CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITATIONS TOME TROISIEME
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PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA...
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CLASSIQUES SLAVES
Alexandre Herzen ,
PASSE ET , MEDITATIONS TOME TROISIEME
_
PRÉSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
Selon Alexandre Herzen, La Cinquième Pcnlie de Passé et Méditations était celle pour laquelle il avait écrit tout le reste. Vue sous cet angle, son œuvre - l'un des chefs-d'œuvre de la prose russe était à ses yeux un > . Herzen travailla à La Cinquième Partie pendant treize ans : de 1853 à 1866. C'est la dernière en tièrerncnt revue par lui. (Il est mort en 1870). Elle couvre l'époque qui s'étend de 1847 à 1852. La Sixième Partie, dont nous présentons ici le début, introduit le Tome IV, où Herzen, en ayant fini avec le « privé », évoque ses travaux et ses jours d'homme public ... ~
Daria Olivier
PASSÉ ET MÉDITATIONS (Byloïé i Doumy)
« Classiques Slaves
~
Alexandre Herzen
PASSÉ ET MÉDITATIONS TOME TROISIEME
PMSENTÉ, TRADUIT ET COMMENTÉ PAR DARIA OLIVIER
EDITIONS L'AGE D'HOMME
c
Classiques Slaves »
Collection dirigée par Georges Nivat, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays
©
1979 by Editions l'Age d'Homme S.A., Lausanne
NOTE
L'appareil critique de cette traduction se présente de deux façons : 1. Les notes en bu de page, dont plusieurs de Herzen lui-même, ont pour objet d'éclairer le texte immédiatement, ou de situer un personnage, un événement historique, etc. Elles peuvent également servir à renforcer tel témoignage, telle affirmation. 2. Les commentaires à la fin du volume voudraient servir de complément à une œuvre qui englobe un nombre très important de thèmes et do sujets se référant à des personnages marquants, à des faits de grande portée liés à l'Histoire de l'Europe, à des structures sociales ou politiques. Ces commentaires, que l'on peut lire ou non, contiennent des documents d'archives et autres, des extraits de journaux ou do lettres qui, pensonsnous, éclairent et corroborent ce que Herzen nous révèle de son pusl et de ses méditations.
D.O.
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BffiLIOGRAPHIE ET ABREVIATIONS
La traduction française a été faite d'après les ouvrages suivants: L. : A.I. HERZEN : ŒUVRES COMPLETES, édition 1. LEMKE, 22 vol., Péterograd, 1915-1925. (B. i. D. aux tomes XII, Xlll, XIV.)
A.S.: A.I. HERZEN: ŒUVRES COMPLETES, édition de l'ACADEMIE DES SCIENCES DE L'U.R.S.S., 30 vol., 1845-1868. (B. i. D., aux tomes vm, IX, x, Xl.) K. : A.I. HERZEN : BYLOIE 1 DOUMY, édition KAMENEV, 3 vol., Moscou-Léningrad, 1932. STR. : A.I. HERZEN : BYLOIE 1 DOUMY, édition 1. STREICH, 1 vol., Léningrad, 1947. B. i. D. : BYLOIE 1 DOUMY.
Les ouvrages, études, articles consultés sont nombreux, mais principalement en russe. Parmi ceux-ci, mérite d'être placé en tête : LYDIA GUNZBOURG : Byloié i Doumy Guertz;ena, Léningrad, 1957, 1 vol. L.N. : La publication intitulée LITERATOURNOIE NASLIEDSTVO (c Le Patrimoine Littéraire »), dirigée par S.A. MAKACHINE, par la révélation de textes inédits d'une importance primordiale est une source inépuisable.
Chronique : Depuis la parution des deux premiers tomes de Passé el Méditations, une aide inapréciable nous a été apportée par la parution des deux premiers volumes de LIETOPISS JIZNI 1 TVORTCHESTVA A.I. GUERTZENA (« Chonique de la vie et de l'œuvre de A.I. Herzen») T. 1 : 1812-1850, T. II : 1851-1858, Moscou 1974 et 1976, sous la direction collégiale de Mme I.G. Ptouchkina et S.D. GourvitchLichtchiner, MM. B.F. Iégorov, L.P. Lanskij et K.N. Lomounov. Les ouvrages parus en Occident sont peu nombreux en ce qui concerne HERZEN, mais de grande qualité. Nous avons constamment consulté : Labry : RAOUL LABRY : ALEXANDRE IVANOVIC HERZEN, Essai sur la formation et le développement de ses idées, 1 vol., Paris, 1928. H.P. : id., Herzen et Proudhon, 1 vol., Paris, 1928. MM.: MARTIN MALIA: ALEXANDER HERZEN AND 'IHE BIRTII OF RUSSIAN SOCIALISM, 1 vol., Harvard University Press, 1961. Cadot : MICHEL CADOT : LA RUSSIE DANS LA VIE INTELLECTUELLE FRANÇAISE (1839-1856), 1 vol., Paris, Fayard, 1967. Mervaud: MICHEL MERVAUD : HERZEN ET PROUDHON, Cahiers du Monde Russe et Soviétique, vol. XII, 1er et 2" cahiers (tirage à part), Paris, Mouton, 1971.
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id. : SIX LBTI'RES DE HERZEN A PROUDHON, même vol., 3• cahier. id. : A PROPOS DU CONFLIT HERZEN-HER.WEGH, un inédit d~ Proudhon, C.M.R..O., vol. XIV, 3• cahier (tirage à part), Paris, Mouton, 1973. A.A.H. : M. AUCOUTURIER., M. CADOT, S. STELLING-MICHAUD, M. VUILLEUMIER. : AUTOUR D'ALEXANDRE HERZEN, docum~nts inédits, 1 vol., Genève, Libr. Droz, 1973. Carr : E.H. CAR.R. : THE R.OMANTIC EXILES, 1 vol., Londres, rééditiea de 1968. Text~s : TEXTES PIDLOSOPHIQUES CHOISIS (en français), 1 vol., Bd. des Langues Etrangères, Moscou, 1950. B. i. D. F. : PASSE ET MEDITATIONS.
Le tome lV de PASSE ET MEDITATIONS est en préparation.
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CINQUIEME PARTIE
PARIS - ITALŒ - PARIS (1847 - 1852)
Suite et fin
CHAPITRE XXXIX
L'argent et la police. L'empereur James de Rothschild et le banquier Nicolas Romanov. La police et l'argent.
Au mois de décembre 1849 j'appris que la procuration pour l'hypothèque de mes propriétés, légalisée par l'ambassade et expédiée de Paris avait été détruite, et que le capital de ma mère avait été placé sous séquestre. Il n'y avait pas de temps à perdre et, comme je l'ai dit dans un chapitre précédent, je partis immédiatement de Genève pour rejoindre ma mère. 1 Il serait stupide et hypQCrite de faire fi de sa fortune en un temps de désordre financier. L'argent c'est l'indépendance, c'est la puissance, c'est une arme. Or, nul ne jette son arme en temps de guerre, même si on l'a prise à l'ennemi, même si elle est rouillée. La servitude de l'indigence est épouvantable. Je l'ai étudiée sous tous ses aspects, ayant vécu des années durant avec des hommes qui avaient échappé aux naufrages politiques en ne conservant que ce qu'ils portaient sur eux. Je trouvais donc juste et indispensable de prendre toutes mesures afin d'arracher tout ce que je pouvais aux pattes d'ours du Gouvernement russe. Même ainsi, je faillis tout perdre. En quittant la Russie je n'avais pas de plan précis. Je souhaitais seulement rester le plus longtemps possible à l'étranger. Vint la Révolution de 1848; elle m'attira dans son tourbillon avant que j'eusse entrepris quoi que ce fût pour sauver mes biens. De bonnes âmes m'ont blâmé de m'être jeté tête première dans les remous politiques en remettant l'avenir de ma famille à la grâce de Dieu. Peut-être, en effet, 1. La mère de Herzen, Luisa Haag, avait quitté la Russie avec son fils et vivait, à ce moment-là, à Paris, 111, rue de Chaillot. L'incident rapporté ici est amorcé au tome Il de la présente édition : c Arabesque• Occidentales :t, second cahier, Il Pianto, p. 394. Cf. également De l'Autre Rive, ch. VI. Herzen se trouvait à Genève depuis le 22 juin 1849. D avait dO. quitter Paris pour échapper à la police française.
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·était-ce imprudent. Mais si, vivant à Rome en 1848, je m'étais terré chez moi, tout en cogitant sur le moyen de sauver mon patrimoine tandis qu'une Italie réveillée bouillonnait sous mes fenêtres, je ne serais sans doute pas resté en terre étrangère, mais j'aurais regagné Pétersbourg. Reprenant du service, j'aurais pu devenir vice-gouverneur, m'asseoir « à la table du Procureur en chef :11 2, tutoyer mon secrétaire et donner du « Votre Excellence :. à mon ministre ! Mais je n'avais ni tant de mesure, ni tant de raison, ce dont j'ai cent fois rendu grâces. Mon cœur, ma mémoire eussent été plus pauvres si je n'avais pas connu ces lumineux instants de foi et d'enthousiasme! Qu'est-ce qui aurait pu en compenser la perte? Mais il s'agit bien de moi! Comment aurait-elle été dédommagée, celle dont la vie brisée ne fut, par la suite, qu'une longue souffrance aboutissant au tombeau ? 3 Combien amers les reproches de ma conscience si, par excès de prudence, je lui avais dérobé quasiment les derniers moments d'un bonheur sans nuages ! Et après tout je réussis la chose importante : je sauvai presque tout mon bien, à l'exception du domaine de Kostroma. Après les journées de Juin ma situation devint plus périlleuse •. Je fis la connaissance de Rothschild et lui proposai de me changer deux traites sur la Caisse des Dépôts moscovite. Naturellement, à l'époque les affaires n'étaient pas florissantes, les cours étaient désastreux, les conditions du baron n'étaient pas avantageuses, mais j'y souscrivis aussitôt et eus le plaisir d'apercevoir sur ses lèvres un petit sourire de commisération. Il me prenait pour l'un de ces innombrables princes russes 5 qui s'étaient endettés à Paris, aussi se mit-il à m'appeler Monsieur le comte. L'argent de ces premières traites me fut payé promptement; les suivantes, qui représentaient une somme bien plus importante, le furent également, mais le correspondant des Rothschild en Russie leur fit savoir que mon capital avait été mis sous séquestre : heureusement, il n'y avait plus rien. 2. Le poste d'Ober Prokuror était une création de Pierre le Grand. Il y avait deux Procureurs en chef : celui du Sénat et celui du Synode ; leurs fonctions, théoriquement celles d'un président, équivalaient parfois à celles d'un ministre. 3. L'épouse de l'auteur, Natalie. Cf. Commentaires (1). 4. Les tracasseries et perquisitions chassèrent A. Herzen de Paris. Il partit pour la Suisse avec un faux passeport. Cf. M. Vuilleumier : Révolutionnaires de 1848, Carl Vogt, Herzen et la Suisse, in Autour d'Alexandre Herzen, Bd. Droz, Genève, 1973 (pp. 9-67). (Désormais : A.A.H.). S. En français.
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Ainsi donc je me trouvais à Paris possesseur d'une grosse somme d'argent, au cœur d'une époque fort troublée, démuni d'expérience et de connaissances pour la placer. Et pourtant tout s'arrangea assez bien. En règle générale, moins on consacre de passion, d'alarmes et de soucis à ses affaires financières, mieux elles réussissent. Les fortunes des grippe-sou:s avides et des poltrons en matière d'argent s'effondrent tout autant que celles des prodigues. Sur le conseil de Rothschild j'achetai des actions américaines, quelques valeurs françaises et un immeuble moyen, rue d'Amsterdam, occupé par « l'Hôtel du Havre :.. L'un de mes premiers pas révolutionnaires, en me coupant de la Russie, me plongea dans le milieu respectable et conservateur des oisifs, me fit connaître banquiers et notaires, m'accoutuma à suivre les cours de la Bourse, en un mot me mua en rentier occidental 8 • La rupture entre l'homme contemporain et le milieu dans lequel il vit rend son comportement terriblement chaotique. Nous nous trouvons exactement à l'intersection de deux courants qui se gênent l'un l'autre; nous sommes, nous serons longtemps, ballotés tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, jusqu'à ce que l'un des courants l'emporte et, tout en restant agité et turbulent, coule dans une seule direction et soulage le nageur, c'est-à-dire l'entraîne avec lui. Heureux l'homme qui sait assez bien manœuvrer pour suivre le flot et s'y maintenir, tout en nageant dans sa direction à lui! Lors de l'achat de mon immeuble, j'eus l'occasion d'observer le monde des affaires et le milieu bourgeois français. Le formalisme bureaucratique que j'ai constaté au moment de la transaction ne le cède en rien au nôtre. Un vieux notaire me donna lecture de certains cahiers, du procès-verbal de cette lecture, d'une mainlevée, puis de l'acte de vente lui-même, le tout formant un véritable in-folio. Au cours de notre ultime marchandage sur le prix et les frais, le propriétaire de la maison me dit qu:'il me ferait une concession et prendrait à sa charge les frais considérables de l'acte d'achat, si je lui versais immédiatement la totalité de la somme 7• Je n'y compris rien, puisque j'avais annoncé dès le début que j'achetais argent comptant. Le notaire m'expliqua que 6. Dans ce chapitre, tous les mots en italiques sont en français dans le texte. Comme aux tomes 1 et II de cette .traduction de Byloié i Doumy (B. i. D. F.) les abréviations figurent dans la Bibliographie. Les notes sont de la traductrice, sauf autre indication. 7. C'est-à-dire 135 000 F de l'époque. La maison fut achetée en avril 1849.
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l'argent devait rester chez lui pendant trois mois au moins, au cours desquels on publierait un avis de vente et on convoquerait tous les créanciers ayant quelque droit sur cet immeuble. La maison était hypothéquée pour soixante-dix mille francs, mais d'autres hypothèques pouvaient se trouver en d'autres mains. Dans trois mois, renseignements pris, on donnerait à l'acheteur une purge hypothécaire, et au vendeur son argent. Le propriétaire affirma qu'il n'avait pas d'autres dettes. Le notaire le confirma. - Donnez-moi votre parole d'honneur et votre main, lui dis-je: vous n'avez aucune autre dette en ce qui concerne cette maison? - Je vous la donne volontiers. - Dans ce cas je suis d'accord et reviendrai demain avec un chèque de Rothschild. Quand, le lendemain, je me présentai chez Rothschild, son secrétaire leva les bras au ciel ! - Ils vont vous flouer! Comment est-ce possible? Si vous le voulez, nous allons arrêter la vente. C'est chose inouïe que d'acheter à un inconnu dans de telles conditions! - Voulez-vous que je vous fasse accompagner par quelqu'un qui examinera cette affaire ? me demanda le baron James en personne. Je n'avais nulle envie de jouer un rôle de benêt ; je dis que j'avais donné ma parole, et tirai un chèque pour la somme globale. Quand j'arrivai chez le notaire j'y trouvai, en sus des témoins, le créancier venu toucher ses soixante-dix mille francs. On relut l'acte de vente, nous le signâmes, le notaire me complimenta d'être devenu un propriétaire parisien; il ne restait plus qu'à remettre le chèque. - Quel ennui! fit l'ancien propriétaire en me le prenant des mains. J'ai oublié de vous prier d'apporter deux chèques! Comment vais-je faire à présent pour détacher les soixante-dix mille? - Rien de plus simple : allez chez Rothschild, on vous remettra deux chèques ou, plus facile encore, allez à la banque. - C'est moi qui vais y aller, dit le créancier. Le propriétaire fit la grimace et rétorqua que c'était son affaire, que c'était à lui d'y aller. Le créancier fronça le sourcil. Le notaire leur proposa avec bonhomie d'y aller de conserve. Me retenant à grand'peine de rire, je leur déclarai : - Voici votre reçu. Rendez-moi mon chèque, j'irai le changer. - Vous nous obligeriez infiniment, firent-ils, en poussant un soupir de soulagement. Et je partis. 16
Quatre mois plus tard on m'envoya la purge hypothécaire et je gagnai une dizaine de mille francs grâce à ma confiance irréfléchie. Après le 13 juin 1849 le préfet de police Rébillaud fit une dénonciation contre moi. Sans doute est-ce pour cela que les autorités de Pétersbourg prirent à l'égard de mes biens les mesures étranges qui, comme je l'ai rapporté, m'obligèrent d'aller à Paris avec ma mère 8 • Nous passâmes par Neuchâtel et Besançon. Au début du voyage j'oubliai mon pardessus dans le relais de Berne, et comme j'avais un paletot chaud et des caoutchoucs fourrés, je ne rej;oumai pas le chercher. Tant qu'on ne fut pas en montagne tout alla bien, mais là nous accueillirent la neige jusqu'au genou, huit degrés au-dessous de zéro et la maudite bise suisse. La diligence ne pouvait avancer. On plaça les voyageurs par deux ou trois dans des traîneaux. Je ne me souviens pas d'avoir jamais souffert du froid comme en cette nuit-là ! Mes jambes me faisaient mal, je les enfouis dans la paille, puis le postillon me prêta une sorte de cache-col, q1ii ne servit pas à grand'chose. Au troisième relais pour quinze francs j'achetai son châle à une paysanne et m'enroulai dedans ; mais déjà on amorçait la descente, et de kilomètre en kilomètre il faisait plus chaud. Cette route est merveilleusement belle du côté français. Un vaste amphithéâtre de montagnes colossales, aux contours tout à fait dissemblables, vous accompagne jusqu'à Besançon. Par-ci, par-là, on aperçoit au sommet d'un roc les ruines d'un châteaufort. Quelque chose de puissant et d'austère, de ferme et de sombre émane de cette nature; c'est en la contemplant que grandit et se forma un petit paysan issu d'une souche rurale : PierreJoseph Proud'hon. En vérité on peut dire à son sujet (mais dans un sens différent) ce qu'a dit un poète à propos des Florentins: E tiene ancora del monte e del macigno ! 8 Le baron de Rothschild accepta de prendre la traite de ma mère, mais refusa de payer d'avance, se référant à la lettre de 8. Cf. B. i. D. F., tome II, p. 394 et Commentaires (68), p. 431 du même volume. 9. Dante : Enfer, chant XV, v. 63 : «(Ce peuple ingrat... :.) qui tient encore de sa montagne et de ses rochers. (Divine Comédie, trad. d'Alexandre Masseron, Paris, Albin Michel, 1950).
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Gasser. De fait, le Conseil de Tutelle de Moscou 10 refusa de verser l'argent. Rothschild commanda alors à Gasser de demander une audience à Nesselrode 11, pour savoir ce qui se tramait. Nesselrode répondit que si l'on n'avait aucun doute sur l'authenticité des traites, et si la demande de Rothschild était légitime, l'empereur avait néanmoins ordonné de bloquer le capital pour des raisons politiques et secrètes (2). Je me souviens de l'étonnement suscité dans les bureaux des Rothschild par cette réponse. Instinctivement on cherchait du regard, au bas de ce document, l'empreinte d'Alaric ou le sceau de Gengis-Khan! Le baron ne s'attendait pas à pareille plaisanterie, venant au surplus d'un maître ès-affaires despotiques tel que Nicolas 1•r. - Pour ma part, lui dis-je, je ne suis guère surpris que Nicolas, pour me punir, veuille s'approprier l'argent de ma mère par ce moyen, ou l'utiliser comme appât, mais je ne pouvais m'imaginer que votre nom eût si peu de poids en Russie ! Ces traites sont à vous, non à ma mère ; en les signant, elles les a remises au porteur, mais depuis que vous les avez endossées, le porteur, c'est vous, et c'est à vous que l'on rétorque effrontément : «L'argent vous appartient bien, mais le patron a défendu de vous le remettre. :. Mon discours fit son effet. Rothschild se mit en colère et, tout en déambulant dans la pièce, s'exclama: - Non! Je ne permettrai pas que l'on se moque de moi. Je ferai un procès à la banque. J'exigerai du ministre des Finances une réponse catégorique ! Eh bien, me dis-je, ça c'est quelque chose que Vrontchenko 12 ne comprendra pas : « confidentielle » passe encore, mais « catégorique... » - Vous avez ici un exemple de la manière dont l'autocratie, sur laquelle compte tant la réaction, en use familièrement et sans g2ne avec les biens d'autrui. Le communisme des Cosaques est presque plus dangereux que celui de Louis Blanc. - Je vais réfléchir à ce que je dois faire, répliqua le baron. On ne peut en rester là. Trois jours plus tard, je le rencontrai sur les boulevards. 10. Le Conseil de Tutelle servait alors de banque et de Caisse des Dépôts à la noblesse russe. 11. Nesselrode, Karl Vassiliévitch (1780-1862), homme d'Etat et ministre des Affaires Etrangères sous Alexandre Ier et Nicolas Ir (de 1815 à 1856). 12. Vrontchenko, Fédor Pavlovitch (1780-1852), ministre des Finances de 1844 à 1852.
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- A propos, me dit-il en m'arrêtant, j'ai parlé hier de votre affaire avec Kissélev 13• Je dois vous dire- veuillez me pardonner - qu'il a une fort mauvaise opinion de vous, et je doute qu'il fasse quelque chose... - Vous le voyez souvent ? - Parfois, dans des soirées. - Ayez la bonté de lui dire que vous m'avez rencontré aujourhui, que j'ai de lui la plus mauvaise opinion, mais que néanmoins je ne pense pas qu'il serait juste de ma part de dépouiller sa mère! Rothschild éclata de rire. Je crois que c'est à partir de ce moment-là qu'il devina que je n'étais pas un prince russe, car désormais il m'appela baron; mais il me semble qu'il me haussait ainsi pour me rendre digne de converser avec lui. Le lendemain il me fit chercher. J'y allai incontinent. Il me tendit une lettre inachevée adressée à Gasser, et ajouta : - Voici le projet de notre missive. Asseyez-vous. Lisez-le attentivement et dites-moi si vous en êtes satisfait ; si vous désirez ajouter ou modifier quelque chose, nous le ferons aussitôt. Quant à moi, permettez-moi de poursuivre mes occupations. D'abord je regardai autour de moi. A tout instant s'ouvrait une petite porte, les commis de la Bourse entraient les uns après les autres et annonçaient un chiffre à voix haute. Rothschild, tout en poursuivant sa lecture, marmonnait, sans lever les yeux : c Oui. Non. C'est bon. Peut-être. Suffit, :. et l'homme au chiffre disparaissait. Dans le bureau se trouvaient de nombreuses personnes : capitalistes de toute eau, membres de l'Assemblée Nationale, deux ou trois touristes épuisés aux jeunes moustaches, aux joues flétries, tous ces personnages immuables qui boivent du vin dans les villes d'eau, se présentent dans les Cours, faibles et lympathiques rejetons qui vident de leur sève les familles aristocratiques et louvoient entre les tables de jeu et les jeux de la Bourse. Ils parlaient tous entre eux à voix basse. Le roi de Judée restait tranquillement à son bureau, consultait ses papiers, y écrivait quelque chose, sans doute alignant des millions ou tout au moins des centaines de mille. 13. Note de Herzen : «Ce n'était pas P.D. Kissélev, le ministre des Domaines bien connu, fort honnête homme, qui fut plus tard à Paris, mais l'autre, transféré à Rome. (Ce dernier, Nicolas Dmitriévitch Kissélev, ambassadeur à Paris de 1844 à 1854, fut muté à Rome à la suite de l'échec de ses efforts pour rallier Napoléon III à la cause de la Russie quand éclata la querelle des Lieux Saints et se prépara la guerre de Crimée. N.d.T.)
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- Eh bien, fit-il en se tournant vers moi, êtes-vous satisfait? - Tout à fait. Sa lettre était parfaite : brusque et catégorique, comme il convient à une puissance s'adressant à une autre. Il intimait à Gasser d'exiger sans délai une audience de Nesselrode et du ministre des Finances, pour leur déclarer que le baron de Rothschild ne voulait pas savoir à qui les traites avaient appartenu, qu'il les avait achetées, et exigeait soit le payement, soit une explication légale claire de la suspension des versements. En cas de refus, il soumettrait l'affaire aux jurisconsultes, mais il conseillait de réfléchir mûrement aux conséquences d'un refus particulièrement étrange à un moment où le Gouvernement russe négociait par son intermédiaire un nouvel emprunt. Pour finir, Rothschild déclarait qu'en cas de nouveaux délais il se verrait contraint de donner de la publicité à cette affaire par la voix de la presse, afin de mettre en garde d'autres capitalistes. Il recommandait à Gasser de montrer cette missive à Nesselrode (3). - Je suis très content... mais ... dit-il, gardant la plume à la main et me regardant droit dans les yeux avec une espèce d'ingénuité... mais, mon cher baron, pouvez-vous croire que je signerai cette lettre qui, au bout du compte, pourrait me brouiller avec la Russie, pour une commission de un demi pour cent ? Je ne dis mot. - En premier lieu, Gasser va avoir des frais : chez vous on ne fait rien pour rien. Bien entendu, ce sera à votre compte. De plus ... combien proposez-vous ? - Il me semble, dis-je, que c'est à vous de proposer, à moi d'accepter. - Ma foi, disons cinq. Ce n'est pas beaucoup. - Permettez-moi de réfléchir. J'avais simplement envie de faire un calcul. - Autant que vous voudrez. Du reste, ajouta-t-il avec une expression d'ironie méphistophélesque, vous pouvez régler cette affaire gratuitement. Les droits de madame votre mère sont indiscutables ; elle est de nationalité würtembourgeoise : 14 adressezvous donc à Stuttgart, où le ministre des Affaires Etrangères sera 14. Le père d'Alexandre Herzen, Ivan Alexandrovitch Iakovlev (17671846), avait enlevé Luisa Haag à Stuttgart, où il était en poste, l'avait ramenée enceinte en Russie, mais ne l'avait jamais épousée. Alexandre lvanovitch Herzen, enfant naturel non reconnu, ne portait pas le nom de famille de son père, qui lui avait trouvé le nom de c Herzen », de Hertz c cœur :t en allemand : c'était «l'enfant de son cœur :t. (En russe. on prononce c Guertzen :t.)
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obligé de la défendre et de s'arranger pour obtenir le versement. A. vous dire vrai, je serais très heureux de me débarrasser de cette désagréable affaire. Nous fûmes interrompus. Je quittai le bureau du baron impressionné par toute la simplicité archaïque de son point de vue et de sa question. Même s'il avait exigé dix ou quinze pour cent j'y aurais souscrit. Son concours m'était indispensable; il le savait si bien qu'il avait plaisanté à propos du Würtemberg «russifié» 11 • Toutefois, guidé derechef par l'économie politique russe qui incite à offrir au cocher de fiacre quinze kopecks quand il en demande vingt, quelle que soit la distance à parcourir, je déclarai à Schomburg, sans raison sérieuse, qu'on pouvait envisager une réduction de un pour cent. Il me promit d'en référer et me pria de repasser dans une demi-heure. Quand, une demi-heure plus tard, je montais l'escalier du Palais d'Hiver des Finances, rue Laffitte, le rival de Nicolas 1•• descendait. Sa Majesté, me souriant avec bienveillance et me tendant majestueusement son auguste main me dit : - Schomburg m'a parlé. La lettre est signée et expédiée, vous verrez comment ils feront volte-face. Je leur apprendrai à plaisanter avec moi ! «Mais pas pour un demi pour cent:., me dis-je, en ayant envie de tomber à genoux et de lui offrir ma gratitude et mon serment d'allégeance par dessus le marché; mais je me contentai de déclarer : - Si vous êtes tellement sûr de vous, faites-moi ouvrir un crédit, ne serait-ce que pour la moitié de la somme totale. - Avec plaisir, répondit l'empereur souverain, qui s'engagea dans la rue Laffitte. Je saluai Sa Majesté et, profitant de sa proximité, me rendis à la Maison Dor~e. Un mois ou six semaines plus tard, le marchand pétersbourgeois de la Première Guilde, Nicolas Romanov, dur à la détente mais effrayé par la compétition et par la publicité des journaux, obtempéra au commandement impérial de Rothschild et paya la somme illégalement retenue, avec ses intérêts et les intérêts des intérêts, tout en invoquant, pour se justifier, son ignorance des lois ; en effet, il ne pouvait les connaître, étant donné sa position sociale. A partir de ce moment, j'entretins avec le baron de Rothschild 15. Les empereurs de Russie et leurs familles étaient tous apparentés ou alliés aux Etats princiers allemands : Bade, Würtemberg, Hesse, etc.
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les meilleures relations. Il se plaisait à voir en moi le champ de bataille sur lequel il avait vainCll Nicolas ; j'étais à ses yeux une sorte de Marengo ou d'Austerlitz, et il relata plusieurs fois, devant moi, les détails du combat, avec un petit sourire, mais épargnant généreusement l'adversaire battu. Pendant que se déroulait mon affaire, je vivais à l'Hôtel Mirabeau, rue de la Paix. Les démarches durèrent près de six mois. Par un matin d'avril on me fit savoir qu'un certain monsieur m'attendait au salon et tenait absolument à me voir. Je descendis. Dans le salon se tenait un personnage obséquieux, l'air d'un vieux fonctionnaire. - Commissaire de police Untel, quartier des Tuileries. -Enchanté. - Permettez-moi de vous donner lecture du décret du ministre des Affaires Etrangères, qui m'a été communiqué par le Préfet de Police, et qui vous concerne. - Avec plaisir. Voici un siège. «Nous, Préfet de Police: Ayant pris en considération l'Article 7 des Lois des 13 et 21 novembre et 3 décembre 1849 accordant au Ministre des Affaires Etrangères le droit d'expulser de France tout étranger dont la présence en France peut troubler l'ordre et présenter un danger pour la tranquillité publique, et nous fondant sur la circulaire ministérielle du 3 janvier 1850, décidons ce qui suit : Le N-é (ce qui signifie le Nommé, mais pas «ci-dessus», puisque je ne suis pas encore mentionné; c'est seulement une façon illettrée de chercher à désigner un individu le plus grossièrement possible) Herzen Alexandre, 40 ans (on avait ajouté deux ans), sujet russe, résidant en tel lieu, est contraint de quitter Paris immédiatement dès la présente notification, et sortir de France dans les plus brefs délais. Il lui est dorénavant interdit de revenir sous peine des sanCtions prévues par l'article 8 de ladite Loi. (Emprisonnement d'un à six mois et amende). Toutes mesures seront prises pour assurer et exécuter ces instructions. Fait à Paris, le 16 avril 1850. Le Préfet de Police, P. Carlier. 22
Confirmé par le Secrétaire général de la Préfecture de Police, Clément Reyre. En marge : Lu et approuvé le 19 avril 1850, le Ministre des Affaires Intérieures, J. Baroche. En l'année mille huit cent cinquante, le 24 avril, Nous, Emile Boullay, commissaire de police de la ville de Paris et particulièrement du secteur des Tuileries, en exécution des ordres de Monsieur le Préfet de Police en date du 23 avril : Avons notifié le sieur Alexandre Herzen, en lui répétant ce qui est dit dans l'original. » Ici figurait derechef le texte tout entier, dans le style du conte du «petit taureau blanc», que les enfants récitent en ajoutant chaque fois : «Vous dirai-je le conte du petit taureau blanc?» Plus bas il était écrit : « Nous avons invité ledit Herzen à se présenter dans les vingt-quatre heures à la Préfecture pour y recevoir son passeport et s'entendre notifier la frontière par laquelle il devra quitter la France. Et pour que le sieur Herzen n'en prêtende cause d'ignorance (quel jargon!) nous lui avons laissé cette copie tant dudit arr~té en t~te de cette présente que de notre procès verbal de notification. Où étaient-ils, mes camarades de la -chancellerie de Tufiaëv, à Viatka ? Où Ardachov, qui noircissait une dizaine de feuillets en une seule séance? Et Vepriov, et Schtine? Et mon chef de bureau ivre ? 16 Comme leur cœur aurait bondi de joie s'ils avaient su qu'à Paris, après Voltaire et Beaumarchais, après George Sand et Hugo, on rédigeait pareils documents! Du reste, ils n'auraient pas été les seuls à se réjouir, mais avec eux l'Ancien de mon père, Vassili Epiphanov qui, mu par de profondes considérations de politesse écrivait à son maître : «Votre commandement m'est parvenu par la présente précédente poste, et par là même j'ai l'honneur de vous faire connaître... » Il ne faudrait pas laisser pierre sur pierre de cet édifice stupide et grossier des us et coutumes, qui ne -convient qu'à une vieille gâteuse aveugle telle que Thémis! La lecture ne produisit pas l'effet escompté. Le Parisien s'imagine qu'être expulsé de Paris équivaut à l'expulsion d'Adam du 16. Herzen évoque ici sa déportation à Viatka (1835 à 1838) où il travaillait dans la chancellerie d'un personnage épouvantable, le gouverneur Tufiaëv. Il raconte cela superbement au tome 1er de la présente édition (chap. XIV, pp. 271-290).
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Paradis, et encore sans Eve! Moi, au contraire, cela m'était indifférent, et je commençais déjà à en avoir assez de la vie parisienne 11 • - Quand dois-je me présenter à la Préfecture ? demandai-je, en prenant un air aimable, en dépit de la rage qui me taraudait. - Disons demain, vers les dix heures du matin. · - Avec plaisir. - Comme le printemps commence tôt cette année, fit remarquer le commissaire de la ville de Paris et particulièrement des Tuileries. ~ Extrêmement tôt. - Cet hôtel est ancien. Mirabeau venait y dîner, c'est pourquoi il porte son nom. Sans doute en avez-vous été très satisfait ? - Très. Vous pouvez donc vous imaginer ce que cela représente que d'en partir si brutalement ! - Bien fâcheux, en effet... La patronne est une femme intelligente et bonne, Mademoiselle Cousin. Elle était très liée avec la célèbre Madame Le Normand. 18 - Est-ce possible? Quel dommage de ne point l'avoir su. Peut-être a-t-elle hérité de son amie l'art de prédire l'avenir et aurait-elle pu m'annoncer le billet doux de Carlier ! - Ha-ha-ha ! Mon travail est fait. Permettez-moi de souhaiter que... - Mais voyons! Tout peut arriver. J'ai l'honneur de vous saluer. Le lendemain je me rendis dans cette rue de Jérusalem, plus célèbre que la Le Normand elle-même. Je fus d'abord reçu par un jouvenceau à tête de mouchard, affublé d'une barbiche et d'une petite moustache, et affichant les manières d'un journaliste raté ou d'un démocrate malchanceux. Sa face, son regard, portaient les stigmates de cette corruption subtile de l'âme, de cette soif jalouse de jouissance, de pouvoir, de possession, que j'avais fort bien appris à déchiffrer sur les visages des Occidentaux, mais qu'on ne décèle pas chez les Anglais. Sans doute occupait-il son poste depuis peu : il en jouissait encore et, partant, me traitait avec une certaine morgue. Il m'apprit que je . 17. Déjà, le 28 décembre 1849, Herzen écrivait à Herwegh : c La vie à Paris est insupportable, une sombre tristesse s'est répandue au-dessus de la ville... Je maintiens fermement qu'après un court séjour, il faut vendre les meubles et partir.» Cf. tome XXlll des Œuvres Complètes d'A. Herzen, en 30 volumes, éd. de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., 1954-1965. (Désormais en abr. A.S.) 18. Voyante, morte en 1843.
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devais partir dans les trois jours et qu'il était impossible d'ajourner ce départ sans un motif particulièrement grave. Son faciès insolent son articulation et sa mimique étaient tels que, sans discuter plu; avant, je m'inclinai et lui demandai (après avoir remis mon chapeau) quand je pourrais voir le Préfet. _ Monsieur le Préfet ne reçoit que ceux qui sollicitent une audience par écrit. _ Permettez que je rédige ma demande sur-le-champ. II sonna. Un vieil huissier entra, qui arborait une chaîne sur son torse. Le jouvenceau lui dit, d'un air suffisant : « Du papier et une plume pour ce monsieur», en me désignant d'un signe de tête. L'huissier me conduisit dans une autre pièce. Là, j'écrivis à Carlier, lui expliquant les raisons pour lesquelles il me fallait remettre mon départ. Le soir même je reçus de la Préfecture une réponse laconique : c M. le Préfet accepte de recevoir M... demain, à deux heures ». Ce fut le même jouvenceau déplaisant qui me reçut. Il avait un bureau personnel, ce qui m'amena à conclure qu'il était quelque chose comme un chef de section. Ayant commencé sa carrière si jeune, et avec tant de brio, il irait loin si Dieu lui prêtait vie 1 Cette fois, il me fit entrer dans un vaste cabinet de travail. Là, derrière un bureau énorme, se tenait assis dans un grand fauteuil confortable un monsieur grand et gros, aux joues rubicondes, de ces hommes qui ont toujours trop chaud ; il avait des chairs blanches et grasses mais flasques, des mains épaisses mais très soignées ; la cravate était réduite au minimum ; ses yeux étaient incolores et il avait l'expression joviale habituelle aux individus entièrement absorbés par la passion de leur bien-être et qui, sans faire de gros efforts, peuvent parvenir froidement à un maximum de scélératesse. - Vous souhaitiez voir le Préfet, me dit-il, mais il vous prie de l'excuser : une affaire pressante l'a contraint à s'absenter. Si je puis vous être agréable, je ne demande pas mieux. Voulez-vous prendre ce fauteuil ? Il dit tout cela d'un ton uni, avec beaucoup de courtoisie, plissant légèrement les paupières et surtout souriant de ses coussinets charnus qui ornaient ses pommettes. c Celui-là, songeai-je, est en service depuis longtemps 1 :. - Vous connaissez sûrement le motif de ma venue ? Il bougea un peu la tête comme le font tous ceux qui commencent à nager et ne répondit pas. - J'ai reçu l'ordre de partir dans trois jours. Comme je 25
n'ignore pas que chez vous un ministre a le droit d'expulser sans donner ses raisons ni ordonner une enquête, je ne vais pas demander pourquoi on me chasse, ni chercher à me défendre. Mais j'ai, outre ma maison... - Où se trouve-t-elle ? - Au numéro 14 de la rue d'Amsterdam ... j'ai des affaires très sérieuses à Paris, et il m'est difficile de les abandonner d'un jour à l'autre. - Permettez-moi de vous demander quelles sont ces affaires ? S'agit-il de votre maison ou bien... - Mes affaires sont confiées à Rothschild. J'attends une rentrée de quelque quatre cent mille francs. - Vous dites? - En gros, cent mille roubles argent. - C'est beaucoup 1 - C'est une somme ronde. - Combien de temps vous faut-il pour terminer vos affaires? me questionna-t-il en me contemplant d'un air plus attendri encore, comme on contemple dans une vitrine des faisans aux truffes. - Un mois à six semaines. - C'est bien long! - Mon procès se déroule en Russie. C'est quasiment à cause de lui que je quitte la France. - Comment cela ? - Voici une semaine le baron de Rothschild m'a appris que Kissélev disait du mal de moi. Sans doute les autorités de SaintPétersbourg cherchent-elles à étouffer mon affaire et qu'on n'en parle plus. Il se peut que l'ambassadeur ait demandé mon expulsion comme un geste d'amitié (4). - D'abord, fit le patriote de la Préfecture, vexé, prenant un air digne et pénétré de profonde certitude, la France ne permettrait pas à un Gouvernement étranger quel qu'il soit de se mêler de ses affaires intérieures. Je m'étonne que pareille idée ait pu vous venir en tête ! Ensuite, quoi de plus naturel si un Gouvernement qui tente de toutes ses forces de restaurer l'ordre pour un peuple malheureux s'arroge le droit d'éloigner de ce pays, qui contient tant de matières inflammables, des étrangers qui abusent de l'hospitalité qu'on leur accorde? Je décidai de l'emporter sur lui en parlant argent. C'était une méthode aussi sûre que d'utiliser des textes de l'Evangile en discutant avec un catholique. Aussi, lui objectai-je, avec un sourire:
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_ J'ai payé l'hospitalité de Paris cent mille francs, je me suis donc tenu pour quitte. Cela réussit encore mieux que ma somme ronde. Il parut embarrassé et, après une légère pause, m'ayant dit : «Que faire? C'est une nécessité», il prit mon dossier sur la table. C'était le deuxième tome du roman dont j'avais vu le premier tome entre les mains de Doubelt 19• Caressant les feuillets de sa main dodue, comme on flatte un bon cheval, il me déclara: - Voyez-vous, vos relations, votre contribution à des journaux subversifs (presque mot pour mot ce que me disait Sakhtynski en 1840) 20 enfin les subventions considérables accordées aux entreprises les plus pernicieuses, nous ont contraints à une mesure fort désagréable, mais indispensable. Elle ne peut vous surprendre. Même dans votre patrie vous avez attiré sur vous des persécutions politiques. Les mêmes causes ont les mêmes effets. - Je suis sûr, rétorquai-je, que l'empereur Nicolas lui-même ne se doute pas de votre solidarité. Vous ne pouvez tout de même pas approuver sa façon de gouverner ? - Un bon citoyen respecte les lois de son pays, quelles qu'elles soient... - Sans doute est-ce selon le principe bien connu que le mauvais temps vaut mieux que pas de temps du tout. - Toutefois, pour vous prouver que le Gouvernement russe est tout à fait hors du jeu, je vous promets d'obtenir du Préfet un délai d'un mois. Sans doute ne trouverez-vous pas étrange que nous nous informions auprès du baron de Rothschild sur votre affaire? Ce n'est pas tant la méfiance que... - Mais faites donc 1 Pourquoi ne pas vous informer ? Nous sommes en guerre, et si je jugeais opportun d'employer une ruse de guerre pour rester ici, pouvez-vous penser que je n'y recourrais point? Mais le mondain et aimable alter ego du Préfet ne fut pas en reste: - Les gens qui parlent ainsi ne mentent jamais. Un mois plus tard mon affaire n'était pas encore terminée. 19. Doubelt, Léonce Vassillévitch (1792-1862). ll dirigea, à partir de 1830, la police politique de Nicolas Jer. Les démêlés de Herzen avec le général Doubelt sont relatés au tome n de B. i. D. F., chap. XXVI. L'ironie du sort voulut que Herzen ro.t convoqué ici (en 1849) pour être expulsé de Paris, comme il avait été (en 1840) convoqué par Doubelt pour être expulsé de Saint-Pétersbourg. 20. Sakhtynski, Adam Alexandrovitch, policier, bras droit de Doubelt. Cf. Commentaires (S).
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Nous recevions souvent la visite du vieux Dr Palmier, qui avait le plaisir hebdomadaire de passer en revue à la Préfecture certaine classe intéressante de parisiennes. Comme il signait tant de certificats de bonne santé pour le beau sexe, je me dis qu'il ne refuserait pas de me signer un certificat de maladie. Evidemment, il connaissait tout le monde à la Préfecture, et me promit d'informer personnellement X ... de l'histoire de nion mal. A mon grand étonnement, Palmier revint sans m'apporter de réponse satisfaisante, fait digne d'intérêt, car j'y décelai une fraternelle similitude entre la bureaucratie russe et la française : X ... n'avait pas donné de réponse ; il avait louvoyé, offusqué de ce que je ne fusse pas venu en personne l'informer que j'étais malade, alité, incapable de me lever. Il n'y avait rien à faire, et le lendemain je me rendis à la Préfecture, éclatant de santé. X ... s'informa de ma maladie avec beaucoup de sympathie. Comme je n'avais pas eu la curiosité de lire ce qu'avait écrit le médecin, il me fallut bien inventer une maladie. Par bonheur je me souvins de Sazonov 21 qui, à cause de son obésité et de son insatiable appétit, se plaignait d'un anévrisme. Je dis à X ..• que j'avais une maladie de cœur, et que le voyage risquait de me faire grand mal. Il s'en montra navré, me conseilla de me ménager, puis se rendit dans la pièce voisine, d'où il revint un instant plus tard pour m'annoncer : - Vous pouvez rester un mois encore. Le Préfet me charge de vous dire également qu'il espère et souhaite que votre santé se rétablisse pendant ce laps de temps. S'il en était autrement, il se verrait dans la pénible obligation de vous refuser un troisième sursis. Je le compris fort bien et me préparai à quitter Paris vers le 20 juin. Je tombai sur le nom de X ... un an après. Ce patriote et bon citoyen avait quitté la France sans bruit, ayant oublié de rendre des comptes à des milliers de personnes, peu riches ou pauvres, qui avaient pris des billets pour une certaine « loterie californienne » organisée sous le haut patronage de la Préfecture ! Quand ce bon citoyen s'aperçut qu'en dépit de tout son respect des lois de son pays il pourrait se trouver aux galères pour faux, il leur préféra un navire, et gagna Gênes. C'était une nature entière, que 21. Sazonov Nicolas lvanovitch (1815-1862), camarade d'Université, membre du « cercle Herzen-Ogarev » dans les années trente. Emigré à Paris, journaliste de peu d'envergure, plus toléré qu'estimé par Herzen, il joua (comme on le verra ci-dessous) un rôle équivoque dans les tractations Herzen-Proudhon et un vilain rôle dans le c drame de famille:..
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n'affolaient pas les échecs. Profitant de sa notoriété, acquise grâce à sa loterie californienne, il offrit immédiatement ses services à une société par actions qui se constituait à ce moment-là à Turin, en vue de construire des chemins de fer. Voyant en lui un homme de toute confiance, la société se hâta d'accepter ses services. Les deux derniers mois passés à Paris furent insupportables 22 • J'étais littéralement gardé à vue, les lettres m'arrivaient recollées sans vergogne, avec un jour de retard. Partout où j'allais me suivait de loin un personnage louche qui, au coin d'une rue, me passait à un. compère, ~vec un cl!n .d'œ!l. . , On ne dmt pas oublier que c'etrut l'epoque du ptre dechameroent policier. Les conservateurs obtus et les révolutionnaires de tendance algéro-lamartinienne aidaient les fripons et les truands qui entouraient Napoléon, et Napoléon lui-même, à tendre les filets de l'espionnage et de la surveillance, afin de pouvoir, le moment venu, les étendre sur la France entière et, par simple télégramme du ministre des Affaires Etrangères et de l'Elysée, attraper et étrangler toutes les forces vives du pays. Napoléon sut habilement se servir contre eux-mêmes de l'arme qu'ils lui avaient remise. Le 2 décembre, c'est la promotion de la police au rang de puissance d'Etat. Jamais il n'y eut, ni en Russie, ni en Autriche, une police politique semblable à celle de la France depuis l'époque de la Convention. Il y a à cela bien des raisons, en plus d'un certain penchant natiOTUZl pour la police. Sauf en Angleterre, où elle n'a rien de commun avec l'espionnage continental, la police est partout entourée d'éléments hostiles, et partant ne peut compter que sur elle-même. En France au contraire, la police est la plus populaire des institutions. Quel que soit le gouvernement qui s'empare du pouvoir, sa police est pr2te; une partie de la population l'aidera avec un fanatisme et un zèle qu'on est contraint de modérer et non de stimuler, et l'aidera, de surcroît, en recourant aux moyens effroyables dont disposent les personnes privées et qui sont interdits à la police. Où peut-on se cacher de son boutiquier, de son portier, de son tailleur, de sa blanchisseuse, de son boucher, du mari de votre sœur, de l'épouse de votre frère, particulièrement à Paris, où l'on ne vit pas dans une maison privée comme à Londres, mais dans des espèces d'alvéoles ou de ruches, avec un escalier commun, une cour et un concierge communs ? Condorcet échappe à la police jacobine et parvient sans encombre dans un village frontalier. Epuisé, harassé, il entre à l'auberge, A
22. Mai et juin 1850.
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s'assied devant le feu, réchauffe ses mains et demande un morceau de poulet. L'aubergiste, vieille femme bienveillante, grande patriote, raisonne ainsi : c Il est tout poussiéreux, donc il vient de loin ,· Il a demandé du poulet, donc il a de l'argent ; il a les mains blanches, donc c'est un aristocrate. :. Ayant mis le poulet au four, elle se rend dans un autre estaminet ; là siègent des patriotes : le citoyen Mucius Scaevola, le marchand de vin et citoyen Brutus, et Timoléon le tailleur. La bonne aubaine ! Dix minutes plus tard, l'une des personnalités les plus intelligentes de la Révolution française est en prison et livré à la police de la liberté, de l'égalité et de la fraternité ! Napoléon 1"', qui avait au plus haut point un talent de policier, fit de ses généraux des mouchards et des délateurs. Fouché, le bourreau de Lyon, fonda toute une théorie, un système, une science de l'espionnage par l'intermédiaire de ses préfets et, en dehors d'eux, par le truchement de femmes dévoyées et de boutiquières irréprochables, de valets et de cochers, de médecins et de barbiers. Napoléon tomba, mais l'arme resta, et pas seulement l'arme, mais celui qui s'en servait. Fouché passé aux Bourbons, l'espionnage ne perdit rien de sa force, au contraire, car il fut renforcé grâce aux moines et aux curés. Sous Louis-Philippe, quand la corruption et le profit devinrent l'une des forces morales du Gouvernement, la moitié des petits bourgeois se transforma en mouchards, en un chœur de policiers, ce à quoi contribua spécialement leur service (policier en soi) dans la Garde Nationale. Pendant la République de février, se constituèrent trois ou quatre polices vraiment secrètes, et quelques-unes prétendues secrètes. Il y eut celle de Ledru-Rollin, celle de Caussidière, celle de Marrast 23, et la police du Gouvernement provisoire ; il y eut la police de l'ordre et celle du désordre, celle de Bonaparte et celle des Orléans. Toutes étaient aux aguets, se surveillaient mutuellement, se dénonçaient ; admettons que ces délations fussent faites par conviction, dans les desseins les plus honorables, et gratuitement, c'étaient tout de même des dénonciations... Cette désastreuse habitude, qui essuyait d'un côté de tristes échecs, de l'autre se heurtait à une soif immodérée d'argent et de jouissance, corrompit toute une génération. Il ne faut pas oublier non 23. Caussidière, Marc (1809-1861), militant de 1848, Préfet de police en mai et juin 1849. Marrast, Armand (1801-1852), rédacteur du National, membre du Gouvernement provisoire en 1848, l'un des chefs de la contre-révolution, auteur de la Constitution de 48.
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lus l'indifférence morale, la fragilité des opinions, sédiment des
~évolutions et des restaurations alternées. Les gens s'étaient accou-
tumés à tenir pour héroïques et vertueux aujourd'hui, ceux que demain ils condamneraient aux travaux forcés ; la couronne de lauriers et la marque du bourreau se succédèrent bien des fois sur une même tête. On s'y habitua et une nation d'espions fut
formée. ' tes r éve'1ations · ·' ' secretes, ' 1es Toutes 1es recen sur 1es soc1etes conspirations, toutes les dénonciations concernant les réfugiés, ont été faites par de faux membres des sociétés, par des amis soudoyés, des hommes devenus des proches, dans le but de trahir. On a vu partout des exemples de lâches qui, redoutant la prison et l'exil, détruisirent leurs amis, révélèrent des secrets, tel le pusillanime camarade de Konarski 24 qui causa sa perte. Pourtant, ni chez nous, ni en Autriche on ne trouve cette légion de jeunes hommes cultivés, parlant Mtre langage, prononçant des discours inspirés dans les clubs, rédigeant de petits articles révolutionnaires, mais faisant fonction de mouchards ... De plus, le Gouvernement de Bonaparte est admirablement placé pour utiliser des délateurs de tous les partis. Il représente la révolution et la réaction, la guerre et la paix, mille huit cent quatrevingt-neuf et le catholicisme, la chute des Bourbons et le « quatre et demi pour cent». Il est servi par Falloux le jésuite, par Billault le socialiste, par La Rochejaquelin le légitimiste, et par une foule d'hommes sur qui Louis-Philippe a répandu ses bienfaits. La corruption de tous les partis et de toutes les nuances de l'opinion conflue tout naturellement vers le palais des Tuileries et y fermente.
24. Konarski Simon (1808-1839). patriote polonais qui prit part au soulèvement de 1830, chef d'une organisation de résistance. Arrêté et exécuté par ordre du tsar Nicolas Ier. Commentaires (6).
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CHAPITRE XL
Le Comité Européen. Le consul général de Russie à Nice. Lettre à A.F.
Orlov. Persécution d'un enfant. Les Vogt. Passage du rang de Conseiller aulique à celui de paysan taillable. Réception à Châtel. (1850-1851) « Un an après que nous soyons arrivés à Nice, venant de Paris, j'écrivais: « C'est en vain que je me réjouissais de ma calme retraite, en vain que je dessinais un pentagramme sur ma porte : je n'ai trouvé ni la paix désirée, ni le havre tranquille. Les pentagrammes protègent contre les esprits impurs, mais contre les hommes impurs aucun polygone ne peut nous sauver, sinon le sol carré d'une cellule de prison. Un temps plein d'ennui, lourd et terriblement vide, une route épuisante entre le relais de 1848 et celui de 1852 : rien de neuf, sinon que chaque malheur personnel achève de vous briser le cœur et qu'une des roues de la vie part en miettes. ~ 1
Lettres de France et d'Italie (1
8'
juin 1851)
Quand je revois ce temps j'ai mal, en effet, comme au souvenir d'un enterrement, d'une douloureuse maladie, d'une opération. Sans toucher encore à ma vie intérieure, qu'emmitouflaient de plus en plus les nuages noirs, il suffisait des événements extérieurs et des nouvelles données par les journaux pour avoir envie de se réfugier dans quelque steppe. La France se précipitait à la vitesse d'une étoile filante vers le 2 décembre. L'Allemagne était aux pieds de Nicolas, où l'avait trainée la Hongrie, infortunée et trahie a. Les condottieri de la police se retrouvaient dans leurs conciles œcuméniques et se consultaient sur les mesures générales 1. 13" Lettre, citation approximative, comme cela arrive fréquemment à Herzen dans ses autocitations. 2. Intervention de Nicolas 1er pour aider l'Autriche contre la Hongrie (1849). Son succès, dt\ à la trahison de Guerguéi, commandant l'armée insurrectionnelle magyare, assura le triomphe de sa politique en Allemagne.
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de l'espionnage intemational 3• Les révolutionnaires continuaient à s'agiter dans le vide. Les hommes à la tête du mouvement, déçus dans leurs espérances, perdaient la tête. Kossuth revenait d'Amérique délesté d'une partie de son nationalisme ; Mazzini avec Ledru-Rollin et Ruge installaient à Londres un Comité Central Européen... 4 et la réaction devenait de plus en plus féroce. Après notre rencontre à Genève puis à Londres, j'avais vu Mazzini à Paris, en 1850. Venu en France clandestinement, il était descendu dans une demeure aristocratique et avait envoyé l'un de ses proches me chercher. C'est là qu'il m'avait entretenu du projet d'une junte internationale à Londres, et m'avait demandé si je voulais y participer en tant que Russe. Je ne voulus pas en parler. Un an plus tard, à Nice, Orsini vint me voir, me remit un programme, diverses proclamations du Comité Central Européen et une lettre de Mazzini contenant une nouvelle proposition 5 • Il n'était pas question pour moi de faire partie de ce Comité. Quel élément de la vie russe pouvais-je représenter, coupé que j'étais de tout ce qui était russe? Mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle le Comité Européen ne me plaisait guère. Il me semblait qu'il ne reposait sur aucune idée profonde, aucune unité, qu'il n'était même pas indispensable, et que sa forme était tout simplement erronée. La tendance du mouvement que ce Comité représentait, c'està--dire le rétablissement des nationalités opprimées, n'était pas assez forte en 1851 pour former ouvertement une junte. L'existence d'un tel Comité démontrait seulement la tolérance des lois anglaises, et en partie aussi que le ministère ne croyait pas en son importance, sans quoi il l'aurait écrasé, soit avec l'A liens. Bill, soit avec une motion suspendant le habeas corpus 3 • Le Comité Européen, bien qu'il fît peur à tous les gouvernements, n'agissait qu'en pleine conscience de ce fait. Les hommes les plus sérieux sont très facilement entraînés 3. Il s'agit de contacts entre les polices de France, Belgique, Prusse et Autriche après les mouvements révolutionnaires de 1848-49. 4. Kossuth :cf. B. i. D. F., 6" partie, chap. LII. Mazzini: cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXXVll, et Commentaires (7) du présent volume. 5. Mazzini arriva à Paris, le 9 ou 10 mai 1850, et y passa un mois. Orsini vint voir H. quelques mois plus tard, non un an, puisque la rettre de Mazzini est du 13 septembre. Pour Orsini, cf. également B. i. D. F., tome II, pp. 351 à 358. 6. Lois anglaises sur les étrangers et sur l'inviolabilité de la personne humaine.
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par le formalisme, et se persuadent qu'ils font quelque chose en tenant des réunions périodiques avec quantité de papiers, procèsverbaux, conciliabules, en votant ou adoptant des motions, en publiant des proclamations, des professions de foi 7, etc. La bureaucratie révolutionnaire délaye les affaires sérieuses dans des mots et des formes, tout à fait comme la bureaucratie de nos chancelleries. En Angleterre il existe quantité d'associations qui tiennent des assemblées solennelles, auxquelles prennent part ducs et lords, clergymen et secrétaires. Les trésoriers récoltent l'argent, les hommes de lettres écrivent des articles, et tous ensemble ne font strictement rien. Ces réunions, en majorité philantropiques et religieuses, servent d'une part de distraction, de l'autre soulagent la conscience chrétienne des hommes attachés aux biens de ce monde. Or, un sénat révolutionnaire siégeant en permanence 8 à Londres ne pouvait présenter un caractère aussi anodin et pacifique. C'eût été une conspiration publique, un complot aux portes ouvertes, donc impossible. Une conspiration doit être secrète. L'époque des socMtés secrètes n'est révolue qu'en Angleterre et en Amérique. Partout où il existe une minorité anticipant les idées des masses et désirant les réaliser, partout où il n'y a ni liberté de parole, ni liberté de réunion, se constitueront des sociétés secrètes. J'en parle avec une parfaite objectivité. Après mes tentatives de jeune homme, qui s'achevèrent par mon exil de 1835 8, je ne pris jamais part à quelque société secrète que ce fat, mais ce n'était nullement parce je jugeais préférable de dépenser mes forces en efforts individuels. Si je n'y pris point part, c'est qu'il ne m'échut pas de connaître une société répondant à mes aspirations où j'aurais pu faire quelque chose. Naturellement, si j'avais connu l'Union de Pestel et Ryléev, je m'y serais précipité tête première 10• L'autre erreur ou l'autre malheur de ce Comité c'était son manque d'unité. Cette centralisation d'aspirations hétérogènes ne pouvait représenter une force que si l'union était réelle. Si chacun de ceux qui entraient dans ce Comité n'y avaient apporté 7.. et 8. En français. 9. Le fameux c cercle de Herzen-Ogarev » à l'Université de Moscou était romantiquement « subversif». Ses membres, tous étudiants, furent arrêtés et exilés pour des vétilles. (B. i. D. F., tome 1, tr• Partie). 10. C'est le leit-motiv des Décembristes qui revient. Pestel était le chef de «l'Union du Sud», Ryléev l'un des chefs de «l'Union du Nord». L'un et l'autre furent pendus après le soulèvement du 14 décembre 1825. Toute sa vie Herzen eut un culte pour les Décembristes.
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que leur nationalisme, c'eût été un moindre mal : ils seraient restés unanimes dans la haine de l'ennemi principal, la Sainte Alliance. Mais si leurs opinions étaient les mêmes pour ce qui était de deux principes négatifs - le rejet du pouvoir absolu et du socialisme - elles divergeaient à propos de tout le reste. Pour être unis il leur fallait faire des concessions. Or, les concessions de cet ordre sont une atteinte au pouvoir unilatéral de chacun ; pour aboutir à une euphonie générale on met en sourdine les cordes qui, précisément, vibrent avec le plus d'acuité, ce qui rend la sonorité de l'ensemble peu audible, brumeuse et hésitante. Après avoir pris connaissance des papiers apportés par Orsini 11, j"écrivis à Mazzini la lettre suivante : 12 « Nice, le 13 septembre 1850 Mon cher Mazzini! Je vous respecte sincèrement, c'est pourquoi je ne crains pas de vous exprimer franchement mon opinion. Quoi qu'il en soit, vous m'entendrez avec patience et indulgence. Vous êtes quasiment le seul des principaux hommes politiques de ces temps derniers dont le nom est resté entouré de sympathie et de respect. On peut être en désaccord avec vous mais il est impossible de ne pas vous estimer. Votre passé, Rome en 1848 et 1849, vous obligent à porter fièrement le grand veuvage jusqu'à ce que les circonstances fassent à nouveau appel au lutteur qui les a anticipées. C'est pourquoi il m'est douloureux de voir votre nom réuni à ceux d'hommes incapables qui ont compromis toute l'affaire, des noms qui nous rappellent les désastres qu'ils ont attirés sur nous. Quelle organisation peut-elle exister ici? Ce n'est que confusion. Ni vous, ni l'Histoire n'ont besoin de ces hommes-là; tout ce qu'on peut faire pour eux, c'est leur pardonner leurs péchés. Vous vou1ez les couvrir de votre nom, vous vou1ez partager avec eux votre influence, votre passé ; ils partageront avec vous leur impopu1arité, leur passé à eux. 11. Vraisemblablement, le manifeste rédigé par Mazzini en juillet 1850: le premier manifeste du Comité de Londres. Peut-être était-il accompagné de l'appel aux Polonais, du 20 VII 1850 (B. i. D., Bd. Kaménev, 3 vol., 1921, tome II, pp. 325-26. Désormais en abr. : K.) 12. La traduction msse faite par H. de sa lettre écrite en français est incomplète et approximative. Nous avons jugé intéressant de donner le texte original et intégral en annexe du présent volume (pp. 239-241). La traduction russe c libre », que nous avons retraduite en français ci-dessus, fut publiée par H. dans sa revue Poliarnaya Zvezda, (L'Etoile Polaire), en 1861, au Livre VI. (Etoile Polaire : désormais E.P.)
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Qu'y a-t-il de neuf dans leurs proclamations, dans Le Proscrit ? Où sont les empreintes des rudes leçons depuis le 24 février ? C'est la poursuite de l'ancien libéralisme et non le commencement de la nouvelle liberté, c'est un épilogue, non un prologue. Pourquoi n'y a-t-il pas à Londres l'organisation que vous souhaitez? Parce que l'on ne peut s'organiser sur la base d'aspirations vagues, mais seulement sur une profonde communauté de pensée. Mais où est-elle? La première publication faite dans ces conditions, telle la proclamation que vous m'avez envoyée, aurait dû avoir un grand caractère de sincérité ; or, qui pourrait sans sourire lire le nom d'Arnold Ruge 13 au bas d'une proclamation qui se réfère à la divine providence? Depuis 1836 Ruge professe un athéisme philosophique; pour lui (si sa tête est logiquement organisée) l'idée de providence doit contenir en germe toute la réaction. Il fait une concession, il fait de la diplomatie, de la politique, il place une arme dans les mains de nos ennemis. De surcroît, tout cela est inutile. La partie théologique de cette proclamation est un pur luxe qui n'ajoute rien à sa clarté, ni à sa popularité. Le peuple a une religion et une église positives. Le déisme c'est la religion des rationalistes, le régime constitutionnel ajouté à la foi, une religion entourée d'institutions athées. Moi, de mon côté, je prêche la rupture totale avec les révolutionnaires incomplets : ils sentent la réaction à deux cents pas 1 Après avoir accumulé sur leurs épaules des milliers de fautes, ils les justifient à présent, ce qui est la meilleure preuve qu'ils les répéteront. Dans le Nouveau Monde 14 c'est le même vacuum horrendum, la triste rumination de nourritures en même temps fraîches et sèches, qui restent tout de même mal digérées. Ne croyez pas, je vous prie, que je parle de la sorte pour ne pas travailler. Je ne reste pas les bras croisés. J'ai encore trop de sang dans les veines et trop d'énergie dans le caractère pour me contenter du rôle d'un spectateur passif. Depuis l'âge de treize ans j'ai servi une seule idée sous une seule bannière : guerre contre tout pouvoir oppressif, tout esclavage, au nom de l'absolue 13. Ruge Arnold (1802-1880), radical allemand, néo-hégelien, l'un des quatre directeurs du Comité Européen, où il représentait son pays. Egalement délégué à Paris du Gouvernement révolutionnaire du duché de Bade. 14. Le Nouveau Monde : journal de Louis Blanc, publié de juillet 1849 à mars 1851.
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indépendance de l'individu 15• J'ai envie de poursuivre ma petite guerre de partisan en vrai Cosaque... auf eigene Faust ,., comme disent les Allemands, dans une grande armée révolutionnaire, sans entrer dans les cadres réguliers tant qu'ils ne seront pas transformés de fond en comble. En attendant ce jour, fécris. TI se peut que mon attente dure longtemps : ce n'est pas de moi que dépend le développement capricieux de l'espèce humaine. Mais parler, convertir, persuader, cela dépend de moi, et je le fais de toute mon âme, de toute ma pensée. Pardonnez-moi, mon cher Mazzini, tant la franchise que la longueur de ma lettre et ne cessez pas de m'aimer un peu, ni de me considérer comme un homme dévoué à votre cause, mais dévoué aussi à ses conviction. :. En réponse à cette lettre, Mazzini m'envoya quelques lignes amicales où, sans toucher à l'essentiel, il me parlait de l'indispensable union de toutes les forces en vue d'une action unique, regrettait nos divergences, etc. 17 En cet automne où Mazzini et le Comité Européen se souvinrent de moi, le Comité anti-européen de Nicolas Pavlovitch se rappela également à mon bon souvenir 18• Un matin, notre femme de chambre m'annonça d'un air assez soucieux que le consul de Russie était en bas et demandait si 15. Référence au célèbre c serment :. prêté par Alexandre Herzen et son inséparable ami Nicolas Ogarev, en 1826 (ils avaient quatorze ans), sur les Monts des Moineaux, à Moscou, après le verdict sur les Décembristes, dont ils jurèrent de servir et de venger la mémoire. Herzen servit en effet cette mémoire sa vie durant. Le profil des cinq Décembristes exécutés ·ornait la couverture de sa revue, l'Etoile Polaire. (Cf. B. i. D. F., tome 1, .chap. IV.) 16. c A mes propres risques :.. 17. Herzen brllla cette lettre, en décembre 1851, par crainte de perqui"Sitions : il entretenait, à Nice, des relations étroites avec des émigrés italiens et français qui complotaient contre Napoléon rn après le 2 décembre 1851. (Cf. ci-dessous, chap. XLII). Le gouvernement du Piémont poursuivait les mazzinistes, et (comme on le verra) essaya, en juin 1851, d'expulser Herzen de Nice. 18. Désignation ironique des agents russes de la c Ille Section » (police politique de Nicolas Jer). lls surveillaient de près les émigrés russes à Paris, avec le concours de la police française. La visite du consul de Russie, à Nice, A.l. Griv, eut lieu le 19 septembre 1850. (c Chronique de la vie et de l'œuvre de A.I. Herzen :., tome 1, 1812-1850, Moscou 1974, p. 580. Cette liétopiss jizni i tvorchestva A.l. Guertzena est une œuvre monumentale à laquelle on doit rendre hommage.) (Désormais : Chronique.)
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je pouvais le recevoir. J'étais si convaincu que mes relations avec le Gouvernement russe étaient terminées, que je fus moi aussi étonné de cet honneur, et me demandai ce qu'on me voulait. Je vis venir un personnage officiel, un fonctionnaire de second ordre, de style germanique. - ll m'incombe de vous faire une communication. - Bien que j'ignore de quel ordre elle peut être, je suis presque sûr qu'elle s'avérera désagréable, répondis-je. Veuillez vous asseoir. Le consul rougit, se troubla, puis s'assit sur le canapé, tira un papier de sa poche, le déplia, puis, après avoir lu : « Le général aide-de-camp comte Orlov a fait savoir au comte Nesselrode que Sa Majesté Imp... :. se leva de nouveau. Heureusement, je me souvins à ce moment que dans notre ambassade à Paris, le secrétaire qui annonçait à Sazonov 11 l'ordre du tsar de revenir en Russie s'était levé; Sazonov, ne soupçonnant rien, se leva à son tour ; or, le secrétaire obéissait à un profond sentiment du devoir qui exige d'un loyal sujet de rester debout, la tête légèrement inclinée, quand il s'entend communiquer la volonté du monarque. Aussi, à mesure que le consul se redressait, je m'enfonçais davantage et plus confortablement dans mon fauteuil et, voulant qu'il le remarquât, je lui dis en opinant du chef: - Faites donc, je vous en prie. Je vous écoute. « ... périale, reprit-il en se rasseyant, a daigné ordonner que Untel revienne sans délai, ce qui doit lui être intimé sans accepter de lui aucun motif qui pourrait retarder son départ, et sans lui accorder le moindre sursis. :. Il se tut. Je continuai à ne souffler mot. - Eh bien, que dois-je répondre? demanda-t-il en repliant son papier. - Que je n'irai point. - Comment ça, vous n'irez point ? - Tout simplement, je ne partirai pas ! - Avez-vous réfléchi qu'un tel pas ... - J'y ai réfléchi. - Mais ce n'est pas ... Permettez : que dois-je écrire, quelles . ratsons ....? - Il vous est commandé de n'accepter aucun motif. - Mais comment dirai-je cela? C'est désobéir à la volonté de Sa Majesté Impériale ! 19. V. ci·dessus note 21, cbap. XXXIX, p. 28.
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- C'est ce qu'il faut dire. - Impossible 1 Jamais je ne trouverai l'audace d'écrire pareille chose 1 Et ici il s'empourpra de plus belle. Je vous assure que mieux vaudrait revenir sur votre décision pendant que votre affaire est encore cloîtrée. (Ce consul devait prendre la Ille Section pour un monastère 1) J'ai beau être altruiste, je n'avais aucune envie, pour alléger la correspondance du consul général russe à Nice, de partir pour les cellules du Père Léonce à la forteresse Pierre-et-Paul, ou pour Nertchinsk, alors que je ne songeais même pas aux effets d'Eupatoria sur les poumons de Nicolas Pavlovitch 20• - Est-il possible, le questionnai-je, qu'en venant me voir vous ayez pensé une seule seconde que je partirais ? Oubliez que vous êtes consul et réfléchissez. Mes propriétés sont sou:s séquestre, le capital de ma mère a été retenu, et tout cela sans me demander si je voulais ou non revenir. Ne faudrait-il pas que je sois fou pour rentrer ? Il était gêné, n'en finissait pas de rougir ; enfin il tomba sur une idée habile, intelligente, et surtout nouvelle : - Je ne puis entrer dans ... fit-il, je comprends votre situation difficile. D'autre part... la clémence 1 (Je le regardai, et il rougit derechef). De plus, pourquoi vous couper toutes les voies ? Ecrivez-moi que vous êtes très malade, et je le communiquerai au comte. - Ce moyen est trop vieux, et du reste, pourquoi mentir sans nécessité? - Bon, mais donnez-vous la peine de me répondre par écrit. - Pourquoi pas ? Me laisserez-vous u:ne copie du papier que vous venez de me lire ? - Chez nous cela ne se fait pas. - Dommage. J'en fais collection. Si sobre que fut ma réponse écrite, elle n'en effraya pas moins le consul : il se voyait transféré à cause d'elle je ne sais où, à Beyrouth ou à Tripoli, et me déclara catégoriquement que 20. c Cellules :. continue la plaisanterie sur le c monastère :. : il s'agit des casemates de la forteresse qui, depuis 1839, dépendait de la rn• Section. c Le Père Léonce .,. : le général Doubelt. (V. ci-dessus note 19, p. 27.) Nertchinsk: centre de travaux forcés en Sibérie. On attribuait la pneumonie dont mourut Nicolas Ier, le 18 nov. 1855, au désastre des troupes russes à Eupatoria (Crimée) treize jours plus tôt. (Cf. E.V. Tarlé, La Guerre de Crimée, tome ll, pp. 267-297, Moscou 1943.) Herzen se montre ici anachronique, sans doute facétieusement. En 1850, on était encore loin d'Eupatoria et de la mort de Nicolas.
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jamais il n'oserait ni l'accepter, ni la communiquer. J'avais beau le persuader qu'aucune responsabilité ne pouvait lui être attribuée, il n'était pas de cet avis et me priait de rédiger une autre lettre. - C'est impossible, objectai-je, je ne plaisante pas en prenant ma décision, et je ne vais pas donner des motifs ridicules. Voilà ma lettre, faites-en ce que vous voudrez. - Permettez, me répliqua le plus humble des consuls qu'il y eût jamais depuis Junius Brutus et Calpurnia Bestia, vous devez adresser la lettre non pas à moi, mais au comte Orlov, et moi je n'aurai qu'à faire un rapport à son chef de chancellerie. - Ce n'est pas difficile : il suffit de mettre M. le Comte, au lieu de M. le Consul 21 • A cela je consens. En recopiant ma lettre je me demandai pourquoi j'écrivais à Orlov en français! Si c'était en russe, quelque petit personnage de sa chancellerie ou de celle de la Ille Section pourrait la lire ; elle serait peut-être transmise au Sénat, où quelque secrétaire principal la montrerait à ses scribes : pourquoi les priver de ce plaisir ? Aussi traduisis-je ma missive, et la voici : Très respecté Comte Alexis Fédorovitch ! Le consul impérial à Nice m'a communiqué un Commandement Suprême au sujet de mon retour en Russie. Malgré tout mon désir, je me trouve dans l'impossibilité de m'y soumettre sans avoir tiré au clair ma situation. Il y a un an, avant toute convocation, un séquestre a été mis sur ma propriété, on a confisqué des papiers d'affaires se trouvant aux mains de particuliers, enfin on a saisi 10.000 frs qu'on m'envoyait de Moscou. Des mesures aussi sévères et extrêmes prises à l'encontre de ma personne montrent non seulement que l'on m'accuse de quelque chose, mais qu'avant toute enquête et tout procès je suis reconnu coupable et châtié par la privation d'une partie de ma fortune. I e ne puis espérer que mon seul retour pourrait me sauver des tristes conséquences d'un procès politique. Il m'est facile d'expliquer chacune de mes actions, mais dans des procès de ce genre on juge les opinions, les théories sur lesquelles on fonde les verdicts. Puis-je, 21. En français.
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dois-je me soumettre, ainsi que toute ma famille, à un procès de cet ordre.•. ? Votre Excellence saura apprécier la simplicité et la franchise de ma réponse, et soumettre à l'examen Suprême les motifs qui me contraignent à demeurer en terre étrangère, en dépit de mon désir sincère et profond de revenir dans ma patrie. Nice, 23 septembre 1850. » En vérité, je ne sais s'il était possible de répondre avec plus de modestie et de simplicité. Mais chez nous, si grande est l'habitude du silence servile, que même cette lettre-là fut considérée par le consul de Nice comme monstrueusement insolente. Du reste, Orlov a dû penser de même (8). Se taire, ne pas rire, mais ne pas pleurer non plus, répondre selon une formule donnée, sans louange et sans critique, sans gaieté mais aussi sans tristesse, voilà l'idéal auquel le despotisme voudrait conduire ses soldats. Mais par quels moyens? Je m'en vais vous le raconter. Un jour, au cours d'une revue, Nicolas vit un jeune soldat décoré d'une croix et lui demanda : « Où as-tu reçu ta croix ? :. Malheureusement, ce soldat était un séminariste qui avait fait des bêtises 11 et qui, cherchant à briller par son éloquence, répliqua : c: Sous les aigles victorieuses de Votre Majesté! :. Nicolas lui jeta un regard sévère ainsi qu'au général, se renfrogna et passa. Quand le général, qui marchait derrière lui, fut à la hauteur du soldat, il leva le poing, livide de fureur, et lui dit : «Je te mènerai au tombeau, Demosthène ! » Faut-il s'étonner si l'éloquence ne fleurit point, encouragée de la sorte? M'étant débarrassé de l'empereur et du consul, j'eus envie de sortir de la catégorie des individus sans passeport. L'avenir était sombre, triste... Je pouvais mourir, et la pensée que ce même consul rougissant se présenterait pour tout régenter chez moi et saisir mes papiers me faisait songer à acquérir quelque part des droits de citoyenneté. Il va de soi que je choisis la Suisse, bien que vers cette époque on m'y joua un vilain tour policier. Environ un an après la naissance de mon second fils 23, nous nous aperçumes avec effroi qu'il était complètement sourd. Diverses 22. Il avait donc été incorporé dans l'armée comme punition. 23. Nicolas (c Kolia :.) né le 30 X 1843.
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consultations et opérations démontrèrent qu'il était impossible de réveiller son ouïe. Mais la question se posa alors de savoir s'il fallait le laisser muet, comme on fait d'habitude. Les écoles que j'avais vues à Moscou ne m'avaient nullement satisfait. Parler avec les doigts et par signes ce n'est point parler : on doit se servir de la bouche et des lèvres. Mes lectures m'avaient appris qu'en Allemagne et en Suisse on avait fait des expériences en enseignant aux sourds-muets à parler comme nous, et à c entendre :. en lisant sur les lèvres. A Berlin je vis pour la première fois cette éducation orale des sourds-muets et les écoutai déclamer des vers. C'était un énorme progrès sur la méthode de l'Abbé de l'Epée. A Zurich, cette science atteignait à une haute perfection. Ma mère, qui aimait passionnément Kolia, décida de s'installer avec lui à Zurich pour quelques années, afin de l'envoyer dans cette école. L'enfant était étonnament doué : l'éternel silence qui l'environnait concentrait son esprit vif et spontané, ce qui contribuait merveilleusement à son développement et en même temps encourageait une observation exceptionnellement fine ; ses yeux brillaient d'intelligence et d'attention ; à cinq ans il savait, intentionnellement, caricaturer tous ceux qui venaient chez nous, avec un tact si comique qu'on ne pouvait s'empêcher de rire. En six mois il avait fait des progrès considérables à l'école. Sa voix était voilée 24, il ne plaçait guère l'accent tonique, mais parlait déjà fort bien l'allemand et comprenait tout ce qu'on lui disait, à condition de lui parler avec lenteur. Tout allait on ne peut mieux. Passant par Zurich 25, je remerciai le directeur et le conseil, leur fis maints compliments, et ils m'en firent autant. Mais après mon départ, les échevins de la ville apprirent que je n'étais nullement un comte, mais un émigré russe, ami de surcroît du parti radical qu'ils ne pouvaient souffrir et des socialistes qu'ils haïssaient, et- pis encore- que j'étais sans religion,. ce que j'avouais ouvertement. lls avaient lu ce dernier fait dans un livre épouvantable, Vom andern Ufer 28, sorti, comme pour se moquer d'eux, sous leur nez, d'une des meilleures imprimeries zurichoises. Sachant cela, ils eurent honte d'éduquer le fils d'un 24. En français. 25. Dans la deuxième moitié de décembre 1849, en se rendant de Genève à Paris. (Cf. B. i. D. F., tome ll, chap. XXXVIll, et ci-dessus,. chap. XXXIX, p. 13.) 26. De l'Autre Rive, ouvrage polémique écrit à la suite de 1848. V. Commentaires (9).
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homme qui ne croyait ni à Luther, ni à Loyola, et se mirent à chercher le moyen de s'en débarrasser. Comme la providence était intéressée à ce problème, elle leur indiqua immédiatement leur voie. La police municipale exigea soudain le passeport de l'enfant. Croyant à une simple formalité, je répondis de Paris que Kolia était effectivement mon fils, qu'il figurait sur mon passeport, mais que je ne pouvais lui obtenir un papier d'identité particulier à l'ambassade de Russie, ne me trouvant pas dans les meilleures relations avec elle. La police ne s'en contenta pas et menaça de renvoyer l'enfant de l'école et de la ville. Je racontai la chose à Paris, et l'une de mes relations en parla dans le NationaP7• Gênée par cette publicité, la police déclara qu'elle n'exigeait pas l'expulsion, mais seulement une somme insignifiante, caution de l'identité de l'enfant. Quelques centaines de francs était-ce une caution? D'autre part, si ma mère ou moi ne les possédions pas, aurait-on renvoyé l'enfant? (Je leur posai la question par le truchement du National) 28 • Et cela a pu se passer au XIXe siècle, dans la Suisse libre ! Après cette péripétie, il me répugnait de laisser l'enfant dans cette caverne d'ânes. Mais que pouvais-je faire ? Heureusement, le meilleur professeur de l'établissement, un jeune homme voué avec enthousiasme à la pédagogie des sourds-muets et ayant re(,-'11 un solide enseignement universitaire, ne partageait pas l'opinion du sanhédrin policier et était un fervent admirateur, précisément, du livre qui avait mis en rage les pieux inspecteurs du canton de Zurich. Nous lui offrîmes de quitter l'école et de s'installer chez ma mère, avec qui il partirait ensuite pour l'Italie. Il accepta, bien entendu. L'institut, furieux, n'y pouvait rien. Ma mère, Kolia et Spielmann gagnèrent Nice. Avant son départ, elle réclama sa caution; on la lui refusa, sous prétexte que Kolia se trouvait encore en Suisse. J'écrivis de Nice. La police zurichoise exigea d'être informée si Kolia avait le droit légal de vivre dans le Piémont. C'était trop, et j'adressai la lettre suivante au président du canton de Zurich: « Monsieur le Président ! En 1849, j'ai placé mon fils de cinq ans dans l'Institut zurichois des sourds-muets. Quelques mois plus tard la police de Zurich exigea de ma mère le passeport
27. Le National du 21.11.1850 publia un entrefilet à propos des persécutions subies à Zurich par un enfant de six ans. Le nom de Herzen n'était pas mentionné. 28. La question fut posée dans La Voix du Peuple, du 3.lll.1850. (Pour les détails de cet incident v. Commentaires (10).)
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de l'enfant. Comme chez nous on ne demande pas que les nouveaux-nés et les écoliers aient un passeport, mon fils n'avait pas de papiers d'identité particuliers, mais figurait sur le mien. Cette explication ne satisfit pas la police. Elle exigea une caution. Ma mère la versa, craignant que l'enfant qui avait suscité tant de méfiants soupçons de la part de la police ne fût expulsé. En août 1850, désirant quitter la Suisse, ma mère demanda sa caution, mais la police zurichoise ne la lui rendit pas : elle voulait être assurée du départ de l'enfant hors du canton. Arrivée à Nice, ma mère pria Messieurs Avigdor et Schultess de toucher cet argent, en joignant à sa demande un certificat attestant que nous, et surtout mon fils, un suspect de six ans, nous trouvions à Nice et non plus à Zurich. La police zurichoise, répugnant à restituer l'argent, exigea alors un autre certificat : la police, ici, devait attester que l'enfant est officiellement toléré dans le Piémont 29• M. Schultess en informa M. Avigdor. Devant cette excentrique curiosité de la police zurichoise, je refusai l'offre de M. Avigdor d'envoyer une nouvelle attestation, qu'il m'avait fort aimablement proposé de chercher lui-même. Je ne voulais pas faire ce plaisir à la police de Zurich, parce que, malgré toute l'importance de sa position, elle n'a tout de même pas le droit de se poser en police internationale, et parce que son exigence est offensante non seulement pour moi, mais aussi pour le Piémont. Le Gouvernement sarde, Monsieur le Président, est un gouvernement instruit et libre. Comment serait-il possible qu'il ne tolérdt pas 30 au Piémont un enfant de six ans, malade? Je ne sais en vérité comment il me faut considérer la demande de la police de Zurich : comme une curieuse plaisanterie, ou comme la conséquence d'une passion pour les cautions en général. Remettant cette affaire à votre examen, Monsieur le Président, je vous demande, comme une faveur spéciale, de m'expliquer, en cas de nouveau refus, cette péripétie, qui est trop étrange et intéressante pour 2.9. En français. 30. En français.
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que je m'estime en droit de la cacher à l'opinion publique. J'ai écrit de nouveau à M. Schultess de toucher cet argent, et je puis vous assurer que ni ma mère, ni moi-même, ni l'enfant suspect, n'avons le moindre désir de revenir à Zurich après tous ces désagréments policiers. De ce côté-là, il n'existe pas l'ombre d'un danger. Nice, le 9 septembre 1850.:.
n va de soi qu'après cela la ville du Zurich, en dépit de ses prétentions œcuméniques, remboursa la caution... ...Dans toute l'Europe, je n'aurais voulu d'autre naturalisation que la suisse; même pas l'anglaise, car devenir le sujet de qui que ce fût me déplaisait profondément. Je ne cherchais pas à échanger un mauvais maître contre un bon, mais à sortir du servage pour devenir un laboureur libre. Pour ce faire, j'avais le choix entre deux pays : l'Amérique et la Suisse. Je respecte infiniment l'Amérique. Je crois qu'elle est appelée à un grand avenir, je sais qu'elle est maintenant deux fois plus proche de l'Europe qu'elle l'était, mais la vie américaine m'est antipathique. n est très probable qu'à partir de ses éléments anguleux, grossiers, durs, se constituera une forme d'existence différente. L'Amérique n'est pas installée, elle est inachevée ; ses ouvriers et ses artisans en vêtements de travail transportent des troncs, coltinent des pierres, scient, martèlent, enfoncent des clous... Pourquoi un intrus inaugurerait-il son édifice humide ? Au surplus, comme l'a dit Garibaldi, l'Amérique « est le pays d'oubli de la patrie :. 31• Qu'y aillent donc ceux qui n'ont pas foi en leur patrie : ils doivent quitter leurs cimetières. Pour moi, bien au contraire, à mesure que je perdais tout espoir en une Europe latino-germanique, ma foi en la Russie renaissait ; mais songer à y retourner tant qu'il y avait Nicolas eût été une folie. Ainsi donc il ne me restait que de faire alliance avec les bonnes gens de la Confédération Helvétique. Déjà en 1849, Pazy m'avait promis de me naturaliser à Genève, mais ne faisait qu"ajourner l'affaire. Peut-être n'avait-il tout simplement pas envie de m'ajouter au nombre des socialistes 31. Cf. B.iD.F., tome D, Commentaires (70), p. 432, et ci-dessus. Commentaires (11).
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de son canton 31• J'en avais assez. J'étais en train de vivre des jours sombres, les derniers murs cédaient, risquaient de s'écrouler sur ma tête, un malheur menaçait... Carl Vogt me proposa de s'entendre au sujet de ma naturalisation avec Julien Schaller, alors président du Canton de Fribourg et chef du parti radical local. Mais ayant nommé Vogt, il me faut d'abord parler de lui. Dans le cours monotone de la plate et lente existence germanique on rencontre parfois, comme pour la racheter, des familles saines, solides, pleines de force, d'entêtement et de talents. A une génération d'hommes doués en succède une autre, nombreuse, qui conserve de famille en famille la robustesse de l'esprit et du corps. Quand l'on voit quelque maison d'une architecture ancienne peu remarquable, dans une ruelle étroite et sombre, on a du mal à imaginer le nombre de jeunes gaillards, baluchon sur l'épaule qui, au cours d'un siècle ont descendu ces marches usées, emportant toutes espèces de souvenirs faits de cheveux et de fleurs séchées, et bénis avant de prendre la route par des mères et des sœurs en larmes ... Ds s'en allaient de par le vaste monde ne comptant que sur leurs forces, et devenaient des hommes de science célèbres, des médecins renommés, des naturalistes, des littérateurs. En leur absence, la petite maison au toit de tuiles s'emplissait d'une nouvelle génération d'étudiants, qui se précipitaient vers un avenir inconnu. Faute d'autre chose, il y a là l'héritage de l'exemple, l'héritage de la fibre familiale. Chacun débute seul et sait que viendra le temps où sa vieille aïeule l'accompagnera le long des marches de pierre usées, cette aïeule qui a, de ses mains, introduit dans la vie trois générations de garçons, les a lavés dans un petit baquet et plus tard les a laissés partir, pleinement confiante. Et celui qui s'en va sait que la fière vieille femme est sûre de lui, sûre qu'il deviendra quelqu'un ... et c'est ce qui arrive infailliblement! Dann und wann 33, bien des années plus tard, toute cette population disséminée revient dans la vieille petite maison : tous les originaux vieillis des portraits accrochés au salon, où ils sont coiffés de bérets d'étudiants, emmitouflés dans des capes, avec un air rembrandtesque dû au peintre. Alors la maison s'anime, deux générations font connaissance, deviennent amies... puis chacun 32. Fazy, James (1797-1878), important homme politique helvétique. V. B. i. D. F., tome ll, chap. XXXVIll : La Suisse, James Fazy et lu Réfugiés. 33. c Dili temps à autre :..
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retourne à ses occupations. Naturellement, à cette occasion quelqu'un devient inévitablement amoureux de quelqu'un d'autre, et naturellement cela ne va pas sans sensiblerie, pleurs, surprises et gâteaux sucrés à la confiture ; mais tout cela est compensé par une poésie vraie, pure et vivace, musclée et forte, comme j'en ai rarement trouvé chez les enfants de l'aristocratie dégénérée et rachitique, et moins encore dans la bourgeoisie qui calcule strictement le nombre de ses enfants d'après son livre de comptes. C'est à ces bienheureuses et anciennes familles germaniques qu'appartient la maison paternelle de Vogt. Le père de Vogt est un professeur de médecine extrêmement talentueux, qui exerce à Berne 34• Sa mère sort de la famille excentrique, germano-suisse, des Pollen, qui a autrefois fait beaucoup de bruit. Les Pollen étaient à la tête de la Jeune Allemagne à l'époque des Tugendbund et des Burschenschaft, de Karl Sand et du Schwiirmerei des années 1817-1818 35• L'un des Pollen fut jeté en prison pour une fête à la Wartburg en mémoire de Luther: 36 il avait prononcé un discours fort enflammé, puis il avait brûlé sur un bûcher les livres jésUites et réactionnaires et divers symboles de l'autocratie et du pouvoir pontifical. Les étudiants rêvaient d'en faire l'empereur d'une Allemagne une et indivisible! Son petitfils, Carl Vogt, fut vraiment l'un des régents de l'Empire, en 1849 87• Un sang vigoureux devait obligatoirement couler dans les veines du professeur bernois, petit-fils des Pollen. Car, au bout du compte 38, tout dépend des combinaisons chimiques et de la qualité des éléments. Ce n'est pas Carl Vogt qui me contredira sur ce point. En 1851 j'étais de passage à Berne. Sortant de la chaise de poste, je me rendis directement chez le père de Vogt, avec une 34. Vogt, Philippe-Guillaume (1789-1861), père d'Adolphe-Gustave et Carl Vogt. Pour Carl Vogt, voir Marc Vuilleumier, op. cit. A.AH., particulièrement pp. 40 à 67, et la correspondance Vogt-Herzen, pp. 88 à 240. 35. Tugendbund : c Union pour le Bien :. ; Burschenschaft: union d'étudiants. Karl Sand : étudiant allemand qui, en 1820, tua Kotzebue, agent au service du roi de Prusse et du tsar. Schwiirmerei : « rêvasseries ». 36. Auguste Pollen avait pris part à cette démonstration anti-réactionnaire à la Wartburg, le 18.10.1817. 37. L'Assemblée Nationale avait, à Francfort-sur-le-Main, remplacé le Gouvernement central et son chef, l'archiduc Jean, par une régence d'Empire de cinq membres, dont Vogt. · 38. En français.
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lettre de son fils. Il se trouvait à l'Université. Je fus reçu par son épouse, une vieille dame aimable, gaie, fort intelligente. Elle m'accueillit comme un ami de son fils et m'emmena immédiatement voir son portrait. Elle n'espérait pas son mari avant six heures du soir. J'avais grande envie de le voir, mais quand je revins, il était déjà parti chez un malade, en consultation. La seconde fois, la vieille dame m'accueillit comme un vieil ami et m'introduisit dans la salle à manger, voulant m'offrir un verre de vin. Une partie de la pièce était occupée par une grande table ronde fixée au plancher; j'en avais depuis longtemps entendu parler par Vogt, j'étais donc très content de faire personnellement sa connaissance : elle tournait autour d'un axe ; on y posait café, vin, tous les aliments nécessaires, des assiettes, de la moutarde, du sel; ainsi, sans déranger personne et sans domestiques, chacun attirait vers lui ce dont il avait envie, que ce fût du jambon ou de la confiture. Mais il ne fallait ni rêvasser, ni trop parler, car on risquait de mettre sa cuiller dans le sucre, en place de moutarde au moment où quelqu'un faisait tourner le disque... Dans cette agglomération de frères et de sœurs, d'amis proches et de parentèle, chacun occupé de son côté, et pressé, il était difficile d'arranger un repas du soir commun. Celui qui arrivait et avait faim, tournait la table à gauche, la tournait à droite, et se débrouillait à merveille. La mère et les sœurs surveillaient, faisaient apporter ceci ou cela. Je ne pouvais rester chez eux : Pazy et Schaller voulaient venir me voir, étant alors à Berne. Je promis, au cas où je resterais encore une demi-journée, de passer chez les Vogt, puis ayant invité à souper le fils cadet - le juriste, je rentrai. Je n'avais pas jugé possible d'inviter le vieux monsieur après sa journée si chargée. Mais vers minuit, le garçon ouvrit la porte avec beaucoup de respect et annonça : Der Herr Pro/essor Vogt! Je me levai de table et allai à sa rencontre. Je vis entrer un vieil homme assez grand, au visage intelligent et expressif, admirablement conservé. - Votre visite m'est doublement chère, lui dis-je. Je n'ai pas osé vous convier après vos lourdes occupations. Moi, je ne voulais pas vous laisser passer par Berne sans vous voir. Comme j'ai appris que vous étiez venu par deux fois et aviez invité Gustave, je me suis invité moi-même. Je suis très, très heureux de vous voir, à cause de ce que m'écrit Carl, et du reste - sans vous faire de compliments, j'avais envie de connaître l'auteur de Vom andern Ufer.
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- Merci de tout cœur! Voici un siège, joignez-vous à noll!-. Le souper est en train. Que désirez-vous ? - Je ne mangerai rien, mais boirai un verre de vin avec plaisir. Son aspect, ses paroles, ses gestes avaient tant de simplicité, et son affabilité n'était pas celle des gens mous, plats et sentimentaux, mais celle des gens forts et sûrs d'eux. Son apparition ne nous apporta aucune gêne : au contraire, tout parut s'animer. La conversation passa d'un sujet à un autre, il était toujours c chez lui :., astucieux, éveillé, original. D fut question d'un concert fédéral donné en matinée dans la cathédrale de Berne, où il y avait eu tout le monde, sauf Vogt. C'était un concert gigantesque, des musiciens étaient venus de tous les coins de Suisse, ainsi que des chanteurs et chanteuses. C'était naturellement, de la musique sacrée, et la célèbre composition de Haydn 39 fut exécutée avec talent et intelligence. Le public était attentif, mais froid, et quitta la cathédrale comme on sort de la messe. Pour la piété, je ne saurais me prononcer, mais d'enthousiasme il n'y en avait point. J'en fis moi-même l'expérience. Dans un accès de franchise, je le dis aux relations avec qui je sortais. Par malheur, c'étaient des musiciens orthodoxes, savants, ardents; ils me tombèrent dessus, me traitèrent de profane incapable d'écouter la musique profonde, sérieuse. «Vous n'aimez que les mazurkas de Chopin ! :. me déclarèrent-ils. Il n'y a pas grand mal à cela, me dis-je, mais je me tus, considérant, tout compte fait, que j'étais mauvais juge. Il faut avoir beaucoup de courage pour avouer de telles impressions, qui sont en contradiction avec les préjugés ou les opinions courants. Longtemps je ne pus me résoudre à avouer à des tiers que la Jérusalem Délivrée m'ennuyait, que je n'avais pu lire La Nouvelle Héloïse jusqu'au bout, que Hermann et Dorothée était un chef-d'œuvre, mais lassant jusqu'à l'écœurement. Je dis quelque chose dans ce genre à Vogt, en lui faisant mes remarques sur le concert. - Et Mozart, vous l'aimez? me demanda-t-il. - Enormément, sans restriction aucune. - Je le savais, car je sympathise pleinement avec vous. Est-il possible qu'un homme de notre temps, de caractère vif arrive, artificiellement, à une tension religieuse telle, que sa jouissance soit naturelle et totale? Pour nous, il n'existe pas plus de musique sacrée que de littérature spirituelle : cela n'a pour nous qu'un 39. La Création du Monde, d'après le Paradis Perdu de Milton.
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sens historique. Mozart, en revanche, fait écho à la vie qui nous est familière, il chante le débordement des sentiments, des passions, il ne prie pas. Je me souviens du temps où Don Giovanni, où les Noces de Figaro étaient une nouveauté ... quel émerveillement, quelle découverte d'une nouvelle source de délices ! La musique de Mozart a fait époque, a bouleversé les esprits, comme le Faust de Goethe, comme 1789. Nous vîmes la pensée laïque du XVIII" siècle, avec sa sécularisation de la vie, faire irruption dans la musique grâce aux œuvres de Mozart ; avec lui la révolution et l'époque moderne pénétrèrent dans l'art. Alors comment lire Klopstock après Faust et écouter sans foi ces liturgies musicales? Le vieil homme parla longuement et de manière fort intéressante. Il s'animait. Je lui remplis son verre deux ou trois fois; il ne refusa pas le vin et le but sans hâte. Enfin il consulta sa montre. - Bah! déjà deux heures. Adieu. Je dois voir un malade à neuf heures. Je l'accompagnai avec un sentiment d'amitié sincère. Deux ans plus tard il fit la preuve de toute l'énergie contenue dans sa tête grise, démontra combien ses théories étaient la vérité même, c'est-à-dire proches de la vie pratique. Un réfugié viennois, le Dr Kudlich, demanda la main de l'une des filles de Vogt. Le père donna son consentement, mais subitement le Consistoire protestant exigea les papiers d'identité du fiancé. Bien entendu, étant banni, il ne pouvait les faire venir d'Autriche et il présenta la sentence selon laquelle il était condamné par contumace. Le témoignage de Vogt et son consentement auraient suffi au Consistoire, mais les piétistes bernois, qui d'instinct haïssaient Vogt et tous les proscrits, s'entêtèrent. Vogt alors rassembla tous ses amis, profeseurs et autres célébrités de Berne, leur conta l'affaire, puis fit venir sa fille et Kudlich, prit leurs mains, les unit, et s'adressant à l'assistance il dit : « Je vous prends à témoins, mes amis, de ce que moi, en tant que père, je bénis cette union et je donne ma fille à Untel, puisque c'est son désir.» Cet acte frappa de stupeur toute la pieuse société suisse. Elle considéra indignée, horrifiée, cet antécédent, créé non par un jouvenceau exalté, ou un proscrit sans foyer, mais par un vieillard sans reproche et respecté de tous. A présent, passons du père au fils aîné. Je fis sa connaissance en 1847, chez Bakounine, mais nous nous liâmes d'amitié surtout durant nos deux années passées à Nice. Ce n'est pas seulement une lumineuse intelligence, c'est
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l'une des natures les plus claires que j'aie jamais vues. Je le tiendrais pour un homme très heureux, si je savais qu'il n'avait pas longtemps à vivre ; mais on ne peut compter sur le sort bien qu'il l'ait jusqu'à présent protégé, ne l'accablant que de migraines. Sa nature réaliste, vive, ouverte à tout, a beaucoup d'aspects qui lui permettent de jouir de la vie, tout ce qu'il faut pour ne jamais s'ennuyer et presque rien qui l'inciterait à se torturer intérieurement, à se ronger de mécontentement, à souffrir de doutes abstraits et de regrets concrets tournant autour de rêves irréalisés. Admirateur passionné des beautés de la nature, inlassable travailleur dans le domaine des sciences, il faisait tout avec une facilité extraordinaire et avec succès; ce n'était nullement un savant desséché, mais orfèvre en la matière, et en tirant de grandes joies. Radical de tempérament, réaliste quant à l'organisation, personnage humain aux opinions claires et ironiquement bienveillantes, il vivait dans le seul milieu auquel il convient d'appliquer ces paroles de Dante : Qui è l'uomo felice 40• Il eut une existence active et sans soucis, jamais à la traîne, toujours au premier rang. Ne craignant pas les vérités amères, il observait aussi attentivement les êtres humains que les polypes et les méduses, n'exigeant rien des uns ni des autres, hormis ce qu'ils pouvaient lui donner. Il ne travaillait pas de manière superficielle, mais n'éprouvait pas le besoin de descendre à une certaine profondeur au-delà de laquelle cesse toute clarté ce qui, somme toute, est une façon de sortir de la réalité. Il n'était pas attiré par ces tourbillons des nerfs où les gens s'enivrent de leurs souffrances. Son attitude simple et nette devant l'existence cachait à son regard perçant cette poésie des joies mélancoliques et de l'humour maladif que nous aimons, comme tout ce qui nous ébranle et nous harcèle. Je l'ai noté : son humour était bienveillant, son ironie était gaie; il était le premier à rire, et de bon cœur, de ses propres plaisanteries, qui empoisonnaient l'encre et la bière des professeurs pédants et de ses camarades du Parlement in der Paul's Kirche 41• Son réalisme devant la vie contenait ce qui, commun à tous deux et sympathique, nous liait l'un à l'autre, bien que notre existence et notre évolution fussent si différentes, que nous nous séparions sur bien des points. 40. Dante : Divine Comédie, Purgatoire, chant XXX, v. 75 : c Ne savais-tu donc point qu'ici l'homme est heureux ? • 41. L'Assemblée nationale pangermanique - le Parlement de Francfort - se réunissait en la cathédrale Saint-Paul, à Francfort-sur-le-Main.
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Il n'y avait pas, il ne pouvait y avoir en moi cette harmonie, cette unicité qu'il y avait en Vogt. Son éducation avait été aussi ordonnée que la mienne avait été anarchique ; ni ses liens de famille, ni sa croissance intellectuelle n'avaient jamais été interrompus : il prolongeait la tradition familiale. Son père était à ses côtés, un exemple et une aide ; ce fut à cause de lui qu'il entreprit d'étudier les sciences naturelles. Chez nous, les générations sont habituellement disjointes ; nous n'avons pas de lien moral général. Dès mon jeune âge j'étais obligé de lutter contre les vues de tous ceux qui m'environnaient. Je faisais de l'opposition dans la chambre d'enfants 42, parce que nos aînés, nos aïeux, ce n'étaient pas des Pollen, mais des hobereaux et des sénateurs. En sortant de la chambre d'enfants, je me suis lancé avec autant de flamme dans un autre combat, et j'avais à peine terminé mes études universitaires que je me trouvai en prison, puis en exil 43• Les sciences en restèrent là ; de nouvelles études se présentèrent à moi, études sur notre monde, misérable d'une part, répugnant de l'autre. Lassé de cette pathologie-là je me lançai avidement dans la philosophie, à l'égard de laquelle Vogt éprouvait un dégoût insurmontable. Ayant terminé ses études de médecine et reçu son diplôme de docteur, il ne se décida pas à pratiquer, sous prétexte qu'il n'avait pas une foi suffisante en la science cabalistique de la médecine, et se voua derechef, corps et âme, à la physiologie. Ses travaux attirèrent très vite l'attention non seulement des savants allemands, mais aussi de l'Académie des Sciences de Paris. Il était déjà professeur d'anatomie comparée à Giessen et collègue de Liebig (avec qui il entreprit plus tard une polémique chimico-théologique acharnée), lorsque la tourmente révolutionnaire de 1848 l'arracha à son microscope et le jeta dans le Parlement de Francfort. Naturellement, il se plaça dans le parti le plus radical 44 , prononça des discours pleins d'âpreté et d'audace, fit perdre patience aux progressistes modérés et parfois au roi de Prusse immodéré 45 • Nullement un esprit politique, il se trouva tout de même, étant 42. Nous voyons ici l'un des très nombreux exemples de la coloration brillante que Herzen aime à donner à ses années d'enfance et d'adolescence. ll était très gâté par sa mère et par les dOIIllestiques ; quant à son terrible père, qui eftt osé s'y opposer 1 (B. i. D. F., tome 1, chap. 1.) 43. B. i. D. F., tome 1, 28 Partie : Prison et Exil. 44. C. Vogt appartenait au groupe démocratique de gauche. 45. Frédéric-Guillaume IV (1795-1861).
donné sa valeur, l'un des chefs de l'opposition ; lorsque l'archiduc Jean, une sorte de régent de l'Empire, rejeta définitivement son masque bienveillant et populaire (à cause de son mariage avec la fille d'un maître de poste et du frac arboré de temps à autre), Vogt et quatre de ses compagnons furent élus à sa place 46 • A ce moment-là, les affaires de la révolution allemande se détérioraient rapidement : les gouvernements avaient atteint leur but, gagné du temps (sur les conseils de Metternich), et n'avaient plus aucun intérêt à ménager le Parlement. Celui-ci, chassé de Francfort, passa tel une ombre à Stuttgart, sous la triste appellation de Nachparlement 47, et c'est là que ~a réaction l"étrangla. TI ne restait aux régents que de prendre les jambes à leur cou pour fuir la prison à coup sûr, peut-être les travaux forcés ... Ayant traversé les montagnes de la Suisse, Vogt secoua la poussière de la cathédrale de Francfort puis, ayant signé dans le livre des voyageurs : « C. Vogt, régent d'Empire germanique, en fuite :., se remit à ses sciences naturelles, avec la même inébranlable clarté, la même bonne humeur, la même infatigable application. Voulant étudier les zoophites marins, il se rendit à Nice en 1850. Bien que partis de côtés différents et venus par des voies différentes, nous nous rencontrâmes sur le terrain de la science en hommes lucides et mûrs. Etais-je aussi conséquent que Vogt dans ma vie ? La considérais-je lucidement ? Aujourd'hui il me semble que non. Du reste, je ne sais pas s'il est bon de commencer par la lucidité ; elle prévient bien des maux, mais aussi les meilleurs moments de l'existence. C'est une question difficile qui, heureusement, est résolue pour chacun non pas par l'intervention du raisonnement et de la volonté, mais par celle de l'organisation et des événements. Libéré en théorie, je ne conservais pas tant diverses convictions illogiques, qu'elles demeuraient en moi d'ellesm~mes. J'avais surmonté le romantisme de la révolution. La croyance mystique au progrès et en l'humanité demeura plus longtemps que les autres dogmes théologiques, mais quand j'en vins à bout, il me restait encore la religion des personnes, de deux ou trois individus, la confiance en moi-même et en la volonté humaine. Evidemment, il y avait là des contradictions. Les contradictions internes mènent à des maux d'autant plus navrants, plus mortifiants, qu'ils sont privés d'avance de l'ultime consolation de l'homme : la possibilité de se justifier à ses propres yeux. 46. V. ci-dessus note 37, p. 48. 47. c Post-parlement :..
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A Nice, Vogt se mit au travail avec un zèle extraordinaire... Les golfes paisibles et tièdes de la Méditerranée offrent un riche berceau à tous les frutti di mare, l'eau en regorge. La nuit, des sillages phosphorescents suivent le bateau en scintillant, s'étirent derrière la rame ; on peut prendre les poissons avec la main ou n'importe quel récipient. Le matériau ne manquait point. Dès l'aube, Vogt était assis devant son microscope, il observait, il dessinait, il écrivait, il lisait, et vers cinq heures de l'après-midi il se jetait dans la mer (parfois avec moi) ; il nageait comme un poisson. Ensuite il venait diner chez nous et, toujours gai, se sentait prêt à un débat savant, à toutes sortes de fantaisies, chantait, assis au piano, des chansons drôles, ou racontait des histoires aux enfants avec un tel art, qu'ils restaient assis à l'écouter des heures durant. Vogt a un énorme talent de pédagogue. Mi-facétieux, il donna chez nous quelques conférences sur la physiologie pour les dames. Tout chez lui se présentait de façon si vivante, si simple et si artistement expressif, que le long chemin parcouru pour parvenir à cette clarté ne se devinait pas. En cela consiste toute la tâche de la pédagogie : rendre la science si compréhensible, si bien assimilée, qu'elle doit obligatoirement s'exprimer en un langage simple, ordinaire. Il n'existe pas de sciences difficiles : il n'y a que des exposés ardus, autrement dit, indigestes. Le langage savant est conventionnel, plein d'abréviations, sténographique et temporaire, à l'usage des étudiants. Le contenu est caché dans des formules algébriques, pour ne pas répéter cent fois la même chose quand on explique une loi. Passant par une série de procédés scolastiques, le contenu de la science s'encombre de tout ce fatras scolaire, et les doctrinaires s'habituent si bien à un langage hideux, qu'ils n'en emploient pas d'autre : il leur parait compréhensible ; autrefois, ce langage leur était même cher, comme symbole de leurs efforts, comme distinct du langage vulgaire. A mesure que de l'école nous passons à la vraie connaissance, nous répugnons aux étais, aux échafaudages, nous recherchons la simplicité. Qui n'a pu observer qu'en cours d'études on recourt en général à une terminologie beaucoup plus difficile que celle dont on use, les études achevées ? La seconde cause de l'obscurité en matière de science provient du manque de conscience des enseignants qui s'efforcent de dissimuler une part de vérité, d'éviter les questions dangereuses. La science qui se donne un but autre que la véritable connaissance, n'est point une science. Elle doit avoir l'audace d'un discours 55
direct, franc. Nul ne pourrait accuser Vogt de manquer de sincérité, de faire de timides concessions. Les « âmes sensibles » lui reprocheraient plutôt d'exprimer trop directement et trop simplement sa vérité, qui se trouve en contradiction directe avec le mensonge généralement accepté. Le christianisme nous a habitués au dualisme et aux images idéales de façon si impérieuse, que nous sommes désagréablement frappés par tout ce qui est naturellement sain. Notre pensée, déformée par les siècles, a honte de la vérité nue, de la lumière du jour, et exige la pénombre et le voile. Bien des personnes se vexent, en lisant Vogt, de ce qu'il ne lui coûte rien d'accepter les conséquences les plus dures, de consentir si aisément des sacrifices, de ne pas se forcer, se torturer pour chercher à concilier la théodicée et la biologie : il n'a rien à voir avec la première, semble-t-il... De fait, telle est la nature de Vogt, qu'il n'a jamais pensé autrement, qu'il ne pouvait pas penser autrement ; en cela consiste son réalisme direct. Les objections théologiques ne pouvaient présenter pour lui qu'un intérêt historique. L'ineptie du dualisme paraît si claire à son esprit simplificateur, qu'il ne peut entamer de débat sérieux à ce sujet, tout comme ses adversaires, les théologiens de la chimie et les saints pères de la physiologie, ne peuvent, de leur côté, réfuter sérieusement la magie ou l'astrologie. Vogt repousse leurs attaques par la plaisanterie, mais malheureusement cela ne suffit pas. Les sottises qu'ils lui objectent sont des sottises universelles, et donc fort importantes. L'infantilisme du cerveau humain est tel, qu'il n'accepte pas la simple vérité. Pour les esprits fourvoyés, distraits, brumeux, n'est compréhensible que ce qu'on ne peut comprendre, ce qui est impossible ou absurde. Inutile de se référer à la foule. La littérature, les milieux cultivés, les institutions juridiques et pédagogiques, les gouvernements et les révolutionnaires rivalisent à qui mieux-mieux pour maintenir la folie congénitale de l'humanité. Et de même que, voici soixante-dix ans, Robespierre, ce déiste glacé, exécuta Anacharsis Clootz, de même les Wagner et leurs pareils 48 livreraient aujourd'hui Vogt au bourreau. Impossible de lutter : la force est de leur côté. Contre une poignée de savants, de naturalistes, de médecins, de deux ou trois penseurs ou poètes, se dresse le monde entier, depuis Pie IX avec son Immaculée Conception, jusqu'à Mazzini avec son Iddio 48. Wagner., Rudolph (1805-1864), physiologue allemand spiritualiste.
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républicain 49, depuis les orthodoxes hystériques du slavophilisme moscovite jusqu'au lieutenant général Radovitz, qui en mourant légua à Wagner, professeur de physiologie, ce que nul n'avait jamais imaginé de léguer : l'immortalité de l'âme et sa défense ;;o' depuis les mages américains qui font revenir les morts, jusqu'aux colonels missionnaires anglais, qui à cheval sur le front de leurs troupes prêchent la Parole de Dieu aux Indiens. Il ne reste aux bommes libres que la conscience d'avoir raison et l'espoir en la génération suivante ... ...Et si l'on démontrait que cette aberration, cette manie religieuse est l'unique condition d'une société de citoyens ? Que pour que l'homme vive en paix aux côtés de l'homme il faut les épouvanter l'un et l'autre et leur faire perdre la raison, et que cette manie est le seul subterfuge qui permette de créer l'Histoire ? Je me souviens d'une caricature française faite naguère contre les fouriéristes, avec leur attraction passionnée 51 ; elle représentait un âne avec une perche attaché à son échine, et sur la perche on avait accroché du foin de façon à ce qu'il puisse le voir. L'âne, pensant atteindre le foin, devait avancer; bien entendu, le foin avançait aussi, et il le suivait. Il se peut que le brave animal pût faire du chemin, mais il restait grosjean comme devant 1
Je passe maintenant au récit de la manière dont un pays m'accueillit à bras ouverts au moment où un autre me mettait à la porte sans aucun motif. Schaller avait promis à Vogt de faire des démarches en vue de ma naturalisation, autrement dit, de trouver une communauté qui consentît à me ·recevoir, et ensuite à défendre mon affaire au Grand Conseil. En Suisse, pour être naturalisé, il est indispensable que quelque groupe social, rural ou urbain, consente préalablement à admettre en son sein un nouveau concitoyen, ce qui est conforme à l'autonomie de chaque canton, de chaque localité à son tour. Le petit bourg de Châtel, près Morat (Murten) consentit, contre une somme infime au profit de sa communauté rurale, à accueillir ma famille au nombre de ses familles paysannes. Le petit bourg était proche du lac de Morat, près 49. lddio : Dieu. Le c slogan :. de Mazzini était c Dieu et le Peuple :.. SO. Radovitz, Joseph (1797-1853), homme politique allemand d'extrêmedroite, farouche clérical. S1. En français.
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duquel fut défait et tué Charles le Téméraire, dont la triste fin et le nom furent si adroitement utilisés par la censure autrichienne (puis par celle de Saint-Pétersbourg) comme produit de remplacement de Guillaume Tell, dans l'opéra de Rossini 52• Lorsque l'affaire fut soumise au Grand Conseil, deux députés jésuitiques élevèrent la voix contre moi, mais ne firent rien. L'un d'eux déclara qu'il fallait savoir comment j'avais été exilé, et en quoi j'avais encouru la colère de Nicolas. «Mais c'est déjà une recommandation en soi 1 » cria quelqu'un, et tous de rire. Un autre député exigea comme précaution de nouvelles garanties, pour que, en cas de mon décès, l'entretien et l'instruction de mes enfants ne fût pas à la charge d'une commune peu prospère. Ce fils de Jésus s'apaisa lui aussi, Schaller l'ayant rassuré. Mes droits de citoyen furent reconnus à une large majorité, et de Conseiller aulique russe je devins un paysan taillable de la bourgade de Châtel : originaire de Châtel près Morat 53, comme l'inscrivit sur mon passeport un scribe de Fribourg. A propos, une naturalisation ne nuit nullement à une carrière chez soi. J'en ai deux brillants exemples sous les yeux : Louis Bonaparte, citoyen de Turgovie, et Alexandre Nicolaïévitch, bourgeois de Darmstadt sont devenus empereurs après leurs naturalisation 54• Je ne vais pas si loin. Ayant reçu la nouvelle de la confirmation de mes droits, je me trouvai presque contraint à aller remercier mes nouveaux 52. Pour la censure autrichienne et russe, le Guillaume Tell de Rossini était trop axé sur la liberté. On changea tout simplement le titre et le livret, et l'opéra devint Charles le Téméraire. (A.S., tome II, p. 241, Journal de Herzen du 10.xi.1842.) 53. Grâce à M. Vuilleumier (A.A.H., op. cit. Annexe 1, pp. 240-41), nous connaissons l'essentiel de la séance du 6.V.1851, où le Grand Conseil de Fribourg décida de la naturalisation de Herzen et de sa famille. Le prix proposé pour la naturalisation fut de 500 francs « pour la personne du récipiendaire avec un sien enfant, plus 100 francs ancien taux pour l'autre des fils et les deux filles. » De plus, Herzen déposait à la banque cantonale de Fribourg 25.000 francs fédéraux comme garantie pour ses enfants, jusqu'à leur majorité. Fmalement, la naturalisation fut accordée par une majorité de 52 voix contre 9, et «le prix de la naturalisation pour M. Herzen et ses enfants » fut fixé à 1.000 francs fédéraux « sans opposition », et « la proposition du Conseil d'Etat concernant l'admission du pétitionnaire à la jouissance des droits politiques, non combattue, est votée par mains levées. » 54. Dans sa jeunesse, Louis-Napoléo'l, émigré en Suisse, s'était fait naturaliser dans le canton de Turgovie. « Alexandre Nicolaïévitch » - le futur Alexandre II -, avait épousé une princesse de Hesse-Darmstadt, mais était-il, de ce fait, « bourgeois de Darmstadt? »
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concitoyens et faire leur connaissance. De plus, j'avais à ce lDOment-là un impérieux besoin de rester seul, de descendre en moi-même, de faire le bilan du passé, d'essayer de déceler quelque chose dans la brume de l'avenir, et j'étais content d'y être poussé de l'extérieur. A la veille de quitter Nice, je reçus une invitation du chef de police de la sicurezza pubblica. n me fit part de l'ordre du ministre des Affaires Intérieures de quitter immédiatement les Etats sardes. Cette étrange mesure d'un gouvernement sarde apprivoisé et hésitant, m'étonna beaucoup plus que mon expulsion de Paris en 1850. De surcroît, il n'y avait aucune raison. TI paraîtrait que je le devais au zèle de deux ou trois loyaux sujets russes vivant à Nice, parmi lesquels il m'est agréable de nommer le comte Panine 55• TI ne pouvait supporter qu'un individu qui avait attiré sur lui l'impériale colère de Nicolas Pavlovitch pût non seulement vivre tranquille (dans la même ville que lui, au surplus) mais encore écrire de petits articles, qu'il savait déplaire fort à l'empereur souverain! On raconte que le ministre de la Justice, sitôt arrivé à Turin, demanda au ministre Aseglio de lui rendre le service amical de me faire expulser. Aseglio devait savoir par intuition qu~ lorsque, tenfermé ~ans ~a !caserne Kroutitzk.i, j'apprenais l'italien, j'avais lu son livre, La Dis/ida di Barletta, c: roman ni classique, ni antique:., mais tout de même ennuyeux, et il ne fit rien contre moi 56 • Il se peut aussi qu'il ne se décidât pas à me renvoyer, parce que, avant de faire ce geste amical, il fallait recevoir un ambassadeur russe; or, Nicolas continuait à bouder les idées subversives de Charles-Albert 57• En revanche, l'Intendant niçois et les ministres turinois profitèrent de la recommandation à la première occasion. Quelques 55. Le comte Panine, Victor Nikititch (1801-1874), l'une des « bêtes noires :. de Herzen, fut ministre de la Justice pendant vingt ans. 56. Aseglio, Massimo : chef du Gouvernement et ministre des Affaires Btrangères du Piémont de 1849-1852, romancier. Sa Disfida di Barletta («Le Tournoi de Barletta») parut en 1833. C'était donc une « nouveauté » quand le jeune Herzen la lut en 1834. n était en prison à la caserne Kroutitzki de Moscou, avant d'être exilé à Perm, puis à Viatka, au-delà de l'Oural. (B. i. D. F., tome I, «Prison et Exil», chap. XI.) «Ni classique, ni antique» : paraphrase du v. 57 du Comte Nouline, de Pouchkine: « Roman classique, antique, et long, long, long... » 51. Nicolas Jer avait rompu les relations diplomatiques avec le roi de Sardaigne parce que celui-ci, le 4 mars 1848, avait accordé une Constitution au Piémont. Dans sa prime jeunesse, Charles-Albert avait une réputation de « mutin » et de carbonaro.
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jours avant mon expulsion de Nice 58 eut lieu une « agitation populaire», au cours de laquelle bateliers et boutiquiers, entraînés par l'éloquence du banquier A vigdor 59, protestèrent, et assez insolemment, au nom de l'indépendance du Comté de Nice et de ses droits imprescriptibles, contre l'abolissement du port-franc. Les faibles tarifs douaniers valables pour tout le royaume, diminuaient leurs privilèges, sans respect « pour l'indépendance du Comté de Nice», et pour ses droits, «tracés sur les tablettes de l'Histoire ». Avigdor, cet O'Connel 60 du Paglione (ainsi nomme-t-on la rivière desséchée qui coule à Nice) fut jeté en prison. La nuit déambulaient les patrouilles ; le peuple aussi déambulait. Les uns et les autres chantaient - les mêmes chants par dessus le marché. Et ce fut tout. Est-il besoin de préciser que ni moi, ni aucun des autres étrangers ne prit part à cette affaire de famille des tarifs et des douanes ? Néanmoins, l'Intendant désigna quelques réfugiés comme étant les responsables, et j'étais du nombre. Le ministère, désirant donner l'exemple d'une salutaire sévérité, ordonna de me chasser avec les autres. J'allai trouver l'Intendant (un jésuite) et lui ayant fait remarquer que c'était un véritable luxe que d'expulser un homme qui partait de son propre gré et qui avait en poche un passeport visé, je lui demandai des explications. Il m'assura qu'il était aussi étonné que moi, que la mesure avait été prise par le ministère des Affaires Intérieures, et même sans le consulter au préalable. Il se montra si aimable en me parlant ainsi, qu'aucun doute ne subsista plus chez moi : il était l'auteur de ce méchant tour. Je rendis compte par écrit de ma conversation avec lui, l'adressai au député bien connu, Lorenzo Valerio, membre de l'opposition, et partis pour Paris 61 • Valerio, dans son intervention, tomba férocement sur le ministre et exigea des explications sur mon expulsion 62 • Le ministre fit 58. L'expulsion de Herzen du Comté de Nice fut notifiée dans le journal de Turin, Il Progressa, le 5 juin 1851. (A.S.) 59. Avigdor, Jules représentait au Parlement du Piémont la banque et le commerce niçois. La suppression du port-franc de Nice étant désavantageuse pour le Comté, Avigdor mit en scène cette «agitation», afin d'empêcher le vote du décret. (A.S.) 60. O'Connell, Daniel (1775-1847), orateur célèbre, l'un des chefs du mouvement de libération irlandais. 61. Il partit pour Paris, le 3 ou 4 juin 1851. 62. L'intervention de Valerio au Parlement de Turin eut lieu le 10 juin. (A.S.)
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des manières, réfuta toute influence de la diplomatie ru'!se, mit tout sur le dos des rapports de l'Intendant, et conclut pieusement que si le ministère avait agi inconsidérément, il modifierait sa décision avec plaisir. L'opposition applaudit. Par conséquent, mon interdiction de séjour fut annulée de facto, mais malgré ma lettre au ministre, je ne reçus pas de réponse. Je lus dans la presse le discours de Valerio et la réponse qui lui fut faite, et décidai de me rendre à Turin au retour de Fribourg. Pour éviter le refus d'un visa, je n'en demandai pas! A la frontière piémontaise, du côté suisse on examine les passeports sans la hargne féroce des gendarmes français. A Turin, j'allai trouver le ministre des Affaires Inté~ rieures. Je fus reçu par son collègue, le comte Ponza di Martino, chef des services supérieurs de la police, homme fort en renom là~bas, intelligent, rusé et dévoué au parti catholique 63 • Son accueil m'étonna. Il me dit tout ce que j'avais compté lui dire. Quelque chose de semblable m'était advenu lors d'une de mes rencontres avec Doubelt, mais le comte Ponza l'éclipsa. Il était très âgé, maladif, maigre, avec un physique repoussant, des traits méchants et sournois, un air quelque peu clérical, une chevelure blanche et drue. Avant que j'eus le temps de prononcer dix mots pour expliquer pourquoi j'avais sollicité une audience du ministre, il m'interrompit pour me dire : - Mais voyons, quel doute pourrait subsister? ... Allez à Nice, allez à Gênes, restez ici, mais qu'il n'y ait aucune rancune ... 64 Nous sommes très contents ... Tout ça, c'est l'œuvre de l'Intendant. .. Voyez-vous, nous sommes encore des élèves, nous ne sommes pas accoutumé à la légalité, à l'ordre constitutionnel 55• Si vous aviez agi à l'encontre de nos lois, vous auriez eu affaire à la justice, et dans ce cas vous n'auriez pas eu à vous plaindre d'injustice, n'est-il pas vrai ? - Je suis absolument du même avis que vous. - Mais ils prennent des mesures qui irritent. .. qui font crier, et sans la moindre nécessité ! Après ce discours contre lui-même, il attrapa promptement une feuille de papier à en-tête ministériel et y inscrivit : Si permette 63. Il était réputé pour ses campagaes de persécutions des émigrés politiques au Piémont et des émigrés italiens en Suisse. 64. En français. 65. Cependant, la Constitution avait déjà quatre ans.
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al sig. A .H. di ritornare a Nizza e di restarvi quanta tempo credera conveniente. Peril ministro, S. Martino, 12 lugio 1851". - Voici, à tout hasard. Du reste, soyez en assuré, vous n'aurez pas besoin de ce papier. Je suis très, très content que nous en ayons fini, vous et moi, de cette affaire. Comme cela signifiait, vulgariter, « allez à la grâce de Dieu:., je quittai mon Ponce, souriant d'avance à la figure que ferait l'Intendant de Nice. Mais je n'eus pas l'occasion de le voir, car il fut remplacé. Mais revenons à Fribourg et à son canton. Après avoir entendu les célèbres orgues et passé sur le célèbre pont, comme fait tout mortel s'il vient à Fribourg, nous partîmes, l'excellent vieux chancelier du canton de Fribourg et moi, pour Châtel 87• A Morat, le préfet de police, homme énergique et radical, nous pria d'attendre chez lui, nous disant que l'échevin l'avait chargé de l'avertir de notre arrivée, parce que lui et d'autres propriétaires seraient fort dépités si j'arrivais inopportunément quand tout le monde était aux champs. Après nous être promenés pendant une heure ou deux dans Morat (ou Murten) nous nous rendîmes, avec le préfet de police, chez l'échevin. Près de sa maison nous attendaient quelques vieux paysans, et devant eux l'échevin lui-même, vieillard digne, de haute taille, chenu, et, bien que légèrement voûté, fort musclé. TI fit un pas en avant, ôta son chapeau, me tendit une main large et forte, et après avoir dit : Lieber Mitbürger ... prononça un discours d'accueil dans un tel dialecte germano-suisse, que je n'en compris pas un mot. On pouvait deviner à peu près ce qu'il devait me dire. Aussi, pensant que si je cachais mon incompréhension, lui aussi se garderait d'avouer qu'il ne m'avait pas compris, je répondis hardiment à son discours : - Cher citoyen échevin et chers concitoyens de Châtel! Je viens vous remercier de donner un refuge en votre communauté à moi-même et à mes enfants, mettant fin à mes errances de sans-abri. Je n'ai pas, chers concitoyens, quitté ma patrie afin d'en chercher une autre : de tout mon cœur j'aime le peuple russe, mais j'ai quitté la Russie parce que je ne pouvais demeurer le témoin muet et oisif de son oppression. Je l'ai quittée après ma déportation, persécuté par la féroce autocratie de Nicolas. Sa 66. c Par la présente M. A.H. est autorisé à retourner à Nice et d'y demeurer aussi longtemps qu'il lui conviendra... » 67. Le l.VII.1851. Le vieux chancelier : J. Bertholt; le préfet de police: F. Chatonay. (Chronique II, tome H, pp. 36-38.)
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main, qui peut m'atteindre partout où il y a un roi ou un maitre, n'est pas assez longue pour m'atteindre dans votre communauté! Je viens tranquillement me placer sous votre protection et votre toit, comme dans un havre où je pourrai toujours trouver la paix. Vous, citoyens de Châtel, une poignée d'hommes, vous avez pu, en me recevant parmi vous, arrêter la main levée de l'empereur russe armée d'un million de baïonnettes. Vous êtes plus forts que lui 1 Mais vous n'êtes forts qu'à cause de vos institutions libres, séculaires, républicaines! C'est avec fierté que j'entre dans votre alliance ! Et vive la République Helvétique ! - Dem neuen Bürger hoch 1... Es lebe der neue Bürger 158 répondirent les vieillards en me serrant très fort la main. J'étais moi-même assez ému ! L'échevin nous invita chez lui. Nous nous assimes sur des bancs autour d'une longue table. Sur la table, du pain et du fromage. Deux paysans apportèrent une bonbonne d'une taille effarante, plus grosse que ces bonbonnes classiques qui tout l'hiver fermentent dans nos antiques demeures, dans un coin près d'un poêle, pleines de liqueurs ou de décoctions. Cette bonbonne était placée dans un panier tressé et remplie de vin blanc. L'échevin nous apprit que c'était un vin du pays, mais très vieux, qu'il remontait dans son souvenir à une trentaine d'années et n'était bu que dans des occasions exceptionnelles. Tous les paysans se mirent à table avec nous, sauf deux, qui s'affairaient autour de la bonbonne-cathédrale. Ils en versaient le vin dans une grande cruche, et le doyen le faisait passer de la cruche dans les verres. Chacun des paysans avait un verre devant lui, mais pour moi, le doyen apporta une élégante coupe de cristal, et ce faisant déclara au chancelier et au préfet de police : - Pour cette fois, vous me pardonnerez : aujourd'hui c'est à notre nouveau concitoyen que nous offrons la coupe d'honneur. Vous et nous, nous nous connaissons bien. Pendant qu'ils remplissait les verres, je remarquai qu'un des assistants, qui n'était pas vêtu tout à fait comme un paysan, paraissait fort agité ; il essuyait la sueur sur son visage, rougissait, était mal à son aise ; et lorsque le doyen prononça mon toast, cet homme se dressa avec une sorte de témérité désespérée et, s'adressant à moi, commença un discours. ( « C'est le citoyen instituteur de notre école:., me chuchota à l'oreille l'échevin, la mine éloquente). Je me levai. 68. c Hourrah pour le nouveau citoyen ! Vive le nouveau citoyen ! :.
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L'instituteur parlait non en dialecte suisse, mais en allemand, et pas n'importe comment, mais d'après le modèle d'orateurs et d'écrivains célèbres, choisis à dessein. Il fit allusion à Guillaume Tell et à Charles le Téméraire. (Qu'aurait fait la censure théâtrale austro-russe? Aurait-elle fait dire « Guillaume le Téméraire » et c Charles Tell :. ?) Mais il n'oublia pas de se lancer dans une comparaison, pas tant neuve qu'expressive, entre la servitude et une cage dorée, d'où l'oiseau cherche tout de même à sortir. Il fit rondement son affaire à Nicolas Pavlovitch, en le plaçant au même rang que des personnages fort flétris de l'histoire romaine. Là je faillis l'interrompre pour lui dire : « N'insultez pas les morts ! » mais comme pressentant que Nicolas serait bientôt parmi ceux-ci, je me tus. Les paysans l'écoutaient en étirant leur cou hâlé et ridé, et plaçant leur main au-dessus de leur oreille comme u:n pare-soleil. Le chancelier somnola un peu, et pour le cacher fut le premier à complimenter l'orateur. Entre temps, l'échevin ne se croisait pas les bras ; il versait consciencieusement le vin, en proclamant ses toasts en maître de cérémonies expérimenté : - A la Confédération ! A Fribourg et à son Gouvernement radical ! Au Président Schaller ! - A la santé de mes aimables concitoyens de Châtel ! proposaije, en me rendant compte enfin que le vin, en dépit de sa saveur fade, était loin d'être anodin. Tous se levèrent : - Non, non, lieber Mitbürger, se récria le doyen. Une coupe pleine, comme nous, pour boire à la vôtre ! Pleine ! Mes vieillards s'animaient. Le vin les avait échauffés ... - Amenez-nous vos enfants, fit l'un d'eux. - Oui, oui, reprirent les autres, il faut qu'ils voient comment nous vivons. On est des gens simples, on ne leur apprendra rien de mauvais. Et puis, on a envie de les voir. - Sans faute, répondis-je. Sans faute ! 69 Là-dessus l'échevin commença à m'offrir des excuses pour cette méchante réception, affirmant que tout était de la faute du chancelier : s'il l'avait prévenu deux jours à l'avance, tout eût été différent, on aurait pu trouver de la musique, et surtout on m'eût reçu et raccompagné avec des salves. Je faillis lui dire, à la Louis-Philippe : « Mais enfin, qu'est-il arrivé? Un paysan de plus à Châtel, voilà tout 1:. 69. A ce moment-là, comme on le verra plus loin, Herzen et Natalie se trouvaient à l'un des moments les plus critiques de leur drame conjugal.
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Nous nous quittâmes grands amis. J'avais été un peu étonné de ne pas voir une seule femme, ni vieille, ni jeune, et pas non plus de jeunes hommes. En fait, c'était le moment des travaux. Je trouvai remarquable aussi qu'ils n'eussent pas invité le pasteur à une fête si exceptionnelle pour eux. Je leur en fis un grand mérite. Le pasteur n'aurait pas manqué de tout gâcher avec un prêche ridicule, et dans sa sainte dignité aurait ressemblé à une mouche tombée dans un verre de vin, qu'il faut retirer pour boire avec plaisir. Enfin nous montâmes derechef dans la petite calèche, otr plutôt le break du chancelier, nous déposâmes le préfet à Morat et roulâmes vers Fribourg. Le ciel était couvert de nuages. J'avais sommeil et sentais ma tête tourner. Je faisais effort pour ne pas m'endormir. « Est-il possible que ce soit le vin? » me demandai-je, avec un certain mépris pour moi-même... Le chancelier eut un sourire malicieux, puis s'endormit. La pluie commençait à tomber. Je me couvris de mon pardessus et commençai à somnoler, mais je me réveillai au contact de l'eau froide ... La pluie tombait à flots. Des nuages noirs semblaient tirer du feu des sommets rocheux. Le lointain roulement du tonnerre se répercutait sur les montagnes. Le chancelier se tenait debout dans le porche du Zoringerhof et riait très fort en parlant à l'hôtelier. Celui-ci me demanda : - Est-ce que par hasard notre simple vin de paysan serait plus fort que le vin français ? - Est-il possible que nous soyons arrivés? fis-je, en sortant tout ruisselant du break. - Ça n'a rien d'étonnant, répliqua le chancelier, mais ce qui nous étonne, c'est que vous ayiez dormi pendant l'un des orages les plus violents que nous ayions essuyés depuis longtemps ! Vous n'avez vraiment rien entendu? -Rien! J'appris par la suite que le vin suisse ordinaire, qui ne paraît pas fort au goût, prend du corps avec les années et enivre surtout ceux qui n'en ont pas l'habitude. Le chancelier avait fait exprès de ne pas m'en prévenir. Du reste, même s'il m'avait prévenu, je n'aurais pas refusé ces verres cordialement offerts, ces toasts, et moins encore me serais-je contenté de tremper prétentieusement mes lèvres et de faire des manières. Et j'ai bien fait. Cela m'a été démontré un an plus tard 70• Passant par Berne en me rendant à Genève, je rencontrai au relais le préfet de Morat: 70. Le ter ao1ît 1852.
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- Savez-vous, me dit-il, pourquoi vous avez acquis une popularité toute spéciale parmi nos Châtelois ? - Je l'ignore. - Ils racontent encore à ce jour, avec une orgueilleuse satisfaction, que leur nouveau concitoyen, après avoir dégusté leur vin, dormit tout au long d'un orage et, sans le savoir, roula de Morat à Fribourg sous une pluie torrentielle ! Voilà donc de quelle manière je devins citoyen libre de la Confédération helvétique et m'enivrai de vin de Châtel! 71•
71. Note de Herzen : Je ne puis m'empêcher d'ajouter ici que j'ai eu à corriger cette feuille-ci justement à Fribourg, au même Zoringernhof. Le patron est toujours le même, l'air d'un vrai patron, et la salle à manger est la même, où je me trouvais avec Sazonov en 1851, et la chambre aussi, où, un an plus tard, je rédigeai mon testament, désignant Carl Vogt comme exécuteur testamentaire, et où je révisai cette page qui évoque pour moi tant de détails. Quinze années ! Malgré moi, inexplicablement, la peur m'étreint... 14 octobre 1866. Testament : v. pièces annexes . •.. où je me trouvais avec Sazonov : sll!ls doute une erreur : Herzen ne retourna pas à Fribourg après avoir rencontré Sazonov dans un café de Genève ; lui-même dit que ce fut leur ultime rencontre. Aucun commentateur russe n'a donné d'éclaircissements à ce sujet. (N.d.T.)
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CHAPITRE XLI
P.J. Proudhon. Publication de La Voix du Peuple. Echange de lettres. Importance de Proudhon. Complément.
Après les barricades de Juin tombèrent aussi les presses d'imprimerie. Les publicistes effrayés se turent. Seul le vieux Lamennais s'éleva comme l'ombre noire d'un juge, maudit le «duc d'Albe des journées de Juin» (Cavaignac) et ses compagnons et, l'air sombre, recommanda au peuple : Toi, tais-toi, tu es trop pauvre pour avoir droit à la parole ! 1 Quand disparut la peur première de l'état de siège et que les journaux commencèrent à revivre, ils se heurtèrent à tout un arsenal de chicanes juridiques et de ruses judiciaires qui remplaçaient les mesures de coercition. L'ancienne persécution par force des rédacteurs commença, persécution où se distinguèrent les ministres de Louis-Philippe. La ruse consiste à épuiser le cautionnement par une série de procès qui, chaque fois se terminent par la prison et une amende prélevée sur ce cautionnement. Tant que celui-ci n'est pas complètement reversé, on n'a pas le droit de sortir le journal, et dès qu'il est payé, on intente un nouveau procès. Ce jeu réussit toujours, parce que l'autorité judiciaire agit dans toutes ces poursuites politiques d'accord avec le gouvernement. 1. Après les journées de Juin, l'Assemblée vota plusieurs lois sur la presse, entre autres, le versement obligatoire d'un cautionnement de 25.000 francs pour avoir le droit de publier un journal. Beaucoup de journaux durent se saborder, dont Le Peuple Constituant, de Lamennais. Celui-ci écrivit dans le dernier numéro (ll.VII.1848) : Il faut avoir de l'or, beaucoup d'or, pour avoir le droit de parler. Mais nous, nous ne :;ommes pa:; a:;sez riches. Les pauvres doivent :;e taire... ! C'est cela qui ici est paraphrasé par Herzen. (Tout ce qui est en italiques, dans ce chapitre, est en français dans le texte.)
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Ledru-Rollin d'abord, puis le colonel Frappoli 2 (comme représentant du parti de Mazzini) avancèrent de grosses sommes mais ne sauvèrent pas La Réforme 3 • Tous les organes énergiques du socialisme et de la République furent détruits de cette façon. Parmi eux, et dès le début, Le Représentant du Peuple et Le Peuple, de Proudhon. Avant que s'achevât un procès, un autre commençait. Je me souviens qu'un des rédacteurs, Duchesne, passa trois fois de la prison aux Assises, chaque fois pour de nouveaux chefs d'accusation, et à chaque fois il fut de nouveau condamné à la prison et à l'amende. Quand, pour la dernière fois avant la disparition du journal, on lui annonça le verdict, il dit au procureur : L'addition s'il vous plaît ! En effet, il totalisait quelque dix ans d'emprisonnement et environ cinquante mille francs d'amende. Proudhon passait en jugement au moment où son journal fut suspendu, à la suite du 13 juin 4 • Ce jour-là, la Garde Nationale fit irruption dans son imprimerie, brisa les presses, éparpilla les plombs, comme pour confirmer au nom des bourgeois armés que la France entrait dans une période de contrainte extrême et de despotisme policier. L'indomptable gladiateur, l'obstiné paysan bisontin, ne voulut pas déposer les armes et entreprit immédiatement de publier un nouveau journal : La Voix du Peuple. Il fallait trouver vingtquatre mille francs pour le cautionnement. Emile de Girardin les aurait volontiers avancés, mais Proudhon n'avait pas envie de dépendre de lui, et c'est à moi que Sazonov proposa de verser ce cautionnement. J'étais sur bien des points redevable à Proudhon de mon évolution, aussi, après avoir réfléchi quelque temps 5, je donnai mon 2. Frappoli, Ludovico représenta à Paris la Lombardie d'abord, puis la Toscane et la République romaine au moment de la révolution en Italie. (A.S.) 3. La Réforme : organe des républicains de gauche, de 1843 à 1850. 4. Le Représentant du Peuple parut d'avril à août 1848, Le Peuple, du 2 sept. 1848 au 13 juin 1849. Proudhon, condamné pour ses articles violents contre Louis-Napoléon à trois ans de prison (28 mars 1849) partit pour la Belgique ; mais il revint clandestinement à Paris et fut arrêté le 6 juin. Il était donc en prison à Sainte-Pélagie quand Le Peuple fut interdit. 5. Il réfléchit pendant deux mois, ce que nous pouvons constater d'après la date des premières avan:es par l'intermédiaire de Sazonov, les 27-29 juin 1849, et celle d'une lettre écrite par Herzer_ à Mme Emma Herwegh, le 20 août (en français): ... Vous devez savoir que je me suis décidé d'emprunter chez ma mère l'argent pour le cautionnement... (A.S., tome XXIII, pp. 173-174.)
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accord, tout en sachant que cette somme ne durerait pas longtemps 6 • La lecture de Proudhon comme celle de Hegel nous donne des méthodes particulières, aiguise nos armes, fournit non des résultats, mais des moyens. Proudhon est avant tout le dialecticien, le controversiste des questions sociales. Les Français cherchent en lui un expérimentateur et ne découvrant ni un projet de phalanstère, ni l'organisation d'une paroisse icarienne 7 haussent les épaules et referment son livre. Bien entendu, Proudhon a eu tort de placer comme épigraphe à ses Contradictions les mots destruo et aedificabo: 8 sa force ne consiste pas à créer, mais à critiquer ce qui existe. Toutefois, cette même faute a été commise de tous temps par tous ceux qui démolissaient les choses anciennes. Détruire pour détruire répugne à l'homme. Pendant qu'il démantèle, une construction idéale future l'obsède malgré lui, même si, parfois, c'est comme la chanson du maçon qui abat un mur. Dans la plupart des œuvres sociologiques, l'important ce ne sont pas les idéaux, presque toujours inaccessibles dans le présent ou se ramenant à quelque solution unilatérale ; l'important c'est ce qui, dans la quête de ces idéaux, devient question. Le socialisme est concerné non seulement par ce qui a été décidé par l'ancien mode de vie empirico-religieux, mais aussi par ce qui est passé par la conscience d'une science partiale ; non seulement par les conclusions juridiques fondées sur une législation traditionnelle, mais aussi par les conclusions de l'économie politique. Il considère le mode de vie rationnel de l'époque des garanties et du système économique bourgeois comme point de départ immédiat, exactement comme l'économie politique était relatée à l'Etat théocratique féodal. Dans cette négation, dans cette volatilisation de la vie sociale ancienne réside la force terrible de Proudhon. Il est autant un 6. Cette histoire compliquée, curieuse, est analysée avec lucidité par le Pr Mervaud dans les Cahiers du Monde Russe et Soviétique (1er et 2" cahier, Vol. XII, 1971); c'est d'après cette étude : Herzen et Proudhon, que nous exposons l'affaire dans nos Commentaires (12). 7. Allusion aux fouriéristes et leurs projets de communautés correspondant à l'ordre communiste idéal, tel que l'exposait Cabet, dans son ouvrage utopique, Voyage en Icarie. 8. Dans l'ouvrage de Proudhon intitulé Contradictions Economiques ou Philosophie de la Misère, l'épigraphe est un raccourci du verset 58, du chap. XIV de l'Evangile de Marc : le détruirai (ce temple...) et ie batirai... (un autre) ...
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poète de la dialectique que Hegel, avec cette différence que l'un se maintient sur les paisibles hauteurs du mouvement philosophique, et que l'autre fait irruption dans le tourbillon des agitations populaires, dans le pugilat des partis. Proudhon est le premier d'une nouvelle série de penseurs français. Ses œuvres représentent une révolution, non seulement dans l'histoire du socialisme, mais dans l'histoire de la logique française. Dans sa robustesse dialectique il est plus fort et plus libre que les Français les plus doués. Des hommes purs et intelligents, tels que Pierre Leroux et Considérant, ne comprennent ni son point de départ, ni sa méthode. Ils sont habitués à jouer avec les idées comme avec des cartes battues par avance, et à marcher, vêtus de façon convenue, le long d'un chemin tracé qui mène à des lieux familiers. Proudhon souvent fonce d'un seul coup, sans avoir peur d'écraser quelque chose sur son passage, de renverser ce qui se trouve sur son chemin ou d'aller trop loin. II n'a ni la sensibilité, ni la chasteté rhétorique, révolutionnaire qui, chez les Français, remplace le piétisme protestant... Aussi demeure-t-il solitaire parmi les siens, sa force les effraye plus qu'elle ne les convainc. On prétend que Proudhon a un esprit germanique. C'est faux. Son esprit est, au contraire, tout à fait français. II porte en lui ce génie ancestral gallo-franc qui se manifeste chez Rabelais, chez Montaigne, chez Voltaire et chez Diderot... voire chez Pascal. C'est simplement qu'il a assimilé la méthode dialectique de Hegel, de même qu'il a assimilé tous les procédés de la controverse catholique." Mais ni la philosophie de Hegel, ni la théologie catholique, ne lui ont fourni le contenu ou le caractère de ses écrits : ce ne sont pour lui que des armes qui lui servent à mettre son objet à l'épreuve, et il les a adaptées et aiguisées à sa façon, comme il a adapté la langue française à sa pensée puissante et énergique. De tels hommes sont trop solidement campés sur leurs deux pieds pour se résigner à quoi que ce soit, ou à se laisser mettre l'épée dans les reins. - Votre système me plaît beaucoup, dit à Proudhon certain touriste anglais. - Mais je n'ai aucun système, rétorqua Proudhon mécontent. Et il avait raison. C'est cela justement qui déroute ses compatriotes, habitués à une « morale » à la fin d'une fable, aux formules systématiques, aux sommaires, aux recettes abstraites et imposées ... Proudhon, assis au chevet d'un malade, lui dit qu'il va très
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mal pour telle ou telle raison. On ne secourt pas un moribond en échafaudant une théorie idéale sur lf,l 1l.onn,e santé qui serait hi sienne s'il n'était pas malade, ou en lui pioposaiit des remèdes, excellents en soi, mais qu'il ne peut ay!!ler ou qu'on n'a pas sous la main. Les signes et phénomènes extérieurs du monde de la finance lui servent, comme les dents des animaux servaient à Cuvier, de 4egrés par lesquels il descend jusqu'aux lieux secrets de la vie sociale; d'après eux il étudie les forces. qui préCipitent la décomposition du corps malade. Si, après chaque observation, il proclame une nouvelle victoire de la mort, est-ce sa faute? Ici, point de famille qu'on redoute d'effrayer : nous-mêmes nous mourons de cette mort. La foule indignée vocifère : « Des remèdes ! Des remèdes ! Ou alors ne parlez pas de maladie ! :. Pourquoi se taire? C'est dans les régimes despotiques seulement qu'on interdit de parler de disette, d'épidémies, du nombre de tués à la guerre. Apparemment, le remède n'est pas facile à trouver. Combien n'a-t-on .pas fait d'expériences en France, depuis l'époque des saignées intempestives de 1793 ? On l'a soignée avec des victoires et des exercices ardus, la forçant à aller en Egypte et en Russie ; on lui a administré le parlementarisme et l'agiotage, une petite République et un petit Napoléon 9 • S'en est-elle mieux portée? Proudhon lui-même y est allé un jour de sa pathologie, et a échoué avec sa Banque du Peuple 10, bien que son idée fût juste en soi. Malheureusement, il ne croit pas aux sortilèges, sans quoi il terminerait toujours par ces incantations : « Union des peuples ! Union des p~uples ! République universelle ! Fraternité universelle ! Grande armée de la Démocratie ! » Il n'utilise pas de telles phrases, il n'épargne pas les vieux croyants· de la Révolution, aussi les Français le tiennent-ils pour un égoïste, un individualiste, quasiment un renégat et un traître. Je me souviens des œuvres du Proudhon, depuis ses réflexions 9. La Petite République : instaurée en 1848, elle dura jusqu'au coup d'Etat du 2 décembre 1851. Le Petit Napoléon : hommage au pamphlet de V. Hugo : Napoléon le Petit. 10. En janvier 1849, Proudhon déposa, chez un notaire, les statuts constitutifs de la c Banque du Peuple » : c une « Banque d'Echange » devant assurer la gratuité du crédit et la constitution de groupes contractuels, c l'Etat se résorbait dans une simple gérance... » (Cf. M. Mervaud, op. cit. p. 123 et R. Labry : Herzen et Proudhon, Paris, 1928, p. 73. Désormais: H.P.)
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sur la Propriété jusqu'au Manuel de la Bourse 11 • Sa pensée a changé sur bien des points. Comment en serait-il autrement? On ne peut vivre une époque comme la nôtre en continuant à ressasser «le duo en la mineur», tel «Platon Mikhaïlovitch» dans Le Malheur d'avoir trop d'Esprit 12 • C'est dans ces changements, précisément, que saute aux yeux l'unité interne qui relie entre eux ses écrits, depuis sa dissertation sur un thème scolaire proposé par l'Académie de Besançon, jusqu'au récent Carmen horrendum des dépravations boursières 13 • Le même ordre de pensée qui se développe, se transforme, reflète les événements, traverse aussi ses Contradictions de !"économie politique », sa Confession et son journal 14• Les idées stagnantes sont le propre de la religion et du doctrinarisme; elles présupposent une étroitesse d'esprit opiniâtre, un repli absolu, demeurent à part ou dans un cercle étroit, rejettent tout ce que la vie introduit de neuf... ou en tout cas ne s'en soucient point. La vérité vraie doit subir l'influence des événements, les refléter, tout en restant fidèle à elle-même, sinon elle ne serait pas vérité vivante, mais vérité éternelle, rassurante, face aux agitations de ce monde, enfermee dans le silence de mort d'un marasme sacro-saint 15• 11. Qu'est-ce que la Propriété, ou recherches sur le Principe du Droit et du Gouvernement, et Manuel du Spéculateur à la Bourse. Cf. critique du premier par Herzen, dans son Journal, à la date du 3.XII.1844. (A.S., ·tome Il, p. 391.) 12. Le Malheur d'avoir trop d'esprit : célèbre comédie de mœurs d'Alexandre Griboiédov (1795-1829). Citation de l'acte III, sc. 8: « ...Mais j'ai des occupations, Je ressasse sur la flûte un duo En la-mineur... » 13. Boursier à l'Académie de Besançon, Proudhon rédigea pour un concours une dissertation sur ce thème : De l'utilité de la célébration du dimanche. Herzen décèle la préfiguration de l'œuvre proudhonienne, dans des passages qui se réfèrent à « l'égalité pour tous de vivre et de se développer», ou à « la propriété, le dernier des faux dieux ». 14. Contradictions : Système des Contradictions économiques. Confession : Les confessions d'un Révolutionnaire pour servir à l'histoire de la Révolution de Février. Son journal : Proudhon en eut plusieurs : Le Représentant du Peuple (1848), Le Peuple (1848-49), La Voix du Peuple (1849-50), Le Peuple de 1850. 15. Note de Herzen : Dans sa nouvelle œuvre, On Liberty, Stuart Mill trouve une fort excellente expression à propos de ces vérités établies à jamais : The deep slumber of a decided opinion. (« Le profond sommeil d'une opinion indiscutable»).
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Il m'arrivait de me demander où et dans quelles circonstances Proudhon avait trahi les fondements organiques de ses vues ? On me répondait chaque fois en se référant à ses erreurs politiques, ses bévues en matière de diplomatie révolutionnaire. Naturellement, en tant que journaliste il est tenu de répondre de ses fautes politiques; mais même là, ce n'est pas devant lui-même qu'il est coupable. Au contraire, une partie de ses erreurs venait de ce qu'il croyait plus à ses principes qu'à son parti, auquel il appartenait malgré lui, avec lequel il n'avait rien de commun, lui étant en somme lié uniquement par la haine de l'ennemi commun. L'action politique ne constituait ni sa force, ni les fondements de cette pensée qu'il revêtait de toute la panoplie de sa dialectique. Bien au contraire, il apparaît clairement partout que la politique, au sens du vieux libéralisme et de la République constitutionnelle, se trouve chez lui au second plan, comme quelque chose de semi-révolu, d'évanescent. Il est indifférent aux questions politiques, prêt à faire des concessions, parce qu'il n'attache pas une grande importance aux formes : pour lui, elles ne sont pas essentielles. Tous ceux qui ont renoncé au point de vue chrétien ont la même attitude envers la question religieuse. Je puis reconnaître que la religion constitutionnelle du protestantisme est un peu plus libérale que l'autocratie catholique, mais je ne puis prendre à cœur le problème de la confession et de l'Eglise. Par conséquent, je ferais sans doute des erreurs et des concessions que saurait éviter le dernier des bacheliers ès-théologie ou un prêtre de paroisse. Sans aucun doute, Proudhon n'était pas à sa place à l'Assemblée Nationale telle qu'elle était composée, et sa personnalité disparaissait dans cet antre de la bourgeoisie 16 • Dans ses Confessions d'un Révolutionnaire, il dit qu'il s'y sentait perdu. Et que pouvait bien y faire un homme qui dit, parlant de la Constitution de Marrast (ce fruit vert d'un travail de sept mois et de sept cents têtes) : «Je vote contre votre Constitution non seulement parce qu'elle est mauvaise, mais parce qu'elle est une Constitution! 17 :t La racaille parlementaire répondit à l'une de ses harangues : 16. A la séance du 3l.Vll.1848, Proudhon proposa ses projets de loi sur l'imposition des biens meubles et immeubles. lls furent rejetés à l'énorme majorité de l'Assemblée contre 2 voix, dont celle de Proudhon ! 17. Constitution adoptée en novembre 1848. Son auteur principal était Armand Marrast, rédacteur du National et président de l'Assemblée Législative.
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« Le discours au Moniteur, l'orateur au cabanon! :. Je ne pense pas que dans là mémoire des hommes il y ait eu beaucoup d'épisodes parlementaires semblables, depuis l'époque où l'archevêque d'Alexandrie emmena avec lui à un Concile œcuménique des novices armés de gourdins au nom de la Vierge, jusqu'au temps où les sénateurs de Washington démontrèrent les uns aux autres, à coups de bâton, l'utilité des esclaves. Mais même là, Proudhon réussit à montrer sa stature et, en dépit des insultes, à tracer un chemin lumineux. En rejetant le projet financier de Proudhon, Thiers fit une remarque sur la décomposition morale des gens qui propageaient de telles doctrines. Proudhon monta à la tribune et, avec sa carrure redoutable et trapue de rural rablé, rétorqua au vieillard ·souriant: - Parlez finances, mais ne parlez pas moralité : je pourrais me sentir visé, je vous l'ai déjà dit au Comité. Si vous continuez, je... non, je ne vous provoquerai pas en duel. (Thiers sourit). Non, votre mort ne me suffirait pas, elle ne démontrerait rien. Je vais vous proposer un autre combat. Du haut de cette tribune, ici même, je raconterai toute ma vie, fait après fait ; chacun pourra me reprendre si j'en oublie ou omets quelque chose. Mais qu'ensuite, mon adversaire raconte la sienne ! Tous les yeux se tournèrent vers Thiers : il restait assis, renfrogné, sans le moindre sourire, mais sans réponse non plus. La Chambre hostile se tut et Proudhon, avec un regard de mépris pour les défenseurs de la religion et de la famille, descendit de la tribune. Sa force est là : dans ses paroles retentit durement le langage du monde nouveau qui avance, avec ses jugements et ses tourments. Depuis la Révolution de Février Proirdhon prédisait ce à quoi la France a abouti. De mille manières il répétait : « Attention, ne plaisantez pas, ce n'est pas Catilina qui se tient à votre porte, mais la mort» ! 18• Les Français haussaient les épaules. On ne voyait ni crâne, ni faux, ni clepsydre (tout l'arroi de la mort), aussi, il ne pouvait s'agir de mort, mais d'une « éclipse momentanée, du somme après dîner d'un grand peuple ! » Enfin, beau-
18. Les 25 et 29 mars 1850, Proudhon publiait, dans La Voix du Peuple, un article intitulé : Philosophie du 10 mars, commentant la victoire de la «Montagne» aux élections complémentaires à l'Assemblée Législative. Mais citant maintes fois cette phrase dans ses œuvres, Herzen la déforme a posteriori, en y voyant l'annonce du triomphe de Louis-Napoléon. (A.S.)
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coup de personnes virent que cela allait mal. Proudhon se désolait et s'effrayait moins que les autres, parce qu'il l'avait prévu; il fut alors accusé non seulement d'être insensible, mais d'avoir attiré le malheur. On raconte que l'empereur de Chine traîne l'astrologue de la Cour par sa natte une fois par an, quand il lui annonce que les jours commencent à décliner. Le génie de Proudhon est en vérité antipathique aux rhéteurs français ; son langage les offense. La Révolution a développé un puritanisme. singulier, étriqué, privé de toute tolérance, des tournures de_ phrase obligatoires, et les patriotes - exactement comme les juges russes- rejettent ce qui n'est pas rédigé dans les formes. Leur critique s'arrête à leurs livres symboliques, tels le Contrat Social, la Déclaration des Droits de l'Homme. Hommes de foi, ils détestent l'analyse et le doute; hommes des conspirations, ils font tout en commun et tout est pour eux intérêt de parti. Ils haïssent les esprits indépendants comme des rebelles, et ils n'aiment guère les pensées originales, même celles du passé. C'est tout juste si Louis Blanc n'est pas irrité par le génie excentrique de Montaigne 19 • Sur ce sentiment gaulois qui vise à anéantir la personnalité au profit du troupeau est fondé leur goût pour le nivellement, pour l'uniformité de la formation militaire, pour la centralisation, autrement dit, pour le despotisme. Les blasphèmes des Français et la violence de leurs jugements sont un divertissement, une blague, le plaisir de taquiner plutôt que le besoin d'analyser ou le scepticisme qUi ronge le cœur. Le Français a une masse de petits préjugés, de minuscules religions. Il les défend avec la fougue d'un Don Quichotte, l'obstination d'un schismatique. C'est pourquoi ils ne peuvent pardonner ni à Montaigne, ni à Proudhon, leur libre pensée, leur irrespect pour les idoles consacrées. Semblables à la censure de SaintPétersbourg, ils permettent de railler un Conseiller titulaire, mais interdisent de toucher à un Conseiller aulique! En 1850, Emile de Girardin fit paraître dans La Presse une pensée hardie et neuve ~ les fondements du Droit ne sont pas éternels, mais varient avec· l'évolution historique. Quel bruit souleva cet article ! Insultes, cris, accusations d'immoralité se poursuivirent pendant des mois, avec le viatique de La Gazette de France. Participer au rétablissement d'un organe tel que Le Peuple
19. Note de Herzen : «Histoire de la Révolution Française».
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valait des sacrifices. J'écrivis à Sazonov et à Chojecki que j'étais prêt à verser le cautionnement 20• Jusqu'à ce moment, mes relations avec Proudhon étaient inexistantes. Je l'avais rencontré une ou deux fois chez Bakounine, avec qui il était très lié. A l'époque, Bakounine habitait avec A. Reichel dans un appartement des plus modestes, sur la rive gauche de la Seine, rue de Bourgogne. Proudhon y venait souvent écouter le Beethoven de Reichel et le Hegel de Bakounine ; les débats philosophiques duraient plus longtemps que les symphonies. Ils me rappelaient les fameuses discussions nocturnes de Bakounine et Khomiakov chez Tchaadaïev, ou chez Mme Iélaguine, toujours sur Hegel 21 • En 1847, Carl Vogt, qui habitait également rue de Bourgogne et qui lui aussi rendait fréquemment visite à Reichel et Bakounine, se lassa certain soir d'écouter leurs interminables conversations sur la phénoménologie, et partit se coucher. Le lendemain matin il passa prendre Reichel, car tous deux devaient aller au Jardin des Plantes. Il fut étonné d'entendre si tôt une conversation dans le cabinet de travail de Bakounine. Il entr'ouvrit la porte : Proudhon et Bakounine étaient assis à la même place, devant une cheminée éteinte, et achevaient de résumer l'entretien commencé la veille. Redoutant, au début, le rôle humble de nos compatriotes et le patronage des grands hommes, je ne cherchai pas à me rapprocher même de Proudhon, et je ne crois pas avoir eu tout à fait tort. Sa lettre, en réponse à la mienne, fut courtoise mais froide, et quelque peu réservée. Je voulus de prime abord lui montrer qu'il avait affaire ni à un prince russe fou qui, par dilettantisme révolutionnaire, et plus encore par vantardise, distribuait de l'argent, ni à un admirateur orthodoxe des publicistes français, profondément reconnaissant qu'on lui prenne vingt-quatre mille francs, ni enfin à quelque bailleur de fonds stupide, s'imaginant qu'un cautionnement versé pour un journal tel que La Voix du Peuple était un placement 20. Nicolas Sazonov avait sollicité Herzen les 27 et 29 juin. Chojecki, Karl Edmond (1822-1899): émigré polonais, journaliste démocrate qui écrivait sous le nom de «Charles Edmond». Il avait sollicité la collaboration de H. pour le journal de Mickiewicz, La Tribune des Peuples. (Cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXXVI.) 21. Reichel, Adolphe (1817-1897), musicien allemand émigré. Lui et sa femme, Maria, furent les plus proches t·mis et confidents des Herzen. Pour les c disputes idéologiques », Khomiakov, Tchaadaiev, cf. B. i. D. F., tome II, chap. XXIX.
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sérieux! 22• J'avais envie de lui montrer que je savais fort bien ce que je faisais, que j'avais un but défini, et c'est pourquoi je désirais avoir une influence précise sur son journal. Acceptant inconditionnellement tout ce qu'il écrivait au sujet de l'argent, j'exigeai : premièrement, le droit d'insérer mes articles et ceux d'autres personnes; deuxièmement, le droit de diriger la section étrangère, de recommander des rédacteurs, des correspondants, etc. et d'exiger pour ces derniers la rétribution de leurs articles. Ceci peut paraître étrange, mais je puis affirmer que Le National comme La Réforme auraient ouvert de grands yeux si quelque étranger avait osé demander d'être payé pour un article. Ils auraient pris ça pour de l'imprudence ou de la folie, comme si de se voir imprimé dans un journal parisien n'était pas, pour un étranger: Lohn, der reichlich lohnet 23 Proudhon accéda à mes demandes ; néanmoins, elles le tracassaient. Voici ce qu'il m'écrivit le 29 août 1849, à Genève : « ...Ainsi, il est entendu que sous ma direction générale vous faites partie de la rédaction de La Voix du Peuple, que vos articles y seront reçus sans autre contrôle que celui qu'imposent à un directeur de journal le respect de ses principes et la crainte des lois. Vous sentez, Monsieur, qu'étant d'accord sur les idées, nous ne pouvons guère différer sur les déductions, et quant à l'appréciation des faits extérieurs, nous sommes toujours forcés de nous en rapporter à vous. Vous êtes, comme nous, les missionnaires d'une pensée ; notre polémique générale vous montrera, du reste, dans quelle voie vous devez vous placer, et je ne crois pas que j'aie jamais à vous redresser dans vos jugements. Je le regarderais comme le plus grand malheur qui pût nous arriver ; car je ne vous le dissimulerai pas, de l'accord qui doit régner entre nous, résultera tout le succès de notre journal. Il faut élever la question démocratique et sociale à la hauteur d'une 22. Guillemin, le fondé de pouvoir de Proudhon, écrivait à A. Darmon, un des rédacteurs du Peuple : ... Un jeune Russe, qui est tout à fait un grand révolutionnaire et un grand écrivain, Herzen, qui a pu sauver sa fortune des griffes du Tsar, a consenti à nous ouvrir sa bourse... (H.P., p. 85). 23. c Un paiement richement repayé :. (Gœthe : Der Sanger).
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ligue européenne. Supposer que nous ne parvenions pas à nous entendre, c'est supposer que nous n'avons rien de ce qu'il faut pour faire un journal ; c'est supposer que nous ferions mieux de garder le silence..• » 24 • A cette dépêche sévère, je répondis par l'envoi de 24 000 francs et par une longue lettre amicale mais ferme 25• Je lui disais combien j'étais d'accord avec lui en théorie, ajoutant qu'en véritable Scythe je regardais avec plaisir comment ce vieux monde s'~croule, et je pensais que notre vocation est d'en annoncer la fin prochaine. Vos compatriotes sont bien loin de partager ces idées. Moi je ne connais qu'un seul Français libre - c'est vous. Vos révolutionnaires sont des conservateurs. Ils sont chrétiens sans le savoir, monarchistes en combattant la monarchie. Vous avez élevé à ·la hauteur de la science la négation et la révolution, et vous avez dit le premier à la France qu'il n'y a pas de salut dans l'enceinte d'un édifice qui s'écroule, qu'il n'y a rien à sauver de ce qui lui appartient, que ses idées mêmes de liberté et de révolution sont pénétrées de conservatisme et de réaction. En effet, les républicains politiques ne sont que des variations sur un thème constitutionnel, le même que jouent Guizot, Odilon, Barrot et les autres. C'est ce point de vue qu'il conviendrait d'exposer en examinant les derniers événements de l'Europe ; il faut poursuivre la réaction, le catholicisme, le monarchisme, non pas dans le rang de nos ennemis - c'est extrêmement facile - dans notre clan à nous, il faut flétrir la démocratie pour cette solidaité avec le pouvoir. Si nous n'avons pas peur de toucher aux vainqueurs, nous ne craindrons pas, par un faux sentimentalisme, de toucher aux vaincus. J'ai la profonde conviction que si l'on n'assassine pas par la 24. Lettre du 23.VIII. retrouvée par la fille de Proudhon, publiée par R. Labry (H.P., pp. 91-92) et par M. Mervaud (op. cit. pp. 148-149). L'extrait ci-dessus est le texte français original, et non la re-traduction en français de la traduction russe faite par Herzen dans B. i. D. (A.S. Tome X pp. 191-192). 25. Lettre du 27.VIII.l849 publiée pour la première fois dans Littératournoïé Nasledstvo (c Le Patrimoine Littéraire ») par Natalia Efros, en 1955 (N• 62, pp. 402-405). C'est un brouillon. (Cf. Mervaud, op. cit. pp. 149-151.) Dans le texte présent, Herzen se résume. Nous donnons en italiques les passages qui correspondent à la version française originale. Herzen séjourna à Genève, de juin à décembre 1849. Pour cette période importante, se reporter aux Commentaires (13).
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main de l'inquisition de la République n(!tre journal, cela sera la première feuille en Europe... 14 • · J'en suis encore convaincu. Mais comment Proudhon et. inoi avons-nous pu croire que le Gouvernement peu cérémonieuX ·de Bonaparte tolèrerait pareil journal? C'est difficile à expliquer. Proudhon fut content de ma lettre, et le 15 septembre il m'écrivit · de la Conciergerie : 26 .•. Je prévois avec satisfactio11_que nous nous sommes rencontrés dans une pensée è<munup.e. C'est aussi une philosophie des événements accomplis depuis février que j'ai faite sous le titre de Confessions d'un révolutionnaire 21 • Vous n'y trouverez pas sans doute la profondeur et la verve barbaresque à laquelle vos philosophes germains vous ont habitués, mais vous daignerez vous souvenir que j'écris pour... des Français qui malgré leur entrain révolutionnaire sont, il faut l'avouer, fort au-dessous de leur rôle. Si borné que soit mon point de vue, il est encore à cent mille toises au-dessus des pics les plus élevés de notre monde journalistique, académique et littéraire. Dans ce pays de lilliputiens, je puis encore pendant dix ans passer pour un géant. Mes sentiments... sur le prétendu républicanisme... sont tout à fait les vôtres ; je vois avec bonheur que sur ce chapitre nous n'avons rien à nous dire et à nous apprendre. Et vous trouverez dans le personnel de la rédaction ... des hommes faits pour marcher à l'unisson de vos idées. Je pense aussi comme vous que la Révolution n'est désormais plus susceptible d'une direction méthodique, pacifique, à transitions ménagées, telles que les voudrait la pure théorie économique et la philosophie de l'histoire. II nous faudra faire des sauts prodigieux... Cependant je crois que pour notre qualité de publi~ 26. Lettre également publiée dans L.N., no 62, pp. 497-498, comme celle du 23.VIII. Reproduite par le Pr. Mervaud (op. cit. pp. 152-153), elle est écrite de la Conciergerie, où Proudhon '!e trouvait depuis le 28.111, après avoir été incarcéré à Sainte-Pélagie ; de là, il dirigeait son journal et y recevait ses rédacteurs : Darimon, Duchesne, Charles Edmond, etc. Dans le texte ci-dessus, les points remplacent des passages non cités par Herzen. 27. Note de Herzen : A l'époque, moi je publiais Von Andern Ufer. (Publié à Hambourg, en 1850. Parut en russe- S'togo Béréga- à Londres, en 1855, et en français - De l'Autre Rive - seulement en 1870, à Genève.) (N.d.T.)
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cistes, nous devons, en annonçant les catastrophes sociales, ne les jamais présenter comme nécessaires et justes... Sans cela nous nous ferons haïr et persécuter. Or, avant tout il faut vivre ... » Le journal marcha à merveille. Proudhon, depuis sa cellule, dirigeait magistralement son orchestre. Ses articles étaient pleins d'originalité, de flamme et de cette irritation qu'exaspère la prison. Parlant de Napoléon, il écrit dans un article : «Qui êtesvous, Monsieur le Président? Dites : un homme, une femme, un hermaphrodite, un animal ou un poisson ? » Et nous continuions à penser qu'un tel journal pouvait tenir ! Les abonnés étaient peu nombreux, mais la vente dans les rues était importante : de trente à quarante mille exemplaires par jour. Les numéros particulièrement remarquables, par exemple ceux qui contenaient un article de Proudhon, se vendaient plus nombreux encore ; la rédaction en tirait cinquante à soixante mille, et souvent le lendemain les numéros étaient payés un franc au lieu d'un sou 28• Mais malgré tout cela, vers le 1er mars, c'est-à-dire six mois plus tard, non seulement la caisse était-elle vide, mais déjà une partie du cautionnement avait servi à payer les amendes. La fin était inévitable. Proudhon la hâta sérieusement. Voilà comment cela arriva. Un jour, à Sainte-Pélagie, je trouvai chez lui d'AlthonShée 29 et deux rédacteurs. D'Althon-Shée était ce pair de France qui scandalisa Pasquier et effara tous les pairs en répondant de la tribune à la question : «Vous n'êtes donc pas catholique?» - «Non, et pis encore, je ne suis pas du tout chrétien, et j'ignore si je suis déiste ». Il venait dire à Proudhon que les derniers numéros de La Voix du Peuple étaient faibles. Proudhon les examina et se renfrogna 28. Note de Herzen : Ma réponse au discours de Oonoso Cortès fut tiré à quelque 50.000 exemplaires et entièrement vendu, et quand deux ou trois jours plus tard, je demandai quelques exemplaires pour moi, la rédaction dut les racheter chez les libraires. (Donoso-Cortès, Juan, marquis de Valdegamas, homme politique espagnol, avait prononcé à Madrid, à l'Assemblée Législative, un discours où, proclamant la religion catholique comme l'unique salut des peuples contre le socialisme, il présenta Proudhon comme l'incarnation de tous les vices de la civilisation de l'époque. Ce discours eut lieu le 30.111.1850, l'article de Herzen, paru dans La Voix du Peuple du 18.ill.1850.XII, est publié dans A.S., tome VI, pp. 351-359, en russe) (N.d.T.). 29. Edmond de Lignières d'Alton-Shée, comte (1810-1874), royaliste qui adhéra au mouvement révolutionnaire, en février 1848. Lié avec Proudhon.
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de plus en plus ; puis, très en colère, il se tourna vers les rédacteurs: - Qu'est-ce que cela veut dire? Vous profitez de ce que je me trouve en prison pour dormir dans votre bureau. Non, messieurs. Je vais renoncer à toute participation et je publierai mon refus. Je ne veux pas qu'on traîne mon nom dans la boue. Il faudrait être derrière votre dos, surveiller chaque ligne. Le public croit que c'est mon journal. Non! Il faut y mettre fin. Demain je vous enverrai un article pour effacer le mauvais effet de vos barbouillages, et je montrerai comment je conçois l'esprit qui doit être celui de notre organe. Voyant son irritation, on pouvait s'attendre à ce que son article ne fût pas des plus modérés ; mais il surpassa notre attente. Son Vive l'Empereur! fut un dithyrambe d'ironie, une ironie virulente, effrayante. En plus d'un procès qu'il lui intenta, le Gouvernement se vengea de Proudhon à sa façon 30 • On le transféra dans une cellule détestable, bien pire que la précédente ; on occulta la moitié de la fenêtre avec des planches, pour qu'il ne pût voir que le ciel, on interdit toute visite et on posta devant sa porte une sentinelle particulière. Et ces mesures, qui eussent été indécentes s'il s'était agi de corriger un polisson de seize ans, furent appliquées voici sept ans à l'un des plus grands penseurs de notre siècle ! Les hommes ne sont pas devenus plu:s intelligents depuis le temps de Socrate et celui de Galilée, mais sont plus mesquins. Du reste, cet irrespect envers le génie est un phénomène nouveau qui s'est manifesté au cours de la dernière décennie. Depuis la Renaissance, le talent était devenu u:ne sorte de protection : ni Spinoza, ni Lessing ne furent jetés dans une chambre obscure ou « mis au coin » ; des hommes comme eux sont parfois persécutés et assassinés, mais non humiliés par des mesquineries ; on les envoie à l'échafaud, mais pas dans une maison de force. La France bourgeoise et impériale aime l'égalité. Bien que persécuté, Proudhon tira encore sur ses chaînes, fit encore l'effort de publier La Voix du Peuple, en 1850. Mais cette expérience fut aussitôt étouffée 31 • Mon cautionnement fut saisi 30. Herzen fait erreur : il n'y eut pas de procès, car Proudhon adapta une attitude conciliante et fit des concessions, tant dans Le Peuple (le 19 fév. 1849), que dans une lettre au Préfet de Police Carlier (21 février), s'engageant à ne plus écrire contre la politique du Gouvernement (M. Mervaud et A.S.). 31. Il s'agit non de La Voix du Peuple, mais du journal Le Peuple, qui le remplaça le 1er juin 1850, et cessa d'exister le 1er octobre.
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jusqu'au dernier sou. Le seul homme en France qui eût encore quelque chose à dire fut contraint au silence. La dernière fois que je vis Proudhon, ce fut à Sainte-Pélagie 32 • On m'expulsait de France, il lui restait encore deux années d'emprisonnement. Nos adieux furent tristes. Il ne nous restait pas l'ombre d'un espoir dans un proche avenir. Proudhon, replié sur lui-même, se taisait. La colère bouillonnait en moi. Tous deux nous avions bien des pensées en tête, mais aucune envie de parler. J'ai beaucoup entendu parler de sa dureté, de sa rudesse, de son intolérance, mais je n'ai rien éprouvé de tel, personnellement. Ce que les gens mous appellent ·rudesse, ce sont les muscles solides du lutteur. Son front sévère ne reflétait que le puissant travail de sa pensée ; irrité, il faisait penser à Luther furieux ou à Cromwell raillant le Parlement Croupion. Sachant que je le comprenais, et que peu de gens en faisaient autant, il y attachait du prix. Il savait qu'on le tenait pour un homme peu expansif, et ayant appris par Michelet le malheur advenu à ma mère et à Kolia 33, il m'écrivit, de Sainte-Pélagie, entre autres choses: « Faut-il que le sort vous frappe aussi par ce côté-là? Je ne puis me remettre de cette circonstance .épouvantable. Je vous aime et vous porte profondément là, sous ce sein qui pour tant d'autres semble de pierre 34• Depuis lors, je ne l'ai pas revu 35• En 1851, quand, grâce à Léon Faucher, je me rendis à Paris pour quelques jours, il avait été expédié dans une prison centrale. Un an plus tard, je passai 32. On ignore la date de cette rencontre, mais elle ne put avoir lieu qu'entre le ter juin 1850 (date à laquelle Proudhon fut transféré de la prison de Doullens, Somme) et le 20 juin (date à laquelle Herzen quitta Paris pour Nice). Proudhon ne fut pas réincarcéré à Sainte-Pélagie, mais à la Conciergerie. 33. La mère de Herzen et son fils Kolia périrent dans le naufrage du bateau de plaisance La Ville de Grasse, au large des îles de Lérins, comme on le verra plus bas, au chapitre « Oceano Nox ». 34. Souligné par Herzen, dans la traduction russe (très approximative) qu'il donne ici du passage de la lettre de Proudhon, datée du 27 novembre 1851. Cette lettre, retrouvée à Lausanne par Natalie Herzen («Tata») et Roditchev, a été publiée par Labry (H.P., pp. 122-124) et M. Mervaud (op. cit. pp. 153-155). La traduction russe de la lettre entière, faite par Herzen, se trouve dans A.S., tome VI, pp. 536-538. Voici le texte français exact du passage cité ci-dessus : ...Il faut que le malheur nous poursuive dans nos amours de fils et de pères... Vous pouvez juger si j'ai été sensible à votre épouvantable malheur... Herzen, Bakounine, Edmond, je vous aime! Vous êtes là, sous ce sein qui pour tant d'autres semble être de marbre!... 35. Note de Herzen : Après avoir écrit cela, je l'ai revu à Bruxelles.
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par Paris clandestinement, mais Proudhon se soignait à Besançon 36 • Proudhon divague sur un point précis, et là il est incorrigible, là est la limite de sa personnalité et, comme il en va toujours, au-delà, il devient conservateur et homme de tradition. Je me réfère à ses vues sur la vie de famille et sur la signification de la femme en général. « Quel heureux homme, notre ami X... me disait-il en plaisantant. Sa femme n'est pas assez bête pour ne pas savoir préparer un bon pot-au-feu, et pas assez intelligente pour discuter ses articles. Il n'en faut pas plus pour le bonheur chez soi. » Dans cette boutade Proudhon exprimait en riant le fondement réel de ses idées sur la femme. Ses vues sur les relations familiales sont grossières et réactionnaires, mais elles expriment non pas l'élément petit-bourgeois du citadin, mais plutôt le sentiment obstiné du pater familias rural, qui considère fièrement sa femme comme une travailleuse soumise et lui-même comme l'autocratique chef du foyer. Environ dix-huit mois après que j'eus écrit ceci, Proudhon fit paraître sa grande œuvre : De la Justice dans la R~volution et dans l'Eglise. Ce livre, pour lequel la France rétrograde le condamna derechef à trois ans de prison :n, je le lus attentivement et refermai le troisième tome, accablé par de sombres pensées. Pénible, pénible époque! Son air méphitique brouille l'esprit des plus forts ... Et ce « farouche lutteur » n'y a pas résisté. Il a flanché. Dans son dernier ouvrage je perçois sa puissante dialectique, sa même envolée, mais elle le conduit à présent à des résultats préconçus ; déjà, au sens plein, elle n'est plus libre. Vers la fin de son livre, je guettais Proudhon comme Kent guettait le roi Lear, espérant le moment où il retrouverait la raison ; mais il délirait de plus en plus : c'étaient les mêmes accès d'intolérance, les mêmes discours effrénés que chez Lear, et là aussi every inch révèle le talent mais ... un talent «fêlé». Et il court avec un 36. Faucher Léon, ministre de l'Intérieur. Une prison centrale : ·confusion avec le séjour à Doullens. Proudhon était à la Conciergerie quand Herzen revint à Paris, du 8 au 25 juin 1851. Passage clandestin à Paris : du 15 au 23.VIII.l852. (Chronique Il.) 37. De la justice... parut en 1858, fut confisqué, et Proudhon jugé et condamné pour offense au clergé et insulte à la religion. Il émigra de nouveau en Belgique et y demeura jusqu'en 1862. (Il mourut en 1865.)
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cadavre, non celui de sa fille, mais de sa mère, qu'il croit vivante! 38 La pensée latine, religieuse dans sa négation même, superstitieuse dans son doute, rejetant certaines autorités au nom d'autres, s'est rarement enfoncée plus loin, plus profondément dans la medias res de la réalité, s'est rarement, comme dans cet ouvrage, débarrassée avec tant de hardiesse et de justesse dialectique de toutes ses entraves. Elle y récuse non seulement le dualisme grossier de la religion, mais aussi le dualisme subtil de la philosophie; elle s'est débarrassée non seulement des fantômes célestes, mais aussi des fantômes terrestres ; elle a passé par-dessus l'apothéose sentimentale de l'humanité, par-dessus le fatalisme du progrès, elle ne connaît pas les sempiternelles litanies de la fraternité, de la démocratie et du progrès, si piteusement lassantes au sein des dissensions et des violences. Proudhon a sacrifié à la compréhension de la Révolution ses idoles et son langage, et a transféré la morale sur le seul terrain réel : le cœur de l'homme qui ne reconnaît que la seule raison, et nulle idole « sinon elle ». Et après tout cela, ce grand iconoclaste a eu peur de la nature libérée de l'homme, parce que l'ayant libérée dans l'abstrait, il est retombé dans la métaphysique et lui a prêté une liberté fictive ; il n'a pas su la maîtriser et l'a immolée au dieu inhumain et froid de la justice, au dieu de l'équilibre, de la quiétude, du repos, au dieu des Brahmanes qui cherchent à perdre tout ce qui leur est personnel, à se dissoudre, à s'endormir dans le monde sans fin du néant. Sur l'autel vide est posée une balance. Ce seront les nouvelles fourches caudines de l'humanité. La « justice » à laquelle il aspire n'est même pas l'harmonie artistique de la République de Platon, l'élégant équilibre des passions et des sacrifices. Le tribun gaulois n'emprunte rien à la Grèce « anarchique et frivole ». Stoïquement, il foule aux pieds ses sentiments personnels, et ne cherche pas à les accorder au service de la famille et de la communauté. Sa personnalité « libre » est une sentinelle, un ouvrier sans retraite : elle servira et montera la garde jusqu'à ce que la mort la relève. Elle doit anéantir en elle toute passion personnelle, tout ce qui est extérieur au devoir, parce qu'elle n'est pas elle-même : son sens, son essence, sont en dehors d'elle; elle est l'organe de la justice; elle est prédestinée, 38. Note de Herzen : J'ai modifié en partie mon opinion sur cette œuvre de Proudhon. (1866).
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comme la Vierge Marie, à porter l'Idée dans la souffrance, et à la mettre au monde pour le salut de l'Etat. La famille, première cellule de la société, premier berceau de la justice, est condamnée à un labeur éternel et désespéré. Elle doit servir d'autel purificateur à tout ce qui est personnel ; en elle doivent être extirpées les passions. L'austère famille romaine dans un atelier moderne, tel est l'idéal de Proudhon. Le christianisme a trop amolli la vie de famille : il a préféré Marie à Marthe, la rêveuse à la ménagère ; il a pardonné à la pécheresse et a tendu la main à la femme repentie, parce qu'elle avait beaucoup aimé. Et ce n'est pas tout : le christanisme place l'individu beaucoup plus haut que ses relations familiales. Il a dit au fils : « Quitte ton père et ta mère et suis-moi», à ce fils qu'il faut, au nom de l'incarnation de la justice, remettre dans le carcan de l'infrangible autorité paternelle, et qui ne peut avoir de volonté du vivant de son père, surtout pour le choix d'une épouse. Il faut qu'il s'endurcisse dans l'esclavage, afin de devenir à son tour le tyran de ses enfants, engendrés sans amour, par devoir, pour perpétuer la famille. Dans cette famille, le mariage sera indissoluble, mais en revanche, froid comme glace. Somme toute, le mariage est une victoire sur l'amour : moins il y a d'amour entre l'épouse-cuisinière et le mari-travailleur, mieux c'est. Et ce sont ces épouvantails, vieux et usés, de l'hégélianisme de droite qu'il m'a été donné de retrouver sous la plume de Proudhon ! 39 Le sentiment est banni, tout est figé, les couleurs ont disparu, il n'est resté que le labeur épuisant, morne, désespérant du prolétariat contemporain, labeur dont en tout cas était libérée la famille aristocratique de la Rome antique, fondée sur l'esclavage. II n'y a plus ni la poésie de l'Eglise, ni le délire de la foi, ni l'espérance du paradis. « On n'écrira plus de vers ~. nous assure Proudhon. En revanche, le travail «augmentera~. On peut certes sacrifier le bercement de la religion à la liberté de l'individu, à l'initiative de ses actions, à son indépendance, mais tout sacrifier à l'incarnation de l'idée de justice - quelle sottise ! 39. Herzen écrivait, le 4 juin 1858, à Malwida von Meysenbug : ... le lis maintenant le troisième volume de Proudhon - eh bien, ma fatalité s'accomplit sur lui aussi, tout sacrifier pour la vérité. L'homme qui a pu écrire un volume (200 pages et plus) d'ignominies catholico-romaines contre les femmes, n'est pas un homme libre. C'est surprenant. (A.S., tome XXVI, p. 182.) Le malentendu entre Herzen et Proudhon sur la question féminine comme sur la question économique, et celle des nationalités, de la Pologne, etc. a été étudié par M. Mervaud, op. cit., entre autres pp .. 128-139. V. Commentaires (15).
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L'homme est condamné au travail, il doit travailler jusqu'à ce que ses bras retombent. Le fils retirera des mains froides du père le rabot ou le marteau et poursuivra l'éternel labeur.. Mais que se passera-t-il si, parmi Jes fils, il s'en trouve un, plus intelligent, qui déposera son ciseau et demandera : - Pourquoi donc nous échinons-nous ainsi ? - Pour le triomphe de la justice, lui dira Proudhon. Et le nouveau Caïn lui répliquera : - Et qui m'a chargé du triomphe de la justice ? - Comment ça, qui ? Est-ce que toute ta vocation, ta vie entière, ne sont pas l'incarnation de la justice ? - Qui nous a imposé ce but? rétorquera alors Caïn. C'est trop vieux, il n'y a pas de Dieu, mais restent les Commandements. La justice n'est pas ma vocation, travailler n'est pas un devoir mais une nécessité ; pour moi, la famille n'est nullement un carcan pour la vie, mais le cadre de mon existence et de mon développement. Vous voulez me maintenir en esclavage, et moi je me révolte contre vous, contre votre balance, comme vous vous êtes révolté toute votre vie contre le capital, les baïonnettes, l'Eglise, comme tous les révolutionnaires français se sont révoltés contre la tradition féodale et catholique. Ou si vous croyez qu'après la prise de la Bastille, après la Terreur, après la guerre et la famine, après le Roi-bourgeois et la République bourgeoise, je vais vous croire quand vous me dites que Roméo n'avait pas le droit d'aimer Juliette parce que ces vieux imbéciles de Montaigus et de Capulets poursuivaient leur querelle séculaire ? Ou que moi, pas plus à trente qu'à quarante ans, je ne puis me choisir une compagne sans l'autorisation de mon père, ou que la femme adultère doit être lapidée, déshonorée ? Mais pour qui me prenez-vous, avec votre justice ? Et nous, de notre côté, dialectiquement, nous ajouterions, pour soutenir Caïn, que tou:te la conception de but est, chez Proudhon, tout à fait inconséquente. La téléologie est aussi théologie, c'est la République de Février, c'est-à-dire encore la monarchie de Juillet, mais sans Louis-Philippe. Quelle différence, dès lors, entre l'opportunité prédéterminée et la providence? 40 Après avoir émancipé la nature humaine au-delà du possible, Proudhon a pris peur en regardant ses contemporains, et pour que 40. Note de Herzen : Proudhon lui-même a dit plus à la préméditation, que la logique des faits.
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Rien ne ressemble
ces forçats munis d'un ticket of leave 41 ne fassent pas de bêtises, il les prend au piège de la famille romaine. Par les portes. ouvertes de l'atrium restauré, sans lares ni pénates, on voit non plus l'anarchie, la destruction de l'autorité, de l'Etat, mais un ordre sévèrement hiérarchisé, centralisé, se mêlant des affaires familiales, de l'héritage, et de la privation d'héritage comme punition ; et voici tous les vieux vices romains qui guettent à travers les fentes, avec leurs yeux morts de statues. La famille antique implique normalement l'ancienne conception de la patrie, avec son patriotisme jaloux, cette vertu féroce qui a fait verser dix fois plus de sang que tous les vices réunis. L'homme esclave de la famille, redevient esclave du sol. Ses mouvements sont tracés d'avance. Ses racines plongent dans son champ ; c'est seulement là qu'il est ce qu'il est : « Un Français qui vit en Russie, dit Proudhon, est un Russe, pas un Français.:. Plus de colonies, plus de factories à l'étranger; que chacun vive chez soi... « La Hollande ne périra point, déclara Guillaume d'Orange en une heure terrible. Elle montera à bord des vaisseaux et partira vers quelque Asie, et ici nous romprons les digues. » Tels sont les peuples libres. Ainsi en va-t-il pour les Anglais : dès qu'on commence à les opprimer, ils voguent au-delà des océans, et là-bas ils fondent une Angleterre jeune et plus libre. Or, nul ne pourrait dire que les Anglais n'aiment pas leur patrie ou qu'ils n'ont pas le sentiment national ! Naviguant de tous côtés, l'Angleterre a peuplé la moitié du monde, alors que la France, pauvre en sève, a perdu certaines de ses colonies et ne sait que faire des autres. Elle n'en a pas besoin. La France est contente d'elle et adhère de plus en plus à son centre, et le centre à son maître. Quelle indépendance peut-il y avoir dans un pays pareil ? D'autre part, comment abandonner la France, la belle France? 42 » N'est-elle pas aujourd'hui encore le pays le plus libre du monde? Est-ce que sa langue n'est pas supérieure aux autres, sa littérature, la meilleure ? Est-ce que son vers syllabique n'est pas plus sonore que l'héxamètre grec ? » De plus, son génie universel assimile tant la pensée que l'œuvre de tous les temps et tous les pays : Shakespeare et Kant, Goethe et Hegel, ne sont-ils pas chez eux en France? Mieux : Proudhon oublie que 41. Certificat de libération avant terme. 42. En français.
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la France les a réformés et travestis comme les hobereaux habillent leurs paysans quand ils les transforment en domestiques. Proudhon conclut son livre par une prière catholique, adaptée au socialisme. Il n'a eu qu'à séculariser quelques phrases du langage ecclésiastique et les coiffer du bonnet phrygien en guise de capuche monacale pour que la prière des évêques « byzantins » convienne en tous points à l'évêque du socialisme! Quel chaos ! Proudhon, en se libérant de tout sauf de la raison, a voulu demeurer non seulement un époux français dans le genre de Barbe-Bleue, mais également un nationaliste français avec son chauvinisme littéraire et sa puissance paternelle illimitée. C'est pourquoi, après la pensée robuste et vigoureuse d'un homme libre, on perçoit la voix d'un vieillard farouche dictant son testament et cherchant désormais à conserver pour ses enfants la bâtisse vétuste, qu'il a passé sa vie à miner. Le monde latin n'aime pas la liberté, il n'aime que la briguer. Parfois il trouve des forces pour la libération, mais jamais pour la libert~. N'est-il pas triste de constater que des hommes tels que Auguste Comte et Proudhon établissent en fin de compte, l'un une espèce de hiérarchie de mandarins 43, l'autre, une famille de forçats et l'apothéose d'un inhumain pereat mundus, fiat justitia!
43. Sans doute Herzen se réfère-t-il à la « religion positive » d'Auguste Comte, avec son « catéchisme,. et sa hiérarchie « religieuse», soumise au c grand prêtre » - Auguste Comte lui-même.
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ECLAIRCISSEMENT
L'inter-chapitre qui va suivre a paru pour la première fois dans l'édition de Genève de « Byloïé i Doumy», en 1867. Herzen en fit une traduction en français, on ignore à quelle date, ni dans quelle intention ; on l'a retrouvée dans les « manuscrits de Prague», conservés aujourd'hui aux Archives Nationales Centrales de Littérature et d'Art, à Moscou. Elle est publiée au Tome X (pp. 390-398) de l'édition académique des Œuvres d'Alexandre Herzen. Comme aux tomes 1 et II de la présente traduction, nous avons jugé intéressant de faire connaître aux lecteurs français les traductions faites par l'Auteur lui-m~me, chaque fois que l'occasion s'en présentait, et sans rien changer ni à quelques erreurs de vocabulaire ou de syntaxe, ni à la présentation. « Dans la Cinquième partie (et là réside la particularité de sa construction) les réflexions directes de l'Auteur, habituelles à Herzen, non seulement pénètrent le texte entier, mais sont mises en relief dans de petits chapitres isolés (hors de la numérotation normale des chapitres) ; les grands thèmes de Byloïé i Doumy y prennent une singulière densité ... » écrit Lydia Guinzbourg, dans sa remarquable monographie : Byloïé i Doumy Guertzéna (1957). « Méditation sur les Problèmes effleurés » est le dernier de ces «intermèdes philosophiques». On y discerne le compMment du
chapitre sur Proudhon, et comme le résumé des réflexions continues de Herzen sur la situation et le sort de la femme dans la société, réflexions qui depuis longtemps l'obsèdent, dans son Journal intime, dans son roman, «A qui la Faute?» dans son article, « A propos d'un certain Drame ». On peut aussi y voir comme un prélude au «Drame de Famille», dont ne le sépare plus que le chapitre XLII, qui clôt, dans cette Cinquième partie, la section que Herzen avait intitulée, dans une variante : OUTSIDE. Aussitôt après, commence l'histoire intime : INSIDE, ~me si pour Alexandre Ivanovitch Herzen, au travers de toute son œuvre, le public et le privé sont indissolubles..•
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MEDITATION SUR DES PROBLEMES EFFLEURES
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...D'un côté la famille, irrévocablement soudée, nvee, fermée à perpétuité - tel·le que Proudhon l'a rêvée, le mariage indissoluble de l'Eglise, le pouvoir du pater familias romain - illimité... la famille absorbante, dans laquelle les individus, sauf un seul - sont victimes pour un but commun ; le mariage consacrant l'inaltérabilité des sentiments, l'éternelle inviolabilité d'un pacte... De l'autre, les nouvelles doctrines dans lesquelles les liens du mariage et de la famille sont déliés, l'irrésistible puissance des passions - reconnue comme ayant droit, l'indépendance du passé admise et partant de la facultative des engagements. D'un côté la femme - traînée au pilori, presque lapidée pour ce qu'on appelle la trahison - sans approfondir les causes. De l'autre - la jalousie même mise hors la loi - comme un sentiment égoïste, maladif, propriétariste, romantique qui altère et empoisonne les notions simples et naturelles. Où est la vérité ? Au moins la diagonale. Il y a déjà vingt-trois ans que je cherche un chemin pour sortir de ces contradictions, et c'est encore en 1843 que je tâchais pour la première fois à m'orienter dans ces ténèbres. 1 Nous sommes très courageux dans la négation et toujours prêts à jeter à l'eau chaque idole. Mais les idoles de la famille et de la vie domestique sont waterproof et reviennent toujours à la surface. Ils n'ont pas de sens quelquefois - mais ils ont la vie dure; les armes que l'on a employées contre eux - glissèrent sur leur écaille, les renversèrent, les abasourdirent mais ne les tuèrent pas. 1. Note de Herzen : Byloïé i Do.umy, tome III, «A propos d'un certain drame. » (Il fait allusion à un article écrit en octobre 1842 et paru d'abord dans la revue Otetchestvennié Zapisski (Les Annales de la Patrie), n• 8, 1843, puis dans le troisième volume de la première édition de B. i. D., parue à Londres, en 1862. N.d.T.) Se trouve dans A.S., tome II, pp. 49-72 (N.d.T.)
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1alousie... Fidélité... Pureté... Innocence... Trahison... Sombres puissances, verbes terribles au nom desquels coulèrent des torrents de sang, des torrents de larmes... Ces mots nous font frémir comme le souvenir de l'inquisition, de la torture, de la peste - et ils sont suspendus sur notre tête comme le glaive de Damoclès - et c'est sous ce glaive qu'a toujours vécu et vit encore la famille. n n'est pas facile de les mettre à la porte par des négations injurieuses. lls restent derrière le coin et sommeillent - tout prêts d'accourir à la première alarme - et dévorer tout - tout ce qui est près - tout ce qui est loin... anéantir nous-mêmes. La bonne intention d'éteindre à fond ces incendies - à ce qu'il paraît n'est pas possible, il faut peut-être se résigner à diriger le feu d'une manière humaine, à le dompter et dominer. On ne peut également ni finir avec les passions par la logique, ni les faire acquitter par les tribunaux. Les passions sont des faits et non des dogmes - on peut sévir contre elles, mais non déraciner. La jalousie, plus encore, jouissait des droits exceptionnels. Au lieu de frein et de résistance - elle ne trouvait qu'encouragements ·et sympathie. Par sa propre force - passion violente, ardente - au lieu d'être domptée, elle était poussée en avant par le chœur. La doctrine chrétienne - qui à force de mépris et de haine pour le corps met si haut tout ce qui est chamel, le culte aristocratique de la race, de la pureté du sang- développèrent jusqu'au monstrueux la notion de la suprême offense, de la tache irréparable. La jalousie reçut en main le jus gladii, le droit de juger dans sa propre cause et de se venger. Elle devint un devoir de l'honneur, presque une vertu. Tout cela ne peut soutenir la moindre critique - mais ce qui est très important - en dehors de cela il reste toujours quelque chose de réel, un sentiment de douleur, de malheur, sentiment élémentaire - comme l'amour même, faisant face à toute négation - irréductible, invincible. Nous voilà encore une fois devant les fourches Caudines des antinomies. Le vrai et le faux sont de deux côtés. Un entwederoder 2 courageux n'avance en rien la question. Au moment où l'on croit avoir fini d'un de deux termes - par la négation ... il réapparaît d'un autre côté, comme la nouvelle lune après le dernier quart. 2. c Ou bien, ou bien ... ~
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Hegel faisait absorber les antinomies dans l'esprit absolu... Proudhon - dans l'idée de la justice. L'absolu est un dogme philosophique, la justice peut sévir, condamner - mais n'a réellement pas de prise sur les passions. La passion est par sa nature injuste, partielle. La justice fait abstraction des individualités, elle est unipersonnelle - la passion est par excellence individuelle, partielle. Radicalement anéantir la jalousie veut dire en même temps l'anéantissement de l'attachement personnel - en mettant à sa place un attachement pour le sexe. Mais ce n'est que l'individuel, que le personnel qui nous plaît, qui nous entraîne, qui donne le coloris, le son, le sens, la passion. Notre lyrisme est un lyrisme personnel, notre bonheur et malheur sont personnels. Le doctrinarisme avec toute sa logique - nous relève aussi peu de nos peines - comme les « consolations » des Romains avec toute leur rhétorique. n est impossible d'essuyer les larmes de tristesse près du cercueil et les larmes - emprisonnées - de la jalousie - heureusement il n'y aura besoin de le faire. A quoi on peut parvenir - et à quoi on doit parvenir - c'est que ces larmes coulent humainement - purifiées de l'intolérance d'un moine, de la férocité d'un animal carnassier, de la rage d'un propriétaire volé qui se venge. (16)
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Réduire le rapport de l'homme et de la femme à une rencontre fugitive, momentanée, sans trace - est, il nous semble, au même degré impossible que de river un homme et une femme jusqu'à la tombe dans un mariage indissoluble. Les deux cas peuvent se rencontrer dans les extrémités des relations sexuelles et matrimoniales - comme des cas particuliers, comme des exceptions - mais non comme norme. Le rapport de hasard cessera ou tendra à une liaison plus durable, le mariage indissoluble - à l'émancipation d'un devoir sans fin, à l'affranchissement d'une chaîne, peut-être volontairement acceptée - mais toujours une chaîne. La vie protestait constamment contre ces deux extrêmes. L'indissolubilité du mariage a été acceptée hypocritement ou sans s'en rendre compte. Une rencontre de hasard n'avait jamais d'investiture - on la cachait - comme on se vantait du ma-
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riage. Tous les efforts pour réglementer officiellement les maisons publiques - scandalisèrent l'opinion publique, le sens moral nonobstant leur caractère de restriction. On voit dans la réglementation même une reconnaissance. L'homme sain fuit également le cloître et le haras, la stérile abstinence du moine et l'amour stérile des courtisanes. Pour le christianisme plein de contradictions entre le dogme et la pratique - le mariage est une concession, une faiblesse. Le christianisme tolère le mariage comme la société tolère le concubinat. Le prêtre est élevé au célibat à perpétuité, - en récompense de sa victoire sur la nature humaine. Rien d'étonnant que le mariage chrétien est sombre et triste, il restaure l'inégalité contre laquelle injuste et accablant prêche l'évangile et rend la femme esclave de son mari. La femme est sacrifiée par rancune, l'amour (détesté par l'Eglise) puni en elle, elle est sacrifiée par principe. - Sortant de l'église l'amour devient de trop, il cède la place au devoir. Du sentiment le plus lumineux, le plus plein de bien-être - le christianisme fait une souffrance, une douleur, un péché, une maladie. Le genre humain devait périr - ou être inconséquent. La vie ne cessait de protester. Elle protestait non seulement par des faits - reniés par le repentir et le remords - mais par la sympathie et la réhabilitation. Cette protestation commença au plus fort du catholicisme et de la féodalité. Rappelez-vous l'existence sombre de ces temps poétisés de la chevalerie ? - Un mari terrible, Raoul Barbe-Bleue, armé jusqu'aux dents, jaloux, sans pitié, à côté d'un moine aux pieds nus, fou par fanatisme, prêt à venger sur les autres ses privations, sa lutte inutile - des écuyers, des geôliers, des bourreaux... et quelque part dans un donjon ou une tourelle, dans une cave ou une oubliette - une jeune femme en larmes, le désespoir dans le cœur, un page enchaîné ... et pas une âme qui s'en inquiète. Tout est inexorable dans ce monde, partout la force, l'arbitraire, le sang, l'esprit borné... et les sons nasillards d'une prière latine. Mais derrière le dos du moine, du confesseur, du geôlier complices du mari - sentinelles féroces de l'honneur du mariage, en compagnie avec les frères et les oncles de l'époux et de l'épouse ... se forme la légende populaire, retentit la complainte - et s'en va d'un village à l'autre, d'un château à l'autre... avec le troubadour ou le Minnesinger chantant les malheurs de la femme... la complainte est toujours pour elle. Le tribunal
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sévit - la chanson maudit le mariage sans amour. Elle prend cause et fait pour le page amoureux, pour la femme aimante, pour la fille opprimée - non par des raisonnements, mais par prière laïque du peuple, l'autre issue dans sa vie de misère, de travail, de faim, d'angoisse. Les jours de fête après les litanies à la Vierge - on pleurait les complaintes pour la malheureuse femme, que l'on n'attachait pas au pilori mais pour laquelle on priait - et que l'on recommandait à la protection et aide de la ~ater dolorosa. Des chansons et complaintes - la protestation s'accrut peu à peu en roman et drame. Dans le drame elle devient force. L'amour offensé, refoulé, les noirs mystères de la vie de famille - ont acquis leur tribune, leur tribunal, leurs jurés. Les jurés du parterre et des loges acquittaient toujours les personnes et accusaient les institutions ... Bientôt le monde commençant à se séculariser, soutenant le mariage - cède. Le mariage perd en partie son caractère religieux et acquiert une nouvelle force policière et administrative. Le mariage chrétien ne pouvait se justifier que par l'intervention d'une force divine - il y avait une logique en cela, logique folle... mais conséquente. Le fonctionnaire de l'Etat qui met son écharpe tricolore ·et vous marie le code en main - est plus absurde que ne l'est le prêtre officiant dans son costume sacerdotal, entouré de bougies, d'encens, de musique. Le premier consul Bonaparte lui-même - l'homme le plus prosaïquement bourgeois par rapport à l'amour, à la famille - s'était aperçu que le mariage dans une maison de police était par trop piètre et demandait à Cambacérès d'ajouter quelques phrases obligatoires aux paroles du maire, quelque chose de relatif « au devoir de la femme de rester fidèle à son mari » (du mari pas un mot) - de lui obéir, etc. Dès que le mariage sort des domaines de l'église, il devient un expédient, une simple mesure d'ordre public. C'est aussi de ce point de vue que l'on envisage les nouveaux Barbe-Bleue législateurs et notaires - rasés et poudrés, en perruques d'avocats, en soutane de juge - prêtres du Code Civil et apôtres de la Chambre des Députés. Le mariage civil n'est au fond qu'une mesure économique, l'émancipation de l'Etat de la lourde charge d'éducation - et l'asservissement renforcé de l'homme à la propriété. Le mariage sans l'intervention de l'Eglise devient un engagement pur et simple, engagement à vie de deux individus qui se livrent mutuellement. Le législateur ne s'inquiète pas de leurs croyances, 95
de leur foi, il n'exige que la fidélité au contrat et s'il est rompu - il trouvera des moyens pour le punir. Et pourquoi pas ? En Angleterre, dans ce pays classique du droit individuel - on emploie des punitions inhumaines contre de pauvres enfants de seize ans - enrôlés entre deux verres de gin par un vieux débauché de soldat - un mucker de caserne - au profit d'un régiment de Sa Majesté. - Pourquoi donc ne pas punir par l'opprobre, la honte, la ruine, la petite fille qui déserte - après s'être engagée, sans bien savoir ce qu'elle fait, à aimer à perpétuité un homme qu'elle a à peine connu - plus encore, on la livre à son ennemi, à son propriétaire, comme le déserteur à son lupanar de sang - le régiment ; lui, il saura de son côté la punir pour avoir oublié que les mariages comme les season-tickets 3 ne sont pas transférables. Les «Barbe-Bleue» rasés trouvèrent aussi leurs troubadours et romanistes 4 • Contre le mariage contrat indissoluble s'élève bientôt le dogme psychiatrique, physiologique, le dogme de la puissance absolue de la passion et de l'incompétence de l'homme à lutter contre elle. Les esclaves à peine émancipés du mariage se font serfs volontaires de l'amour libre ... de cette puissance sans contrôle - et contre laquelle toutes les armes sont faibles. Tout contrôle de l'intelligence est éludé - elle n'a rien à y voir, toute domination de soi-même - déclarée nulle ou impossible. L'asservissement de l'homme à des puissances fatales, insoumises à lui - est l'œuvre toute contraire de l'émancipation de l'homme dans la raison, de l'éducation de l'homme et de son caractère - but vers lequel doit tendre toute doctrine sociale. Les puissances fictives - si les hommes les acceptent pour réelles - en ont toute l'intensité et toute la force - et cela parce que le fond, le substratum que l'homme donne ou apporte est le même. Un homme qui craint les revenants et celui qui craint un chien enragé - ont la même crainte et les deux peuvent mourir par la frayeur. La différence consiste en cela que dans un de ces cas il y a une possibilité de prouver que le danger est fictif - tandis que c'est impossible dans l'autre. Moi je nie complètement la place royale que l'on donne à l'amour. Je nie sa puissance souveraine et illimitée, je proteste de toutes mes forces contre l'infaillibilité des passions, contre 3. Abonnements pour la saison. 4. Romanciers.
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l'éternel acquittement de tous les faits par des entrainements au-dessus des forces de l'homme. Nous nous sommes émancipés de tous les jougs ; de Dieu et du diable, du droit romain et du droit criminel, nous avons proclamé la raison - comme seul guide et régulateur de notre conduite - et tout cela pour nous prosterner aux pieds d'Omphale comme Hercule et nous endormir sur les genoux de Dalila en perdant toute la force acquise... Et la femme... est-ce que vraiment elle a passionnément cherché son affranchissement de l'autorité de la famille, de la tutelle éternelle, de la tyrannie du père, du mari, du frère... cherché ses droits au travail, à la science, à une position sociale - pour recommencer une existence de roucoulement d'une colombe et de dépendre d'une dizaine de Léone Léoni 5 - au lieu d'un seul ?... Oui, c'est la femme que je plains le plus, le Moloch de l'amour la perd plus irrévocablement. Elle croit en lui beaucoup plus et elle souffre plus. Elle est plus concentrée sur son rapport sexuel que l'homme, elle est plus réduite à l'amour. On lui tou(me) plus l'esprit qu'à nous et on lui diver(tit) moins la raison. C'est la femme que je plains le (plus). 6
-III-
En général, la femme est loin d'être fautive de ses préjugés et de ses exagérations - qui donc a sérieusement pensé de détruire, de déraciner dans l'éducation même de la femme les funestes préjugés qui se transmettent de génération en génération ? lls sont quelquefois brisés par la vie, par les rencontres, mais le plus souvent c'est le cœur qui se brise et non le préjugéquelquefois les deux à la fois. Les hommes tournent ces questions ardues comme les vieilles femmes et les enfants tournent les cimetières et les maudits endroits où se produisent des crimes de sang. Les uns ont peur des esprits noirs et impurs, les autres - de la clarté et de la pure vérité. L'unité manque totalement dans notre manière d'envisager les rapports des deux sexes - c'est le même désordre, le même S. Héros du roman de George Sand : Leone Leoni. 6. Manuscrit abimé en cet endroit. (A.S.)
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dualisme que nous importons de nos théories vagues dans toutes les sphères pratiques de la vie. L'éternelle tentation de concorder, qui a pour point de d'amalgamer la moralité chrétienne, départ le mépris du corps, du terrestre, du temporel, qui a pour but de vaincre, de fou1er aux pieds la chair, pour parvenir d l'autre monde - avec notre moralité terrestre, réaliste, moralité exclusivement de ce monde. D'ennui et de dépit parce que cela ne va pas, et pour ne pas trop se tourmenter, - on garde ordinairement - au choix et au goût - ce qui nous plat"t de la doctrine religieuse et on laisse de côté ce qui gêne trop ou n'a pas l'avantage de nous plaire. Les hommes qui ne mangent pas maigre les journées de Carême fêtent avec ferveur les ·fêtes de Pâques, de Noël. Est-ce que le temps n'est pas arrivé d'avoir un peu plus de courage, de conséquence, de franchise et d'harmonie dans notre conduite ? Que celui qui respecte la loi- reste sous la loi- sans l'étreindre par caprice. Mais aussi que celui qui ne la reconnaît pas - qu'il le dise le front haut, qu'il ne soit pas un fuyard qui craint la persécution, mais homme libre, le verbe haut. Apporter cette manière de voir dans la vie privée est extrêmement difficile et presque insurmontable pour la femme. Les femmes sont beaucoup plus profondément trompées par l'éducation que nous ne le sommes et connaissent beaucoup moins la vie - et voilà la raison qu'elles s'émancipent plus raœment qu'elles ne font des faux pas, qu'elles sont en état de mutinerie et d'esclavage perpétuel, aspirent passionnément à sortir de la position actuelle et se cramponnent à elle avec un conservatisme acharné. Depuis l'enfance la petite fille est effrayée d'un mystère terrible et impur, d'un monstre qui la guette et contre lequel on la protège, on l'arme, on la prévient, on la prêche... comme si le monstre était doué d'une puissance d'attraction et avait besoin d'exorcisme. Peu à peu l'éclairage change, le magnum ignotum 7 qui flétrit tout ce qu'il touche, dont le seu1 nom est une tache, l'allusion auquel est un acte impudique, fait rougir... devient le seu1 but de l'existence de la fille... un soleil levant, vers lequel tout montre du doigt - le père, la mère, la famille, la bonne. Au petit garçon qui commence à courir on s'empresse de donner une bandoulière et un sabre de bois... Va, cher petit, et joue avec l'assassinat fictif, porte des plaies à tes joujoux... en attendant que tu en portes à ton semblable - dès six ans et ne 7. «Le grand inconnu».
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rêve aussi qu'être soldat, tueur d'hommes en costume de mascarade. Mais la petite fille est bercée par des rêves tout opposés à l'assassinat. Dors, dors, mon enfant, Jusqu'à l'âge de quinze ans, A quinze ans faut te réveiller, A quinze ans faut te marier.
Et même avant quinze ans elle marie déjà sa poupée et lui achète un petit trousseau. La poupée aura aussi un enfant en porcelaine avec un petit brin ..• Il faut s'étonner de la nature humaine qui ne cède pas entièrement, qui résiste et ne se déprave pas par éducation. On pourrait s'attendre comme conséquence de ces provocations, de ces excitations, que toutes les petites filles, à quinze ans iront se marier à des petits assassins pour remplacer les hommes qu'ils ont tués. D'un côté, la doctrine chrétienne dans sa ferveur de faire une horreur de la chair... réveille dans l'enfant une question dangereuse, précoce, jette dans son âme (un) trouble... et quand le temps de la réponse arrive - une autre doctrine met d'une manière grossière le mariage comme l'idéal glorieux, le but de l'éducation d'une jeune personne. L'écolière devient fille à marier, promessa sposa, Braut et le mystère trois fois maudit, le grand péché épuré devient non seulement le desideratum de la famille, le couronnement de l'éducation... le but de toutes les aspirations, mais presque un devoir civique. Les arts et les sciences, la culture et l'intelligence, la beauté, la richesse, la grâce - tout cela ne sont que des roses, des fleurs pour faciliter le chemin de la chute officielle, de la perpétration d'un crime, d'un crime immonde - penser auquel était un péché - mais qui, chemin faisant, a été métamorphosé en vertu et devoir... Comme la viande qu'on servit à un Pape en voyage un jour maigre se transforma - par sa bénédiction - en plat maigre. En un mot, positivement et négativement toute l'éducation de la femme n'est que l'éducation, le développement des rapports sexuels, et c'est autour de ce pivot que tourne toute son existence ultérieure ... Elle fuit ces rapports. Elle les poursuit, elle en est flétrie - elle s'en glorifie... Aujourd'hui elle garde avec terreur la sainteté négative de son innocence, elle bégaie rougissante, à voix basse à sa plus proche amie - de son amour - et demain aux sons des fanfares, à la clarté de cen-
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taines de bougies, dans la présence d'une foule d'invités... elle se livre à un homme. Fille à marier... épouse, mère - la femme ne commence à s'émanciper et à être soi-même que devenant grand'mère (et cela si le grand'père est déjà enterré)... Quelle existence... Touchée par l'amour, la femme ne lui échappe pas de sitôt... la grossesse... l'allaitement, les premiers soins et la première éducation ne sont que les conséquences du grand mystère qu'elle craignait tant, l'amour continue dans la femme par la maternité, non seulement dans sa mémoire, mais dans son sein, dans son sang, il fermente en elle, l'envahit, la domine - et même en s'en séparant - ne se détache pas d'elle. Sur ce rapport physiologiquement profond et puissant le christianisme a soufflé - par son haleine fiévreuse, maladive, ascétique, monacale et par son souffle empoisonné des catacombes le transformant en flamme dévorante de la jalousie, de l'envie, de la vengeance, de la haine et de l'extermination, sous l'humble voile du pardon et de l'abnégation. Sortir de ce chaos d'élucubrations et de spectres mêlés aux réalités est un acte presque héroïque, et ce ne sont que les natures exceptionnelles qui réalisent ce saut périlleux ... Les autres se débattent - pauvres créatures - souffrent, et si elles ne perdent pas la raison - c'est grâce à la légèreté avec laquelle en général nous existons, passons d'un hasard à un autre, d'une contradiction à une autre... sans trop raisonner et sans nous arracher- jusqu'à ce coup de tonnerre terrible, funeste, qui tombe sur notre tête... 1~1 ,, Amen.
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CHAPITRE XLll
Coup d'Etat. Le Procureur de la défunte République. La voix de la vache dans le désert. L'exil du Procureur. L'ordre et la civilisation triomphent.
« Vive la mort, mes amis ! Et Bonne Année ! Désormais soyons conséquents, ne trahissons pas nos idées, ne soyons pas effrayés par la réalisation de ce que nous avions prévu, ne désavouons pas la connaissance à laquelle nous sommes parvenus par une voie douloureuse. Désormais soyons forts et défendons nos convictions. D y a longtemps que nous avons vu la mort approcher; nous pouvons nous désoler, compatir, mais ne pouvons ni nous étonner, ni nous désespérer, ni baisser la tête. Bien au contraire, il nous faut la lever, car nous sommes justifiés. On nous a traités d'oiseaux de malheur attirant le désastre, on nous a reproché notre hérésie, notre méconnaissance du peuple, notre orgueilleuse retraite, notre indignation puérile, mais nous n'étions coupables que de voir la vérité et de l'exprimer avec franchise. Notre discours, en restant le même, devient la consolation, l'encouragement, de ceux qui ont été terrifiés par les événements de Paris ... » Lettres de France et d'Italie, (Lettre XN, Nice, 31 déc. 1851.)
Un matin (le 4 décembre, me semble-t-il) notre cuisinier, Pasquale Rocca, entra chez moi et, l'air ravi, m'annonça qu'en ville on vendait des tracts annonçant que « Bonaparte avait dissous l'Assemblée et nommé un gouvernement rouge ». J'ignore quel serviteur zélé de Napoléon répandait de tels bruits dans le peuple, même hors de France. (A l'époque, Nice était italienne.) 101
Mais combien ne devait-il pas y avoir d'agents de toute eau, de « chauffeurs » politiques, d'hommes qui stimulaient et enflammaient les esprits, pour qu'il y en eût assez même pour Nice ! Une heure plus tard arrivèrent Vogt, Orsini, Chojecki, Mathieu et d'autres 1 • Tous étaient stupéfaits. Mathieu, personnage typique parmi les républicains français, était hors de lui. Chauve, avec un crâne en forme de noix, c'est-à-dire purement gaulois, étroit, mais têtu, portant une grande barbe sombre et mal peignée, doté d'une certaine expression de bonté et de petits yeux, Mathieu ressemblait à un prophète, à un simple d'esprit, à un augure et à son oiseau. C'était un juriste, et en l'heureux temps de la Révolution de Février, il avait été procureur ou suppléant du procureur quelque part. n était un révolutionnaire jusqu'au bout des ongles, s'étant donné à la révolution comme on se donne à la religion : avec une foi totale. Jamais il n'osait ne pas comprendre, ou douter, ou faire l'esprit fort; il aimait, il croyait. Il appelait Ledru-Rollin « Ledru » et Louis Blanc, simplement « Blanc », donnait du « citoyen :. à toute occasion et conspirait constamment. Ayant appris la nouvelle du Deux Décembre, il disparut, puis reparut deux jours plus tard, profondément convaincu que la France s'était insurgée, que cela chauffait 2 surtout dans le Midi, dans le département du Var près de Draguignan. L'essentiel c'était d'entrer en contact avec les représentants du soulèvement. .. Il en avait vu certains, et avec eux avait décidé de passer le V ar nuitamment, en un lieu donné, et de rassembler des hommes importants et sûrs pour un conciliabule... Mais pour que les gendarmes ne puissent se douter de rien, ils étaient convenus 1. Orsini, Félice (1819-1858), dont le nom évoque certain attentat terroriste
à Paris, appartenait au groupe des amis garibaldiens de Herzen, qui l'aimait fraternellement. ll .lui a consacré de belles pages dans B. i. D. F., tome ll, chap. xxxvn. Mathieu, Jacques (1818-'????), avocat, né à La Garde-Freinet, Var. Blessé sur les barricades en février 1848. Procureur de la République à Draguignan, destitué, élu maire de La Garde-Freinet, entra en conflit avec le Préfet et se réfugia à Nice (en 1849), où il connut Herzen, Vogt, Chojecki. M. Vuilleumier donne sur lui des renseignements précieux dans A.A.H. (op. cit. p. 106) et note avec justesse : ... «Herzen s'est gaussé de ses efforts dans ses Mémoires, et a tracé un portrait quelque peu ridicule du personnage... » M. publia, en 1852, un opuscule intitulé : Le vol et la tyrannie consacrés par la législation française, où il se réfère longuement au célèbre ,texte de Herzen : Du développement des idées révolutionnaires en Russie. 2. En français, comme tous les mots en italiques dans ce chapitre.
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de part et d'autre de s'envoyer des signaux « en mugissant comme une vache ». Orsini voulait, au cas où les choses se passeraient bien, amener tous ses amis, mais ne faisant pas tout à fait confiance au regard perçant de Mathieu, l'accompagna lui-même par delà la frontière. TI s'en revint en hochant la tête. Toutefois, fidèle à sa nature, qui était celle d'un révolutionnaire et un tantinet celle d'un condottiere, il se mit à préparer ses amis et ses armes. Mathieu avait disparu... Vingt-quatre heures plus tard, Rocca me réveille vers quatre heures du matin : - Deux messieurs sont arrivés, qui viennent de voyager. Ds disent qu'ils ont absolument besoin de vous voir. L'un d'eux m'a donné ce billet : « Citoyen, au nom du ciel remettez le plus vite possible au porteur la somme de trois ou quatre cents francs, on en a grand besoin. Mathieu. » Je pris l'argent et descendis. Dans la pénombre je vis, assis devant la fenêtre, deux individus remarquables. Habitué que j'étais à tous les uniformes de la Révolution, je fus tout de même frappé par mes visiteurs. Tous deux étaient couverts de boue et de glaise du talon au genou ; l'un portait une grosse écharpe de laine rouge, tous deux des manteaux râpés, une ceinture sur leur gilet, derrière la ceinture, de gros pistolets, le reste, comme de droit : des cheveux hirsutes, de longues barbes, des pipes minuscules. L'un d'eux, après m'avoir dit : Citoyen ! prononça un discours, où il fit allusion à mes vertus civiques et à mon argent, espéré par Mathieu. Je le lui remis. - Est-il en sécurité ? demandai-je. - Oui, nous allons immédiatement le retrouver au-delà du Var, répondit son ambassadeur. TI achète un canot. - Un canot ? Pour quoi faire ? - Le citoyen Mathieu a tout un plan de débarquement ; cet infâme poltron de batelier n'a pas voulu nous le louer... - Comment ? Un débarquement avec une seule embarcation 'Z - Pour le moment, citoyen, c'est un secret. - Comme de raison. - Vous désirez un reçu ? - Voyons ! Pourquoi donc ? Le lendemain Mathieu parut en personne, lui aussi :totalement recouvert de boue et fatigué à ne pas tenir sur ses jambes. TI avait « mugi comme une vache » toute la nuit, croyant plusieurs fois entendre une réponse, avait marché vers le signal ... pour se trouver devant une vraie vache ou un vrai taureau ! 103
Orsini, qui avait patienté pendant dix heures d'affilée, revint à son tour. La différence entre eux, c'était qu'Orsini, ~ébar bouillé, habillé proprement et avec goût, à son accoutumée, ressemblait à un homme qui sortait de sa chambre à coucher, tandis que Mathieu se présentait comme un individu qui cherche à troubler la paix de l'Etat et à se rebeller. Il m'expliqua l'histoire du canot. Un malheur est vite arrivé, et Mathieu pouvait causer la perte d'une demi-douzaine de Français, d'une demi-douzaine d'Italiens. Le freiner, le convaincre, était chose impossible. Il était accompagné par les chefs militaires venus me trouver dans la nuit. On pouvait être certain qu'il compromettrait non seulement ses compatriotes, mais aussi nous tous qui nous trouvions à Nice 3 • Chojecki entreprit de le raisonner et s'y prit en artiste. La fenêtre de Chojecki, avec son petit balcon, donnait directement sur la mer. Au matin, il aperçut Mathieu qui errait, l'air mystérieux, le long du rivage... Il lui fit signe. Mathieu le vit et indiqua par sa mimique qu'il allait venir, mais Chojecki simula un grand effroi et lui « télégraphiant '> du geste qu'il était en danger, l'attira vers le balcon. Regardant autour de lui et marchant sur la pointe des pieds, Mathieu s'approcha en catimini. - Vous savez? demanda Chojecki. -Quoi? - Qu'il y a à Nice un détachement de gendarmes français. - Pas possible ! - Chut-chut-chut. .. On vous cherche, vous et vos amis, on veut perquisitionner chez nous. Ils vont vous prendre, ne sortez pas dans la rue. - Violation du territoire ... je vais protester. - Sans faute. Mais en attendant, sauvez-vous. - Je vais à Sainte-Hélène, chez Herzen. - Vous êtes fou! C'est vous livrer entre leurs mains. Sa villa est sur la frontière, avec un immense jardin ; ils ne vous auront pas plutôt repéré qu'ils vous prendront ! Du reste, dès hier soir Rocca a vu deux gendarmes devant le portail... Mathieu réfléchit. - Allez chez Vogt par la mer, cachez-vous chez lui en attendant ; du reste, c'est lui qui vous donnera le meilleur conseil. 3. Le 7.XII.1851. C'est alors que Herzen br6le quantité de documents qu'il juge dangereux, dont la lettre de Mazzini. Cf. ci-dessus note 17, chap. XL.
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En suivant le bord de mer, c'est-à-dire en mettant deux fois plus longtemps, Mathieu arriva chez Carl Vogt 4 et commença par lui raconter mot à mot sa conversation avec Chojecki. Vogt comprit immédiatement de quoi il s'agissait et déclara : - Le principal, mon cher Mathieu, c'est que :vous ne perdiez pas une minute. Derrière la colline passe une diligence, je vous louerai une place et vous accompagnerai par un sentier. - Je vais faire un saut chez moi pour chercher mes hardes ... fit le Procureur de la République, quelque peu embarrassé. - C'est encore plus dangereux que d'aller chez Herzen. Avez-vous perdu la raison ? Vous êtes suivi par des gendarmes, des agents, des espions ... et vous voulez aller chez vous embrasser votre grosse Provençale ? En voilà un Céladon ! Portier ! cria Vogt. (Le portier de sa maison était un Allemand minuscule, qui ressemblait à une cafetière qu'on n'avait pas lavée depuis longtemps; il était tout dévoué à Vogt.) Ecrivez vite qu'il vous faut une chemise, un mouchoir, un vêtement, il vous les apportera et, si vous y tenez, il ramènera votre Dulcinée, vous pourrez vous embrasser et pleurer tant que vous voudrez. Débordé de reconnaissance, Mathieu embrassa Vogt. Chojecki arriva. - Vite ! Vite ! fit-il, l'air sinistre. Entre temps, le portier revint, et on vit venir Dulcinée. li n'y avait plus qu'à attendre que la diligence parût derrière la colline. La place était louée. - Est-ce que vous recommencez à disséquer des chiens ou des lapins pourris? demanda Chojecki à Vogt. Quel chien de métier/ -Mais non. - Voyons ! li plane une odeur, comme celle des catacombes de Naples. - Je la sens bien, moi aussi, mais je n'y comprends rien... C'est dans ce coin. - Un rat mort, sans doute, sous le plancher... Quelle puanteur... li souleva la capote de Mathieu posée sur une chaise. L'odeur sortait d'elle. - Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? - Rien du tout ! - Ah, mais oui, c'est vrai, fit Dulcinée en rougissant. .. Je 4. Aux Ponchettes. (A.A.H., p. 41.)
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lui ai mis dans sa poche une livre de fromage du Limbourg pour sa route... un peu trop fait ... - Mes bons vœux pour vos voisins dans la diligence! s'écria Vogt, riant aux éclats comme lui seul au monde sait rire. Eh bien, il est temps. En marche ! Chojecki et Vogt accompagnèrent l'agitateur en partance pour Turin... Quand il y parvint, il se présenta chez le ministre de l'Intérieur et éleva une protestation. Le ministre le · reçut avec agacement et hilarité. - Comment avez-vous pu croire que des gendarmes français arrêtent les gens dans le royaume de Sardaigne ? Vous devez être malade ! Mathieu se référa à Vogt et Chojecki. - Vos amis vous ont joué une farce ! fit le ministre. Mathieu écrivit à Vogt. Celui-ci lui débita en réponse une -série de sornettes, je ne sais plus lesquelles. Mais Mathieu les bouda tous, surtout Chojecki, et quelques semaines plus tard ;m'écrivit une lettre, où il disait, entre autres : Vous seul, citoyen, parmi tous ces messieurs, n'avez pas participé à leur action perfide à mon encontre... Ce qui ajoute à la bizarrerie caractéristique de cette affaire, -c'est indéniablement le fait que le soulèvement du Var fut fort sérieux, que les masses populaires se mutinèrent pour de bon et furent réprimées par les armes, avec une férocité bien française. Pourquoi, dès lors, Mathieu et ses gardes du corps ne purent-ils pas rejoindre les insurgés, en dépit de tout leur zèle et de leurs mugissements? Nul ne songe à les soupçonner, lui et ses camarades, d'avoir été intentionnellement se barbouiller de boue et de glaise sans chercher à aller là où il y avait du danger. Loin de là! Ce n'est pas du tout dans l'esprit des Français, dont Delphine Gay 5 a dit qu'ils « ont peur de tout, sauf des coups de fusil :., et c'est moins encore dans l'esprit de la démocratie militante et de la république rouge... Pourquoi Mathieu marcha-t-il à droite, alors que les paysans révoltés se trouvaient à gauche ? Quelques jours plus tard, pareils à des feuilles jaunies poussées par un tourbillon, les malheureuses victimes du soulèvement écrasé commencèrent à tomber sur Nice. Ds étaient si nombreux q11;e le gouvernement piémontais leur permit de rester un certain temps dans une espèce de bivouac ou de campement gitan près de la ville. Combien nous avons vu de misère et d'infortune dans ces camps de nomades : c'est là l'horrible aspect, les coulisses S. Delphine Gay : femme de lettres française, épouse de E. de Girardin.
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de toute guerre civile, habituellement cachées derrière le cadre imposant et les décors colorés d'événements tels que le Deux Décembre. n y avait là de simples agriculteurs, plongés dans la sombre· nostalgie de leur foyer, de leur sillon, et disant avec naïveté : c Nous ne sommes nullement des mutins et des partageux •. Nous voulions défendre l'ordre comme de bons citoyens ; ce sont ces coquins qui nous ont appelés (les fonctionnaires, les maires, les gendarmes), ils ont trahi leur serment et leur devoir, et maintenant nous devons mourir de faim dans une terre étrangère ou passer devant le conseil de guerre ! Où est donc la justice... ? :. Et de fait, un coup d'Etat tel que le Deux Décembre détruit plus que l'homme : il détruit toute moralité, toute notion du bien et du mal, dans une population entière. C'est une leçon de dépravation qui ne peut manquer d'être cher payée. Au nombre de ces gens il y avait des soldats, des troupiers qui n'en revenaient pas de se retrouver, en dépit de la discipline et des ordres. de leur capitaine, du côté opposé à leur régiment et leur drapeau.. Du reste, ils n'étaient pas bien nombreux. TI y avait aussi de ces simples bourgeois de moyens modestes,. qui ne m'écœurent jamais comme les bourgeois opulents : gens pitoyables, bornés, ils ont vaille que vaille, entre leurs poids et leurs mesures, assimilé deux ou trois idées ou demi-idées sur leurs devoirs, et se sont soulevés pour les défendre, voyant qu'on foulait aux pieds ce qu'ils tenaient pour sacro-saint. Ds disaient : « C'est le triomphe de l'égoïsme, oui, oui, de l'égoïme, or, où il y a égoïsme, il y a vice ; il faut que chacun fasse son devoir sans égoïsme. :. Naturellement, il y avait aussi des ouvriers urbains - cet élément sincère et véritable des révolutions, aspirant à faire décréter la sociale 7, et en même temps à traiter les bourgeois et les aristos, comme ceux-ci les traitent. Enfin il y avait des blessés, des blessés graves. TI me souvient de deux paysans entre deux âges - qui s'étaient traînés en laissant un sillage sanglant, depuis la frontière jusqu'au faubourg, dont les habitants les avaient ramassés à demi-morts. Un gendarme les avait poursuivis. Voyant que la frontière n'était pas loin, il avait tiré sur l'un d'eux et lui avait fracassé l'épaule... Le blessé avait continué à courir... Le gendarme tira de nouveau, le blessé tomba; alors il pourchassa le second, l'atteignit d'une 6. Partisans du partage des terres. 7. L'organisation sociale de la société.
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balle, puis le rattrapa. L'homme se rendit. En hâte, le gendarme l'attacha à son cheval et soudain s'avisa de l'autre. Celui-ci rampa jusqu'à un petit bois, puis partit en courant... Il était difficile de le poursuivre à cheval, surtout avec l'autre blessé, et il était impossible d'abandonner le cheval. Le gendarme tira à bout portant sur la tête de son prisonnier, de haut en bas ; l'homme tomba comme mort : la balle lui avait brisé tous les os de la partie droite de la face. Quant il revint à lui, il n'y avait plus personne... Le long de sentiers pratiqués par les contrebandiers il gagna le Var, le traversa en perdant son sang. Là il découvrit son camarade, complètement épuisé, et avec lui survécut jusqu'aux premières maisons de Sainte-Hélène, où comme je l'ai dit, les habitants les sauvèrent. Le premier blessé me raconta qu'après le coup de feu, il se dissimula dans des buissons ; ensuite il entendit des voix : le gendarme-chasseur avait dû découvrir d'autres fuyards et repartir. Combien la police française est zélée ! Ce zèle fut repris par les maires, les adjoints, par les procureurs de la République et les préfets, et se manifesta dans les votes et le compte des voix. Tout cela, qui est typiquement français, est connu du monde entier. Je dirai seulement que dans les lieux éloignés, les mesures pour assurer une énorme majorité lors des votes furent prises avec une rustique simplicité. Sur l'autre rive du Var, dans le premier village, le maire et le brigadier de gendarmerie restèrent assis près de l'ume, surveillant le bulletin de chacun, et déclarant sans ambages qu'ils pulvériseraient tout rebelle. Les bulletins de vote en faveur du Gouvernement étaient imprimés sur un papier spécial. Et dans tout le village il ne se trouva que cinq ou dix risque-tout incorrigibles pour voter contre le plébiscite. Les autres, et avec eux la France entière, votèrent pour l'Empire in spe.
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HISTOIRE D'UN DRAME DE FAMILLE
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1848 c Comprendre tant de choses (écrivait Natalie à Ogarev, à la fin de 1846) et n'avoir pas la force de les accepter, n'avoir par la fermeté de boire aussi bien le breuvage amer que le breuvage doux, mais en rester au premier- quelle pitié! J'ai beau comprendre tout cela à merveille, je ne puis me rendre capable non seulement de plaisir, mais même d'indulgence. Les bonnes choses, je les comprends en dehors de moi, je leur rends leur dû, mais mon âme ne reflète que ce qui est sombre, ce qui me tourmente. Donne-moi ta main et dis avec moi que rien ne te satisfait, que beaucoup de choses te déplaisent, et ensuite enseigne-moi à me réjouir, à m'amuser, à me délecter; j'ai en moi tout ce qu'il faut pour cela, il suffirait de développer cette faculté 1 • » Ces lignes et les fragments de son Journal qui se rapportent à cette époque, et sont cités ailleurs, ont été écrits sous l'influence des mésententes moscovites 2 • Chez elle, le côté sombre l'emportait à nouveau. La rupture avec les Granovski avait effrayé Natalie ; il lui semblait que tout notre groupe se défaisait et que nous restions seuls avec Ogarev. La jeune femme - presque encore une enfant, qu'elle aimait comme une sœur cadette, s'était éloignée d'elle plus encore 1. Citation approximative d'une lettre de Natalie Herzen à Nicolas Ogarev, datée du 24.XII.1846, publiée intégralement dans L., tome IV, pp. 440-441. 2. H. n'a pas indiqué où il comptait insérer ces textes, qui sont des restes du Journal se rapportant à la fin de 1846 et au début de 1847. Ils ont paru dans Rousskié Propilêi (Propylées Russes), tome 1, 1915, et figurent dans la traduction anglaise de B. i. D. à la fin du vol. ll. Les mésententes au sein du cercle amical des Herzen se manifestèrent au cours de l'été 1846. (Cf. B.l. D. F., tome ll, chap. XXXll.)
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que les autres. S'arracher coûte que coûte à ce cercle, était devenu pour Natalie une idée fixe brûlante 3 • Nous partîmes 4 • Au début, tout ce qui était nouveau : Paris, puis l'Italie qui sortait du sommeil, la France révolutionnaire, s'emparèrent de tout notre être. Les méditations personnelles étaient vaincues par l'Histoire. Nous vécûmes ainsi jusqu'aux journées de Juin ... ... Déjà avant ces journées effroyables, sanglantes, le 15 mai (1848) avait comme passé une faux sur les jeunes pousses de nos espérances... « Trois mois pleins ne s'étaient pas écoulés depuis le 24 février, les hommes n'avaient pas eu le temps d'user les chaussures portées lors de l'érection des barricades, mais déjà la France fatiguée aspirait à la paix 5 • Pas une goutte de sang n'avait été versée ce jour-là ; ce n'était que le coup sourd qui éclate dans un ciel pur et vous fait pressentir un orage terrible. Ce jour-là, avec une sorte de clairvoyance je regardai dans l'âme du bourgeois et dans l'âme de l'ouvrier, et j'en restai atterré. J'y vis d'un côté comme de l'autre une farouche soif de sang, une haine concentrée chez l'ouvrier, une autodéfense carnivore, féroce, chez le bourgeois. Deux camps opposés ne pouvaient voisiner, se côtoyer quotidiennement dans les maisons, dans la rue, à l'atelier, au marché, comme sur des lopins de terre accolés. Un combat terrible, sanguinaire était imminent, qui n'annonçait rien de bon. Nul ne le prévoyait hormis les conservateurs qui l'avaient appelé ; mes amis proches parlaient en souriant de mon énervement, de mon pessimisme. ll leur paraissait plus facile de saisir un fusil et d'aller mourir sur une barricade, que de regarder les événements en face, avec courage. Somme toute, ils n'avaient pas tant envie de comprendre ce qui se passait, que de triompher de leurs adversaires ; ils avaient envie d'agir à leur guise. Je m'éloignais de plus en plus de tout le monde. Le vide 3. La jeune femme, Elisabeth Bogdanovna, était l'épouse de l'éminent professeur d'Histoire à l'Université de Moscou, Timothée Granovski. Née en 1824, elle avait sept ans de moins que Natalie (née en 1817). 4. Fin janvier 1847. (Cf. B. i. D. F., tome Il, chap. XXXIII et XXXIV.) 5. Citation approximative de la Lettre IX, des Lettres de France et d'Italie. Rappelons que Herzen ne songea pas un instant à faire de cette 5" partie une étude historico-politique, et que dans son Introduction il précise : « Pour compléter cette partie, il est indispensable de connaître mes Lettres de France et d'Italie, surtout pour ce qui concerne l'année 1848... » (B. i. D. F., tome Il, p. 283.) Idée-fixe : en français dans le texte.
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menaçait là aussi. Mais soudain un roulement de tambour, au petit matin, et le cliquetis de la levée le long des rues annonce le commencement de la catastrophe. Ces journées de Juin et celles qui les suivirent furent épouvantables et déposèrent leur marque sur ma vie. Je vais reprendre quelques lignes que j'écrivis un mois plus tard 6 : « Les femmes pleurent pour soulager leur cœur. Nous ne savons point pleurer. En place des larmes je veux écrire, non pas pour décrire ou expliquer les événements sanglants, mais simplement pour en parler, pour donner libre cours aux mots, aux pleurs, aux pensées, à la bile. Il ne peut s'agir de descriptions, d'informations, de jugements ! Dans mes oreilles résonnent encore les coups de feu, le martèlement de la cavalerie qui charge, le bruit lourd, sourd, des roues des affûts de canon le long des rues mortes. Dans mon souvenir remontent divers détails : un blessé sur un brancard presse son flanc de sa main sur laquelle coulent des gouttes de sang : les omnibus pleins de cadavres, les prisonniers aux mains liées, les canons Place de la Bastille, le campement près de la Porte Saint-Denis et aux Champs-Elysées, et le sombre et nocturne : Sentinelle, prenez garde à vous 7 ! Comment décrire cela ? Le cerveau est trop congestionné, le sang trop âcre. « Rester dans sa chambre les bras croisés sans pouvoir descendre dans la rue, alors qu'on perçoit non loin, alentour, tout près ou dans le lointain, des coups de feu, la canonnade, des cris, un roulement de tambour, alors qu'on sait qu'à proximité le sang coule, qu'on s'égorge, qu'on se transperce, qu'on meurt ... Il y a de quoi mourir ou devenir fou ! Je ne suis pas mort, mais j'ai vieilli. Je me remets des journées de Juin comme d'une grave maladie. « Elles avaient pourtant commencé triomphalement. Le 23 juin, vers quatre heures avant dîner, je suivais les quais de la Seine en direction de l'Hôtel de Ville. Les boutiques fermaient. Les colonnes de la Garde Nationale, la mine sinistre, se déployaient en diverses directions. Le ciel était couvert de nuages ; il pleuvait. Je m'arrêtai sur le Pont Neuf. Un éclair violent fulgura derrière un nuage, des éclats de tonnerre se succédèrent, et au beau 6. Herzen cite avec des variantes un chapitre de son livre, De l'autre Rive, intitulé : Après l'Orage. (A.S., tome VI, pp. 40-44}, en russe. En français : A.I. Herzen : Textes Philosophiques choisis, Moscou, 1956, pp. 407-417. 7. En français.
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milieu de tout cela résonna le bruit régulier, prolongé, du tocsin venant du clocher de Saint-Sulpice, le tocsin des prolétaires qui, trompés une fois de plus, appelaient leurs frères aux armes. L'église et tous les édifices le long du quai étaient éclairés de façon insolite par quelques rayons d'un soleil qui sortait brillamment d'un nuage, le tambour retentissait de tous côtés, l'artillerie s'ébranlait hors de la Place du Carrousel. « J'écoutais le tonnerre, le tocsin, et je ne pouvais me rassasier de la vue du panorama de Paris, comme si je prenais congé de lui; j'aimais passionnément Paris en cet instant; c'était mon ultime hommage à la grande cité. Après les journées de Juin, je la pris en dégoût (17). « De l'autre côté du fleuve, dans toutes les ruelles, on construisait des barricades. Je vois encore ces individus crépusculaires qui coltinaient des pierres ; les enfants, les femmes les aidaient. Un jeune polytechnicien monta sur une barricade apparemment terminée ; il y planta un drapeau et se mit à chanter d'une voix basse et triste La Marseillaise : tous ceux qui y travaillaient la reprirent, et le chœur de ce chant sublime qui retentissait derrière les pierres d'une barricade vous bouleversait l'âme. Le tocsin sonnait toujours. Cependant, l'artillerie martela le pont, d'où le général Bédeau observa au travers d'une longue-vue, les positions de l'ennemi... » A ce moment-là, on pouvait encore tout éviter, on pouvait sauver la République, la liberté de l'Europe entière, on pouvait encore faire la paix. Un gouvernement borné, maladroit, ne fut pas capable de le faire. L'Assemblée ne le voulait point, les réactionnaires cherchaient la vengeance et le sang, une réparation pour le 24 février; les coffres du National leur permirent d'agir. Le 26 juin, après le triomphe du National sur Paris, nous entendîmes des salves régulières, avec de courts intervalles ... Nous nous regardâmes ; tous étaient blêmes... « Mais... on fusille », dîmes-nous d'une seule voix, et nous nous détournâmes les uns des autres. Je collai mon front à la vitre. Pour de telles minutes on hait pendant dix ans, on se venge la vie durant. Malheur à ceux qui pardonnent ces minutes-là 8 ! Après le massacre qui dura quatre jours et quatre nuits, tombèrent le silence et le calme de l'état de siège. Les rues étaient encore barrées par des chaînes ; rarement, bien rarement, on rencontrait. un équipage ; l'arrogante Garde Nationale, le faciès marqué par une férocité rageuse et bornée, protégeait ses bou-
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En français.
tiques et vous menaçait de la baïonnette et de la crosse ; des troupes jubilantes de gardes mobiles ivres déambulaient sur les boulevards en braillant Mourir pour la Patrie; des gamins de seize ou dix-sept ans se vantaient du sang de leurs frères qui avait séché sur leurs mains : on leur jetait des fleurs ; des bourgeoises quittaient leurs comptoirs pour fêter les vainqueurs, leur jetaient des fleurs. Cavaignac transportait dans sa calèche un monstre qui avait assassiné des dizaines de Français. La bourgeoisie triomphait. Mais les maisons du faubourg Saint-Antoine fumaient encore; les murs frappés par les boulets, s'effondraient; les intérieurs béants des chambres c'étaient les plaies des pierres, le mobilier cassé se consumait, les éclats des miroirs brisés étincelaient... Où étaient les propriétaires, les habitants ? Nul ne songeait à eux... Par-ci, par-là on avait sablé, mais le sang transparaissait tout de même. On ne pouvait approcher du Panthéon, fracassé par des obus. Le long des boulevards se dressaient des tentes, les chevaux grignotaient les arbres si bien soignés des Champs-Elysées ; sur la Place de la Concorde, on voyait partout du foin, des cuirasses de cavaliers, des selles ; dans le jardin des Tuileries, près de la grille, les soldats préparaient la soupe. Paris n'avait pas vu cela, même en 1814. Quelques jours passèrent, et Paris commença à reprendre son aspect habituel. Les foules d'oisifs reparurent sur les boulevards, les dames élégantes, en calèche ou en cabriolet, allaient visiter les ruines des maisons et les traces des combats acharnés... Seules les patrouilles fréquentes et les groupes de prisonniers rappelaient les journées terribles; c'est alors seulement qu'on commença à voir clairement ce qui s'était passé. TI y a chez Byron la description d'un combat nocturne : ses détails sanglants sont cachés par l'obscurité; à l'aube, alors que le combat est depuis longtemps achevé, on en distingue les traces : une lame, un uniforme ensanglanté. C'est cette aube-là qui se levait maintenant dans les âmes et éclairait une horrible dévastation. La moitié de nos espoirs, la moitié de nos croyances avaient été tuées ; des idées négatives, désespérées hantaient notre esprit, y prenaient racine. On ne pouvait pas imaginer que notre cœur, passé par tant d'expériences, mis à l'épreuve du scpeticisme moderne, pût garder encore tant de choses à extirper. » Vers cette époque, Natalie écrivait à Moscou : « Je regarde mes enfants et je pleure ; je suis prise de peur, je n'ose plus souhaiter qu'ils restent en vie, peut-être qu'eux aussi un sort aussi terrible les attend. :. Dans ces mots on entend l'écho de ce que nous avions vécu :
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on y voit les omnibus bourrés de cadavres, et les prisonniers aux mains liées accompagnés d'injures, et le pauvre garçon sourd-muet abattu à quelques pas de notre portail, parce qu'il n'avait pas entendu crier : Passez au large! Et comment cela pouvait-il se refléter autrement dans l'âme d'une femme qui comprenait si douloureusement, si profondément, tout ce qui était triste... A ce moment-là, même les natures lumineuses s'assombrissaient, devenaient atrabilaires, une espèce de douleur coléreuse pleurait au-dedans de nous, et je ne sais quelle honte originelle rendait la vie difficile à vivre. Ce n'était pas le regret fantasque de ses idéaux, ce n'était pas le souvenir des larmes virginales et du romantisme chrétien qui remontaient une fois de plus dans l'âme de Natalie, mais un désespoir véritable, pesant, trop lourd pour des épaules de femme. Le vif intérêt qu'elle portait à toutes choses extérieures ne se refroidit pas : il devint, au contraire, une douleur vive. C'était le chagrin d'une sœur, les pleurs d'une mère sur le triste champ d'une bataille qui vient d'avoir lieu. Natalie était en vérité ce que Rachel prétendait être avec sa Marseillaise (18). Las des querelles stériles, je saisis ma plume et, pour ma propre satisfaction, je me mis à anéantir, avec une espèce de rage intérieure, mes anciennes espérances. L'énergie qui me possédait et me torturait trouvait une issue dans ces pages remplies d'exorcismes et de ressentiments, dans lesquelles je sens encore, en me relisant, mon sang enfiévré et ma débordante indignation ... C'était mon exutoire ... Natalie, elle, n'avait aucun exutoire. Le matin, les enfants, le soir notre énervement, nos méchantes disputes - disputes de prosecteurs et de mauvais médecins autour d'une autopsie. Elle souffrait. Et moi, en place de médicament je lui offrais la coupe amère du scepticisme et de l'ironie. Si seulement j'avais soigné son âme malade à moitié aussi bien que je pris soin plus tard de son corps souffrant ... Je n'aurais pas laissé les ramifications d'une racine empoisonnée proliférer en tous sens. C'est moi qui les ai nourries et fait croître, ces rameaux, sans chercher à savoir si elle pouvait les supporter, si elle en viendrait à bout. Notre existence elle-même s'arrangeait bizarrement. Nous connûmes rarement des soirées calmes, des causeries intimes, une détente paisible. Nous ne savions encore fermer notre porte aux importuns. Vers la fin de l'année commencèrent à arriver de toutes parts, des bannis de tous pays, des errants sans toit. L'ennui, la solitude, leur faisaient chercher une demeure amie, un accueil chaleureux. 114
Voici ce qu'elle écrivait à ce propos : c: J'en ai assez des ombres chinoises, je ne sais pas pourquoi, ni qui je vois ; je sais seulement que je vois trop de monde. Ce sont tous de braves gens et il me semble que parfois je resterais en leur compagnie avec plaisir, mais cela revient trop souvent ; ma vie ressemble aux gouttelettes printanières : toc-toc-toc! Toute la matinée je m'occupe de Sacha, de Natacha, et ainsi de suite tout le jour. Je ne puis me concentrer une seule minute, je suis si distraite que parfois cela me fait peur et mal. Vient le soir, les enfants sont couchés, je me dis que je vais me reposer, mais non! Voilà qu'arrivent les braves gens, et parce qu'ils sont gentils, c'est plus dur encore ; autrement, je serais tout à fait seule, et ici je ne le suis pas, mais leur présence, je ne la sens pas, c'est comme si j'étais environnée de fumée ; elle me pique les yeux, je respire mal, mais quand ils s'en vont ... il ne me reste plus rien. Demain arrive, et c'est pareil. Un autre « demain » - encore la même chose. Je ne dirais cela à nulle autre : on croirait que je me plains, on dirait que je ne suis pas contente de mon existence. Toi tu comprends, tu sais bien que je ne voudrais pas échanger mon sort avec qui que ce soit. .. il ne s'agit que d'exaspération passagère, de fatigue... Un filet d'air frais, et je ressuscite pleine de vigueur... :. (21 novembre 1848) 9• « Si je disais tout ce qui me passe par la tête, parfois j'ai si grand'peur en regardant les enfants... Quelle hardiesse, quelle témérité d'obliger une nouvelle créature à vivre sans avoir rien, rien, pour rendre sa vie heureuse ... c'est effrayant, et parfois je me fais l'effet d'une criminelle; il est plus facile d'ôter la vie que de la donner, si cela se faisait consciemment. Je n'ai encore jamais rencontré personne dont j'aurais pu dire : « Ah, si mon enfant lui ressemblait », c'est-à-dire « si sa vie était comme celle-là... » Mes idées se simplifient de plus en plus. Peu après la naissance de Sacha je souhaitais qu'il devînt un grand homme, plus tard qu'il fût comme-ci, ou comme-çà... finalement, je veux qu'il... » Ici la lettre fut interrompue quand la fièvre typhoïde de Tata 10 fut en pleine évolution, mais le 15 décembre, Natalie ajoutait : « Voilà, ce que je voulais dire alors, c'est que je ne veux rien 9. Cette lettre et les suivantes sont adressées à Nathalie Toutchkov. (V. chapitre suivant.) Conservées à la Bibl. Lénine, Moscou, elles ont été publiées dans Rousskié Propiléï (« Propylées Russes »), tome 1, 1915,
pp. 254-262. 10. Natalie (Tata, Natacha): née en 1844; Alexandre (Sacha): né en 1839.
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faire de mes enfants, pourvu qu'ils aient une vie joyeuse et heureuse... le reste, ce sont des bagatelles... :. Le 24 janvier 1849 : « Comme j'aimerais moi aussi trotter comme une souris, et que ce va-et-vient m'intéressât, car rester ainsi oisive, au milieu de toute cette agitation, de ces impératifs ! Or, m'occuper comme je le voudrais n'est pas possible. Quelle torture de me sentir toujours en une telle disharmonie avec ce qui m'entoure Ge ne parle pas de notre cercle intime). Oui si je pouvais m'y enfermer mais c'est impossible. On a envie d'aller plus loin, de s'en aller, et il eût été bon de partir quand nous étions en Italie. Mais à présent, quoi? J'ai trente ans, et ce sont les mêmes aspirations, la même soif, la même insatisfaction oui, je le dis tout haut! Ce mot écrit, Natacha s'est approchée et m'a embrassée si fort ... Insatisfaction? Je suis trop heureuse, la vie déborde... Mais : Pourquoi cette envie de voir le monde, Pourquoi mon âme aspire-t-elle à le survoler 12 « A toi seu1e je puis parler ainsi, tu me comprendras parce que tu es aussi faible que moi, mais avec d'autres, qu'ils soient plus forts ou plus faibles, je ne voudrais pas parler ainsi, ni qu'ils entendent ce que je dis. Je trouverais d'autres mots pour eux. Et puis, c'est mon indifférence qui me fait peur. Il y a si peu, si peu de choses, de gens, qui m'intéressent... La nature (mais pas à la cuisine), l'Histoire (mais pas à l'Assemblée) et puis la famille, et deux ou trois personnes, voilà tout. Et pourtant comme tout le monde est bon, se préoccupant de ma santé, de la surdité de Kolia... 13 :. Le 27 janvier : « A la fin, on n'a plus assez de forces pour regarder les spasmes de l'agonie, ils durent trop, et la vie est si brève; je suis envahie par l'égoïsme, parce que l'abnégation n'y peut rien, sinon démontrer la justesse de ce dicton. « Aller de compagnie, éloigne la mort! » Mais assez mourir! J'aimerais bien vivre un peu, je m'enfuirais en Amérique ... Ce en quoi nous avions cru, ce que nous avions pris pour une réalité, n'était qu'une prédiction, et prématurée. Comme c'est triste, comme c'est lourd! J'ai envie de pleurer comme un enfant. Qu'est-ce que le bonheur individuel? Le bonheur de tout le monde t'environne comme l'air, or cet air n'est chargé que d'un souffle méphitique qui annonce la mort. » 12. Poésie de A.V. Koltzov : Pensées d'un Epervier (A.S.). 13. V. note 23 p. 42.
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Le 1er février : « N ... N ... si tu savais, mon amie, comme tout est sombre et désespéré au-delà de ce qui est personnel, privé ! Oh! si l'on pouvait s'y enfermer et s'y abandonner, oublier tout hormis ce cercle étroit... Insupportable, cette fermentation, dont le résultat n'apparaîtra que dans quelques siècles. Mon être est trop faible pour sortir de cette fermentation et voir si loin... il rétrécit, il s'annihile. :. Cette lettre se conclut par ces mots : « Je souhaite avoir assez peu de forces pour ne pas me sentir vivre ; quand j'en ai conscience, je ressens toute la disharmonie de tout ce qui existe 14... :.
SYMPTOMES La réaction triomphait. Au travers d'une République bleupâle on distinguait les traits des prétendants. La Garde Nationale allait à la chasse aux blouses, le préfet de police faisait des rafles dans les bosquets et les catacombes à la recherche de ceux qui se cachaient. Les gens moins belliqueux dénonçaient, épiaient. Jusqu'en automne nous fûmes entourés des nôtres; nous nous fâchions, nous nous désolions dans notre langue maternelle. Les Toutchkov habitaient la même maison que nous, Maria Fédorovna chez nous 15• Annenkov et Tourguéniev venaient chaque jour; mais tous regardaient au loin. Notre petit cercle se défaisait. Paris, lavé par le sang, ne les retenait plus, tous se préparaient, sans nécessité particulière, à s'en aller, pensant sans doute se débarrasser d'un fardeau intérieur, des journées de Juin qui avaient pénétré dans leur sang, mais qu'ils emportaient avec eux. Pourquoi ne suis-je pas parti, moi aussi ? Bien des choses eussent été sauvées, et je n'aurais pas été conduit à faire tant de sacrifices humains, à immoler tant de moi-même à un dieu cruel et impitoyable. 14. Ces extraits des lettres de Natalie à son amie Mlle Nathalie Toutchkov semblent avoir été sélectionnés par Herzen en tant que premiers « documents» de ce dossier que représente le Drame de Famille, texte central de cette Cinquième partie de B. i. D. et de l'œuvre tout entière, écrite à cause et autour de ce drame. Texte omis de l'édition de Berlin, 1921, comme de la plus récente traduction (abrégée) en langue anglaise, London, 1974. 15. Maria Fédorovna Korsch : proche amie des Herzen. Pour elle et la famille Toutchkov, Commentaires (19).
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Le jour de notre séparation d'avec les Toutchkov et Maria Fédorovna fut comme un croassement de corbeau dans ma vie ; à ce cri d'avertissement je ne prêtai pas plus attention qu'à des centaines d'autres. Tout homme qui a beaucoup enduré peut se rappeler le jour, les heures, la série de points à peine visibles par lesquels commence la crise, à partir desquels tourne le vent. Ces présages ou avertissements ne sont nullement fortuits : ils sont les suites, les premières incarnations de ce qui est prêt à entrer dans notre existence, la révélation de ce qui rôde secrètement, mais qui déjà est là. Nous ne remarquons pas ces symptômes psychiques, nous en rions comme de la salière renversée ou de la bougie qui s'éteint, parce que nous nous sentons infiniment plus indépendants que nous ne le sommes en réalité, et nous voulons, orgueilleusement, régenter notre existence nous-mêmes. A la veille du départ de nos amis, ils se réunirent chez nous avec encore deux ou trois amis proches. Les voyageurs devaient se trouver à la gare à sept heures du matin. ll ne valait pas la peine d'aller se coucher, tous aimaient mieux passer ensemble ces dernières heures. Au début, ce fut animé, avec cet énervement qui se manifeste toujours au moment d'une séparation ; mais peu à peu un nuage mélancolique commença à nous emmitoufler tous... La conversation languissait, personne ne se sentait à l'aise, le vin versé s'évaporait, les plaisanteries forcées ne faisaient rire personne. Quelqu'un, voyant poindre l'aube, ouvrit les rideaux et une pâle lueur éclaira les visages, comme dans le tableau de l'orgie romaine peint par Couture 18 • Tous étaient tristes. La tristesse m'empêchait de respirer. Ma femme était assise sur un petit canapé ; devant elle, à genoux, et cachant son visage sur son sein, se trouvait la fille cadette de Toutchkov, Consuelo di sua alma, comme elle l'appelait 17 • Elle aimait passionnément ma femme et la quittait contre son gré, pour mener une morne vie à la campagne ; sa sœur se tenait mélancoliquement à leur côté. Consuelo chuchotait quelque chose à travers ses larmes, et à deux pas de là M.F. était assise, silencieuse et sombre : elle s'était accoutumée depuis longtemps à subir son sort, elle connaissait la vie, et pour elle c'était simplement un « adieu ~. alors que, au travers des larmes des jeunes femmes, brillait, malgré tout, un « au-revoir. ~ Ensuite nous partîmes les accompagner. Dans le hall haut et 16. Thomas Couture : «Les Romains de la Décadence •· 17. D'après George Sand, dont tout ce milieu russe était enivré.
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désert il faisait un froid pénétrant, les portes claquaient violemment et un vent coulis soufflait de toutes parts. Nous nous installâmes dans un coin, sur un banc. Toutchkov partit s'occuper des bagages. Soudain une porte s'ouvrit et deux vieux ivrognes entrèrent bruyamment dans la salle. Leurs vêtements étaient sales, leurs visages hideux, il émanait d'eux un air de sauvage débauche. Ils entrèrent en s'injuriant. L'un d'eux voulut frapper l'autre, qui l'évita et lançant son poing de toutes ses forces, le frappa en plein visage. L'ivrogne vola en l'air; sa tête frappa le sol pavé en rendant un son vibrant, strident. Il poussa un cri, souleva sa tête ; le sang coulait à flots sur ses cheveux blancs et sur les dalles. La police et les voyageurs se jetèrent comme des forcenés sur l'autre vieillard. Enervés depuis la veille au soir, agités, tendus, nous nous retenions, mais l'atroce écho qui envahit l'énorme halle, quand le crâne heurta le sol, avait fait sur tout le monde une impression qui frisait l'hystérie. Notre foyer et tout notre cercle avaient toujours été épargnés par les « phénomènes tragi-nerveux », mais ceci était au-dessus de nos forces. Je sentais des frissons parcourir tout mon corps, ma femme était sur le point de s'évanouir, et voilà que retentissait la cloche - c'était l'heure du départ ! - et soudain nous nous retrouvâmes derrière le grillage... seuls. Il n'y a rien de plus ignoble, de plus vexatoire pour ceux qui se quittent que les mesures policières qu'on prend en France dans les gares de chemin de fer ; elles dérobent à ceux qui restent, les deux ou trois minutes ultimes... Les autres sont encore là, la locomotive n'a pas encore sifflé, le train ne s'est pas ébranlé, mais entre nous et eux il y a cette barrière, ce mur, la main du policier, alors que vous auriez envie de les voir s'installer, partir, puis suivre le train qui s'éloigne, la poussière, la fumée, le point minuscule, les suivre du regard, alors qu'on ne voit plus rien... ... Nous rentrâmes à la maison en silence. Ma femme pleura doucement tout le long du chemin, regrettant sa Consuelo. De temps en temps s'emmitouflant dans son châle, elle me demandait : « Tu te rappelles ce bruit ? Il résonne encore à mes oreilles. :. Rentrés, je la persuadai de se coucher, et moi-même je me mis à lire les journaux. Je lus les premiers-Paris 18, les feuilletons, les mélanges ... et il n'était pas encore midi. Quelle journée! J'allai voir Annenkov, lui aussi allait partir incessam18. En français : les articles de tête des journaux parisiens.
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ment 19• Avec lui j'allai me promener. Les rues étaient plus ennuyeuses que mes lectures ; une sombre humeur... ressemblant à des remords de conscience m'accablait. « Venez dîner chez moi », lui dis-je, et nous rentrâmes. Ma femme était décidément souffrante. La soirée fut décousue, stupide. - C'est donc décidé, vous partez à la fin de la semaine? demandais-je à Annenkov, en prenant congé de lui. - C'est décidé. - Vous serez mal à votre aise en Russie. - Qu'y faire? Il m'est indispensable de partir. Je ne resterai pas à Pétersbourg, je m'en irai à la campagne. Et ici, pour l'heure, ça ne va guère, Dieu sait. J'ai peur que vous n'ayiez à vous repentir de rester. A ce moment-là je pouvais encore rentrer, je n'avais pas brûlé mes vaisseaux. Rébillaud et Carlier n'avaient pas encore envoyé leurs rapports, mais en mon for intérieur, la décision était prise. Néanmoins, les paroles d'Annenkov frôlèrent désagréablement mes nerfs à vif. Je réfléchis et lui répondis : - Non. Je n'ai pas le choix. Il faut que je reste, et si je me repens, c'est plutôt de ne pas avoir accepté le fusil que me tendait un ouvrier derrière une barricade, Place Maubert. Bien des fois aux instants de désespoir et de faiblesse, lorsque l'amertume dépassait la mesure, lorsque mon existence tout entière m'apparaissait comme une seule et longue erreur, lorsque je doutais de moi-même, doutais des choses dernières, de ce qui restait, ces mots me revenaient en tête : « Pourquoi n'ai-je pas pris le fusil de cet ouvrier, ne suis-je pas resté derrière la barricade? » Fortuitement frappé par une balle, j'aurais emporté dans la tombe deux ou trois croyances encore... Et le temps recommença à s'étirer... jour après jour... gris ... ennuyeux... Les gens allaient et venaient, se liaient avec nous pour un jour, passaient, disparaissaient, périssaient. Vers l'hiver commencèrent à venir les bannis des autres pays, marins échappés à d'autres naufrages. Pleins d'assurance et d'espoir, ils prenaient la réaction qui se levait sur toute l'Europe pour un vent passager, pour un petit revers, ils attendaient leur tour pour demain, pour la semaine suivante... Je sentais qu'ils se trompaient, mais leur erreur me faisait 19. Annenkov, Paul Vassiliévitch (1812-1887) critique et mémorialiste très fin, qui évoqua ses contemporains dans une œuvre importante : La Décade remarquable. Ami intime de Tourguéniev, assez lié avec Herzen.
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plaisir. J'essayais d'être inconséquent, je luttais contre moi-même, et je vivais dans une sorte d'irritation, d'énervement. Ce temps reste dans mon souvenir comme celui d'une journée enfumée, suffocante... Plein de nostalgie, je me jetais de-ci, de-là, je cherchais la distraction dans les livres, dans le bruit, dans l'isolement familial, parmi les gens, mais toujours il me manquait quelque chose, le rire ne m'égayait pas, le vin m'enivrait lourdement, la musique me fendait le cœur, et les entretiens animés s'achevaient presque toujours par un sombre silence. Au-dedans de moi tout était outragé, sens-dessus-dessous ... Contradictions flagrantes, chaos ; de nouveau la rupture, de nouveau le vide. Les fondements de ma vie morale, établis de longue date, me posaient à nouveau des questions ; de tous côtés des faits surgissaient qui venaient les réfuter. Le doute écrasait de son pied pesant mes ultimes certitudes, il ébranlait non point la sacristie de l'Eglise, ni non plus les robes des docteurs, mais les bannières de la révolution... Le doute, issu des idées générales, s'introduisait dans notre existence. Il existe un abîme entre la négation théorique et le doute qui infléchit le comportement ; la pensée est hardie, la langue est insolente et prononce volontiers des mots que le cœur redoute. En nous se consument encore des croyances et des espoirs, alors que l'intelligence qui va plus loin hoche la tête. Le cœur retarde parce qu'il aime, et pendant que l'intelligence condamne et punit, le cœur prolonge encore les adieux ... Il se peut qu'au temps de la jeunesse, quand tout bouillonne et se presse, quand il y a tant d'avenir, quand la perte de certaines croyances fait place nette à d'autres ; ou dans le vieil âge, quand tout devient indifférent par lassitude, il se peut que ces crises deviennent plus faciles à supporter ; mais nel mezzo del cammin di nostra vita 20 nous les payons cher ! Mais enfin, qu'est-ce que tout cela? Une plaisanterie? Tout ce qui était notre trésor secret, que nous aimions, à quoi nous aspirions, à quoi nous avions fait des sacrifices, a été trahi par la vie, trompé par l'Histoire... à ses propres fins ; ce sont les fous qui lui servent de levain, et peu lui importe ce qu'il adviendra d'eux quand ils auront retrouvé leurs esprits ; elle les aura utilisés : qu'ils finissent leurs jours dans un asile pour invalides ! Honte ! Dépit ! Et à vos côtés des amis au cœur simple haussent les épaules, s'étonnent de votre pusillanimité, de votre impatience, 20. «Au milieu du chemin de notre vie... ,., premier vers de l'Enfer de Dante.
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attendent le lendemain et, toujours préoccupés, toujours occupés à la même chose, ne comprennent rien, ne s'arrêtent devant rien, avancent toujours... sans bouger de leur place... Ils vous jugent, vous consolent, vous blâment... Quel ennui ! Quelle malédiction ! Ces « hommes de foi », ces « hommes d'amour », comme ils s'intitulent par opposition à nous, hommes « de doute et de négation », ne savent pas ce que c'est que de sarcler avec la racine les espoirs choyés une vie durant. Ils ne connaissent pas la maladie de la vérité, ils ne se sont séparés d'aucun trésor avec ces « pleurs bruyants » dont parle le poète :
Ich riss sie blutend aus dem wunden Herzen, Und weinte laut und gab sie hin 21 • Heureux sont les insensés qui jamais ne redeviennent lucides ! La lutte intérieure leur est inconnue, ils souffrent de causes externes, de gens mauvais et de la mauvaise chance, mais audedans d'eux tout est intact, leur conscience est tranquille, ils sont satisfaits. C'est pourquoi le ver qui ronge les autres leur apparaît comme un caprice, l'épicurisme d'un esprit rassasié, une ironie creuse. Ils voient l'infirme railler sa jambe de bois et en concluent que son amputation ne l'a pas beaucoup gêné. Pas un instant ils ne se demandent pourquoi il est vieux avant l'âge, ni si sa jambe coupée le tourmente aux changements de temps ou quand souffle le vent ! Ma confession logique, l'histoire de mon mal au travers duquel ma pensée outragée tentait de se frayer un chemin, demeurent dans la suite d'articles qui constituent De l'Autre Rive. En moi je traquais mes dernières idoles, je me vengeais sur elles, ironiquemênt, d'avoir souffert, d'avoir été trahi. Ce n'était pas de mes proches que je riais, mais de moi-même, et à nouveau emporté, je rêvais déjà d'être libre ; mais c'est là que j'ai bronché. Ayant perdu ma foi dans les mots et dans les drapeaux, dans l'humanité canonisée et dans l'unique Eglise salvatrice - la civilisation occidentale, je croyais encore en quelques personnes, je croyais en moi... Voyant que tout croulait, je voulais me sauver, commencer une vie nouvelle, me mettre à l'écart en compagnie de deux ou trois amis, m'enfuir, me cacher... des importuns. Et, plein de morgue, 21. «Je l'ai arrachée, saignante, de mon cœur blessé, et pleurant bruyamment, je l'ai donnée ... » (Tiré du poème de Schiller, Résignation.)
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je donnai pour titre à mon dernier chapitre : Omnia mea mecum porto 22• Ma vie désorganisée, brûlée, à demi flétrie dans le tourbillon des événements, dans les remous des intérêts généraux, se singularisait, se ramenait de nouveau à une période de lyrisme juvénile... sans jeunesse et sans foi. Avec ce faro da me 23, ma barque devait obligatoirement se briser sur des rochers sous-marins, et elle s'y brisa. J'ai survécu, c'est vrai, mais j'ai tout perdu ... (20}.
LA FIEVRE TYPHOIDE Durant l'hiver 1848 ma petite fille tomba malade. Longtemps elle se sentit mal, puis elle eut une légère fièvre, qui parut disparaître. Rayer, un médecin réputé, conseilla de lui faire faire une promenade en voiture, malgré la journée hivernale. Le temps était superbe, mais froid. Quand on la ramena à la maison elle était extraordinairement pâle ; elle demanda à manger et, sans attendre son bouillon, elle s'endormit près de nous sur le divan. Quelques heures passèrent, elle dormait toujours. Vogt, le frère du naturaliste, étudiant en médecine, se trouvait chez nous. « Regardez votre enfant, dit-il. Ce sommeil n'est pas du tout naturel. :. La pâleur mortelle, bleuâtre, de son visage m'effraya. Je posai ma main sur son front : il était complètement froid. Je courus moi-même chez Rayer, le trouvai heureusement chez lui et le ramenai avec moi. La petite fille ne s'était pas réveillée. Rayer la souleva, la secoua vigoureusement et me força de l'appeler très fort par son nom... Elle ouvrit les yeux, prononça un ou deux mots et se rendormit du même sommeil lourd, mortel, avec une respiration à peine perceptible. C'est dans cet état, avec des changements minimes, qu'elle demeura quelques jours, sans manger et quasiment sans boire ; ses lèvres avaient noirci, ses ongles étaient bleus, on décela des taches sur son corps : c'était une fièvre typhoïde. Rayer ne faisait presque rien, il attendait, il observait la maladie et ne nous donnait pas grand espoir. 22. «Tout ce que j'ai, je le porte avec moi. » (Chap. VII de De l'Autre Rive). En fait, c'est l'avant-dernier chapitre, non le dernier. (Cf. A.I. Herzen, Textes philosophiques choisis, op. cit. pp. 490-510.) 23. Allusion à la devise des Garibaldiens : L'ltalia farà da se. («L'Italie se fera par elle-même »).
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L'aspect de l'enfant était effrayant. J'attendais la fin d'heure en heure. Ma femme, blême et silencieuse, restait assise jour et nuit à côté du petit lit. Ses yeux s'étaient couverts de ce reflet nacré qui révèle la fatigue, la douleur, l'épuisement des forces et la tension anormale des nerfs. Une fois, vers une heure du matin, il me sembla que Tata ne respirait plus. Je la regardais, cachant mon épouvante. Ma femme devina : - J'ai le vertige, me dit-elle. Donne-moi de l'eau. Quand je lui tendis le verre, elle avait perdu connaissance. Ivan Tourguiéniev, qui venait partager avec nous nos heures sombres, courut chercher de l'ammoniaque à la pharmacie ; je me tenais immobile entre les deux corps inanimés, je les regardais et ne faisais rien. La femme de chambre frottait les mains, humectait les tempes de ma femme. Après quelques minutes elle revint à elle. - Quoi ? fit-elle. - Je crois que Tata a ouvert les yeux, répondit notre bonne et charmante Louise. Je l'observai : elle paraissait se réveiller. Tout bas, je l'appelai par son nom, elle ouvrit les yeux et sourit de ses lèvres noircies, sèches, fendues. A partir de cette minute elle commença à se rétablir. n existe des poisons qui détruisent l'homme plus cruellement, plus douloureusement que les maladies d'enfant : je les connais. Mais le poison insidieux qui vous attaque par l'épuisement, qui vous affaiblit secrètement, qui vous outrage en vous contraignant au rôle effroyable de témoin oisif, c'est ce qu'il y a de pire. Quiconque a, une seule fois, tenu dans ses bras un petit enfant qu'il a senti se glacer, s'apesantir, se pétrifier, quiconque a entendu l'ultime gémissement de la frêle créature qui crie merci, demande qu'on la sauve, qu'on la garde ici-bas, quiconque a vu sur sa table un joli petit cercueil capitonné de satin rose, une petite robe blanche ornée de dentelles, qui contraste si fort avec le visage jauni, cet homme-là peut se demander à chaque maladie d'enfant: « Pourquoi pas un nouveau petit cercueil, sur cette même table ? » Le malheur est la pire des écoles! Bien sûr, l'homme qui est passé par beaucoup d'épreuves est plus endurant, mais c'est parce que son cœur est malmené, affaibli. L'homme s'use et de· vient plus lâche à cause de ce qu'il a dû supporter. TI perd cette assurance en le lendemain sans quoi on ne peut rien faire. TI devient indifférent, parce qu'il s'accoutume aux pensées terribles ; 124
enfin, il a peur, autrement dit, il craint d'avoir à ressentir à nouveau une suite de douleurs lancinantes, d'angoisses, dont le souvenir ne se disperse pas avec les nuages. Les gémissements d'un enfant malade provoquent en nioi un tel effroi intérieur, me glacent à tel point, qu'il me faut faire d'énormes efforts pour venir à bout de ce souvenir purement nerveux. Au matin de cette nuit-là, j'allai faire un tour pour la première fois. Dehors il faisait froid, les trottoirs étaient légèrement saupoudrés de givre, mais malgré le gel et l'heure matinale, des foules de gens parcouraient les boulevards, des gamins vendaient des bulletins à grands cris : cinq millions de voix et plus avaient déposé une France ligotée aux pieds de Louis-Napoléon 24• Les serviteurs abandonnés avaient enfin retrouvé un maître !
* ** ... C'est à cette époque tendue et lourde, à cette époque d'épreuves, que paraît dans notre cercle un personnage qui apporte avec lui une suite de malheurs, et détruit au sein de notre vie privée plus de choses que n'ont détruit les noires journées de Juin au sein de notre vie publique. Ce personnage est venu à nous rapidement, s'est imposé sans nous laisser le temps de nous ressaisir 25 ••• En temps ordinaire, déjà, je fais connaissance facilement et deviens très intime avec les gens, mais, je le répète ici, ce n'était pas un temps ordinaire. Tous mes nerfs étaient à vif et douloureux ; des rencontres insignifiantes, des réminiscences sans importance, secouaient tout mon organisme. Je me souviens, par exemple, que trois jours après la canonade j'errais dans le faubourg Saint-Antoine. Tout portait encore les traces du combat acharné : les murs effondrés, les barricades encore sur place, les femmes effarées, pâles, qui cherchaient quelque chose, les enfants qui fouillaient dans les plâtras ... Je m'assis sur une chaise devant un petit café et contem24. Le 10 déc. 1848, Louis-Napoléon Bonarparte fut élu Président de la République par cinq millions cinq cent mille voix sur sept millions sept cent mille votants. 25. TI s'agit du poète allemand Georg Herwegh (1817-1875). Nous entrons dans le cœur du drame. Herzen étant juge et partie, nous nous efforçons d'évoquer les documents objectifs dont nous pouvons disposer. Cf. Commentaires (21) et suivants.
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plai ce tableau effrayant, le cœur serré. Un quart d'heure s'écoula. Quelqu'un me posa doucement la main sur l'épaule : c'était Dowiat, un jeune enthousiaste qui avait prêché en Allemagne, c: à la Ruge ~. un néo catholicisme d'un genre particulier, et avait gagné l'Amérique en 1847. ll était pâle, ses traits étaient défaits, ses cheveux longs en désordre ; il portait une tenue de voyage. - Mon Dieu! s'exclama-t-il, quelle rencontre! - Quand êtes-vous arrivé ? - Aujourd'hui. J'ai appris à New York la Révolution de Février et tout ce qui se passait en Europe, j'ai vivement vendu tout ce que je pouvais, j'ai ramassé de l'argent et me suis hâté d'embarquer, plein d'espoir, le cœur joyeux. Hier, au Havre, j'ai appris les récents événements, mais je n'avais pas assez d'imagination pour me représenter ceci. Nous regardâmes à nouveau l'un et l'autre, et tous deux nous avions les larmes aux yeux. - Pas un jour, pas un seul jour dans cette ville maudite ! fit Dowiat, fort agité, et ressemblant assez à un jeune lévite clamant une prophétie. Hors d'ici ! Adieu ! Je pars pour l'Allemagne! n partit... et échoua dans une prison prussienne, où il resta six ans. Je me souviens aussi de la représentation de Catilina que donnait alors dans son « Théâtre Historique ~ l'imperturbable Dumas 26 • Les forts étaient bourrés de prisonniers, le surplus était expédié en troupeaux au Château d'If pour être déporté, les familles erraient, telles des ombres, de police en police, suppliant qu'on leur dise le nom des morts, des vivants, des fusillés, mais Alexandre Dumas représentait déjà les journées de Juin sur les tréteaux, avec le laticlave romain. J'allai voir ça. Au début, cela pouvait aller : Ledru-Rollin - Catilina, Cicéron Lamartine, des sentences classiques avec une boursoufflure rhétorique... Le soulèvement est réprimé, Lamartine passe sur la scène avec son Vixerunt! Le décor change. Une place couverte de cadavres ; au loin, un ciel rouge ; les mourants dans les affres de l'agonie gisent parmi les morts couverts de plaies sanglantes ... J'en avais le souffle coupé. n n'y avait guère, nous avions vu tout cela derrière les murs de cette baraque de foire, dans les 26. Le >, Troisièmement : entre-temps, Enrico Cosenz a rédigé, à Gênes, le 23 juillet, une « déclaration » signée par lui, Carlo Pisacane, Giacomo Medici, Luigi Mezzacapo, Agostino Bertani, Camillo Boldoni. Ce texte est en quelque sorte une compensation pour le refus des démocrates italiens d'avaliser celui de Tessié du Motay : · «Nous, soussignés, étant invités par Monsieur Herzen (dont l'amitié nous honore à cause de ses remarquables qualités) d'exprimer notre opinion relativement à son conflit avec Monsieur Herwegh, nous déclarons ici qu'ayant refusé dans les circonstances données un duel avec Monsieur Herwegh, Herzen a agi selon nos convictions. >> (31) L'Avenir de Nice, rendant compte, dans son numéro du 21.111.1852 des funérailles de Rose Garibaldi, la mère de Giuseppe Garibaldi, morte le 19 mars, précisait que le cercueil était porté par Herzen, Orsini, Chojecki et d'autres. (Chronique, tome II, p. 77.) (32) L'acte d'achat de la concession au cimetière du Château, à Nice, est conservé dans les archives de la ville. Herzen y repose à côté de son épouse. Les obsèques de Natalie eurent lieu le 3 mai au soir. Herzen .suivait le catafalque, tenant Sacha par la main, et accompagné par Engelson, Tessié, Orsini et leurs épouses, Reichel, Vogt, des amis italiens et des émigrés politiques, ainsi qu'une grande foule de Niçois. L'Avenir de Nice parle d'un cortège « immense et silencieux qui avançait, à la lueur des torches, le long des rues sombres... on pouvait voir, derrière le cercueil, nombre de visages familiers et chers à Rome et à la Lombardie, à Naples et à Venise, au Piémont, à l'Allemagne, à Vienne, à la Hongrie et enfin à la Pologne ... » Griv, le consul de Russie à Nice, fit savoir au Département des relations étrangères du Ministère des Affaires Extérieures, à SaintPétersbourg, que les émigrés avaient organisé «.une véritable démonstration » à l'occasion de ces funérailles ; il parle d'une « foule innombrable, composée de tout ce que la ville contient de démagogique>>, et se réfère à des «discours des plus passionnés et des plus persuasifs». Le comte J.N. Tolstoï communiquait de Paris à la Troisième Section que, d'après ce que lui avaient dit des « personnes arrivant de Nice », la foule rassemblée à neuf heures du soir pour former un cortège montait à cinq mille personnes. « Tous les équipages de la ville et des environs avaient été loués pour donner à la cérémonie plus de pompe, et plus de dix mille torches éclairaient la procession funèbre. ...Herzen prononça. un discours sur la tombe de sa femme et profita de l'occasion pour attaquer, en termes des plus frénétiques, l'ordre et la salutaire réaction qui s'instaurent maintenant en Europe, et en même temps pour exalter à l'extrême la funeste doctrine qu'il professe. » (Il n'est question dans aucune autre source ni d'un discours de Herzen lui-même - il eût été étonnant qu'il en prononçât un - ni d'autres détails, par exemple du chiffre de cinq mille personnes. En revanche, l'Avenir de Nice fait état de «nombreux ateliers» qui, ce soir-là, cessèrent le travail.) (33) Une vieille amie des Herzen, Mme Tatiana Astrakova (qui avait contribué à l'enlèvement de Natalie à Moscou, en 1838), écrivait aux Reichel, le 27 mai : « Pourquoi l'avoir abandonné, et les enfants ? Comme
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si on pouvait le laisser seul en ce moment ! Cela fait peur. Qui va prendre soin des enfants ? Est-il en état maintenant de penser à quelque chose, de faire quoique ce soit? Or, les enfants ont besoin du regard d'un être proche, aimant - le regard d'une bonne ne vaut rien! Vous aviez autrefois l'intention de partir pour l'Angleterre ~ ce serait bien si vous l'emmeniez lui, avec les enfants, et que vous surveilliez les enfants... c'est péché que de les laisser à l'abandon... Soyez bonne, tenez-moi informée de temps à autre sur la famille de Natacha. C'est comme si c'était la mienne - mon cœur se serre pour eux. » (Département des manuscrits de la Bibliothèque Lénine, Moscou, cité dans Chronique, p. 89.) (34) Les pérégrinations de Herzen n'apparaissent pas dans un ordre chronologique, et c'est bien ainsi, car il s'agit d'une œuvre littéraire, presque d'un roman, à certains égards. Mais pour plus de clarté, on peut le suivre géographiquement au départ de Nice, après la mort de Natalie. L'itinéraire se présente ainsi : Le 8.V.1852, Herzen quitte Nice avec Sacha, Tessié et le cuisinier François. Il passe une demi-heure sur c la colline », près du tombeau de Natalie. Le lO.IV, ils arrivent à Gênes; ils y restent jusqu'au 20. A Gênes, ils ont vu beaucoup d'amis, dont Medici et Pisacane. Le 22 juin, ils montent à bord du Fürst Radetzky, péripétie racontée au tome II de B. i. D. F. (chap. XXXVII, pp. 368-370.) Le 26.VI, ils arrivent à Lugano, après avoir franchi le col du Saint-Gothard, et y restent, à l'Albergo del Lago, jusqu'au 13.VII. C'est durant ce séjour que se passent les incidents avec Herwegh, dans l'hôtel de Zurich, et que Herzen correspond avec Richard Wagner et avec Michelet (entre autres). Ils arrivent à Lucerne, le 14.VII. Tessié l'informe sur le mémoire rédigé par Haug (cidessus). Herzen rédige l'Appel : Je vous prends pour juges, etc. Pendant ce séjour, les diverses lettres adressées au journal Neue Zürcher Zeitung. Le 30.VII, départ de Lucerne pour Berne, puis Fribourg, où il rédige son testament. Le 4 août, il est à Genève puis, par Interlaken, il arrive à Paris, sans autorisation officielle, le 15 ou le 16.VIII. C'est la dernière étape avant l'Angleterre. Le 24.VIII, Herzen et Sacha arrivent à Douvres, au petit matin, puis le soir, à Londres. Herzen déclare poser le pied sur le sol anglais « avec un véritable respect. Quelle différence avec la France ! Ici l'on se sent libre». (35) La décision d'aller vivre à Londres ne fut pas prise facilement. Après la mort de Natalie, Herzen fut habité par l'obsession (presque maladive) de faire juger et condamner Georg Herwegh par les représentants de la démocratie européenne. Idée bizarre, tout à fait surprenante, et dont on ne peut écarter l'étrangeté, voire l'absurdité, qu'en comprenant l'optique de Herzen. Nous l'avons noté : une des idées-force de Herzen, c'est l'union absolue entre ce qui est privé et ce qui est public. L'effondrement du général entraîne inévitablement la catastrophe particulière. Les réflexions sur le « choc » entre deux mondes, à propos du roman Arminius, viennent compléter et corroborer cette idée centrale de B. i. D. Aussi, l'homme qui se voit comme le représentant d'une élite intellectuelle, d'une « minorité cultivée », comme l'émanation d'un groupe social appelé à l'action, doit être exemplaire et responsable. C'est à partir de ces prémices que Herzen considère son drame personnel comme une affaire d'importance générale, concernant tous ses « frères démocrates ». Herwegh est l'incarnation de tout ce qu'ils condamnent et haïssent : il est le monde ancien. Herzen est le monde nouveau, encore en gestation sans doute, mais qu'il affirme et proclame. Il fait partie de l'Histoire, comme tout individu militant
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responsable ; il porte les principes moraux de ce monde nouveau ; il ne peut être ni humilié, ni atteint par celui qui n'est que négation et irresponsabilité. Herzen désirait donc ardemment la condamnation et l'anéantissement moral de celui qui, en le trahissant, en l'insultant, en le provoquant, avait porté atteinte à ce qu'il représentait. Or, ce c tribunal » dont espérait tant cet homme blessé (blessé inside et outside, pour reprendre ses propres termes) ne pouvait être formé qu'à Londres, centre, en ce temps-là, de l'émigration révolutionnaire internationale. C'était là qu'il pourrait invoquer le jugement des siens. Il fallait, dès lots, renoncer à l'Amérique, qui lui avait paru un moment, en dépit de ses préventions anciennes, le lieu du détachement total. Mais, outre la possibilité croyait-il - d'avoir satisfaction en Angleterre, les arguments de ses amis avaient fini par le convaincre : .. .Songez que votre champ de bataille, c'est l'Europe, lui écrivait Mazzini, le 27 mai 1852. Restez en Europe! Demeurez avec nous autres, les vieux lutteurs. Que trouverez-vous en Amérique ? La liberté? Mais ne la portez-vous pas en vous? Medici, Carl Vogt, lui faisaient écho. Ce serait donc Londres, puisque c'était là-bas que se constituerait ce tribunal, idée bonne et juste, disait Herzen. Des années après, il maintenait encore qu'il avait eu raison de réclamer ce « procès sans procureur, sans bourreau, au nom de la solidarité des peuples et de l'autonomie de la personne humaine ». Ce tribunal ne fut pas constitué. On peut supposer que ce projet paraissait utopique, voire puéril aux divers représentants de la démocratie révolutionnaire, absorbés par la politique et divisés à cause d'elle. A la limite, on peut même imaginer que cette histoire d'adultère leur paraissait banale, et que, contrairement à Herzen, ils ne pouvaient la voir à la lumière de l'Histoire. Pure conjecture, puisque nous ignorons tout des pourparlers entre Herzen et ses «frères de la démocratie», sinon ces quelques phrases désenchantées, au début de la Sixième partie : Des rencontres vaines, une qu2te stérile, des conversations pénibles et tout à fait inutiles durèrent deux bons mois... (p. 233). (36) Ici s'interrompt le manuscrit de cette partie de B. i. D. Ensuite est placé cet en-tête : Une autre visite, le 26 mars 1865, suivi d'un texte. Quelques extraits du Journal se réfèrent encore au drame de famille, en 1863, entre autres celui du 24 septembre presque identique à celui que nous donnons pp. 206-207, et un autre, du 26 septembre différent, concis et chargé d'émotion : 26 septembre 1863 Le vapeur Aunis. Civitavecchia. «Nous sommes amarrés devant la muraille de la forteresse ; tout est austère et laid, hormis le ciel... Des soldats français errants ; un gamin brun, tout à fait nu, aborde le bateau dans une barque où, assis, il I'essemble au jeune garçon de Flandrin. Je n'ai pas l'autorisation de descendre sur le rivage pontifical, je reste sur le pont. A la nuit, nous appareillerons pour Naples. Je pars voir mes enfants, comme pour une grande fête d'hiver... Il n'y en aura pas beaucoup avant mon 31 décembre. Il faut qu'elle, l'absente, soit présente en eux, et qu'une jeune vie me ceigne encore de sa couronne. Puis, à nouveau, le travail, à nouveau la route qui, de jour en jour, devient plus pierreuse, et que nous suivons tous les deux, comme nous l'avons suivie en 1833, voici trente années ! Amen!»
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(37) Le Pr Mervaud (op cit. C.M.R.O., vol. XIV, 3• cahier, pp. 342-343) nous donne l'essentiel de la lettre de Michelet, datée du 29.VII.1852, en réponse à celle de Herzen : ... « L'église démocratique a seule le droit de donner de tels exemples, celui de l'excommunication, celui de réserver le fer aux tyrans. Les occasions se trouveront en foule, dans le temps qui court, de montrer par des actes énergiques de guerre le vrai sens de cette paix de mépris et d'ignominie que notre église accorde à ceux de ses enfants qui se montrent indignes d'elle. Des choses et non des mots, voilà la vraie réponse et celle que vous donnerez. Si vous me permettez un avis fraternel, une fois que vous aurez expliqué la situation à ceux de nos amis qui auront autorité morale, laissez la chose tomber. Quand les événements viendront, elle reprendra son cours. Le premier soin de la démocratie sera de se purger et de défendre aux malhonnêtes gens de se mêler de ses affaires. » (Lettre publiée par Gabriel Monod, le gendre de Herzen, dans La Revue du 15.V.1905.) La réponse de Michelet attrista et déçut Herzen qui, dans une lettre du 13.X.1853, lui dit, entre autres : l'ai cru voir une certaine indécision dans votre réponse. - Mon Dieu, vous en aviez tout le droit, vous m'avez si peu connu comme caractère... (A.S., tome XXV, pp. 120-121.) Michelet tenta de le rassurer : « Gardez-vous bien de croire que j'aie jamais eu un moment de doute pour les choses intimes et si douloureuses que vous m'écrivez. Je me suis donc mal exprimé dans ma réponse. Mon sentiment, au contraire, n'est qu'absolue confiance et vénération pour vous ... » (La Revue, comme ci-dessus.) Mais cela ne consolait pas Herzen. Dans la lettre ci-dessus, il avouait à Michelet sa tristesse devant l'échec de son projet de tribunal, et concluait par cette phrase : La foi dans la possibilité d'une pareille justice a été ma dernière illusion. (38) Consulté par l'intermédiaire de Charles Edmond, Proudhon avait écrit à Herzen pour l'approuver. Sa véhémence, son style dramatique, contrastent avec le ton modéré de Michelet. Voici quelques passages frappants: ... « Tout ce qui professe en Europe les idées de rénovation sociale, a le droit de se considérer désormais comme membre d'une société supérieure, dont la première prérogative est le droit de justice à l'égard de tous les individus qui la composent. Pourquoi donc, forcés d'admettre dans nos relations générales l'arbitrage des tribunaux établis, n'aurions-nous pas, pour les faits qui nous concernent, notre Sainte-Vehme, chargée de la vengeance des crimes qui portent atteinte au serment de progrès et de fraternité. Un scélérat abusera pendant dix ans du titre de démocrate, de socialiste, de révolutionnaire ; il aura joui de la popularité attachée à ces noms ; après avoir conquis la fortune et le luxe en charmant par de faux sentiments une jeune fille enthousiaste, qu'il n'aimait point... et porté le désespoir au cœur du plus dévoué et du plus honorable des amis... Ecoutez-moi, Herzen. Vous pouvez faire part, à qui de droit, de ce que je m'en vais vous dire. J'inscris mon nom le premier sur la liste des vrais réformateurs, qui sont résolus à résister à la tyrannie par tous les moyens utiles, et pour cela ne reculent pas devant la formation d'un tribunal de francs-juges. Je dévoue à l'opprobre et au supplice, Herwegh, lâche suborneur, infidèle ami, traître à l'honneur et à l'hospitalité. Je m'engage, pour ma part, et aussitôt que l'association vehmique sera constituée, à poursuivre par tous les moyens en mon pouvoir, l'extermination
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dudit Herwegh : je le dénoncerai partout, je l'outragerai et le frapperai, sans jamais lui accorder aucune réparation, et si je puis, je le tuerai. Il est temps, mon cher ami, que la démocratie européenne, réformatrice et révolutionnaire, devienne autre chose qu'un vain mot. .. » Il paraît hors de doute que cette lettre fortifia plus que toute autre approbation le projet de Herzen et nourrit sa « dernière illusion ». (39) M. Mervaud, en découvrant un texte inédit de Proudhon à la Bibliothèque municipale de Besançon, a éclairé le mystère qui entourait la lettre de Proudhon à Herzen, que nous citons ci-dessus, et qui est datée du 7 août 1852. On connaissait, en effet, l'existence d'une lettre de Proudhon de juillet, que Raoul Labry avait pu voir chez la fille de Proudhon, Mme Henneguy. (H.P., p. 132.) Tous les chercheurs ont cru, à la suite de Labry, que c'était à cette lettre-là que Herzen répondit le 6-7 septembre (ci-dessus, p. 220 et suiv.) et non à celle du 7 août. Or, celle-ci n'avait été publiée qu'en partie, le texte intégral a été découvert par M. Mervaud, et, depuis sa publication en 1973 (op. cit. vol. XIV, 3" cahier), apporte une précieuse contribution aux études herzéniennes en ce qui concerne le conflit Herzen-Herwegh. Reste le problème de la lettre de juillet. Selon toutes les apparences, elie s'est perdue et Labry n'en aurait vu que le brouillon. Ce qu'écrit Herzen à Maria Reichel nous permet de l'affirmer : A propos, apprenez, pour Dieu, comment s'est perdue la lettre que Proudhon m'a adressée... (23.VII). Et encore: Vous êtes-vous renseignée au sujet de la lettre de Proudhon, et ne va-t-il pas en écrire une autre? (A.S., tome XXIV, pp. 306 et 315 et Lit. Nasl., tome 61.) A la question qui vient natureliement à l'esprit : pourquoi la lettre de Proudhon, du 7 août, a-t-elie été tronquée au point d'induire tout le monde en erreur, tronquée en supprimant tout ce qui concernait l'affaire. M. Mervaud suggère une réponse logique : Herwegh ayant gardé toutes les lettres de Natalie comme instrument de chantage éventuel, les enfants de Herzen ont mis l'interdit sur les chapitres concernant le drame de famille, et ceci pendant cinquante ans. « Ils ont dû de même juger inopportun de publier la première partie de la lettre du 7 août 1852, dans laquelle Proudhon condamne si sévèrement Herwegh. » (40) Il avait si peu compté demeurer à Londres, qu'il écrivait à Maria Reichel, moins d'un mois après son arrivée, qu'il s'ennuyait et n'envisageait pas de rester même trois semaines. (17 septembre.) Le 20, il lui annonçait : «Je resterai ici encore dix jours.» Et c'est seulement le 26 octobre qu'il déclare, apparemment après avoir acquis la certitude qu'il ne pouvait plus compter sur ces francs-juges chaleureusement approuvés par Proudhon : « Ainsi, je reste ici. J'ai trouvé un appartement magnifique, éloigné de tout. Cela signifie le début du reflux. La tempête qui depuis deux ans se déchaîne autour de moi, commence à s'apaiser ; le reste de toutes mes pertes, de tous mes naufrages, a été rejeté sur un rivage totalement étranger. Ai-je pensé vivre à Londres? Jamais! Tout est fortuit. Il doit en être ainsi. .. » Il allait rester en Angleterre jusqu'à la fin de 1864; ensuite, il s'en absenta par trois fois, en 1861, 1863, 1864. Le 15 mars 1865, il quittait définitivement Londres et l'Angleterre. E.H. Carr (op. cit. p. 121) affirme, à juste titre, semble-t-il, que durant tout ce long séjour, Herzen demeura un «spectateur désintéressé». Ses réactions furent toujours variées et souvent contradictoires, les deux leit-motiv étant d'une part, le pays de l'ennui (ici l'existence est aussi ennuyeuse que celle de vers dans un fromage), de l'autre, «le seul pays pour un homme libre». Libertés et droits civiques l'emplissent d'une immense admiration. En même temps,
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il assure avec Victor- Hugo que les Anglais sont un grand peuple... Mte t A la vérité, il les connaissait mal, et ses opinions (y compris son attitude agnostique, souvent provoquante) ne lui firent pas ouvrir beaucoup de portes... (41) Carr a dénombré pas moins de dix-sept domiciles londoniens de Herzen. Il résida à Spring Garden, no 4, près de Primrose Hill, du 20 septembre 1852 à la fin octobre 1853, puis vécut au no 25, Euston Square, jusqu'en juin 1854 ; il n'y resta que six mois et déménagea à Saint-Helena Terrace, Richmond. Depuis le printemps 1853, ses filles étaient venues vivre avec lui. Sacha avait près de quatorze ans, Tata huit et Olga deux ans et demi. Les petites filles avaient une bonne d'enfants, Sacha un précepteur. Puis leur père engagea une institutrice, Mlle Malwida von Meysenbug, dont l'emprise fut énorme et bénéfique. Pour tout ce monde, il fallait une maison spacieuse. Apparemment, ce n'était jamais assez grand, et après un été passé au bord de la mer, à Ventnor, on emménagea dans Richmond House, Twickenham (décembre 1854). A Orsett House, Westboume Terrace, dont il est question au tome II de B. i. D. F., Herzen résida du 15.XI.1860 au 28.VI.1863, et à Elmsfied House, Teddington (ci-dessus, p. 206) du 28.VI.1863 à la fin juin 1864. (42) L'idée de créer un organe de presse russe libre obséda Herzen environ six mois après son arrivée à Londres. Il ne recevait pas de nouvelles de Russie, non seulement à cause de la censure, mais surtout à cause de la pusillanimité de ses amis. C'était celle-ci, et leur « apathie politique » qui le mettaient hors de lui et lui inspiraient de les « réveiller » : La couardise des Moscovites me force à rougir devant les Polonais qui se trouvent ici ... L'appui moral et matériel de Worcell et des Polonais émigrés à Londres fut un facteur déterminant dans la création de cette imprimerie russe. Ils étaient volontaires pour des missions dangereuses, comme de faire parvenir les premières « feuilles volantes » en Russie, via la Pologne. Ce fut Worcell qui fit venir de chez Firmin Didot, à Paris, les caractères russes, créés quelques années plus tôt pour l'Académie impériale de Pétersbourg. Herzen visait avant tout ses amis de Moscou : « Ils devraient avoir honte de rester là-bas en ermites, sans mot dire ; or il y a moins de danger pour eux que dans nos climats - hormis l'Angleterre. Une occasion comme celle-ci, ils ne la trouveront pas en bien des années ... Pour leur prouver la possibilité d'avoir des relations avec eux, j'ai décidé d'imprimer en russe. » Le 21 février 1853, il lançait sa célèbre exhortation : A MES FRERES, EN RUSSIE, publiée par l'IMPRIMERIE RUSSE LIBRE, A LONDRES et annonçait que le travail commençait. S'adressant à ceux qui pouvaient partager ses opinions, il s'exclamait : La porte vous est ouverte. Voulez-vous en profiter, oui ou non? C'est à votre conscience d'en décider. Si nous ne recevons rien de Russie, ce ne sera pas de notre faute. Si la tranquillité vous est plus chère que la libre parole, alors taisez-vous. Mais je ne puis y croire. Jusqu'à présent, personne n'a rien imprimé en russe à l'étranger, parce qu'il n'y avait pas d'imprimerie libre. A partir du Jer mai 1853, l'imprimerie sera ouverte. En attendant, dans l'espoir de recevoir quelque chose de vous, je vais publier mes manuscrits. Il concluait : Etre votre organe, votre discours libre, non censuré, voilà tout mon but! La proclamation fit en Russie, auprès des anciens amis de Herzen, tout le contraire de l'effet escompté. «La nouvelle que nous publions en russe, à Londres, a effrayé et confondu non seulement les gens éloignés, mais aussi les proches ; cela a frappé trop rudement les oreilles habituées
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aux chuchotements et au silence... » Mais Alexandre Ivanovitch Herzen était redevenu un lutteur et rien ne devait le détourner de son projet, profondément convaincu qu'il était, et à combien juste raison, de la nécessité absolue d'une typographie russe hors des frontières de la Russie. C'était, affirmait-il, l'œuvre la plus pratiquement révolutionnaire qu'un russe puisse entreprendre en attendant des œuvres différentes et meilleures... » FIN DES COMMENTAIRES
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CHRONOLOGIE SOMMAIRE DES DEUX PREMIERS TOMES
25 mars 1812 Naissance d'Alexandre Ivanovitch HERZEN. à Moscou septembre 1812 NAPOLEON à Moscou 19 novembre 1825 Mort du tsar ALEXANDRE Jer, à Taganrog 14 décembre 1825 Soulèvement des DECEMBRISTES, à SaintPétersbourg mai 1826 Couronnement du tsar NICOLAS rer, à Moscou septembre 1829 Entrée de Herzen à l'UNIVERSITE juin 1833 Sortie de l'Université. TIIESE : Du développement historique du système de Copernic 21 juillet 1834 ARRESTATION DE HERZEN à Moscou. Prison Kroutitzki 20 mars 1835 CONDAMNATION A LA DEPORTATION 28 avril 1835 Arrivée à Perm 13 mai 1835 Départ de Pérm pour Viatka. Chancellerie de Tiufiaëv fin 1837 Visite du PRINCE HERITIER ALEXANDRE à Viatka. Rencontre avec Herzen. Promesse d'intervention 3 janvier 1838 Transfert de Herzen en RESIDENCE SURVEILLEE à Vladimir 3 mars 1838 VOYAGE CLA."NDESTIN de Herzen à Moscou pour voir sa cousine et fiancée, NATALIE ZAKHARINE 9 mai 1838 ENLEVEMENT DE NATALIE, retour à Vladimir. MARIAGE 13 juin 1839 Naissance d'un FILS, ALEXANDRE, à Vladimir 271
2 mars 1840 Nicolas l"" autorise Herzen à revenir à Moscou mai 1840 Le père de HERZEN, IVAN ALEXEEVITCH IAKOVLEV, exige qu'il serve dans une Chancellerie à Saint-Pétersbourg décembre 1840 Herzen convoqué à la Troisième section : NOUVEL EXIL à Novgorod juillet 1842 Nouvelle grâce du tsar.- RETOUR AMOSCOU. - Slavophiles et Occidentalistes. Salons littéraires. - Cercles littéraires. janvier, mars, Publication dans Les Annales de la Patrie mai, décembre 1843 d'une grande étude : Du Dilettantisme dans la Science 30 décembre 1843 Naissance d'un FILS, NICOLAS, à Moscou 13 décembre 1844 Naissance d'une FILLE, NATALIE, à Moscou Publication dans Les Annales... de huit Lettres sur l'Etude de la Nature 1845-1846 Publication dans Les Annales... du roman A QUI LA FAUTE? (Kto vinovàt ?) écrit en 1845. 6 mai 1846 MORT DU PERE.- Héritage été 1846 Vacances à Sokolovo. - Querelles et ruptures entre les amis du « cercle Herzen-Ogarev :. . - Désir de partir pour l'étranger 17 novembre 1846 Herzen est autorisé à demander un passeport 21 janvier 1847 DEPART POUR LA FRANCE, avec toute la famille et des amis 25 mars 1847 La famille Herzen à Paris 21 octobre 1847 Départ pour l'ITALIE 28 avril 1848 RETOUR A PARIS 1847-1848 Publication dans le Contemporain (Sovrémennik) des dix Lettres de France et d'Italie. 22 juin 1849 A la suite de sa participation à la journée du 13 juin, à Paris, Herzen est EXPULSE DE FRANCE. -Départ pour Genève 272
juin à déc. 1849 Séjour à Genève.- Amitiés diverses: James Pazy, Struve, les réfugiés italiens : Mazzini, Orsini, Medici, etc. décembre 1849 Départ pour Zurich, pour chercher sa mère LUISA HAAG, puis pour Paris, afin de faire débloquer sa fortune, mise sous séquestre par Nicolas 1•
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TABLE DES MATIERES
Note . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . • . . • . . . . . • . . .
7
......................................
9
Bibliographie
Cinquiême partie (suite et fin) Chapitre XXXIX : L'argent et la police. - L'empereur James de Rothschild et le banquier Nicolas Romanov. - La police et l'argent ........ :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
Chapitre XL : Le Comité Européen. - Le consul général de Russie à Nice.- Lettre à F. Orlov.- Persécution d'un enfant.- Les Vogt.- Passage du rang de Conseiller de la Cour à celui de paysan taillable. - Réception à Châtel . .
33
Chapitre XLI : P.J. Proudhon. -Publication de La Voix du Peuple. - Echange de lettres. - Importance de Proudhon. - Complément . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
67
Eclaircissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
Inter-Chapitre : Méditation sur des problèmes effleurés . .
91
Chapitre XLII : Coup d'Etat. - Le Procureur de la défunte République. La voix de la vache dans le désert. L'exil du Procureur. L'ordre et la civilisation triomphent . . . . . . . . . .
101
Histoire d'un drame de famille: 1. 1848 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Symptômes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fièvre typhoïde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
109 117 123
Il. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
129 275
III. Le Vertige du Cœur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
142
IV. Encore une année . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
149
v ......................... ······ ............... VI. Oceano Nox . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII. 1852 . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
157 161 174
VIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
186
Complément : Haug . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195
Notes de l'année 1863 : 1. . .............................................. 2. Teddington avant de partir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Après l'arrivée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
205 206 207
Eclaircissem.ent
....................................
209
1. Lettre à Richard Wagner .. .. .. .. .. . .. .. .. .. . .. ..
211
II. Appel d'Alexandre Herzen aux « Frères de la Démocratie :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214
III. Lettre à Jules Michelet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
215
IV. Lettre à Proudhon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
220
V. Lettre à Müller-Strubing . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
227
Sixième partie ANGLETERRE Chapitre Premier : Les brouillards de Londres
233
Textes annexes : Lettre à D. Mazzini Testament de A.J. Herzen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Protêt de la lettre de change d'Emma Herwegh . . . . . . . . . .
239 243 247
Commentaires
249
.................................... .
Chronologie sommaire des deux premiers tomes 276
271
ACHEVE D'IMPRIMER LE 7 SEPTEMBRE 1979 SUR LES PRESSES DE DOMINIQUE GUENIOT IMPRIMEUR A LANGRES
Dépôt légal : 3• trimestre 1979 N• d'imprimeur : 260