Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
© Éditions de l'Association lacanienne internationale 25, rue de Lille 75007 Paris I.S.B.N. : 2-87612-053-4
Charles Melman
POUR INTRODUIRE À
LA PSYCHANALYSE AUJOURD'HUI SÉMINAIRE 2001-2002
DU MÊME AUTEUR
Aux éditions Denoël : L'Homme sans gravité, 2002 Aux éditions Folio Gallimard : VHomme sans gravité, 2005 Aux éditions de l'Association freudienne internationale : Nouvelles études sur Vhystérie (séminaire 1982-1983) Structures lacaniennes des psychoses (séminaire 1983-1984) Nouvelles études sur l'inconscient (séminaire 1984-1985) Questions de clinique psychanalytique (séminaire 1985-1986) La névrose obsessionnelle (séminaire 1987-1989) Refoulement et déterminisme des névroses (séminaire 1989-1990) La nature du symptôme (séminaire 1990-1991) Retour à Schreber (séminaire 1994-1995) Returning to Schreber (séminaire 1994-1995) Clinique psychanalytique (recueil d'articles) Aux éditions de Y Association Lacanienne Internationale : Les paranoïas (séminaire 1999-2001), 2003 Refoulement et déterminisme des névroses (séminaire 1989-1990), 2e édition revue et augmentée en 2004
À PARAÎTRE La linguisterie (séminaire 1991-1993)
Le séminaire prononcé par Charles Melman en 2001-2002 au siège de l'Association lacanienne internationale était resté confidentiel, l'auditoir ayant été volontairement limité. Notre transcription a tenté de rendre le caractère parlé de cet enseignement le plus fidèlement possible. Le texte n'a pas été relu par l'auteur, Quelques articles cités difficilement accessibles ont été ajoutés en annexes, Denise et Michel Sainte Fare Garnot, Jean-Paul Beaumont
Préface
Ce séminaire de Charles Melman retiendra l'attention à plus d'un titre. Pour le lieu de son adresse tout d'abord, puisqu'il est explicitement destiné en priorité aux plus jeunes, à ceux qui souhaitent se former à la psychanalyse comme discipline spécifique. Le choix de la référence au texte de Freud Introduction a la psychanalyse est à cet égard significatif. Ces conférences de 1915, les seules que Freud ait jamais prononcées dans le cadre d'un enseignement suivi, témoignent en effet du souci qui fut le sien de revenir sur l'ensemble du corpus théorique qu'il avait établi, afin de mesurer à cette occasion auprès de son auditoire la pertinence et les limites de ses concepts au regard des exigences de la pratique, de ses difficultés voire de ses impasses. Cette démarche, rigoureusement scientifique dans son principe, est également à l'œuvre dans Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui. L'auteur s'y emploie à mettre à l'épreuve de la clinique quotidienne les conséquences de l'écriture produite par Lacan de l'objet a, approché par Freud sous le terme d'objet perdu, et qui donne son statut original parmi les sciences à l'objet de la psychanalyse. La méthode choisie est simple: elle consiste à procéder à une vérification expérimentale par des travaux pratiques, notamment sur les formations de l'inconscient, que la lettre est bien dans notre culture cette «molécule de libido», signe du désir refoulé d'un sujet de l'inconscient, pas moins daté historiquement. Certains rêves de Freud, l'oubli du nom
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui propre Signorelli sont examinés avec précision dans cette perspective qui s'avère heuristique. À partir de la distinction lacanienne du Un et du a, de la différence déjà établie par Freud entre la réalité, le monde des représentations et le réel de l'Autre Scène, Charles Melman réarticule les lois qui gouvernent ce lieu Autre. Ce ne sont plus celles de l'espace euclidien, de la castration, du semblant, de l'identique à soi, du même; elles relèvent bien plutôt d'une topologie des surfaces et du nœud borroméen, de la pure différence, de la non identité à soi, du continu sans coupure. Le lecteur appréciera lui-même, à partir de ses questions, ce que ce séminaire, soutenu durant toute l'année 2001-2002 au rythme d'une leçon par semaine, est susceptible de lui apporter. Cela dépendra également de sa disponibilité à se laisser solliciter par ce qui est ici avancé de décisif sur nombre de questions encore en suspens dans la psychanalyse : le transfert et la fin de la cure, le refoulement, le statut du symptôme, bref sur sa capacité à faire acte dans la civilisation. Resterait à examiner les raisons pour lesquelles cette introduction, que l'on pourrait dire lacanienne, à la psychanalyse aujourd'hui est venue mettre un terme à un enseignement de plus de vingt ans qui fut précieux pour beaucoup. Le moment était-il venu pour eux de prendre leurs responsabilités et de se déterminer sur un certain nombre de points, comme semble le suggérer la dernière leçon du 13 juin 2002 ? Notamment sur la question de l'interprétation du concept de refoulement, dès lors que ce mécanisme serait d'abord lié au fonctionnement du langage, à sa physiologie, à l'effet d'une stochastique, ainsi que paraît le montrer le séminaire sur « La lettre volée » qui inaugure les Écrits, le mythe d'Œdipe ne faisant que donner une forme épique à la structure. À chacun sur cette question et sur d'autres, soulevées par Charles Melman dans ce séminaire, de proposer une réponse, s'il le souhaite. Claude Landman Juillet 2005
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Séminaire I du 11 Octobre 2001
B
onsoir ! Je vais tenter ce que serait aujourd'hui une introduction à la psychanalyse, en donnant le type d'éléments qui constituerait la propédeutique utile pour qui voudrait avancer dans ce domaine à partir de quelques éléments stables et consistants. Le texte de Freud Introduction a la psychanalyse *, daté de 1915, a été écrit durant la guerre, pour des raisons qui nous importent, le souci de se rappeler à l'attention d'un public qui, à vrai dire, en 1915 à Vienne, avait d'autres chats à fouetter et dont la première préoccupation n'était sûrement pas la psychanalyse, situation dont Freud éprouvait les inconvénients au niveau de son activité quotidienne. Il tente donc de se rappeler à l'attention d'un large public par un ouvrage qui conserve la dignité et l'essentiel de ce que la psychanalyse peut apporter dans le champ aussi bien de la thérapie que de la culture. C'est un ouvrage aujourd'hui éminemment touchant. Touchant parce que le souci de Freud est de faire entrer les manifestations de l'inconscient dans le champ de l'évidence. On est aussitôt sensible à l'antinomie qui peut exister, à l'hétérotopie qu'il peut y avoir entre d'une part ce que nous appelons le champ de l'évidence c'est-à-dire de la réalité, et puis ce 1. Vorlesungen zur Einfiïrung in die Psychoanalyse, 1916, a été traduit dans la Petite bibliothèque Payot, 1966, 2001, sous le titre Introduction à la psychanalyse, et aux éditons Gallimard, 1999, sous le titre Conférences d'introduction à la psychanalyse. Nous donnerons les paginations de ces deux éditions.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui qu'il en est du statut de l'inconscient en tant qu'il est précisément ce qui, à ladite réalité, échappe. Freud, pour se faire entendre, a donc le souci de trouver les manifestations spécifiques capables de faire paraître comme irréductible l'existence de l'inconscient pour éviter la critique qui lui était volontiers faite, que son inconscient était une affaire de psychopathes, que c'était sans doute une formation qui existait dans le champ des psychopathies mais sûrement pas de la vie dite normale. Le bouquin de Freud, que je vous invite cordialement à lire, comporte trois grandes divisions, trois grands chapitres : premièrement les actes manques, deuxièmement les rêves en tant que témoignages de la présence de l'inconscient chez le citoyen ordinaire et puis, dernier chapitre, la théorie générale des névroses. Autrement dit, on bascule de ces manifestations, présentes chez chacun, à ce qu'il en est d'une conception non pas tant donc de la vie psychique que des névroses. Vous trouverez dans La Science des rêves1 la citation par Freud d'un de ses propres rêves: il se voit sur une table d'anatomie en tant que cadavre, cadavre ouvert et disséqué qui, exhibant ainsi l'intérieur de son organisme, serait enfin capable de manifester au public que ce qu'il avance est bien authentique, est bien vrai. Il est clair, mais je ne vais pas le développer maintenant, que ce type de souci va entraîner dans la démarche de Freud, tant pour lui que pour le lecteur, un certain nombre de difficultés. La méthode de Lacan sera différente. En aucun cas Lacan ne cherchera dans ses adresses, dans ses textes, rien qui soit de l'ordre de l'évidence -bien au contraire ! Il se contente de chercher à donner à entendre, à faire basculer du côté, je ne dirai même pas du signifié, je dirai du côté de ce que les stoïciens appelaient le A,eia6v, c'est-à-dire précisément de ce qu'il y a à entendre dans une articulation, se contentant chaque fois de porter l'accent sur ce qui dans une formulation se donne à entendre tout en restant évidemment insaisissable. Une part de la difficulté attribuée à l'étude de Lacan est liée évidemment à ce déplacement, à cette mutation qui à ses yeux est essentielle. Il met en œuvre une méthodologie qui lui paraît essentielle pour donner à 2. L'interprétation des rêves, 1900, trad. fr. I. Meyerson, Paris, P.U.F., 1926.
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Séminaire du 11 octobre 2001 entendre ce qu'il en est de l'inconscient à la place où il se tient. Son seul recours à ce qui est du registre de l'évidence tient à l'écriture de quelques mathèmes, sous la forme de ce qui s'avérerait inéluctable, écriture de quelques mathèmes auxquels il accorde un statut, un poids de vérité tout à fait particulier, et dont bien plus tard nous serons amenés à parler. Je n'entrerai peut-être pas davantage dans cette introduction sur le fait que si Freud dans cet ouvrage, comme à l'occasion des précédents, La science des rêves, Psychopathologie de la vie quotidienne*. Le mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, s'adresse chaque fois à un large public qu'il tente d'intéresser, sinon de séduire, on peut rappeler brièvement que Lacan pendant de longues années s'est contenté d'une adresse réservée aux psychanalystes. Il n'y a de sa part pas le moindre écrit faisant appel au public. Une modification se produira lorsque, le milieu analytique lui manifestant la réticence que l'on sait, il tentera de s'adresser, à l'École normale supérieure, à ceux que leur formation philosophique et logicienne semblait prédisposer à entendre son propos. Et même, on l'a vu cet été avec le séminaire sur les Problèmes cruciaux4, il tentera manifestement d'éprouver les effets d'une psychanalyse par ce qu'il en serait simplement d'un enseignement. Il y a dans ces Problèmes cruciaux une gageure dans l'attaque permanente qu'il exerce dans ce texte sur les manifestations du transfert qu'il s'efforce en quelque sorte de nettoyer, d'expurger de ce champ, une tentative d'inviter, de conduire son auditoire à entériner les effets d'une psychanalyse en faisant l'économie d'une cure. Le résultat, comme nous le savons, n'a peut-être pas parfaitement répondu à son attente... et ce sera encore après avoir été une seconde fois viré justement du champ des représentations, viré de l'École normale supérieure, qu'il s'engagera dans une adresse publique à la Faculté de Droit, adresse qui s'est faite au tout-venant et qui donnait à son auditoire un aspect assez sympathique, qui sans doute ressemblait à celui des cours des Miracles autrefois, rassemblement parfaitement hétérogène. 3. Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Payot, 1922, 1943, 1969; Gallimard, 1997. Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient (1905), Paris, Gallimard, 1988. 4. Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire 1964-1965, H.C.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Évidemment, cette diversité surprenante de formations, d'origines, de compétences, d'intérêts, de curiosités, etc., donnait là un auditoire finalement assez intéressant et, en tout cas, il a parfaitement réussi pour l'essentiel à le tenir, ce qui n'était pas évident. Pour faire sur ce point une dernière remarque, je vous dirai que ce volume adressé au public, Écrits5, ce volume a rencontré un succès d'édition qui semble évidemment s'être davantage focalisé sur le nom de l'auteur qu'à proprement parler sur les textes de ce qu'il venait là enseigner. Bien plus tard encore, j'évoquerai avec vous ce que sans doute Lacan a pu espérer de la publication de ses Écrits à un moment où il y avait une telle dissociation entre ce qu'on pourrait appeler le symbolique, qu'il introduisait au cœur de son enseignement^ validité, l'acuité, la pertinence du signifiant comme symbole d'une pure perte — dissociation donc entre l'acuité qu'il donnait au pouvoir du symbolique, et le réel qui se refusait parfaitement, complètement à son enseignement. Ce défaut complet de nouage entre ce qu'il en était du caractère symbolique, spécifique de son enseignement, et le réel qui se dérobait de façon assez radicale et le renvoyait assurément à une position où symbolique et réel étant dénoués, l'imaginaire par ailleurs dans sa conceptualisation ne tenant qu'une place, qu'une fonction éminemment critiquée, il est concevable qu'il ait pu hésiter sur la consistance tenable, possible de ce qu'il avançait. En tout cas le succès des Écrits est venu répondre à sa manière — je dirai plus tard de quelle façon, à mon sens — à ce qui était chez lui, sans aucun doute, une crise de son enseignement, la manifestation vérifiée, patente aussi bien dans le milieu analytique que dans le milieu des jeunes normaliens, l'échec patent de ce qu'il enseignait, et le dernier recours qu'il faisait ainsi au public. Je m'emploierai pour ma part à organiser cette introduction, après que nous aurons ensemble vu celle de Freud, en mettant au centre ce qui me paraît être aujourd'hui le préliminaire organisateur de toute introduction à la psychanalyse: les effets du symbolique. Vous verrez comment, et j'espère que cette façon vous paraîtra plus facilement être acceptable, être vérifiable que le long chemin difficile qu'a dû suivre Lacan.
5. Écrits, Paris, Seuil, 1966.
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Séminaire du 11 octobre 2001 Lorsque vous ouvrez cette Introduction a la psychanalyse, vous commencez donc par «Les actes manques». Actes manques dans lesquels Freud range aussi bien les lapsus, les oublis de noms que les actes manques à proprement parler. Mais « Les actes manques » est un très joli titre et je vous dirai pourquoi, et lorsque vous étudiez les exemples que donne Freud de ces lapsus, vous voyez tout de suite que leur rassemblement par lui-même a un indéniable effet d'enseignement et d'interrogation pour le lecteur. Si vous prenez les trois premiers, vous en avez un qui concerne une erreur typographique dans un quotidien viennois -comme le dit la traduction, «une feuille social-démocrate», ce n'est sans doute pas par hasard- une faute donc typographique, un lapsus calami qui concerne le prince héritier6, Kronprinz, et que le journal a imprimé en l'appelant Kornprintz, ou même Konrprintz. Lorsque le journal a publié évidemment un rectificatif pour s'excuser auprès de cette altesse, il a écrit, naturellement: «Ce que nous voulions dire, ce n'était pas Konrprintz, mais Knorprintz. » C'est donc le premier exemple, banal, amusant, de lapsus. Le second concerne une faute commise par un acteur7 qui, jouant La pucelle d'Orléans sur la selle -sur la scène ! devait prononcer une phrase plutôt pathétique en annonçant au roi que « le connétable renvoie son épée, Schwert» et a dû légèrement déraper pour dire que « le confortable envoie son cheval, Pferd». Et il est clair que ce lapsus a sûrement rencontré auprès du public le succès que l'on imagine... Tout autant que le troisième qui est ici cité: un employé souhaite inviter ses collègues à boire à la prospérité du chef, et au lieu de dire «je vous invite à anstossen, à boire à la prospérité de notre chef» dira «je vous invite à aufzustossen, à roter (au lieu de anstossen) à la prospérité de notre chef8». Voilà, ce sont les trois premiers, et qui ont le mérite tout de suite de nous situer qu'il s'agit chaque fois de défaire le caractère solennel propre à ce qui est autorité, à le dégonfler au moment même où il s'agirait de lui rendre hommage, hommage à Son Altesse, phrase pathétique de La 6. Payot, p. 28, Paris, Gallimard, p. 38. 7. Payot, p. 28, Gallimard, p. 39. 8. Payot, p. 30, Gallimard, p. 41.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui pucelle d'Orléans, «le connétable renvoie son épée», ou bien «je vous invite à boire à la santé de notre chef», voilà le malheureux léger déplacement, ou léger parasitage par une ou deux lettres qui intervient, subvertit radicalement Pénoncé — et donne aussitôt à entendre que la vérité se situe bien sûr ! du côté de cette énonciation-là. Donc trois premiers lapsus concernant ainsi ce qu'on pourrait appeler la lèse-majesté. Deux suivants vont concerner le sexe, le sexe déclaré, manifesté, avéré quand il aurait dû, sans doute rester tu, par exemple une phrase dite en allemand9 Wenn sie gestatten, Fràulein, môchte ich sie gerne begleitdigen avec une condensation entre begleiten qui veut dire "raccompagner": «Si vous le permettez, Mademoiselle, j'aimerais vous begleiten, vous raccompagner», c'est ce que voulait dire ce brave jeune homme, et voilà qu'il fait un condensé de deux mots pour introduire, dans begleiten, beleidigen, "offenser", et voilà : « Si vous le vouliez, Mademoiselle, j'aimerais bien vous offenser». Il a donc ce mot-valise, cette condensation, begleit-digen où je suppose que chacun a pu retrouver son bien. Autre cas d'irruption d'un vœu sexuel, et cela à l'occasion du propos d'un noble professeur qui parle de l'appareil génital de la femme10 et qui au lieu de dire « malgré les nombreuses recherches, les nombreuses tentatives, Versuche», modifie légèrement ce mot pour dire «les nombreuses Versuchungen », autrement dit "les nombreuses tentations" et sa phrase devient donc, en ce qui concerne l'appareil génital de la femme « malgré les nombreuses tentations » au lieu d'être restée sur le terrain de l'exposé médical qu'il était en train de faire. Donc ici deuxième série de lapsus qui concernent non plus directement la lèse-majesté comme vous le voyez, la lèse-autorité, mais qui concernent l'irruption d'un vœu sexuel. Vous voyez, je spécifie, malgré leur apparente homogénéité, ils sont différents et impliquent un type d'analyse qui n'est pas forcément semblable. L'autre type de lapsus concerne là l'incorrection commise non plus à l'endroit de l'autorité, non plus par l'expression d'un vœu sexuel, mais
9. Payot, p. 30-31, Gallimard, p. 41. 10. Payot, p. 31, Gallimard, p. 42.
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Séminaire du 11 octobre 2001 une pensée inconvenante à l'endroit du prochain. Il n'est pas indispensable de vous les détailler, mais par exemple l'orateur qui au lieu de dire11 «je ne suis pas autorisé à apprécier les mérites de mon prédécesseur», "autorisé", geeignet, utilise le verbe geneigt, «je ne suis pas disposé à apprécier les mérites de mon prédécesseur», ce qui là encore est une déclaration assez claire. Mais elle repose ici, je ne vous explique pas tout ça au tableau parce que vous le trouvez dans vos livres, non plus sur l'introduction de lettres ou de phonèmes supplémentaires, mais au contraire sur la chute. La différence entre geeignet et geneigt concerne la chute et le caractère anagrammatique du verbe qui remplace le précédent. Autre exemple tout à fait sympathique, inoffensif et propre à intéresser, à ne pas choquer le public, c'est la dame qui fait part à ses proches de ce que le médecin a dit à son mari avec qui elle est allée en visite12 : « Le médecin à dit à mon mari, "pas besoin de régime, il peut manger ce que je veux". » Là aussi, chacun l'entend bien sûr comme il convient. Le professeur d'anatomie qui dit «ceux qui connaissent l'anatomie des fosses nasales peuvent se compter sur un doigt d'une main », je crois que là aussi tout va bien, et puis évidemment de très nombreux lapsus, actes manques, etc. qui entourent le mariage. Alors si l'on est fidèle aux manifestations qui sont ici évoquées, je vous abrège, je vous dispense des autres lapsus qui n'apportent rien de plus que ceux que je viens d'évoquer, si l'on est donc fidèle au matériel ici apporté, qu'est-ce que l'on voit ? Aujourd'hui je pense que, justement grâce à l'enseignement de Lacan, cela nous est transparent, pas besoin d'avoir suivi son enseignement pour le reconnaître. Qu'est-ce que l'on voit? On voit qu'il y a, outre le sujet grammatical, le sujet appelé par les linguistes shifter, il y a à l'occasion donc d'une expression quelconque, banale, la manifestation évidente, irrécusable, écrite —c'est de l'ordre de l'écrit — d'un sujet qui là semble heureux de s'exprimer et qui, plus important encore, fait entièrement basculer la vérité de son côté. Si le doute est propre à toute énonciation, en revanche, la manifestation ici 11. Payot, p. 31, Gallimard, p. 39. 12. Payot, p. 33, Gallimard, p. 44-45.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui enregistrée, écrite, ne prête à aucun doute, la certitude est enfin acquise de ce qu'on peut appeler la formulation de compromis — le terme est chez Freud13, il est important — qui est à cette occasion réalisée. Compromis puisqu'il y a la possibilité à la fois de dire deux choses différentes en même temps, deux choses éventuellement contradictoires, et puis évidemment de le dire sans l'avoir dit, de l'avoir donné à entendre sans l'avoir dit. Si l'on cherche dans le texte la place du sujet de cette manifestation, cette place n'est nulle part ailleurs que dans les quelques lettres en plus ou en moins qui ont été à cette occasion introduites, ou qui sont venues modifier leur agencement primitif, originel. Autrement dit, quelqu'un a dit là quelque chose qui assurément est de l'ordre de la vérité, dont la trace est éclipsée dès lors que cela a été articulé, et dont le seul reste manifeste est constitué par ce matériel physique, par ces lettres venues ainsi enrichir, si je puis dire, la banalité du propos, le caractère conventionnel du propos qui était ainsi promis, attendu. Vous remarquez aussi bien sûr que cette manifestation nécessite à l'intérieur du mot la possibilité d'un espace, la possibilité d'une ouverture et que toute la pointe de ce qui est là formulé tient, je le redis encore, simplement à la pauvreté du matériel ainsi impliqué. Une question va surgir très vite, à propos de l'interprétation que va donner Freud de ces expressions. Il va dire14 qu'elles expriment une « tendance » ; le mot qu'il utilise à l'époque, c'est Tendenz, une tendance refoulée, unterdriïckt. Il suppose donc que l'intention de lèse-majesté préexistait à son articulation et simplement a profité de la circonstance pour se donner à entendre, que le vœu sexuel était là en train de sommeiller et là encore a profité de la situation pour se faire entendre, que ces deux traits constituaient des caractères propres au locuteur et que le lapsus a donc été la circonstance en autorisant l'expression. À ce propos, deux remarques paraissent possibles. La première consistera à s'étonner sur le fait que finalement, ces pensées inconscientes et supposées ainsi éminemment individuelles sont, après tout, bigrement collectives! Aussi bien la lèse-majesté que l'expression de désirs sexuels ou l'agressivité à l'endroit du prochain, on ne saurait pas 13. Payot, p. 71, Gallimard, p. 85. 14. Payot, p. 39, Gallimard, p. 51.
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Séminaire du 11 octobre 2001 dire que ce sont des traits spécifiquement individuels... Il faut donc nous interroger, de quelle façon cet inconscient, celui dont on attend justement l'expression d'une singularité absolue est-il à ce point, je me servirai d'une expression de Jung mais pour la détourner de son sens, « collectif » ou généralisable ? Et d'ailleurs si cela a un effet d'humour, si c'est immédiatement compris, c'est bien entendu que celui qui l'entend est tout de suite dans le coup! Ça le concerne évidemment de la même façon. Comment expliquer que des manifestations aussi intimes, aussi privées, témoignent en fait d'une appartenance publique, générale, et trouvent aussitôt l'auditoire, l'oreille fine qui convient ? On pourra dire évidemment qu'il s'agit de traits propres à la culture considérée: dans notre culture, le pouvoir, le sexe, le narcissisme, les égards dus à autrui seraient traités d'une façon, valable pour tous, et du même coup on ne peut pas s'étonner si ces manifestations sont aussi... on a envie de dire, "anonymes". Qui parle, là ? D'autant que le sujet a tout à fait le pouvoir d'annuler ou de décrier ce qui là s'est dit en le mettant sur le compte de l'erreur, ou du trébuchement de langue, ou de ce que l'on voudra. Il peut parfaitement, comme le fait remarquer Freud, refuser de reconnaître son bien. On peut donc parfaitement, à propos de certains de ces lapsus, mettre en cause ce fait que le refoulement est en réalité un trait propre à la culture considérée, c'est peut-être également ce que Lacan veut dire, que l'inconscient est social, autrement dit que c'est la participation au groupe qui amène à partager les mêmes interdits et que l'inconscient de l'un a beaucoup de chances de ressembler à l'inconscient de l'autre. Un lapsus que cite Freud et que je ne vous ai pas donné parce qu'il n'a d'intérêt que maintenant: un orateur au Parlement15, le président de l'assemblée ouvre les débats en disant «je déclare la séance close», eh bien, fait remarquer Freud, tout le monde entend qu'il a bien envie que ce débat soit déjà terminé. Nous pouvons donc légitimement supposer qu'il y a chez lui ce voeu plus ou moins explicite, et pourquoi pas ? explicite, mais qui a trouvé ce type d'expression à cette occasion.
15. Payot, p. 32, Gallimard, p. 42.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui On peut s'interroger un peu plus en se demandant si indépendamment de ce qu'il en serait du pouvoir délibératif du sujet, du choix qu'il a pu faire, toute assertion, dès lors qu'elle implique forcément un rejet, un refus, toute assertion vient renvoyer à l'extérieur; je me sers pour le moment de ce terme. Par exemple, « tu ne tueras pas », commandement en tout cas dont on voit bien qu'il renvoie à l'extérieur. Quoi ? C'est là la vieille question déjà soulevée par saint Paul à propos du rôle de la loi, n'est-ce pas elle qui fait le péché ? N'est-ce pas la loi qui se trouve du même coup, de son propre mouvement, générer, mettre en place ce qui apparaîtra chez un sujet X comme étant justement le vœu de la contredire ou de la bafouer ? Autrement dit, aurions-nous simplement affaire à ce qu'on appellerait une nature humaine avec des sentiments complexes, ambigus, contradictoires ? Ou bien n'est-ce pas le dispositif propre aux assertions, aux commandements, de générer chez le sujet, chez un sujet, ce qui viendra émerger chez lui comme vœu, auquel il ne pensait peut-être aucunement comme vœu, cet interdit, de le transgresser ? De vous le présenter ainsi ce soir, va nous permettre déjà, dès cette première soirée d'introduction à X Introduction^ de noter que les refoulements ne sont pas du tout homogènes. Car celui que je viens de vous évoquer à l'instant est, de façon claire, propre aux dispositions obsessionnelles, l'obsessionnel qui se découvre habité par un certain nombre de sentiments qui sont strictement négatifs, des impératifs moraux qu'il s'inflige, qu'il aimerait suivre. Le refoulement hystérique, par exemple, ne sera pas du même type et, plus tard, nous verrons de quelle manière il opère. Et quand je dis «pas du même type», nous pouvons déjà maintenant évoquer, sans aller plus loin ce soir, des dispositions topologiques différentes. Nous avons pour le moment la possibilité de penser que le refoulement n'est pas un processus topologiquement semblable dans le cas de la névrose obsessionnelle, dans le cas de l'hystérie, dans le cas de la phobie, voire bien sûr dans le cas des perversions. Nous pouvons également noter pour nous qu'en se manifestant de la sorte, l'inconscient opère une interprétation. C'est étrange ? Une interprétation parce que le dispositif propre à l'assertion lui permet en quelque sorte d'entendre ce qui, de ladite assertion, s'est trouvé rejeté et qui, de s'en trouver rejeté, va, c'est bien le paradoxe, le paradoxe insup-
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Séminaire du 11 octobre 2001 portable, en constituer la vérité. Vérité qui, c'est encore étrange, va chercher à se faire reconnaître. Parce que si vous relisez maintenant comme je le souhaite cette Introduction à la psychanalyse, ouvrage absolument adorable, ouvrage amical comme il n'y en a pas beaucoup, vous voyez que l'inconscient vient reprendre sous la forme négativée l'assertion qui en quelque sorte, cet inconscient, l'a constitué. C'est bien là encore l'un des traits propres à la disposition obsessionnelle, lorsque celui-ci se trouve dans l'impasse, dans la difficulté de savoir si ce qu'il doit entériner, si ce qu'il doit retenir, si ce qu'il doit célébrer se trouve du côté du commandement qui a mis en place la vérité de l'assertion qui le nie, et qui du même coup passe à un degré supérieur tout en étant odieux et insupportable... ou bien si l'assertion qui elle, comme toutes les assertions et quel que soit le côté impératif que vous pouviez lui donner, reste soumise au doute. Dans cette entrée de notre thème, Introduction à la psychanalyse, vous avez reconnu au passage plusieurs éléments qui risqueraient de vous paraître complexes chez Lacan alors qu'il s'emploie essentiellement à faire une analyse qu'on a envie de dire matérialiste des expressions de l'inconscient. C'est-à-dire le rôle de la LETTRE en tant qu'elle se trouve être le support des manifestations de l'inconscient, la façon dont son émergence éclipse le sujet — il y a un instant à peine, au moment de l'articulation, il allait se faire reconnaître, il n'est plus là ! — et introduit la dimension de la vérité du côté de cette expression. Ici une brève digression qui tourne autour de ce que Lacan évoque lorsqu'il dit que le sujet de l'inconscient est celui de la science16. Moi j'admire qu'aujourd'hui la lecture de ces textes nous permette d'emblée d'éclairer des formules qui autrement vous paraîtraient purement arbitraires ou étranges. En effet, en tout cas simple homologie, vous voyez là que la vérité n'est pas du côté du monde des assertions qui sont celles du doute, mais bien du côté de celui qui affirme penser, de la manifestation d'une pensée en tout cas, et que c'est sans doute au prix d'une mise en doute de l'ensemble des assertions que le poids de la vérité se trouve déplacé du côté de ce qui exprime une pensée.
16. « La Science et la vérité», in Écrits, p. 858 par exemple.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Alors question inévitable, naïve mais incontournable, que se passaitil avant la science ? Ou bien que se passe-t-il dans les pays où, après tout, la science n'a pas opéré, ou dans les cultures où la science n'a pas opéré la même révolution qu'en Occident ? Comment était-ce avant ? Nous en avons, bien entendu ! tous les témoignages dans les textes de l'Antiquité, et dans les textes médiévaux. Y a-t-il là des traces d'un sujet de l'inconscient ? Pour ce qu'il en est de la littérature propre à l'Antiquité, il est clair qu'il n'y en a pas la moindre trace, pour une raison très simple. Aussi bien l'expression des désirs sexuels que les manifestations à l'endroit du pouvoir (en dehors des contraintes purement réelles qu'elles pouvaient avoir, les contraintes politiques, le fait d'avoir affaire à une dictature ou à une république, par exemple), étaient mais parfaitement libres, voire recommandées ! Lorsque vous lisez ces admirables textes que sont les dialogues de Platon, quand les deux éminents philosophes se rencontrent, pour commencer leur propos, la première chose qu'ils se disent, c'est: «Ah, dis donc, hier soir, je t'ai vu avec le petit Machin. C'était bien ? Ça a bien marché, ça s'est bien passé, c'était agréable ? » C'est comme ça que commence le dialogue philosophique. Ça manque dans nos études philosophiques contemporaines... Parce qu'à partir du moment où vous engagez une construction intellectuelle en ayant au principe d'en écarter le sexuel, et en premier chef celui des intéressés, il est bien clair que vous êtes dans le péché, vous êtes dans la faute logique. D'autre part, qu'est-ce qui se passait après l'Antiquité ? Il y a quand même ce grand bouleversement, la religion, les interdits propres à la religion et qui étaient autrement pris au sérieux qu'aujourd'hui. Alors comment ça se déroulait ? Là, n'y avait-il pas du refoulement ? Il y avait bien sûr du refoulement, et comment ! Mais ce qui était là refoulé ne trouvait aucun sujet pour s'en faire l'interprète, comme je le disais précédemment en parlant de l'interprétation, et encore bien moins pour chercher le locuteur qui l'entendrait. Ces manifestations étaient sans doute attribuées à des puissances diaboliques, à ce que vous voudrez. Mais en aucun cas cela ne pouvait se trouver mis au compte d'un sujet sauf à engager, bien sûr! des procès en sorcellerie, qu'on a presque envie de dire légitimes. Et pourquoi cela ? Parce que l'index de la vérité, son fétiche se trouvant dans le champ de la réalité telle qu'elle était
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Séminaire du 11 octobre 2001 conçue, construite, pensée par le savoir qu'organisait la religion, il ne restait aucune possibilité d'accorder quelque crédit subjectivement assumable à quelque manifestation de l'inconscient, à la reprendre à son compte, mais surtout à la faire valoir, à tenir que ce déchet qui venait là s'exprimer, c'était ça le vrai. C'est en ce sens que Lacan introduit sa remarque selon laquelle c'est à Descartes qu'on doit la mise en place du sujet de l'inconscient. « Le déplacement de cet index de la vérité, je l'exprime sous cette forme métaphorique ou imagée, du monde des représentations, du champ de la réalité à ce qui est simplement \eje dont il est dit qu'il pense, c'est cette opération-là qui met en place le sujet de l'inconscient. » Et nous avons tout lieu de retenir que du même coup ce sujet, dans un certain nombre de cultures qui n'ont pas connu cette révolution cartésienne, ce sujet de l'inconscient — on ne peut pas le dire autrement — n'existe pas, il n'y en a pas. Les expressions de cet agglomérat honteux et inconstitué, caché, qui dans ces cas-là s'organise, ne peuvent être subjectivement assumées. Je ne vais sûrement pas essayer d'apprécier ce soir les conséquences de cette situation. Dans ces lapsus, en tout cas, et je conclus làdessus, l'inconscient se caractérise d'abord par le dire que non, vous mettez le signe "non", le signe de négativation, il y a là un dire que non qui se donne à entendre, dire que non qui porte le poids de la vérité, qui dit: c'est pas ça ! et qui, je dis bien, nous interroge sur le dispositif topologique qui lui donne cette force, cette constance, ce caractère irréductible. Il sort d'où, ce dire que non ? Vous trouverez à la fin de ce qui, dans ce texte, concerne « Les actes manques » dont je vous disais que c'était un très beau titre, parce que tous ces lapsus, ils ont effectivement cette propriété de ne pas faire acte. Finalement, ça ne sert à rien ! Vous l'avez dit, vous vous êtes un peu soulagé, votre auditeur a pu en profiter, mais finalement, ça ne fait aucun acte. Celui qui a fait cette faute typographique, il n'a pas renversé la royauté. Madame qui a dit « mon mari n'a pas besoin de régime, il mange ce que je veux», ça n'a pas modifié la situation conjugale, celui qui a dit à la jeune fille «vous permettez que je vous offense ? », il y a tout lieu de penser qu'il s'est contenté de la raccompagner... etc. Ça ne fait aucun acte, et de cela aussi nous avons à garder, pour le
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui moment, le souvenir en nous interrogeant du même coup, qu'est-ce qui ferait acte ? Y aurait-il un acte qui permettrait enfin à ce fameux sujet de... Je viendrait ici, et puis pourquoi tout ça ?/e parlerait d'inconscient à inconscient, ce serait tellement plus simple... Vous trouverez à la fin de ce paragraphe sur les actes manques, donc, titre si bien choisi, un passage sensationnel qui est en général complètement oublié quand on étudie l'affaire qui figure dans la Psychopathologie de la vie quotidienne sur l'oubli du nom propre SignorellL Parce que comme d'habitude, Freud (qui n'était pas fou...) y découpe les morceaux des interprétations de ses propres lapsus pour que ce ne soit pas quand même trop évident. Il y en a un morceau essentiel dans ces pages concernant Signorelli, je ne vous dis pas lequel pour vous laisser le plaisir de le retrouver, et je vous propose que la prochaine fois, pour poursuivre le tout début de notre travail, vous ayez, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, relu « L'oubli des noms propres », et en particulier l'affaire de Signorelli, que nous compléterons donc —je ne sais pas si ça a encore été fait, je suis persuadé que Lacan n'avait pas à l'esprit ce morceau-là quand il en parle— avec ce morceau-là qui nous donnera l'occasion, je crois, d'effectuer un premier rapprochement intéressant dans ce que j'évoque là avec vous. Merci pour votre attention et à la prochaine fois !
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Séminaire II du 18 Octobre 2001
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e pense que vous avez été surpris comme moi de l'ampleur des conséquences qui s'imposent à simplement analyser ce «phénomène élémentaire de l'inconscient», on pourrait l'appeler ainsi, que constitue le lapsus. Nous avons vu en effet la qualité des domaines que celui-ci d'emblée pour nous met en place, la première de ces qualités étant de manifester l'existence d'un sujet actif à l'insu du parleur, d'un sujet qui se révèle porteur d'un désir et animé par lui, un désir qui a pour nous l'intérêt tout de même remarquable de ne pas se dire comme tel, puisque ce désir, il n'y a pas de signifiant en quelque sorte qui vienne le signifier. C'est un désir qui, simplement par la perturbation introduite dans un signifiant, vient se donner à entendre, sans plus de traces, un désir qui vient ici de s'exprimer. Autre phénomène assurément remarquable, ce sujet qui est apparu avec la locution elle-même, locution qui a surpris le locuteur, ce sujet qui est donc un instant apparu, disparaît dès que la lettre est venue le manifester, en constituer le signe dans le signifiant qu'elle est venue ainsi perturber. Autrement dit, une fois le lapsus commis, proféré, le sujet (l'auteur) n'est plus là ! Et à vrai dire, il n'y a plus obligatoirement quelqu'un qui soit prêt à prendre la responsabilité, à l'endosser pour assurer une continuité avec ce sujet qui, un instant, a lui, comme s'exprime Lacan. Il a lui avant de s'effacer, avant de s'éclipser avec cette émergence de la lettre.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Nous avons vu aussi, et c'est tout de même un renversement exceptionnel, qu'avec cet élément mineur surgissait brusquement la dimension de la vérité:, puisqu'il ne viendrait à l'esprit de quiconque de mettre en doute ce qu'il en est de l'authenticité du désir qui a été ici manifesté. Dès lors le champ de la réalité où est apparu l'index de la vérité, ce champ de la réalité apparaît brusquement comme étant de l'ordre du semblant, puisque c'est la vérité, la vérité d'un sujet, la vérité d'un désir qui est venue, ce champ de la réalité, le subvertir, le perturber, le contrarier, voire lui faire dire le contraire de ce qu'il pensait formuler. Il est également surprenant —et je tire toujours les conclusions capitales de ce phénomène apparemment mineur— que ce qui est ainsi venu perturber le discours ronronnant du locuteur porte avec lui des significations, concerne des domaines qui sont limités, restreints d'une manière qui nous interpelle. En effet, qu'est-ce qui va venir s'exprimer à cette occasion ? Ce seront des préoccupations sexuelles mais, attention ! des préoccupations sexuelles illégitimes, en dehors de la loi. On n'imagine pas un instant que ce qui viendrait s'exprimer là, ce serait quelque chose, un désir sexuel concernant « la bourgeoise » qu'il y aura à retrouver à la maison au retour. L'appareil ne se donnerait pas toute cette peine... Mais ce qui sera exprimé à l'occasion de ce sexe qui brusquement ici émerge, c'est le sexe qu'il ne faut pas, c'est le sexe interdit, c'est le sexe prohibé. Prohibé au même titre qu'un autre domaine éventuellement défriché à l'occasion, celui de l'agressivité à l'endroit du contemporain, du semblable; et puis aussi le domaine du sacrilège, c'est-à-dire ce qui concerne non plus seulement le sexe ou le prochain mais ce qui vient s'adresser directement à Dieu, avec cette sorte de soulagement dans la relation au Tout-Puissant que peut procurer cette sorte de manquement qui n'a pas d'auteur et dont le coupable a aussitôt disparu dès lors qu'il s'est manifesté. Comme nous le mesurons, on peut dire que ce qui vient à cette occasion se manifester est systématiquement ce qui se trouve contraire au code social, au code social du licite et de l'illicite. Ceci nous ramène au caractère social de l'inconscient dont parle Lacan. Nous sommes tous persuadés évidemment d'être singuliers, ne serait-ce que dans notre névrose... On voit apparaître en cette occurrence que le domaine permis au lapsus est un domaine restreint, est un domaine limité. Il n'est pas
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Séminaire du 18 octobre 2001 inventif, il est peut-être inventif dans la forme mais dans le fond, il dit à peu près toujours la même chose et pour chacun la même chose. Cette chose, ce qu'il dit, c'est toujours un non, un non à ce que je rappelais tout à l'heure, à l'ordre fondateur de la réalité qu'il dévoile comme semblant. Un non, et je rapproche pour nous ce non au semblant manifesté par le sujet de l'inconscient, de la façon dont Lacan voudra en lire la trace dans le ne explétif1. C'est étrange. Pourquoi Lacan va-t-il raconter que finalement, on peut avoir la trace du sujet de l'inconscient dans ce ne qu'il appelle le ne explétif, «je crains qu'il ne vienne», ajoutant pour sa part, à la suite de Damourette et Pichon puisque ce sont eux qui introduisirent le qualificatif d'explétif, ajoutant que ce ne donne à la phrase une pointe, une racine, une certitude sans laquelle la phrase perd de son tranchant. «Je crains qu'il vienne», d'accord... «Je crains qu'il ne vienne », formulation où l'on pourrait ne plus savoir si je crains qu'il arrive, ou si je crains qu'il n'arrive pas. En tout cas, voyez de quelle manière ce ne explétif trouve en cette occurrence sa place, son justificatif. Je vous ai également fait remarquer tout à l'heure qu'avec la mise en place de la lettre, le sujet qui s'est ainsi fait entendre s'est volatilisé, il n'est plus nulle part. C'est venu et puis c'est reparti. Vous avez dans cette paraphrase que je vous propose, la formule du fantasme, $ () a, c'est-àdire ce qui se passe pour le sujet de l'inconscient quand apparaît l'objet: le sujet est barré, il a disparu, il n'est plus là, il est éclipsé. Je ne sais pas, moi... À la fois je me félicite et je m'inquiète que d'emblée, avec l'examen des premiers textes de Freud et à propos de ce phénomène élémentaire des manifestations de l'inconscient qu'est le lapsus, nous en soyons déjà là ! Comme vous allez le voir, nous allons encore progresser. Puisque, pour être précis, nous allons dire que le lapsus, venant braver l'interdit social, contrevient à la castration, c'est-à-dire précisément à ce qui doit être retranché, ce qui ne saurait trouver place en l'interlocution, et c'est bien ce que ce sujet en cette occurrence vient ainsi défier. Pour être encore un petit peu plus précis, je vous demanderai d'admettre avec moi que ce que le sujet vient ici défier, c'est effectivement le représentant de la castration, le phallus. C'est lui qui à la fois
1. «Les quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse», 12/2/64, ou Écrits, p. 800.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui vient ordonner la mise en place du sexe et en même temps le situer, le mettre en position d'interdit, de ce qu'il ne faut pas, le phallus qui, en l'occurrence, se trouve bravé par cette apparition, cette émergence, cette irruption, ce défi proposé par le sujet de l'inconscient. C'est dire que le lapsus relève toujours plus ou moins de la lèse-majesté. Et c'est même pourquoi bien sûr ! cela fait rire. C'est toujours ce qui vient défier l'autorité, ce qui vient défier le pouvoir. Et voilà que le sexe dont il va faire état ne sera pas du tout le sexe au service du phallus comme je l'évoquais il y a un instant, mais ce sera le sexe privé, celui qui n'a de comptes à rendre à personne, celui qui ne relève pas du devoir. Celui qui relève simplement du plaisir, de l'avantage que le sujet pourrait en prendre. Donc manifestations de lèse-majesté, défi donné à l'autorité, défi porté à la castration, à ce qui ne peut pas, à ce qui ne doit pas se dire. En réalité, le sujet ne le dit pas : ça se dit. Aussitôt une question surgit, imparable. Ce désir-là qui apparaît et dont vous dites qu'il est un défi au phallus, quel est son réfèrent? Qu'est-ce qui le supporte ? Avec tous les détours que nous avons pris déjà ensemble, il est immédiatement facile de voir que ce qui fonde, ce qui met en place, ce qui organise pour lui le réfèrent, ce à quoi il se rapporte, ce qu'il désigne, c'est précisément cette lettre qui est là apparue, qui a surgi, qui a eu cet effet d'éclipsé, qui a porté avec elle cette signification indue. J'essaie de progresser de la sorte pour vous rendre sensible le fait que l'introduction par Lacan de l'objet a dans sa conceptualisation n'est pas une introduction arbitraire, un coup de force, un coup de génie, ce que vous voudrez ! Il suit là une procédure qui est strictement conforme au matériel dont use l'inconscient pour se donner à entendre. Autrement dit, le réfèrent de ce désir, nous allons encore le préciser. C'est l'objet qui, venant conjoindre le corps biologique au corps du signifiant, opère le trouage de l'un avec l'autre, permet le trouage par sa chute, le trouage du corps biologique par le corps du signifiant. C'est un point qui a été abordé à l'occasion de notre dernier séminaire d'été, que je ne vais pas vous développer ici. Mais je voudrais simplement vous rappeler que nous en avons a contrario l'expression, la manifestation dans le champ de la psychopathologie, dans les divers registres de la psychose, où les trouages du corps, les orifices du corps sont éminemment ques-
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Séminaire du 18 octobre 2001 donnés, y compris bien sûr venant culminer dans cette forme magnifique que constitue le syndrome de Cotard : le psychotique a un corps qui n'a plus d'orifices, que ce soit pour l'introduction d'aliments ou l'exonération d'excréments, il n'a plus qu'un sac, c'est dire d'ailleurs l'état de déréliction dans lequel il s'éprouve. Mais aussi, comme j'ai pu le rappeler à l'occasion, dès les premiers mois de la naissance, lorsque pour des raisons accidentelles que je ne développerai sûrement pas maintenant, le nourrisson ne trouve pas chez sa mère le type de trouage, de mise en place des orifices qui lui permettrait de venir érotiser les orifices naturels de son organisme, il va s'engager dans ce processus bien connu qui s'appelle l'autisme, il s'offre justement à la clinique comme étant ce corps dépourvu de centrage, dépourvu d'organisation, ce corps purement mécanique, aurait-on envie de dire, en tout cas dépourvu de tout ce qui serait les signes de l'appétit exercé aussi bien, manifesté aussi bien au niveau oculaire, au niveau oral, ou au niveau excrémentiel. J'en reviens donc pour nous à cette précision principielle, c'est bien parce qu'elle est principielle que Lacan l'a mise au départ de ses Écrits2, c'est la lettre chue du jeu du signifiant, chute liée au jeu propre du signifiant, qui donne son prix à la partie détachable du corps et qui va pouvoir constituer, être représentée par l'excrément, primordialement. Lacan y ajoute un certain nombre d'autres éléments qui s'avèrent fonctionner comme détachables du corps, dont la voix, le regard, le placenta — il faudra s'expliquer là-dessus — et un autre élément qui mériterait aussi que l'on s'interroge, le - cp. Arrêtons-nous un instant sur l'importance, dans l'économie psychique et l'économie de l'échange social, de l'excrément. Il est clair que celui-ci ne prend cette importance privilégiée dans l'économie psychique que parce qu'il est explicitement, dans le champ du réel, l'objet attendu par la mère. Le don de cet objet, le cadeau, est celui qui provoque assurément l'un des premiers sentiments de bien-être chez l'enfant, c'est-àdire d'être en accord par ce don, par ce cadeau, avec la mère. Tout ceci venant très vite s'organiser dans ce cercle où c'est au sein que l'enfant doit faire bonne réception. Il doit entrer dans la subtilité d'un échange où c'est lui qui doit faire bon accueil, comme enfant, au sein de la mère. 2. Le séminaire sur « La lettre volée», Écrits, p. 11.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui Vous savez combien les mères peuvent souffrir dès lors que l'enfant refuse ou semble négliger le sein maternel et le type de complication que cela va pouvoir entraîner pour le couple... Donc la subtilité de ce processus où c'est lui qui doit faire bon accueil au sein de la mère, comme si ce bon accueil donnait dès lors à la mère la garantie que c'est elle qui est en accord avec cet Autre que lui représente, autrement dit qu'elle est bien une bonne mère. C'est fou qu'on puisse dire des choses aussi banales et puis en même temps surprenantes, qu'une mère heureuse, c'est la mère dont le bébé par exemple tête joyeusement. Dire ce genre de trucs, c'est stupide et en même temps, c'est significatif de la subtilité, je dis bien, de ce cercle, où en échange de l'acceptation par la mère comme cadeau de ses excréments, il y a en quelque sorte l'obligation pour lui en retour, en échange là encore, de recevoir, cordialement et sympathiquement le sein, le sein maternel. On sait bien que dans ces cas de figure, c'est le miracle qui se produit. Lequel ? Celui de ce sentiment que les gens qui passent et qui voient cela ne manquent pas d'envier et qui va laisser des traces ineffaçables pour le reste des jours, et quel que soit l'âge, celui de l'harmonie enfin réalisée entre deux êtres. Il est bien certain que c'est la traditionnelle image, à juste titre, de la possibilité d'une harmonie parfaite... Harmonie qui nous éclaire sur quoi, pour ne pas rester simplement au niveau de cette banale image ? Sur ceci, le sentiment du bien-être ne s'exerce pour chacun d'entre nous qu'à partir du moment où il a les signes témoignant de son accord avec le grand Autre, c'est-à-dire qu'il sait ce que le grand Autre attend, il le lui donne, et qu'en échange il obtient ce signe de reconnaissance qui témoigne de la collusion, de la coalescence, de la parfaite réunion entre le grand Autre et le sujet. L'autre soir nous parlions, à la Maison de l'Amérique latine de la question des sectes. Ce que j'ai proposé et que j'évoque là dans une brève digression, c'est que les sectes permettent à des individus, grâce à des mécanismes extrêmement simples, de se vivre dans un microcosme où l'on serait enfin en parfait accord avec les exigences d'un grand Autre, exigences clairement formulées et qu'il suffit dès lors de suivre. Il suffit d'obéir, obtenant du même coup le parfait accord avec soi-même et avec ceux qui partagent la même expérience. Ce que les sectes ont à vendre, et ce qui fait leur succès, c'est sans aucun doute cet état de bien-être psy-
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Séminaire du 18 octobre 2001 chique qui en psychiatrie — car c'est un bien-être qui relève de la psychiatrie — s'appelle Pélation, le sentiment d'élation : tout le monde vole, c'est le bonheur ! Pourquoi relève-t-il de la psychose ? C'est là que nous revenons à nos gentils moutons ; cela relève de la psychose parce que justement le seul élément susceptible d'assurer avec le grand Autre ce type de lien supposé établir une harmonie parfaite avec lui, c'est l'objet a, c'est par exemple primordialement cet excrément. C'est bien parce que l'objet a s'organise pour nous comme étant chu, perdu, et comme venant à manquer que finalement du même coup nous ne savons pas forcément ce que l'Autre attend de nous. Comment le satisfaire ? Le fameux Che vuoi ? de Lacan est bien sûr à entendre comme issu des deux côtés et c'est d'ailleurs ainsi que Lacan le présente, Che vuoi f du sujet adressé à l'Autre et retour de l'Autre, Che vuoi ? Vous voyez la place effectivement déterminante que tient cet objet dans le rapport au grand Autre : animé par cette intention d'un accord à devoir être réalisé, dont il faudrait forcer la réalisation. Il est évident que la voix est susceptible de nous ravir parce qu'elle se prête particulièrement à l'imagination d'être amboceptive, ou d'être issue aussi bien de la bouche qui l'émet que de ce qui, dans l'Autre, serait la grande cavité orale où elle trouverait sa résonance et ses ressources, le type d'union avec l'Autre... Je ne vais pas aller vous disserter pourquoi ces voix-là, on les qualifie de divas, mais il y a avec la voix cette potentialité magique d'imaginer ce qu'il en serait enfin d'un accord ainsi achevé. Le regard, pour le moment, je laisse tomber, ce n'est pas le sujet de ce soir. Remarquons, au point où nous en sommes, l'hétérogénéité entre phallus et objet a. Parce que si le phallus est ce qui vient être le représentant du sens sexuel que prend le signifiant, il se trouve qu'au jeu du signifiant de renvoyer à toujours autre chose et finalement à ce qui manque, à ce qui se dérobe, le signifiant prend inéluctablement sens sexuel. Si le phallus représente donc ce sens sexuel — ce que Freud appelait la libido —, ce n'est pas pour autant qu'il vient fermer la question de ce qu'est l'objet du désir ! Car après tout, on pourrait très bien concevoir que le réel prenne sens sexuel et néanmoins reste vide de tout objet. Autrement dit, il y aurait du sexuel et puis pas d'objet défini qui puisse y répondre.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Qu'il y ait des appétits sans objets, définis, pour y répondre existe et Lacan les pointe nommément, ces objets non définis, dans le champ de la demande. Aucun objet défini qui puisse répondre à la demande. Lacan dira aussi que dans son fond, la demande est demande de rien. C'est pourquoi les enfants sont toujours déçus par toutes les réponses que l'on peut donner à leurs demandes, ils en sont même souvent malheureux, ne serait-ce que lorsqu'il y a une volonté parentale de parvenir à les satisfaire, c'est-à-dire à venir leur fermer ce rien qui pour eux est essentiel. Tout ça, ce sont des truismes, des choses que vous connaissez bien. Je ne les souligne que pour vous faire remarquer que le réel pourrait très bien être libre de tout objet propre à répondre au désir sexuel, au même titre que la demande reste libre de tout objet susceptible de venir la satisfaire. Or tout ce que je viens avec vous ici d'évoquer montre que si le phallus a ce rôle très précis, c'est l'objet a qui vient répondre au désir, comme objet susceptible de le satisfaire. Sur ce point, s'ouvre un grand embarras. Il est peut-être intéressant que nous ne le contournions pas et même que nous nous engagions bravement. Avec la bravoure qui nous caractérise, allons-y de l'embarras ! Cet embarras tient au temps passé, dans les colloques, congrès, conférences... à parler de l'objet comme «perdu» et puis comme «plus-dejouir» et puis ce que procure «la saisie de l'objet a» (comme je l'ai fait par exemple tout à l'heure à propos de la formule du fantasme). Il faudrait quand même essayer de s'entendre un petit peu... — Il est perdu, me dites-vous, et puis vous parlez d'objet comme les excréments, la voix, le regard, le placenta... Tout ça ce sont des objets bien réels. C'est perdu ? C'est réel ? Comment faites-vous marcher cette bizarre affaire ? Eh bien, d'une façon dont la simplicité, je dois vous dire, m'étonne moi-même et qui est la suivante : nous avons, là encore, le témoignage — il ne s'agit pas d'élucubrer, il s'agit chaque fois d'essayer d'être fidèle à la clinique, à ce sur quoi la clinique nous invite à réfléchir. Je ne dirai pas "ce qu'elle nous montre" puisque si on n'était pas capables de devancer la clinique, on ne verrait rien. Il faut donc attendre quelque chose de la clinique et elle nous montre qu'il y a effectivement dans le champ du réel des objets qui peuvent venir saturer le fantasme. Autrement dit, il peut y avoir des objets qui fonctionnent comme des objets ay bien réels.
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Séminaire du 18 octobre 2001 — Mais alors, il n'est pas perdu! me direz-vous... Puisqu'on peut remettre la main dessus, il suffit de bien chercher, ou bien... d'avoir des papiers bien rangés, en notant où on l'a mis et on est sûr de le retrouver. Comme vous le savez, on passe parfois pas mal de temps à égarer des objets pour se donner le plaisir de les chercher et de ne pas les retrouver... Eh bien, dans cette affaire-là, ce que nous voyons, c'est que s'il y a des objets qui fonctionnent effectivement comme capables de saturer le fantasme, autrement dit de se comporter comme des objets d, cette dite saturation n'est jamais que temporaire et au bout d'un moment, il se rétablira toujours la dimension du manque, la dimension du défaut. À ce moment-là, si vous voulez vous en sortir, il faut augmenter la dose, et puis il faudra encore l'augmenter, encore l'augmenter, encore l'augmenter... Car le système, ce système qui nous agence est tel, même lorsque s'est opérée la saisie d'un objet capable de saturer le fantasme, que vient se rétablir inéluctablement ce manque fondateur, mais dans ce cas il est devenu assez intolérable pour que celui qui y est exposé ne voie d'autre recours que d'augmenter la dose jusqu'à l'issue que vous voudrez. Nous avons là un dispositif qui nous évoque très directement l'économie de la toxicomanie, bien sûr ! — Alors, me direz-vous, dans la toxicomanie, ce ne sont pas des objets détachables du corps. Parlez-nous plutôt de choses plus communes, plus générales. Ce n'est pas moi (j'aurais trop peur de m'avancer sur ce terrain...) qui irais simplement vous inviter à penser à ces situations conjugales, particulièrement "réussies", si bien réussies que les partenaires, les protagonistes ne peuvent faire autrement que d'introduire forcément entre eux le type de discord qui leur permettra de rétablir la dimension du manque, promesse, source d'agréments futurs à venir. Puisque je parle de la lettre, je me permettrai de dire que ce que je raconte... c'est du b. a., ba. Ce type de situation est tout à fait ordinaire. C'est même évidemment le danger très précis de ce que l'on appelle la passion amoureuse, danger très précis parce que c'est comme pour la toxicomanie, ça peut aller jusqu'à l'extrême ! C'est dans ce contexte que vous trouvez le dernier point que je verrai
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Pour introduire a la psychanalyse^ aujourd'hui avec vous de ces premiers chapitres de VIntroduction a la Psychanalyse avant de passer à ce que Freud nous rapporte sur le rêve. Auparavant je compte vous apporter — puisque tout ceci ne me sert que de mise en place, à vous le rendre acceptable — du nouveau sur ces questions, mais après vous avoir mis, je Pespère, dans des dispositions favorables à ce que je vous apporterai à ce moment-là. Nous verrons bien, d'ailleurs. C'est donc, dans l'Introduction à la Psychanalyse, à la fin de ce chapitre sur ce que Freud appelle les actes manques qu'il évoque l'oubli des noms propres. Je vous avais invités, peut-être certains d'entre vous l'ontils fait, à reprendre cet oubli de Freud de ce nom propre du Maître d'Orvieto. Tout de suite, une première remarque dont je ne suis pas certain que finalement elle ait été faite. Le nom propre ne sert absolument pas de la même manière à l'expression d'un désir inconscient que le nom commun. On pourrait dire pour aller vite que lorsqu'il se produit dans un nom propre une irruption ou un déplacement littéraux, qui viennent faire lapsus ou mot d'esprit, c'est toujours pour dégonfler cette autorité interne au nom propre, la dignité en quelque sorte qui lui est inhérente, et pour la ratatiner. C'est ce qui procure évidemment un effet comique au détriment de celui dont le nom en cette occurrence se trouve ainsi maltraité. Dans les écoles, des gosses dont les noms propres ont l'inconvénient de se prêter à ce genre de processus sont parfois amenés à sévèrement trinquer, à sévèrement souffrir, étant justement atteints dans ce qu'il en est de leur dignité. C'est déjà une première remarque distinctive entre le lapsus, le mot d'esprit avec le nom commun et avec le nom propre (c'est le même mot en français et en allemand, Eigennamen, "nom propre"). Freud là-dessus va nous raconter un oubli3 qui lui est survenu, ce qui va prêter à une triple analyse et je viens m'inscrire dans une très noble lignée puisque celle que je vais vous proposer va venir après celle de Freud et après celle de Lacan. Vous voyez que ma prétention n'a pas de limites, mais l'affaire me paraît trop sérieuse pour pouvoir être laissée "aux mains des spécialistes"... 3. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite bibliothèque Payot éd., 2001, p. 8 et sq.
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Séminaire du 18 octobre 2001 Alors ? Ce qui d'abord frappe Freud, c'est que lorsqu'on recherche un nom propre que l'on a oublié, comme c'est le cas pour lui dans cette affaire — vous savez qu'il est dans un train, qu'il voyage de Raguse en Dalmatie (êtes-vous allés chercher sur une carte?) vers une station d'Herzégovine. Ça existe encore, l'Herzégovine ? Hélas ! Il voyage donc en train. Ce qui se passe dans les trains est toujours un peu spécial parce qu'on ne se trouve pas à sa place habituelle. On est en transit, ce qui fait que le lieu d'où s'exercent ses pensées n'est peut-être pas toujours très bien fixé. Ça se passe donc dans un train, il a un compagnon de voyage qu'il appelle "un étranger". Il veut lui évoquer les magnifiques fresques de la cathédrale d'Orvieto, qui représentent, ces fresques, les choses dernières, non pas « le Jugement dernier » mais « Les choses dernières », Letzten Dirige, voilà le Ding ! « Les choses dernières », c'est le nom allemand donné à ce tableau et le nom du peintre lui échappe. À la place du nom cherché, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio viennent à son esprit. Cherchant à comprendre l'oubli de ce nom, il se souvient qu'il avait, peu avant, à cet étranger fait une remarque concernant les moeurs des Turcs habitant la Bosnie-Herzégovine. Il lui avait rapporté que «... là-bas, les gens sont pleins de confiance en leur médecin et pleins de résignation devant leur sort. Et lorsqu'il faut annoncer à tel ou tel malade ou à ses proches que l'état de ce malade est désespéré, ils répondent: "Seigneur, Herr, n'en parlons pas ! Je sais que s'il était possible de sauver le malade, tu le sauverais."»
Nous avons le Herr, le Seigneur, le Signor. Freud rapproche aussitôt le Bo de Botticelli du Bo de Bosnie et puis le Herr, comme vous l'avez vu du Signor de Signorellu II se dit, mais alors pourquoi dans ces conditions plutôt sympathiques (ces Turcs qui font tellement confiance à leur médecin qui disent «ne t'en fais pas, je ne te ferai aucun procès, je sais parfaitement que tu as fait tout ce que tu pouvais, tout va très bien »), il s'interroge, pourquoi l'oubli de Signorelli ? Il se souvient alors qu'un peu plus tôt, il lui était venu un souvenir beaucoup plus scabreux que justement il avait tu, il n'avait pas voulu le raconter à celui qu'il appelle toujours "l'étranger" — c'est curieux, ce terme qui revient là! — un souvenir qui était beaucoup plus scabreux: ces Turcs qui sont prêts comme ça bravement à mourir, en revanche, il y
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Pour introduire
à la psychanalyse,
aujourd'hui
a quelque chose qu'ils ne peuvent pas supporter, c'est la perte de leur pouvoir sexuel. Alors là, si ça ne va plus... On lui avait rapporté la parole d'un malade à un confrère, disant: «Tu sais bien, Seigneur, que lorsque cela ne va plus (Wenn das nicht mehrgeht), quand ça ne va plus, la vie n'a plus aucune valeur.» Alors, dit Freud, ce doit être ce souvenir, cette évocation que j'avais écartée. L'avait-il refoulée ? Il l'avait mise à l'écart. Il n'avait pas voulu en parler, et d'autant, dit-il, que «j'étais sous l'impression d'un événement dont j'avais reçu la nouvelle quelques semaines auparavant, durant un bref séjour à Trafoi». L'un de ses malades à lui qui lui avait donné beaucoup de mal s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable... «Je sais parfaitement que ce triste événement avec tous les détails qui s'y rattachent n'existait pas chez moi à l'état de souvenir conscient pendant mon voyage en Herzégovine. Mais l'affinité entre Trafoi et Boltraffio m'oblige à admettre que malgré la distraction intentionnelle de mon attention, je subissais l'influence de cette réminiscence.» Donc, se dit Freud, «j'ai voulu oublier quelque chose, j'ai refoulé quelque chose.» On ne voit pas pourquoi il l'aurait, à vrai dire, refoulé. Il aurait pu mettre à l'écart, ce n'est pas la même chose que refouler. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons écarter de notre esprit sans pour autant que cela connaisse un processus de refoulement. Mais en tout cas, se dit-il, je l'ai refoulé et cet oubli du nom du peintre marque ce refoulement. Il ne concerne donc pas directement le nom du peintre Signor venant simplement commémorer le Herr de Herzégovine, ou le Herr de l'adresse faite par le malade, et n'accordant à elli aucune importance particulière, disant même à un endroit du texte que cette syllabe, du fait de sa constance dans Botticelli et dans Signorelli n'a aucune importance particulière. Dans l'Introduction à la Psychanalyse, cet oubli de nom propre va se trouver repris avec un complément qui est celui-ci: en même temps qu'il avait oublié le nom de Signorelli, il y avait le nom d'une inoffensive ville morave 4 qui s'appelle Bisenz et, dit-il, 4. Payot, p. 82-83, Gallimard, p. 96-97.
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Séminaire du 18 octobre 2001 «l'analyse a montré qu'il ne s'agissait pas du tout d'une hostilité de ma part à l'égard de cette ville, mais que l'oubli tiendrait plutôt à la ressemblance qui existe entre ce nom et celui du palais Bisenzi à Orvieto, dans lequel j'ai fait autrefois plusieurs séjours agréables.» Quelques lignes plus loin, toujours à propos de l'oubli des noms propres, il ajoute : «Nous en avons un exemple des plus typiques dans les noms propres de personnes qui, cela va sans dire, doivent avoir, pour des hommes différents, une valeur psychique différente.» Autrement dit, on n'oublie pas les noms propres qui n'ont pas de valeur psychique particulière pour celui qui parle. Et il poursuit (on est toujours dans la page où il a évoqué Orvieto, le palais Bisenzi, et la ville morave de Bisenz) : «Prenez, par exemple, le prénom Théodore...» — On est ravi de voir surgir comme par hasard ce prénom, ce n'est pas rien, "don de Dieu", ça lui est venu comme ça... — «le prénom Théodore, il ne signifie rien pour certains d'entre vous. Pour un autre, c'est un prénom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien. L'expérience analytique vous montrera que les premiers (ceux pour qui ce prénom n'a pas de signification particulière) ne courent pas le risque d'oublier qu'une certaine personne étrangère porte ce nom tandis que les autres, ceux pour qui Théodore est le nom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien, ceux-là auront toujours une tendance à refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à leurs relations personnelles.» C'est sur ce point de suspens que je vous laisse, parce que nous avons une réunion qui suit et que je ne veux pas trop la retarder, jusqu'au 8 novembre, pas la semaine prochaine, il y a une Assemblée générale qui ne permet pas que je fasse mon séminaire, la semaine suivante, c'est la Toussaint. C'est donc le 8 novembre que je vous donne rendez-vous pour la suite de cette passionnante histoire... !
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Séminaire III du 8 Novembre 2001
J
e reprends ce soir un exemple trouvé par Freud, dans un ouvrage classique sur les lapsus, qui a pour nous valeur exemplaire par sa simplicité et le caractère inéluctable de ce qu'il nous permet de déduire1. Nous allons franchir un pas, en nous laissant reprendre de façon un peu différente la question laissée en suspens la dernière fois : Poubli des noms propres et notre questionnement sur la nature, sur ce qu'est un nom propre. Je vous ai donc écrit au tableau cette phrase en allemand, Dann sind Dirige zum Vorschein gekommen, autrement dit « C'est là que des choses sont venues zum Vorschein : en état d'apparaître, sur le devant de la scène ». Et le lapsus qui se glisse dans la bouche du locuteur, Dann sind Dinge zum Vorschwein gekommeny ce qui crée un néologisme : Vorschwein n'appartient pas à la langue allemande, mais Schwein lui a toujours appartenu. Et voilà que la grossièreté et l'obscénité viennent s'introduire dans cette phrase qui dès lors pourrait se traduire «Et c'est ainsi que les choses en sont venues à la cochonnerie», quelque chose comme ça... Le matériel porte — c'est ce qui nous intéresse et nous l'avons déjà vu — sur l'appui pris sur une lettre, ce w qui est venu ici s'inscrire à l'intérieur du mot Vorschein. Cette situation nous interroge sur ce qui serait 1. Payot, p. 41-42, Gallimard, p. 53.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui la qualité particulière de cette lettre. Est-ce qu'au w viendrait s'attacher quelque valeur, quelque poids particulier d'obscénité ? Assurément pas ! S'il s'était agi d'un autre signifiant que Vorschein, une autre lettre de l'alphabet aurait pu avoir le même usage, avoir le même effet. Cet exemple vaut d'introduire un phénomène élémentaire: nous sommes ici en mesure de spécifier que n'importe quelle lettre se trouve, comme telle, porteuse potentielle par son introduction dans un signifiant, du signifié qui aurait conventionnellement à s'en trouver exclu, autrement dit, l'obscénité qu'il s'agit, conformément à nos moeurs, d'exclure. Voilà donc ce qui a pu se dire sans cependant être forcément entériné puisqu'il ne s'agit que d'un lapsus, le sujet lui-même ayant été amené à disparaître avec cette trouvaille susceptible de le faire rire, au même titre que ceux qui en partagent le plaisir. N'importe quelle lettre, donc, et dont nous voyons ici le potentiel, absolument unique, admirable, d'être porteuse, en tant que lettre, non pas en tant que signifiant, du signifié qu'il ne faudrait pas, du signifié rejeté, du signifié interdit. Alors, première remarque, pourquoi ne serait-il pas permis d'en user de façon qui ne serait plus aussi accidentelle, provoquant cet effet de surprise, mais de façon conventionnelle et naturelle? Autrement dit, de nous autoriser à exprimer ce qu'il en serait d'une certaine liberté d'expression en parasitant régulièrement le propos de lettres venant y faire valoir ce signifié interdit. Il est avéré qu'à le faire, et c'est bien sûr faisable, on entre dans un tout autre registre que celui de la vérité qui là, par effet de surprise, surgit et se donne à entendre ; on entre dans le registre qu'on pourrait appeler celui de la pornographie, qui est évidemment d'un tout autre calibre... Deuxième remarque. Pourquoi, si cette production est ainsi possible, parler de la lettre, du a, comme de ce qui serait perdu ? Comment en effet en parler comme de ce qui fonderait le statut de l'objet perdu, puisque je suis parfaitement capable de le faire revenir, je suis parfaitement capable d'en illustrer le retour ? Eh bien, on peut néanmoins en parler, parler d'un objet perdu que ces diverses lettres, par exemple le w ici, viennent représenter puisque la lettre qui, dans le jeu du signifiant me permettrait d'exprimer librement et volontairement ce qu'il en serait de mon désir, cette lettre-là fait défaut. Elle est donc bien perdue, même si un exercice
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Séminaire du 8 novembre 2001 comme celui du lapsus ou du mot d'esprit permet l'évocation, le retour, le moment de grâce: faire comme si cet objet était là. Mais ce jeu de mots, ce lapsus n'a que présentifié, justement, l'absence de ce dit objet, ce qui fait que je ne suis pas en état d'assumer ce qu'il en serait d'une expression directe, volontaire et permanente de mon désir, exprimé à mon insu grâce à ce glissement qui l'a ainsi, ce désir, fait valoir. Dernier élément, qui va nous introduire à la question du nom propre, Eigennamen. L'introduction de cette lettre n'a été permise que parce qu'une césure ici s'avérait topologiquement possible, parce qu'il y a, dans la mise en place d'une chaîne littérale, la possibilité permanente d'un trou, sans lequel cette introduction se serait heurtée définitivement à un obstacle irréductible. La validité de ce trou, ainsi virtuellement présent à chaque moment de la chaîne littérale, est pour nous essentielle. En effet, si on ramène ce trou à la dimension du signifiant, si on en fait valoir la place non plus seulement comme présence virtuelle permanente dans la chaîne littérale mais comme venant scander ce qu'il en est du signifiant, comme venant marquer le lieu sur lequel se fonde chaque signifiant pour faire valoir l'incidence sexuelle de son signifié, c'est à CAUSE, et j'utilise ce mot en insistant, en le mettant en majuscules, en caractères gras, c'est à cause de ce trou que le jeu du signifiant se trouve animer un désir permanent, celui toujours d'autre chose. C'est par cette opération dont la nature expérimentale est parfaitement vérifiable en pathologie, c'est par le dégagement de ce réfèrent organisateur de la chaîne signifiante et venant lui donner son sens sexuel, en n'étant rien d'autre, pur trou, que nous franchissons un pas qui va nous permettre d'avancer sur la question des noms propres. S'il le fallait, les exemples de ce que je vous raconte là sont légion. Vous ne provoquez jamais d'effet plus significatif dans l'usage de la langue qu'à justement vous servir de ce trou. Vous n'y faites plus attention parce que ça fait partie du langage ordinaire, mais si je vous dis « ça vous la coupe ! », personne n'a besoin d'un dessin et, cependant, vous le voyez, le signifiant ici qui porte le poids de la phrase n'est rien d'autre qu'un trou. C'est absolument limpide pour quiconque. Si je vous dis «celle-là, c'est une drôle de...! », pas besoin d'en dire plus, vous n'allez pas penser que c'est une drôle de cycliste, de philatéliste, de psychana-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui lyste... Le renvoi à la connotation sexuelle de l'affaire est évidemment limpide. Je donne ces exemples bateau pour vivifier ce qui devient pour nous tellement ordinaire que l'on n'entend plus la façon dont cela fonctionne. J'en reviens donc au nom propre, question que je trouve particulièrement attachante et dont les conséquences pour nous, pour chaque sujet, sont de poids. Partons de ce avec quoi Freud ouvre aussi bien sa Psychopathologie de la vie quotidienne que son Introduction à la psychanalyse. Bien avant, très tôt, dans un article écrit en 1898 sur la question de l'oubli des noms propres2, Freud nous montre de quelle façon il a poussé lui-même l'analyse de son oubli beaucoup plus loin que nous n'acceptons de l'entendre. Les éléments de cette analyse, il les a dispersés à droite et à gauche parce qu'il ne souhaitait pas une exhibition un peu trop évidente de sa personnalité, mais j'espère vous rendre sensible la qualité des questions qui sont soulevées à ce propos et qui sont toujours pour nous aussi pertinentes. Il est donc dans le train allant de Bosnie, à l'époque la Dalmatie, en Herzégovine, avec un compagnon de voyage, une rencontre de compartiment auquel il raconte, en traversant donc la Bosnie, à l'époque partie de l'empire ottoman, combien les Turcs finalement font confiance à leur médecin et que si son action n'a pu empêcher la mort du malade, ils lui disent : « Herr, nous savons que tu as fait ce que tu as pu ». Et puis voilà ! Là-dessus, il lui vient une seconde idée qu'il ne raconte pas, estimant que ce serait un sujet scabreux, dit-il — je n'ai pas eu le temps d'aller rechercher le terme allemand pour "scabreux", mais ce n'est pas bien grave — parce que les mêmes Turcs attachent un tel prix à la vie sexuelle qu'il leur arrive de penser que « si ça ne marche plus, la vie n'en vaut plus la peine ». C'est comme ça que Freud l'écrit: « Wenn das nicht mehrgeht, si ça ne marche plus, la vie n'en vaut plus la peine». Il ne va pas aller raconter ça à l'étranger qui lui sert de voisin ! On apprendra un peu plus tard par les associations d'idées que non loin de là, quelques semaines auparavant lors d'un séjour à Trafoï, il a
2. « L'Oubli de noms propres, du mécanisme psychique de la tendance à l'oubli. » (1898), résumé dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, ch. 1, Payot, 1972.
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Séminaire du 8 novembre 2001 reçu la nouvelle qu'un de ses malades qui lui avait donné beaucoup de mal s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable. C'est ce qu'il y avait dans mon esprit, dit Freud qui se sert des phonèmes, en particulier 'Boy inclus dans Botticelli ou dans Boltraffio; 'Herry inclus dans Herzégovine; 'Traffio* lui rappelant en même temps Trafoï. Il se sert donc de ces phonèmes pour mettre en place le réseau — c'est le terme mathématique exact —, le réseau d'associations sous-jacent au signifiant Signorelli, puisqu'il y avait dans Signor ce fameux 'Herr' qui marque ces divers termes ici évoqués. C'était donc ce réseau, le réseau des pensées, dit-il, qui tournaient autour de «mort et sexualité», qui ont causé l'oubli du nom de Signorelli et ont fait venir à la place Botticelli, Boltraffio, c'est-à-dire, dit-il, des Ersatznamen, des noms de substitution, des Ersatz. À propos de Boltraffio, il ajoutera une remarque que je vous livre parce qu'elle n'est accessible qu'en allemand. Autant il connaissait Botticelli, autant Boltraffio ne lui disait pas grandchose, si ce n'est que c'était un peintre de l'École milanaise. Or l'École milanaise, en allemand, ça se dit Mailandischenscbule. Comme quoi, il faut toujours aller à l'original, puisque dans Mailandischenscbule, vous avez évidemment le Land, le "territoire", précédé d'un 'Mai' qui n'est pas loin de Meinland(ischen), "de mon territoire" comme si l'École milanaise était "l'École de mon territoire" en allemand. Je ne force pas trop en vous faisant cette remarque. D'autres éléments de ce même oubli de Signorelli se trouvent donc détachés et, bien plus tard dans Y Introduction à la psychanalyse, se retrouvent là sous deux formes, une forme où il dit qu'il lui est arrivé à Orvieto d'avoir une curieuse difficulté de mémoire, concernant un signifiant qui n'apparaît pas du tout ici, Bisenz3. «Je n'arrivais pas, dit-il, à retrouver le nom de cette ville morave alors qu'il y a à Orvieto un palais qui porte le nom de Bisenzi.»
Toujours à Orvieto, il n'arrive pas à se souvenir — c'est magique, c'est formidable, il faudra qu'on retourne tous là-bas pour voir ce que « Les choses dernières» peuvent nous produire! — du nom de cette ville morave dont vous voyez que pratiquement, au i final près, c'est le même
3. Payot, p. 82-83, Gallimard, p. 96-97.
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Pour introduire
a la psychanalyse,
aujourd'hui
terme, Bisenz et Bisenzi. Et puis deuxième forme, au bas de cette page, c'est-à-dire quelques phrases plus loin, Freud invoque ce sur quoi j'ai attiré votre attention la fois précédente, le prénom Théodore. Par exemple, si quelqu'un s'appelle Théodore, si c'est un nom appartenant à une personne quelconque de votre entourage, il n'y a aucune raison pour que vous veniez à l'oublier. Mais si c'est le prénom d'un père, d'un frère, d'un ami, voire même le vôtre, vous vous rendez compte jusqu'où ça va !, dans ce cas-là, vous êtes dans une situation où vous pouvez être amené à l'oublier. Et il ajoute une formule qui est absolument remarquable et que je vais vous lire: « Le prénom Théodore ne signifie rien pour certains d'entre vous. Pour un autre, c'est le prénom du père, d'un frère, d'un ami, ou même le sien; l'expérience analytique vous montrera que les premiers (ceux pour lesquels il ne signifie rien), ne courent pas le risque d'oublier qu'une certaine personne étrangère porte ce nom. Tandis que les autres, pour qui donc ce nom est familier, auront toujours une tendance à refuser à un étranger un nom qui leur semble réservé à leurs relations personnelles.» Vous comprenez, vous ? Ce n'est pas clair... si ce n'est que vous pouvez remarquer que Théodore, c'est-à-dire "Le don de Dieu", ou "L'élu de Dieu" si vous voulez, c'est pratiquement la traduction de Signorelli... si vous accordez à EU sa valeur en langue hébraïque. Où est-ce que je veux vous mener, avec tout ce dispositif? Vous remarquez en permanence le passage d'une langue à une autre, et en particulier de l'italien à l'allemand, dans les manifestations ici de l'inconscient. Et je vous propose que cette remarque à propos de Théodore témoigne que Freud avait parfaitement déchiffré en français ce que pouvait vouloir signifier ce Signorelli, en particulier pour lui, c'est-à-dire, je l'ai déjà raconté au cours des Journées d'été, c'est-à-dire... Sig ignore Élu Cela ne pourrait paraître un forçage de ma part, de dire que Sig (lui, Sigmund) ignore Élie, le dieu des Hébreux, que si premièrement il n'avait pas lui-même donné pour exemple ce Théodore dont je viens de parler à l'instant et qui est incompréhensible si vous ne passez pas par le chemin que je vous trace, que je vous propose. Et puis Sigmund n'était évidemment pas son prénom, ce n'était même pas son prénom germanique, qui était Sigismund.
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Séminaire du 8 novembre 2001 Cette spéculation autour des noms propres, autour de la mort et de la sexualité, cet oubli de Signorelli ouvre donc une question essentielle qui est celle du rapport du sujet au nom propre. Je vais très rapidement, au cours de la demi-heure qui nous reste, la développer en vous faisant remarquer tout de suite que Freud ne réglera jamais cette question essentielle du rapport au nom propre, puisqu'il terminera son parcours sur cet ouvrage Moïse et le monothéisme4 où il sera amené à conclure que l'ancêtre, le Père, est toujours un étranger, y compris pour ce peuple qui est l'inventeur de cette affirmation d'une filiation directe et intime. Pour ceux-là mêmes, l'ancêtre, historiquement, dit Freud, mais surtout avec un argument linguistique très proche de ceux que je viens d'évoquer (Moses, nom originel de l'ancêtre fondateur, est un nom égyptien), Moïse avait dû être un prince égyptien. Or, Freud sortait de son tiroir cette histoire en 1939 — époque où l'Europe s'enflammait pour des guerres fondées sur l'affirmation par certains peuples de leur filiation immédiate et directe avec un ancêtre éponyme, au demeurant parfaitement imaginaire, historiquement parfaitement farfelu, et pour cause ! — avec, bien entendu, l'idée qu'elle allait peut-être faire réfléchir sur le caractère abusif de l'affirmation d'une quelconque élection pour un peuple, quel qu'il soit, et donc peut-être constituer sa contribution à la tentative pacifiste qu'avec son ami Romain Rolland il avait par ailleurs essayé de mener. Cette tentative, évidemment sympathique par elle-même dans ses objectifs, d'affirmer que l'ancêtre est un étranger, est par son statut même — et nous pourrons dire en quoi et pourquoi sans avoir besoin de nous référer à des arguments historiques qui au demeurant n'existent évidemment pas — assez erronée pour avoir des conséquences beaucoup plus fâcheuses que celles que Freud avait pu attendre et espérer. J'espère avoir le temps de dire tout à l'heure lesquelles. Alors revenons à la question du nom propre. Peut-être auparavant une brève digression au sujet de ce qui intéressait Freud à cette époque à propos de mort et sexualité. Nous savons que
4. S. Freud, Uhomme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio essais.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui peu de temps avant cet épisode, en 1886, il avait écrit à son ami Fliess que pour lui, maintenant qu'il avait accompli... son cycle reproducteur — il s'exprimait à peu près comme ça — la sexualité dorénavant n'avait plus beaucoup de sens ni d'attrait; autrement dit, ne tenait plus dans sa vie de place marquante. Lacan ne voulait pas du tout y croire, ça ne lui plaisait pas du tout, ce genre d'idée et il préférait penser qu'il y avait, comme je ne sais plus quel anglo-saxon l'a raconté, des histoires avec la belle-sœur à la maison, Mina — un joli prénom! Il préférait penser ça. Pourquoi pas ? On ne va pas contrarier Lacan. Mais en tout cas Freud, lui, racontait à son copain Fliess qu'il avait quarante ans, que pour lui, de ce côté-là, c'était terminé. Et il faut dire que Freud était, je crois vraiment, uxorieux. Moi, je me suis assez attaché à la personnalité de Freud. Un jour, au cours de cette année, je vous montrerai dans la Science des rêves, tous ceux que Freud glisse, attribue à des personnes très diverses et qui sont en réalité les siens, on les reconnaît très, très bien par leur densité, leur richesse et le fait qu'ils appartiennent au même réseau de préoccupations, de pensées, qu'ils ont tous une qualité vraiment... C'étaient des productions faites pour Freud chercheur, les productions de son inconscient allaient vraiment au-devant, prêtes à fournir le matériel qui en quelque sorte lui faisait défaut. Je vous le montrerai, ça commence avec le rêve de l'injection faite à Irma, qui est un rêve d'une obscénité rare. Donc, je suis persuadé qu'il était monogame et uxorieux, comme on l'a dit, dans la mesure où Madame Freud souffrait beaucoup des grossesses répétées que les cycles reproducteurs de Freud lui infligeaient, et que d'autre part il se refusait au coïtus interruptus puisqu'il affirmait, pour des raisons d'économie psychique, que c'était source d'angoisse. Il ne paraît pas du tout invraisemblable que ceci ait été le cas. Mais, et cela donne à ce questionnement sur le nom propre une valence tout à fait particulière qui nous intéresse, Lacan remarque que le nom propre ne se traduit pas, un nom propre est le même quelle que soit la langue, les diverses langues qui pourront m'interpeller, qui pourront signaler mon nom, où je pourrai essayer de me faire valoir. Ce sera toujours le même nom. Remarquez, c'est étrange, que ce n'est pas forcément la même chose pour les noms de villes. Et vous trouvez également ce témoignage dans
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Séminaire du 8 novembre 2001 l'Introduction à la psychanalyse, où là encore Freud vous raconte5 comment lui échappait le nom de Monaco, et alors toutes les associations où il se dit: je vais être fidèle à ma méthode, c'est-à-dire je vais me livrer à des associations libres, je vais laisser tous les signifiants que ce mot que je ne trouve pas, que cette absence, que ce trou provoquent — c'est pourquoi je vous parlais du trou tout à l'heure — avec ce sentiment de malaise particulier, je vais laisser venir les signifiants, je vais découper dans les signifiants qui viennent les phonèmes qui se répètent et je vais trouver le nom que j'ai oublié. Il nous donne alors le développement, ce n'est pas la peine que je vous le reprenne, il se livre à ce T.P. et boum ! il arrive, au bout de quelques minutes, à 'Monaco*. Et il remarque tout de suite que Monaco, c'est le même mot que Miinchen — Munich. Voilà en tout cas l'exemple d'un nom de ville qui dans une autre langue se trouve transformé. C'est d'ailleurs très curieux, pourquoi London est-elle devenue pour nous la ville que vous savez, pourquoi les noms de villes américaines sont-ils inchangés pour nous, pourquoi Frankfurt a pris cette désinence nationale, etc. ? C'est quelque chose d'assez singulier. Pourquoi ne pas avoir adopté Roma en français, c'est bien plus joli! Pourquoi a-t-il fallu le franciser, pourquoi franciser Milano et ainsi de suite ? Mais laissons cette question des noms de villes, encore que, comme vous le voyez, Freud ait été sur la question. Donc un nom propre ne se traduit pas. C'est la fameuse histoire de Ptolémée, la pierre de Rosette, Champollion, toute l'affaire : déchiffrage des hiéroglyphes grâce à la transcription d'un nom qui est resté inchangé. Sans cela, vous ne pouvez pas déchiffrer une langue, il y a des langues que l'on ne déchiffre pas parce qu'on n'y trouve pas de nom propre qu'on puisse isoler, distinguer. Deuxième point. Un nom propre n'est pas un signifiant. Ce n'est pas un signifiant parce que le signifié d'un nom propre, ce n'est pas du tout l'équivoque alimentée par ce que j'évoquais pour nous tout à l'heure, le pur trou et qui prend sens sexuel. Un nom propre a un signifié parfaitement identifiable, tout à fait précis, parfaitement individualisé et qui est
5. Payot, p. 127, Gallimard, p. 129.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui de venir non pas signifier mais connoter ou désigner, comme vous voudrez, ce qu'il en est d'une lignée. C'est pourquoi, en tout cas c'est ainsi que je l'interprète, Lacan parlera non pas du signifiant Père, ce qu'il aurait pu faire, mais toujours du Nom-du-Père. Le Nom-du-Père en tant que ce qui vient là, constitué par la concrétion littérale qu'il représente, par sa matérialité littérale, représente en tant que tel ce trait constitutif de la lignée, la lignée n'ayant en dernier ressort d'autre support matériel que la constitution, que la concrétion littérale du nom lui-même. J'avais un jour fait un travail sur le "théorème du point fixe"6, c'està-dire que dans tout ensemble, tous les éléments peuvent entrer en relation avec les autres, mais il y en a au moins un qui entre en relation avec lui-même, c'est-à-dire qu'il est son auto-référent. Et c'est le statut que l'on aurait envie de donner au nom propre qui ne fait jamais que se désigner lui-même, lui-même en tant que constitutif — non pas représentant, il n'a pas une fonction de représentation, il a la fonction d'être l'organisation matérielle qui constitue la lignée. Et là, j'avance pour nous un petit peu. Le rapport du sujet au nom propre, c'est un rapport absolument remarquable. Pourquoi ? Parce que ce que l'on appelle la fidélité, c'est de n'avoir aucune division à l'endroit de ce nom propre, de n'être pas divisé — contrairement à ce qu'il en est du rapport à un signifiant — d'être en quelque sorte mortifié par ce qu'il en est de ce nom propre. Et si vous êtes divisé par rapport à lui, si subjectivement vous vous situez dans ses marges, ce sont toutes les querelles, toutes les guerres propres aux familles, toutes les révoltes dont les familles sont si riches contre justement l'impératif catégorique que constitue le nom propre, impératif pour un sujet d'avoir à venir ranger sous ce nom aussi bien ce qu'il en est de sa sexualité que de sa mort. S'il va mourir sous un autre nom, s'il va avoir des enfants sous un autre nom... c'est une « faute majeure » — je le mets entre guillemets, je ne suis pas du tout en train de donner des leçons de quoi que ce soit mais de pointer simplement un certain nombre d'effets. Donc la question qui se trouve ouverte, qui chemine pour Freud dans
6. Sém. du 16.6.94, in Bul. n°59 et Retour à Schreber, Sém. des 13 et 20.10.94.
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Séminaire du 8 novembre 2001 cet oubli de Signorelli, est, ce soir, pour moi : pourquoi un nom propre est-il intraduisible ? Pourquoi après tout faudrait-il que celui que Ton tient dans une langue ne puisse pas aussi bien fonctionner dans une autre ? Non pas le nom étranger mais un nom propre inscrit dans la langue elle-même comme ça a été pour lui le cas avec la transformation de son prénom hébraïque en un prénom doublement germanisé par exemple, et puis un patronyme qui lui permettait de s'inscrire parfaitement dans la germanité. Donc, pourquoi? Pourquoi un nom propre n'est-il pas traduisible ? Ce sera un devoir pour la prochaine fois que vous réfléchissiez à cela... J'avance pour ma part qu'aussi bien les embarras sexuels de Freud à la quarantaine que toutes ces considérations sur le fait que « si la sexualité est éteinte, la vie ne vaut plus la peine», sa façon de faire jouer dans les associations de Signorelli les trois langues qu'il parlait parfaitement, l'allemand, le français et l'italien, qui étaient pour lui des langues courantes, la remarque que je vous ai faite à propos de l'École milanaise et la façon dont ça se disait en allemand, Mailandischenschule, l'histoire du Bicenz, avec à la fois le '/?/' et en même temps le fait... Quelle différence y a t-il, je vous le demande, entre Bicenzi qui était sûrement le nom d'une riche famille italienne pour avoir fait bâtir un palais, et puis Bicenz, ville morave ? N'est-ce pas le même nom ? La désinence suffitelle pour ainsi les séparer ? Je vous ai fait remarquer encore ce curieux prénom Théodore, qui ne lui est pas venu soufflé par l'inconscient, qui est vraiment une petite pierre comme ça mise sur son chemin pour qu'on puisse éventuellement le suivre ou s'y retrouver... et cette conclusion qui fut la sienne : le caractère définitivement étranger du père, supposé ancestral — dont je dis bien que c'est une erreur, pour des raisons structurales, et que je pense pouvoir vous expliquer rapidement pour le temps qui nous reste, ce soir. En tout cas, la position propre au sujet est d'être justement organisé par la division, y compris éventuellement par une division à l'endroit du Nom-du-Père, ce qui est quand même une des grandes façons que nous avons d'exister... car sinon, nous serions tous des fanatiques. Le fanatisme consiste précisément à venir radicalement mortifier sa subjectivité dans le respect du Nom-du-Père. C'est n'avoir à cet égard pas le moindre écart, pas le moindre espace, pas la moindre distance. Or
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui il y a cet étrange phénomène qui veut que nous ne soyons pas tous des fanatiques. Il est certain que du fait de cette division à l'endroit du signifiant, un sujet s'organise dans ce qu'il faut bien appeler le poids de sa singularité, c'est-à-dire de sa solitude. Vous tous qui êtes ici, vous êtes tous seuls, et vous le savez bien, en dernier ressort. Qui jamais vous comprend ? À part un analyste, parfois ? Mais c'est bien seuls que vous vous baladez dans l'existence. Nous sommes dans l'existence, c'est un truisme, une multiplicité de singularités, chacun la sienne bien sûr! Toutes ces singularités se tiennent donc dans un lieu, ce lieu Autre où il n'y a pas de au-moins-Un susceptible de les organiser en une collectivité... sauf, et c'est là que ça peut s'arranger, si toutes ces singularités se trouvent, se découvrent brusquement des semblables, si quelque circonstance morale, politique, ou historique fait que tous ces marginaux que nous sommes s'imaginent, en ce lieu où il n'y en a pas, relever d'un ancêtre commun, en ce lieu où il n'y a pas de castration, ce lieu propice à tous les totalitarismes du même coup... C'est le bonheur! C'est aujourd'hui un dispositif très mode, l'attrait que peuvent constituer ceux qui sont dans cette marginalité qu'ils attribuent à des raisons de migrations par exemple, ce qui leur permet d'estimer parfaitement légitime la référence à ce qu'il en serait d'un ancêtre commun dans ce lieu Autre qui n'en supporte pas et de pouvoir ainsi se constituer dans une collectivité qui n'est plus bridée par rien, si ce n'est évidemment par le caractère réel du pouvoir mondain qui peut leur être opposé — réel, pas symbolique. C'est un dispositif qui a beaucoup d'attrait et qui, comme vous le percevez peut-être n'est pas très loin, quoique ne le recouvrant pas, de ce dispositif qui a pu faire dire à Freud que Moses, l'ancêtre, comme finalement le Père, était un étranger. Pour en quelque sorte le rejoindre, il suffit de se mettre en position de marginalité afin d'opérer ce genre de rassemblement, d'identification, de communauté très particulière, très spécifique que cela permet. C'est pourquoi j'attire votre attention sur ce genre de petits problèmes dont les conséquences sont cependant très larges et surtout sur ce que nous devons au petit père Lacan, d'avoir apporté sur cette question ce qui nous permet de l'aborder, le type de mise en place — non pas des considérations morales, éthiques, tout ce que vous voudrez — qui permet de répondre de façon tout à fait différente à la question de ce qui
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Séminaire du 8 novembre 2001 serait la légitimité du rapport à un Père. Et, sûrement pas la prochaine fois, ce n'est pas mon thème, mais en cours de route, sans doute au cours du dernier trimestre, je serai amené à reprendre avec vous ce point-là. Pour jeudi prochain, ce qui sera à développer, ce sera la suite de cette Introduction a la psychanalyse^ c'est-à-dire les chapitres qui concernent le rêve que je vous conseille évidemment de lire ou de relire. Et vous verrez là encore de quelle façon nous pouvons, je crois, nous proposer comme des lecteurs fidèles de Freud grâce à l'enseignement auquel nous nous référons — celui de Lacan.
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Séminaire IV du 15 Novembre 2001
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e vais revenir quelques instants sur cette question de la traductibilité du nom propre, compte tenu de la difficulté certaine de la question et des remarques que j'ai pu avoir de la part de votre auditoire, de certains parmi vous sur cette question, pour essayer, si c'est possible, de faire la paix entre nous. Matériellement, cette traduction ne soulève pas de difficulté. Un M. Boucher, je peux toujours l'appeler Sir ou Mister Butcher, M. Dupont, je peux fort bien l'appeler Mr Bridgeman, aucune difficulté. S'il porte un nom écrit en des caractères qui ne sont pas latins, je peux parfaitement le transcrire en caractères latins organisés à partir du phonétisme propre à ce nom. Donc, matériellement, aucune difficulté. La preuve en est que nos bureaux de naturalisation, par exemple, en France, ont une politique très large de traduction du nom du candidat à la nationalité française afin de franciser son nom. C'est aussi une pratique ordinaire aux États-Unis où les immigrants se voient offrir la faculté soit de traduire leurs noms à l'anglo-saxonne, soit d'y renoncer pour un nom qui soit à sonorité typiquement anglo-saxonne. Donc, matériellement, aucune difficulté pour réaliser ce programme. Le seul problème, c'est que du même coup, ce n'est plus un nom propre ! C'est quand même là qu'est l'os de l'affaire. Car ce n'est plus un nom propre mais ce qu'il faut bien appeler un pseudo, puisque ce nom ainsi traduit, par exemple M. Boucher qui devient Mister Butcher, ce pseudo va impliquer le renoncement à une histoire, une histoire fami-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui liale, nationale, voire religieuse, va avoir des effets qui seront inévitablement et physiologiquement des effets que l'on pourrait qualifier de dépersonnalisation puisque dans les interlocutions qui vont désormais s'établir, c'est un autre sujet qui sera invité à se faire entendre, celui qui dans Pinterlocution est susceptible de faire valoir et d'endosser le pseudo qui est devenu le sien. Cela va un tout petit peu plus loin si vous considérez que ce qui est en jeu dans l'affaire concerne, pas moins, l'exercice de la sexualité puisque celle-ci se trouve maintenant s'autoriser d'une référence nouvelle et concerne également la destinée finale de celui qui se trouve ainsi pris dans cette situation, qu'il a voulue ou pas, de porter un pseudo; destinée finale, c'est-à-dire le lieu de sa mort, car le pseudo le mènera à ne pouvoir en quelque sorte mourir de la façon qui vient perpétuer — comme semble l'exiger le renouvellement de la vie — ceux qui l'ont généré dans la lignée qui l'a causé, où sa mort vient s'inscrire dans le nécessaire renouvellement et la perpétuation de cette lignée. Or sa mort vient l'inscrire désormais en un lieu qui lui aussi s'avère pseudo. « Mort et sexualité », ce sont les deux termes que Freud fait converger à propos de ce qui a motivé l'oubli de ce nom propre de Signorelli, c'està-dire la discussion qu'il avait un instant plus tôt avec ce voyageur et qui concernait à la fois la question de la mort et puis aussi cette question qu'il n'a pas voulu aborder avec lui, celle de la sexualité. « Mort et sexualité », c'est ce qui se trouve engagé pour chacun par ce qui concerne sa relation au nom propre. À cet endroit, une remarque précieuse, qu'en est-il des femmes qui, dans nos cultures, dans nos zones, sont amenées à connaître ce changement de nom ? Bien que, grâce au Progrès qui caractérise nos élites politiques, elles puissent maintenant faire valoir une double nomination, celle de leur origine, associée à celle, en second, de leur mari... Mais pour elles, qu'en est-il de ce changement de nom ? Pour chacune, il vient illustrer ce fait que l'opération a des effets qui ne sont aucunement négligeables, que ce soient d'ailleurs des effets célébrés, je veux dire le contentement de quitter son nom d'origine pour prendre le nom d'une autre lignée, autre lignée dans laquelle une femme est invitée justement à participer pour la perpétuation de ladite lignée, ou bien au contraire effet de retrait, de refus. Je ne vais pas reprendre à cette
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Séminaire du 15 novembre 2001 occasion ce pont aux ânes que j'ai déjà plusieurs fois évoqué, combien, dans nos familles, il est banal qu'une femme, même lorsqu'elle a pris le nom de son époux, veuille faire valoir, pour ce qui est l'inscription morale de sa descendance, son origine à elle. C'est d'une grande banalité, ce que je dis là, c'est source ou pas de conflit, ce n'est pas ce qui nous intéresse, mais je n'évoque ce point que pour justement illustrer ce que je rappelle. Cet effet lié donc à l'adoption d'un pseudo — serait-ce éventuellement par la traduction du nom propre dans le pays ou dans la langue d'adoption — a été évidemment accentué depuis la constitution toute récente de l'état civil, il n'y a que deux siècles, constitution de l'état civil contemporaine de la constitution des nations et, il faut bien le dire, du progrès de la police, c'est-à-dire du souci d'assurer une identification qui soit plus rigoureuse des citoyens. Autrefois il y avait des serfs, on s'en foutait donc un peu... Maintenant qu'il y a des citoyens devenus des sujets politiques, il vaut mieux avoir les moyens de les avoir à l'œil. L'établissement des registres d'état civil et l'attribution de noms propres ont marqué l'appartenance non plus seulement à une famille mais justement à un groupe national. Je voudrais encore vous faire remarquer que l'échec de l'universalité dont se réclame pour nous le dieu organisateur de notre culture, c'est-àdire le Dieu de la Bible, est assurément lié à ceci : son nom n'est pas identique dans toutes les langues, ce n'est pas le même. Il a beau se référer au même, avoir le même index, c'est le même Dieu du même livre... Cependant du fait d'avoir des noms différents, Deus, God, Allah, ou EU, donnés au même réfèrent mais qui néanmoins ne se traduisent pas, c'est-à-dire valent chacun par la matérialité littérale propre à ce nom, il s'ensuit des effets dont nous avons, semble-t-il, une certaine peine à nous extraire. Le premier est assurément de garantir l'échec de l'universalité dont ce Dieu pourtant s'affirme. Vous concevez qu'il suffirait qu'il soit nommé dans les diverses zones, dans les diverses cultures, par le même nom — il est bizarre quand même d'en arriver à estimer qu'une si mince affaire peut avoir de telles conséquences — pour que justement un certain nombre de difficultés se trouvent du même coup résolues. Ce qui est frappant dans la spéculation de Freud à propos de son oubli de Signorelli, c'est qu'il remarque que le phonème passe très bien d'une
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui langue à Pautre. Par exemple, le 'Bo' de Botticelli, italien donc, peut parfaitement être le même que celui de Bosnie qui est pourtant, lui, musulman. Pas de difficulté, c'est le même phonème. Bien qu'on change de langue, le même phonème fonctionne à l'intérieur d'une langue ou de l'autre. On peut aussi remarquer, comme le fait Freud, que l'on peut traduire d'une langue à l'autre. C'est ainsi que le 'Her\ de Herzégovine, ou le Herr donné par ce patient turc au médecin disant «Herr (non plus seulement Monsieur, mais Seigneur), je sais bien que si tu avais pu le sauver, tu n'aurais pas manqué de le faire », eh bien, le Herr peut très bien se traduire en Signor. Là encore, pas de difficulté, Freud laisse tomber le fait que le EU, ce nom donc du Dieu des Hébreux se retrouve dans Botticelli absolument là encore inchangé. Donc spéculation de Freud: comment se fait-il que l'on puisse faire passer les mêmes phonèmes d'une langue à l'autre ? Comment se fait-il que l'on puisse éventuellement les traduire ? Et quand commence, c'est la question que nous poserons après lui, l'intraductibilité ? Quand commence ce phénomène qui fait que ce nom propre constituera une entité telle que le traduire serait, pour me servir de cette facilité, le trahir ? Je crois que nous sommes en droit de remarquer que la traductibilité cesse, s'arrête, ne devient plus permise, à partir du moment où la suite littérale du nom s'isole comme un, à partir du moment où cette suite littérale fait unité, s'arrête, comme Éli, par exemple, voilà une suite tout à fait simple, courte. Une fois que ça fait un, le changement de nomination amènera inévitablement à des changements d'une étendue, d'une profondeur, d'une diversité que nous savons. C'est donc au moment, à mon sens, où la suite littérale — il ne s'agit plus du phonème — s'isole comme un qu'elle devient intraductible. Je n'aurai pas l'outrecuidance de vous rappeler qu'après tout, qu'est donc cette religion dont nous parlons à cette occasion, si ce n'est la religion du Un, précisément ? C'est bien ce qu'elle a inventé ! Le seul problème, c'est que du fait de la diversité des langues et donc des appellations, ce un va prendre un corps littéral différent. Il ne se passe rien de plus, le caractère magique et tout puissant de cette opération tourne autour de cette simplicité. Et si vous trouvez chez Lacan cette formule « La religion chrétienne est la vraie », c'est parce qu'elle lie
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Séminaire du 15 novembre 2001 ce un, l'individualisation du un, à l'isolement du trois. Autrement dit, il faut que le signifiant se répète, un et deux pour qu'entre eux surgisse ce qu'ils ratent, le réel qui vient s'imposer et qui fait trois. C'est à partir donc de cette trinité, dira Lacan, qui est assurément l'originalité de la religion chrétienne par rapport à la religion juive qui a inévitablement traité cette spéculation comme polythéiste, c'est en tout cas autour de ce point, l'émergence du un, que se dispose la matrice dont ensuite les conséquences vont comme ça, comme des champignons, cavaler dans toutes les directions. L'oubli du nom propre, c'est quand même de cela que Freud s'inspire. Pourquoi oublions-nous si facilement les noms propres, et sans doute plus facilement que les signifiants qu'on aurait envie de dire quelconques, ordinaires ? À chacun là de spéculer à sa façon. Remarquons simplement que cet oubli si facile du nom propre peut concerner ce qui, avec lui, vient lier la mort à la sexualité. Et, bien sûr, ce rappel n'est pas forcément le type de condition qui réjouisse, qui enchante... L'oubli du nom propre concerne évidemment ce qui en pathologie — j'ai déjà été amené à évoquer ce terme les années précédentes — se traduit par Yamnésie d'identité. Vous vous rappelez cette sorte de jubilation parfois un peu maniaque d'un certain nombre de sujets ramassés dans des gares ou dans des aéroports ou bien errants dans les rues et qui avaient tout simplement perdu, oublié, d'où ils venaient, quels étaient leurs liens, leurs familles, s'ils étaient mariés ou non, s'ils avaient des enfants ou pas. Ils se trouvaient, de cette façon, libres. Évidemment, ils traînaient dans les rues, puisque ne sachant pas d'où ils venaient, ils ne savaient pas où aller. Mais l'arrivée à l'hôpital était marquée par le fait que, cette lacune mise à part, le plus souvent ils allaient très bien, n'avaient aucun signe de psychose, ou juste cette espèce de petite félicité secrète dont j'ai déjà dit qu'elle ne manquait jamais d'irriter le personnel médical et infirmier. Car il paraît toujours un peu trop, qu'on puisse, comme ça, avoir complètement oublié une femme, des gosses, des parents, des parrains, des cousins, des cousines, des tantes, des oncles, oublié son métier, et qu'on se porte très bien, qu'on ait des relations sociales et, je l'ai raconté aussi, qu'on ait éventuellement des relations amoureuses. Jusqu'au moment où ça revient... Ça revient et, à ce moment-là, c'est la fin du chapitre.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Ce n'est pas loin non plus — et je vais arrêter là cette reprise de la question du nom propre — d'un point que je rappelle après l'avoir maintes fois évoqué, la question de l'anonymat que Lacan attendait de ses élèves lorsqu'ils écrivaient dans la revue Scilicet. C'est-à-dire l'invitation, pour chacun des auteurs, à se référer non pas à la singularité de ses appuis, de son appui, de cette identité que son article d'ailleurs pouvait chercher à faire valoir. Vous écrivez un article, il est bien évident que vous pouvez, d'une façon qui n'a rien apparemment d'excessif, attendre qu'on vous reconnaisse, qu'on reconnaisse que M. ou Mme Untel a écrit quelque chose de très bien, de très intéressant, qui reste un petit peu dans les mémoires, dans les esprits, qu'on le distingue. Et vous l'écrivez sans signer ? Allons, que faites-vous là, n'est-ce pas d'un masochisme prononcé ? En tout cas, masochique ou pas, c'est témoigner que l'analyste ne saurait se référer dans son écriture, dans sa pratique, dans sa spéculation, à ce qu'il en serait d'une autorité dans le champ du grand Autre, serait-ce celle de Freud, serait-ce celle de Lacan, mais qu'il a à se référer à ce à quoi tout sujet se trouve originellement affronté : dans le champ de l'Autre, il n'y a pas de Père Noël qui l'attende et qui soit disposé à assurer son contentement. Ceux d'entre vous qui auriez envie de poursuivre ces divers points, car je ne serai plus amené à en parler au cours de l'année, pourraient le faire dans le séminaire de Lacan qui s'appelle Le Sinthome1, et qui concerne ce type de questions, entre autres la nécessité dans laquelle pouvait se trouver Joyce — puisque le séminaire tourne autour d'une analyse des écrits de Joyce — la nécessité pour ce fils d'Irlandais, « d'Irlandais ramolli », dit Lacan un peu rapidement, de faire une œuvre destinée à valider le nom propre que son ascendance ne lui permettait pas en quelque sorte d'assumer, dont il ne pouvait donc se réclamer, œuvre qui lui assure la possibilité de ne pas être trop fou. Cette introduction de Freud qui commence donc par les lapsus, les actes manques, les oublis des noms propres se poursuit, dans son Introduction à la psychanalyse, avec l'analyse du rêve, analyse fort inté-
1. Le Sinthome, séminaire 1975-76, inédit.
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Séminaire du 15 novembre 2001 ressante puisque si la Traumdeutung a été écrite en 1898 et publiée en 1900, ce texte date, lui, de 1915 et comporte déjà une certaine distance, une réflexion plus élaborée par rapport à la Science des rêves. Que vient faire le rêve à cette occasion ? Pourquoi le rêve ? Pourquoi le matériel du rêve serait-il ainsi susceptible de venir dans une introduction à la psychanalyse ? Pour une raison parfaitement pratique: à l'occasion de ses premières analyses2 et en particulier celle d'Anna O., Freud a été très surpris de constater que dans le flux de ce qu'Anna O. pouvait lui dire, dans les associations qu'elle pouvait faire, venaient prendre place des rêves nocturnes qu'elle lui racontait et qui d'abord s'inséraient parfaitement dans le matériel qu'elle lui rapportait. Freud était très impressionné de voir que des productions nocturnes parfaitement inconscientes venaient ainsi se tisser sans aucun hiatus avec les libres propos que, par ailleurs, elle pouvait lui tenir. Autrement dit, ce matériel, non seulement n'était pas moins significatif que ce qu'elle pouvait lui dire mais même, à l'occasion, pouvait servir à l'interprétation de vœux, de désirs, de situations, de complexes, que par ailleurs elle n'aurait pas osé formuler. Il y avait donc là une étrange voix qui se faisait entendre dans le rêve, une voix qui venait collaborer en parfaite harmonie avec ses associations diurnes et son discours explicite. Le deuxième point qui n'a pas manqué de le surprendre, c'est que le matériel propre au rêve était fondamentalement de même nature et de même organisation que les lapsus, les actes manques, les oublis de noms qu'il avait pu isoler par ailleurs. C'était le même ordre matériel qui s'avérait agir dans la production de ces petites manifestations, lapsus, mots d'esprit, oublis de noms, dans le rêve et dans la formation des symptômes. Imaginez ce que cela peut constituer au titre de la découverte, personne n'avait jamais, avant lui, osé identifier le même matériel à la source de productions aussi diverses, et dont certaines étaient diurnes et d'autres nocturnes ! C'est à partir de cette découverte que Freud va progresser. Il écrira le
2. Études sur l'hystérie, en collaboration avec J. Breuer (1895), P.U.F., 2002.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui cas Dora 3 parce qu'il y a dans l'analyse de Dora un rêve, le fameux rêve de la maison qui brûle, qui vient témoigner de ces dispositions inattendues de la vie psychique et donc de la constance, de la régularité, de l'unicité du matériel sollicité dans des expressions aussi diverses. L'une des premières dimensions que Freud va apporter dans son analyse des rêves, c'est ceci, quelle que soit leur diversité, chacun est la réalisation d'un désir. Nous, nous sommes largement bassinés depuis cent ans par tout ça, et à cause de lui. Ça ne nous fait ni chaud ni froid. « La réalisation d'un désir», en tout cas, parfait! Cela nous rassure. Mais ce qui pourrait davantage nous réveiller (de notre rêve), c'est que ce désir, Freud le spécifie. Quel est-il ? Le désir qui anime le rêve, c'est le désir de roupiller. Vous voyez, on s'attendait à des trucs affriolants, coquins. Pas du tout ! Le rêve travaille pour, dans la nuit, nous assurer que nous n'allons pas rencontrer ce réel, le choc de ce réel qui justement nous verticalise durant la vie diurne, tout ce à quoi nous avons à nous affronter et qui fonctionne dans des domaines extrêmement variables pour chacun d'entre vous. Mais cette production psychique permet au dormeur de résoudre le risque de rencontrer dans le sommeil ce réel et donc de se réveiller. Une petite digression généreuse pour ceux qui souffrent d'insomnie : il est avéré que l'insomnie est, le plus souvent, liée au sentiment que justement les tâches réelles de la journée n'ont pas été réglées, accomplies, comme on aurait dû. Le sentiment au moment du coucher d'un inachèvement de ce que ce réel pouvait exiger et qui du même coup maintient l'activité psychique dans un état qui ne lui donne pas cette sorte de tacite bénédiction : "Bon ! tu as fait ton boulot. Maintenant tu as le droit de laisser ce réel de côté". Le travail du rêve va permettre cette mise à l'écart. Il suffit par exemple que vous soyez dans une activité intellectuelle tendue, vous avez votre article à finir qu'il faut absolument rendre pour... l'avant-veille, vous avez beau estimer qu'il est temps de se reposer, vous avez de la peine à trouver votre sommeil, vous n'avez pas cette paix que procure l'accomplissement supposé de votre tâche.
3. «Fragment d'une analyse d'hystérie» (1901), in Cinq psychanalyses, P.U.F., 1984.
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Séminaire du 15 novembre 2001 Si le rêve réalise ainsi le désir de dormir, la question surgit aussitôt: la nuit, qui rêve ? Quel est celui qui rêve ? Est-ce le sujet que nous connaissons, justement avec son nom propre, avec toutes ses attaches ? Si dans la nuit survient un besoin organique, il est tout à fait habituel au travail du rêve d'organiser une suite de choses qui peuvent faire croire au dormeur que ce besoin organique va être satisfait. Il a besoin d'aller faire pipi, ou il a soif, le travail du rêve fonctionnera de façon justement à protéger le sommeil. Mais celui qui fait ce rêve-là, qui est-il ? Simplement un X, un dormeur pris durant son sommeil par un besoin organique et qui se trouve, non pas volontairement, concerné par un agencement qui se met en place de dispositions oniriques lui permettant de continuer à dormir dans le meilleur des cas. De même, et ça a été bien remarqué, un travail intellectuel peut parfaitement se poursuivre dans le rêve. Cette tâche qui a pu m'empêcher de m'endormir, j'y suis parvenu mais si elle reste pour moi obsédante, il n'est pas impossible que le rêve poursuive ce travail intellectuel ébauché et même puisse aboutir à des résultats qui peuvent ne pas être quelconques, il arrive que des questions soulevées dans la journée, par des scientifiques par exemple, puissent trouver bizarrement dans le sommeil un type de réponse qui peut ne pas être négligeable. Et puis il y a bien sûr aussi d'autres désirs, organiques ou pas, les désirs sexuels. Là encore le rêve est susceptible de protéger le sommeil par la mise en place de situations... X, qui peuvent avoir d'ailleurs un aboutissement réel — sauf que, en général, le dormeur, au moment où ça devient réel, se réveille. La question est celle, en dernier ressort, de l'atopie du rêveur. Dans le rêve qu'il rapporte, où est-il ? Quel est là celui qui serait, si tant est qu'il y en ait un, le sujet de ces rêves ? Il y a des rêves répétitifs et ce sont des rêves amusants parce qu'en général — vous me direz que c'est en contradiction avec ce que j'ai dit un instant plus tôt, mais pas tout à fait, je vous demande une seconde — ils aboutissent à mettre en place un réel. Comme si ce qui manquait à ce dormeur-là, c'était l'assurance que du réel, c'est-à-dire de l'impossible, il y en aurait toujours, malgré le rêve. Donc ce phénomène paradoxal, au moment où le désir, par exemple sexuel, risque d'aboutir d'une façon qui viendrait lever tous les barrages opposés par le réel, désir incestueux par
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui exemple, justement, alors se produit, s'impose le réel. Ce qui nous témoigne que ces dimensions du symbolique, du réel et de l'imaginaire sont suffisamment présentes, permanentes dans la vie nocturne, pour que l'impossible, celui justement auquel on rêve, cet impossible reste barré. Vous avez tous expérimenté cette déception fondamentale du rêve qui vous fait croire que ça y est ! enfin vous y êtes ! Et puis juste à ce moment-là, au moment où ça allait y être, vous vous réveillez... Le troisième élément impressionnant dans la production de ces rêves tient à ce qu'ils sont organisés essentiellement par des représentations figurées, par un cinéma ordinairement muet, les séquences parlées étant assez rares dans le rêve, les dialogues, les voix étant possibles mais rares. Le rêveur est pris par la figuration silencieuse, muette qui va évidemment nous amener à croire que c'est la dimension de Ximaginaire qui est prévalente dans le rêve. Voilà un préjugé qui vous coûte cher et dont il importe de se défaire, car ce n'est justement pas le cas. Ce n'est pas d'imaginaire dont il est question mais, pour une raison qu'il y aurait à développer, il s'agit — Freud le spécifie — de rébus, c'est-à-dire d'une écriture idéographique. Ce n'est pas du tout de l'imaginaire, la dimension de l'imaginaire, je me permets de vous le rappeler, est celle qui vient justement mettre, à l'endroit du réel, ce voile sur lequel se projette l'ombre de l'objet perdu qui alimente ce voile d'une qualité particulière, puisque les formes qui viendront s'y inscrire seront soutenues par une brillance spéciale, témoin de leur valeur d'être représentantes de cet objet perdu. L'imaginaire est cet écran tendu sur le champ du réel et sur lequel s'inscrivent les formes qu'investit notre désir à partir de la forme énigmatique et ignorée de l'objet primordialement perdu. Ce n'est pas du tout à cette dimension que nous avons affaire dans le rêve mais à la magie d'un monde d'événements, de situations, de formes, qui sont tous significatifs, qui veulent tous dire quelque chose sans qu'on sache, bien entendu, quoi. Ils se trouvent tous en quelque sorte porteurs d'une signification, comme si celle-ci éventuellement attendait celui qui allait les décrypter. C'est une situation, la remarque en a été faite depuis bien longtemps, parfaitement analogue à celle de l'hallucination. Alors la formation du rêve ne semble aucunement s'appuyer sur ce qu'il en serait de la dimension de l'imaginaire. S'appuie-t-elle sur la
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Séminaire du 15 novembre 2001 dimension du symbolique ? La dimension du symbolique, je me permets de vous le rappeler, est cette dimension qui, grâce à l'exercice du langage, renvoie le champ des significations en un lieu énigmatique mais qui entretient un sens sexuel. Si le signifiant est symbolique, c'est en ce que, au-delà de toutes ses significations, au-delà de tous les objets qu'il serait supposé désigner, connoter, au-delà de cette procédure, ils renvoient en un lieu énigmatique et support de la signification sexuelle que Freud avait découverte sous le nom de libido. Alors, dans le rêve, va-t-on dire que ce n'est pas la dimension imaginaire qui est là à l'œuvre mais la dimension symbolique ? Justement pas ! Parce que chacun des éléments du rêve porte sa signification avec lui-même. Chacun de ces éléments ne renvoie aucunement en une espèce de lieu, de lieu vide, qui serait celui entretenant le jeu des signifiants à l'œuvre dans le rêve, comme avec l'écriture idéographique, chacun de ces éléments fait signe. C'est donc essentiellement la dimension du réel qui s'avère régir l'organisation du rêve. Alors il est paradoxal de dire que la dimension du réel agence l'organisation du rêve. Mais je n'y peux rien ! C'est sans doute paradoxal mais RIEN DE PLUS RÉEL QU'UN RÊVE.
Pour ce soir, une remarque encore: les rêves que Freud a étudiés étaient des rêves provoqués par une situation particulière, qu'on pourrait dire rêves de laboratoire. Pourquoi ? Parce que c'étaient des rêves animés par une adresse à un interlocuteur. Autrement dit, les rêves d'un sujet, celui d'un désir non reconnu, essayant de se donner à entendre, de se faire valoir, de se faire reconnaître et si les rêves personnels de Freud ont ce caractère pathétique très particulier, une densité et une gravité particulières, c'est que celui qui était là, le rêveur, Freud en l'occurrence, produisait des rêves qui l'habitaient et qui étaient destinés à celui qui, le matin, allait se livrer à une auto-analyse et au déchiffrage de ce qui s'était produit dans la nuit. Or la propriété essentielle du rêve, c'est de ne pas avoir d'interlocuteur, et donc du même coup de se trouver organisé par un langage, par une création qu'on peut dire absolument individuelle, même si cette création se sert d'éléments empruntés bien sûr au langage courant, au langage partagé. Mais c'est une langue chaque fois singulière. C'est bien ce qui fait la bizarrerie du rêve, ce rêve-là, le rêve naturel, spontané, non
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui "pollué* par la psychanalyse, c'est un rêve entièrement dégagé du souci d'être lu, d'être déchiffré, d'être entendu. C'est un rêve qui correspond à la fonction physiologique que j'ai évoquée tout à l'heure, c'est-à-dire au souci de dormir. Et ce rêve connaît une transformation essentielle, à partir du moment où il est produit pour un interlocuteur, et dès lors habité par une adresse. Cette petite remarque pour terminer ce soir: est-il nécessaire que l'inconscient cherche à se donner à entendre ? C'est depuis que la psychanalyse existe que l'inconscient cherche à faire reconnaître le sujet qu'il habite. Mais auparavant, me direz-vous, il y avait bien des lapsus, des actes manques, etc. Bien sûr ! Mais ça ne veut pas dire qu'ils étaient produits justement pour être analysés. Ceci pour vous faire valoir la formule de Lacan qui autrement risquerait de vous paraître énigmatique: «Le psychanalyste fait partie du concept d'inconscient ». Il est l'organisateur de cette voix qui par son opération va chercher à se faire reconnaître et permettre à un sujet s'il le souhaite d'identifier ce qu'il en serait de son désir. Voilà donc ce que je souhaitais vous dire ce soir. J'apprécierais que vous poursuiviez la lecture de cette Introduction à la psychanalyse, puisque nous allons très vite et qu'une fois qu'elle sera terminée, je pourrai à ce moment-là passer avec vous à ce qui constituera l'apport original de cette introduction que je tente avec vous cette année. À la semaine prochaine !
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Séminaire V du 22 Novembre 2001
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e me régale de devoir vous faire cette introduction qui m'amène à revoir un certain nombre de textes de Freud avec des questions qui pour moi, il y a bien longtemps, étaient restées ouvertes, énigmatiques. Il m'est possible aujourd'hui de les situer différemment et d'une façon qui, je le pense, peut vous éclairer. Comme nous l'avons vu la dernière fois, le désir du rêve est donc désir de dormir. Désir de dormir, c'est-à-dire de se tenir à l'écart, à distance du réel qui serait susceptible de provoquer un réveil. L'exemple le plus immédiat, le plus simple, rapporté par Freud dans la Traumdeutungy est celui de l'étudiant qui transforme le bruit de la sonnerie de son réveil justement ! pour en faire un rêve qui lui permet de continuer à dormir. C'est un exemple d'une simplicité et d'une fraîcheur sans détour. Les circonstances, les modalités du réel susceptibles de pouvoir contrarier le sommeil sont diverses, un bruit extérieur qui s'il n'était pas métabolisé par le rêve serait susceptible de provoquer l'éveil, mais aussi, je vous l'ai rappelé, un besoin organique, une tâche intellectuelle, un désir sexuel. Dans tous ces cas, le travail du rêve est moins de provoquer la résolution de la tension ainsi existante que de parvenir en quelque sorte à la neutraliser et à la maintenir à l'écart. S'il commence à y avoir un début de réalisation de ce que le réel spécifique donné vient solliciter — par exemple un besoin organique qui peut amener le rêveur jusqu'aux toilettes merveilleuses du plus bel hôtel de la ville pour enfin pouvoir se soulager, au moment où ce soulagement risquerait de se produire à sa grande honte — ce qui surgit en règle générale, c'est bien entendu le réveil, réveil au -65-
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui moment précis où la rencontre avec le réel était susceptible de se faire. De même pour les désirs sexuels, ce qu'il en serait d'une réalisation par exemple incestueuse ou interdite pour des raisons diverses s'interrompt également, même si c'est avec les signes manifestes d'une satisfaction, mais une satisfaction qui réveille; non seulement elle n'induit pas la poursuite du sommeil, mais en tant que satisfaction réelle, elle réveille précédant de peu en général le moment où l'irréparable aurait ainsi pu se produire. De la sorte, le dispositif nous invite déjà à repenser de façon un peu différente ce que Freud dit au sujet de la censure du rêve. Freud met en place ce gardien qui justement viendrait contrarier, empêcher l'expression de sentiments ou de désirs trop vifs susceptibles de gêner le sommeil, mais on peut voir une "régulation automatique", si je puis dire, du contrôle du contenu manifeste du rêve avec cette nécessité de maintenir à distance le réel risquant de réveiller, ce souci physiologique pouvant déjà suffire pour valoir un contrôle, une censure des éléments du rêve. Le deuxième point que j'ai évoqué avec vous et qui me paraît mériter de notre part une plus large réflexion concerne ceci : si c'est le réel spécifique donné qui se trouve générateur du rêve, les lieux qui viennent ainsi provoquer, susciter le rêve peuvent au cours d'une même nuit être fort divers. Il n'est absolument pas assuré, on ne voit pas pourquoi ce serait le même réel qui au cours de la même nuit viendrait forcément solliciter et provoquer le rêve. C'est pourquoi on peut dire sans se tromper qu'il y a une polycéphalie du rêve, autrement dit, le rêve peut se trouver suscité à partir de plusieurs lieux. Soulignons que le rêveur, du fait même de cette polycéphalie, peut se trouver représenté dans son rêve par des personnages fort différents, y compris, et il faudra, bien entendu, trouver des rêves qui nous le démontrent, y compris des identités avec changement de sexe. Il n'y a dans le mécanisme propre du rêve aucune raison pour qu'il ne puisse pas en être ainsi. Donc pour notre émerveillement, si vous le voulez — en tout cas pour le mien — pas d'unité du sujet du rêve. Le rêveur ne vient pas là fonctionner comme un sujet unique, comme étant le même, comme étant le sujet qui en général a affaire avec lui-même. Donc je souligne encore ce point, un même rêve peut être émis de plusieurs lieux différents et le personnage du rêveur peut être représenté
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Séminaire du 22 novembre 2001 dans cette affaire par des masques eux-mêmes différents. Dans l'analyse du «rêve de l'injection faite à Irma», le grand rêve qui ouvre la Traumdeutungy la Science des rêves de Freud, Lacan s'emploie à souligner comment plusieurs des amis de Freud qui apparaissent dans le rêve n'y figurent qu'au titre de représentations de Freud lui-même. L'énigme la plus stimulante du rêve est bien évidemment représentée par la langue qu'il utilise. Avec cette remarque que je vous ai déjà faite et qu'il va falloir un tout petit peu tempérer: d'abord, c'est une langue privée mais que le rêveur ne connaît pas pour autant, c'est sa langue dans le rêve, et la preuve en est évidemment qu'en tant que telle, elle n'est ordinairement pas communicable et ne pourrait servir de moyen de communication, il faut un interprète pour transformer ce rêve en interlocution, voire en message. Mais ce qui est encore plus magique et ne manque pas de surprendre Freud et de le tourmenter, c'est ce qu'il appelle la plasticité nécessaire à la figuration, à la représentation du rêve, le fait que des éléments appartenant au langage, des phonèmes par exemple, soient transformés en éléments plastiques et forment ainsi ce qu'il appellera des rébus, l'écriture du rêve étant semblable, nous dit-il, à celle des rébus1. Ici, je franchirai volontiers un pas étrange, mais que j'essaierai de faire valoir pour vous ce soir. Si l'on est un peu conséquent avec nous mêmes, il faudrait dire que le rêve est organisé par une écriture spécifique de type idéographique, c'est-à-dire faite d'éléments figuratifs, d'idéogrammes qui, à l'instar de ce qui se passe dans des langues positives données, viennent se prêter à une double lecture. Ces éléments peuvent être déchiffrés soit pour leur valeur phonétique, soit pour le signifié qu'ils représentent, qu'ils désignent, qu'ils connotent. Prenons un exemple absolument quelconque, la présence dans le rêve d'une maison. Vous pouvez être amené dans le même rêve à le déchiffrer soit comme ayant pour signifié une demeure, soit pour ses éléments phonétiques, aussi bien "mais on", ou même la "messe on" et il relèvera des possibles interprétations que le rêveur ou son interprète en donnera pour qu'il en soit ainsi ou autrement, et parfois double lecture du même élément, l'une ne venant aucunement exclure l'autre. 1. L'interprétation des rêves, p. 241.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui Autre exemple, la présence dans le rêve, l'émergence, l'attention focalisée sur un nez. Il ne sera aucunement exceptionnel que l'émergence, l'attention du rêveur attirée sur un gros pif, ne soit qu'un problème concernant... une naissance. Ceci ne fait aucun problème, puisque c'est le langage même des symptômes. On pourra évoquer telle patiente connue autrefois et dont l'exigence était de se faire faire... un nouveau nez — elle y est parvenue d'ailleurs. Il vous suffit de l'entendre pour savoir de quoi il était question. Et il est clair que le rêve ne fonctionne pas en cette matière autrement que justement ce type de symptôme luimême. C'est très curieux de devoir dire que nous aurions ainsi dans l'inconscient un type d'écriture dont la spécification serait d'être idéographique. Quand vous lirez attentivement ce que Freud raconte là-dessus, vous verrez qu'il ne cesse de tourner autour de cette question sans franchir le pas. Par exemple, page 2072 de la petite édition Payot que j'ai entre les mains, il dit ceci concernant le travail d'élaboration du rêve : «Nous connaissons déjà la "représentation verbale plastique" des éléments individuels d'un rêve. Il est évident que cet effet n'est pas facile à obtenir. Pour vous faire une idée des difficultés qu'il présente, imaginez-vous que vous ayez entrepris de remplacer un article de fond politique par une série d'illustrations, c'est-à-dire de remplacer les caractères d'imprimerie par des signes figurés.» Vous voyez que Freud l'envisage comme une sorte de travail spécifique du rêve qui serait de donner une représentation figurée à des caractères d'imprimerie. Il s'en faut de peu pour que s'évoque ce qui serait moins un travail spécifique de transformation plastique opéré par le rêve que l'existence première, immédiate dans l'inconscient de ce type d'écriture, ce qui rejoindrait la formule énigmatique de Lacan dans l'un de ses séminaires à propos de la genèse de l'écriture, il y a dans l'inconscient de chacun «une écriture qui attend son alphabétisation». Or, réfléchissons un instant à ce que représente l'alphabétisation d'une telle écriture. On peut prendre l'opération à l'envers, une écriture de type idéographique qu'il s'agirait d'alphabétiser. Qu'est-ce que cela 2. Payot., p. 207, Gallimard, p. 225.
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Séminaire du 22 novembre 2001 change de passer d'une écriture idéographique à son alphabétisation ? Qu'est-ce que cela vient modifier? Cette écriture idéographique est exactement celle que pratiquent spontanément les enfants quand on les fait dessiner. L'interprétation des dessins d'enfants, tous les analystes d'enfants le savent, consiste à alphabétiser ce type d'écriture. Les enfants la connaissent parfaitement et la pratiquent sans problème. Quelles sont les conséquences d'un passage à l'écriture alphabétique ? D'abord ce passage rompt complètement l'attache au signifié puisque, avec l'alphabétisation, on n'a plus affaire qu'à un signe abstrait, détaché de tout ce qui serait un rapport immédiat, figuratif au signifié. Je ne peux plus dessiner une maison, il faut que j'emploie un certain nombre de lettres pour l'évoquer et d'ailleurs, à partir du moment où je l'alphabétise, son sens s'enrichit sûrement de façon considérable par rapport à ce qu'il en était simplement de sa figuration. Donc, d'abord le détachement à l'endroit du signifié de l'objet qui était là présent, tandis qu'il n'y avait pas de perte de l'objet avec ce type de figuration: il était là. Deuxièmement, et je ne sais pas si ce point est si facilement identifié, ce détachement de l'objet, de la présence de l'objet dans l'écriture même a pour corollaire le rapport de l'ensemble des signes alphabétiques avec un tout autre objet que ceux tout à fait occasionnels qui pouvaient être là évoqués — cet objet, avec l'alphabétisation, étant la voix. Je veux dire la nécessité que cette écriture vaille phonétisation, rende possible, permette une phonétisation. Dans les langues sémitiques où celle-ci n'est inscrite que par une pure absence, elle est élidée, j'aurais tendance à dire que du même coup, elle n'en est que plus présente. Quelque chose donc comme le détachement de la batterie des objets qui peuvent être figurés par l'écriture idéographique au profit d'un mode d'écriture qui renonce à cette présence, au profit maintenant de la voix, contraintes d'écritures qui tiennent moins au rapport à un quelconque objet qu'aux exigences de la phonétisation. Freud fait des remarques à ce propos tout au long de son texte. Il n'est pas nécessaire que je surcharge mon propos de ces références, vous les trouverez vous-mêmes3. Il évoque ce qu'il appelle «l'archaïsme du rêve» et «la régression formelle» qu'il implique. Cet archaïsme du rêve 3. Payot, p. 213-214, Gallimard, p. 232-233.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui se marque par l'absence de code dans cette langue du rêve. Il n'y a pas de codage, le codage s'invente constamment, ce qui crée le caractère poétique du rêve, le rêve constamment invente, crée un système de codage. Un type de codage existe cependant dans un seul domaine qui, lui, témoigne que l'organisation du rêve n'est pas seulement privée mais implique la présence d'un partenaire, sans qu'il soit spécifié comme tel, c'est ce qui apparaît sous la rubrique du symbolisme sexuel. Il y a dans cette figuration propre au rêve une série d'éléments que Freud développe, je ne vais pas vous les reprendre parce qu'ils sont aujourd'hui tombés dans le domaine commun, mais où n'importe qui peut aisément reconnaître un symbolisme sexuel4, une représentation par exemple des organes sexuels, ou du coït, etc. Sur ce point aussi Freud se tourmente, comment se fait-il qu'il y ait d'un côté cette langue parfaitement privée, sans codage, et puis d'un autre côté des éléments qui eux relèveraient d'un langage qu'il pense même universel ? Monter un escalier, si tant est que les escaliers soient universels, par exemple, sens sexuel... Ce qui, je dois dire d'ailleurs, n'est pas assuré, mais peu importe ! On ne va pas chipoter les exemples de Freud — je dis chipoter parce qu'en réalité, il semble bien que ce soit le signifiant allemand, puisque chez nous on dit "un marcheur" et en allemand "un monteur", n'est-ce pas ? Mais peu importe ! en tout cas il y a des représentations, un vase sera forcément une représentation féminine et un élément oblong et élancé sera forcément un élément masculin, et ceci vaudrait universellement. Ce qui est, en plus, vraisemblable. Freud s'interroge donc sur l'irruption de ce qui serait un code, une langue universellement appliquée — quelles que soient les langues positives parlées par les rêveurs —, langue qui concerne toujours le sexe. Quand il y a du symbolisme, c'est toujours un symbolisme sexuel. Je crois que le type de réponse que l'on pourrait faire à cette énigme, c'est que le rêveur ne fait que retrouver dans son inconscient des éléments figurés dont la fabrication était déjà riche d'un symbolisme sexuel. Il est bien évident que le pot, la possibilité de son contenant, la cuillère qui vient pêcher dedans... Il est parfaitement légitime qu'il y ait dans la fabrication des objets par des peuples divers, des peuples variés, des élé4. Payot, p. 181, Gallimard, p. 196.
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Séminaire du 22 novembre 2001 ments qui relèvent du symbolisme sexuel. Celui-ci ayant une certaine monotonie morphologique originelle, peu d'inventions sont possibles à cet égard, et il n'est pas surprenant de retrouver dans le rêve des éléments qui dans la réalité ne sont déjà que des figurations plastiques d'un symbole essentiel, celui du sexuel. Donc cette remarque sur le codage sexuel possible des rêves ne nous amène pas très loin. En revanche, Freud nous permet d'avancer lorsqu'il évoque clairement l'organisation du rêve comme étant celle d'un discours. Il dit que les parties du rêve sont parfaitement agencées comme les parties d'un discours avec une introduction, une proposition principale, des subordonnées, éventuellement une conclusion. Sauf que, et ce point sera pour nous important un peu plus tard, tous ces éléments peuvent se trouver en désordre, le préliminaire peut se trouver à la fin, la conclusion peut se trouver au milieu, etc. En tout cas, les parties du rêve sont organisées comme les parties d'un discours. Et ce qui nous accroche spécialement, c'est ce que Freud va dire sur les processus de condensation dans le rêve, c'est-à-dire de quelle façon une forme donnée est susceptible de venir recouvrir par exemple plusieurs personnages à la manière des photos d'un nommé Galton qui pour essayer d'isoler la morphologie d'une population donnée faisait se recouvrir une série de photos différentes5. Donc phénomènes de condensation. Et aussi bien sûr les phénomènes de déplacement6, l'accent principal par exemple du rêve pouvant parfaitement être déplacé sur un élément apparemment insignifiant. L'importance pour Lacan, et pour nous, de ces mécanismes, c'est que nous les connaissons parfaitement à l'œuvre dans le discours effectivement parlé où la figure de la métaphore vient supporter celle de la condensation, c'est-à-dire qu'en un même lieu, peuvent venir s'empiler des signifiants différents. Il est simplement remarquable que l'inconscient en conserve la pile au lieu de faire venir simplement l'un à la place de l'autre. C'est comme une pile d'assiettes, il les conserve tous, de telle sorte que le rêveur peut se trouver devant la figure composite formée par cet empilage. Et puis le déplacement, soutenu par cette autre grande figure de la rhétorique que constitue la métonymie. 5. Payot, p. 202-203, Gallimard, p. 220-221. 6. Payot, p. 205, Gallimard, p. 224.
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Pour introduire a la psycbanalysey aujourd'hui Cet hommage rendu à ce qui est venu soutenir l'assertion de Lacan selon laquelle «l'inconscient est structuré comme un langage», il importe que nous ne nous arrêtions pas sur ce qui peut tenir aujourd'hui pour nous comme évidences, et que nous progressions sur un point fort étrange et qui concernera ce que Freud dit page 2117, toujours de cette petite édition Payot dans le chapitre qui concerne l'élaboration du rêve : «Une des constatations les plus étonnantes est celle relative à la manière dont le travail d'élaboration traite les oppositions existant au sein du rêve latent.»
C'est-à-dire au sein du contenu des idées qui sont à la source du rêve et qui vont pour Freud générer le contenu manifeste, ce que l'on en voit, ce que l'on en entend. « Nous savons déjà que les éléments analogues des matériaux latents seront remplacés dans le rêve manifeste par des condensations.» Quand il s'agit d'éléments semblables, les métaphores, les condensations permettent de mettre ensemble une pile d'assiettes, par exemple les assiettes à dessert sont toutes semblables, elles s'empilent et ça ne pose aucun problème. «Or les contraires sont traités de la même manière que les analogies et sont exprimés de préférence par le même élément manifeste. C'est ainsi qu'un élément du rêve manifeste qui a son contraire peut aussi bien signifier lui-même que ce contraire, ou l'un et l'autre à la fois. Ce n'est que d'après le sens général que nous pouvons décider de notre choix quant à l'interprétation. C'est ce qui explique qu'on ne trouve pas dans le rêve de représentation, univoque tout au moins, du "non".» Autrement dit, tout à l'heure on disait, pas de problème, toutes les assiettes à dessert forment une pile bien homogène, ça va bien. Eh bien pas du tout ! Parce qu'il peut y avoir des assiettes dans cette pile homogène qui disent exactement le contraire de ce que dit la supérieure ou l'inférieure. Et c'est traité de la même manière. «Cette étrange manière d'opérer qui caractérise le travail d'élaboration trouve une heureuse analogie dans le développement de la langue.» 7. Payot, p. 211, Gallimard, p. 229.
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Séminaire du 22 novembre 2001 Là il va nous ressortir l'article sur le sens opposé des mots dans les langues primitives8. «Beaucoup de linguistes ont constaté que dans les langues les plus anciennes, les oppositions fort-faible, clair-obscur, grand-petit sont exprimées par le même radical.»
Et il donne un exemple : «C'est ainsi que dans le vieil égyptien, ken signifiait primitivement "fort" et "faible". Pour éviter des malentendus pouvant résulter de l'emploi de mots aussi ambivalents...
Vous voyez, des mots «ambivalents». Là, l'exemple vient de l'égyptien, ceux d'entre vous qui ont pratiqué la langue arabe, j'attire leur attention sur ce point. on avait recours dans le langage parlé à une intonation et à un geste qui variaient avec le sens qu'on voulait donner au mot et, dans l'écriture, on faisait suivre le mot d'un déterminatif, c'est-à-dire d'une image qui, elle, n'était pas destinée à être prononcée. On écrivait donc ken signifiant "fort" en faisant suivre le mot d'une image représentant la figurine d'un homme redressé, et on écrivait ken signifiant "faible" en faisant suivre le mot de la figurine d'un homme nonchalamment accroupi. C'est seulement plus tard que l'on a obtenu à la suite de légères modifications imprimées au mot primitif une désignation spéciale pour chacun des contraires qu'il englobait. On arriva ainsi à dédoubler ken, mot ambivalent en "/cen-fort", et "/cen-faible". Quelques langues plus jeunes et certaines langues vivantes de nos jours ont conservé de nombreuses traces de cette primitive opposition de sens. Je vous en citerai quelques exemples, d'après Abel.»
Et je ne vous donne pas tous les exemples qu'il donne et qui pour un étymologiste sont assurément critiquables, par exemple: en allemand, Stimme, la voix et stumm, muet... en latin, siccus, sec et succus, le suc. Le passage aussi d'une langue à l'autre: en anglais, to hck, fermer, en allemand, Loch, le trou ou Lûcke, la lacune.
8. «Sur le sens opposé des mots originaires» (1910), in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui en anglais, to cleave pour fendre, et en allemand, kleben pour coller. Il y en a comme ça toute une série qu'en général les étymologistes rejettent mais Lacan, pour des raisons tenant justement à la phonétique, les a toujours retenus. Il y a donc dans le rêve un traitement des contraires qui refuse de les considérer justement comme des opposés et qui fait que grand — comme dans le langage ordinaire, j'ai déjà joué avec ça, le grand, on l'appelle "mon petit" et inversement, le petit, on l'appelle a le grand" et ainsi de suite... Cette possibilité, dans le rêve, de signifiants dont le sens soit aussi irréductiblement ambivalent — Freud remarque à cette occasion, que le "non" n'est en général pas figuré dans le rêve — cette possibilité nous contraint à interroger les conditions de sa réalisation. Comment, si je dis 'grand', se peut-il que cela veuille dire "petit", si je dis 'petit', que cela veuille dire "grand", et si je dis 'bon', que cela veuille dire "mauvais" ? En général cela hérisse le poil de façon irréductible à tout linguiste! Comment est-il possible à cette langue des rêves d'utiliser des signifiants qui font intervenir, si on prend 'grand' et 'petit', la dimension de la taille mais sans spécifier si c'est grand ou petit, ou la dimension de la qualité, bon-mauvais, mais sans spécifier si l'élément dont il est question est bon ou mauvais, comment pouvons-nous concevoir la mise en place de signifiants d'une telle portée? Encore que, comme je l'évoquais tout à l'heure, il y ait des langues sémitiques et en particulier l'arabe, où cet exercice n'a rien d'exceptionnel. Ce que je vous propose pour essayer de rendre compte de cette situation particulière, c'est que dans cette écriture du rêve, il n'y aurait aucune chute de la lettre. Ce serait une écriture parfaitement continue, sans aucune perte. Dès lors, non seulement les éléments de cette écriture ne peuvent renvoyer qu'à eux-mêmes — qu'il s'agisse de leur valeur phonologique ou du signifié qu'ils représentent — mais encore il n'y a dans cette écriture rien d'où puisse aussi bien s'originer un "non", c'està-dire le lieu d'une chute à partir duquel peut s'organiser la contestation, le dire que non, et lieu d'une chute qui semble en outre appelé pour introduire dans la langue ce type de clivage familier qui fait que quand on dit "le bien", on rejette le mal ou que, quand on dit "le mal", ça veut
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Séminaire du 22 novembre 2001 dire qu'on a renoncé au bien. Ce jeu introduit dans la langue ce type de dichotomie dont il faut croire qu'elle n'est pas pure fantaisie ou pure spéculation hasardeuse puisque comme certains d'entre vous s'en souviennent peut-être, lorsque Platon voudra procéder à la définition d'un concept, en l'occurrence celui de pêcheur, il ne pourra opérer que par une série de retranchements successifs, une série de dichotomies successives. Ce qui va permettre de définir le concept, en l'occurrence du pêcheur (je parle du pêcheur à la ligne), ça va être tout ce qu'il n'est pas. Et chaque fois Platon descend, il amène un couple de termes opposés, antithétiques et il faut en retenir un et on laisse tomber l'autre, et on descend comme ça progressivement jusqu'à la définition parfaite de ce qu'est le pêcheur, à partir de tout ce qu'on a émondé. Mais essayons d'imaginer un type d'écriture où rien ne se trouverait émondé, retranché, coupé. Vous pouvez très bien dès lors penser des signifiants qui se trouvent irréductiblement, pour nous, ambivalents, pouvant signifier l'un ou l'autre, quand, par exemple, je ne peux évoquer que la taille (la taille d'un objet, d'une montagne, de ce que l'on voudra) ça peut être grand, ça peut être petit, mais ce n'est pas spécifié, et l'un n'est pas opposé à l'autre. C'est cette taille-là, c'est de la taille dont je parle, sauf à faire éventuellement comme dans l'écriture égyptienne: s'il s'agit de la force d'un individu, je spécifie par ce petit bonhomme debout ou bien « nonchalamment accroupi » comme s'exprime Freud, s'il s'agit d'une référence à la vigueur, ou à la faiblesse. Tout de même, me direz-vous, sur quel terrain sommes-nous ici ? Sur le terrain d'une expérience qu'il est permis à chacun de vérifier, sur le terrain de l'expérience la plus commune et la plus générale qui soit. Et a priori elle nous intéresse pour des raisons qui ne sont pas seulement théoriques mais pour répondre à ce qui va beaucoup tourmenter Freud et va l'entraîner dans des conclusions qui pourront nous paraître discutables et qui sont les suivantes. Freud s'étonne que le rêveur puisse avoir des vœux, des désirs aussi méchants, aussi mauvais, aussi criminels, aussi incestueux, aussi cupides. Et il s'interroge, bien entendu, sur la nature de cette créature qui, à l'occasion du sommeil, donne ainsi libre cours — un cours à peu près libre puisqu'il y a la censure, mais avec des déformations que l'interprète peut déconstruire — libre cours à des penchants aussi abominables...
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Freud est à cet égard plutôt horrifié. Dans Pâme humaine, dit-il, mais qu'est-ce qu'on trouve! Qu'est-ce qu'il y a! Il essaie de se justifier auprès de son lecteur dans ce bouquin. De toute façon, dit-il, premièrement c'est archaïque — et là on ne sait pas très bien ce qu'il entend par cet archaïque — et deuxièmement, c'est de l'infantile, ça date de l'époque de l'enfance, au moment où l'être humain n'a pas un grand jugement moral, et il se trouve qu'il a conservé dans son inconscient des vœux aussi abominables. Voilà ce que nous dit Freud là-dessus, par exemple page 251 9 : « L'inconscient de la vie psychique n'est autre chose que la phase infantile de cette vie.»
Donc il conclut que l'inconscient est ce qu'il y a d'infantile en nous. Quand il parle de la névrose obsessionnelle, il va jusqu'à dire : l'inconscient, c'est le mauvais en nous, c'est l'archaïque, l'infantile et le mauvais. Avec, bien entendu, cette idée que les effets de la cure seraient d'améliorer la race humaine en permettant à l'infantile, l'archaïque et le mauvais en chacun d'entre nous, une fois que c'est exposé et éventé — je vous rappelle son exemple avec les tanagras, petites statuettes de terre cuite qui se conservaient dans le sable sec et chaud, mais une fois mises à jour, ne peuvent que s'effriter, que s'effondrer. Donc l'idée de faire de la cure psychanalytique ou de la théorie analytique ce qui permettrait ce grand progrès de la civilisation. Je ne vais pas avoir besoin de vous rappeler que ces espoirs n'ont pas été forcément vérifiés autour de lui. Cette situation semble être la spécificité de la langue à l'œuvre dans l'inconscient. Lacan dit bien, l'inconscient est structuré comme un langage, c'est dans le comme que réside pour nous justement toute l'interrogation et c'est ce comme qui appelle toutes les remarques, tous les développements. Mais ce statut particulier qui fait donc de l'inconscient cet horrible dépotoir qui viendrait ensuite parasiter notre existence consciente en venant la pourrir, la pervertir, la traverser de sa méchanceté, de la haine, de désirs incestueux, de violences, etc., ce dispositif appelle de notre part
9. Payot, p. 251, Gallimard, p. 269.
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Séminaire du 22 novembre 2001 une reprise, un examen un peu plus attentif des particularités de cette langue, de ce langage qui structure Pinconscient. Afin que nous puissions mieux apprécier d'abord ce que Freud va développer sans arrêt, il y a un mot qui va revenir tout du long de son texte, c'est « l'égoïsme » du rêveur. Vraiment ce rêveur se croit tout seul au monde! Il ne tient compte de rien ni de personne. Nous aurons donc à spécifier entre autres ce que Freud entend par l'égoïsme du rêveur. Comment pouvons-nous, nous, cet égoïsme, le mettre en place, lui donner sa juste place, et également comment pouvons-nous comprendre, saisir ce qu'il en serait de cette méchanceté fondamentale, foncière de l'inconscient ? D'où sortelle ? Il n'est que trop avéré qu'elle domine effectivement nos conduites, aussi contrôlées soient-elles, et au prix de toutes les névroses que nous savons. La prochaine fois je poursuivrai avec vous sur ce thème mais en me servant et je vous invite à les relire, d'une part des exemples de rêves, «Analyse de quelques exemples de rêves», chapitre xn, page 21910 de cette petite édition. Vous verrez tout de suite quels sont les rêves spécifiques de Freud, même quand il les présente comme étant ceux d'un personnage quelconque, vous verrez très vite comment vous les reconnaissez comme étant les siens, et comment ils vont à l'essentiel, comment ils ont un poids, ils ont une densité tout à fait particulière. Et puis également le chapitre suivant, «Traits archaïques et infantilisme du rêve». Nous pouvons, avec l'enseignement auquel nous nous référons, répondre bien mieux à ce problème essentiel. Voilà pour ce soir !
10. Payot, p. 219, Gallimard, p. 237.
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Séminaire VI du 29 Novembre 2001
J
'ai donc abordé avec vous la dernière fois, parmi des questions de fond qui nécessiteront d'être reprises, la question de l'existence d'une écriture spécifique pour la formation du rêve, thèse qui appelle, bien sûr, vérification. Je me contenterai ce soir de vous donner des arguments pour aider votre réflexion. Commençons par ceci, il est bien connu que le dessin d'enfant, l'expression figurative spontanée de l'enfant est organisée précisément sur ce mode. Tous ceux d'entre vous qui vous occupez d'enfants savez que leurs dessins se déchiffrent comme un rébus. L'enfant trouve très spontanément ce mode d'expression. Je vous signale aussi qu'il y a dans l'histoire de l'art cette énigme de l'écriture des textes sacrés semés d'enluminures dont on peut imaginer que leur présence ne répond pas à un simple souci esthétique mais, je n'hésiterai pas à le dire, à un souci métaphysique: présentifier, rendre immédiatement sensible, mais cette fois-là au regard, à la vue, ce dont le texte peut traiter. Je laisse pour le moment ceci en attente avec d'autres éléments fort importants, essentiels, comme ce qu'il en serait de la méchanceté particulière de l'enfant, ainsi que ce type d'assertion de Freud localisant le mauvais en nous, le situant également dans l'inconscient, notamment à propos de l'analyse de l'Homme-aux-rats, où il dit très clairement: « L'inconscient, c'est le mauvais en nous ». Et je trouve, peut-être comme vous, que ceci nous fait énigme...
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Ce soir, laissant cette question presque en attente, je l'aborderai quand même un peu, je vous propose de réfléchir avec moi à quelques thèses que j'ai apportées ce week-end, à l'invitation de YAssociation pour la psychanalyse et la psychothérapie irlandaises, pour essayer de leur fixer les idées, de les accrocher, de faire qu'ils aient des points fixes dans leurs spéculations. Comme ces idées sont étroitement branchées, éminemment dérivées de ce que je fais ici le jeudi soir, il me semble qu'il est juste que je vous les restitue. Même si certaines paraissent à quelques-uns une anticipation sur les développements à venir, je crois que cela sera néanmoins pour vous éloquent. Le thème général de cette rencontre était le séminaire de Lacan Venvers de la psychanalysa. Je faisais remarquer à ces collègues et amis irlandais que nous avions tous des soucis particuliers, mais que néanmoins nous avions une angoisse que l'on peut dire commune. Les soucis particuliers subsumés par une angoisse qui nous rassemble, voilà au moins un point que nous partageons, que nous le voulions ou pas ! Quelle est cette angoisse? Elle est tout à fait aisée à repérer. Elle consiste en ce besoin que notre désir soit conforme à celui de l'Autre, du grand Autre. Autrement dit, nous avons besoin que notre désir soit repéré comme étant celui de ce que Lacan appelle le grand Autre, ce lieu occupé par la chaîne signifiante. Nous avons besoin de cette conformité pour que notre désir se sente autorisé. C'est au prix de cette légitimation que nous passons de l'angoisse à la paix. De façon plus précise, il convient que nous mettions en place, avec le grand Autre, un objet qu'il reconnaîtrait comme désirable et qui du même coup viendrait organiser notre propre désir. Autrement dit, que nous venions nous conjoindre à lui, nous réunir, nous rassembler sur ce qu'il en serait de la communauté d'un objet ainsi ensemble désigné comme désirable. Dans l'expérience de l'enfant, avec ce premier grand Autre que constitue pour lui la mère... pourquoi premier grand Autre ? Parce que pour l'enfant, c'est de ce lieu, incarné par la mère que viennent aussi bien les
1. Uenvers de la psychanalyse, séminaire 1969-1970.
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Séminaire du 29 novembre 2001 chaînes langagières que, justement, l'expression des désirs. Eh bien, dans cette expérience assez remarquable, le nourrisson partage avec sa mère un objet, qui vient constituer le support de ce qui va être du même coup un désir réciproque. Cet objet, qui occupe une place si particulière dans la vie psychique, ce sont les FÈCES, ce sont les excréments. C'est là le prototype des objets d'échange. Vous savez toutes les assimilations que fera ensuite l'inconscient des objets d'échange fiduciaires avec l'objet anal, pour être précis. D'où cette situation remarquable première où la mère et le nourrisson s'accordent sur ce qu'il en est de cet objet désiré par l'une d'abord, et du même coup par l'autre ensuite. Toutes les mamans et tous les pédagogues savent combien les troubles de Panalité dans un sens ou dans l'autre, rétention ou profusion, sont directement liés à la qualité de l'échange que l'enfant va avoir avec sa mère, ce qu'il va isoler là comme étant le désir de la mère et donc du même coup le désir pour lui d'en jouer. Je ne vais pas gloser sur tout ce que nous savons sur les troubles de l'excrétion des enfants abandonniques, ce qui se passe pour eux à partir du moment où il n'y a plus d'Autre qui fasse pour eux, de cet objet, un objet de désir. Du même coup, le fonctionnement intestinal se réduit à une physiologie qui se trouve en même temps réfractaire aux tentatives d'éducation. Tout ceci, ce sont des truismes. Mais ce qui l'est moins, c'est l'accent que je mets sur la réalité, l'existence de cet objet d'échange avec le grand Autre réel que constitue la mère. Du même coup, nous n'avons pas à nous étonner si d'abord l'enfant va être, comme le dit Freud, un «pervers polymorphe», c'est-à-dire quelqu'un dont le désir et l'intérêt seront organisés par le type d'objet qui aurait à être retranché, à être éliminé, à être évacué, ce qui sera son investissement sur justement ce type d'objet qu'il ne faudrait pas. Et puis aussi ce trait de caractère qui a été depuis longtemps, dès les premiers temps... — c'est bizarre, la psychanalyse à son aurore (je n'ai pas dit à son horreur !) a tout de suite été captivée, elle est la seule, la première à avoir repéré ces manifestations et leur importance pour la vie psychique ultérieure — ce trait de caractère qui est la méchanceté chez l'enfant, c'est-à-dire un traitement de l'objet qui vise à son élimination, à son exonération, à sa destruction, et du même coup, ce qui a été repéré comme étant son sadisme. Pas besoin de vous illustrer tout cela qui est bien connu et que la première génération des analystes a parfaitement su
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui accorder à ce qu'ils appelaient une fixation au stade anal, une fixation à l'analité. Remarquez aussi, c'est connu, la place, l'importance, le relief, qu'elle prend dans la névrose obsessionnelle, bien sûr ! Pour revenir à l'objet, y en a-t-il d'autres dans ce qui serait ce premier échange avec la mère ? Il y a un objet qui a été rêvé comme l'intermédiaire possible, le support possible d'un désir commun, le SEIN, le sein comme source d'une fixation réciproque des deux partenaires. Mais la clinique vient contrarier cette idéalisation puisque si pour la mère il peut y avoir ce vœu que le sein soit un objet réciproquement désiré par les deux — par elle parce qu'il la met en position de bonne mère, pour l'enfant — on sait que ce genre de vœu maternel, lorsqu'il est un peu trop accusé, va entraîner à notre surprise un certain nombre de dysfonctionnements. Il ne peut pas répondre au vœu maternel dans la mesure où pour lui le sein, en tant qu'il vient étouffer sa demande, étouffe du même coup ce qui subsiste chez lui d'existence, car il ne subsiste après tout comme existant que dans la mesure où il reste habité par une demande, une satiété permanente qui ne peut que séduire la mère, ne peut qu'être désavouée par l'enfant qui, lui, a un désir qui vient contrarier ce désir de nourrissage. C'est pourquoi, à la place de ce qui était généralement envisagé comme sein, Lacan va mettre le PLACENTA, objet intermédiaire entre la mère et l'enfant et en tant que effectivement, physiologiquement, il assure entre eux une harmonie parfaitement établie, un accord enfin idéal, un accord enfin réalisé. Un troisième objet repérable dans ce qui peut être support d'un investissement commun entre le sujet et le grand Autre est sans aucun doute la voix, puisqu'il m'est toujours possible de m'exprimer sur le ton du commandement, et dès lors de sembler autoriser ma position d'une référence acquise chez l'Autre, chez le grand Autre. Autrement dit, si je parle dans le registre du commandement, c'est que vraiment j'ai avec moi l'accord, l'insigne du grand Autre. Et dans la mesure où il y a dans le grand Autre un pouvoir de commandement, un pouvoir d'impératif propre au signifiant, l'exercice, par ma voix, du commandement peut parfaitement supposer que celle-ci est l'objet d'une réciprocité réussie avec l'Autre. Mais je peux aussi parler en prophète, exercice qui n'est pas du tout exceptionnel dans nos cultures, c'est-à-dire là aussi sembler faire
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Séminaire du 29 novembre 2001 de mon propos ce qui est directement branché sur la voix du grand Autre, et s'en autorise. Et puis il y a ce qui pour moi s'évoque comme étant la beauté et la réussite du chant, c'est-à-dire dans l'interprétation que j'en donne, que j'en fais, ce qui serait l'accord réussi avec le grand Autre. Si bien réussi qu'il n'y aurait plus entre les éléments de la chaîne sonore un accord marqué par le hiatus, mais un rapport justement dit harmonique, un rapport mathématique, et qui assurerait donc en quelque sorte la réussite de cette réciprocité. Alors je ne vais pas non plus m'étendre sur le lien du chant avec le sacré. Je laisse tomber ceci, mais je vous fais remarquer notre fascination, notre séduction, notre sensibilité à ce que peut être la beauté de la voix, du chant qui, lorsqu'il est réussi, nous donne le sentiment d'un accomplissement dans la relation avec un Autre, avec un ordre général du monde, sentiment qu'on ne saurait ni en ajouter, ni en retrancher quoi que ce soit. Troisième objet, la voix. Quatrième objet, le REGARD. Le regard en tant qu'il est susceptible de mettre en place un monde de représentations dont il est imaginé qu'elles séduisent et captent le regard dans le grand Autre, et en particulier bien évidemment la forme humaine. Donc, par le biais du regard, objet intermédiaire cédé à l'Autre, la possibilité d'une idéalisation de la forme humaine en tant que celle-ci constituerait précisément ce qui serait l'objet désiré par l'Autre et du même coup ce que mon narcissisme vient investir en retour. Il n'y aurait pas de narcissisme s'il n'était imaginé que le grand Autre se réjouit de me voir aussi beau et, dans ce cas, je ne peux que venir partager avec lui le plaisir qu'il aurait ainsi à m'admirer. L'énumération de cette liste étrange des objets dits par Lacan «petit a » ne nous permet absolument pas de savoir pourquoi il les appelle ainsi, ni finalement comment ils se mettent en place. Si vous faites un peu attention à ses séminaires, à ses Écrits, vous avez la surprise de voir qu'il y a des moments où il a un peu hésité, il s'est demandé s'il fallait mettre le rien comme objet d, et puis aussi il a hésité à propos de ce qu'il appelle le - cp, c'est-à-dire ce qui est retranché de la forme humaine sous la forme du pénis, disposition que je ne développe pas pour l'instant, ce n'est pas l'essentiel, mais qu'en tout cas, il a secondairement écartée. Remarquons que ces quatre objets, les fèces, le placenta, la voix, le
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui regard, peuvent être considérés comme des parties du corps et, quant au placenta et aux fèces, comme nommément des parties réelles du corps. Je ne vais pas rentrer dans la pathologie, ni la psychopathologie des troubles de la vision, mais ceux qui s'y intéressent peuvent savoir qu'il y a assurément des troubles de la vision quand le rapport du sujet au regard est mal fichu, mal agencé. Mais qui nous permet de dire que ces objets bien réels vont être des objets "perdus" ? Quel est le sens du rapport de ces objets avec cette qualité particulière qu'ils auraient d'être des objets perdus ? Puisque après tout, la voix est éminemment présente, de même le regard. Bon ! Le placenta, ça a marqué le moment initial de l'organisation de la vie, les excréments, on ne voit pas ce qu'il y a de spécialement perdu... Donc quel est le sens d'une telle affirmation ? Le sens de cette affirmation tient en ceci : il n'y a en réalité aucun objet qui puisse venir nous garantir d'une conformité des désirs du sujet avec le grand Autre, pour la mesure très simple que si primordialement la mère est venue incarner ce grand Autre, c'est une incarnation suffisamment transitoire pour nous rappeler que dans le grand Autre, il n'y a personne ! Ni pour nous attendre, ni pour nous prescrire ou nous désigner ce qui serait cet objet assurant notre conformité avec son désir. Nous fonctionnons ainsi avec le mythe d'un objet définitivement perdu en tant que cet objet-là aurait éventuellement eu cette possibilité de nous mettre vis-à-vis du grand Autre dans ce type d'accord qui assurerait notre bien-être et notre paix. Il y a donc bien un objet perdu, sans que quiconque puisse évidemment en donner ni la forme ni l'être, puisque nous n'avons rien, je le redis, du côté du grand Autre qui ici vienne nous servir de guide. Sauf évidemment le type d'objets que je viens d'énumérer, ces quatre objets qui, par les "interprétations" que nous faisons du grand Autre, les suppositions qui nous font situer dans le grand Autre un sujet susceptible de se réjouir de ce que nous viendrions lui céder pour son désir, constitueraient ainsi l'intermédiaire entre nous et ce que nous aurions à désirer à notre tour. Ces quelques objets viennent ainsi servir à cet usage. Mais alors, me direz-vous, le sujet n'existe, ne se maintient qu'en tant que son vœu, qu'en tant que sa demande, qu'en tant que son désir restent inachevés. C'est-à-dire qu'un accord parfait avec le grand Autre, celui que nous espérons tous, ne pourrait valoir que la mort du sujet.
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Séminaire du 29 novembre 2001 D'ailleurs la rencontre éventuelle, fortuite, de ce qui pour un sujet constitue son objet a (je vais m'expliquer sur ce a\ de cet objet qu'il quête, cet objet cédé au grand Autre et qui se trouve le support d'un désir commun, cette rencontre entraîne effectivement Wphanisis du sujet, l'éclipsé du sujet. Il me paraît clair que ce que Ton appelle la pulsion de mort, a une partie qui est directement liée à ce souci d'une réalisation parfaite du désir, de la jouissance, et donc du même coup de ce qui peut donner le sentiment d'une collusion, le sentiment de venir se collaber au grand Autre avec pour effet la disparition du sujet. Dans cet ordre, ce type de spéculation, je vous dirai qu'il me semble vraisemblable que le plaisir spécial procuré par l'alcool, est lié à cet effet, à ce sentiment de se trouver transitoirement ainsi en état d'accolement avec le grand Autre, d'être habité par lui, de ne plus en être séparé, de venir faire un avec lui, sentiment que sa propre parole est directement branchée sur ce qui vient du grand Autre comme si à la limite, c'était le grand Autre qui parlait par la voix de celui qui ainsi a bu. Je ne vais pas m'engager dans toutes les spéculations et remarques faciles sur le fait que la boisson a toujours, elle aussi, eu un rapport avec Y enthousiasmey c'està-dire le sacré, le sentiment dans les moments d'ivresse d'être justement habité par les dieux. Nous situons donc cet objet tf, je crois, avec simplicité et clarté, comme un objet réel du corps, détaché de lui et qui vient organiser le fantasme, c'est-à-dire ce qui anime la quête, le désir d'un sujet dans un rapport parfaitement mythique avec le grand Autre. Là aussi je pourrais vous rappeler que notre plus grand désir — il ne faut pas se tromper là-dessus — ce n'est sûrement pas d'être libre mais d'avoir un guide. Chaque fois qu'il s'en pointe un, qu'il a un peu de talent, un peu de charisme et qu'il sait trouver les mots que l'époque privilégie, il a beaucoup plus de succès, de suivants et d'adeptes que ceux qui viennent prôner cette valeur absolument impossible à supporter qui s'appelle la liberté. Qui a envie d'être libre ? Enfin ! il faut être sérieux avec ça... Un jour, je l'ai déjà raconté quelque part, je ne sais plus dans quelle conférence, on avait posé à Lacan la question «et vous, Monsieur, qu'est-ce que vous pensez de la liberté ? » C'était à Louvain. Il est parti... Alors comment expliquer cette mise en place de l'objet a ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Revenons à ce que je développe avec vous à propos de cette Introduction à la psychanalyse. Dans le jeu du signifiant, il y a cette permanence d'un jeu de la lettre qui en organise la chute et qui, comme nous Pavons vu avec le lapsus, le mot d'esprit, l'acte manqué, devient le support physique, le support matériel du désir exprimé, du voeu exprimé. Donc, disons-le simplement de cette façon, l'ordre du langage vient imposer sa loi à l'ordre du corps, car l'ordre du corps c'est se référer à un organisme animal. Or je n'ai pas besoin de vous rappeler combien notre corps relève d'une physiologie qui n'a plus rien d'animal. L'animal a le bonheur de savoir sans aucune fatigue, sans aucune difficulté quels sont les objets de son désir, il sait reconnaître les formes du partenaire sexuel. Tout le monde a pu observer chez lui que l'accomplissement de ses besoins, de ses appétits était extrêmement limité, qu'à aucun moment il n'avait ce type d'excès, d'enflure, cet aspect dévorant que cela peut avoir pour nous et que la sexualité était elle-même ordinairement réduite à des phases tout à fait courtes, avec je dis bien, là encore, un partenaire parfaitement identifié et donc des conduites dans l'espace qui ne nécessitent pas plus d'apprentissage que de délibération, ou de libre-arbitre, ou de volonté. Il n'est pas nécessaire de vous rappeler combien notre propre physiologie est complètement dénaturée — c'est le terme dont je me sers souvent — par notre rapport au langage et devient d'une complexité assez étrange, puisque, je le dis pour la vingtième fois, ce qui va servir de support à l'objet de notre désir, c'est l'objet que nous aurons perdu. C'est ça, l'œdipe, c'est en tant que j'aurais perdu, pour le petit garçon, une femme, qu'une image féminine va devenir le support de mon désir. Ça passe beaucoup moins par une identification de l'image que par la priorité, la primauté de sa perte. Avouez que c'est un mécanisme, j'attire souvent l'attention là-dessus, qui témoigne d'un dysfonctionnement essentiel, majeur. Et il en est de même pour l'autre sexe. Lacan va jusqu'à faire remarquer quelque part que si, après tout, les premiers soins donnés à l'enfant le sont par un partenaire masculin, par exemple pour le garçon, il va prendre ultérieurement comme image fondatrice, support de son désir, une image masculine. Il y aura là un type d'homosexualité tout à fait particulier, étranger aux déterminations habituelles de l'homosexualité.
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Séminaire du 29 novembre 2001 Sans trop m'engager dans cette voie, je vous rappelle, pour que l'entrée du nourrisson dans le désir soit possible, la nécessité pour lui d'avoir affaire à une partenaire qui soit désireuse de la chute de ces objets. C'est toute la différence évidemment entre l'éducation et le soin maternel. Et s'il a affaire à un Autre qui manifestement n'investit pas les objets qu'il peut proposer, qu'il peut offrir, il en advient des résultats, des carences qui sont parfaitement... désagréables et peuvent conduire à l'autisme infantile. J'en viens maintenant avec vous à la question suivante : pourquoi cet objet est-il appelé a ? Certes a est une lettre, et là nous saisissons parfaitement pourquoi, mais pourquoi la lettre a ? La thèse que j'avance, à cet égard, est que c'est à la fois en hommage et en miroir à l'écriture que fait Cantor de l'infini, c'est-à-dire du aleph, K, dans la mesure où cet aleph vient noter un objet qui n'existe pas, pas plus que n'existe l'objet qui serait capable d'assurer notre accord avec le grand Autre. C'est un objet qui est toujours plus loin, qu'aucune forme, ou qu'aucun signifiant — aucun signifiant, je dis bien — ne peut venir représenter. Mais cet objet qui n'existe pas, pas plus que n'existe l'infini, cet objet, je peux l'écrire, il y a une écriture qui peut en rendre compte. À partir du moment où je l'écris, cet objet qui n'existe pas, je le fais rentrer dans une série d'effets essentiels, puisqu'à partir de cette écriture de l'objet a> je vois, si je me mets à cette place-là, les types de discours qui organisent les rapports humains et dont cet objet-là est la cause. À partir de cette place, je vois comment s'organisent ces trois discours qu'évoque Lacan, le discours du maître, le discours de l'universitaire, le discours hystérique. Remarquez à ce propos que le discours hystérique veut dire que l'hystérie que l'on espérerait novatrice, c'est au fond un scénario à l'égal des autres, pas moins conformiste que les autres. Mais en tout cas, c'est à partir de cette écriture de l'objet a que je vois se mettre en place les discours, c'est-à-dire ce qui nous lie les uns aux autres et nous prescrit des rôles ou des fonctions, et puis des scénarios parfaitement ordonnés dont cet objet est la cause. Mais il faut que, cette cause, je l'aie repérée, que je l'aie identifiée, écrite, pour situer dès lors ce qui est l'envers de la psychanalyse, c'est-à-dire ces discours. Remarque adjacente qui vous intéresse, le discours psychanalytique qui vient donc constituer le quatrième
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui des discours, non seulement ne casse rien, il n'est absolument pas subversif, mais il vient simplement fermer le cercle des autres discours. Autrement dit, le discours psychanalytique dans cette conceptualisation de Lacan fait que, comme il dit, «ça continue de tourner en rond». Je crois que ceci vaut la peine d'être repéré, d'être noté. Alors, à cet endroit, surgit une autre question, mais que ma remarque, le rapport que j'établis entre a et X, vient nous faire subodorer. J'évoquais avec vous cette question, la fois précédente, du rapport du Un, du trait unaire, avec le a. Quel est le rapport entre eux, si ce n'est que, comme Lacan l'avance, le rapport n'est pas commensurable ? Il isole à ce propos, je ne vais pas le développer ce soir mais bien plus tard, la question du nombre d'or. Mais nous sommes déjà en mesure de nous interroger là-dessus, quel est le rapport du Un avec l'objet a ? Ce qui revient aussi à se demander quel est le rapport du phallus avec l'objet a. On peut remarquer à ce propos que le Un nécessite une fondation, nécessite pour exister d'être fondé, et c'est le zéro qui est fondateur du Un, Lacan y insiste beaucoup. Pour qu'il y ait du signifiant Un, ce signifiant Un que nous adorons puisque dans l'ensemble, nous sommes tous plus ou moins monothéistes. Être monothéiste veut dire être adorateur du signifiant Un. Quand je rencontre un Un, je me mets à l'adorer, un Un d'exception, bien sûr! pas un énième..., le au-moins-Un, ou le Unen-plus, comme vous voudrez. Donc le Un est fondé par le zéro, c'està-dire fondé par une limite, fondé par un impossible, fondé par un réel. L'objet a n'est absolument pas fondé par un dispositif du même genre. C'est bien pourquoi je dirai que l'objet a se présente, tel que nous le voyons dans l'inconscient, comme organisé par une suite qui ne connaît aucune limite, qui ne connaît aucune césure, qui a une compacité absolument remarquable, sauf lorsque les idées brassées dans le rêve risqueraient de franchir une limite, mais que la chaîne elle même ne demande qu'à opérer, qu'à faire, et à ce moment-là, comme je vous l'ai déjà fait remarquer, c'est le réveil. Alors je me permettrai au point où nous en sommes d'ajouter encore quelque chose. D'où vient-il, ce Un ? Vous opposez le Un et l'objet a... L'objet #, ceux d'entre vous qui ont ouvert des ouvrages élémentaires de mathématiques peuvent l'assimiler à la suite des nombres réels, à la série des nombres situés entre zéro et un, avec ceci que jamais, aussi loin
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Séminaire du 29 novembre 2001 que vous poussiez cette suite, vous ne pourrez atteindre les limites, c'està-dire soit le zéro, soit le un. Si vous écrivez 0,001 et une suite, vous ne pourrez pas arriver à zéro. Vous pourrez toujours passer vos années à accumuler, à avancer dans cette suite, elle sera toujours à distance du zéro. Et de même, si vous avez 0,999999... aussi longue voudrez-vous faire cette suite, vous pouvez poursuivre autant que vous le voulez, vous n'arriverez pas au 1. Donc vous pouvez, si cela vous amuse, si ça vous sert de support, assimiler l'objet a à la suite des nombres réels. Mais alors, d'où vient ce Un ? d'où sort-il ? Est-ce qu'il y a eu un Créateur justement qui a tranché puisqu'il faut trancher pour qu'il y ait du Un ? Nous avons affaire à une suite compacte, qui va trancher ? Quel est le trancheur, quel est le tranchoir, quel est le méchant qui est venu là opérer des césures dans la chaîne ? C'est le jeu même de la chaîne signifiante, je vous le redis et vous renvoie toujours à ce texte qui ouvre les Écrits, « La lettre volée », texte fondateur, essentiel, c'est le jeu même de la suite des lettres qui fait qu'il y a des endroits où il y a une lettre qui tombe et où il y a une séquence qui du même coup s'isole comme Un, comme Une. Je voudrais vous faire remarquer qu'il y a des gens qui ont le talent et l'impudence de se proposer justement comme des objets intermédiaires, au même titre que l'objet ce n'est pas un problème, c'est clair, il s'appelle Melman et puis c'est lui qui parle. Or ce nom propre ne spécifie aucunement ce que je suis en train de vous adresser. Et à le prendre, comme c'est ordinaire, dans ses acceptions imaginaires, Melman, avec ce qu'on croit savoir de lui, ses machins..., on est sûr à tous les coups de se tromper. C'est l'erreur habituelle de ce qui est conçu sur le principe de l'imaginaire ou même du nom propre. Parce que ce nom propre, après tout, de quoi est-il, en cette occasion, le représentant ? Donc ce/e, moi je trouve que déjà, il nous interroge. Le vous est beaucoup plus simple. Vous, c'est tout à fait clair. Je ne sais pas très bien en quoi, d'ailleurs... Mais en cette occurrence, vous à qui je m'adresse, dans votre diversité, comment vous reconnaître en vous parlant ? À qui m'adressé-/e ? -179-
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui J'ai souhaité, comme vous l'avez vu, inaugurer une certaine sélection pour votre rassemblement dans cette salle, et également des témoignages de votre intérêt, mais ça ne suffit pas. Ce vous que vous êtes ici est pour le moins aussi énigmatique que ce/e qui vous interpelle. Qui vous interpelle pour vous raconter quoi ? Alors, direz-vous, là non plus, ce n'est pas un problème, c'est résolu, il nous parle de psychanalyse. Je vous parle de psychanalyse, certes! Mais cette psychanalyse est abordée à partir d'une position qui est singulière. Je ne la traite pas ici pour vous comme sont susceptibles de le faire des collègues dans une pièce à côté ou appartenant à d'autres groupes. Cette singularité est assurément essentielle dans l'organisation de ce que je vous adresse. Après tout, ce qui est déterminant, est-ce le savoir sur la psychanalyse, ou justement cette singularité dans sa façon, ce savoir, de l'interpeller ? Il ne paraît donc pas du tout excessif de faire valoir que ce qui se donne à entendre dans ce que je vous adresse, c'est assurément une singularité, la mienne en l'occurrence, interrogeant la psychanalyse. Ceci étant, il faut remarquer tout de même ceci, dans cette démarche, je ne suis absolument pas libre, non seulement à cause des déterminations qui me sont personnelles et que je connais ou pas, car après tout, il ne serait pas surprenant que, comme tout le monde, je puisse avoir un inconscient..., mais parce que la parole que je vous adresse est forcément déterminée par ce que je suppose que vous pouvez en entendre. Ça, c'est très ennuyeux, c'est cependant tout à fait déterminant, votre présence dont j'ai bien dit qu'après tout elle est rassemblement ici d'une certaine façon hétérogène (et heureusement, vous n'êtes pas une troupe) et ce que je vous suppose de capacité à entendre organisent mon propos. Autrement dit, comme l'écrit Lacan en toutes lettres, c'est bien de vous que je reçois mon message, de vous dont, remarquez-le toujours, je ne sais pas très bien ce qu'il est, ce message. Ce qui reste néanmoins déterminant dans la possibilité de ma parole, c'est la limite que je vous prête, ce que vous êtes capables de supporter. C'est audacieux, il y a sûrement des fois où pour certains ou pour certaines j'apparais outrancier et, dès lors, la communication est terminée, on raccroche le récepteur. En tout cas, c'est cette limite que je vous imagine, qui vient organiser mon propos. Pour le dire de façon crue, c'est votre castration qui organise mon propos.
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Séminaire du 14 février 2002 Si je ne partageais pas la vôtre, nous ne pourrions pas nous entendre, parce que ce qui serait l'écoute possible de l'un ne viendrait aucunement coïncider avec ce qui est la possibilité d'élocution de l'autre. Ce qui organise le propos que je vous tiens, c'est ce déficit qui nous est supposé commun. S'il ne nous est pas commun, rien ne peut être valablement dans le champ analytique, énoncé. Ainsi ce déficit est organisateur de l'adresse que je vous tiens, non seulement il en est le moteur, mais il est en réalité ce dont mon adresse parle. Elle parle de ce déficit qui nous est commun, de cette limite qui nous est commune et qui fait que nous pouvons, peut-être, "nous entendre". Voilà une situation très curieuse, curieuse parce que nous sommes partis d'une évidence, Je vous parle, pour constater que, dans les trois termes élémentaires de cette phrase, aucun d'eux n'était en réalité évident. Ce dont il est parlé à l'occasion, de la psychanalyse et de façon pas mal venue puisque c'est central dans la psychanalyse, ce qui se donne à entendre, c'est évidemment cette limite supposée nous être commune. Cette petite matrice que je vous propose, tout à fait simple — j'espère que ce que je vous ai raconté ne vous a pas paru obscur — une fois que vous vous en servez pour en étendre les conséquences, vous êtes surpris par ce que cela implique. Prenons un exemple immédiat, qui j'espère va vous choquer, parce que je trouve cette conséquence absolument intolérable et révoltante. Entre nous, il y a donc ce lieu, ce lieu vide où peut se faire entendre une voix et en même temps un sujet. Un sujet. Il ne peut pas y en avoir deux parce que, s'il y en avait deux, cela introduirait aussitôt un décalage, une espèce de doublage produisant quelque confusion à propos de ce lieu ici supposé, mis en place, et qui se prête à ce qu'un sujet, une voix se fasse entendre. La conséquence absolument révoltante (et contre laquelle il faut définitivement protester!) c'est que dans cette adresse, dans cette interlocution, il n'y a pas d'intersubjectivité. Ce n'est pas un sujet qui s'adresse à d'autres sujets, c'est un sujet qui trouve son lieu de recel, son abri, sa virtualité dans ce déficit, dans ce trou, dans ce manque qui nous rassemble, qui nous permet de nous entendre et ne supporte pas qu'on vienne lui répondre d'une autre position subjective. Car une autre position subjective supposerait un autre agencement et donc du même coup la discorde;
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui ce serait la bataille, la confrontation, le conflit, la guerre, la querelle de ménage... Cela veut donc dire que dans ce qui rassemble deux interlocuteurs, il n'y a jamais place que pour une voix, et pour un sujet dans ce lieu qui, à la fois, les réunit et les sépare. Le problème auquel nous sommes régulièrement confrontés, ce que veut ce sujet, ce qu'il demande, ce sujet inconscient — je ne parle toujours pas du sujet grammatical, nous sommes bien d'accord — c'est toujours la même chose, il demande à être reconnu. Avouez que c'est lassant, c'est monotone (on ne peut pas être charitable tout le temps !). Pourquoi, lorsqu'il parle ainsi, ne demande-t-il qu'à être reconnu ? Eh bien, parce qu'il est dans un lieu qui, justement comme je le faisais remarquer les fois précédentes, est extra mondain, n'appartient pas au monde des représentations. Étant ce sujet d'un désir, ce qu'il demande c'est, ce désir, en tant que sujet qui le supporte, il demande l'impossible, c'est-à-dire qu'il soit reconnu. Alors, me direz-vous, dans le monde des représentations, il est quand même légitime de faire état de ses désirs. Pourquoi y en aurait-il un qui se trouverait ainsi hors champ, en souffrance, et dont la litanie serait "écoute-moi, entends-moi, reconnais-moi!" Il est banal, il est courant d'exprimer des désirs et des désirs aussi bien honnêtes que malhonnêtes (heureusement!) dans le monde des représentations. Mais lesquels ? Évidemment, des désirs prescrits par l'impératif phallique. Ce qui est attendu de votre participation au monde des représentations, c'est l'indexation phallique dont vous voudrez faire état, d'une manière ou d'une autre. Elle peut certes être sublimée, mais en tout cas, c'est l'index, c'est la référence qui autorise, supporte, permet l'expression d'un désir dans le monde des représentations. Mais, me direz-vous, ça ne suffit pas... Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ? C'est là que j'essaie de vous rendre sensible ce qui est la découverte propre au champ analytique et surtout la façon dont Lacan est venu le conceptualiser: ce sujet de l'inconscient, ce qui précisément l'anime, c'est la division subjective qu'introduit le commandement phallique, le commandement phallique met en place, par l'effet de division qu'il provoque, un sujet, un sujet inconscient et animé par un désir dont l'objet n'est plus, en rien, phallique.
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Séminaire du 14 février 2002 C'est ce que je vous ai rappelé par l'écriture lacanienne $ (} a> sujet de l'inconscient et objet a. Ce désir inconscient, c'est le désir illégal, c'est le désir d'autre chose, c'est-à-dire évidemment le désir qui compte, et s'il cherche à se faire reconnaître, c'est que dans le monde des représentations organisé par l'index phallique, ce sujet-là et ce désir-là n'ont pas leur place, ne peuvent pas être reconnus. Le désir dans le champ des représentations n'a qu'à s'exécuter conformément à l'impératif phallique et à son service, un point c'est tout ! Et pour le reste, tenez-vous tranquille. .. Mais il se trouve qu'il y a un reste, que ce reste ne laisse pas l'inconscient tranquille, qu'il anime le désir d'un sujet en souffrance puisque, bien qu'il cherche à se faire entendre, il n'est pas reconnu. Ici, on peut revenir sur la question de ce curieux objet a, l'invention lacanienne. Je ne sais pas comment on peut comprendre quoi que ce soit à l'évolution de notre société si on n'a pas une idée de l'objet d, puisque vous voyez bien la déshérence dans laquelle tombent les valeurs phalliques, et que ce sont, au contraire, les objets de l'échange qui prennent la première place. Les indexations phalliques aujourd'hui paraissent ringardes, politiquement incorrectes, réactionnaires, etc. D'où sort cet objet a ? Revenons sur cette question. Le problème qui se pose, je dirais, à tout amateur entrant dans le champ de la psychanalyse, est le suivant. Premièrement il n'y a pas d'objet naturel et prédestiné à notre satisfaction. Premier point. Autrement, ce serait bigrement facile et tout irait bien... Deuxièmement, le désir est organisé par un défaut, ce fameux trou dont je parlais tout à l'heure, qui organise une quête entretenant précisément le désir. Si chez un parlêtre ne se met pas en place ce défaut, il n'y a pas de désir. D'où vient ce défaut ? Quel est le mauvais sort, le dieu méchant qui nous a ainsi condamnés à cette espèce d'absurdité, à cette intranquillité foncière ? C'est quand même aberrant ! D'où est-ce que ça nous vient ? La réponse freudienne est essentielle, mais très marquée par ce que Lacan appelle, appelait ou aurait appelé la confiance démesurée que Freud, lui, portait au père. Freud attribue ce défaut, ce manque, à l'interdit par le père de l'inceste avec la mère car il n'y aurait que celui-là qui serait effectif, qui serait effectivement un inceste. Freud donc situe dans Pœdipe, dans le complexe d'Œdipe la cause de ce défaut dont j'ai essayé de montrer tout à l'heure qu'il était finalement ce qui nous rassemblait,
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui ce qui nous permettait peut-être de nous entendre; finalement c'était de ça que nous parlions, à l'occasion bien sûr de la psychanalyse, et c'était aussi bien ça qui nous faisait parler. Si, en ce qui me concerne, par quelque hasard, ce défaut se trouvait réparé, je n'aurais strictement rien à vous dire, et rien à dire à personne d'ailleurs, je serais tranquille... Freud l'attribue donc à un accident culturel, ce défaut, un accident culturel puisque lié à l'organisation patriarcale de la famille. Lacan s'interroge, d'où vient pour le parlêtre ce défaut ? Assurément le signifiant y tient une place prépondérante pour l'organiser, puisqu'à tous les détours, dans les manifestations désirantes de l'inconscient, c'est lui qu'on trouve à l'oeuvre. Alors allons-nous dire que ce défaut est lié à l'organisation signifiante ? Au fait qu'un signifiant ne fait jamais que renvoyer à un autre signifiant, et que donc finalement l'ensemble de ces renvois ne saisit jamais rien de réel mais se heurte à l'impossible d'une saisie réelle ? Plus le signifiant approche de ce réel qui, du même coup, devient pour moi intéressant — puisque c'est lui qui semble animer le mouvement des métaphores et des métonymies — moins il est capable de le saisir. Je peux évidemment le conceptualiser, je peux, sur ce réel, mettre autant de centaines de milliers de noms de concepts, de signifiants que je le voudrai ! Il reste que je n'en serai pas pour autant le maître. Allons-nous dire que ce défaut est lié à l'organisation signifiante et à cette particularité qui fait que le monde est organisé pour nous par un système lié au renvoi indéfini des signifiants ? que du même coup est engagée pour le sujet une quête, toujours repoussée où le père n'intervient que pour marquer une limite, une barrière, cette barrière étant celle d'un objet désiré ? Désiré du fait qu'il est l'objet du désir du père. Ce n'est pas seulement parce que maman peut être charmante, séduisante, coquine, coquette (tout ce que l'on voudra...) mais c'est avant tout parce qu'elle est désignée comme étant l'objet du père. Le mouvement propre au signifiant rend-il donc compte de ce défaut ? Cette conclusion est déjà complètement dégagée de ce mythe que constitue l'œdipe et de toute intervention paternelle. Là, nous ne sommes plus dans le mythe, nous sommes dans la structure. Le problème est qu'on ne voit pas très bien — puisque si je manque de signi-
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Séminaire du 14 février 2002 fiants pour saisir le réel, je peux toujours en apporter d'autres, je peux toujours en fabriquer d'autres — comment le mouvement propre du signifiant est capable de mettre en place une limite puisque j'ai toujours cette possibilité de nommer, ce dont on ne se prive pas d'ailleurs. D'autre part, les manifestations de l'inconscient ont pour support non pas le signifiant mais la lettre. J'ai sans cesse attiré votre attention là-dessus chez Freud, le type veut dire Vorscbein, c'est-à-dire "présentation", et il dit Vorschwein, il met là un w, et ça devient "la cochonnerie" qui se présente, la représentation devient cochonne... Ça porte sur ce w qui est venu là se glisser dans le signifiant. Lacan en vient donc à cette conclusion, ce qui fait trou dans le signifiant, ce sont les conditions d'établissement de la chaîne littérale. C'est donc, je redis ce que j'ai sans doute déjà évoqué pour vous précédemment, ce trouage de la chaîne par la lettre qui met en place un réel, un irréductible, un impossible. Là, aucun signifiant ne peut venir obstruer ce qu'il en est de ce trou qui toujours sera à l'oeuvre, et c'est de la sorte que Lacan fait, de l'objet rf, cet objet qui est cause du désir inconscient, dont le manque creuse la place, le trou, où un sujet trouve son abri. De telle sorte que, s'il a le bonheur extrême de venir rencontrer ce qui est l'objet de son fantasme, comme sujet, du même coup il disparaît. Alors, me direz-vous, ça, c'est très théorique... Absolument pas, lorsque cela se produit, ça ne se produit pas tous les jours ni toutes les nuits, mais quand ça se produit, cela a chez le sujet des effets qui peuvent, dans certains cas, être dramatiques. J'évoquerai par exemple cet épisode extrêmement bizarre et qui s'appelle la psychose puerpérale, ce moment de confusion absolue qui peut durer quelques jours ou quelques semaines, capable de frapper une jeune mère à partir du moment où ce qui était pour elle manifestement son objet d, l'objet de son fantasme, un baby, il est là ! C'est la déréliction... Je me souviens d'un autre cas — je ne sais pas pourquoi je vous raconte des trucs comme ça. C'était un brave homme très épris d'une jeune dame qui, à l'occasion d'une soirée où les gens étaient affalés un peu par terre après s'être généreusement imbibés, est venue passer en faisant un pas pour franchir son corps qui était là allongé sur un coussin, sur un tapis, et dans ce passage, il a vu, durant un instant, un éclair, une illumination, ce qui pour lui aurait été le plus sacré, le plus extraordi-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui naire, le plus... Et ce brave homme s'est retrouvé à l'hôpital des QuinzeVingt, avec une hémorragie rétinienne bilatérale! C'était trop... Je vous raconte ces joyeuses anecdotes pour que vous soyez sensibles au fait que tout ceci, c'est de la clinique, c'est comme ça que ça fonctionne. Mais ce n'est pas tout, il y a mieux encore, de plus en plus fort ! Ceci : je vous ai fait remarquer tout à l'heure qu'entre ceux que l'on appelle des "interlocuteurs", il n'y a en réalité de la place que pour un sujet, et que l'autre ne peut que soit la boucler, soit faire des réponses qui viennent dans le meilleur des cas simplement s'emboîter dans ce qui lui est dit. Celui qui ici parle, s'exprime, peut prendre appui dans l'exercice de sa parole, soit sur Si, soit sur S2, l'un ou l'autre représentent aussi bien le sujet pour l'autre signifiant. Selon le côté qu'il choisit, ce n'est pas du tout la même parole. C'est bien ennuyeux parce que le fait que ce ne soit pas la même parole met en cause cette communauté du déficit, du manque supposé originel et supposé les rassembler tout en les séparant. Ce n'est pas la même parole parce que de part et d'autre, ce n'est pas la même logique qui est à l'œuvre. Commençons par ce qui mérite, si je puis dire, le plus d'honneur, par S2, et non pas bêtement par S^ S2 appartient à cet espace dont je vous ai fait remarquer que, relevant du réel, il se supporte d'une chaîne langagière dont on ne dira pas qu'elle ignore le déficit, mais simplement que ce déficit n'est pas matérialisé par une limite, c'est-à-dire que dans cet espace, dans cette chaîne, le désir s'entretient non pas d'une limite, mais j'espère que je vais être assez imagé pour que vous m'entendiez, toujours le désir s'entretient d'un coup supplémentaire, un coup, c.o.u.p., un coup de plus, s'il vous plaît! Ne vous endormez pas trop vite... C'est un lieu, par la logique qui le supporte, passionnant. Pourquoi ? Parce que, comme je vous l'ai fait remarquer à propos de la négation et de la contradiction, c'est un lieu où il n'y aucune contradiction, aucun espace d'où l'opposition, d'où la contradiction pourrait trouver sa justification, pourrait se tenir. Dans ce lieu, on peut donc assembler des propositions dont l'enchaînement est complètement inconséquent ou contradictoire, ça ne gênera absolument pas, on y est fondé en droit. On n'a aucun besoin d'y chercher une cohérence du sens et des enchaînements logiques, tout peut s'y dire, y compris son contraire, on y béné-
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Séminaire du 14 février 2002 ficie d'une liberté, à cet égard, absolument remarquable, et l'on ne peut avoir qu'un peu de pitié condescendante pour les petits camarades qui sont embarrassés par le souci de la rationalité, ennuyeuse comme chacun sait... Prendre la parole depuis ce sujet qui s'autorise de cet espace, de celui que S2 symbolise, c'est vraiment la belle aventure, et en même temps le défi permanent, la provocation permanente faite au signifiant maître pour qu'il montre justement son incapacité à venir, dans ce lieu, introduire une limite. Prendre appui sur Su c'est évidemment beaucoup plus banal, et c'est... mesquin, c'est mesquin parce que c'est évidemment vouloir prendre appui sur l'autorité du concept, sur la consistance du sens, sur la rigueur des enchaînements, ce qui, comme le savent bien tous les pratiquants, n'obtient pour prime qu'un très médiocre plaisir. Ce n'est pas très satisfaisant comme opération puisque ça ne fait jamais, finalement, que mettre en place un impossible, d'où ce côté dérisoire que celui qui parle en prenant appui sur S2 met largement à profit, de prétendre saisir le réel alors que S2 sait bien que ce n'est que pour rire... La preuve étant que si S] tenait ses promesses, il n'y aurait pas de S2, il n'y aurait que du S\. S'il y a du S2, S2 se tient justement dans cet impossible dont Si s'autorise. Ce serait enfin la paix puisque l'universel pourrait enfin s'établir. Alors, me direz-vous, n'y a-t-il pas des circonstances, des conditions où Si peut effectivement valoir et réussir à récuser radicalement S2 et à refuser aussi bien l'impossible que toute résistance du réel ? Oui, ça se voit. Ça se voit dans une circonstance très particulière, et que l'écriture de Lacan et ses formulations ne permettent pas forcément de saisir de façon claire. C'est possible, non pas dans le discours du maître, parce que le discours suppose comme organisation le S2, mais dans la parole du maître en action, du vrai maître, pas celui du discours, mais le vrai maître. Je vous dis ça parce que nous partons demain matin, quelques-uns, dans des contrées post-coloniales, et c'est ce à quoi nous allons nous trouver confrontés, confrontés à ce que j'ai mis en scène pour vous durant cette soirée, confrontés à des populations marquées par l'effectivité de la politique du maître, c'est-à-dire de celui qui n'est capable de reconnaître que le semblable en tant que maître lui-même, société des
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui maîtres, récusant toute altérité. Il n'y a pas d'altérité, il n'y a pas d'Autre. Il y a des serviteurs, des esclaves, des boys, des nounous, il y a tout ça. Mais ce ne sont pas des Autres, ce sont simplement des gens qui ont à faire leur travail, c'est la société des maîtres et ça, je dois dire, que c'est vraiment une société drôlement... drôlement quoi, d'ailleurs ? Que va-t-on dire à propos de cette société ? Parce que le problème de la différence des sexes^ laissez-moi vous dire qu'il est résolu! Les maîtres, qu'ils soient hommes ou qu'ils soient femmes, sont du même côté. Ce qui donne évidemment aux relations conjugales dans cet espace un charme... tout à fait spécial. Puisque là vraiment, on y parle d'égal à égal. Alors évidemment les esclaves permettent de se délasser un peu de tout ça mais... Je n'ai pas donné de qualificatif à propos de ces sociétés, mais je vais en donner un: c'est évidemment un monde stupide. Stupide puisque, à part le culte du narcissisme qui est évidemment recommandé, voire indispensable, il n'y a pas grand-chose à faire, ni à penser, ni même à travailler puisqu'il y a pour ça de la main d'œuvre, ce qui fait qu'on ne peut pas dire que ce soit, que le résultat, dans l'Histoire, de cette société... Moi, quand j'essaie de l'évaluer, je vois essentiellement les trous, par exemple, qui désolent cette grande province brésilienne qui s'appelle le Minas Gérais, trous laissés par toutes les exploitations minières qui ont vidé ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant dans le sous-sol, ça laisse ces trous au titre de cicatrices, mais sans qu'il y ait rien à en faire, de ces trous-là, c'est stérile, c'est aride et il n'y a rien que le souvenir laissé par ce type d'exploitation. Le problème évidemment est celui de la possibilité du rapport à l'analyse de ceux et de celles qui sont d'une façon ou d'une autre concernés par ce dispositif. Car il est évident qu'il laisse des traces. Mais ce dispositif ne peut — comme nous essayons de le faire à l'occasion de ces soirées — que nous inciter à montrer et à vérifier si nous-mêmes sommes également stupides, ou bien si nous sommes capables de penser un petit peu tout ça et si nous aurons, ou pas, le mode d'adresse, savoir ce qui peut se mettre en place pour rendre l'audition possible, savoir ce qu'il y a à partager. Car si, dans ce contexte, des analystes peuvent apparaître comme les maîtres qui sont venus établir, ensemencer leur savoir, les récoltes seront plutôt fâcheuses.
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Séminaire du 14 février 2002 Voilà! J'ai cru bon ce soir de prendre ce chemin de traverse pour revoir un petit peu ce que nous avons fait jusque-là. Notre prochaine soirée ici aura lieu quand ? Le 7 mars. À bientôt !
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Séminaire XIV du 7 Mars 2002
V
ous êtes sûrement sensibles au type d'adresse qui s'inscrit dans l'oeuvre de Freud. Un type très original d'adresse, en effet, il ne viendra à l'esprit, je pense, d'aucun d'entre nous de dire que c'est le style de quelqu'un qui cherche à imposer ses idées ou ses concepts, même s'il les défend avec fermeté. Ce n'est pas du tout un propos de maître, ni de guide. D'ailleurs, comme vous l'avez vu dans cette Introduction à la psychanalyse, lorsque démarre la troisième partie que nous aurons l'occasion de parcourir rapidement — il l'intitule «Théorie générale des névroses » — le premier exemple clinique qu'il rapporte afin de séduire son lecteur ne peut que prendre celui-ci à rebrousse-poil. Il cherche à attirer l'attention sur des exemples de symptômes, puisque là, il n'est plus dans les rêves, ni dans les actes manques, ni dans les lapsus, il entre dans la clinique et la clinique ne peut pas être l'affaire du lecteur, c'est la sienne. Il cherche donc à le rendre sensible à ce qu'est un symptôme. Le premier exemple *, c'est de dire: «Eh bien voilà ! Il y a des patients qui rentrent chez moi, j'ai pris la peine de mettre une double porte entre la salle d'attente et mon cabinet, et ils ne prennent même pas la peine de refermer la porte derrière eux, témoignant par là que comme ma salle d'attente est vide, il n'est pas nécessaire qu'ils se donnent la peine de chercher la tranquillité en refermant la porte derrière eux. » 1. Payot, p. 295, Gallimard, p. 315-316.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Je crois que ce premier exemple qu'il donne est assez original, puisqu'il vise ce qui est un acte symptomatique du patient lui montrant son dédain pour le fait que la salle d'attente n'est pas celle d'un Professeur coté, mais celle d'un analyste peu fréquenté. Ce petit fait est exemplaire de ce qui est d'emblée cette démarche de Freud. Avec la question, comment allons-nous la caractériser ? Allonsnous dire qu'il va chercher à nous captiver par ce que serait son savoir ? Si ce n'est pas par sa maîtrise que manifestement il laisse de côté, seraitce par son savoir ? Là encore, pas du tout, puisqu'il fait état de ceci : la conceptualisation qu'il propose est éminemment provisoire et révisable. Ce qui ne l'empêche pas — c'est aussi ce qui est pour nous touchant et frappant — de l'avancer et de la défendre avec une certitude, une assurance, une fermeté, un souci de ne pas transiger qui nous interrogent en retour. Alors qu'il ne se présente ni en maître, ni en possesseur d'un savoir, d'où prend-il, dans son adresse, cette force-là, qui reste en même temps éminemment sympathique ? Tous ceux qui ont pu ouvrir un livre de Freud sont sensibles à cette originalité du ton, qui n'est sûrement pas, par exemple, celui de Lacan. Alors comment allons-nous repérer ce que j'évoquais pour vous la dernière fois, ce que Freud propose à ses lecteurs de mettre en commun, de partager ? Que veut-il là ? Qu'est-ce qu'il voudrait que ses lecteurs et lui viennent à partager, quel est le type de convivialité qu'il propose ? Je crois que nous pouvons avancer qu'il prend son lecteur à témoin. Il veut en faire un associé, un complice dans ce qui serait la recherche commune et dans l'intérêt de tous, de ce que nous pouvons bien appeler, après tout, "l'objet thérapeutique". Ce qu'il propose à ses lecteurs, c'est de s'engager avec lui dans la recherche de l'objet thérapeutique. Qu'estce qui serait là susceptible de soigner, à partir de cette vérification qu'on ne peut pas guérir tout seul ? Si on doit guérir, ce ne peut être que collectivement, qu'ensemble, en se mettant d'accord sur un certain nombre d'effets, de conséquences, de règles, de lois, et c'est sans doute de cette communauté où, je dis bien, il n'intervient jamais en prêcheur, ni en guide, ni en chef, ni en savant, mais en technicien, et en invitant son lecteur à assister à sa pratique. Je fais appel ici à cet objet thérapeutique, où il engage cette quête com-
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Séminaire du 7 mars 2002 mune. Vous voyez que d'une certaine façon, ce n'est pas loin du texte de Lacan sur «Le temps logique2», mais je ne le développerai pas ce soir. Ce temps logique, c'est-à-dire le fait qu'on ne puisse s'en sortir qu'à condition justement d'un consensus et d'un consensus sans tromperie ni tricherie, sans que personne ne cherche à ce qu'il y ait un premier et un dernier; il faut sortir ensemble, et il faut faire les découvertes ensemble, s'il y en a un qui les fait avant les autres, c'est foutu ! Il faut donc que ça se fasse collectivement, autrement tout le monde reste en taule. Cet objet thérapeutique donc, nous savons chez Freud ce qu'il est et cela nous intéresse éminemment. Nous ne pouvons pas hésiter, il a un nom, c'est le phallus. Et Freud s'efforcera de montrer que la névrose est éventuellement présente chez ceux et chez celles qui refusent de participer au type d'activité, de jouissance que cette instance recommande. Selon une tradition très ancienne, cet objet est guérisseur par excellence. Je vous l'ai évoqué à propos des textes antiques sur l'hystérie et son traitement où l'on comprend aisément comment cet organe érigé — Lacan le dit quelque part dans une très jolie métaphore, en tant que « représentant du flux vital» —, peut être susceptible de valoir comme l'instrument guérisseur par excellence. Freud est non seulement médecin mais aussi, dira Lacan, soucieux de sauver le Père car, en faire l'objet guérisseur, c'est évidemment s'engager à sanctifier le Père. Voilà ce que sera la démarche freudienne, invitant à estimer, vous pouvez le vérifier dans ses Cinq psychanalyses comme dans toute son œuvre, que ses patients névrosés cèdent trop aux impératifs de leur enfance, c'est-à-dire à la manière où, dans l'enfance, ils se sont défendus du sexe. Et Freud leur dit «vous êtes maintenant à l'âge où vous avez parfaitement le droit, il est légitime que vous renonciez à ces craintes de l'enfance, il est légitime que vous exerciez votre activité sexuelle, et c'est la condition de la levée de la névrose». Il va même jusqu'à en faire la force du bien, et le séparer de Thanatos, la pulsion de mort, et à construire là-dessus une opposition, un antagonisme qui reprend un type d'opposition qui n'est pas rare dans les religions antiques — Schreber l'évoque dans son délire — autrement dit, la référence faite par une société à une double divinité, l'une chargée de la 2. « Le temps logique ou l'assertion de certitude anticipée», in Écrits, 1966.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui vie, de sa fructification, et l'autre représentante de la mort. C'est là un dualisme qui n'a rien d'exceptionnel dans l'histoire de la culture. Je vous évoque ce point, toujours autour de l'interrogation, mais qu'est-ce qui fonde la convivialité ? Je pourrais dire aussi bien, mais qu'est-ce qui fonde le tissu social? Qu'est-ce qui fait que l'animal humain s'agglomère, qu'il ne saurait vivre si ce n'est dans la compagnie de ses semblables, au point, comme vous le savez par le développement industriel, de montrer qu'il trouve son bien, moins dans l'exploitation de la nature que dans l'exploitation de son semblable, c'est son semblable qui semble receler des richesses, des ressources, une mine qu'il s'agirait de savoir exploiter. Donc je tourne à partir de cette adresse de Freud et de la question de savoir ce qu'il met en commun entre lui et ses lecteurs. Je tourne autour de ce qui fait référence à une communauté pour qu'elle tienne ensemble, puisque ceux d'entre nous qui se sont rendus, là pendant quelques jours, dans un très beau pays d'Amérique latine ont pu le constater, le tissu social n'est absolument pas une contrainte naturelle. Ce n'est pas une loi de la nature, nous ne sommes ni des abeilles, ni des fourmis et, si nous tenons ensemble, c'est qu'il y a là une force d'aimantation, si j'ose m'exprimer ainsi. C'est ce que Mesmer avait très bien compris avec son baquet et ses activités de magnétiseur, qui ont eu beaucoup de succès. Ça en a toujours d'ailleurs, ce genre d'affaire... Qu'est-ce qui fait qu'il y a un tissu social ? Autrement dit, une collectivité, une communauté qui tient moins par la force de la police que parce qu'il y a là une aimantation qui s'exerce et qu'avec des révoltes, des protestations, parfois des insurrections, il reste que fondamentalement, ça tient. Mystère ! Comme nous avons pu le vérifier, il y a des pays où ce tissu social est déchiré, autrement dit, il y a des isolats au sein d'un même pays, des isolats aux intérêts divergents, évidemment conflictuels les uns avec les autres, et ce éventuellement sous une forme belliqueuse, et donnant le sentiment qu'on ne voit pas le type d'intervention qui serait susceptible de réparer cette dislocation. D'ailleurs ceux qui vivent dans ces contrées, eux-mêmes ne voient pas quel type de force serait capable de corriger ce déficit qui nous intéresse, qui nous concerne, qui nous interpelle. Allons-nous dire qu'il s'agit là de pays qui, du fait de leur histoire, ne peuvent se référer à ce qui aurait été un état national originel, ou reli-
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Séminaire du 7 mars 2002 gieux originel, que l'histoire de la colonisation est venue perturber ce qui aurait été un ordre primitif ? Il n'y en a jamais eu, il y a toujours eu dans ces contrées, justement, des isolats dont le commerce et les conflits entre eux étaient sûrement fréquents. Mais comment allons-nous entendre, comprendre ce qui là est en cause et qui nous intéresse très directement, non pas comme observateurs mais parce qu'il s'agit là de règles générales et dont nous dépendons aussi bien ? Puisqu'il n'y a pas eu dans ces contrées d'état originel, on va dire que ce qui fait défaut serait la référence commune à l'ancêtre, avec la valeur phallique qui lui est attachée, et que c'est ce défaut qui rend compte de la dislocation du tissu social. Or ce développement en vient très vite à cette conclusion : l'instance phallique capable de réunir est aussi celle qui sépare, et qui sépare radicalement. Elle sépare radicalement d'abord le couple, elle l'unit et le sépare, et pour des raisons qui ne sont pas sentimentales ou pathiques, mais logiques puisque l'instance phallique est ce qui d'un côté met en place le signifiant-maître, et de l'autre côté met en place la dimension de l'Autre, avec un grand A. Et avec la difficulté majeure suivante, si la maîtrise s'autorise de la castration et donc du même coup de la référence à un ancêtre, la dimension Autre qui est générée par ce processus, ignore la castration. Nous avons ainsi à l'échelle élémentaire cet effet de séparation, de division qu'opère le phallus entre d'une part ceux qui vont se réclamer de l'indexation phallique, s'autoriser en quelque sorte, se voir autoriser leur maîtrise et puis les autres, en position Autre, relevant d'une autre logique, puisqu'elle n'est pas marquée par la castration, par exemple une logique qui ignore parfaitement les règles du tiers exclu ou de la contradiction. Dans cette logique Autre, il n'y a aucune raison pour que A et non A soient exclusifs l'un de l'autre, il n'y a aucune raison pour qu'ils ne coexistent pas, par exemple. Cette première séparation qui existe dans le couple va diviser la famille puisque, comme nous le savons trop bien, la guerre va s'installer entre les enfants pour savoir qui est l'héritier de ladite instance, puisqu'elle ne se divise pas, qu'il n'y en a jamais qu'une seule qui puisse se transmettre, on ne peut pas en donner un petit bout à chacun. Donc la guerre, des plus ordinaires, des plus banales entre les enfants pour savoir qui en est l'héritier, la guerre sociale, puisqu'on retrouve dans le tissu social la
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui même division entre ceux qui seront dans une position de maîtrise et les autres. Et puis, ce qui est vraiment une autre banalité, la guerre entre les nations, puisque cette référence phallique a pour vertu de donner à la collectivité qui s'en réclame un corpus, un corps, dont la sensibilité et les revendications sont éminemment paranoïaques, autrement dit, qui perçoit tout ce qui est étranger comme une offense faite à la qualité de l'Ancêtre. Et ce n'est pas moi qui vais avoir à développer pour vous le fait que l'histoire des nations est l'histoire de cette folie sociale agencée par ce qu'il peut y avoir de plus noble dans une nation, c'est-à-dire le sentiment d'appartenance à la collectivité, et du même coup les conséquences paranoïagènes immanquables que cela a sur les meilleurs. Je vous raconte tout ça pour témoigner, toujours dans le progrès que j'essaie de faire avec vous à l'occasion de cette Introduction à la psychanalyse, et pour faire qu'elle ne soit pas une redite de ce qui depuis cent ans se moud sur la question, mais voir si nous sommes capables de franchir un pas. C'est ça l'enjeu de nos petites soirées... Nous voyons donc en tout cas le prix dont Freud paie l'élection de l'instance phallique comme l'instrument salvateur par excellence, déjà par la nécessité où il est d'isoler une instance maléfique comme Thanatos par exemple, ce qui est quand même un peu fort ! Parce qu'après tout, on croyait grâce à lui que la libido était une, et ça, c'était très fort... et voilà maintenant qu'il y en a deux ! Une qui vous veut du bien, et l'autre qui voudrait vous amener au trou ! Là-dessus, il faut Lacan pour, avec beaucoup d'efforts, d'explications, de justifications biologiques, ce qui est toujours dramatique, essayer de rappeler que la mort est attachée au sexe, que c'est la reproduction sexuée qui amène l'individu à la mort au profit de la perpétuation de l'espèce, mais que la mort n'est pas détachable de l'instance sexuelle. Le jour évidemment où, grâce à nos savants, nous nous reproduirons par dichotomie, nous pourrons continuer à discuter de ces graves problèmes dans quelques centaines d'années, ce qui montrera que... bref! je ne sais pas ce que ça montrera. Certes Freud fait de cette instance le réfèrent convivial, ce qui est vrai, mais au prix d'un certain nombre de symptômes. Le premier, celui qui intéresse Lacan, comme il nous l'a développé tant de fois, c'est que du même coup dans le couple, ça ne va pas, et je reviendrai évidemment là-
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Séminaire du 7 mars 2002 dessus pour que ce soit net, si possible. Or dans la mesure où Freud fait de cet instrument le guérisseur, la panacée, il s'engage dans une utopie. Une utopie, c'est ce qui se produit chaque fois que l'on croit avoir trouvé le moyen de la guérison, c'est ça, une utopie, le moyen de résoudre les difficultés. Et ce serait une utopie définitive, c'est-à-dire une psychothérapie. Une psychothérapie, c'est ce qui vous guide, c'est ce qui vous met sur le bon chemin, c'est ce qui vous guide vers la bonne solution et vers la jouissance qu'il faut. La psychanalyse resterait une psychothérapie si Freud, comme là aussi Lacan le fait remarquer, n'avait mis au centre de son système théorique ce qui ne peut se soutenir que d'un mythe, c'està-dire le complexe d'Œdipe, mais qui, en tout cas, introduit ce défaut organisateur de l'ensemble du système psychique, l'objet d'élection du désir est un objet perdu et que vous ne sauriez trouver. Il y a les accidents, évidemment ! Il y a toujours des accidents, l'inceste ça peut toujours exister, le seul d'ailleurs structuralement valable étant celui du fils avec la mère. D'un point de vue structural, c'est le seul valable, puisque c'est le seul où effectivement l'objet du désir initial de l'enfant se trouverait dans ce cas pour lui, accessible. Donc les accidents sont possibles, avec d'ailleurs des conséquences psychiques qui ne sont jamais négligeables. En tout cas, s'il n'y avait chez Freud cette organisation de l'ensemble du système autour du complexe d'Œdipe, Lacan nous dit que la théorisation freudienne serait de l'ordre du délire et qu'il y faut donc le poids de ce qui est là irrécusable pour que l'ensemble subsiste, tienne et nous guide. Là surgit une question que nous allons traiter avec une certaine prudence. Jusqu'ici, pour organiser aussi bien le tissu conjugal, familial, social, national, j'évoquais le registre de ce qu'il faut appeler le bien commun. Le tissu social ne peut tenir qu'à la condition que ses membres soient réunis par un bien commun. Alors certains ont plus de ce bien et d'autres en ont moins, il y en a qui en souffrent, d'autres en jouissent, mais enfin ! il y a un bien commun. Dans ce pays où nous étions, j'ai été amené à plancher sur une question qui m'a été imposée et qui était « Le public et le privé3 ». Le public,
3. Cf. Annexe I, p. 339, « Le Public et le Privé».
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui c'est le bien commun, c'est ce qui fait justement qu'on se retrouve ensemble, plus ou moins gratifiés, les uns et les autres, mais autour de ce bien commun. J'ai fait remarquer à cette occasion que dans une société, ce bien commun s'exprime dans la réalité, comme on le voit dans les démocraties, sous la forme du droit de tous à l'enseignement, à la santé, à la justice, aux transports, quels que soient le statut social, le sexe, la condition: l'accès de tous à ce bien commun. Cette façon de penser que tous les membres de la collectivité ont droit, du fait même de leur existence, à une participation à ce bien commun, c'est justement ceci, cette participation qui fait le lien social. C'est bien le témoignage de la façon dont ceci nous concerne car notre évolution sociale va vers la privatisation de ce qui pouvait être là représentatif du bien commun, réellement mais aussi symboliquement — cela veut dire naître dans une collectivité et savoir que quelles que soient les conditions de votre naissance, vous avez droit à l'accès à l'enseignement et donc à vous élever dans l'échelle sociale, vous avez le droit à la santé, vous avez le droit à la justice, etc. La privatisation qui semble être la nouvelle règle de notre progrès va vers la dissolution de ce bien commun, et donc nous laisse penser que cette dislocation du tissu social que j'évoquais tout à l'heure est notre futur, elle est notre avenir — si au nom de l'efficacité, de la rentabilité, tout ceci devait se poursuivre. Qu'est-ce qui resterait si le phallus est ce qui nous vaut toute cette symptomatologie, la guerre dans le couple, dans la famille, dans la société, entre les nations ? Si c'est là notre bien commun, l'autre face de notre bien commun, le prix dont nous le payons, resterait-il alors une autre instance susceptible de faire tenir la collectivité sans avoir à le payer de ce qu'il faut bien appeler une certaine débilité ? Débilité au sens de méconnaissance des lois qui agencent tout cela, parce que je ne sais pas si vous l'avez bien remarqué, les discours... Je vous ai dit que l'utopie freudienne ne tient que parce que Freud n'a articulé la panacée phallique que comme venant proposer une jouissance sexuelle là où le système ne montre qu'un pur défaut, un pur trou, un pur manque, un pas de réponse. Seule la castration permet donc que tout ceci ne soit pas de l'ordre du délire, mais que cet investissement phallique puisse être considéré comme une défense, peut-être la meilleure, peut-être la pire, mais en tout cas une défense contre ce rien qui puisse nous être prescrit dans
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Séminaire du 7 mars 2002 l'Autre. Les discours que Lacan a isolés, discours du maître, discours universitaire, discours hystérique, discours psychanalytique, ne vous paraissent-ils pas un peu hétéroclites ? C'est quand même extraordinaire de pouvoir dire que pour faire lien social, il n'y a que quatre discours possibles ! Hétéroclites, ces discours, ne serait-ce que parce que la psychanalyse viendrait constituer l'un deux, ce qui vraiment ne paraissait pas évident... Ces discours, remarquons-le tout de même, masquent la castration. Car après tout, la chute de l'objet a, la chute du plus-de-jouir, n'est pas du tout évidente dans les discours effectivement articulés, et il faudra le discours psychanalytique pour faire valoir cet objet a en position articulable, et encore ! je ne vais pas le développer maintenant, articulable à condition justement de se taire. Quant à ces discours... dans le discours du maître, vous ne voyez aucunement la place de la castration. Le discours universitaire, rien qui soit plus horrifié par la castration, c'est-àdire par le fait que tout savoir est amputé et ne saurait aboutir à une formalisation accomplie ! C'est pourquoi il y a toujours des difficultés pour les psychanalystes du côté universitaire. Le discours hystérique, si l'hystérique était un peu informée de ce qu'est la castration, elle ne prendrait pas mal à la gorge, à s'érailler la voix pour réclamer ce qui ne se peut, elle ferait des économies, elle se consacrerait au chant... Le remarquable est que ces discours qui font notre tissu social sont des discours, on aurait envie de dire psychotiques. C'est dingue ! Mais, me direz-vous, heureusement a pointé le discours psychanalytique qui va nous enseigner... Enseigner quoi ? Il va nous enseigner que nous nous étions trompés quant à l'objet de la jouissance, nous pensions que c'était le phallus, avec cette espèce de machisme qui caractérise notre pensée, et aussi bien celle des dames, je ne voudrais pas accuser seulement la partie adverse. Mais oui ! Donc le lien social est construit à partir des discours sur la méconnaissance de la castration, et seul, le discours psychanalytique vient dire qu'il y a un objet, pas le phallus que notre amour pour le Père voulait après Freud et nos traditions religieuses mettre en place, mais un objet tout à fait inattendu que seule la psychanalyse viendrait révéler, un objet qui ne doit rien à personne, et qui serait donc l'objet a. Ce faisant, remarquez-le encore, la psychanalyse ne permet pas pour
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui autant de faire valoir le jeu de la castration dans ce qui serait une organisation du rapport entre participants à quelque collectivité que ce soit. Elle dit simplement: il y a un objet de jouissance, ce n'est pas celui que vous croyez, c'est ce truc bizarre qui s'appelle l'objet a. Et, avec cette question aussitôt formidable qui inévitablement surgit pour nous, est-ce un objet universel ? Autrement dit, est-ce que là, pour les participants, hommes, femmes, enfants, milieu social, milieu national, est-ce le même? Là-dessus, Lacan est d'une grande discrétion et, pour le moment, j'en ferai autant. Mais nous aurons à réfléchir sur ce point. Quoi qu'il en soit, remarquez, quand même j'y reviens un peu, les conséquences de cette petite affaire, inscrite, supportée par quelques lettres, par une algèbre qui se ramène à quelques lettres. Vous vous référerez à l'écriture des quatre discours. Reprenons. Le discours du maître : Si rencontre l'altérité de S2. Car S2 est en position d'altérité, c'est la dimension Autre, et en tant que dimension Autre, S2 est un défi à Si, puisqu'il est ce qui marque la limite du pouvoir de Si. Le maître peut être très puissant mais plus il est puissant, plus il génère de l'Autre et cet Autre est ce qui le borde. Ce qui fait donc qu'il y a une exigence de la part de St, le signifiant-maître, à témoigner de son contrôle sur ce qui se trouve en position Autre. Et comment témoigne-t-on de son contrôle quand on est en situation de maître ? En le rendant identique à soi-même, en le phallicisant. Autrement dit, cette exigence bien connue des hommes vis-à-vis des femmes, qu'elles en aient... Sinon, ce n'est pas rassurant. Le problème se retourne parfaitement. L'exigence de celles qui se trouvent en S2 : que le maître témoigne assez de son pouvoir pour les faire sortir de cette position d'altérité, autrement dit justement leur donne définitivement ce qu'elles réclament. Et donc la dénonciation si banale, par celles qui se trouvent en position de S2, de l'insuffisance caractéristique du maître qui n'arrive jamais — évidemment, que peut-il faire ? — à résoudre la différence. Car le problème, je l'ai évoqué, cela a fait question pour quelques-uns d'entre nous là-bas, c'est qu'une femme peut bénéficier d'une reconnaissance réelle, reconnaître son corps réel comme étant celui d'une femme. Elle peut bénéficier d'une reconnaissance imaginaire, c'est-àdire ce corps comme support du désir. Mais elle ne peut pas bénéficier
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Séminaire du 7 mars 2002 en tant que femme d'une reconnaissance symbolique, parce que si elle bénéficie d'une reconnaissance symbolique, elle passe de l'autre côté, et ce n'est plus une femme, c'est un copain, ce qui est évidemment une solution élégante parmi d'autres, n'est-ce pas ? Je ne sais pas si nous mesurons bien l'efficacité dramatique de ces petites lettres de rien du tout, mais ce genre d'effets est quand même au cœur de la vie de nos couples, ces déterminations à protester contre on ne sait quoi, puisqu'on ne sait pas où ça s'agence. Une femme peut être reconnue symboliquement — comme mère, évidemment. Puisque là l'index phallique est clair, là, elle en relève. Mais à ce moment-là, c'est une mère, c'est au titre de mère qu'elle est adoptée. Prenez cette autre condition qui nous a été particulièrement sensible à l'occasion de ce voyage, toujours à partir du discours du maître. La possibilité que ce tissu social se désagrège en mettant en place une société des maîtres. Société des maîtres ! La société des maîtres ne se soutient pas d'un discours, elle se soutient de la pure force et du rapport de forces. Qu'est-ce que la société des maîtres ? C'est extrêmement simple : ceux qui ont le droit à une participation mondaine sont ceux qui sont phalliquement marqués, les maîtres. Phalliquement marqués, les maîtresses le sont exactement de la même façon. La distinction des sexes ne joue pas au sein de la société des maîtres, ce que les serviteurs savent parfaitement. Et puis de l'autre côté... Justement, il n'y pas d'Autre côté, il y a simplement les détritus, le reste, les déchets. Mais il n'y a pas d'Autre côté car tout se joue à l'intérieur de la société des maîtres. Autour il y a le rebut, les favellas, tout ce que vous voudrez, mais en tant justement que leur reconnaissance d'un quelconque droit à l'existence n'est absolument pas manifestée. Ils le rendent bien d'ailleurs, car la réciproque est du même coup parfaitement vraie. Toujours dans ce pays où nous étions, lorsque la voiture s'arrête à un feu rouge, apparaissent de façon assez ordinaire, régulière, aux portières, les estropiés, avec des malheurs physiques que nous ne sommes plus accoutumés à connaître, ni à voir, ni à imaginer, des hommes qui se déplacent sur le macadam au milieu des voitures sur les coudes parce qu'ils n'ont plus de jambes, et se hissent à la portière pour avoir une aumône... nous ne sommes plus accoutumés, évidemment à ce genre de situation, ce genre de participation sociale. Discutant avec les collègues qui avaient l'amabilité de veiller sur nous
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui un petit peu, il apparaissait de la façon la plus évidente que ces personnes qui surgissaient à la vitre quand vous arrêtiez votre voiture (portières fermées comme vous vous doutez) étaient des espèces de figures, je me souviens de cette femme au visage complètement brûlé, de ce qu'est l'objet. Alors là, l'image du déchet, du rebut, vous l'avez, présente dans la société des maîtres, exemplifiée et réclamant à juste titre l'obole qui ferait qu'elle consentirait à disparaître du champ visuel. Pour qu'elle disparaisse du champ visuel, il faut payer, ou alors accélérer. On a le choix mais... Pour vous rendre tout ceci sensible, toujours pour vérifier l'efficacité de ces formules lacaniennes, et afin de déboucher sur ce qui sera un thème central de la suite de cette Introduction a la psychanalyse, je voudrais vous parler, à propos de ce qui constitue le bien commun, d'une autre société, compagnie, rarement, me semble-t-il, bien individualisée comme telle. C'est celle des buveurs. Voilà une collectivité dont vous savez qu'il y a diverses formes cliniques mais en général qui appelle à la communion, à la participation collective. Il y a des gens qui boivent seuls, mais le plus souvent, ça se fait en collectivités et pas toujours organisées, volontiers improvisées, au hasard de ce qui se passe devant le zinc, des gens qui se trouvent là ou pas, etc. La question est de savoir ce qui fait justement bien commun entre eux. Ce n'est rien dire, de répondre que c'est l'alcool. C'est une collectivité bien singulière puisque d'abord fondée sur une stricte égalité, et sur une remarquable application de la réciprocité et du partage, ce qui est à toi est à moi, on échange, on se paye des tournées réciproquement... avec, comme dans la société des maîtres, une indistinction de la différence sexuelle. Quand une femme fait partie de cette collectivité, ce n'est pas en tant que femme. Si bien qu'il arrive que la fête puisse être suivie de passages à l'acte, homosexuels par exemple, qui ne semblaient pas du tout prévus dans l'affaire. Mais c'est la loi du partage et vraiment de la convivialité réussie, c'est la fête d'avoir pu abolir enfin, contrairement à ce que le signifiant impose, cette distinction et cette altérité, pour établir cette fraternité, on est tous du même bord, on est tous du même clan, on est tous de plain-pied, quelles que soient les différences sociales. Ce qui me paraît intéressant dans cette affaire, c'est qu'il y a une espèce de revanche phallique prise à cette occasion. C'est évidemment
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Séminaire du 7 mars 2002 une fête phallique, je ne vais pas aller évoquer Dionysos et tout le reste, une fête phallique et une exaltation narcissique à cette occasion, c'est l'un des bienfaits sûrement de ce puissant médicament qu'est l'alcool. Je dis fête phallique et revanche phallique parce que justement, il s'agirait souvent de ceux qui pouvaient s'estimer écartés de l'appartenance phallique, dans une situation sociale où ils seraient confinés à cette position d'altérité. Là, il y aurait ce moment donc de réalisation, de conquête. Mais ce qui paraît également intéressant à mes yeux, c'est en même temps une sorte de goût — tous ceux d'entre vous qui avez travaillé avec des buveurs le savent — une sorte de goût justement pour l'excrément, le déchet, le détritus, goût qui témoigne que cette exaltation phallique n'est pas séparée de ce qui est une jouissance de cet objet a. On aurait envie de le dire ainsi, il existe une espèce de réussite provoquée par ce médicament, une espèce de réussite de la jouissance, de pouvoir ainsi conjoindre — c'est sûrement susceptible de provoquer cet état semimaniaque de l'alcool, ce sentiment de triomphe, de réussite —, à la fois accomplir cette revanche phallique et en même temps jouir de l'objet a, dans des relations où là encore la réciprocité est la règle. J'espère que ce petit parcours n'a pas été pour vous trop violent. La question qui aura à se poser à nous et à se développer sera de savoir si la castration est susceptible d'être en position organisatrice d'une communauté humaine, non pas la défense contre la castration mais la castration reconnue comme telle, dont je vous redis encore qu'elle ne figure aucunement dans les quatre discours tels que Lacan les a si génialement individualisés. Cette question, je crois, méritera d'être filée, au cours des séances du séminaire qui nous restent. Est-ce que cela est pensable, possible ? Non pour verser moi-même dans les utopies, ce n'est pas du tout au titre de nouvelle panacée que je l'aborderai, bien au contraire ! Il s'agirait de rejoindre ce que Lacan a tenté, pour ceux d'entre vous qui s'y sont intéressés, avec le nœud borroméen à trois, c'est-à-dire justement un nœud borroméen qui n'a pas besoin de cette référence phallique pour pouvoir tenir et rendre la vie psychique possible. Possible, c'est-à-dire compatible avec l'échange social. Voilà donc pour ce soir ! Et à bientôt !
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Séminaire XV du 14 Mars 2002
J
e voudrais ce soir que nous regardions ensemble le second cas clinique que Freud nous propose dans son Introduction à la psychanalyse^ le premier étant celui que je vous ai dit. Il va les chercher chez ses patients, essayant de montrer par là que les manifestations de Pinconscient ne sont pas réservées aux psychotiques, qu'elles sont banales dans les conduites ordinaires. Le second cas qu'il va nous proposer est encore plus intéressant, puisque c'est un cas de jalousie féminine. Je vais vous l'aborder par un biais qui peut nous instruire, je crois, et qui concerne l'abord topologique de la question. Voilà ! ce sera la première fois où nous entrerons dans ce domaine, ne serait-ce que pour saluer cette Journée qui doit avoir lieu samedi, consacrée à la topologie et qui est, le fait est notable, la première de ce type dans notre Association. C'est la première fois que nous abordons la topologie de façon frontale, je ne sais pas si le "frontal" est lui-même un positionnement topologique — justement pas ! Avec un titre que j'ai proposé pour cette Journée, qui en souligne assez bien l'enjeu, La topologie, ça ne fait pas croix1 (non pas crôa-crôa...) puisque justement la figure de la croix n'est pas une figure topologique et peut se ramener sans dommage à un point.
1. Journée du 16.3.02. Le texte a été publié dans le n° 111 du Bulletin de VAssociation laçanienne internationale, janv. 2005.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Ça ne fait pas croix. Soulignant ainsi un enjeu explicite du séminaire auquel nous nous référons à cette occasion, dernier séminaire étudié à l'occasion des Journées d'été, les Problèmes CRUCIAUX pour la psychanalyse2, je pensais m'être un peu aventuré dans ce titre, avec toujours cette espèce d'utopie subversive prêtée à la psychanalyse, au point de penser que peut-être bien, après tout, la "taupologie", c'est peut-être bien la dernière des taupes qui viendrait circuler dans notre sous-sol et remuer suffisamment le macadam dont nous le recouvrons. Alors... Je trouve une phrase à la fin du séminaire de Lacan du 20 janvier 65, séminaire n°vi. Ce séminaire est d'un style absolument sensationnel, car vous ne savez jamais où est le point final des phrases, il est fait d'emboîtements incessants, de circonstancielles qui ne cessent de se dédoubler, de se décompléter, de se compléter. Je crois qu'il n'y a pas chez Lacan d'équivalents à ce texte et cette réticence à mettre un point à la fin de ses phrases est indiscutablement liée, justement, à la suspension, à la mise en suspension du sens telle, je vais l'éclairer dans un instant, que la topologie le propose. Vous voyez, moi aussi, j'entre dans les circonstancielles et les incidentes... Ce qu'il dit, à la fin de ce séminaire n° vi, c'est « Le désir introduit une quatrième catégorie après les autres, qui sont indétermination, tromperie, certitude. » C'est un rassemblement assez remarquable. « Le désir nous introduit la quatrième catégorie qui commande tout et qui est notre position même, qui est celle même du désir en tant qu'elle détermine dans la réalité la catégorie de l'impossible, cet impossible que nous trouvons parfois le moyen de franchir en résolvant ce que j'ai appelé la partie, partie construite, construite de façon à ce qu'elle soit en tous les cas et assurément, perdue. Comment cette partie peut-elle être gagnée ? C'est là, me semble-t-il, le majeur problème, problème crucial pour la psychanalyse. » Ceci évidemment, tel que je l'extrais, ne peut se présenter à vous que sur un mode énigmatique, mais intuitivement, nous saisissons bien que l'enjeu ici avancé est effectivement essentiel. Alors pourquoi jusqu'ici, chez nous, cette résistance à la topologie, je l'appellerai comme ça ? 2. Séminaire d'été, août 2001, consacré au séminaire xn de Lacan, 1964-65, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. H.C.
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Séminaire du 14 mars 2002 Je me suis interrogé, peut-être comme certains d'entre vous, je n'en sais rien, sur la question de cette résistance. Pas chez tous mais chez un grand nombre, et je me situe sûrement entre ce grand nombre et ceux qui s'y sont mieux engagés. Je dirais que cette résistance à la topologie me paraît directement liée au fait qu'elle met en cause l'espace constitutif de notre moi, c'est-à-dire l'espace plan, l'espace euclidien. S'engager dans la topologie, c'est accepter de laisser son narcissisme au vestiaire et de décrocher de tout ce qui ferait idéal, de tout ce qui ferait bonne forme, et cela pour un procès dont la justification n'est jamais, par Lacan, clairement donnée, clairement apportée. En particulier cette question : avec la topologie, entrons-nous dans le réel, l'ordre réel déterminant l'inconscient, organisant la vie psychique par exemple ? Aurions-nous accès à la logique, à la science nous permettant de saisir les articulations de la vie psychique ? Eh bien justement pas ! Cela qui s'ajoute sans doute à cette difficulté initiale dont je parle, pour produire des réticences. Justement pas. Lacan ne cesse de dire qu'avec la topologie, il s'agit de modèles. Il ne dit pas à propos de la psychanalyse qu'elle est un modèle mais de la topologie, il dira qu'elle est un modèle, une métaphore, un support imaginaire. Sa validité pour nous ne peut manquer de s'en trouver interrogée. Or, si nous faisons un petit pas de côté, nous constatons quoi ? Que notre imaginaire imposé, si je puis dire, celui du PLAN EUCLIDIEN, de l'espace à deux dimensions tel qu'il nous est prescrit, dans lequel nous nous déplaçons, et qui est donc un espace purement imaginaire, cet imaginaire-là a des conséquences immédiates, directes et essentielles sur notre mode de pensée. Notre imaginaire intuitif et constitutif est fait d'un espace qui est d'abord orienté. Il y a un haut et un bas, il y a une droite et une gauche, il y a un devant et un derrière, il y a deux côtés, un espace orienté divisé par la bonne forme humaine, qui détermine un intérieur et un extérieur. Toutes les dispositions de cet imaginaire qui nous est à tous donné "gratuitement" avec la phase du miroir, toutes ces dispositions ont la plus grande incidence sur notre façon de penser. Le haut et le bas, la droite et la gauche... le bon est dedans, à l'intérieur de la bonne forme, et le mauvais est dehors. Tout ce qui se passe "derrière", sur l'autre côté, qui nous est caché est supposé agencer ce qui nous est dissimulé. Avec également
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Tidée que ce qui relève de Pérotisme se situe soit en bas, soit de l'autre côté... Chez Freud lui-même, il y a cette idée que l'introjection consiste à absorber tout ce qui est bon et à rejeter, à envoyer à l'extérieur ce qui est mauvais, à l'extérieur de la forme, donc conception qu'il faut bien dire parfaitement paranoïaque de l'espace. Il serait facile de montrer que le fameux syllogisme aristotélicien qui est au départ de toute sa logique, c'est-à-dire la détermination de ce qui appartient à l'être ou bien de ce qui a à en être retranché, que le syllogisme aristotélicien est commandé par une distribution imaginaire de la sorte. Pourquoi vous faire cette remarque? Outre, bien sûr, que nous voyons constamment chez Freud cet embarras pour essayer de localiser l'inconscient, cette façon qu'il aura de faire ce gâteau feuilleté, inconscient, préconscient, conscient, où l'inconscient est évidemment supposé être en bas. Ensuite sa seconde topique va elle-même prendre une allure, une forme plutôt bizarre, mais avec également cette espèce de hiérarchie et d'étagement. Nous pouvons être sensibles au fait que ce qui est là de l'ordre du pur imaginaire a des conséquences qui peuvent être directrices sur la façon de penser, et règle pour nous tout ce qui est de l'ordre de l'évidence et de l'intuition. Ce que nous saisissons aussitôt et qui nous paraît ne pas mériter démonstration prend appui sur cette espèce de logique naïve, intuitive qui se dégage, qui sourd de cet imaginaire dont la présence est attestée dans la grande majorité... de nos propres travaux. Ceci pour faire valoir que, à supposer que Lacan veuille nous introduire dans un autre imaginaire, c'est une démarche qui ne s'en trouve aucunement, du même coup, dévalorisée. Nous voudrions toujours, bien sûr, avoir accès à ce qui serait le réel, ce qui a déterminé tout le système. Mais comme nous le savons, ce réel n'existe que dans la mesure où il est noué à un symbolique et à un imaginaire et le problème qui peut nous concerner ici à l'occasion, c'est la force et la puissance créatrices déterminantes de cet imaginaire. C'est, en tout cas dans un premier temps, ainsi que je le situe. Avec aussitôt une seconde question: oui, mais s'il faut substituer à ce plan euclidien la BANDE DE MÔBIUS, de quel droit? À quel titre, avec quelles justifications ? Pourquoi spécialement l'espace môbien ? Il est vrai, comme je le faisais remarquer à l'entrée, que nous n'avons pas de la part de Lacan de justificatif quant à la référence môbienne, à
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Séminaire du 14 mars 2002 l'introduction dans le champ de la psychanalyse de cet espace. Sommesnous en mesure, nous, à part le crédit ou le discrédit que nous faisons à Lacan, d'évaluer cette référence ? L'espace môbien est extrêmement facile à définir, c'est simplement ce plan euclidien, mais dont les bords sont collés, cousus, de telle sorte que ce qui était derrière passe devant, devant-derrière, et de telle sorte que l'on se retrouve avec une surface qui n'a plus qu'un bord, et qui n'a plus qu'une seule face, même si cette face a deux côtés. D'où la fameuse histoire de la petite fourmi, les fourmis que nous sommes, qui se promenant ne savent pas qu'elles sont passées de l'intérieur à l'extérieur. Que pouvons-nous avancer quant à la présence, à la validation de cet espace dans le champ psychanalytique ? Si ce n'est ceci, point sur lequel après tout chaque psychanalyste est convoqué et dans la majorité des cas ne répond absolument pas, se garde de répondre, le problème du statut du refoulé. Car il faut bien que vous donniez au statut du refoulé sa condition logique et aussi bien, appelez-le comme vous voudrez, topographique, ou en l'occurrence topologique. Ce refoulé qui semble se manifester avec cette insistance et surtout le fait qu'il fera toujours retour, il faut bien que vous le localisiez. Où est-il parti, ce refoulé, où est-il ? Il y a bien longtemps, j'avais fait un travail qui concernait le mur mitoyen3, le «mur mitoyen» pour montrer que dans la psychose, les phénomènes hallucinatoires étaient toujours situés pour le patient de l'autre côté d'une cloison commune, il n'y avait aucun espace entre le malade et puis ses hallucinations, il n'était pas possible de créer un sas. Les phénomènes hallucinatoires étaient toujours situés de l'autre côté d'une commune cloison et il fallait toujours un mur mitoyen pour soutenir l'organisation des manifestations hallucinatoires, ou un plafond éventuellement, mais en tout cas, un plan commun et indissociable. Vous ne pouviez pas le couper dans le sens de l'épaisseur, pour séparer ce qui serait la partie de l'un et la partie de l'autre et ce travail témoignait que ce qui se passait pour les psychotiques se trouvait topologiquement organisé non pas par une bande de Môbius mais par une bande ordi-
3. « De l'aventure paranoïaque : le cas Schreber », 1963 (cité dans Scilicet n° 1, p. 131).
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui naire, une bande à deux bords et à deux faces, et que si l'on se trouvait dans un rapport à l'Autre, au grand Autre, dans un dispositif régi par ce type d'organisation topologique — la bande, avec d'un côté l'Autre, et de l'autre côté, le patient — on se trouvait dans le cadre de manifestations hallucinatoires. Intuitivement, on le saisit tout de suite, cela n'est absolument pas invocable dans le cas de la bande de Môbius, puisque ce qui se trouve d'un côté est dans la continuité parfaite avec ce qui se trouve de l'autre. Mais je suis parti de la question du refoulement. Car cet espace môbien, Lacan s'en sert pour des usages très divers et il est sûrement, dans sa conceptualisation, support de manifestations différentes, surtout quand cette bande, on la coupe. Au sujet du refoulement, ce support que constitue la bande de Môbius permet parfaitement d'envisager de quelle manière ce qui se trouve sur l'une des faces, unterdriïckt, renvoyé en profondeur, vient émerger sur l'autre face et va se trouver inévitablement repris, du fait même de la circulation du langage. Autrement dit, ce qui est refoulé se trouve localisé sur la même bande, sur l'autre côté de l'unique face de la bande, absolument comme des caractères d'imprimerie qui viennent marquer, entamer l'autre côté, créer d'un côté cette sorte de blanc, de l'autre côté émerger et se trouver ainsi organiser un système qu'il faut bien appeler de type typographique et susceptible de rendre compte du procès du refoulement. Si vous en avez un autre ou un meilleur, vous êtes sûrement invités à le proposer. Mais y en a-t-il un autre ? Ceci pour essayer de valider la bande de Môbius — c'est ce à quoi je me livre — comme étant effectivement cet espace spécifique au jeu du signifiant, tel que le jeu du signifiant, dans sa matérialité, l'organise. Mais, me direz-vous, s'il l'organise, ce n'est pas de l'imaginaire... Si! Au même titre que la phase du miroir organise l'espace plan avec son orientation, orientation dont je ne vous ai même pas fait remarquer combien, dans l'espace plan, elle est marquée par tout ce qui est de la maîtrise. Notre espace, notre espace plan imaginaire est entièrement dominé par la maîtrise, le haut doit dominer le bas, la droite doit dominer la gauche, l'intérieur doit dominer l'extérieur, etc. C'est un espace, il faudrait trouver un adjectif qui soit ici original (et que je n'ai pas pour le moment) entre le "métrique", le "maîtrisable" et le "maîtrisé", et qui
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Séminaire du 14 mars 2002 donne ce caractère toujours très orienté. Dans l'espace, cet espace-là, nous nous repérons de cette manière. Vous n'avez rien de tel dans la bande de Môbius, évidemment. Mais l'accès à la bande, l'accès à ses propriétés passe déjà par l'acceptation de ne plus chercher dans sa démarche logique cette vérification de l'ordre de l'évidence que donne la participation moïque, comme si elle était là dans mon raisonnement et venait du même coup le garantir. Donc malaise dans la topologie, parce que voilà qui nous extrait de ce qu'il faut bien appeler le familier, nous ne sommes plus dans le familier. Nous y sommes encore moins avec la seconde grande figure qui est celle du CROSS CAP, qui vise explicitement, elle aussi, à nous défaire de l'imaginaire de la sphère, de la complétude que peut nous procurer le caractère très satisfaisant de l'image de la sphère. Je ne vais pas évidemment m'engager ici dans l'histoire des sciences et rappeler combien la figure de la sphère a pu régler la pensée dans son appréhension du monde, et bien sûr de l'astronomie. Lacan en parle tout le temps, l'idée du microcosme et du macrocosme, etc. Le Moyen âge, l'époque médiévale nous paraît tellement heureuse, du fait que ses habitants ne pouvaient avoir que la certitude de vivre à l'intérieur d'une espèce de grande bulle dans laquelle ils se trouvaient à l'abri et protégés. C'était absolument délicieux, formidable, de se déplacer dans son couffin, comme ça... Le cross cap, ce n'est pas là que je vais en dire quoi que ce soit d'autre, sinon pour vous conseiller la lecture de cet excellent ouvrage qui s'appelle Les métamorphoses du cercle, écrit par un Monsieur Poulet4, et qui témoigne de la façon dont notre pensée se trouve aimantée par l'image du cercle. Et enfin cette BOUTEILLE DE KLEIN dont je serai pour ma part amené à parler au cours de cette journée de samedi. Elle est tout simplement faite de deux bandes de Môbius soudées l'une à l'autre, c'est le principe de la constitution de la bouteille de Klein. J'essaierai justement de faire valoir de quelle manière cet imaginaire-là a la potentialité de faire que la partie ne soit peut-être pas définitivement perdue — ce que j'évoque tout au long de cette introduction que je fais avec vous cette année. Y a-
4. G. Poulet, Les métamorphoses du cercle, Pion, 1961.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui t-il un moyen d'en sortir ? Entre autres, de ce destin masochique qui est notre lot ordinaire en tant qu'il règle notre rapport à l'idéal ? Donc, ces remarques pour vous les faire valoir et tout de suite les mettre à l'épreuve de ce que Freud rapporte comme cas clinique et qui concerne une dame, une dame de cinquante-trois ans qui brusquement se trouve saisie par la jalousie. Voilà ce qu'il raconte, je vous le rappelle très brièvement: «Un jeune officier en permission me demande de m'occuper de sa belle-mère qui, quoique vivant dans des conditions on ne peut plus heureuses, empoisonne son existence et l'existence de tous les siens par une idée absurde.5» C'est donc le gendre qui vient voir Freud avec la belle-mère. «Et je me trouve avec une dame de cinquante-trois ans, bien conservée, d'un abord aimable et simple. Elle me raconte volontiers l'histoire suivante : elle vit très heureuse à la campagne avec son mari qui dirige une grande usine.» Tout va bien, tout est épatant, c'est formidable ! «Elle n'a qu'à se louer des égards et prévenances que son mari a pour elle. Ils ont fait un mariage d'amour, il y a trente ans et, depuis le jour du mariage, nulle discorde, aucun motif de jalousie ne sont venus troubler la paix du ménage. » Ce n'est pas épatant ? «Ses deux enfants sont bien mariés et son mari, voulant remplir ses devoirs de chef de famille jusqu'au bout, ne consent pas encore à se retirer des affaires. Mais un fait incroyable, à elle-même incompréhensible, s'est produit, il y a un an. Elle n'hésita pas à ajouter foi à une lettre anonyme qui accusait son excellent mari de relations amoureuses avec une jeune fille. Depuis qu'elle a reçu cette lettre, son bonheur est brisé. Une enquête un peu serrée révéla qu'une femme de chambre que cette dame admettait peut-être trop dans son intimité poursuivait d'une haine féroce une autre jeune fille qui, étant de même extraction qu'elle, avait infiniment mieux réussi dans la vie. Au lieu de se faire
5. Payot, p. 297, Gallimard, p. 318.
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Séminaire du 14 mars 2002 domestique, elle avait fait des études qui lui avaient permis d'entrer à l'usine du mari en qualité d'employée. La mobilisation ayant raréfié le personnel de l'usine — nous sommes là dans les années 1915 — cette jeune fille avait fini par occuper une belle situation. Elle était logée à l'usine même, ne fréquentait que des Messieurs, et tout le monde l'appelait Mademoiselle. Jalouse de cette supériorité, la femme de chambre était prête à dire tout le mal possible de son ancienne compagne d'école. Un jour, sa maîtresse — cette brave dame de cinquante-trois ans — lui parle d'un vieux monsieur qui était venu en visite et qu'on savait séparé de sa femme et vivant avec une maîtresse. Et notre malade ignore ce qui la poussa à ce propos à dire à sa femme de chambre qu'il n'y aurait pour elle rien de plus terrible que d'apprendre que son bon mari avait une liaison. Le lendemain, elle reçoit par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui était annoncé, d'une écriture déformée, la fatale nouvelle.»
Avouez que Freud, c'est toujours délicieux... «Elle soupçonna aussitôt que cette lettre était l'œuvre de sa méchante femme de chambre car c'était précisément la jeune fille que celle-ci poursuivait de sa haine qui était accusée d'être la maîtresse du mari. Mais bien que la patiente ne tardât pas à deviner l'intrigue, et qu'elle eût assez d'expérience pour savoir combien sont peu dignes de foi ces lâches dénonciations, cette lettre ne l'en a pas moins profondément bouleversée. Elle eut une crise d'excitation terrible, et envoya chercher son mari auquel elle adressa dès son apparition les plus amers reproches. Le mari accueillit l'accusation en riant et fit tout ce qu'il put pour calmer sa femme. Il fit venir le médecin de la famille et de l'usine qui joignit ses efforts aux siens. L'attitude ultérieure du mari et de la femme fut des plus naturelles, la femme de chambre fut renvoyée, mais la prétendue maîtresse — la jeune fille qui travaille dans l'usine — resta en place. Et depuis ce jour, la malade prétendait souvent qu'elle était calmée et ne croyait plus au contenu de la lettre anonyme, mais son calme n'était jamais profond ni durable, il lui suffisait d'entendre prononcer le nom de la jeune fille ou de rencontrer celleci dans la rue pour entrer dans une nouvelle crise de méfiance, de douleur et de reproches.»
Telle est l'histoire de cette brave dame.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui «Il ne faut pas posséder une grande expérience psychiatrique pour comprendre que contrairement à l'autre malade nerveux, elle était plutôt encline à atténuer son cas, ou comme nous le disons, à dissimuler, et qu'elle n'a jamais réussi à vaincre sa foi dans l'accusation formulée dans la lettre anonyme.» Donc Freud reconnaît parfaitement qu'elle a beau se présenter comme quasi-normale, en réalité, elle y croit, elle y croit dur comme fer ! Là il y a un paragraphe qui ne nous intéresse pas, dans ce chapitre, il compare la psychiatrie à la psychanalyse, il y a là un développement sans importance sur la psychiatrie qui va invoquer des motifs héréditaires. «Mais, dit-il, pouvons-nous attendre davantage de la psychanalyse que de la psychiatrie dans l'étude de ce cas ? Certainement ! Et j'espère pouvoir vous montrer que même dans un cas aussi difficilement accessible que celui qui nous occupe, elle, la psychanalyse, est capable de mettre au jour des faits propres à nous le rendre intelligible. Veuillez d'abord, dit Freud, vous souvenir de ce détail, insignifiant en apparence, qu'à vrai dire la patiente a provoqué la lettre anonyme, point de départ de son obsession. N'a t-elle pas notamment dit, la veille, à la jeune intrigante que son plus grand malheur serait d'apprendre que son mari a une maîtresse ? En disant cela, elle avait suggéré à la femme de chambre l'idée d'envoyer la lettre anonyme. L'obsession devient ainsi dans une certaine mesure indépendante de la lettre, elle a dû exister antérieurement chez la malade à l'état d'appréhension (ou de désir?). Ajoutez à cela les quelques petits faits que j'ai pu dégager à la suite de deux heures d'analyse.» I l a vu, en tout, cette femme pendant deux heures, il Ta reçue pendant deux heures. « La malade se montrait très peu disposée à associer, elle prétendait qu'elle n'avait plus rien à dire et, au bout de deux heures, il a fallu cesser l'expérience, la malade ayant déclaré qu'elle se sentait tout à fait bien et qu'elle était certaine d'être débarrassée de son idée morbide. Il va sans dire que cette déclaration lui a été dictée par la crainte de me voir poursuivre l'analyse mais, au cours de ces deux heures, elle n'en a pas moins laissé échapper quelques remarques qui autorisèrent, qui imposèrent même une certaine interprétation projetant une vive lumière sur la genèse de son obsession. Elle éprouvait elle-même un profond
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Séminaire du 14 mars 2002 sentiment pour un jeune homme, pour ce gendre sur les instances duquel je m'étais rendu auprès d'elle. De ce sentiment, elle ne se rendait pas compte, elle en était à peine consciente. Vu les liens de parenté qui l'unissaient à ce jeune homme, son gendre, son affection amoureuse n'eut pas de peine à revêtir le masque d'une tendresse inoffensive. Or, l'affection qu'elle éprouvait était trop monstrueuse et impossible pour être consciente, elle n'en persistait pas moins à l'état inconscient et exerçait ainsi une forte pression. Il lui fallait quelque chose pour la délivrer de cette pression et elle dut son soulagement au mécanisme du déplacement qui joue si souvent un rôle dans la production de la jalousie obsédante. Une fois convaincue que si elle, vieille femme, était amoureuse d'un jeune homme, son mari en revanche avait pour maîtresse une jeune fille, elle se sentit délivrée du remords que pouvait lui causer son infidélité. L'idée fixe de l'infidélité du mari devait agir comme un baume calmant appliqué sur une plaie brûlante. Inconsciente de son propre amour, elle avait une conscience obsédante allant jusqu'à la manie du reflet de cet amour, reflet dont elle retirait un si grand avantage. Tous les arguments qu'on pouvait opposer à son idée devaient rester sans effet, car ils étaient dirigés non contre le modèle, mais contre son image réfléchie, celui-là communiquant sa force à celle-ci et restant caché, inattaquable, dans l'inconscient.» Dans cette très jolie histoire, dans cette étude, Freud fait du mécanisme de la projection le ressort de cette jalousie délirante. Il est clair que nous ne pouvons aucunement nous en satisfaire et cela pour des raisons où justement la topologie, la référence à la topologie peut nous éclairer, nous venir en aide. Cette histoire, c'est un graphe, ce qui se passe entre les personnages, le mari, la jeune fille, cette femme, la femme de chambre, la fille de cette malade dont on ne parle pas, son gendre... Il y a là un réseau. Alors vous écrivez sur votre papier ce réseau, et puis à partir de là, vous vous mettez à tracer des flèches et la façon dont elles vont venir réunir, rassembler les membres de ce réseau. Au départ vous trouvez la jalousie de la femme de chambre pour sa copine qui a mieux réussi qu'elle. C'est ce qui se trouve en réalité au départ de cette affaire, c'est dans le contexte de la relation de cette femme avec sa femme de chambre que vient s'inscrire la remarque que si elle
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui avait à être jalouse de son mari, ce serait l'événement le plus dramatique de sa vie. Or les références que nous avons nous permettent d'insister pour décortiquer le cas et faire ressortir le point que Freud laisse de côté et qui est le point essentiel, pourquoi cette jalousie est-elle aussi obsédante ? Car au fond, ce n'est pas un problème qu'elle soit jalouse, le problème, c'est qu'elle ne pense qu'à cela qui occupe tout le champ de sa conscience, toute sa vie, au point que le gendre qui en a marre l'amène à Freud parce que, dit-il, elle rend la vie impossible à tout le monde. C'est quand même là le vrai symptôme, pourquoi ne peut-elle pas se détacher de ce que pourraient être des sentiments de jalousie banals, conventionnels, ordinaires ? Quel est le dispositif que nous avons dans ce réseau ? Nous avons un dispositif en miroir, où c'est l'autre qui se trouve posséder ce que je voudrais, ce que du même coup, je désirerais. Pour la femme de chambre, c'est sa copine qui a ce qu'elle désirerait et du même coup, pour la patiente, ce serait le mari qui se trouverait en position d'avoir une jeune maîtresse, comme elle-même pourrait éventuellement désirer ce qu'elle n'a pas, de la part du jeune homme, ce brillant jeune permissionnaire que représente son gendre. Disposition en miroir où c'est l'autre qui possède l'objet de mon désir, avec toute l'ambiguïté bien connue d'ailleurs dans toutes les manifestations de la jalousie, où l'homosexualité constitue une alternative toujours possible, toujours évocable. Aussi bien, ne serait-elle pas jalouse de son mari de pouvoir éventuellement avoir des relations avec cette jeune fille aussi brillante ? Sa fille dont on ne parle pas dans l'affaire, n'est-ce pas d'elle dont elle est jalouse dans la mesure où sa fille est l'heureuse élue de cet officier? Disposition en miroir où c'est l'autre qui possède l'objet du désir et qui prend sa force du fait que ce dispositif est constitutif de la genèse du désir. Je désire ce que l'autre a, ce dont le désir de l'autre se satisfait, le petit autre d'abord. C'est ce qui organise mon propre désir, c'est l'autre qui a ce que je désire et il l'a, soit parce qu'il le possède, soit parce que c'est l'instrument qui lui permet, je dirais, d'agir. Puissance ici de la jalousie dans ce qui est cet affrontement régi par ces espaces plans dont je vous parlais tout à l'heure, moi contre moi, moi idéal ï(a) contre i(a). C'est l'autre dans le miroir qui l'a, et la symétrie
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Séminaire du 14 mars 2002 mise en place dans ce réseau est à cet égard suffisamment évocatrice pour nous éclairer sur le fait qu'il n'y a pas de recours, pas d'issue, pas de dialectisation possible à l'intérieur de ce mécanisme, si ce n'est celui du culte rendu à la privation et à la frustration. Dans le dispositif lui-même, aucune porte de sortie, aucun moyen d'en sortir. Qu'allez-vous lui proposer pour en sortir ? Dans la genèse psychique, au cours de l'évolution psychique, la sortie qui s'est faite — elle ne se fait pas toujours, car il y a bien des existences, en particulier féminines, qui restent constituées autour, accrochées, organisées sur ce dispositif où dominent la frustration et la privation et où c'est l'autre, le petit autre idéal qui possède ce dont je suis privé — dans la genèse psychique, la seule sortie possible s'est faite par cette référence tierce et quaternaire, mais tierce d'abord, à un grand Autre. Je vous renvoie ici au schéma L de Lacan qui vient soulager la tension dans le couple aa', par la référence à un grand Autre qui introduit un point d'interrogation sur ce qu'il en est de cet objet ici désiré. Puisque, après tout, est-ce le vrai, est-ce le bon ? Car il y a dans la jalousie cette idée que l'autre possède le vrai, référence au grand Autre en tant qu'il vient interroger la qualité de cet objet et, sur le même axe en retour, met en place un sujet qui peut interroger son désir sans être enfermé dans la dualité constituée par sa confrontation avec le moi idéal, possesseur, lui, de l'objet, du véritable objet de la jouissance, l'objet a. L'évocation que fait ici Freud du mécanisme de la projection, au moment où il l'introduit, constitue évidemment un énorme progrès par rapport aux interprétations propres à la psychiatrie. Évidemment, sur une jalousie, que peut-elle dire ? Mais premièrement elle n'est pas, n'est en aucun cas suffisante et, d'autre part, elle est sans issue si nous ne sommes pas en mesure de défaire ce qu'impose cet imaginaire de l'espace plan, cet affrontement duel, de le défaire par le biais de références tierces et quaternaires qui appellent, invitent à un autre espace. La topologie, c'est la théorie mathématique des surfaces, dont fait partie aussi, bien entendu, l'espace plan. Or l'inconscient, on l'a vu en analysant les rêves, c'est un réseau, ce n'est qu'un tissu, ce n'est qu'une surface, et organisée autour d'un nombril, c'est-à-dire un trou. Avec donc cette question que j'essaie d'illustrer pour nous par cette analyse de ce que nous propose là Freud, dont nous voyons aussitôt les limites qui
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui persistent aujourd'hui pour de très nombreux analystes. Que faites-vous dans un cas comme celui-là? Comment traitez-vous un cas comme celui-là ? Comme vous le remarquerez, j'ai laissé sous silence ce qui reste la question majeure, pourquoi cette affaire occupe-elle tout le champ de la conscience ? Pourquoi cela ne la lâche-t-il pas ? Ce que Freud va noter tout de suite, elle a beau minimiser, dire qu'elle va bien, elle y croit dur comme fer. Pourquoi est-ce que ça n'arrête pas ? Eh bien, il y a là aussi une réponse possible et qui est pour nous essentielle, c'est qu'elle pense, elle est persuadée, elle est dans le domaine de la certitude d'avoir trouvé la vraie cause. Et quand on a trouvé la vraie cause, il se produit ce phénomène très bizarre, c'est tellement vrai que ça ne vous lâche plus, c'està-dire que la pensée est désormais alimentée par cet étrange moteur que constitue la vraie cause, vous ne pouvez plus rien penser qui ne soit ordonné par ce qui est la vraie cause. On le voit très clairement dans ce dispositif, cette vraie cause est pour elle celle d'une privation, celle d'une frustration, là où nous pouvons sans doute le mettre en hypothèse, là où elle espérait une castration, c'est-à-dire ce qui serait venu organiser son désir à l'égal de celui de son mari ou de celui de son gendre. Annulant tout ce qui fait cause, la castration, du même coup, renvoie à l'incertitude créatrice, créatrice de la pensée, et au mouvement possible de la pensée. Donc la petite taupe que j'évoquais tout à l'heure nous sert sans doute, malgré nos résistances, malgré nos réticences à imaginer cet espace, je vais me servir d'un mot, "déshumanisé". C'est l'espace organisateur de l'humanisation, mais où cependant la bonne forme, la forme idéale, celle qui nous réconforte sur le sentiment profond d'inexistence qui nous habite, cette bonne forme, la bonne bouille, fait défaut. Si elle fait défaut, et ça on le verra sans doute à l'occasion de cette Journée, c'est justement la condition pour que, peut-être, la partie puisse ne pas toujours être perdue. Mais on verra de quelle façon, pour que le désir soit peut-être autre chose que l'effet de concurrence qui se trouve aujourd'hui définitivement constituer son assise, de concurrence, d'agressivité, de jalousie, de conflit, et évidemment d'impossibilité à penser quoi que ce soit d'autre. Voilà ! À la prochaine !
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Séminaire XVI du 21 Mars 2002
A
u titre de ce qui n'est même pas un intermède, je vais vous proposer ce soir quelques réflexions qui viennent d'autant mieux que cette question, objet d'un certain nombre de travaux actuels dans notre groupe, est remarquablement absente dans cette Introduction à la psychanalyse. Or il se trouve qu'elle est essentielle, non seulement en ce qui concerne notre organisation subjective, mais également en ce qui concerne la direction de la cure, et la fin de la cure. Il est donc assez admirable, après tout, de constater que, dans cette Introduction à la psychanalyse, et pour des raisons que l'on peut penser liées à son embarras - nous sommes en 1915 -, cette question que je commence à évoquer pour vous, Freud la reprendra dix ans plus tard avec Massenpsychologie1. Cette question, c'est celle de l'identification. Cette question de l'identification, certains d'entre nous la travaillent afin de mettre au point le numéro qui doit paraître de La Célibataire, revue pour laquelle j'avais préparé un texte qui, à vrai dire, quand je suis arrivé à son terme, m'a plutôt effrayé. Je me suis mis à en avoir peur, de telle sorte qu'avec sans doute certaine sagesse, je l'ai moi-même écarté. Mais comme nous sommes là dans l'intimité... vous allez avoir droit à ces remarques exclusives, autocensurées et interdites, sur la question de l'identification.
1. S. Freud, Essais de psychanalyse', Payot, nellc éd. 1989, p. 167, «L'identification».
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Pour introduire a la psycbanalysey aujourd'hui Dans le chapitre vu du texte qui porte le titre « Psychologie collective et analyse du moi », Freud fait cette remarque fondatrice, fondamentale, de constater qu'il y a une espèce d'identification primaire au père, qui se fait très vite, dès la naissance, et qui est une sorte de préalable, une sorte de préliminaire, sans doute matrice des identifications à venir et détaché de tout contexte œdipien. Il y a au départ, souligne Freud, une espèce d'identification originelle au père. Les deux autres identifications dont il parle dans ce chapitre sont complètement différentes, puisque l'une est hystérique, celle des identifications collectives dans l'hystérie, le partage des symptômes dans une collectivité de jeunes filles, ou encore cette identification, déjà plus intéressante, à l'objet perdu. Donc, premier état de la question, cette identification primordiale au père. Pour l'aborder sereinement, nous fait défaut le séminaire de Lacan qu'il n'a pas tenu sur Les noms du père. Mais cela ne nous empêche pas, bien entendu, d'avancer notre propre réflexion, à partir de ce que nous tirons de notre pratique sur la question, identification au père, en tant qu'elle témoigne qu'une étape primordiale, essentielle dans la constitution, dans le développement de la psyché est l'isolement du réfèrent phallique par l'enfant — qu'il soit garçon ou fille, dans cette étape-là, il n'y a pas de différence — isolement du réfèrent phallique en tant que son trait, l'un des traits perceptibles par l'enfant, va être retenu comme constitutif de sa propre identité, de sa propre appartenance. Ce n'est pas l'objet de ce soir, mais il faudra peut-être y consacrer des rendez-vous de travail particuliers. Le problème va se complexifier pour la petite fille qui, après une étape, a le sentiment qu'elle est lâchée, qu'elle est abandonnée, qu'on la laisse tomber à partir de cette identification première qu'elle a réalisée comme le petit garçon. Autrement dit, elle ne peut pas ostensiblement, publiquement, collectivement, s'en réclamer comme lui. En tout cas, c'est bien le message qui lui est envoyé. Mais laissons cette complexification et restons à ce cas premier de l'identification au réfèrent phallique en tant que l'enfant l'a repéré chez le père. Cette identification va être essentielle pour le devenir de cet enfant. Je passe sur toutes les perturbations qui peuvent se produire pour lui quand les conditions familiales ou de milieu viennent à changer.
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Séminaire du 21 mars 2002 J'ai vu l'autre jour chez moi un enfant de trois ans que l'on m'amenait, pour ce symptôme aujourd'hui devenu brusquement épidémique qui est î'hyperactivité. À l'école, en maternelle, la maîtresse a des problèmes avec ce gosse qui est très intelligent et qui ne peut pas s'empêcher d'être en mouvement en permanence, y compris chez moi, dans une espèce de dépense cinétique et motrice assez impressionnante et qui devait sûrement être épuisante, avec des gestes qui n'étaient pas tous forcément coordonnés, qui impliquaient aussi bien les mouvements du tronc par exemple, dans des phénomènes d'enroulement moteur sur lui-même, qui évidemment impressionnent. Je ne lui ai pas prescrit de la Ritaline tout de suite... Mais ce qui apparaissait aussitôt, évidemment, à l'histoire, c'est que cet enfant n'avait pas de place. Voilà! Ce n'est pas très compliqué. Du fait de son histoire familiale, il n'avait pas de place où subjectivement se tenir, il n'avait pas de place, d'index auquel il aurait pu subjectivement s'attacher, s'identifier. Ainsi il était livré, à trois ans, à la contrainte d'avoir à se faire luimême. Cette motricité avait également le sens d'une espèce de travail permanent pour manifester une maîtrise de l'espace et d'autrui, et je dois dire qu'il s'est livré chez moi à des exercices physiques qui m'ont impressionné, à sauter dans l'escalier en franchissant plusieurs marches... il était évidemment très content, il regrimpait, et c'était vraiment de l'ordre de l'exploit, de l'épreuve à réaliser, à surmonter pour justement, je dis bien, arriver à se faire lui-même. Donc cette identification première, en tant qu'essentielle, ne va pas quitter, dans le meilleur comme dans le pire des cas, ne va pas quitter le sujet, avec des effets dont on n'a pas, semble-t-il, mesuré toutes les conséquences. Si on ne les a pas mesurées, c'est bien évidemment lié à la fois à l'effet salutaire, salvateur, organisateur de cette première identification, mais aussi, bien entendu, au respect que nous avons pour cette instance, y compris lorsqu'elle est représentée par l'imagerie phallique, au respect que nous avons pour cette instance qui garantit et qui organise la vie. Or si vous y prêtez un peu d'attention, vous êtes obligé de constater que cette instance est à la fois organisatrice du développement psychique et garante de la vie et qu'elle est en même temps criminogène. C'est ça qui est surprenant, criminogène! Comment peut-on dire une chose
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui pareille ? Effectivement, ne vaut-il pas mieux filer le papier à la poubelle au lieu de l'envoyer à l'imprimeur? Criminogène? Criminogène de quelle façon ? L'ennuyeux, c'est que cela opère dans toutes les directions, d'abord à l'égard de cette instance elle-même, représentée dans la vie psychique par le père mort et avec la culpabilité qui se trouve ordinairement attachée à ce meurtre que les fils auraient commis sur le père pour pouvoir exercer leur activité sexuelle, cf. Totem et Tabou. Que veut dire "le père mort" ? "Mort", c'est une métaphore. Qu'estce que nous qualifions par ce terme de "mort"? Qu'appelons-nous mort? C'est extrêmement simple. Nous appelons mort précisément tout ce qui dans le champ de la réalité se trouve privé de l'activité sexuelle, des possibilités sexuelles, pas besoin pour cela que l'activité sexuelle soit effective, mais en tout cas privé de l'aptitude toujours possible à l'activité sexuelle. C'est ce dont nous disons que c'est mort. Il est évident qu'une pierre, que le minéral, c'est mort. Comment pouvons-nous le dire de ce père ? Si ce n'est justement que la place qu'il vient prendre dans le réel, hors du champ de la réalité — celle de l'ancêtre fondateur, mythique ancêtre fondateur — la place qu'il vient prendre dans ce lieu, pour « notre mythe religieux à nous », signifie qu'il est privé d'activité sexuelle. Je dis «notre mythe religieux à nous » parce que je n'ai pas besoin de vous rappeler que, par exemple, les Grecs avaient toutes facilités pour situer leurs dieux dans le réel et que ceux-ci menaient plutôt joyeuse vie, de même pour les Romains. C'est donc une affaire qui nous est vraiment très personnelle, et qui date de notre religion. Il est donc privé d'activité sexuelle, ce père, en tant que justement il l'a laissée à ses enfants, il l'a distribuée à ses enfants au prix d'être lui-même châtré, châtré par amour pour ses enfants et, du même coup, mort. Vous savez combien, dans les mythes, avoir tué le père est proche de l'avoir châtré, et à la limite, ça ne se sépare pas. Donc quand je parle d'effet criminogène, je dirais que le premier qui est là présent est celui de ce crime abominable, de cette culpabilité abominable qu'endossent les fils du fait de devoir leur vie et de devoir leur sexe à ce meurtre qu'ils auraient commis sur le père. Je ne vais pas m'engager dans des digressions là-dessus, mais je peux
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Séminaire du 21 mars 2002 vous dire que dans les mouvements collectifs que l'on peut voir s'opérer autour des vieux quand ils se trouvent justement chefs de bande, ou chefs de collectivités, ou chefs d'école, etc., il est de la plus grande banalité de constater la permanence de ce vœu chez les fils, que l'ancien, là, évacue, afin que les fils puissent enfin s'en donner à cœur joie ! Comme si tant qu'il était là, leur cœur se trouvait réprimé, constricté, limité. Je vous dis cela pour souligner, simplement, vous rappeler la banalité, la permanence banale de ce mouvement dans la psyché. Combien de fois, j'ai pu le voir ou l'entendre autour de Lacan, par exemple, du genre « déménage ! afin que nous puissions enfin déconner tranquillement ! » Lacan ne le prenait pas mal d'ailleurs, ça ne l'impressionnait pas tellement. En tout cas, première manifestation qui, comme vous le voyez, est bien criminelle. Mais la deuxième ne l'est pas moins, et me paraît même, par ses conséquences, plus grave. Celui qui s'identifie ainsi aboutit à quoi ? Tout simplement à annuler sa subjectivité. Car l'identification réussie veut qu'elle ne supporte aucune division, que le fils y soit tout entier. Évidemment, c'est une vue idéale, mais pas toujours... Il y a tous ces mouvements collectifs que nous voyons où les fils manifestent à l'évidence qu'ils y sont tout entiers et effectivement, jusqu'à la mort, c'est même ce qu'ils demandent ! Donc pour celui qui est là le sujet de cette identification, celle-ci implique justement sa disparition en tant que sujet. Cela veut dire simplement que sa parole est déjà devant lui, écrite à l'avance, et qu'il n'a rien d'autre à faire dans l'existence qu'à réciter, qu'à être le récitant du rôle qui lui est prescrit et à appliquer les règles morales qui sont inhérentes à cette identification. C'est dire que cette identification soulage admirablement de l'angoisse, et au contraire investit ses tenants de la certitude, du sentiment du bien-fondé, du sentiment du droit, de la légitimité, et évidemment dispense et libère de tout travail personnel de réflexion et d'analyse, il n'y a qu'à se laisser collectivement porter et mener. En dehors donc de ces appels, dont je soulignais qu'ils pouvaient périodiquement se poursuivre dans des circonstances historiques particulières, appels à ce que le fils vienne effectivement, dans la réalité, mourir pour le père, il y a comme je viens de le dire, de toute façon, cette
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui oblitération subjective, ce dédain porté à la subjectivité au profit du respect porté ainsi à ce qui est là demandé et attendu. Au cours de cette Journée sur la topologie, a été posée la question du message que le sujet reçoit de l'Autre sous une forme inversée. Dans les cas les plus simples et les plus fréquents, le message que le sujet reçoit de l'Autre sous une forme inversée, c'est de venir s'inscrire au titre de fonctionnaire dans le sexe et la mort. Voilà ! Et s'il fait son boulot de fonctionnaire — fonctionnaire puisqu'à la limite, ce n'est pas pour lui qu'il le fait, ce n'est pas pour lui qu'il vit, c'est pour la pérennité de l'idéal, pour assurer la pérennité de l'ancêtre — il pourra s'estimer avoir une conscience tranquille, être en paix comme on dit, avec lui-même, c'est-à-dire avec l'idéal. Donc deuxième effet de meurtre mais celui-là sur le sujet. Troisième effet qui n'est pas moins délicat, c'est évidemment la récusation de Paltérité car, dans ce dispositif, Paltérité constitue une offense, en tant que telle, au pouvoir qu'aurait le père de fonder une réalité homogène, c'est-à-dire marquée sur toute son étendue par justement son empreinte, son signe. Je ne parle même pas ici de l'étranger, je parle de Paltérité en tant qu'elle suffit pour constituer un lèse-idéal. Ce qui fait que ce type si ordinaire d'identification amène inévitablement à récuser non seulement ce qui est étranger (laissons ça tomber, ce n'est même pas la peine de le dire !) mais également Paltérité, c'est-à-dire d'abord d'exiger de la femme qu'elle participe pleinement, que son engagement soit entier dans le partage des tâches que cet idéal commande, et donc un refus d'accepter ce qu'il pourrait en être de son altérité. L'exigence est ici d'une homogénéisation. Le terme d'homo dit bien ce qu'il veut dire, qui fait d'elle, là aussi, dans les cas les plus ordinaires, une fonctionnaire — dans le champ, dans le domaine qui lui est réservé, celui de la maternité. Donc cette situation étrange de constater que nous sommes, dans le meilleur des cas, constitués, référencés par une instance criminogène, c'est-à-dire qui met le meurtre, que ce soit celui d'autrui ou celui de la subjectivité au centre de sa visée, de son objectif, et que nous estimons ce type de salut, ce type de sauvegarde, absolument normal, nous estimons évidemment que c'est la norme. Là aussi, c'est bien le cas de dire que c'est la norme, puisque c'est ce qui a à être partagé par tous. Comme vous le voyez, la question de l'identification est pour nous
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Séminaire du 21 mars 2002 centrale non pas seulement pour les considérations hygiénistes que je suis en train d'évoquer, mais par le fait que dans la mesure où elle est mise en cause par le transfert, la question est évidemment de savoir ce que l'analyste va lui trouver comme réponse. Et ce n'est pas moi qui vais ici vous rappeler combien justement les analystes freudiens ne sont pas arrivés à se sortir de cette affaire. Freud le premier, pas davantage... J'ai déjà plusieurs fois raconté de quelle manière il a essayé de s'en sortir avec son Moïse et le monothéisme2. Je ne vais pas reprendre ça encore, mais il a essayé de casser cette idée d'une filiation directe entre le fils et l'ancêtre imaginaire en essayant de montrer qu'à l'origine, il y a une hétérogénéité, voire une étrangeté entre ce père mythique et ses enfants. C'est ce qu'il a tenté au moment où les carottes étaient déjà cuites, en 1939. Tout commençait à péter en Europe, et de toutes façons, ce n'est pas son bouquin qui allait renverser le cours des passions. Freud, donc, ne s'en est pas tiré. La question de l'identification terminale, en fin de cure, est restée parfaitement en suspens. Lacan en parle à tant de reprises, et pour venir à marquer combien celle explicitement formulée par Balint de l'identification à l'analyste pouvait paraître abusive et saugrenue. Est-ce tout ce que l'analyste a à offrir à son patient, de s'identifier à lui-même comme s'il était, lui l'analyste, le modèle d'une humanité réussie ? Donc je ne saurais qualifier autrement que de sensationnelle la façon dont Lacan essaie de traiter cette question, et manifestement sans arriver à la résoudre, puisque justement on peut dire que l'état qu'a manifesté l'École Freudienne après la mort de Lacan a témoigné dans les faits que la question pour ses membres de leur identification n'était sans doute pas parfaitement résolue... Néanmoins, il est avéré que la procédure de la passe qu'il a tentée, tournait autour de la recherche d'une possible sortie honorable pour les analystes, de cette affaire. Là-dessus, dans ce contexte que je vous rappelle, a eu lieu cette Journée dont je vous parlais la dernière fois, consacrée à la topologie. Justement le maniement, l'engagement dans cette mathématique est agencé essentiellement par Lacan pour tenter de répondre à la question
2. S. Freud, Uhomme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Gallimard, 1986.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui de savoir s'il est possible, pour des raisons qui ne seraient pas d'ordre simplement éthique mais de structure, de permettre à l'analysant une sortie de la cure qui ne l'encombre pas et ne le pétrifie pas, qui ne le mortifie pas avec l'indexation à ce qui serait soit le même réfèrent que celui de départ, soit celui qu'à l'occasion il se serait construit dans l'opération analytique et maintenant lui servirait de support. C'est pourquoi la question de la topologie est la tentative de donner une solution conforme à une possible représentation de la structure, de donner une solution à cette instance qui, dans le grand Autre, nous semble la condition nécessaire au maintien de notre unité. Est-il possible donc que de ce genre d'opération, l'analyste au moins puisse se dispenser ? Un analyste peut-il fonctionner sans avoir besoin de prendre appui dans le champ de l'Autre sur un idéal, imaginé valider son action ? Ou bien son action ne Pamène-t-elle pas à concevoir le caractère justement imaginaire de cette instance qui fonctionne comme idéal et qui invite l'analyste à ne s'autoriser que de lui-même «et de quelques autres», comme l'ajoute Lacan ? C'est la question qui chemine depuis la bande de Môbius dont je vous soulignais qu'elle avait pour particularité de nous soulager du caractère tellement obsédant, et limité, et itératif, et ennuyeux de l'espace euclidien, avec la distribution que j'évoquais pour vous à cette occasion, le haut, le bas, le droit, le gauche, le devant, le derrière, le présent, le caché, enfin toute cette mentalité primitive que supporte le plan euclidien. Donc y substituer le type d'espace qui pourrait être celui qui s'imagine — car le plan euclidien, c'est aussi un effet de l'imaginaire, c'est avant tout un effet de l'imaginaire — le type d'espace qui s'imagine à partir de la physiologie du signifiant. Puisque la bande de Môbius, on en parlait à l'occasion de cette Journée, implique, dans la mesure où elle est au départ détachée du cross cap, la chute. Elle porte avec elle la chute de l'objet a spécifique de la physiologie du signifiant, et elle témoigne que l'érotisation de la lettre, de la lettre qui est unterdruckt, que cette érotisation concerne cette lettre en tant qu'elle appartient à l'autre côté, mais à la même face, elle n'est pas cachée, elle est de l'autre côté mais sur la même face que celle qui porte le message conscient. Autrement dit, que ce qui est inconscient ne va pas se nicher dans les dessous. Dans ce texte de Y Introduction, Freud reprendra la métaphore spa-
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Séminaire du 21 mars 2002 tiale, parlant de "l'antichambre", l'inconscient comme antichambre de la conscience et entre les deux, un gardien qui s'appelle le préconscient. C'est charmant évidemment, c'est sympathique, mais malheureusement cette distribution de l'espace, le petit appartement sympa avec une antichambre, un salon et entre les deux le gardien qui surveille pour que tout se passe bien... Car vous le savez et Lacan le développe tellement à propos du tableau des Ménines de Velâzquez, la perspective vient parfaitement s'inscrire dans le plan euclidien sous la forme de ce point à l'infini qui organise le monde des représentations avec toutes les déformations propres à l'effet perspectif. Autrement dit, ce qui se trouve dans le champ de la réalité peut avoir une représentation parfaitement déformée mais elle se trouve néanmoins entièrement fondée par ce point à l'infini qui donne, qui fonde la validité de ces figurations, qui en donne la certitude. Or, depuis cet espace môbien, jusqu'au plan projectif que constitue le cross cap, comme je l'ai fait remarquer lors de cette journée, celui-ci se substitue à ce point à l'infini, qui est habituellement imaginé comme habité par le regard divin (et quelles que soient les cultures, qu'elles soient maghrébines ou de ce côté-ci de la Méditerranée, c'est quand même l'œil qui là nous fixe, nous surveille, nous observe) ; eh bien, le cross cap vient donner là au regard sa véritable nature qui est celle de n'être nullement là où vous pensiez que venait se nicher un regard divin. Ce qu'il y a là, ce n'est que cet objet, cet objet a qu'une opération est venue détacher. Je souligne encore la remarquable et inattendue laïcisation de l'opération engagée à cette occasion par Lacan. Quant à la bouteille de Klein, qui était la troisième figure étudiée à l'occasion de ces Journées, le problème essentiel était celui du type de coupure opéré sur la bouteille, puisque selon son type, la coupure pouvait avoir des effets complètement différents. Alors, me direz-vous, une coupure ? Qu'est-ce que cette coupure dont Lacan joue d'ailleurs, et déjà avec la bande de Môbius ? On n'opère pas dans l'analyse avec une bande de papier, et un petit ciseau... Qu'est-ce que cette curieuse analogie ? Cette coupure ne nous intéresse que dans la mesure où, si vous voulez être conséquents avec vous-mêmes, il faut que vous puissiez répondre des effets propres à l'interprétation. Comment une interprétation agit-elle quand elle agit ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Dans ce texte de Freud, Y Introduction à la psychanalyse, vous voyez tout de suite de quelle manière pour lui l'interprétation est venue s'organiser et de quelle façon elle est venue fourvoyer l'issue possible. L'interprétation, c'est donner le sens du symptôme. Freud est très content, et on le comprend, de montrer que si le rêve a un sens, si le lapsus ou les actes manques ont un sens, le symptôme se laisse déchiffrer de la même manière que ces autres formations de l'inconscient et qu'il a luimême un sens à l'égal des autres, à l'égal du rêve, à l'égal du lapsus, à l'égal de l'acte manqué. Freud en cette occasion ne souligne pas que ce sens propre, qui peut être déchiffré dans le symptôme, illustre le fait que le symptôme est constitué de la même étoffe que rêve, acte manqué, lapsus, etc., de cette étoffe qui est celle du langage. C'est bien pour ça que le symptôme peut avoir un sens. Mais Freud ne disposait pas ou ne voulait pas, peu importe ! ne disposait pas de l'outillage linguistique lui permettant de s'engager sur ce chemin, encore qu'il ait commencé sa carrière par un ouvrage sur l'aphasie, c'est dire que les problèmes du langage l'ont captivé très tôt. Mais il abordait la question d'un point de vue de neurologue. Freud donc nous dit qu'interpréter un symptôme, c'est lui donner son sens, les symptômes ont un sens, il ne faut pas les prendre pour des manifestations qui seraient d'ordre purement mécanique, dégénératif, biologique, ce que vous voudrez, ils ont un sens. Vous le donnez au patient et le symptôme s'évanouit. La prise de conscience du sens du symptôme le guérit. Il est avéré tout du long que, malheureusement, il n'en est rien. Vous pouvez toujours interpréter à un patient le sens de son symptôme, dans le meilleur des cas, il peut trouver ça amusant, et dans l'autre cas, il se dit que vous êtes un peu... un peu trop travaillé par vos théories, et que vous manquez de distance. Je vous renvoie aux Cinq psychanalyses3 de Freud, il y en a quatre qui relèvent de sa propre pratique. Vérifiez pour voir si à un seul endroit vous voyez qu'une interprétation de Freud a eu un effet salvateur, vérifiez-le. Et ce que je vous dis est (comme d'habitude) tellement vrai que, lorsque vous reprenez cette Introduction, vous
3. S. Freud, Cinq psychanalyses, P.U.F., 1967.
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Séminaire du 21 mars 2002 voyez combien après avoir avancé la possibilité de ce geste thérapeutique, il accumule des pages pour vous expliquer que, malheureusement, ce n'est pas si facile parce que le malade résiste, parce qu'il refoule, il continue de refouler. Il en arrive à dire : il y a plusieurs sortes de savoirs, plusieurs niveaux de savoir. Il peut savoir, et puis cela ne lui fait rien, ça ne change rien. Donc là aussi vous avez, à la suite de Freud et surtout à la suite de Lacan, puisque c'est bien lui qui a reposé la question des modalités du pouvoir de l'interprétation, à vous interroger sur la manière dont une interprétation pourrait avoir un effet qui vienne modifier la donne névrotique. Comment ? La démarche lacanienne consistait justement à s'écarter de ce qui était interprétation par le sens donné. Il n'empêche que nous puissions, les uns et les autres, ne pas y résister et être là-dedans. Mais en tout cas Lacan récuse l'interprétation par l'offre de sens pour privilégier ce qu'il en est de l'équivoque, de l'équivoque du signifiant et du jeu de la lettre. Alors vous allez aussitôt, je l'espère, demander, mais, et la coupure làdedans ? Comment cela peut-il faire coupure ? Ce type d'interprétation vient sûrement casser ce qu'il en est d'une référence au sens, et renvoie à ce qui est la brutalité et la banalité de l'agencement littéral de la chaîne signifiante. Là où tu croyais te déplacer dans le champ du sens, tu découvres soudain non pas l'envers du décor mais l'étoffe même qui te constitue, c'est-à-dire ce réseau — puisque c'est de réseaux et de surfaces dont il est question en topologie — ce réseau qui te tisse, par lequel tu es tissé. Peut-on dès lors envisager ce type d'interprétation comme introduisant une coupure? Et s'il s'agit d'une coupure, d'une coupure dans quoi? C'est peut-être à partir de cette remarque que je vous propose, que vous pouvez reprendre toutes les spéculations de Lacan concernant les effets de la coupure, aussi bien sur la bande de Môbius, sur le cross cap où c'est plus limité puisque cela aboutit au détachement de l'objet a, et surtout sur la bouteille de Klein. Là, comme il le signale, il est un type de coupure qui permet d'établir que cette bouteille est organisée non pas par deux bandes de Môbius suturées, que ce soit du fait de leur disposition symétrique ou asymétrique (puisque les deux positions sont possibles), mais qu'il y a un type de coupure qui permet d'isoler une bande
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui de Môbius de la bouteille de Klein, et ramener la bouteille de Klein à ce qu'il en serait de sa constitution par une bande, avec un reste où vous pouvez retrouver justement cet objet a qui cavale dans l'affaire tout du long. C'est dire qu'avec ce type de coupure est susceptible de se manifester au sujet que le grand Autre, celui d'où il reçoit son message — l'une de ces deux bandes de Môbius accolées pour former la bouteille de Klein —, que ce grand Autre n'existe pas. Il n'y en a pas. Là où il mettait un grand Autre comme lieu d'écriture de ses messages, il n'y en a pas. En revanche ce qu'il y a, c'est l'objet a qu'il a délégué pour servir d'objet de jouissance à ce grand Autre. Et puis ce qu'il y a, c'est son amour, son amour pour celui que dans le grand Autre il s'est dépensé à essayer de faire exister par cet amour. Vous vous doutez bien qu'avec ce terme d'amour, nous sommes en plein dans la question du transfert... Remarquez combien ce type de parcours peut être stimulant pour le travail intellectuel, pour vous donner quelques petites ailes, et du zèle en même temps, pour laisser les semelles de plomb et les conséquences criminogènes de cette identification essentielle fondatrice tant aimée, et dont vous voyez chaque jour les conséquences folles. Mais laissons ces conséquences que je viens d'évoquer pour en rester à la responsabilité du psychanalyste dans sa cure, c'est-à-dire du point où il peut mener son patient si cela intéresse ce patient. Il y a là des dispositifs qui permettraient un affranchissement dont on ne voit pas encore qu'il y ait eu de précédent. Notre rapport au signifiant et à ses conséquences l'a rendu en tout cas possible à ce bonhomme qui s'appelait Lacan et qui nous a laissé ses grimoires. Je crois que nous n'avons pas tort d'y porter quelque intérêt. D'ici les vacances de Pâques, nous avons encore trois soirées durant lesquelles je terminerai rapidement ce parcours, ces remarques sur Y Introduction à la psychanalyse de Freud et, dans le dernier trimestre, comme promis, j'essaierai pour vous de montrer la démarche originale et rendue possible par ce travail que nous aurons ainsi accompli. À bientôt !
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Séminaire XVII du 28 Mars 2002
C
e soir nous allons pouvoir passer un moment très agréable sur le chapitre consacré par Freud à la RÉSISTANCE et au REFOULEMENT 1 .
Freud s'étonne de constater que «lorsque nous nous chargeons de débarrasser le malade de ses symptômes morbides, il nous oppose une résistance violente, opiniâtre, et qui se maintient pendant toute la durée du traitement.» Ça, c'est une surprise, quand même ! « Le fait est tellement singulier que nous ne pouvons nous attendre à ce qu'il trouve créance. Le malade manifeste tous les phénomènes de la résistance sans s'en rendre compte, et l'on obtient déjà un gros succès lorsqu'on réussit à l'amener à reconnaître sa résistance et à compter avec elle. Pensez donc ! Ce malade qui souffre tant de ses symptômes, qui fait souffrir son entourage, qui s'impose tant de sacrifices de temps, d'argent, de peine et d'efforts sur soi-même pour se débarrasser de ses symptômes, comment pouvez-vous l'accuser de favoriser sa maladie en résistant à celui qui est là pour l'en guérir? Combien invraisemblable doit paraître à lui et à ses proches votre affirmation ! Et pourtant, rien de plus exact, et quand on nous oppose cette invraisemblance, nous n'avons qu'à répondre que le fait que nous affirmons n'est pas sans
1. Payot, p. 345, Gallimard, p. 365.
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Pour introduire
à la psychanalyse,
aujourd'hui
avoir des analogies, nombreux étant ceux, par exemple, qui, tout en souffrant d'une rage de dents, opposent la plus vive résistance au dentiste lorsqu'il veut appliquer sur la dent malade l'instrument libérateur.» La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais... Surprise de constater cette situation paradoxale. «Nous lui disons bien de ne s'en tenir qu'à la surface de sa conscience, d'écarter toute critique, quelle qu'elle soit, dirigée contre ce qu'il trouve, et nous l'assurons que le succès et surtout la durée du traitement dépendent de la fidélité avec laquelle il se conformera à cette règle fondamentale de l'analyse. Nous savons déjà par les résultats obtenus grâce à cette technique dans l'interprétation des rêves que ce sont précisément les idées et souvenirs qui soulèvent le plus de doutes et d'objections qui renferment généralement les matériaux les plus susceptibles de nous aider à découvrir l'inconscient.» Le premier point était cette résistance. Le second que, dans le matériel fourni, ce qui compte n'est pas tant ce dont le patient s'avère sûr, mais au contraire ce qu'il discute, ce qui lui paraît soumis au doute et aux objections 2 . «Le premier résultat que nous obtenons en formulant la règle fondamentale», c'est-à-dire associer librement, «consiste à dresser contre elle, contre la règle, la résistance du malade.» On lui dit ce qu'il faut faire, et la première chose que l'on obtient, c'est le contraire, il se dresse contre la règle. « Il prétend tantôt ne percevoir aucune idée, aucun sentiment ou souvenir, tantôt en percevoir tant-qu'il lui est impossible de les saisir et de s'orienter. Nous constatons alors avec un étonnement qui n'a rien d'agréable qu'il cède à telle ou telle objection critique, il se trahit notamment par les pauses prolongées dont il coupe ses discours. Il finit par convenir qu'il sait des choses qu'il ne peut pas dire, qu'il a honte d'avouer, et il obéit à ce motif contrairement à sa promesse. Ou bien il avoue avoir trouvé quelque chose, mais cela regarde une tierce personne et ne peut pour cette raison être divulgué, ou encore ce qu'il a
2. Payot, p. 347, Gallimard, p. 367.
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Séminaire du 28 mars 2002 trouvé est vraiment trop insignifiant, stupide ou absurde, et l'on ne peut vraiment pas lui demander de donner suite à des idées pareilles. Et il continue, variant ses objections à l'infini, et il ne reste qu'à lui faire comprendre que tout dire signifie réellement tout dire... » Ça, si vous voulez, c'est le troisième point.
Le quatrième point nous permet de mettre en place ce que seront nos propres remarques sur ces questions : «On trouverait difficilement un malade qui n'ait pas décidé de se réserver un compartiment psychique, afin de le rendre inaccessible au traitement. »
Il est subtil, ce Freud, il est fort ! Il a très bien repéré qu'il n'y a pas de malade qui ne privilégie une zone — qu'il appelle un "compartiment"-, afin de le rendre inaccessible au traitement. «Un de mes malades, que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j'aie jamais rencontrés, m'avait ainsi caché pendant des semaines une liaison amoureuse. Et lorsque je lui reprochai d'enfreindre la règle sacrée, il se défendit en disant qu'il croyait que c'était là son affaire privée. Il va sans dire que le traitement psychanalytique n'admet pas ce droit d'asile» — droit d'asile ! — et alors là, délicieux: «Qu'on essaie par exemple de décréter dans une ville comme Vienne qu'aucune arrestation ne sera opérée dans des endroits tels que le grand marché ou la cathédrale Saint-Étienne, et qu'on se donne ensuite la peine de capturer un malfaiteur déterminé. On peut être certain qu'il ne se trouvera pas ailleurs que dans l'un de ces deux asiles.
J'avais cru pouvoir accorder ce droit d'exception à un malade qui me semblait capable de tenir ses promesses et qui, étant lié par le secret professionnel, ne pouvait pas communiquer certaines choses à des tiers. Il fut d'ailleurs satisfait du succès du traitement. Mais je le fus beaucoup moins et je m'étais promis de ne jamais recommencer un essai de ce genre dans les mêmes conditions.» Tout ceci est du miel, pour nous. Parce que cela nous invite évidemment à ne pas traiter ce fait majeur, et je n'oserais pas dire universel mais si bien partagé, nous ne pouvons pas le traiter comme étant lié à ce qui serait simplement la volonté du patient de résister. Nous devons, bien au contraire, pour qu'il soit aussi général, aussi constant, aussi permanent,
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui le tenir lié à un fait de structure, et qui dès lors implique un tout autre traitement que le genre de harcèlement auquel on peut être légitimement enclin pour obtenir un aveu. Quel est ce fait de structure que nous pouvons ici incriminer ? Il est très simple. Il consiste en ceci, le sujet ne peut pas tout dire devant cette exigence qui lui est faite, pour des raisons que nous connaissons et qui sont celles de la limitation qui supporte quelque dire que ce soit. Il n'est donc pas question qu'un sujet puisse tout dire. — Mais, me direz-vous, ce dont il est question dans cette affaire, ce sont des événements factuels, ce sont des circonstances qui se sont produites, des associations, des pensées, des digressions, que le patient a préféré refouler plutôt que les exprimer. Il s'agit donc là d'une limitation beaucoup moins structurale que volontaire et opérée par le patient sur ce qui lui paraît son privé. La question de ce "privé" est essentielle parce que c'est de ce "privé" (que le patient refoule ou s'interdit, ou dénie, ou annule) que se supporte quoi ? Justement cet espace qui résiste à tout dire que ce soit et dont se supporte sa subjectivité inconsciente, dont se supporte le sujet de l'inconscient. Ce sujet de l'inconscient, comme nous l'avons déjà remarqué plusieurs fois, il n'est au pouvoir de quiconque de le faire intervenir et de le faire parler à la guise du locuteur. D'ailleurs, on pourrait dire que ce sujet de l'inconscient est sans voix, il ne parle pas. Il envoie des messages, ce qui est autre chose, et des messages qui peuvent se prêter au décryptement. Mais ce sujet de l'inconscient, par définition, échappe à toute maîtrise, il n'en fait qu'à sa tête, il envoie les messages qu'il veut, qui lui plaisent et quand il veut. Pourquoi ce dispositif? Parce que ce sujet inconscient, ce sujet du désir inconscient habite le réel et qu'il n'est pas au pouvoir des appareils symboliques ou imaginaires que nous avons à notre disposition de commander à notre guise ce qui se passe dans le réel. C'est bien pourquoi ce sujet de l'inconscient ex-siste et résiste aussi bien aux aveux qu'aux interprétations. Lacan attire notre attention avec beaucoup de précision sur ce qui habite le réel et qui se trouve constitué par ce qu'un parlêtre est venu forclore, rejeter, refuser; ce qui habite ce réel n'a pas forcément un sujet prédestiné à venir le donner à entendre, se prêter à en supporter l'ex-
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Séminaire du 28 mars 2002 pression, l'écriture en messages. Il n'y a pas forcément dans ce que nous appelons le matériel inconscient, c'est-à-dire ce qu'un parlêtre a pu forclore, il n'y a a priori pas de raison pour qu'il y ait là un sujet désireux de faire reconnaître par le biais de ce matériel un désir interdit, le désir de ce qu'il ne faut pas, car c'est ça, l'inconscient. Il n'est pas écrit dans l'inconscient, le désir de son légitime ou de sa légitime. C'est bizarre ! Ce serait drôlement bien, si c'était écrit dans l'inconscient! Ce qui est étrange, c'est que ce qui est écrit dans l'inconscient, c'est toujours le désir de l'illégitime, le désir de ce qu'il ne faudrait pas. C'est ça qui est embêtant... D'où vient ce sujet qui semble avoir la faculté de mettre en musique ce matériel inconscient, c'est-à-dire de le mettre en message, de chercher à se faire connaître et à se faire reconnaître ? D'où sort-il, celui-là ? Lacan opère là cette mise en place que nous n'avons pas coutume de critiquer mais, après tout, elle pourrait l'être parce que, me direz-vous, c'est un problème culturel. Notre religion justement est fondée sur une éthique rigoureuse et qui tranche, interdit des désirs illégitimes. Il y a ensuite une voix satanique qui quelque part se met à les animer... Ce qui est formidable, c'est que Lacan ne dit pas ça du tout! Il dit, le sujet de l'inconscient, c'est le sujet de la science, la mise en place opérée par Descartes, c'est-à-dire la substitution à l'ordre signifiant de l'ordre mathématique pour rendre compte des phénomènes du monde. Des phénomènes mathématiques dont dès lors je peux toujours douter, puisque dans le meilleur des cas ce sont des modèles, alors que le signifiant a son pouvoir d'affirmation propre et en outre, lorsqu'il a des références religieuses, le signifiant, on ne peut pas en douter. Ce que dit Lacan sur ce point ne me semble pas avoir été essentiellement discuté par ses élèves. Il dit: non, c'est l'opération cartésienne, c'est la mise en place de la science qui fait que le sujet, comme d'ailleurs le dit Descartes, est forclos. Ce seul point de certitude que j'ai en tant que je pense, c'est en tant que j'échappe au doute qui recouvre le champ de la réalité, c'est en tant que je doute que j'existe, mais le lieu de cette existence est devenu extra-mondain puisque le mondain est le monde offert au doute. Par cette opération, voilà donc un sujet qui, de son nouveau logis, trouve ainsi le matériel propre à l'envoi de ses messages, à l'envoi de ce type de formulation.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui Cette assertion de Lacan, qu'il a longuement développée, est pour nous capitale, ne serait-ce que pour justement répondre, avancer, reprendre cette formulation: le sujet de l'inconscient, c'est le sujet de la science. Autrement dit, il n'y a pas opposition entre la psychanalyse et la science, puisque le sujet auquel la psychanalyse a affaire, c'est le sujet de la science. Cela veut-il dire que dans des cultures qui n'ont pas connu cette révolution scientifique — ça existe — il en est différemment. Il faudrait interroger ceux qui vivent de l'intérieur ces cultures qui n'ont pas connu la mutation scientifique ni l'opération cartésienne, il faudrait les interroger, en particulier pour savoir si pour eux, l'expression "sujet inconscient" a un sens. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'inconscient, bien sûr, mais ça peut parfaitement être un inconscient qui n'est pas ordonné par l'expédition de messages et qui ne cherche aucunement à se faire reconnaître. Tout ceci à partir de la question que soulève Freud, et qui est celle du phénomène de la résistance. Il est parfaitement clair que je, ce sujet qui nous intéresse, n'existe qu'à la condition que soit défendu, protégé, ce matériel qui le lie, qui lui donne vie, réciproquement a-t-on envie de dire. Ceci donc pour souligner combien la résistance est le mode absolument physiologique propre à notre parole. C'est pourquoi Lacan va le formuler de façon étonnante, il n'y a de résistance que chez les analystes. La résistance, c'est celle de l'analyste. Mais oui, c'est celle de l'analyste, si l'analyste s'obstine à vouloir lever ce qui ne peut l'être et s'il refuse de donner accès à la seule façon dont s'exprime la vérité inconsciente, c'est-à-dire entre les lignes, sans voix, sous la forme de ces messages codés ayant ce support littéral que nous savons et qui s'offre au décryptement, pas moyen pour l'inconscient de se produire ! D'ailleurs, ne seriez-vous pas un peu effrayés que brusquement cet inconscient, ce sujet inconscient vienne se mêler délibérément à la partie ? Lorsque cela se produit, car il y a des circonstances où cela se produit, on est plutôt soucieux de faire que ça se calme... Donc cette très jolie question de la résistance, avec en outre cette remarque qui vaut du point de vue logique : ce n'est pas ce qui est avancé avec certitude qui est à retenir, mais ce qui est présenté comme dou-
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Séminaire du 28 mars 2002 teux, ou avec objection. Autrement dit, ce qui comporte avec lui cette part de réel qui vient relativiser toute certitude, cette part de réel qui témoigne que ce qui est là avancé sous la rubrique du doute et de l'objection est à prendre en compte avec sérieux. Ce point, connu, mérite d'être ici repris. Alors ce qui va être très intéressant, c'est que, dans les phénomènes de résistance, le transfert vient dans ce texte de Freud occuper une place centrale. Le transfert, c'est toujours ce qui nous paraît tellement évident et qui reste en même temps peu pris en compte, en général négligé. Je suis toujours étonné quand, par exemple en contrôle, on entend dans le récit d'un cas de quelle façon, avec quelle rapidité, l'analyste oublie que ce qui est dit dans la cure est mis en place moins par la réalité subjective du patient que par son adresse transférentielle, que par le fait qu'il le dit à quelqu'un dans le transfert, et que ce quelqu'un n'est pas forcément évident. L'intelligence de Freud va être d'isoler ce qu'il appelle les névroses de transfert, c'est-à-dire les névroses dans lesquelles se manifeste, à l'occasion de la cure, le transfert. Il en distingue trois, l'hystérie de conversion, l'hystérie d'angoisse et la névrose obsessionnelle. L'hystérie d'angoisse, c'est une appellation qui lui est propre, que je ne vais pas discuter maintenant. Mais en tout cas, retenons ici, névroses de transfert: l'hystérie, la névrose obsessionnelle. Il aurait pu, bien entendu, ajouter la phobie, je ne sais pas pourquoi il ne le fait pas, il aurait pu également ajouter ce qui n'est plus névrose, mais les perversions. Il reste qu'il y a des patients, et c'est toujours ce qui donne à réfléchir — quand on a envie de réfléchir, évidemment — il y a des patients qui ne manifestent, à l'évidence, lorsqu'ils s'adressent à autrui, aucune référence tierce. Que veut dire le transfert? Cela veut dire simplement que toute adresse est toujours tierce, qu'on n'est jamais à deux, et que lorsqu'il y en a deux qui parlent, il y a forcément entre eux un tiers et qui est aussi bien ce que Lacan appellera le grand Autre. Ce tiers du transfert, Freud va systématiquement l'incarner dans les figures parentales qui furent celles du patient. Les reproches qu'il est en train de faire s'adressent en réalité à la mère avec la demande d'amour qu'elle n'a pas satisfaite, là c'est la révolte contre le père, etc.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui Là aussi, le pas décisif que fait Lacan par rapport à Freud, c'est de montrer que ces figures parentales traditionnelles n'interviennent là qu'au titre de fétiches, pour venir protéger contre le fait que dans l'Autre, il n'y a pour servir de référents... que ceux que je veux bien y déléguer. En réalité, je ne sais pas qui j'y délègue, dans ce grand Autre. C'est important que ce soit là, au moment de la résistance et du refoulement que Freud fasse intervenir le transfert. Puisque cela signifie qu'au moment même où la parole, ou l'adresse peut se croire libérée, par exemple lorsqu'elle s'effectue à l'intention d'un analyste, elle se trouve en fait ordonnée par une résistance que je prête à celui qui dans l'Autre viendrait me l'imposer, ce que je dois sacrifier pour cet Autre, la façon de lui convenir, la façon de lui plaire, la façon de l'interpeller aussi, de l'agresser... Donc, le phénomène de la résistance n'est pas séparable de l'instance imaginaire mise en place par le transfert, instance imaginaire située dans le grand Autre. Il y a un instant, je soulignais de quelle façon la résistance était liée à la protection, pour le parlêtre, de ce privé où se maintient pour lui le sujet d'un désir essentiel. Et le second temps est de voir de quelle façon cette censure est ordonnée par le transfert dans le rapport au grand Autre et de quelle façon cette résistance suppose un appui pris auprès du grand Autre. Alors Freud ? Je vous ai, au passage, raconté l'histoire du grand marché et de la cathédrale Saint-Étienne. C'est ça, l'inconscient. Qu'est-ce qui fait que, sous la plume de Freud, les exemples qui lui viennent pour décrire les terres d'asile sont le grand marché et la cathédrale SaintÉtienne ? C'est sensationnel parce que, la cathédrale Saint-Étienne, nous voyons bien le type de résistance que peut là opposer l'éthique religieuse et puis le grand marché, c'est évidemment le triomphe, le marché, le lieu de l'échange, c'est le triomphe de l'objet a. Admirons comment — on ne peut lui prêter ici quelque malice et qu'il ait su ce qu'il était en train d'écrire car il savait énormément de choses mais ça... —, admirons quand même (et c'est ça, Freud!), quand viennent sous sa plume des métaphores, elles sont invinciblement d'une espèce de justesse inconsciente: alors les lieux d'asile, les lieux protégés, les lieux d'interdit, la cathédrale Saint-Étienne, et puis le grand marché. Je ne vous ai pas jusqu'ici, dans le problème de la résistance, parlé de
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Séminaire du 28 mars 2002 l'objet a qui n'a pas été encore introduit dans ce séminaire comme il faudrait, mais l'objet cause du désir, chacun peut entendre de quelle façon sa mise à distance, le souci de le maintenir à distance constitue une résistance majeure, majeure contre ce qui serait sa révélation, contre ce qui serait son surgissement, puisque son surgissement se paierait d'une aphanisis du désir et donc, la résistance dont j'évoquais tout à l'heure le caractère éminemment physiologique, ce phénomène de résistance est lié à la défense de l'ex-sistence du sujet, et aussi bien parallèlement celle du désir. Alors pour le transfert, voilà par exemple ce que Freud va nous dire 3 : «Les résistances intellectuelles ne sont pas les plus graves. On en vient toujours à bout. Mais tout en restant dans le cadre de l'analyse, le malade s'entend aussi à susciter des résistances contre lesquelles la lutte est excessivement difficile, au lieu de se souvenir, il reproduit des attitudes et des sentiments de sa vie qui, moyennant le transfert, Ûbertragung, se laissent utiliser comme moyens de résistance contre le médecin et le traitement. Quand c'est un homme, il emprunte généralement ses matériaux à ses rapports avec son père dont la place est prise par le médecin, il transforme en résistance à l'action de celui-ci ses aspirations à l'indépendance de sa personne et de son jugement, son amour-propre qui l'avait poussé jadis à égaler ou même à dépasser son père, la répugnance à se charger une fois de plus dans sa vie du fardeau de la reconnaissance. On a par moments l'impression que l'intention de confondre le médecin, de lui faire sentir son impuissance, de triompher de lui l'emporte chez le malade sur cette autre et meilleure intention de voir mettre fin à sa maladie. Les femmes s'entendent à merveille à utiliser en vue de la résistance un "transfert" où il entre à l'égard du médecin beaucoup de tendresse, un sentiment fortement teinté d'érotisme. Lorsque cette tendance a atteint un certain degré, tout intérêt pour la situation actuelle disparaît, la malade ne pense plus à sa maladie, elle oublie toutes les obligations qu'elle avait acceptées en commençant le traitement. D'autre part la jalousie qui ne manque jamais ainsi que la déception causée à la malade par la froideur que lui manifeste, sous ce rapport, le médecin ne peuvent que 3. Payot, p. 349, Gallimard, p. 369.
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Pour introduire
à la psychanalyse,
aujourd'hui
contribuer à nuire aux relations personnelles devant exister entre l'une et l'autre, et à éliminer ainsi un des plus puissants facteurs de l'analyse. » «Les résistances de cette sorte», celles liées au transfert, «ne doivent pas être condamnées sans réserve. Telles quelles, elles contiennent de nombreux matériaux très importants se rapportant à la vie du malade et exprimés avec une conviction telle qu'ils sont susceptibles de fournir à l'analyse un excellent appui si l'on sait par une habile technique leur donner une orientation appropriée.» Alors c'est ici que Freud va poser la question du refoulement de la manière suivante : «Si le malade se défend avec tant d'énergie contre la suppression de ses symptômes et le rétablissement du cours normal de ses processus psychiques, comment expliquons-nous ce fait? Nous nous disons que ces forces qui s'opposent au changement de l'état morbide doivent être les mêmes que celles qui, à un moment donné, ont provoqué cet état. Les symptômes ont dû se former à la suite d'un processus que l'expérience que nous avons acquise lors de la dissociation des symptômes nous permet de reconstituer. » J'attire votre attention sur ce qui suit 4 : «Nous savons, depuis Breuer, que l'existence du symptôme a pour condition le fait qu'un processus psychique n'a pu aboutir à sa fin normale de façon à pouvoir devenir conscient. Le symptôme vient se substituer à ce qui n'a pas été achevé.» C'est génial ! Parce que comme je viens, il y a un instant, de vous le faire remarquer, le désir n'est supporté que par l'inachèvement, c'est l'écriture du fantasme. Et l'on pourrait dire que dans cette formulation Lacan n'a eu qu'à prendre son bien, en soulignant de quelle façon le symptôme était entretenu par l'inachèvement du désir. Et je vous renvoie, pour ceux d'entre vous que ça amuse, à son séminaire sur Le sinthome. En tout cas, le symptôme, c'est «ce qui vient se substituer à ce qui n'a pas été achevé.»
4. Payot, p. 353, Gallimard, p. 373.
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Séminaire du 28 mars 2002 « Il a dû se manifester une violente opposition contre la pénétration du processus psychique jusqu'à la conscience. [...] Et nous donnerons le nom de refoulement...» —Je crois qu'il utilise là le terme de Unterdriickung, mais je vous le préciserai la prochaine fois — «nous donnerons le nom de refoulement au processus pathogène qui se manifeste à nous par l'intermédiaire d'une résistance.» Et il va s'engager dans la tentative de dire de façon plus définie ce qu'est ce processus de refoulement. J'ai évoqué pour vous la dernière fois le mode de représentation spatiale qui lui servait à organiser l'appareil psychique, c'est-à-dire5 «l'antichambre habitée par l'inconscient, où se pressent les tendances psychiques, tels des êtres vivants» — c'est formidable ! «À cette antichambre est attenante une autre pièce plus étroite, une sorte de salon dans lequel séjourne la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre, dans le salon, veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si cette tendance psychique lui déplait.» À cet endroit, il nous faut faire une remarque. Le refoulement ne peut en aucun cas être considéré comme un processus individuel. Le refoulement est avant tout un processus collectif et culturel. Ce qui caractérise une culture, c'est ce qu'en son sein, on rejette, on refuse, on dénie, on forclôt. De telle sorte que vouloir faire porter le mécanisme du refoulement sur ce qui serait la responsabilité du sujet paraît un peu rapidement franchi. Qu'est-ce que c'est qu'une éducation ? Bien évidemment l'apprentissage du refoulement. Comme cet apprentissage se fait, en général, au sein de la famille, il arrive que, pour des raisons qui tiennent à la névrose familiale, ce mode d'apprentissage soit tellement radical qu'il ne prépare pas l'enfant à sa future participation sociale. Il est étrange que ce que l'on méconnaît, c'est que la famille, notre famille, c'est tout de même le lieu du refoulement sexuel par excellence. C'est bien pourquoi l'enfant est là à dresser l'oreille et à chercher à comprendre ce qui se passe, et puis dans
5. Payot, p. 355, Gallimard, p. 375.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui le meilleur des cas, à noter qu'il y a pour ses parents des moments réservés, ou des zones réservées, comme leur chambre par exemple, où justement on passe à l'acte avec ce qui autrement est à refouler. Une famille qui ne serait pas organisée sur ce mode paraîtrait forcément perverse. Je veux dire que les choix sont difficiles. On a vu, ou revu à l'occasion de Mai 68, un certain nombre de tentatives, d'essais de renouvellement de l'éducation donnée par les familles, et en particulier la plus grande liberté que pouvaient prendre les parents à cet égard. Moi, j'ai vu à cette occasion des choses absolument admirables. Admirables! Par exemple des parents... mais ils ne faisaient là qu'inventer ce qui avait déjà été inventé, il y a bien longtemps à l'occasion des révolutions de 1917 par exemple: il y avait eu un grand mouvement d'éducation sexuelle où les parents, pour éviter la névrose de leurs enfants, prenaient le parti de se balader à poil dans la maison pour protéger l'enfant de la névrose, du refoulement, etc. Les résultats n'ont pas été évidents... Cela a rendu les enfants plus frileux qu'autre chose, mais cela n'a pas été autrement extraordinaire. Mais puisqu'il est question ici de refoulement, je suis bien obligé de rappeler que ce que l'on considère comme éducatif du milieu familial, c'est bien d'exercer, de conduire l'enfant à partager le refoulement du sexuel. Toute une littérature existe sur la stupidité des familles, l'horreur qu'elles inspirent, le mensonge... bien sûr! Mais je me permets de vous faire remarquer encore une fois que la tentative de faire mieux est immanquablement vécue par l'enfant comme une manœuvre perverse. Pourquoi ? Parce qu'il le vit comme un manquement à des faits de structure et que, loin d'être une liberté, c'est une violation de règles qui s'imposent. L'éducation donnée à l'enfant à cet égard est essentielle. Elle est normalement ce qui l'introduit à l'échange social, c'est-à-dire que l'éducation du refoulement donnée à l'enfant ne peut manquer de lui désigner du même coup l'objet qui est à forclore, l'objet constitutif du désir. Si l'on considère que notre milieu social est dominé par les règles de l'échange, nous savons, nous vérifions que si pour un enfant n'a pas opéré cette éducation familiale, c'est-à-dire l'introduction à ce premier échange originel, primordial que constitue le renoncement à l'objet d, ce qu'on appelle aussi pour le premier temps de la vie, par exemple, l'édu-
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Séminaire du 28 mars 2002 cation de la propreté et ça ne se fait pas toujours sans histoires, si l'enfant n'a pas été introduit à ce genre de mécanisme, c'est toute sa participation aux échanges sociaux qui va s'en trouver grevée. J'entendais l'autre jour une personne qui travaille dans un tribunal pour enfants et qui me racontait de quelle façon les jeunes auxquels elle avait affaire n'étaient plus capables de distinguer entre donner et prendre, s'ils avaient arraché un objet, un téléphone, un sac, la différence entre le fait de prendre et le fait que c'ait pu être donné était une différence qui n'était pas en place, qui n'était pas enregistrée. On voit parfaitement, à propos du refoulement dont je vous parle chez Freud, à quel endroit ce défaut s'est organisé, l'incapacité pour l'enfant d'être introduit à ce qu'est pour lui cette perte de l'objet ay où effectivement la dimension de la perte n'est pas séparable de celle du don, mais permet justement leur distinction. Pour conclure ce soir, le symptôme est toujours «l'indice d'un processus psychique qui n'a pas été achevé» et devrait nous rappeler, bien que dans ce texte, Freud le traite comme étant le même chez l'hystérique et chez l'obsessionnel, que cet inachèvement du processus psychique n'est pas du tout du même type chez l'obsessionnel et chez l'hystérique, c'està-dire que le symptôme, malgré la généralité avec laquelle Freud le traite ici, appelle d'être aujourd'hui nettement distingué. Par exemple, de quoi souffre d'abord l'obsessionnel ? Il ne souffre pas d'un excès de refoulement, l'obsessionnel souffre du fait que c'est le refoulement, chez lui, qui est raté, il souffre d'un excès de levée du refoulement, avec cette multiplication de ces désirs qu'il ne faudrait pas et qui sont là, qui l'assaillent et qu'il ne parvient pas à refouler pour des raisons qui ne sont pas à reprendre ici maintenant. Quant à l'hystérique, son symptôme est d'une certaine façon, là aussi on aurait envie de dire d'un refoulement qui a échoué. Alors vous voyez, c'est amusant, le refoulement cause du symptôme et une possibilité de reprendre ces symptômes particuliers en témoignant que finalement ce dont souffrent là les névrosés, c'est de refoulements qui n'ont pas opéré. En tout cas chez l'hystérique, présence de cette demande adressée à une figure parentale et il y aurait à préciser pourquoi cette demande n'a jamais trouvé la moindre tempérance, pourquoi elle est cette sorte de
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui béance qui occupe l'organisation psychique de l'hystérique. Il y aurait à répondre à propos de ce symptôme hystérique pourquoi chez elle n'a pas opéré ce qui ordinairement permet de mettre à la demande — qui structuralement se justifie d'être impossible, toujours ouverte, toujours présente, allant sans cesse croissant... — quel est le mécanisme, le jeu qui a manqué pour que soit mis à cette demande le type de tempérance qui du même coup la calme. Voilà ! Donc vous voyez comment la lecture aujourd'hui de ce texte de Freud, remarquable, « la résistance et le refoulement », chapitre xix de son bouquin, nous témoigne d'une avancée de la psychanalyse, et c'est celle-là qui nous intéresse. Merci beaucoup !
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Séminaire XVIII du 4 Avril 2002
J
e vais vous entretenir ce soir de «La vie sexuelle de l'homme1 ». C'est en tout cas le titre du chapitre xx de Freud dans Y Introduction à la psychanalyse. Chapitre remarquable mais qui mérite sans doute d'être actualisé puisqu'un observateur qui arriverait parmi nous serait sûrement surpris qu'un psychanalyste poursuive ainsi tranquillement son enseignement habituel alors que les clameurs et les violences de la cité entraînent les cœurs et les esprits et que, du même coup, la légitimité de ce qu'il avance se trouve interrogée par ce réel qui aujourd'hui nous absorbe. À cet observateur, il est légitime de faire remarquer qu'un psychanalyste est malheureusement à son aise pour faire état de ces violences et de ces clameurs dans la mesure où, comme le savent la plupart d'entre vous, ces clameurs sont anciennes. Dès 1935, notre même Freud avait essayé d'y répondre — avec la vague ambition, sûrement un peu mégalomane de vouloir les apaiser — par cet ouvrage resté complètement méconnu ou rejeté, y compris par les psychanalystes, Moïse et le monothéisme2\ ou plutôt L'homme Moïse, roman historique. Je crois que je suis l'un de ceux qui ont osé reprendre cet ouvrage, il y a déjà pas mal de temps, et après Lacan qui l'évoque longuement dans l'un de ses séminaires, mais peut-être pas avec la pointe qui me paraît 1. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385. 2. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio essais.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui nécessaire. J'ai même essayé de populariser ce texte, qui est un texte à la fois d'une remarquable fausseté historique et d'une terrifiante vérité structurale, avec ce que j'ai appelé le complexe de Moïse3 qui fait pendant au complexe d'Œdipe dont nous nous accommodons avec délices, autrement dit ce hiatus qui nous sépare à jamais de l'objet cause du désir. J'ai essayé d'en montrer l'équivalent dans le champ du narcissisme, tel que ce livre l'introduit, l'instaure, en montrant qu'après ce livre, nous ne devrions plus pouvoir vivre notre narcissisme avec cette belle assurance qui, d'après le mythe ou les mythes religieux sur lesquels nous nous appuyons, nous garantit une filiation divine. Or il est remarquable de constater que l'objet, on l'admet, à la limite, on s'en moque! Mais le narcissisme... pas touche ! Ce texte de Freud dont je rappelle combien il a hésité pour le publier — resté près de quatre ans dans son tiroir, il l'a publié très peu de temps avant sa mort — ce texte de Freud est la mise en cause la plus radicale de cette prétention de notre narcissisme telle que nous n'autorisons notre existence que de l'appui, que de l'autorité, de l'autorisation qu'elle prendrait en Dieu. Radicalement refusés tous les deux, puisque l'ouvrage de Freud et aussi bien mon malheureux complexe de Moïse n'ont guère trouvé d'audience, bien que j'aie pu le proférer devant des autorités religieuses éminentes. Pourtant je n'ai converti personne, cela va de soi. Je vous fais remarquer tout de suite, même si c'est un raccourci, que Freud termine son parcours au point même où Lacan terminera le sien. C'est assez surprenant de rappeler que son séminaire sur Le sinthome, la possibilité d'une consistance assurée du réel, du symbolique et de l'imaginaire sans avoir besoin de l'appui pris dans ce rond quatrième qui est celui du sinthome, c'est-à-dire de la référence, de l'appui pris sur le Nom-du-Père, ce sera le point sur lequel Lacan va lui-même laisser son... — j'allais dire son message, ce n'est pas le terme qu'il aimerait et ce n'est sans doute pas non plus ce qu'il aurait encouragé comme interprétation — néanmoins on ne peut s'empêcher de le prendre comme un message. Ils en arrivent tous les deux, ils débouchent tous deux sur cet attachement que nous avons pour ce type particulier de symptôme qui fait de notre narcissisme
3. Cf. Annexe II, p. 349, « Le Complexe de Moïse ».
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Séminaire du 4 avril 2002 et de cette référence prise dans le Père « le roc » qui nous sert à nous défendre de la castration. Tous les développements à partir de cette mise en place affluent. Tout cela, à partir de cette double instance, le narcissisme et son appui pris dans la référence au Père, nous submerge, par exemple ce que Lacan a pu dire — là on ne peut pas dissimuler que ça avait bien valeur de message, d'une prémonition — en annonçant à venir la société des frères. Qu'est-ce que la société des frères ? Ce à quoi elle s'oppose, c'est à la société des fils. Ce n'est pas du tout la même chose, puisque la société des frères organise entre ses membres un type de relation nullement fondée sur Paltérité, éventuellement l'ambivalence et la concurrence que celle-ci suscite, mais sur une multiplication en miroir du même, étant supposés dès lors entre eux une égalité et un transitivisme réussis. Car cette collectivité vient mettre en place l'autorité de référence comme appartenant elle-même, dans le même registre, dans le même plan, à ladite communauté — je veux dire ellemême étant avec ladite communauté dans un lien qui abolit Paltérité. L'autorité n'est pas davantage Autre, mais elle est elle-même directement confondue, mêlée à cette communauté de frères. Ce sera sans doute celui qui paraîtra le plus courageux, le plus brillant parmi les frères, enfin ce qu'on voudra, qui viendra occuper cette place. Cette société des frères a énormément d'avantages, elle est extrêmement agréable, c'est ce qu'on appelle avoir des camarades. Est-ce que quelqu'un est contre le fait d'avoir des camarades ? Et de pouvoir échanger avec eux, avec ce naturel, cette simplicité, cette transitivité — ce qui est à toi est à moi, et ce qui est à moi est à toi, il n'y a plus là les petites combines de la concurrence, on fait partie de la même équipe — et avec la force que cela donne à chacun, puisque le défaut d'altérité dans la structure de cette organisation implique que cette force n'a plus de limites. Autrement dit, chacun des membres de cette joyeuse confrérie (c'est le cas de le dire!) est absolument dégagé de tout scrupule ou de toute retenue dans ce que peut être son action. Ceux qui eurent l'occasion, d'une façon ou d'une autre, de partager la vie de communautés de ce type en ont toujours gardé une nostalgie comme étant celle d'un âge d'or. L'inconvénient, je le fais remarquer au passage, c'est évidemment que
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui le sujet, on ne peut même pas parler de "sujets", on ne peut dire que les "individus ", les membres de cette communauté, ont évidemment perdu toute division par rapport à eux-mêmes. Quel bonheur, d'ailleurs, de pouvoir enfin vivre dans une intégrité, totalité subjective, sans être sans cesse séparé de soi-même! Du même coup la réflexion et l'analyse viennent à leur manquer et bien sûr la soumission à ce qui paraît message de l'Autre — mais qui ici n'est plus en position d'Autre puisque son message n'est plus à analyser ni à interpréter, il est parfaitement décodé, clair. Ils sont à l'endroit de ce message dans la position de ce que la Bible appelait le Golem, c'est-à-dire de celui qui est mis en marche et qui ne peut plus être arrêté. Ce qui intéresse le psychanalyste et ce qui justifie la poursuite de son entreprise, c'est que son étude porte sur la façon dont le parlêtre est machiné par le langage. Il est clair que nous avons sans cesse les témoignages de cette machination. Qu'est-ce que Freud apporte dans son bouquin sur Moïse et le monothéisme qui soit à ce point insupportable ? 1) Le monothéisme n'est pas une invention juive. C'est une invention égyptienne, c'est Akhenaton qui a introduit le monothéisme. 2) 'Moïse', c'est cMoses'. Le nom nous indique que c'est un prince égyptien. 3) Jéhovah, c'est une figure complexe. Sans doute, dit Freud, dédoublée entre ce qui était un dieu local et le dieu des volcans, un Jéhovah rencontré dans le Sinaï et aboutissant à cette figure complexe. 4) Moïse exécuté par les juifs comme c'est le sort de tous les fondateurs. Avis aux fondateurs, qu'ils se méfient ! Voilà ce que raconte Freud d'une façon qu'il va reprendre dans une conceptualisation dont il est bizarre de constater que là aussi elle est négligée. On la laisse tomber en se disant, mais qu'est-ce qu'il raconte ! Qu'est-ce qu'il veut dire ? Je me souviens très bien, pour en avoir parlé avec lui, de la perplexité de Lacan devant cette opposition que fait Freud entre pulsions sexuelles et pulsions du moi. Il les met en opposition avec ce dualisme qui lui est cher, c'est-à-dire que les pulsions de préservation, les pulsions du moi viendraient faire barrière, viendraient faire limite aux pulsions sexuelles. Or cette opposition, je dois dire, n'est pas évidente en clinique, même
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Séminaire du 4 avril 2002 si vous y faites attention, ce n'est pas si facile à isoler, mais vous pouvez très facilement la saisir avec ce que je vous signalais au préalable : ce qu'il s'agit avant tout de préserver, c'est le moi, le narcissisme. Et comme notre système, notre façon de nous faire aimer par le Père implique le passage par la castration, nous en connaissons le résultat: plus je suis saint, plus je suis aimé par le Père. Ce n'est pas un hasard si Lacan a appelé son séminaire Le sinthome. Et il est vrai qu'aujourd'hui, nous n'avons plus affaire qu'à des saints partout... Qu'est-ce qu'un saint ? La définition est trop évidente, c'est celui qui renonce aux biens de ce monde, au sexe, à la vie, à sa propre vie, pour être fidèle au Père et être aimé par le Père. Sans vouloir caricaturer, il est bien certain que le monde occidental vit sûrement ce qui est sa chute par rapport à l'idéal de sainteté éminemment présent parmi lui mais que, par évolution culturelle, par évolution des moeurs, il a renoncé à trop entretenir. Mais cette nostalgie de la sainteté reste évidemment une tentation, y compris aujourd'hui dans les milieux laïques, les tas d'organismes caritatifs laïques, médicaux éventuellement à l'occasion, qui sont peuplés de saints qui font leur stage de sainteté. Avant d'entrer dans la politique, ils font un petit stage... La question aujourd'hui posée aux uns et aux autres est de savoir si, sur ce type d'événements que nous voyons se produire, il existe ou non un point de vue universel. Y a-t-il une place où l'on peut avoir sur ces événements un point de vue universel ? Ou bien faut-il se rabattre sur le fait, les uns et les autres appartenant à telle ou telle tradition, qu'il n'y a d'autre choix, en dernier ressort et pour ne pas trop s'égarer ni trop se tromper, que de venir s'inscrire dans les conséquences qu'implique l'engagement voulu par cette tradition ? C'était la position que défendait Hegel — on ne le lit pas assez, il faudra peut-être un jour que nous le mettions en lecture parmi nous, on ne lit pas assez sa Phénoménologie de l'esprit — lorsqu'il souligne, je crois que c'est dans la préface, qu'il n'y a pas de Droit International. Il n'y a aucune autorité qui puisse dire le droit entre des États. Autrement dit, il n'y a qu'à constater que c'est l'intérêt de l'un et de l'autre qui sont là engagés, qui sont en jeu, mais on ne voit pas de quelle place pourrait venir s'exercer un jugement qui viendrait dire le droit entre ces États puisque, fait-il remarquer, il n'y a jamais d'autre droit que celui de
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui chaque État. Hegel ne souscrirait sûrement pas à ce qui s'est constitué depuis sous la forme d'un pseudo Droit International. Je dis "pseudo", mais je ne veux pas rentrer dans les détails, puisque le Droit International n'a jamais servi évidemment que les puissants, mais peu importe ! ce n'est pas ici notre problème. Ce qui est en revanche notre problème, c'est ceci : peut-il y avoir sur ce type d'événement un point de vue qui vaille pour tous, quels que soient leurs traditions, leurs sentiments, les mouvements de leur cœur, leurs informations, etc. ? Puisque le grand échec, c'est que le Père n'a pas pu être universel, et il ne peut l'être puisqu'il constitue lui-même l'exception, c'est dire que lui-même par sa place constitue l'entame à la totalité qui voudrait ici se constituer. Il n'a pas été assez souligné que parler, non d'une collectivité en se référant à sa supposée origine, toujours mythique, mais en se référant aux membres de cette collectivité comme constituant une totalité... "Les Anglais", je vais prendre un exemple sympathique, le fait que nous puissions dire une telle chose suppose ce qui serait un être anglais, c'est ce que ça veut dire; si je dis "les Anglais", ça signifie qu'il y a une collection d'individus qui sont caractérisés par un être, le fait d'être anglais. Le problème est que si j'appartiens à cette collectivité, si je suis anglais (en deuil d'ailleurs aujourd'hui4), si je suis anglais (en deuil), la question de mon être reste pour moi dans le meilleur des cas, ouverte, si je ne suis pas un abruti. Qu'est-ce que c'est pour moi anglais, que d'être justement anglais ? Est-ce le fait de me référer à cette identité qui est pourtant très typée, est-ce que ça suffit pour répondre à la question de mon être, de ce que je suis? De ce que j'ai à faire, de ce que j'ai à penser? De ce qui modèle ma conduite, de ce qui me donne des responsabilités, de ce qui mobilise mes engagements, mes travaux, mes recherches, ma conjugalité ? Si j'appartiens à cette collectivité, le fait d'être anglais — c'est le fameux usage toujours du verbe être, tellement désolant, dans notre langue en tout cas — pour moi la question de l'être reste ouverte, et dans le meilleur des cas, je reste divisé par rapport à cette anglicité, c'est la division propre au sujet.
4. Allusion au décès de la reine mère Mary, le 31 mars 2002.
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Séminaire du 4 avril 2002 Autrement dit, je suis dans une position qui est à la fois celle du respect de cette tradition mais en même temps de cette distance, de cette extériorité interne qui fait que je suis dans une position d'analyse, de réflexion, d'interrogation, d'amour, de dénonciation, de tout ce que l'on voudra... Mais, bref, que je suis vivant! À supposer que je devienne un Anglais parfait (ça existe !), à ce moment-là j'ai le bonheur de me réaliser comme indivis c'est-à-dire individu mais du même coup, je suis mort. Qu'est-ce que cela veut dire ? Être mort, ça veut dire être machiné, ça veut dire fonctionner selon les rouages, je n'ai plus qu'à laisser tourner la machine, je n'ai plus rien à faire, que je sois né ou déjà défunt, la machine continue à tourner, que ce soit avec moi, que ce soit avec d'autres, ça n'a aucune espèce d'importance. Donc, on ne peut dire "les Anglais" que d'une position d'extériorité. On dira «Ah ! les Anglais ». Mais c'est une position qui relève de ce qui caractérise notre paranoïa sociale. C'est de la paranoïa parce que l'être anglais, pour les Anglais, n'existe ordinairement pas, il n'y a pas d'être anglais. Pour moi qui suis extérieur et qui rencontre, là, la figure non pas de l'Autre mais de l'étranger, je vois apparaître ce qui ne devrait pas apparaître, c'est-à-dire cette unité, cette entité qui fait l'Anglais, ce qui devrait rester dissimulé dans le réel et qui là surgit et me met dans une position paranoïaque, une position de paranoïa sociale, puisque je suis capable de dire "les Anglais" et dès lors évidemment de les traiter selon leur indignité, parce que Dieu sait s'ils sont fourbes ! Ils ne respectent pas les traités, ce sont des brigands sur les mers, on les a vus à l'oeuvre dans un certain nombre de zones dans le monde. C'était quand même la première puissance mondiale, il n'y a pas très longtemps et ce n'est pas la distribution de friandises qui permet d'occuper cette place... Cette façon de dire "les Anglais" a un nom, cela relève d'un mécanisme mental très précis, je vais en diminuer là force en le nommant, mais je n'y peux rien. Vous savez de quelle façon Lacan distingue l'imbécillité et la connerie. L'imbécillité, c'est ne pas être capable de compter jusqu'à 1. Ça, c'est grave. La connerie, comme son nom l'indique, c'est de penser qu'il n'y a que le 1, rien d'autre, c'est ça la connerie. Vous voyez tout de suite la différence majeure qu'il y a à faire entre ces deux démarches dans le fonctionnement des esprits, ce ne sont pas du tout les mêmes.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Est-il au pouvoir de la psychanalyse de... ? De quoi ? Ce que Freud a raconté sur le sexe, je suis en train de vous en parler ce soir mais sous sa face inattendue, parce que c'est du sexe dont il est question dans tout ça, sous sa face criminogène. Là aussi cette surprise de constater qu'on ne remarque pas assez que la référence au Nom-duPère... c'est une référence d'amour? Il ne faut pas charrier! Où avezvous vu ça ? C'est une référence criminogène. Et je vous le rappelle dans ses trois directions essentielles : D'abord à Y endroit du Père lui même, qui donc n'existe que parce que les fils l'auraient tué, en portent la faute et le poids de la faute d'une manière qui fait qu'ils se traînent et estiment normal de se traîner... Il paraît que c'est Yhomo erectus ? Il se traîne de culpabilité. La première dimension subjective qui peut marquer le parlêtre, c'est bien la culpabilité à l'endroit de la figure paternelle, de ce crime, je raconte souvent de quelle façon l'obsessionnel passe son temps à aller rechercher le cadavre et n'arrive jamais à savoir où il gît. C'est criminogène à Y endroit du sujet puisqu'il a à se mortifier comme ex-sistant pour accomplir la prescription paternelle. Il paraît que les gens veulent être libres. Qui a jamais vu une chose pareille ? Où avez-vous rencontré cela ? Les gens veulent avoir, j'allais dire des ordonnances, des prescriptions, ils demandent qu'on leur dise ce qu'il convient de faire, prescriptions médicales ou pas, des prescriptions ! Et nous savons tous en tant que psychanalystes que, faute de ces prescriptions, ce qui surgit, c'est l'angoisse. La liberté, la vraie liberté, c'est-à-dire quand vous ne savez pas, vous ne pouvez pas même imaginer ce que l'Autre voudrait de vous, ce qu'il attendrait de vous, et même s'il s'intéresse à vous, si votre existence lui importe ou s'il s'en balance... mais c'est l'angoisse! Vous arrive-t-il dans votre périple, dans votre parcours de rencontrer beaucoup de gens qui effectivement se tiennent debout, sur les deux pieds, verticaux, sans justement prendre appui dans quelque leçon, dans quelque transmission, dans quelque direction ? Et s'ils ne l'ont pas, ils vont le chercher évidemment dans ce qui est partagé par la communauté. Criminogène en ce sens que le sujet demande sa mort. Et criminogène à Y endroit d'autrui, puisque autrui est une offense à la toute puissance du Père. En tant qu'autrui, cette toute-puissance, il la défie, du seul fait qu'il est là. C'est bien pourquoi les femmes sont si mal
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Séminaire du 4 avril 2002 traitées et qu'on leur demande de faire semblant, de faire comme tout le monde, c'est là le grand succès de notre évolution culturelle, elles font tellement comme tout le monde qu'on n'arrive même plus à les distinguer ! C'est génial ! Il y aurait, donc, tout de même à faire valoir ce qu'il en est de cette puissance criminogène et de l'appui que nous prenons dans la figure paternelle. Si la psychanalyse a pénétré dans la culture sous la forme de cette vulgarisation du droit au sexe, en revanche nous assistons bien à la vérification de ceci : en ce qui concerne le narcissisme et l'appui qu'il prend pour nous sur la filiation divine, de ce côté là, pas touche ! Cela peut-il changer ? Et qu'est-ce que ce serait si ça changeait ? Répondre est difficile... Mais si nous n'étions pas des barbares, nous serions sur ces points depuis longtemps assurés, rassurés, ça ferait partie des lieux communs. J'ai l'impression ce soir de ne vous rappeler que des lieux communs... La question des origines, qu'est-ce qui nous cause, qu'est-ce qui cause le parlêtre ? Là aussi le narcissisme en reçoit un sérieux coup, de constater que ce n'est pas la geste héroïque d'un ancêtre fondateur, mais un objet. Ce qui cause le parlêtre dans son ex-sistence c'est un objet ! Voilà une référence qui n'est pas tellement glorieuse. « D'où sortez-vous ? » On ne peut pas mettre ça sur sa carte de visite ou à la boutonnière. Pourtant, c'est bien ça ! Et si vous voulez épiloguer, si les parents se sont retrouvés un beau soir et ont eu l'aberration de procréer, c'est bien parce que ce qui était la cause, c'était encore un objet, un objet entre eux qu'ils partageaient, un objet cause de leur désir. C'est bien ça qui les a suffisamment émoustillés pour que l'étincelle se produise... Le savoir, malgré tout ce qu'il veut négliger, écarter, refuser, met donc à notre disposition un certain nombre d'éléments qui nous épargnent toutes les sottises monstrueuses, les fausses indignations, avec leur exploitation sordide auprès de populations, puisque tout ça se diffuse dans le monde entier, qui sont tellement heureuses d'avoir enfin quelque chose à quoi elles peuvent assister et qui les remue un petit peu! Heureuses, parce que finalement, on s'ennuie un peu, les chiffres de la production n'amusent pas forcément tant que ça... Nos médias sont les vampires qui en vivent, c'est-à-dire transforment le sang coulé pour le passer directement dans cette exploitation médiatique telle que les gens
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui sont accrochés, achètent des journaux, le tirage monte, ils sont accrochés, fixés devant les écrans. Et tout cela, comme ça, s'entretient, avec toute une série de jugements tellement effarants puisque ce sont des jugements d'occasion, alors que le moindre respect pour nous-mêmes serait de rappeler que l'histoire est une histoire au long cours, que ce qui nous horrifie, c'est ce que nous avons sous nos yeux, l'histoire en train de se faire. Nous oublions, nous avons oublié. Les zones où elle continue de se passer, que ce soit l'Afrique ou des régions reculées, ça ne nous intéresse pas, cela nous intéresse dès lors que les mythes qui sont en cause sont les nôtres et, dès lors, que ça devient une histoire de proximité. Mais on s'en fiche quand ce n'est pas une histoire de proximité, c'està-dire quand les mythes en cause nous sont indifférents. Il y a de l'autre côté de la Méditerranée un pays qui est quand même cher à la France, et où se passent des événements cruels et abominables. En dehors de la minorité qui vit en France, quelqu'un s'intéresse-t-il au genre de situation de ce pays, l'Algérie ? Ce qui se passe à si faible distance de nos côtes intéresse-t-il les bons cœurs nationaux ? Absolument pas, ce n'est pas un article qui peut se vendre, ça ne fera pas acheter les journaux, on s'en moque! Et la communauté algérienne qui vit en France souffre assez de ce désintérêt pour ce qui se passe dans son propre pays et est de la plus haute cruauté: ça n'existe pas. En revanche, dès que ce sont nos mythes qui sont sollicités, et dans des régions hautement symboliques puisque c'est de là que notre histoire est partie, alors là évidemment, ça commence à prendre de l'intérêt et de l'importance. Vous voyez de quelle manière là encore le narcissisme est en cause, et comment notre humanité est bien limitée, bien restreinte, bien recroquevillée. Je ne parle même pas de l'Afrique... Lorsque Lacan avait préparé son séminaire Les noms du Père, il avait, sur le mur de sa bibliothèque d'énormes cartes du Proche-Orient. Ce séminaire, il ne l'a pas fait, il a estimé que puisque ses élèves le traitaient de la façon que l'on a vue... qu'ils restent dans leur crotte et puis voilà! Mais je me souviens qu'il m'avait dit qu'il y avait trois ouvrages qui lui servaient de référence, l'un, c'était la Bible, et il en avait toutes les éditions, il avait fait toutes les recherches philologiques, l'autre, c'était Joyce, et le troisième... pas moyen de m'en souvenir ! Ça figure quelque part dans ses papiers, ces papiers dont on refuse de nous communiquer
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Séminaire du 4 avril 2002 quoi que ce soit, et dont on dit même qu'ils doivent être brûlés. Joyce est revenu, à l'occasion du séminaire Le sinthome. Pourquoi Joyce? Parce que Joyce, qui s'était installé à Trieste — c'est-à-dire, comme certains d'entre vous le savent, la zone la plus polyglotte que l'on puisse rêver, c'est là qu'il est allé se fourrer — Joyce démonte la langue anglaise en jouant sur ce que sont les origines, les racines de tel mot, l'histoire de tel mot, il démonte la langue anglaise de telle sorte que Lacan sera amené à dire que, après Joyce, la langue anglaise n'existe plus. C'est dire que l'anglicité n'existe plus après Joyce puisque ce n'est jamais qu'à partir d'une langue que l'on s'imagine la nation qu'elle porte avec elle. La langue va transformer les locuteurs en natifs. Aujourd'hui, dans nos écoles et dans nos universités, pour enseigner les langues, on fait appel à des "locuteurs natifs", ça s'appelle comme ça. C'est à partir évidemment de l'idiome, du patois, pour l'appeler de son vrai nom, propre à chaque groupe que s'organise ce fantasme des natifs, fantasme de la nation et de tout ce qui suit. Alors pour terminer par un mot qui sera bien dans la note de notre temps, je vous conseille vivement de demander chez votre libraire le prochain numéro de La Célibataire5 dès qu'il sera prêt, ce n'est pas encore le cas. Il porte sur l'identité comme symptôme. C'est là-dessus qu'un certain nombre de collègues et de non-collègues, et de non-natifs ont travaillé depuis des mois. Il y a dans la livraison de la revue un papelard6, je vais me permettre de me citer, qui m'avait été demandé par une très bonne revue qui s'appelle Autrement. Ils préparaient un numéro sur la Guadeloupe et ils m'ont demandé un papier, que j'ai fait, bien sûr! Et qui m'a été refusé malgré, était-il dit dans la petite lettre, malgré ses qualités littéraires. C'est vrai d'ailleurs, je l'ai relu, il est très bien écrit ! Mais ce que je dis dans ce papier à nos amis créoles, c'est que s'ils le voulaient, grâce à eux, pour une fois le soleil pourrait se lever à l'ouest, montrant comment est possible l'établissement de communautés sociales qui nous épargneraient le passage par ce pouvoir criminogène représenté par la mise en place d'un réfèrent parfaitement mythique, 5. La Célibataire n° 6, printemps-été 2002, «L'identité comme symptôme», Éditions EDK. 6. «Soleil, lever à l'ouest», que l'on trouvera dans La Célibataire n°6.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui national, avec toutes les conséquences qui aussitôt s'enchaînent: c'est la machine qui se met en marche, c'est le Golem qui démarre, que plus rien ne peut arrêter, c'est parti ! Ce serait tellement formidable, ce serait tellement en avance, au lieu de courir toujours après, si ayant bien fait leurs comptes, ils prenaient la mesure de ceci, une collectivité, une vie sociale peut et doit se constituer sans nécessairement passer par cet accident criminogène que constitue cette référence que Freud avait essayé de tamponner, que Lacan a essayé de tamponner, comme on le voit et comme on le vérifie, évidemment sans grand succès... Voilà pour ce soir et la prochaine fois ce sera, sous son aspect originel, ces merveilleuses pages de Freud sur la vie sexuelle de l'homme qui enrichiront de façon directe et immédiate ce que j'ai évoqué pour vous ce soir.
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Séminaire XIX du 11 Avril 2002
J
'ai évidemment reçu après le dernier séminaire des reproches très amicaux, évidemment contradictoires, du fait que j'avais mis tout le monde dans le même sac, que je n'avais pas respecté ce qui devait être la bonne cause... Comment dire? Longtemps, j'ai beaucoup apprécié l'attitude tout à fait remarquable de Lacan à l'endroit des passions sociales, qui marquèrent tout son parcours. Je l'ai connu en 1957. C'était une époque marquée par la guerre froide, en France, les conflits politiques étaient particulièrement vifs, l'extrême gauche était forte et entraînait la plus grande partie de la jeunesse pensante. Lacan a toujours traité ces passions de la Cité sans aucun recul, mais en essayant de faire valoir ce qu'apporte, en ce domaine, un point de vue dont on peut dire, pour une fois légitimement, qu'il est celui de la raison. Car en aucun cas on ne peut relever les engagements qui se manifestent d'un côté ou de l'autre comme relevant de la raison. Ils ne relèvent même pas du prêt à penser, mais de ce qui se présente comme un message venu directement de l'Autre et qui s'impose à la pensée, qui évite d'avoir à penser. Ce type d'engagement n'implique pas le recours à la pensée, à la façon de poser un réel et d'en tenter une analyse. Puisque ces engagements ont l'agrément extrême d'être des messages qui viennent directement de l'Autre et dès lors confortent l'attitude, lui donnent évidemment une justification radicale, et sont en même temps reçus, pourquoi ne pas le dire ainsi ? comme une "bénédiction". C'est tellement agréable de recevoir un message de l'Autre, il vous téléphone d'un seul coup — alors qu'habituellement il est -257-
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui aux abonnés absents, on a beau l'interpeller, le prier, l'invoquer (la fameuse pulsion invoquante), il ne dit pas grand-chose ! — tandis que là, dans une circonstance de ce type, il est injonctif, direct et, je dis bien, ne tolère pas qu'on se dérobe. C'est assurément vécu comme un envoi, une adresse privilégiée. Celui qui reçoit ce genre de courrier figure évidemment parmi les inspirés... Il est chaque fois sensationnel de vérifier à quel point l'expérience à cet égard ne change rien. Je veux dire par là que les expériences politiques et historiques ont beau se poursuivre et montrer qu'il n'y a pas eu d'engagement, pour la bonne cause évidemment, qui ne se soit révélé fautif... Si l'on veut bien m'en citer un, je m'empresserai de le noter. Ce qui ne veut pas dire que cela implique le désengagement, il n'en est pas question. Mais on ne peut pas s'empêcher de vérifier, et surtout pour tous ceux de ma génération, qu'il n'y a pas eu une seule juste cause qui ne se soit révélée mauvaise. Je l'ai peut-être déjà raconté, je me trouvais un jour avec un homme politique, aujourd'hui un peu éclipsé, mais qui était tout à fait respectable, éminent dans notre pays, et qui avait longtemps bénéficié d'une cote de popularité surtout parmi les jeunes. Je n'ai pas pu faire autrement que lui demander: «N'êtes-vous pas amené à vérifier au moment où votre carrière politique touche à son terme que vous, l'un des meilleurs, vous vous êtes toujours trompé ? Comment expliquer cela ? » Je vous assure qu'il s'agit d'un homme intelligent, cultivé... Comment est-ce possible ? Alors c'est à ce "comment est-ce possible ?" que le psychanalyste a justement l'opportunité d'essayer de répondre. Lacan s'est montré sage presque tout le temps — pas tout le temps ! Son seul moment d'exaltation, le seul moment où il a dérapé, c'est Mai 68, il a vraiment cru qu'il était le responsable. Il faisait à l'époque son séminaire sur L'actepsychanalytique. On a beau être un esprit bien posé, de constater précisément que ce qu'on est en train de raconter à son séminaire, la réalité sociale vient l'illustrer en se mettant brutalement à bouger, cela fait évidemment un choc. Comme en outre, il y avait dans son auditoire les grosses têtes des mouvements qui animaient Mai 68, il avait de bonnes raisons d'imaginer que, sans l'avoir voulu, il était le déclencheur de cette affaire. Nous reprendrons un jour son séminaire sur Uacte psychanalytique, interrompu justement au mois de mai et vous
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Séminaire du 11 avril 2002 verrez de quelle manière effectivement c'est troublant. C'est donc le moment où la réalité est venue coïncider d'un peu trop près avec le fantasme qui fait qu'il y a cru. Ça n'a pas duré trop longtemps, mais enfin, il y a cru. Autrement dit, il savait comment répondre aux circonstances, non pas de façon frontale, mais par exemple en faisant son séminaire sur les quatre discours en réponse directe à ceux qui venaient de le chasser de l'École normale supérieure parce qu'il se permettait d'émettre des critiques contre le marxisme. C'est pour ça qu'il a été viré de Normale, et les quatre discours sont ainsi la réponse à cette éviction, c'était sa manière à lui d'intervenir. Ce qui sera plus modestement la mienne ce soir, et puisque nous sommes avant les vacances de Pâques, sera de vous proposer des T. D. Nous en ferons quelques-uns, c'est nécessaire en psychanalyse, à partir de ce que l'autre jour je voulais étudier avec vous, c'est-à-dire les deux chapitres de Freud consacrés, dans Y Introduction à la psychanalyse, à la vie sexuelle, « La vie sexuelle de l'hommex » et « L'évolution de la vie sexuelle2». Ce sont deux chapitres qui, on peut le dire — c'est bien là tout de même que se pose la question du cheminement des idées et de leur action sur le réel — ce sont deux chapitres qui ont assurément changé la face du monde. Nous ne vivons plus dans le même monde après ces deux chapitres, mais leur intérêt pour nous n'est pas essentiellement dans cette constatation, il est plutôt dans ce qui est à la fois le génie de Freud engagé dans cette affaire et en même temps les impasses absolument remarquables qu'il tente d'esquiver. Si vous lisez attentivement, plume à la main, ces deux articles, vous voyez la nécessité dans laquelle Lacan fut pris d'avoir à introduire l'objet a. C'est effectivement chez Freud, qui ne l'a jamais formalisé comme tel, que Lacan trouve ici cet objet. Freud fait d'abord remarquer ceci: si je vous demandais, dit-il, de me donner une définition de la sexualité, qu'est-ce que vous me répondriez ? Moi je vous pose la question, elle est tellement facile ! C'est tellement évident, définition de la sexualité, c'est quoi ? Vous en avez tous entendu parler... Alors, qu'est-ce que c'est ? 1. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385. 2. Payot, p. 387, Gallimard, p. 407.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Il est déjà admirable qu'il démarre par une question de ce type. Puisque vous ne répondez pas et que vous semblez éviter le problème, il répond à votre place en disant: «On pourrait dire qu'est sexuel tout ce qui se rapporte à l'intention de se procurer une jouissance à l'aide du corps... »
Ça n'a l'air de rien, mais c'est déjà pas mal ! Et il ajoute «et plus particulièrement à l'aide des organes génitaux du sexe opposé. »
C'est ce genre de formulation qui permettra à Lacan, bien plus tard, de renverser la question et de demander à son auditoire: «Un corps, à quoi ça sert ? » [Murmure dans la salle: «à jouir... »] Maintenant, vous êtes informés ! Un corps, ça sert à jouir. Vous voyez que Lacan ne se donnait même pas la peine de préciser, puisqu'il n'en est plus besoin, qu'il pouvait s'agir d'une jouissance sexuelle. Mais vous voyez l'extension ! Toute jouissance procurée à l'aide du corps, c'est du sexuel. Vous pouvez faire de la bicyclette, ce que vous voudrez... Voilà. Et il va très vite tomber dans ceci, cette jouissance du corps se manifeste très tôt chez l'enfant (c'est aujourd'hui donnée publique) et sur un mode pervers, pervers puisqu'il s'agit de jouir nommément de l'objet chargé de satisfaire un orifice du corps, voire sur le mode auto-érotique de jouir directement de cet orifice. Donc présence de la sexualité. Vous vous doutez bien qu'à l'époque, tout ceci présentait quelques difficultés, mais courage et simplicité de Freud pour le faire valoir et bien dire qu'en aucun cas on ne saurait confondre sexualité et reproduction. Mais la sexualité, cette fois-là spécifiquement génitale, celle qui passe par les organes sexuels, vient couronner cette évolution marquée par une organisation en jouissances partielles. La jouissance génitale vient les couronner et marque, avec la faculté de reproduction, la normalisation de l'activité sexuelle chez Freud. Donc une évolution psychique et organique qui aboutit à un culmen venant marquer le terme, l'achèvement, la normalisation, l'organisation adulte de la sexualité en tant que génitale. Je passe très vite car les points sur lesquels il insiste, au grand scandale évidemment du lectorat de l'époque, ne nous intéressent plus, la jouissance orale, la jouissance sadique-anale, etc. Tout cela fait partie aujourd'hui des lieux communs, ce n'est pas la peine de revenir là-des-
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Séminaire du 11 avril 2002 sus. En revanche, ce qui continue de nous intéresser, c'est que Freud puisse parler d'une jouissance normativée même si, dit-il, des manœuvres perverses peuvent préparer cette jouissance génitale et donc normale. Freud conclut là où, en réalité, aujourd'hui la question s'ouvre. Elle s'ouvre sur ce postulat d'une jouissance sexuelle génitale achevée. Il faudra Lacan pour avoir le courage social de reprendre, sans craindre le scandale public, la question qui est vivante chez chacun, le fait que cette jouissance génitale témoigne d'un défaut, témoigne d'un ratage, aussi réussie puisse-t-elle être, question qui est au cœur du malaise du parlêtre et de son organisation aussi bien conjugale que sociale. Ce n'est pas dire grand chose que de rappeler l'insatisfaction au cœur de toutes les organisations sociales, privées ou publiques... Si nous avions le privilège, au même titre sans doute que l'animal, d'avoir une satisfaction sexuelle achevée — je ne vais pas divaguer sur ce que serait une éventuelle organisation sociale sous cet éclairage, ce n'est pas ça qui compte — il est clair que nous aurions un tout autre rapport à nous-mêmes, au monde, à autrui; entre autres, l'agressivité y perdrait sans doute beaucoup de ses raisons d'être. Donc cette idée, chez Freud, que son école dite orthodoxe va reprendre avec le plus grand enthousiasme : il y a une maturité sexuelle à atteindre, à accomplir, à réaliser, ceci se proposant par exemple comme étant l'un des buts de la cure. Un autre point ne manquera pas de vous arrêter, comme ça a été le cas pour moi à l'occasion de cette relecture. Freud isole très bien les divers objets partiels qui organisent, la jouissance orale: le sein, la jouissance sadique-anale: les fèces, il parle aussi, mais alors bizarrement sans le justifier, d'un désir de voir et de savoir. C'est très étrange que ça vienne ainsi. Le désir de voir peut encore se centrer sur un orifice du corps, encore que l'on ne comprenne pas très bien ce qui peut le faire naître. Quel serait l'objet qui le ferait naître, ce désir de voir ? Connaissez-vous l'objet primitif organisateur du désir scopique chez Freud ? Il faudra Lacan pour raconter des histoires qui effarouchent... Le désir de savoir, c'est encore mieux ! On ne voit pas pour le spécialiste de l'anatomie, quel est au niveau du corps l'orifice qui serait justement chargé des fonctions
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui gnoséologiques... Alors d'où sort, le désir de savoir chez Freud, et quel serait l'objet premier organisateur du désir de savoir ? En tout cas, Freud met en place l'organisation des jouissances partielles du corps à partir d'objets bien répertoriés et il avance cette jolie petite phrase que vous avez sûrement repérée, vous n'avez pas pu faire autrement : «Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel objet sont assez compliqués et n'ont pas encore été décrits d'une façon satisfaisante. Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile qui précède la période de latence est dans une certaine mesure achevé, l'objet choisi — entendez ça ! — se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente3. Vous n'avez pas compris, n'est-ce pas ? Alors moi non plus, je n'avais pas compris parce que ce chapitre est introduit de la façon suivante: «Le développement sexuel pour aboutir à l'étape finale génitale, implique premièrement de renoncer à l'auto-érotisme, c'est-à-dire à la jouissance des orifices, deuxièmement d'unifier les différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et unique objet.» Nous sommes d'accord... «Ce résultat ne peut être complet, semblable à celui de son propre corps. Il ne peut également être obtenu qu'à la condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées comme inutilisables.»
Or, comment se met en place, puisqu'il faut tout vous expliquer, le choix de l'objet génital ? Nous avons parlé de l'objet oral, ou plutôt on n'en a pas parlé, de l'objet anal, on a parlé du désir de voir, du désir de savoir. Comment se met en place, qu'est-ce qui détermine le choix de l'objet génital ? Et c'est là qu'il répond de la manière suivante: « Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile qui précède la période de latence, c'est-à-dire six-huit ans, est dans une certaine mesure achevé, c'est-à-dire a abouti au stade sadique-anal, l'objet choisi se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente,» C'est-à-dire la période orale,
3. Payot, p. 365, Gallimard, p. 385.
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Séminaire du 11 avril 2002 «Cet objet, s'il n'est plus le sein maternel, est cependant toujours la mère. »
C'est quand même un tour de force incroyable pour s'efforcer de rendre compte de quelle façon, à partir de ce qui était jusque-là des choix objectaux, s'isole la figure qui sera le support de la jouissance génitale ! C'est-à-dire la mère, avec le sein, disons, sur le mode métonymique. Si ça ne vous surprend pas ou si ça ne vous fait pas dresser les cheveux sur la tête, moi, je vous trouve bizarres... parce qu'une telle assertion est évidemment insoutenable, ou alors elle est éminemment névrotique, de penser que l'amour de la femme n'est possible que parce qu'elle est porteuse des appendices mammaires qui furent ceux justement... de ma mère! Tout ceci pour vous montrer de quelle manière la démarche de Lacan a suivi Freud pas à pas. Freud fait intervenir là le complexe d'Œdipe, c'est-à-dire le fait que la mère en tant qu'interdite va constituer le support du désir génital. Je vous signale que c'est à cet endroit, dans le chapitre xxi que vous trouvez les rares pages de Freud consacrées au complexe d'Œdipe. Il n'y en a pas beaucoup, là-dessus, ce qui veut donc dire de quelle façon c'est bien la séparation avec l'objet désiré qui se trouve agencer, susciter, être le moteur du désir et cela aussi bien pour les jouissances dites "partielles" que pour la jouissance génitale. Alors Lacan interroge, qu'est-ce qui fait de la mère la figure centrale dans l'organisation du désir ? Sa réponse est tout à fait différente de celle de Freud. S'il fait porter la valeur génératrice quant au désir, de la séparation, s'il la fait porter sur l'objet, Lacan ne la fait pas pour autant porter sur la séparation d'avec la mère. C'est cela, dans sa théorisation, qui est étrange, et il faudra quand même qu'un jour, vous m'expliquiez pourquoi... Il dit que si l'image maternelle est venue supporter pour l'enfant son désir, c'est que c'est la première image à laquelle il s'est trouvé affronté, autrement dit, c'est dans un dispositif qui est davantage celui du stade du miroir, de la phase du miroir, qu'il met en place le caractère captivant de Y imago féminine, de Y imago maternelle. Il ira même jusqu'à évoquer le fait que s'il se trouve que pour des raisons domestiques diverses, l'enfant a été élevé par des figures masculines par exemple, comme cela s'est pratiqué dans quelques circonstances coloniales, cela a forcément des incidences sur le choix de l'objet sexuel.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui Je vous signale cela au passage parce que je trouve que c'est un point particulièrement délicat de la théorie et qu'il mérite de votre part plus et mieux que simplement le suivisme ordinaire, je veux dire répéter, avancer des arguments d'autorité, etc. Ce point-là et la question de savoir pourquoi Lacan ne donne pas à la phase œdipienne la place centrale dans l'organisation de la génitalité que lui donne Freud — je préciserai une autre fois laquelle — cela justifie aussi bien votre attention que votre réflexion. En tout cas, Freud conclut ce chapitre en disant que la névrose consiste dans le fait de n'avoir pu accéder, pour un sujet, à la génitalité, autrement dit d'être resté coincé au niveau des étapes antérieures, à partir de craintes qui sont justement organisées par le complexe d'Œdipe, et en particulier la crainte du Père. Il dira donc que le complexe d'Œdipe peut être considéré comme le noyau des névroses, elles sont donc un échec de l'aboutissement du complexe d'Œdipe puisqu'il nous dit que «La grande tâche de l'individu consiste à se détacher de ses parents et que c'est seulement après avoir rempli cette tâche qu'il pourra cesser d'être un enfant pour devenir membre de la collectivité sociale.4» Alors je ne sais pas si c'est très répandu, si cette grande tâche qui consiste à se détacher de ses parents est accomplie d'une façon générale — d'ailleurs il faudra également que vous me disiez ce que vous entendez par "adulte", ce qui vous permet de distinguer un enfant et un adulte. Mais à partir de ce point, c'est-à-dire le caractère organisateur du complexe d'Œdipe sur les névroses, je vais essayer très rapidement de vous montrer de quelle façon aujourd'hui ce dispositif se trouve renouvelé et démenti. Je vais vous en parler à partir de ce qui pouvait sembler un fait divers, qui est forcément venu à vos oreilles, un fait divers jusqu'au moment de constater que le Journal réputé sérieux de la presse parisienne en faisait son titre de première page comme s'il s'agissait d'un événement de société majeur, cela concernant cet acte meurtrier commis au cours d'une session du conseil municipal de Nanterre, dans la nuit du 26 au 27 mars, il y a quinze jours, vous avez tous vu ça ! et de la part de ce garçon qui s'est pointé à cette réunion avec des armes, a descendu plusieurs
4. Payot, p. 408, Gallimard, p. 427.
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Séminaire du 11 avril 2002 membres de l'honorable société et a décidé de se supprimer lui-même, ce qu'il a finalement réussi à faire, comme vous le savez, une fois qu'il a été entre les mains des policiers. Une question se pose à tous ceux que ce genre d'événements interroge, qu'est-ce qui peut se passer, pour qu'un homme jeune se livre à un tel acte ? S'agit-il de l'acte d'un psychotique, ce qui du même coup ferme la question puisque s'il est fou, s'il est aliéné, son geste ne nous concerne plus ? Donc, question, cet homme jeune est-il un aliéné ? Ou bien est-il prototypique, exemplaire d'une disposition subjective dont il ne serait lui-même qu'un modèle, un représentant ? Cas qui serait évidemment pour nous tous beaucoup plus intéressant... Comment est-ce qu'on en vient là ? Dans la mesure où la presse a cru devoir donner à ses carnets et à son histoire une telle place — pour une raison d'ailleurs que j'évoquerai dans quelques instants — on est tout à fait capable de voir de quelle façon cet œdipe que Freud repérait comme organisateur des névroses se présente aujourd'hui sous un jour qu'il n'avait assurément pas soupçonné. La première constatation que vous avez pu faire, ceux d'entre vous qui ont lu ces documents, c'est qu'il ne s'agit assurément pas d'un psychotique, on peut dire qu'à aucun moment, on ne trouve, dans ce qu'il écrit ou dans ce qu'il a déclaré, la trace de ce qui serait une psychose. En revanche, on voit se mettre en place un dispositif psychique extrêmement classique et tout à fait simple qui est une relation binaire qui le lie à sa mère et une autre relation binaire qui le lie à un ami, son seul ami. On voit ainsi, cela se dessine au tableau évidemment, le double axe d'une relation avec un grand Autre et la relation avec un semblable, un petit autre. Il passe son temps à s'accabler, à accabler sa nullité, il se déprécie, il s'auto-déprécie et se plaint entre autres de ce qui est, à l'évidence, son incapacité à assumer un statut viril, à être un homme; et tout porte à croire que ce propos qu'il s'adresse à lui-même, auto dépréciatif, lui vient de ce grand Autre, c'est-à-dire lui vient directement de sa maman. Car après tout, on connaît d'autres dispositifs psychiques du même type, mais dont le résultat est modifié du tout au tout lorsque la maman au contraire traite son produit avec suffisamment d'éloges, de compliments et d'amour qui lui garantissent un narcissisme blindé — il aurait
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui pu se tirer dessus, il ne lui serait rien arrivé ! — et à toute épreuve. Si vous faites attention à la façon dont il se parle à lui-même, dont il se traite luimême, vous pouvez sans grande difficulté entendre la voix maternelle, pour des raisons qui ne nous importent pas, et on ne sait pas non plus pourquoi, elle avait vraisemblablement contre lui un grief qui était peutêtre... peu importe! Mais en tout cas, ce que je vous avance ici se tient avec la plus grande certitude. De la même façon, cette relation binaire avec son seul ami, un ami qui vraisemblablement se trouvait comme lui dans cette quête d'une assomption virile. Je vous passe, mais vous avez pu le voir, toutes les aventures picaresques de ces deux personnages, tous les champs de bataille sur lesquels ils ont essayé de se rendre afin de venir s'inscrire dans ce qui aurait été enfin une action collective héroïque, cet ami, effrayé par l'investissement transitiviste qu'opère sur lui Richard, effrayé par l'intensité de la demande, de l'appel qui lui sont adressés, finit donc par se dérober, disparaître. Le seul ami ! C'est peu de semaines après la rupture avec cet ami que Richard va se livrer à son entreprise. Cette entreprise a-t-elle un nom ? Elle a un nom, elle s'appelle un acting out. Elle s'appelle un acting ouï dans la mesure où il s'agit de faire voir, où il s'agit de montrer, où il faut qu'il y ait du spectacle, il faut qu'il y ait des spectateurs. D'ailleurs, comme c'est rapporté, deux ans plus tôt il en avait fait voir également à sa psychothérapeute exhibant un pistolet devant elle, ce qui avait été signalé. Pourquoi ceci nous intéresse-t-il ? Et très précisément dans le cadre de ce que je suis en train de reprendre avec vous, en particulier sur cette place centrale qu'accorde Freud au complexe d'Œdipe comme organisateur des névroses ? Puisque dans ce cas, ce dont souffre Richard, ce n'est en rien de la présence d'un père puisqu'il n'y en a pas. Ce n'est pas non plus, ce qui l'aurait rendu psychotique, de la forclusion du Nom-duPère, bien que dans son parcours — mais est noté, publié ce que les journalistes jugent intéressant — on ne voit pas ce qui aurait été à un moment donné chez lui la fixation transférentielle sur une figure masculine. On ne le voit pas, mais enfin ! cela a pu peut-être exister. Ce que l'on voit avec la plus grande netteté, c'est chez lui le défaut du réfèrent dans l'Autre qui lui aurait sûrement permis par un effet identificatoire de tenir tête à sa mère, de ne pas être aussi captif et livré au pro-
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Séminaire du 11 avril 2002 pos maternel. Autrement dit, ce cas peut, et je le crains, être considéré comme exemplaire, exemplaire d'une situation, d'une disposition psychique où aujourd'hui fait défaut ce réfèrent qui aurait permis l'organisation d'un complexe oedipien, voire d'une névrose répertoriée, car celle-ci ne l'est pas encore très bien. Les psychiatres vont avoir tendance à ranger ça dans les psychopathies, ou dans les borderline, ce qui ne veut pas dire grand chose. Ce cas mérite évidemment beaucoup mieux et beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus parce que son geste s'inscrit évidemment dans une série très contemporaine, très actuelle, où il s'agit de se faire exploser pour se faire reconnaître, comme si, faute de pouvoir être reconnu par autrui, respecté, apprécié, honoré, d'être aussi virilement capable — il semble se plaindre justement de son incapacité sexuelle, il est vraisemblablement impuissant — faute de cette possibilité, l'issue qui vient là se présenter est celle de l'action spectaculaire par laquelle on montre comment, supprimant une vie inutile, en même temps se trouve validé, mais pour qu'aussitôt cette validation s'annule, s'étouffe, disparaisse dans l'explosion, se trouve validé celui qui aurait pu être. Lorsque pour ma part j'ai entendu cette histoire, à la radio d'abord, je me suis posé deux questions. La première, lui avait-on prescrit du Prozac, qui est, comme nous le savons, le grand produit qui permet de lever les inhibitions ? Je n'ai donc pas été surpris de vérifier qu'il avait du Prozac dans le sang, pas beaucoup mais ça témoigne qu'il en prenait. N. Majster - Il en avait absorbé deux tablettes juste avant de passer à l'acte... Merci, Nathanaël, je ne m'étais pas trop trompé là-dessus... La deuxième question. Je me suis dit, voyons, quel va être le suivant ? Dans le journal, moi il m'arrive de lire un peu le journal, plus beaucoup mais je le lis quand même : « Un policier a été tué par un forcené dans les locaux du commissariat de Vannes, il a tiré une rafale de Kalachnikov après un accrochage avec des automobilistes. » Lui était sous alcool Je me suis dit qu'en accordant cette place à cette histoire, qui est évidemment dramatique et hautement instructive mais qui serait supposée rester une histoire singulière, en lui accordant cette place sur la première page, la vedette ! Loft story ! je me suis dit que c'était vraiment une provocation pour que ça continue.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui Je peux dans ma pratique entendre ce que la lecture de ces propos peut évoquer, susciter comme sympathie. Peut-être y aura-t-il bientôt un club au nom du gars, il le mérite, je trouve, hein ? La question pour ne pas trop nous laisser fasciner par les circonstances régionales ou très locales {N'enterre^ évidemment le signifiant est lourd mais quand même !) pour ne pas nous laisser fasciner par ces conditions locales, nous ne pouvons pas méconnaître qu'aujourd'hui le nombre d'existences ainsi inutiles, en surnombre, sans vocation, sans destination, que ce nombre, du fait du progrès scientifique, va effectivement grandissant, en dehors, je dis bien, de toute autre considération, et que nous allons être ainsi amenés à reprendre du complexe d'Œdipe une disposition par défaut que Freud n'avait évidemment pas du tout prévue. Bon. Alors, à après les vacances ? À bientôt !
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Séminaire XX du 2 Mai 2002
I
l y a des informations qui déferlent sur vous. La question est de savoir ce en quoi elles vous incitent à penser, ou pas, de savoir en quoi elle vous permettent, ou pas, de vous faire un jugement sur la situation. Ces dites "informations" témoignent d'une appréciation du lecteur, de l'auditeur, du voyeur, une appréciation qui n'est pas très flatteuse pour lui. Je crois que des psychanalystes peuvent s'interroger sur ce qui reste notre fragilité, voire notre débilité à l'endroit de tout ce qu'ainsi nous recevons, et dont le rapport avec la réalité des faits n'est pas toujours facile à entendre ou à comprendre. Dans une précédente soirée, j'avais évoqué ce que j'appelle le prêt à penser. Autrement dit, il y a un degré zéro de la pensée. Il n'est pas nécessaire de penser pour avoir des idées, surtout bien sûr si elles sont partagées ! Mais ce soir, dans le cadre de cette introduction, ce à quoi je voudrais vous rendre sensibles, c'est qu'il y a non seulement du prêt à penser chez chacun d'entre nous, bien sûr, mais de façon beaucoup plus précise et qui me paraît plus intéressant, il y a contrainte à penser. Il y a chez chacun d'entre nous ce que Freud a relevé à propos de la névrose obsessionnelle : des pensées imposées. C'est dire que tout être normalement constitué, c'est le cas de le dire, se voit ainsi le dépositaire de pensées qui lui viennent. Certaines, tout à fait à l'exemple de l'obsessionnel, risquent de lui paraître déplaisantes, pensées qu'il rejette, qu'il refuse ou dont il s'étonne, pensées qu'on aurait envie de dire anonymes, mais qu'il est invité à endosser, à assumer, et avec assurément un certain sentiment de réconfort lorsqu'il les assume, sentiment de récon-269-
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui fort lié à l'idée d'être en accord avec l'Autre, avec le grand Autre. Ces pensées imposées, comme je veux essayer de vous le faire valoir, ne serait-ce que justement pour faire que la vôtre soit peut-être plus dégagée de ce type de contraintes, ces pensées imposées peuvent revêtir deux aspects qui, je crois, n'ont pas été jusqu'ici bien individualisés. C'est important, les pensées imposées. Vous n'avez rien à faire! Ça vous arrive tout cru et vous vous sentez plutôt mieux lorsque justement vous les endossez. Je voudrais d'abord attirer votre attention sur le fait que le signifiant a par lui-même, et Lacan insiste beaucoup là-dessus, un caractère maître. Nous n'aurions pas affaire à des maîtres, qu'il s'agisse du champ politique ou religieux, s'ils n'étaient introduits par le fait que le signifiant s'impose à chacun d'entre nous avec ce caractère d'impératif, de commandement, dont l'expression la plus élémentaire, la plus simple s'exprime dans le registre de "tu vas maintenant faire ceci, ou faire cela", forme de dialogue intérieur si banal mais où il est de règle que le sujet ne s'interroge aucunement sur le lieu d'où lui vient cette adresse impérative avec laquelle il peut discuter, ou vis-à-vis de laquelle il se dérobe. Cette remarque nous introduit à la question qui nous intéresse, celle des pensées imposées. Ces commandements venus ainsi du champ de l'Autre, du grand Autre, ont un caractère d'autant plus abusif et impérieux que, c'est l'expérience clinique qui le montre, le grand Autre n'est pas bridé par la castration. Toute l'expérience des psychoses, aussi bien celle de la névrose obsessionnelle, nous montre que ces impératifs venus du grand Autre et qui s'adressent à un sujet qui n'en peut mais, sont d'autant plus virulents, impérieux, harcelants, voire absurdes qu'ils ne sont pas bridés par la castration qui, en quelque sorte, pacifie cet aspect impératif du signifiant en ménageant un réel, le réel faisant ici limite, faisant bord, faisant obstacle, ménageant l'espace autorisé à ce qui vient brider le pouvoir du signifiant. Ce réel, donc, marque la limite du pouvoir du signifiant, sans pour autant par la castration lui faire offense, il vient le brider dans la mesure où ce réel est du même coup celui qui va se prêter à abriter les objets de la jouissance sexuelle. Me référant toujours à la clinique des psychoses, je vous rappelle cette opération de pacification introduite par la castration, j'ai déjà évoqué cette image que Lacan donne du phallus comme étant cet os qui vient
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Séminaire du 2 mai 2002 empêcher la gueule du crocodile de claquer, de se refermer sur le sujet, de telle sorte que cet impératif ménage, respecte par le biais de la castration, la place d'un sujet en tant que divisé. Cette division, nous le vérifions chaque jour en clinique, n'est pas du tout une opération obligatoire. Un sujet peut être complètement absorbé, sans retrait, sans recul, sans aucune division, eu égard aux signifiants qui viennent le concerner ou l'assaillir. Je le souligne ici, je fais ce rappel dans cette brève introduction, il y a dans le signifiant toujours un argument d'autorité. Vous pouvez prendre le mot "liberté", il s'imposera au même titre que les autres, avec la même autorité, c'est-à-dire du même coup ne vous en laissant pas la moindre... Cet argument d'autorité s'impose donc comme tel, et sans aucune explication. Nous cherchons toujours des explications, bien sûr, à ce qui arrive, à ce qui nous arrive, mais il y a là un trait qui est propre au signifiant, et qui se dispense de toute explication sauf — c'est l'une des façons évidemment de rationaliser, j'ai toujours évoqué le fait que la religion était une entreprise rationaliste au même titre que celles qui se proposent, qui s'avancent dans le registre profane — sauf évidemment si l'autorité du signifiant se réfère à cette instance qui pour nous s'isole comme étant celle du Père mort. Ce point pour essayer de vous faire valoir que dans le cas de figure le plus ordinaire, le cas du névrosé normal (lorsque cette autorité du signifiant se réfère ainsi à une instance dans le réel qui vaut comme Père mort), surgissent pour nous des pensées qui se produisent chaque fois que la réalité nous semble en discordance ou réfuter la loi qui se réfère à ce Père mort. Chaque fois que la réalité vient présentifier ce qui serait un désordre contraire à cette loi, aux moeurs, un refus de la dette, chaque fois viennent émerger, chez le sujet dit normal, des pensées imposées qui ainsi dénoncent ce désordre comme contraire à ce qui paraît l'établissement ordinaire et régulier du monde. Je vous fais remarquer tout de suite qu'il en est de même dans tous les cas lorsque surgit la figure de l'étranger, dans la mesure où l'étranger est une anomalie dans l'espace ménagé par ce Père mort puisque sa seule présence suffit à venir border son pouvoir d'un réel non plus amical comme le précédent, ménagé pour la jouissance, mais d'un réel qui à tout instant risque de paraître hostile ou antagoniste et conflictuel. Je veux
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui dire par là que ce que Ton appelle la xénophobie est un élément ordinaire de ces pensées normalement imposées. Il est étrange de ne pas reconnaître que ces pensées imposées dans la position où je les situe — je vous en évoquerai tout à l'heure d'autres beaucoup plus surprenantes — ces pensées imposées relèvent très directement de ce que l'on appelle le discours du maître. Il suffira que ce discours du maître trouve une voix, v.o.i.x., pour lui donner sa pleine dimension, puisque autrement ces pensées restent silencieuses, tacites, implicites, je peux toujours les écarter, les réfuter... je m'en débarrasse, je me dis "non ! mais comment je fais pour avoir des idées pareilles, des réactions pareilles, des réflexes pareils!" Mais il suffira que ce discours du maître trouve la voix qui viendra le révéler (le terme est à souligner) à tous pour qu'il puisse prendre valeur de discours collectif, c'est-à-dire organiser une communauté dans le partage de ce même discours et sonner le rassemblement. Dans la mesure où il est irréfutable, irréfutable puisque directement branché sur ce qui vient du grand Autre, il reçoit ses sources, ses informations, et ses indications de première main — d'une première main que tout le monde, tout de suite, comprend. Pas besoin d'avoir fait d'études pour cela ! Il suffit de partager une langue commune. Dès lors, il devient irréfutable et peut évidemment conduire à tous les passages à l'acte... Ce qui témoigne, je crois, de notre faiblesse mentale. Prenez par exemple les ouvrages qui sont souvent fort documentés, bien faits, forts savants, sur la venue au pouvoir des dictateurs récents, modernes; jamais aucun de ces historiens n'en revient à ce qui est la matérialité simple du processus élémentaire. À savoir que dans une période de désordre, de crise sociale, à un moment où justement le lien social se trouve distendu, les places se trouvent confuses, les volontés cessent d'être collectives, il suffit d'un individu qui soit assez sensible à cette situation pour donner voix à ce discours du maître et pour, par des moyens éventuellement légaux comme on le sait, être en mesure de venir au pouvoir. Les dictatures ne s'établissent pas sans une rhétorique que des analystes peuvent parfaitement individualiser, distinguer, c'est elle qui gagne, c'est elle qui fait entendre le clairon. La seule chose à ajouter à cette rhétorique, à y ajouter, à y faire intervenir, c'est de lui donner cette oralité qui spontanément lui fait défaut et dès lors est capable de faire nombre.
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Séminaire du 2 mai 2002 Pour détendre un petit peu l'atmosphère, pour parler un peu d'autre chose, je vous ferai la remarque suivante. On s'est volontiers interrogé sur ce qui faisait, ou pas, la spécificité de notre association, ici, celle qui nous reçoit, qui vous reçoit, et il est tentant de lui attribuer le fait qu'elle relèverait, qu'elle graviterait autour de ma présence. Ce que tout ceci permet assez bien de repérer, c'est que ce qui fait la spécificité de notre association, c'est justement qu'elle a, à l'endroit du Père mort, une position qui n'est pas celle du névrosé, qu'elle n'a jamais confondu l'analyste ou les analystes, que ce soit Freud ou que ce soit Lacan, avec un père. Dès lors, à l'endroit de ce qui est ici interrogé, ces pensées imposées et le discours du maître, elle est dans une position certes toujours soumise à des aléas mais qui fondamentalement est plutôt saine; et qui peut-être, à ce titre, la distingue assez de ce qui se passe dans d'autres groupes, groupes où les sentiments, qu'ils soient d'amour ou de haine, tentatives de s'écarter, de se détourner... où toutes les positions que nous connaissons à cet égard sont peut-être davantage à l'œuvre, actives. Je ne pourrais que me féliciter du fait que dans notre groupe, il semble que, sur ce plan, nous ne soyons pas aussi directement branchés sur les effets de ces pensées imposées. Encore une question que j'évoque là, toujours en passant, qu'est-ce qui fait la consistance d'une pensée ? Qu'est-ce qui fait que vous puissiez avoir à ne pas céder dans votre pensée, alors même que vous n'iriez pas chercher cet appui, cette référence dans l'instance qui dans le grand Autre vient servir de réfèrent au discours du maître ? Quels sont les moments où vous avez à accepter de modifier votre pensée, car après tout rien ne vous garantit que vous soyez dans ce qui serait juste, et quels sont les autres moments où vous pourriez tenir que c'est pur abandon et que c'est pure lâcheté ? Voilà, je crois, le genre de questions auquel cette mise en place que j'opère nous permet de réfléchir. Il serait sympathique qu'un jour nous puissions en débattre puisque à la fois nous espérons d'une pensée qu'elle soit ferme... je n'ose pas reprendre le terme de "consistante". Lacan disait que la consistance d'une pensée scientifique était essentiellement de l'ordre de l'imaginaire, ce qui n'est pas péjoratif. Il faudrait que ceux qui se réclament de l'enseignement de Lacan conviennent de ce qu'ils reconnaissent comme étant une pensée ferme, mais ferme à bon
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui escient, non pas de l'obstination, de la paranoïa, de la rigueur, de la raideur, de l'entêtement... Une pensée qui se défend comme telle, à juste titre, de ce qui est la pensée adaptée, celle qui va au-devant de toutes les réussites à partir du moment où l'entourage semble les espérer. Je vous laisse ça un petit peu en attente, mais j'espère que certains d'entre vous auront envie d'y réfléchir un peu. J'étais donc en train de vous dire qu'il y a, chez chaque individu dit normal, des pensées qui s'imposent à lui et dont j'ai évoqué le caractère très précis, très simple, des pensées qui s'imposent à lui dès lors qu'une situation de crise sociale vient désavouer ce discours qui constitue, il faut bien le dire, son amarre phallique, qu'il soit homme ou qu'il soit femme. Et il suffit, je le dis bien, qu'il y en ait un qui ait l'audace, ce propos, de l'affirmer, pour que cela puisse faire nombre, voire faire armée comme on l'a déjà vu. Je vous dis tout ça pour que nous reprenions bien la mesure de ce que Lacan essayait de faire quand il marquait que le sinthome est organisé par la référence à ce Père mort et de quelle manière, je l'ai déjà plusieurs fois évoqué, il a essayé d'étudier la possibilité d'une normalité — puisque tout ce que je dis, c'est de l'ordre du normal — avec les conséquences que l'on sait. Il a essayé d'étudier une normalité qui ne serait pas ainsi entamée, mangée par ce type de symptôme. Il y a un autre discours — cela n'a pas été encore articulé, vous allez avoir une primeur qui va sans doute un peu vous surprendre —, il y a un autre discours susceptible de se présenter au même titre que les précédentes pensées imposées, c'est-à-dire de fonctionner lui aussi comme pensée imposée, susceptible lui aussi de faire masse, de faire nombre, c'est même un discours que nous avons mis à l'étude pour un prochain colloque, celui de l'hystérie collective. Sans doute faut-il un peu d'audace (mais elle ne nous manque pas), un peu d'audace pour montrer de quelle manière le sujet qui est l'effet de la division mise en place par le discours du maître, ce sujet $ qui n'a donc pas voix au chapitre, qui n'a pas droit de figuration dans le champ de la réalité et ne peut s'exprimer qu'en se donnant à entendre ou par signes, ce sujet en souffrance $ qui en appelle justement au Père à constituer ou à réveiller et qui viendrait l'autoriser... eh bien, l'expérience clinique
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Séminaire du 2 mai 2002 nous apprend qu'il suffira qu'il y en ait un ou une qui donne à sa revendication voix entière pour que des phénomènes de rassemblement par identification puissent se faire à partir de cet appel, et que nous ayons à partir de ce phénomène des effets sociaux qui ont largement eux aussi marqué l'Histoire. Le seul problème, ne serait-ce qu'à le vérifier lorsque vous vous référez à l'écriture des discours, c'est que cette revendication subversive, subversive du discours du maître établi et au nom de ce qui est en général un maître qui serait de justice, eh bien, ce discours qui va se présenter pour un certain nombre de sujets comme étant pas moins des pensées imposées, ce discours est un appel au maître, un appel à ce que vienne le vrai maître. C'est de la sorte que s'établit une fâcheuse complicité entre les pensées imposées des uns et les pensées imposées des autres. Je voudrais, ce soir encore, attirer votre attention sur le caractère éminemment matriciel de la formule lacanienne selon laquelle « le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant». Voilà le genre de formule qui est passé dans le moulin des idées reçues. Or, si nous souhaitons déchiffrer un instant ce type d'événements, de circonstances auquel nous sommes confrontés, je vous incite à rafraîchir, à vous étonner pendant quelques minutes de cette formule, et à essayer d'apprécier tout le prix qu'elle peut avoir pour vous guider dans ce qui se produit. « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » Le signifiant ne représente pas un objet, il ne représente pas un sens, vous voyez tout de suite qu'on n'est pas chez Saussure, on n'est pas chez Chomsky. « Le signifiant, c'est ce qui représente un sujet. » Il le représente, il ne le désigne pas, il ne le connote pas, mais il le représente, et il le représente «pour un autre signifiant», l'accent est ici à porter sur "autre". Je m'étonne parfois que Lacan n'ait pas dit que le signifiant représente un sujet pour un signifiant Autre. Car les deux signifiants ne sont pas dans le même espace. Il y a une hétérotopie entre S! qui appartient au champ de la réalité, et S2 qui appartient au champ du réel. Vous vous souvenez de cet article sensationnel de Freud sur la Verneinung, La dénégation1, où il évoque le processus de la Bejahung, 1. « Die Verneinung », 1925, trad, in Résultats, idées, problèmes, t. II, sous le titre « La négation», P.U.F., 1985. Autre trad. et commentaires, in Le Discours Psychanalytique, l rc série n°3, disponible à PA.L.I.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui ce moment où l'enfant fait le tri entre ce qui est digne de figurer dans le champ des représentations et puis ce qu'il en évacue, ce dont il ne veut pas. L'enfant sélectionne pour le réserver au champ de la représentation tout ce qui est phalliquement marqué, il rejette ce qui lui semble dépourvu de la marque phallique. Ce sont toutes les histoires que vous connaissez par cœur du rapport des petits garçons avec les petites filles... Il n'admet dans le champ des représentations que ce qui est phalliquement marqué, c'est-à-dire ce qui est donc marqué par la castration. S! est ainsi ce qui est digne de figurer dans le champ justement des représentations. Et ce qui peut le nouer à un autre signifiant, c'est ce pacte, à un signifiant en tant qu'il vient qualifier ce qui est relevé dans le réel, ce qui le noue à lui, c'est bien entendu la promesse d'une possible jouissance. C'est ça, l'intervention pacifiante du Nom-du-Père. Donc «le signifiant représente un sujet», et Lacan le souligne plusieurs fois, pas pour un autre sujet. Autrement dit, vous allez en voir la conséquence absolument déplorable : pas d'intersubjectivité. On ne peut pas discuter de sujet à sujet, ça, c'est bien embêtant ! Le dialogue qui s'installe va passer par la mise en place d'un sujet. Un sujet pour les deux, c'est ça aussi qui est étrange ! Pour le dire autrement, du même coup, le possible désir commun qui réunit l'un et l'autre, la nature de ce désir étant évidemment très large. « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » Mais lequel représente le sujet pour l'autre ? Parce que ce sujet $, est-il masculin, ou est-il féminin ? Il est amusant de penser que c'est peut-être bien de la position du sujet qu'a pu naître la catégorie grammaticale du neutre. Il n'est ni l'un ni l'autre, ce sujet, il est simplement représenté par l'un pour l'autre, autrement dit, ce sujet en tant que tel n'a pas de sexe. Mais évidemment, il peut être représenté par S\ auprès de S2, il peut s'autoriser du discours du maître pour se faire valoir auprès de S2 mais il n'y a évidemment aucun inconvénient à ce qu'il se fasse représenter par S2 auprès de S^ Il se trouve que ce sujet un, unique, entre Si et S2, produit par le signifiant, n'est pas le même selon qu'il se fait représenter par Sj ou selon qu'il se fait représenter par S2. Le jeu social ordinaire dont la complexité exige de la part du sujet des adaptations permanentes implique qu'un sujet puisse alternativement se faire représenter par S^ ou par S2 selon les
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Séminaire du 2 mai 2002 circonstances. On va même dire que lorsqu'il ne peut, n'accepte de se faire représenter que par Si par exemple, il a une raideur un peu suspecte. Je vous invite quand même à remarquer que de se faire représenter par Si ou par S2, ce n'est plus du tout le même sujet ! Il est topologiquement le même, mais son expression est complètement différente puisque dans le cas de Si, il relève, et j'ai déjà attiré votre attention là-dessus, d'une logique parfaitement constituée à partir de ce qu'elle isole comme impossible. Le Si se soutient d'un réel qui fonde donc là un impossible, avec tout l'ordre des exclusions nécessaires : on ne peut pas faire coexister a, et non a, c'est ou bien