FRANÇOIS BON
PARKING
LES ÉDITIONS DE MINUIT
L'ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉE À TRENTE EXEMPLAIRES SUR ...
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FRANÇOIS BON
PARKING
LES ÉDITIONS DE MINUIT
L'ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE A ÉTÉ TIRÉE À TRENTE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ DES PAPETE RIES DE VIZILLE. NUMÉROTÉS DE 1 À 50 PLUS SEPT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE H.-C. IÀH.-C.VII
© 1996 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
7, rue Bemard-Palissy, 75006 Paris En application de la loi du 11 mars 1957. il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 3. rue Hautefeuille, 75006 Paris.
ISBN 2-7073-1552-4
La version originale de Parking, écrite à l'initiative du Poisson Volant, producteur audiovisuel, a fait l'objet d'un film réalisé par Romain Goupil, interprété par Hélène Surgère et Benoît Régent, diffusé par Arte en avril 1993.
1. PARKING
Le malheur humain a figure de carnaval, il aime à coudre ses oripeaux sur la même frange peu nombreuse de la race : rancune, à l'encontre de qui a baissé la tête, L'ombre ici prend possession de l'air, sol d'artifice de la ville, sa propre voix parfois on ne la reconnaît pas : parler est douloureux, se taire encore plus, Et le temps qui passe ferait office de couvercle, cela n'a pas existé, qui n'est plus notre peine habituelle : te croyais-tu donc hors d'atteinte ? Etages noirs de ciment, dans ton parking c'est la ville orgueilleuse qui résonne. Me voilà devant toi, Parler convient mal à ceux qui trop supportent, 9
Mais il faut bien qu'enfin je me redresse et que tu mesures le compte, la nuit qui nous entoure, dans l'odeur des pneus et l'échappement des moteurs, sans rien dire de ce fond d'urine et de cet air malsain qui remonte de plus profond encore, tout est propice. Ce compte l'as-tu pour toi-même dressé, t'en es-tu déjà joué le théâtre, D'une vieille femme outrée qui te rejoindrait enfin comme on jette un joug sur une nuque rebelle. Oseras-tu me regarder en face, me reconnais-tu enfin pour t'être si souvent assis à ma table ?
Ma fille s'appelait Marie-Gilles. Gilles était le nom de son père parce que le malheur quand il vous suit s'annonce tôt, que j'étais veuve avant même d'être liée par le mariage, c'était un accident, les usines et leurs machines, histoire ordinaire, histoire de pauvre, en ces temps Les accidents étaient fréquents. Elle n'a pas connu son père mais en porta bien sûr le nom, Marie-Gilles fille de Gilles et bientôt personne ne l'appelait plus autrement que Gilles, un 10
nom de garçon mais on l'avait si facilement oublié, cela jamais n'a gêné personne. Te souviens-tu (non) de ces voisins d'en haut : lui fait des nettoyages, c'est lui qui t'a reconnu et m'a dit. Tu remplaçais un collègue du jour ou terminais, à l'heure fauve où leurs balais commencent, ta garde de nuit. En tout cas sur ses indications ici je suis venue, Devant tes barrières je suis passée plusieurs fois, te dévisageant tu ne bronchais pas. Ai-je donc moi aussi tant vieilli : une peau d'usure sur la face jetée, la soumission comment aux épaules cela s'imprègne, Ou le travail souterrain en toi s'en faisait-il, puisque aujourd'hui la troisième fois enfin tu me fixas, que je m'arrêtai, que tu évitas bien de me saluer mais que je trouvai, moi, la force enfin de commencer mon compte, Et qu'à ce compte que je tiendrai s'ajoutera de n'avoir voulu aujourd'hui non plus me reconnaître et avouer. S'il te faut une preuve : j'habite le même escalier, le même étage, Comptant sans le dire qu'un jour tu aurais voulu savoir le visage de tes enfants et si à toi ou Gilles ils ressemblent : tu aurais à nouveau poussé une fois ma porte, 11
Mais c'était encore trop te demander. Seul ici, parmi ce qui stagne de fumées et d'essence brûlée, revenais-tu au moins en songe au bout du bus 31 tout au long du bâtiment B, jusqu'à l'escalier que tu aurais monté, ouvrant ma porte et disant : ainsi vous êtes restée, rien n'a bougé ? Tes enfants les ayant élevés dans la chambre de Marie-Gilles, sa chambre d'enfant restée vide après qu'elle tu l'avais prise et emmenée, tu rêvais disais-tu pour vous deux d'une route infinie. Il fallait bien au bout savoir quoi, du grand amour, résisterait aux cahots. Les faibles se devinent longtemps avant leurs erreurs : c'était donc cela ton rêve, Garder dessous la ville, devant des barrières, les boîtes à sous d'un péage, répondre à ceux qui perdent leur ticket ou s'égarent. Beau destin pour un homme, et ce que tu prétendais de toi. Deuxième acte : Gilles seule dans le petit décor repeint, un enfant à quatre pattes et l'autre dans le ventre qui s'annonce. C'était peut-être, tous deux pensiez-vous, manière de se raccrocher et reprendre mais rideau, tu cou12
chais dehors évidemment. Revenant le dimanche pour changer tes frusques, laisser sans pudeur le pantalon et le pull pour un autre, ou tel soir au hasard, en maître croyais-tu et n'expliquant rien, disant seulement vouloir « refaire quelque chose » et qu'entre vous disais-tu Ça n'était plus comme avant. Histoire trop vue, tu lui donnais un peu d'argent, et puis moins, sous le prétexte que tu cherchais de nouveau du travail et qu'elle, Elle avait moi, sa mère. Enfin elle n'avait même pas d'adresse, tu envoyais des mandats. Cela aussi a cessé, l'autre enfant venu tu ne tes même pas dérangé ni fendu d'un bouquet, c'était une fille figure-toi. Dur fardeau aux seules épaules des femmes depuis toujours confié, et croire qu'elles ne sauront broncher, traverseront toujours, et droit, la vie stérile qu'on leur concède. Tu étais parti, à Gilles tout le poids. Et le chemin des jours faits, alors, comme il est petit devant la route des jours à refaire, dans le linge et l'évier, les provisions à recommencer : bien sûr tu pensais que cela n'est pas d'arrêter le destin d'un homme dans sa marche, à toi les grandes cho13
ses sans doute. Dis-moi, tout ce temps récupéré à quoi l'as-tu donné ? Voilà, pour te rafraîchir les oreilles.
Tu es seul, personne ne viendra lever la trappe où tu es. C'était une vie terne à buter chaque pas dans des murs, on a des prétextes pour s'équiper parce qu'il faut bien un frigo et une table, un lit pour y dormir qu'on choisit beau parce qu'il était beau de décider d'y dormir ensemble. Eh quoi, il faudrait se priver même sur le peu de plaisir qui demeure ? Ecoute, je parle pour toi : tu recommençais au matin le bus et l'usine était-ce si terrible ? C'est encore le lot commun, l'impression que la place qu'on a sur terre ils vous la font payer quand bien même elle n'est pas ce qu'on souhaite. La sortie du dimanche quand on aimerait tant ne rien faire, la case étroite des chambres quand on n'a pas de place où lancer les bras. Et cette demi-heure au soir où on se tasse au zinc et que le bruit comme les lumières sont plus violents et vous soûlent, on prend un bonbon fort pour cacher mal l'haleine d'anis et 14
d'alcool, puis on se décide à remonter dans rodeur de la cuisine et l'enfant dans vos jambes. Tout ce que tu savais faire c'était d'allumer ta télé et te planter là, parce que ça colmatait tellement bien ce qu'on n'arrive plus à se dire. Tu en étais venu même à t'intéresser aux sports, suivre ces matches de foot prévus pour. Le front sur la vitre tu voyais bien, dans la nuit imparfaite et pâlie au-dessus de la dalle, sous ce halo pénible et invariable des réverbères, comment chacun, dans la case à lui attribuée, s'ingéniait à multiplier en vain les signes qui la lui auraient rendue singulière. Crois-tu que du fardeau le poids soit moins sensible aux épaules des autres et qu'elle, Gilles, ne devinait pas Hlle venait derrière toi et posait sa tête dans ton dos, tu ne te retournais même pas.
N'importe qui n'a pas cette force et sa chance de laisser arrière de soi la barque qui le porte. Je pourrais donc te cracher au visage tu ne ferais rien ? 15
Ah tu préférerais devant toi croire une femme usée Jetant chaque soir à n'importe qui qu'au mauvais moment elle croise le monologue abêti d'une passion mauvaise, une vengeance Pas satisfaite ou malade, errant dans ton parking et que le gardien tolère plutôt que simplement lui dire va-t'en, Mais quoi plaindre autant que toi : on souffre aussi d'une dette qu'on vous interdit de payer. Quand il serait si simple et si beau à chacun de tenir le rôle qui lui convient et considérer son destin, Vous géant et devant soi la vie comme on rêve, Mais attends (on traîne dans nos sacs trop de vieilles affaires et de papiers ramassés, on ne sait plus ce qu'on y entasse et au moment de trouver c'est toute une affaire), mâchoires de vos automobiles enfermées dans les caves de ciment faut-il vraiment qu'on vous consacre la vie d'un homme et ses heures ? La voilà, regarde, La photo, je l'avais prise avec moi : tu y es. Imagine donc maintenant 16
Comme on découperait à la meule ce béton des sous-sols, une porte dans ce ciment ouverte, Et surgiraient soudain tous ceux-là qu'à un moment de ta vie tu as connus et croisés, à qui tu as parlé, La foule que pour chacun cela fait, regarde Et ton père et sa propre mère, et tes oncles et ceux qui t'ont regardé naître, Et de cette porte ils viennent en troupe et encore, s'installent et obstruent les rampes, je suis cette foule et son invective, Ceux qui te virent donnant la main à Gilles, Ceux qui virent naître ses enfants, Ceux qui s'étonnaient de ton silence, Ceux qui disaient de toi : l'homme terne, et comme en chacun de nous un homme terne demeure qu'on s'efforce plutôt de gommer. ( )uvre-leur la porte, vois, ils marchent sur toi, loule qu'en chacun de nous on traîne et que rencontrer effraie Mais ils sont dans mon sac et la preuve, Que ni soûle ni folle je parle et t'accuse, Cruelle peut-être de délier enfin la colère et d'exiger rançon, ah livrez à l'égarement une autre que moi, j'ai payé. Voilà qu'on se re17
trouve face à face et qu'on se met ensemble à la table et qu'on abat ses cartes, L'ordre ancien de sa vie à l'aune de son cours nouveau, attends, c'est une autre photo, Femme à l'extrémité d'une course rude, et sa manie plutôt d'une pitié des autres (quand tu ne mérites pas pitié), on hurle sa peine mais c'est peu Devant leur bouche muette. Vois, c'est la photo de Gilles, ma fille, son visage C'est à des orbites creuses, une peau noire et des dents sans gencives que ce compte tu dois rendre, Regarde-la, c'est elle qui demande raison, elle est morte.
Elle dit : Je n'ai plus enveloppe humaine, j'ai cédé. Et sans haine pourtant, et de grande douceur même mon appel parce que plus seule aujourd'hui que jamais et livrée à la route ingrate de recommencer. Tu étais parti, je demeurais. J'ai tenu un an, deux ans, quelquefois je voyais ma mère, Parce que Gilles venait me voir, au début, je m'efforçais de la soulager, prendre pour 18
quelques jours ses petits ils devaient bien apprendre à me connaître. Klle dit : La ville, une plaque de ciment où les silhouettes en gris ont leur ballet réglé, ceux qui vous parlent méfiez-vous, ils ne vous prennent que comme en passant on se regarde aux vitrines, nul que toi n'avait peut-être encore meilleure place dans mon cœur et si tu étais revenu Klle t'aurait repris, parce que ce qui vous arrive, si cela tient du mal, est encore un mal mérité à deux, qu'on ne bronche pas de supporter ensemble. Elle t'aurait gardé comme tu étais et même sous l'injure que tu lui avais faite. Elle dit : Les gens pareils à des formes de songe et sans épaisseur, visages autant de rictus vides, qui ne savent pas le besoin où vous êtes d'un secours. J'ai ouvert notre chambre à des mondes d'un soir. Un visage qu'on y endort, corps de passage où lancer son histoire cela aussi comme obligé et facile même pour ne recueillir en échange qu'un autre mal d'être on est trop pareils. Qui prendrait avec soi une fille avec deux enfants, la roue est trop lourde à pousser, situation pourtant commune, 19
Elle dit : Un souffle me prenait parfois d'une frénésie, on laisse en garde les enfants on s'en va un samedi soir vers les lumières : l'illusion un instant du couvercle repoussé comme on soulèverait du dos le plafond des rues. Et la vie de femme dans la ville est une vie adulte, on se cabre et regarde, et le masque de rire qu'on se fait, tout vaut mieux que cette chambre dans l'immeuble où l'illusion finie on se retrouve au moment difficile du soir, Piétiner le temps, l'illusion qu'on y parvient. On paye trop cher de devoir toujours commencer par soi-même se livrer, s'abandonner encore à des mains de rencontre. Elle ne me disait rien, moi je devinais. Elle dit : Quand on voudrait tant que vous soit parlé langage, même inconnu et guttural, indéchiffrable la gangue de ses mots mais qui enfin sonnerait vrai : on s'en remettrait à des gestes même étranges, n'importe pourvu de rompre avec la même aventure refaite et pareil le désarroi en partage. On s'imagine à soimême un flair de chien pour chercher la piste neuve. Puis on se cogne la tête au mur, on retombe sur le lit épuisée comme jamais. Au matin une fois de plus on avance dans le jour 20
sachant n'avoir à compter que sur ses propres forces, qu'elles doivent suffire Avant que le tourbillon reprenne et que vous déchire encore une fois l'appel. Puis cela aussi s'était calmé : la peine même s'amoindrissait avec les enfants sur leurs jambes et l'école, leur manie comme jeunes chiens dans leurs pattes de s'embrouiller dans les mots. Tout cela était beau aussi, et ne devait pas être loisible à qui ne le méritait pas de s'y immiscer. Se sentir en soi cette force nouvelle et cette reprise de poids de son corps sur la ville, la stabilité Croyais-tu, et puis ça casse Un samedi soir encore, qu'on finit sur le lit vide et qu'on s'y jette en mordant.
Elle est morte un samedi soir, pendue à sa fenêtre. J'étais sa mère, on m'a prévenue la première. Je suis arrivée juste après les pompiers. Elle m'avait amené les enfants la veille comme d'habitude et je n'avais rien deviné : n'est pas donné à tout le monde l'art qu'on dit exister de prévoir. Qu'on se retrouve pourtant assise sur le lit toute droite, un goût de laine acre 21
dans la bouche. Je parcourais les pièces, j'ouvrais la chambre des enfants : leur respiration était calme. On ne sait pas où se tourner, on ne sait pas où est le danger. On n'ose pas, à ces heures-là, téléphoner. Dans le ventre, toute la nuit, dure mâchoire qui vous ronge, le lendemain seulement on comprend pourquoi et ce qui à ce moment était une solitude autrement pire. Terrible de contempler et fermer des yeux morts, tenir dans ses bras pour la toilette ultime le corps de qui on a nourri. Commençait la ronde définitive des mots pour rien. Les pompiers l'avaient déjà installée sur le lit et dans le couloir j'avais trouvé, toutes prêtes, les valises avec le linge des enfants et même, mais pourquoi, une procuration pour le compte d'épargne. D'autres papiers j'en ai cherché, c'aurait pu être un petit mot tout juste comme excuse-moi ou au revoir, j'ai pleuré. Puis on s'y fait. J'avais les enfants, et c'est bien lourd de recommencer ainsi ce par quoi il est bon de passer au midi de la vie plutôt qu'à son soir. Le dimanche au tantôt je les emmenais au cimetière, ils déposaient des fleurs : Gilles était là, manière de faire le point. Il vous semble parfois, alors que les enfants 22
jouent plus loin dans l'allée (les enfants, on ne peut les faire s'attarder), au moment de partir, qu'un œil brillant est là sous la dalle et vous éprouve. Dans l'air violet qui tombe, tandis que l'homme passe avec sa cloche pour annoncer qu'on ferme, on donnerait cher pour un peu plus d'innocence, tout reprendre comme on nettoie la toile cirée d'une table. En reprenant le bus je parlais peu, on s'endurcit. J'ai nourri lentement, comme on porte dans son ventre, lourde haine sur ton nom et ce soir si au moins tu tendais des mains d'excuse, Je ne t'assaillirais pas, Soir de la vie, et qu'on se sent inféconde De tout ce qu'on y a porté. Tu aurais donc gagné, toi qui ne veux répondre ? Tu vois, je suis douée de larmes, je souffre et tu as la face stérile : il serait si beau de partager la vie même usée à faux, se tendre encore une fois la main comme ce soir il y a longtemps où nous avions fêté l'accordaille. Horde que derrière soi on traîne, comme autant d'ombres ignobles qui s'éveillent et grognent. De ces rampes et de derrière les alignements de piliers, par toutes embouchures des aérations et les rampes piétonnes, escaliers pisseux et issues dites de 23
secours face à toi ça grouille, le silence parfait ça n'existe pas : temps pour toi de payer.
Tu avais voulu la grand-route, conduire les camions tout valait mieux imaginais-tu Que ces boîtes de plâtre en étage où vivre s'ensablait. Conduire n'est pas longtemps un jouet, au service du fret. Un soir, le camion sur le bas-côté, et toi descendu uriner, le fracas t'en souviens-tu, sur toi le choc monstre mais à côté, le premier mort que tu touchais, visage inconnu il te poursuivrait désormais, l'expression raide des traits et le crâne enfoncé à une minute près pensais-tu, toi aussi, à voir ta cabine écrasée tes mains tremblaient, tu n'as plus jamais voulu conduire.
Mais un homme qui a connu autre chose ne s'habitue pas à dormir seul, même avec ces 24
amours du matin qu'on vous fournit dans les stations-service moyennant la note augmentée un peu du plein L'amitié au fond, à vivre ensemble, voilà ce qui est bon au cœur de tout un chacun et qu'on essaye en vain de fuir par l'endormissement des sens : elle avait refait son bonheur, pensais-tu ça t'arrangeait. Quand un jour tu croisas cet homme, mon voisin et qu'il t'annonça que Gilles n'était plus, que sa fin elle-même en avait décidé, que j'avais gardé la même adresse et recueilli bien sûr les enfants, Que cet homme mon voisin par discrétion ne voulut pas me faire part de cette rencontre, Parce qu'elle ne t'honorait pas. Mais allez, en voilà d'une bonne fois, ce soir je suis là pour de bon et t'ai retrouvé, tendons-nous la main! Ah pardonne à moi aussi...
Sol dur sous nos pas, chambres de béton sous la ville dans sa nuit désertée, Toi dans ta petite nuit, qui te moques bien de tout ce qui n'est pas la chaufferette à tes pieds et le châle dont sur le matin tu t'enveloppes, soigneusement tenu dans l'armoire à 25
cadenas chiffré. Ce que les hommes disent leur travail n'est qu'un amas de gestes et d'habitudes qui le leur rend supportable : l'état des piles de ton transistor et l'art qu'ont ses stations de ne pas t'ennuyer, allez laisse Ces musiques de rien nous remplir un peu la tête et le rêve. Partir, devant soi ou livré au hasard des trains, c'aurait donc été trop de courage, passer juste dans la case à côté du brassement géant de la ville Etroite l'âme de qui projette sur une autre scène la même incapacité à y imposer son poing Etroit le cœur de qui fuit Le plus dur est passé, je vais pour ce soir partir, pour toi je n'aurai été que la voix vieillie d'une rancœur, celle qui parle seule et ressasse Sa même histoire d'une morte, Là où elle trébucha et perdit La retenue ordinaire et convenable (tu ne me donneras pas la main, je le sais maintenant, je m'en irai, il ne pleut plus et dehors voici bientôt l'aube), Puis toi aussi tu dériveras vers le soir et marcheras dans cette heure difficile où la nuit tout imprègne sans pouvoir rien avaler encore, 26
avant de rejoindre ici ton poste, te demandant à quoi rime de vivre Et le problème de savoir à quelle heure idéale tu brancheras la cafetière électrique de tes veilles, et de qui c'est le tour parmi votre équipe de fournir le prochain Paquet de grain moulu avec le kilo de sucre Et ce que tu feras après dormir, dans le mauvais jour aux rideaux tirés de ta chambre d'homme seul, des heures libres de l'après-midi et des bières qu'il serait mieux de ne pas boire avant le travail au comptoir où tu t'arrêtes Mais la souillure, sur moi, sur toi, regarde, écartons nos vêtements salis, assez de nos peines ! C'est le jour, la ville grogne. Jappements puérils, je t'agace, au revoir. Ah au-dessus des toits, accroupie comme un chien, demain je veillerai encore et tant pis, Pour ceux que hante dans le bruit sourd du crâne leur tort ancien. Erreur de croire à l'amélioration d'un homme. Ah tu aurais bien préféré de toi-même t'éloigner Dans quelque impossible citadelle : mais c'est des yeux des autres qu'on fuit la rencontre. 27
Et qu'enfin de là tu sortes, que je t'attrape des deux mains dans ta cage, que je t'agrippe : la rancune, triste mal, insupportable fraternité. Là-bas, aux bords gris de la ville, une femme vieillie trop vite élève des enfants qui ont marque de ton visage et de ton sang. L'existence humaine dans le bonheur est une belle image, mais Les moteurs nous recouvrent, la tôle nous repousse et ça pue l'échappement, on ne nous entend plus : leurs voitures Sur toi : qu'elles t'écrasent !
28
2.
COMMENT « PARKING » ET POURQUOI
Dans la ville de Berlin encore séparée, tout au nord, un très long hôpital, le Virchow Krankenhaus. Sur un bâtiment officiel de style prussien, s'en est greffé un autre tout en longueur. Le 26 mars 1988, en pleine nuit, je dois partir seul remplir un dossier d'entrée, dans un bâtiment dont on m'explique la direction. Le bâtiment est fermé, et éteint. J'en cherche un autre. J'arrive à la porte arrière de l'hôpital. Une barrière pour laisser passer les ambulances, une guérite vitrée, et le visage d'un jeune type très maigre. Il a un échiquier devant lui, et un téléphone à son oreille, l'autre joueur sans doute à l'autre bout du fil. Lui aussi m'explique une direction, je me retrouve vers le même bâtiment, trouve finalement une entrée en sous-sol 31
éclairée, et encore un type de garde. Il inscrit l'heure d'entrée sur son ordinateur, mais ne trouve pas le branchement d'imprimante. Il va chercher quelqu'un. Quand je reviens avec mes papiers, l'enfant est né. Au matin (il fait froid un 26 mars à Berlin, vers six heures), on nous emmène par une cour extérieure dans une chambre de trois, tout au bout du bâtiment rectiligne, au premier étage. Quand je redescends un peu plus tard, il y a un alignement de civières : on a ramené au bout du long bâtiment, en dessous de l'escalier, les morts de la nuit. Le visage du type dans sa guérite vitrée, avec son échiquier, reste pour toujours lié pour moi à cette sensation de mort exposée. Peut-être cela tient à la myopie, j'ai un problème sérieux de mémorisation des visages. On se forme à la complexe reconnaissance des visages dès les premiers apprentissages de l'enfance, avant d'avoir la vue corrigée. N'ayant pas disposé à temps de ces mécanismes, je n'ai jamais pu les constituer de façon suffisamment précise : d'où aussi la constante attention aux visages de la rue, aux typologies, à tout ce qui pourrait aider, mais comme on se débat dans une masse indifférenciée et opa32
que. Une hantise autrefois, vivant au bord de la mer, c'était la plage, et retrouver parmi l'éparpillement humain indifférencié ce qui vous est propre, alors je préférais rester lire. En compensation, j'ai eu droit à une mémoire quasi définitive des pages même très anciennement lues, voire de n'importe quoi d'écrit qui me tombe encore sous les yeux, jusqu'à l'encombrement. Ce rapport je le projette dans la lecture elle-même : dans Balzac, et ces silhouettes maniées juste comme une ombre parmi un décor vu, lui, de façon presque hallucinée, je ne retiens pas les traits de l'homme de La Peau de chagrin, et je sais tout le reste. Cette angoisse de la reconnaissance des visages est accrue dans la ville, où les circonstances de la rencontre ne permettent pas de présupposer qui surgit en face de soi. Tout va bien si on se rend à un endroit où on sait devoir trouver celui-ci ou celle-là. Si les mêmes vous abordent là où ce n'est pas prévu, je suis paralysé. J'ai appris à faire un peu semblant, le temps que l'autre se dévoile. Et donc une hantise spécifique : si venait à nous, ici, sans qu'on s'y attende, dans ce visage qu'on ne reconnaît pas mais dont on sait bien la légitimité à nous abor33
der, le proche témoin d'un moment précis de notre passé, précisément ce qu'on met dans sa poche avec un chiffon par-dessus ? Un visage soudain qui serait comme le grossissement de ce qu'on tolère dans sa propre histoire, mais seulement dans la mesure où ceux qu'on a laissés sur la route ne vous font pas reproche ? Le hasard m'avait une fois fait parler à ce garçon à peine plus vieux que moi : il ne voulait plus conduire de gros camions à cause d'un accident qui aurait pu lui être mortel. Maintenant il travaillait dans un garage. En même temps, dans ce garage, il ne parlait donc que grande route et camions. Ce n'était pas sa peur qui m'intéressait (même si j'ai eu, une époque, un problème similaire avec l'électricité) mais ce rapport de la fixité et du voyage. Il suffit d'une halte une fois dans un self désert, au milieu de la nuit, en pays étranger, pour que vous apparaisse la totalité possible d'errance, où on pourrait se risquer. J'avais copié dans mon carnet, dans ses phrases à lui, l'histoire de ce garçon au nom breton (les sonorités mêmes de son nom incarnant dès lors cette fixité et cette histoire, cette résistance à une peur qui vous mine). On peut porter ainsi une 34
histoire, que la surface du texte l'évoque à peine, et qu'elle sous-tends pourtant le décalage des mots, entre ceux qui commandent au destin entier d'une vie et en modifient le cours, et ce qu'on a à sa disposition pour exprimer cela, quand ce qu'ils signifient directement, ces détails de routes et de camions, est si faible et disproportionné. L'image du type de Berlin, derrière sa vitre, et celle du Breton qui ne voulait plus conduire, s'étaient déjà sans doute rejointes, d'ellesmêmes, comme Rilke dit que « sur la surface d'un tableau chaque élément communique avec tous les autres ». Dès lors, le mot-titre parking commandait, et non pas le lieu qu'il représente. Je n'arrive pas, aujourd'hui encore, à en fixer un qui précise mieux, pour moi, la vision de ce qu'il y a derrière le texte, en amont de lui, ou directement représenté. Au mieux, surgissent des perceptions d'enfance : au-dessus de l'entrée du garage (le porche) notre appartement donnait sur la grande place avec marché le mardi. Le garage était en longueur, avec successivement les bureaux (le long du porche), le magasin de pièces détachées (rangées étroites de planches sur corniè35
res, avec boîtes métal étiquetées) face au coin vidange-graissage (le pont élévateur, et son compresseur dans le local arrière, avec un réduit humide pour les pneus), enfin l'atelier même, plus large pour avoir jeté des poutrelles métalliques, autrefois, sur une cour intérieure. Tout au fond, ce qui restait de cour, avec des épaves de voitures (PAronde Simca sans vitres dont le toit arrondi servait de trampoline), la citerne d'huile de vidange, les empilements triés de vieilles batteries, une pyramide de tôles à ferrailler qu'un camion venait dégager une fois l'an, les pneus usés qui, eux, avaient un jour pris feu, et le réduit avec les acides et les chargeurs pour les accumulateurs au plomb, le grésillement qui y durait même le dimanche. Ce qui incarne pour moi, aujourd'hui toujours, cette idée de parking, c'est un « passage » qui prenait dans l'atelier même et rejoignait la rue de derrière. Ce passage, couvert aux deux tiers, cimenté, fermait au bout par un portail vert. C'était entre deux murs entièrement nus, sauf, à gauche, un robinet d'eau à fermeture par vanne de bronze pour le lavage au jet et à la brosse des véhicules, et, à droite, une porte que je n'ai jamais vue ouverte, une porte en 36
fer elle aussi, avec une pancarte : le cinéma de Civray, trois mille cinq cents habitants, avait là son issue de secours. Derrière la porte il y avait les fauteuils de velours rouge et la salle obscure. Je n'ai jamais aimé les films et le cinéma, mais on allait y voir, une ou deux fois l'an, ceux présentés par Connaissance du monde. C'est cette association de mots : « connaissance du monde », qui fixe pour moi la salle du cinéma de Civray, et la porte verte sur le passage de ciment. Dans notre idée de la ville il y a celle nécessaire de caves, complexe. Elle est la porosité du monde fondamental, la terre et son sol, à ce qui accrochent les êtres provisoires (nous) pour vaincre symboliquement leur nature éphémère. On creuse pour construire comme on creuse pour finir, ou déposer ceux qui ont fini. Il y a le mot « fondation », et Hegel dans sa Logique utilise « zu Grunde gehen » pour la fondation même de la parole et du sens, la chute qui va permettre de construire l'autoréflexion du sujet dans cette parole même, pour qu'elle donne sens à ce qu'elle désigne. Sous la ville il y a le monde déshumain, là où l'homme ne pénètre pas, qui est ce par quoi 37
s'accroche la ville à la terre. D'où la fascination symétrique pour les établissements qui ne se fondent pas, comme Venise flottante, éternellement provisoire, le goût qu'on a de revenir s'y promener l'hiver, ou cet entrepôt bâti à Bordeaux pour abriter vanille et café, conçu pour faire flotter son immense boîte de pierre et ses galeries sur le bord instable du fleuve. C'est peut-être un lieu majeur par quoi Jules Verne, quand enfant on le découvrait, nous contraignait à la fascination : sur l'Amazonie dans le radeau de \ajangada, comme dans sa nacelle de ballon, habitats intimes, complets et pourtant détachés, mais sans caves (à moins d'entrer réellement dans les dessous, comme dans les Indes noires ou bien Voyage au centre de la terre, mais eux aussi pareillement détachés). On aime les souterrains des châteaux, on a construit des cathédrales pour imposer aux villes de bois, dans leurs remparts, un intérieur qui repousse totalement le monde du dehors à l'extérieur, en réorganisant même la lumière qu'elle en reçoit. A y penser, on rentre aujourd'hui plus fréquemment dans un parking que dans une église ou une cathédrale. En volume, ils incluent dans la ville d'au38
jourd'hui bien plus que n'a jamais prétendu la disproportion architecturale des cultes. Ils sont vides pareillement. La notion de banlieue n'est plus très pertinente, parce que la disposition sociologique des villes n'est plus jamais strictement périphérique. La province a plus facilement anticipé, construisant à l'écart des villas neuves et des quartiers résidentiels, abandonnant les vieux centres aux commerces de pantalons et sandwiches, et aux chambres de ceux qui ne restent pas longtemps en place. Les rues piétonnes sont le complément forcé des parkings où on s'arrête. Quelle que soit la dureté de vivre, dans un habitat qui n'était pas prévu pour vieillir si vite, au bord des villes, les radiales sont des lignes de force essentielles : ceux du plateau d'Argenteuil, de Nanterre et Bezons « descendent aux Champs » sans même convoquer l'idée symbolique, partout ailleurs, de l'avenue des Champs-Elysées, tandis qu'à Aubervilliers ou La Courneuve on se donne rendez-vous au Rex, ou que de Villepinte, à cause de la ligne RER, on investit directement Les Halles. Cette idée d'occupation non hiérarchisée de l'espace urbain (réimposant bien 39
plus fortement, ou de façon plus cloisonnée encore, les nouvelles hiérarchies) est liée pour moi à différents collages pratiqués par la réalité même, dont le moindre n'est pas la Maison de la Culture de Bobigny, vouée à des paroles non encore entendues ailleurs, face aux immeubles géométriques de seize étages, dont les plus voisins portent le nom de « cité Karl Marx ». En y habitant quinze mois d'affilée, il y a dix ans aujourd'hui, c'est un usage et une perception différents de la verticalité qui s'était imposé lentement à nos pratiques héritées. On descend sous, on se transporte, on remonte à. Il faut une grève ou une panne d'électricité (fréquentes à l'époque) pour que la vie sur les seize étages s'organise dans la circulation étroite et forcément obscure des escaliers de secours, avec les haltes obligées. On descend du supermarché au parking qui fait la même surface, un étage en dessous, pour en repartir, et c'est le seul endroit où s'approvisionner. Sous les tours il y a toujours un parking, il donne aux niveaux moins un et moins deux de l'ascenseur, face aux locaux de service, nettoyage et accès poubelles, mais y laisser un véhicule était la garantie de le retrouver rapi40
dément dépouillé. Les deux sous-sols étaient donc vides, à l'exception de ces quelques véhicules cannibalisés qui y devenaient, avec le temps, de symboliques sculptures comme dans les recoins de musée, les salles de sculpture, à Pétersbourg, Rome ou Munich y étant en général les moins fréquentées. Pour supporter les tours (même si en béton armé c'est la coque des murs qui est la principale armature porteuse), les deux niveaux de parking étaient semés d'alignement de poteaux cylindriques de béton nu. Ces alignements gris, l'immense espace vide sauf ces sculptures métalliques, la lumière qui en venait, rasante, par les deux issues, m'ont tout le temps de mon séjour donné l'impression que c'est là qu'on devrait « représenter » ce qui se passait au-dessus. L'idée de représenter basculant elle-même de ce fait. Dans une mise en scène faite cet hiver-là à la Maison de la Culture de Bobigny, d'une pièce de Heiner Mùller qui était d'ailleurs venu la voir, les deux portes d'arrièrescène, les portes de chargement de décor quand un camion de trente-cinq tonnes livre un spectacle joué ailleurs, s'ouvraient sur la ville. Il neigeait cette nuit-là, et ce qui faisait 41
le décor, soudainement, de la pièce, c'étaient les immeubles mêmes, celui que j'habitais. Spectateur de la pièce de Heiner Mùller, j'en étais donc soudainement partie prenante, cité dans mes pratiques sociales du moment comme élément signifiant de la parole tenue. Il ne s'agit pas de « représenter » les marges ou les franges, ou la détresse ou l'urbanisme neuf et ce qu'il induit, comme témoignage d'un monde séparé, mais d'interroger le besoin de représentation lui-même, en le jouant sur ce que nous sommes au plus près, dans ce champ étroit de nos pratiques ordinaires, là où nous avons chacun été mis. Ce « là où on a été mis » a été ce qui a commandé pour écrire Parking. C'est une phrase du vieux Sophocle qui fonde cette bascule : « Qu'est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes ? » Il y a de cette phrase une lecture directe : comment, pour exprimer ce besoin, trouver dans l'univers où nous sommes, qui peut en surface nous paraître affaibli ou dispersé, ou moins digne d'attention esthétique, des catégories techniques de représentation qui lui conviennent ? Rabelais place de nuit une scène 42
du Gargantua, il n'invente pas le nocturne pour autant (dans sa tempête du Quart-Livre, c'est en plein jour qu'on viendra obscurcir le jour et enlever la lumière : « l'air perdre sa transparence, devenir opacque, ténébreux & obscurcy, si que aultre lumière ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires, & infractions des flambantes nuées », c'est le sujet voyant qui est disloqué). C'est Cervantes qui produira techniquement le nocturne en littérature, avec la scène du moulin à foulon dans le premier livre (le cheval, le maître et le valet figés dans la nuit, le bruit du moulin, et Sancho lâchant son pantalon : « Mais Don Quichotte, ayant le sens de l'odorat aussi vif que celui de l'ouïe, et Sancho étant comme cousu avec lui, et si près que les vapeurs montaient quasi en droite ligne, il ne se put faire qu'il n'en arrivât quelques-unes à son nez ; à peine y eurent-elles atteint qu'il alla vitement au secours, le serrant entre ses deux doigts, et d'un ton un peu nasillard, il dit : - Il me semble, Sancho, que tu as très peur... »), et ce n'est pas un hasard si, au chapitre IX du deuxième livre, l'arrivée de nuit au village du Toboso est enfin un mouvement décrit. Nous avons, nous, 43
à dire des routes et des parkings, des coquilles de métal et des cubes de béton armé, et les enseignes pauvres des galeries commerçantes. La seconde passe de lecture, dans la phrase de Sophocle, c'est de savoir ce que représentent d'eux-mêmes ceux qui se donnent rendez-vous au Grand Rex ou vont au samedi soir, d'Argenteuil ou Bezons, descendre les Champs, ou bien, dans le silence d'un sous-sol d'immeubles, décortiquent pour les revendre phares, fauteuils et appareillages d'un véhicule « levé » à deux kilomètres de là ? Quelles représentations symboliques convoquent-ils pour construire un paraître d'eux-mêmes si radicalement à côté, nous semble-t-il, de l'univers établi des représentations, qui fonde ce que nous nommons culture ? Et si nousmêmes nous avons, un samedi soir, pratiqué telle dérive, ou version affaiblie participant des mêmes symboliques à déterminer, comment trouver dans l'univers nommé par Cervantes et Rabelais un chemin qui ne reconduise pas cette séparation des pratiques, mais nous y positionne par un geste seulement esthétique ? Ce n'est pas pour leur contenu ou même leur urgence que nous déterminons des images 44
comme étant celles à nous assignées pour la représentation, mais pour cette seule convergence du symbole et d'une beauté qui n'est pas encore nommable, puisque non encore ramenée à l'univers des représentations. Le visage de ceux de Bezons, une aciérie dans la nuit, une hiératique disposition d'immeubles gris, la pente de sortie en spirale d'un parking, quand on remonte en première et qu'il vous semble dans la voiture même que le haut du crâne râpe au plafond. D'un pied nu de mendiante, peint par Caravage à l'église SaintLouis des Français de Rome, on ne se pose pas la question de savoir s'il témoigne. Il est peinture, comme un canapé de Hopper, ou les enfants de Munch poursuivant des canards jaunes sur la neige au sortir d'un village de Norvège. A nous de nous saisir ici-bas des objets négociant directement de cet inconnu du monde, et articuler les syntaxes de récit jusqu'à ce qu'elles s'en rendent poreuses au bruit et aux tensions, à l'écartèlement aussi du visuel, s'il n'y a qu'une rue vide et des trottoirs à dire, et qu'y passe brutalement une mécanique. En musique aussi, de Giacinto Scelsi, qu'à Rome un soir j'avais surpris, à l'arrière du jar45
din en surplomb de la Villa Médicis, penché longtemps, écoutant le continu grondement de l'autoroute qui longe le rempart (c'était l'année de ses quatre-vingts ans), à Arvo Part qui à Berlin Storkwinkel était mon voisin du dessous, dont on entendait très loin dans la nuit la solitaire tâche au piano, ou lisant ce texte avec le bassiste Toeplitz nous sommes portés à ce dessèchement tendu du son, jusqu'où il s'ouvre au bruit venu du monde. Et les êtres qu'on voit là, en charger la phrase sans choisir. C'en était là, dans les notes des carnets, lorsque j'ai reçu la proposition d'un monologue de vingt-six minutes, qui associerait dans une série télévisée un auteur, un cinéaste et un acteur. Le visage du gardien de parking était la seule image que j'avais devant moi. Mais il ne parlait pas. J'habitais alors en Vendée, tout près de mon village natal, à cinq kilomètres d'une côte pour l'essentiel sauvage (non pas luxe, mais isolement et autarcie). Pour travailler comme j'ai l'habitude, avec des musiques fortes, j'avais aménagé un coin de travail au sous-sol, dans une pièce sans fenêtre, de parpaing nu. La pièce comptait une planche sur tréteaux pour l'ordinateur, et mon propre 46
matériel de musique, dont un gros amplificateur bi-corps à lampe. Je travaillais la nuit. La notion de sous-sol valait pour moi : il n'était pas question de parler, mais de noter en soi la voix des ombres. On se fait facilement peur tout seul, c'est là qu'il fallait aller. Il a fallu quatre mois pour la première version du monologue, dans un ralenti considérablement amplifié par rapport au temps de la lecture. Il s'agissait de passer d'une phrase à une autre en modifiant chaque fois le thème, la contrainte et la règle. Il a été évident très vite que l'ombre au centre serait muette. Ce qui parlait c'était la projection d'une culpabilité où on ne sait pas si ce qu'on a fait est vrai ou pas, a été ou non (Rilke disait : « faire des choses avec de l'angoisse »), comme dans ces rêves où on imagine qu'on a fait quelque chose de mal, qui ne se sait pas mais va bientôt éclater. A aucun moment il ne serait possible de savoir si une vieille femme (hypothèse un) apostrophait simplement et violemment un homme lié à elle par le sang, qu'elle venait de retrouver, ou si l'homme lui-même (hypothèse deux), à force d'isolement solitaire, de répétitions des nuits
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et du temps vide, imaginait qu'on l'interpelle depuis un passé qui le hante, parce qu'il n'en est pas fier. Ou encore (hypothèse trois), si une vieille femme discourait réellement, mais depuis sa propre dérive, séparée du monde des hommes, et qu'un gardien anonyme supportait sans en être autrement concerné, et que la vieille folle, dont il a pitié, aurait moins froid ici en bas que dehors dans la rue. Les trois hypothèses devaient se juxtaposer, et chacune, prise isolément, s'imposer comme vérifiable, ce qu'à Bordeaux un professeur, Paillé, nous avait réellement enseigné en mécanique des fluides pour les mouvements tourbillonnaires - calcul d'une aile d'avion, équations à trois dérivées partielles. Dans les quatre mois de ce qu'on dit écriture, il y a eu deux mois de lecture et d'approche, trois semaines de premier jet, et un mois de retravail. Dans la première période, il s'agit que voix, rythme et pâte soient obscurément déterminés. Cette période est une des plus troubles du travail, mais la plus décisive. On en sort avec une architecture. Je n'ai donc pas écrit tout de suite. Comme avant chaque démarrage de livre, j'ai relu plusieurs pièces 48
des tragiques grecs. C'est pour moi un rituel qui date de leur découverte. Cette lecture ne peut se prolonger au-delà de quarante minutes, elle est totalement saturante : le reste du jour n'est que désoccupation. Vide dans la tête, mutité (selon là où on vit, c'est marcher dans la ville, ou rattraper ce qu'on n'a pas fait de travaux matériels, cimenter une allée). Mais, en lisant, je recopie. Des fragments dressés droits de phrase. A partir de quoi on accepte de glisser, détacher de son propre monde un bout de phrase qui s'y emboîte. Une autre caractéristique de cet endroit précis de la côte de Vendée, dans les périodes de tempête, en février, c'est le retrait du sable, laissant à découvert, sur des plages devenues uniformément noires, une vieille tourbe très dure. Dans un de ces endroits, nommé le Paradis aux Anes, on suit les empreintes fossilisées de chasseurs du néolithique, et des cervidés qu'ils suivaient. Et parmi de gros fossiles émergeants, à la limite de la dune provisoirement reculée, au Grouin du Cou ou à Longeville, les traces apparentes de leurs sépultures. C'est là, sur ces plages provisoirement noires, que je marchais après la dense lecture du matin. 49
Dans le carnet de préparation, que j'ai conservé, il y a des phrases prises successivement aux Perses, aux Sept contre Thèbes, et aux Suppliantes, enfin aux Choéphores. Je n'ai donc relu, cette fois, qu'Eschyle - en comparant aussi avec sa traduction anglaise, plus raide, vocabulaire simple. Le cahier s'arrête là, ce qui veut dire que l'écriture avait commencé (le cahier était le dernier d'un stock de cahiers noirs à reliure rouge achetés trois ans plus tôt à Berlin). Ce qui me surprend aujourd'hui dans ces notes (ayant pratiqué en quatre ans au moins deux fois supplémentaires ce retour d'avant-livre aux tragiques), c'est comment elles ont été happées par le statut même de la parole. C'est dans la première pages des phrases recopiées ou refaites aux Perses qu'il y a : « Comme on jette un joug sur la nuque de la mer. » Mais rien d'autre apparemment n'aura déteint sur Parking, hors « et l'ombre ici entrée en possession de l'air ». Je ne suis pas capable, à distance, de différencier ce qui est recopié littéralement, de fragments tout aussi courts, mais réécrits dans la pensée déjà du livre à faire. Les Perses ouvraient à un registre de plainte, qu'il fallait encore orienter. J'ai reco50
pié des Perses le vers suivant : « Quand il serait si simple et si beau à chacun / de tenir le rôle qui lui convient. » Les Sept contre Thèbes n'amenaient pas dans les zones cherchées. Parmi le peu recopié, un vers : « Pour tant te méprendre, tu as l'âme bien étroite » désignait les registres de Parking, sans y fournir. Mais Les Suppliantes, rétrospectivement, ouvraient à une sorte de nomination faite des paroles mêmes, où le travail pouvait presque commencer : « Parole ni prompte à naître / ni lente à casser / parler trop haut convient mal aux faibles. » Ou bien : « Si un mot peut guérir le mal fait d'un autre mot. » Dans une dernière page où se succèdent des notes prises aux Choéphores et aux Euménides, il y a, de la première : « Pullule dans l'air tout ce qu'il y a d'hostile aux hommes », et de la seconde : « Si tu tendais des mains pures / je ne t'assaillirais pas. » Il y a aussi une belle phrase d'Eschyle, qui elle n'a pas rejoint Parking : « Le cœur comme un chien qui veut mordre. » On ne sait rien du texte à naître, mais de lui on sait comment ça parle. Sans doute à ce moment on est prêt au travail, et ce travail exclut la lecture (on revient le soir à de vieux Simenon sus par 51
cœur, qui un temps où les voitures encore étaient rares avait habité ce pays et dont ma grand-mère était bien fière de lui avoir souvent servi l'essence, figure pour moi tutélaire de l'homme écriture et la liaison qui pouvait s'en faire au garage enfance). On n'est plus que la dernière peau entre deux rongements qui s'approchent, celui de l'héritage, ce qu'on retourne sur le monde pour le dire, et la vision, qui sélectionne et grandit, jusqu'à présenter devant soi l'hallucination qui remplace le réel, par une même proximité. Il n'y a plus ici à penser. Dans la journée, on ne fait rien, on attend. La grande dignité des tragédies grecques, c'est de donner dès le départ leur contenu narratif comme connu, ou irréversible. Aucun artifice de récit ne peut tenir, puisque tout est dévoilé. Ce qui compte, c'est la manière de retenir haut le dire en amont du récit, et de l'envoyer ainsi cogner dans toutes les nuances du vocabulaire de l'homme aux prises avec plus fort que lui. C'est ce déchirement élémentaire, laissant monter vives des forces plus brutes qu'ordinaire, qui rehausse l'aventure d'aujourd'hui et nous ouvre les portes qui la 52
font communiquer avec les souterrains qui peut-être la sous-tendent, mais ne nous appartiennent pas. Claudel s'y connaissait, retraduisant et réinventant la trilogie d'Eschyle (je ne sais pas si, un moment : « Voilà, pour te rafraîchir les oreilles », ne vient pas de chez lui, en tout cas c'est sa manière). On ne réédite plus (je les avais trouvés dans le hangar d'un bouquiniste de Luçon), les textes dits religieux du vieux Claudel, gigantesque amas de prose violente et sans ordre venant s'agréger sur des fragments les plus obscurs ou prophétiques de la Bible, retraduits à mesure. A la page deux cent trois de son Evangile d'haïe, Claudel a fait insérer la photo d'une morte, Mélanie, exhumée après quatorze ans : le visage en très gros plan d'une religieuse à la coiffe d'uniforme entretenue et blanchie, sans yeux, mâchoires retroussées sur la racine des dents, qui en paraissent chevalines et séparées. Qu'on puisse mettre une telle photo dans un livre a été pour moi le déclencheur final, le moment où on se met à écrire. J'avais ce livre ouvert, et cette photo de la morte, devant moi, tenue debout par la lampe. « Pour mieux voir elle s'est débarrassée de ses yeux, il n'y a plus que 53
ces gouffres qui vont jusqu'à l'âme, ces espèces d'entonnoirs béants! » Et Claudel parle («la même profonde émotion ») d'un crâne vraiment tenu entre ses mains c'est de cette même époque, mi-1953, que date ce fait divers d'un homme enfermé en psychiatrie pour les douze ans qui lui resteraient à vivre, pour la tombe paraît-il violée de Baudelaire, les journaux contradictoires, l'homme inaccessible, et ce crâne qu'on vous montre maintenant comme une initiation, dans l'appartement insoupçonné et vide qui sert de bureaux, au premier étage, à une librairie réputée, qu'on vous laisse tenir entre vos mains le pariétal étroit et le front jaune comme étant celui du poète : le diplomate Claudel a-t-il dissimulé dans ses pages sur la corruption du corps et ce « crâne rayonnant », une entremise secrète dans ce qui a été nommé « l'affaire Baudelaire », non résolue encore ? Et la grande étrangeté pour nous de la tragédie grecque, de nous imposer une vision de l'homme sur lui-même qui n'est pas encore, et de bien loin, celle de la philosophie du sujet. Le rêve, par exemple, est apparition réelle et terrifiante. On parle du rêve comme d'un réel 54
terrifiant qui trouerait soudain la surface ordinaire du monde où voit, sent et se déplace l'individu. La maîtrise mentale dont témoignent des textes parfois plus anciens (ou l'absence de textes, comme cette phrase dans les Commentaires de César où il s'étonne du refus de l'écrit par nous les Celtes atlantiques et des vingt ans d'apprentissage oral de leurs druides) implique sans doute que le pauvre travail où nous nous démenons pour nous apprivoiser quelques données de base dans le grand inconnu mental n'est pas d'aujourd'hui. Nous fascinent ces civilisations aussi parce que ce travail d'exploration mentale pouvait être dissocié de la vie du monde, et se grandir sur des périodes infiniment plus longues que la vie d'un homme : arrêter le rêve, fixer une image et se dire « je me retourne et je vois », ou des exercices très simples comme apprendre à regarder ses mains dans son rêve, ou plus lentement s'exercer à le conduire pour retourner dans telle image vue d'une ruelle ou d'une place de la même grande ville issue peut-être de l'impossible mélange de Moscou, Rome et Luçon, une ville qu'on n'aura jamais connue qu'au détour de ces rêves, ou bien pousser peu 55
à peu ce sentiment de conscience dans le rêve pour en épouser la durée avec le même sérieux que la vie du jour et le considérer à égalité, tout cela était connu des vieilles civilisations guérisseuses. Revenir aux tragiques grecs nous rapproche de ce sérieux qui fait trou dans la notion de réel : un autre et puissant fantastique resterait possible et disponible, à condition de se déperdre d'une notion trop commode de fiction. Au bout des quatre mois dans la cave sous l'œil vert de l'amplificateur bi-corps, il y a eu le train, et la rencontre à Paris, une seule, avec le cinéaste qui devait faire le film en commande, et m'a proposé un découpage utilisant une partie seulement du texte. Parti en juin pour un nouveau séjour en Allemagne (basé à Stuttgart et, faute d'autres revenus conséquents pour des nécessités familiales accrues, continuant mes convoyages intermittents de véhicules, poids lourds y compris puisque j'ai le permis, de l'étranger à la France - le goût de très longues routes seul et l'activité mentale qu'on y a, le privilège qu'on donne à la nuit, la découverte de matériels surprenants et le goût de la conduite rapide et silencieuse des 56
berlines qu'on ne connaîtra que pour ce trajet, ou des véhicules lourds à poste de conduite surélevée et suspendue, le poste de commande en avant même du moteur et des roues, les châssis tracteur juste lestés d'un cube de ciment pour contrepoids, et les longues attentes aux contrôles de transit - le silence aussi sur cette activité sans statut, exactement contraire à celle des gardiens de parking mais cousine pourtant, à preuve ces types qu'on croise au mitan de la nuit dans les stations-service, quand on prend un café sandwich au bar et qu'on se lance dans une discussion en langue inconnue), nous n'avons pu nous revoir. Le film a été réalisé en décembre sans que j'assiste ni au tournage ni au montage. Ni même, plus tard, à la projection privée, ni à la diffusion télévisée (je n'ai jamais eu de télévision). La cassette, je n'ai osé la regarder qu'une fois. Le gardien de parking est muet, la caméra très proche de son visage et son corps. Aucune facilité concédée à l'acteur pour éviter la traversée des gestes ordinaires qu'on a dans une cahute de gardiennage, ou pour laver une voiture. Rien de surjoué, rien d'immobile. Cet acteur de grand métier, que je n'ai pas rencon57
tré, disparaîtrait peu après. Face au gardien, d'abord dans des moniteurs de surveillance télévisée, puis dans le fond des galeries, puis peu à peu plus près, celle qui parle. Au bout du film, le jour se lève, la femme est sur le toit (le tournage a été fait, de nuit, dans un parking en élévation, rue Clauzel à Paris), ils sont même un instant face à face. Le réalisateur, Romain Goupil, a mis dans le texte deux corps et une voix capables de l'amener au visible, merci. Mais le théâtre ouvert restait pour moi inachevé. Des personnages existaient, qui continuaient de s'affronter dans le noir, le film ne les avait pas fait taire. Qu'est-ce qui, dans cette première version de Parking, exigeait pour ces personnages la voix et le corps d'un ou plusieurs acteurs ? C'est renverser la question, pour moi à la fiction principale : ce qui, pour paraître fiction, emprunte à la présence des arts de corps et de voix. Les techniques de surgissement et de coupe du théâtre, de diction supposant autour d'elle un monde rebâti sous-jacent qui ne s'évoque pas en dehors de l'exigence narrative, l'écriture proprement théâtrale (et celle des tragiques grecs la haute 58
première) désigne au roman un lieu propre d'exposition : lu comme une scène, où il doit produire lui-même sa convention d'apparition, au lieu qu'autrefois on a pu lui en concéder préalablement le crédit. La très grande ambiguïté de La nuit juste avant les forêts, de Koltès (c'est à cette époque-là précisément qu'une fois on avait longtemps parlé de Balzac), avec son quai de métro la nuit, le coup pris dans la figure qui empêche tout rassemblement ordonné de la phrase, l'image disloquée et glissante, saturée, de la ville dans ses franges les plus symboliques, que ce texte écrit avant les autres n'ait été publié qu'après trois autres de leur auteur en fait le plus exemplaire de cette étroite et sauvage galerie ouverte à une prose d'aujourd'hui, le risque qu'elle doit prendre, au détriment de son propre paraître, pour s'élever à hauteur de ce qu'elle désigne, contre l'inventaire établi des formes et le statut précaire des livres. Corollaire : la fiction, pour paraître crédible (donc être vraiment fiction) doit se présenter comme vraie, de la même façon qu'est vrai un acteur sur la scène (même s'il ne s'agit plus que de l'absence d'acteur, comme les haut-parleurs de La Dernière 59
Bande de Beckett). Le Rouge et le Noir, comme Madame Bovary, ne se sous-titraient pas « roman », mais « mœurs », voire : « mœurs de province ». Le monde des images à passivement consommer, les écrans récupérant jusqu'à l'inondation un mode traditionnel de récit que la littérature a laissé pour compte (Faulkner initiant à des marchandises plus radicales), et la massive disproportion de savanteries où sous prétexte de sciences humaines tout s'écrit dans une moulinette barbare, ont rongé dans la piste anciennement dévolue au dire littéraire. A été sacrifié, en cours de route, sa fonction dans l'interstice (l'allemand a le mot Zwischenraum, presque : entre-chambre) entre le monde et la langue qui le désigne. La hache que Kafka voyait en disant : « Un livre est la hache qui brise la mer gelée en nous », ne laisse pas survivre ce qu'elle désigne si on coupe le monde des grands récits qui le fondent. La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente comme autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les 60
échafaudages de la vision immédiate pour mesurer la reconstruction, et l'art de l'illusion qui nous l'impose. Il se trouve que l'objet à décrire c'est le monde au présent. La photographie le révèle. La phrase doit procéder à un simulacre pareil. On travaille dans les représentations non constituées comme telles. Constituer le réel comme représentation suppose de disloquer aussi la syntaxe issue des représentations préexistantes. Mais qu'on y parvienne, et la démarche s'annule : on reconnaît votre art du documentaire ou du témoignage, une honnêteté de porte-parole. Et qu'on y parvienne insuffisamment, tout s'écroule dans la mauvaise poétique, on a fait du beau et du chanté sur ce qui ne demandait pas de chant, ou bien tout s'use dans les circonvolutions insuffisantes de l'empire figé des proses mortes. Pas de choix pourtant que marcher à cette frontière. Ce qui fascine aussi chez Thomas Bernhard, c'est comment, dans un processus gigogne, l'œuvre autobiographique naît d'un resserrement posé comme nécessaire par les premiers romans, au nom même de la crédibilité de leur fiction, ce que l'œuvre attend pour se présenter avec un peu plus de 61
force, par encore moins de convention. Mais qu'aussitôt, les cinq minces livres autobiographiques alignés, le même outil est repris pour concevoir à nouveau de la fiction, mais que cette fiction se présente dans un à-plat (au sens technique des peintres) éliminant tout ce qui la poserait comme telle : un homme est dans un fauteuil à oreilles et dit ce qui se passe sous ses yeux. Dans la tragédie grecque, le monologue est terrible parce qu'il ne dit pas d'intériorité, mais ramène l'individu à une surface où tout s'inscrit de ce qu'il ne possède ni ne maîtrise dans un monde qui pourtant lui dicte sa totalité d'être. C'est l'usure ici du monde, et l'ampleur du désastre, qui conduisent à relire encore les textes de la fin du monde grec. Le monologue gomme la possible diction extérieure de celui qui pose l'être discourant. La fascination, à manier du monologue, c'est vous immerger dans une tête où tout est produit par la langue, indépendamment de celui qui vient marcher dans cette tête, et la constitue telle par sa marche même. L'avantage des machines à traitement de texte, c'est d'empêcher de garder les versions intermédiaires. On reprend et 62
reprend, comme sur une surface d'abord mentale, quelque chose qu'on contient dans son propre crâne, su par cœur parce qu'on n'en dispose pas d'objet concret (l'ancien manuscrit dactylographié, l'épaisseur des feuilles, les ajouts agrafés, et les coupes aux ciseaux). Qu'est-ce qui a changé en trois ans de compagnonnage d'un texte aussi bref ? A Montpellier, où ces trois années se sont déroulées, chaque fois que j'ai eu à prendre un train de nuit, ou revenir de nuit, il m'a fallu passer en voiture devant l'entrée légèrement en surplomb d'une grande usine IBM aux bords de la ville, à l'écart. Une large avenue est coupée en deux par une guérite rectangulaire, où trois hommes pourraient s'asseoir de front. De chaque côté de la vitre en verre fumé, deux longues barrières rouges. Des réverbères orange. La nuit, un seul homme est assis au milieu, sans recul possible, les deux barrières comme des ailes, un torse coupé, un visage légèrement éclairé par une lumière bleutée. Cela semble totalement séparé du monde, sans possible rapport avec le monde souterrain des parkings (à Dusseldorf après une lecture à la librairie Mùller et Thielmanns, dans le grand parking sous le 63
musée, en pleine nuit donc, la clé de voiture bêtement tombée dans le mince intervalle entre l'ascenseur et sa cage, il avait fallu quérir le gardien, puis un agent de sécurité, pour couper le courant des câbles, et s'enfoncer dans le puits avec une lampe torche, par l'échelle de secours, récupérer mon trousseau : toute une vie surgit, d'habitudes fixes et dérangées, dans le décalage supplémentaire produit par notre séparation de langue, le gardien et le pompier dans leur allemand de la Ruhr, et moi des plaisanteries hésitantes), mais cet homme dans sa guérite, comme un crâne exposé, dans la grande durée de la nuit, gardant une route vide, est l'image qui m'a ponctué dans ces trois ans de revisite régulière du texte. Quelque chose surgirait du sol, prendrait forme de personnage et accéderait à la possibilité de dire. Ce dire inclurait notre rapport à la ville, à la crasse des samedis soirs, et à la fin des dérives, quand il faut rentrer et qu'on ne sait pas comment faire. Il inclurait la matière bouleversée de la ville : la géométrie des piliers, les caves de ciment et les rampes d'accès, tout cela trop grand pour l'homme quand les voitures l'ont vidé, puis les caisses 64
jaunes à l'entrée, le puits sale d'ascenseur, les coins à pisse et comment les emballages jetés rappellent les rues piétonnes au-dessus. Cela inclurait surtout une diction, l'être sous les mots et constitué par eux, tel qu'il avance aujourd'hui dans le monde : une part collective dans le remuement anonyme qui interfère de façon majeure avec le destin individuel. Il a fallu longtemps à l'homme pour se constituer sujet, et cette fabrique-là s'est faite avec la ville et ses hiérarchies, qui la nie désormais. L'âge d'or du roman lui est associé, et il fait bon revenir aussi au Quichotte et à Rabelais parce qu'ils précèdent cet âge, et nous sont ainsi plus proches. Un monde disloqué a couvert la terre, parfois nous roulons par plaisir comme pour vérifier juste que ce ciment et ces routes où nous avons grandi ne sont pas une bulle isolée, et bien la loi commune. Il ne s'agit pas de se faire témoin ou porte-parole, mais travailler sur l'étroite parcelle où on a été mis, et chercher les images telles qu'elles s'y sont déposées. Travailler sur soi-même en tant que constitué par ce monde, on porte chacun assez de honte (cette phrase d'Ernst Bloch est une indication presque archéologique : « Sur les 65
méfaits intimes l'herbe ne repousse pas »). C'est évidemment sans promesse. On aura tenté, de nos villes, quitte à ces rues vides, de tirer une image.
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3. VERSION POUR TROIS ACTEURS
Dans un parking souterrain de grande ville, trois personnages s adressent au gardien de nuit, quon ne voit pas.
LE TÉMOIN
Et le problème de savoir à quelle heure idéale tu brancheras la cafetière électrique de tes veilles, et de qui c'est le tour parmi votre équipe de fournir le prochain Paquet de grain moulu avec le kilo de sucre Et ce que tu feras après dormir, dans le mauvais jour aux rideaux tirés de ta chambre d'homme seul, des heures libres de l'aprèsmidi et des bières qu'il serait mieux de ne pas boire avant le travail au comptoir où tu t'arrêtes 69
Toi dans ta petite nuit, qui te moques bien de tout ce qui n'est pas la chaufferette à tes pieds et le châle dont sur le matin tu t'enveloppes les genoux, soigneusement tenu dans l'armoire à cadenas chiffré L'état des piles de ton transistor, l'art qu'ont ses stations de ne pas t'ennuyer Tout ce dont on se remplit la tête parce qu'on est seul et que ce n'est pas rassurant, que dans la vitre c'est ta grimace que tu devines Et que le téléphone est muet (parfois tes collègues jouent entre eux aux échecs, toi tu ne sais pas la règle) LA MÈRE Parler convient mal à ceux qui trop supportent, Dans ton parking cela résonne, étages noirs de ciment sous la ville orgueilleuse. Mais enfin me voilà devant toi, il faut bien qu'enfin tu mesures le compte, la nuit qui nous entoure, dans l'odeur des pneus et l'échappement des moteurs, sans rien dire de ce fond d'urine et de cet air malsain qui remonte de plus profond encore, tout est propice. 70
LE TÉMOIN
Garder dessous la ville, devant des barrières, les boîtes à sous d'un péage, répondre à ceux qui perdent leur ticket ou s'égarent. Beau destin pour un homme, et ce que tu prétendais de toi. LA MÈRE Mais attends (on traîne dans nos sacs trop de vieilles affaires et de papiers ramassés, on ne sait plus ce qu'on y entasse et au moment de trouver c'est toute une affaire), mâchoires de vos automobiles enfermées dans les caves de ciment faut-il vraiment qu'on vous consacre la vie d'un homme et ses heures ? La voilà, regarde, La photo, je l'avais prise avec moi : tu y es. Imagine donc maintenant Comme on découperait à la meule ce béton des sous-sols, une porte dans ce ciment ouverte, Et surgiraient soudain tous ceux-là qu'à un moment de ta vie tu as connus et croisés, à qui tu as parlé... LE TÉMOIN
La foule que pour chacun cela fait, regarde 71
L A MÈRE
Et ton père et sa propre mère, et tes oncles et ceux qui t'ont regardé naître, Et de cette porte ils viennent en troupe et encore, s'installent et obstruent les rampes, je suis cette foule et son invective, Ceux qui te virent donnant la main à Gilles, Ceux qui virent naître ses enfants, Ceux qui s'étonnaient de ton silence, LE TÉMOIN
Ceux qui disaient de toi : l'homme terne, et comme en chacun de nous un homme terne demeure qu'on s'efforce plutôt de gommer. Vois, ils marchent sur toi Foule qu'en chacun de nous on traîne et que rencontrer effraie L A MÈRE
Mais ils sont dans mon sac et la preuve, Que ni soûle ni folle je parle et t'accuse, Cruelle peut-être de délier enfin la colère et d'exiger rançon, ah livrez à l'égarement une autre que moi, j'ai payé. Voilà qu'on se retrouve face à face et qu'on se met ensemble à la table et qu'on abat ses cartes, 72
L'ordre ancien de sa vie à l'aune de son cours nouveau, attends, c'est une autre photo, Femme à l'extrémité d'une course rude, et sa manie plutôt d'une pitié des autres (quand tu ne mérites pas pitié), on hurle sa peine mais c'est peu Devant leur bouche muette. Vois, c'est la photo de Gilles, ma fille, son visage C'est à des orbites creuses, une peau noire et des dents sans gencives que ce compte tu dois rendre, Regarde-la, c'est elle qui demande raison, elle est morte. LE TÉMOIN
Tu es seul, personne ne viendra lever la trappe où tu es. La nuit le temps est égal et ils sont peu nombreux à traverser, loin de toi (à peine si tu les aperçois, sur tes écrans de contrôle), des caisses jaunes à leur véhicule, puis roulant derrière les phares jusqu'aux barrières automatiques. Toi tu restes. Tu es sur ta chaise, derrière ta vitre. Une cigarette, un peu de café, et tout ce 73
qu'on remue dans la tête, soi-même jusqu'à l'obsession, et quand on préférerait tout gommer c'est encore ses mains, ses jambes et son ventre, et la lourdeur du crâne, tout cela qui est toi, qu'en fais-tu ? LA MÈRE Ma fille s'appelait Marie-Gilles. Gilles était le nom de son père parce que le malheur quand il vous suit s'annonce tôt, que j'étais veuve avant même d'être liée par le mariage, c'était un accident, l'usine, histoire ordinaire en ces temps, Les accidents étaient fréquents. Elle n'a pas connu son père mais en porta le nom, MarieGilles fille de Gilles et bientôt personne ne l'appelait plus que Gilles, un nom de garçon mais on l'avait si facilement oublié, cela jamais n'a gêné personne. Te souviens-tu (non) de ces voisins d'en haut : lui fait des nettoyages, c'est lui qui t'a reconnu et m'a dit. Tu remplaçais un collègue du jour ou terminais, à l'heure blême où leurs balais commencent, ta garde de nuit. En tout cas sur ses indications ici je suis venue, 74
Devant tes barrières je suis passée plusieurs fois, te dévisageant tu ne bronchais pas. Ai-je donc moi aussi tant vieilli : une peau d'usure sur la face jetée, la soumission comment aux épaules cela s'imprègne, Ou le travail souterrain en toi s'en faisait-il, puisque aujourd'hui enfin tu me fixas, que je m'arrêtai, que tu évitas bien de me saluer mais que je trouvai, moi, la force enfin de commencer mon compte, Et qu'à ce compte que je tiendrai s'ajoutera de n'avoir voulu aujourd'hui non plus me reconnaître et avouer. S'il te faut une preuve : j'habite le même escalier, le même étage. LE TÉMOIN
Comptant sans le dire qu'un jour tu aurais voulu savoir le visage de tes enfants et si à toi ou Gilles ils ressemblent, mais c'était encore trop te demander. Seul, ici parmi ce qui stagne de fumées et d'essence brûlée revenais-tu au moins en songe au bout du bus 31 tout au long du bâtiment B, jusqu'à l'escalier que tu aurais monté, ouvrant sa porte et disant : ainsi vous êtes restée, rien n'a bougé ? 75
L A MÈRE
Tes enfants les ayant élevés dans la chambre de Marie-Gilles, sa chambre d'enfant restée vide après qu'elle tu l'avais prise et emmenée, tu rêvais disais-tu pour vous deux d'une route infinie. Il fallait bien au bout savoir quoi, du grand amour, résisterait aux cahots. Les faibles se devinent longtemps avant leurs erreurs : c'était donc cela ton rêve ? LE TÉMOIN
Deuxième acte : Gilles seule dans le petit décor repeint, un enfant à quatre pattes et l'autre dans le ventre qui s'annonce. C'était peut-être, tous deux pensiez-vous, manière de se raccrocher et reprendre mais rideau, tu couchais dehors évidemment. Revenant le dimanche pour changer tes frusques, laisser sans pudeur le pantalon et le pull pour un autre, ou tel soir au hasard, en maître croyais-tu et n'expliquant rien, disant seulement vouloir « refaire quelque chose » et qu'entre vous Ça n'était plus comme avant. Histoire trop vue, tu lui donnais un peu d'argent, et puis moins, sous le prétexte que tu cherchais de nouveau du travail et qu'elle, 76
Elle avait sa mère. Enfin elle ne t'a plus vu, n'avait même pas d'adresse, tu envoyais des mandats. Cela aussi a cessé, l'autre enfant venu tu ne t'es même pas dérangé ni fendu d'un bouquet, c'était une fille figure-toi. LA FILLE
Dur fardeau aux seules épaules des femmes depuis toujours confié, et croire qu'elles ne sauront broncher, traverseront toujours, et droit, la vie stérile qu'on leur concède. Tu étais parti, à moi, Marie-Gilles que tu appelais Gilles, tout le poids. Et le chemin des jours faits, comme il est petit devant la route des jours à refaire, dans le linge et l'évier, les provisions à recommencer : bien sûr tu pensais que cela n'est pas d'arrêter le destin d'un homme dans sa marche, à toi les grandes choses sans doute. Dis-moi, tout ce temps récupéré à quoi l'as-tu donné ? Voilà, pour te rafraîchir les oreilles. L A MÈRE
L'ombre ici prend possession de l'air, sa propre voix parfois on ne la reconnaît pas : parler est douloureux, se taire encore plus. Ma
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fille, tu nous entends ? Ou bien dans sa tête coupable c'est l'écho encore des mots qu'on n'ose pas prononcer ? LA FILLE
Et le temps qui passe ferait office de couvercle, cela n'a pas existé, qui n'est plus notre peine habituelle : te croyais-tu donc hors d'atteinte ? LA MÈRE Ce compte l'as-tu pour toi-même dressé, t'en es-tu déjà joué le théâtre, D'une vieille femme outrée qui te rejoindrait enfin comme on jette un joug sur une nuque rebelle. Oseras-tu nous regarder en face, me reconnais-tu enfin pour t'être si souvent assis à ma table ? LA FILLE
C'était une vie terne, me reprochais-tu, à buter chaque pas dans des murs LE TÉMOIN
On a des prétextes pour s'équiper parce qu'il faut bien un frigo et une table, un lit pour 78
y dormir qu'on choisit beau parce qu'il était beau de décider d'y dormir ensemble. LA FILLE
Eh quoi, il faudrait se priver même sur le peu de plaisir qui demeure ? Ecoute, je parle pour toi : tu recommençais au matin le bus et l'usine était-ce si terrible ? C'est encore le lot commun, l'impression que la place qu'on a sur terre ils vous la font payer quand bien même elle n'est pas ce qu'on souhaite. LE TÉMOIN
La sortie du dimanche quand on aimerait tant ne rien faire, la case étroite des chambres quand on n'a pas de place où lancer les bras. Et cette demi-heure au soir où on se tasse au zinc et que le bruit comme les lumières sont plus violents et vous soûlent, on prend un bonbon fort pour cacher mal l'haleine d'anis et d'alcool, puis on se décide à remonter dans l'odeur de la cuisine et l'enfant dans vos jambes. LA FILLE
Et tout ce que tu savais faire c'était d'allumer ta télé et te planter là, parce que ça col79
matait tellement bien ce qu'on n'arrivait plus à se dire. L E TÉMOIN
Tu en étais venu même à t'intéresser aux sports, suivre ces matches de foot prévus pour. Le front sur la vitre tu voyais bien, dans la nuit imparfaite et pâlie au-dessus de la dalle, sous ce halo pénible et invariable des réverbères, comment chacun, dans la case à lui attribuée, s'ingéniait à multiplier en vain les signes qui la lui auraient rendue singulière. LA FILLE
Crois-tu que du fardeau le poids soit moins sensible aux épaules des autres et moi-même Quand je venais derrière toi et posais ma tête dans ton dos, tu ne te retournais même pas. Maintenant ? Maintenant je n'ai plus enveloppe humaine, j'ai cédé. Et sans haine pourtant, et de grande douceur même mon appel parce que plus seule aujourd'hui que jamais et livrée à la route ingrate de recommencer. Tu étais parti, je demeurais. J'ai tenu un an, deux ans, quelquefois je voyais ma mère. 80
LA MÈRE
Parce que Gilles venait me voir, au début, je m'efforçais de la soulager, prendre pour quelques jours ses petits ils devaient bien apprendre à me connaître. LA FILLE
La ville, une plaque de ciment où les silhouettes en gris ont leur ballet réglé, mais nul que toi n'avait peut-être encore meilleure place dans mon cœur et si tu étais revenu... L A MÈRE
Elle t'aurait repris, parce que ce qui vous arrive, si cela tient du mal, est encore un mal mérité à deux, qu'on ne bronche pas de supporter ensemble. Elle t'aurait gardé comme tu étais et même sous l'injure que tu lui avais faite. LA FILLE Les gens pareils à des formes de songe et sans épaisseur, les visages autant de rictus vides, qui ne savent pas le besoin où vous êtes d'un secours. J'ai ouvert notre chambre à des mondes d'un soir. Un visage qu'on y endort, 81
corps de passage où lancer son histoire cela aussi comme obligé et facile même pour ne recueillir en échange qu'un autre mal d'être : on est trop pareils. LA MÈRE Qui prendrait avec soi une fille avec deux enfants, la roue est trop lourde à pousser, situation pourtant commune. LA FILLE
Un souffle qui me prenait parfois d'une frénésie, on laisse en garde les enfants on s'en va un samedi soir vers les lumières : l'illusion un instant du couvercle repoussé comme on soulèverait du dos le plafond des rues. Et la vie de femme dans la ville est une vie adulte, on se cabre et regarde. Le masque de rire qu'on se fait, tout vaut mieux que cette chambre dans l'immeuble où l'illusion finie on se retrouve au moment difficile du soir, LA MÈRE Piétiner le temps, l'illusion qu'on y parvient. On paye trop cher de devoir toujours commencer par soi-même se livrer, s'abandon82
ner encore à des mains de rencontre. Elle ne me disait rien, moi je devinais. LA FILLE
Puis on se cogne la tête au mur, on retombe sur le lit épuisée comme jamais. Au matin tout est comme normalement et une fois de plus on avance dans le jour comme au jeu d'échecs devant une tour déplacée et menaçante. Qu'on sait n'avoir à compter que sur ses propres forces, qu'elles doivent suffire Avant que le tourbillon reprenne et que vous déchire encore une fois l'appel. Puis cela aussi s'était calmé : cela semblait s'arranger, la peine même s'amoindrissait avec les enfants sur leurs jambes et l'école, leur manie comme jeunes chiens dans leurs pattes de s'embrouiller dans les mots. Tout cela était beau aussi, et ne devait pas être loisible à qui ne le méritait pas de s'y immiscer. Se sentir en soi cette force nouvelle et cette reprise de poids de son corps sur la ville, la stabilité Croyais-tu, et puis ça casse Un samedi soir encore, qu'on finit sur le lit vide et qu'on s'y jette en mordant. 83
L A MÈRE
Souillure ! Sur moi, sur toi, regarde, la souillure, écartons nos vêtements salis, assez de nos peines ! Au-dessus la ville grogne, jappements puérils. Je t'agace ? Ah au-dessus des toits, accroupie comme un chien, demain je veillerai encore et tant pis, Ah tu aurais bien préféré de toi-même t'éloigner Dans quelque impossible citadelle : mais ce dont fuit la rencontre, sais-tu, est à l'intérieur. LE TÉMOIN
Elle est morte un samedi soir, pendue à sa fenêtre. L A MÈRE
J'étais sa mère, on m'a prévenue la première. Je suis arrivée juste après les pompiers. Elle m'avait amené les enfants la veille comme d'habitude et je n'avais rien deviné : n'est pas donné à tout le monde l'art qu'on dit exister de prévoir. Qu'on se retrouve pourtant assise sur le lit toute droite, un goût de laine acre dans la bouche. Je parcourais les pièces, 84
j'ouvrais la chambre des enfants : leur respiration était calme. On ne sait pas où se tourner, on ne sait pas où est le danger. On n'ose pas, à ces heures-là, téléphoner. Dans le ventre, toute la nuit, dure mâchoire qui vous ronge, le lendemain seulement on comprend pourquoi et ce qui à ce moment était une solitude autrement pire. Terrible, de contempler et fermer des yeux morts, et tenir dans ses bras pour la toilette ultime le corps de qui on a nourri. Commençait la ronde définitive des mots pour rien. Les pompiers l'avaient déjà installée sur le lit et dans le couloir j'avais trouvé, toutes prêtes, les valises avec le linge des enfants et même, mais pourquoi, une procuration pour le compte d'épargne. D'autres papiers j'en ai cherché, c'aurait pu être un petit mot tout juste comme excuse-moi ou au revoir, j'ai pleuré. Puis on s'y fait. J'avais les enfants, et c'est bien lourd de recommencer ainsi ce par quoi il est bon de passer au midi de la vie plutôt qu'à son soir. Le dimanche au tantôt je les emmenais au cimetière, ils déposaient des fleurs : Gilles était là, manière de faire le point. Il vous semble parfois, alors que les enfants jouent plus loin dans l'allée (les enfants, on ne 85
peut les faire s'attarder), au moment de partir, qu'un œil brillant est là sous la dalle et vous éprouve. On donnerait cher pour un peu plus d'innocence, tout reprendre comme on nettoie la toile cirée d'une table. En reprenant le bus je parlais peu, on s'endurcit. Et là-bas, aux bords gris de la ville, une femme vieillie trop vite élève des enfants qui ont marque de ton visage et de ton sang. Toi, plus de nouvelles. LE TÉMOIN
Tu avais voulu la grand-route, conduire les camions tout valait mieux imaginais-tu Que ces boîtes de plâtre en étage où vivre s'ensablait. Conduire n'est pas longtemps un jouet, au service du fret. Un soir, le camion sur le bas-côté, et toi descendu uriner, le fracas t'en souviens-tu, sur toi le choc monstre mais à côté le premier mort que tu touchais, visage inconnu il te poursuivrait désormais, l'expression raide des traits et le crâne enfoncé 86
à une minute près pensais-tu, toi aussi, à voir ta cabine écrasée tes mains tremblaient, tu n'as plus jamais voulu conduire. LA MÈRE N'importe qui n'a pas cette force de laisser arrière de soi la barque de sa vie passée Ah tu préférerais devant toi croire une femme usée Jetant chaque soir à n'importe qui qu'au mauvais moment elle croise le monologue abêti d'une passion mauvaise, une vengeance Pas satisfaite, errant dans ton parking (ton imagination peut-être) et que le gardien tolère plutôt que simplement lui dire va-t'en, Je pourrais donc te cracher au visage tu ne ferais rien ? Mais quoi plaindre autant que toi : on souffre aussi d'une dette qu'on vous interdit de payer. LA FILLE
Quand il serait si simple et si beau à chacun de tenir le rôle qui lui convient et considérer son destin, même gros comme un petit pois et 87
qu'on voudrait le souffler comme on crache, faire que cela ne vous atteint plus, Vous géant et devant soi la vie comme on rêve LA MÈRE L'amitié au fond, à vivre ensemble, voilà ce qui est bon au cœur de tout un chacun et qu'on essaye en vain de fuir par l'endormissement des sens : elle avait refait son bonheur, pensais-tu ça t'arrangeait. Mais allez, en voilà d'une bonne fois, ce soir je suis là pour de bon et t'ai retrouvé, tendonsnous la main ! Ah pardonne à moi aussi... L E TÉMOIN
Tu étais revenu dans la ville, tu dormais à l'hôtel. Tu marchais dans les rues. Tu guettais. Jamais tu ne les as revues, et tu n'as pas essayé de chercher. Les lumières te convenaient, c'était ton pays. Dans l'entrée du parking, là on appelle l'ascenseur, tu as vu le papier affiché : « Cherche gardien ». Tu t'es présenté, tu as dit avoir conduit des camions, être libre pour la nuit, et vivre seul. La première année ça s'est bien passé. Tu as pris une chambre, 88
refait autour de toi la coquille d'habitudes. Et puis les voix sont venues. Et maintenant ellesmêmes, silhouettes devant toi, dans les galeries noires. LA MÈRE J'ai nourri lentement, comme on porte dans son ventre, lourde haine sur ton nom et ce soir si au moins tu tendais des mains d'excuse, Je ne t'assaillirais pas, Soir de la vie, et qu'on se sent inféconde De tout ce qu'on y a porté. Tu aurais donc gagné, toi qui ne veux répondre ? LA FILLE
Vois, elle souffre, et tu as la face stérile : c'est cela, ta victoire ? L A MÈRE
Quand il serait si beau de partager la vie même usée à faux, se tendre encore une fois la main comme ce soir il y a longtemps où nous avions fêté l'accordaille. L E TÉMOIN
Horde que derrière soi on traîne, comme 89
autant d'ombres ignobles qui s'éveillent et grognent. Imaginations, te disais-tu, puisqu'il n'y avait personne mais De ces rampes et de derrière les alignements de piliers, par toutes embouchures des aérations et les rampes piétonnes, escaliers pisseux et issues dites de secours face à toi ça grouille, le silence parfait ça n'existe pas LA MÈRE Temps pour toi de payer. LA FILLE
Etroit le cœur de qui fuit LE TÉMOIN
Sol dur sous nos pas, chambres de béton jusque sous la ville dans sa nuit désertée, Ce que les hommes disent leur travail n'est que l'amas de gestes et d'habitudes qui le leur rend supportable Laisse donc un instant Ces musiques de rien nous remplir un peu la tête et le rêve. Tu t'imagines à ton âge, comme enfant, que partir est possible 90
Devant soi ou livré au hasard des trains, c'aurait donc été trop de courage, passer juste dans la case à côté du brassement géant de la ville LA FILLE
Etroite l'âme de qui projette sur une autre scène la même incapacité à y imposer son poing LA MÈRE Le plus dur est passé, je vais pour ce soir partir, pour toi je n'aurai été que la voix vieillie d'une rancœur, celle qui parle seule et ressasse Sa même histoire d'une morte, Là où elle trébucha et perdit La retenue ordinaire et convenable (tu ne me donneras pas la main, je le sais maintenant, je m'en irai, il ne pleut plus et dehors voici bientôt l'aube), Toi aussi bientôt tu dériveras vers le soir et marcheras dans cette heure difficile où la nuit tout imprègne sans pouvoir rien avaler encore, avant de rejoindre ici ton poste, te demandant à quoi rime de vivre. 91
L'existence humaine dans le bonheur est une belle image, mais Dans ton parking les moteurs nous recouvrent, la tôle nous repousse, et ça pue l'échappement, leurs voitures LA FILLE
Sur toi : qu'elles t'écrasent !
TABLE
1. Parking 2. Comment « Parking » et pourquoi 3. Version pour trois acteurs
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