, II, 8 et 9] et Cometti [1998, chap. 9].
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d’objectivité. Remarquons qu’il ne s’agit justement pas nécessairement d’une propriété «naturelle» ou biologique. Vous pouvez être père en ayant reconnu un enfant qui n’est pas de vous, vous l’êtes objectivement. De même, ce n’est pas parce que les propriétés esthétiques sont relationnelles qu’elles sont nécessairement subjectives, injustifiables objectivement ou sans réalité aucune. D’une façon générale, ce n’est pas parce qu’il existe des conditions culturelles de reconnaissance d’une propriété possédée par un objet que cet objet ne possède pas réellement cette propriété — et pourquoi cela vaudrait-il moins pour les propriétés esthétiques que pour les autres ? Même si certains philosophes défendent un relativisme subjectiviste extrême (Genette, 1997), d’autres ont récemment tenté de défendre une forme d’objectivisme esthétique (Rochlitz, 1998) ou même de réalisme des propriétés esthétiques (Levinson, 1998 ; Pouivet, 1998, 2000). L ’a c tiv a tio n e s th é tiq u e On peut se demander si la question de la réalité ou non des propriétés esthétiques ne nous éloigne pas de la philosophie de l’art et surtout des œuvres elles-mêmes. Pour un esthète, savoir si les propriétés esthétiques sont réelles ou non importe peut-être moins que le mode d’existence de l’œuvre. Comme le disait Gilson : « Lorsque les gardiens de l’art commencent à regarder leurs monstres, puis, poliment mais fermement, à refouler les visiteurs de salle en salle jusqu’à les expulser finalement du musée, comment ne pas se demander quel genre d’existence les chefs-d’œuvre peuvent encore mener pendant que leurs couleurs sont éteintes par l’obscurté ou que personne n’est là pour les regarder ? Le même, assurément, que celui des fresques de Lascaux pendant les millénaires où pas un regard humain ne se posa une seule fois sur elles. Esthétiquement parlant, ces œuvres ont alors cessé d’exister » (1972, pp. 28, nos italiques). Le problème serait moins de savoir si les propriétés esthétiques sont objectives que de réfléchir à la façon dont un objet pour nous fait œuvre. Leur existence d’œuvre est bien dans notre capacité à les appréhender comme œuvre. C’est pourquoi, selon Goodman, la question «Quand y a-t-il art ?» a priorité sur la question «Qu’est-ce que l’art ?» (1972, chap. III) : « l’implémentation ou l’activation des œuvres n’est pas moins importante que leur réalisation, […] à leur maintenance doivent être associée le maintien ou la réactivation de leurs capacités fonctionnelles » (1992, p. 7). Il ajoute qu’« un vaste mélange bigarré de facteurs, de l’encadrement à la lumière, en passant par l’exposition, la publication, l’éducation et la publicité, peut intervenir dans la façon dont une œuvre agit, dan le déclenchement, l’augmentation, la rectification, le blocage, l’inhibition ou l’interruption de son fonctionnement » (1992, p. 7). Goodman parle d’activation des œuvres : « ce que les œuvres sont dépend en dernier ressort de ce qu’elles font » (1992, p. 7). Comme Gilson,
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Goodman insiste sur l’importance de la lumière, dans le cas des arts plastiques. L’activation caractérise aussi les problèmes de conservation (nettoyage, restauration), de reproduction, mais aussi de critiques et de commentaires — tout ce qui fait vivre l’œuvre. Goodman a aussi mis l’accent sur le rôle que joue l’éducation artistique dans l’existence même des œuvres (1984). Si, comme cela a été suggéré, les propriétés esthétiques sont relationnelles, et non intrinsèques, une part de ce que sont les œuvres dépend en effet de nos capacités sensibles et intellectuelles, de nos compétences esthétiques. O n to lo g ie d e l’a r t d e m a sse L’activation d’une très grande part de l’art est aujourd’hui assurée par des moyens de diffusion de masse. Une chanson des Rolling Stones est entendue par des millions de gens (et des milliers au même moment), grâce à sa diffusion planétaire par le disque, la radio, la télévision, la vidéo et sur Internet. Le Titanic a été vu en quelques semaines par des millions de spectateurs partout dans le monde — ce qui vaut plus encore pour des séries télévisées (Dallas, Urgence, etc.). Chaque roman de Stephen King est immédiatement traduit et diffusé partout dans le monde. Quel est le personnage de fiction le plus connu : Ulysse, Jean Valjean, Sherlock Holmes ? Ne serait-ce pas plutôt Mickey ? Sauf à affirmer que l’art de masse, en tant que tel, ne peut avoir aucune valeur artistique et esthétique65, l’esthétique et la philosophie de l’art du troisième millénaire pourrait difficilement faire l’impasse sur le phénomène de l’art de masse.66 Il convient de ne pas confondre art populaire et art de masse. Le premier s’adresse à un public particulier possédant une spécificité communautaire (la musique juive d’Europe centrale ou la musique bretonne, par exemple) ou son statut social (chants de marins ou de carabins, par exemple) alors que l’art de masse s’adresse à d’énormes populations avides d’images et de sons, sans considération d’appartenance à une communauté donnée, nationale, religieuse, sociale, politique, ethnique, etc.67 Pour rendre cela possible, comme l’avait entrevu Benjamin (1936), il faut une modification radicale du mode d’existence de l’œuvre.
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Noël Caroll à fait justice de cette idée dans les travaux d’Adorno, de Collingwood, de Greenberg et d’autres (1998, chap. 1). Pour Carroll, « une grande partie de la résistance philosophique à l’art de masse […] résulte de l’application indue des termes de la théorie kantienne de la beauté libre à l’art de masse » (p. 90). C’est particulièrement manifeste dans le cas de Greenberg. 66 À cet égard, la télévision constitue un phénomène sur lequel la philosophie de l’art de masse pourrait utilement conduire des analyses. 67 Cette caractéristique rend fort improbable la possibilité d’une simple caractérisation sociologique du phénomène (à la façon dont Bourdieu, 1984, tente une caractérisation sociale du jugement esthétique). La caractérisation ontologique apparaît en revanche principale, même si on peut prétendre qu’elle soit exclusive de tout autre.
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L’ontologie de l’œuvre d’art, pour sa part, ne fait rien d’autre que de tenter de comprendre en quoi consiste cette modification. Ce qui fait la spécificité de l’art de masse est ontologique. Selon Carroll : « x est une œuvre de l’art de masse si et seulement si (1) x est une œuvre d’art à instances multiples ou à types, (2) produite ou distribuée par une technologie de masse, (3) dont les choix structurels qui président à sa production (par exemple, ses formes narratives, le symbolisme, l’affect escompté et même son contenu) sont intentionnellement dirigés vers ce qui promet une accessibilité au moindre effort, si possible au premier contact, pour le plus grand nombre d’individus appartenant à un public non éduqué (ou relativement non éduqué) » (1998, p. 196). Le point (1) est évidemment décisif (et le point (3) est peut-être discutable, au moins ce qu’on appelle «éduqué» devrait être analysé). Il n’y a pas d’œuvres d’art de masse singulières (comme des fresques ou des tableaux). L’art archétypique de l’art de masse est le cinéma : l’œuvre est diffusée techniquement et n’existe qu’en cela. La diffusion n’est nullement une interprétation, c’est une promotion. Cela vaut aussi pour le rock.68 Une chanson des Beatles est fabriquée dans un studio d’enregistrement (dont, celui, fameux d’Abbaye Road). Les musiciens ne jouent pas nécessairement ensemble et le rôle de l’ingénieur du son (mixage) est très important. L’œuvre est ce qu’on entend quand on écoute le disque. Un groupe comme les Beatles finira même par renoncer à se produire sur une scène. Et si un groupe se produit sur scène, le plus souvent il reproduit un enregistrement. L’enregistrement du concert fait souvent lui-même l’objet d’un mixage, d’une transformation qui suppose un travail sur des bandes et non sur des instruments de musique. Cette particularité ontologique des œuvres de la musique de masse contemporaine est encore plus manifeste dans le rap ou la musique techno. Conclusion Certaines questions d’ontologie trouvent-elles dans l’esthétique et la philosophie de l’art un terrain exemplaire ou certaines question d’esthétique et de philosophie de
l’art
sont-elles
naturellement
des
questions
d’ontologie ?
La
disjonction
n’est
vraisemblablement pas exclusive. Pourtant, la réflexion sur l’ontologie de l’œuvre d’art et sur la nature des propriétés esthétiques a été très largement sous-estimée au profit de celle sur le jugement de goût (Kant) et sur l’historicité de l’art (Hegel). C’est alors avec admiration qu’on citera trois philosophes français qui ont été en ce domaine des pionniers : Boris de Schloezer (1947), Étienne Souriau (1969, 3e partie) et Étienne Gilson (1972).
68
Voir Gracyk, 1996.
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III. Langage et symbolisation
Bien que les arts se présentent dans une déroutante diversité, en raison de leurs différences de medium et de la variabilité croissante de leurs frontières, chaque forme artistique mobilise des ressources de base communes sans lesquelles ses produits se réduiraient à une banale activité décorative. Pour l’anthropologie, les arts sont à rapprocher des rituels, des croyances collectives, des multiples modes d’organisation du savoir et de la vie sociale ; tous présupposent la médiation de la fonction symbolique, c’est-à-dire la capacité humaine de mettre à distance la réalité, d’en faire varier les éléments afin de les faire signifier, et d’opérer sur les représentations résultantes. L’homme ne peut se découvrir qu’en s’extériorisant, en structurant ce qui l’entoure et en y déterminant sa place, réelle ou illusoire. Toutes ces manifestations sont le support et les témoins de la réussite phylogénétique et culturelle de notre espèce. La notion de « transformation symbolique » permet alors d’envisager une approche unifiée des aspects théoriques et pragmatiques dans les productions humaines, au point de fournir une « nouvelle clé » ou un « ton nouveau » pour la philosophie (Langer, 1942). La pensée moderne a eu de plus en plus tendance à situer dans le langage et non dans la conscience la matrice opératoire de la symbolisation. Ceci conduit à envisager chaque domaine comme un registre particulier de signes. Cette évolution n’est cependant pas quelconque lorsqu’il s’agit de l’art ; selon Lévi-Strauss, elle se réalise lorsque le facteur d’individualisation devient prévalent dans l’acte de création, avec pour conséquence que « la fonction sémantique de l’œuvre tend à disparaître, et elle disparaît au profit d’une approximation de plus en plus grande du modèle, qu’on cherche à imiter, et non plus seulement à signifier » (1961, p. 73). Toutefois, les arts restent « toujours à mi-chemin entre le langage et l’objet » (id., p. 131), entre un code incorporel qui favorise la construction de systèmes de moins en moins assujettis à leur base empirique, et capables de se généraliser presque sans limite, et la présence d’une œuvre physique pour laquelle on ne peut faire abstraction ni de la matérialité des signifiants, ni des données sensorielles de la perception. Indépendamment de toute hypothèse mimétique, ce sont donc les deux pôles conjugués de la signifiance et de la référence qui confèrent à l’art sa portée intersubjective. Un pas supplémentaire est accompli lorsque s’impose l’impératif méthodologique que « si nous voulons comprendre ce que c’est que l’art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de la politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l’articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique » (id., p. 184). Le langage au sens
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ordinaire présente en effet deux caractéristiques remarquables qui contribuent à expliquer l’ascendant qu’il a exercé sur les sciences humaines. Premièrement, le signe linguistique est une entité à double face qui couple de manière indissociable une marque signifiante et un contenu signifié ; sa puissance symbolique se trouve pour ainsi dire prédéterminée par la structure du signe et rendue disponible pour interagir avec d’autres systèmes dont il accompagne le développement. S’ajoute une condition historique et épistémologique : l’effort de modélisation sans équivalent dont le langage a fait l’objet depuis un siècle, à travers l’épanouissement de la logique symbolique et de la linguistique qui traitent respectivement le langage comme forme et comme objet. La logique élabore une syntaxe idéale, indifférente à chaque domaine, la linguistique approfondit le cas particulier des langues réelles. En dépit de son champ plus étroitement circonscrit, on ne saurait donc sous-estimer l’impact de la révolution saussurienne, particulièrement en France où la méthode structurale est devenue dans les décennies 60 et 70 un paradigme omniprésent de conceptualisation, au point de refouler les autres contributions. Saussure et Peirce ont eu tous deux conscience que les signes verbaux ne constituent qu’un échantillon restreint dans l’ensemble multiforme des signifiants socialement utilisables ; ce n’est qu’assez tardivement que l’art a été questionné dans ses capacités sémiotiques mais il allait y gagner aussi une signification privilégiée. L’objet de ce chapitre n’est pas de discuter l’ensemble des questions (de portée philosophique) relatives à une conception symbolique de l’art, ni d’approfondir pour ellesmêmes les contributions spécialisées de la linguistique à l’examen des signes non verbaux ; il vise à mettre en relief quelques aspects significatifs concernant l’éclairage que le langage est susceptible de jeter sur la nature et les mécanismes de l’art. Quelle correspondance entre arts et langues ? Le fait qu’une œuvre puisse être décrite comme une multiplicité d’éléments combinés ou enchaînés en une totalité équilibrée (qui n’exclut pas une part d’instabilité !) tend à suggérer l’idée qu’elle s’apparente à une forme de discours. L’artiste serait-il dans la position d’un locuteur qui associe des mots en une phrase et, si oui, le résultat de son acte vaut-il message adressé à un destinataire ? Question moins naïve qu’il n’y paraît et en tout cas préalable à toute réflexion sur la commensurabilité des systèmes symboliques. A r t e t c o m m u n ic a tio n Au-delà des ressemblances ou contrastes de surface, une différence majeure entre l’art et les énoncés verbaux est que le discours artistique est sans réciprocité. Il fonctionne comme une sorte de « langage » à sens unique qui n’appelle pas à proprement parler une réponse, même s’il demande à être interprété et compris.
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Certes l’artiste expose, publie, fait jouer, etc., ses œuvres ; il ne saurait se passer de la rencontre avec un public, ni de commentaires critiques. Il arrive aussi couramment qu’il trouve dans une réalisation d’un prédécesseur le point de départ ou le prétexte d’une recherche qui interpellera à son tour d’autres créateurs. Aucun de ces processus n’est pourtant l’équivalent d’une « réponse » au sens linguistique du terme. Au premier, il manque une action en retour empruntant le même canal, au second la notion même d’une conduite interlocutive. Si correspondance il y a, elle joue entre deux catégories d’œuvres, celles qui font usage de signes verbaux (poèmes, romans, etc.) et celles qui sont élaborées à partir d’autres signifiants (sons, gestes, couleurs, etc.), et qui peuvent éventuellement assumer la même fonction. Or, cette distinction est inapte à nous apprendre quelque chose sur la relation entre art et langage puisqu’on est déjà passé, dans l’œuvre littéraire, du soubassement combinatoire du langage à la construction d’un objet textuel complexe dont le langage ne constitue que le matériau. En revanche, la dissymétrie resurgit dès qu’on envisage nos deux catégories d’œuvres en tant que systèmes sémiologiques, saisis dans un rapport mutuel d’extériorité qui est lui-même de caractère sémiotique. Le résultat fondamental auquel on parvient est qu’on ne peut pas échanger la position de système interprétant, autrement dit que la relation entre le langage et les autres signes, y compris ceux de l’art, n’est pas réversible. Toujours « les signes de la société peuvent être intégralement interprétés par ceux de la langue, non l’inverse » résumait Benveniste (1969, p. 54). Cela ne veut évidemment pas dire qu’il soit impossible d’évoquer le contenu de l’un dans celui de l’autre, mais que le système qui articule exerce unilatéralement une fonction de « modelage » sur l’autre dont « la sémiotique n’apparaît qu’à travers la grille d’un autre mode d’expression » (id., p. 61). Benveniste nomme « relation d’interprétance » cette absence de parallélisme qu’aucune mise en évidence d’homologie ne peut suppléer. Le diagnostic du linguiste est sans appel : « la langue est l’interprétant de tous les systèmes sémiotiques » parce qu’elle seule permet de « tout catégoriser ». La raison tient en dernière instance à la propriété qu’a toute langue sans exception de mettre simultanément en jeu deux modes hiérarchisés de signifiance, l’un sémiotique (concaténation de signes), l’autre sémantique « où il devient possible d’énoncer des propos signifiants sur la signifiance » (id., p. 65) alors que cette propriété fait généralement défaut ailleurs. Si la langue constitue « la seule actualisation de la communication intersubjective » (id., p. 62), parler de communication au sujet des arts revient évidemment à un abus de langage, même s’il est devenu un lieu commun médiatique. Il peut en découler deux positions : soit prendre acte que « tout système sémiologique se mêle de langage » (Barthes, 1964) et privilégier délibérément le niveau des significations, soit donner la priorité aux moyens propres à chaque medium, en défendant que (par exemple) « ce n’est pas dans un discours que [l’être de la peinture] s’accomplit, c’est dans le regard » (Dufrenne, 1966, p. 91). Sa situation serait alors mieux décrite
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comme un acte d’anticipation qui, certes, vise un récepteur potentiel mais dont la réussite naît de l’obtention d’une cohérence visuelle et se mesure à la qualité de la satisfaction engendrée, laquelle peut aller jusqu’à une sensation de parfaite communion.
S tr u c tu r e e t fo n c tio n d e la la n g u e Une condition nécessaire, pour parler authentiquement de « discours », est la capacité de distinguer au sein du langage entre la « langue », c’est-à-dire l’ensemble des ressources acquises qui sont à la disposition de tout locuteur (vocabulaire, règles phonologiques, grammaticales, etc.) et la « parole », c’est-à-dire l’initiative des individus qui s’incarne dans des actes d’expression appropriés. Ce modèle d’articulation convient-il aux arts ? (a) La détermination d’unités Par définition, un code utilise une liste de symboles minimaux concaténables selon des règles morphologiques et syntaxiques stables. Il est clair que n’importe quel découpage de séquences (même non arbitraires comme des motifs dans un tableau ou une figure dans un ballet) ne conviennent pas automatiquement car les éléments identifiés doivent avoir valeur d’unités et faire système entre eux. Soit une affiche publicitaire. Par une série de variations, il est relativement aisé d’appliquer à certains éléments la technique linguistique dite de commutation et de vérifier que tel signifiant de l’image est bien associé à tel signifié, puisque son remplacement par un autre détruirait l’identité du message. Par exemple, si tel personnage, dans une publicité pour des cigarettes, portait un chapeau au lieu d’un casque de pilote, l’image véhiculerait un sens de plaisanterie et non plus de dynamisme, ce qui serait incompatible avec un style de vie ancré dans la modernité que le message cherche à transmettre (Porcher, 1976). Dans la terminologie de Tardy, on a ici affaire à des « objets-signes iconisés » (des éléments dont le signifiant n’est pas un phonème) et non à de véritables « iconèmes » qui tireraient positivement parti des ressources propres à leur substrat iconique. Il est d’ailleurs significatif que ces analyses portent sur des images fortement socialisées et accompagnées d’information verbale (nom de la marque, accroche, argumentaire, etc.). Malgré les efforts de Marin pour justifier l’idée d’un vocabulaire et d’une grammaire de la peinture, elles ne se sont guère aventurées en direction de l’image artistique et se cantonnent en ce cas prudemment à des corpus temporellement et culturellement circonscrits.
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Nier par principe la possibilité de la clôture d’un système à base iconique parce qu’il serait analogique (comme la photographie argentique) serait certainement sous-estimer la multiplicité de codes qui interviennent dans son fonctionnement (Lindekens, 1976). Ne reconnaître le statut de langage qu’aux seuls systèmes qui admettent une structure de double articulation (sur le modèle des sons et des mots) serait inversement faire preuve d’une orientation « verbocentriste » exagérée (Eco, 1978). Tel serait sans doute le cas de Lévi-Strauss, l’un des rares auteurs qui aient tenté de défendre ce point de vue pour la musique (1964, Ouverture). En réalité, son analyse ne se place pas sur le plan sémiotique, elle propose une réinterprétation, à travers la grille anthropologique, des deux séries fournies par l’échelle organisée des sons (culture) et par le temps psychophysiologique qui est celui de l’auditeur (nature). La même démarche s’appliquerait aussi bien à n’importe quel autre medium, moyennant une lecture convenable de ses données (en peinture, ce sont les couleurs qui sont naturelles, non pas l’arrangement qui préside à leurs associations) mais elle ne garantirait pas davantage une prise effective sur son mode de fonctionnement. Ce qui compte est le repérage des niveaux de pertinence, non pas leur nombre ou leur localisation. En résumé, il semble qu’on oscille entre des cas où les unités ne sont pas des signes parce qu’elles sont dénuées de signifiance propre (en musique, la note n’est pas plus assimilable au phonème qu’au mot) et d’autres où la présence de « signes » relève en réalité, non pas d’une articulation au sens sémiotique, mais de la présence d’un mode complémentaire qui est responsable de son identification, de nature psychosociologique pour la publicité et plus vraisemblablement d’ordre présentationnel ou descriptif pour les arts figuratifs. En tout cas, l’absence de structuration syntaxique à deux niveaux ne compromet pas un processus différencié de signifiance. (b) le rapport langue / parole Intuitivement il semblerait que la situation de la musique présente le cas de figure le plus favorable, puisqu’une partition exige d’être exécutée pour accéder à son incarnation sonore. L’interprétation saussurienne littérale propose donc de mettre en parallèle l’acte de parole et le jeu particularisant de l’instrumentiste. Chaque exécution correcte respecte les prescriptions notationnelles du compositeur et néanmoins une simple variation de tempo affecte l’identité du résultat jusqu’à rendre l’œuvre méconnaissable et faire contresens. J.-J. Nattiez reproche pourtant à cette conception de ne pas tenir suffisamment compte de « l’intuition qu’il existe une analogie entre les lois syntaxiques d’une langue et celles de la musique » (1975, p. 81). C’est un fait qu’une œuvre s’inscrit dans une configuration historique qui peut être décrite comme un ensemble stratifié de niveaux de pertinence dont chacun impose des contraintes stylistiques propres. Ainsi le quatuor K 387, premier de la série dédiée à Haydn, est une œuvre de la maturité de Mozart, dans laquelle il s’efforce de relever le défi que représente pour lui le passage du style
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viennois (dominé par la position du soliste dans le concerto grosso) à un style thématique qui lui était jusque-là étranger. Sans remettre en cause les paramètres fondamentaux du style instrumental ni bien sûr du système tonal, il n’en recrée pas moins le genre en rééquilibrant les voix et le développement interne. En musique le mot « œuvre » est donc pris en un double sens dont chacun peut se réclamer de l’usage que le linguiste fait du couple langue / parole : dans le premier cas, il est légitime de dire qu’il existe plusieurs langues musicales (les langues tonale, sérielle, etc. seraient à comparer à l’anglais, à l’italien, etc.), alors que dans le second, c’est le compositeur qui élabore sa propre langue, laquelle est manifestée par le style qu’il adopte. Malgré des succès indéniables dans des domaines comme la mode, la parenté ou le mythe, mais aussi dans des secteurs restreints de l’image (photo et cinéma, publicité) et du son (taxinomie de Ruwet), tant Nattiez pour la musique (1975) que Marin pour la peinture (1971) parviennent à la conclusion raisonnable qu’il est vain de vouloir « transposer mécaniquement » les concepts linguistiques à d’autres domaines. Seules les analogies fonctionnelles sont éclairantes mais elles se placent à un niveau de généralité trop élevé pour être instructives. Cela ne veut pas dire pour autant que les arts n’auraient rien à gagner dans une approche d’inspiration sémiotique, si l’analyse sait tenir compte des spécificités de ses objets. Mais la référence au langage change désormais de sens et devient heuristique. Après avoir montré que même la musique échoue à réfléchir littéralement les structures linguistiques, il convient de montrer à l’inverse qu’une sémiotique reste féconde dans le domaine qui semble en apparence lui être le moins propice. Sémiotique des arts visuels Il est impossible de parcourir en quelques pages la variété foisonnante de recherches auxquelles l’image artistique a donné lieu, tant en ce qui concerne la caractérisation de son statut sémiotique que le mode d’identification de son contenu. Trois aspects seulement sont ici retenus qui laissent transparaître à la fois la reprise féconde de concepts issus d’une réflexion sur le langage et le nécessaire souci d’aborder l’image à partir de son iconicité. S ig n e ic o n iq u e / sig n e p la stiq u e Une observation toute simple est que « n’importe quel dessin doit comporter des contours, alors qu’il n’y a pas de contours à trouver dans le champ visuel » (Wollheim, 1965, §20). Nous percevons les limites des objets sous forme de contrastes, de transitions ou de ruptures que nous interprétons comme des arêtes de solides ; à l’inverse, il n’y aurait pas de sens à dire que le dessin comporte des arêtes. On ne peut pas dire pour autant que le rapport entre le contour et l’arête soit fortuit. « L’incongruité entre ce que nous dessinons et ce que nous voyons » n’existe
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que si nous regardons le dessin comme une configuration de lignes, ce qui n’est pas la manière ordinaire de le regarder ; elle disparaît si nous le regardons comme une représentation, par exemple comme image d’un cube ou d’un chat. Très tôt, nous apprenons à faire la différence entre certaines lignes qui ont une fonction dans le processus de représentation et d’autres (hachures, arabesques, cernes, etc.) dont la signification est stylistique (par exemple décorative ou symbolique). Si l’on souhaite démarquer nettement ces deux composantes de l’image, l’une qui renvoie au réel, l’autre qui joue des ressources inhérentes au traitement du medium (support, facture, rendu, etc.), il peut être utile de généraliser la remarque précédente et de faire l’hypothèse de deux espèces hétérogènes de signes visuels (Groupe m, 1992) : (a) le signe iconique a pour signifiant une entité qui synthétise des déterminants plus élémentaires (ainsi /tête/ est articulable en /œil/, /nez/, /bouche/, etc.), avec pour limites des marques qui sont des traits formels dénués de pertinence sémiotique. On peut représenter son fonctionnement par rapport à deux axes :
type
référent
signifiant
L’axe horizontal est celui des transformations (géométriques, analytiques, optiques et cinétiques) au moyen desquelles une image devient capable de dénoter visuellement, par projection sur une surface, une réalité qui ne s’y réduit pas. L’axe vertical mesure la conformité à un type (sans connotation essentialiste) qu’on peut définir comme une représentation conceptualisée guidant le processus d’interprétation. On notera que la notion linguistique de « signifié » est réorganisée selon les deux dimensions, l’une procédurale, l’autre subordonnée à un savoir d’arrière-plan. (b) le signe plastique est à l’inverse non (ou faiblement) codé et prend valeur d’index. On peut le décrire à partir de trois systématiques de base : celle de la texture (qui concerne les propriétés du subjectile et la manière de traiter la surface), celle de la forme (rôle de la dimension, de la position et de l’orientation) et celle de la couleur, ces deux dernières intervenant au sein d’un contexte visuel global. Un exemple de passage de l’iconique vers le plastique est fourni par les deux versions de Nature morte au pot de gingembre (1911 / 1912) de Mondrian ; la Nouvelle méthode pour secourir l’invention de Cozens illustrerait au contraire le passage opposé. S’il est fréquent qu’une règle de concomitance tende à faire coïncider propriétés iconiques et plastiques, celle-ci a une portée
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avant tout pragmatique et n’est pas un réquisit indispensable d’opérativité. Aucune des deux n’est en tout cas un soubassement des autres, un niveau plus profond ou plus élémentaire ; chacune ouvre un cheminement parallèle qui détermine soit une synchronisation renforçant les effets rhétoriques, soit une forme de tension qui joue d’écarts fructueux. En dépit des efforts de Kandinsky pour donner sens à l’idée d’une « basse continue picturale », il est peu probable qu’on dépasse en pratique une correspondance floue entre une galaxie expressive et une nébuleuse de contenu (Eco, 1978, p. 164), ce qui tend à faire ressortir l’importance des facteurs contextuels. L ir e u n ta b le a u L’image ne parle pas, mais elle impose sa présence hypnotique qui nous force à croire ce qu’elle montre (Chateau, 1997). Reconnaître « l’effet d’image » n’est pourtant pas se tenir passivement en face d’elle, c’est entreprendre à travers elle un itinéraire visuel qui secrète sa propre temporalité. Diderot en tire les conséquences extrêmes dans les pages célèbres qu’il a consacrées à Vernet (Salon de 1767) dans lesquelles la vision du tableau se fait promenade au sein du paysage représenté. D’un point de vue qui reste sémiotique, on est alors invité à dépasser le niveau formel et le métalangage de description au profit d’une véritable entreprise de lecture – terme qu’il convient de prendre à la lettre : le regard déchiffre et le tableau « rend visible ». Il n’est pas un simple agencement de formes et de couleurs mais d’abord « ce texte figuratif dans lequel le visible et le lisible se nouent l’un à l’autre » (Marin, 1968, p. 19) parce qu’ils « ont des frontières et des lieux communs, des recouvrements partiels et des chevauchements incertains » (1995, p. 11). C’est incontestablement Louis Marin qui a eu la conscience la plus forte d’une « sémiologie de deuxième génération » (1977, p. 27), celle que Benveniste mettait sous le signe d’une sémantique de l’énonciation. À vrai dire, l’impulsion initiale lui a été donnée par Poussin et la lettre providentielle à Chantelou qui accompagne l’envoi de La Manne (1639) : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet » conseillait le peintre à son commanditaire. Il n’est donc pas seulement question de capter un sens dans ce qu’on voit mais de comprendre le système de lecture inclus dans la construction du tableau. Dans les nombreux écrits que Marin a consacrés à son peintre de prédilection, il décrit très peu ses tableaux (même quand il prête une attention précise aux modes de description [ekphrasis] utilisés par les contemporains) ; en revanche, il reconstruit patiemment l’ordre de la visibilité que le tableau expose sans pouvoir le formuler. (a) le tableau est un texte parce qu’il effectue la narration d’une histoire. Ses éléments – les lettres de base, si l’on veut – sont des gestes, des mouvements, des attitudes des figures dont la distribution scande le parcours de l’œil et dont la totalisation réalise la clôture du sens. D’où
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l’importance de la composition et de l’expressivité (qu’on pense aux recherches de Le Brun sur L’expression des passions, Mérot, 1996), même lorsqu’il s’agit d’une modeste « nature morte ». (b) le tableau raconte une histoire et montre sa mise en histoire. À propos des Bergers d’Arcadie : « ce tableau s’interprète lui-même parce que ce qu’il représente, c’est le procès de représentation de l’histoire. » C’est en ce sens seulement qu’on peut dire que le tableau est « suiréférentiel » : non pas parce qu’il ne supporte aucune relation de renvoi, mais parce qu’il ne contient pas d’énoncé indépendant de sa fonction d’énonciation. (c) à la différence d’une banale recension et par contraste avec une démonstration, l’œuvre d’art réclame un « pacte de séduction ». Répéter que la fin de la peinture est la « délectation » ne saurait suffire, encore faut-il s’assurer que « le tableau est ce lieu très étrange où s’échange une représentation contre un regard avec le bénéfice d’un plaisir » (1995, p. 178). Le plaisir n’est pas simple récompense, il accompagne la participation réussie du regardeur au jeu de la représentation. Au rebours de Passeron qui objectait qu’on ne lit un tableau « que s’il ne vous émeut plus » (1976, p. 67), c’est quand on en vient à oublier qu’on lisait que le plaisir atteint sa plénitude. Les exemples précédents appartiennent à un corpus délimité, culturellement cohérent et stabilisé par la distance qui nous en sépare. L’histoire n’ignore pas pour autant les crises et les transgressions, et l’analyse des œuvres tend à convaincre que, même à l’intérieur d’une zone homogène, tout grand peintre ne cesse de réinventer la peinture. E n c o d a g e e t in v e n tio n Repartons de l’analogie du texte. Il faut faire tenir ensemble l’idée qu’un tableau est une unité signifiante globale (qui n’est pas de l’ordre du mot mais qui résume à lui seul l’équivalent d’une phrase complexe) et le constat qu’elle a dû être inventée par un acte à chaque fois original. « Il nous reste donc à penser qu’un texte iconique, plutôt que de dépendre d’un code, est un processus d’institution de code » (Eco, 1978, p. 164). (a) Alors que le musicien dispose d’une théorie musicale contraignante, le peintre semble avoir à élaborer lui-même sa propre sémiotique (Benveniste, 1969, p. 58) en jouant de tous les paramètres sensibles à sa disposition. Cela est évidemment davantage le cas de la modernité picturale que de la tradition gothique où le fresquiste disposait d’un répertoire visuel et de prototypes validés. Cette intuition est néanmoins contrebalancée par la volonté de s’appuyer sur des règles objectives. La peinture ne pourrait-elle posséder son contrepoint ?, Pourquoi par exemple la loi du contraste simultané de Chevreul ne serait-elle pas homologue de la division harmonique de Zarlino ou de la règle de superposition des quintes dans le pythagorisme ? La seule réponse
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acceptable semble être que le musicien travaille sur des notes et non sur des sons bruts alors que le peintre, même quand il fait usage de couleurs industrielles, compose sa palette sur une base perceptive. Nul doute que son expérience n’obéisse à des lois d’optique physiologique, et par ailleurs qu’il n’existe une « grammaire » des couleurs dont l’usage présente toutes les caractéristiques d’un jeu de langage (Wittgenstein, 1984). Reste que ces lois n’opèrent pas au niveau sémiotique et qu’elles n’affectent qu’indirectement le processus créatif ou le mode de réception au sein desquels elles sont culturellement surdéterminées. En revanche, il n’est guère douteux que les confrontations latérales entre les arts (Sabatier, 1995) ont contribué à provoquer un effet en retour de la sémiotique sur le langage lui-même et la littérature. (b) Les difficultés inhérentes à la définition d’un signe en peinture, jointes à la critique de l’iconisme naïf, suggèrent de réorienter la recherche vers une typologie des modes de production des signes ou des fonctions sémiotiques. Umberto Eco a multiplié d’un ouvrage à l’autre les présentations de ce programme qui ne relève ni d’une pure axiomatique, ni de la simple ordonnance d’observations empiriques. Son analyse complète outrepasse les limites de ce chapitre. Aussi n’en retiendrons-nous qu’une seule dimension, essentielle pour notre propos. Eco emprunte à Peirce la distinction type / occurrence pour réévaluer le sens de la conventionalisation, mais il le fait à partir d’une vieille opposition scolastique appliquée au couple (emprunté à Hjelmslev) de l’expression et du contenu : - il y a ratio facilis lorsque le type expressif est préformé, c’est-à-dire que l’occurrence expressive concorde avec son propre type par le biais d’une règle institutionnelle qui gouverne le système de l’expression ; c’est évidemment le cas des mots (où les variantes de prononciation n’affectent pas leur identité en tant que mots) mais également celui des indices ou des symptômes (une éruption cutanée), etc. - dans les autres cas, on est en présence de ratio difficilis puisque, en l’absence de type expressif préformé, l’occurrence singulière doit se modeler sur le type du contenu ; c’est ce qui se passe lorsqu’on interprète une empreinte de pas sur la neige, qu’on fabrique une réplique stylisée (carte à jouer) ou un organigramme (qui transpose en schéma spatial des relations de hiérarchie). Etant donné que le champ d’application de ce rapport déborde le cas des signes explicites, on comprend qu’il soit nécessaire de l’interpréter comme deux pôles entre lesquels se placent des cas intermédiaires, ainsi les échantillons réels ou fictifs (par exemple mimer une action) et les stimuli programmés dans lesquels des éléments non sémiotiques sont utilisés pour provoquer un effet déterminé (cf. artifices scéniques ou typographiques). « Il est évident que ce rapport de ratio difficilis retraduit le rapport «d’iconisme» traditionnel : mais il ne le retraduit pas en prenant en considération le seul iconisme visuel. »
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(Eco, 1988, p. 52). Ceci explique que, lorsque la règle de projection est maintenue constante, elle engendre la conséquence paradoxale que la reconnaissance des signes produits par ratio difficilis est appréhendée en termes iconologiques de ratio facilis (Eco, 1978, pp. 172-177). En art, ceci correspond à la tendance vers l’académisme où toute interprétation est par avance conventionnalisée alors que les avant-gardes multiplient les facteurs de variation dans la projection. C’est la corrélation entre le modèle sémantique et une méthode de codage qui assure la fiabilité de l’interprétation. Le défi sémiotique que soulève le tableau qui innove consiste au contraire à « définir un mode de production selon lequel quelque chose a été transformé à partir de quelque chose d’autre qui n’a pas encore été défini » (p. 183). On se trouve alors confronté à une situation d’invention, selon deux degrés : - l’invention est dite modérée lorsque la projection reste conforme aux règles qui déterminent la structure du contenu. La transformation étant appliquée à une représentation perceptive partagée, l’innovation réside essentiellement dans une réorganisation culturelle qui met au jour de nouvelles possibilités expressives ; ainsi un style comme le maniérisme intensifie certains traits visuels (élongation des figures, etc.) sans bouleverser les codes de la figuration. - l’invention est au contraire radicale lorsque la transformation agit directement sur le « continuum informe », avant qu’il n’ait été élaboré. Il en résulte une désorientation perceptive qui donne au spectateur l’impression de ne pas savoir quoi percevoir (qu’on pense aux réactions indignées devant les premières toiles impressionnistes ou cubistes !), en attendant qu’on revienne à l’ordre ancien (invention avortée) ou qu’on adopte comme normale la nouvelle convention. Logique de la symbolisation Tout au long des analyses précédentes, le langage a été l’horizon permanent de notre enquête, soit parce qu’il fournissait le modèle archétypal des systèmes symboliques, soit parce que sa conceptualisation apportait les outils indispensables à la compréhension de leur fonctionnement. Dans tous les cas, on partait de la structure du signe (le couple expression / contenu) pour en déduire son mode d’action réel ou possible. Par contraste, la pensée anglo-saxonne s’est efforcée dès le départ de replonger le langage dans l’activité symbolique prise dans son acception la plus large. Avant d’être un ensemble de signes, il est une forme d’action conçue dans une perspective béhavioriste chez Bloomfield, illocutoire chez Austin, intentionnelle chez Grice ou Searle, et son résultat importe autant que sa constitution. Ce qui se trouve alors privilégié est la notion de renvoi, extrinsèque à la matérialité du signe mais constitutive de sa fonctionnalité sémiotique, et présente quelles que soient ses propriétés (de nature discursive ou présentationnelle dans la typologie de Langer). Il en découle
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que ce sont les opérations symboliques qui sont déterminantes, plutôt que les objets qui les supportent, d’où l’impossibilité de déterminer de manière précise les frontières du monde des signes chez Peirce ou l’insistance mise par Goodman à se servir de termes neutres comme « étiquette » ou « marque ».
La symbolisation étant d’ordre opératoire, elle comporte toujours une dimension contextuelle, en un
double sens : d’une part, rien ne peut assurer qu’un rapport symbolique perdurera (d’où l’avantage à poser la
question : Quand y a-t-il art ? de préférence à la question définitionnelle : Qu’est-ce que l’art ? [Goodman, 1978,
ch. IV]) ; d’autre part, l’environnement pragmatique fait partie intégrante des conditions de pertinence d’un acte
de symbolisation, ce qu’illustre aussi bien la notion de readymade qu’a contrario les mésaventures de Mary Tricias avec les échantillons (id., pp. 86-87).
Si nous rapprochons dans les pages qui suivent Peirce et Goodman, en dépit des différences considérables
dans leur philosophie, c’est qu’ils partagent la conviction que la pensée est affaire de signes et que chaque
catégorie de signe contribue à enrichir le travail de la symbolisation. C’est donc une manière d’arracher l’art à l’idiosyncrasique et à l’incoordonné. P e ir c e : le m o u v e m e n t d e la sé m io se
Peirce est l’auteur qui a donné un contenu véritable au mot lockien de « sémiotique ». Sa réflexion sur les
signes se veut une généralisation de la logique et une tentative pour asseoir la pratique de la connaissance sur
une base symbolique et sociale. À ce titre, et en dépit de l’émiettement des textes et de la complexité de sa terminologie, il a été un des grands éveilleurs de la pensée moderne. (a) le triangle sémiotique Peirce adopte une conception résolument relationnelle du signe : est signe « tout ce qui communique une notion définie d’un objet » (1.540) et qui peut être traduit en un autre signe, qu’il appelle son interprétant. Ce dernier ne désigne donc pas un intermédiaire mental mais un moment dans le procès de signification qui n’a théoriquement pas de fin mais qui converge en pratique lorsque la chaîne des interprétants n’apporte plus aucun gain appréciable dans l’interprétation. Ce qu’on peut représenter par le diagramme suivant :
S
I1
I2
In
O (b) la place de l’icône Il est impossible de justifier en quelques lignes la classification peircienne des signes qui repose sur une base métaphysique : la phanéroscopie – ou phénoménologie de tout ce qui peut se
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présenter à l’esprit – organisée en trois catégories (la priméité ou univers des Possibles, la secondéité ou univers des Existants, la tiercéité ou univers des Nécessitants, c’est-à-dire des formes de médiation). Appliquée à la triade du signe, elle permet d’obtenir le tableau des neuf sous-signes ou constituants de tout procès sémiotique. Toutes les combinaisons de ces constituants ne sont pas recevables car Peirce défend un principe de hiérarchisation en vertu duquel les propriétés du representamen sont déterminantes par rapport à celles relatives au rapport signe-objet et signe-interprétants (verticalement) et selon lequel la déduction doit respecter la subordination catégoriale (horizontalement). C’est pourquoi 1.1 implique nécessairement 2.1 et 3.1 alors que 1.2 peut impliquer 2.1 ou 2.2, et ce dernier 3.1 ou 3.2 etc. Il en résulte que dix espèces seulement de signes sont effectives (pour la table complète, voir Peirce, 1978). Ces quelques remarques suffisent déjà à montrer combien le fait de détacher la triade centrale représente une simplification déformante du projet peircien. L’icône n’est pas à proprement parler un signe, mais elle indique qu’une détermination du representamen (une qualité telle qu’une couleur ou une forme) est susceptible d’entretenir une relation de ressemblance avec un objet et d’intervenir en position de prédicat (toute icône est nécessairement rhématique). Dans la terminologie anglaise, elle est de l’ordre d’une « image » plutôt que d’une « picture ». L’aspect iconique est ce qui explique qu’on peut si facilement interpréter quelques traits comme une physionomie de visage, gai ou cruel ou parfois résumer des raisonnements complexes au moyen d’un diagramme sommaire. Une petite tache rouge dans une veduta de Guardi fonctionne très bien comme qualisigne complet : une qualité sensible (sans signification isolée) devient une image d’homme au sein d’un contexte qui l’englobe (veste de gondolier). De même, l’archéologie de la projection picturale développée par Gombrich, qui repose sur l’idée que « la représentation est originellement la création de substituts à partir d’un matériau donné » (1951), peut être interprétée dans ce cadre. Le célèbre « cheval de bois » n’a pas l’apparence externe d’un cheval mais il assume la fonction de pouvoir être enfourché ; il se classe donc comme sinsigne et/ou légisigne indexical. Dans les deux cas, la ressemblance formelle compte moins que la continuité fonctionnelle, au niveau de la perception ou du comportement. L e tr a v a il d e la r é fé r e n c e L’originalité de Goodman est d’aborder la théorie symbolique dans le cadre d’une sémantique extensionnelle qui ne fait intervenir que les inscriptions syntaxiques et leur domaine d’extension. Elle est structurée à deux niveaux, celui des opérations symboliques et celui du tissu sémiotique (pour une analyse détaillée, cf. Morizot, 1996).
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(a) La relation de base est la dénotation, relation entre un mot considéré comme marque et le domaine des objets qui lui correspond. Goodman élargit immédiatement cette notion de manière à inclure la relation entre un dessin et ce à quoi il réfère. En effet, la même réalité peut être visée au moyen du langage ou au moyen de signifiants graphiques : on parlera respectivement de description et de dépiction [sur la notion de représentation, voir ch. 5]. Ce cadre est encore trop étroit car les mots ont la propriété de dire le réel et d’être vocalisés ; aussi, au théâtre, on peut comprendre le sens d’une tirade et apprécier la diction de l’acteur. La réalisation vocale de la pièce possède sa contrepartie dans l’exécution musicale : l’instrumentiste utilise une partition et produit le continuum sonore qui lui correspond, et le mélomane averti peut noter sur une portée la mélodie qu’il vient d’entendre. Si la nature des symboles est effectivement indifférente à la pertinence de l’opération, il est possible d’envisager que la dénotation même élargie ne soit qu’un cas particulier de concordance, c’est-à-dire une correspondance réglée entre des inscriptions et un plan avec lequel elles sont corrélées. (b) La relation converse de la dénotation est l’exemplification : x exemplifie A si x possède A et que A dénote x. Par exemple, tel livre exemplifie le rouge si sa couverture est de la bonne couleur et que « rouge » est le nom de cette couleur. (Un nominaliste traite de plus le prédicat « rouge » comme une étiquette, et non comme une propriété en soi.) Une variante importante d’exemplification est l’expression qui est à base d’étiquettes ayant fait l’objet d’un transfert c’est-àdire métaphoriques, par exemple lorsqu’on parle d’un paysage riant ou d’une montre fidèle (cf. Pouivet, 1996). L’exemplification joue un rôle de premier plan souvent négligé, dans la vie courante avec les échantillons, et en art. Soient trois paysages : L’embarquement de la Reine de Saba de Lorrain (1648), le Pont de Westminster de Derain (1906) et un tableau de la série La grande vallée (1983) de Joan Mitchell. Indépendamment de la chronologie, on aura tendance à qualifier le premier de dénotationnel, le second d’exemplificationnel et le dernier d’expressif, mais cela constitue une vue trop courte des choses. Bien que la toile de Lorrain soit une représentation réaliste d’un port, elle est une composition de fiction, prétexte à mettre en valeur un somptueux jeu de lumières. À l’inverse, les stridences fauves du tableau de Derain n’empêchent pas que la référence soit facile à identifier. Quant aux peintures de sentiments (selon la formule d’Y. Michaud) de Mitchell, elles mobilisent la valeur indexicale du titre et exemplifient certains effets stylistiques comme les coulures ou les zébrages. Chaque dimension est en réalité présente mais non toujours soulignée ou non prioritaire, et n’est parfois révélée que dans le contexte adéquat. Ainsi La chaise (1888) de Van Gogh pourrait n’être qu’une nature morte insignifiante, prise isolément ; mise en parallèle avec Le fauteuil de Gauguin qui fait pendant, elle fait référence à l’espoir mis dans la fondation d’une communauté artistique dirigée par une personnalité charismatique et l’admiration bientôt déçue envers son confrère.
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De plus, il peut arriver qu’un artiste en vienne à exemplifier l’usage de l’exemplification, par exemple lorsque Arcimboldo fait le portrait d’un bibliothécaire uniquement à l’aide de livres, ou lorsque Arman utilise comme carton d’invitation de son « Exposition du plein » (1960) une boîte de sardines remplie de déchets. (c) Toutes les relations précédentes ainsi que d’autres sont à leur tour susceptibles de se combiner dans des chaînes dont chaque maillon a ou n’a pas une portée référentielle. Ce processus de ramification permet de tenir compte de parcours symboliques complexes et de reconstruire, en fonction de l’information disponible, une hypothèse explicative plausible – sans qu’on soit jamais assuré qu’elle reflète la genèse réelle. C’est pourquoi il importe de sérier avec précision les niveaux dénotationnels ; une étiquette de niveau n ne peut dénoter qu’un objet de niveau n-1 et elle peut être dénotée par des étiquettes de niveau n+1 (ainsi « mot » dénote « arbre » qui dénote les arbres). Cela n’exclut pas qu’on puisse tirer des effets esthétiques intéressants d’un court-circuit entre strates, comme dans ces gravures d’Escher où des reptiles éclos d’un dessin font un bref circuit avant de se fondre à nouveau au sein du motif. Si un trop grand nombre d’étapes référentielles favorise un brouillage de l’identification, il serait cependant illusoire de vouloir cantonner la compétence symbolique à une activité entièrement soumise à des régularités, quand bien même l’art partage avec la science le même horizon de la confirmation inductive. Ce pourquoi le tact de l’interprète n’est pas moins nécessaire que le savoir-faire de l’artiste. De la symbolisation à l’esthétique Les considérations esthétiques ne naissent chez Goodman ni d’une attention à un registre particulier de symboles, ni d’une expérience sui generis, mais fondamentalement de l’examen des rapports intersémiotiques au sein d’un fonctionnement symbolique. Le phénomène de base est celui de la notation, ou structuration syntaxique et sémantique. Partons d’un exemple vulgarisé par une technologie courante. Dans l’enregistrement des sons, l’on est passé en quelques décennies de procédés analogiques (les variations d’un signal sont transcrites en amplitude sur un support de vinyle et restituées par une aiguille qui parcourt le sillon) à des procédés numériques (tout échantillon est codé en une séquence de chiffres binaires). Le développement des images de synthèse correspond à une évolution similaire dans le domaine graphique. La différence ne réside pas dans la qualité du résultat (elle tend même à baisser en proportion du degré de compression des données) mais dans la réplicabilité du processus : alors qu’il est impossible de copier un dessin avec une précision absolue, une image numérique est par définition multipliable à l’infini puisqu’il suffit de respecter le codage (en termes techniques, la disjointure et la différentiation finie des classes de marques ou caractères).
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Les mêmes considérations s’appliquent au niveau sémantique, avec l’existence ou non de classes de concordance disjointes et différenciées, ce qui donne en définitive une organisation à trois étages. Il s’agit évidemment de catégories définitionnelles susceptibles de varier en fonction des règles d’application et des pratiques : un diagramme se présente visuellement comme une image mais il a une structure de script (la légende stipule les paramètres significatifs) ; l’œuvre musicale, qui entre habituellement dans la partition, tend vers le script dans l’improvisation et vers l’esquisse avec les œuvres électro-acoustiques, etc. Il s’ensuit d’importantes conséquences esthétiques : (a) L’identité d’un symbole n’est pas définissable isolément mais seulement au sein d’une configuration : ainsi un A présent dans un collage de Schwitters ne fonctionne plus comme lettre de l’alphabet mais comme un élément graphique bidimensionnel, coloré, qui vient en contrepoint de telle forme, etc. ; inversement le calligraphe joue sur des traits visuels de messages qui restent verbaux. Des ensembles mixtes ou hybrides sont donc envisageables, un cas célèbre étant les calligrammes d’Apollinaire ou de Tzara qu’on doit à la fois lire et regarder [pour les phénomènes transesthétiques, cf. Vouilloux, 1997 et ch. 9]. (b) De manière générale, on fait un usage esthétique d’un symbole lorsqu’on focalise l’attention sur la particularité du symbole. Un protocole scientifique ou le schéma accompagnant un procès-verbal d’accident doivent véhiculer le maximum d’information dans la forme la plus transparente, tandis qu’on ne peut rien négliger dans un dessin ou une gravure, y compris les hésitations et les imperfections. C’est pourquoi Goodman retient parmi les symptômes esthétiques la densité syntaxique, la saturation (c’est-à-dire la situation dans laquelle aucune stipulation restrictive n’est imposée et où la moindre variante fait sens) et l’exemplification qui ont en commun de susciter une recherche non terminable. C’est aussi la raison pour laquelle la paternité tient une si grande place dans l’évaluation traditionnelle de l’art, car en l’absence d’articulation sémiotique, l’histoire de production est le seul critère décisionnel ultime. Ce n’est en revanche plus le cas pour une installation qu’on peut reconstituer en un autre site, moyennant la liste et la disposition des ingrédients. Rien de tout cela n’implique pourtant que les aspects sémiotiques épuisent la caractérisation d’une œuvre, quelle qu’en soit la forme. (c) Gérard Genette a proposé une réinterprétation du dualisme goodmanien des œuvres autographiques (celles pour lesquelles la contrefaçon a un sens) et des œuvres allographiques (qui sont réplicables à volonté) qui vise à déplacer l’accent des propriétés sémiotiques vers celles relatives à leur « objet d’immanence », à savoir le mode sous lequel l’œuvre nous est accessible : - l’objet d’immanence d’une œuvre autographique est matériel et possède une identité numérique (ce tableau, cette sculpture, etc.)
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- au contraire, l’objet d’immanence d’une œuvre allographique est idéal (je ne possède pas tel roman mais un livre me permettant de le lire). Son identité est spécifique (tous les exemplaires du même roman ont en commun le même texte) et il possède deux modes distincts de manifestation, l’un qui a une dimension de notationalité (écrit, partition, plan, recette de cuisine, etc.), l’autre qui est de l’ordre d’une incarnation sensible (diction, exécution, édifice, plat, etc.). Les deux processus sont alors parallèles plutôt que hiérarchisés comme tend à le penser Goodman, ce qui revalorise la part de l’usage, individuel et culturel, dans l’approche esthétique. (d) Mettre l’accent sur la logique et la référence en art ne peut manquer de soulever la question de la vérité, a fortiori lorsqu’une œuvre n’est pas faite avec des mots et que, de toutes manières, elle reflète moins le monde qu’elle n’invente un monde dont les règles de cohérence sont peut-être singulières. Deux stratégies contraires sont envisageables : - étendre la vérité au-delà de son domaine ordinaire de définition. C’est ce que tentait à sa façon la sémiologie post-saussurienne (rechercher des analogues de langage) et qu’explore la sémantique des mondes possibles pour rendre compte du statut des fictions ; - relativiser l’importance de la notion de vérité qui représenterait une modalité trop restreinte de relation à la réalité. Goodman propose de recourir à la notion plus générale de correction : pour être correct, quelque chose doit obéir à la bonne catégorisation et faire la preuve d’une adéquation optimale (1978 et 1988). L’acceptabilité dépend de facteurs multiples (convenance, implantation, renouvellement, etc.) et variables, et son résultat réagit en retour sur ses prémisses, par un processus d’ajustement qui est au cœur de tout procès créatif, quel qu’en soit le domaine. En définitive, si les théories scientifiques sont elles-mêmes passibles de correction, l’art dans sa diversité devient à son tour un paradigme plus ouvert et finalement plus fertile d’« efficace cognitif ».
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IV. L’esthétique et l’artistique «Cet homme a le sens de la musique» n’est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu’un qui fait «ah» quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique Ludwig Wittgenstein
Que se passe-t-il quand nous attribuons des propriétés esthétiques aux objets ? En disons-nous alors quelque chose ? Ces propriétés ne sont-elles liées qu’à un état de notre esprit ? Qu’en est-il dans le cas des propriétés artistiques ? Quelle différence y a-t-il entre des propriétés esthétiques et artistiques ? Telles sont les questions qui nous préoccuperont d’abord dans ce chapitre. Nous verrons aussi qu’elles conduisent à une réflexion sur le rapport entre art et nature : les propriétés esthétiques, comme la beauté, ne seraient-elles pas des propriétés que l’art nous a appris à attribuer ? Mais justement, comment les attribuons-nous ? Il est alors tentant de penser qu’il existe une attitude mentale spécifique — l’attitude esthétique — correspondant à l’usage que nous faisons des prédicats esthétiques et leur donnant leur signification authentique. Toutefois, on montrera que cette thèse, aussi fréquemment adoptée qu’elle ait pu l’être, est fort discutable. Enfin, que peuton attendre de cette attribution de propriétés esthétiques ou artistiques ? Ne s’agit-il que d’exprimer notre émotion ou s’agit-il de connaissance, et si oui de quel ordre ? Les propriétés esthétiques ou artistiques des objets nous apprennent-elles quelque chose sur le monde qui nous entoure ? Comment penser enfin la relation entre art et vérité ? Propriétés esthétiques et propriétés artistiques Qu’est-ce qu’une propriété esthétique ?69 Si je dis qu’un tableau est triste, la propriété attribuée est peut-être esthétique, mais le prédicat exprimant cette propriété est utilisé dans bien d’autres cas non esthétiques, par exemple lorsque je suis attristé par le décès d’une personne. Dire d’un tableau qu’il est triste, c’est faire une métaphore. Littéralement, seules des personnes (voire des animaux) sont tristes, non des choses. Le tableau pourrait être triste tout en étant non figuratif et donc on ne peut 69
Voir aussi chap. 2.
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dire qu’il est triste si (ou parce que) l’est ce qu’il représente. Et également, un tableau représentant une scène triste peut être non pas triste, mais grotesque. On peut être tenté alors de dire — dans une lignée kantienne — qu’une propriété esthétique concerne la relation entre la représentation et le sujet de la représentation (la personne qui perçoit) et non entre l’objet de la représentation (ce qui est perçu) et la représentation que le sujet en a. Les propriétés esthétiques ne diraient rien au sujet de ce à quoi on les attribue, mais seulement du sentiment (esthétique) dans lequel se trouve celui qui les attribue. Un tableau est carré indépendamment du fait que quelqu’un soit dans quelque état d’esprit que ce soit ou ressente quelque chose ; il ne serait triste que si je suis attristé (et je est celui qui est le sujet de l’expérience esthétique, qui est dans un certain état d’âme). C’est cependant discutable, car, clairement, que nous soyons dans un certain état d’esprit (ou d’âme) n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour qu’un objet autre que nous possède une propriété comme celle d’être triste. Ce n’est évidemment pas parce que je suis triste que le tableau l’est ; mais je peux aussi expliquer ce qui fait la tristesse d’un tableau sans aucunement l’être, de même que je peux m’apercevoir que quelqu’un est triste sans l’être moi-même. Cela encourage à penser que la thèse selon laquelle la propriété attribuée à un objet d’une expérience esthétique n’est pas une propriété de cet objet, mais du «sujet esthétique» (celui qui fait l’expérience) est discutable. On pourrait cependant répliquer que je ne peux comprendre ce que veut dire qu’un tableau est triste sans avoir un jour ressenti de la tristesse. Mais c’est alors une autre question, celle de savoir comment il est possible pour nous qu’un prédicat ait un sens, vaste question, mais différente de celle de savoir ce qui se passe quand nous attribuons une propriété esthétique. Est-il cependant possible de répondre aussi abstraitement que nous venons de tenter de le faire à la question de l’attribution des propriétés esthétiques ? Elles sont attribuées à des objets, naturels ou fabriqués, dans des jeux de langage particuliers. On aurait donc moins des propriétés esthétiques isolées que des réseaux de prédicats, un vocabulaire esthétique, que nous utilisons dans des situations déterminées. Vous sortez du cinéma avec une amie. Elle demande comment vous avez trouvé le film. Vous répondez : « Long ». Le film a duré trois heures et quart — ce qui est relativement long pour un film. Long, en la circonstance, est vraisemblablement un prédicat esthétique. Il signifie que ce film est ennuyeux, au moins par moments. Votre amie comprend que vous ne dites pas simplement que le film a duré trois heures et quart, et que donc il est long.
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Nous sommes là dans un jeu de langage particulier qui suppose
chez les interlocuteurs la maîtrise d’un vocabulaire esthétique. Dès lors, le problème de la signification du prédicat «long» ne peut se réduire à supposer un état mental spécifique du
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Voir aussi, au sujet du «est» esthétique, Danto, 1964, § II.
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spectateur du film, mais doit être replacé dans le cadre de sa capacité à entrer dans un jeu de langage particulier. Ce que vous dites, en l’occurrence, suppose-t-il pour être compris que la personne ait vu le même film que vous ? Si on vous demande ce que vous pensez d’un film, que vous dites « long » et que votre interlocuteur ne l’a pas vu, il est plausible qu’il comprenne que le film est ennuyeux, mais peut-être ne saura-t-il pas exactement ce que vous voulez dire, et même il risque de penser que vous parlez vraiment de sa durée. En l’occurrence, peut-être doit-on bien faire une certaine expérience pour comprendre ce que vous voulez dire.71 Si vous dites à quelqu’un qu’un roman est poignant, il pourra le répéter ; mais, pour qu’il sache qu’il est poignant, mieux vaut qu’il le lise, qu’il fasse une certaine expérience. Mais cela n’implique pas que la signification du prédicat, et celle de la propriété qu’il exprime, soit un état d’âme particulier et ne soit pas caractérisable en termes d’un jeu de langage particulier (en tant qu’ensemble complexe de dispositions comportementales (d’habitus) et de maîtrise d’un vocabulaire).72 L’aspect et la valeur esthétique Ce que dit Wittgenstein sur l’aspect est certainement au plus proche de ce qu’on peut entendre par propriété esthétique. Pourrait-il exister des être humains dépourvus de la capacité de voir quelque chose comme quelque chose — et à quoi cela ressemblerait-il ? Quels genres de conséquences en découlerait-il ? Est-ce que ce défaut serait comparable au fait de ne pas discerner les couleurs ou à celui de ne pas avoir une ouïe absolue ? Nous nommerons cela « cécité à l’aspect » […] Le fait d’être « aveugle à l’aspect » sera apparenté au manque d’ « oreille musicale ». (1951, II, xi, p. 346, nos italiques) Percevoir des propriétés esthétiques, c’est voir quelque chose comme… triste, par exemple.73 L’indifférence esthétique est une forme de handicap, comme la cécité — une incapacité à saisir une différence. Quand on attire votre attention sur une propriété esthétique, ce n’est pas immédiat de saisir ce dont il s’agit, et même cela peut toujours vous échapper. L’attribution n’est pas régie par une règle qui puisse être aussi aisément apprise, comme lorsqu’on dit que quelque chose est carré et qu’on explique que les côtés sont égaux deux à deux. 71
C’est la thèse soutenue par Budd, 1995, chap. I. Voir Wittgenstein, 1966. 73 Voir Cometti [1998], chap. 9. 72
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Afin d’y voir clair en ce qui concerne les mots esthétiques, vous avez à décrire des façons de vivre. Nous pensons que nous avons à parler de jugements esthétiques tels que « ceci est beau », mais nous découvrons que si nous avons à parler de jugements esthétiques, nous ne trouvons pas du tout ces mots-là, mais un mot qui est employé à peu près comme un geste et qui acccompagne une activité compliquée. (1966, I, § 35) Dans le cas de l’attribution de la propriété d’être carré, il s’agit aussi d’une forme de vie de l’homo geometricus. Mais l’homo estheticus ne dispose vraisemblablement pas de règles qui puissent par exemple être énoncées dans un manuel d’esthétique, comme on dispose d’un manuel de géométrie. La signification des termes esthétiques, et donc l’attribution des propriétés esthétiques, n’a pourtant rien de mystérieux ou d’obscur — simplement, elle entre dans une activité compliquée comprenant des usages linguistiques, mais aussi toute une culture (Wittgenstein, 1966, I, §§ 25 et 26).74 L’attribution des propriétés esthétiques n’a rien non plus de particulièrement subjectif. Quand quelqu’un réussit à vous faire saisir une propriété esthétique, vous comprenez ce qu’il dit et vous ajoutez : « Mais bien sûr ! » ou « C’est tout à fait cela ! ».75 Tous les prédicats esthétiques expriment-ils la valeur esthétique attribuée à un objet ? Vraisemblablement non. Je peux fort bien attirer l’attention sur une caractéristique esthétique sans vouloir dire quoi que ce soit de la valeur esthétique de l’objet. Même si souvent, il existe une implicature conversationnelle entre l’emploi d’un terme esthétique, «voyant» par exemple, et un jugement de valeur sur l’objet, il reste que le sens positif ou négatif de l’évaluation est variable (une cravate rouge à pois jaune est positivement voyante pour certains et négativement voyante pour d’autres). On peut ainsi s’entendre sur le contenu descriptif du terme sans s’accorder sur son caractère évaluatif — ce qui montre qu’il possède une contenu descriptif distinct de son contenu évaluatif. «Candle in the wind», la chanson que son auteur Elton John chanta lors de l’enterrement de la princesse Diana, peut être dite «sirupeuse» : positivement, pour qui est sensible à son délicieux côté kitsch, ou négativement, pour celui qu’insupporte son sentimentalisme facile.76 De plus, notre attention esthétique peut être retenue sans que nous soyons à même d’émettre un jugement de valeur. Sortant du cinéma, vous pouvez dire à celui qui vous demande si vous avez aimé le film : « Je n’en sais rien ». Vous pourriez en dire esthétiquement beaucoup de choses, sans l’évaluer et même sans avoir l’intention et le désir de le faire.
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Voir Cometti [1996], chap. 5. Voir Bouveresse, 1973, pp. 178 sqq.
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Les propriétés esthétiques et artistiques caractérisent des aspects des objets, et non pas nécessairement l’évaluation que nous en faisons. Mais, maintenant, quelle différence y a-t-il entre les propriétés esthétiques et les propriétés artistiques ? Parmi les premières on trouvera aussi bien celles qui semblent spécifiquement esthétiques, comme «beau», «magnifique» ou «affreux», que des propriétés esthétiques métaphoriques, particulièrement, on l’a vu, celles qui touchent aux affects («triste», «revigorant»). Les secondes sont des propriétés esthétiques particulières, classificatoires, comme «lyrique», «comique», «symphonique», ou historico-esthétiques, «baroque», «romantique», «impressionniste». Elles supposent qu’on tienne compte d’un genre, d’un style ou d’une périodisation artistiques. Classificatoires ou historicoesthétiques, elles sont strictement descriptives. Dire d’une œuvre qu’elle est typiquement baroque signifie qu’elle exemplifie des caractéristiques déterminées, mais non qu’elle possède nécessairement des mérites esthétiques. Dans la mesure où un objet naturel peut lui aussi exemplifier des caractéristiques qui sont celles grâce auxquelles on décrit des artefacts, et particulièrement des œuvres d’art, des propriétés esthétiques peuvent métaphoriquement s’y appliquer. Vous pouvez trouver un paysage romantique ou impressionniste. Pénétrant dans la vallée glaciaire de Thörsmörk, en Islande, impressionné et presque craintif entre d’immenses stalactites, telles des flèches de cathédrales inversées, vous pouvez avoir l’étrange sentiment que la nature, elle aussi, peut être gothique. A r t e t n a tu r e La pratique (esthétique ou artistique ?) d’exposer des objets trouvés — galets, morceaux de bois rejetés par la mer, feuilles mortes — semble signifier que l’artefactualité77 ne serait pas une condition nécessaire d’un objet pour qu’il possède le statut d’œuvre d’art. À moins qu’une telle pratique ne soit pas totalement étrangère à l’idée, banale (ce qui ne veut pas dire erronée) que la beauté naturelle peut (ou doit) être attribuée à un artiste divin. C’est qu’il est finalement difficile, semble-t-il, de faire la différence entre des propriétés esthétiques et des propriétés artistiques. Soit une propriété qu’on peut juger artistique, celle d’être classique. Dire qu’une telle propriété ne peut être attribuée qu’à un artefact paraît discutable. On peut fort bien imaginer l’appliquer, ne serait-ce que métaphoriquement, à un paysage. Ainsi, les deux catégories de propriétés esthétiques et de propriétés artistiques ne semblent pas vraiment hétérogènes. 76
Pour un exemple plus sérieux, le Concerto pour trois clavecins et cordes (BWV 1063) de J.-S. Bach, voir Levinson, 1998, pp. 113-114. 77 Un artefact a été fabriqué. Il résulte de l’activité productrice humaine.
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En faveur de l’idée selon laquelle les propriétés esthétiques sont en fait des propriétés artistiques attribuées à d’autres objets que des œuvres d’art, au sens strict, il y aurait la priorité temporelle de l’art. Pour qu’on s’aperçoive qu’un objet naturel possède des propriétés esthétiques, il faut qu’on les identifie aux propriétés d’artefacts. On dit souvent qu’historiquement l’appréciation esthétique des paysages, par exemple, résulte de la peinture de paysage bien plus qu’elle ne la précède. L’art nous apprendrait à regarder la nature. Dès lors, ce que nous apprécions esthétiquement, ce serait la nature artialisée. « À qui donc, sinon aux impressionnistes devons-nous ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent les becs à gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? À qui, sinon à eux encore et à leur maître, devons-nous les exquises brumes d’argent qui rêvent sur notre rivière et muent en frêles silhouettes de grâce évanescente ponts incurvés et barques gluantes ? Le changement prodigieux survenu, au cours des dix dernières années, dans le climat de Londres, est entièrement dû à cette école d’art. […] De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets », dit Oscar Wilde78. C’est la thèse proustienne de l’artiste comme oculiste : « Des femmes passent dans la rue, différentes de celle d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes »79. Les propriétés esthétiques seraient donc en réalité artistiques. Comme le dit Charles Lalo, « la nature sans l’humanité n’est ni belle, ni laide. […] Elle est anesthétique. La beauté de la nature nous apparaît spontanément à travers un art qui lui est étranger »80 . Cette thèse si tentante trouve ses limites. D’abord, elle est d’un idéalisme aussi extrême que brutal. À la suivre, les propriétés de la nature ne seraient qu’une projection de notre esprit. Si le donné est toujours déjà catégorisé par nos instruments intellectuels, l’idée même d’artialisation perd de plus une grande partie de son sens. Pour qu’on puisse parler d’artialisation, encore faut-il qu’il y ait quelque chose qui, au départ, ne relève pas déjà de l’art.81 La thèse de l’artialisation semble donc condamnée à maintenir l’idée même d’une réalité objective sans propriété esthétique. (Autrement dit, elle est inconsistante.) De plus, si on dit qu’un brouillard est fauve parce que nous avons vu des peintures impressionnistes, devra-t-on dire aussi qu’une table est rectangulaire parce que nous connaissons un peu de géométrie ? Dans un monde où personne ne connaît la géométrie, les tables (rectangulaires) ne seraient-elles plus rectangulaires ? Dans un 78
Cité à partir de Roger, 1998, p. 39. Voir aussi Roger, 1978 et 1997 pour le développement de cette thèse. Proust, 1953, p. 327. Lalo, 1912, pp. 133 et 128. 81 La thèse goodmanienne de la pluralité des mondes (1978) évite cette difficulté en rejettant l’idée même d’un monde déjà là et qui donc pourrait être artialisé. 79
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monde où l’on ignore la chimie, l’eau n’est-elle plus de l’H2O ? Pendant des siècles, avant la chimie moderne, ce que les hommes buvaient n’était-il pas de l’eau, au sens que ce terme a aujourd’hui ? Cela paraît difficile à croire. Pourquoi serait-ce beaucoup plus crédible de penser que la beauté des brouillards est une invention de peintres impressionnistes ? Cela suppose au moins qu’on ait, au préalable, adopté la thèse du caractère strictement idéal (ou projectif) des propriétés esthétiques. La thèse de l’artilisation est une séquelle de cette conception et n’en constitue donc pas une preuve.82 Une thèse moins forte consisterait à dire que l’art révèle des propriétés esthétiques de la nature, et qu’alors nous voyons mieux que la nature les possède. Nous étions indifférents à un paysage, et un tableau nous montre comment le voir. Il est vrai qu’à pousser cette thèse trop loin, nous en (re)viendrions à une conception selon laquelle l’art imite la nature. Or, cette thèse a bien souvent été critiquée. En représentant un objet, nous ne copions pas la réalité comme si elle pouvait être donnée indépendamment de toute interprétation de toute version (ce que curieusement la thèse de l’artialisation finit par supposer également, comme on l’a montré), pas plus que nous ne copions cette interprétation ou cette version. Comme le dit Goodman, « nous la réalisons » (1968, p. 38).83 Finalement, il semble philosophiquement malaisé de trouver un équilibre entre la réduction des propriétés esthétiques à des propriétés artistiques (artialisation de la nature) et la réduction contraire (naturalisme).84 La relation et l’attitude esthétiques Existe-t-il une attitude esthétique ? Supposons que vous regardiez La leçon d’anatomie du Pr Tulp de Rembrandt. Vous pouvez, en historien, apprécier l’information que le tableau donne sur l’enseignement de l’anatomie et de la chirurgie (de l’avant-bras) au XVIe siècle aux Pays-Bas. Mais 82
Voir chapitre 2, « Propriétés et usages ». Pour une critique de l’imitation, voir Goodman, 1968 ; bien sûr Hegel, Esthétique, Introduction à l’esthétique, chap. I, 2e section, I ; et ici même, chap. 5. 84 Laissons ici de côté ce qu’on peut appeler l’esthétique environnementaliste qui porte sur l’appréciation esthétique de la nature, tout particulièrement dans le cadre d’activités devenues monnaie courante chez les Occidentaux : faire pousser des fleurs sur son balcon, s’occuper de son jardin d’agrément, visiter des parcs, se promener en forêt, camper, escalader une montagne pour découvrir un paysage, etc. D’une façon générale, le tourisme possède aujourd’hui une dimension esthétique qu’un philosophe devrait prendre en compte, car une partie non négligeable de nos expériences esthétiques portent manifestement sur le spectacle de la nature et non sur des œuvres d’art. Le land art se situe en un sens à l’articulation d’une jouissance esthétique et d’une jouissance artistique de la nature. Voir, sur ce thème, Kemal et Gaskell, 1993. 83
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vous pouvez aussi adopter à l’égard du tableau une autre attitude, une «attitude esthétique», ainsi qu’on l’appelle souvent.85 Selon Stolnitz (1960), elle se distingue de l’«attitude pratique». Kant est sans doute le philosophe qui a fait le plus pour convaincre les modernes de l’existence d’une telle expérience ou attitude esthétique qui possèderaient des caractéristiques spécifiques, irréductibles à une attitude cognitive ou morale.86 En adoptant (volontairement ou non) une telle attitude dont la caractéristique essentielle serait le désintéressement, nous transformerions son objet (chose naturelle ou artefact) en objet esthétique. Kant a ainsi soutenu que les hommes sont tous dotés des mêmes facultés mentales (sensibilité, imagination, entendement), et que s’il ne font que contempler un objet, sans aucun intérêt pour son existence, ils s’accorderont sur sa valeur esthétique. Ce qu’ils jugeront, c’est l’effet (esthétique, donc) que produit sur eux la simple représentation de l’objet, sans intérêt pour l’objet lui-même et ce à quoi il peut servir ou ce que nous pouvons en penser moralement.87 Schopenhauer verra lui aussi l’expérience esthétique comme indifférente à la finalité pratique et au désir matériel, mais toute dévolue à l’appréhension de réalités plus élevées, des Idées platoniciennes.88 Dickie parle du « Mythe de l’attitude esthétique » (1964). On peut en effet s’interroger sur l’existence d’une double attitude, l’une «normale» et l’autre «esthétique». Au théâtre, quand le rideau se lève, ai-je à adopter une attitude mentale particulière ? Au cinéma, doisje me dire : attention, adopte l’attitude esthétique et surtout ne te lève pas pour défendre la jeune fille agressée par le bandit, n’oublie pas que c’est de l’art et qu’il faut être distancié ?89 Si, conduisant ma voiture, je découvre un paysage splendide, dois-je considérer que, brusquement, j’ai été submergé par une attitude esthétique : alors qu’auparavant il m’intéressait comme paysage dans lequel se situe la route, il n’est plus maintenant qu’une représentation qui produit sur moi un effet indépendamment de l’objet de ma représentation ?90 Insistons aussi sur le fait psychologique que ce qui s’oppose à l’intérêt pour un objet, c’est moins le désintérêt que la distraction. Or, on ne voit pas bien en quoi le
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Par exemple, vous pouvez trouver que ce tableau est moins bon que Le syndic des drapiers, dont la composition et l’expressivité peuvent lui être préférées. 86 Kant était très influencé (directement ou indirectement) par des philosophes britanniques comme Shaftesbury, Hutcheson et Addison. 87 Voir toute l’«Analytique du beau» de la Critique de la faculté de juger, et tout particulièrement ses deux premiers moments. 88 Voir Le Monde comme volonté et comme représentation, particulièrement, III, 36 ; Supplément, chap. XXXIV. 89 Il ne serait en revanche pas ridicule de reconnaître que l’attitude esthétique pourrait consister en certains comportements qui entrent à titre de composantes dans ce qu’on peut appeler, en suivant Wittgenstein, des formes de vie, et qui comportent des jeux de langage, des intentions déterminées, des attitudes sociales, etc. 90 Serait-il alors dangereux de conduire avec une attitude esthétique, comme il est dangereux de conduire en état d’ivresse ?
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distraction pourrait avoir une fonction d’esthétisation de notre appréhension des choses. Les tenants de l’attitude esthétique répondront peut-être que le désintérêt esthétique est une condition de possibilité du jugement esthétique, que leur analyse est donc transcendantale et non psychologique. Mais peut-être ne serait-il pas préférable qu’elle soit psychologiquement crédible, car sinon le «sujet de goût» reste une abstraction. La difficulté subsiste : il ne suffit pas de postuler un état mental spécifique qui donne tout son sens à nos jugements esthétiques, encore faut-il s’assurer qu’il existe. Un autre défaut de la théorie de l’attitude esthétique est de supposer qu’il existe des états de conscience particuliers qui seraient ceux de la relation esthétique aux choses. On peut admettre que notre intention à l’égard de quelque chose soit différente lorsqu’elle est simplement l’objet d’un intérêt pratique (avoir des informations sur un texte par exemple), et quand nous sommes attentifs à ses caractéristiques esthétiques (le texte est bien écrit, plein d’humour, il pastiche d’autres textes, etc). Mais pour autant que les deux intentions peuvent être vraiment examinées à part l’une de l’autre, les attribuer à une personne ne revient pas nécessairement à caractériser un certain état de conscience, moins encore un état de conscience qu’elle même pourrait se représenter. (S’aperçoit-on qu’on est dans l’attitude esthétique en observant intérieurement sa propre attitude mentale ? Est-ce du même ordre que de s’apercevoir qu’on a des boutons, avec la seule différence du mental au lieu du physique ?). Il paraît plus plausible d’envisager l’attitude esthétique comme une disposition intellectuelle et émotionnelle, plutôt que comme un état mental. Dès lors, Dickie a bien raison de critiquer la notion de «distanciation esthétique» qui risque en effet de verser dans un théorie mentaliste pour laquelle, afin de savoir si je suis bien dans une relation esthétique à un objet, je devrais me représenter mon propre état de conscience et contrôler qu’il possède bien les caractéristiques nécessaires de l’attitude esthétique (le désintéressement). La conduite esthétique Plutôt que d’attitude esthétique, Genette parle d’« attention esthétique » (1997). Pour lui, afin de caractériser la relation esthétique, il faut ajouter à l’attention aux aspects une dimension appréciative. Dès lors, « l’attention esthétique sera définie comme une attention aspectuelle animée par, et orientée vers, une question d’appréciation » (Genette, 1997, p. 16). Genette ne cite pas Wittgenstein, mais on a déjà indiqué que c’est certainement le philosophe qui a accordé le plus d’intérêt à la variation des aspects sous lesquels les choses nous apparaissent, les analysant
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en insistant sur sa relation avec des questions esthétiques.91 Chez Wittgenstein, cet intérêt pour l’aspect n’est pas exclusif d’une attention aux conditions linguistiques (jeux de langages) et sociales (formes de vie) qui sont celles des situations esthétiques. On est alors assez éloigné de l’attitude esthétique telle que la critique Dickie. Pour sa part, Schaeffer parle de « l’irréductibilité de la conduite esthétique » (1996, p. 144). « Il y a conduite esthétique dès lors que nous nous engageons dans une relation cognitive avec les choses et que la ou les activités cognitives pertinentes sont régulées par l’indice de satisfaction immanent à cette ou ces activités » (1996, p. 163). La relation esthétique est comprise en termes d’orientation de l’attention. Schaeffer ajoute que « de même que notre usage cognitif «normal» d’un document journalistique consiste à le lire pour comprendre ce qu’il dit et que l’investigation savante consiste à l’analyser (…), aborder un roman dans une visée esthétique revient à le lire et à comprendre ce qu’il dit, alors que l’investigation savante consiste à l’analyser » (1996, p. 164). Schaeffer évite ainsi les difficultés du mentalisme, puisque c’est plutôt dans le cadre d’une réflexion sur une visée intentionnelle particulière que se situe sa démarche. Sa particularité est surtout relative à l’importance qui prend un plaisir ou un déplaisir en acte, et non pas lié à un résultat final. Schaeffer remarque aussi « la facilité avec laquelle nous passons des diverses autres attitudes d’attention cognitives au monde à la conduite esthétique et vice versa : il suffit d’une mutation fonctionnelle de l’attention » (1996, p. 167). Au lieu d’isoler l’attitude esthétique en tant qu’état mental spécifique, réflexivement appréhendable, Schaeffer en fait un cas fonctionnellement spécifique de la relation cognitive. Ainsi la conduite esthétique est comprise comme « un fait anthropologique ». Il prend place dans l’ensemble de nos conduites fondées sur notre relation cognitive au monde. Ni contemplation extatique de l’essence des choses, ni engluement réceptif dans le pré-conceptuel, la conduite esthétique est un mode de connaissance de ce qui nous entoure. On est alors bien loin de la conception d’une attitude esthétique comme état mental inouï, souvent supposé avoir un pouvoir de révélation ou une profondeur très spéciale, même si on n’a nullement renoncé à penser l’identité d’une conduite particulière, proprement esthétique.
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Sur ce point, voir Cometti, 1996, pp. 182-197.
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Émotion et connaissance L e fo n c tio n n e m e n t c o g n itif d e s é m o tio n s e s th é tiq u e s Goodman (1968, VI, 3 et 4) et Schaeffer (1996, p. 346) mettent en question l’opposition courante entre émotion et connaissance. L’expérience esthétique ne suppose pas le désinvestissement cognitif, mais, tout au contraire, une capacité de faire des distinctions délicates, de penser en termes de fonctionnement symbolique, d’interpréter, de comparer, bref le plein développement et l’usage intensif d’une capacité de comprendre. Qu’est-ce qui a pu alors apparaître tentant dans cette opposition entre esthétique et connaissance ? Une vulgate kantienne arc-boutée sur la distinction entre jugement logique (de connaissance) et jugement esthétique (de goût pur) joue ici un rôle déterminant.92 Le plaisir esthétique, sui generis, serait un état mental spécifique, irréductible à tout aspect cognitif. Le jugement réfléchissant kantien est curieusement interprété comme infra-conceptuel et même infra-cognitif parce que non déterminant. Mais, sauf à penser que le seul mode de connaissance est l’application mécanique d’un concept, cette thèse rencontre des difficultés. Comme le dit Goodman, l’attitude esthétique appropriée envers un poème n’est tout de même pas de fixer la page sans la lire (1968, p. 284). L’autonomisation du sujet esthétique ne peut consister à le priver des conditions mêmes de toute appréhension perceptive ; or cette appréhension suppose des catégorisations et des distinctions. Quand bien même elle ne consisterait pas à subsumer un divers sensible sous un concept, comme y insiste Kant (CFJ, § 35), elle constitue indéniablement un comportement manifestant une certaine intelligence. L’idée d’une opposition entre esthétique et connaissance est liée à la thèse selon laquelle, au XVIIIe siècle, l’esthétique serait devenue autonome — d’où une attitude et un plaisir qui dès lors lui seraient propres, et dont la découverte aurait été faite par Kant. Quoi qu’il en soit de la valeur pour l’histoire des idées de cette conception reliant l’émergence du «sujet» comme problématique philosophique (voire politique) et celle de l’esthétique, elle n’est pas décisive pour résoudre la question de savoir s’il convient d’opposer émotion et raison. D’une part, une question de ce genre ne peut être résolue par l’affirmation selon laquelle les philosophes, à un certain moment, ont prétendu la résoudre d’une manière ou d’une autre. En philosophie de l’art, comme sans doute ailleurs, faire la généalogie d’une conception, erronée ou non, n’est pas ce qui la rend
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Voir Pouivet, 1996, chap. I.
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correcte.93 Il se pourrait donc bien que l’autonomisation de l’esthétique au XVIIIe siècle soit moins à constater qu’à discuter, voire à contester. Or l’idée selon laquelle l’expérience esthétique serait d’ordre strictement émotionnel paraît très discutable. Comme le dit Goodman, « les émotions fonctionnent cognitivement » (1968, p. 290). Ressentir, dans l’expérience esthétique, c’est moins se dissoudre dans un bain émotionnel, que comprendre. Dans certains cas, comprendre vraiment, ce sera ressentir quelque chose : « dans l’expérience esthétique l’émotion est un moyen de discerner quelles propriétés une œuvre possède et exprime » (Goodman, 1968, p. 291). Dès lors, « il s’agit moins de déposséder (…) l’expérience esthétique que d’en doter l’entendement » (Goodman, 1968, p. 291). On pourrait ainsi parler d’une rationalité de l’expérience esthétique : non seulement l’émotion est rationnelle — c’est-à-dire qu’elle constitue un mode de compréhension —, mais elle est aussi un mode de connaissance, si certains aspects du monde ne peuvent être appréhendés qu’en termes d’émotion ressentie.94 Cette thèse repose sur une attention au caractère épistémique de l’émotion. Si j’ai peur de quelque chose, c’est que je crois (à tort ou à raison) que quelque chose me menace. L’émotion esthétique possède généralement un caractère épistémique. (Ce qui encourage à penser qu’elle n’est pas spécifiquement esthétique.)Si je suis ému par un tableau, ce n’est certes pas nécessairement que je crois quelque chose au sujet de ce qu’il représente, même si cela peut aussi, et même souvent, être le cas (je crois que ce tableau est triste, par exemple). Mais mon émotion appartient à un univers épistémique. Elle ne peut être attribuée qu’à un être possédant certaines croyances. Par exemple, si telle œuvre musicale m’emplit d’une douce mélancolie, cela suppose une certaine maturité intellectuelle, une capacité de comparaison avec d’autres mélodies, le rapprochement de cette mélodie et de certaines situations, etc. Quand on dit que telle tonalité musicale est celle du tragique ou de la joie, il faut vraisemblablement préciser que cela joue à l’intérieur d’un univers de croyances.
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L’historicisme est la thèse selon laquelle les questions philosophiques doivent recevoir une réponse en termes de développement historique : montrer comment une thèse est apparue revient alors à la «justifier». Un tel historicisme prévaut souvent en matière d’esthétique et de philosophie de l’art. 94 Sur la thèse de la rationalité des émotions, voir Scheffler, 1977 ; de Sousa, 1987. Pour une réflexion générale sur la relation entre art et émotions, Hjort et Laver, 1997.
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Art et vérité Ce que Goodman appelle la « dichotomie tyrannique » (1968, p. 290) entre l’émotif et le cognitif repose sur la conviction que dans l’art, à la différence de la science, la question de la vérité ne se pose pas. Ceux qui ont contesté cette thèse l’ont souvent fait au nom d’une vérité plus élevée, ou plus profonde, qui, justement, pourrait être appréhendée à travers l’expérience esthétique et l’art.95 Pour Goodman, « la différence entre l’art et la science ne passe pas entre le sentiment et le fait, l’intuition et l’inférence, la jouissance et la délibération, la synthèse et l’analyse, la sensation et la cérébralité, le caractère concret et l’abstraction, le médiat et l’immédiat, ou la vérité et la beauté, mais constitue plutôt une différence dans la manière de maîtriser certaines caractéristiques spécifiques des symboles » (1968, pp. 307-308). Par exemple, l’expressivité est une caractéristique qui joue vraisemblablement un rôle majeur dans l’art et l’expérience esthétique, et mineur dans l’activité scientifique. Ce ne serait certainement pas une caractéristique positive d’une théorie scientifique de pouvoir faire l’objet de multiples interprétations correctes mais incompatibles, alors que les meilleures œuvres d’art favorisent cette pluralité sémantique. Pourtant, il n’est pas ridicule de penser que certaines œuvres d’art nous apprennent quelque chose sur la réalité. Goodman affirme que les œuvres d’art peuvent construire les mondes où nous vivons (Goodman, 1978). Mais il n’est pas indispensable d’accepter la thèse selon laquelle nos mondes sont moins déjà faits que construits par nous, des produits culturels en quelque sorte, pour reconnaître que la lecture d’un roman, par exemple, peut constituer une façon plus efficace de saisir des particularités d’une situation historique ou certains types psychologiques que bien des livres d’histoire ou des traités de psychologie. Nous pouvons dire à quelqu’un que pour comprendre ce qu’est la vanité de ce monde, il lui est conseillé de lire Résurrection de Tolstoy ou Le bûcher des vanités de Tom Wolfe. Également, que pour comprendre certaines spécificités de l’espace, un tableau de Mondrian comme Broadway Boogie Woogie lui sera utile. Telle autre œuvre sera significative au sujet de telle émotion ou de tel sentiment qui sont bien des choses réelles sur lesquels même des toiles non figuratives peuvent porter. Cette dernière remarque suppose certes qu’on s’attache à une conception large plutôt qu’étroite pour laquelle la vérité ne vaudrait que pour des énoncés et ne concernerait que leurs conditions de satisfaction. À cet égard, Goodman préfère parler de compréhension plutôt que de certitude, et de correction plutôt que vérité : « tout comme la correction est de plus large portée que la certitude, la compréhension est d’une plus grande portée que la connaissance » (1988, p. 172). Souvent, la vérité et rien que la vérité, cela nous intéresse beaucoup moins que la compréhension : « ce que Les voyages de Gulliver disent littéralement a 95
C’est une thèse qu’on trouve aussi bien chez Schopenhauer, Heidegger, que dans la tradition anglaise (Collingwood) ou américaine (Langer, Ducasse). Sur cette dernière tradition, voir l’examen critique de Hagberg, 1995.
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beaucoup moins d’importance que ce qui y circule par des routes plus détournées », précise Goodman (1988, p. 168). Si nous disons ainsi que l’art peut nous apprendre quelque chose, le terme «apprendre» doit être pris en un sens qui n’est pas seulement propositionnel. Sommé de dire ce que l’on a appris lors d’un cours de physique, on peut la plupart du temps énoncer des formules, voire leurs démonstrations. En revanche, sommé de dire ce que m’a appris La scène de Philippe de Champaigne ou un tableau de Jackson Pollock, j’aurais plus de difficulté. Cela pourrait encourager un sentiment d’ineffabilité du «savoir» que nous procure l’art. Mais nous pouvons aussi remarquer que nous apprenons des tas de choses que nous serions incapables de formuler, sans pour autant que cela nous apparaisse ineffable et moins encore mystérieux. La lecture d’un livre d’histoire ne me procure pas seulement des informations, elle me donne, surout dans le meilleur de cas, le sens de ce que pouvait être telle époque, de la façon de penser de tel personnage historique. De tout cela, je ne peux évidemment donner une formule, mais pourtant il y a bien à cette lecture un effet de compréhension. D’une façon comparable, ce que j’apprends en lisant un roman ou en regardant un tableau, c’est rarement une information qui pourrait être formulée. Mais apprendre n’est justement pas réductible à recevoir une information. On ne voit pas bien en quoi l’impossibilité (toute relative96) de la paraphrase discursive de ce que veut dire une œuvre d’art serait une particularité de l’expérience esthétique, quelque chose de rare et qui pourrait justifer un diagnostic de profondeur indicible.97. Rappelons que pour Aristote la tragédie avait une valeur cognitive : celle de nous faire comprendre quelque chose au sujet de la réalité, et que l’image, en général, permettait de saisir ce qu’est la nature de quelque chose. (Poétique, chap. 4). Comme le dit Zemach, « il n’est pas vrai que les artistes ne conduisent pas d’expériences et ne peuvent donc pas découvrir des vérités empiriques » (1997, p. 198). Tous les jours, nous faisons des scénarios et nous en tirons des conclusions et des prédictions que nous utilisons pour appréhender les situations dans lesquelles nous sommes. L’art nous aide en cela. C’est pourquoi, enfants, une bonne part de ce que nous apprenons sur le monde vient de l’art (même si ce n’est pas du «Grand Art», si tant est que cela existe). Adultes, nous continuons à lire des romans, à aller au cinéma ou au théâtre. La musique peut nous apprendre certaines choses, peut-être malaisément formulables, mais dont nous indiquons cependant l’importance en insistant sur l’importance qu’a pour nous telle ou telle œuvre. Il ne paraît pas du tout invraisemblable qu’une œuvre musicale puisse constituer une description 96
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Sur cette question, voir Kivy, 1997, chap. 4. Sur la question de l’indicibilité esthétique, voir Hagberg, 1995.
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correcte d’un certain état d’esprit ou même d’une certaine réalité. Pensons, bien sûr, à la sonate de Vinteuil dans La recherche du temps perdu. Pensons aussi à la façon dont la musique est utilisée au cinéma : elle nous apprend par exemple quel est l’état d’esprit d’un personnage, elle rappelle un moment précédent et constitue ainsi un élément essentiel à la cohérence narrative, etc.98 On pourrait objecter que Céline, par exemple, ne nous apprend pas grand chose sur un autre monde que le sien. Mais justement, en cela, il fait ressortir la différence avec le monde réel. Certains écrivains ont ainsi le mérite de nous montrer comment on peut mal penser la réalité, la déformer, la réduire de façon indue. Une part de la fascination qu’ils exercent est même peut-être liée à cela.99 Tout comme l’erreur scientifique est souvent instructive, l’erreur artistique ne l’est peut-être pas moins.100 Quoi qu’il en soit, il reste que nous pouvons comprendre une situation à travers une œuvre — par exemple, comprendre notre relation à une personne à travers tel morceau de Coltrane. C’est sans doute en cela que l’art possède une valeur épistémique, en constituant une structure d’intelligibilité de la réalité qui nous entoure, ce grâce à quoi les choses et les situations ne nous apparaissent pas chaotiques et insensées101, mais signifiantes et expressives. C’est peut-être dans cette valeur cognitive de l’art qu’il conviendrait de chercher une réponse aux questions qui viennent d’être posées dans ce chapitre. Les propriétés, esthétiques ou artistiques, que nous attribuons aux objets reviennent à leur conférer une signification : ils veulent dire quelque chose et même ils sont destinés à cela. C’est sans doute pourquoi il nous semble que la nature, lorsqu’elle est comprise comme art ou quand l’art la prend comme thème fondamental, devient elle aussi signifiante. Moins qu’une attitude esthétique sui generis et irréductible, l’expérience esthétique semble plutôt offrir une forme de compréhension dans laquelle les œuvres d’art jouent un rôle indissociablement et harmonieusement émotif et cognitif.
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Voir Levinson, 1999. Il aurait aussi été possible de prendre comme exemple Sade. 100 Il va de soi que certains lecteurs pourront penser que cela ne s’applique justement pas à Céline qui aurait au contraire très bien saisi des caractéristiques fondamentales de la réalité. Mais l’accord sur le contenu de l’exemple importe peu pour la validité de l’argument. Ce qui est essentiel est la possibilité pour une œuvre d’art de nous apprendre quelque chose — positivement ou au contraire par l’évidence que justement ce n’est pas comme cela que les choses se passent. 101 Même une esthétique de l’absurde, accusant le caractère insensé de notre existence, continue à lui donner une structure. Dire que tout est absurde, c’est encore donner une intelligibilité. 99
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V. Art et réalité
Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Aristote
La question du rapport entre art et réalité, même si elle est vaste, peut être ramenée à trois problèmes plus limités. Le premier porte sur la nature même de la perception d’une représentation, c’est-à-dire de quelque chose qui n’étant pas la réalité, y fait référence. Le second concerne le rôle de l’intention de l’artiste dans la compréhension de ce qu’une œuvre représente. La représentation est-elle fondamentalement un phénomène intentionnel ? La possibilité de représenter quelque chose qui n’existe pas est notre troisième problème, celui de la représentation fictionnelle, lorsque art et réalité semblent totalement diverger. Notons que nous ne traiterons finalement qu’une partie restreinte de ce que peut laisser entendre le titre de ce chapitre. Par exemple, les questions du réalisme (figurations/ abstraction) ou de l’illusion ne sont pas directement abordées. Elles sont bien sûr importantes.102 P e r c e p tio n e t r e p r é se n ta tio n Notre expérience des œuvres est principalement liée à la perception que nous en avons. Quel rôle joue alors la perception dans notre compréhension et notre appréciation des œuvres ? Existe-til une perception indemne de toute symbolisation, et constitue-t-elle le niveau auquel se place la perception esthétique des œuvres ? Ou bien, la perception est-elle déjà tramée par des schèmes de reconnaissance et d’appréciation, à tel point qu’elle ne peut être constituée en étape intrinsèquement esthétique ? Existe-t-il une perception pure ? Partons de la distinction entre dépiction et représentation (Peacocke (1987). Une peinture peut dépeindre un agneau et l’agneau représenter le Christ. La dépiction serait dès lors un
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Il s’agit ici d’insister sur la ligne de partage entre sémantique et approche psychologique. Cela se fait au détriment de la problématique liée à l’histoire de la représentation, et même de ce que l’on a pu entendre par le terme
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phénomène purement perceptif, qui n’aurait pas à être expliqué en termes de maîtrise d’un système (symbolique) de représentation. Avant de comprendre que l’agneau est le Christ, c’est-àdire le représente, encore faudrait-il reconnaître qu’il s’agit d’un agneau. L’expérience perceptive d’une dépiction serait celle qu’on aurait en percevant l’objet dépeint. D’où la tentation d’adopter la thèse selon laquelle la dépiction repose sur une stade initial de perception pure, antécognitif.103 Certes, je saisis la différence entre un objet x et d’autres objets sans posséder le concept de x. Par exemple, je peux identifier un caniche de façon purement phénoménale, sans savoir que c’est un caniche, simplement en m’apercevant que c’est un chien différent des autres chiens. C’est sans doute pourquoi des enfants en bas âge distinguent des objets sans vraisemblablement en posséder des concepts, au moins tant que l’on conçoit un concept comme une sorte de règle préalable. Mais cette compétence phénoménale, en tant que disposition intellectuelle, différente d’une compétence doxastique, consistant à appliquer un concept, ne peut toutefois passer pour une expérience vierge de tout aspect cognitif.104 Elle montre simplement que la connaissance perceptive n’est pas réductible à l’application de règles conceptuelles. La thèse selon laquelle il existe un stade initial de perception pure, antécognitif, ne fait nullement l’unanimité. Quelle que soit la confiance qu’on peut lui accorder, l’absence de toute règle conceptuelle préalable, ce n’est pas ipso facto l’absence de toute opération cognitive supposant une maîtrise conceptuelle. On pourrait toutefois être encore tenté de faire la distinction entre l’expérience antéprédicative ou subdoxastique, celle de la pure sensation visuelle, et celle de la vision dans l’espace physique. Par exemple, une valise est perçue dans l’espace physique comme occupant un espace parallélipipédique rectangulaire. En revanche, la sensation visuelle ne serait pas celle d’une région de l’espace dont les côtés sont parallèles. De la même façon, une dépiction pourrait nous fournir l’expérience de la visibilité pure ou subdoxastique, indépendante de rectifications conceptualisantes d’une perception liée à la représentation de quelque chose dont on sait qu’il possède certaines caractéristiques (par exemple, d’être rectangulaire). On pourrait même créditer certains peintres, Cézanne par exemple, au moins dans certains de ses tableaux, d’avoir réussi à nous dévoiler cette perception pure.105
représentation. À l’évidence, son contenu varie d’une époque à l’autre — et surtout le rapport à la notion se modifie profondément et irréversiblement quand l’on passe, par exemple, de Poussin à Cézanne et à Jaspers Johns. 103 Il convient de noter qu’il existe une littérature très importante sur cette question dans les domaines de la psychologie cogntive et, plus généralement, de ce qu’on appelle les sciences cognitives. Ce qui est présenté ici ne prétend nullement pouvoir constituer un examen ne serait-ce qu’expéditif de toutes ces recherches. Pour s’en faire une idée, voir Marr (1982) et Proust (1997) 104 La distinction entre compérence phénoménale et compétence doxastique vient de Dretske, 1995, chap. 3 ; mais elle a été modifiée (Pouivet, 1996b). 105 Une conception fréquente chez certains phénoménologues et sous-jacente chez Merleau-Ponty,.
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Pourtant celle thèse se heurte à une importante difficulté : les tableaux auxquels on accorde cette valeur d’introduction à la spatialité pure doivent encore être appréhendés comme se proposant de la mettre en évidence. Leur appréhension perceptive est reliée au concept d’objet ou d’état de chose en tant que purement perçu. Or, le concept du purement perceptif n’est évidemment pas lui-même antéprédicatif. De plus, cette thèse d’une perception pure se heurte à la critique du mythe du donné (Sellars, 1963). Reconnaître une image de x comme celle de x, s’il s’agissait d’une opération totalement indépendante de la maîtrise d’un système symbolique, supposerait (a) que la connaissance perceptive consiste en une simple relation causale entre l’objet ou l’état de chose perçu et notre esprit et (b) que l’image puisse jouer ce rôle causal de l’objet ou de l’état de chose perçu. Le clause (b) fait de toute image un trompe-l’œil — ce qui restreint considérablement la notion d’image (Wollheim, 1965, § 22). La clause (a) élimine tout aspect normatif dans la perception, c’est-à-dire tout ce qui dans la perception peut être considéré comme relevant d’une «initiative» de l’esprit lui-même. Il n’y a pas d’œil innocent Goodman défend une réponse négative à la question de savoir s’il existe une étape antécognitive indemne de toute dont l’esthétique devrait tenir compte. Reprenant la formule d’Ernst Gombrich (1959), il affirme qu’il n’y a pas d’œil innocent et précise que « c’est toujours vieilli que l’œil aborde son activité, obsédé par son propre passé et par les insinuations anciennes et récentes de l’oreille, du nez, de la langue, des doigts, du cœur et du cerveau. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu’il voit. (…) Rien n’est tout simplement vu, à nu » (1968, p. 36). Une œuvre d’art ne copie pas la réalité. L’idée même de copier la réalité est une erreur catégoriale dans le mesure où toute perception de quelque chose est une perception de cette chose en tant que quelque chose : « Il y a quelque chose de faux dans l’idée même de copier l’une des manières d’être d’un objet, n’importe lequel de ses aspects. Car un aspect n’est pas simplement l’objet-vu-à-une-distance-et-sous-un-angle-donnés-et-dans-une-lumièredonnée ; c’est l’objet tel que nous le regardons et le concevons, une version ou une interprétation de l’objet. (…) Une image ne représente jamais simplement x ; elle représente x en homme ou elle représente x comme une montagne ou elle représente le fait que x est un melon » (1968, pp. 38-39). Goodman est conduit à une reconception de la notion de réalisme. Une œuvre n’est pas réaliste parce qu’elle ressemble à son objet. Elle ne l’est pas non plus parce qu’elle fournirait une expérience visuelle similaire ou suffisamment similaire à celle que fournit l’objet qu’elle représente. Le réalisme tient le plus souvent à la familiarité avec le système symbolique particulier auquel appartient l’image (Goodman, 1984, pp. 32-37).
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Par-delà nature et convention Un tel conventionnalisme n’est-il pas excessif ? Peut-on totalement rejeter l’idée selon laquelle il y a une part pré-conceptuelle (ou sub-doxastique) dans la perception ? Selon Schier (1986, p. 187), une peinture P ressemble à ce qu’elle dépeint, D, dans la mesure où il y a un chevauchement entre les capacités de reconnaissance mises en œuvre par P et par D. Si cette affirmation est correcte, contrairement à ce que dit Goodman, l’apprentissage de la perception des œuvres d’art ne se réduirait pas à celle de conventions picturales et de systèmes symboliques dans lesquels elles s’inscrivent. Gombrich a lui-même considéré le conventionnalisme de Goodman comme excessif. Dans un conférence intitulée «Image and Code: Scope and Limits of Conventionalism in Pictorial Representation» [Image et code : Portée et limite du conventionnalisme dans la représentation picturale], publié dans The Image and the Eye (1982), il précise que « le conventionnalisme extrême serait l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de différence spécifique entre des images et des cartes » (p. 80). L’expérience ethnologique citée par Goodman et témoignant de l’incapacité par des indigènes de reconnaître une photographie comme une image de quelque chose (1968, p. 72) est réinterprétée par Gombrich. Les indigènes ne savent pas utiliser l’image, comme ils pourraient ne pas savoir utiliser un instrument technique (une paire de lunettes). Mais on ne peut en conclure au conventionnalisme radical (1982, p. 283). Goodman ne peut conclure du nécessaire apprentissage d’un système de lecture au caractère conventionnel de ce système. Gombrich en revanche avance une hypothèse biologique affirmant que nous serions faits pour reconnaître certaines caractéristiques de notre environnement : « les images ont toujours été utilisées pour attirer ou effrayer des animaux (…) ; le poisson qui se jette sur la mouche artificielle ne demande pas au logicien dans quelle mesure elle ressemble ou non à une mouche » (p. 286). Il y a une sorte d’équivalence comportementale face à certaines choses et à certaines images de ces choses ; elle aurait un fondement biologique. « J’aime toujours rappeler aux relativistes extrêmes ou aux conventionnalistes tous ce domaine d’observations qui montre que les images de la nature, en tous cas, ne sont pas des signes conventionnels, comme les mots d’un langage humain, mais témoignent d’une ressemblance visuelle réelle, non seulement aux yeux de notre culture mais aussi des oiseaux ou des bêtes » (p. 286), précise Gombrich. Certes, nous n’avons pas seulement une nature, mais aussi une «seconde nature», dans laquelle jouent les conventions culturelles et les traditions picturales ; notre environnement est culturel. Mais cela ne signifie pas que le concept de ressemblance soit aussi trompeur que le suggère Goodman (1972). Gombrich affirme ainsi que la réponse que nous pouvons avoir à certaines
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images érotiques ne laisse pas vraiment de doute à cet égard. (1982, pp. 296-297). Si les magasines en font si souvent leurs couvertures, c’est vraisemblablement pour cette raison : le choix des modèles et des poses est largement conventionnel, mais cela repose sur quelque chose de naturel et on s’imagine mal qu’une image cubiste puisse produire le même effet. Qu’est-ce que Goodman peut répondre ? Signalons avant tout qu’une note de l’article de Gombrich reproduit une réponse faite par Goodman lui-même (p. 284). En accord avec Gombrich, il affirme la représentation n’est pas entièrement une affaire de convention, mais qu’il est impossible de tirer une ligne nette entre ce qui est conventionnel et ce qui ne l’est pas. Il va même jusqu’à accepter la notion de ressemblance, à condition qu’elle ne soit pas un critère unique. Goodman aurait-il été convaincu ? Cela paraît peu probable pour au moins deux raisons : la critique qu’il a faite de la notion de ressemblance dans son article «Seven Strictures on Similarity» (1972), la conception générale qui apparaît dans son livre Manières de faire des mondes (1978). Le texte de 1972 est une critique de la coneption du signe iconique issue de Peirce : « une icône est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède. N’importe quoi, qualité, individu existant ou loi, est l’icône de quelque chose, pourvu qu’il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de cette chose » (Peirce, 1903/1978, p. 140). La critique de Goodman porte simplement sur la notion de similarité et nous ne pouvons ici faire justice à la richesse de la théorie peircienne des signes.106 Pour Goodman, il n’existe tout simplement pas de signes (il dit symbole, mais justement n’épouse pas la définition peircienne du symbole) iconiques. Deux pièces de monnaie se ressemblent, mais l’une ne représente pas l’autre. Donc la ressemblance n’est pas une condition suffisante de la représentation. De plus, une image de lutin représente un lutin (et peut même le représenter de façon plus ou moins réaliste), mais peut-elle lui ressembler ? Ce n’est pas la ressemblance qui nous permet de classer des choses du même type puisqu’un a peut ressembler plus à un d qu’à un autre a (par exemple à A), sans pour autant être un d. Et cette remarque s’applique aussi bien aux événements qu’aux inscriptions. Pour Goodman, « la similarité est comme le mouvement. Là où un cadre de référence est tacitement ou explitement établi, tout va bien ; mais en dehors d’un cadre de référence, dire que quelque chose bouge est aussi incomplet que de dire que quelque chose est à la gauche d’autre chose. Nous devons dire à quoi une chose est à la gauche, relativement à quoi elle bouge et à quels égards deux choses sont similaires » (1972, p. 444). Goodman et Elgin disent encore qu’« il n’existe pas deux objets qui ne se ressemblent d’une certaine façon » (1988, p. 118). Tout le problème est de savoir en quoi, et c’est ici qu’interviennent les conventions. On va de la convention à la ressemblance et non l’inverse. Goodman pouvait donc acquiescer à ce que dit Gombrich sur le rôle de la ressemblance,
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Sur cette conception, voir Tiercelin, 1993.
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mais finalement cela veut dire pour lui le contraire de ce que cela veut dire pour Gombrich. Pour ce dernier, la ressemblance montre que la reconnaissance picturale est fondamentalement un phénomène biologique. Pour Goodman et Elgin, c’est fondamentalement un phénomène sémiologique et cognitif : « le fait de reconnaître à quoi ressemble une image est parfois une conséquence de la connaissance de ce qu’elle représente » (1988, p. 121). On voit combien la distinction entre dépiction et représentation (Peacocke, 1987) est problématique puisque, dans certains cas, c’est parce que je sais que l’image représente le Christ que je la reconnais comme celle d’un agneau ! C’est la raison fondamentale pour laquelle, selon Goodman, les théories de la représentation linguistique et picturale sont liées (1988, p. 108), bien plus étroitement que ne le croit Gombrich. Certes, nous sommes capables de reconnaître ce que représentent des images jamais vues, mais il nous est également possible de comprendre des énoncés que nous n’avons jamais entendus. « Tout chose s’offre au regard de nombreuses façons. En prétendant qu’une image ressemble à son sujet, on ne donne donc aucune indication précise portant sur une relation particulière entre les deux » (1988, p. 119), dit Goodman. Par-delà la critique d’une théorie icônique de la représentation picturale, c’est la thèse que nos idées ressemblent à ce qu’elles sont les idées et celle des «signes naturels», encore puissante dans le Laocoon de Lessing par exemple (Lessing, 1766/1990 ; Pouivet, 1991), qui est mise en question par Goodman. La critique de Goodman par Gombrich et la réponse de Goodman expriment une différence encore plus fondamentale que la confiance de Gombrich à l’égard de la notion de ressemblance107, et la défiance de Goodman. Ce dernier n’affirme pas qu’il y a de multiples manières de représenter le monde, selon des cadres de référence différents, des versions du monde, thèse qu’on tend trop souvent à lui attribuer et qui est celle de Gombrich en un sens ; Goodman affirme qu’il existe de multiples versions-mondes (1978). Le monde n’est pas quelque chose d’indépendant d’une version correcte, mais c’est cette version correcte elle-même. Sans entrer dans la discussion de cette fabrication des mondes, il faut surtout insister sur le fait qu’elle manifeste un rejet du physicalisme, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle la description vraie du monde est faite par les sciences physiques. Pour Goodman, « accepter, comme le font les pluralistes, des versions autres que la physique n’implique nullement d’avoir une conception atténuée de la rigueur ; mais cela implique de reconnaître que les différents standards, non moins exigeants que ceux appliqués en science, sont appropriés pour estimer ce qu’apportent les versions perceptuelle, picturales ou littéraires » (1978, p. 13). Si la théorie icônique de la représentation est fausse, c’est qu’il n’y a pas un monde
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Cette confiance ne l’empêche pas d’accorder évidemment un rôle majeur au thème de l’illusion, bien au contraire.
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ready-made à décrire, un monde auquel on pourrait comparer la représentation en termes de fidélité. À supposer cependant qu’on ne soit pas particulièrement tenté par la thèse que le monde n’existe pas indépendamment des versions que nous en fabriquons, peut-être suffirait-il de repartir de la critique du mythe du donné. Peut-être pourrait alors conjuguer certains avantages de la thèse de Goodman sans épouser son «irréalisme» radical, c’est-à-dire la thèse des versions-mondes sans monde indépendant des versions. Nous n’inférons pas ce que nous voyons à partir de données sensibles primitives. De la même façon, nous n’inférons pas ce que dépeint une image à partir de la perception de l’image. Quand je vois une image de x, je ne vois pas un ensemble d’éléments primitifs, des traces sur du papier par exemple, que j’identifie comme une image. Également, je ne vois pas x à partir d’une image, mais je vois x-en-image. Il peut fort bien se faire que je sois conduit à considérer que x-en-image ressemble à x. Mais il faut que j’ai d’abord pu identifier x-en-image pour pouvoir remarquer sa ressemblance avec x. Ce que suppose sûrement la représentation est une capacité d’utiliser intelligemment des images, de voir ce qu’une image dépeint. Gombrich est frappé par le fait que les animaux peuvent se laisser prendre aux images : il reprend à son compte les nombreuses histoires d’oiseaux picorant les fruits peints sur des tableaux. Mais n’est-il pas beaucoup plus intéressant de remarquer que, la plupart du temps, (a) que nous n’exigeons nullement de l’image qu’elle nous trompe — ce qui supposerait d’ailleurs que nous ne nous parecvions pas qu’il s’agit d’une image, et (b) qu’un usage intelligent de l’image requiert, au contraire, qu’on ne soit pas ainsi trompé, c’est-à-dire ne requiert aucune croyance erronée à l’égard de la réalité. Nous avons une catégorie d’objets qui sont des représentations. Ces objets nous sont d’un certain usage, vraisemblablement parce qu’ils nous apprennent quelque chose sur la réalité. Les animaux ne sont pas dans notre cas. De monde, ils n’apprennent rien en termes de représentation. Elles ne peuvent que les tromper. On peut alors en tirer une double conclusion. 1°) Ce n’est pas alors dans ce que nous partageons, du point de vue perceptif, avec les animaux, dans quelque chose de primitif ou de subdoxastique, qu’il convient de chercher une théorie de la représentation, picturale ou non. 2°) L’intérêt proprement humain pour les représentations est lié à ce que les hommes peuvent en apprendre au sujet du monde où ils vivent, comme le disait déjà Aristote (Poétique, chap. 4).
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R e p r é se n ta tio n , in te n tio n e t sty le Avec ou sans intention ? La représentation est-elle ou non un phénomène intentionnel ? Si oui, en quel sens l’est-elle ? Répondre négativement à la première question revient d’abord à penser la représentation en termes de systèmes symboliques ou, au sens large, de langages (voir chapitre 3), mais aussi et surtout à ramener la compréhension du phénomène de symbolisation à la description des relations à l’œuvre entre un symbole et ce dont il tient lieu — et à cette seule relation. Mais il y a alors deux thèses à ne pas confondre. Pour l’une, une conception sémiotique extrémiste, une seule relation doit être prise en compte, celle entre des signes et ce dont ils tiennent lieu en fonction d’un système de règles et de conventions. Dans une conception plus modérée, voir une représentation, c’est être capable de mettre en œuvre les relations entre le symbole et ce à quoi il refère. Il existe ainsi une expérience appropriée du spectateur (mais aussi du lecteur ou de l’auditeur), une manière de se comporter adéquate à son objet en tant que représentation. Les systèmes symboliques doivent bien être utilisés par une personne dans le cadre d’une expérience qui peut être esthétique. Mais on peut aussi être tenté d’avoir une conception beaucoup plus forte de l’intentionnalité. À nouveau, deux grandes thèses sont possibles. L’une verse dans une forme de mentalisme extrême ; elle est difficilement acceptable. L’autre, défendue par Wollheim, doit être examinée plus attentivement et ses mérites peuvent être comparés à l’intentionnalisme modéré pour lequel l’expérience esthétique suppose la maîtrise de système symboliques, un savoir-faire fonctionner symboliquement et esthétiquement. Critique du mentalisme représentationnel On pourrait soutenir que pour qu’un dessin représente Hitler, il est nécessaire que le dessinateur ait eu l’intention que ce soit un dessin d’Hitler. Peut-être certains philosophes ont-ils même été jusqu’à prétendre que l’intention pourrait constituer une condition suffisante de la représentation. Autrement dit, entre l’image et ce à quoi elle réfère, mais aussi bien le texte et ce à quoi il réfère, il y a comme condition nécessaire voire suffisante, l’intention de l’auteur de l’image ou du texte.
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Cette thèse est pourtant problématique. Considérons le dessin suivant :
J’aurai beau vouloir qu’il représente Hitler et seulement Hitler, cela ne marchera pas. Mon intention que ce dessin représente Hitler n’est justement pas quelque chose de mental ; ce n’est pas un évènement préalable à l’exécution du dessin et auquel le dessin, pour être compris comme une représentation de Hitler, devrait faire référence. Mon intention n’est pas non plus une pensée qui m’accompagnait quand je faisais le dessin et auquel le dessin, à nouveau, est une voie d’accès permettant de comprendre ce que j’ai dessiné. Avoir l’intention de dessiner Hitler, c’est exactement faire ce dessin dans l’intention que vous compreniez ce qu’il représente. Mais comprendre mon intention, c’est comprendre ce qu’il représente et non quelque chose de mental préalable à l’action de dessiner ou l’accompagnant. Si l’intention est radicalement distincte de ce que fait celui qui dessine, si elle en est la cause, si elle est un processus parallèle à l’action de dessiner, on ne voit vraiment pas comment le dessin pourrait lui servir d’accès. Quand brusquement quelqu’un comprend ce que représente le dessin 2, on peut bien dire qu’il a accès à mon intention, mais il ne l’a que s’il comprend ce que le dessin représente.108 Évidemment, je peux avoir eu l’intention en faisant le dessin 1 de représenter Hitler et que cela n’ait pas marché. Mais cela ne signifie pas que si cela marche, comme dans le dessin 2, c’est parce que je l’ai voulu et que vous avez identifié par l’intermédiaire du dessin qu’elle était mon intention. Ou encore : mon intention de représenter Hitler prend nécessairement la forme d’une action de dessiner en ayant une certaine intention, dans un certain but (que vous vous aperceviez qui j’ai représenté). Ce n’est pas une entité mentale préalable ou parallèle à l’action de dessiner.
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Il est à noter que le dessin «représentant» Hitler a des contreparties artistiques réelles. Pensons à Picabia, notamment dans sa période ménanomorphe (par exemple, «Sparking Plug» qui propose le « Portrait d’une jeune fille américaine dans l’état de nudité» sous forme de bougie, ou «Fiancé», sous forme de rouage).
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Une thèse fortement mentaliste qui ferait de la compréhension de ce que représente une œuvre un accès à un état mental de l’auteur, voire ce que l’œuvre représente, paraît donc indéfendable.
Représentation, sémantique et psychologie On peut bien interroger son miroir pour savoir qui est la plus belle : sauf dans les contes de fées, le miroir ne répond pas. En revanche, une représentation picturale, et aussi bien une représentation littéraire, semble avoir cette spécificité : c’est une représentation intentionnelle. Elle est faite par quelqu’un en vue de sa compréhension et de son appréciation par quelqu’un d’autre (ou lui-même). En représentant, un tableau dit quelque chose au sujet de ce qu’il représente. C’est ce simple constat qui peut laisser dubitatif devant l’effort fait par les sémioticiens, et tout spécialement par Goodman (1968), pour se passer de la notion d’intention, jugée trop compromise avec des entités éthérées (idées, vouloir-dire, pensées profondes) et inassimilables par une théorie ontologiquement parcimonieuse, voire nominaliste. Goodman propose bien une théorie de l’expression ; elle rend compte de la possibilité pour une œuvre d’art d’exemplifier métaphoriquement des propriétés, par exemple d’exprimer la tristesse (Goodman, 1968, II-9 ; Pouivet, 1996a, chap. III). Mais est-ce suffisant ? L’intention de l’artiste semble alors compter moins qu’un mécanisme sémiotique par lequel un symbole tient lieu d’une propriété qui le dénote métaphoriquement. Goodman dit que « les propriétés exprimées ne sont pas seulement métaphoriquement possédées mais on y fait également référence, on les exhibe, on leur donne une valeur typique, on les met en avant » (1968, p. 117). N’est-il pas naturel de se demander si c’est vraiment l’œuvre elle-même qui fait cette référence, qui exhibe et met en avant, et non pas l’artiste qui a cette intention ? Dès lors, comprendre ce qu’une œuvre représente serait une expérience par laquelle on comprend qu’elle est l’intention de l’artiste et non, simplement, ce qu’une œuvre exprime. Pour Wollheim, « la conception adéquate de la signification picturale est (…) une conception psychologique » et non « sémantique » (1987, p. 22 et p. 24). L’artiste suppose trois capacités fondamentales chez le spectateur : voir-dans, une perception expressive et le délice visuel. Laissons ici de côté la troisième capacité. Le voir-dans est fondamentalement biologique (1987, p. 54) : c’est une capacité innée, développée dans des conditions adéquates de stimulation, et par laquelle il ne s’agit pas de voir x (le médium ou la représentation) comme y, mais de voir y dans x (Wollheim, 1980, essais additionnels, V). Cette capacité de double perception est préalable à la représentation : on peut voir un champignon ou une tête dans un nuage. La représentation est explicable en termes
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de voir-dans, même si le voir-dans est lui-même étendu par l’expérience de regarder des représentations. Cette conception pour Wollheim « nous apprend quelle différence il y a sur le plan expérimental entre voir, par exemple Henri VIII dans le portrait de Holbein et le voir en personne » (1980, p. 195). On évite ainsi la thèse traditionnelle, reprise par Gombrich, selon laquelle voir la représentation de quelqu’un est pratiquement du même ordre que de la voir face à face. Pour un homme, voir-dans est préalable à la reconnaissance d’une ressemblance et ne suppose pas une telle ressemblance, car , comme le dit Levinson, « l’expérience de percevoir des ressemblances et de voirdes-choses-dans-d’autres-choses sont différentes, et elles le sont de façon irréductibles ; la première est intrinsèquement relationnelle et comparative, non la seconde » (1998, p. 227). Que certains animaux picorent la toile qui représente des raisins montre alors qu’ils ne possèdent pas la capacité de voir-dans. Cette capacité est aussi celle d’avoir l’expérience perceptive de choses qui n’existent pas, quand par exemple on voit une licorne dans une image. C’est aussi celle de voir dans une image non pas tel homme ou telle bataille, mais un homme ou une bataille — un type d’êtres ou d’évènements.109 Wollheim ajoute que « l’expérience de voir-dans qui détermine ce qu’[une image] représente, ou l’expérience appropriée, est l’expérience qui s’accorde avec l’intention de l’artiste » (1998, p. 226). Il faut voir la représentation comme l’artiste l’a voulu. C’est donc finalement l’intention qui fournit « le critère de la perception correcte » (1987, p. 86). Cependant, il faut noter que « l’expérience du spectateur doit coïncider avec l’intention de l’artiste, mais elle ne doit pas le faire par l’intermédiaire d’une connaissance qu’on en aurait » (1987, p. 96). L’expression perceptive est donc intimement liée à la reconnaissance d’une intention, celle de l’artiste, dans une expérience, celle de voir-dans. « À maints égards, l’expression perceptive est à l’expression ce que le voir-dans est à la représentation » (1987, p. 85), dit Wollheim. Elle est donc ce qui permet de saisir l’intention de l’artiste, comme le voir-dans permet de saisir ce qui est représenté. Cette conception intentionnaliste de la représentation conduit à une conception psychologique du style d’un artiste. Le style individuel, à la différence d’un style général (style d’une période, d’une école, par exemple), est distinct des caractéristiques grâce auxquelles on le reconnaît ; il en est la cause. Avoir un style, c’est comme connaître un langage (Wollheim, 1987, p. 27). C’est pourquoi le style possède un grand pouvoir explicatif : « si le style individuel nous sortait de l’esprit, nous perdrions une forme d’explication — tout comme si on perdait une perspective sur une partie de la réalité » (1987, p. 27). C’est pourquoi, selon Wollheim, il faut faire une différence nette entre style et signature. La signature est ce grâce à quoi, qu’il s’agisse au sens 109
Il paraît recommandable de comparer cette thèse avec celle d’Aristote dans la Poétique, chap. 4 et dans la Rhétorique, I, 1371 b 4 sq. Dans les deux cas, Aristote insiste semble-t-il sur l’idée selon laquelle le plaisir pris aux images est lié à la reconnaissance du genre de choses auquel on a affaire.
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strict d’une signature ou de caractéristiques récurrentes, nous reconnaissons l’auteur d’une œuvre. Mais le style est une compétence sous-jacente profondément implantée dans la psychologie de l’artiste. Dès lors, le style et la signature peuvent ne pas toujours coïncider. La thèse de Wollheim peut ainsi être comprise comme une tentative pour rétablir le rôle de la notion d’intention et de la psychologie dans la réflexion philosophique au sujet du rapport entre art et réalité. Une représentation n’est pas seulement un symbole qui tient lieu de quelque chose. C’est le corrélat matériel d’une expérience sui generis, celle du voir-dans, irréductible à toute autre expérience perceptive, et à celle de voir tout court, ou de voir-comme. C’est aussi une expérience par laquelle l’intention d’un artiste, mainfestée dans son style, devient notre guide perceptif. Si cette thèse possède un très fort pouvoir explicatif, et donne l’occasion d’analyses particulièrement convaincantes dans Painting as an Art (1987), il n’en reste pas moins qu’elle n’échappe pas aux problèmes de l’intentionnalisme en esthétique. Les œuvres d’art ne représentent-elles pas souvent bien plus ou tout autre chose que ce que l’artiste a voulu, consciemment ou même inconsciemment, qu’elles représentent. La signification des statues de Moissac ou même de Hamlet tient-elle vraiment à notre capacité à saisir l’intention des artistes anonymes qui les ont sculptées ou du quasi «inconnu» qu’est Shakespeare ? Dans la mesure où, comme le reconnaît lui-même Wollheim, c’est d’abord de l’œuvre que nous devons partir pour reconnaître l’intention décisive à sa compréhension et à son appréciation, pourquoi Wollheim insiste-t-il à ce point sur l’aspect psychologique de l’expérience perceptive ? Car ce n’est pas ma propre expérience perceptive que je cherche à comprendre quand je regarde une œuvre, mais ce qu’elle représente, par ses propres moyens. Autrement dit, l’intention que je subodore est un élément dans ma compétence sémantique consistant à faire fonctionner symboliquement et esthétiquement quelque chose. Ce n’est pas un objet qui se situe au-delà de ma compétence, comme une visée qui lui serait hétérogène. L’intention dans l’esprit de l’artiste n’est pas le critère de ma compréhension de l’œuvre, car en tant que telle son accès n’est possible qu’en termes d’une compréhension du fonctionnement sémiotique et sémantique de l’œuvre. Comparons la conception du style chez Wollheim et chez Goodman. Pour ce dernier, « fondamentalement, le style consiste en ces aspects du fonctionnement symbolique d’une œuvre qui sont caractéristique de l’auteur, de la période, du lieu ou de l’école. (…) le style ne concerne pas exclusivement la manière par opposition à la matière ; il ne dépend pas, soit de la disponibilité de synonymes, soit d’une choix conscient des possibilités ; il comporte seulement des aspects (mais pas tous les aspects) de ce que et de la manière dont une œuvre symbolise » (1978, p. 50). Une conception non psychologique du style est possible en termes d’un mode de fonctionnement symbolique possédant des caractéristiques déterminables. Cette conception ne rejette nullement la notion d’intention de l’artiste et notre capacité à la comprendre. Mais elle ne fait pas du style une
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cause mystérieuse qui serait la norme d’une expérience perceptive face à une représentation et permettrait de comprendre ce qu’elle exprime. Les intentions que j’attribue à quelqu’un sont énoncées dans la description même que je fais de son comportement. Je pense que si Pierre sonne à ma porte, c’est qu’il désire me voir, c’est-à-dire je décris son comportement comme celui de sonnerà-une-porte-dans-l’intention-de-voir-quelqu’un. L’intention n’est pas quelque chose au-delà de ce qu’il fait, mais ce qui donne une signification à ce qu’il fait dès qu’on se demande pourquoi il fait cela. De même l’intention n’est pas quelque chose qui se cache derrière l’œuvre ; comprendre l’intention de l’œuvre, c’est comprendre ce qu’elle signifie en termes de ses caractéristiques symboliques. Mon ami Pierre n’est cependant pas une représentation. Son comportement manifeste son intention, qu’il s’en rende compte ou non. Une représentation possède une vie propre que l’artiste ne maîtrise pas complètement. Certaines de ses intentions peuvent bien passer dans la représentation ; mais l’œuvre possède en quelque sorte une intentionnalité propre appréhendée par la compréhension sémantique qu’on en a. L’expérience esthétique est celle des œuvres et non celle des esprits qui les ont créés. L’art est production d’objets et non de reflets mentaux.
F ic tio n e t m o n d e p o s s ib le s La vérité dans la fiction Une des caractéristiques fondamentales de l’art est de prétendre «représenter» des objets ou des évènements qui n’existent pas, voire des objets ou des évènements qui ne peuvent pas exister — comme le chevalier inexistant du roman d’Italo Calvino. Ce qui est en question est le statut de la fiction. Bien évidemment se pose la question de son statut ontologique. Quand on dit que «Mme Bovary trompe son mari», à qui fait-on référence ? De quoi parle-t-on ? On pourrait être tenté de dire que Mme Bovary est un objet inexistant, comme le proposait Meinong (1904). Mais cela suppose d’accorder une manière d’être à ce qui n’existe pas. À partir de la théorie de Meinong, on a pu aussi considérer que certains objets, comme Mme Bovary par exemple, n’exemplifient que les propriétés nucléaires (ou constitutives) qui lui sont attribuées par exemple dans un roman. La propriété d’exister est extra-nucléaire (non constitutive). Un principe d’indifférence dit alors que la nature de l’objet est indifférente à la propriété extra-nucléaire d’exister (Parsons, 1980). Certains philosophes, comme Russell (1905) ont fermement rejeté ce type de solution : «Mme Bovary trompe son mari» est un énoncé faux puisqu’il n’existe aucune entité en ce bas monde qui soit Mme Bovary
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et qui trompe son mari. Mais Mme Bovary, dans le roman de Flaubert trompe bien son mari et la proposition qui dit qu’elle le fait semble être vraie. C’est tout le problème de la vérité dans la fiction. David Lewis (1978) a proposé de considérer une entité fictionnelle non pas comme un objet inexistant, mais comme un objet existant dans un monde. Ce que nous disons par exemple de Mme Bovary doit être considéré comme systématiquement précédé de le formule « Dans telle ou telle fiction, …». La fiction n’est pas un texte, mais un acte supposant quelqu’un qui raconte. Pour Lewis, « raconter une histoire, c’est prétendre » (1978, p. 266). C’est une simulation sans tromperie. Le monde fictionnel est celui dans lequel la fiction est racontée, mais en tant que fait connu et non en tant fiction : « l’acte de raconter une histoire survient, tout comme il le fait ici dans notre monde, mais il est là-bas ce qu’ici il prétend faussement être : un récit vrai au sujet de choses au sujet desquelles celui qui raconte possède une connaissance » (1978, p. 266). Dès lors, pour reprendre l’exemple de Lewis, si un vrai Watson racontait les histoires du vrai Holmes et qu’elles soient exactement identiques à celles racontées dans les romans de Conan Doyle, notre monde n’en serait pas pour autant un de ceux dans lesquels les histoires de Holmes sont racontées comme des faits connus par Conan Doyle (sauf, bien sûr s’il se trouvait que Conan Doyle connaisse l’existence du vrai Holmes…). Dans notre monde, nous avons une fiction f, dites par l’acte a de raconter une histoire. Dans un autre monde, nous avons un acte a’ de dire la vérité au sujet d’états de choses connus. Les histoires dites par a et a’ se correspondent mot pour mot, et les mots ont la même signification. De plus, quand nous lisons une fiction, nous le faisons sur l’arrière-fond de faits bien connus. Rien ne rend nécessairement vrai cet arrière-fond, par exemple que Sherlock Holmes n’a pas une troisième narine, mais rien ne le rend faux. Une fiction supposera en général quelque chose qui diffère de notre monde actuel, puisqu’elle se situe dans un monde possible. Plus ce monde possible est «éloigné» du nôtre, plus le roman, comme acte de raconter une histoire dans un monde possible, est «fantastique». Un des intérêts de la thèse de Lewis est d’éviter la distinction simpliste entre réalité et fiction. La vraie dichotomie est plutôt entre monde actuel (celui dans lequel nous sommes) et monde possible (dans lequel se déroule l’histoire qu’on nous raconte). La vérité fictionnelle est une vérité modale, possible. Lewis ajoute que « quelquefois, la référence faite à une fiction est la seule manière que nous ayons, en pratique si ce n’est en principe, de formuler des vérités sur laquelle la fiction attire notre attention » (1978, p. 279). Des fictions pourraient nous être indispensables pour dire certaines vérités — même si une fiction risque toujours de nous faire croire à une possibilité qui finalement n’est pas actualisable. Il convient aussi de remarquer que dans la théorie proposée par Lewis, l’arrière-fond approprié de toute fiction est composé des croyances qui prévalent généralement dans la communauté dans laquelle la fiction trouve son origine, c’est-à-dire « les croyances de l’auteur et de son public supposé » (1978, p. 273). Autrement dit, l’arrière-fond
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n’appartient pas au même monde que celui dans lequel l’histoire est racontée. Cela signifie que la fiction suppose un monde actuel, ce monde dans lequel est dite l’histoire dite au sujet d’un monde possible. La thèse de Lewis permet de sortir du débat opposant meinongiens et russelliens au sujet de la question de savoir s’il faut ou non accorder une forme d’être à Mme Bovary pour pouvoir en dire ou non quelque chose de vrai. C’est au prix d’un traitement modal (en termes de mondes possibles) de la notion de fiction. Dès lors, on a bien une théorie de la vérité dans la fiction. Pour le métaphysicien, c’est déjà très bien. Mais pour l’esthétique (Lamarque et Olsen, 1994) ? En quoi ce que dit Lewis explique d’aucune façon que nous puissions avoir pleurer en lisant La petite marchande d’allumettes ou avoir peur quand le requin des Dents de la mer va avaler un baigneur. Pourrions-nous vraiment nous intéresser à une fiction s’il ne s’agissait que de ce qui se passe dans un autre monde que le nôtre, un monde possible ? La thèse de Lewis traite excellemment du problème métaphysique de la vérité dans un monde possible, mais explique-t-elle pourquoi nous lisons des romans et allons au cinéma ? Sa subtilité dialectique est aussi grande que son invraisemblance psychologique et son indifférence au sens commun. Le fonctionnement de la fiction ? Pour Goodman, la représentation n’est pas un double de la réalité toute faite, mais représenter c’est faire une monde. Cependant, il développe également toute une conception de la relation entre le symbole et ce dont il tient lieu. Cette relation est présentée en termes de dénotation, exemplification, expression, allusion, etc. Dans le cas de la fiction, les symboles ne dénotent pas, puisque justement rien n’est dénoté par le terme «Mme Bovary». Pourtant si ce terme ne dénote pas, le terme «description-de-Mme Bovary» dénote : il dénote une description. Une description de Mme Bovary supposerait qu’il existât dans ce monde une certaine Mme Bovary ; une description-de-Mme Bovary est une description d’une certaine sorte, et «description-de-Mme Bovary» la dénote. Il est clair que «Le Minotaure» est aussi un terme qui ne dénote rien, pourtant «description-du-Minotaure» et «description-de-Mme Bovary» ne sont pas interchangeables. Dans les mondes qui sont les nôtres, selon Goodman, il y a des de multiples choses : des voitures, des universités, des autobiographies, mais aussi des images et des descriptions, dont certains fonctionnement symboliquement sans dénoter quoi que ce soit. Dans une fiction, au moins certains symboles représentent sans dénoter ; ce sont par exemple des représentations-de-licorne (ou des représentations-licorne), même si rien n’est une licorne. Un univers fictionnel suppose des étiquettes fictionnelles, ne dénotant rien, mais constituant des représentations-de-quelque chose et la capacité de savoir les faire fonctionner
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symboliquement. Les représentations-de-Mme Bovary forment une collection comprenant aussi bien ce que Flaubert dit de Mme Bovary que ce que d’autres peuvent en dire, dans la critique littéraire par exemple, même si ce sont les représentations-de-Mme Bovary dans le roman de Flaubert qui fixe le critère de l’identité de Mme Bovary en tant qu’être fictionnel. Dans le cas du Père Noël, nous n’avons pas de critère ainsi fixé par une œuvre littéraire, cinématographique ou picturale. Ce qui importe pour le fonctionnement de la fiction est notre capacité à effectuer une mention sélective, c’est-à-dire à appliquer un terme t non pas à un objet ou à un évènement, mais à une mention de cet objet ou à une mention de cet évènement (Scheffler, 1997, chap. 2). Par exemple, quand je dis quelque chose au sujet de Mme Bovary, c’est à un ensemble de descriptions que je fais référence. Quand un enfant applique correctement «licorne» à des images-de-licorne, mais qu’il n’appelle aucun animal qu’il rencontre une licorne, c’est que, vraisemblablement, il maîtrise un système symbolique contenant des symboles fictionnels (Elgin, 1983, pp. 47-48). En leur racontant des histoires, nous apprenons aux enfants l’usage des fictions. Bien loin de les enfoncer de façon immorale dans le mensonge, comme le croyaient Platon et Rousseau, nous élargissons leur maîtrise des systèmes symboliques. Nous perfectionnons leur maîtrise des représentations en introduisant un nouvel usage, sans doute plus complexe que l’usage simplement dénotatif. Décidemment, pace David Lewis, nous ne les introduisons pas dans des mondes possibles. Tout se passe bien dans ce monde actuel. Searle demande « comment se fait-il que les mots et autres éléments d’un récit de fiction aient leur sens habituel lors même que les règles qui gouvernent ces mots et ces autres éléments et en déterminent le sens ne sont pas observés » (1979, p. 101) ?.On pourrait lui répondre que la mention sélective explique fort bien. Mais cela ne suffirait pas à rendre compte d’un aspect que bien des philosophes, dont Searle, ont jugé essentiel dans le phénomène de la représentation fictionnelle : la feinte, le faire semblant de. Dans ce cas, feindre n’est pas tromper. Mais cela suppose bien sûr que le lecteur ou le spectateur identifie l’intention fictionnelle. Pour Searle, « il est absurde de supposer qu’un critique puisse ignorer complètement les intentions de l’auteur : le seul fait d’identifer un texte comme roman, poème ou simplement comme texte suppose déjà que l’on se prononce sur les intentions de l’auteur » (1979, p. 109). Cette intention est reconnue en termes de conventions. Toutefois, dire que dans la compréhension d’une fiction, en tant que telle, l’intention de l’auteur ne doit pas être ignorée, cela n’explique aucunement ce qui nous conduit à tenir pour fictionnelles les intentions qui le sont. Comment les intentions se signalent-t-elle comme fictionnelles indépendant des fictions elles-mêmes. Goodman ne dit pas que nous ne devons pas du tout nous intéresser aux intentions de l’auteur, mais que ces intentions ne nous sont pas accessibles
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autrement qu’en termes de fonctionnement symbolique de l’œuvre. Découvrir les intentions de l’auteur et faire fonctionner symboliquement l’œuvre, ce ne sont pas deux choses distinctes ; généralement, la première n’est aucunement un préalable de la seconde — ce serait même plutôt l’inverse. Fiction et simulation Pour Kendall Walton, « «Il est fictionnel que p» peut être considéré comme analogue à «Quelqu’un, une personne ou une autre, croit (désire, affirme ou nie) que p» (1990, p. 3536). La fiction nous incite ainsi, intentionnellement, à faire semblant que quelque chose est vrai, qu’une certaine situation est réalisée. Premièrement, on remaquera que la fiction ne supppose alors pas la vérité dans un monde possible. Quand on dit «C’est une fiction que p», on ne dit pas «Il est vrai dans un monde possible que p», mais «Quelqu’un fait semblant de croire que p». «C’est une fiction que p» ne dit pas que p est vrai, mais que p est fictionnel. Deuxièmement, on pourrait dire qu’une fiction prescrit ce que nous devons imaginer — et Hume, comme beaucoup d’autres, aurait donc eu tort de croire que rien n’est plus libre que l’imagination : La grande jatte ne nous incite pas à imaginer des hippopotames pataugeant dans une mare. « Dans La grande jatte, ce qui rend fictionnel qu’un couple flâne dans un parc, c’est la peinture elle-même (…) C’est du fait des mots constituant Les voyages de Gulliver que, de façon fictive, il existe une société de personnes mesurant six pouces de hauteur qui se battent sur la question de savoir comment les œufs doivent être cassés » (1990, p. 38), précise Walton. Bien loin de lui laisser libre cours, la fiction impose des règles à l’imagination, elle la limite. C’est même en cela que la fiction acquiert une forme d’objectivité qui nous la rend intéressante. « La grande jatte, le David de Michelange, Les voyages de Gulliver, Macbeth et les œuvres d’art représentationnelles sont des incitations dans des jeux de simulation » (1990, p. 51), dit Walton. Qu’en est-il des œuvres non figuratives ? Ce qu’un peintre suprématiste comme Malévitch prescrit sont des jeux d’imagination au sujet des élements du tableau lui-même, et non de quelque chose qu’il figure (Walton, 1990, I.8). Plutôt que d’intentionnalité, Walton parle d’incitation à faire quelque chose, à imaginer selon certaines règles, à jouer une certain jeu. C’est une incitation dont l’œuvre elle-même est la source, et non une réalité intentionnelle fantômatique située au-delà d’elle. Avec l’œuvre sont données des règles ou des conventions au sujet de la façon dont la représentation doit être utilisée. Par rapport à la rêverie, une des caractéristiques importantes de la fiction, c’est d’entrer dans des jeux communs de simulation, ce qui conduit à une ceratine indépendance des mondes simulés à l’égard de nos désirs individuels. Le monde fictionnel apparaît ainsi comme réel parce que, même
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s’il n’est ni complet ni nécessairement consistant, il possède cependant, surtout dans des cas majeurs comme le monde Shakespearien ou La comédie humaine de Balzac, une quasi objectivité qui nous en impose. Il est important de remarquer alors que si les mondes fictionnels ne sont pas des mondes possibles, c’est qu’ils ne sont pas composés de propositions vraies dans un autre monde, mais de propositions littéralement fausses, mais dont la fausseté ne change rien au fait qu’elles nous apprennent quelque chose sur notre réalité. Bien sûr, une fiction pourrait être composée de propositions correspondant à des événements actuels ou futurs non imaginaires, et que l’auteur ne le sache pas. Mais la fiction a cette particularité de nous proposer du littéralement faux, et connu comme tel, et néanmoins intéressant, souvent beaucoup plus que ce qui est littéralement vrai. Comment est-ce possible ? La fiction s’oppose moins à la réalité qu’à la non fiction, qui peut elle-même comprendre des propositions fausses. La fiction n’est ni un mensonge ni une erreur. La vérité de la fiction est donc métaphorique et non littérale. C’est une façon de dire quelque chose au sujet de la réalité en passant par des énoncés ou des images littéralement incorrectes, mais métaphoriquement fort suggestives. Notre compréhension du monde réel s’en nourrit abondamment. Les enfants semblent bien apprendre le monde qui les entoure en jouant à faire semblant, avec des poupées, des voitures, en étant ce qu’il savent fort bien ne pas être : un cow-boy, un extra-terrestre, une princesse ; par la suite, nous continuons à comprendre bien des choses en lisant des romans, en regardant des films ou des tableaux.
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VI. Les coordonnées de la création L’artiste représente dans l’imaginaire collectif le créateur par excellence. Selon les contextes, il oscille entre le démiurge tout-puissant capable de rivaliser avec les dieux pour engendrer un monde à la mesure des rêves humains, et l’artisan consciencieux qui sait ruser avec une matière rebelle pour lui imposer ses canons de beauté – bref le génie dans sa démesure ou le parfait virtuose. Par le talent de réaliser autant que par l’ampleur de sa vision, l’artiste s’élève audessus de l’homme ordinaire et, ce faisant, contribue à élever ses semblables, à leur faire deviner une forme d’existence qui transcende leur finitude. Lorsqu’on prend davantage en compte la relation de l’art à la société, l’on s’avise néanmoins que d’autres aspects sont plus déterminants. Longtemps, le fonctionnement de l’art a reposé sur le système de la commande ; l’artiste était au service des puissants et contribuait à diffuser l’image qu’ils souhaitaient donner d’eux-mêmes. La création passait prioritairement par l’élaboration d’un style qui reflétait leurs préoccupations ou leurs intérêts. Plus l’on se rapproche de notre temps, plus il y a dissociation entre la fonction politique d’anticipation ou de récapitulation de l’art et la trajectoire singulière de chaque artiste. Chacun d’eux est plus disponible pour l’engendrement d’œuvres qui sont les siennes et qui prennent sens dans le réseau des autres créations, présentes ou passées. En revanche, l’influence des sciences humaines a provoqué une critique radicale de la notion de création, en y relevant l’indice d’une illusion caractéristique, le « fétichisme du nom du maître » (Benjamin), pendant d’une conception sacralisée des objets culturels. Elles lui ont donc préféré la notion de créativité, moins lourde de présupposés métaphysiques et plus attentive à la genèse psychosociale des processus en cause ainsi qu’à la parenté probable du cas de l’art et des autres activités humaines. De ce point de vue, la créativité n’est plus la manifestation d’une faculté propre à un domaine mais la capacité de stimuler et d’investir dans un programme opératoire une approche qui réorganise, quel que soit le domaine considéré, l’ensemble des données et des procédures disponibles, d’où l’usage qui s’est banalisé du terme « créatif », jusque dans l’univers de la publicité. La création recouvre donc une gamme de phénomènes dissemblables et même contrastés. Dans son sens radical, créer c’est faire exister, faire passer du néant à l’être. Ainsi le geste cosmogonique procède-t-il fondamentalement ex nihilo. Sa contrepartie directe dans le domaine artistique est l’inspiration : l’artiste est animé d’un souffle irrésistible dont il ne connaît pas la source et qui fait de lui un messager divin (cf. Platon, Ion) ou la voix même de l’unité de la nature (Romantisme allemand). Si l’inspiration incapable de réalisation satisfaisante équivaut à une rêverie sans consistance ou à une errance névrotique, en revanche l’exécution sans inspiration se
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rabaisse au rang des arts mineurs, à l’élégance sans ambition des bibelots. Objets et œuvres sont tous deux des artefacts, produits d’une volonté humaine de façonner le donné et de modifier à sa convenance la réalité, mais ils représentent deux options divergentes dans sa mise en acte. La distinction ne tient pas à une différence de qualité car une œuvre peut être bâclée et un objet supérieurement exécuté. L’appellation d’objet renvoie en fait à un schéma de fabrication qui opère par conformité avec un modèle déclaré ou implicite, alors qu’« œuvre » s’applique à l’acte de concevoir un tel prototype, lequel peut ou non engendrer une descendance (Glickman, 1976). La même entité peut donc valoir selon les cas comme objet ou comme œuvre, non pas parce qu’on la situe de part ou d’autre d’une frontière ontologique (à la Danto), mais parce qu’on prend en compte son degré d’autonomie vis-à-vis du mode d’engendrement. En conséquence produire un résultat remarquable ne suffit pas à qualifier quelque chose comme œuvre et inversement un artiste peut en réaliser une sans manipuler le moindre élément. À l’état pur, la création peut facilement s’apparenter à « une sorte de fuite en avant … abandon permanent de la position conquise » (Revault d’Allonnes, 1973, p. 138), comme c’est le cas dans les « décrochages successifs par lesquels Picabia s’est toujours renié lui-même » (id.). Ce serait pourtant une erreur de la croire anomique, fruit du caprice ou de l’occasion. Elle obéit à son insu ou non à des régularités fonctionnelles et statistiques dont une analyse sensibilisant chaque type de facteur doit être en mesure d’éclairer le cheminement. Trois directions méritent d’être relevées. La dimension poïétique Dans la pensée grecque, l’idée d’une vie poïétique représentait le plus bas degré de la réalisation humaine. Une société qui rejette le travail sur les esclaves ne peut en effet qu’instituer une coupure radicale entre la vie théorique et contemplative qui élève l’esprit vers les jouissances intellectuelles et les contraintes viles liées à la fabrication. Parce que l’art engendre un produit extérieur à l’agent (poiesis), Aristote le range sans hésiter du côté de la production (Ethique à Nicomaque VI,4) et non de l’action dans laquelle le résultat reste indissociable de la qualité de l’agent, comme c’est le cas dans la praxis politique et morale. On comprend dans ces conditions le souci des artistes médiévaux et renaissants de revendiquer l’appartenance de leur activité au domaine des arts libéraux, contre les routines artisanales véhiculées par les corporations. Ils l’ont progressivement obtenue à travers l’apparition des Académies. Comme on sait, cette victoire comportait son revers, dans la mesure où la codification minutieuse de la démarche créatrice en préceptes hiérarchisés et censés assurer la seule voie légitime vers le grand style allait irrémédiablement déboucher sur l’académisme. Il reviendra aux artistes novateurs de secouer ce nouveau joug pour renouer avec le sens de la
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découverte et l’affirmation de la subjectivité, en se retournant de nouveau vers les enseignements de la tekhnè. Mais la relation de l’artiste au métier change alors de sens : naguère transmission de recettes et de savoir-faire (qu’il s’agisse de la perspective ou du contrepoint), il devient le point d’appui pour une exploration de capacités expressives inexploitées. Ainsi les dadaïstes, emblèmes d’une attitude désinvolte envers l’héritage officiel du passé, ont été avant tout des artistes ouverts à toutes les expérimentations et soucieux de tirer toutes les conséquences de tentatives ébauchées et laissées sans lendemain. Reprenant une suggestion terminologique de Valéry et la généralisant à l’ensemble des arts voire des conduites humaines, Passeron propose de dénommer poïétique « l’ensemble des études qui portent sur l’instauration de l’œuvre » (1989, p. 13). En son principe même, la poïétique assure « la promotion philosophique des sciences de l’art qui se fait » (id., p. 16), par contraste avec celles qui se contentent d’admirer ou de disséquer les produits terminaux. L’accent est mis sur le travail de la genèse, la dialectique de l’essai, de la rectification et du repentir, mais aussi sur les contraintes inhérentes à chaque moyen d’expression, sans qu’il faille pour autant réduire l’analyse aux seuls problèmes techniques relatifs à l’emploi d’un medium. Comment cependant envisager l’acte pictural sans référence au trait ou à la couleur, ou celui du sculpteur sans relation à la matière qu’il travaille ? Ce sont en fait de vieilles questions qui ressurgissent à travers de nouvelles manières de les poser. L e s e n s d u m a té r ia u À la base, on trouve sans surprise la considération du matériau ou des constituants premiers. Focillon (1970, ch. III) a montré somptueusement comment les matières artistiques ne redoublent pas celles de la nature mais les métamorphosent à travers le filtre des techniques. La vie des formes n’est rien d’autre que cet approfondissement sans fin d’une aventure dans laquelle l’esprit se trouve aux prises avec ce qui, dans la réalité, lui ressemble le moins, et sur quoi il parvient néanmoins à imprimer sa marque. Focillon appelle « touche » en un sens élargi le moment décisif où « l’outil éveille la forme dans la matière », quand la main trouve le juste rapport entre l’impulsion de dire et la résistance du medium. Souvent la solution vient de l’obstination à creuser le même sillon, parfois de la variation audacieuse d’un procédé, d’autres fois encore d’un échange faisant passer d’un art à l’autre ; en effet « les matières ne sont pas interchangeables, mais les techniques se pénètrent et, sur leurs frontières, l’interférence tend à créer des matières nouvelles » (id., p. 62). Elie Faure s’émerveille, lui aussi : « il semble inconcevable, et il est simple, qu’un bronze noir prenne la tonicité sanglante de la chair, un marbre glacial et serré la fermeté pulpeuse du fruit, un granit compact la fluidité d’une eau courante » (1927, p. 44). De fait, longtemps l’artiste a été celui
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qui savait obtenir les effets les plus impalpables : reflets ou transparences, impressions de densité ou de légèreté, rendu des soieries, de l’ivoire ou de la pelure délicate des pêches. Aujourd’hui que la photographie assume l’essentiel des effets optiques, l’intérêt s’est déplacé vers ce qui préexiste à toute représentation. Convaincu que « chaque matériau a son langage, est un langage » (Dubuffet, 1967, p. 28), l’artiste contemporain n’hésite pas à inverser les réflexes culturels qui valorisaient systématiquement les matières nobles (or, marbre, émail, etc.) pour exalter l’attention à la matérialité en tant que telle, dans un sens sensoriel mais aussi symbolique. Ainsi nombre d’artistes font-ils usage de matières jusque-là dédaignées qu’ils élèvent à la dignité de substance fétiche (le feutre ou la graisse chers à Beuys, le plomb chez Morris ou Kiefer, le caoutchouc chez Hesse, le soufre chez Ottonienne, etc.) ou bien travaillent avec des produits de récupération (Schwitters ou Tony Cragg), sans rien dissimuler de l’usure des objets manufacturés promus au rang de matériaux artistiques (Arman ou Spoerri). L ’o r g a n is a tio n p la s tiq u e L’œuvre réussie manifeste une unité plastique née de la convenance réciproque de ses parties ou d’une situation de tension maîtrisée entre elles. Le mot même de composition souligne l’équilibre qui en résulte. Dans la tradition occidentale, tout tableau comporte un schéma sous-jacent de lignes de force sous-tendant les divers épisodes de la représentation (Bouleau, 1963). La justification d’un bras tendu ou d’une étoffe violemment éclairée réside souvent moins dans l’économie interne de la scène que dans la nécessité de souligner les scansions et les directions dominantes de l’image. À ce niveau, la distinction entre classique et joue entre une rigueur architectonique (la construction triangulaire des Madones raphaélesques) souvent motivée par des consonances musicales, et une construction qui dynamise l’espace de représentation au moyen de déséquilibres savamment calculés, par exemple à travers des mouvements spiralés (Rubens, Bernin). Les œuvres modernes ont évolué dans deux directions contradictoires : tantôt elles offrent la simple saisie d’un motif sélectionné pour sa qualité intrinsèque (ainsi les tableaux impressionnistes qui prennent pour sujet de subtiles variations de luminosité) ou sa valeur anecdotique, tantôt elles font du processus de construction lui-même le seul sujet effectif de l’œuvre (le collage se présente comme une mosaïque d’éléments hétérogènes où chacun prend une nouvelle signification en réagissant à la présence de tous les autres). Avec Mondrian ou MoholyNagy, la charpente géométrique est présentée pour elle-même, quelles que soient par ailleurs les justifications idéologiques dont on peut se réclamer, et l’expressionnisme abstrait pousse à l’extrême l’affirmation de la planéité physique de la surface peinte, jusqu’à ce que des propriétés non perceptives deviennent l’enjeu principal de la création plastique.
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A r tis te , s p e c ta te u r , in te r p r è te La seule considération des structures formelles n’épuise pourtant pas le processus d’interprétation d’une œuvre car elles n’engagent en totalité ni la position de l’artiste ni l’attitude du spectateur, et ce d’autant moins qu’elles ne tiennent pas compte de la réciprocité entre leurs deux situations ; en effet, l’artiste est le premier spectateur de son œuvre et en retour le fait que l’œuvre soit capable de susciter des lectures qui ne sont pas les siennes constitue un fait pertinent pour le sens de sa recherche. Soit le schéma repris de Molino et Passeron :
poïétique = stratégies de production
esthésique œuvre
= stratégies de réception
niveau neutre
Le niveau neutre est celui de la description immanente qui saisit l’œuvre dans ses coordonnées sémiotiques. Seule une analyse poïétique (élaboration de l’œuvre) et une analyse esthésique (modes de lecture et d’appropriation) sont à même d’apporter les informations requises pour en valider le contenu. Toutes deux mobilisent d’ailleurs des savoirs comparables, empruntés à l’histoire, à la psychologie, sociologie, etc., mais à propos d’objets différents et elles en font un usage contextuel différent. Ce qu’on appelle l’indétermination ou l’« ouverture » de l’œuvre montre qu’en définitive la notion de poïétique n’a pas moins de droit à être pluralisée que celle d’esthétique. O. Revault d’Allonnes remarque avec lucidité : « Avant la création, il est nécessaire à l’artiste d’avoir un schéma directeur, qui ne coïncide pas nécessairement avec l’œuvre achevée. Après la création, il est facile à l’esthéticien d’en avoir un, l’œuvre elle-même, qui ne coïncide que rarement avec le travail même de la création. » (1973, p. 27) Croire que cette facilité représente par principe un avantage est une illusion commune et sournoise. Il est plus convaincant de penser que la richesse symbolique repose en dernière instance sur le va-et-vient entre une démarche créatrice en quête de destinataire et une attitude de réception attentive à toutes les singularités qui témoignent d’une volonté de signifier. C’est en ce sens que la moindre manifestation artistique est une création continuée.
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L’intentionnalité Que peindre soit une conduite intentionnelle semble faire peu de doute : à travers l’acte de réaliser un tableau l’artiste mène à bien un projet, il adapte des moyens à des fins tout en réagissant aux accidents de parcours, et l’œuvre résultante est redevable d’une interprétation. L’immense majorité des activités humaines sont dans le même cas ; est en revanche exclue la performance du singe qu’on incite à se servir de couleurs, non pas parce qu’il ne produirait qu’un barbouillage par avance dénué de portée artistique, mais parce que la motivation de son comportement est en réalité celle de l’homme qui le pousse à manipuler des pinceaux. Ce qui manque au singe est la possibilité d’inscrire son action dans un réseau structuré qui présuppose un arrière-plan résultant de siècles de sélection, et non des capacités manuelles ou cérébrales. Prendre en compte la dimension intentionnelle, c’est donc considérer « la peinture en tant qu’art » (Wollheim, 1987), et donc décider de privilégier toute description d’œuvre dans laquelle un contenu spécifique est susceptible d’émerger, ce qui revient, du point de vue du spectateur, à la replacer dans la perspective d’un artiste qui est lui-même situé dans un contexte pictural. Deux mises au point préliminaires. La première est qu’il ne faut pas réduire la notion d’Intentionnalité à un dessein mental (j’ai l’intention de faire X) ; si cette intention constitue bien une forme légitime d’intentionnalité, elle ne rend pas compte d’autres formes courantes comme la perception ou la croyance (Schaeffer, 1996, p. 65 sqq.). C’est pour souligner cette distinction que Searle propose d’utiliser le terme d’« Intentionnalité » avec une majuscule, chaque fois qu’il fonctionne comme indice d’une relation de renvoi entre l’esprit et le monde. En second lieu, ce serait une erreur d’identifier la notion searlienne d’Intentionnalité avec l’acte d’une conscience donatrice de sens, sur le mode de la phénoménologie husserlienne. Quelle que soit la place qu’on reconnaît aux faits mentaux, ce qui est en cause est la propriété que possède chacun d’eux d’être au sujet d’objets ou d’événements qui constituent leurs référents, non pas leur statut ou la possibilité d’y isoler des essences. Ainsi, dans le cas de l’art, il n’est pas nécessaire d’imaginer l’existence d’une représentation mentale qui constituerait pour ainsi dire le prototype de l’œuvre à réaliser, à la manière de Croce. En revanche, chaque art en tant que genre relève d’une genèse ou d’une causalité Intentionnelle, dans le sens où elle présuppose une pratique « génétique-technique » (Schaeffer) correcte, c’est-à-dire conforme à la maîtrise des capacités inhérentes au medium choisi. Pour la peinture, l’élaboration de dispositifs plastiques comme : effectuer un tracé, dessiner une forme, colorier, harmoniser deux teintes, représenter, etc., entre dans le programme de ce que Wollheim appelle la définition d’une « Ur-peinture » [Wollheim, 1987]. Si l’idée d’Intentionnalité s’impose si spontanément dans le monde de la culture, c’est qu’elle concorde avec l’intuition que la logique propositionnelle appliquée aux œuvres de l’esprit n’épuise pas la question de leur signification. Le cas du langage est ici exemplaire. Lorsqu’on utilise
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une phrase, on ne transmet le contenu qui est le sien que parce que l’on effectue une action particulière, à savoir celle d’énoncer verbalement ou non la séquence ordonnée de termes qui la constituent. Aux règles qui assurent la correction grammaticale de la phrase et l’établissement de sa valeur de vérité, il convient donc d’en adjoindre d’autres, relatives à la situation d’énonciation et responsables de sa valeur de succès. Si l’interlocuteur ne comprend pas la langue ou si l’intention est insincère, rien ne sera changé au contenu propositionnel de la phrase et pourtant le message se trouvera de fait annulé. Kahnweiler a fait le même de remarques au sujet de la peinture cubiste, en rappelant que l’incompréhension n’est pas imputable au contenu pictural mais au manque de familiarité dans la manière de l’articuler. Dès son article « Meaning » de 1957, Grice avait défendu l’idée que la seule explication acceptable d’une formule comme « A veut dire par la phrase x que … » fait intervenir plusieurs niveaux d’intention : celle que l’énonciation provoque une réponse déterminée de la part de l’interlocuteur, celle que l’interlocuteur reconnaisse cette première intention et celle que cette reconnaissance fonctionne comme une partie au moins de la raison qu’il a de répondre comme il le fait. Mais c’est John Searle qui a fait de l’analyse de l’intention communicationnelle l’objet d’une nouvelle logique, dite illocutoire, capable de rendre compte dans un cadre unique du domaine multiforme de ce qu’on appellera désormais des « actes de discours » (Searle, 1969 et suivants). Il n’est pas possible, dans un volume d’esthétique, de présenter pour lui-même un programme de recherches technique qui dépasse largement ses limites et a d’ailleurs été l’objet de multiples amendements au long de trois décennies. Toutefois de nombreux aspects de la logique illocutoire et de l’intentionnalité ont des implications importantes, positives ou critiques, sur la manière de concevoir l’esthétique. On en retiendra trois qui entretiennent une relation directe avec l’idée de création. In te n tio n e t c o n v e n tio n s Alors que la composante propositionnelle d’un énoncé est constante, la force illocutoire varie en fonction de ses constituants (but, direction d’ajustement entre le monde et le langage, conditions pragmatiques, degré, etc.) et engendre en conséquence autant de messages différents. Ainsi la même phrase peut-elle être un constat, valoir comme conseil, promesse ou menace – exactement comme une unique image est susceptible de remplir de nombreuses fonctions, selon qu’elle est utilisée comme illustration, comme document, comme peinture, etc. S. Kjørup est l’auteur d’une des rares tentatives de transposer dans le domaine iconique la méthodologie de l’analyse searlienne des actes de discours, en mettant en évidence les conditions auxquelles un acte de dépiction doit satisfaire pour être correct et effectif (1978).
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Ceci conduit à poser de manière plus générale la question de la part relative d’intention et de convention qui intervient dans l’accomplissement d’un acte, et ce d’autant plus qu’il a une portée créative. Il ne peut pas répéter ce qui précède mais, paradoxalement, s’il n’était pas connecté d’une manière ou d’une autre avec lui, on ne serait même pas en mesure de repérer la part de nouveauté qu’il comporte. Or, celle-ci n’est habituellement pas repérable au sein de l’acte luimême. Strawson et Searle reprochaient déjà à Grice de sous-estimer le contexte extralinguistique et la recherche de Searle n’a cessé d’évoluer vers l’idée que la réalité sociale est une construction de croyances collectives élaborée en commun (1998). Les sociologues ont évidemment tendance à pousser cette exigence beaucoup plus loin, en mettant en doute la réalité d’une compétence qui ne serait pas liée à un « marché des biens symboliques ». Bourdieu (1992) est particulièrement sensible à ce que peut avoir de factice et d’inadéquate l’habitude d’opposer une compréhension interne de la démarche d’un créateur et une explication externe à partir de l’univers socio-culturel dans lequel elle prend place, précisément parce que le statut d’autonomisation de l’art qui rend possible ce genre d’approche par l’intérieur est en même temps un sous-produit de l’évolution du domaine considéré. L’outil théorique adapté à une science des œuvres est le concept de « champ » qui repose sur l’homologie entre deux structures : l’espace des positions défini à partir des caractéristiques ou de la place de leurs occupants, et l’espace des prises de position à savoir les œuvres ou les autres manifestations qu’ils assument. C’est pourquoi le remplacement de l’histoire traditionnelle de l’art par une histoire sociale qui ne romprait pas avec « les présupposés de la construction d’objet » ne fait pas sortir de la forme mythifiée de « la «création» artistique qui fait de l’artiste le producteur exclusif de l’œuvre d’art et de sa valeur » (1992, p. 376). L ’œ u v r e e t s e s lim ite s Les théories d’inspiration sémiotique (structuralisme ou New Criticism) ont eu également tendance à minimiser le rôle de l’intention dans la signification des œuvres. L’accent mis sur la notion de « texte » résultait explicitement d’une volonté d’orienter l’attention vers les propriétés formelles de la littérature et ses mécanismes d’engendrement. Un article a joué en la matière un rôle emblématique, « The Intentional Fallacy » de Beardsley et Wimsatt. Les deux auteurs y défendaient la thèse que « le dessein ou l’intention de l’auteur n’est ni disponible ni désirable comme norme pour juger du succès d’une œuvre d’art littéraire » (1954, p. 223) et que le point de vue contraire succombe à l’illusion romantique de participer à « la part privée de l’art » (Collingwood ou Wollheim en fourniraient de bons exemples), en mélangeant ce qui est public mais interne à l’œuvre et ce qui fait appel à une révélation qui lui reste externe, par exemple d’ordre biographique. Sous cette forme, ils s’inscrivent dans le combat de Proust contre l’histoire littéraire à la Sainte-Beuve ou à la Lanson, mais ils ouvrent aussi la voie à
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un jeu combinatoire de signifiants dont les critères de validation deviennent de moins en moins transparents. Aujourd’hui que les excès de l’ère structuraliste puis déconstructionniste sont dépassés, il semble raisonnable de revenir à une version modérée d’intentionnalisme, intermédiaire entre l’intentionnalisme pur et dur qui n’admet qu’une seule signification correcte d’une œuvre, celle définie par l’interprétation visée par l’auteur (Hirsch, Stecker) et une attitude tellement permissive qu’elle répugne à rejeter quelque interprétation que ce soit (les disciples américains de Derrida comme Hillis Miller ou Hartman). Entre les deux, il y a place pour la thèse que « la signification énoncée est mieux comprise comme étant l’intention qu’un membre du public visé aurait le plus de raisons d’attribuer à l’auteur, sur la base de la connaissance et des attitudes qu’il possède par le fait qu’il est membre du public visé » (Tolhurst, 1979, p. 11). Levinson qualifie cette position d’intentionnalisme hypothétique (1996, p. 175 sqq.) : hypothétique parce qu’on ne peut jamais être sûr que la signification retenue coïncide avec l’intention effective de l’auteur mais qu’on demeure néanmoins dans le cadre d’une construction où l’intention de l’auteur de vouloir dire telle ou telle chose à l’adresse d’un public reste déterminante. Les avantages de cette position sont patents lorsqu’on prend en compte les phénomènes de décontextualisation et/ou de recontextualisation, omniprésents dans la relation aux œuvres. Les simples décalages historiques ou culturels représentent à cet égard un défi important : est-il légitime de mettre en parallèle, à la manière de Malraux, disons une vierge romane et un bodhisattva khmer sur la seule base de rapprochements formels induits par le musée qui les réunit, alors que leur appartenance commune à un monde de l’art est fortement sujette à caution ? À l'inverse, on ne peut qu’accepter que toute manifestation créatrice qui est reçue comme une œuvre témoigne par là-même du projet de faire reconnaître quelque chose de la condition humaine qui peut être partagé par tous. La situation se complique singulièrement avec les pratiques d’emprunt, de citation, de rivalité, voire de détournement, qui ont été monnaie courante à toutes les époques et une des sources permanentes de la stimulation créatrice (Chateau, 1998, ch. IX). Le travail de l’érudition consiste à démêler le jeu complexe et subtil des influences et des déplacements, mais d’un autre côté la réussite de la greffe fait que l’œuvre acquiert de nouvelles significations qui prolongent ou modifient celles d’origine, parfois les désarticulent pour les recombiner, comme lorsque Picasso effectue de longues séries à partir de Vélasquez ou Manet, convaincu qu’« on ne peut vraiment suivre l’acte créateur qu’à travers la série de toutes les variations » (Picasso, 1998, p. 114).
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L e s in te n tio n s e t le v is ib le À la différence de la littérature qui possède une Intentionnalité dérivée c’est-à-dire se réalisant dans un medium intrinsèquement sémiotique (ce qui est le propre des énoncés linguistiques), les arts visuels ne disposent pas de signifiants artistiques investis par avance d’une signification intersubjectivement validable. Un des paris de l’idée moderne de plasticité a précisément été de leur en donner l’équivalent, mais son absence n’a pas pour conséquence de dénier aux œuvres antérieures la possibilité de donner prise à une analyse sémantique susceptible d’être testée. Un exemple remarquable dans cette direction est fourni par M. Baxandall (trad. 1991) sous le nom de « critique inférentielle ». Son principe est que, si une œuvre est le produit d’un acte intentionnel, on doit pouvoir lui appliquer une analyse causale c’est-à-dire sélectionner un certain nombre de facteurs qui sont susceptibles d’expliquer que l’œuvre se présente ainsi et non autrement. Ceci suppose de patientes investigations historiques à travers les documents disponibles, les sources littéraires ou iconographiques, l’environnement social ou institutionnel, etc. Ce serait toutefois un contresens de « réduire l’art à une sorte de sphère conceptuelle ou idéale que l’œuvre matérialiserait imparfaitement » (id., p. 113) car cela aboutirait à invalider « l’autorité de l’expérience visuelle commune » (p. 223) que chacun peut mobiliser pour son compte. Pour Baxandall, le terme d’intention s’applique donc au tableau lui-même, il en désigne l’aspect « projectif » (p.80), ce qui justifie la méthode de restituer des « moments intentionnels » qui s’enchaînent ou se rectifient les uns les autres. Bref, « rendre compte d’une intention, ce n’est pas raconter ce qui s’est passé dans l’esprit du peintre, mais construire une analyse susceptible de rendre compte des moyens dont il disposait et des fins qu’il poursuivait » (p. 179). Une version plus iconoclaste se rencontre chez McEvilley. Lui aussi est convaincu que « le but de la critique ne sera plus de porter des jugements de valeur pour le compte d’autrui, mais d’affiner la faculté critique et son exercice au travers de toute la culture » (p. 163), mais il est plus sensible que Baxandall – du fait qu’il s’occupe d’œuvres davantage liées à notre actualité – à l’influence néfaste et même perverse de certains modes de théorisation. Au premier rang de ceuxci, le formalisme militant de Greenberg et de sa descendance, à travers sa prétention à faire passer l’exclusion du contenu et de l’intentionnalité au profit de propriétés strictement optiques pour la vérité de l’art en son aboutissement (cf. en particulier ses « Treize façons de regarder un merle noir », trad. 1994). Si une leçon commune se dégage d’analyses aussi diverses, c’est sans aucun doute que « chaque acte s’appuie sur une trame de suppositions implicites sur la nature du réel » (id., p. 29). Elle peut inciter à faire un pas de plus et à dépasser le repérage de motifs conscients vers une zone plus floue et peut-être plus dense dont ni l’artiste ni le critique ne possède l’entière maîtrise.
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L’art et l’inconscient La découverte de l’inconscient constitue un tournant incontestable dans la vision que l’homme moderne a de lui-même. Même si l’élaboration de la psychanalyse peut être vue comme l’entreprise de synthétiser dans un cadre unique de multiples faits connus auparavant, l’existence même de ce cadre et l’impressionnante cohésion théorique de ses concepts de base ne peut manquer de retenir l’attention. Nul doute qu’une hypothèse aussi forte que l’existence d’un inconscient psychique devait laisser une trace notable sur la compréhension des motivations profondes ou secrètes de l’art. L e je , le o n e t le ç a Une manière simple d’aborder la question de l’inconscient à partir de l’expérience de l’art est de montrer que l’investigation esthétique met en évidence dans la démarche créative plusieurs niveaux de relations, tant vis-à-vis de la réalité externe que du monde personnel propre à l’artiste. (a) le « je » désigne le registre de la conscience, par exemple la tâche d’analyser les données disponibles, de prendre des décisions explicites et de pouvoir les justifier. Une bonne part de la formation traditionnelle visait à doter l’artiste non seulement des ressources techniques nécessaires à l’exercice du « métier » mais aussi d’un mode de réflexion lui offrant la possibilité d’un recul face aux circonstances et aux acquis de son travail. Ceci ne signifie évidemment pas que l’artiste soit toujours capable d’énoncer par lui-même les raisons de ce qu’il fait mais on suppose qu’il possède la lucidité suffisante pour décider de la probabilité d’une explication. Le rôle de l’esthéticien est d’ailleurs moins de la fournir que d’expliciter au moyen d’une chaîne plausible de médiations ce que l’impulsion créatrice a accompli d’un coup. La célèbre déclaration de Picasso qu’« il faut savoir ce qu’on fait, mais pas trop » plaide pour la spontanéité du geste créateur contre les mirages du hasard, elle n’implique nullement l’existence d’un résidu foncièrement indéchiffrable en toute œuvre. À ce stade, l’art relève du principe de réalité : non pas parce qu’il serait le simple reflet de la réalité mais parce que les conditions de son exercice le rendent capable d’en contenir l’altérité. L’illusion n’a rien d’une menace, elle est une ruse qui annexe l’imaginaire au bénéfice du réel. (b) avec le « on », ce qui s’annonce est une couche prépersonnelle, non prédicative, encore opaque, mais sans laquelle aucune expérience claire ne saurait surgir. L’effort de Merleau-Ponty, surtout dans ses derniers écrits, consiste à élucider la condition originaire d’une conscience immergée dans le vécu ; elle demande de passer du constat du corps organique (Körper) à l’intimité du corps propre ou de la chair (Leib) : « l’épaisseur de chair entre le
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voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication » (1964a, p. 178). Si la perception est à ce point privilégiée, il n’est pas vraiment surprenant que la peinture lui semble un mode d’exploration exemplaire de notre rapport à la réalité, puisque son interrogation est « la question de celui qui ne sait pas à une vision qui sait tout, que nous ne faisons pas, qui se fait en nous » (1964b, p. 30). Nul peintre probablement ne répond mieux à cette orientation que Paul Klee, même s’il la traduit en général en termes plus énergétiques. Comme Kandinsky, Klee refuse d’identifier le visible avec l’optique (ou le rétinien) et il fixe pour enjeu de la création artistique l’accès à cette part de réalité par laquelle nous participons à l’unité cosmique de toutes choses. À travers la proximité inattendue entre le spirituel et la construction analytique, l’esthéticien ne peut que constater la résurgence métamorphosée de thèmes issus du Romantisme allemand et de l’art populaire, un temps seulement recouverts par l’idéologie positiviste. (c) le « ça » marque l’entrée en scène du désir, non pas une grande nappe souterraine de virtualités encore indécises mais une scène conflictuelle où s’affrontent des pulsions antagonistes. Il est significatif que Freud ait toujours proposé des couples binaires à la base de son économique : libido contre forces du moi, choix d’objet et narcissisme, Éros et pulsion de mort. Ici la création procède essentiellement d’une insatisfaction vitale, mais il existe deux manières bien différentes –toutes deux attestées chez Freud – de concevoir le rapport au refoulement. Tantôt l’artiste s’apparente à un névrosé qui tente de surmonter ses difficultés en en faisant la matière ou l’occasion d’une œuvre ; E. Kris le présente donc comme une personnalité au moi fort et médiateur, capable d’opérer sur lui-même une véritable autothérapie qui lui confère les privilèges enviés de l’enfant-roi et ce sentiment de souveraineté irrésistible qui fascinait tant Valéry chez Léonard. Même son drame est un enseignement utile aux autres hommes, ce qui a fait dire à Gide que Nietzsche (ou aussi bien Schumann ou Van Gogh) s’est fait fou pour que nous n’ayions pas à le devenir. Tantôt l’artiste apparaît comme l’homme qui accepte de se mettre à l’écoute d’une parole venue du fin fond de lui-même et qui le dépossède de soi. À l’image d’Orphée, il consent à affronter ce qu’il y a en lui de plus troublant, tente de lui donner forme mais ne peut le faire qu’à travers l’échec de sa capture (Blanchot, 1955). Freud a nommé « inquiétante étrangeté » la manifestation de fantasmes tout à la fois intimes et inassimilables, « sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières » (1919, p. 165). C’est à coup sûr Ehrenzweig qui a le mieux décrit les mécanismes de ce qu’il appelle le « scanning inconscient » : « Le médium, en frustrant les intentions purement conscientes de l’artiste, lui permet d’entrer en contact avec les parties les plus enfouies de sa personnalité et de les faire remonter à la surface pour les livrer à la contemplation consciente. Dans le combat qu’il livre à son médium, l’artiste, devenu étranger pour
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lui-même, se débat avec la personnalité inconsciente que lui révèle l’œuvre d’art. Reprendre à l’œuvre, à un niveau conscient, ce qu’on y a projeté à un niveau inconscient, est peut-être le résultat le plus fructueux et le plus douloureux de la créativité. » (trad. 1974, p. 93) Approches psychanalytiques de l’art Quelles ont été les étapes historiques à travers lesquelles la psychanalyse a fait de l’art un objet de réflexion ? Là encore, il est commode de distinguer trois phases qui sont moins des moments chronologiquement enchaînés que des inflexions méthodologiques fécondes le long d’un parcours. (a) Comme c’est le cas dans toutes les disciplines commençantes, les premières études se sont efforcé de retrouver dans le contenu des œuvres l’écho ou la contrepartie de concepts élaborés dans l’explication des phénomènes psychiques. Lorsqu’il s’intéresse à la Gradiva de Jensen ou au Moïse de Michel-Ange, Freud est avant tout soucieux de trouver confirmation de ses découvertes par le biais de situations étrangères à son champ d’activité et dont la portée est alors d’autant plus significative. Le modèle sous-jacent est le mot d’esprit (Witz), lui-même dérivé du rêve. Le point clé est la postulation de deux niveaux distincts et corrélés : un niveau ludique qui est celui de la jubilation verbale et un niveau cathartique qui assure la libération d’un contenu refoulé. Le recours à un fonctionnement libre de l’esprit joue le rôle d’une prime de plaisir qui aide à déjouer la censure. Dans cette lignée, l’interprétation des œuvres se présente donc comme un déchiffrement de symptômes, palimpseste des conflits vécus par l’auteur. (b) Une approche plus ambitieuse consiste à éclairer le destin d’un créateur et les ressorts cachés de son projet. Tel est l’objet de la psychobiographie ou « étude de l’interaction entre l’homme et l’œuvre et de leur unité saisie dans ses motivations inconscientes » (Fernandez, 1972, p. 40-41), c’est-à-dire presque invariablement à partir de traumatismes infantiles. Parmi les tentatives les plus exemplaires : M. Bonaparte (Poe), J. Delay (Gide), Fernandez (Pavese), Anzieu (Beckett), mais son influence réelle s’étend bien au-delà quoique de manière assez diffuse. Le principe de la méthode se justifie par le pari que « tout a un sens dans la vie d’un homme, que sa vie psychique, sa vie intellectuelle et sa vie somatique répondent à une seule et même continuité et que seule notre ignorance fait une part aux accidents » (id., p. 43). J. ChasseguetSmirgel (1971) met toutefois en garde contre les lacunes inévitables de l’information, les pièges de la rationalisation après-coup, et surtout contre l’idée même que les thématiques de l’œuvre trouvent leur cohérence dans un profil biographique. C’est pour des raisons semblables que Ch. Mauron s’attachait en priorité au repérage de « métaphores obsédantes » qui prennent consistance à travers une technique de superposition des textes. Elle permet aussi de mieux exploiter les aspects
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littéraires, et en fin de compte de découvrir dans l’œuvre un « symbole prospectif » plutôt qu’un simple témoignage à valeur compensatoire. (c) Ce n’est qu’assez récemment qu’a émergé l’idée d’une esthétique méritant pleinement l’appellation de psychanalytique et qui conjugue le souci de l’herméneutique artistique avec l’héritage de la conceptualisation initiée par Freud. Sa démarche vise à cerner ce que l’œuvre cache dans ce qu’elle montre, foyer tout à la fois indéfiniment dérobé et d’une insistance inlassable. Elle privilégie résolument le point de vue du spectateur ou du lecteur, et l’acte critique entendu en un sens large, dans le cadre d’une économie du désir. Dans sa version la plus littéraire, elle intègre les apports de la méthode structurale puis génétique pour accéder à la machinerie textuelle d’une œuvre, en vue de dévoiler ce qui constitue le ressort de la fiction. Puisque « le texte est un gardien du fantasme, qu’il incorpore, annexe, manipule, pour en faire sa substance, l’arrachant ainsi au vécu de l’auteur … la critique psychanalytique n’a de chance d’atteindre son véritable objet que si elle pose, au départ, l’hypothèse d’un inconscient du texte, distinct de l’inconscient de l’auteur même s’il est produit à partir de lui » (Pingaud in J. Bellemin-Noël, 1996, p. 261). Pour ne citer qu’un exemple, Doubrovsky, Kristéva ou Richard parmi bien d’autres, se sont efforcés de suivre dans le méandre de la phrase proustienne une stratégie d’écriture où la confession et la dissimilation sont indissociables. Pour d’autres, l’aspect érotique de l’exercice critique passe au premier plan : « je formulerai l’hypothèse de quelque hystérie du voir, du lire ou de l’entendre. Le scandale de la vision ou de l’écoute tient, pour moi, à un inassimilable, un scintillement proche de la sidération, de l’envoûtement, une provocation insistante qu’aucune contemplation, aucune lecture, aucune audition, aucune exégèse ne parvient à apaiser. » (Gagnebin, 1994, p. 35) Tout ce qu’on peut espérer, c’est de donner sens à ce pouvoir d’« emprise », à la « radiance » de l’œuvre d’art, à l’opposé de « l’idéologie d’une vérité statique de l’œuvre, découverte une fois pour toutes et pour tous » (id., p. 29). Une des raisons qui expliquent le succès de cette approche est la convergence inattendue entre la leçon de la psychanalyse que l’art est de l’ordre de l’irreprésentable et celle de Kant, dans sa théorie du sublime, lorsque ses commentateurs actuels insistent sur le thème de « la présentation qu’il y a de l’imprésentable ». Constatant l’impuissance de l’imagination à saisir un contenu dans ce qui se présente comme illimité, Kant tirait la conclusion que l’incapacité même de le faire « éveille le sentiment d’une faculté supra-sensible en nous » (CFJ §25). La ramène-t-on vers les tréfonds de l’être que la marque d’une disposition supérieure de l’âme se mue en l’indice d’une béance intime.
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Que peut-on attendre en définitive d’une « Kunstdeutung » ? On connaît les fortes résistances auxquelles le développement de la psychanalyse s’est heurté, spécialement en France, et également le prodigieux succès médiatique dont elle a bénéficié, à partir des années 70. Cela n’est sans doute pas sans conséquences car, si Freud s’est toujours montré d’une extrême prudence quant à la portée ultime de ses remarques au sujet de l’art, ses thuriféraires ont fait preuve de moins de retenue. Ce n’est pourtant pas rendre hommage à sa contribution que d’y chercher une clé universelle. Réduit à la vulgate, le commentaire analytique n’ajoute qu’un masque de plus au visage suffisamment énigmatique qui est celui de l’artiste créateur. Il ne faut évidemment jamais perdre de vue que le point de départ des investigations de Freud et de ses disciples est l’expérience clinique. Dans cette perspective, le problème que pose l’art n’est pas tellement d’expliquer le contenu de ses produits que de comprendre la relation que peut entretenir la volonté de faire œuvre avec les mécanismes ordinaires ou pathologiques de la vie psychique. Comment une compulsion de répétition (comme celle que l’enfant inaugure dans le jeu du Fort-Da) peut-elle engendrer une libération vis-à-vis des contraintes de la répression pulsionnelle ? Comment le narcissisme se trouve-t-il en mesure de devenir productif ? Et comment l’œuvre dépasse-t-elle les conditions triviales qui lui ont donné naissance ? Une notion occupe en tout cas une situation centrale, celle de sublimation. Freud l’introduit pour désigner un destin particulier de pulsion qui met au service d’un objet culturellement valorisé une énergie libidinale sans emploi adéquat. Il se trouve précisément que « tout névrosé n’a pas un très haut talent pour la sublimation. On peut dire de beaucoup d’entre eux qu’ils ne seraient pas tombés malades s’ils avaient possédé l’art de sublimer leurs pulsions. » (Freud cité par Kofman, 1970, p. 213). Reste à savoir si l’art n’apporte qu’une gratification substitutive, sur le modèle de la satisfaction hallucinatoire procurée par le rêve. Ce serait à coup sûr minimiser sa fonction poïétique et critique, le réduire à « un rêve altéré, un rêve dont la réalisation est mise à distance de celui qui le porte » (Revault d’Allonnes, 1975, p. 190). Prendre la pleine mesure de l’art comme activité dotée de valeur humaine demande au contraire de le repenser à partir de son pouvoir de révolte, d’une part en posant comme condition préalable la dénonciation de ses formes aliénées ou aliénantes, de la mystique de la génialité aux variétés inépuisables de l’humanisme, d’autre part en envisageant la réalité d’« une révolution culturelle … qui consiste fondamentalement à désublimiser l’art pour libérer ce qu’il «conserve», non pas pour «donner» tous accès à ses objets, mais pour rendre à chacun l’usage de ses facultés » (id., p. 191). En renversant l’ordre ordinaire de subordination théorique et en proposant de lire « Freud selon Cézanne » (1971), J.- F. Lyotard fait remarquer combien Freud a été timoré dans ses goûts artistiques et surtout aveugle en ce qui concerne le « déplacement du désir de peindre » issu de la
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révolution du maître aixois. Pour être resté prisonnier de la fonction de représentation et de son corollaire, l’œuvre comme réalisation imaginaire de désir, le Freud historique est resté à mi-chemin de ce que la radicalité de son projet annonçait. Son immense mérite est d’avoir deviné que les artistes l’avaient devancé dans quelques-unes de ses intuitions les plus fécondes. Ce qu’il ne fut en revanche pas plus capable de percevoir que la majorité de ses contemporains, c’est que si utopie de l’art il y a, celle-ci passe par un retour aux sources les plus humbles et les plus universelles de l’activité des sens et de l’esprit, ainsi qu’aux racines de la communicabilité. Seule la rencontre avec l’art contemporain est susceptible de donner à ces questions leur pleine généralité.
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VII. Art , histoire et société Il faut abandonner la croyance naïve que la véritable création passe directement de l'atelier de l'artiste à l'œil du spectateur. Juan Antonio RAMIREZ
A r t, c u ltu r e , s o c ié té s e t h is to ir e . Les questions auxquelles nous nous sommes attachés jusqu'à présent ne cessent de renvoyer à la complexité des rapports qui associent art et pratiques artistiques à des fonctions, des conditions et des institutions qui en marquent l'insertion sociale et historique, et qui participent, à des degrés variables, à l'image que nous en avons, à ce que nous en attendons, et au sens que nous leur prêtons. L'autonomie attribuée à l'art dans nos sociétés nous pousse à sous-estimer la nature de ces liens auxquels la notion d'un art autonome est elle-même subordonnée. Il en va des arts comme des jeux de langage dans la philosophie de Wittgenstein: ils communiquent avec la totalité de nos jeux de langage, à quoi il faut probablement ajouter, comme le montrent plus particulièrement certains aspects de l'art du XXe siècle, que ces liens ne sont pas seulement de nature à projeter un éclairage extrinsèque, de nature à satisfaire le sociologue ou l'historien; ils appartiennent aux conditions mêmes de définition et de fonctionnement de l'art. A quel niveau convient-il toutefois de les appréhender? Et jusqu'à quel point convient-il d'y voir une dimension déterminante des modes de reconnaissance et d'évaluation auxquelles l'art fait appel, et auxquelles il donne effectivement lieu? Ce sera l'objet du présent chapitre. Il est inutile de s'attarder sur le genre d'évidences qui font de toutes les formes d'art un secteur particulier, généralement fortement valorisé, des cultures humaines. L'art appartient au domaine des objets culturels. Comme nous y reviendrons un peu plus loin, il est clair que ce statut même, nonobstant la diversité des formes qu'il revêt, s'inscrit dans une histoire, pour ne pas dire dans des histoires, au point que les sociétés humaines trouvent dans l'art une expression privilégiée de leur originalité et de leur identité. Aussi paraît-il utile, à titre liminaire, de mettre en relief la nature des présupposés susceptibles d'entraver la la clarification de ces liens et des problèmes qu'ils posent. Tout d'abord, s'agissant de la souveraineté aux termes de laquelle aucun «intérêt» étranger, aucun contenu de statut extérieur, ne doit être associé à l'art, on peut y voir la manifestation de convictions qui, bien qu'elles éclairent le sens de nos comportements esthétiques, n'en demandent pas moins à être expliquées, voire relativisées en un sens que nous tâcherons de définir plus loin.
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Or, à ce sujet, deux présuppositions, aussi coûteuses l'une que l'autre, guettent le philosophe. La première est celle qui le conduit à concevoir l'histoire de l'art à l'image d'un développement autonome, c'est-à-rire à transformer en un principe d'intelligibilité une idée qu'il vaudrait mieux, en bien des cas, soumettre à un examen.110 La seconde, qui en est comme le corrélat, consiste à y voir l'expression d'une essence par rapport à laquelle les pratiques exogènes ou tenues pour telles, qu'il s'agisse d'arts mineurs ou populaires ou appartenant à des traditions étrangères, ne représenteraient au mieux que des approximations ou des manifestations primitives. Le «point de vue esthétique» qui régit le plus souvent notre rapport à l'art, et nous fait admirer, par exemple, Raphaël, Manet ou Degas est implicitement tenu pour universalisable, et appliqué indifféremment à une statue Nomoli ou à un masque Lele. Certaines expressions, comme celle d'«art premier», apparemment adoptée pour le Musée qui doit voir le jour à Paris, sont particulièrement à même d'entretenir des confusions à ce sujet, bien au-delà de ce que véhiculaient des expressions plus anciennes comme «primitif»; elles contribuent, entre autres, à loger dans le même moule des objets et des formes d'expression hétérogènes, au bénéfice d'une essence commune inégalement partagée. Là où n'existent tout au plus, sous un certain point de vue, que des ressemblances de famille; là où il faudrait sans doute mieux se montrer soucieux des différences — ne disons pas des incommensurabilités — pour avoir quelque chance de parvenir à une meilleure compréhension, dans tous les sens du terme, nous nous contentons d'une fausse reconnaissance condamnée à ignorer la richesse que recouvre la diversité des cultures et de ce que nous reconnaissons comme de l'art. Faut-il dès lors opter pour un «relativisme esthétique»? C'est ce que nous tâcherons de plus loin en nous interrogeant sur le sens d'un tel relativisme. Pour l'instant, tournons-nous vers un autre présupposé, auquel il convient à nos yeux de prendre garde. Lorsqu'on s'interroge sur ce que l'art d'une époque, dans tel ou tel domaine ou chez tel ou tel artiste, doit aux conditions qui étaient celles de son temps ou, plus précisément, sur celles qui ont effectivement accompagné la production des œuvres, on est naturellement conduit à relativiser les conditions d'autonomie qui en consacrent la valeur.111 Il serait toutefois inopportun de pécher par excès inverse et de contester à l'art toute autonomie, en particulier là où ce statut entre dans sa définition, c'est-à-dire dans l'image que nous en avons et dans les comportements qui en dépendent. Soyons plus précis. Les travaux consacrés par les historiens ou les sociologues à l'art de la Renaissance permettent clairement de 110
Cette image, qui a sa , est étroitement liée à l'idée «humaniste» de l'histoire de l'art, celle qui en fait la prise de conscience et la mémoire de l'esprit humain à travers ses œuvres. 111 Pour dire les choses autrement, on est conduit à mettre en évidence des paramètres ou des conditions qui n'entrent généralement pas dans notre appréciation des œuvres, bien que la connaissance que nous pourrions en avoir en modifierait ou en enrichirait la compréhension. Les travaux de Baxandall [1991] sur la Renaissance et son étude des contrats que passaient les artistes avec leurs commanditaires sont tout à fait instructifs à ce sujet. Dans le même ordre d'idées, l'étude de Alain Erlande-Brandenburg [1999] sur les conditions de la «création au Moyen-Âge est particulièrement éclairante pour toutes ces questions.
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saisir les conditions qui ont présidé à la naissance des œuvres, voire à certaines évolutions. Francastel [1963] a montré, avec d'autres, quelles conditions et quelles évolutions, dans le domaine du savoir, des techniques, etc., ont accompagné l'émergence de l'espace pictural du Quattrocento. Baxandall a mis au jour, de façon lumineuse, sous l'influence de quels facteurs économiques, sociaux et religieux, l'iconologie et la composition, par exemple, se sont modifiées. Il s'est interrogé sur les conditions qui en autorisaient la compréhension — différents degrés de compréhension, plus exactement —, dans un contexte où les œuvres n'étaient pas seulement accessibles, ni destinées, à un public restreint. A côté de cela, toutefois, la peinture, la sculpture et l'architecture de cette époque décisive, au sein de notre tradition, n'en ont pas moins créé les conditions d'une histoire propre, autorisant une description des styles comme celle de Wölfflin [1915],112 par exemple, et qui ne peut être tenue pour secondaire lorsqu'il s'agit d'en analyser le sens. La croyance inconditionnelle à l'autonomie artistique ou à un art désintéressé confine à la cécité; elle nous masque les multiples dimensions et fonctions qui ont été ou peuvent être celles de l'art, en liaison avec les formes de vie au sein desquelles il a sa place; mais l'ignorance de ce que les arts, peut-être dans toutes les traditions, possèdent d'autonome, est également source d'aveuglement, dans la mesure où elle nous empêche d'en saisir les virtualités, la puissance d'innovation et tout ce qu'elles doivent au possible.113 Il n'y a rien de plus redoutable que les explications exclusives et unilatérales. La généralité est mauvais signe, la précision aussi, lorsqu'elle tend à l'exclusivité. S'agissant de l'art, de l'histoire et des sociétés, il convient de garder présent à l'esprit leur pouvoir de renouvellement et, parfois, de mutation brutale. La question qui se pose, à ce sujet, est évidemment de savoir jusqu'à quel point on peut y voir la marque d'une histoire, et dans quelle mesure, comme on dit, tout y est en définitive relatif. L a q u e s tio n d u r e la tiv is m e Les problèmes traditionnellement associés au relativisme, autant que les réactions qu'il suscite ordinairement en philosophie, ne ne posent apparemment pas en des termes particuliers lorsqu'on a affaire à l'art ou aux qualités qui retiennent l'attention dans le champ esthétique. Disons qu'ils s'y 112
Cf. Wölfflin [1915]. fonde ses «principes généraux de l'histoire de l'art» sur la recherche de lois naturelles au terme desquelles les possibilités limitées sur lesquelles repose la création des formes correspond à celles de la vision et des lois physiologiques et psychologiques. Wölfflin parle de «nécessité interne», en ce sens que, comme l'indique la comparaison suivante, «La pierre qui roule en bas d'une montagne [...] se dirigera différemment suivant les inflexions de la pente, la résistance du sol, dur ou tendre, etc., mais toutes ces possibilités ressortissent à la loi de la chute des corps.» (p. 22). Voir, à ce sujet, les remarques de Belting [1989], p. 33-34. 113 J.-M. Schaeffer [1996, p. 26] a raison de suggérer que notre tendance à réserver ce que suggère l'expression «œuvre d'art» aux contextes et à la tradition qui en apparentent le contenu à des visées esthétiques avec lesquelles nous sommes familiarisés est liée à une forme de cécité anthropologique caractéristique. Sur ces questions, voir aussi les intéressantes remarques de Howard Morphy et Fred Myers [1995], «Introduction».
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posent de façon plus aiguë, et en apparence plus naturelle. Si le philosophe éprouve en effet quelque difficulté à tenir pour indifférents, au regard du vrai, voire du bien, des choix opposés ou contradictoires, et si l'on peut considérer les propositions du type «tout se vaut» comme autoréfutantes [Putnam, 1984], et donc intenables, on admet plus aisément la possibilité d'une pluralité des goûts et, pour tout dire, de la subjectivité de nos choix en la matière. Certains auteurs [Genette, 1997; Goodman, 1968] se déclarent ouvertement relativistes et la maxime selon laquelle le sentiment n'a jamais de comptes à rendre qu'à lui-même, à la différence du jugement [Hume, 1974] y emporte plus facilement l'adhésion. Quelles sont donc les raisons qui plaident - historiquement et sociologiquement - en faveur du relativisme? Et quelles sont les difficultés, s'il y en a, auxquelles celui-ci nous expose? L a p lu r a lité d e s g o û ts e t le s ju g e m e n ts s u r l'a r t Il convient, à ce sujet, d'établir une première distinction. Deux types de considérations et de critères sont en effet susceptibles d'entrer en ligne de compte dans ce genre de question, selon que l'on s'attache aux convictions et aux choix — individuels ou collectifs — qui concernent les qualités esthétiques et les mérites ou le sens respectifs des œuvres, ou bien, plus spécifiquement, aux critères ou aux propriétés permettant de décider de ce qui est de l'art. En effet, la question du relativisme (esthétique) ne peut être dissociée d'un certain nombre de questions — abordées pour la plupart dans les chapitres qui précèdent —, au nombre desquelles figure celle des qualités et des propriétés (esthétiques/artistiques) et celle de savoir jusqu'à quel point un jugement évaluatif entre ou doit entrer dans la définition des critères au nom desquels on décide si une chose appartient ou non à l'art.114 Comme ces questions sont abordées dans le chapitre 8, et pour ne pas compliquer inutilement la présente discussion, nous ne tiendrons compte que des propriétés clairement liées à l'insertion historique et sociale des objets ou des pratiques artistiques, et nous distinguerons, par commodité, les jugements de goût des jugements qui engagent une définition. Mais ce parti nous place devant quelques difficultés qu'il faut encore mentionner. Les traits qui appartiennent au jeu complexe des rapports plaçant les œuvres ou les événements artistiques en relation avec des contextes et des conditions historiques et sociaux donnés ne sont pas toujours aisément discernables, mais ils sont ouverts, au moins en droit ou par principe, à des possibilités d'examen dont il existe plusieurs exemples probants.115 On est cependant fondé à se demander si ces traits sont de nature à en épuiser l'analyse, autrement dit à épuiser la question des vertus esthétiques qui leur sont attribuées et des propriétés artistiques qu'on leur reconnaît. L'un 114
En tout cas, à s'en tenir à ce que l'on observe dans un contexte institutionnel, comme le suggère Rochlitz [1994, p. 145], «Ni l'interprétation par le plaisir, ni celle par la signification normative ne nous permettent d'échapper au pouvoir discrétionnaire de ceux qui opèrent les choix déterminants pour la perception contemporaine.» Voir aussi Michaud [1989]. 115 Par exemple, Howard Becker [1988], Raymonde Moulin [1992] et [1995], Nathalie Heinich [1998], Pierre Bourdieu [1992].
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des motifs, parmi les plus importants, de l'hostilité que la sociologie et plus généralement les sciences sociales suscitent dans ce domaine tient à l'ambition réductrice qu'on leur prête, à tort ou à raison, et à la conviction du caractère irréductible de ce qui définit une œuvre d'art. Les méditations de Heidegger
sur l'«être-œuvre de l'œuvre», dans L'origine de l'œuvre d'art, en offrent un
témoignage [1962], autant que le sentiment extrêmement répandu de ce qu'il y entre d'indicible ou d'«énigmatique». Le sociologue et l'historien sont inévitablement suspectés de porter atteinte à l'irréductibilité des œuvres d'art sitôt qu'ils s'avisent de mettre au jour, dans le contenu même ou au regard de leur sens, ce qu'elles doivent à des conditions sociales ou historiques liées à leur contexte de production et/ou de réception. L'herméneutique elle-même, dans une large mesure, reste animée par les mêmes réserves. Si par exemple je suggère que les conditions de la production romanesque ou de la compétence artistique, au XIe siècle, gagnent à être placées sous l'éclairage des conditions sociales propres à la situation de l'artiste et de ce qui le situe dans un double rapport de distinction et de subordination à l'égard de la bourgeoisie, celle-ci se situant elle-même dans un double rapport d'utilisation et de rejet de l'art et des artistes, je m'expose à rencontrer toutes sortes d'objections, dont certaines peuvent être légitimes, de la part de ceux qui se refusent à aborder l'art et ses œuvres autrement que de manière strictement immanente.116 Il convient donc, avant d'aller plus loin, de poser clairement la question, en observant toutefois que les notions mêmes de «qualités esthétiques» ou de «propriétés esthétiques», comme cela a été suggéré ici même, ne sont pas soustraites à toute analyse des conditions historiques et sociales, et que rien ne permet de tenir pour allant de soi qu'elles échappent, pour ainsi dire par essence, à un tel éclairage. On n'écartera donc pas, sans autre forme de procès, l'idée qu'elles puissent en dépendre, bien que ces conditions puissent être tenues pour distinctes de celles qui entrent plus particulièrement dans le champ de définition de l'art et des pratiques artistiques.117 Pour toutes ces questions, un point de vue anthropologique, loin de devoir être tenu pour négligeable, ne peut que se révéler plutôt précieux. Il va sans dire que la question du relativisme esthétique dépend, pour une large part, de ces interrogations, car à admettre l'existence de propriétés et de critères esthétiques et/ou artistiques fondés dans une essence de l'art ou du beau, nous n'aurions apparemment aucune raison de nous intéresser aux traits et aux conditions qui appartiennent à l'histoire et à la société, au point d'y voir la source d'une relativité esthétique et artistique. En d'autres termes, la question du relativisme ne se pose qu'à partir du moment où l'idée de quelque invariant ou de quelque universel, fût-il anthropologique, a cessé de paraître défendable. Dans une certaine mesure, comme on le voit par exemple chez Nelson Goodman [1992b], bien que ni l'histoire ni les conditions sociales n'entrent 116
Cf Bourdieu [1971] qui étudie les conditions sociales de la «représentation dominante de la manière légitime d'aborder les œuvres d'art, c'est-à-dire les conditions sociales de production de l'idéal du goût "désintéressé"» dans le contexte du XIXè siècle. Cette étude préfigure les analyses de Bourdieu [1979]. 117 Voir, à ce sujet, Clark [1982] et Hadjinicolaou [1979].
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dans ses visées, le problème du relativisme esthétique est lié à l'abandon d'un monde «tout fait» (ready made); lorsqu'un tel monde a cessé de s'imposer à l'esprit, les œuvres apparaissent comme autant de «versions de monde» qui, ne renvoyant pas à un «monde» qui en constituerait la référence sous-jacente, sont forcément plurielles et relatives, au sens où rien ne permet de les mettre en équation ni, peut-être, d'en établir les mérites respectifs, sinon de façon subjective et arbitraire.118 Nelson Goodman pensait que le relativisme sur lequel débouche sa conception des «manières de faire des mondes» trouvait un correctif dans la possibilité de discerner des versions correctes et d'autres qui ne le sont pas, mais lorsqu'on situe la question sur le terrain de l'histoire ou des conditions sociales, on est obligé de considérer que la correction est aussi liée à des critères qui ne sont pas étrangers au temps, si bien que la relativité des jugements que nous sommes conduits à former s'impose alors comme une évidence, sans que le relativisme auquel on est alors conduit se heurte aux mêmes difficultés que le relativisme traditionnel auquel la philosophie a généralement réservé ses plus dures attaques. Car dans ce cas précis, celui du relativisme esthétique qui en résulte, deux faits se recommandent à l'attention. On admettra, par exemple, que le beau et les qualités esthétiques en général sont sujets à variation et que l'idée même de ces qualités dépend de conditions qui ne sont pas universelles.119 D'autre part, on s'accordera à penser que le contenu de la notion d'art et jusqu'à cette notion elle-même sont sujets au même type de variation. Or, un tel «relativisme», dans sa simplicité, permet de considérer comme d'égale valeur les jugements et les critères liés à une telle pluralité sans risque apparent de contradiction, puisque dans ce cas précis le jugement et la capacité de juger à laquelle on fait appel ne sont pas de même nature que l'objet sur lequel porte le jugement, à la différence de ce qui se passe lorsqu'on affirme que «tout se vaut». C'est probablement ce qui explique que la relativité esthétique n'ait jamais suscité de fortes inquiétudes, même si l'on peut avoir de bonnes raisons de ne pas tout à fait s'en accommoder. A la différence du relativisme gnoséologique, voire du relativisme culturel, le relativisme esthétique, n'est pas autoréfutant. A première vue, le relativisme esthétique, bien qu'il ressemble aux autres formes de relativisme, ne souffre donc pas des mêmes difficultés. Autrement dit, il paraît être l'inévitable contrepartie de la variété des choix et des formes de vie qui existent dans le monde et dans l'histoire, si bien que
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La position de J.-M. Schaeffer [1996] a le mérite d'être claire, à ce sujet: «Les valeurs esthétiques ne sauraient être que relatives, et le fondement du jugement esthétique ne saurait être que relatif» (p. 17). À côté de cela, comme le fait valoir à juste titre Rochlitz [1999, p. 46], «Une des grandes faiblesses de l'esthétique empiriste est de n'avoir rien à opposer aux inévitables sélections des institutions, lorsque ces procédures reviennent à imposer des tendances artistiques médiocres, fondées sur le favoritisme ou sur des préférences partisanes.» 119 C'est ce qu'illustrait, à sa manière, l'exposition «Regarding Beauty in Performance and the Media Arts», présentée à Washington en octobre 1999. En même temps, il y a, à la source de ce genre de manifestation, une tentative typique de rehabilitation du beau susceptible de s'accommoder de tous les métissages qu'autorise le post-modernisme et l'art «après la fin de l'art».
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l'issue qui semble s'y recommander paraît être celle d'une tolérance esthétique que le goût s'est toujours vu accorder.120 Un tel relativisme, quoique proche de ce que l'on a pris l'habitude d'appeler le «relativisme culturel», concerne un type de «valeurs», apparemment inoffensives, comme le montreraient comparativement les réactions que susciteraient, par exemple, un goût avéré pour tel ou tel type de coiffure dans telle ou telle région du monde et la pratique rituelle de la circoncision dans certaines parties de l'Afrique. Il en va toutefois différemment lorsque ses effets se concentrent dans une même communauté historique. A ce moment-là, en effet, la variété proclamée des «goûts et des couleurs» ne va peut-être pas si aisément de soi. Il s'agit d'un aspect important du «relativisme esthétique» que Kant semble avoir bien perçu. Le goût s'exprime dans un jugement et, comme nous l'avons vu dans le chapitre VI, il revêt alors la forme d'une prétention qui ne peut seulement passer pour subjective, au sens ordinaire du terme, à moins de penser qu'une tyrannie du goût ne s'y trouve contenue. C'est cette prétention, quelle qu'en soit la nature et l'origine, qui, factuellement, rend caduque l'indifférence et l'égalité proclamée des goûts et des couleurs, et c'est peut-être elle qui s'exprime dans les frictions, voire dans les conflits qui opposent les individus et les groupes au sein d'un même société. Il est, du reste, permis de penser que le souci de «distinction», au sens que Bourdieu [1979] donne à ce terme, en constitue une composante importante. Une chose, qu'il convient de remarquer, tient probablement à ceci que, d'une part, le «goût» peut être l'un des exutoires offerts aux individus et aux groupes spécifiques (aux minorités) pour affirmer le principe de leur singularité dans des contextes politiques où le «droit à la différence» qu'elles revendiquent se heurte à la politique et aux institutions universalistes qui y ont cours. De ce point de vue, le problème est politique, et cette condition accompagne historiquement le développement d'un art autonome et les revendications qui lui sont liées dans les sociétés occidentales.121 D'autre part, même si nous avons jugé bon d'établir à ce sujet une distinction, il est clair que l'étiquette «art», en raison des investissements symboliques qui lui sont liés, assume une fonction telle que le public se refuse généralement à appeler de ce nom les œuvres qui, bien qu'elles puissent bénéficier d'une caution institutionnelle, apparaissent comme radicalement étrangères à son goût. C'est le goût, tel qu'il se définit dans un contexte de croyances données, qui fixe une limite aux usages de l'étiquette considérée, et c'est probablement une limite des théories institutionnelles elles-mêmes (voir chapitre 1) que de ne pouvoir intégrer à leurs schémas les situations que cela induit. La notion de «monde de l'art» est probablement trop étroite pour cela. L'histoire de l'art, dans les sociétés modernes, est ponctuée de refus (normatifs) qui 120
Le post-modernisme ou la situation de l'art «après la fin de l'art», telle que la décrit Danto en sont une expression, élévée au rang de l'Histoire. 121 Cf. Charles Taylor [1989] et [1991]. Dans le premier ouvrage, Taylor montre, de façon intéressante, comment l'«expressivisme» et ses manifestations esthétiques ont contribué à l'émergence d'un soi moderne qui se manifeste aujourd'hui dans les revendications minoritaires et ce qui oppose le «droit à la différence» aux «politiques de l'universel».
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statuent sur ce qui est ou n'est pas de l'art. Le constat s'exprime dans une description ou une définition fondée sur une évaluation, elle-même fondée sur les valeurs auxquelles tel ou tel groupe souscrit à un moment donné.122 Quoi qu'il en soit, ce que la plupart des acteurs appartenant au «monde de l'art», voire à des ensembles plus larges, se refuse à admettre n'est pas la pluralité des styles ou des écoles, mais l'émergence d'œuvres ou d'événements qui leur semblent incompatibles, en ce qu'ils leur paraissent mettre en cause le contenu même de ce qui appartient à l'art. On peut y voir une preuve, s'il en était besoin, des contenus fortement évaluatifs qui s'attachent à une définition de l'art, même si ces contenus n'ont pas droit de cité pour le philosophe. C'est aussi pourquoi, comme s'il y avait là une constante sociologique, les épisodes déstabilisants ou subversifs que l'art du XXe siècle a connus ne semblent pas avoir changé grand chose aux comportements qui tendent à accorder à l'art un caractère sacré que la fameuse disparition de l'«aura» [Benjamin, 1971] est loin d'avoir entraîné avec elle. Dans nos sociétés, comme le montre tout particulièrement le cas de la France, sans doute pour des raisons politiques et institutionnelles particulières qui tiennent à une tradition républicaine et égalitaire peu ouverte aux revendications identitaires des minorités, le type de relativisme esthétique qui s'est imposé avec l'art contemporain et les formes de soutien institutionnel dont il bénéficie, est souvent vécu comme intolérable, ce qui montre à quel point les valeurs esthétiques et les conflits qui leur sont liés peuvent aisément se substituer, à en juger par la vigueur des disputes, à des conflits autrement plus importants sur le plan moral et politique.123 La présumée «crise de l'art contemporain» est largement fonction, non pas tant des pratiques effectives des artistes, que des clivages qui se font jour entre différents publics ou différents agents du «monde de l'art», de la question de savoir si les choix vers lesquels se portent les groupes sont arbitraires ou fondés, et du fait que l'Etat en est désormais partie prenante, étant entendu que si l'idée de choix arbitraires reste tolérable tant qu'il s'agit des individus, elle devient beaucoup moins admissible, dans l'opinion, lorsqu'il s'agit de l'Etat.124 Ainsi, dans un contexte de cette nature — qui diffère beaucoup des contextes dans lesquels la question du relativisme esthétique a été traditionnellement posée — le relativisme n'apparaît pas 122
Les artistes, comme cela a été montré, plus que les critiques ou avant le critiques, sont souvent les premiers à manifester un refus intransigeant. Note à compléter. 123 Cf. Heinich [1998], Rochlitz [1994] et Michaud [1993]: «Si les commissaires officiels, délégués, inspecteurs et responsables des centres d'art soutiennent tel artiste plutôt que tel autre, ce ne saurait être qu'au nom de l'art. la démarche est évidemment circulaire: On choixit Lavier parce qu'ul est important et il devient important parce qu'il est choisi» (cité par Rochlitz [1994, p. 175]. 124 Quiconque a assisté ou participé à une commission au sein de laquelle sont réunis des représentants des pouvoirs publics et des artistes ne peut qu'en être persuadé. La politique des FRAC peut ici servir d'exemple. Constitués au titre des achats que l'Etat s'efforce de réaliser au bénéfice des artistes, et dans la perspective de constitution d'un fonds, les choix qui y sont opérés ne bénéficient pas également à tous les artistes. Du coup ces choix sont régulièrement contestés par ceux qui n'en bénéficient pas ou n'en ont pas encore bénéficié et les exemples montrent que les arguments qui leur sont opposés prennent très souvent la forme circulaire caricaturée par Michaud dans la citation précédente.
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seulement comme un péché contre l'esprit, mais comme une source de difficultés et de tensions dans le champ social et politique, même si, pour ne pas dire du simple fait qu'il y trouve aujourd'hui des conditions nouvelles de possibilité et d'encouragement. Du coup, la question de la justification des choix se pose de façon aiguë. Mais l'apparente urgence d'une solution ne rend pas celle-ci plus aisée pour autant. Il semble même, à en juger par la littérature sur le sujet, que la clarté nécessaire à ce genre de débat soit d'autant plus improbable que les enjeux intellectuels — pour ne pas dire conceptuels — s'y mêlent constamment à des enjeux d'une autre nature, sociaux et politiques, lorsque ce n'est pas individuels ou catégoriels.125 La question du relativisme ne demande donc pas seulement à être soumise à une enquête historique et sociologique, au sens où la sociologie et l'histoire ont à nous dire ce qu'il entre de «relatif» dans nos évaluations et dans nos définitions de l'art, pour ne pas dire dans nos interprétations des œuvres; elle demande aussi à être abordée, en tant que question et telle qu'elle se pose, sur la base des enjeux et des investissements sociaux et politiques aux termes desquels elle est abordée publiquement, comme objet de débat public.126 N o u v e a u c o n fo r m is m e , c o n fo r m is m e d u n o u v e a u On peut certes être tenté de penser que la difficulté n'est qu'apparente et inutilement dramatisée, en ce sens que l'hétérogénéité des pratiques et des œuvres contemporaines n'est pas en soi plus préoccupante que la variété et l'hétérogénéité dans le temps, bien que dans ce dernier cas l'idée d'une histoire en soit affectée, comme nous le verrons plus loin. De plus, ne doit-on pas admettre, comme nous y invite Yves Michaud [1999], que la variété et la pluralité n'impliquent en rien l'absence de critères? A raisonner de la sorte, on prend toutefois le risque de confondre critères et conventions et de sous-estimer ce que les critères, considérés de la sorte, peuvent offrir de singulier, voire d'incommensurable. Les questions qui se posent à ce niveau ne peuvent se résoudre dans la simple présomption de jeux pluriels mais innocents, où tout serait possible en même temps, pourvu que les partenaires des jeux concernés en conviennent entre eux, ou du moins partagent un ensemble de croyances et de valeurs communes. Les cultures humaines aussi possèdent leurs règles et leurs critères, et c'est précisément cela qui est au cœur du relativisme culturel. C'est se faire une singulière idée de l'art — et plus encore de ce qui se produit dans les sociétés humaines ou de ce qu'elles sont à même de tolérer — que de penser la pluralité sur le mode de la coexistence des pratiques et des critères, dès lors qu'ils sont réputés appartenir à des jeux différents; c'est reproduire d'une certaine manière ce que les visions contractualistes — conventionnalistes — présentent de
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Un exemple édifiant est certainement celui qui est né des articles polémiques publiés par la revue Esprit dans plusieurs de ses numéros, en particulier ceux de Juillet-août 1991 et Octobre 1992. Michaud [1997] résume les principaux épisodes des échanges auxquels cette polémique a donné lieu. 126 Voir Rochlitz [1994], chap. 7 et Millet [1987]
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plus contestable.127 La réalité est aujourd'hui celle d'un art divisé, partagé entre des certitudes et des comportements qui opposent le grand nombre à un «monde de l'art» lui-même divisé, dans une situation où le schéma simple tradition / innovation ne semble plus réellement permettre de distinguer, dans ce qu'elles présentent d'apparemment irréductible, les ruptures innovantes des formes entérinées. Le thème de la «fin de l'art», abordé plus loin, autant que l'idée de postmodernité, témoignent de la fin des avant-gardes et de la difficulté qu'il y a désormais à investir les pratiques contemporaines d'un pouvoir d'innovation tel les écarts qui se creusent entre les choix «avertis» et les goûts du plus grand nombre puissent y trouver une explication. Le relativisme, dans ce contexte, épouse la conviction aux termes de laquelle la coexistence de formes antagonistes ou exclusives rencontrerait dans les conditions actuelles de l'histoire une possibilité d'accueil et de justification. D'une part, cet accueil n'est peut-être jamais que la contrepartie d'un art qui tend à s'enfermer dans un schéma routinier de transgression/rejet/intégration [Heinich, 1999]. D'autre part, l'admirable tolérance qui privilégie la coexistence pacifique des pratiques plurielles sur le plan théorique, comme celle qui s'est installée dans les milieux de l'art et dans leurs organes officiels, autrement dit les consensus sur la base desquels le «monde de l'art» parvient à intégrer cette pluralité et à «gérer», comme on dit désormais, le «relativisme esthétique», pourrait bien être l'expression d'un nouveau conformisme au regard duquel toute exigence de justification paraît aisément déplacée.128 Le relativisme esthétique, en dépit des tentatives de sauvetage auxquelles il a été fait allusion, est-il dès lors une dominante de notre horizon esthétique, l'horizon indépassable de notre temps, pour paraphraser une formule de Sartre? A défaut d'une réponse, les réflexions que nous voudrions consacrer à l'histoire de l'art, puis à l'idée d'une «fin de l'art» nous permettront d'avancer un peu plus dans la voie d'un éclaircissement de cette question. Auparavant, quelques remarques retiendront encore notre attention. Dans une certaine mesure, le diagnostic qui conduit à faire l'hypothèse du relativisme, et par conséquent à lui opposer la certitude de normes universelles ou, comme on vient de le voir, la pure et simple existence de critères pluriels, repose sur un débat peut-être égarant qui dépend en grande partie de l'idée qu'on se fait des «propriétés esthétiques». Ce débat oppose en fait l'essentialisme et l'objectivisme esthétique à l'anti-essentialisme subjectiviste. Comme souvent, dans sa forme caricaturale, un tel débat revient à s'enfermer dans une fausse alternative, comme si l'existence ou la non-existence de propriétés esthétiques objectivables conduisait à opter ou bien pour des critères 127
Voir Cometti [1996], chap. 3. On rejoint ici, notons-le en passant, un aspect significatif des conditions dans lesquelles la critique d'art s'exerce aujourd'hui. Elle est partie prenante de la situation que nous venons de décrire; elle épouse les divisions du champ artistique, autant que celles du «mode de l'art»; elle possède ses codes, eux-mêmes fonction de ces divisions; ses modes de justification sont soustraits à l'examen critique, raison pour laquelle elle se méfie des philosophies qui s'intéressent à elle, sauf à entériner le dispositif des divisions dans lesquelles elle s'inscrit, et par là les consensus dans lesquels elle trouve sa justification sociale et le principe de ses mérites intellectuels. 128
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objectifs universalisables ou bien pour l'absence de tout critère, et par conséquent pour l'arbitraire des choix. Yves Michaud a raison de rappeler que l'absence de condition du premier genre ne signifie pas l'absence de critères, mais à cela il faut peut-être ajouter une chose, pour ne pas souscrire aveuglément à une logique ruineuse du tout ou rien ou au type de fausse coexistence auquel il a été fait allusion précédemment. Le domaine artistique n'est pas à ce point défini que l'on puisse y distinguer de façon claire des périodes, des genres ou des styles qui en illusteraient l'essence. Comme le suggérait Moris Weitz, et avant lui Wittgenstein, nous appelons «art» un ensemble de choses et de pratiques que réunissent seulement des ressemblances familiales. Il arrive, dans les périodes d'innovation, que les réalisations d'un artiste ou d'un groupe d'artistes paraissent contenir la négation de ce qui entrait jusqu'alors dans le concept d'art, et par conséquent dans le réseau des parentés que son usage recouvre. Mais le propre de telles parentés est d'être extensibles, comme le montre d'ailleurs le fait que les innovations les plus radicales finissent toujours par y trouver une place, même si le sens en est du même coup renouvelé. Les choix esthétiques qui paraissent aujourd'hui s'opposer ne sont peut-être pas soustraits à ce que Wittgenstein appelait des «relations intermédiaires».129 La pluralité est inscrite au cœur de nos jeux de langage et de nos pratiques artistiques. On dira, si l'on veut, que la relativité y est inscrite du même coup, si du moins ce mot désigne la relativité à des contextes et à des choix qui ne communiquent pas dans une essence commune et unique. Mais précisément, c'est aussi paradoxalement ce défaut qui permet de comprendre pourquoi les choix en apparence les plus étrangers ne le sont qu'en première approximation. Il se pourrait bien que ce qui nous semble incommensurable dans les pratiques artistiques contemporaines tienne davantage aux divisions qui tendent à s'insinuer dans le champ social qu'à la nature des choix esthétiques en tant que tels, même si l'on est autorisé à penser que certains ne survivront pas à la force de provocation dont ils bénéficient. Dans une certaine mesure il appartient à la philosophie et à la critique de fournir à cet égard les éclairages et les éclaircissements opportuns, ce que celle-ci ne peut faire qu'en ne se cantonnant pas dans le relativisme consensuel dont il a été question précédemment.130
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Cf. Cometti [1996], chap. III, 4. D'une certaine manière le principe des relations intermédiaires, en ce qu'il pose la possibilité de passer par des transitions parfois indirectes faisant ainsi apparaître des parentés d'abord inaperçues, peut trouver une illustration dans les pratiques artistiques elles-mêmes. L'usage que Picasso a fait de la photographie dans la période qui culmine avec Les Demoiselles d'Avignon [1906] en offre un exemple remarquable. L'exposition «Le Miroir noir» (Juin 1997) était tout à fait instructive à cet égard. 130 Beardsley [1981], lorsqu'il aborde la question du relativisme esthétique, s'en prend déjà significativement au relativisme des critiques. L'un des arguments qu'il leur oppose consiste précisément à faire valoir ce que comporterait d'improbable une attitude de refus de justification, par exemple au nom du principe qui les conduirait à admettre que leurs évaluations équivalent à l'expression de leur goût personnel.
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E x iste -t-il u n e h is to ir e d e l'a r t? Les problèmes philosophiques posés par l'histoire de l'art sont en partie liés aux conditions qui ont vu apparaître le spectre du relativisme dans le champ esthétique, c'est-à-dire aux conditions qui ont transformé la situation d'une pluralité du goût ou de la diversité des cultures et des formes d'expression en un problème perçu sous la forme de l'existence de formes d'art et de choix réputés incompatibles ou contradictoires, situation qui paraît caractériser nos sociétés.131 Plus élémentairement, l'idée d'une histoire de l'art repose sur la supposition d'une succession de pratiques, de styles, de choix, pouvant être réunis sous une visée commune, de telle façon qu'on puisse y percevoir un fil directeur. Les Vies des meilleurs artistes, peintres et sculpteurs, de Giorgio Vasari, illustrent cette conviction. Et de fait, jusqu'à une période récente, cette vision l'a emporté, comme si les arts obéissaient à un développement orienté de telle façon que les œuvres y trouvent naturellement la place qui leur y était pour ainsi dire réservée. Bien entendu, une telle image repose sur une construction a posteriori, que le récit de Vasari a largement contribué à populariser. Hans Belting [1989] lui attribue un rôle de premier plan dans la naissance et le développement des convictions autour desquelles l'histoire de l'art s'est constituée. «Vasari, dit Belting, écrit l'histoire d'une norme», et si, comme le montre également Belting, l'historiographie s'est ensuite dégagée de ce type de système normatif (ibid., p. 19), elle n'en a pas moins souvent conservé le modèle organiciste, et surtout, les présupposés évolutionnistes, si bien que même les croyances de l'avant-garde, dans la période moderne, n'ont pas fondamentalement bouleversé la «confiance dans un avenir de progrès et d'innovation continu.» [ibid., p.25].Comme l'écrit encore Belting, «C'est seulement avec la crise des avant-gardes et la perte de confiance dans une continuité signifiante et un sens de l'histoire que ce programme d'histoire de l'art a perdu le soutien dont il avait le plus besoin, celui de l'expérience contemporaine de l'art.» (ibid., p. 26) On observera, à ce sujet, que les convictions qui étaient au cœur de cette vision des choses concernent à la fois l'art et l'histoire, c'est-à-dire les pratiques artistiques, avec les finalités qui en déterminent le sens, aussi bien que les conditions qui orientent le travail des historiens, les buts qu'ils poursuivent, le type d'intelligibilité à laquelle ils s'efforcent, etc. On en connaît les variantes qui, de Vasari à Hegel, Riegl ou Wölfflin,132 ont souverainement inspiré la conscience d'un art possédant ses propres lois de développement. Une forme ultime, quoique singulièrement animée
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Voir toutefois, à ce sujet, les observations de McEvilley [1974]: «Histoire de l'art ou histoire sainte», p. 121-153. IL y montre notamment que «L'état d'esprit apocalyptique entourant les notions de modernisme et de post-modernisme a fini par occulter le fait qu'il y a eu avant eux d'autres modernismes et d'autres post-modernismes.» 132 Cf. Hegel [1832], Riegl [1893], Wölfflin [1915]. Pour Riegl, dans ses Stilfragen de 1893, à la différence de Gottfried Semper qui défendait le principe d'un matérlaisme esthétique, l'intention artistique (Kunswollen) est au coeur de la vie autonome des formes.
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par les impératifs présumés de la modernité, a trouvé une illustration dans les idées autour desquelles Clement Greenberg [1988], dans le contexte américain des années cinquante, a forgé sa conception du modernisme, de la peinture et de l'avant-garde. Dans les différents cas, que l'autonomie présumée soit celle des arts ou de chaque art en particulier, comme dans le cas de Greenberg, il est clair qu'on a affaire à des conceptions qui reposent sur un présupposé commun à la plupart des théories de l'art, qu'elles soient le fait des artistes, des théoriciens ou des critiques, parfois les plus différentes en apparence. La «conscience artiste» lui est en partie subordonnée, comme le montrent le romantisme, les théories de l'art pour l'art ou des avant-gardes du XXIe et du XXe siècles. Il est significatif que les présuppositions concernées brillent de leurs derniers feux dans la vision greenbergienne, au moment où la revendication d'autonomie est sur le point de subir l'assaut de pratiques artistiques qui cherchent à combler, selon le mot de Rauschenberg, «le vide qui sépare l'art de la vie».133 Le Pop art joua, au demeurant, un rôle important dans les bouleversements qui affectèrent l'idée de l'art et de l'histoire de l'art. Les facteurs qui, depuis, ont contribué à jeter le trouble sur cette dernière, se sont notamment illustrés dans une mise en question des présuppositions d'essence qui régissaient jusqu'alors le contenu même de la notion d'art, ainsi que les rapports entre les arts. Les aspects les plus visibles de cette mise en question sont ceux qui disqualifient des distinctions aussi classiques que celles qui opposaient la peinture et la sculpture, par exemple, et surtout ceux qui, renouant avec les audaces de Duchamp dès le début du siècle, réinscrivent l'art dans un réseau d'échange avec la vie et les objets de toutes sortes qui appartiennent à notre horizon culturel.134 Ce double constat modifie les termes mêmes dans lequels se pose la question d'une histoire de l'art. Bien entendu, au contraire, rien ne permet de soustraire au temps ni l'art ni ses objets, mais ce temps ne peut plus être perçu comme un temps propre, unique, pas plus d'ailleurs que comme un temps unifié dont on pourrait saisir les lignes de développement et de croissance. Au reste, ce que ces idées contiennent d'improbable se conjugue aux problèmes posés par une définition de l'art, car à défaut de principe d'autonomie — fût-elle relative — et d'unité, on ne voit pas comment on pourrait voir dans ce que nous nommons «art» autre chose qu'un ensemble de pratiques et d'objets apparentés, susceptible d'en accueillir de nouveaux, sans qu'il soit apparemment permis de concevoir quelque limite à cela. Il en va ici comme de l'interprétation. Nous savons, et il le faut bien, que n'importe quoi ne peut pas être de l'art — en tout cas à un moment donné —, mais nous ne disposons d'aucun critère sûr qui nous permettrait d'en fixer les limites, peut-être même pas
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Voir, à ce sujet, Kraus [1993]. À titre d'exemple, contre les thèses de Greenberg sur la peinture et les conséquences qui en découlent pour la définition des arts, on consultera Judd [1991]. 134 Belting [1989], p. 42, est on ne peut plus net: «La forme artistique n'existe pas seulement dans une histoire formelle interne propre à chaque genre.» Plus généralement, les analyses de Belting s'articulent à une vision qui, comme celle de Baxandall, cité par Belting, s'illustre dans la philosophie wittgensteinienne des jeux de langage. A titre d'exemple artistique, on pensera aussi à «Fluxus».
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— contrairement à ce que supposent les définitions historiques de l'art — le rapport à une histoire (passée) ou à une tradition qui, en tant que telles, restent toujours exposées aux conséquences d'éventuelles innovations radicales. On sera peut-être tenté de penser, comme nous y invitent aujourd'hui les thèses de la «fin de l'art» [Danto, 1997] que les innovations radicales sont devenues elles-mêmes choses improbables. Au fond de ce genre de conviction et des conceptions auxquelles elle a donné lieu, il y a comme une évidence dont le coût est peut-être plus important qu'on ne croit, et dont on n'a retenu jusqu'à présent que le passif: la perte d'une essence et d'un principe d'unité, elle-même subordonnée, en fait, à ce que l'on pourrait appeler une «absence de qualités», que celle-ci soit réelle ou illusoire: le fait que nous ne sommes pas en mesure d'attribuer aux objets que nous rangeons sous le concept «art» des propriétés objectives identifiables. La fin présumée de l'histoire de l'art en est une conséquence, de même, comme nous allons le voir, que l'apparition de théories destinées à suppléer ce manque sans toutefois perdre le bénéfice d'une définition de l'art. L 'a r t e t s e s in s titu tio n s Dans un contexte comme celui que nous venons de dessiner à grands traits, les institutions jouent sans nul doute un rôle important. Comme nous l'avons vu précédemment en évoquant les problèmes liées à une définition de l'art, les «théories institutionnelles» auront eu le mérite d'attirer l'attention sur la nature des conditions aux termes desquelles un objet acquiert le statut de «candidat» à l'appréciation esthétique. Sans revenir sur les éclairages qu'il est permis d'y trouver, ni sur les réserves ou les limites que rencontrent les théories considérées, il ne sera pas inutile de s'arrêter quelques instants sur la fonction et le jeu conjugué des institutions. La première de ces fonctions, celle qui paraît l'emporter sur toutes les autres, tient à la reconnaissance à laquelle elles sont à même de contribuer. Mais cette reconnaissance est ellemême ambiguë. Le mot — on rencontrera le même problème à propos de la critique — paraît impliquer la possession préalable d'une qualité susceptible d'accéder à une dimension publique, sous l'effet d'une «attribution» qui en entérine l'effectivité. Or, l'une des questions que pose inévitablement, en particulier dans le contexte contemporain, le fonctionnement des institutions sous l'effet desquels s'opère cette reconnaissance consiste à demander jusqu'à quel point les processus institutionnels qui en sont la source peuvent se voir attribuer un rôle déterminant ou promotionnel.135 Bien entendu, la conscience plus ou moins confuse d'une absence de propriétés discriminantes physiques et perceptuelles — au moins pour toute une catégorie d'«œuvres»
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À cette question, on pourra associer les thèmes et les analyses développés par De Duve [1989] et [1998].
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publiquement reconnues — est de nature à favoriser cette hypothèse, et par conséquent la méfiance qu'elle inspire à quelques-uns. Le rôle des institutions est probablement au centre de nombreux malentendus qui alimentent en permanence la chronique de l'art, de ses crises ou de ses scandales supposés, et il n'est certainement pas facile de parvenir à un minimum de clarté dans le maquis des conceptions qui s'opposent, ni des problèmes et des enjeux qui, sous les divers angles qui ont retenu notre attention jusqu'ici, entrent inévitablement en ligne de compte. On peut du moins essayer, en essayant de relier clairement ces différents points de vue à la question des institutions et de leur rôle. Revenons, pour cela, à la nature des institutions considérées. Elles sont à la fois d'ordre social, économique, culturel et politique. Dans les sociétés développées du XXe siècle, l'art est une dimension de la culture, laquelle est désormais un enjeu politique, social et économique.136 Le «Monde de l'art», cher à Danto et à Dickie, s'illustre dans la complexité des rapports qui placent les acteurs de l'art: presse spécialisée, galeries, marchands, collectionneurs, sponsors divers, musées, pouvoirs publics, etc., dans un jeu de dépendance et d'interdépendance ne permettant plus de tenir les valeurs esthétiques pour indépendantes d'une multitude d'enjeux d'une autre nature.137 Ces enjeux, étroitement liés à ce que Bourdieu appelle le «capital symbolique», peuvent être appréciés diversement. Le «marché de l'art» est le lieu où ils se concentrent, en faisant communiquer valeur esthétique et valeur d'échange, selon des lois ou des rapports qui tendent à les faire apparaître pour équivalentes. En ce sens, il n'est pas très étonnant qu'au même moment et dans les mêmes conditions on puisse assister à l'essor du marché de l'art et à l'émergence d'un art qui a cessé de se définir par des propriétés substantielles.138 L'importance reconnue à ces propriétés est inversement proportionnelle au rôle des institutions de l'art et à la place du marché de l'art dans les processus de reconnaissance des artistes et de la valeur esthétique des œuvres. L'art peut à tout moment, et à tous égards, jouer le rôle dévolu à l'argent, lui-même devenu, dans son abstraction numérique, cet équivalent général dont parlait Marx, avant même que l'on assiste à l'emprise croissante des puissances strictement financières sur l'économie. Nos comportements esthétiques sont significativement comparables aux réactions que suscitent valeur d'usage et valeur d'échange. Nous attendons des objets — cela vaut pour toutes les sortes de marchandises, c'est-à-dire pour tout ce qui se vend sur le marché — qu'ils répondent à nos besoins ou à nos goûts, ou pour tout dire qu'ils possèdent une valeur d'usage. Lorsque celle-ci disparaît sous la seule valeur d'échange ou s'absorbe dans les seules ressources du plaisir,139 le mirage cesse et l'attribution d'une valeur (d'échange) nous apparaît alors incompréhensible, absurde, arbitraire. Bien des réactions que soulèvent les œuvres d'art sont de cet ordre, y compris lorsqu'il s'agit 136
Cf. les analyses de Habermas [1990] sur la culture et la politique. Cf. Moulin [1995], ainsi que Monnier [1995]. 138 Cf. Le Monde des débats, «Un art sans 139 Cf. Rochlitz [1999] et sa critique de Genette et de Schaeffer sous ce rapport.. 137
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d'œuvres appréciées, mais qui acquièrent sur le marché une valeur inouïe, même s'il nous faudrait penser que les processus de détermination de la valeur de l'art ne diffèrent pas différents de ceux qui opèrent sur le marché. Ces remarques voudraient indiquer que le rôle des institutions de l'art est désormais encore plus important qu'on ne croit, et qu'il affecte sans aucune doute, d'une façon qui demande à être étudiée, la détermination de sa valeur. Les études réalisées par Raymonde Moulin [1995], Nathalie Heinich [1998] et d'autres sociologues, se concentrent dans cette évidence.140 Du coup, on se heurte à un problème qui est également au cœur, au moins implicitement, d'un bon nombre de débats sur la valeur de l'art , et qui permet peut-être d'en résumer l'essentiel. En dépit d'un renouveau de l'intérêt pour le beau, tel qu'il se manifeste un peu partout, notre intérêt pour l'art, depuis le XIe siècle, s'est amplement transformé en une attention portée à ce qui en constitue à nos yeux le sens et la valeur. Les œuvres d'art sont candidates à une appréciation qui dépend certes de leur pouvoir émotionnel, mais en relation avec le sens que nous leur attribuons, de sorte que leur valeur semble fondamentalement en dépendre. Telle paraît être la limite des processus dont la fonction pourrait nous amener à penser qu'ils sont à la source de la détermination de sa valeur. Toutefois, comme certaines théories se sont proposées de le montrer, le «sens» attribué à l'art et aux œuvres d'art n'est peut-être pas lui-même dissociable du rôle joué par les institutions de l'art ou en tout cas par le «monde de l'art». C'est ce que nous tâcherons de montrer en nous tournant maintenant vers les raisons invoquées en faveur d'une «fin de l'art». L 'id é e d 'u n e « fin d e l'a rt» Récapitulons, tout d'abord, les principales étapes de notre cheminement dans ce chapitre. Les principales observations qui y ont été présentées avaient pour objet de mettre en évidence la nature des liens qui donnent à l'art un statut social et historique, et à en tirer les conséquences. L'autonomie artistique est une invention qui, sous ce rapport, ne résiste pas à l'examen, qui doit être relativisée, et qui a trouvé une source de contestation dans les pratiques artistiques elles-mêmes.141 Elle n'en appartient pas moins à notre tradition; elle en constitue même un moment essentiel, pour ne pas dire l'un des nerfs, mais elle appartient peut-être définitivement au passé, de sorte qu'il nous faut aussi en tirer les conséquences autant pour l'histoire de l'art qu'au regard de l'idée que nous pouvons nous faire de la valeur de l'art et de son devenir. Sous l'angle qui vient d'être adopté, cette
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Cf. les intéressantes remarques de McEvilley [1994, p. 128] à propos de la valeur, lorsqu'il évoque le temps où, à la fin du Vè siècle AJC, «à l'instar de la pièce de monnaie (apparue peu de temps auparavant), l'œuvre d'art devint sa propre monnaie d'échange.». 141 Une question, posée par Bourdieu [1989], par exemple, dans un sens proche de Adorno, consisterait à se demander si cette autonomie n'est tout de même pas la condition d'une fonction critique de l'art. Voir aussi Jimenez [1995].
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dernière question se révèle étroitement liée à celle de savoir ce que l'art doit à des conditions sociales et historiques données, et par conséquent aux institutions auxquelles il est lié. Nous avons évoqué à plusieurs reprises l'idée d'un «monde de l'art», introduite par Danto dans ses premiers travaux de philosophie de l'art, et réaménagée depuis au titre du rôle qu'il attribue à l'interprétation pour une définition de l'art. Dans une théorie comme la sienne, le problème posé par la notion même de propriétés objectives artistiques identifiables des œuvres d'art, susceptibles de fonder ce qui les distingue des simples objets, subit un déplacement. Là où nous constatons l'absence de telle propriétés, conformément à une constatation dont nous avons vu sur quelles issues ontologiques elle débouche, Danto transforme le diagnostic en une absence de propriétés physiques et perceptuelles discernables qui débouche, à ses yeux, sur un problème de démarcation. Si rien ne permet de distinguer une œuvre d'art d'un simple objet d'un strict point de vue physique et perceptuel, cette distinction doit faire appel à quelque propriété «invisible» [Danto, 1997]. Le «monde de l'art» de Danto est destiné à combler cette lacune et à rendre intelligible les démarcations que nous établissons. Une œuvre d'art se qualifie toujours comme telle dans un «monde de l'art» qui en définit les propriétés distinctives historiquement, mais de façon néanmoins essentielle, en l'inscrivant dans un horizon d'«interprétation». Autrement dit, les propriétés qui définissent une œuvre d'art ne sont pas d'ordre physique et perceptuel, mais conceptuel. Cette première idée, telle qu'on la rencontre chez Danto, rappellera peut-être déjà à ses lecteurs la conviction plus ancienne qui conduisait Hegel [1832] a inscrire l'art au premier échelon d'une hiérarchie dont faisaient également partie la religion et la philosophie, comme mode de révélation du vrai, c'est-à-dire précisément de l'idée ou du concept (Begriff) dans une histoire qui était celle de l'auto-constitution et de l'auto-manifestation de l'Esprit (Geist). Observons, pour l'instant, que la position défendue par Danto à ce sujet revient à attribuer aux institutions de l'art — même si ses idées ne sont pas étayées sociologiquement, et si finalement son idée d'un «monde de l'art» reste très largement spéculative, au point qu'elle ressemble fortement à un «esprit du temps» — une fonction de détermination du sens qui est aussi détermination de la valeur, mais d'une manière telle que la seconde reste subordonnée à la première. C'est aussi ce qui rapproche Danto de Hegel, bien que ce dernier, dans sa philosophie, était très loin de tenir pour quantité négligeable ou secondaire les processus à l'œuvre dans la société civile ou dans la sphère politique proprement dite. L'essentialisme de Danto le conduit toutefois à épouser une thèse que d'aucuns trouveront paradoxale, mais qui semble faire pendant à la question d'une fin de l'histoire de l'art, celle d'une «fin de l'art» tout court. Mais les raisons qui la fondent ne sont pas exactement de même nature que celles d'une fin de l'histoire de l'art. Dans ce dernier cas, en effet, comme nous l'avons vu, parler d'une fin de l'histoire de l'art revient seulement à prendre acte de conditions qui interdisent de penser l'art en fonction d'un principe d'unité ou d'une direction qui lui assureraient un principe de
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développement. La fin de l'histoire de l'art n'est pas la fin de l'art, au sens d'une activité ou d'un champ de l'expérience humaine qui s'éteindrait de lui-même. L'idée d'une fin de l'art est un peu différente. Bien entendu, Danto, pas plus que Hegel en son temps, ne songe nullement à une «mort de l'art», mais il pense que l'art a atteint les fins qui y étaient à l'œuvre. On pourrait croire qu'avec le Fauvisme et l'expressionnisme, l'art s'est pulvérisé en une multitude d'entreprises individuelles ne permettant plus de donner à la notion d'art le minimum d'unité et de cohérence qui permettraient de l'inscrire dans une histoire — ce diagnostic rejoint en partie celui de Belting — mais le Pop art, pour Danto, a joué le rôle d'une révélation projetant respectivement la lumière dont nous avions besoin.142 Si les démarcations sont conceptuelles, si la question de l'art est une question philosophique, et s'il appartient à la philosophie de fournir la réponse que l'art nous pose, il devient alors permis de considérer qu'avec le XXe siècle, l'art a atteint la fin qui appartenait à son concept, de sorte que nous sommes bien à l'âge de la «fin de l'art». Cette fin ne signifie pas que l'art s'arrête, mais qu'il continue dans une perpétuation qui n'a plus rien à voir avec quelque progrès que ce soit. Sous ce rapport, l'art n'a pas de futur, il appartient à un éternel présent, autorisant tous les projets, tous les styles, excepté celui qui viserait un progrès. Il y a , on le voit, entre la thèse de la «fin de l'art» et celle d'une «fin de l'histoire de l'art» d'importantes différences. Les thèses de Belting reposent sur une contestation de l'essentialisme, de l'historicisme et de l'organicisme que nous devons à une vision de l'art héritée de la Renaissance. Sa contestation recouvre la répudiation de toute idée de «fin» au sens de quelque téléologie que ce soit. Les thèses défendues par Danto, au contraire, font appel à une finalité qui n'éclate au grand jour qu'au XXe siècle, et qui permet d'articuler un essentialisme et un historicisme de principe.143 Du coup, ce n'est évidemment pas de la même thèse qu'il s'agit, ni de la même «fin». On serait presque tenté de dire que la «fin de l'histoire de l'art», chez Belting, signe la fin d'une mythologie, là où la «fin de l'art», chez Danto, marque le commencement d'une autre. Mais seules comptent les différences, et le fait patent que dans l'un et l'autre cas, même si ce n'est pas dans le même sens, ni au service des mêmes thèses, l'art se présente dans sa relation à son environnement, dans le rapport qui le rend solidaire de ce que Wittgenstein appelait la totalité de nos autres jeux de langage et de ce que le sociologiue considèrera comme de nature institutionnelle. D'autre part, si ces thèmes rappellent ceux de la «post-modernité», on remarquera toutefois que l'essentialisme de Danto ne s'en approche qu'en apparence, dans la mesure où s'il met fin à ce que Lyotard appelait les «grands récits», c'est tout de même au profit d'un ultime récit qui, comme dans la philosophie de Hegel, est supposé contenir tous les autres.
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Voir Danto [1993], «La fin de l'art» où la question «philosophique» posée par le Popart, selon Danto, est mise en relation avec les événements majeurs qui avaient marqué jusque-là les principaux épisodes de l'histoire de l'art. 143 Cf. Danto [xxxx] où l'auteur expose la nature de son essentialisme et de son historicisme.
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VIII. La critique Pour être un bon critique, il ne suffit pas d'accumuler une masse étendue d'informations sur l'art auquel on s'intéresse, ni d'en avoir une riche expérience; il faut être capable d'organiser ces données de manière fructueuse, et il faut aussi être à même d'en offrir une formulation qui se puisse comprendre. Monroe Beardsley [1958, 5]
Développement et conceptions de la critique Au tout début de son livre: Aesthetics: Problems in the Philosophy of Criticism, Monroe Beardsley [1981, 1] suggère qu'«il n'y aurait pas de problèmes d'esthétique [...] si personne n'avait jamais parlé des œuvres d'art.» Il y a, bien entendu, différentes façons de parler des œuvres d'art. S'il en est une à laquelle toutefois on doit reconnaître une sorte de priorité, c'est bien celle qui consiste à en faire l'objet d'un jugement, d'une assertion destinée à en apprécier le contenu, les ambitions et la réussite. Tel est, sommairement défini, l'objet de la critique. Elle s'exprime dans des jugements; elle porte sur des œuvres, à la différence des théories et des philosophies de l'art, plus naturellement portées vers l'examen de problèmes généraux; elle illustre, pour ainsi dire, la réponse que les œuvres appellent, si du moins on veut bien admettre que cette réponse ne saurait être muette, strictement émotionnelle, vécue et non articulée. Est-il besoin de le dire, cette rapide caractérisation laisse de côté beaucoup d'autres «réponses» possibles, que les œuvres appellent ou justifient lorsqu'elles sont investies d'autres fonctions ou d'autres significations que spécifiquement esthétiques, autrement dit lorsqu'elles sont destinées à fonctionner dans d'autres contextes que celui auquel ce mot renvoie dans notre civilisation et dans notre histoire. C'est évidemment pourquoi la critique d'art ne bénéficie d'une «priorité», en tant que discours particulier sur les œuvres, que là où il est au moins implicitement établi que les œuvres d'art possèdent une valeur en elles-mêmes. Si l'on admet cela, on conviendra également que la «réponse critique» existe là où un «jugement» qui prend en compte cette valeur est exprimé, même si c'est pour leur en refuser le bénéfice.144 En un sens, cela signifie que les jugements critiques sur l'art ne sont l'apanage d'aucune civilisation, ni d'aucun âge de l'humanité en particulier. Il peut d'autant moins en être autrement 144
Exprimé, c'est-à-dire rendu public. S'agissant de la critique d'art et des formes qu'elle revêt pour nous comme genre, il convient de faire la part des modes et des supports qui en sont partie prenante. Son rôle de médiatrice [Moulin, 1992] s'actualise aussi bien dans des journaux que dans des revues spécialisées, dans des préfaces ou des articles de catalogues que dans des livres, sans parler, bien entendu, des possibilités qu'offrent la radio et la télévision, voire d'autres médias.
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que le jugement critique, même si c'est de façon différente, est impliqué dans l'idée même de production artistique comme production libre, voire dans ce que l'on peut attendre de l'art.145 En même temps, toutefois, cela nous permet également de comprendre pourquoi la critique s'est développée, comme un genre spécifique, dans des conditions historiques, politiques, culturelles et institutionnelles qui ont contribué à assurer à l'art un statut et une valeur spécifiques au sein de nos sociétés. A p e r ç u s h is to r iq u e s Sans préjuger pour l'instant des conceptions qui s'y sont illustrées, on peut dire que la critique d'art connaît ses premiers développements au XVIIIè siècle, même si la Renaissance, source d'un tournant majeur au regard des conceptions modernes de l'art [Belting, 1998, p. 633-645], en contenait en partie les prémisses. Comme genre et pratique spécifiques, la critique a trouvé l'une de ses conditions essentielles dans l'émergence d'un statut indépendant de l'artiste socialement valorisé et, corrélativement, dans un statut autonome de l'art dont on ne connaît pas d'exemple avant la Renaissance,146 et qui n'est devenu effectif qu'au XVIIIè siècle — le «siècle de la critique», comme Cassirer [1970] l'a justement souligné —, dans le contexte des Lumières, du développement des expositions et de l'esthétique philosophique.147 Sur ce dernier point, les écrits de Baumgarten [1988], de Hume [1974], de Kant [1986], mais aussi de Winckelmann, jettent une lumière qui ne concerne pas seulement l'esthétique, dont nous envisagerons plus loin les rapports avec la critique, mais la question de l'évaluation des œuvres d'art, et par conséquent les conditions et les finalités d'une critique d'art. Hume et Kant, notamment, en abordant la question du goût sous l'angle du jugement et de la subjectivité, ont posé les fondements d'une réflexion sur le beau permettant d'attribuer au jugement critique un rôle de premier plan, et s'ouvrant sur des enjeux dont la fameuse antinomie du goût permet de prendre la mesure [Kant 1986, § 56]. Comme cela a été justement souligné, l'importance de la critique, telle qu'elle se manifeste au cœur même du jugement de goût — indépendamment de toute professionnalisation —, entre en relation avec l'émergence d'un espace public propre aux sociétés modernes, et par conséquent avec 145
Il s'agit d'un aspect que nous laisserons ici de côté. Observons toutefois que la fonction critique légitimement reconnue à l'art comme l'une de ses potentialités, voire comme l'une de ses finalités selon certains auteurs ou certains artistes implique cela. On songera aux positions respectives de Bourdieu [1989], par exemple, ou d'Adorno [1989]. Le livre de Marc Jimenez [1995] analyse la situation de la critique, au sein de l'art et du discours sur l'art, sous l'angle de sa dimension sociale et politique. Pour reprendre une expression e McEvilley [1994, p. 9], le rôle du critique se situe ici entre le «contrôleur qualité» et la «conscience radicale». 146 Voir à ce sujet Edgar Zilsel [1993] qui montre, à travers une étude de l'idée de génie qui s'étend de l'antiquité à la période moderne, comment les arts acquièrent cette indépendance, et comment celle-ci commence par s'attacher à la figure du peintre à la Renaissance. 147 Sous ce rapport, les «Salons» de Diderot offrent un exemple éclairant et décisif. Voir Diderot [1984] et la préface des éditeurs qui évoquent de façon instructive la manière dont Diderot est devenu critique d'art.
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une «rationalisation» que Jürgen Habermas rapporte à un processus de «différenciation de la raison» [Habermas, 1987, t. 1, 35-39] qui fait de l'art un domaine autonome, avec ses prétentions propres, à côté de l'éthique et de la rationalité scientifique et expérimentale. Mais ces différents aspects, pour importants qu'ils soient, ne permettent pas à eux seuls de rendre compte des formes que la critique a revêtues ni des évolutions qu'elle a connues, pas plus que du rôle qu'on est en droit de lui attribuer. Le s fonctions et le statut de la critique se sont modifiés en relation avec les évolutions que l'art a traversées et avec ce que nos conceptions de l'art en ont retenu. Quiconque comparerait simplement l'idée de la critique qui se dégage des réflexions de Hume ou de Kant avec ce qu'en dit un poète comme Baudelaire ne pourrait qu'être frappé par les contrastes auxquels il serait ainsi confronté. Pour l'essentiel, au XVIIIè siècle, le jugement critique s'illustre dans une évaluation qui trouve son point d'application dans les qualités esthétiques des œuvres, le beau au premier chef, et qui entre ainsi en étroite corrélation avec le goût. Une œuvre d'art doit être belle ou sublime et le jugement critique est essentiellement tourné vers la recherche et l'appréciation de ces qualités.148 Au XIe siècle, en revanche, comme on le voit chez Baudelaire, la critique d'art exalte certes la sublimité des œuvres, mais elle est davantage portée à nouer avec elles un dialogue qui en appelle davantage aux facultés d'imagination du critique, pour ne pas dire à ses facultés poétiques. On connaît l'appel de Baudelaire [1971, ]à l'«individualisme» et au «romantisme»: «pour être juste, c'està-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons.» De Hume [1974], qui examine à sa manière les conditions d'une critique d'art dans son fameux essai sur «The Standard of Taste», à Baudelaire, l'horizon intellectuel et philosophique, autant que les conditions même de création et de réception des œuvres, ont sans nul doute changé. Sur le plan intellectuel et philosophique, pour la plupart des esprits, le romantisme a modifié la nature du rapport à l'art et au beau en introduisant l'idée d'une souveraineté de l'art et l'auto-affirmation des pouvoirs de l'artiste, dont le rôle semble avoir été d'autant plus important que la critique en a été une pièce maîtresse,149 et que la question du sens s'y est superposée à celle du beau proprement dit. Avec le romantisme, l'art ouvre les portes de l'invisible ou de l'absolu; l'artiste, pour reprendre le mot de Rimbaud, devient «voyant». Dans le même temps, sur le plan social en particulier, le statut 148
Voir Dickie [1996]. Ce privilège des qualités esthétiques est ce qui découle de la notion de goût et du statut dont il est philosophiquement investi. Plus concrètement, lorsqu'on se tourne vers ce que l'on peut lire sous la plume de critiques comme Diderot, par exemple, les choses se révèlent plus compliquées, car les «qualités esthétiques» et les jugements que l'on porte sur elles se révèlent solidaires de facteurs d'ordre divers, éthiques, par exemple, et plus simplement encore de «descriptions» — toujours potentiellement diverses et variables — dont Baxandall [1991] a montré le rôle décisif dans l'«explication des tableaux». 149 Dans le contexte allemand, la critique, comme on le voit chez les frères Schlegel ou chez Novalis, a pour ainsi dire fait corps avec le premier romantisme. D'autre part, le concept de critique a été intégré au concept romantique de l'art. Voir, à ce sujet, W. Benjamin [1986].
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de l'artiste entre dans des relations ambiguës avec la puissance et les appétits de la bourgeoisie [Bourdieu, 1971]; son indépendance, revendiquée sur un mode conflictuel par rapport aux valeurs de la société bourgeoise, s'illustre dans des manifestations de rivalité qui l'opposent aux idées convenues, et qui en font le porte-parole d'idées ou d'une image de la vie différente de celle de la science ou de la philosophie. Cette rivalité trouve diverses illustrations dans la conviction de ce qui sépare l'art et la pensée rationnelle, voire de ce qui les oppose. Max Weber [1959], lorsqu'il distingue l'art et la science, en offre une illustration; Nietzsche, lorsqu'il les oppose, au point de faire de l'art le seul pôle imaginable d'une transmutation de toutes les valeurs, pousse à la limite un hiatus qui trouve ses prémices dans la situation de l'art au XIe siècle et dans les convictions que le romantisme a nourries. Il n'est pas jusqu'aux conceptions de la sublimité de l'art, telles qu'elles se manifestent encore aujourd'hui, qui n'en portent témoignage. Dès lors, la critique s'exprime dans des conceptions et dans des choix qui privilègient la question — voire l'«énigme» — du sens, plus que du goût ou des «qualités» esthétiques. Dès lors, l'acte critique marie l'évaluation à l'interprétation et à l'expression. Ces deux pôles: le pôle évaluatif et le pôle herméneutique, peuvent se conjuguer de diverses façons; en même temps, ils posent le problème des rapports entre la critique et l'esthétique. C ritiq u e e t e sth é tiq u e D'un point de vue philosophique, ces rapports dépendent en effet pour une large part de la place attibuée à l'évaluation et/ou à l'interprétation dans la définition de l'esthétique ou de la réflexion philosophique sur l'art. En simplifiant, on peut y voir la condition sous laquelle esthétique et critique sont tenues ou non pour solidaires, en ce sens qu'une conception de l'art qui en détache la définition de toute évaluation tend naturellement à se rendre indépendante de la critique, soit qu'elle en conteste la pertinence au regard de ses préoccupations propres, soit qu'elle se situe dans l'horizon d'un rapport direct à son objet, c'est-à-dire à l'art, et qu'elle se constitue alors comme «philosophie de l'art», plus que comme esthétique à proprement parler.150 Q Quelques considérations historiques permettront, à cet égard, d'y voir un peu plus clair. Le point de vue «esthétique» - tel qu'il a acquis droit de cité au XVIIIè siècle, a d'abord été un point de vue évaluatif. Le jugement de goût ne vise pas à décrire une propriété objective ou objectivable, stricto sensu, mais à apprécier les qualités présumées d'une œuvre en faisant appel, pour cela, à des capacités de discernement ou à des ressources qui sont celles du jugement et qui, si elles posent le problème d'une «norme du goût», comme on le voit chez Hume, n'en demeurent pas moins 150
On en trouve une illustration — au premier sens — dans ce qui sépare l'esthétique de Goodman, par exemple, de celle de Beardsley dans le contexte américain. Un exemple européen de cette dissociation — au deuxième sens — pourrait être fournie par les écrits de Merleau-Ponty sur la peinture.
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subjectives. Il y entre sans doute, comme le suggère Genette [1997], une illusion constitutive fondée sur la forme même du jugement de goût, comme Kant l'avait bien vu, mais dire d'une chose qu'elle est belle, c'est essentiellement lui adresser un compliment.151 Pour l'esthétique du XVIIIè siècle, centrée sur la notion du goût, les jugements esthétiques sont des jugements évaluatifs qui renferment un point de vue normatif. Une définition comme la définition kantienne des «beauxarts» en appelle à un point de vue évaluatif dans la mesure où le beau y occupe une place centrale, et où la reconnaissance d'un objet comme appartenant à l'art renferme, de ce fait, une évaluation positive. Lorsque, d'aventure, une telle évaluation fait défaut, l'objet perd les qualités que le jugement associe à ses éventuelles prétentions, et le refus de lui reconnaître le bénéfice de la beauté revient à l'exclure de la sphère des beaux-arts.152 Bien entendu, la situation devient autrement compliquée lorsque le beau cesse d'apparaître comme la qualité cardinale de l'œuvre d'art, autrement dit lorsque le point de vue du goût perd sa pertinence et s'ouvre sur d'autres types d'évaluation. Depuis le XIe siècle, en particulier avec le romantisme, autant qu'avec l'hégélianisme ou le développement de l'herméneutique et des sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften), le point de vue du goût a décliné, au point qu'une sorte de schisme s'est établi entre l'attitude esthétique, portée à des formes d'appréciation simple, d'inspiration généralement conservatrice — le goût est toujours en retard d'une révolution lorsque la création artistique se recommande de l'innovation — et les revendications des artistes, comme on le voit chez les grands poètes ou chez les grands peintres, tournés vers des découvertes ou des horizons qui ne communiquent pas spontanément avec ceux du public. D'une certaine manière, l'esthétique du XVIIIè siècle, à travers la place qu'elle faisait au jugement de goût et la confiance qu'elle accordait aux capacités critiques de chacun, répondait à une inspiration égalitaire et démocratique qui s'accordait avec l'émergence d'un nouvel espace public. En revanche, les perspectives qui voient le jour au XIe siècle répondent à une inspiration différente, même si la société bourgeoise y est souvent répudiée, si bien que la critique y noue avec l'art des rapports plus intimes qui en ont transformé la nature et les enjeux dans le sens d'une professionnalisation tendant à en faire perdre de vue les évaluations sous-jacentes. Car là où le critique bénéficie d'un statut professionnel, les verdicts acquièrent une autorité soustraite au type de discussion qu'autorisait le jugement de goût, soit que cette autorité en appelle à l'image dont le critique bénéficie socialement, soit qu'elle en appelle à un savoir supposé, conformément à une 151
Wittgenstein [1992] suggère que les «adjectifs esthétiques» ne servent à rien. En ce sens, la définition des beaux-arts renferme une composante évaluative tout à fait décisive. Ceci s'accorde avec ce que nos propres réactions permettent d'observer. D'un objet à prétention artistique qui heurte notre goût au regard du type de satisfaction que nous en attendons, nous disons que ce n'est (même) pas de l'art. Deux jugements peuvent ainsi être associés en un seul. Dans tout ce chapitre, nous ne retiendrons toutefois que la dimension évaluative du jugement critique, dans la mesure où une définition de l'art n'est pas du ressort de la critique (mais de l'esthétique), même si nos définitions ou ce que nous retenons comme tel ne peuvent probablement pas être détachées de nos évaluations et si, par conséquent, une esthétique attachée à des questions de définition ne peut pas ignorer la critique ni le statut du jugement critique. 152
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ligne qui n'a cessé de se préciser depuis, en particulier dans les domaines où un point de vue scientifique s'est articulé à cela.153 Le résultat en a été un type de jugement ou de verdict apparemment détaché des évaluations simples, avec la naissance de deux types de critique: une critique instruite, épousant des contours théoriques, comme le montre bien l'exemple de la critique structuraliste [Cf. Genette, 1999], et une critique subjective, voire impressionniste, davantage liée à des fonctions d'évaluation culturelle, requises par la démocratisation et la massification de l'art ou du moins de certains secteurs artistiques.154 Dans ce contexte, l'esthétique s'est affranchie de la critique et des présuppositions évaluatives qui entrent, au moins socialement, dans la reconnaissance des œuvres d'art, et cela de plusieurs façons. Les mouvements qui, dans le domaine artistique, ont ébranlé jusqu'à l'idée même d'une définition de l'art, en disqualifiant du même coup la pertinence des points de vue et des distinctions guidées par le goût, a certainement favorisé la naissance de théories indépendantes de la critique.155 Ainsi, dans le contexte américain, peut-être plus sensible à cet aspect des choses, les options de Nelson Goodman [1968] illustrent le souci d'une neutralité théorique s'interdisant de nouer quelque rapport que ce soit avec la considération du mérite qui entre pourtant dans ce que nous nous représentons ordinairement comme une œuvre d'art. Avec Goodman, l'esthétique s'est affranchie de la critique, contrairement à une option qui s'était précédemment illustrée dans les travaux de Beardsley [1981 et 1988], autant que dans ceux qui étaient issus du tournant linguistique et concevait l'esthétique à la lumière d'une analyse du discours sur l'art [Lories 1989]. Pour Goodman, comme 153
Le cas le plus typique est celui de la littérature où la conception de la critique a épousé les perspectives offertes par la linguistique, la «poétique», la sémiotique ou les diverses variantes qu'a connues la science des textes. La catégorie de «texte» fut à cet égard centrale dans l'héritage du structuralisme, autant que dans la déconstruction et la critique déconstructionniste. Cf Auroux. 154 Dans une certaine mesure, cette distinction s'aligne sur celles des arts. En dépit du rôle important joué par le langage et par les métadiscours dans les arts plastiques du Xe siècle, ces derniers sont le terrain privilégié de la critique subjective ou, comme dirait Baudelaire, «passionnée». Il faudrait peut-être introduire ici une distinction entre une critique que l'on pourrait appeler «instruite», au sens où elle mobilise ce que l'on considère à un certain moment comme d'authentiques connaissances, et une critique «avertie», qui fait davantage appel aux convictions et aux conventions de groupes ou d'institutions, prenant parfois la forme de groupes de «happy few», liés à ce que Becker décrit comme des «mondes de l'art». Dans une certaine mesure, la multiplication et la variété des styles et des écoles, au sein de chacun des arts, a contribué à cela. Dans le domaine musical, par exemple, le succès et le développement de la musique de jazz ont contribué à diviser le champ des compétences et celui des différents publics, en favorisant le rôle d'une critique «avertie», y compris lorsqu'elle se veut également «instruite». Ce côté «averti» se manifeste dans de nouvelles querelles du goût qui peuvent opposer, par exemple, les adeptes du jazz «traditionnel» et ceux du jazz «moderne», voire ceux du Free jazz, ou encore les défenseurs de l'«art contemporain» et ceux qui lui refusent tout intérêt ou toute valeur. Il est significatif que dans ces cas-là, les marques chronologiques acquièrent une importance décisive. Ce sera le jazz, avant ou à partir de Parker, par exemple; ou bien les arts plastiques, avant le minimalisme, le pop art ou Duchamp — encore qu'avec Duchamp les choses soient passablement plus compliquées en termes de dates. Au demeurant, cette situation est loin d'être simple, et elle l'est d'autant moins que la critique «avertie» connaît plusieurs variantes, comme le montre l'existence de différents supports et, corrélativement, de différentes inspirations, selon que l'on passe des catalogues d'exposition au journalisme ou des études critiques spécialisées au texte, généralement bref, qui accompagne un carton d'invitation. Un cas particulier, susceptible d'illustrer ces contrastes, est celui des textes écrits par des poètes pour un peintre ou pour un sculpteur, et dont l'inspiration remonte, au moins, sous un aspect, à Baudelaire [1971, 143]: «Le meilleur compte rendu d'un tableau sera un sonnet ou une élégie». 155 Le rôle de Dada, de ce point de vue, a certainement été décisif. Cf. Philippe Sers [1997].
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nous l'avons vu précédemment, une tâche prioritaire consistait à abandonner aussi bien le souci d'une définition de l'art stricto sensu que toute considération de mérite. L'esthétique goodmanienne se veut résolument descriptive; elle repose sur la conviction que seule une analyse du fonctionnement symbolique des œuvres permet de sortir des impasses dans lesquelles la philosophie de l'art s'est le plus souvent enfermée, et de mettre clairement au jour la dimension cognitive de l'art et de l'expérience esthétique [Goodman, 1990 & 1994]. En ce sens, les tâches sur lesquelles débouche le programme goodmanien s'illustrent dans une séparation de l'esthétique et de la critique. En même temps, un tel programme épouse une ligne de développement dont on peut également trouver une illustration, quoique différemment, dans des philosophies soucieuses de percer à jour ce qui est à l'œuvre dans l'art — métaphysiquement ou ontologiquement — , toute considération de réception mise à part. La phénoménologie, dans la tradition continentale, l'approche heideggerienne, offrent divers exemples de cette attitude, que ce soit au titre d'une recherche sur l'essence du visible, comme on le voit chez Merleau-Ponty, ou d'une «écoute», par exemple chez Heidegger, soucieux de recueillir la voix primordiale dont l'art détient le secret. Il y a certes loin entre la philosophie de l'art d'un Martin Heidegger et celle d'un Nelson Goodman, mais la mise entre parenthèses de la critique et du type d'évaluation et de discours qui en font partie, y est tout aussi présente, même si elle ne répond pas aux mêmes soucis et ne se règle pas sur les mêmes exigences. On entrevoit ainsi sur quel arrière-plan reposent les rapports de la critique et de l'esthétique; on aperçoit aussi les difficultés sur lesquelles une mise en question de ces rapports est à même de déboucher, comme nous allons essayer de le voir maintenant plus précisément.156 D e sc rip tio n , é v a lu a tio n , in te rp ré ta tio n Comme nous avons essayé de l'expliquer, dans la mesure où elle relève de la «réception» des œuvres, la tâche de la critique se définit principalement autour de deux pôles: l'évaluation ou l'appréciation et l'interprétation, qui communiquent de façon inégale, d'un courant à un autre ou d'une époque à une autre.157 Les tâches plus particulièrement descriptives que réclame l'analyse des œuvres d'art paraissent davantage réservées à l'historien ou au philosophe, plus qu'au critique. En même temps, il va sans dire, comme n'importe quel texte critique le montrerait sans difficulté, que la description des œuvres — sinon de leur fonctionnement — est partie intégrante de leur 156
Les observations qui précèdent portent principalement sur la manière dont la philosophie conçoit ou a conçu son rapport à la critique. Un aspect important de leurs rapports tient aussi à la façon dont la critique acquiert parfois une dimension quasi philosophique ou théorique, comme on en trouve une illustration chez Clement Greenberg, de façon passablement paradoxale. Greenberg s'est toujours recommandé du seul goût; en même temps, son œuvre de critique, les thèses qu'il a défendues, s'inscrivent dans une visée essentialiste qui se prolonge dans une vision globale de l'histoire de la peinture, sinon de l'histoire de l'art. Sur Greenberg, voir De Duve [1996] et Danto [1996a] 157 La terminologie, et aussi les conceptions, peuvent ici varier.
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évaluation et de leur interprétation.158 On s'exposerait probablement à diverses confusions si l'on se proposait de les dissocier, en imaginant par exemple une description purifiée de tout élément évaluatif ou interprétatif, une évaluation qui ne ferait appel à aucune description, pas plus qu'à quelque interprétation, ou une interprétation qui ne devrait rien à une évaluation, ni à la moindre description. Soit l'exemple de Diderot [1984, p. 161]: «C'est un combat d'Européens. on voit sur le devant un soldat mort ou blessé; auprès un cavalier dont le cheval reçoit un coup de baïonnette, ce cavalier lâche un coup de pistolet à un autre qui a le sabre levé sur lui. Vers la gauche, un cheval abattu dont le cavalier est renversé. Sur le fond une mêlée de combattants. A droite, sur le devant, des roches et des arbres rompus. Le ciel est éclairé de feux et obscurci de fumée. Voilà la description la plus froide qu'il soit possible d'une action fort chaude». Non seulement cet exemple de description «froide» n'est probablement pas dénuée d'éléments de type interprétatifs, mais elle serait de nature à illustrer ce que suggère Baxandall [1991] à propos du rôle des descriptions et des choix dont elles relèvent. En outre, elle serait aussi de nature à mettre en évidence un aspect peutêtre important de la critique fondé sur l'impossibilité de se représenter l'objet d'une description à partir de la seule description comme telle. Cet aspect tient en un sens à la fonction déictique ou ostensive des descriptions esthétiques, et par conséquent à ce qui leur interdit de faire l'économie d'un rapport perceptif direct à ce qu'elles décrivent. Les lignes suivantes des Goncourt [1997, p. 86], cette fois, à propos de Chardin, illustrent bien cet aspect: «Voyez ces rares bouquets qui sont comme les fleurs de sa palette [...] Voyez ces deux œillets [...] regardez-les attentivement, d'un peu loin, et bientôt les fleurs se lèvent de la toile...»159 Ici le critique trouve dans le geste qui montre une possibilité d'accomplissement de ce que les mots ne permettraient à eux seuls de combler. Le verbe en appelle à un voir, tandis que le commentaire devient instruction et le critique, de «contrôleur qualité», guide. Certes, on peut parfois être tenté d'imaginer une «science» de l'art qui, à l'image d'une «science» des textes, résoudrait positivement les problèmes d'interprétation et d'évaluation sous une unique description. Mais la notion d'une description unique annule l'idée même de critique, tout comme l'appel à quelque «critère», au sens strict du terme, dissout la critique dans l'expertise. Comme le souligne justement Joseph Margolis, «Du point de vue philosophique, la caractéristique la plus intéressante de l'interprétation critique est qu'elle tolère d'autres hypothèses apparemment contraires» [cité par McEvilley, 19xx, p. 51]. En même temps, comme l'observe Rainer Rochlitz [1999, 186]: «en "appliquant" des critères, on est à peu près sûr de ne faire que confirmer des préjugés esthétiques.» Il existe, à vrai dire, un paradoxe de la critique qui rappellera peut-être l'antinomie kantienne du goût. La critique — à la différence de l'expertise ou de quelque «science» qui serait adaptée à cela — 158 159
Voir Baxandall [1991]. Il s'agit du «Panier de fraises», de Chardin.
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ne peut s'en remmettre à des critères qui lui permettraient de fonder les jugements qu'on attend d'elle; cette impossibilité est cela même qui la justifie; qui plus est, cela ne signifie pas l'absence de tout critère, mais plutôt leur pluralité, et le fait qu'il ne s'agit pas pour elle de les «appliquer». L'exigence fondamentale que cette apparente incapacité n'annule pas restant celle des garanties de communicabilité auxquelles elle doit cependant satisfaire. C'est à cette situation paradoxale que la critique doit sa raison d'être. Et c'est à la lumière de ces paradoxes qu'il est permis d'apprécier la place qu'une esthétique conséquente doit lui reconnaître, quelque idée qu'on se fasse par ailleurs de leurs rapports. Les réductionnismes en tous genres, autant que les métaphysiques de l'art, en fournissent la preuve à leur insu: une fois épuisées les possibilités de description et d'analyse que nous offrent nos outils conceptuels, il subsiste toujours un reste, que les systèmes ne parviennent pas à intégrer. A y réfléchir, on s'aperçoit que ce reste justifie aussi bien les réticences de Goodman face à l'idée d'une «définition de l'art» [Cometti et Pouivet, 1997] que la conviction d'une démarcation de principe entre les œuvres d'art et les objets ordinaires.160 On peut en expliciter brièvement le sens de deux manières, ce qui nous permettra de nous diriger progressivement vers l'examen d'une question pendante, celle des normes et des critères, dont nous ne pouvons ici faire l'économie. L a c r itiq u e e t la q u e s tio n d e l' « a rtistiq u e » Dans son livre L'Œuvre de l'art, Gérard Genette tente de surmonter les réticences goodmaniennes à l'égard des questions de définition en proposant de compléter la théorie des «symptômes de l'esthétique» par une interrogation sur les «symptômes de l'artistique» [Genette, 1997]. Les thèses défendues par Genette sur un plan ontologique lui interdisent de faire appel à quelque propriété objective que les œuvres d'art seraient supposées posséder, à la différence des objets ordinaires ou des choses de la nature. Genette partage avec Jean-Marie Shaeffer l'idée que les propriétés objectives attribuables aux objets esthétiques (l'objet d'immanence dans lequel l'œuvre est incorporée) doivent être distinguées de ce qui en fait la «transcendance» et les constitue comme les œuvres d'art qu'elles sont.161 Lorsqu'on s'intéresse, en effet, à de telles propriétés — selon une visée strictement descriptive, en supposant que de telles propriétés existent bien —, on aboutit tout au plus à mettre en évidence un certain nombre de propriétés génériques qui, par définition, possèdent bien un caractère artefactuel, mais non un caractère artistique à proprement parler.162 Un
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Voir I, «Questions de définition». Cf. également les éclairages intéressants de Genette [1999]. 162 Au sens où, devenant trait générique reconnaissable, elles tombent sous un concept et perdent le caractère de «transcendance» que Genette attribue aux objets esthétiques. Mais on pourrait dire aussi, tout simplement, qu'elles bloquent la voie de l'interprétation et se situent déjà en retrait des innovations à venir. En un sens, c'est le drame et le paradoxe de toutes les modes de cesser d'être nouvelles dès l'instant où elles acquièrent leur statut de mode. 161
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tel constat rejoint, soit dit en passant, les convictions de Danto [1989 et 1997] à propos des propriétés physiques et perceptuelles, ainsi que les doutes de Wollheim [1991] sur l'«objet physique». Pour des raisons sur lesquelles il n'y a pas lieu de s'arrêter ici, Genette [1997] assortit ce constat d'une thèse qui le conduit à faire de l'«intention» le «symptôme de l'artistique». Quoi qu'on pense de cette thèse, la position considérée permet de comprendre la nature des difficultés auxquelles se heurte une option strictement descriptive, soucieuse de résoudre les problèmes posés par les œuvres d'art à la lumière des concepts ou des règles codifiés dans un contexte donné. Entre les «symptômes de l'esthétique», présumés valoir indifféremment pour toutes sortes d'objets [Genette, ibid.] et les propriétés objectivables se prêtant à une éventuelle description, il y a bien une place vide qu'il faut remplir d'une certaine façon, sauf à penser que le problème n'a pas été correctement posé et à le reprendre à la racine.163 Nous retrouvons ici, d'une certaine manière, ce qu'indiquaient les définitions kantiennes du beau, quoique pour d'autres raisons, ainsi qu'un fondement majeur de la définition kantienne du génie [Kant, 1986, § 46]. Bien entendu, il y a d'autres façons de surmonter ce genre de difficulté que le strict appel à une intention artistique. D'autant que l'intention d'un artiste ne peut pas se voir attribuer une signification à ce point personnelle qu'elle en rendrait incompréhensible la réception.164 Wollheim [1994], qui intègre à ses analyses une composante intentionnelle, prend bien soin d'en fixer les conditions en soutenant que l'intention dont le travail de l'artiste est solidaire comprend les conditions qui en autoriseront la réception, conformément à ce qu'autorise la participation de l'artiste et de son public à une «forme de vie» commune. L'analyse que Baxandall [1991] a proposée des «formes de l'intention» s'accorde également avec cette idée, de même que certaines implications des notions wittgensteiniennes d'«usage» et de «forme de vie» [Cometti, 1996]. On pourrait donc être tenté de penser — bien que ce ne soit pas exactement la thèse de Wollheim, d'inspiration plus psychologique que sociologique — que l'artistique se définit en fonction de catégories de nature historique, sociale et conventionnelle, idée que tendent à accréditer les aspects par lesquels les pratiques artistiques novatrices s'éloignent des formes d'expression effectivement plus proches de ce que nous attendons de l'art. Mais ces attentes peuvent difficilement définir l'«artistique» à elles seules; elles le peuvent d'autant moins que l'art n'a cessé d'en démentir la pertinence, ou du moins
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C'est à quoi nous inviterait, soit dit en passant, une position goodmanienne. Pour être plus précis, observons néanmoins que l'alternative est troublante en cela 1) que les symptômes de l'esthétique, selon Genette, peuvent aussi bien caractériser le «fonctionnement» d'un objet qui n'est pas un artefact, un peu comme les définitions kantiennes du beau, et 2) que les propriétés objectivables se révèlent inévitablement être des propriétés génériques à l'analyse. L'«artistique» réclame donc une troisième voie. Que le problème puisse appartenir à la catégorie des faux-problèmes, c'est ce que pourrait suggérer le fait qu'une semblable alternative présuppose une analyse de la situation en termes d'objets, plus que de fonctionnement. Sur ces problèmes, au demeurant difficiles, voir Genette [1997], Rochlitz [1999] et Cometti [1999]. 164 On peut articuler à cela les réserves qu'inspiraient à Beardsley [1981] les considérations génétiques. À côté de cela, il n'en demeure pas moins que, comme le remarque à juste titre Walton [1992], les arguments des critiques font très souvent appel, de diverses manières, à de telles considérations.
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de les trahir, même si l'on ne peut manifestement pas faire de cette «trahison» l'objet même ni le but de l'art.165 R e sso u r c e s d e la c r itiq u e En ce point se concentrent en fait plusieurs difficultés qui nous ramènent à notre point de départ, en ce qu'elles concernent à la fois l'«artistique», et l'innovation. Ces difficultés sont sans nul doute théoriques ou philosophiques, comme on voudra, mais dans la mesure où elles s'éprouvent dans des contextes où c'est à des œuvres que l'on a affaire, il est également permis de penser qu'il appartient à la critique d'en évaluer, d'en interpréter et peut-être d'en décrire les aspects saillants, que ce soit au nom du simple droit de juger, de l'accueil que réclament les objets que nous élevons à la dignité de «candidats à l'appréciation», ou plus simplement du fait que, comme le rappelait Beardsley, il n'y a d'art que là où il y a un public pour juger et en parler. Il en va de l'art comme du langage: une œuvre, quelle qu'en soit la nature, est une «proposition», au sens où quelque chose y est proposé à la compréhension et à l'appréciation. En tant que telle, elle s'adresse à un public, un auditoire, avec les conséquences que cela entraîne. Il va sans dire que si c'est bien de jugement qu'il s'agit, et s'il serait vain d'attendre de la critique qu'elle puise ses ressources spécifiques dans quelque science ou dans quelque théorie — nous venons de voir qu'une science de l'art ou une théorie de l'art, à supposer qu'elle se soucie de décrire ce qui fait d'une œuvre une œuvre, s'épuiserait dans la mise en évidence et la description de traits finalement conventionnels, laissant forcément échapper le nerf vivant des pratiques artistiques, à l'image de tout académisme — on est en droit de se demander à quoi, exactement, la critique doit les ressources qui lui sont propres. On doit reconnaître que les exemples que nous offre la littérature disponible sur ce genre de question s'avèrent généralement assez décevants.166 La critique d'art professionnelle ne semble guère disposée à s'acquitter du genre de réflexion et d'approfondissement que la critique littéraire a entrepris de longue date pour elle-même, ceci pour ne rien dire des écrivains qui, comme Eliot, Musil, etc., ont fait de la réflexion critique une dimension importante de leur œuvre.167 Allons plus loin: les constats que l'on peut faire sont d'autant plus déconcertants que les artistes du Xe siècle ont fait de la critique, sous toutes ses formes, un moment ou une composante de leur travail de création
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Les diverses formes de transgression qui nous sont devenues familères, dans le champ artistique, parfois jusqu'à la monotonie, permettent sans doute de penser qu'elles constituent un trait caractéristique de ce que désigne pour nous le mot «art». Mais il va sans dire que ce trait ne saurait constituer à lui seul une condition suffisante, même s'il tend parfois à passer pour tel. 166 On trouvera des exemples intéressants dans les recueils publiés sous le label «Papiers», chez J. Chambon. Cette collection réunit opportunément plusieurs volumes de critiques d'art connus. 167 Sur Eliot, Cf. R. Shusterman [1988]; sur Musil: J.P. Cometti [1998].
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que nul ne peut ignorer.168 Le «Monde de l'art» est à vrai dire bien étrange, raison de plus pour essayer d'aller plus avant dans des voies qui jusqu'ici n'ont pas été réellement empruntées. Quelles sont les ressources de la critique en matière d'évaluation et d'interprétation? Sauf à considérer que l'appréciation d'une œuvre d'art reste fondamentalement subjective, le jugement critique, dans ses composantes évaluatives, réclame une justification qui en appelle à des raisons.169 Plusieurs hypothèses, toutefois, se recommandent ici à l'attention. On en retiendra au moins trois. Une première hypothèse est celle qui rapporte normes, critères ou raisons à des conditions conventionnelles, aussi enracinées soient-elles dans le champ social, et qui y trouve la source du type de justification auquel le jugement critique fait appel.170 Cette hypothèse comporte le même genre d'inconvénient que le subjectivisme pur et simple, puisqu'elle ne fait que transposer à l'échelle de la société et de la culture ce que le subjectivisme conçoit à l'échelle du sujet individuel. D'autre part, considérée de la sorte, elle aboutit à dissoudre la dimension artistique des œuvres d'art dans le jeu conjugué de codes sociaux, et à s'interdire ainsi d'en comprendre l'éventuelle dimension novatrice, comme cela a été indiqué précédemment. Une deuxième hypothèse, apparemment plus conséquente, s'illustre chez Beardsley [1981], associée chez lui à un concept de l'expérience esthétique qui vise à dépasser les apories d'une philosophie de l'art conçue dans le seul registre des objets.171 Dans son livre: Aesthetics, Beardsley analyse les raisons dont la critique est à même de se recommander, non sans faire valoir l'impossibilité de s'y soustraire. A côté de la contestation des raisons qui font appel à des critères contestables, Beardsley considère que l'unité, l'intensité et la complexité d'une expérience esthétique peuvent servir de base à une évaluation intersubjectivement valide.172 Une troisième hypothèse, à laquelle on peut rattacher à la fois les suggestions de Habermas [1987] et celles de Rainer Rochlitz [1999], consiste à situer les ressources de la critique et les tâches de l'esthétique dans l'axe des exigences ou des prétentions qui entrent dans toute œuvre d'art, ainsi que la dimension évaluative dont notre concept de l'art n'est pas séparable. Le principe qui commande une telle hypothèse est le suivant: toute œuvre d'art possède une dimension normative liée à sa prétention à la réussite, et qui demande à être appréciée comme telle. Le jugement critique est la réponse que réclame, à ce titre, toute œuvre d'art, et cette demande doit être honorée par un 168
Ce constat rejoint en un sens les thèses de Greenberg [1988]. Voir aussi les réflexions de Rosalind Kraus sur l'art américain de la fin des années soixante. 169 Sur ce point, voir les critiques éclairantes de Genette [1994 & 1997] par Rochlitz [1999]. 170 Cette thèse peut se moduler de différentes façons, selon que l'on adopte un point de vue sociologique, par exemple, à la manière de Bourdieu, et à la lumière d'une théorie de l'«habitus» , ou que l'on opte pour un relativisme sceptique, pouvant éventuellement s'accommoder d'un subjectivisme à la Genette ou à la Schaeffer. 171 Cf. Beardsley [1958]. On lira avec intérêt, dans l'édition de 1981, les réponses de Beardsley aux critiques et aux objections qui lui ont été faites, au fil des années, en particulier quant à son ignorance des questions de définition. 172 Beardsley [1981], chap. X. La critique de Beardsley porte notamment sur les critères génétiques, au rang desquels il faut compter l'appel aux intentions de l'artiste. Les critères qu'il retient valent, non pas pour les objets de l'appréciation, mais pour l'expérience esthétique qui leur est liée. A côté des critiques que cette position a suscitées, et dont on peut se faire une idée précise en lisant la préface de la seconde édition du livre, on lira avec intérêt les observations de Rochlitz [1999], p. 166-192.
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acte — un jugement — qui ne peut consister en une réponse subjective et arbitraire. D'une part, en effet, l'idée d'un jugement dont le sens ne serait pas partageable est une absurdité; d'autre part, comme l'observe justement Rochlitz [1999, p. 159], «L'attention esthétique est intrisèquement évaluative». En ce sens, le jugement critique appelle une justification.173 Nous verrons, un peu plus loin, le rôle que peuvent jouer, à cet égard, les ressources de l'argumentation. Pour l'instant, observons que cette justification en appelle à un espace d'interlocution au sein duquel des raisons sont appelées à statuer. E v a lu a tio n e t in te rp ré ta tio n Comme on s'en aperçoit ainsi une fois de plus, l'évaluation, si elle doit échapper au subjectivisme, réclame l'intervention d'un point de vue objectivable, au moins en ce sens précis que la perspective d'un accord fondé sur des raisons doit pouvoir y trouver une place. Mais ces raisons ne peuvent probablement pas être détachées des interprétations dont le jugement critique n'est pas dissociable. Mieux, comme Baxandall [xxxx] l'a suggéré, la seule description d'une œuvre mobilise un point de vue, des choix, qui sont solidaires d'une interprétation. Au demeurant, la notion d'interprétation est devenue familière à l'étude des œuvres d'art, comme elle l'est devenue à la littérature. L'herméneutique y a contribué à sa manière, ainsi que la psychanalyse, avec Freud, puis avec ses disciples.174 Admettre, comme nous le faisons, que l'interprétation entre dans l'évaluation critique, ce n'est toutefois pas dire que tout est affaire d'interprétation, au sens où Nietzsche, par exemple, disait qu'il n'y a que des interprétations. On dira plutôt que l'appréciation critique d'une œuvre d'art suppose un type de «compréhension» qui en appelle à son contenu et au sens que nous lui attribuons, lequel mobilise nos facultés interprétatives, et à travers elles un ensemble de composantes qui communiquent avec d'autres secteurs de l'expérience et de nos croyances. Quelques lignes empruntées à Greenberg [1988, p. 166] permettent aisément de s'en convaincre: «Marcks n'est pas un phénomène révolutionnaire; il emprunte la voie ouverte par Rodin, Despiau et Kolbe. Comme de nombreux sculpteurs contemporains d'importance mineure, il est même un peu archaïsant et puise certaines de ses idées dans les sculptures sur bois allemandes de la fin du Moyen-Âge. Son manque d'originalité et de singularité compte cependant moins que l'opiniâtreté qu'il met à rendre exactement ce qu'il ressent.» Mais si évaluation, compréhension et interprétation se conjuguent de manière à la fois originale et exemplaire, il faut aussi tenir compte de tous les cas où la critique tend à privilégier la seule 173
À cela on pourrait opposer, il est vrai, une conception comme celle de Kraus [1993], où la défense de la justification et de l'argumentation passe par la marginalisation de l'évaluation. Kraus prend Greenberg comme exemple, en suggérant que ce qui s'est révélé décisif dans son œuvre ne tient absolument pas aux choix que l'on doit à ses goûts. 174 Sur l'interprétation, voir U. Eco [1996], ainsi que Reichler [1989].
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interprétation. Il est clair que dans l'histoire récente de l'art, cette tendance s'est d'autant plus imposée que les pratiques artistiques tendaient elles-mêmes à s'éloigner des principes de la représentation. L'expressionnisme, l'abstraction picturale, mais aussi le surréalisme, ont encouragé un appel à l'intériorité et à l'émotivité qui en sont l'une des sources, à côté des manifestations d'un art politique ou engagé, lui aussi porté à privilégier la considération du sens. Dans ce cas, l'interprétation l'emporte sur l'évaluation ou elle la commande, et la critique d'art — à l'image de la critique littéraire, qui l'a précédée sur ce chemin — devient à bien des égards une herméneutique, selon différents modèles qui communiquent avec des options théoriques comme celles qu'illustre la psychanalyse, l'herméneutique philosophique ou la sémiotique.175 La psychanalyse fonde l'interprétation sur le rôle que jouent les processus inconscients dans l'acte de la création autant que dans la réception des œuvres et de leurs contenus latents. Un modèle du genre est celui du Moïse de Michel Ange par Freud, ou celui de l'inquiétante étrangeté, analysée à la lumière d'un conte d'Hoffmann [1985]. L'herméneutique, elle, fonde l'interprétation sur l'appartenance de toute œuvre à un horizon de sens et à une histoire de l'efficience qui en assure la possibilité et le caractère infini. La sémiotique, enfin, comme on le voit chez Umberto Eco, fait de l'interprétation la pierre de touche des processus sémiotiques, en ce qu'elle attribue à la structure triadique du signe, conformément aux suggestions de Peirce, un rôle essentiel au regard de la sémiose.176 Sans doute faudrait-il compléter cette brève évocation en faisant une place particulière à la déconstruction derridienne. D'une certaine manière, en dépit de ce qu'elle doit — du moins au départ — à la lecture de Husserl [19xx], elle repose sur une hypothèse de type herméneutique qui la conduit à ce que l'on peut considérer comme un certain type d'interprétation des textes. Mais dans les différents cas évoqués, de la psychanalyse ou de la psycho-critique à la déconstruction, là où l'interprétation représente l'essentiel de la tâche critique, des évaluations opèrent et le problème demeure de savoir de quel type de raisons elles peuvent se recommander. Jusqu'à quel point ces raisons peuvent-elles ou doivent-elles prendre le chemin d'une argumentation? C'est ce que nous nous demanderons pour terminer. E sth é tiq u e e t a rg u m e n ta tio n L'idée même de jugement critique appelle la possibilité d'une justification de ce qui s'énonce dans le jugement. A défaut, ce qui passe pour un jugement représenterait, tout au plus, une réaction à 175
Les exemples sont légion, depuis Freud, en passant par la critique marxiste, l'herméneutique gadamérienne, les travaux de Umberto Eco, la déconstruction derridienne, etc. Eco [1996] a montré de façon amusante que cette option possédait des sources lointaines dans la tradition hermétique. 176 Voir Peirce [1978]. Eco a multiplié les présentations de ce que sa sémiotique doit à la sémiosis de Peirce. Voir, par exemple, Eco [1999].
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laquelle il ne serait pas possible de donner un sens communicable. Cette simple constatation s'accompagne toutefois d'une difficulté qui, s'agissant de la critique d'art, ne peut pas être résolue par les ressources applicables en d'autres cas. C'est ce que Kant a reconnu, à sa manière, en introduisant la notion de jugement réfléchissant dans sa Critique de la Faculté de juger. Pour Kant, rappelons-le, le beau ne peut pas être l'objet d'un jugement déterminant dans la mesure où nous n'en possédons aucun concept. Il est certes clair, comme cela a été suggéré dans ce qui précède, que nos jugements critiques sont loin de se réduire à des jugements sur le beau, voire à des jugements de goût. Même si l'on doit admettre que des qualités esthétiques y sont en question, l'évaluation des œuvres porte sur bien d'autres aspects. En même temps, toutefois, on est obligé d'admettre qu'à la différence de ce qui se passe ailleurs, que ce soit dans le champ logique, celui de la connaissance, voire dans le domaine moral, nous ne disposons jamais de normes ou de critères dont nous pourrions considérer qu'ils peuvent être appliqués aux objets singuliers que sont supposés être les œuvres d'art, de telle sorte que nos jugements y trouvent une possibilité de fondement, et en même temps suffisamment idoines pour éclairer et justifier les sentiments qu'elles nous inspirent. On touche ici à une dimension particulière du jugement critique, pour ne pas dire à son ambivalence, puisque nous y avons affaire à un jugement qui, comme tel, doit d'être communicable — au moins en principe, — bien que le type de discernement qu'il autorise ne puisse se prévaloir d'une connaissance, ni s'épuiser dans la pure et simple subsomption d'un objet sous un concept, sans perdre du même coup sa fonction critique. C'est la raison pour laquelle on ne peut raisonnablement trancher les débats que soulève le jugement critique, ni l'apparente relativité à laquelle on est le plus souvent confronté, en faisant appel à la pluralité (présumée) des critères, pas plus qu'en substituant à l'idée de propriétés essentielles — évidemment fort commodes en tant que telles — celle de «qualités secondes» ou d'une forme particulière d'expertise [Michaud, 1999]. Car, 1) à moins d'opter pour un conventionnalisme pur et simple, on ne peut donner aux «critères esthétiques» le statut des «règles» qui, par exemple, seraient celles de nos «jeux de langage» [Cometti, 1998]; 2) en faisant appel à des qualités, fussent-elles «secondes», on s'oblige de toute façon à statuer sur quelque chose qui appartient à une «nature». Il serait certes beaucoup plus facile de penser que les différences qui existent entre les pratiques artistiques relèvent de différences entre des «genres», chaque genre possédant ses règles, et par conséquent ses amateurs. Toutefois, contrairement à l'opinion qui, par exemple, voudrait faire de l'«art contemporain» un genre, force est de constater que dans sa grande majorité le public considère qu'il lui appartient de juger sur la base de critères semblables les productions contemporaines de l'art et celles du passé, si du moins elles doivent être dites appartenir également à l'«art», si bien que la situation à laquelle on est confronté en appelle plus que jamais aux ressources du jugement critique et de sa justification dans un contexte de pratiques et de valeurs, non seulement différentes, mais en apparence antagonistes.
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Au reste, on remarquera que s'il devait en aller autrement, les problèmes de définition auxquels nous avons consacré notre premier chapitre n'auraient plus aucune raison de se poser, puisque l'art pourrait alors compter autant de définitions - présentes, pasées et à venir - que de pratiques et d'objets (de genre) différents. C'est en tout cas parce qu'il n'en va précisément pas ainsi que le problème du jugement critique se pose. C'est aussi pour cette raison que l'on ne peut pas espérer trouver une réponse dans la seule existence de conventions, et c'est également pour cela qu'il faut en appeller à des arguments [Rochlitz, 1999]. A s'en remettre aux théories de l'argumentation — bien que nous ne puissions insister ici sur cet aspect —, le jugement esthétique, et par conséquent la critique d'art, considérée au regard des seules ressources qu'elle présuppose, représente un cas intéressant. Il suffit pour s'en convaincre, de se rappeler à la fois ce qui distingue les ressources de l'argumentation de celles de la logique et ce qui apparente le débat esthétique aux débats juridiques au regard de la singularité des cas qu'il leur appartient de trancher. Au principe même de l'argumentation juridique, qui a servi de paradigme aux théories classiques de l'argumentation, il y a en effet les cas individuels et l'idée d'une rationalité au regard de laquelle la logique et les seuls cas généraux ne peuvent apporter une contribution suffisante. Sans doute la comparaison s'arrête-t-elle là, mais c'est toujours dans des situations semblables que le critique d'art se trouve placé, lorsqu'il lui appartient d'énoncer un jugement sur une œuvre, sans que cela le conduise à se recommander du seul sentiment immédiat qu'elle lui inspire, c'est-à-dire d'exprimer quelque chose qui puisse effectivement valoir comme jugement, c'est-à-dire un énoncé à la fois communicable, justifiable et révisable.177 De ce point de vue, on peut regretter que les théoriciens de l'argumentation ne se soient pas particulièrement intéressés à la critique d'art jusqu'ici, à ses présupposés et à ses ressources. A défaut de pouvoir renvoyer à des travaux qui permettraient d'apporter un minimum de clarté et de connaisances sur le sujet, on se bornera à quelques remarques brèves et programmatiques.178 Le mot «argumentation», tel que nous l'employons ici, désigne essentiellement le dispositif des raisons dont la critique d'art est à même de se recommander pour justifier les assertions que lui inspirent les œuvres. Ces «raisons», cela va sans dire, peuvent être de nature diverse; elles peuvent faire appel à des conventions ou à des croyances propres à un «monde de l'art», dans la terminologie de Danto ou de Dickie, voire à des modes. Autrement dit, elles peuvent ne bénéficier que d'une reconnaissance limitée, et ne pas avoir de dimension objective. Contrairement à ce que supposait Beardsley [1958], lorsqu'il invoquait lui-même des raisons, aucune ne peut probablement se voir reconnaître une portée universelle et encore moins absolue. Malgré cela, 177
Voir, à ce sujet, les remarques de McEvilley [1994] et sa référence à Karl Popper. Voir, toutefois, l'étude d'Alban Bouvier [xxxx]. Sur l'argumentation et l'importance du modèle juridique, voir Perelman [1970] et Toulmin [1993], ainsi que Habermas [1987]. 178
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nous n'en avons pas moins affaire à des raisons , au sens, tout d'abord, où le débat critique ne saurait faire appel à des causes179, et au sens où le type de justification qu'il implique s'inscrit naturellement dans un processus d'échange impliquant la possibilité d'un accord, fût-il limité et précaire. Toute la question n'est donc pas de savoir dans quelle mesure le jugement critique peut espérer se voir attribuer une valeur universelle, mais plutôt de bien voir qu'il a vocation à dépasser les limites de la seule subjectivité ou de la singularité idiosyncrasique des groupes restreints — faute de quoi il ne pourrait que basculer dans les absurdités des appels à quelque «langage privé» — et de cerner le type de raison ou d'argument susceptible de l'aider à poursuivre cette fin. N o r m e s e t a r g u m e n ts Sous ce dernier rapport, plusieurs nuances se recommandent à l'attention. La critique d'art, telle qu'elle se pratique — avec ses genres ou ses inspirations spécifiques, non sans céder parfois à des contradictions performatives — mobilise en permanence les ressources d'un dispositif de «raisons» qui puise à des convictions esthétiques et stylistiques, éthiques, voire politiques et émotionnelles. Ces justifications sont liées, pour une bonne part, aux courants qui dominent, à un certain moment, la scène de l'art ou de l'histoire. Il n'appartient pas à la critique — au sens où personne ne le lui demande — de justifier ses modes de justification. Ce serait le rôle d'une métacritique de s'interroger sur la nature des justifications auxquelles la critique fait appel. C'est aussi le rôle — ou du moins l'un des rôles — qui se peuvent attribuer à l'esthétique, et cela en deux sens sur lesquels nous nous arrêterons quelques instants. Comme le montre l'œuvre de Beardsley [1981] ou, plus près de nous, la tentative de Rochlitz [1999], l'esthétique peut en effet se donner pour tâche — à condition, toutefois, d'admettre que les questions d'évaluation ne lui sont pas étrangères, dans la mesure où elles entrent dans la définition de notre concept d'«art» — soit de clarifier la nature et l'usage des critères auxquels la critique fait appel, auquel cas elle entre dans une analyse de ses formes d'argumentation, soit d'en examiner le statut et la portée. Une telle tâche peut elle-même se concevoir selon une inspiration critique ou positive, mais en tout état de cause elle s'articule à plusieurs possibilités qui en déterminent les orientations, lesquelles dépendent elles-mêmes des engagements ontologiques sur lesquels elle prend appui. Pour ne prendre qu'un exemple, il est clair qu'un engagement de type réaliste, comme celui qui conduit à soutenir la thèse de propriétés esthétiques objectives [chap 2: «Questions d'ontologie»] — quelle qu'en soit par ailleurs la nature — tend à faire passer l'argumentation au second rang dans le débat critique. D'une certaine manière, pour un réaliste 179
Cf. Wittgenstein [1992] où le principe même d'un appel à des causes dans les discussions esthétiques est radicalement rejeté. Voiur, à ce sujet, les commentaires de Bouveresse [1973] et de Cometti [1996].
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ontologique, la critique occupe une place dont le philosophe n'a pas réellement à tenir compte. C'est plutôt vers d'autres positions qu'il faut se tourner pour avoir quelque chance de reconnaître à la critique un statut philosophiquement intéressant. L a ju s tific a tio n c r itiq u e La difficulté, dans ce cas, tient à la détermination de ce qui peut se voir reconnaître une valeur normative dans un contexte d'interlocution, sans que l'on puisse, toutefois, disposer d'une norme ayant le pouvoir de neutraliser toute discussion, une fois reconnue comme telle. Mais cette difficulté n'est peut-être pas si terrible qu'il n'y paraît. Deux malentendus doivent être en effet écartés à ce sujet. L'absence d'une telle norme ne doit pas être confondue avec l'impossibilité de s'en remettre à l'objectivité d'une description universellement valide et susceptible de transcender les points de vue. En outre, il n'y a pas forcément lieu de croire que la possibilité d'un point de vue normatif est subordonnée à l'existence de normes préalables dont l'autorité s'imposerait, avant même toute discussion, à la discussion comme telle. Il faut ici, bien au contraire, s'inspirer d'une philosophie de la discussion argumentée et de la recherche, soucieuse de reconnaître toute leur importance aux valeurs partagées et à la qualité des procédures auxquelles nous accordons, dans une théorie de l'argumentation, par exemple, mais aussi dans les sciences, le bénéfice de la rationalité. On ne demande certes pas à la critique d'art de rechercher une illumination dans des normes dont nul n'aurait à débattre, et on ne lui demande pas non plus d'exercer un magistère qui se confondrait avec celui des experts . Les œuvres d'art, comme beaucoup d'autres choses, sont offertes à notre appréciation, ce qui veut dire que celle-ci ne leur est pas acquise d'avance, et que le critique d'art, au même titre que n'importe qui, sitôt qu'il est appelé à en juger, n'a pas autre chose à faire que de se prononcer, non pas en vertu de quelque autorité naturelle, mais de l'éclairage que son jugement est en mesure de founir. Il dispose, pour cela, des possibilités que lui offrent ses connaissances, son expérience, sa sensibilité, si l'on veut, mais c'est évidemment à sa capacité de les communiquer et de les faire partager qu'elles se mesurent. D'une certaine manière, cela s'appelle argumenter, même si l'exercice critique ne prend pas la forme, loin de là, de procédures argumentatives comme celles qui existent dans le champ juridique ou philosophique pas toujours, il est vrai. L'essentiel, de ce point de vue, n'est pas dans la conformité des modes de justification mobilisés à quelque modèle canonique du raisonnement, mais dans le fait que la critique d'art ne peut pas se dérober à la question des raisons auxquelles elle fait appel, et encore moins au fait qu'elle ne peut s'y vouloir étrangère. Si l'on admet cela, on admettra peut-être que l'absence de norme préalable ou a priori, soustraite à toute discussion, pas plus que l'impossibilité de s'en remettre en dernière instance à une forme d'expertise, ne sont réellement à déplorer. En un sens,
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la dimension normative propre au jugement critique n'en appelle qu'au jugement critique luimême. Mais pour admettre cela, il faut d'abord accepter deux choses. Il faut d'abord distinguer deux types de raisons, susceptibles d'intervenir dans toute évaluation, et par conséquent de remplir les conditions normatives que présuppose le jugement critique: 1) celles qui, précisément, procèdent d'un débat où communiquent les jugements sur les œuvres ou sur les options esthétiques effectives et ces options elles-mêmes, dans ce qu'elles présentent de vivant; 2) celles qui s'imposent, à un certain moment, sous l'effet d'intérêts ou de caprices, le plus souvent éphémères et superficiels, et qui se confondent, à peu de choses près, avec les modes. Il va sans dire que la frontière entre les deux, s'il y en a une, est loin d'être aisément saisissable. On ne peut toutefois s'empêcher d'observer que la critique doit en assumer la responsabilité, dans la mesure où la tendance qui la porte à se soustraire aux conditions d'une authentique discussion a nécessairement pour effet de privilégier le second type de valeurs. Il y a toutefois encore une chose dont il convient de prendre clairement la mesure si l'on veut avoir quelque chance de comprendre l'importance de l'argumentation et le fait que la dimension normative du jugement critique n'est nullement suspendue à une condition qui lui serait pour ainsi dire extérieure. Nous avons insisté à plusieurs reprises, dans ce chapitre, sur le fait qu'on ne peut compromettre — théoriquement et pratiquement — les vertus de communicabilité du jugement critique sans en compromettre la raison d'être et le sens. Il va sans dire qu'aucun jugement critique — en entendant par là un jugement singulier et qui serait le fait d'un individu, pas plus d'ailleurs que les jugements d'un individu, eût-il derrière lui une longue carrière de critique d'art, par exemple — ne tire de lui-même les composantes normatives ou les raisons qu'il mobilise en tant que telles. Il en va ici comme des règles en général, même si nous n'avons pas affaire à des règles au sens habituel: leur application ne se conçoit que dans un contexte commun de pratiques partagées et d'apprentissages conjugués. Les raisons qui nous paraissaient s'inscrire dans un contexte de discussion, lorsque ce contexte de discussion existe, tiennent leur signification normative de la place qu'elles occupent dans ce contexte, selon des formes d'équilibre normatif qui en dépendent. Bien évidemment, la critique — considérée ses modalités d'exercice globales ou individuelles — en est partie prenante selon un modèle d'équilibre réflexif: elle communique avec le contexte des appréciations normatives dont elle fait elle-même partie; elle en hérite les raisons et les valeurs qu'elle mobilise dans ses évaluations, et elle nourrit ce contexte partagé de ses propres évaluations et des modes de justification qu'elle met en œuvre. S'agissant de ce contexte global d'interlocution, il va sans dire que les valeurs qui en font partie entrent en relation avec des évaluations qui débordent de beaucoup la seule sphère esthétique ou artistique. Le rôle, toutefois, que la critique fait elle-même jouer à l'examen et à la discussion argumentés, autant qu'à la communicabilité des jugements, occupent une place cruciale. Du coup, on comprend un peu mieux ce qui lie la critique à l'argumentation, mais aussi les raisons pour
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lesquelles la critique joue un rôle irremplaçable pour la réflexion sur l'art. Ce n'est pas seulement que se concentrent en elle quelques-unes des questions majeures que l'art pose à la philosophie, mais aussi que s'y montre, pour ainsi dire à nu, la nature de notre rapport à l'art et des perplexités qui lui sont liées. Après tout, comme le suggère Rochlitz [1999, p. 150], «C'est aux récepteurs et aux critiques de confronter toujours à nouveau la diversité de leurs appréciations et de se livrer à des argumentations contradictoires. Il ne s'agit pas de proposer une définition logiquement irréfutable de l'œuvre d'art, mais de rendre compte de l'usage des notions «art» et «œuvre d'art», qui peuvent changer de sens et d'extension.»
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IX. L’esthétique devant les mutations contemporaines Dans les siècles passés, l’art et la réflexion sur l’art marchaient du même pas : l’art avait pour horizon ultime de ses activités la catégorisation philosophique qui en fixait les conditions pertinentes et les limites, et en retour l’esthétique trouvait dans les réalisations contemporaines une illustration ou une réactualisation de ses principes. Le trait sans doute le plus marquant de la modernité prise dans son sens le plus large est au contraire que l’unité entre la création et les modalités d’appréhension des œuvres s’est progressivement défaite, introduisant le trouble dans le domaine de la critique et provoquant par contrecoup une demande urgente de théorisation. Un tel constat ne présente en lui-même rien de remarquable ni d’alarmant. Il serait même facile d’objecter qu’à n’importe quelle époque, on trouve des symptômes de décalage et une désorientation de la masse du public vis-à-vis des productions dites « avant-gardistes ». Ce qui fait néanmoins la particularité de la modernité est la disparition de toute procédure effective de légitimation critique, si bien que le conflit entre tenants et adversaires d’une œuvre quelconque ne peut être arbitré puisque l’instance à qui en reviendrait la tâche se trouve elle-même prise dans le conflit, voire représente l’enjeu du conflit. La modernité se présente donc sans surprise comme un processus visant à déconstruire les formes de la tradition et à mettre à nu les mécanismes qui ont conduit du respect du passé à une forme perpétuelle de dépassement. Ce qu’on a appelé tout au long de la décennie 90 la « crise de l’art contemporain » fournit une occasion – il est vrai caricaturale, tant en raison de sa teneur propre que de sa singularité française – de prendre conscience de l’importance des répercussions. Au-delà des discours polémiques et des querelles d’intérêt, ce que révèle son examen est qu’il s’agit moins d’une crise de l’art à proprement parler que d’ « une crise de la représentation de l’art et une crise de la représentation de sa fonction » (Michaud, 1997, p. 253). S’y trouverait en effet mise en question « l’utopie de l’art » telle e qu’elle s’est élaborée au XVIII siècle, de concert avec celle du travail et de la citoyenneté démocratique. Sous la forme que lui ont donnée Kant et Schiller, elle équivaut au projet de fonder dans un espace public émergent la possibilité d’une communication intersubjective. À la différence de ce que défendait encore Hume – à savoir l’identification de la norme à la décision de l’expert placé dans la position optimale pour juger –, la prétention à l’universalité du jugement de goût ne peut plus reposer sur la reconnaissance d’une compétence mais sur l’hypothèse d’un « sens commun » esthétique, c’est-à-dire sur le pari que chacun participe en droit (quoique à des niveaux différents) à une expérience culturelle dans laquelle il rejoint le sentiment de tous. Bref, « l’esthétique définirait, pour ainsi dire, une politique négative : celle du rêve » (id., p. 251), promesse d’une Gemeinschaft authentique. C’est ce mode de thématisation de la culture qui est aujourd’hui devenu inopérant et contesté, ce qui nous laisse en face d’un bariolage de formes et de pratiques
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socioculturelles forcément déroutant. L’on n’est pas pour autant sorti de l’âge de l’esthétique ; simplement « être sensible à l’art, c’est ressentir le conflit des valeurs culturelles comme conflit des sentiments » remarque Th. de Duve (1989, p. 34), et non plus « comme le veut la notion de goût, (à travers) l’alternative un peu simpliste du plaisir et de la peine » (id., p. 33). Et s’il n’y a pas mort de l’art, en dépit de toutes les annonces qui en sont faites depuis Hegel, c’est qu’une fois délesté de cette mythologie encombrante, l’art peut retrouver le contact qu’il a toujours eu avec la complexité du monde et le sensibiliser à partir de variables personnalisées. Ce serait toutefois une erreur de focaliser seulement l’attention sur la discordance des formes artistiques et de s’en tenir à la contradiction des discours qui en découle. Derrière l’horizon changeant des œuvres, il y a la présence insistante de médiations qui structurent le champ de production, de diffusion et de réception de types d’objets, et qui fournissent le point d’appui pour la formation d’ « un regard collectif, d’une culture visuelle » (Sicard, 1998, p. 11). La généalogie attentive des étapes par lesquelles se fabrique littéralement le regard scientifique moderne, dans un va-et-vient entre la production d’un artefact par un sujet de plus en plus instrumenté et la libération d’une puissance de vision qui ne cesse de déborder les cadres que la technologie avait délimités pour elle, possède sa contrepartie dans les transformations que subit l’expérience esthétique, du fait d’appropriations techniques et artistiques non familières. Ce dernier chapitre propose d’explorer quelques-unes des modalités de « réinvention » du medium de l’art, à travers le cas de l’image et la place de plus en plus problématique que l’image artistique traditionnelle occupe dans la floraison actuelle de multiples variétés d’images. L’interaction de l’art et de la technique À coup sûr l’art n’est pas plus indépendant que les autres activités humaines de facteurs qui contribuent à son élaboration, à commencer par l’état des techniques dont il fait usage et de la relation qu’elles entretiennent avec l’environnement social. Le choix d’une technique n’est jamais innocent, au sens que ses répercussions dépassent de loin le seul registre de l’efficacité opératoire. Qu’elles tendent à façonner les modes de création et de signification, des exemples élémentaires le montrent aisément. Ainsi lorsque la peinture à l’huile a remplacé la fresque et la miniature comme support ordinaire d’expression artistique, elle n’a pas seulement permis une gamme d’effets difficiles à obtenir sans elle, elle a ouvert des possibilités inédites sur le plan de la composition et du style, en autorisant la reprise et l’usage des glacis. Cinq siècles plus tard, l’impressionnisme n’aurait jamais été en mesure de mener à bien son projet de peindre en plein air sans l’invention du tube en zinc qui libère l’artiste de l’attirail encombrant des pratiques d’atelier, favorisant en retour l’esprit d’expérimentation qui s’est focalisé autour de la question de la couleur.
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Même constat en musique. En supplantant le clavecin, instrument à cordes pincées, le pianoforte, instrument à cordes frappées, modifie moins la sonorité de base du clavier qu’il n’autorise un contrôle beaucoup plus poussé de l’ambitus sonore et relégue au second plan les artifices de l’ornementation. Depuis quelques années, le traiter du son en temps réel par l’informatique permet de surmonter l’opposition factice entre la musique exécutée sur instruments et la musique électroacoustique, ouvrant pour l’interprète la possibilité d’un dialogue créatif entre son jeu et l’écho qui lui revient de son propre enregistrement. Il serait facile de multiplier les exemples, sans autre profit que de montrer l’extrême hétérogénéité des situations. Un projet plus circonscrit consiste à vouloir éclairer les tendances dominantes de l’art à partir des innovations technologiques qui leur sont contemporaines : ce qui semblait le produit original d’un parcours ou d’une révolte prend alors place au sein d’un développement dont la logique reflète l’histoire technique de l’Occident. Parallèles et contrecoups Edmond Couchot (1998) met au centre de son enquête la question des « rapports qui s’établissent, dans le domaine des arts visuels, entre les automatismes techniques et la subjectivité » (p. 8). Les techniques ne sont pas en effet de simples outils d’action et de production, elles sont d’abord des modes de perception qui conditionnent notre vision de la réalité. Tout se passe alors comme si l’art en tant qu’activité mettait en jeu deux composantes du sujet, un sujet-ON qui est façonné par les mécanismes non symboliques de « l’expérience technesthésique » et un sujet-JE qui reste au contact des sources profondes de l’imaginaire et de la singularité individuelle. Au long de l’histoire, ces deux instances n’ont cessé d’interférer, tantôt avides de collaborer, tantôt soucieuses de défendre leur champ opératoire. Alors que la technologie construit des dispositifs de plus en plus efficaces – de l’intersecteur rudimentaire d’Alberti à l’appareil photo et à la sophistication des programmes de simulation –, « l’art chercha donc à contrebalancer la vision dépersonnalisée imposée par l’automatisation de l’image en insistant sur la singularité et sur l’individualité du créateur, sur son «imagination créatrice» » (p. 21). L’intérêt de La Technologie dans l’art est de fournir un repérage d’ensemble des implications liant les nouvelles technologies de l’image et l’avancement des pratiques artistiques. Dans un premier temps, les artistes ont réagi sur le plan des moyens optiques, en insistant sur le travail de la facture, le rendu et la modulation qui obligent le spectateur à une recréation visuelle de l’œuvre, mais aussi en revendiquant la conception d’une peinture qui constitue une unité plastique se suffisant à ellemême. L’exacerbation de la couleur et les déformations expressionnistes, l’apparition du collage ou le non-fini sont autant de moyens pour le peintre de reconquérir un territoire artistique indépendant. Par la suite, ce sont les aspects communicationnels qui passent au premier plan : la
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radio et le cinéma proposent un mode de présence instantanée avant que la télévision n’impose un phénomène de « surprésentation » dans lequel il devient malaisé de séparer l’image et le réel et donc d’assigner à celle-ci une valeur de vérité. Cette équivalence trouve une expression exemplaire dans le nouveau réalisme et le pop art où l’objet industriel devient medium à ; la fois célébré et dénoncé. Même l’abstraction, née sans aucun doute issue d’une réaction contre l’emprise des apparences, ne s’en est pas moins révélée incapable d’échapper à son tour au déterminisme du monde technologique, que ce soit sous la forme de l’automatisme gestuel plus ou moins inconscient ou d’une affirmation de la planéité du support … qu’elle partage avec l’écran cathodique. À partir des années 50, deux tendances s’opposent : d’une part l’utopie d’origine cybernétique qui plaide pour une participation directe du spectateur à l’élaboration de l’œuvre (la transformant d’objet en événement), d’autre part une volonté de déconstruction qui ramène l’œuvre vers l’énoncé de ses constituants et entreprend de jouer avec leurs propriétés différentielles. Prisonnier dans une certaine mesure des contraintes inhérentes à des techniques lourdes, l’artiste contemporain connaît la tentation permanente d’en faire un objet de défi. Comme le pharmakon grec qui est à la fois poison et remède, sa production joue sur les deux pôles de la structuration et de l’ouverture, de la marginalisation avant-gardiste et de la récupération par la culture de masse. En réinvestissant la figure de l’artiste, elle prend le risque de passer pour « une science invérifiable » puisqu’elle est capable de mimer la forme propre au discours théorique tout en n’étant fondée que sur la seule autorité de celui qui s’en fait le porte-parole, inapte pour autant à pouvoir engendrer davantage qu’un résidu de sacré. L’exemple de la photographie La maîtrise d’un outil technique ne garantit évidemment pas la pertinence artistique du résultat et, corollairement, le degré de vulgarisation d’une pratique ne constitue en rien un obstacle à l’exploration de ses ressources esthétiques. En ce qui concerne la photographie, il est utile de rappeler que ce ne sont pas les artistes les plus e novateurs du XIX siècle (à l’exception peut-être de Degas) qui en ont fait l’usage le plus direct mais les peintres académiques (Gérôme, Meissonier, Delaroche) pour qui elle représentait une abréviation fonctionnelle et une simplification de leur travail. Ce n’est que dans les premières e décennies du XX siècle que des créateurs de premier plan comme Man Ray, Moholy-Nagy ou Hans Richter se sont servis des techniques liées à la photographie comme d’un medium de recherche artistique, à une époque où sa pratique à grande échelle était déjà en voie de banalisation. C’est beaucoup plus tard encore que des artistes comme Gerhardt Richter ou Warhol ont intégré à leur travail plastique l’usage d’effets en provenance de la photographie comme la
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vision floue ou le jeu avec le fait divers. La photographie en est enfin venue à être une banque inépuisable d’images ordinaires servant de matériau aux pratiques artistiques les plus disparates. Assumer esthétiquement un art de la photographie demande donc d’abord de s’interroger sur sa « photographicité », c’est-à-dire sa contribution à la singularité du fait photographique, irréductible au statut de l’image physique qu’on appelle une « photographie ». Comme le montre François Soulages (1998), une telle démarche ne saurait être menée à partir d’une analyse formelle de la photo réalisée (justiciable des mêmes méthodes que celle d’un dessin ou d’une peinture) mais à partir de la prise en compte des conditions techniques de son obtention. Or le propre de la photographie est de faire intervenir à deux niveaux la confrontation de l’homme et du matériel : d’une part, le processus d’exposition du film qui fait de l’acte photographique une situation irréversible puisque le déclenchement de l’obturateur annule une fois pour toutes la virginité du négatif, d’autre part celui du développement (révélation et fixation de l’image) qui ouvre au contraire un espace de travail en droit inachevable. En ce sens, la photographie est l’articulation de la perte (les circonstances uniques de la prise de vue) et du reste (la variation indéfinie qui exploite toutes les potentialités de la trace enregistrée). Donc « ce qu’il y a d’extraordinaire, ce n’est pas que l’on puisse faire la même photo en plusieurs exemplaires – le moule, l’imprimerie, le tampon, les techniques de gravure, etc., le permettaient déjà –, c’est que l’on puisse faire une infinité de photos différentes. La photographie n’appelle pas une pratique et une esthétique de la répétition ou de la similitude, mais une pratique et une esthétique de l’interprétation et de la différence. » (p. 119) De ce point de vue, et bien qu’elles représentent une rupture totale dans l’ordre de l’engendrement de l’image, les technologies numériques ne limitent pas davantage la liberté de l’artiste, elles l’infléchissent plutôt dans le sens d’une hybridation généralisée. Art contemporain et « dé-spécification » Une des caractéristiques récurrentes de l’art d’aujourd’hui est en effet que n’importe quoi peut y devenir medium : aussi bien l’objet de série que le livre, le corps que le paysage naturel ou urbain. L’on n’a plus affaire à un art arc-bouté sur les recettes de l’atelier, cadastré par les découpages administratifs des écoles d’art et dont le produit est censé refléter l’accomplissement personnel d’un artiste. La logique créatrice passe désormais de l’affirmation d’un style et de la quête d’une synthèse ultime à une exploration nourrie d’occasions et de rencontres où chaque étape remet en jeu l’orientation à venir. Elle prend donc à contre-pied l’idéologie moderniste, lorsque Greenberg défendait l’idée que le medium de la peinture s’identifie avec le dévoilement de la planéité physique du tableau et que M. Fried (1967) dénonçait en conséquence dans le minimalisme la compromission du littéralisme avec une forme retorse de théâtralité qui rend le spectateur dépendant d’une situation.
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C’est que l’art contemporain a fondamentalement à voir avec le mécanisme de « l’image d’images ». Cette formule que F. Soulages applique à la photographie, en raison de la démultiplication des possibles que comporte le travail de laboratoire, se généralise aisément à l’ensemble des arts tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui. De nombreuses œuvres sont en effet tissées d’allusions et de sousentendus et incompréhensibles en dehors d’un réseau connexe ou apparenté. De même que « l’ouverture de la photographie à d’autres arts n’est pas un accident, mais une de ses potentialités, une des façons d’explorer ce travail du négatif » (p. 123), le mécanisme de transfert se trouve ainsi au cœur du fonctionnement le plus ordinaire de l’art. Chaque art remet en cause ses propres frontières, parce que son activité constitue la relance ou le démenti d’une interrogation qui a pu prendre naissance loin de là, et il établit de nouvelles lignes de démarcation pas moins mobiles et évolutives (1999, colloque Les frontières esthétiques de l’art). Même l’art conceptuel ne fait que pousser à l’extrême le déplacement de la matérialité des œuvres vers les opérations qui constituent le soubassement de son activité formatrice. Du même coup, c’est la notion d’esthétique qui est à son tour déplacée. Elle qui assumait la fonction de déterminer les conditions a priori de possibilité d’une expérience bâtie autour de prédicats esthétiques incontestables se trouve relativisée à la somme des usages que la communauté artistique décide de reconnaître comme siens. Or celle-ci n’a cassé de s’élargir dans des proportions démesurées, en vertu du principe que « tout ce qui est utilisé comme de l’art doit être défini comme de l’art » (R. Morris). Il en découle que la catégorisation esthétique ne peut plus être menée qu’a posteriori, soit comme la recherche d’un plus grand commun multiple entre des œuvres que tout oppose dans leurs manifestations apparentes mais qui peuvent néanmoins partager des propriétés non exhibées, soit comme la détermination d’une procédure suffisante pour assurer leur inscription dans un monde qui, pour être sui generis, n’en est pas moins logé au sein de la société réelle – l’échec de chaque tentative relançant l’intérêt d’abord déçu pour la stratégie adverse. L’esthétique au défi de l’art Si elle rejette la solution de facilité que serait le repli vers l’art du passé, l’esthétique a la tâche délicate de se confronter avec des productions qui semblent plutôt faites pour déstabiliser tout processus d’évaluation esthétique. Ces formes même ne peuvent pourtant la laisser indifférente ni inchangée. Sans un diagnostic lucide, l’esthétique n’est guère en mesure de proposer un discours crédible qui soit, sinon une réponse à la désorientation ambiante, du moins une contribution à l’analyse des conditions sans lesquelles toute réponse se condamne à la futilité.
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Art pur et objet brut Dès 1913, Apollinaire avait repéré sous le nom d’ « orphisme » et de « cubisme physique » deux orientations radicalement divergentes bien que polairement associées, chacune poussant à la limite une tendance déjà présente dans l’art antérieur. L’une est l’obsession de la pureté qui confère à l’artiste le devoir d’engendrer un monde plastique visuellement désaliéné, l’autre est la revendication têtue d’un retour vers l’élémentaire. Double fascination de l’absolu et du donné factuel. La première lignée a pour origine le symbolisme, elle prend son essor dans les diverses formes d’abstraction et se trouve confirmée chaque fois que l’art est tenté par sa propre dématérialisation. L’obsession d’une peinture non anecdotique a conduit non seulement à se détourner de l’imitation du réel mais à faire de l’intériorité le seul message authentique d’un langage plastique visant à exprimer la signification ultime de notre présence au monde. Il est frappant de constater à quel point les pionniers de la non-figuration – en dépit de parcours personnels dissemblables – étaient imprégnés par une spiritualité hétérodoxe, le plus souvent d’inspiration théosophique, et accordaient spontanément à l’artiste une vocation de mage. Leurs successeurs récents sont plus volontiers hantés par le vide, le rituel chamanique, la fusion de l’art dans la vie immédiate ou dans l’immensité cosmique, mais chaque fois avec la certitude de dévoiler une dimension fondamentale de la condition humaine. À l’opposé, s’est développée une voie de « l’impureté » qui passe par le collage, le readymade, l’assemblage de plus en plus hétéroclite et l’installation, c’est-à-dire une forme d’art pour laquelle la notion même de représentation cesse d’être pertinente. De l’emprunt ponctuel à la réalité, elle a évolué vers un processus de recyclage de ce que la société industrielle est dans l’impossibilité d’assimiler, avec une prédilection pour les matières disgraciées et le kitch. Une Merzbild de Schwitters ou un assemblage de latex et fibre de verre d’Eva Hesse ne sont pas une simple accumulation d’éléments délaissés, ni même un diagnostic à portée sociologique, ils portent témoignage de ce que l’art peut s’accommoder, à travers un bricolage inventif, de la base en apparence la moins favorable. Entre l’élémentaire et le primitif, les ponts ne sont d’ailleurs jamais définitivement coupés. C’est que la régression analytique vers la pureté des formes et des contenus (épure structurale, monochrome) débouche toujours sur une déduction qui ambitionne de valoir comme interprétation vraie de la réalité. Inversement, la machinerie la plus délirante de Tinguely n’en rend pas moins hommage au principe d’automatisation qui est en train de transformer le système de production. On peut en venir à voir le néo-dada comme une version volontairement dérisoire des programmes constructivistes, comme si la déconstruction ludique inaugurait à son insu une géométrie à l’état sauvage. Les deux voies sont en fait deux images en miroir que la société se donne
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de ses doutes et de ses incertitudes – qu’on a pu considérer soit comme deux versions distinctes au sein de la modernité (P. Halley), soit comme une ligne de fracture entre modernité et avant-garde (P. Bürger). Face à cette situation, l’esthétique s’est efforcée de reproblématiser l’héritage des théories classiques au-delà de la zone rassurrante au sein de laquelle elles avaient été élaborées, afin de leur donner une force de questionnement que leurs contemporains auraient été bien incapables de deviner. Ainsi c’est par une réinterprétation de l’impératif catégorique kantien que Th. de Duve oriente son commentaire de l’exemplarité de Duchamp : « fais n’importe quoi de sorte que ce soit nommé art » (1989, p. 141). La formule ne dit aucunement que l’art est n’importe quoi et pas davantage que n’importe quoi engendre de l’art. Elle ne valide pas non plus une tradition de l’antitradition (rien n’est d’ailleurs plus restrictif que la liste des readymades !). Mais elle désigne une condition singulière de la modernité, la situation dans laquelle « l’universalité de l’art est devenue son impossibilité et que son impossibilité lui reste malgré tout prescrite comme un devoir d’universalité » (id., p. 136). Tout se passe donc comme si les critères mis en œuvre par chaque artiste avaient régressé au statut de maximes, c’est-à-dire de règles non universalisables ; le seul recours est donc de « juger de l’art tout entier au coup par coup » (id.). L’on est toujours dans le jugement esthétique tel que Kant l’avait caractérisé comme jugement réfléchissant, mais avec cette clause singulière que l’Idée régulatrice devient elle-même indéterminée et que n’importe quelle idée est susceptible d’en occuper le site. L’impératif équivaut donc à une injonction de la forme : « Fais comme si tu devais les prendre toutes ensemble pour maxime, de sorte que ce que tu auras fait soit conforme à n’importe quelle idée, à l’Idée universelle c’est-à-dire impossible du n’importe quoi, cette idée que justement la modernité nomme art. » (id., p. 141) Dématérialisation de l’art Une ligne de fracture plus radicale est celle qui remet en cause la notion d’œuvre en son sens ordinaire. De plus en plus souvent, le résultat de l’activité artistique est éphémère, inachevable, il peut faire place au hasard ou être solidaire d’un contexte qui rend sa communicabilité problématique. Par exemple, de nombreuses œuvres relevant du land art sont par principe intransportables ; l’œuvre n’est plus un artefact disponible pour un patrimoine universel mais l’inscription d’une action sur un site, de taille gigantesque (Smithson, Heizer) ou minuscule (Simonds), sujette aux vicissitudes du lieu ou des hommes. Des tapis de pollen de W. Laib ou des itinéraires écossais de R. Long, il ne reste qu’une trace incertaine, dans le paysage, dans la mémoire ou sur une bande-vidéo. En revanche, la perception de l’infime, du trop ordinaire ou de l’inquiétant redevient une dimension originelle de notre attention au monde.
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Les performances et multiples variétés de happening en offrent une autre version, orientée vers le tissu des relations interhumaines et non plus vers la relation avec le monde naturel. De la reviviscence des formes festives de communion jusqu’aux aventures les plus périlleuses du body art, ce qui est en jeu est la marge entre l’art et la vie. Alors que Rauschenberg revendiquait encore un type d’œuvre à cheval entre le réel et la peinture (les combine paintings), Kaprow entend contester la notion d’une frontière séparant l’art de la vie, à la manière dont le Living Theater abolit la distinction de l’espace scénique et du spectateur. Si la pratique d’un art qui peut ne pas être perçu comme de l’art (par exemple, se brosser les dents !) relève de l’art, c’est que « les développements mêmes du modernisme ont conduit à la dissolution de l’art dans ses sources de vie » (Kaprow, 1996, p. 261). Le féminisme, les minorités, l’interrogation éthique, la fascination pour les formes archaïques ou déviantes, etc., vont fournir à l’art des champs d’expression inédits. Alors l’art s’inscrit moins dans la culture que la culture ne dévoile ses tensions dans les interventions de l’art. À un art littéralement dés-œuvré ne convient qu’une « esthétique relationnelle » (Bourriaud, 1998) où l’œuvre n’est que la ponctuation d’un espace collectif ou personnel. Si le tournant des années 60 pouvait représenter aux yeux de Lucy Lippard l’acmé de « la dématérialisation de l’art de l’objet » (1973), entre autres à travers l’impact du langage et du style conceptuel, Hal Foster (1996) montre qu’on assiste par la suite à un retour obstiné du réel, à travers sa violence traumatique récurrente, ses clichés éculés ou l’abjection qui en constitue le visage secret. Par une autre voie, l’art tend à se faire à la fois sa propre théorie et la critique des dispositifs qui en assurent le fonctionnement. Si la fin de l’art signifie l’exténuation d’un récit dans lequel il était possible de croire à l’avancement d’un programme et de fournir des raisons en ce sens (Danto, 1996), il ne reste à l’artiste qu’à se faire anthropologue et à questionner le langage ou la nature de l’art, avec leurs implications socioculturelles. En ce sens l’art remplace une philosophie devenue inopérante plutôt que celle-ci ne réalise l’ambition secrète de l’art. Kosuth ou Haacke ne font pas à proprement parler de l’esthétique ni même de la théorie de l’art, ils engagent l’art dans la dénonciation de la réalité. Et l’esthéticien ne peut que se sentir interpellé par une forme de questionnement qui l’oblige à reconsidérer l’usage et la portée de ses propres contributions. Ne serait-ce que pour cette épreuve critique à double sens, le défi de l’art se révèle pour l’esthétique d’une inépuisable positivité. Reste à savoir si la question de fond ne réside pas dans le fonctionnement même du monde de l’art. Esthétique et monde de l’art Depuis que Danto a introduit (1964) de manière spéculative la notion d’un « monde de l’art » comme médiation théorique indispensable sans laquelle aucune signification ne pouvait être
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assignée à une œuvre d’avant-garde, celle-ci a été réinterprétée dans un sens sociologique et même économique. La spéculation effrénée dans un marché dérégulé, la logique du simulacre qui ne redouble le réel que pour mieux l’irréaliser, la surenchère transgressive et sa quête d’originalité à tout prix, la récupération rapide de toutes les dissidences, etc., sont des phénomènes trop connus pour qu’il soit utile d’insister. Un des états des lieux les plus perspicaces a été proposé par Nathalie Heinich, sous la forme de ce qu’elle nomme « une pragmatique de l’art contemporain » (1998, p. 72). Son diagnostic est qu’il fonctionne comme un jeu à trois pôles : transgression, réaction, intégration, dont chacun renvoie structurellement aux deux autres : « fonction d’innovation pour les créateurs, fonction de médiation pour les commentateurs, fonction d’adhésion (ou de rejet) pour les spectateurs » (id., p. 55). Mais la caractéristique majeure est qu’ils sont organisés en « partie de main chaude » de telle sorte que le mécanisme ne peut manquer de s’emballer, à la faveur d’une triple illusion : celle de la liberté des artistes, celle de l’incohérence du public et celle de l’arbitraire des institutions. On ne comprend rien à la situation tant qu’on persiste à n’y voir qu’une contestation de goûts alors qu’il s’agit d’un affrontement entre paradigmes non commensurables (cf. aussi Cauquelin, 1992). Il n’appartient pas au sociologue d’en juger la teneur ; toutefois, son dernier mot est que « la contradiction entre une logique de subversion et une logique d’institutionnalisation de la subversion » manifeste que « c’est d’une vraie pathologie que souffre le corps social de l’art contemporain » (id., p. 335 et 337). Laisse-t-elle encore l’espoir d’un véritable espace de problématisation esthétique ? À coup sûr, répond Yves Michaud – qui a stigmatisé dès 1989 l’emprise du paradigme de l’hyper-empirisme post-moderniste alors dominant –, à condition de prendre acte qu’on ne peut plus envisager une analyse esthétique indépendante de tout contexte. Ce fut le pari de l’attitude formaliste et une des raisons les moins discutables de son échec. Il ne faut pourtant pas tomber dans le piège opposé que plus aucune régularité n’a cours et qu’on est dans le domaine de la pure contingence. Cette illusion naît de ce qu’on sous-estime que l’art, avant de se contempler, se pratique. « Ma conviction, observe opportunément Michaud, est que l’art et l’esthétique ne peuvent pas être définis seulement à partir de l’artiste ou seulement à partir du spectateur mais dans le jeu réglé d’acteurs qui ne sont pas à la même place mais peuvent échanger leurs places. » (1999, p. 14). Des normes continuent de s’élaborer, en dépit de la cacophonie et des blocages, via « l’apprentissage des affects et de leur complexité à travers les jeux de langage » (id., p. 48) dont une analyse n’aurait guère de peine à montrer qu’ils font toujours intervenir des constituants comparables et des types de régulation apparentés, bien qu’au sein d’une configuration extrémement mobile qui ne cesse d’effacer les repères. S’il est devenu vain de concevoir une théorie générale, c’est tout simplement que celle-ci se réduirait à quelques variantes systémiques ou à un schéma communicationnel abstrait, par là même inapte à rendre compte de ce qui fait l’intérêt de la situation pour laquelle on l’a élaborée. Il
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est donc raisonnable de penser qu’une orientation descriptive à la Wittgenstein, ennemie du « démon des généralités », peut convenir mieux que toute approche fondationnelle et même préparer l’avènement de ces « esthétiques dialogiques qui rendent compte des homologations effectives par le débat critique » (1998, p. 24) que Rainer Rochlitz appelle de ses vœux [voir chap. 8]. Un monde virtuel ? Il est aujourd’hui banal de remarquer que notre présent a été envahi par une masse d’images sans équivalent jusque-là : non seulement les techniques dérivées de l’impression, de la photographie, de l’animation visuelle et de la télédiffusion, se sont développées dans des proportions que nos prédécesseurs n’auraient osé imaginer, mais elles ont reçu le renfort et la stimulation de capacités inédites qui en transforment le sens et la portée. La puissance des outils informatiques qui mettent à la disposition d’un large public des moyens qui semblaient, il y a peu, réservés aux spécialistes, les recherches autour d’une intelligence artificielle, l’omniprésence des jeux vidéo et l’interconnection mondiale des réseaux de communication, dessinent le profil d’un monde encore mal saisissable dans lequel « l’informatique est le point d’articulation d’une culture parce qu’elle opère au deuxième degré » (Lévy, 1987, p. 41). Après la révolution de la vapeur et celle de l’électricité, la révolution de l’électronique bouscule les structures sociales et les modes de pensée, à un rythme que l’humanité n’avait encore jamais connu.
De nouvelles images Relativement à notre sujet, cette mutation techno-sociologique se marque d’abord par l’émergence d’une catégorie d’images qui n’a pas d’antécédents directs. Philippe Quéau n’hésite pas à écrire que « les images numériques représentent une véritable «coupure épistémologique» dans l’histoire des moyens de représentation » (1986, p.31), ce qui doit s’entendre à la fois par rapport aux images ordinaires (par exemple picturales ou photographiques) et par rapport aux ressources limitées du langage ordinaire en matière de pensée analogique. En schématisant, on peut les caractériser par le biais de trois types de propriétés générales : (a) Il s’agit d’une « image-matrice » (une grille de pixels dont chacun est corrélé à une valeur numérique) et non d’une image-empreinte. Ce sont des images de synthèse, non dépendantes d’une source externe (même s’il est possible de leur en associer une) et d’un intermédiaire photonique
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mais en revanche douées d’une forte « autonomie symbolique » permise par la programmation et qui aboutit à produire ce que P. Lévy appelle des « univers abstraits de significations partagées ». Il en découle une équivalence généralisée de tous les signes (un CD-Rom manipule selon le même code numérique binaire une information qui est traduite sous forme de texte, de son, d’image, etc.) et une réplicabilité indéfinie puisqu’elle dépend uniquement de la préservation de l’algorithme. L’intertextualité s’élargit à un tissage des systèmes symboliques, s’ouvre à une forme d’écriture polydimensionnelle. (b) La logique sous-jacente est celle de la modélisation et non plus seulement celle de la représentation. Alors qu’on a tendance à associer à la notion de simulation une connotation dévaluatrice, il s’agit ici d’une opération éminemment créatrice sans laquelle aucune invention de modèles ne serait possible. « Simuler, rappelle Quéau, c’est se placer comme démiurge, définissant l’ensemble des lois nécessaires à l’établissement et au fonctionnement d’un micro-univers, le plus souvent à structure mathématique, et jouissant après sa conception d’une sorte d’autonomie et de liberté intrinsèque de comportement. » (p. 116) Parce que les propriétés du modèle deviennent à leur tour objet d’expérimentation, la simulation ouvre sur une « déréalisation libératrice » (id., p. 124) dont les seules limites sont relatives à notre puissance de calcul. (c) L’interposition entre l’homme et la machine d’un langage de programmation induit une espèce nouvelle d’interactivité qui n’est plus celle de la réaction subjective (comme lorsque le violoniste corrige le son entendu en déplaçant la position de son archet) mais celle d’une interface accessible sur un mode public (par exemple au moyen d’un clic de souris ou d’un gant de données). « Au cours de ce couplage entre l’homme et l’ordinateur, deux mondes jusque-là étrangers l’un à l’autre, le monde limpide et froid de l’algorithme et le monde organique et psychique des sensations et des gestes, autrement dit le langage de la logique et le langage du corps, sont sommés de s’entrecroiser à travers la paroi poreuse des interfaces. » (Couchot, 1998, p. 144) Toutes ces dispositions sont particulièrement significatives dans une perspective artistique et elles invitent même à repenser l’esthétique à partir de cette situation d’interactivité. Par contraste avec ce qui se passe dans le cas des images traditionnelles, « l’esthétique interactive bénéficie d’une continuité sans précédent entre les deux registres ordinairement séparés de la production et de la réception » puisque la réception devient « une partie constitutive de l’œuvre elle-même » (Boissier, 1998, p. 5). Elle doit être alors « travaillée comme forme », visualisée en tant qu’« image virtuelle qui circule entre les images manifestes » (id., p. 6). C’est pourquoi elle entretient un dialogue si étroit avec les arts plastiques dont elle manifeste l’ambition pédagogique, dans le double sens – technologique et didactique – de la « saisie ». Les arts du virtuel
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J.-L. Boissier regroupe les orientations majeures exploitées par les artistes qui se servent des technologies numériques sous trois rubriques (1997) : - les installations de réalité virtuelle dans lesquelles le spectateur est invité à explorer un univers qui n’est plus vraiment le nôtre bien que non étranger à lui. Dans Family Portrait : Encounter with a Virtual Society (1993) par exemple, Luc Courchesne simule des dialogues avec une série de personnages ; bien que leur identité et le contenu des réponses soient préenregistrées, le dispositif pousse assez loin une interrogation sur la communication et sur la relation entre homme et machine puisqu’il peut même arriver que l’interlocuteur humain se trouve mis hors circuit. Parmi d’autres réalisations marquantes, on peut mentionner également les installations sophistiquées de Jeffrey Shaw qui introduisent des images de synthèse dans l’espace réel (Inventer la Terre, 1986) ou permettent de circuler, en pédalant sur une bicyclette, dans la représentation tridimensionnelle d’une ville dont les immeubles sont remplacés par des mots, si bien que la promenade devient littéralement lecture (La Ville Lisible, 1989). - les programmes hypermédia, généralement réalisés sur vidéodisques ou CD-roms. En marge des produits culturels destinés au grand public (et qui peuvent néanmoins se signaler par la qualité de leur interface, ex. le DVD Louvre de la RMN), se sont développés des projets plus spécialisés qui tirent profit des possibilités d’architecture arborescente et d’hybridation pour proposer une synthèse de manifestations qu’un catalogue est inapte à résumer (ex. Actualité du e Virtuel ou 3 Biennale d’art contemporain de Lyon). D’autres recherches ont pour enjeu des réalisations plus subtiles. Ainsi Flora Petrinsularis (1993) de Boissier lui-même reprend-il le projet de Rousseau d’établir l’herbier total de l’île de Saint-Pierre en 1765. L’œuvre associe une collecte des espèces végétales, des vues de leur paysage d’origine, la remémoration d’épisodes clés de sa vie au moment où il entreprend Les Confessions et leur mise en images, à quoi s’ajoute dans la version installation la corrélation d’un livre réel dont on est invité à feuilleter les pages et l’écran d’un ordinateur qui affiche des séquences correspondantes. En raison de la démocratisation de sa conception et de son emploi, le CD-Rom devient un des outils les plus séduisants pour nombre de jeunes artistes qui peuvent faire l’usage le plus créatif d’une technique capable de s’affronter à ce qui fait la multiplicité même de la pensée et de la vie. - la dernière catégorie, celle des propositions sur réseaux fonctionnant par le biais d’un réseau local ou d’Internet, est la moins facile à circonscrire. Elle passe en premier lieu par l’animation de sites Web, de la galerie virtuelle d’un artiste ou d’une banque de données spécialisées consultable en ligne à des dispositifs de relais et d’échange permettant une circulation indéfinie par thèmes et instructions à distance. Fred Forest et David Rokeby ont été parmi les pionniers de ce jeu sur les possibilités d’interconnection immédiate et d’évolutivité instantanée de tous les paramètres disponibles. Plus récemment, une exposition comme Connexions implicites (ENSB-A, 1997) en a exploré la dimension muséographique, avec
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l’élaboration d’une œuvre-événement qui ne doit plus grand chose au happening. Ainsi se développe une philosophie rhizomatique qui plaide pour une nouvelle figure de la socialité, celle de l’immersion spontanée où l’artiste n’est plus démiurge mais « passeur, capteur des états du monde » (P. Lamaison) – ce qui peut aller jusqu’à une interrogation exhibitionniste sur l’identité sexuelle, à la manière de Nan Goldin ! À travers la notion d’« auteur distribué » et celle de « conscience planétaire », Roy Ascott est sans doute un des acteurs les plus lucides de cette mouvance. Interrogations. Comme il en va de toutes les innovations qui conjuguent sophistication technique et engouement populaire, la notion de monde virtuel a suscité des jugements contrastés, de l’idolâtrie médiatique béate à la détestation farouche. Les thèmes de la technophobie traditionnelle s’y allient avec le fantasme post-foucaldien d’une société sous contrôle (P. Virilio) ou celui d’une civilisation désormais livrée aux androïdes. L’illusionnisme de plus en plus hallucinant des effets dans les jeux vidéo laisse craindre une déstructuration de la fonction du réel. Schaeffer objecte que toute fiction est d’avance immergée dans la réalité puisqu’elle consiste en « un usage ludique de l’activité représentationnelle » (1999, p. 329), ce qui suppose néanmoins que la « désidentification partielle » intervienne sur la base d’un tissu symbolique suffisamment dense. À l’inverse – et stimulée par le basculement dans le troisième millénaire – s’épanouit la vision d’un millénarisme échevelé pour lequel la technologie vient prendre le relais d’une évolution biologique à bout de ressources et engendre une humanité enfin capable de matérialiser ses rêves les plus fous. Ce qui fait problème n’est pas l’existence d’images virtuelles en tant que produit technologique mais le mode de leur appropriation artistique et humaine. Il convient d’abord de rappeler que « virtuel » ne s’oppose pas à « réel » mais à « actuel » ; le virtuel ne fait pas sortir du réel, il le rejoint par d’autres voies que celles de l’évidence routinière. En tant que virtuelles, les images sont des architectures de nombres, mais ce qui les rend intéressantes et définit leur statut réside dans les modalités particulières dans lesquelles elles engagent la perception. À rebours de la vision utilitaire qui sélectionne les seuls aspects efficaces pour le contexte présent, le travail de la virtualité consiste à faire proliférer le halo d’esquisses et de franges qui encadrent le phénomène effectif et en dessinent pour ainsi dire l’enveloppe. Par exemple Orka (1997) de Steina Vazulka met en scène la continuité fragile entre le vol réel d’oiseaux et des traces de synthèse. Raymond Bellour (1999) est un des auteurs qui a été le plus attentif à ces « présences virtuelles », telles qu’on les trouve par exemple dans les constructions plus complexes de Bill Viola ou Michael Snow.
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Il serait à coup sûr naïf de croire que la performance technique suffit à valider la pertinence artistique de ce qui est proposé. Après tout, on peut faire l’usage le plus conventionnel ou le plus pompier de procédures en elles-mêmes inventives. La question décisive, rappelle opportunément Couchot, consiste plutôt à demander : « Quand faut-il cesser d’expérimenter pour faire œuvre ? » (1998, p. 255), étant entendu qu’aucun argument technique n’est susceptible de fournir une réponse. On n’est pas pour autant ramené à n’importe quelle situation d’innovation technique car l’hybridation crée un contexte qui en intensifie prodigieusement les retombées. Il est sans doute trop tôt pour dire quelle forme artistique durable en naîtra ; il est néanmoins probable que, pour ne pas sombrer dans une confusion entre l’art et la science ou dans une fusion entre l’art et la vie, l’art devra se montrer capable d’inventer une figure encore incertaine de distanciation esthétique, au sens étymologique strict, c’est-à-dire prouver qu’il est en mesure de faire la distinction entre ce qu’il manipule et ce qui le définit en tant qu’art. Rejaillit alors inévitablement la question de la subjectivité. Tout se passe comme si le sujet, perdant sa posture traditionnelle de surplomb épistémique, se défocalisait : « le sujet interfacé est désormais plus trajet que sujet » (id., p. 229) ; mais à ce sujet qui a perdu ses références stables, il appartient toujours de faire accéder l’expérience humaine à la dimension de la symbolisation. Le paradoxe est que l’anonymat technique, à la différence du simple jeu avec l’identité psychosociale, ne semble plus lui donner d’alternative que de célébrer le triomphe de la puissance humaine ; en fait, il n’en continue pas moins à en explorer les ressources imaginaires, dussent celles-ci passer par des médiations moins transparentes et même ambivalentes. C’est par cette incertitude relative à l’image que l’homme gagne ou perd de lui-même que les nouveaux média appartiennent encore à l’histoire de l’art, mais il nous faudra sans doute longtemps pour que nous soyons pleinement en mesure de le vérifier.
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