POUR UNE RÉVOLUTION DES TRAITEMENTS
Jean-Pascal ca
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POUR UNE REVOLUTION DES TRAITEMENTS
8, rue Férou 75278 Paris ...
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POUR UNE RÉVOLUTION DES TRAITEMENTS
Jean-Pascal ca
,
POUR UNE REVOLUTION DES TRAITEMENTS
8, rue Férou 75278 Paris cedex 06 www.ed1t1ons -belln.com
Be Il" n:
POUR LA SCIENCE
Aux éditions Belin-Pour la Science • G. GOHAU et P. DU RIS, Histoire des sciences de la vie, 2011. •J.-F. SALLUZO, La saga des vaccins, 2011. • A. MEINESZ, Comment la vie a commencé, 2011. •J.-L. HARTENBERGER, Grandeurs et décadences de la girafe, 2011. • S. SALOMON, Cerveau, drogues et dépendance, 2010. • G. CHAPOUTIER, Kant et le chimpanzé, 2010. • D. COUVET et A. TEYSSEDRE, Écologie et biodiversité, 2010. • B. CONTINENZA, Darwin. L'arbre de la vie, 2009. •J.-F. SALLUZO, À la conquête des virus, 2009. • C. ALLÈGRE et R. DARS, La géologie, 2009. • P. FEIILET, OGM, le nouveau Graal?, 2009. • M. GARGAUD, H. MARTIN, P. LOPEZ-GARCIA, T. MONTMERLE et R. PASCAL, Le Soleil, la Terre, la vie, 2009. ·V. TARDIEU, L'étrange silence des abeilles, 2009. • G. LECOINTRE (dir.), Guide critique de l'évolution, 2009. • S. STEYER, La Terre avant les dinosaures, 2009. • R. CADET, L'invention de la physiologie, 2008. • F. CHESNEAU et P. BRIARD (dir.), Guide de la France savante, 2008. • A. NICOLAS, Futur empoisonné, 2007. • P. PAPON, L'énergie à l'heure des choix, 2007. • V. TARDIEU et L. BARNÉOUD, Santo. Les explorateurs de l'île planète, 2007. • G. LECOINTRE etH. LE GUYADER, La classification phylogénétique du vivant, 3e édition, 2006. • C. GUITTON etC. COMBES, Le naufrage de l'arche de Noé, 2006. •]. TESTARD, Le vélo, le mur et le citoyen, 2006 . • F. MICHEL, Roches et paysages, 2005. • A. NICOLAS, 2050 Rendez-vous à risques, 2004.
Retrouvez l'ensemble de nos titres sur le site des éditions Belin:
www.editions-belin.com Couverture: © CNRS Photothèque - Brodu Véronique Le code de la propriété intellectuelle n'autorise que« les copies ou reproductions strictem ent réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» [article L. 122·51; il autorise également les courtes citations effectuées dans un but d'exemple ou d'illustration. En revanche « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» [article L. 122-4[. La loi 95-4 du 3 janvier 1994 a confié au C.F.C. (Centre français de l'exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris), l'exclusivité de la gestion du droit de reprographie. Toute photocopie d'œuvres protégées, exécutée sans son accord préalable, constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © Éditions Belin, 201 2
ISSN 1773-80 16
ISBN 97R-2-70 II -56 14·9
Sommaire
PRÉFACE DE JEAN-JACQUES KUPIEC AVANT-PROPOS
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CHAPITRE 1
La recherche sur la cancérogenèse: son histoire, son actualité, ses impasses 23
CHAPITRE 2
Darwinisme cellulaire et cancérogenèse
143
Plaidoyer pour une nouvelle approche thérapeutique du cancer
205
CHAPITRE 3 CONCLUSION
229
POSTFACE DE GILLES FAVRE
233
BIBLIOGRAPHIE
235
GLOSSAIRE
267
INDEX
281
« Q_ui suit pas à pas l'histoire d'une science particulière y trouve une ligne générale qui lui permettra de comprendre les procédés les plus anciens et les plus communs de tout "savoir" et de toute "connaissance". Dans l'un comme dans l'autre cas, on rencontre d'abord des hypothèses hâtives, des inventions fantaisistes, la bonne et sotte volonté de "croire': le défaut de méfiance et de patience; ce n'est que sur le tard que nos sens apprennent, et ils n'apprennent jamais tout à fait, à être les organes subtils, fidèles et circonspects de la connaissance. Notre œil trouve plus commode, à l'occasion d'un objet donné, de former à nouveau une image qu'il a maintes fois formée, que de retenir ce qui fait la difftrence et la nouveauté d'une impression: il y faudrait plus de force, plus de "moralité".» Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal
«La volonté est un des principaux organes de la créance; non qu'elleforme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de considérer les qualités de celles qu'ellen 'aime pas à voir; et ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime; et ainsi il en juge par ce qu'il voit. » Blaise Pascal, Pensées
Ouvrage publié sous la direction de Marc Silberstein
Remerciements
L'auteur remercie en premier lieu Jean jacques Kupiec et Gilles Favre d'avoir accepté de contribuer à cet ouvrage. Dans un ordre totalement arbitraire, il remercie également Andràs Pàldi, Guy Laurent, Philippe Solal et Adam Wilkins pour leur lecture attentive et critique, et enfin Marc Silberstein qui a soutenu ce projet dès sa conception.
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NOUVEAU RE GARO SUR LE CANCER
Préface
Après avoir réussi à envoyer l'Homme sur la Lune dans les années 1960, les Américains se donnèrent une nouvelle frontière et lancèrent un immense programme destiné à vaincre le cancer. Cela permit de caractériser en 1976 le premier «gène du cancer». À cette époque, assez lointaine, cette découverte suscita un espoir immense. On pensait avoir découvert la clé du mystère, celle qui ouvrirait la porte bloquant la compréhension de cette maladie. Il ne restait qu'à comparer l'action de ce gène dans des cellules normales et des cellules cancéreuses. Où en est-on aujourd'hui? Comme on le sait, cette pathologie est loin d'être vaincue. On en meurt toujours massivement. Certes, des progrès ont été réalisés, mais ils sont limités. Ils concernent principalement son dépistage, alors que les traitements les plus utilisés reposent plus sur l'amélioration de stratégies anciennes et des savoirs empiriques accumulés que sur une compréhension rationnelle. Pourquoi en est-on là si la clé du cancer a été découverte en 1976? C'est ce qu'explique en détail jean-Pascal Capp. Son livre, dont j'ai l'honneur d'écrire la préface, est d'une importance capitale pour la compréhension du cancer et pour le développement de la théorie de l'ontophylogenèse 1. En effet, cette dernière théorie n'a concerné jusqu'à présent que des cercles restreints intéressés par l'étude des phénomènes biologiques dans leur généralité. Il est ici montré comment elle permet d'aborder un problème clinique majeur d'un point de vue nouveau et ouvrant des perspectives thérapeutiques. 1. Voir le chapitre 2, section p. 149. (Ndé.)
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Lorsque le gène SRC (le premier gène du cancer) fut donc découvert en 1976, il fut analysé pour savoir ce qu'il était et pour étudier ses propriétés. On s'attendait à découvrir un gène codant pour une protéine inédite dont l'action lui permettrait de contrôler la prolifération des cellules. Cette analyse fut vite réalisée, mais l'enthousiasme que cela suscita fut teinté d'une certaine perplexité. Il s'avéra en effet que la protéine du gène SRC, loin d'être la protéine nouvelle attendue, était une kinase, c'est-à-dire une enzyme du métabolisme des plus banales, déjà connue, qui permet la phosphorylation des protéines. Les kinases sont très ubiquitaires et elles ont un très large spectre de substrats potentiels. Elles peuvent phosphoryler de nombreuses protéines2 . Par elle-même, la connaissance de la protéine SRC n'apportait donc aucun éclairage, il fallait encore comprendre comment cette enzyme commune contrôle le fonctionnement cellulaire. Or cela suppose de résoudre une question théorique. En effet, dans le cadre de la biologie moléculaire, les gènes contiennent une information qui est transférée aux protéines en leur donnant des propriétés d'interaction spécifique, ce qui permet la constitution de réseaux correspondant au fameux programme génétique. Mais où se trouve l'information spécifique dans l'action d'enzymes ubiquitaires capables de modifier des centaines, voire des milliers de protéines ? Que deviennent alors ces cascades d'interactions uniques entre gènes ou protéines, précises comme des circuits cybernétiques constituant le programme génétique ? Cette question est toujours d'actualité. En effet, on sait aujourd'hui avec certitude que les réseaux de gènes et de protéines ont une connectivité très forte. Les protéines, loin d'être spécifiques, peuvent interagir avec de nombreuses autres protéines3 . De ce fait, toutes les 2. Par la suite, dans les années 1980, on découvrit que les voies de >.Jean;Jacques Kupiec a dirigé une Histoire critique de la biologie à paraître en 2012 aux éditions Belin. (Ndé.)
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
Avant-propos
Le cancer n'est pas une maladie unique mais un ensemble de plus de deux cents pathologies différentes qui peuvent apparaître dans tout tissu ou organe. Malgré les extraordinaires avancées de la biologie depuis plus de cinquante ans, grâce notamment à l'apport de la biologie moléculaire, et les sommes gigantesques englouties chaque année pour les comprendre, la complexité de ces pathologies fait que la communauté scientifique et médicale reste sur un constat d'échec. En effet, selon une étude de juin 2010 du Centre international de recherche sur le cancer (qui fait partie de l'Organisation mondiale de la santé, OMS), 7,6 millions de personnes sont décédées d'un cancer dans le monde au cours de l'année 2008, et 12,7 millions de nouveaux cas ont été diagnostiqués (http:/ 1 globocan.iarc.fr). La grande majorité de ces cas provient des pays en développement. D'après l'OMS, le cancer devait devenir la première cause de décès dans le monde en 2010. Vingt-cinq millions de personnes au total étaient touchées par un cancer en 2008 et trente nouveaux cas étaient diagnostiqués chaque minute. Le cancer le plus commun est celui du poumon, suivi de ceux du sein, du côlon-rectum, de l'estomac et du foie. En France, 333 000 cas ont été diagnostiqués en 2008, 189 000 l'ayant été chez les hommes (le cancer de la prostate arrive en premier, suivi du cancer du poumon et du cancer colorectal) et 144 000 chez les femmes (le principal étant le cancer du sein). Les chiffres de la mortalité suivent cette tendance, avec un total de 145 500 décès, dont 85 000 chez les
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hommes et 60 500 chez les femmes. À titre de comparaison, 565 650 personnes sont décédées d'un cancer aux États-Unis en 2008, ce qui représente plus de 1500 par jour. Un homme américain sur deux, et une femme sur trois, développeront un cancer 1. La comparaison avec les données précédentes datant de 2002 est impossible car les méthodes de calcul ont changé, mais les scientifiques s'accordent à dire que la mortalité liée au cancer a globalement progressé ces dernières années 2 . En juillet 2011, les projections de l'Institut de veille sanitaire français prévoyaient quant à elles 365 500 nouveaux cas de cancers en France métropolitaine en 2011 (ce qui représente une augmentation de 2,2% par rapport aux projections pour 2010), soit 1000 par jour. D'après ces estimations, il devrait y avoir 207 000 nouveaux cas de cancer chez l'homme et 158 500 chez la femme, et 147 500 morts (augmentation de 0,7 % par rapport à 2010), dont 84500 chez l'homme et 63000 chez la femme. Les prévisions au niveau mondial sont de l'ordre de 21,3 millions de nouveaux cas de cancer et de 13,3 millions de décès associés à l'horizon 2030 2 . Ces prévisions impressionnantes tiennent bien sûr compte de l'amélioration des méthodes de diagnostic et du vieillissement de la population, qui engendrera une forte augmentation du nombre de cas (en France, la moitié des cas de cancer est diagnostiquée après 61 ans). Toutefois d'autres facteurs, d'origine environnementale, sont également responsables de cette augmentation. Quelle que soit la contribution de ces différents facteurs, il est indéniable que le nombre de décès liés au cancer progressera fortement dans les années à venir, malgré une augmentation du taux de survie attendue dans les pays développés. Ce livre n'a pas pour objet d'étudier en détailles données épidémiologiques sur l'évolution du nombre de cas de cancer et de décès liés à la maladie. L'avant-propos vise seulement à situer l'ampleur du problème que le cancer constitue et constituera dans les années à venir. Il n'est pas non plus un réquisitoire visant à prouver que de plus en plus de facteurs
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
environnementaux liés à l'activité humaine sont responsables d'un grand nombre de cas. Il est une tentative de comprendre les raisons de l'échec des efforts entrepris depuis des décennies dans la recherche sur le cancer. Depuis le lancement du National Cancer Act aux États-Unis par Richard Nixon en 1971 (autrement appelé Jil.izr on cancer, la « guerre contre le cancer»), peu de progrès ont été réalisés dans le traitement du cancer, malgré les sommes investies. Le National Cancer Institute (NCI, Institut national du cancer des États-Unis) a vu son budget augmenter constamment depuis le National Cancer Act, pour atteindre plus de 5 milliards de dollars par an3 . Depuis 1971, le NCI a dépensé plus de 90 milliards de dollars pour la recherche, le traitement et la prévention du cancer3 . En Europe, les dépenses des organismes publics pour la recherche sur le cancer se montaient à 1,43 milliard d'euros en 200220034. En France, le Plan Cancer 2 couvrant 2009-2013 prévoit 95,3 millions d'euros pour cette même recherche5 .
Sortir d'une impasse conceptuelle
Il faut bien admettre que les dépenses dans le cadre de la« guerre contre le cancer» ont permis des avancées extraordinaires en cancérologie, et plus largement en biologie. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, les connaissances sur la biologie du cancer ont augmenté de manière exponentielle, notamment du point de vue de la génétique et du contrôle de la prolifération des cellules. Toutefois, la transformation de ces avancées en amélioration des traitements tarde à arriver. À l'occasion de la célébration en mars 2011 du quarantième anniversaire du National Cancer Act par la prestigieuse revue scientifique américaine Science, les auteurs de l'éditorial annonçaient modestement que «les sceptiques peuvent faire
remarquer que quarante ans plus tard, les chercheurs sur le cancer sont toujours confrontés aux mêmes questions. Et peut-être y a-t-il du vrai là-dedans » 6 . Les plus optimistes affirment que «la
Avant-propos
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guerre contre le cancer n'a pas été perdue, mais [qu '}elle n'est pas non plus gagnée » 7. En réalité, les molécules actuellement les plus utilisées, les chimiothérapies visant à tuer de manière non spécifique le maximum de cellules cancéreuses, le sont depuis des décennies. Les dix-sept molécules thérapeutiques jugées «essentielles» par l'OMS pour le traitement du cancer en 1999 avaient été développées entre 1953 et 1983 8, 9 . C'est encore largement vrai en 2011. Leur efficacité a bien sûr été augmentée par diverses stratégies, mais seulement à la marge. Seule une poignée de médicaments développés depuis a eu un impact significatif sur les traitements. La grande majorité des décès liés au cancer dans les pays développés a lieu malgré l'utilisation de diverses molécules chimiothérapeutiques, souvent durant de longues périodes éprouvantes pour les patients. Ces traitements ne sont donc manifestement pas les plus adaptés et l'augmentation des connaissances en biologie du cancer n'a pas conduit à la« révolution thérapeutique» espérée. Comme nous le verrons, les mentalités évoluent tout de même et de nouvelles stratégies thérapeutiques émergent désormais. Les quelques exemples apparus durant la dernière décennie montrent toutefois que ces stratégies alternatives dites «ciblées» n'ont qu'une efficacité limitée dans le temps et restreinte à un faible nombre de cas. Parmi les huit cents traitements contre le cancer en développement dans le monde en 200910, beaucoup visaient les cellules cancéreuses de manière spécifique en ciblant des propriétés qui leur sont propres. Toutefois, ces thérapies «ciblées» présentent un taux d'échec très élevé en développement, ce qui laisse supposer qu'elles sont elles aussi fondées sur une conception de la maladie qui n'est pas la plus adéquate. L'objectif de cet ouvrage est donc double. Il s'agira dans un premier temps d'analyser pourquoi les vastes ressources humaines et financières dédiées à la compréhension du cancer et à la mise en place de traitements efficaces ont échoué. En effet, malgré l'émergence de nouvelles perspectives dans la
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
manière de concevoir les origines de la maladie (rôle des cellules souches cancéreuses), et la reconnaissance du rôle de certains facteurs négligés jusqu'ici (importance de l'épigénétique, du microenvironnement autour des cellules cancéreuses), nous verrons que le paradigme consistant à systématiquement mettre les altérations génétiques à l'origine du cancer prédomine toujours. Même si d'autres facteurs possiblement impliqués dans la cancérogenèse commencent donc à être considérés, ces évolutions récentes, que nous essaierons de définir et de décrire (notamment en termes de stratégies thérapeutiques qui en découlent), ne constituent qu'un prolongement de ce paradigme «historique» - dont le premier chapitre de l'ouvrage décrira la naissance et le développement. Nous tenterons donc d'expliquer pourquoi les recherches menées sur le cancer depuis quarante ans sous l'influence de ce paradigme ont mené à des impasses et à des contradictions patentes. Cela nous permettra de mieux souligner le nombre croissant d'arguments allant à son encontre. Certains arguments expérimentaux datent de plusieurs décennies mais ont été particulièrement négligés, tandis que d'autres, beaucoup plus récents, révèlent le dynamisme de la communauté grandissante des chercheurs dont la voix s'élève pour plaider une nouvelle approche du cancer, à la fois dans la conception des origines de la maladie et incidemment dans la manière de mettre en place des stratégies thérapeutiques plus efficaces. Ce recensement de données allant à l'encontre du paradigme qui attribue à une ou quelques cellules mutées le rôle causal dans le déclenchement de la maladie nous permettra, dans un second temps, de proposer un modèle alternatif de cancérogenèse. Ce modèle est fondé sur une vision radicalement nouvelle de la manière dont se forme un tissu, permettant de comprendre différemment comment il se désorganise dans le cas du cancer. Cette vision nouvelle repose sur des données particulièrement stimulantes qui ont notamment démontré depuis une dizaine d'années que l'expression des gènes recèle un aspect aléatoire
Avant-propos
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qui pourrait jouer, dans le modèle qui sera exposé ici, un rôle moteur dans le développement cancéreux. En considérant la variabilité de l'expression des gènes comme élément moteur de la cancérogenèse, le paradigme classique est clairement mis à mal. Toutefois, et nous insisterons sur ce point, ce modèle ne dénigre pas et ne nie pas les avancées concernant la compréhension du rôle des altérations génétiques dans le cancer. Il se propose au contraire de les inclure dans un cadre conceptuel plus large permettant de comprendre le rôle joué par les altérations génétiques, tout en intégrant d'une part les éléments nouveaux qui semblent indiquer la nécessité d'un changement de paradigme (cellules souches cancéreuses, épigénétique, microenvironnement tumoral, etc.) et d'autre part, les données contradictoires qui s'accumulent et qui forment une équation ne pouvant être résolue par la vision classique de la cancérogenèse. Cela aboutit également à une nouvelle conception du traitement des cancers, fondée sur la réduction de la variabilité de l'expression des gènes au sein des cellules tumorales par le rétablissement d'interactions cellulaires adéquates et la différenciation.
Quelques notions de base Mais avant toute chose, il est nécessaire de rappeler ici quelques notions sur le fonctionnement des organismes pluricellulaires afin de mieux appréhender par la suite les différentes facettes de la recherche sur le cancer. Les organismes pluricellulaires eucaryotes (autrement dit, ceux dont les cellules présentent des compartiments cellulaires, dont un noyau -ce qui n'est pas le cas des bactéries par exemple) ne seraient apparus qu'il y a 600 millions d'années. L'intégrité et la reproduction des organismes pluricellulaires tels que l'Homme sont conditionnées par la bonne coordination des activités de leurs cellules constituantes. Celles-ci présentent une certaine
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
spécialisation et dépendent toutes du fonctionnement correct de l'ensemble des cellules au sein de l'organisme. Cette coordination est nécessaire tout au long de la période de développement de l'organisme jusqu'à ce que l'individu atteigne la période de reproduction. l.Jensemble des processus qui permettent à une cellule d'acquérir, de maintenir et de moduler ses structures et fonctions spécialisées est appelé différenciation cellulaire. Il est possible de recenser environ deux cents types cellulaires différenciés distincts chez un mammifère. Ils sont le produit de l'expression de gènes différents dans chaque type cellulaire au cours de la différenciation, tous étant contenus dans l'acide désoxyribonucléique (ADN) des cellules, c'est-àdire le génome, qui est le même dans toutes les cellules d'un individu. I.JADN, qui se présente sous la forme de séquences constituées de quatre molécules désignées par les lettres A, G, T et C, est donc le support des gènes. (Mais l'ADN contient aussi des zones, majoritaires chez l'Homme, qui ne sont pas codantes et dont le rôle, s'il existe, reste une énigme.) À partir de l'ADN, les gènes sont exprimés sous une forme intermédiaire, l'acide ribonucléique (ARN), puis sous la forme de protéines. Ces protéines sont les molécules qui confèrent à la cellule l'immense majorité de ses fonctions. Les phénotypes, c'est-à-dire les caractéristiques cellulaires, sont donc en grande partie liés à l'expression de protéines particulières. Comme ils sont le produit de l'expression de gènes différents, les divers types cellulaires ne présentent pas le même contenu protéique (même si beaucoup de protéines sont tout de même communes). Mais ils dérivent tous de cellules souches précurseurs des tissus et des organes. Ces cellules souches précurseurs des cellules spécialisées d'un tissu ou d'un organe sont dites multipotentes, c'est-à-dire qu'elles sont capables de générer un nombre restreint de types cellulaires différents par divisions successives. Chez l'adulte, des cellules souches multipotentes ont désormais été identifiées dans de nombreux
Avant-propos
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tissus (sang, peau, intestin, etc.). Elles dérivent elles-mêmes de cellules dites totipotentes car ce sont les cellules mères de toutes les cellules de l'organisme. Elles ne sont présentes qu'au cours des premiers stades de l'embryogenèse (elles perdent ensuite leur caractère totipotent). Un corps humain est constitué d'environ dix mille milliards (1013) de cellules. Afin d'assurer le renouvellement constant des tissus tels que le sang, les épithéliums ou les cellules sexuelles, il y aurait un million de divisions cellulaires par seconde à partir des cellules souches multipotentes (les cellules différenciées ont au contraire un potentiel de multiplication très faible ou nul). La prolifération et la différenciation cellulaires peuvent aussi résulter de processus de cicatrisation (la prolifération est alors couplée à la migration des cellules, comme dans le foie ou l'épiderme) ou de régénération (chez les insectes ou les amphibiens par exemple). Mais il arrive aussi que cette prolifération ait lieu de manière pathologique. Au sein des tissus solides, les cellules forment alors une masse appelée tumeur, qui destructure le tissu d'origine et peut devenir cancéreuse (ou maligne). Les tumeurs solides sont alors appelées carcinomes lorsqu'ils résultent de la prolifération incontrôlée des cellules épithéliales qui couvrent nos surfaces internes et externes (les carcinomes représentent environ 90% de l'ensemble des cancers) 11 . Les sarcomes, beaucoup plus rares, sont des cancers solides qui se développent à partir des cellules qui forment la structure de certains tissus tels que le muscle ou l'os, ou le tissu conjonctif. Enfin, les leucémies et les lymphomes sont les principaux cancers du sang. Plusieurs types de cancer peuvent avoir pour origine un même tissu ou organe. Par exemple, les lymphomes représentent une famille de plus de vingt pathologies différentes touchant le système lymphatique 11 . Quant aux leucémies de la jeune enfance, elles different des leucémies de l'adulte par leurs propriétés et leur traitement. Les cancers peuvent présenter un profil de prolifération modéré, compatible avec une survie longue, parfois sans
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
symptôme. C'est le cas de certains lymphomes et des leucémies chroniques. Au contraire, d'autres cancers peuvent progresser très rapidement, causant de graves symptômes et la mort en quelques mois, comme dans le cas des cancers du pancréas ou des leucémies myélocytaires aiguës 12 . À partir du site d'origine (tumeur primaire), les cellules cancéreuses peuvent se répandre dans d'autres endroits de l'organisme où elles pourront proliférer et perturber les fonctions des organes touchés. Ce sont les métastases. Certains cancers comme ceux du côlon, de la prostate ou du poumon envahissent très fréquemment le foie, les os et le cerveau respectivement. Ce sont souvent ces métastases qui causent la mort. D'autres cancers envahissent les tissus localement comme dans le cas de la tête et du cou 12 . Malgré l'hétérogénéité de leur origine, des caractéristiques cliniques distinctes et des pronostics très variables, les processus cellulaires à l'origine de la progression tumorale semblent être communs à tous les cancers. Depuis la découverte de la structure de l'ADN en 1953 et la mise en place des modèles de régulation de l'expression des gènes dans les années 1950-1960, les recherches sur cette origine commune des cancers se sont focalisées sur les altérations de la molécule qui déterminerait de manière univoque, grâce au prétendu programme génétique qu'elle contient, la structure et la fonction de toute cellule de l'organisme: l'ADN. L'évolution des idées sur la nature des cancers qui ont débouché sur cette conception sera décrite dans le premier chapitre. Cette perspective historique servira de prélude à l'analyse des différentes théories et hypothèses qui ont émergé durant ces trente-cinq dernières années à propos de l'origine et du traitement des cancers, et de leur incapacité à fournir un cadre conceptuel permettant d'englober la masse de données souvent contradictoires désormais accumulées par les chercheurs en cancérologie. Cela nous permettra de développer dans la seconde partie de l'ouvrage (chapitre 2 et chapitre 3) un modèle alternatif de cancérogenèse qui pourrait résoudre ces contradictions.
Avant-propos
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Avertissements 1. Dans cet ouvrage, la nom enclature des gènes et des protéines respecte les conventions adoptées pour l'être humain, à savoir que les gènes s'écrivent en caractères majuscules italiques et les protéines en caractères majuscules romains, à quelques exceptions près comme celle de la protéine p53. 2. Ce livre fait appel à un abondant lexique spécialisé, appartenant notamment à la biologie générale, la biologie moléculaire, la biologie du développement, la cytologie, la cancérologie, l'immunologie, etc. Chaque première occurrence des termes techniques est suivie d'une courte définition entre parenthèses. Un glossaire en fin d'ouvrage rassemble ces termes et ces définitions auxquels il est donc possible de se référer si b esoin. De surcroît, des définitions plus substantielles sont également proposées dans ce glossaire.
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NOUVEAU REGARD SUR LE CANCER
chapitre
1
La recherche sur la cancérogenèse : son histoire, son actualité, ses impasses
Comment est-elle devenue une histoire de gènes?
Des premiers temps au XJx.e siècle Le cancer n'est pas une maladie moderne: il a toujours touché les humains de tout temps et de toute région 1. Des lésions cancéreuses ont été observées sur des ossements humains fossilisés des temps préhistoriques et sur des momies égyptiennes datant d'environ 3000 avantJ.-C. 2. Les premières descriptions de ce que nous appelons actuellement cancer ont été retrouvées dans le code d'Hammurabi babylonien (1750 avantJ.-C.) et dans des papyrus de l'Égypte ancienne (1600-1500 avantJ.-C.) découverts au XIXe siècle 2 . Il est possible de dater les premières études sur le cancer à l'époque préhellénique, période durant laquelle le cancer était déjà connu. Mais ce fut Hippocrate (460-377 avantJ.-C.) qui, le premier, s'y intéressa en détail et de manière rationnelle. Il lui attribua le nom de karkinol' et écrivit divers textes sur la
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maladie. Toutefois, l'authenticité de ces textes demeure soumise à controverses4 . Les réflexions d'Hippocrate sont, comme à son habitude, fondées sur de simples observations cliniques. Il est probable qu'il ne s'intéressa qu'aux manifestations de la maladie, ce qui explique que sa position sur les causes de celle-ci soit mal connue. Selon certains, il suggéra, suivant sa théorie de l'équilibre des humeurs, que le cancer est dû à un déséquilibre en faveur de la bile noire issue de la rate 3, tandis que d'autres affirment qu'il n'a jamais lié l'origine des cancers à sa théorie des quatre humeurs 4 . Dans le monde romain, Galien (129-vers 216) suivit en grande partie les idées d'Hippocrate et introduisit le mot latin cancrum. Il proposa une classification des tumeurs qui fut sa contribution majeure à la compréhension du cancer, et exerça une grande influence sur les pratiques médicales pendant près de 1500 ans 5 . Le cancer le plus connu était alors le cancer du sein, qui était déjà très répandu et craint des femmes âgées3 . Après la chute de Rome en 476, le savoir médical a stagné et de nombreux manuscrits anciens de médecine ont disparu. Toutefois, quelques savants de l'Empire byzantin préconisèrent la chirurgie pour les cancers du sein et de l'utérus vers la fin du rve siècle, et des textes de médecine grecque commencèrent à être traduits en arabe par des moines nestoriens5 . Cela fut poursuivi par des écoles musulmanes, ce qui assura leur préservation jusqu'à nous. La civilisation islamique a également laissé des textes, en particulier ceux d'Avenzoar (1091-1161) sur les cancers de l'œsophage et de l'estomac5 . Au même moment, les écoles de médecine du bas Moyen Âge à Montpellier (1150), Bologne (1158) ou Paris (1208) commencèrent à s'emparer du travail de certains de ces précurseurs. La Renaissance, avec son regain d'intérêt pour la culture grecque, fut une période riche en études d'anatomie et de chirurgie - notamment par Ambroise Paré (1510-1590) -,et surie cancer. Fallopio (1523-1562) doit être mentionné pour avoir défini la différence clinique entre tumeur bénigne et maligne, qui est encore largement applicable
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aujourd'hui. En 1540, André Vésale (1514-1564) échoua à démontrer l'existence de la bile noire. Cette période marqua donc une rupture importante, car pour la première fois depuis 1 300 ans et Galien, la théorie de la bile noire comme origine du cancer fut remise en cause. De nouvelles hypothèses purent alors être développées, notamment la théorie lymphatique du cancer dans la seconde moitié du XVIIe siècle, qui a ensuite dominé pendant plus de cent cinquante ans 2 • 5 . À cette époque, les caractères de malignité d'une tumeur ont été plus précisément énumérés par Marcello Malpighi (1628-1694) qui donna une très bonne description du carcinome du sein. Mais la définition d'un cancer eut longtemps un sens très large et ne fit jamais l'objet d'un consensus avant le milieu du xrxe siècle et l'introduction de l'histologie (étude des tissus de l'organisme). Au cours des XVII e et XVIII e siècles, le microscope commença à être utilisé et fournit des observations de plus en plus précises 6, mais celles-ci manquaient d'un concept théorique permettant de les interpréter3. Vers 1838, Theodor Schwann (1810-1882) formula la première théorie cellulaire, tandis que son maître, le physiologiste johannes Müller (18011858), adopta la notion de cellule et s'employa à établir la morphogenèse des tissus cancéreux 7. Il documenta les formes et les tailles variables des cellules cancéreuses et de leur noyau, non seulement entre tumeurs de types différents, mais aussi entre cas d'un même type de tumeur et cellules d'une même tumeur. Cela peut être considéré comme la première observation d'une forme d'hétérogénéité et d'instabilité dans les cellules cancéreuses, même si ce ne fut pas interprété comme tel à l'époque 6 . Johannes Müller fut donc l'un des fondateurs de l'histopathologie et, dans un ouvrage de 1838, il assimilait déjà les cellules morbides à des formations de type embryonnaire qui auraient été bloquées dans leur évolution 7. L'amélioration des techniques de microscopie permit alors d'augmenter les connaissances sur la structure générale des
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tissus d'animaux et de plantes, et sur leur développement. Grâce à ces progrès, la théorie cellulaire de la maladie fut formulée vers 1860 par plusieurs chercheurs6 , dont Rudolf Virchow (1821-1902) qui démontra que les cellules cancéreuses dérivent d'autres cellules 2 . Mais il faudra encore attendre plusieurs décennies pour que les techniques histologiques permettent réellement de distinguer les différents stades de la cancérogenèse selon des critères morphologiques3 . À la fin du XIXe siècle, les principaux critères de malignité étaient bien définis, en particulier l'anaplasie (perte par les cellules des caractéristiques du tissu d'origine). Le développement parallèle de l'embryologie a permis d'enrichir le jargon de la cancérologie avec un grand nombre de termes, notamment ceux de régression ou de dysplasie (perturbation de l'organisation tissulaire). Le XIXe siècle fut donc marqué par une approche tissulaire, puis cellulaire de la maladie. Il se focalisa sur les désordres organisationnels au sein des tumeurs, grâce notamment aux progrès de la microscopie et à l'apparition de la théorie cellulaire 7. L'étude du cancer restait donc alors à un niveau d'organisation supérieure à celui de la cellule, mais la recherche sur le cancer ne tarda pas à pénétrer dans le monde intracellulaire.
Les premières théories chromosomiques du cancer Theodor Boveri (1862-1915) fut le premier à proposer une théorie mécanistique pour la transmission des caractères héréditaires telle que conçue par Gregor Mendel (1822-1884). En 1892, il décrivit notamment de manière synthétique le phénomène de la méiose, ou division réductive des chromosomes lors de la formation des cellules sexuelles, les gamètes 7. Ses travaux sur la fertilisation des œufs d'oursin lui ont permis de constater que la distribution inégale des chromosomes entre cellules filles leur confère des caractéristiques propres dépendant de la combinaison aléatoire de chromosomes dont elles héritent8 . Certaines de ces cellules survivent, mais se
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développent anormalement, alors que d'autres meurent de cette distribution anormale de chromosomes. Ces observations ont convaincu Boveri que les chromosomes contiennent des «informations» différentes et l'ont conduit à formuler sa théorie chromosomique de l'hérédité. Le lien entre le développement anormal des œufs d'oursin et le comportement anormal des cellules tumorales n'a pas échappé à Boveri. Il formula l'hypothèse selon laquelle les tumeurs peuvent être la conséquence d'une mauvaise ségrégation (séparation) des chromosomes entre cellules filles. Il développa cette théorie dans son célèbre ouvrage Zur Frage
der Entstehung Maligner Tumoren (L'Origine des tumeurs malignes) 9 où il postula que la croissance des tumeurs malignes est fondée sur «une combinaison particulière et incorrecte de chromosomes qui
est la cause de la croissance anormale caractéristique des cellules filleS» 8 . En réalité, d'autres auteurs avaient déjà observé les anomalies chromosomiques au sein des cellules cancéreuses, mais peu en avaient souligné l'importance potentielle dans la pathologie 6 . Seul David von Hansemann ( 1858-1920) suggéra dans les années 1890 que les cellules cancéreuses se développeraient à partir de cellules normales à cause d'une tendance à une mauvaise distribution des chromosomes et d'autres changements chromosomiques au cours de la mitose (le processus de division cellulaire). Il peut donc être considéré comme le premier à avoir formulé une théorie chromosomique du cancer, en plus d'avoir introduit des notions cruciales comme celle de «dédifférenciation», toujours en vigueur actuellement6 . Toutefois Boveri alla plus loin, et formula des prévisions qui forment, quatre-vingt-dix ans plus tard, quelques-unes des bases fondamentales de la recherche sur le cancer8. En 1914, il écrivit:
«Il y a dans chaque cellule un arrangement inhibiteur spécifique qui ne permet le processus de division que lorsque cette inhibition est levée par une stimulation spéciale. Assumer qu'il existe des chromosomes qui inhibent la division serait cohérent avec ma théorie. Les cellules
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tumorales, dont la division est incontrôlée, surviendraient après la perte de ces chromosomes inhibiteurs. D'un autre côté, l'existence de chromosomes qui favorisent la division pourrait aussi s'inscrire dans cette perspective. La division cellulaire aurait lieu quand l'action de ces chromosomes [. . .] serait renforcée par un stimulus. Si trois ou quatre de ces chromosomes se rencontrent et créent un nombre total de chromosomes plus élevé que dans les cellules normales, une tendance à proliférer anormalement apparaîtra. » 10 Boveri expliquait donc l'origine des tumeurs par une distribution anormale de chromosomes conférant des propriétés différentes. En résumé, von Hansemann et surtout Boveri furent les premiers à souligner l'importance des changements chromosomiques dans le développement cancéreux et pensaient que pour changer le phénotype d'une cellule, son caryotype (l'ensemble des chromosomes) devait être modifié. Mais, malheureusement, ces hypothèses ont précédé les techniques nécessaires pour les tester, et les concepts de Boveri sont restés dormants pendant plusieurs décennies 11 . La notion de gène n'avait alors pas encore son sens moderne, mais si l'on substitue au mot «chromosome)) le mot «gène)) dans son acception actuelle dans les textes de Boveri, ses hypothèses prédisent notamment la découverte, couronnée d'un prix Nobel, des proto-oncogènes par Harold Varmus et Mike Bishop dans les années 1970 (voir ce chapitre, section p. 29). Mais il faut bien noter que Boveri n'a jamais fait mention de mutation. Le premier à mentionner le terme de mutation en relation avec le cancer fut Ernest E. Tyzzer (1875-1965) en 191612 . L'interprétation « mutationnelle )) des idées de Boveri ne fut réalisée qu'après sa mort, principalement par Thomas Hunt Morgan (1866-1945). Contrairement à Boveri, Morgan devint très tôt un partisan de la théorie des mutations d'Hugo de Vries (1848-1935), qui inventa ce terme en 1901 pour expliquer les variations brusques et discontinues qui pourraient permettre l'évolution des formes biologiques. Suite à de Vries, de nombreux auteurs, dont le premier et le plus prestigieux fut
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Morgan, attirèrent l'attention des chercheurs en cancérologie sur le rôle que pourraient jouer les mutations dans l'origine du cancer 13 • Cela dura jusqu'en 1927 lorsque Hermann Muller (1890-1967), jusqu'alors très critique vis-à-vis des idées de de Vries, suggéra que les mutations pourraient causer le cancer après sa découverte de l'activité mutagène (capacité de modifier la structure de l'ADN et ainsi de provoquer des mutations) des rayons X 14 .
Le rôle des virus dans la compréhension de la maladie • L'idée d'une origine infectieuse du cancer. La croyance en une origine infectieuse du cancer perdura pendant des siècles. Celle-ci était fondée sur des anecdotes faisant allusion à des «maisons du cancer» où plusieurs habitants en souffraient, ou à des > et proches des oncogènes viraux pourraient être mutés, amplifiés ou exprimés de manière aberrante et ainsi contribuer à la cancérogenèse30 , même en l'absence de tout virus. Ces gènes sont appelés «proto-oncogènes» pour les distinguer des oncogènes décrits par Huebner et Todaro. Bishop et Varmus reçurent le prix Nobel en 1989 pour leur découverte des proto-oncogènes et de leur rôle central dans le développement cancéreux. Ces proto-oncogènes cellulaires seront donc vus comme des ennemis de l'intérieur, des gènes dont la mutation ou la modification du niveau d'expression provoque la formation de cancers. Une étape supplémentaire était franchie dans la mise en place de ce qui deviendra dans les années 1980 et 1990 un paradigme réduisant le cancer uniquement à des désordres génétiques. Aujourd'hui, plus
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de 70 proto-oncogènes cellulaires ont été identifiés à partir de l'étude des virus tumorigènes, presque tous codant pour des protéines impliquées dans le contrôle de la prolifération cellulaire ou de la mort cellulaire 2 . Mais le rôle des virus ne fut pas le seul facteur à favoriser cette vision unilatérale de la maladie. L'étude des modes d'action des divers agents chimiques carcinogènes, les études cytogénétiques des années 1960 et 1970, ainsi que la découverte des premières prédispositions génétiques au cancer allaient la renforcer.
La découverte des agents mutagènes Même si les acides nucléiques ont été découverts au milieu du XIXe siècle, l'importance de l'ADN dans l'hérédité, les virus et le cancer ne fut réellement établie qu'au début des années 1940. Les recherches sur l'ADN dans le contexte de la carcinogenèse ne devinrent intensives qu'au cours des années 1950 et 1960. En effet, parallèlement aux découvertes effectuées en virologie, la recherche sur le cancer a connu à cette époque des développements importants grâce à: 1. l'étude du mécanisme d'action d'agents carcinogènes en termes biologiques, notamment avec le développement du concept de phases distinctes durant la carcinogenèse (voir ce chapitre, section p. 42); 2. l'étude du métabolisme des agents cancérigènes et leurs réactions avec des composés spécifiques de la cellule et notamment l'ADN; 3. l'étude des effets mutagènes de certains agents cancérigènes. Au niveau technique, d'importantes contributions sont venues de l'étude de la transformation in vitro (à l'aide de cellules dissociées cultivées au laboratoire) de cellules normales en cellules tumorales par les rayonnements ionisants (dont les rayons X) ou des agents cancérigènes chimiques3 3, 34 . En 1918, au japon, Yamagiwa et Ichikawa ont été les premiers à montrer l'action cancérigène du goudron de houille sur des lapins35, ce qui fut une confirmation de données épidémiologiques antérieures montrant une recrudescence de cancers du scrotum
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chez les ramoneurs 33 . Mais la composition du goudron étant complexe, il fallut attendre la fin des années 1920 et le début des années 1930 pour que des scientifiques montrent que la cancérogenèse chimique est plus spécifique de certaines molécules que ce qui était alors admis3 . Des chimistes anglais, notamment Kennaway 36 , purent identifier des molécules appelées hydrocarbones aromatiques polycycliques (comme le benzo(a)pyrène) qui ont ensuite été impliquées dans le développement de cancers de la peau chez la souris33. La nature de ces agents chimiques a mené Miller et Miller a formulé l'hypothèse selon laquelle beaucoup d'entre eux requièrent, pour être cancérigènes, une activation en interagissant avec des molécules de la cellule37. Les études épidémiologiques commencèrent alors à montrer l'importance de nombreux agents chimiques dans l'apparition de cancers. Vers 1950, environ 1 300 substances chimiques étaient référencées comme ayant un pouvoir cancérigène. Certaines études ont eu un impact très fort, comme celles faisant un lien entre le cancer du poumon et le tabac 38 . Mais les mécanismes par lesquels agissent ces carcinogènes restèrent énigmatiques jusqu'à ce que différentes études montrent le pouvoir de certains de ces agents de se lier à l'AD N 3. Ce fut notamment Bruce Ames qui put montrer que de nombreux agents cancérigènes connus étaient, spontanément ou après transformation par l'organisme, capables d'interagir avec l'ADN et de provoquer la formation de cancers 39 . La découverte que les gènes sont constitués de séquences d'ADN a rendu concevable l'idée que les gènes puissent être modifiés par des agents mutagènes et donc provoquer la production anormale de certaines protéines ou de protéines anormales. I.;étude de la cancérogenèse se focalisa alors sur la modification du matériel génétique des cellules par des agents chimiques, ce qui permit d'identifier des mutations impliquées dans le développement du cancer qui résultaient de l'action d'agents chimiques40 . La capacité de liaison d'agents carcinogènes avec
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des molécules de la cellule, et surtout les propriétés mutagènes de certaines de ces substances, furent toutes incorporées dans la conception contemporaine de l'étiologie du cancer fondée sur la modification de l'ADN.
Des translocations chromosomiques liées au cancer Le développement des techniques cytogénétiques (d'analyse des chromosomes) a été crucial pour l'étude des anomalies chromosomiques observées par Boveri sous son microscope. Dans les années 1930 et 1940, quelques études semblèrent confirmer que les cellules cancéreuses sont caractérisées par un nombre anormal de chromosomes, mais «l'âge moderne>> de la cytogénétique n'a malgré tout commencé qu'au milieu des années 1950, quand l'amélioration des techniques de culture de cellules in vitro et de préparation d'échantillons a rendu possible l'énumération correcte du nombre de chromosomes humains 11 . Le développement de ces techniques a notamment permis à Peter Nowell d'identifier un petit chromosome anormal caractéristique des cellules cancéreuses de deux patients souffrant de leucémie myéloïde chronique (LMC) 41 . Il le retrouva par la suite chez d'autres patients souffrant de la même maladie et, comme l'identification des chromosomes impliqués n'était pas encore possible, il fut nommé «chromosome Philadelphie». Nowell écrivait, en 1998, que «le fait qu'une
altération spécifique soit retrouvée dans presque tous les cas de LMC supportait l'hypothèse de Boveri que les tumeurs sont générées par une altération spécifique dans une seule cellule, suivie d'une sélection clonale de cette cellule. Le chromosome Philadelphie semblait être le changement génétique crucial pour le développement de cette forme de leucémie humaine»ll. Dans un article paru en 2000, il raconte: «C'était une époque stimulante pour l'hypothèse des mutations, car c'était la première découverte d'une anomalie spécifique dans un cancer particulier. » 32 Ces propos permettent de mieux comprendre l'attrait qu'a pu susciter une telle découverte. Elle semblait
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couronner un certain déterminisme génétique dans l'étiologie du cancer, mais paradoxalement, ces premières découvertes n'ont eu qu'un effet limité sur les théories de la cancérogenèse, notamment parce que le chromosome Philadelphie semblait manquer dans 10% des cas de LMC et que le pronostic était plus mauvais chez les patients ne le présentant pas 3 . De plus, la présence de ce chromosome au stade préleucémique n'était pas certaine, laissant croire que cette anomalie était une conséquence plutôt qu'une cause du processus. Enfin, les recherches sur les cas de xeroderma pigmentosum (un syndrome héréditaire de prédisposition au cancer de la peau et des yeux) ne favorisaient pas l'hypothèse d'une anomalie génétique spécifique dans l'étiologie des cancers, car ces patients présentent une très grande variété d'altérations génétiques3 . Avec les techniques disponibles au temps de la découverte du chromosome Philadelphie, aucun autre réarrangement chromosomique ne put être détecté dans d'autres types de cancer, ce qui fit dire à certains que le chromosome Philadelphie était un «épiphénomène» sans grande importance 11 . Ce n'est qu'avec l'amélioration des techniques de marquage des chromosomes et les techniques de biologie moléculaire que purent être identifiés les chromosomes impliqués dans la formation du chromosome Philadelphie (chromosomes 9 et 22) 42 . Janet Rowley identifia en 1972 une translocation (échange réciproque de fragments de chromosomes) entre les chromosomes 8 et 21 spécifique de patients souffrant de leucémie myéloblastique aiguë. Puis, en 1977, la translocation t(15;17), spécifiquement observée dans les cas de leucémie promyélocytaire aiguë, fut découverté 3 . En 1998, Rowley écrit: «Ce troisième exemple de translocation [ . .]
me convainquit que ces bouleversements chromosomiques étaient une composante essentielle du processus de cancérogenèse hématologique. » 11 Dans les années 1980, de nombreuses autres altérations de ce genre ne tardèrent pas à être découvertes, non seulement dans des leucémies, mais aussi dans des lymphomes et des
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sarcomes. De plus, au début des années 1980, il devint clair que les anomalies chromosomiques avaient des implications dans le pronostic de la maladie, et le caryotype des patients devint progressivement un critère de décision dans l'attribution d'un traitement. Puis une réelle révolution eut lieu en octobre 1982 quand il fut annoncé par deux équipes de recherche indépendantes que la zone de jonction du réarrangement chromosomique t(8;14) du lymphome de Burkitt était identifiéé 4• 45 . Cette nouvelle aura un impact considérable sur la manière d'appréhender la maladie. En effet, elle fournissait des informations sur les gènes impliqués au niveau de cette translocation, mais également des informations cruciales sur ses conséquences biologiques. Puis ce fut au tour de l'oncogène créé par la translocation t(9;22) du chromosome Philadelphie d'être identifié 46 . La première démonstration qu'une translocation peut mener à la formation de gènes anormaux résultant de la fusion de deux gènes issus de deux chromosomes différents, et ainsi à la production d'une protéine chimérique favorisant le développement du cancer, était réalisée. La découverte de translocations qui semblent spécifiques de certains cancers, et l'identification des gènes impliqués dans celles-ci, allaient puissamment renforcer le paradigme génétique de l'étiologie des cancers43 . En effet, la description des altérations du matériel génétique semblait devenir la manière la plus intéressante et fructueuse d'appréhender la cancérogenèse. Mais une dernière révolution allait encore favoriser cette position.
Prédispositions héréditaires au cancer et gènes suppresseurs de tumeurs La question du caractère héréditaire de certains types de cancers a une longue histoire. Dès 1730, des exemples de cancers familiaux, donc probablement héréditaires, étaient déjà décrits3 . En 1775, Bernard Peyrilhe (1737-1804) refusa l'idée d'une hérédité
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directe du cancer, mais proposa celle d'une prédisposition au cancer. Toutefois, il était à l'époque difficile de distinguer hérédité directe et prédisposition, et la question du caractère héréditaire du cancer resta taboue pendant très longtemps. Il fallut attendre les années 1970 et les études épidémiologiques menées notamment par Alfred Knudson pour comprendre le mécanisme de certaines prédispositions héréditaires au cancer. Le rétinoblastome était alors déjà un type de cancer connu sous deux formes, héréditaire et non héréditaire. En 1971, Knudson proposa un lien entre les deux formes de la maladie grâce à un modèle mathématiqué7. Il émit l'hypothèse que ces cancers peuvent se développer chez des personnes ayant une susceptibilité liée à une mutation héréditaire sur une des deux copies du gène présentes naturellement dans les cellules (donc dans les cellules sexuelles d'un des géniteurs et transmise à toutes les cellules du descendant) à condition qu'une mutation supplémentaire, de nature somatique (c'est-à-dire non héritée, se produisant dans les cellules non sexuelles au cours de la vie de l'individu), ait lieu sur la seconde copie du gène dans certaines cellules du descendant47. Ce second événement était donc supposé être nécessaire au développement cancéreux. Dans les cas de rétinoblastome non héréditaire, les deux mutations étaient supposées être d'origine somatique. Cela justifiait l'incidence importante de rétinoblastome dans les cas d'une mutation héréditaire (tumeurs environ 30000 fois plus fréquentes), ainsi que le très jeune âge des patients lors de leur apparition. Le fait que les deux copies du gène doivent être inactivées a permis d'introduire le terme de «gène suppresseur de tumeurs» pour le dénommer. Cette hypothèse fut confirmée par l'étude ultérieure qui permit de localiser l'altération génétique imaginée par Knudson, puis par l'identification en 1986 du gène responsable de la prédisposition héréditaire au rétinoblastome, RB748 . La découverte du rôle de ce gène dans le contrôle de la prolifération cellulaire ne fut réalisée qu'au début des années 1990.
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Un autre gène, appelé TP53, semble être le plus fréquemment muté dans les cancers. Il fut tout d'abord identifié par l'intermédiaire de son association avec des protéines issues de virus et favorisant le cancer49, 50 . Les auteurs de ces recherches ont d'abord pensé qu'il s'agissait d'un proto-oncogène cellulaire, mais il fut ensuite démontré qu'il était capable d'empêcher la formation de tumeurs et qu'il était inactivé dans certains cancers humains. La protéine RB1 s'associant également à des protéines virales51 , 52 , il fut alors accepté que TP53, comme RB1, est un gène suppresseur de tumeur. Le gène TP53 codant pour la protéine p53 est le gène muté dans la plupart des cas de l'un des syndromes héréditaires prédisposant au cancer : le syndrome de Li-Fraumeni. Ce gène est l'un des plus étudiés dans la recherche actuelle sur le cancer, notamment parce que la protéine p53 présente des fonctions variées dans la cellule, dont la principale est liée à l'apoptose, la forme majeure de mort cellulaire «programmée», dont l'absence est cruciale dans le cancer (voir ce chapitre, section p. 50). Ces deux exemples sont les plus marquants des années 1970 et 1980 quant aux travaux sur les prédispositions au cancer. Ils furent si importants qu'ils allaient faire admettre une composante héréditaire à de nombreux types de cancer et servir d'exemples à ce qui deviendra une course à la découverte de gènes mutés ou de polymorphismes (variations non pathologiques dans la séquence du génome entre individus) qui prédisposent au cancer53, 54. La découverte de l'instabilité de certaines séquences d'ADN dans des cancers du côlon héréditaires (non polypeux) et l'identification des gènes impliqués dans la réparation de ces séquences (MLH1 et MSH2) sont également à inscrire dans cette perspective, car des mutations de ces gènes augmentent fortement le risque de cancer55 -57. Puis la découverte de divers syndromes de prédisposition au cancer, par exemple ceux liés à des altérations des gènes codant pour les protéines BRCA1 et BRCA2 (prédispositions au cancer du sein et de l'ovaire58 • 59) ou CDKN2A (prédisposition au mélanome) 60, a engendré
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une augmentation du nombre de gènes pouvant prédisposer au cancer; ils s'élèvent désormais à plus de trente54 . Quelques-uns sont des proto-oncogènes ou des gènes liés à la réparation de l'ADN, mais ce sont majoritairement des gènes suppresseurs de tumeurs. Toutefois, en 2002, Knudson admit que «certaines,
voire la plupart des altérations génétiques observées dans la majorité des cancers, pourraient ne pas être spécifiques, mais être le reflet de la déstabilisation du génome et le résultat de la cancérogenèse, même si, d'un autre côté, les anomalies uniques et spécifiques de leucémies, lymphomes et sarcomes, ainsi que celles transmises par les personnes génétiquement prédisposées au cancer, sont clairement significatives pour le processus tumoral >>61 • Conclusion L'ensemble des découvertes décrites dans ce chapitre et les travaux qui s'en suivirent ont sans aucun doute permis d'élucider les voies de contrôle de la prolifération cellulaire (voir ce chapitre, section p. 50). Mais l'augmentation du nombre de gènes impliqués dans la cancérogenèse (voir ce chapitre, section p. 54) a démontré la complexité des voies et des réseaux dans lesquels ils interviennent. Cette complexité rend difficile l'interprétation de très nombreuses observations à propos des modifications du génome dans les cancers humains, et le choix des cibles pour une intervention thérapeutique. Cette difficulté d'intégrer les données moléculaires et génétiques n'est pas propre à l'étude du cancer, mais semble représentative des limites actuelles de la compréhension moléculaire du vivant. La réalité semble être que le cancer n'est pas seulement une maladie de la cellule et que l'étude des oncogènes et des gènes suppresseurs de tumeurs n'a révélé qu'un pan intracellulaire de la maladie. En plus d'un taux de prolifération des cellules accru, les marques classiques de la malignité sont une perte de l'architecture normale des tissus, une rupture des frontières de ceux-ci, des changements au niveau du tissu conjonctif (ou stroma), l'angiogenèse (formation
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de nouveaux vaisseaux sanguins) ou encore la perturbation d'autres organes par métastases (voir ce chapitre, section p. 50) 62 . Le cancer peut donc être vu comme une dérégulation des processus finement coordonnés qui gouvernent normalement l'intégration des cellules individuelles dans les tissus, les tissus dans les organes et les organes dans des fonctions physiologiques. L'étude de la dynamique de la tumeur elle-même permet notamment de mettre en évidence que la cancérogenèse est un processus évolutif à l'échelle cellulaire dans lequel l'altération du génome joue un rôle sans doute important, mais qui n'est pas unique.
La cancérogenèse, un processus évolutif à l'échelle cellulaire
Différentes phases pour un même processus Le travail fondateur de la théorie multiétapes de la cancérogenèse fut réalisé par Armitage et Doll en 1954. En se fondant sur l'étude de la relation entre l'âge et la mortalité pour des cancers de différents tissus et pour chaque sexe, ils proposèrent, à l'aide d'un modèle mathématique, que la remarquable régularité observée entre tranches d'âge et taux de mortalité pourrait être expliquée par un modèle multiétapes63 . Cette idée avait déjà été émise par Fisher et Hollomon, qui proposèrent un modèle où le taux de mortalité est directement proportionnel à la puissance 6 de l'âgé 4, puis par Nordling, qui proposa que la relation puisse être expliquée par l'apparition successive de sept mutations65 . Mais Armitage et Doll allèrent plus loin en affirmant que les événements aboutissant au développement cancéreux ne doivent pas nécessairement être des mutations, et qu'il faut examiner l'influence des agents cancérigènes agissant à différents stades du processus sur l'évolution temporelle du risque d'apparition de cancer66 . Pour eux, il suffit de postuler que les changements soient «spécifiques et discrets», que chaque
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état soit stable et que ces changements apparaissent dans un ordre précis63 . C'est notamment l'influence des sécrétions endocriniennes (qui varient au cours du temps) dans les cancers de la prostate, du sein, de l'ovaire et de l'utérus qui les a conduits à constater que dans le cas de ces tissus, le taux de mortalité ne peut être en aucun cas uniformément lié à l'âge. Ces «irrégularités» dépendent du stade auquel agit l'agent cancérigène et/ou à quel stade il est le plus actif63 . Dans leur article, Armitage et Doll affirmèrent également que la théorie multiétapes de la carcinogenèse permet d'expliquer plus facilement la période de latence suivant l'exposition à un agent cancérigène. De plus, leur modèle permettait de prédire la diminution de l'incidence de cancer lorsqu'une telle exposition cesse. En effet, la vitesse d'apparition d'un cancer après arrêt de l'exposition tend à se rapprocher de celle des sujets non exposés. Ce phénomène a été démontré chez les ex-fumeurs par exemple, parmi lesquels, après environ quinze ans, l'incidence de cancers du poumon est sensiblement la même que parmi les non-fumeurs66 . Malgré le peu de connaissances alors acquises sur les bases moléculaires de la maladie, les prédictions d' Armitage et Doll restent actuellement sans grande contestation, et leur article est l'un des rares qui continue à être largement cité cinquante ans après sa parution. C'est la combinaison du concept de cancérogenèse multiétapes avec des données épidémiologiques qui a permis le succès de leurs idées, et qui a abouti à la conception actuellement majoritaire du processus cancéreux.
Initiation, promotion, progression Depuis plus d'un siècle, il est connu, au niveau clinique, qu'au cours de leur évolution, les tumeurs deviennent de plus en plus agressives et présentent des caractéristiques de plus en plus malignes. Ce phénomène est appelé «progression de la tumeur» et c'est Leslie Foulds qui, en 1957, fut le premier à décrire cette évolution en termes d'étapes à travers des stades
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qualitativement différents 67. Les études de carcinogenèse chez l'animal, ainsi que d'autres données épidémiologiques, ont ensuite permis de démontrer clairement que la formation d'un cancer est un processus multiétapes impliquant divers mécanismes. Isaac Berenblum fut l'un de ceux qui permirent de conforter cette hypothèse. Berenblum et Shubik montrèrent dès 1947 que deux étapes peuvent être distinguées dans la cancérogenèse: l'initiation et la promotion58 . Certaines des substances chimiques cancérigènes, qui seront appelées initiateurs, peuvent engendrer le processus, mais il faut qu'agisse ensuite un autre agent, appelé promoteur, pour que la prolifération cellulaire ait lieu. Ils démontrèrent que l'initiation peut être provoquée par l'application d'un agent chimique mutagène sur la peau d'un rongeur, mais aussi que ces modifications du génome n'engendrent pas de conséquence détectable tant que l'on ne provoque pas une promotion par un nouvel agent capable soit de «stimuler» la prolifération cellulaire, soit de désorganiser le tissu. Ces études permirent à Berenblum d'élaborer sa théorie de la carcinogenèse chimique en deux étapes68•69 . Pour la promotion, Berenblum et Shubik utilisèrent les esters de phorbol, qui sont des agents chimiques non mutagènes altérant les communications intercellulaires. Il faut noter que la promotion est efficace même si le délai d'application après l'action de l'agent mutagène est très long. De 1975 à 1985, on vit augmenter le nombre des modèles d'analyse de la carcinogenèse. Les chercheurs, en se focalisant sur les agents ayant un effet immédiat sur les cellules et les tissus, ont pu identifier un nombre croissant d'agents carcinogènes. Ils purent également corréler les changements tissulaires associés à ces agents et déterminer les stades auxquels ils agissent7°. Il a résulté de ces développements une attention accrue quant au concept de cancérogenèse par multiétapes in vivo et aux similarités et différences de réponse aux agents carcinogènes, initiateurs ou promoteurs, dans les différents tissus et organes 70 .
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Il est maintenant admis que l'initiation est due à l'altération du génome, ce qui rend les cellules capables de se diviser de manière anormale grâce à la transformation de protooncogènes en oncogènes ou à la perte de gènes suppresseurs de tumeur 71 . Mais les cellules initiées restent clairement sous contrôle tant que le tissu environnant reste intègre et que les interactions cellulaires sont fonctionnelles. La promotion permet quant à elle la prolifération cellulaire des cellules initiées. La majorité des agents promoteurs agit de manière réversible, car très souvent les lésions disparaissent si le promoteur n'est pas appliqué suffisamment longtemps et à dose suffisante. Les agents mutagènes peuvent être promoteurs en provoquant la mort de nombreuses cellules environnantes et de cette manière altérer la structure tissulaire 71 . Néanmoins, beaucoup d'agents de promotion n'agissent pas ainsi, mais altèrent plutôt les communications cellulaires qui jouent un rôle crucial dans le maintien de l'intégrité tissulaire. Par exemple, la perturbation des jonctions cellulaires (un type d'interactions directes par lesquelles s'établit une communication directe entre cellules) par les esters de phorbol favorise la prolifération tumorale 72 ·74 . L'endommagement du microenvironnement cellulaire diminue donc la capacité du tissu à maintenir les cellules dans un état non proliférant. Durant la promotion, les cellules initiées prolifèrent en une masse de cellules non totalement différenciées dans le tissu. Les nodules dans le foie, les papillomes dans la peau et les polypes dans le côlon sont autant d'exemples de cellules s'étant multipliées en une masse de cellules seulement partiellement différenciées. Enfin, si des cellules de cette masse acquièrent des altérations génétiques ou épigénétiques supplémentaires (voir ce chapitre, section p. 75 pour la notion d'épigénétique) leur permettant de migrer et d'envahir d'autres tissus, la phase de progression du cancer est atteinte 75 . La tumeur est alors très hétérogène et il existe une compétition darwinienne entre les sous-populations (voir ce chapitre, section p. 47).
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Concernant l'initiation du processus, les études se sont donc très largement consacrées aux altérations génétiques causées par certains agents cancérigènes. Cependant, comme le signale Emmanuel Farber dès 1984, certains aspects demandent à être éclaircis, notamment le rôle de la prolifération cellulaire dans l'initiation. Farber a remarqué, par l'étude des papillomes de la peau et des nodules du foie, la nature essentiellement physiologique et métabolique de l'initiation dans certains cas. Cette initiation serait un processus de dédifférenciation qui permettrait l'adaptation des cellules à une modification de leur environnement et les rendrait capables d'être les cellules progénitrices des futures cellules cancéreuses 70 . Farber admit qu'il est évident que les altérations de l'ADN peuvent avoir un rôle dans l'initiation, notamment les mutations au sens classique et les réarrangements chromosomiques. Mais il nota aussi que certains «initiateurs» ne possèdent aucune capacité de liaison avec l'ADN et qu'un des aspects importants de l'initiation est la prolifération cellulaire. l.Jexemple des déficiences en choline et en méthionine (deux molécules du métabolisme cellulaire) est cité pour ensuite demander «comment de tels agents initient-ils la carcinogenèse » 70 ? De plus, certaines données concernant l'initiation par des agents mutagènes sont troublantes. Par exemple, Gould a montré en 1984 que le nombre de cellules initiées par des rayons X capables de former des tumeurs après greffage dans le coussinet graisseux de la patte de rats n'était pas proportionnel à la dose de rayonnement. De plus, l'irradiation de mamelles de souris avec une dose de rayonnement de 1 gray provoque un cancer chez 14 % des souris, alors que si les cellules mammaires sont dissociées après irradiation puis greffées dans les coussinets graisseux de la patte, des cancers se développent chez tous les animaux 71 . Cela semble signifier que la rupture des interactions cellulaires et la dissociation des cellules sont primordiales pour l'obtention des propriétés tumorales.
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Malgré des données évoquant que les altérations génétiques ne sont pas les seules à jouer un rôle dans l'initiation du processus tumoral, la description de celui-ci va prendre sa forme la plus communément acceptée aujourd'hui, suite à un article de Peter Nowell, datant du milieu des années 1970, qui allait consacrer la vision purement génétique de la pathologie 77.
Peter Nowell, ou comment mettre en place un paradigme Comme indiqué plus haut dans ce chapitre (voir section p . 47), Nowell fut le premier à décrire le chromosome Philadelphie, présent dans la plupart des cas de LMC. Cette observation suggérait qu'une altération génétique se produisant dans une cellule de la moelle osseuse pourrait conférer un avantage sélectif de croissance à cette cellule par rapport aux autres, ce qui lui permettrait de proliférer anormalement dans la moelle et le sang, et conduirait aux caractéristiques cliniques de la leucémie 76 . De plus, l'amélioration des techniques cytogénétiques a permis d'identifier des altérations génétiques qui semblent apparaître de manière séquentielle dans de nombreuses tumeurs et de les corréler à des caractéristiques cliniques et biologiques de plus en plus agressives. Par exemple, dans le cas de la LMC, la crise aiguë qui a lieu après plusieurs années et se caractérise par un changement très important dans l'agressivité de la maladie a été associée à des changements cytogénétiques additionnels dans les cellules leucémiques 76 . Cela suggérait fortement que l'acquisition de ces changements était responsable de la progression clinique de la maladie. Ce genre d'études a été répété dans les années 1970 pour une grande variété de tumeurs, et a montré un parallèle entre le nombre d'anomalies chromosomiques dans la tumeur et son degré clinique. De ces données expérimentales provenant de divers laboratoires, Nowell tira un article théorique en 1976 où il proposa que la plupart des cancers se développent par expansion clonale à partir d'une seule cellule qui, quelque part
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dans le corps, acquiert une ou plusieurs mutations conférant à sa progéniture l'avantage sélectif de croissance nécessaire à cette expansion77• De plus, Nowell postula que, aux stades précoces du processus, un ou plusieurs gènes impliqués dans le maintien de l'intégrité du génome sont également mutés, ce qui conférerait aux cellules précancéreuses une instabilité génétique augmentant la probabilité d'apparition de mutations supplémentaires dont pourraient résulter des sous-populations aux caractéristiques plus agressives. À la même époque, d'autres chercheurs, notammentjohn Cairns, ont également souligné le rôle central que la réparation de l'ADN et la variabilité génétique pourraient jouer dans la cancérogenèse 78. Le modèle de Nowell établit donc une version modernisée de la première théorie des mutations somatiques comme origine du cancer émise au début du .xxe siècle. Cette vision d'une origine génétique de la maladie a été perfectionnée et étendue depuis, notamment par Bert Vogelstein 79 . Il décrit le processus darwinien à l'œuvre au sein des tumeurs, entre cellules cancéreuses ayant des contenus génétiques différents. Vogelstein notamment introduit l'idée de la nécessité d'une instabilité génétique < <juste adéquate», qui permet aux cellules cancéreuses d'accumuler suffisamment de mutations pour passer les différentes barrières de sélection au sein de l'organisme, mais qui n'est pas trop élevée de manière à ne pas être délétère 80 . Beaucoup d'autres auteurs insistent désormais sur ces aspects évolutionnistes de la dynamique au sein des tumeurs81 -83 .
Un paradigme puissant, mais très tôt critiqué Malgré l'enthousiasme suscité par ce modèle, des critiques furent rapidement formulées. Par exemple, concernant le chromosome Philadelphie, Janet Rowley remarqua déjà en 1984 que les données provenant des études sur les populations cellulaires de patients atteints de LMC semblent indiquer que l'événement initial implique une prolifération de cellules de caryotype normal, et que l'anomalie chromosomique apparaît
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dans une cellule appartenant à ces cellules qui prolifèrent de manière anormalé3. Concernant l'hypothèse d'Alfred Knudson, une large étude épidémiologique du rétinoblastome en France semblait indiquer dès 1976 que plus de deux événements sont nécessaires pour qu'apparaisse la maladie84 . De plus, comme l'ont remarqué Hamel et ses collègues, toutes les cellules de rétinoblastome sont aneuploïdes, c'est-à-dire présentent un nombre anormal de chromosomes, ce qui indique qu'au moins un troisième événement est nécessaire pour que le cancer apparaisse85 (le rapport entre aneuploïdie et cancérogenèse sera discuté plus longuement dans la section p. 61 de ce chapitre). Knudson écrivit lui-même en 2001 un article intitulé «Deux événements génétiques (plus ou moins) pour le cancer» 86 . Mais au-delà d'exemples précis, ces découvertes ont surtout amené les chercheurs à s'interroger sur le fait que l'étude des oncogènes ou de gènes suppresseurs de tumeurs humains puisse effectivement permettre de mieux comprendre l'origine du cancer. En d'autres termes, ceci ne serait-il pas un réductionnisme naïf? En 1983, un auteur anonyme s'interroge dans la revue Nature: «Est-ce qu'un phénomène biologique aussi complexe que le cancer peut être expliqué aussi simplement ? N'est-il
pas outrageusement réductionniste de proposer une simple explication moléculaire à une aberration biologique connue pour impliquer de nombreux types d'interactions cellulaires ainsi que des influences environnementales ? » 87 En rappelant que le réductionnisme consiste à expliquer des phénomènes complexes en termes de comportements additifs d'entités plus ou moins élémentaires, cet auteur s'attache à dire qu'en biologie, les réductionnistes sont les biologistes moléculaires. Mais il rappelle aussi que, sur la base de ce qui s'est passé dans d'autres disciplines scientifiques, il serait dangereux de prétendre que des processus complexes ne puissent en aucun cas être expliqués en termes de phénomènes simples, et que la balance entre les réductionnistes et leurs critiques penchera en fonction des discordances entre des découvertes empiriques inattendues et les prédictions des
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réductionnistes. Nous tenterons dans la suite de l'ouvrage de reconsidérer cette question près de trente ans après.
L'ère moléculaire de la progression tumorale La communauté scientifique a désormais largement accepté l'idée que la cancérogenèse est un processus fondé sur la sélection successive de cellules qui deviennent de plus en plus agressives grâce à l'acquisition d'altérations génétiques leur conférant un avantage de croissance sur les cellules environnantes. La genèse de ce paradigme a eu lieu à partir de données épidémiologiques, mais le rôle des altérations génétiques dans la progression tumorale fit introduire la notion de variabilité génétique comme « moteur~~ de la maladie, malgré l'absence de données permettant d'affirmer que le cancer est réellement initié par de telles altérations. Il est désormais admis que l'ensemble des caractéristiques cellulaires participant à la progression tumorale, listées brièvement dans ce chapitre, peuvent être acquises par modification du matériel génétique. Durant les années 1980 et 1990, l'extraordinaire développement des techniques de biologie moléculaire a permis d'isoler et de caractériser des gènes impliqués dans la cancérogenèse et ainsi d'améliorer la connaissance des mécanismes moléculaires associés. Peter Nowell a défini, en 2002, trois grandes classes de gènes dont l'altération de la structure et/ ou de l'expression contribue à la sélection clonale de cellules de plus en plus agressives pour l'organisme 76 . • Survie et croissance cellulaire. La première catégorie de gènes citée par Nowell est celle des gènes codant pour des protéines intervenant dans la prolifération et la survie cellulaire 76 . D'après le modèle de cancérogenèse le plus couramment admis, il faut que certaines cellules de l'organisme acquièrent un avantage sélectif de croissance sur les cellules environnantes pour que l'expansion clonale commence. Cet avantage peut être acquis par l'altération de protéines impliquées dans les voies de régulation de la prolifération
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cellulaire, par exemple des facteurs de croissance ou de leurs récepteurs, des messagers secondaires intracellulaires (qui transmettent le signal des récepteurs situés à la surface de la cellule jusqu'au noyau où se trouve le génome, en passant par le cytoplasme qui se situe entre les deux) ou encore des protéines impliquées directement ou indirectement dans la régulation de l'expression des gènes. Dans cette même classe de gènes permettant aux cellules cancéreuses de posséder un pouvoir prolifératif accru, Douglas Hanahan et Robert Weinberg ont distingué en 2000 (dans un des articles les plus cités en cancérologie) quatre grands types de perturbations de la physiologie cellulaire 88 . Ces cellules, lors de la progression tumorale, deviennent notamment autosuffisantes vis-à-vis des facteurs de croissance dont elles ont normalement besoin pour proliférer. Elles perdent invariablement leur dépendance à ces stimulations de l'environnement, ce qui est le plus souvent dû au fait qu'elles produisent leurs propres facteurs de croissance, possèdent plus de récepteurs à ces facteurs, ou des récepteurs ou des messagers secondaires constamment activés. Cela ferait disparaître un mécanisme très important dans le contrôle de l' équilibre tissulaire qui assure le comportement adéquat des différents types cellulaires dans les tissus. Le deuxième grand type de perturbation cité par Hanahan et Weinberg est l'acquisition de l'insensibilité vis-à-vis de facteurs antiprolifératifs 88 . La perte de fonctionnalité de la protéine RB 1 fait partie de cette catégorie. La capacité à échapper au processus d'apoptose est la troisième grande caractéristique des cellules cancéreuses. IJapoptose se produit dans une grande variété de situations physiologiques et nécessite un grand nombre de gènes qui peuvent être altérés dans les cancers 88 . IJacquisition d'un pouvoir prolifératif illimité, et donc l'absence de la mort cellulaire qui a normalement lieu après un nombre limité de divisions cellulaires, est la quatrième grande perturbation de la physiologie cellulaire décrite par Hanahan et Weinberg.
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V ensemble des caractéristiques citées ci-dessus ont pour point commun de découpler la croissance de certaines cellules des conditions environnementales dans lesquelles elles se trouvent. Mais elles rendent aussi compte de la complexité des phénomènes cellulaires qui participent à la transformation tumorale, d'autant plus qu'il faut y ajouter les aspects métaboliques permettant aux cellules de coupler la perte du contrôle de la prolifération à l'ajustement du métabolisme cellulaire nécessaire pour fournir l'énergie indispensable à la croissance et la division cellulaire. C'est notamment l'effet Warburg, une anomalie métabolique relative à l'utilisation du glucose caractéristique des cellules cancéreuses et observée de longue date 89-91 , qui permet de penser que le métabolisme cellulaire «reprogrammé » des cellules cancéreuses peut aussi être considéré comme une marque du cancer à part entière92, 93 . • Angiogenèse, invasion et métastases. La deuxième catégorie évoquée par Nowell (la cinquième citée par Hanahan et Weinberg) est celle des gènes codant pour des protéines impliquées dans l'invasion et la formation de métastases par les cellules cancéreuses 76, 88 . V apparition de métastases est la cause de 90 % des décès liés au cancer. La capacité d'envahir les tissus environnants permet aux cellules cancéreuses de coloniser de nouveaux «terrains» où, au moins au début du processus, les nutriments et l'espace ne sont pas limités. I.Jaltération de protéines liées à l'adhésion cellulaire, ainsi que de nombreuses enzymes protéolytiques (capables de dégrader les protéines du microenvironnement cellulaire qui maintiennent la structure tissulaire) participent à ce phénomène94 . De plus, l'acquisition de la capacité à stimuler l'angiogenèse est une étape importante dans la progression tumorale, car elle permet notamment aux cellules tumorales de s'affranchir du manque d'oxygène créé par la masse tumorale. Il s'agit de la sixième et dernière grande perturbation de la physiologie cellulaire citée par Hanahan et Weinberg. En effet, toute cellule vivante doit se trouver dans l'organisme à moins de 0,1 mm d'un capillaire sanguin qui
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lui apporte oxygène et nutriments. Or, dès que les cellules possédant un pouvoir prolifératif accru forment une masse de cellules dépassant cette taille, l'apport vient à manquer. Les cellules qui vont acquérir la possibilité de stimuler l'angiogenèse peuvent alors être sélectionnées et permettre la croissance de la tumeur. L'angiogenèse est également un processus important pour la formation de métastases via la dissémination des cellules cancéreuses par le sang88 . Cette deuxième grande catégorie de gènes impliqués dans la progression tumorale rend compte, là encore, de l'aspect crucial des relations entre les cellules cancéreuses ou précancéreuses avec leur environnement. Seule la troisième et dernière catégorie de gènes citée par Nowell n 'a pas de lien direct avec le contrôle antiprolifératif qu'exerce cet environnement. Elle y est toutefois liée indirectement, car elle permet sans aucun doute une série d'adaptations successives permettant de s'affranchir de ce contrôle au cours du processus. • Intégrité du génome. Le troisième grand groupe de gènes contribuant à la progression est celui des gènes codant pour des protéines intervenant dans le maintien de l'intégrité du génome 76 . En effet, l'acquisition de l'ensemble des caractéristiques mentionnées ci-dessus crée un dilemme88 . Il est largement admis que ces caractéristiques peuvent être acquises par des altérations du génome des cellules tumorales. Il peut s'agir d'altérations comme les mutations ponctuelles et le gain ou la perte de petites séquences d'ADN répétées, ou d'altérations au niveau chromosomique comme les altérations de la ploïdie (gains ou pertes de chromosomes entiers: c'est l'aneuploïdie) ou de la structure des chromosomes résultant d'un échange entre deux régions de chromosomes (translocations) ou du gain ou de la perte de régions de chromosomes (amplifications ou délétions) 95• 96 . Mais l'ensemble des voies assurant le maintien de l'intégrité du génome rend l'apparition de la multitude de ces altérations dans les cellules cancéreuses hautement improbable88 . Il faudrait donc que ces voies soient
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compromises pour que l'ensemble des phénotypes tumoraux listés ci-dessus puisse être acquis. C'est la détermination de l'origine de ces altérations génétiques qui crée actuellement l'un des débats les plus vifs dans la communauté des chercheurs en cancérologie.
Quelle origine pour le cancer?
Déstabilisation du génome des cellules tumorales: des données • Des bases de données spécifiques. De nombreuses altérations de l'ADN des cellules tumorales accompagnent le développement des cancers. Ces altérations peuvent être transmises de manière héréditaire, créant ainsi une prédisposition au cancer, être acquises par l'infection de virus favorisant le cancer, ou apparaître par mutations somatiques97. Un objectif central de la recherche sur le cancer depuis vingt-cinq ans a été d'identifier les gènes mutés qui sont directement impliqués dans le processus cancéreux (appelés «gènes du cancer»). Le développement des technologies de l'ADN recombinant a permis le succès considérable de cette entreprise. Après la première étude identifiant une mutation somatique dans un «gène du cancer» chez l'humain98 , un nombre important de gènes impliqués dans le cancer a été identifié et leurs propriétés biologiques ont été étudiées (voir ce chapitre, section p. 50). En 2004, le Wellcome Trust Sanger lnstitute (Londres) a établi le Cancer Gene Census (www.sanger.ac.uklgenetics/CGP/ Census) qui est un catalogue des gènes mutés dans les cancers humains à une fréquence plus élevée que celle attendue s'ils étaient mutés seulement par hasard, ce qui signifie qu'ils auraient un rôle actif dans le cancer99 • De 2004 à 2009, le nombre de gènes dans ce catalogue a augmenté de 40%, passant de 291 à 410 (un peu moins de 2 °/o des 22 000 gènes codant pour des protéines dans le génome humain)100. Il existe des arguments forts concernant
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l'implication de ces gènes mutés de manière récurrente dans le développement du cancer99, 101. Environ 90 Ofo de ces «gènes du cancer» peuvent contenir des mutations somatiques (qui apparaissent au cours de la vie de l'individu), alors que seulement 20% peuvent être mutés de manière héréditaire99 . En général, les cancers associés à des mutations héréditaires d'un gène particulier sont similaires à ceux présentant des mutations somatiques de ce gène. Des exceptions notables sont les gènes TP53, dont les mutations somatiques sont observées dans plus de la moitié des cancers colorectaux alors que les mutations héréditaires ne prédisposent pas à ce cancer, et BRCA 1 et BRCA2, dont les mutations héréditaires prédisposent au cancer du sein, alors que très peu de mutations somatiques dans ces gènes sont observées dans les cancers sporadiques. Les altérations génétiques les plus communes semblent être les translocations de chromosomes qui aboutissent à la production de protéines anormales. Ces aberrations sont répandues dans les leucémies, les lymphomes et les sarcomes, mais existent aussi dans les carcinomes99 · 102 . Pour certains gènes, différents types d'altérations ont été observés et associés au cancer. Toutefois, chaque type de mutation peut être lié à un cancer particulier. Une ressource complémentaire, appelée Cosmic (Catalogue of Somalie Mutations in Cancer, www.sanger.ac.uk/cosmic), fournit la fréquence de mutations somatiques de gènes dans les tumeurs bénignes et malignes. Cette base de données n'est pas limitée aux «gènes du cancer» évoqués plus haut, mais inclut au contraire les gènes mutés qui ne remplissent pas tous les critères pour rentrer dans le Cancer Gene Census. En 2009, près de cinq mille gènes et environ 340 000 tumeurs étaient répertoriés dans cette base, en un catalogue d'approximativement 13 000 mutations uniques différentes 100. De plus, le National Human Genome Research Institute (Bethesda, États-Unis [Institut national de recherche sur le génome humain]) et le National Cancer Institute (Bethesda, États-Unis [Institut national du cancer]) ont lancé en
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2005 le Cancer Genome Atlas, c'est-à-dire leur propre catalogue visant à recenser toutes les altérations génétiques présentes dans les formes majeures de cancer (http:/ / cancergenome.nih.gov). Une phase pilote a démarré concernant les cancers ovariens et du poumon notamment, mais l'objectif de ce catalogue est désormais d'identifier les altérations génétiques de vingt à vingtcinq formes majeures de cancer d'ici 2014. Enfin, il faut aussi noter qu'il existe des bases de données cataloguant la fréquence et le type de mutations dans des cancers spécifiques, avec pour objectif de faciliter l'interprétation clinique des variations génétiques 103, ainsi que des sites dédiés spécifiquement à certains gènes comme TP53 (www-p53.iarc.fr). • Apport de l'amélioration des méthodes de séquençage. Grâce à l'amélioration récente des méthodes de séquençage du génome (issue du projet de séquençage du génome humain accompli en 2001 104) et à la bioinformatique, il est désormais possible d'analyser et de séquencer le génome entier de cellules tumorales à un prix raisonnable, et de recenser ainsi toutes les modifications du génome présentes dans des échantillons de cancer ou des lignées de cellules cancéreuses 105, 106• Cela est réalisé dans le cadre de l'International Cancer Genome Consortium (www.icgc.org). Ce consortium, formé en 2008, a pour but de coordonner les efforts de onze pays pour séquencer 25 000 génomes cancéreux provenant de plus de cinquante types de cancer différents 105, 107. Il prend pour modèle le grand consortium du Human Genome Project. Vestimation du coût de ces séquençages s'élève à un milliard de dollars (20 millions par type de cancer). Les premiers travaux ont été publiés récemment et ce sont vraiment eux qui nous font entrevoir la véritable complexité génétique des cancers. Dans un numéro de la revue Nature, ce consortium a publié d'une part la séquence du génome de cellules issues d'un mélanome malin (cancer de la peau), et d'autre part la séquence d'une lignée de cancer du poumon à petites cellules. Dans le premier cas, 33 345 mutations ont été identifiées 108. Près de 90%
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des mutations identifiées par ailleurs dans divers cas de mélanomes ont été retrouvées dans ce cas précis (quarante-deux sur quarantehuit), ce qui montre la sensibilité de la méthode employée 109. Par ailleurs, trente-sept réarrangements chromosomiques ont été comptabilisés. Dans le second cas, 22 910 mutations et cinquante-huit réarrangements ont été observés 110 . Il a été aussi possible d'associer dans ce cas l'exposition aux agents mutagènes contenus dans la fumée de cigarette avec le profil des mutations observées. Un calcul rapide aboutit au chiffre d'une mutation acquise pour quinze cigarettes fumées 110. Mais dans les deux cas, le nombre de mutations touchant les séquences d'ADN codant pour des protéines était beaucoup plus faible : 232 et 134 respectivement. Un autre exemple vient d'une étude sur le cancer du sein où des échantillons du cancer primaire, d'une métastase au cerveau, et de cancers issus de la transplantation des cellules du cancer primaire dans des souris ont été analysés. Les mutations ponctuelles observées étaient respectivement au nombre de 27173, 51 710 et 109078 (dont 200, 225 et 328 dans les séquences codant pour des protéines). Trente-quatre réarrangements ont aussi été retrouvés dans le cancer primaire 1ll. D'autres études sont venues encore plus récemment compléter ce tableau, en aboutissant aux mêmes résultats : des dizaines de milliers de mutations ponctuelles, dont quelques centaines touchent les séquences codant pour des protéines, et des dizaines de réarrangements chromosomiques 112• Il faut noter aussi que d'autres études se focalisant sur seulement quelques types de modifications du génome ou quelques séquences codantes, mais étudiées sur un grand nombre d'échantillons ou de lignées cellulaires, ont également vu le jour. Par exemple, 2 428 pertes de fragments de chromosome ont été comptabilisées dans 746 lignées de cellules cancéreuses, dont 11 % dans des séquences codantes 113, et 2 576 mutations ont été retrouvées dans 1507 séquences codantes séquencées dans 441 tumeurs du sein, du poumon, de l'ovaire et de la prostate 114. Si l'on s'intéresse uniquement
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aux réarrangements chromosomiques, un total de 2 166 a été dénombré dans 24 génomes de cancers du sein 115 . Mais on observe une très grande variabilité dans l'ensemble des gènes mutés et la vitesse de mutation entre les tumeurs. Au sein d'une même catégorie de cancers, il existe une forte hétérogénéité, de laquelle résulte un grand nombre de gènes différents mutés. Ils peuvent même être différents dans les différentes fractions des tumeurs analysées. En supposant que beaucoup de ces mutations ont un rôle actif dans le cancer, ceci montre bien la diversité des voies que peuvent emprunter les cellules cancéreuses pour acquérir un pouvoir de prolifération accru. Toutefois, il faut remarquer que cette complexité est réduite lorsqu'on considère les voies et les processus biologiques dans lesquels interviennent ces gènes mutés plutôt que les gènes eux-mêmes. Par exemple, douze voies biologiques sont principalement perturbées dans la majorité des tumeurs du pancréas, bien que le mode de perturbation varie grandement d'une tumeur à l'autre 116• Enfin, une analyse combinant les informations contenues dans les bases de données et les résultats récents du séquençage des génomes cancéreux a abouti au chiffre de 5 272 gènes différents retrouvés mutés de manière non silencieuse (c'està-dire de manière à changer les protéines produites à partir de ces gènes) pour un total de plus de 40 types de cancer étudiés 117• Certains de ces gènes sont mutés dans plusieurs types de cancer, parmi lesquels on retrouve les «suspects habituels », c'est-à-dire par exemple les oncogènes BRAF, H-RAS ou PI3KC, et les gènes suppresseurs de tumeurs APC, PTEN ou TP53. Mais 73 % de ces 5 272 gènes mutés sont détectés dans un seul type de cancers 117 ! Il est évident que dans cette masse de données, l'information doit être hiérarchisée, ce qui a conduit aux concepts de mutation «motrice» et de mutation «passagère ». Les mutations «motrices» sont conçues comme celles ayant un rôle causal ou accélérateur dans la cancérogenèse, alors que les «passagères»
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seraient des coproduits du processus, sans rôle particulier dans la progression tumorale, issus de la prolifération ou de problèmes de réparation de l'ADN. Les mutations motrices seraient donc le fruit d'une sélection au sein de la tumeur, contrairement aux autres qui ne confèrent pas un avantage de croissance et ne sont donc pas sélectionnées 101 . Mais la séparation entre ces deux types de mutations s'avère difficile pour plusieurs raisons. Certaines mutations motrices n'apparaissent qu'à très faible fréquence (moins de 1 %), ce qui laisse penser que le répertoire des «gènes du cancer» humains est bien plus large que les quelque 400 couramment catalogués 101 • De plus, ces mutations de faible fréquence impliquent qu'il faut séquencer des centaines d'échantillons pour les identifier 105. Il existe aussi d'énormes inconnues concernant les variations du nombre de mutations d'un génome à un autre. Certaines variations peuvent s'expliquer par des expositions à des doses importantes d'agents mutagènes ou par des défauts connus de réparation de l'ADN. Mais certains cancers sont très fortement mutés sans explication évidente concernant une exposition à un mutagène ou un défaut de réparation de l'ADNIOI. • Que faire de toutes ces données? Il apparaît clairement que ces chercheurs sont confrontés à un problème, celui de donner sens à tous leurs résultats. Avant le séquençage de génomes cancéreux entiers, il était déjà possible de prédire que chaque génome de cancer était unique. Désormais, le nombre de gènes du cancer, et la fréquence des mutations dans ces gènes, suggèrent que très peu de tumeurs partagent par hasard des mutations communes. Le génome des cellules de chaque tumeur contient un ensemble de mutations et de gènes mutés distinct des autres tumeurs. À l'occasion de la présentation en 2011 de ses résultats de séquençage du génome entier de cinquante tumeurs du sein issues de patientes différentes lors du congrès annuel de l' American Association for Cancer Re search (www.aacr.org), Matthew Ellis a déclaré que l'identification de 1 700 altérations génétiques différentes - la plupart étant
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caractéristiques d'une seule patiente (seules trois sont partagées par 10% des tumeurs ou plus) - est «quelque peu alarmante, parce
que ce problème vous fait vous asseoir et repenser à ce qu'est le cancer du sein» 118 • Les auteurs les plus connus de ces études récentes de séquençage, Michael R. Stratton et P. Andrew Futreal du Wellcome Trust Sanger lnstitute, ont écrit quant à eux que /277. Reste à déterminer la nature de ces changements intermédiaires et le mode d'action de ces promoteurs non mutagènes dont l'application suffit à générer des cancers. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que des mutations et des réarrangements chromosomiques ont lieu à très haute fréquence dans les tissus normaux 122,282 . Par exemple, un système expérimental a permis d'observer la présence d'environ 390 modifications génétiques par cellule de l'intestin grêle normal de souris âgées (32 mois), dont 330 mutations et soixante réarrangements chromosomiques282 . De nombreuses altérations génétiques ont également été observées dans le cerveau, le cœur et le foie des souris jeunes ou âgées. D'après les modèles classiques, il est attendu que certaines de ces mutations et surtout les réarrangements chromosomiques provoquent des changements phénotypiques graves et engendrent une altération du tissu; or rien de tel n'a été observé. Dans la même perspective, des altérations génétiques sont observées dans le tissu mammaire normal de la moitié des femmes examinées, dont beaucoup sont habituellement associées au cancer du sein283. Malgré le fait que ces observations ne couvrent qu'une faible part du génome humain, de nombreuses mutations associées au cancer du sein sont ainsi constatées dans les cellules normales, ce qui offre une preuve supplémentaire que les caractéristiques normales des cellules sont maintenues malgré la présence de mutations pouvant engendrer des conséquences phénotypiques importantes. D'ailleurs, la présence de ces altérations ne mène pas nécessairement au cancer, même de nombreuses années plus tard284 . Une autre illustration vient du fait que de jeunes rats qui présentent des cellules mammaires contenant des mutations de l'oncogène H-RASrestent sains, et donc les mutations sans effet, au cours de leur vie, à moins qu'un agent cancérigène ne soit appliqué 285 , 286 . Les rats traités développent alors des cancers qui sont associés à ces mutations. De nombreux autres exemples de tissus qui contiennent des cellules au
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comportement normal malgré la présence de mutations connues pour contribuer à la pathologie dans certaines circonstances peuvent être cités278 , 287. D'ailleurs, comme le remarque Rubin 122, la même chose est probablement vraie pour les changements épigénétiques qui se produisent à une fréquence bien supérieure aux modifications génétiques288 . Enfin, une série d'études in vivo montre de manière irréfutable les effets normalisateurs des tissus normaux sur les cellules cancéreuses. Ces études ont été réalisées avec deux lignées de cellules aneuploïdes de carcinome du foie du rat transplantées dans des rats de même génome260 , 2 89-291. Les deux lignées forment des tumeurs lorsqu'elles sont injectées sous la peau et de manière intrapéritonéale, quel que soit l'âge des rats. En revanche, toutes les cellules de la lignée la moins agressive transplantées dans le foie se différencient en cellules du foie et intègrent l'organe289 . Aucune tumeur ne se développe avec cette lignée chez les jeunes rats après injection intrahépatique. Cependant, des tumeurs apparaissent lorsque les cellules sont injectées dans des rats plus âgés, avec une augmentation de leur fréquence avec l'âge260 . Les cellules de la lignée la plus agressive provoquent quant à elles des tumeurs dans le foie après injection intrahépatique, mais ces tumeurs sont plus différenciées que celles qui apparaissent lorsque les cellules sont injectées sous la peau des rats. Une série de conclusions peut être tirée de ces expériences 122 . La capacité du foie à «normaliser» les cellules cancéreuses diminue avec l'âge. Cette normalisation est plus efficace sur des cellules qui se retrouvent isolées dans le foie et en contact intime avec des cellules hépatiques normales. De surcroît, plus il y a de cellules injectées au même endroit, plus il est probable qu'il y ait prolifération anormale des cellules injectées260, 29° et, de manière attendue, plus la lignée présente des caractéristiques agressives, mieux elle peut échapper aux capacités de «normalisation» du tissu normal. Le succès de la «normalisation» est également plus grand lorsque les
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cellules sont transplantées dans le rein puis «filtrées» par celui-ci avant de se retrouver isolées dans le foie 290 . Les cellules transplantées qui réussissent à passer du foie au poumon forment des tumeurs de cet organe, quel que soit l'âge du rat. Les cellules de la lignée la moins agressive qui sont intégrées au foie des jeunes rats commencent à proliférer lorsque les rats vieillissent, tout comme elles le faisaient initialement lorsqu'elles étaient transplantées dans des rats plus âgés. Enfin, les cellules «normalisées» retrouvent leur comportement cancéreux lorsqu'elles sont dissociées du tissu normal et remises en culture in vitn? 90 . Tous ces résultats montrent bien la capacité du foie des jeunes rats à contrôler le comportement de cellules cancéreuses et la perte de cette capacité avec l'âge (cette perte ayant lieu seulement chez les mâles et non chez les femelles). L'hypothèse d'un microenvironnement contraint dans sa croissance comme facteur favorisant la promotion tumorale vient aussi d'autres expériences de transplantation cellulaire dans le foie. Des hépatocytes (cellules du foie) provenant de lésions précancéreuses induites chimiquement ont été introduits dans le foie d'animaux de même génome qui avaient été traités par la molécule appelée rétrorsine, laquelle bloque la prolifération des hépatocytes résidents 292 . Dans ces conditions de microenvironnement «bloqué» dans le maintien de son intégrité, les cellules transplantées ont proliféré sélectivement dans le foie, formant des lésions précancéreuses et cancéreuses. Mais au contraire, aucune de ces lésions n'a été observée avec la transplantation de ces mêmes hépatocytes altérés dans des animaux non traités à la rétrorsine, suggérant que les cellules transplantées n'avaient pas de capacité de prolifération «autonome »292 . Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que la cirrhose hépatique ou la fibrose du foie induite par l'hépatite C sont associées à l'inhibition de la prolifération des hépatocytes tout en étant des facteurs de risque très important dans l'apparition de carcinome dans le foie 293 .
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Ces résultats montrent que le «cancer peut être reprogrammé de manière épigénétique en cellules normales » 294 . Autrement dit,
«rétablir des interactions appropriées entre les cellules cancéreuses humaines et leur environnement peut inverser le comportement tumoral, même en présence d'altérations génétiques importantes » 295 . D'autres travaux «historiques», qu'il est impossible de citer de manière exhaustive, confortent cette hypothèse du microenvironnement tumoral comme suppresseur ou inducteur de tumeurs. Par exemple, des tumeurs de la thyroïde ou de l'hypophyse peuvent être induites en perturbant la communication hormonale entre ces glandes endocrines et guéries en restaurant cette communication296 . Des tumeurs appelées tératocarcinomes se forment lorsque des embryons de souris sont transplantés dans les testicules de souris adultes, mais ces cellules cancéreuses sont «normalisées» par réimplantation dans un nouvel embryon29?, 298. Enfin, l'infection séparée de cellules épithéliales ou de cellules du tissu environnant par le virus polyome ne suffit pas à provoquer des tumeurs épithéliales dans des glandes salivaires de souris, mais la combinaison des deux le permet299 . Voyons maintenant quels sont les facteurs, en particulier cellulaires et moléculaires, qui peuvent être impliqués dans ces phénomènes de contrôle par le microenvironnement tissulaire. • Matrice extracellulaire et cellules stromales. De nombreuses études moléculaires ont désormais montré l'importance du contexte et du microenvironnement dans l'atténuation ou l'induction de tumeurs, en particulier du sein254, 300, 301. Depuis une dizaine d'années, des modifications ciblées de certains facteurs moléculaires du microenvironnement ont permis de réellement provoquer le développement de cancers d'origine épithéliale. Par exemple, un traitement de cellules par la métalloprotéinase de la matrice 3 (MMP-3) qui dégrade la matrice extracellulaire3 0 2, une augmentation de l'activité de la matriptase (qui dégrade elle aussi la matrice) dans des souris transgéniques303 ou une augmentation de la rigidité de
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cette matrice304 sont des événements capables d'induire un phénotype cancéreux. De tels résultats renforcent le concept de cancer comme maladie trouvant son origine dans la subversion du contrôle microenvironnemental au moins autant que dans celle du matériel génétique. En utilisant un système de culture en trois dimensions où des cellules épithéliales de sein sont cultivées dans une matrice extracellulaire qui mime le tissu mammaire normal, Mina Bissell et ses collaborateurs ont montré que des cellules potentiellement malignes et génétiquement altérées sont capables de reprendre un comportement normal lorsque les interactions des cellules cancéreuses avec leur environnement sont modifiées300, 305 . Ces expériences montrent clairement qu'il est possible d'obtenir différents phénotypes avec le même génotype et que l'environnement des cellules cancéreuses est crucial. De plus, une modélisation mathématique du processus cancéreux a confirmé que la prolifération néoplasique peut être favorisée par des altérations du microenvironnement qui réduisent les signaux inhibiteurs produits par les cellules normales et la matrice extracellulaire306. Bien que d'autres types cellulaires comme les cellules inflammatoires contribuent au développement des cancers, l'intérêt progressif pour les cellules stromales307-309 a permis de montrer que, dans certains cas, la cible de mutations et/ ou la source originale du cancer, peu(ven)t être ces cellules. Depuis longtemps, des changements morphologiques accompagnant la formation des cancers ont été observés au niveau stromal. Mais des études récentes ont identifié des changements d'expression génique dans des fibroblastes associés au cancer (FAC) 310, ainsi que des modifications de leur physiologie308, 311 . Elles incluent des caractéristiques de prolifération aberrantes et une expression anormale de facteurs de croissance (molécules favorisant la prolifération cellulaire). Il a aussi été démontré que les cellules stromales peuvent contenir des altérations génétiques distinctes de celles des cellules tumorales dans
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des échantillons de cancer du sein, de l'ovaire, du côlon, de la vessie et de la tête et du cou312-314• Cela semble indiquer qu'elles coévoluent avec les cellules cancéreuses au cours du processus. Ces altérations pourraient avoir été sélectionnées et jouer un rôle dans le «soutien» des FAC à la prolifération des cellules tumorales 315 • 316 . Par exemple, Moinfar et ses collaborateurs ont observé des modifications génétiques dans une proportion importante de l'ADN analysé à partir de tissu stromal adjacent à des tumeurs primaires317. Il faut toutefois mentionner qu'il existe un débat sur ce thème, car toutes les premières études d'altérations génétiques au sein des FAC ont été réalisées sur des coupes de tissu cancéreux fixé à la paraffine (une méthode permettant l'analyse des tissus après avoir «figé» leurs caractéristiques). Des études sur des tissus fraîchement congelés n'ont au contraire pas permis de détecter de telles altérations génétiques au sein du stroma de cancers du sein318 . D'autres études sont venues confirmer ces données319 . Ces différences peuvent être dues au mode de conservation des tissus ou au type d'altération recherché. En revanche, d'autres articles scientifiques ont montré la présence d'un profil aberrant de modifications épigénétiques comme la méthylation de l'ADN dans les FAC qui pourrait contribuer à leur rôle actif dans la cancérogenèse320-322 • Mais la pertinence pour la pathologie des altérations génétiques et épigénétiques observées dans les FAC reste encore à confirmer312 . Par ailleurs, un résultat très récent a montré que les cellules stromales semblent soumises à une «autophagie» induite par les cellules cancéreuses au cours du développement cancéreux, c'est-à-dire qu'elles « s'autodigéreraient» de manière à fournir des nutriments aux cellules cancéreuses environnantes323 -3 25 . Il s'agit d'un argument supplémentaire montrant l'implication de ces cellules dans la progression tumorale. Ces altérations des fibroblastes pourraient donc favoriser le développement cancéreux, mais d'autres éléments montrent
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qu'ils pourraient aussi être à l'origine du processus. Ana Soto, Carlos Sonnenschein et leurs collaborateurs ont rapporté que l'agent carcinogène et mutagène N-nitroso-méthylurée (NMU) peut initier la transformation cancéreuse en agissant sur le tissu stromal, et non sur les cellules épithéliales qui prolifèrent ensuite pour former un cancer326 . Pour tester le fait généralement admis que le NMU induit le cancer en créant des mutations dans les cellules épithéliales mammaires, ils ont traité ces cellules avec cet agent in vitro, puis les ont réimplantées dans des sphères graisseuses mammaires de rat. De manière inattendue, les cellules épithéliales mutées sont incapables de former des tumeurs lorsqu'elles sont en contact avec un tissu stromal non traité. L'expérience inverse a ensuite été tentée en ôtant les cellules épithéliales et en traitant le tissu stromal. La transplantation des mêmes cellules épithéliales non traitées dans les sphères graisseuses a alors généré des tumeurs. D'autres auteurs ont également montré que l'irradiation par des rayonnements gamma mutagènes d'un tissu stromal dénué de cellules épithéliales permet le développement rapide de tumeurs par des cellules épithéliales réimplantées327· 328 . Ces résultats montrent que les cellules stromales sont capables de contribuer à la transformation cancéreuse de cellules épithéliales - et même de l'initier - en perturbant le «dialogue» normal entre l'épithélium et le stroma. On avait déjà mis en évidence que des fibroblastes issus de patients possédant une prédisposition héréditaire au cancer du sein, mais n'ayant pas développé de tumeur, peuvent présenter un phénotype proche d'un comportement cancéreux32 9. Les cellules stromales jouent aussi un rôle dans l'effet cancérigène des radiations ionisantes. En effet, les radiations contribuent à la prolifération et à la progression de cellules épithéliales transformées en altérant le tissu stromal dans lequel les cellules sont implantées327· 330, probablement en provoquer la mort des fibroblastes 328. De la même manière, le stroma irradié de la moelle osseuse a été impliqué dans la genèse de leucémies331
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et l'expression forcée de facteurs de croissance par des fibroblastes humains a engendré chez la souris la formation de cancers épithéliaux dans un tissu mammaire «humanisé »332 . Par ailleurs, des fibroblastes déficients en protéine p53 sont plus efficaces que leurs équivalents non déficients dans la promotion de cellules de carcinome mammaire 333 , et des fibroblastes mammaires humains dont on induit artificiellement la mort in vitro sont aussi capables de stimuler la croissance d'un épithélium soit normal, soit altéré dans des systèmes de culture en trois dimensions 334 . Des résultats similaires ont été obtenus avec des fibroblastes de prostate humaine335 et une modélisation mathématique récente est venue confirmer le caractère plausible de ce mécanisme. Dans un article paru en 2004, des souris transgéniques dont les fibroblastes étaient déficients pour la production d'un facteur de croissance appelé Transforming Growth Factor (TGF-13), une molécule essentielle au tissu stromal, ont développé des lésions précancéreuses et des cancers invasifs de l'estomac. Ces données suggèrent que, lorsque le TGF-13 est présent, la croissance des cellules épithéliales adjacentes est contrôlée. Les fibroblastes normaux protègent donc l'épithélium de la cancérogenèse. Mais, lorsque les fibroblastes ne produisent plus le TGF-13, cette protection est interrompue, la croissance n'est plus contrôlée et des tumeurs se forment 336 . Plus récemment, en 2009, on a démontré que l'inactivation du gène PTEN dans des fibroblastes de la glande mammaire de souris accélère l'apparition de tumeurs épithéliales mammaires, ce qui est notamment associé à un remodelage de la matrice extracellulaire337. Ici encore, l'absence d'un gène essentiel dans les relations entre épithélium et stroma favorise la cancérogenèse. Un élément important de cette perspective «microenvironnementale» actuelle est l'idée que ce sont des cellules génétiquement «initiées» préexistantes dans le tissu qui formeront les tumeurs. Cette vision toujours génétique affirme
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que ces cellules ont une faible prédisposition à se développer en tumeur et resteront plutôt «dormantes» tant qu'un agent exogène, tel un «signal» émis par un tissu stroma} modifié, ou une incapacité de prolifération des cellules environnantes, n'a pas levé l'inhibition de prolifération exercée sur ces cellules par le tissu. Si par exemple le potentiel de prolifération des cellules normales dans un tissu donné est sévèrement réprimé, cela peut se traduire par un environnement permissif pour des cellules altérées qui prolifèreraient et compenseraient l'incapacité de prolifération des cellules environnantes. Ainsi, le développement du cancer est considéré et analysé par certains comme étant un événement avant tout tissulaire, et non pas seulement cellulaire293 • 338 • 339 , mais l'origine génétique du processus n'est généralement pas remise en cause. Toutefois, les résultats cités ci-dessus et bien d'autres ont conduit Ana Soto et Carlos Sonnenschein à suggérer que les chercheurs doivent repenser la manière dont les cancers se forment. D'après eux, la carcinogenèse ne résulte pas de mutations «clés» dans des gènes des cellules épithéliales, mais serait plutôt la conséquence directe d'une perte ou d'une perturbation de l'organisation biologique du tissu induite par la modification des interactions épithélium-stroma ou un microenvironnement aberrant, sans que des mutations soient nécessaires340• 341 . Les cellules n'auraient plus besoin d'être «initiées» pour proliférer si ce microenvironnement est perturbé, ce qui renverse totalement le lien de causalité dans la pathologie. • La théorie du champ d'organisation tissulaire. La théorie du champ d'organisation tissulaire (TCOT) pour l'origine du cancer émise par Soto et Sonnenschein fait deux propositions principales341 : 1. la prolifération, et non la quiescence (état non prolifératif), constitue l'état par défaut de toute cellule (hypothèse en contradiction avec l'idée dominante pour les cellules des organismes supérieurs, et qu'ils ont très brillamment défendu dans leur ouvrage La Société des cellules.
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Nouvelle approche du canœr341 . Ils y analysent en particulier la notion de «facteur de croissance» qui constitue pour eux plutôt des facteurs de «survie» que des facteurs de prolifération) ; 2. les agents carcinogènes agissent initialement en perturbant les interactions normales qui ont lieu entre les cellules de l'organisme, notamment entre les cellules du tissu stromal et les cellules épithéliales d'un organe340, 341. Durant le développement embryonnaire et fœtal, l'épithélium et le tissu stromal associé s'influencent l'un l'autre et dirigent les cellules vers leur «champ morphogénétique», défini comme l'ensemble des conditions environnementales locales qui contribuent à orienter la différenciation des cellules vers le type cellulaire adapté au tissu où a lieu cette différenciation. Ces «champs morphogénétiques » restant opérationnels à l'âge adulte 338, la perturbation de ces interactions par des agents carcinogènes aurait pour résultat une diminution de la capacité des cellules à «lire» leur positionnement dans le tissu. En retour, ceci autoriserait les cellules épithéliales à exercer leur capacité intrinsèque à proliférer. Ensuite, l'organisation tissulaire en serait perturbée (dysplasie) ou adopterait une organisation caractéristique d'un autre tissu (métaplasie), puis les cellules finiraient par former un carcinome. Dans ce modèle, les altérations de l'architecture tissulaire sont à l'origine du développement cancéreux, et ce développement peut aboutir à une aneuploïdie342 ou des mutations343. Ainsi, comme le suggérait déjà Richmond T. Prehn en 1994, «il
pourrait être plus exact de dire que les cancers engendrent des mutations plutôt que de dire que des mutations engendrent les cancers » 344 . Cela est bien sûr en totale contradiction avec la théorie des mutations somatiques et les autres théories génétiques qui postulent qu'une cellule «renégate» possédant des altérations génétiques spécifiques, comme par exemple des mutations dans certaines oncogènes ou gènes suppresseurs de tumeurs, suffit au processus cancéreux252 . D'après ce même Prehn, «les
phénotypes du cancer résulteraient plutôt de l'expression aberrante ou
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anormale des gènes ayant pour origine des mécanismes épigénétiques [au sens large} plutôt que des mutations »344 . Cela rejoint la TCOT. Comme les caractéristiques normales des cellules, en particulier la différenciation, sont perturbées par ces altérations des profils d'expression, Prehn plaçait les problèmes de différenciation cellulaire au centre de la cancérogenèse, tout comme le fait d'ailleurs Henry Harris345 . Nous verrons dans le chapitre suivant que de nombreux éléments vont dans ce sens. La réversibilité du processus est un point central de la théorie de Soto et Sonnenschein. D 'après eux, les études citées ci-dessus sur la normalisation de cellules tumorales dans un microenvironnement correct montrent effectivement que le phénotype cancéreux est adaptatif et constitue un phénomène émergent qui se produit au niveau tissulaire de l'organisation biologique252. De plus, ils admettent que si l'action d'un agent carcinogène persiste ou si l'organisation tissulaire est sévèrement compromise, l'évolution des cellules vers des stades pleinement cancéreux pourrait diminuer les possibilités de revenir au statut initiai3 40 . Il faut noter que des études de toxicologie corroborent cette théorie de la désorganisation tissulaire, notamment celles montrant que de nombreuses substances carcinogènes perturbent les jonctions communicantes et que cette perturbation est tumorigène, alors que la restauration artificielle de ces jonctions réprime la cancérogenèse346 . Guidés par la TCOT, Soto et Sonnenschein ont mené récemment des recherches sur les effets du bisphénol A (BPA), un perturbateur endocrinien qui agit donc sur les communications cellulaires à distance. Cet agent, comme tous les xéno-œstrogènes (produits chimiques synthétiques qui imitent l'action de l'œstrogène), interfere dans le développement de la glande mammaire. Pour tester l'impact du BPA sur l'apparition de cancers à l'âge adulte, des fœtus de souris ont été exposés en période périnatale à de faibles doses de BPA. Cela a eu pour conséquence des altérations de la structure tissulaire
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des glandes mammaires fœtales durant toute la période d'exposition347 et produit des effets à long terme, en induisant notamment des hyperplasies (prolifération anormale des cellules) à l'âge adulte 348 . Ces observations semblent indiquer que l'exposition au BPA augmente les risques d'apparition de cancers349 . Lors d'autres études, des rats gravides ont été exposés à des doses croissantes de BPA. La progéniture femelle présentait des hyperplasies de la glande mammaire à toutes les doses testées et des carcinomes ont été observés cinquante et quatre-vingt-quinze jours après la naissance pour les deux plus fortes doses, démontrant que l'exposition au BPA durant la gestation est suffisante pour induire des cancers chez l'adulte, donc en l'absence de tout autre traitement ayant pour but d'augmenter l'incidence des cancers350. D'autres perturbateurs endocriniens, comme l'atrazine 351 ou les dioxines (dont ce n'est pas le seul effet toxique) 352, altèrent le développement de la glande mammaire 353 . Le BPA a aussi provoqué des lésions précancéreuses dans le pancréas de rat exposé au stade néonatal354. Ces données ne font que renforcer toutes celles mentionnées depuis le début de ce chapitre sur les influences microenvironnementales dans le processus cancéreux. À cela pourrait s'ajouter le fait que les cancers se développent souvent sur des blessures chroniques, où l'inflammation et les dommages tissulaires, donc le microenvironnement, jouent un rôle particulièrement important355 . Comme nous l'avons mentionné, d'autres hypothèses ont été proposées pour expliquer l'importance du microenvironnement dans la cancérogenèse, en particulier celle de john D. Patter qui critique le rôle causal des mutations, mais sans le nier356. Toutefois, la grande majorité de ces modèles reste fondamentalement dans le cadre de la TMS. Certes, ceux qui furent les défenseurs les plus acharnés de la TMS il y a quinze ans acceptent désormais que le problème ne soit pas seulement cellulaire, mais l'initiation des cellules par des modifications génétiques reste pour eux
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la condition sine qua non au développement tumoral. Seule la TCOT estime que les désordres tissulaires sont les événements initiaux et que les lésions génétiques ne sont qu'une conséquence qui pourrait accélérer la cancérogenèse a posteriori. Mais la manière dont la perturbation de l'organisation tissulaire et la génération d'instabilité génétique sont liées reste floue 357 et définir le cancer en termes strictement non génétiques semble délicat, tant les éléments montrant l'importance des altérations génétiques dans la prolifération des cellules tumorales sont nombreux. Le fait que les premières étapes de la cancérogenèse paraissent être liées à une certaine adaptation physiologique à des conditions microenvironnementales inhabituelles pourrait fournir quelques indices sur les changements induits par les agents carcinogènes au sein des cellules. • Carcinogenèse et adaptation au microenvironnement. Il y a vingt ans, Emmanuel Farber a décrit la nature physiologique des étapes précancéreuses en étudiant les changements biochimiques induits au sein des cellules par des substances carcinogènes qui mènent à la formation de lésions dans le foie (les nodules) et dans la peau (les papillomes)?0 . Par exemple, une forme classique d'adaptation aux xénobiotiques (substances chimiques étrangères à l'organisme qui peuvent être toxiques même à faible dose) semble être l'activation d'un ensemble de gènes codant pour des protéines adaptées à leur détoxification 70 . Ces structures tissulaires qui apparaissent suite à l'exposition des tissus à des agents chimiques sont particulièrement résistantes aux effets toxiques des molécules qui les ont générées358. Farber voyait cette adaptation comme un processus de dédifférenciation qui rendrait possible la création d'une nouvelle population de cellules qui seraient mieux adaptées à ce nouveau microenvironnement. Par la suite, ces cellules prolifèreraient ou se redifférencieraient selon la nature et l'intensité des perturbations dans l'environnement358 . Une caractéristique étonnante des nodules du foie est leur capacité à se redifférencier spontanément malgré leur structure
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anormale et leurs caractéristiques hyperplasiques. En effet, la grande majorité des nodules peut disparaître et redonner un foie d'apparence normale, alors que seule une petite minorité se développe en cancer du foie 358• 359. Se fondant sur ces résultats et d'autres obtenus sur la peau, Prehn a suggéré que «tous les
systèmes carcinogènes pourraient varier seulement dans le détail et être tous caractérisés par des lésions précoces hyperplasiques qui ont une grande prédilection pour la régression par différenciation » 344 . Nous reviendrons plus tard (chapitre 3, section p. 205) sur l'importance de cette remarque. L'exposition de cellules en culture à certains agents carcinogènes fournit un moyen simple de déterminer la nature des changements induits dans les cellules. Les cultures de cellules normales de hamsters dorés furent parmi les premières lignées cellulaires à être utilisées pour étudier la carcinogenèse in vitro. Leur exposition pendant neuf jours à des hydrocarbones polycycliques carcinogènes a donné plus de 25 °/o de cellules transformées. Ce fort pourcentage indiquait aux auteurs que la transformation cancéreuse n'était pas le résultat d'un «type usuel de mutations produites aléatoirement »360. En 1970, Mondai et Heidelberger ont montré par leurs travaux sur la carcinogenèse chimique que chaque cellule exposée à l'agent chimique mutagène méthylcholanthrène in vivo produit des cellules filles possédant toutes une probabilité accrue de transformation cancéreuse, argument en défaveur d'une origine mutagène de cette transformation361 . Des résultats similaires ont été obtenus avec les rayons X, et de nombreux autres exemples pourraient être cités358 , tous montrant que des agents carcinogènes produisent des changements cellulaires (qui sont transmis aux générations cellulaires suivantes) dans une proportion bien plus élevée que celle attendue pour des mutations conventionnelles. Ces études impliquent que la cible initiale de ces agents ne semble pas être génétique. Bien que les changements initiaux produits par des agents chimiques carcinogènes ou les rayons X pourraient résulter
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d'une adaptation épigénétique plutôt qu'être le résultat de mutations (que ce soit in vitro ou in vivo), on pourrait alors penser que les étapes suivantes conduisant à la transformation cancéreuse reposent sur des événements rares, ce qui est cohérent avec l'hypothèse « mutationnelle ». Mais il a été montré ensuite qu'un traitement de cellules légèrement exposées aux rayons X par le TPA augmente très fortement le pourcentage de cellules transformées, ce qui a mené Rubin à conclure que la promotion «pourrait être considérée comme un processus se
produisant à une fréquence élevée, même si ses manifestations visibles n'apparaissent qu'avec une foible probabilité » 358 . Prehn ajoute: > des tumeurs après un tel traitement, puis de la récurrence, après une période où elles semblaient en rémission391 . C'est pour toutes ces raisons que certains parlent de changement de paradigme392 . En effet, le modèle des CSC suggère qu'il est nécessaire de cibler et d'éliminer les esc pour éradiquer le cancer. Ainsi, il faudrait définir des stratégies capables de tuer sélectivement ces cellules, en épargnant les cellules souches normales, comme celles présentes dans l'intestin ou la moelle osseuse. Cela représente un véritable défi, car esc et cellules souches normales partagent de nombreuses caractéristiques, en particulier celles qui permettent l'autorenouvellement, même s'il semble bien exister des différences phénotypiques393 . Mais il faut admettre que ce modèle rencontre également des difficultés conceptuelles et expérimentales qui pourraient être liées à la nature même des cellules souches et à la définition que nous leur donnons.
Cellules souches cancéreuses: nouvelle donne, fausse révolution • Une définition incertaine. Parmi les questions qui se posent encore au sujet des esc, le problème de leur origine est particulièrement aigu. En effet, bien que nombre de chercheurs admettent qu'elles dérivent des cellules souches normales394, il ne faut pas oublier que le modèle et le terme de esc ne se réfèrent pas à l'origine cellulaire des cancers, mais à la manière dont les cancers se maintiennent et se propagent395 . Les CSC sont nommées ainsi par analogie conceptuelle avec les cellules souches normales, mais il se pourrait tout à fait qu'elles proviennent de cellules plus ou moins différenciées qui auraient acquis des propriétés de cellules souches par dédifférenciation396-399 . Des expériences ont mis en évidence que des cellules différenciées peuvent tout à fait provoquer des cancers par dédifférenciation. Par exemple, la combinaison de
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l'activation d'une voie dépendante du facteur de croissance EGFR (Epidermal Growth Factor Receptor) et de l'absence des gènes suppresseurs de tumeurs P16 et ARF dans des cellules nerveuses appelées astrocytes provoque des gliomes agressifs par dédifférenciation des cellules différenciées en CSC400 . En 2006, Krivtsov et ses collaborateurs ont montré qu'une altération chromosomique dans des cellules myéloïdes en cours de différenciation provoque l'expression aberrante de gènes spécifiques des cellules souches, entraînant l'acquisition de la capacité d'autorenouvellement et la transformation de ces cellules en CSC capables d'initier, maintenir et propager la leucémié01 . Enfin, il a été démontré en 2008 que la transition épithéliomésenchymateuse (un processus cellulaire fréquemment activé durant l'invasion et les métastases) de cellules épithéliales mammaires humaines provoque l'acquisition de caractéristiques de cellules souches402 . Ainsi, des CSC peuvent clairement apparaître à partir de cellules différenciées403 . Comme indiqué précédemment, il a été proposé qu'un enrichissement en esc puisse causer la récurrence de la maladie. Mais il se pourrait aussi que les traitements thérapeutiques engendrent une transition épithélio-mésenchymateuse qui augmente activement le nombre de CSC404. Le terme de CSC ne signifie donc pas forcément un lien spécifique avec les cellules souches normales 405. Certains préfèrent d'ailleurs les termes de« cellules initiatrices du cancer» ou de «cellules cancéreuses ressemblant aux cellules souches». Et si les CSC n'ont pas forcément pour origine les cellules souches normales, est-il possible alors qu'une majorité des cellules cancéreuses puisse se transformer en esc? Il semble effectivement que ce soit le cas. En effet, alors que les premières études «modernes)) sur les esc ont révélé un pourcentage allant de 0,0001% à 0,1% de ces cellules dans la masse tumorale, il a été montré en 2008 que la mesure rigoureuse de la fréquence de cellules tumorigènes lors de la transplantation de cellules cancéreuses humaines (de mélanomes) dans des
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souris immunodéficientes permet d'identifier près de 25% de CSC406 , sans pouvoir identifier de marqueur moléculaire spécifique les différenciant des autres cellules tumorales. Une explication possible pourrait provenir de l'environnement dans lequel les cellules cancéreuses essayent de proliférer407. En effet, les mêmes auteurs ont rapporté qu'en utilisant le même protocole in vivo que celui utilisé dans une précédente étudé08 , ils ont trouvé la même fréquence faible de cellules humaines de mélanomes tumorigènes (une sur un million). Toutefois, ils ont aussi montré que cette proportion peut être fortement augmentée lorsque différents aspects du protocole initial sont modifiés, comme l'allongement de la période d'observation, l'injection des cellules en même temps qu'un mélange riche en composants de la matrice extracellulaire pour augmenter la viabilité des cellules, ou l'injection dans un hôte plus immunodéficient que dans les premières expériences 407. Les auteurs ont conclu que la fréquence de cellules capables d'initier le cancer dépend fortement de la méthode employéé06 . Par ailleurs, l'inoculation intracrânienne de esc de glioblastome induit des tumeurs à haute fréquence, alors que cette fréquence est fortement diminuée lorsque les cellules sont injectées de manière sous-cutanéé09 . Il s'agit d'un autre élément montrant l'importance des facteurs environnementaux non immunitaires dans la cancérogenèse conduite par les esc. Ainsi, la fréquence et le rôle des CSC peuvent varier considérablement en fonction du système expérimental410 et le rôle des interactions cellulaires semble jouer un rôle très important dans cette évaluation. De plus, ceci pourrait remettre en cause le rôle même des CSC dans la cancérogenèse. Strasser et ses collaborateurs ont tenté de tester l'hypothèse des esc en utilisant une approche alternative de transplantation des cellules cancéreuses. Avec deux modèles de souris transgéniques, ces chercheurs ont trouvé que plus de 10% des cellules transplantées donnent des cancers et ont conclu que «la croissance tumorale n'a pas besoin d'être conduite par de rares CSC»411 . Cela a fait dire
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à certains que si certains cancers semblent correspondre à un modèle de il serait dangereux de généraliser, car ici cela ne semble pas être le cas39S. Récemment, un article dans la revue Science remarquait que ces données contribuent à > entre les cellules cancéreuses après traitement. Cette prolifération accrue permet là encore d'accumuler davantage d'altérations génétiques et épigénétiques potentiellement favorables à l'envahissement et la dissémination dans l'organisme. Enfin, certains soulignent que les cellules souches cancéreuses qui seraient à l'origine de la cancérogenèse pourraient être dans un état non prolifératif dans la tumeur (ce chapitre, section p. 105), ce qui provoquerait l'échec des thérapies ciblant les cellules proliférantes. Ces cellules seraient par la suite capables de provoquer la récurrence de la maladie en engendrant des cellules capables de proliférer rapidement et de reconquérir l'espace en acquérant des propriétés encore plus agressives. Ainsi, les stratégies chimiothérapeutiques et radiothérapeutiques ont depuis longtemps montré leurs limites42 4, même s'il faut bien sûr souligner l'amélioration de la durée de vie des patients pris en charge et les gains obtenus pour les patients et leur famille grâce à la combinaison des traitements, l'amélioration de la posologie, ou l'introduction de dérivés moins toxiques des molécules originales. Mais ces thérapies restent très décevantes et les récurrences fréquentes. Il ne s'agit pas ici de donner des chiffres et des exemples détaillés, d'autres l'ont déjà fait424 . Il est toutefois marquant de constater qu'une recherche dans l'une des bases de données de publications scientifiques les plus utilisées (PubMed) aboutissait en juillet 2011 à 116 154 résultats pour les mots «échec et chimiothérapie» et à seulement 22 747 résultats pour les mots «succès et chimiothérapie». Pour toutes ces raisons, et grâce aux découvertes des années 1970 et 1980 indiquant que certains gènes humains, lorsqu'ils
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sont altérés, peuvent promouvoir le cancer, l'appréhension des modes d'intervention thérapeutique a toutefois évolué. Depuis une vingtaine d'années, les connaissances de plus en plus précises acquises sur les «mécanismes moléculaires» régissant le comportement cancéreux ont permis de définir le concept de «thérapie ciblée »429 . En partant du principe issu de l'ère moléculaire de la recherche sur le cancer selon lequel les tumeurs sont dépendantes d'oncogènes ou d'autres «marques» du cancer (le terme hal/mark étant très utilisé en anglais), le ciblage de ces «talons d'Achille» permettrait une guérison plus aisée sans les inconvénients des chimiothérapies classiques: peu de toxicité pour l'organisme (ciblage sur les cellules cancéreuses) et moins de résistance suite au traitement (pas d'altérations génétiques engendrées).
Thérapies ciblées: pourquoi des succès limités ? • Principe. L'idée selon laquelle, malgré la multitude des altérations génétiques et épigénétiques observée dans les cancers, une tumeur donnée est apparue et entretenue par quelques changements spécifiques résultant de l'activation d'oncogènes ou à la perte de gènes suppresseurs de tumeurs est très majoritaire. L'expression «addiction aux oncogènes» a d'ailleurs été largement employée, suite à des résultats montrant dans des modèles animaux que certains cancers induits dépendent du maintien de l'activité de ces oncogènes 144 . L'exemple des papillomes, lymphomes et ostéosarcomes induits par l'oncogène MYC, et entrés en rémission après suppression de celui-ci, a déjà été cité (voir ce chapitre, section p. 61 ) 164• 43 0, 431 . De même, la dépendance aux oncogènes H-RAS et BCR-ABL a été démontrée dans des modèles de mélanome et de leucémie chez la souris 165, 432. Cependant, des critiques majeures peuvent être adressées aux modèles de cancers murins utilisés dans ces études, car ils sont des caricatures des cancers sporadiques qui se développent réellement in vivo chez l'Homme. Étant donné leur mode
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d'obtention par expression forcée d'un oncogène, ils sont probablement plus dépendants de ces oncogènes par rapport aux cancers «naturels» (qui ne sont pas provoqués par des manipulations génétiques ou chimiques intentionnelles d'un expérimentateur). C'est probablement pourquoi la suppression de ces oncogènes induit une régression spectaculaire des tumeurs induites. De plus, malgré cette forte dépendance vis-à-vis des oncogènes, la régression est souvent seulement momentanée 166• 433 . Malgré l'absence de l'oncogène, les tumeurs peuvent réapparaître, montrant bien que d'autres événements sont capables de régénérer la prolifération cancéreuse. Toutefois, ces modèles animaux ont permis d'aboutir à l'idée que l'inhibition de certains oncogènes peut avoir un intérêt clinique. Le processus d'inhibition mènerait le plus souvent à la mort cellulaire, mais aussi parfois à la différenciation des cellules. Contrairement aux oncogènes, les gènes suppresseurs de tumeurs agissent en fournissant les contraintes cellulaires nécessaires pour prévenir une prolifération cellulaire aberrante. Leur perte peut donc engendrer ce risque et la réintroduction d'un de ces gènes dans une tumeur peut provoquer une régression, comme c'est le cas pour la réactivation de p53 dans un modèle de souris 434• 435 . Sauf que, comme l'a noté très récemment Nicola McCarthy, «rien n'est aussi simple en biologie du cancer, car deux articles publiés dans la revue Naturé36•
montrent maintenant que la restauration de p53 dans des modèles de cancers du poumon chez la souris n'affecte que les lésions les plus agressives >>438 . Ainsi, le fait de 438 . Dans tous les
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cas, l'exploitation pharmacologique de ces gènes suppresseurs de tumeurs demande beaucoup plus d'efforts que celle des oncogènes, car il est plus difficile de restaurer ou de mimer la fonction d'une protéine par une molécule pharmacologique que d'inhiber une protéine active.
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Il faut aussi bien voir que la complexité des réseaux cellulaires et des processus de transformation cancéreuse peuvent mener à une certaine «dépendance» des tumeurs vis-à-vis de gènes qui ne sont pas des oncogènes, mais qui interviennent dans des voies «de type oncogénique »429, 4 39. Ces gènes ne subissent pas nécessairement de mutations oncogéniques ou d'altérations spécifiques, mais sont tout de même importants dans le maintien de l'état cancéreux (ce chapitre, section p. 50). Les exemples intracellulaires des «stress» réplicatif, oxydatif, métabolique, ou extracellulaires de l'angiogenèse, du support du stroma, de l'immunosuppression ou de l'inflammation peuvent être cités92' 429 . Tous ces aspects du cancer peuvent constituer autant de cibles potentielles pour des traitements spécifiques des cellules cancéreuses et du cancer qui, contrairement aux chimiothérapies classiques, ne toucheraient pas les cellules non cancéreuses. Des résultats encourageants ont été obtenus dans ce sens il y a maintenant dix ans, mais ces espoirs ont été vite déçus. • Succès et promesses. Avant d'en venir directement aux thérapies ciblées actuelles, il apparaît nécessaire de rappeler que, au vu des résultats décevants des chimiothérapies cytotoxiques, les chercheurs en cancérologie ont voulu explorer, dans les années 1970, une nouvelle voie de recherche concernant la «surveillance immunitaire». Cette approche partait du constat que les patients atteints d'une immunodéficience sévère ont un risque accru de développer des cancers440. On supposa alors que les défenses immunitaires de l'organisme éliminent, au même titre que des agents infectieux, les cellules cancéreuses qui pourraient apparaître dans le corps. Des défauts de cette surveillance immunitaire pourraient donc indirectement contribuer au développement du cancer et permettre la récurrence après le succès de traitements chimiothérapeutiques441. Dans les années 1970 et 1980, les molécules appelées interférons et interleukines ont été développées dans le cadre de cette immunothérapie du cancer
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pour renforcer les défenses immunitaires de l'organisme. L'exemple de l'interféron-a (INF-a) illustre bien l'esprit qui régnait à l'époque autour de l'immunothérapie, et qui resurgit encore parfois lorsque des chercheurs communiquent et que les médias s'emparent d'une découverte qui pourrait conduire à un «traitement miracle» du cancer. À la fin des années 1970, l' American Cancer Society a attribué une subvention de 2 millions de dollars, la plus élevée de l'histoire à l'époque, pour mener des études cliniques sur l'INF-a 441 . Mais ces espoirs ont vite été déçus, l'enthousiasme a tourné au pessimisme lorsqu'il s'est avéré que ces traitements étaient peu efficaces du point de vue clinique. Bien que plusieurs études aient démontré que l'INF-a induisait un taux de réponse thérapeutique supérieur et une survie globale (délai entre la déclaration d'une pathologie et le décès du patient) meilleure par rapport à un traitement par un agent chimiothérapeutique classique (hydroxyurée) dans le cas de la LMC442 , la survie à cinq ans des patients traités par INF-a (de 32 à 54%) et le nombre de rémission complète (5 à 10% des patients) restaient décevants442 . Les meilleurs résultats ont été obtenus en associant l'INF-a à la cytarabine (15% de réponse complète et survie globale de 70% à cinq ans) 443 , ce qui a tout de même constitué le premier succès contre cette leucémie, presque dix ans avant l'imatinib (nom commercial: Gleevec) (voir ci-dessous). L'interleukine-2 a subi les mêmes déboires dans les années 1990. Ainsi, malgré trois décennies d'efforts, les stimulants immunitaires ne sont utilisés que marginalement dans le traitement des cancers. Par exemple, les interférons sont utilisés dans environ 15% des cancers du rein et des mélanomes avancés, et l'ont été pour les cas rares de leucémie à tricholeucocytes (2% des leucémies). Malgré sa forte toxicité, l'interleukine-2 est utilisée dans 15% des mélanomes et des cancers du rein, et l'a été pour les lymphomes dits non hodgkiniens. Entre-temps, une variante de l'immunothérapie a émergé. Elle consiste à cibler des «antigènes tumoraux», c'est-à-dire
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des molécules qui ne sont présentes qu'à la surface des cellules cancéreuses, de manière à engendrer une réponse immunitaire spécifiquement ciblée contre ces cellules444 . Depuis presque vingt ans, de nombreux essais cliniques ont été menés pour tester l'efficacité des stratégies de «vaccination » contre le cancer. Cette «vaccination» consiste à traiter les patients avec certaines de leurs propres cellules immunitaires sensibilisées à ces antigènes, ou avec des antigènes tumoraux purifiés de manière à stimuler la réponse immunitaire vis-à-vis de ces molécules. Les cellules cancéreuses qui présentent ces antigènes sont alors «reconnues» par des cellules immunitaires spécialement dédiées à l'élimination des cellules qui les portent. Malheureusement, cette stratégie des «vaccins du cancer » a montré une efficacité très limitée, malgré ces vingt années d' efforts 445 . Ces «vaccins du cancer» ont été supplantés par une véritable stratégie de thérapie ciblée fondée sur la réponse immunitaire. Il s'agit des anticorps thérapeutiques spécifiques des antigènes tumoraux ou de protéines activement impliquées dans le comportement cancéreux. En se fixant sur leur cible, ils bloquent des stimulants de la prolifération cancéreuse et/ ou font que le système immunitaire «attaquera» et éliminera en priorité ces cellules. Les premiers dont l'utilisation a été approuvée dans le traitement de cancers furent, en 19971998, le trastuzumab (Herceptin), un anticorps dirigé contre l'oncogène HER-2/neu, et le rituximab (Rituxan), un anticorps dirigé contre le marqueur CD20 des lymphocytes B, pour le traitement des cancers du sein positifs à HER-2 et des lymphomes B, respectivement. Courant 2010, dix anticorps thérapeutiques étaient approuvés, dont le plus connu, avec le trastuzumab, est certainement le bevacizumab (Avastin), employé dans les cas de cancers colorectaux, du sein et du poumon446 . Cet anticorps, approuvé en 2004, cible le récepteur d'un facteur de croissance activement produit par les cellules cancéreuses, qui stimule l'angiogenèse au sein de la tumeur.
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Cibler ces récepteurs au niveau des cellules qui forment les vaisseaux sanguins permet donc de bloquer leur synthèse et donc l'approvisionnement des cellules cancéreuses en oxygène et nutriments. D'autres thérapies ciblées visent des oncogènes directement impliqués dans certaines formes de cancers. La première d'entre elles, très longtemps isolée, a été le tamoxifan (Nolvadex) qui exerce son effet anticancéreux en bloquant les récepteurs à œstrogènes des cancers du sein positifs aux récepteurs aux œstrogènes, mais celle qui est probablement la plus connue est l'imatinib (Gleevec) pour les cas de LMC. Dans la section p. 36 de ce chapitre, sur les translocations chromosomiques liées au cancer, nous avons mentionné celle liée à la LMC et qui aboutit à la production d'une protéine anormale appelée BCR-ABL. Cette protéine agit comme un oncogène dans ce type de leucémie en activant de nombreuses voies cellulaires favorisant la prolifération. D'où l'idée de cibler spécifiquement cette protéine avec un agent thérapeutique. Ce fut chose faite au début des années 2000 grâce à une petite molécule appelée imatinib qui a montré son efficacité sur la grande majorité des patients atteints de LMC, quel que soit le stade de la maladie 447. Il s'agissait là du premier exemple convaincant de thérapie ciblée sur un oncogène aboutissant à des résultats cliniques significatifs. Le terme de magic bullet («balle magique» en français), si prisé par les cancérologues, revêtait alors tout son sens et permettait de rêver à des résultats similaires avec d'autres molécules et d'autres cibles pour les autres types de cancers. Les ventes d'imatinib ont atteint 3,95 milliards de dollars en 2009 4 48. Une autre molécule de ce type mérite d'être mentionnée, car elle cible un autre oncogène bien connu : le récepteur au facteur de croissance EGFR. Il s'agit de l'erlotinib (Tarceva) utilisé dans le traitement des cancers du poumon à petites cellules et des cancers pancréatiques. Là encore une petite molécule permet d'inhiber l'activité d'un récepteur qui, lorsqu'il est anormalement
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activé dans les cellules cancéreuses, stimule fortement la prolifération cellulaire. En novembre 2010, le National Cancer Institute recensait trente-quatre thérapies ciblées anticancéreuses testées en essais cliniques. Étant donné le succès commercial de certaines d'entre elles, bien d'autres vont suivre. • Échecs et déceptions. Le problème principal, récurrent et inévitable, des thérapies ciblées anticancéreuses est le développement de résistance par certaines cellules dont la croissance devient absolument indépendante de la cible visée. Pour prendre un des exemples les plus étudiés, des phénomènes de résistance sont apparus très tôt lors des essais cliniques avec l'imatinib sur les LMC, à cause de phénomènes divers: depuis le plus fréquent qui est l'apparition de mutations dans BCR-ABL qui empêchent la liaison de l'imatinib, jusqu'à des phénomènes plus rares de résistance non spécifique à de multiples médicaments 447. Des phénomènes de résistance sont aussi décrits pour l'erlotinib 449· 450 . Ces phénomènes sont malheureusement très fréquents et limitent fortement la survie des patients451 . Leur fréquence a même nécessité la recherche d'autres traitements 452 . Deux molécules ayant un mécanisme d'action assez semblable à celui de l'imatinib ont d'ailleurs été commercialisées (ce sont aussi des inhibiteurs de la protéine anormale BCR-ABL). Il s'agit du dasatinib (Sprycel) et du nilotinib (Tasigna), qui ont la particularité d'être efficaces sur certaines formes de BCR-ABL résistantes à l'imatinib. Elles permettent donc de traiter des leucémies résistantes à cette molécule. Cette diversification thérapeutique va encore probablement s'accentuer, car ces molécules se sont récemment révélées être plus efficaces que l'imatinib dans le traitement initial des LMC453, 454. Les effets modestes des thérapies ciblées telles que le trastuzumab (Herceptine) sur le cancer du sein lorsqu'elles sont utilisées seules forcent les médecins à les employer en conjonction avec des chimiothérapies standards pour améliorer la survie des patients. Et les firmes pharmaceutiques
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ont désormais tendance à s'associer et à coupler des molécules ciblées en développement pour essayer d'améliorer leur efficacité 455 . En septembre 2008, un article paru dans le magazine américain Newsweek et intitulé «Nous avons combattu le cancer. .. et le cancer a gagné » 456 reflète bien les déceptions inhérentes à ces phénomènes. Elles sont à la hauteur des espoirs suscités par les thérapies ciblées. Sharon Begley, l'auteur de cet article, explique de manière très pertinente que l'histoire d'une patiente traitée à l'erlotinib (Tarceva) avec succès durant six mois en 2005, mais finalement décédée trois ans plus tard suite à la récurrence de son cancer, «montre les limites des médicaments
anticancéreux ciblés comme le Tarceva qui sont le produit de l'âge d'or de la génétique du cancer et de la biologie moléculaire » 456 . Pour illustrer un autre problème des thérapies ciblées, le New York Times publiait un article en juin 2010 intitulé «Les thérapies contre le cancer apportent espoirs et échecs » 457. Dans cet article sont mentionnés les travaux présentés en juin 2010 au congrès annuel de l'American Society of Clinical Oncology portant sur une molécule en développement appelée PLX4032. Cette molécule qui cible l'oncogène BRAF est considérée comme un des meilleurs exemples de thérapies ciblées grâce à son efficacité contre les mélanomes. Dans son article du New York Times, Andrew Pollack décrit la déception de chercheurs qui ont testé cette molécule sur des patients atteints de cancers du côlon présentant la même mutation dans ce même gène BRAF, mais sans aucun succès. «Même médicament, même mutation, différents résultats», dira-t-il457. Le type de cancer semble donc être primordial, et cibler un oncogène ne suffit pas si le contexte dans lequel il est activé n'est pas pris en considération. Pollack mentionne aussi l'avis d'experts affirmant que «dans certains cancers, une
mutation génétique peut être présente, mais ne pas vraiment être une force motrice, alors qu'elle peut l'être dans d'autres cancers » 457. Cette explication est envisageable, mais il faut aussi souligner qu'il peut y avoir des différences y compris au sein d'un même type
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de cancer. Durant le même congrès, des chercheurs ont montré que le cetuximab (Erbitux) ne prolonge pas la survie après intervention chirurgicale sur des cancers du côlon précoces, même si la molécule produit un effet thérapeutique sur les cancers colorectaux métastatiques (alors qu'aucun des patients testés ne présentait de mutation au niveau du gène K-RAS qui peut rendre le traitement inactif458). Enfin, pour sortir du domaine scientifique et médical, un autre inconvénient des thérapies ciblées est leur coût. En 2010, vingt-deux thérapies ciblées anticancéreuses étaient approuvées aux États-Unis: neuffondées sur des anticorps thérapeutiques, douze sur des petites molécules et une sur une «protéine de fusion». Parmi elles, quatre anticorps (le bevacizumab ou Avastin, le rituximab ou Rituxan, le trastuzumab ou Herceptin et le cetuximab ou Erbitux) et une petite molécule (l'imatinib ou Gleevec) constituaient 86% du marché américain en 2009 pour un marché de plus de 9 milliards de dollars448 . Un an de traitement à l'imatinib coûte 32 000 dollars, et la majorité des autres traitements se situent entre 50 000 et 100 000 dollars, ce qui a amené en septembre 2010 le quotidien USA Today à s'interroger ainsi à propos d'une nouvelle molécule approuvée en avril 2010 aux États-Unis: «Un traitement anticancer à 93 000 dollars: combien coûtent quelques mois de vie en plus ?>>459 La revue Science s'est également interrogée sur ce point en mars 2011, preuve qu'émerge un véritable débat lié au coût de ces traitements 460 . Cela est d'autant plus problématique que les traitements ciblés sont souvent conçus pour être longs. En effet, ils sont administrés dans le cadre de traitements dits «de maintenance» visant à contrôler le cancer et à prolonger la survie et/ou à maintenir la qualité de vie, suite à un traitement initial différent ayant permis sa disparition ou sa régression. Les essais cliniques sur ces molécules sont d'ailleurs conçus pour montrer la supériorité de ces traitements «de maintenance», grâce notamment à une bonne tolérance de l'organisme et à l'absence de toxicité cumulative.
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La plasticité et 1'hétérogénéité des cellules cancéreuses en cause • Redondance et plasticité. Il est clair que l'amélioration de la durée de vie des patients obtenue grâce aux thérapies ciblées est limitée par rapport aux attentes. Par exemple, les résultats spectaculaires obtenus sur les LMC ont vite été contrebalancés par les phénomènes de résistance. Il faut rappeler ici que ces LMC ont la particularité d'être très spécifiquement liées à l'oncogène BCR-ABL, qui les rend dépendantes de son activité. Mais nous avons vu précédemment que les cancers du sang sont généralement moins complexes au niveau génétique et donc probablement plus dépendants d'un faible nombre d'altérations génétiques. C'est aussi le cas pour certains cancers solides en partie dépendants d'un oncogène (cas des mutations d' EGFR ou d' ALK dans le cancer du poumon, par exemple), mais il s'agit seulement d'un faible pourcentage des malades. Dans la majorité des cas, de telles dépendances ne sont pas identifiées461 . C'est pourquoi «les nouvelles molécules
contre le cancer marchent ... pour certains patients » 462 . L'exemple de BCR-ABL montre bien que cette approche peut être pertinente dans ce cas de dépendance à un oncogène, car le traitement touche de nombreuses cellules et est efficace plus longtemps. (Dans ce cas précis, certains patients peuvent même être considérés comme guéris lorsqu'une rémission moléculaire majeure, c'est-à-dire une très forte diminution de l'expression de BCR-ABL dans le sang, est observée sept ans après le début du traitement.) Mais l'efficacité des traitements ciblés n'est le plus souvent que temporaire. En effet, les capacités d'adaptation et la robustesse des populations de cellules cancéreuses sont immenses, principalement à cause de leur instabilité intrinsèque. Cette instabilité, qu'elle soit d'origine génétique4 63 ou non, permet l'émergence d'un grand nombre de cellules variantes. Parmi ces cellules, certaines «trouveront» une voie alternative pour contrer l'effet de la thérapie en usant de la redondance des voies cellulaires et/ou de la diversification génétiqué 64 • 465 . Par
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un processus purement sélectif, ces cellules proliféreront et envahiront l'espace sans que le traitement ne puisse plus les arrêter. Ici encore, Sharon Begley, l'auteur de l'article de Newsweek déjà mentionné, vise juste: «Les cellules cancéreuses
sont comme de brillants tacticiens militaires: quand leur route d'origine vers la prolifération et l'invasion est bloquée, elles changent pour une voie alternative leur permettant d'envahir le corps sans résistance. » 456 Il est également envisagé de cibler les voies de réparation de l'ADN incriminées dans la récurrence après les chimiothérapies et les radiothérapies. En effet, il semble que des voies de réparation anormalement actives permettent aux cellules de survivre plus facilement aux agents génotoxiques466 , ou inversement que des déficiences de ces systèmes de réparation contribuent à la cancérogenèse ou parfois à la résistance vis-à-vis de certains agents thérapeutiques 467 , d'où l'idée de coupler les traitements classiques à ces thérapies ciblées. Mais là encore, les voies de réparation sont si redondantes qu'il y aura probablement toujours des cellules capables de devenir indépendantes de la protéine visée pour survivre et s'adapter en réparant les lésions de l'ADN de manière alternative. Pour essayer de contrecarrer cette redondance, le concept de médecine personnalisée a le vent en poupe, car, par une meilleure caractérisation de la tumeur d'un patient (grâce à une «carte d'identité de la tumeur»), les meilleures cibles et la meilleure combinaison de traitements pourraient être choisies pour chaque patient468' 469 . Mais là encore, malgré un choix pertinent de plusieurs cibles dans la tumeur et de la meilleure combinaison thérapeutique, la dynamique et la plasticité des cellules, couplées à la complexité et à la redondance des voies cellulaires, risquent de provoquer l'apparition à plus ou moins long terme de cellules résistantes qui finiront par envahir les tissus et l'organisme. Et c'est sans compter sur l'hétérogénéité inhérente aux cancers.
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• Hétérogénéité. Comme évoqué précédemment, certains cancers semblent relativement «simples» au niveau génétique et leur dépendance vis-à-vis d'un ou de quelques oncogènes peut rendre des thérapies ciblées efficaces, au moins momentanément. (Toutefois, deux articles parus début 2011 montrent que deux types de leucémies qu'on pensait être assez homogènes au niveau moléculaire et dominés par des oncogènes précis, ETV6-RUNX1 dans un cas et BCR-ABL dans l'autre, se révèlent être beaucoup plus complexes et constitués de sous-populations de cellules aux propriétés fort différentes 470• 471 .) Mais la grande majorité des tumeurs, en particulier solides, ne sont pas corrélées ainsi à la présence d'altérations génétiques précises dans toutes les cellules ou presque. Il existe une forte hétérogénéité entre les cellules, qui n'est d'ailleurs pas uniquement d'origine génétique 472 . L'hétérogénéité cellulaire d'origine non génétique explique très bien la robustesse des populations de cellules 473 . Cette hétérogénéité d'origine génétique ou non génétique crée des sensibilités différentes aux agents thérapeutiques et la possible émergence de cellules résistantes 155, 474 -4 77 par un processus sélectif au sein de la population465 . L'hétérogénéité des populations de cellules cancéreuses fait du cancer un système extrêmement robuste aux perturbations telles que l'introduction d'agents thérapeutiques, ce qui a bien sûr des implications thérapeutiques 478 . Cela a d'ailleurs conduit certains chercheurs à critiquer les modèles animaux utilisés pour montrer, en provoquant artificiellement leur expression, l'importance de certains oncogènes dans la cancérogenèse. En effet, lorsqu'un cancer chez l'animal est lié à l'expression d'un oncogène, la suppression de cette expression provoque une rémission évidente (voir ce chapitre, section p. 124). Mais ces modèles expérimentaux sont très artificiels car l'expression forcée et anormale de gènes précis provoque une grande dépendance des tumeurs vis-à-vis de leur produit protéique et une homogénéité qui
La recherche sur la cancérogenèse: son histoire, son actualité, ses impasses
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n'est pas représentative des cancers «naturels». Des circuits moléculaires qui dépendent grandement de cet oncogène se mettent en place. En supprimant leur expression, il est donc forcément possible d'obtenir une rémission partielle en perturbant ces voies oncogéniques, mais elle n'est que temporaire 433 . La mort cellulaire ou la non-prolifération sont ainsi induites dans la grande majorité des cellules, mais celles-ci restent intrinsèquement instables, d'autant plus que l'environnement dans lequel elles se trouvent reste altéré. Un certain délai est nécessaire pour que certaines cellules s'adaptent à l'absence de l'oncogène en utilisant des circuits moléculaires différents conduisant aux caractéristiques cancéreuses. La redondance des voies intracellulaires est telle que ce phénomène est très probablé 64 . Ainsi, le ciblage d'un oncogène est forcément plus efficace dans ces modèles expérimentaux que dans un cancer «naturel», où la diversité des cellules est beaucoup plus grande et où il risque d'y avoir d'emblée des cellules qui ne «répondent» pas au traitement. Grâce au modèle qui se développe actuellement, des stratégies thérapeutiques consistant à cibler des voies ou des gènes spécifiques des cellules souches cancéreuses sont en train de naître, comme cela a déjà été envisagé pour les cellules cancéreuses en général405 . Mais les problèmes évoqués risquent d'être les mêmes avec ces cellules, et peut-être même avec plus d'intensité : hétérogénéité de la population de cellules faisant que certaines cellules ne seront pas touchées; redondance des voies intracellulaires rendant les traitements peu efficaces ou efficaces seulement temporairement; possibilité pour d'autres cellules de se réadapter grâce à leur plasticité, de manière à acquérir elles aussi les caractéristiques de cellules souches. Nous terminerons ce chapitre en insistant sur le fait que ce sont cette plasticité et cette hétérogénéité qui doivent faire l'objet de toutes les attentions, plutôt qu'un ou quelques oncogènes. Il a d'ailleurs été proposé récemment que la réduction de l'hétérogénéité, particulièrement non génétique,
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des cellules cancéreuses pourrait être d'une grande utilité thérapeutique4 73 . Sans viser l'instabilité intrinsèque des cellules tumorales source d'hétérogénéité et de plasticité, la redondance des voies cellulaires et leur infinie complexité permettront toujours à une cellule instable de trouver une voie alternativé64 . Mais tout ceci implique de comprendre en quoi consistent cette instabilité et cette plasticité, et où se trouve leur origine. Là se trouve peut-être la clé du traitement du cancer.
Accumulation de contradictions, besoin de réconciliation
Limites du paradigme réductionniste Dans un article important publié en 2008, Mariano Bizzarri et ses collègues ont fait remarquer que )5 . Et en effet, le terme «objectif» semble antinomique avec le terme «aléatoire». Pourtant, il est probable que dans ce cas l'expression aléatoire de Hex ait été stabilisée grâce à des signalisations intracellulaires issues d'interactions cellulaires établies dans le blastocyste et permises par cette expression, de manière à canaliser les cellules vers la voie de différenciation correspondant à ce marqueur. Cela est bien sûr impossible avec des cellules qui n'expriment pas d'emblée le marqueur. (La sélection de cellules qui expriment un marqueur précis à un moment donné du développement est bien sûr associée à l'augmentation du niveau d'expression moyen de ce marqueur dans la population cellulaire à ce stade. C'est pourquoi cette augmentation peut être prise pour un événement «induit», alors qu'il ne s'agit que d'un processus de sélection et de stabilisation des cellules qui l'expriment par hasard.) Un autre travail est venu confirmer l'hypothèse de «l'effet de communauté» en le reliant à la stabilisation de l'expression génique 76 . L'effet de communauté désigne le fait que la différenciation correcte des cellules dépend de la présence d'un nombre critique de cellules environnantes qui se différencient dans la même voie 77. Cet effet, qui a été démontré en particulier pour des cellules humaines 78 , est en soi un argument en faveur de l'ontophylogenèse qui présume que
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des profils d'expression génique émergents ne peuvent être stabilisés que par un certain niveau d'interactions cellulaires avec des cellules environnantes homologues (qui présentent des caractéristiques de différenciation similaires). Cet effet a été étudié sur des embryons clonés comparés à des embryons fertilisés. Les embryons clonés sont caractérisés par un nombre plus faible de cellules à un stade de développement donné que dans les embryons fertilisés et par un taux d'échec du développement beaucoup plus élevé 79 . Les auteurs de ces études se sont focalisés sur certains gènes notamment exprimés durant les stades précoces du développement (OCT4 et CDX2), mais dont des défauts d'expression sont, dans le cas d'embryons clonés, à l'origine de l'échec du développement76. Ils sont partis du principe que le développement ne peut se faire correctement que si les gènes étudiés sont exprimés au moment adéquat du développement puis leur expression stabilisée. La question a donc été de déterminer si l'échec du développement est dû à un défaut «d'induction» de l'expression ou à un défaut de stabilisation de cette expression, ou aux deux. Ces chercheurs ont pu constater que les cellules des embryons clonés (caractérisés par un nombre de cellules plus faible) expriment CDX2 de manière erratique et hétérogène {conformément à la nature aléatoire de l'expression génique), alors que ce n'est pas le cas dans les embryons fertilisés 76 . Il leur a alors semblé que cette variabilité était due à un défaut de stabilisation de l'expression dans ces cellules, et non à un défaut «d'induction». Pour tester cette hypothèse, ils ont fusionné des embryons clonés homologues de manière à augmenter le nombre de cellules au sein de l'embryon. Cela a permis d'obtenir un profil d'expression de CDX2 homogène et stable, et de favoriser le développement par la suite. Il semble donc que l'augmentation du nombre de cellules ait permis d'homogénéiser et de stabiliser l'expression de ce gène CDX276 . De manière intéressante, de multiples composants des voies de signalisation cellulaire sont activés à des niveaux
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plus élevés dans les embryons issus de la fusion d'embryons clonés homologues comparativement aux embryons non fusionnés, ce qui semble indiquer que l'augmentation des interactions cellulaires et la plus forte activation des voies de signalisation pourraient être à l'origine de la stabilisation de l'expression de CDX2. Un nombre minimal de cellules et un nombre critique d'interactions cellulaires pourraient donc être indispensables au développement et à la stabilisation des phénotypes cellulaires. Enfin, un dernier exemple confirme l'intérêt de la théorie de l'ontophylogenèse pour la compréhension de l'embryogenèse. Une étude importante parue en 2010 a montré pour la première fois qu'il est possible de suivre l'embryogenèse in vivo en utilisant des gènes qui ont été fusionnés artificiellement à un gène codant pour un marqueur fluorescent 80 . On peut ainsi connaître à tout moment le niveau d'expression du gène fusionné à ce marqueur dans chaque cellule de l'embryon, car la protéine exprimée est alors fluorescente. L'organisme utilisé dans cette étude était le rat et le gène étudié, celui codant pour la prolactine. L'analyse au microscope à fluorescence du profil d'expression spatiotemporel de ce gène dans l'hypophyse a permis de relier cette expression au développement de la structure tissulairé 0 . Ce travail a montré qu'il existe dans les tissus hypophysaires intacts une coordination et une stabilisation globale de l'expression de la prolactine lorsque la structure tissulaire apparaît, alors que la dispersion de ces cellules en culture fait perdre cette coordination. Les cellules expriment alors ce gène de manière très variable et de manière totalement indépendante. Cela a constitué la première démonstration de la coordination de l'expression d'un gène au cours du développement dans des cellules vivantes et dans un tissu intact de mammifère. Ce travail renforce les données existantes sur l'importance des interactions cellulaires dans la stabilisation et l'homogénéisation des profils d'expression de
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gènes lors de l'embryogenèse et de la différenciation cellulaire in vivo. Il faut désormais appréhender l'intérêt de ces travaux pour la compréhension des événements à l'origine de la perte de la structure tissulaire lors de la cancérogenèse.
Une nouvelle conception du cancer D'après la théorie de l'ontophylogenèse, le microenvironnement cellulaire agit en sélectionnant des phénotypes qui apparaissent de manière aléatoire par l'intermédiaire d'interactions cellulaires et coordonne ainsi la différenciation des différentes lignées cellulaires en stabilisant leur expression génique 36 . La différenciation et l'arrêt de la prolifération correspondent ici à un équilibre apparu entre l'autostabilisation des cellules possédant les mêmes phénotypes et l'interdépendance pour la prolifération entre cellules de phénotypes différents - ces phénomènes se manifestant par l'intermédiaire d'interactions et de communications cellulaires (directes ou à distance). Il apparaît donc vraisemblable que toute rupture de cet équilibre puisse déstabiliser les cellules différenciées. En effet, la différenciation et la quiescence de ces cellules ne pourraient alors plus être maintenues du fait de la nature stochastique de l'expression génique. Celle-ci ne serait plus correctement «contrôlée» par des signalisations cellulaires stabilisant les protéines de la chromatine sur l'ADN. Les cellules perdraient les caractéristiques de différenciation stables qui étaient les leurs, se dédifférencieraient et prolifèreraient spontanément tout comme des cellules souches adultes qui ne sont plus maintenues quiescentes par leur niche. Mais ici les cellules ne seraient pas canalisées, contrairement aux cellules souches adultes qui, lors de la différenciation «normale», établissent des interactions avec l'environnement «normal)) de manière à être progressivement canalisées et devenir quiescentes. La perturbation des interactions cellulaires les isolerait de leur environnement et leur permettrait d'évoluer de manière indépendante. Le même
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phénomène est bien sûr possible à partir de cellules souches adultes dont la canalisation au cours de la différenciation serait perturbée par l'échec de l'établissement des interactions avec leur microenvironnement. Là encore, le phénomène aboutirait à de pseudo-cellules souches au sens qu'elles seraient instables du point de vue de l'expression génique, mais non contrôlées par le microenvironnement comme c'est le cas pour les cellules souches normales dans l'organisme. Elles pourraient alors dégénérer en cellules cancéreuses. La désorganisation tissulaire et les lésions cancéreuses au sein de tissus initialement bien différenciés pourraient être le résultat de telles altérations des interactions et communications cellulaires 81 . En se fondant sur ces idées, Bertrand Laforge et Jean-Jacques Kupiec ont montré par simulation informatique que cette perturbation de l'équilibre tissulaire peut induire un phénomène assimilé à la cancérogenèse36 . En effet, dans leur système, la modification de l'équilibre établi par des interactions cellulaires entre autostabilisation et interdépendance pour la prolifération, ou la suppression d'un des deux phénomènes, aboutit à la reprise de la prolifération cellulaire et à l'accumulation de masses cellulaires déstructurées36 . Ainsi, des agents capables d ' altérer les membranes cellulaires, les jonctions cellulaires, les molécules d'adhérence ou encore les molécules solubles, comme les hormones ou les facteurs de croissance (qui diffusent entre les cellules et constituent un mode d'interactions à distance), voire même qui agiraient sur les étapes intracellulaires de signalisation à partir des interactions cellulaires, pourraient provoquer la dédifférenciation (de cellules différenciées) ou empêcher la différenciation (de cellules souches) et ainsi initier la cancérogenèse 81 . De nombreux chercheurs s' évertuent désormais à montrer l'importance de la perturbation de ces interactions cellulaires dans l'apparition des phénotypes cancéreux. Les travaux de James Trosko sur les jonctions
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communicantes82 et ceux de Carlos Sonnenschein et d'Ana Soto sur les perturbateurs endocriniens (voir chapitre 1, section p. 83) illustrent bien cette tendance. Cette théorie de la cancérogenèse est en accord avec les nombreux résultats qui décrivent l'importance de l'environnement cellulaire dans la cancérogenèse (voir chapitre 1, section p. 83) et avec les travaux théoriques qui relient la structure tissulaire au génome et à son expression83 . Elle pourrait expliquer de manière cohérente l'apparition de nombreux aspects du cancer décrits dans le premier chapitre de cet ouvrage, comme la présence de cellules ayant des caractéristiques de cellules souches ou la présence d'instabilité génétique et épigénétique. Nous allons désormais nous attacher à détailler la capacité de cette théorie à intégrer les différentes données apparemment contradictoires évoquées dans le chapitre 1. Un tableau résumant ses principales caractéristiques en les comparant à celles des théories de la cancérogenèse les plus répandues est donné plus loin.
Le cancer comme maladie de la différenciation
Expression génique aléatoire et problème de différenciation des cellules cancéreuses Des études réalisées au cours des dix dernières années ont bien montré que le comportement des cellules souches et des cellules cancéreuses implique des voies similaires84 . Dans notre conception, la perturbation des communications et des interactions cellulaires établies par les cellules différenciées génère des phénotypes instables et une capacité de prolifération illimitée similaire à celle des cellules souches, car aucun contrôle microenvironnemental ne s'exerce. Les cellules cancéreuses sont probablement de telles cellules qui retournent à un état dédifférencié85 . Cette absence de contrôle par l'environnement
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> parce qu'issu d'une interaction permanente entre fluctuations aléatoires au sein du noyau et signaux extérieurs tendant à le stabiliser 1. Dans la théorie de l'ontophylogenèse, l'organisation nucléaire est donc le résultat de la canalisation des cellules vers un type cellulaire par des signalisations cellulaires qui stabilisent certaines conformations de la chromatine en fonction des gènes que ces conformations permettent d'exprimer. De nombreuses études ont d'ailleurs montré récemment l'influence des interactions avec le microenvironnement cellulaire sur l'organisation nucléaire au cours de la différenciation des cellules mammaires 136 • Par exemple, la position de certains gènes impliqués dans la lactation n'est pas la même dans les cellules du tissu intègre que celle observée dans les cellules cultivées in vitro en monocouche 136• I.Jabsence d'organisation tissulaire et de signalisations issues des interactions cellulaires mises en place dans cette structure tridimensionnelle est probablement la cause de cette différence d'organisation nucléaire. Par ailleurs, la comparaison de l'organisation nucléaire des mêmes cellules cultivées in vitro en monocouche ou en trois dimensions (3D) montre des différentes importantes liées aux interactions cellulaires établies en 3D 136. Il est clair que ces interactions contribuent fortement à la mise en place de la structure nucléaire, ce qui est tout à fait cohérent avec la théorie de l'ontophylogenèse et incompatible avec celle de l'auto-organisation.
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• Déstructuration du noyau dans le cancer. La déstructuration du noyau est un thème devenu majeur en cancérologie moléculaire 13?, 138 . Mais il est connu depuis longtemps que les cellules cancéreuses présentent une organisation nucléaire très différente de celle des cellules différenciées 139. Cela est d'ailleurs exploité par les pathologistes 138. Des études fines ont montré récemment que de nombreux gènes sont «repositionnés» dans les cellules cancéreuses par rapport aux cellules normales, notamment dans les étapes précoces de la cancérogenèse 140• 141 . Cependant, ce repositionnement n'affecte pas le niveau d'expression de la plupart des gènes testés, au moins dans ces étapes précoces 140. C'est pourquoi «la signification fonctionnelle
des changements de structure et d'organisation nucléaire dans les cellules cancéreuses reste une des questions les plus énigmatiques de la biologie du cancer>)39 . Toutefois, on ne peut s'empêcher de corréler ces problèmes d'organisation nucléaire et les profils d'expression aberrants si fréquemment rencontrés dans les cancers. Dans le modèle de l'auto-organisation évoqué par les spécialistes de cette organisation nucléaire, il est effectivement difficile de concevoir cette déstructuration du noyau dans les étapes précoces du cancer. Comment expliquer que ces étapes précoces engendrent une telle déstructuration alors qu'elles ne sont censées être provoquées que par quelques mutations génétiques? Ces mutations sont-elles à elles seules capables de perturber cette auto-organisation qui est le résultat d'un équilibre et d'un processus très complexe? Au contraire, si l'on se place du point de vue de l'ontophylogenèse, il apparaît quecomme les interactions cellulaires permettent de mettre en place progressivement une organisation nucléaire caractéristique d'un type de cellule différenciée - leur perturbation peut certainement modifier cette organisation. Il est alors logique que cette désorganisation soit l'une des caractéristiques des étapes précoces du cancer 140 . Cela est cohérent avec les données montrant l'importance des interactions cellulaires dans la mise en place et le maintien de la structure nucléaire 136 .
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La déstructuration du noyau n'aurait alors pas de «signification fonctionnelle» particulière : elle serait seulement le résultat de la perturbation des interactions cellulaires qui maintiennent normalement cette structure dans les tissus différenciés. Cela n'empêche pas que de nouvelles structures caractéristiques apparaissent du fait de l'avantage sélectif qu'elles pourraient conférer aux cellules cancéreuses. En effet, s'il s'avère que, par hasard, un certain nombre de gènes avantageux pour la prolifération tumorale se retrouvent exprimés de manière adéquate grâce à une organisation nucléaire particulière, cette organisation sera sélectionnée et retrouvée dans de nombreuses cellules cancéreuses. Mais encore une fois, cela n'en fait pas une structure nucléaire stable comme celle des cellules différenciées qui est maintenue par les interactions cellulaires. Ici, elle est le fruit d'un processus de sélection et peut à tout moment être remodelée au hasard des fluctuations moléculaires et des facteurs sélectifs de l'environnement.
Diversité, variabilité, plasticité des cellules cancéreuses
Hétérogénéité moléculaire des cancers l1hétérogénéité génétique des cancers n'est plus à démontrer 142 . Toutefois, il existe une immense hétérogénéité phénotypique qui n'est pas d'origine génétique 143 • 144. C'est par exemple le cas de certaines voies de signalisation 145 . Le concept de cellule souche cancéreuse a été proposé il y a plus de trente ans pour expliquer l'hétérogénéité des cellules cancéreuses 146. La majorité de ces cellules serait donc le produit de la différenciation anormale des cellules souches cancéreuses, processus qui engendrerait une forte hétérogénéité dans la population. Une explication alternative mentionne la plasticité des cellules cancéreuses comme source première d'hétérogénéité. Dans cette perspective,
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les cellules cancéreuses sont vues comme des pseudo-cellules souches possédant différents degrés de stemness (voir ce chapitre, section p. 149), stemness influencée par des facteurs environnementaux 145. Il semble effectivement que les résultats les plus récents aillent dans ce sens (voir chapitre 1, section p. 112). Ici, l'hétérogénéité serait le résultat de l'exposition de cellules très plastiques à des conditions environnementales différentes et variables au sein de la tumeur. Comme des cellules évoluant dans un environnement homogène présentent aussi une hétérogénéité phénotypique (voir ce chapitre, section p. 143), l'expression génique aléatoire contribuerait aussi fortement à l'hétérogénéité moléculaire au sein des cancers, et par là même à la progression cancéreuse du fait de la nature sélective du processus8l, 143 . En effet, ces fluctuations phénotypiques liées à la stochasticité de l'expression génique fournissent un «substrat» pour un phénomène de sélection des cellules exprimant les meilleures combinaisons de gènes dans un environnement donné. Si le microenvironnement est très sélectif, de fortes fluctuations sont avantageuses. La théorie de la cancérogenèse présentée ici permet d'embrasser ces différents concepts. Les cellules cancéreuses étant libérées des contraintes environnementales qui maintenaient un état d'expression génique stable, l'aspect fortement aléatoire de l'expression dans ces cellules permet à la fois d'expliquer le concept de cellule souche cancéreuse et l'hétérogénéité qu'elle peut engendrer, la plasticité des cellules cancéreuses vis-à-vis des différentes conditions environnementales rencontrées dans les tumeurs, et l'hétérogénéité phénotypique liée à l'expression génique fortement aléatoire. D'autres ont d'ailleurs aussi soulevé récemment une hypothèse proche, mais qui s'inscrit dans une perspective moins radicale que la nôtre 147. Concevoir le cancer en termes d'hétérogénéité et de plasticité est ici absolument fondamental, y compris pour les approches
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thérapeutiques. L'aspect aléatoire de l'expression des gènes étant une force motrice dans le cancer et responsable de la plasticité cellulaire, il devrait être la cible privilégiée des interventions thérapeutiques. D'autant plus qu'il pourrait bien être responsable des résistances observées si souvent suite aux traitements.
Résistance des cellules cancéreuses Les phénomènes de résistances thérapeutiques liées à l'acquisition d'altérations génétiques sont bien connus. Nous avons déjà mentionné différents cas, dont ceux qui apparaissent par exemple lors du traitement des LMC par l'imatinib (voir chapitre 1, section p. 124). Si les mutations ou réarrangements chromosomiques conférant ces résistances sont présents avant le traitement dans certaines cellules, on comprend facilement que seules les cellules qui les contiennent soient capables de survivre. Mais quand elles ne sont pas présentes au préalable, elles doivent être acquises en cours de traitement. Plus l'expression des gènes impliqués dans les voies de réparation et de maintenance du génome est aléatoire et instable, plus l'acquisition de ces altérations génétiques avantageuses est probable, ce qui est le cas dans les cellules souches cancéreuses. Il y a donc plus de probabilité que ces altérations apparaissent dans ces cellules plutôt que dans des cellules plus différenciées de la tumeur. Plus généralement, c'est la plasticité liée à l'expression génique fortement aléatoire qui doit être mise en cause. L'hétérogénéité moléculaire d'origine non génétique évoquée ci-dessus peut avoir un impact profond sur l'efficacité des traitements. Par exemple, une hétérogénéité dans les voies de signalisation cellulaire dans des cellules cancéreuses non traitées permet de prédire des différences de sensibilité aux traitements 148. Il est donc possible que cette hétérogénéité ellemême puisse permettre de prédire les réponses thérapeutiques futures, voire même qu'elle puisse «être manipulée de manière à
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affecter le comportement d'une population donnée >) 49 . On voit donc ici que l'hétérogénéité d'origine non génétique, probablement liée à l'expression génique aléatoire, commence à être sérieusement considérée dans le traitement des cancers. Mais comment «manipuler>> cette hétérogénéité pour la réduire ? Grâce à l'expression aléatoire des gènes, certaines cellules pourraient exprimer par hasard des combinaisons de gènes permettant de résister au traitement sans que des altérations génétiques soient nécessaires. La caractéristique commune de ces résistances est le fait que les cellules survivantes conservent toute leur capacité de prolifération après le traitement. Les traitements usuels sont associés à une mort massive de nombreuses cellules autour des cellules survivantes. Soit ces cellules survivantes sont des cellules peu différenciées capables de proliférer rapidement, soit cette prolifération a lieu à partir de cellules plus différenciées. Même si les cellules survivantes sont plus différenciées, la mort des cellules environnantes qui les stabilisaient partiellement avant le traitement leur permettrait de proliférer rapidement en réacquérant une expression génique fortement aléatoire, et par là même en se dédifférenciant. Comme les cellules de la tumeur ne sont pas canalisées par le microenvironnement, toute cellule cancéreuse peut potentiellement devenir ainsi cellule souche cancéreuse si l'environnement le permet. Grâce au champ libre laissé par les cellules qui auront été tuées, les populations de cellules survivantes et résistantes, déjà cancéreuses au moment du traitement, auraient donc tout le loisir de voir leurs phénotypes fluctuer rapidement (du fait de l'expression aléatoire des gènes non contrainte et des altérations génétiques acquises grâce à la déstabilisation des voies de réparation et de maintenance de l'ADN), tout en proliférant. Ces fluctuations permettraient d'acquérir, à nouveau par le même processus sélectif à l'échelle cellulaire, des caractéristiques de plus en plus agressives, à partir de cellules déjà cancéreuses. La progression vers une invasion de
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l'organisme serait alors plus rapide qu'avec la tumeur primaire. Comme on le voit, ces traitements ont donc l'avantage de tuer de nombreuses cellules de la tumeur, mais si des cellules résistent, ils ont l'inconvénient de permettre à ces cellules de proliférer encore plus rapidement que dans le cas de la tumeur primaire. Pour contrecarrer ces résistances, l'important semble donc d'empêcher cette prolifération liée à l'expression aléatoire des gènes. D'après notre modèle, cela serait possible en stabilisant artificiellement l'expression des cellules résistantes, ce qui correspondrait à une différenciation partielle, même aberrante. L'important serait de freiner la prolifération en faisant interagir les cellules cancéreuses comme des cellules normales le feraient lors du développement normal. Ainsi, seule une manière différente d'appréhender la maladie et la relation des cellules cancéreuses avec leur environnement permettra d'innover en matière thérapeutique, et peut-être de résoudre ces problèmes de résistance au traitement. Cette idée de thérapie par la différenciation sera développée dans le dernier chapitre de cet ouvrage.
Réversibilité de l'état cancéreux Le transfert de noyaux de cellules cancéreuses dans un oocyte énucléé permet le développement normal d'un individu 150 • Cela montre bien que les altérations génétiques et les modifications d'expression au sein de ces noyaux n'entament pas leur capacité à engendrer un développement correct. Comment comprendre cette réversibilité de l'état cancéreux? Dans le processus de cancérogenèse envisagé ici, les cellules cancéreuses sont caractérisées par une forte instabilité de l'expression génique parce qu'elles ne sont pas canalisées par le microenvironnement cellulaire. Or, si le noyau d'une de ces cellules est placé dans un oocyte qui est ensuite réimplanté (ce qui constitue un environnement normal), l'expression aléatoire des gènes peut permettre de rétablir le réseau des interactions
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cellulaires dans l'ordre chronologique par lequel il se met en place lors du développement à partir d'oocytes normaux. Cette technique permet à des génomes même altérés de reproduire le développement normal de l'organisme. Les altérations génomiques engendrent peut-être l'absence de certaines protéines ou des protéines aberrantes, mais la redondance des réseaux d'interactions cellulaires, de signalisation ou de régulation de l'expression génique permet de contrecarrer ces perturbations. L'important ici est encore la plasticité liée à l'expression aléatoire des gènes au sein de ces cellules et le microenvironnement non altéré, et non le fait de posséder telle ou telle altération génétique. Ici, le comportement cancéreux est bien supprimé par des contraintes environnementales normales s'exerçant sur le noyau et donc sur le génome. Toutefois, les animaux créés par transfert de noyaux de cellules cancéreuses présentent des prédispositions au cancer. Ils ne développent pas tous des cancers ou les mêmes cancers, mais ils en développent à une fréquence plus élevée que les animaux normaux (voir chapitre 1, section p. 83). D'après la théorie proposée ici, si le contrôle microenvironnemental est perturbé, des cellules contenant déjà de nombreuses altérations génétiques ont plus de probabilité de former des cancers. Or, ces cellules d'animaux clonés à partir de génomes cancéreux ont, contrairement aux individus normaux, moins d'altérations génétiques avantageuses à acquérir pour développer des cancers. En effet, comme de nombreuses altérations sont déjà présentes dans le noyau, l'altération de l'environnement permet aux cellules d'être d'emblée très agressives. Dans le même esprit, l'injection de cellules de carcinomes dans des embryons de souris très précoces supprime leur caractère cancéreux 15 1. Les nombreux autres résultats expérimentaux qui montrent que le rétablissement d'interactions appropriées entre les cellules cancéreuses et leur microenvironnement permet de les normaliser (voir chapitre 1, section p. 83) sont tout à fait cohérents avec notre modèle : si le microenvironnement
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cellulaire est constitué d'un réseau d'interactions cellulaires bien établi et stable, une cellule cancéreuse qui se trouverait dans cet environnement pourrait tout à fait s'y intégrer grâce à l'expression aléatoire de ses gènes. Comme cette cellule exprimera par hasard à un moment donné certains éléments de ces réseaux d'interactions, leur expression pourra être stabilisée et les cellules pourront intégrer les tissus en se différenciant à l'aide des interactions existant déjà dans le tissu entre les cellules« normales». Seul le fait d'injecter un nombre suffisant de cellules cancéreuses peut permettre «d'isoler» suffisamment certaines cellules de façon à ce qu'elles ne puissent pas être contraintes par le microenvironnement tissulaire et qu'elles puissent entamer un processus de cancérogenèse autonome.
Les cellules cancéreuses et leur environnement
Échange avec les cellules environnantes La perturbation des interactions entre les futures cellules cancéreuses elles-mêmes, et entre ces cellules et d'autres types cellulaires, s'accompagnerait également d'une déstabilisation de l'expression génique dans ces cellules environnantes, en particulier les fibroblastes du tissu stromal. Ceux-ci interagissant normalement directement ou indirectement avec les futures cellules cancéreuses, ils deviendraient également instables si l'équilibre tissulaire est rompu. Les mêmes phénomènes que dans les cellules cancéreuses peuvent donc être envisagés : dédifférenciation partielle et acquisition d'altérations génétiques et épigénétiques du fait de la déstabilisation des voies de réparation et de maintenance de l'ADN. Cette évolution ne se ferait pas de manière autonome et indépendante des cellules cancéreuses : par un échange permanent qui se mettrait en place entre les cellules déstabilisées, une coévolution aurait lieu par
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sélection - au sein des cellules cancéreuses et des fibroblastes associés - des caractéristiques cellulaires les plus favorables à la prolifération des cellules cancéreuses, là encore par un processus sélectif des plus simples. Il s'agirait donc d'une forme de commensalisme. Une population de cellules dont la prolifération est libérée de toute contrainte du microenvironnement évoluera de manière à progresser et à envahir les tissus environnants, quitte à profiter de l'apport de toute relation pouvant être tournée à son avantage. Ainsi, des relations perverties se mettent en place. Certaines voies cellulaires activées au sein des fibroblastes déstabilisés et les échanges entre ces fibroblastes et les cellules cancéreuses qui favorisent la prolifération cancéreuse (par l'intermédiaire de facteurs de croissance par exemple) illustrent ce processus. Ainsi, les cellules cancéreuses qui se trouveraient par hasard capables d'exploiter, pour proliférer plus rapidement, certaines protéines sécrétées par des cellules environnantes, comme les fibroblastes, sont sélectionnées. De la même façon, les cellules stromales les plus favorables au développement des cellules cancéreuses sont sélectionnées par un phénomène réciproque qui fera que seuls les fibroblastes «avantageux» pour les cellules cancéreuses pourront proliférer de manière optimale, grâce à des échanges favorisant également leur propre prolifération. Les altérations génétiques et épigénétiques, ainsi que les profils d'expression aberrants des fibroblastes associés au cancer, sont clairement le résultat d'une coévolution qui, dans notre modèle, trouverait son origine dans la rupture des interactions normales qui engendraient l'équilibre tissulaire. La meilleure illustration de l'apport que peuvent avoir des altérations génétiques au sein des fibroblastes du tissu stromal dans la prolifération des cellules cancéreuses vient des expériences d'Ana Soto et de Carlos Sonnenschein (citées dans le chapitre 1, section p. 83). Ici le traitement des cellules
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stromales par un agent mutagène suffit au développement cancéreux des cellules épithéliales non traitées. C'est donc bien que des relations perverties entre les cellules stromales et les futures cellules cancéreuses seules peuvent provoquer la cancérogenèse. Naturellement, ce type de relation favorable à la prolifération cancéreuse peut se mettre en place et évoluer au cours du processus. De plus, certains émettent l'hypothèse que les cellules cancéreuses elles-mêmes, loin d'évoluer de manière indépendante et d'être uniquement «individualistes» dans une relation de compétition avec les autres cellules cancéreuses, pourraient coopérer entre elles dans la tumeur sous la forme d'un mutualisme qui n'est pas sans ressemblance avec ce qui se met en place entre cellules tumorales et stromales 152 . L'instabilité de l'expression génique pourrait donc servir, dans ce cadre, de créateur d'hétérogénéité phénotypique dans laquelle certaines interactions favorables à la prolifération seraient sélectionnées grâce à l'avantage commun qu'un ensemble de cellules pourrait en tirer. Un tel comportement collectif pourrait être particulièrement important lors de l'invasion métastasique des tissus par les cellules cancéreuses 153 .
Métastases et dormance des cellules métastatiques • Métastases. Il existe deux modèles concernant la dissémination métastatique des cellules cancéreuses 154 . Le premier est un modèle de progression dit linéaire dans lequel la tumeur primaire doit atteindre un stade pleinement malin pour qu'ensuite la dissémination de cellules cancéreuses qui formeront les métastases ait lieu. Ainsi, la tumeur primaire détermine les caractéristiques des cellules disséminées à travers le corps. Les actions thérapeutiques se fondent sur ce modèle, c'est-à-dire sur les propriétés de la tumeur primaire, pour atteindre les métastases. Mais dans le second modèle, dit de progression parallèle, des cellules tumorales quittent le site
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primaire avant l'acquisition des caractéristiques pleinement cancéreuses, pour ensuite évoluer et progresser lors d'une croissance métastatique parallèle à la croissance de la tumeur primaire. Dans ce cas, il est fort possible que ces métastases présentent des caractéristiques très différentes de la tumeur primaire, ce qui questionne le fait de se fonder sur la tumeur primaire pour viser les métastases. Ce débat n'est pas tranché, mais les données les plus récentes semblent en faveur de la seconde hypothèse154, 155. Par exemple, si l'on s'intéresse aux aspects génétiques, un fort degré de divergence est observé 156 . Les mutations du gène K-RASdans les cancers primaires et leurs métastases divergent ainsi de près de 50% pour les cancers colorectaux et de 75 à 80% pour les cancers du poumon, alors que les mutations dans le gène EGFR divergent dans 75% des cas pour ces mêmes cancers du poumon 154 . Cette fréquence élevée d'altérations génétiques distinctes entre tumeurs primaires et métastases est difficile à concilier avec le modèle linéaire. D'autres arguments en faveur du modèle de progression parallèle peuvent être avancés 154. Si ce modèle est vrai, il signifie que des thérapies ciblant certaines altérations de la tumeur primaire pourraient ne pas être efficaces contre les métastases associées. Il s'agit d'un autre point problématique des thérapies ciblées. Toutefois, des données encore plus récentes vont plutôt dans le sens du modèle linéaire, contredisant une fois encore des résultats antérieurs 157. Si les cellules se disséminent très tôt lors du développement cancéreux, il faut donc qu'elles acquièrent rapidement ces capacités de migration et d'invasion. Or, un phénomène fondamental semble être à l'origine de l'acquisition de ces propriétés. Il est très étudié parce qu'il est aussi impliqué dans le développement normal de certains tissus: il s'agit de la transition épithélio-mésenchymateuse (TEM). Ce nom compliqué décrit un phénomène grâce auquel certaines cellules se différencient au cours du développement. Mais un phénomène semblable
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a aussi été décrit dans les cancers. En effet, de nombreuses cellules cancéreuses subissent précocement ce type de changement, qui est associé à l'apparition des capacités de migration et d'invasion 158 . Or, cet événement est clairement lié à un phénomène de dédifférenciation cellulaire préalable à une redifférenciation. D'ailleurs, laTEM génère des cellules aux propriétés de cellules souches 159. Cette hypothèse est parfaitement cohérente avec le modèle évoqué ici. La perturbation de l'organisation tissulaire pourrait générer des cellules dont l'expression génique deviendrait fortement aléatoire. Elles seraient équivalentes à des cellules souches (grâce notamment à la réexpression de gènes caractéristiques de ces cellules). Cette dédifférenciation permettrait donc à cette TEM d'avoir lieu de manière précoce, et aux cellules de migrer et de se disséminer très tôt lors du développement cancéreux. LaTEM peut faire partie intégrante de cette théorie de la cancérogenèse. • Dormance des cellules métastatiques. Quoi qu'il en soit, un phénomène dit de dormance peut être observé. Il reflète le fait que des cellules disséminées restent dans un état« dormant» de manière isolée dans des tissus distants du site de la tumeur primaire, pendant une période parfois longue de plusieurs années 160. Ces cellules ne prolifèrent pas, mais ne meurent pas non plus. Elles restent simplement dans cet état dormant qui ne les empêche pas de pouvoir à nouveau se comporter de manière cancéreuse des années plus tard. En effet, après les avoir récupérées dans le foie, des cellules métastatiques dormantes isolées ont pu former de nouveaux cancers quand elles ont été réinjectées dans le tissu mammaire de souris 161 . Ainsi, malgré leur apparente dormance dans les sites secondaires, ces cellules conservent leur pouvoir tumorigène. La question de la manière dont elles sont maintenues dans un état non proliférant dans les tissus se pose. En réalité, la dissémination métastatique est un phénomène très peu efficace. Par exemple, des cellules de mélanome de
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souris ont pu être suivies après les avoir injectées dans une veine leur permettant d'atteindre le foie 162 . On a observé que 87% des cellules injectées se sont arrêtées dans le foie et y étaient présentes 90 minutes après l'injection. Les cellules restantes ( 13%) ont été tuées ou ne se sont pas arrêtées dans le foie, et n'étaient donc pas détectables (d'autres études ont montré que la mort cellulaire pourrait avoir une contribution plus importante dans l'inefficacité à former des métastases 163). Trois jours après l'injection, 83% des cellules qui ont été injectées ont extravasé (sont sorties des vaisseaux) pour se loger dans le tissu hépatique proprement dit et y sont restées. Très peu (2 %) sont capables de se développer en micrométastases qui elles-mêmes ne persistent que très peu. Finalement, une très faible proportion des cellules (0,02 %) a permis de former des métastases capables de tuer la souris. Ainsi, les étapes initiales du processus métastatique sont très efficaces (arrêt dans l'organe et extravasion), alors que les étapes suivantes (initiation de la prolifération pour former des métastases) le sont considérablement moins 160 . C'est bien l'indice que l'inefficacité à former des métastases est expliquée par l'absence de prolifération des cellules disséminées dans l'organe cible. D'autres cas peuvent être cités 16l, 16 4 et montrent tous que l'arrêt initial des cellules est très fréquent, alors que ce n'est pas le cas de l'initiation de la prolifération. «L'inefficacité métastatique [. .. ]semble donc être
principalement due à la régulation de la prolifération des cellules cancéreuses dans les sites secondaires. » 160 Il est donc légitime de se demander si les interactions cellulaires - que nous pensons être responsables de la suppression de la prolifération cancéreuse dans de nombreux cas (ce chapitre, section p. 191 ) grâce à la stabilisation de l'expression aléatoire des gènes - peuvent aussi expliquer la dormance des cellules métastatiques. Cette question a été posée récemment par Harry Rubin 165, sans que la réponse ne soit tranchée. D'après lui, plus que les interactions directes
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entre cellules de l'organe cible et cellules métastatiques, ce serait l'absence de facteurs solubles tels des facteurs de croissance qui expliquerait la dormance. Contrairement à l'effet suppresseur des interactions cellulaires directes établies entre cellules cancéreuses et non cancéreuses d'un même tissu ou d'un même organe, la dormance des cellules métastatiques semblerait plutôt correspondre à un manque de facteurs solubles favorisant leur prolifération. Dans ce contexte, il n'est pas exclu que le microenvironnement de l'organe cible doive lui aussi être altéré pour que la prolifération des cellules disséminées dormantes ait lieu. En effet, si l'organisation tissulaire de l'organe cible est compromise, l'expression aléatoire des gènes au sein des cellules de cet organe pourrait aboutir par hasard à l'expression de facteurs moléculaires normalement absents de ce tissu et favorisant la prolifération des cellules métastatiques. Il serait donc peut-être nécessaire de veiller à l'intégrité des organes les plus fréquemment envahis par chaque type de cancer pour limiter les risques de prolifération métastatique.
Des agents cancérigènes divers et variés
Beaucoup d'agents cancérigènes ne sont pas mutagènes Beaucoup d'agents «initiateurs» ont été classés dans la catégorie des agents mutagènes. L'initiation est donc considérée comme étant d'origine génétique. Cependant, comme le note James Trosko, <