L'ÉVEIL DU SUD
Samir Amin
L'ÉVEIL DU SUD L'Ère de Bandourig 1955-1980
Panorama politique et personnel de l'époque
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L'ÉVEIL DU SUD
Samir Amin
L'ÉVEIL DU SUD L'Ère de Bandourig 1955-1980
Panorama politique et personnel de l'époque
L E T E M P S DES C E R I S E S
PRÉSENTATION
e panorama politique et personnel qui constitue la matière de ce volume est situé dans le temps de ce que j'ai appelé l'ère de Bandoung. L'importance que j'attribue, non pas à l'événement en lui-même - la conférence de Bandoung en avril 1955 - mais à ses suites, est primordiale. Car la vision dominante, produite par le Nord, déformée par son euroccidentalisme puissant, ignore les transformations majeures du monde imposées par les victoires des luttes des peuples du Sud. La classe dirigeante de l'impérialisme dominant - les ÉtatsUnis - a exprimé ouvertement ses ambitions hégémonistes dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, à Postdam, quelques jours avant le bombardement nucléaire du Japon. Ce projet était donc dès le départ assis sur l'avantage militaire, à l'époque le monopole nucléaire. Les États-Unis ont rallié sans difficulté à leur projet l'Europe vassalisée et le Japon occupé. De ce fait, en dépit de son rôle décisif dans l'écrasement de la bête nazie, l'URSS s'est retrouvée isolée. Finalement l'obstacle décisif au déploiement de la stratégie des États-Unis a été constitué précisément par les luttes victorieuses des peuples d'Asie et d'Afrique, engagés dans la phase finale de leur libération nationale. Bandoung a été, dans cette ligne d'évolution, une date marquante. L'Union soviétique et la Chine ont pu alors, par leur soutien à ces luttes, sortir de leur isolement et ont ouvert la voie à la construction d'un système multipolaire (et non bipolaire comme le discours dominant concernant la « guerre froide » veut le faire croire) faisant leur place aux peuples du Sud. J'ai proposé dans différents écrits des analyses de ces transformations, de leurs succès et de leurs échecs. Non moins importante a été, pour moi, la participation aux débats animés sur la question par les communistes d'Asie et d'Afrique, puis d'Amérique latine.
L
Ces débats constituent la trame de mes Mémoires. Ils se situent, bien entendu, dans un dialogue permanent - fut-il de sourds avec les communistes européens et les pouvoirs qui se revendiquaient du marxisme en URSS et en Chine. Bandoung et la première mondialisation des luttes (1955-1980) Les gouvernements et les peuples de l'Asie et de l'Afrique proclamaient à Bandoung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l'époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l'impérialisme contraint, lui, à s'ajuster à ces exigences nouvelles. Le succès de Bandoung - et non son échec comme on le dit de plus en plus sans réfléchir - est à l'origine d'un bond en avant gigantesque des peuples du Sud, dans les domaines de l'éducation et de la santé, de la construction de l'État moderne, souvent de la réduction des inégalités sociales, enfin de l'entrée dans l'ère de l'industrialisation. Sans doute les limites de ces réalisations - en particulier le déficit démocratique des régimes du populisme national qui ont « donné aux peuples » mais ne leur ont jamais permis de s'organiser par eux-mêmes - doivent-elles être prises en considération sérieuse dans le bilan de l'époque. Le système de Bandoung s'articulait aux deux autres systèmes caractéristiques de l'après-guerre mondiale, celui du soviétisme (et du maoïsme) et celui du Welfare State de la social-démocratie occidentale. Des systèmes en compétition certes, en conflit même (encore que ceux-ci aient été parfaitement contenus dans les limites ne permettant pas leur dérive au-delà de conflits armés localisés), mais certainement également de ce fait complémentaires les uns des autres. Parler dans ces conditions de la mondialisation des luttes fait sens et, s'agissant pour la première fois dans l'histoire du capitalisme de luttes se déployant dans toutes les régions de la planète et à l'intérieur de toutes les nations qui la constituent, inaugure une première dans la direction de cette évolution.
La preuve de l'interdépendance qui caractérisait les luttes et les compromis historiques assurant la stabilisation de la gestion des sociétés concernées a été apportée a contrario par les évolutions qui ont fait suite à l'érosion parallèle des potentiels de développement des trois systèmes. L'effondrement du soviétisme a entraîné également celle du modèle de la social-démocratie, dont les avancées sociales - tout à fait réelles- s'étaient imposées parce qu'elles constituaient le seul moyen possible capable de faire face au « défi communiste ». On devrait se souvenir également à cet endroit de l'écho de la révolution culturelle chinoise dans l'Europe de 1968. Les progrès de l'industrialisation amorcés durant l'ère de Bandoung ne procèdent pas de la logique du déploiement impérialiste mais ont été imposés par les victoires des peuples du Sud. Sans doute ces progrès ont-ils nourri l'illusion d'une « rattrapage » qui paraissait en cours de réalisation, alors qu'en fait l'impérialisme, contraint, lui, de s'ajuster aux exigences du développement des périphéries, se recomposait autour de nouvelles formes de domination. Le vieux contraste pays impérialistes/pays dominés qui était synonyme de contraste pays industrialisés/pays non industrialisés cédait peu à peu la place à un contraste nouveau fondé sur la centralisation d'avantages associés aux « cinq monopoles nouveaux des centres impérialistes » (le contrôle des technologies nouvelles, des ressources naturelles, des flux financiers, des communications et des armements de destruction massive). Les réalisations de la période comme leurs limites invitent à revenir sur la question centrale de l'avenir de la bourgeoisie et du capitalisme dans les périphéries du système. Il s'agit là d'une question permanente pour autant que le déploiement mondialisé du capitalisme, par ses effets polarisants produits par sa nature impérialiste, caractérise l'inégalité fondamentale des potentiels du développement bourgeois et capitaliste au centre et à la périphérie du système. En d'autres termes, la bourgeoisie des périphéries était-elle nécessairement contrainte de se soumettre aux exigences de ce développement inégal ? Est-elle de ce fait de nature nécessairement compradore ? La voie capitaliste est-elle, dans ces conditions, nécessairement une impasse ? Ou bien la marge de manoeuvre que la
bourgeoisie peut mettre à profit dans certaines circonstances (quil faudra alors préciser) permet-elle un développement capitaliste national, autonome, capable d'avancer dans la direction du rattrapage ? Où sont les limites de ces possibilités ? Dans quelle mesure l'existence de ces limites impose-t-elle de qualifier l'option capitaliste d'illusion ? Des réponses doctrinaires et tranchées ont été apportées à ces questions, se sont succédées et affirmées dans un sens puis dans son contraire, pour toujours s'adapter expost à des évolutions jamais prévues correctement ni par les uns (les forces dominantes) ni par les autres (les classes populaires). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le communisme de la IIIe Internationale qualifiait toutes les bourgeoisies du Sud de compradores et le maoïsme proclamait que la seule voie de libération possible était celle qu'ouvrait une « révolution socialiste par étapes », dirigée par le prolétariat et ses alliés (les classes populaires paysannes en particulier), et surtout par leur porte-parole d'avant-garde - le Parti communiste. Bandoung allait prouver que le jugement était hâtif, que sous la direction de la bourgeoisie un bloc hégémonique national populiste pouvait faire avancer le développement en question. La page de Bandoung tournée avec l'offensive néolibérale du capital des oligopoles du centre impérialiste (la triade : États-Unis, Europe, Japon) à partir de 1980, les bourgeoisies du Sud ont paru à nouveau s'inscrire dans une perspective de soumission « compradorisée » qui s'exprime dans l'ajustement unilatéral imposé (qui est l'ajustement des périphéries aux exigences du centre, en quelque sorte l'inverse de l'ajustement des centres que les périphéries ont imposé durant l'ère de Bandoung). Mais à peine ce renversement de tendance s'imposait-il qu'à nouveau dans les pays dits « émergents » - singulièrement en Chine, mais également dans d'autres pays comme l'Inde ou le Brésil - une marge se dessinait offrant ses chances à l'avancée d'options de développement capitaliste national. Analyser le potentiel de ces avancées, leurs contradictions et limites demeure au centre des débats sans l'approfondissement desquels on ne pourra pas penser la construction des stratégies efficaces de convergence des luttes aux échelles locales et à celle du monde.
La contribution du maoïsme Le marxisme de la IIe Internationale, ouvriériste et eurocentriste, partageait avec l'idéologie dominante de l'époque une vision linéaire de l'histoire selon laquelle toutes les sociétés doivent passer d'abord par une étape de développement capitaliste (dont la colonisation - de ce fait « historiquement positive » - jetait les germes) avant de pouvoir aspirer au socialisme. L'idée que le « développement » des uns (les centres dominants) et le « sous-développement » des autres (les périphéries dominées) étaient indissociables comme les deux faces d'une même pièce, produits immanents l'un et l'autre de l'expansion mondiale du capitalisme lui était parfaitement étrangère. Or la polarisation inhérente à la mondialisation capitaliste - fait majeur par sa portée sociale et politique à l'échelle mondialeinterpelle la vision qu'on peut se faire du dépassement du capitalisme. Cette polarisation est à l'origine du ralliement possible de fractions importantes des classes ouvrières et surtout des classes moyennes (dont le développement est lui-même favorisé par la position des centres dans le système mondial) des pays dominants au social/colonialisme. Simultanément elle transforme les périphéries en « zone des tempêtes » (selon l'expression chinoise) en rébellion naturelle permanente contre l'ordre mondial capitaliste. Certes rébellion n'est pas synonyme de révolution, mais seulement de possibilité de celle-ci. D'autre part, les motifs de rejet du modèle capitaliste ne manquent pas non plus au centre du système, comme 1968, entre autres l'a l'illustré. Sans doute la formulation du défi retenue à un moment donné par le PCC - « les campagnes encerclent les villes » - est-elle de ce fait trop extrême pour être utile. Une stratégie mondiale de transition au-delà du capitalisme en direction du socialisme mondial doit articuler les luttes dans les centres et les périphéries du système. Dans un premier temps, Lénine prend quelques distances avec la théorie dominante de la IIe Internationale, et conduit avec succès la révolution dans le « maillon faible » (la Russie), mais toujours avec la conviction que celle-ci sera suivie par une vague de révolu-
tions socialistes en Europe. Espoir déçu ; Lénine amorce alors une vision qui donne plus d'importance à la transformation des rébellions de l'Orient en révolutions. Mais il appartenait au PCC et à Mao de systématiser cette perspective nouvelle. La maoïsme a contribué d'une manière décisive à prendre la mesure exacte des enjeux et du défi que représente l'expansion capitaliste/impérialiste mondialisée. Il nous a permis de placer au centre de l'analyse de ce défi le contraste centres/périphéries immanent à l'expansion du capitalisme « réellement existant », impérialiste et polarisant par nature, et d'en tirer toutes les leçons qu'il implique pour le combat socialiste, tant dans les centres dominants que dans les périphéries dominées. Ces conclusions ont été résumées dans une belle formule « à la chinoise » : « les États veulent l'indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution ». Les États - c'est-àdire les classes dirigeantes (de tous les pays du monde, quand elles sont autre chose que des laquais, courroies de transmission de forces extérieures) - s'emploient à élargir l'espace de mouvement qui leur permet de manœuvrer dans le système mondial (capitaliste) et de s'élever de la position d'acteurs « passifs » (condamnés à subir l'ajustement unilatéral aux exigences de l'impérialisme dominant) à celui d'acteurs « actifs » (qui participent au façonnement de l'ordre mondial). Les nations - c'est-à-dire les blocs historiques de classes potentiellement progressistes - veulent la libération, c'est-à-dire le « développement » et la « modernisation ». Les peuples - c'est-à-dire les classes populaires dominées et exploitées — aspirent au socialisme. La formule permet de comprendre le monde réel dans toute sa complexité et, partant, de formuler des stratégies d'action efficace. Elle se situe dans une perspective de longue - très longue - transition du capitalisme au socialisme mondial, et, par là même, rompt avec la conception de la « transition courte » de la IIIe Internationale. Et aujourd'hui ? La page de Bandoung a été tournée en 1981 à Cancun, lorsque le président Reagan a amorcé son offensive visant à rétablir le leadership des États-Unis et la domination mondiale de ce que j'ai
appelé « l'impérialisme collectif de la triade USA-Europe-Japon » {cf. Samir Amin, le Virus libéral, 2004). L'effondrement de l'URSS en 1990 faisant suite au retournement de la Chine post-maoïste dans les années 1980, constituent certainement les nouvelles dates marquantes, signalant la fin d'une époque et l'amorce d'une transition vers une autre, dont les contours restent indéfinis. La question que nous nous posions hier se pose à nouveau : la voie capitaliste permet elle à ceux qui savent s'y engager en qualité de partenaires actifs, refusant l'ajustement unilatéral aux exigences du déploiement impérialiste et parvenant à lui imposer, à lui, de s'ajuster à celles du développement du Sud, de « rattraper » ? Cette posture des pays dits « émergents », qui occupe le devant de la scène et anime les débats dominants du jour, est bel et bien la preuve de la justesse de notre thèse « anti-euroccidentaliste » : ce qui se passe dans le Sud-Est décisif pour l'avenir du monde. Question ancienne, je le rappelle. Dans d'autres écrits j'ai fait état des débats qui ont précédé Bandoung et mentionné les positions prises à l'époque par les « étudiants anticolonialistes » de Paris et les mouvements de libération {cf. préface, Ali Amady Dieng, les Premiers pas de ta FEANF1950-55, 2003). Dans l'immédiat après-guerre l'URSS avait répondu à l'isolement dans lequel la confinait la « doctrine Jdanov » qui, à sa manière, adoptait un point de vue symétrique à celui des ÉtatsUnis, partageant le monde en deux « camps », celui des États socialistes et celui des pays impérialistes, minorant la force montante représentée par les peuples du Sud. Notre engagement aux cotés de ces derniers faisait problème, dont j'ai rendu compte (dans Memoirs, pp. 47 et suiv.). Cependant, nous partagions alors le point de vue du Kominform, formulé en termes tranchants par Staline lui-même : les bourgeoisies, partout - c'est-à-dire dans les pays du tiers-monde comme dans l'Europe vassalisée - ont jeté à la poubelle le drapeau national. Cela signifiait que la libération nationale exigeait que la lutte soit dirigée par le « prolétariat », en fait le Parti communiste, comme la Nouvelle démocratie de Mao, parue en 1952, le proclamait et comme le confirmaient la guerre du Vietnam et les guérillas d'Asie du Sud-Est asiatique.
Puis les choses se stabilisèrent et évoluèrent différemment. Certains signes annonçaient que la doctrine Jdanov était en voie d'être dépassée. J'ai rappelé (Memoirs p. 63) que la revue MoyenOrient, publiée à Paris en 1950-51 et à laquelle je participais, défendait déjà les thèses du « neutralisme positif », ancêtre du non alignement. L'ère de Bandoung a donc été celle de la mise en oeuvre de projets nationaux populaires, pas exclusivement bourgeois sans sortir pour autant des logiques de l'accumulation capitaliste. C'est cette période qui fournit la matière de ces Mémoires. Cette page est aujourd'hui tournée ; mais la « recompradorisation » des classes dirigeantes du Sud s'avère plus fragile qu'il ne pouvait le sembler il y a vingt ans. Et la même question est à nouveau posée : qui fera sortir les peuples et les nations du Sud de l'impasse ? Les classes dirigeantes des pays émergents nourrissent ouvertement des projets de renouveau fondés sur les logiques de l'accumulation capitaliste, bien « qu'anti-hégémonistes » comme disent les Chinois pour éviter de dire « anti-impérialistes » ! J'ai analysé ailleurs les chances et les contradictions de tels projets que je crois fondés sur beaucoup d'illusions. Mais il ne s'agit plus du passé qui constitue l'objet de mes Mémoires, mais du présent et surtout de l'avenir. L'ère de Bandoung concerne d'abord les pays d'Asie et d'Afrique (plus Cuba). La Tricontinentale, à partir de 1966, leur a associé les nouveaux mouvements de luttes des peuples d'Amérique latine. L'histoire des débats au sein de la gauche révolutionnaire de ce continent, la crique du desarrollismo> la formulation de la théorie dite de la dépendance, la révolution cubaine, le guevarisme, enfin le renouveau puissant des mouvements populaires qui s'imposent sur la scène à partir des années 2000, trouveront leur écho dans les chapitres de ces Mémoires qui leur sont consacrés. Ces Mémoires Les pages qui suivent ne constituent en aucune manière une « histoire de l'ère de Bandoung ». J'ai proposé, dans de nombreux articles et ouvrages qui couvrent la période, des réflexions et des
analyses concernant de nombreux aspects des réponses que les peuples concernés du Sud ont apportées à l'époque aux défis de l'impérialisme dominant. Il s'agit ici de Mémoires qui comportent nécessairement et toujours une dimension personnelle marquée, et ajoutent peut être, je l'espère, aux analyses proposées. Les activités de l'Institut africain de développement de l'ONU - IDEP - (de 1970 à 1980) puis du Forum du tiers-monde - FTM - (à partir de 1980) - séminaires et conférences, ateliers de recherche - la poursuite de mes recherches personnelles comme l'occasion offerte par des missions de consultation - de gouvernements et d'organisations politiques - auxquelles il me paraissait utile de donner suite, m'ont offert la possibilité de connaître à peu près le monde entier - Australie et îles du Pacifique exclus. Je n'infligerai pas au lecteur une énumération de mes voyages, qui risquerait de lui faire croire que j'exerce la profession de tour operator ou que j'appartiens à la surclasse (pour employer le terme stupide et vulgaire d'Attali dont Gilles Chatelet nous a donné un commentaire fort amusant) des jet-experts. Je ne suis ni l'un ni l'autre, mais plus modestement un militant de la cause du socialisme et de la libération des peuples convaincu que cette cause est universelle et que, de ce fait, la bataille se déploie sur tous les continents. Les circonstances de ma vie professionnelle m'ont, de surcroît, offert fort heureusement la possibilité de donner un terrain d'action à cette conviction. Animal politique, ai-je dit déjà, je tenterai ici de faire comprendre au lecteur ma vision politique personnelle du monde contemporain. J'ai beaucoup écrit sur ce sujet - soit dans le cadre d'analyses concrètes de situations particulières soit dans celui de propositions théoriques plus générales. Je ne le referai pas ici. Je compléterai ces écrits par des notes personnelles, mais qui, peutêtre, peuvent éclairer quelques-unes des questions de notre époque. J'ai en effet été d'une certaine manière privilégié par des rencontres et des discussions fréquentes et approfondies avec un grand nombre de responsables des mouvements de libération nationale d'Afrique et d'Asie. Ce que j'écris leur paraissait suffisamment intéressant ou peut-être même important - qu'ils en partagent les ana-
lyses ou qu'ils les refusent - pour qu'ils aient consacré un peu de leur temps pour en discuter avec moi, et avec d'autres collègues et amis associés à nos activités. L'amitié réelle qui s'est forgée à ces occasions avec beaucoup de ces militants, jeunes ou moins jeunes, m'a fourni des « guides » qui ont plus que facilité mes visites dans beaucoup de pays. Ils ont permis que nos observations soient l'objet de discussions à chaud. J'ai déjà dit également que l'écriture et la discussion n'avaient de sens, pour moi (et pour beaucoup d'autres !), que si elles étaient en symbiose étroite avec la praxis. Je n'ai pas l'outrecuidance de dire que j'ai été associé avec celle de l'ensemble des mouvements qui font notre histoire contemporaine. Mon association a été, comme probablement c'est toujours le cas, sélective, limitée par mes appartenances (politiques et nationale). Mais à défaut, j'ai toujours pensé que la lecture et la discussion doivent être complétées par la visite des lieux. Et de ce point de vue, l'apport de mes guides politiques et amis a été inestimable. Un dernier point mérite peut-être d'être fait : à quel titre je me permettrais de « parler du monde entier » ? Vanité ? Outrecuidance et prétention ? Je n'ai pas été mandaté par une puissance organisée quelconque qui, généralement, se donne le droit de le faire. Je n'ai pas été un « œil de Moscou » ni un ambassadeur itinérant de telle ou telle puissance ni membre d'un secrétariat international quelconque - anarchiste ou trotskyste ou maoïste - fiit-il groupusculaire. Je ne parle donc qu'en mon nom propre. Au lecteur de juger si ce témoignage a un intérêt quelconque.
CHAPITRE UN
Le monde arabe Du nationalisme radical à l'islam politique Introduction Le monde arabe a parcouru au cours du dernier demisiècle une trajectoire constituée de trois étapes successives marquées L'Égypte de Nasser, la Syrie et l'Irak baassistes, l'Algérie de Boumedienne ont été, de 1955 à 1975, des acteurs majeurs dans le déploiement du front des Non-alignés et de son rayonnement en Afrique. La première conférence des mouvements de libération en Afrique s'est tenue au Caire en 1957 ; il en sortira l'Organisation de solidarité des peuples d'Asie et d'Afrique. Le projet de Nouvel ordre économique international - le chant du cygne des Non-alignés - a été rédigé à Alger en 1974. Ce ne sont pas là des hasards. Mais alors que les effets sociaux positifs des « révolutions arabes » (que j'ai qualifié de « nationales populistes ») s'épuisent dans le temps bref de une ou deux décennies, la rente pétrolière prend la relève à partir de 1973 pour nourrir l'illusion d'une
modernisation facile. Le jeu de mots connu par tous les Arabes - al
fawra mahal al thawra (le jaillissement - sous entendu du pétrole -
à la place de la révolution) résume ce transfert des espoirs. Qui est simultanément transfert du centre de gravité de la décision stratégique du Caire à Riad. Et qui survient au moment où on commence à voir que la perspective est celle de l'épuisement de cette ressource non renouvelable. Dans ce cadre les États-Unis amorcent la mise en oeuvre de ce qui deviendra le projet de contrôle militaire de la planète, moyen pour eux de s'assurer de l'accès exclusif à leur profit de cette ressource énergétique irremplaçable. À partir de 1990, l'intervention armée des États-Unis, devenue réalité, a modifié de fond en comble la nature des défis auxquels les sociétés arabes et autres de la région sont désormais confrontées. Enlisés dans Xinfitah (« l'ouverture » associée à l'illusion pétrolière), les régimes arabes ont perdu la légitimité dont ils avaient bénéficié jusqu'alors. Et dans le vide politique s'engouffre l'islam politique qui occupe depuis le devant de la scène. « Le vieux monde se meurt, le nouveau n'est pas encore né ; dans la pénombre se dessinent des monstres » (Gramsci). Pour une personne de mon âge, qui a vécu ces trois temps, l'involution que cette succession représente appelait nécessairement une réflexion approfondie sur les raisons de cet échec dramatique. L'ayant vécu de l'intérieur, j'ai donc proposé sur cette question des réflexions écrites que le lecteur trouvera ailleurs. J'ai attribué l'involution à deux ensembles de causes : celles qui relèvent des limites et des contradictions de la Nahda arabe (la « Renaissance » amorcée à partir du XIXe siècle), lesquelles sont à l'origine de la permanence du modèle politique du « régime des mamelouks » (je renvoie ici à S. Amin et A. El Kenz, le Monde arabe, Harmattan 2003, pp. 6-8, 61-71) ; et celles qui relèvent de la géopolitique mondiale du nouvel impérialisme collectif de la « triade » (États-Unis, Europe et Japon) et du leadership des ÉtatsUnis. {cf. S. Amin, l'Hégémonisme des États-Unis et l'effacement du projet européeny 2000).
Modernité, démocratie, laïcité et islam L'image que la région arabe et islamique donne d'elle-même aujourd'hui est celle de sociétés dans lesquelles la religion (l'islam) occupe le devant de la scène dans tous les domaines de la vie sociale et politique. Au point qu'il paraît incongru d'imaginer qu'il puisse en être autrement. La majorité des « observateurs » étrangers (responsables politiques et médias) en conclut qu'il faudra bien que la modernité, voire la démocratie, s'accommodent de cette présence lourde de l'islam, interdisant de facto la laïcité. La modernité constitue une rupture dans l'histoire universelle, amorcée en Europe à partir du XVIe siècle. La modernité proclame l'être humain responsable de son histoire, individuellement et collectivement, et par là même rompt avec les idéologies dominantes prémodernes. La modernité permet alors la démocratie, comme elle exige la laïcité, au sens de séparation du religieux et du politique. Formulée par les Lumières du XVIIH siècle, mise en oeuvre par la Révolution française, l'association complexe modernité/démocratie/laïcité, ses avancées et ses reculs sont depuis au cœur du façonnement du monde contemporain. Mais la modernité par elle même n'est pas seulement une révolution culturelle, elle ne prend son sens que par le rapport étroit qu'elle entretient avec la naissance puis l'essor du capitalisme. Ce rapport a conditionné les limites historiques de la modernité « réellement existante ». Les formes concrètes de la démocratie et de la laïcité qu'on trouve ici et là doivent alors être considérées comme les produits de l'histoire concrète de l'essor du capitalisme, c'est-à-dire qu'elles ont été façonnées par les conditions concrètes dans lesquelles la domination du capital s'est exprimée - les compromis historiques qui définissent les contenus sociaux des blocs hégémoniques (ce que j'appelle les « parcours historiques des cultures politiques »). Où se situent, de ce point de vue, les peuples de la région « Moyen-Orient » concernée ? L'image de foules de barbus prosternés et de cohortes de femmes voilées, inspire des conclusions un peu trop rapides concernant l'intensité de l'adhésion religieuse des individus. On mentionne rarement les pressions sociales exercées
pour obtenir le résultat ; les femmes n ont pas choisi le voile, on le leur impose avec la dernière violence ; se faire remarquer par son absence à la prière coûte presque toujours le travail, parfois la vie. Les amis occidentaux « culturalistes » qui appellent au respect de la diversité des convictions se renseignent rarement sur les procédés mis en oeuvre par les pouvoirs pour donner Pimage qui leur convient. Il y a certes des « fous de Dieu ». Sont-ils en proportion plus nombreux que les catholiques d'Espagne qui défilent à Pâques ? Ou que les foules innombrables qui aux États-Unis écoutent les téléprédicateurs ? La région en tout cas n a pas toujours donné cette image d'elle même. Au-delà des différences de pays à pays, on peut identifier une grande région qui va du Maroc à l'Afghanistan, intègre tous les peuples arabes (à l'exception de ceux de la péninsule arabique), les Turcs, les Iraniens, les Afghans et les peuples d'Asie centrale ex-soviétique, dans laquelle les potentiels de développement de la laïcité sont loin d'être négligeables. La situation est différente chez d'autres peuples voisins, les Arabes de la péninsule ou les Pakistanais. Dans la région concernée, les traditions politiques ont été fortement marquées par les courants radicaux de la modernité : les Lumières, la Révolution française, la Révolution russe, le communisme de la IIIe Internationale ont été présents dans tous les esprits et y ont occupé beaucoup plus de place que le parlementarisme de Wetsminster par exemple. Ces courants dominants ont inspirés les modèles majeurs de la transformation politique que les classes dirigeantes ont mis en oeuvre, qu'on pourrait qualifier par certains de leurs aspects de formes de « despotisme éclairé ». C'était certainement le cas dans l'Égypte de Mohamed Ali ou du Khédive Ismaïl. Le kémalisme en Turquie et la modernisation en Iran ont opéré avec des méthodes qui s'en rapprochent. Le national-populisme propre aux étapes plus récentes de l'histoire appartient à la même famille de projets politiques « modernistes ». Les variantes du modèle ont été nombreuses (FLN algérien et bourguibisme tunisien, nassérisme égyptien, baasisme de Syrie et d'Irak), mais la direction du mouvement analogue. Les expériences d'apparence extrême - les régimes dits « communistes » en
Afghanistan et au Yémen du Sud - n étaient en réalité guère différents. Tous ces régimes ont beaucoup réalisé, et, pour cette raison, bénéficié d'un soutien populaire très large. C'est pourquoi, quand bien même n'ont-ils pas été véritablement démocratiques, ils ouvraient la voie à une évolution possible dans cette direction. Dans certaines circonstances - comme celles de l'Égypte de 1920 à 1950 - l'expérience de démocratie électorale a été tentée, soutenue par le centre anti-impérialiste modéré (le Wafd), combattue par la puissance impérialiste dominante (la Grande-Bretagne) et ses alliés locaux (la Monarchie). La laïcité - mise en œuvre dans des versions modérées, à vrai dire - n'était pas « refusée » par les peuples ; c'était au contraire les hommes de religion qui passaient auprès de l'opinion générale pour des obscurantistes - ce qu'ils étaient dans leur grande majorité. Les expériences modernistes - du despotisme éclairé au nationalpopulisme radical - n'ont pas été le produit du hasard. Elles ont été imposées par des mouvements politiques puissants, dominants dans les classes moyennes, qui exprimaient par ce moyen leur volonté de s'imposer dans la mondialisation moderne comme partenaires à part entière, de plein droit. Ces projets qu'on peut qualifier de « bourgeois nationaux » étaient modernistes, laïcisants et potentiellement porteurs d'évolutions démocratiques. Mais précisément parce que ces projets entraient en conflit avec les intérêts de l'impérialisme dominant, celui-ci les a combattus sans relâche et mobilisé systématiquement à cet effet les forces obscurantistes en déclin. On connaît l'histoire des Frères musulmans, littéralement créés dans les années 1920 en Égypte par les Britanniques et la Monarchie pour barrer la route au Wafd démocrate et laïc. On connaît l'histoire de leur retour en masse de leurs asiles séoudiens après la mort de Nasser, organisé par la CLA et Sadate. On connaît l'histoire des talibans formés par la CIA au Pakistan pour combattre les « communistes » qui avaient ouvert les écoles à tous, garçons et filles. On sait même que les Israéliens ont soutenu le Hamas à ses débuts pour affaiblir les courants laïcs et démocratiques de la résistance palestinienne.
L'islam politique aurait eu beaucoup de difficultés à franchir les frontières de l'Arabie Séoudite et du Pakistan sans le soutien résolu permanent et puissant des États-Unis. Sans doute la société de l'Arabie Séoudite n avait-elle jamais amorcé sa sortie de la tradition lorsque fut découvert l'océan de pétrole qui gisait sous son sol. L'alliance entre l'impérialisme et la classe dirigeante « traditionnelle », scellée immédiatement, Élisait l'affaire des deux partenaires et donnait un souffle nouveau à l'islam politique réactionnaire wahabite. De leur côté, les Britanniques étaient parvenus à briser l'unité indienne en convainquant les leaders musulmans de créer leur État propre, enfermé par son acte de naissance même dans l'islam politique. On observera que la « théorie » par laquelle cette curiosité a été légitimée - attribuée à Mawdudi - avait été préalablement intégralement rédigée par les orientalistes anglais au service de Sa Majesté. On comprend alors que l'initiative prise par les États-Unis pour casser le front uni des États d'Asie et d'Afrique mis en place à Bandoung (1955) ait consisté à créer une « Conférence islamique » immédiatement promue (dès 1957) par l'Arabie Séoudite et le Pakistan. L'islam politique a pénétré dans la région par ce moyen. La moindre des conclusions qu'on doive tirer des observations rappelées ici c'est bien que l'islam politique n'est pas le produit spontané de l'affirmation par les peuples concernés de la force authentique de leur conviction religieuse. L'islam politique a été construit par l'action systématique de l'impérialisme soutenu bien entendu par les forces réactionnaires obscurantistes et les classes compradores inféodées. Cela étant la responsabilité des gauches, qui n'ont ni vu ni su comment faire face au défi, reste indiscutable. La question palestinienne Le peuple palestinien est, depuis la déclaration Balfour pendant la Première Guerre mondiale, la victime d'un projet de colonisation par un peuple étranger, qui lui réserve le sort des « Peaux Rouges », qu'on l'avoue ou qu'on feigne de l'ignorer. Ce projet a toujours été soutenu inconditionnellement par la puissance impérialiste dominante dans la région (hier la Grande-Bretagne,
aujourd'hui les États-Unis), parce que l'État étranger à la région constitué de la sorte ne peut être que l'allié, à son tour inconditionnel, des interventions qu'exige la soumission du Moyen-Orient arabe à la domination du capitalisme impérialiste. Il s'agit là, pour tous les peuples d'Afrique et d'Asie, d'une évidence banale. De ce fait, sur les deux continents, l'affirmation et la défense des droits du peuple palestinien unissent spontanément. Par contre en Europe, la « question palestinienne » provoque la division, produite par les confusions entretenues par l'idéologie sioniste, qui trouvent souvent des échos favorables. Aujourd'hui plus que jamais, en conjonction avec le déploiement du projet américain du « grand Moyen-Orient », les droits du peuple palestinien ont été abolis. Pourtant l'OLP avait accepté les plans d'Oslo et de Madrid et la feuille de route rédigés par Washington. C'est Israël qui a ouvertement renié sa signature, et mis en oeuvre un plan d'expansion encore plus ambitieux ! L'OLP a été fragilisé de ce fait : l'opinion peut lui reprocher à juste titre d'avoir cru naïvement à la sincérité de ses adversaires. Le soutien apporté par les autorités d'occupation à son adversaire islamiste (Hamas) - dans un premier temps tout au moins - la progression de pratiques corrompues de l'administration palestinienne (sur lesquelles les « bailleurs de fonds » - Banque mondiale, Europe, ONG - se taisent, s'ils ne sont pas parties prenantes) devaient conduire - c'était prévisible (et probablement souhaité) - à la victoire électorale du Hamas, prétexte supplémentaire immédiatement invoqué pour justifier l'alignement inconditionnel sur les politiques d'Israël « quelles qu'elles soient » ! Le projet colonial sioniste a toujours constitué une menace, audelà de la Palestine, pour les peuples arabes voisins. Ses ambitions d'annexion du Sinaï égyptien, son annexion effective du Golan syrien, sont là pour en témoigner. Dans le projet du « grand Moyen-Orient » une place particulière est donnée à Israël, au monopole régional de son équipement militaire nucléaire et à son rôle de « partenaire obligé » (sous le prétexte fallacieux qu'Israël disposerait de « compétences technologiques » dont aucun peuple arabe n'est capable ! Racisme oblige !).
Il n est pas dans notre intention de proposer ici des analyses concernant les interactions complexes entre les luttes de résistance à l'expansion coloniale sioniste et les conflits et options politiques au Liban et en Syrie. Les régimes du Baas en Syrie ont résisté, à leur manière, aux exigences des puissances impérialistes et d'Israël. Que cette résistance ait également servi à légitimer des ambitions plus discutables (le contrôle du Liban) n'est certainement pas discutable. La Syrie a par ailleurs choisi soigneusement ses « alliés » parmi les « moins dangereux » au Liban. On sait que la résistance aux incursions israéliennes au Sud Liban (détournement des eaux inclus) avait été construite par le Parti communiste libanais. Les pouvoirs syrien, libanais et iranien ont coopéré étroitement pour détruire cette « base dangereuse » et lui substituer celle du Hezbollah. L'assassinat de Rafic el Harriri a évidemment donné l'occasion aux puissances impérialistes (les États-Unis en tête, la France derrière) d'une intervention dont l'objectif est double : faire accepter par Damas un alignement définitif au sein du groupe des États arabes vassalisés (Égypte, Arabie Séoudite) - ou, à défaut, liquider les vestiges du pouvoir baasiste dégénéré-, démanteler ce qui reste de capacité de résistance aux incursions israéliennes (en exigeant le « désarmement » du Hezbollah). La rhétorique concernant la « démocratie » peut être invoqué, dans ce cadre, si utile. Le déploiement du projet militaire des États-Unis Le projet des États-Unis, soutenu à des degrés divers par leurs alliés subalternes européens et japonais, est d'établir leur contrôle militaire sur l'ensemble de la planète (ce que j'appelle « l'extension de la doctrine Monroe à la planète »). Le Moyen-Orient a été choisi, dans cette perspective, comme région de « première frappe », pour au moins quatre raisons : (i) elle recèle les ressources pétrolières les plus abondantes de la planète et son contrôle direct par les forces armées des États-Unis donnerait à Washington une position privilégiée plaçant leurs alliés - l'Europe et le Japon - et leurs rivaux éventuels (la Chine) dans une position inconfortable
de dépendance pour leur approvisionnement énergétique ; (ii) elle est située au cœur de l'ancien monde et facilite l'exercice de la menace militaire permanente contre la Chine, l'Inde et la Russie ; (iii) la région traverse un moment d'affaiblissement et de confusion qui permet à l'agresseur de s'assurer d'une victoire facile, au moins dans l'immédiat ; (iv) l'impérialisme dispose dans la région d'un allié inconditionnel doté d'armements nucléaires : Israël. Le déploiement de l'agression a placé les pays et nations situés sur la ligne de front (l'Afghanistan, l'Irak, la Palestine, l'Iran) dans la situation particulière de pays détruits (les trois premiers) ou menacé de l'être (l'Iran). La diplomatie armée des États-Unis s'était donné l'objectif de détruire littéralement l'Irak bien avant que le prétexte ne le lui en ait été donné par deux fois, à l'occasion de l'invasion du Koweït en 1990, puis après le 11-Septembre exploité à cette fin par Bush junior avec cynisme et mensonge à la Goebbels à la clé (« répéter un mensonge mille fois, il devient vérité »). La raison en est simple et n'a rien à voir avec le discours appelant à la « libération » du peuple irakien de la dictature sanglante (réelle) de Saddam Hussein. L'Irak possède dans son sous-sol une bonne part des meilleures ressources pétrolières de la planète ; mais de surcroît l'Irak était parvenu à former des cadres scientifiques et techniques capables, par leur masse critique, de soutenir un projet national consistant. Ce « danger » devait être éliminé par une « guerre préventive » que les États-Unis se sont donné le droit de faire quand et où ils le décident, sans le moindre respect pour le « droit » international. Au-delà de ce constat d'évidence banale, plusieurs séries de questions sérieuses restent à examiner : (i) pourquoi le plan de Washington a pu donner les apparences d'un succès fulgurant aussi aisément ? (ii) quelle situation nouvelle a-t-il créé à laquelle la nation irakienne est confrontée aujourd'hui ? (iii) quelles réponses les différentes composantes du peuple irakien donnent à ce défi ? (iv) quelles solutions les forces démocratiques et progressistes irakiennes, arabes et internationales peuvent-elles promouvoir ? La défaite de Saddam Hussein était prévisible. Face à un ennemi dont l'avantage principal réside dans la capacité d'exercice
du génocide par bombardements aériens impunis (en attendant l'usage du nucléaire), les peuples n'ont quune seule réponse possible efficace : déployer leur résistance sur leur sol envahi. Or le régime de Saddam s'était employé à annihiler tous les moyens de défense à la portée de son peuple, par la destruction systématique de toute organisation, de tous les partis politiques (à commencer par le Parti communiste) qui ont fait l'histoire de l'Irak moderne, y compris du Baas lui-même qui avait été l'un des acteurs majeurs de cette histoire. Ce qui devrait surprendre dans ces conditions ce n'est pas que le « peuple irakien » ait laissé envahir son pays sans combat, ni même que certains comportements (comme sa participation apparente aux élections organisées par l'envahisseur ou l'explosion de luttesfratricidesopposant Kurdes, Arabes sunnites et Arabes chiites) semblent constituer des indices d'une défaite acceptée possible (celle sur laquelle Washington avait fondé ses calculs), mais au contraire que les résistances sur le terrain se renforcent chaque jour (en dépit de toutes les faiblesses graves dont ces résistances font preuve), qu'elles aient déjà rendu impossible la mise en place d'un régime de laquais capable d'assurer les apparences « d'ordre », en quelque sorte qu'elles aient déjà démontré l'échec du projet de Washington. Une situation nouvelle est néanmoins créée par l'occupation militaire étrangère. La nation irakienne est réellement menacée, ne serait-ce que parce que le projet de Washington, incapable de maintenir son contrôle sur le pays (et piller ses ressources pétrolières, ce qui constitue son objectif numéro un) par l'intermédiaire d'un gouvernement d'apparence « national », ne peut être poursuivi qu'en cassant le pays. L'éclatement du pays en trois « États » au moins (Kurde, Arabe sunnite et Arabe chiite) a peut être été, dès l'origine, l'objectif de Washington aligné sur Israël (les archives le révéleront dans l'avenir). Toujours est-il qu'aujourd'hui la « guerre civile » est la carte que Washington joue pour légitimer le maintien de son occupation. Car l'occupation permanente était - et demeure - l'objectif : c'est le seul moyen pour Washington de garantir son contrôle du pétrole. On ne peut certainement donner aucun crédit aux « déclarations » d'intention de Washington, du
style « nous quitterons le pays dès que Tordre sera revenu ». On se souvient que les Britanniques n ont jamais dit de leur occupation de rÉgypte, à partir de 1882, quelle était autre chose que « provisoire » (elle a duré jusquen 1956 !). Entre-temps bien entendu, chaque jour, les États-Unis détruisent un peu plus par tous les moyens, y compris les plus criminels, le pays, ses écoles, ses usines, ses capacités scientifiques. Les réponses que le peuple irakien donne au défi ne paraissent pas - dans l'immédiat tout au moins - à la mesure de sa gravité extrême. C'est le moins qu'on puisse dire. Quelles en sont les raisons ? Les médias occidentaux dominants répètent à satiété que l'Irak est un pays « artificiel » et que la domination oppressive du régime « sunnite » de Saddam sur les Chiites et les Kurdes est à l'origine de la guerre civile inévitable (que seule la prolongation de l'occupation étrangère permettra peut être d'écarter). La « résistance » serait donc limitée à quelques noyaux islamistes proSaddam du « triangle » sunnite. On ne peut que difficilement aligner autant de contre vérités. Au lendemain de la Première Guerre mondiale la colonisation britannique a eu beaucoup de mal à vaincre la résistance du peuple irakien. En pleine consonance avec leur tradition impériale, les Britanniques ont fabriqué, pour soutenir leur pouvoir, une monarchie importée et une classe de propriétaires latifundiaires, comme ils ont donné une position privilégiée à l'islam sunnite. Mais en dépit de leurs efforts systématiques, les Britanniques ont échoué. Le Parti communiste et le Parti baasiste ont constitué les forces politiques organisées principales qui ont précisément mis en déroute le pouvoir de la monarchie « sunnite » détestée par tous, peuple sunnite, chiite et kurde. La concurrence violente entre ces deux forces, qui a occupé le devant de la scène entre 1958 et 1963, s'est soldée par la victoire du Baas, saluée à l'époque par les puissances occidentales comme un soulagement. Pourtant le projet communiste portait potentiellement en lui une évolution démocratique possible, celui du Baas pas du tout. Parti nationaliste pan arabe et unitaire en principe, admirateur du modèle prussien de construction de l'unité allemande, recrutant dans la petite-bour-
geoisie moderniste laïcisante, hostile aux expressions obscurantistes de la religion, le Baas au pouvoir a évolué, conformément à ce qui était parfaitement prévisible, en une dictature dont rétatisme n était qu'à moitié anti-impérialiste, dans ce sens que, selon les conjonctures et les circonstances, un compromis pouvait être accepté par les deux partenaires (le pouvoir baasiste en Irak, l'impérialisme américain dominant dans la région). Ce deal a encouragé les dérives mégalomaniaques du leader qui a imaginé que Washington accepterait de faire de lui son principal allié dans la région. Le soutien de Washington à Bagdad (avec livraison d'armes chimiques à l'appui) dans la guerre absurde et criminelle conduite contre l'Iran de 1980 à 1989 semblait donner crédibilité au calcul. Saddam n'imaginait pas que Washington trichait, que la modernisation de l'Irak était inacceptable pour l'impérialisme et que la décision de détruire le pays était déjà prise. Tombé dans le piège tendu (le feu vert avait été donné à Saddam pour l'annexion du Koweït - en fait une province irakienne que les impérialistes britanniques avaient détaché pour en faire une de leurs colonies pétrolières) l'Irak a été soumis à dix ans de sanctions destinées à rendre le pays exangue, de manière à faciliter la glorieuse conquête du vide par l'armée des États-Unis. On peut accuser de tout les régimes successifs du Baas, y compris celui de la dernière phase de sa déchéance sous la « direction » de Saddam, sauf d'avoir attisé le conflit confessionnel entre Sunnites et Chiites. Qui donc est responsable des heurts sanglants qui opposent aujourd'hui les deux communautés ? On apprendra certainement un jour comment la CIA (et sans doute le Mossad) ont organisé beaucoup de ces massacres. Mais au-delà, il est vrai que le désert politique créé par le régime de Saddam et l'exemple qu'il donnait de méthodes opportunistes sans principes a « encouragé » des candidats au pouvoir de toutes natures à s'engager dans cette voie, souvent protégés par l'occupant, parfois peut être naïfs au point de croire qu'ils pourraient « se servir de lui ». Les candidats en question, qu'il s'agisse de chefs « religieux » (chiites ou sunnites), de prétendus « notabilités » (paratribales) ou « d'hommes d'affaires » de corruption notoire exportés par les États-Unis, n'ont
jamais eu d'ancrage politique réel dans le pays ; même ceux des chefs religieux que les croyants respectaient n'avaient aucune emprise politique qui eut paru acceptable au peuple irakien. Sans le vide créé par Saddam, on n'aurait jamais entendu prononcer leurs noms. Face à ce nouveau « monde politique » fabriqué par l'impérialisme de la mondialisation libérale, d'autres forces politiques authentiquement populaires et nationales, éventuellement démocratiques, auront-elles les moyens de se reconstituer ? Il fut un temps où le Parti communiste constituait le pôle de cristallisation du meilleur de ce que la société irakienne pouvait produire. Le Parti communiste était implanté dans toutes les régions du pays et dominait le monde des intellectuels souvent d'origine chiite (je dis que le chiisme produit surtout des révolutionnaires et des leaders religieux, rarement des bureaucrates ou des compradores !). Le Parti communiste était authentiquement populaire et anti-impérialiste, peu enclin à la démagogie, potentiellement démocratique. Est-il désormais appelé à disparaître définitivement de l'histoire, après le massacre de milliers de ses meilleurs militants par les dictatures baasistes, l'effondrement de l'Union soviétique (à laquelle il n'était pas préparé), et le comportement de ceux de ses intellectuels qui ont cru acceptable de revenir d'exil dans les fourgons de l'armée des États-Unis ? Ce n'est hélas pas impossible, mais pas davantage « inéluctable ». Loin de là. La question « kurde » est une question réelle, en Irak comme en Iran et en Turquie. Mais sur ce sujet également on doit rappeler que les puissances occidentales ont toujours pratiqué, avec le plus grand cynisme, la règle du « deux poids, deux mesures ». La répression des revendications kurdes n'a jamais atteint en Irak et en Iran le degré de violence policière et militaire, politique et morale permanente qui est celle pratiquée par Ankara. Ni l'Iran ni l'Irak n'ont jamais été jusqu'à nier l'existence même des Kurdes. On a néanmoins pardonné tout à la Turquie, membre de l'OTAN - une organisation de nations démocratiques nous rappellent les médias, dont l'éminent démocrate qu'était Salazar fut l'un des membres fondateurs comme les non moins inconditionnels de la démocratie que sont les colonels grecs et les généraux turcs !
Les fronts populaires irakiens constitués autour du Parti communiste et du Baas dans les meilleurs moments de son histoire mouvementée, chaque fois qu'ils ont exercé des responsabilités de pouvoir, ont toujours trouvé un terrain d'entente avec les partis kurdes principaux, qui ont d'ailleurs toujours été leurs alliés. La dérive « antichiite » et « antikurde » du régime de Saddam est certes réelle : bombardements de la région de Bassorah par l'armée de Saddam après sa défaite au Koweit en 1990, usage de gaz contre les Kurdes. Cette dérive venait en « réponse » aux manœuvres de la diplomatie armée de Washington qui avait mobilisé des appentis sorciers pressés de saisir l'occasion. Elle n'en demeure pas moins une dérive criminelle, de surcroît stupide, le succès des appels de Washington ayant été fort limité. Mais peuton attendre autre chose des dictateurs façon Saddam ? La puissance dont témoigne la résistance à l'occupation étrangère, « inattendue » dans ces conditions, semblerait « relever du miracle ». Ce n'est pas le cas, car la réalité élémentaire est simplement que le peuple irakien dans son ensemble (arabe et kurde, sunnite et chiite) déteste les occupants et connaît ses crimes quotidiens (assassinats, bombardements, massacres, tortures). On devrait alors imaginer un Front uni de résistance nationale (appelez le comme vous voudrez) se proclamant tel, affichant des noms, la liste des organisations et partis qui le constituent, leur programme commun. Ce n'est pas le cas jusqu'à ce jour, en particulier pour toutes les raisons procédant des destructions du tissu social et politique produites par la dictature de Saddam et celle des occupants. Mais quelles qu'en soient les raisons, cette faiblesse constitue néanmoins un handicap sérieux, qui facilite les manœuvres de division, encourage les opportunistes jusqu'à en faire des collaborateurs, jette la confusion sur les objectifs de la libération. Qui parviendra à surmonter ces handicaps ? Les communistes devraient être bien placés pour le faire. Déjà les militants - présents sur le terrain - se démarquent de ceux des « leaders » (ceux que les médias dominants sont les seuls à connaître !) qui, ne sachant plus sur quel pied danser, tentent de donner un semblant de légitimité à leur « ralliement » au gouvernement de la collaboration en pré-
tendant compléter, par là même, l'action de la résistance armée !! Mais beaucoup d'autres forces politiques, dans les circonstances, pourraient prendre des initiatives décisives en direction de la constitution de ce front. Il reste qu'en dépit de ses « faiblesses » la résistance du peuple irakien a déjà mis en déroute (politique sinon encore militaire) le projet de Washington. C'est précisément ce qui inquiète les atlantistes de l'Union européenne, ses alliés fidèles. Les associés subalternes des États-Unis craignent aujourd'hui la défaite des ÉtatsUnis, parce que celle-ci renforcerait la capacité des peuples du Sud de contraindre le capital transnational mondialisé de la triade impérialiste à respecter les intérêts des nations et des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. La résistance irakienne a fait des propositions qui permettraient de sortir de l'impasse et d'aider les États-Unis à se retirer du guêpier. Elle propose en effet : (i) la constitution d'une autorité administrative de transition mise en place avec le soutien du Conseil de Sécurité ; (ii) l'arrêt immédiat des actions de résistance et des interventions militaires et policières des armées d'occupation ; (iii) le départ de toutes les autorités militaires et civiles étrangères dans un délai de six mois. Les détails de ces propositions ont été publiés dans la revue arabe prestigieuse Al Mustaqbal Al Arabi, publiée à Beyrouth (numéro de janvier 2006). Le silence absolu que les médias européens oppose à la diffusion du message est, de ce point de vue, le témoignage de la solidarité des partenaires impérialistes. Les forces démocratiques et progressistes européennes ont le devoir de se désolidariser de cette politique de la triade impérialiste et de soutenir les propositions de la résistance irakienne. Laisser le peuple irakien affronter seul son adversaire n'est pas une option acceptable : elle conforte l'idée dangereuse qu'il n'y a rien à attendre de l'Occident et de ses peuples, elle encourage, par là même, des dérives inacceptables, voire criminelles, dans les pratiques de certains mouvements de résistance. Plus vite les troupes d'occupation étrangères auront quitté le pays, plus fort aura été le soutien des forces démocratiques dans le monde et en Europe au peuple irakien, plus grandes seront les pos-
sibilités d'un avenir meilleur pour ce peuple martyr. Plus longtemps l'occupation durera, plus sombres seront les lendemains qui succéderont à son terme inévitable. Ces Mémoires Mes réflexions ne m'ont jamais amené à « sous-estimer » les responsabilités des régimes en place, en particulier du nassérisme. Bien au contraire, j'ai attribué à leurs insuffisances une responsabilité décisive dans la dérive. Sans fausse modestie, je dirai que le livre que j'ai écrit en 1960, publié sous le nom d'emprunt de Hassan Riad (l'Égypte nassérienne, Minuit, 1963) était prémonitoire ; j'avais imaginé que le régime s'éteindrait par un retour au bercail du capitalisme périphérique, auquel ïinfitah a donné sa forme concrète dix ans plus tard. Mon retour sur la scène, par ma participation aux Forums sociaux égyptiens à partir de 2002, m'a amené à formuler des positions critiques tant à l'égard de la fausse alternative de l'islam politique qu'à l'égard de l'alternative non moins fausse de la « démocratie ». Des positions qui ne sont pas toujours partagées bien entendu. Aujourd'hui les « conflits politiques » opposent en Égypte et dans la région trois ensembles de forces : celles qui se revendiquent du passé nationaliste (mais ne sont plus en réalité que les héritières dégénérées et corrompues des bureaucraties de l'époque nationale-populiste), celles qui se revendiquent de l'islam politique, celles qui tentent d'émerger autour d'une revendication « démocratique » compatible avec la gestion économique libérale. Le pouvoir d'aucune de ces forces n'est acceptable pour une gauche attentive aux intérêts des classes populaires et à ceux de la nation. En fait à travers ces trois « tendances » s'expriment les intérêts des classes compradores affiliées au système impérialiste en place. En fait la diplomatie des États-Unis tient ces trois fers au chaud, s'employant à jouer de leurs conflits pour son bénéfice exclusif. Tenter de « s'insérer » dans ces conflits par des alliances avec ceux-ci ou ceux-là (préférer les régimes en place pour éviter le pire - l'islam politique ; ou, au contraire, chercher à s'allier à
celui-ci pour se débarrasser des régimes) est voué à l'échec. La gauche doit s'affirmer en engageant les luttes sur les terrains où celles-ci trouvent leur place naturelle : la défense des intérêts économiques et sociaux des classes populaires, de la démocratie et de l'affirmation de la souveraineté nationale, conçues comme indissociables. La région du « Grand Moyen-Orient » est aujourd'hui centrale dans le conflit qui oppose le leader impérialiste et les peuples du monde entier. Mettre en déroute le projet de Xestablishment de Washington constitue la condition pour donner à des avancées en quelque région du monde que ce soit la possibilité de s'imposer. À défaut, toutes ces avancées demeureront vulnérables à l'extrême. Cela ne signifie pas que l'importance des luttes conduites dans d'autres régions du monde - en Europe, en Amérique latine, ailleurs - puisse être sous estimée. Cela signifie seulement qu'elles doivent s'inscrire dans une perspective globale qui contribue à mettre en déroute Washington dans la région qu'il a choisi pour sa première frappe criminelle. L'insistance que je place dans la poursuite des débats au sein de la gauche arabe, en particulier de son aile marxiste, va de soi, de ce fait. En Égypte, dès les années 1950, j'étais partisan de l'unité arabe - comme tous mes camarades communistes d'ailleurs. Sans être un « nationaliste » (au sens arabe de qawmï)y sans accepter leur sottise (« l'arabité coule dans le sang des Arabes... »), sans partager l'opinion superficielle mais courante que la division du monde arabe en États distincts est le produit principal sinon exclusif du « complot des impérialistes », etc. Mais simplement parce que nous pensions que la libération et le progrès social imposent, à notre époque, la construction de grands ensembles et que l'unité de la langue et de la culture offre aux Arabes une chance historique qu'il leur appartient de saisir {cf. S. Amin et K. Mroué, Communistes dans le monde arabe, 2006).
L'Égypte nassériennc La Mouassassa Iqtisadia L'année 1957 avait été celle du grand chambardement en Égypte, suite à l'échec de l'agression tripartite de 1956. Les capitaux britanniques, français et belges, dominants dans les secteurs industriels et modernes de l'économie, avaient été placés sous séquestre. Qu allait-on en faire ? Deux thèses divisaient le groupe dirigeant des officiers libres : les « égyptianiser » c'est-à-dire en transférer la propriété, avec ou sans paiement réel, au grand capital égyptien privé, qui en fait avait souvent été plus associé que concurrent du capital étranger (le groupe Misr en particulier), ou bien les nationaliser pour créer un secteur public qui permettrait par son importance d'amorcer la planification d'un développement accéléré ? Finalement, Nasser penchant pour la seconde solution, celle-ci fut retenue, avec quelques concessions de forme à la première - en associant ici et là, marginalement, le privé égyptien au nouveau secteur d'État. Mais comment allait-on concevoir la gestion de ces entreprises et la planification de leur développement ? Ismaïl Abdallah fut alors chargé d'une mission d'information sur le sujet. Il était connu, par les dirigeants du pays, comme économiste marxiste, et d'autant plus connu que, communiste, il avait été jeté en prison en 1954 et n'en était sorti qu'en 1956. Ismaïl a fait la meilleure proposition qui puisse être, à mon avis. Le danger était que la direction des entreprises nationales ne fut distribuée à des clients politiques - officiers en particulier - n'ayant que peu de comptes à rendre, dépendants formellement de différents ministères. À l'incompétence dans la gestion s'ajouterait l'émiettement du contrôle. Ismaïl proposa donc de créer une institution d'État autonome, sur le modèle de l'IRI italienne, une sorte de holding d'État qui choisirait les administrateurs des sociétés et donnerait les grandes orientations de gestion et de développement. L'institution fut créée en 1957, et appelé la Mouassassa Iqtisadia (l'Institution économique). Son président ne pouvait être qu'un officier de l'entourage de Nasser. Fort heureuse-
ment celui qui fut choisi - Hassan Ibrahim, officier de l'Air - était le moins nocif. Peu porté au travail, mais davantage aux honneurs, il était heureux de pantoufler - bien qu'encore jeune ! - sans tenter de se mêler des affaires de l'institution. La direction effective de celle-ci était confiée à un directeur général - Sedki Soliman - ingénieur de formation. Gros travailleur, bien organisé, il avait de bonnes qualités pour la fonction. Il devait d'ailleurs en donner la preuve plus tard en qualité de ministre du Haut-barrage, dont il dirigea les travaux -pharaoniques - avec exactitude et sans corruption. Mais Sedki Soliman avait aussi ses limites, c'était un vrai technocrate, sans culture économique autre que pragmatique, et surtout sans vision politique - patriote nationaliste populiste mais rien de plus. Ismaïl, qui avait conçu le projet, fut nommé directeur, chargé d'orienter les décisions économiques de l'institution. Communiste, il ne pouvait être placé plus haut. Mais c'était déjà bien. Doté d'une forte personnalité, capable d'argumenter, il pouvait - et devait pendant l'année 1958 où il exerça ses fonctions - influer réellement sur les décisions principales. Ismaïl cherchait donc une équipe pour l'y aider et avait évidemment pensé à moi dès le départ. C'est ainsi qu'il me fit interviewer et recruter par Sedki Soliman. La Mouassassa n'était pas une bureaucratie gigantesque. Il fallait éviter ce défaut, bien égyptien. Elle s'installa donc au dernier étage de la Banque d'Alexandrie - ex-Barclays Bank nationalisée - rue Kasr el Nil, au centre de la ville. Une distance que j'aurais pu faire à pied de mon domicile de Bab el Louk ; mais je prenais toujours ma grosse et vieille Ford noire. La petite équipe qui occupait le bureau attenant à celui d'Ismaïl était composée de cinq personnes dont, outre moi-même, Sobhi el Etrebi (qui a terminé sa carrière en sous-secrétaire d'État) et Yousry Ali Moustapha, qui avait fait son doctorat d'économie en même temps que moi, et est devenu beaucoup plus tard, dans le gouvernement Sadate - Atef Sedki, ministre de l'Économie (je l'ai revu dans son bureau prestigieux de la rue Adli dans les années 1980). Nous étions collectivement chargés de faire deux choses. D'une part, préparer un « bulletin hebdomadaire » {Nashrd) qui, en proposant des analyses des problèmes des entreprises, de leur gestion et de
leur développement souhaité, en présentant les décisions et en les discutant, aurait avant tout une fonction éducatrice pour les cadres égyptiens, souvent sans expérience dans ces domaines nouveaux pour eux jusque-là. D'autre part, évidemment étudier plus en profondeur les problèmes de l'économie des secteurs intéressés par nos entreprises. Je m'attachais plus particulièrement à cette seconde série de tâches tandis que Sobhi assurait l'essentiel de la rédaction du Bulletin. A la Mouassasscty je m'occupais donc de différents dossiers et, étant dans le service de la recherche, décidais d'analyser de près chacun des grands secteurs de l'économie moderne égyptienne - coton et textiles, industries alimentaires, matériaux de construction, chimie, mines, sidérurgie et mécanique, banques et assurances, transports, etc. - de retracer leur histoire, d'analyser leur problèmes et de voir quelles pourraient être les perspectives de leur développement. J'ai laissé sur place cette masse de dossiers qui pourra servir à ceux des étudiants intéressés par le passé du pays et l'expérience nassérienne. J'étudiais aussi le dossier du Haut-barrage et je peux témoigner ici que bien des problèmes apparus par la suite, lorsque le barrage a été mis en fonction, que les terres nouvelles ont été conquises sur les sables (mais pas drainées suffisamment comme prévu, faute de moyens), étaient parfaitement connus des excellents techniciens égyptiens qui avaient travaillé à ce projet gigantesque sans lequel, il faut le dire, l'Égypte - avec ses 60 millions d'habitants - n'aurait pas pu faire face comme elle l'a fait, sans problèmes, à la sécheresse qui a frappé le continent africain dans les années suivantes. Le discours mis à la mode par les Américains jaloux que le refus de la Banque mondiale de financer le projet (la banque avait reçu favorablement le projet mais croyait pouvoir imposer à l'Égypte, à cette occasion, des conditions purement politiques - pas d'armes tchèques !) n'ait pas porté de fruits (la construction avec l'aide soviétique a coûté beaucoup moins cher que ne le prévoyait le plan antérieur de la Banque), discours malheureux repris à la légère par de nombreux écologistes de notre époque, ignore que l'eau est en Égypte le facteur sans lequel la vie est simplement impossible. Mes fonctions m'amenaient à suivre de près la manière dont le nouveau secteur public était géré, à suivre les discussions et les déci-
sions des conseils d'administration des entreprises. J'y ai beaucoup appris. Je voyais concrètement comment se constituait la « nouvelle classe », comment les intérêts privés de beaucoup de ces messieurs (il n'y avait que peu de dames dans le lot) commandaient trop de décisions, comment les représentants des travailleurs (une innovation du nassérisme, excellente dans le principe) étaient marginalisés, dupés... ou achetés. Durant toute l'année 1958, Ismaïl assumait la direction de ces travaux avec beaucoup d'habileté. Il en fallait. Car la bureaucratie de l'État égyptien, toujours pharaonique, était traversée de toutes sortes de contradictions et de conflits, les uns, nobles, traduisant des visions politiques différentes, les autres, plus vulgaires, le heurt d'intérêts d'individus et de clans. En gros, il y avait quatre centres de décision qui se disputaient plus qu'ils ne se partageaient l'orientation du développement du pays : la Mouassassa, le ministère de la Planification, le ministère des Finances dont dépendait la Banque centrale, la Banque industrielle. On ne pouvait pas, à la Mouassassa, se contenter de gérer le secteur public au jour le jour. On était donc contraint de planifier son développement. Mais n'était-ce pas là la tâche que le nouveau ministère du Plan aurait dû assumer ? Or il ne l'assumait pas. Ses techniciens, souvent individuellement des personnes de qualité, - comme Nazih Deif, mon interlocuteur, l'était - avaient été mis (ou s'étaient mis d'eux-mêmes) sur les rails de la « modélisation » de la croissance. Je ne suis pas hostile par principe à l'usage de modèles bien sûr. Il en faut pour tester la cohérence des politiques sectorielles et partielles. Mais le modèle doit venir après, non avant. Après que le contenu social et politique des objectifs ait été défini. Les technocrates croient souvent pouvoir fuir la responsabilité politique par l'illusion que les modèles permettent de faire des choix dont la rationalité pourrait être supra politique, supra sociale. Charles Prou, qui travaillait à Paris au SEEF, le brain trust du Plan français, dirigé par Claude Gruson, venu en mission au Caire, partageait mon point de vue. Ensemble nous avions tenté de convaincre Deif, en vain. Le Plan donc ne nous gênait pas, mais il était une référence inutile.
Il restait que le développement du secteur public contrôlé par la
Mouassassa avait besoin de moyens financiers. Or ici nous nous
heurtions à l'obstacle de la dualité des visions des Finances et de la Banque industrielle. Le ministère des Finances, institution aussi ancienne que l'Égypte, avait des habitudes qu'il était pratiquement impossible de lui faire changer. Le Trésor avait toujours financé l'irrigation et, depuis le XIXe siècle, les chemins de fer, puis, depuis la crise des années 1930 qui avait menacé de faillite trop de grands propriétaires fonciers, le Crédit foncier qui avait pris le relais des banques auprès desquelles ces propriétaires s'étaient endettés, enfin, depuis la guerre, le Crédit agricole (qui faisait les avances de campagne aux petits exploitants) et un certain nombre de caisses - dispersées - qui géraient des fonds de compensation, chaque fois créées ad hoc, pour limiter les dégâts de l'inflation. Dans tous ces domaines impossible de faire sortir le Trésor de ses habitudes, gérées par des services séparés, sans communication entre eux, entraînant pas mal de gaspillages ou d'absurdités. De plus, le Trésor n'avait jamais pensé financer l'industrie qui, au demeurant, ne le lui avait jamais demandé, se contentant d'asseoir sa rentabilité par la protection tarifaire et l'octroi des marchés publics, renforçant la position monopoliste des entreprises. La Banque centrale, dont les fonctions étaient assumées alors par la National Bank tout juste nationalisée, était - nature oblige conservatrice au maximum. Chargée d'assurer la stabilité de la monnaie (c'est déjà pas si mal - elle le faisait bien) mais rien à faire pour aller au-delà. J'étudiais donc ce fatras des finances publiques égyptiennes - passionnant travail qui m'a amené plus tard à savoir lire vite dans les fatras non moins désordonnés des comptes du Trésor au Mali, au Ghana (du temps de Rawlings), au Congo (du temps de Noumazalaye) et à Madagascar (du temps de Ratsiraka). J'y avais découvert qu'il y avait un compte riche de moyens inemployés, celui des Wakfs publics (biens de main-morte) nationalisés récemment (les Wakfs privés avaient été abrogés par le régime républicain). Pourquoi ne pas mobiliser ces moyens pour l'industrialisation ? Échec de nos propositions (Ismaïl avait défendu le dossier) pour
une raison simple : c'était l'armée qui tapait dans ces caisses ! pas exclusivement pour acheter des armes, également pour construire des logements pour les officiers. Il ne restait plus que la Banque industrielle, création du régime, contrôlée en principe par le nouveau ministère de l'Industrie (indépendant des Finances). Notre fidèle ami, communiste lui aussi, Hassan Abdel Razek, était l'économiste en chef de la Banque. Nous discutions souvent de tel ou tel projet, nous parvenions souvent à la même conclusion - pas toujours, mais c'est normal - mais nous n'étions pas capables de faire donner une suite à nos propositions. Au ministère de l'Industrie, qui détenait la décision en dernier ressort, des « clans » (shilalcn égyptien, terme bien connu de tous ceux qui savent ce que sont les habitudes ancestrales de la gestion du pays) - d'officiers et d'autres, plus ou moins corrompus, peu compétents ou têtus pour une raison quelconque faisaient la pluie et le beau temps. C'était eux qui « planifiaient » la réalité, en vérité dans le désordre total qui est le contraire du concept même de planification. Je raconte un peu dans le détail toute cette histoire parce que je constate que les livres qui parlent de l'époque ne le font pas. Ils substituent à la réalité un discours abstrait et général sur la planification de l'époque nassérienne, comme si celle-ci avait été la mise en œuvre raisonnée des déclarations publiques et des textes la concernant. Comme si donc son « échec » tenait à son principe théorique ! L'année 1958 et plus encore 1959, furent dures. La lune de miel entre les communistes et le régime, à la suite de la nationalisation de Suez en 1956, fut de courte durée. Les critiques adressées par les communistes à l'endroit de la vision bureaucratique antidémocratique de l'unité égypto-syrienne n'étaient pas acceptées. Le 1er janvier 1959, la police arrêtait par milliers les communistes. J'échappais à cette première liste, mais Ismaïl en était. Nous n'avions donc plus de directeur, le poste resta vacant au moins toute l'année 1959. Je n'avais d'ailleurs plus « le cœur à l'ouvrage » comme on dit, mais je décidais de ne pas chômer. Je poursuivais donc avec la même intensité mes recherches et mes études pour ma propre meilleure connaissance de la réalité économique égyp-
tienne. LÉgypte nassérienne, publié un peu plus tard (en 1963) sous le pseudonyme de Hassan Riad (mon nom de clandestinité) doit beaucoup de sa matière à celle que je réunissais alors. Je portais un jugement sévère à l'égard du nassérisme, que je maintiens. Le Maghreb Je commençais mes découvertes du monde arabe au-delà de l'Égypte par les pays du Maghreb, que fort peu de Mashrékins connaissaient à l'époque. Dans le cadre de mon enseignement à l'IDEP, je m'étais assigné l'objectif d'étudier de près les trois expériences de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie encore aux premiers stades de leur déploiement au milieu des années 1960. La Tunisie et le Maroc C'était je crois en 1963 que l'occasion m'en fut offerte. L'administration du Plan en Tunisie voulait établir un nouveau cadre pour ses comptes nationaux et en confiait la responsabilité à deux « experts », moi-même (recommandé par le SEEF) et un statisticien syrien Nazhat Chalaq. Nous avons rempli notre mission, correctement je crois, en des séjours de quinze jours qui pour moi se sont étalés sur plusieurs mois. Hussein Zghall et d'autres collègues au Plan nous ont aidé avec une grande efficacité, amitié et hospitalité toute arabe. Chalaq est un statisticien de grand talent, qui sait découvrir les contradictions et absurdités dans les chiffres proposés par ceux-ci ou ceux-là. Doté d'un bon humour, il me disait un jour : « ils trichent tous, mais pas dans les mêmes proportions ; il faudrait que le président décide, par décret, de la proportion de tricherie obligatoire pour tous les services ». Nous avons poussé l'amusement jusqu'à inclure cette proposition dans notre rapport final ! Cela fut très bien reçu, et rassure sur le sens de l'humour des administrateurs tunisiens. Les séjours à Tunis m'ont évidemment permis de rencontrer beaucoup d'intellectuels, de professeurs, de dirigeants politiques de
la gauche tunisienne. Des équipes actives du Forum ont été animés par ces intellectuels dont la réputation est établie. Les étudiants me demandaient également que je leur fasse de temps à autre une conférence, ce que je ne refuse jamais. Mais je n'ai pas connu les « grands dirigeants » du système destourien, ni ceux d'un camp (les bourguibistes) ni ceux des autres (les ben-salahistes et les benyoussefistes). Je n ai rencontré Ben Salah que beaucoup plus tard, après sa sortie de prison. Je n avais eu connaissance des contradictions au sein du système que par l'intermédiaire de leur interprétation par l'opposition de gauche. J'ai évidemment visité la Tunisie par la suite à de nombreuses occasions et j'ai suivi sa dérive - l'échec de son insertion internationale par la stratégie de délocalisation dans des zones franches - et la montée de l'islam fondamentaliste. La société tunisienne reste, malgré tout, l'une des moins arriérées des mondes arabe et musulman sur un plan important : celui du statut des femmes. À long terme, je crois que cet avantage est décisif. Force est de reconnaître que cette avancée doit être portée au crédit de Bourguiba, quoi qu'on pense de ses visions politiques - fort limitées - de ses illusions concernant l'Occident et singulièrement les États-Unis, de son penchant à l'autocratie et peut-être de sa vanité insupportable. Cela ne suffit certainement pas pour pardonner au régime odieux de Ben Ali ses crapuleries quotidiennes. Je commençais à avoir la petite réputation d'un bon bricoleur capable de fabriquer un cadre de comptabilité nationale adapté aux besoins d'une planification. Cette réputation est sans doute à l'origine de l'invitation vers 1964 que le ministre marocain de l'Économie (ou du Plan ?) Slaoui me fit à peu près à la même époque. J'avais connu Slaoui jeune - étudiant communiste à Paris. Il avait mis beaucoup d'eau dans son vin mais restait à sa manière fidèle aux souvenirs de sa jeunesse. Les camarades marocains que j'ai fréquentés depuis cette première occasion, suivie de visites répétées, sont des amis que je respecte. Mais, quel que soit mon respect pour l'action de ces militants, leur parti (le PPS - Parti du progrès et du socialisme) ne me paraît pas être parvenu à sortir des limites du cercle étroit d'une élite sans ancrage populaire solide.
Les militants de la gauche de l'USFP - dans la grande époque de ce parti - bénéficiaient certainement d'une écoute populaire beaucoup plus large. Mais tous ceux que j'ai rencontrés m'ont laissé le sentiment qu'ils ne sortiraient que difficilement des limites du populisme style nassérien-boumedienniste-baasiste. Ce qui s'est révélé être le fait, tandis que peu à peu ils glissaient fatalement vers la droite, entrant dans le grand jeu de la monarchie soucieuse d'élargir la légitimité du système en intégrant - au-delà des classes traditionnelles qui constituent sa base historique : commerçants Fassi et Soussi, aristocraties foncières et tribales, puis de la bourgeoisie compradore nouvelle - les couches moyennes de la technocratie, de la bureaucratie et des petites bourgeoisies urbaines et rurales. De là la colère et la révolte de la nouvelle génération des années 1970 - le mouvement du 22-Mars et ce qui devait en sortir d'organisations diverses. Leur « gauchisme » était certainement à la mesure de leur courage exceptionnel. L'affaire du Sahara espagnol allait encore brouiller davantage les cartes. PPS et USFP ont rallié, comme on le sait, le bloc de la « Marche verte ». J'ai sur cette affaire du Sahara un point de vue personnel que beaucoup ne partagent pas. Invité par des Mauritaniens de gauche à expliquer ma vision du problème, ceuxci, qui avaient leurs canaux d'accès au pouvoir, m'ont conseillé d'aller dire ces choses plus haut. Je fus donc invité par le président. Ma thèse était simple. Nous sommes tous, ai-je dit, pour l'unité arabe. Alors pourquoi fabriquer un État arabe (la République sahraouie) supplémentaire ? Pour permettre à une petite classe dirigeante locale d'accaparer seule les devises de l'exportation des phosphates ? Et s'il faut que cette région entre dans un pays arabe déjà existant, le mieux placé n'est-il pas la Mauritanie ? Les tribus du Sahara occidental sont celles-là mêmes qu'on retrouve en Mauritanie. Ne faut-il pas tenter de convaincre le Polissario et le gouvernement mauritanien de faire une déclaration commune allant dans ce sens ? Et en même temps, si l'on veut, une proposition de confédération à trois - Maroc, Algérie et Mauritanie - et l'ouverture de négociations sérieuses pour lui donner un contenu. Je suis sûr que les peuples des trois pays y seraient plus que favora-
bles, enthousiastes. Le président mauritanien m'a paru sensible à ce discours, bien que venu trop tard puisque les accords de Madrid avaient été signés, partageant le Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. Quelque temps plus tard, le président périssait dans un accident d'avion. Ad' autres je disais donc : pourquoi les partis, organisations et personnalités de gauche des trois pays n adoptentils pas cette position commune ? Ils seraient entendus et gagneraient l'appui de leurs peuples. Ils ne l'ont fait ni les uns ni les autres. Pourquoi ? Le pouvoir en Algérie nourrissait alors des ambitions « expansionnistes » extravagantes. Il traitait son allié mauritanien récent comme une semi-colonie. J'ai entendu de mes oreilles des responsables algériens qualifier le président mauritanien de « wali de Nouakchott ». Je leur ai volé dans les plumes. Comment ? C'est comme ça que vous croyez qu'on fera l'unité arabe ? De surcroît le modèle algérien dont vous êtes si fier commence à s'essouffler. La question du Sahara est-elle le problème majeur pour le peuple algérien aujourd'hui ? N'est-ce pas le rôle prioritaire de la gauche algérienne (car le comble était que les propos mentionnés ici étaient le fait de personnalités de la gauche algérienne) de mettre à plat ce modèle et de se mobiliser pour sortir des impasses dans lesquelles il s'est enfermé ? Je n'ai jamais fait de déclarations publiques ou écrit quoi que ce soit sur toute cette affaire parce que je pensais que cela jetterait de l'huile sur le feu tant que les forces de gauche dans les trois pays n'auraient pas assumé la responsabilité qui leur revient. Mais cet exemple illustre à mon avis deux réalités. La première est que la gauche algérienne avait choisi de s'aligner sans réserve sur le boumediennisme dont elle ne représentait plus qu'une aile. Elle devait le payer cher par la suite, lorsque la légitimité du régime allait s'éroder puis s'effondrer, au bénéfice immédiat des islamistes, le PC algérien apparaissant aux yeux des classes populaires comme sans projet particulier différent de celui du FLN. La seconde est que la division des Arabes n'est ni seulement ni même principalement le résultat de manipulations de forces extérieures. Elle est le produit de ce que sont les classes dirigeantes en place et des forces qui en
contestent les pouvoirs, de leurs ambitions égoïstes et de leurs visions étriquées. J'ai visité le Maroc comme l'Algérie à de multiples occasions par la suite. Je dois dire que je n'ai malheureusement pas vu que des progrès sensibles aient été réalisés depuis dans aucun de ces domaines. Aucune autocritique. Autre histoire d'une autre nature. J'ai été invité à Rabat vers 1974 pour « aider » le secrétaire général de la Ligue arabe et celui de l'OUA à négocier quelques affaires difficiles qui empoisonnaient les relations arabo-africaines. C'était de la part de l'OUA qui avait pensé à moi une marque de confiance, la reconnaissance que je n'étais pas chauvin et que je plaçais le front commun des pays du tiers-monde face à l'impérialisme au-dessus de leurs conflits internes. J'acceptais donc. J'écoutais l'un et l'autre des deux secrétaires faire leur exposé sur l'Érythrée, le Soudan, le Tchad, le Sahara nigérien. J'exprimais mes analyses personnelles de ces questions dans le langage le plus neutre possible, en plaçant l'accent sur les intérêts communs des peuples concernés et les principes des solutions qui pouvaient renforcer leur front commun. En un mot : respect formel des frontières, démocratisation de tous les pays concernés, respect intégral des droits des minorités, refus de l'appel à l'extérieur pour régler ces problèmes. Je fais observer que la question de la démocratisation n'était venue à l'esprit ni de l'un ni de l'autre des deux secrétaires généraux. J'insistais pour dire qu'à mon humble avis aucun de ces conflits ne trouverait de solution sans démocratie. Je ne suis pas sûr d'avoir convaincu, ni même d'avoir eu une influence fut-elle légère sur leurs comportements ultérieurs. L'Algérie J'ai visité l'Algérie à plusieurs reprises dans les années 1960, à l'invitation soit du Plan (notamment par le ministre Abdallah Khoja et son adjoint Remili, plus tard par le ministre Hidouci), soit des universités (par le recteur Ahmad Mahiou). Toujours le même topo : on me demandait un avis sur le Plan. Et je dois dire que je n'y découvrais rien qui sortit de l'ornière du populisme nationaliste. Cela n'était pas toujours facile à faire comprendre. Les
cadres algériens - beaucoup d'amis parmi eux - étaient trèsfiers,à juste titre, de la lutte glorieuse que le FLN avait menée. Mais cette fierté atténuait leur sens critique, surtout lorsque - c'était le cas de beaucoup - ils n'avaient guère participé à cette lutte que de loin. Trois problèmes majeurs m'inquiétaient. Premier problème : l'attraction du modèle « soviétiste » d'une industrialisation mal étudiée - n'ayant que peu de rapports avec le développement agricole, priorité première - finançable grâce aux revenus pétroliers, conçue par des technocrates purs insensibles aux dimensions politiques et sociales des options, mal légitimée entre autres par la théorie « des industries industrialisantes » (une rationalisation du modèle soviétique que le document de Mao intitulé « les Dix rapports fondamentaux » avait, à mon avis, détruit de fond en comble). Second problème : l'érosion rapide des velléités démocratiques et le discours grandissant contre « l'utopie de l'autogestion », etc. La Charte de 1965 paraissait à tous - gauche de l'ancien PC incluse - parfaite. Pour moi, elle ne repoduisait - souvent à la lettre - que celle du nassérisme de 1961. Mais le dire trop paraissait relever de « l'arrogance égyptienne ». Troisième problème : la fragilité de la nation algérienne. Pour moi, c'était l'évidence. Comparée au Maroc et à la Tunisie qui étaient des États avant la colonisation, la nation algérienne a été produite par la guerre de libération. Aucune honte à cela. Mais sa légitimité était de ce fait fragile et liée à celle du pouvoir du FLN dont je voyais les limites populistes. La suite des événements avec la guerre déclanchée par les islamistes m'a hélas donné raison : avec l'effondrement du FLN, c'est la solidarité nationale élémentaire qui est remise en question. Mais là aussi, dire cela trop fort pouvait ressembler à un rappel du discours colonialiste français selon lequel la nation algérienne n'existait pas. La question linguistique, souvent mise en avant, ne révèle que le sommet de l'iceberg. Sur ce plan, le choix du pouvoir d'Alger a été catastrophique : le français pour les élites, ouvertes sur la modernité et la technique, l'arabe pour le peuple, un enseignement livré aux maîtres des anciennes écoles coraniques (que les Français n'avaient jamais combattu, contrairement à la légende selon laquelle ils auraient voulu « extirper l'islam » ! Les Français avaient
maintenu la charia pour les autochtones ; le FLN avait tenté d'en atténuer la portée ; les islamistes en réclamant son respect intégral veulent tout simplement qu'on revienne à la pratique de l'époque coloniale !) et à un encadrement d'Azharistes non moins arriérés. La suite est connue. Il m'est arrivé d'en mesurer la profondeur du désastre lorsque, invité à faire une conférence à l'Université, je constatais que les « arabophones » ne savaient rien exprimer qui fasse un sens quelconque : des mots à la suite les uns des autres sans aucune préoccupation du sens qu'ils véhiculaient. En 1972 l'IDEP organisait à Alger l'un de ses grands séminaires. Les autorités, État et Université, nous ont accueilli avec de grands moyens en nous prêtant le bâtiment de l'Assemblée nationale, dont j'ai dit que pour une fois il servait d'enceinte à des débats véritables ! À la suite de ce séminaire le président Boumediene me reçut. Assez longuement - deux heures je crois. Il voulait parler surtout de politique internationale et arabe, critiquant le plan Rogers pour le Moyen-Orient, esquissant sa vision d'un « nouvel ordre économique international » (que la proclamation par les Non-alignés devait concrétiser en 1974). J'étais convaincu sur ces plans et tentais d'orienter la discussion vers les problèmes internes de l'Algérie - mes trois motifs d'inquiétude. Visiblement cela gênait le président et malgré ma diplomatie - je n'accusais personne, ne citais aucun nom, prenais la précaution de parler d'abord des « aspects positifs » et des « difficultés objectives » avant d'aborder les points sensibles - je n'ai rien retenu de ce qu'il m'a dit qui ne fut déjà connu par les discours publics. J'en sortais convaincu que le pouvoir algérien ne préparerait pas sa sortie des impasses prévisibles et finirait par tomber à droite. J'ai suivi avec beaucoup de peine la dégradation du système algérien, après la mort de Boumedienne qui avait maintenu les apparences d'une construction solide, en fait vermoulue jusqu'aux os. Chadli et son ouverture opportuniste insensée au débordement compradore et vulgaire préparait le pire : la riposte illusoire de la victoire électorale du FIS et la dérive criminelle des années 1990. Combat douteux entre deux partenaires qui ne s'affrontent que
pour le pouvoir compradore et être seuls à en bénéficier : le vieux FLN sans légitimité et ses généraux d'une part, le FIS d'autre part. Ce dernier ayant été capable dans un premier temps de capitaliser à son profit la colère des classes populaires et mobilisé des sbires recrutés chez les jeunes hittistes (nom donné en Algérie aux jeunes chômeurs sans perspectives). Favorisés par la dépolitisation - le crime banal des régimes populistes - , encadrés par les « Afghans » (les criminels formés au Pakistan et en Afghanistan dans les camps de la CIAfinancéspar l'Arabie Séoudite), les « islamistes » ont fait les ravages qu'on connaît. Les romans policiers de Yasmina Khadra sont, de ce point de vue, la meilleure analyse du drame de l'Algérie. Les islamistes sont-ils aujourd'hui épuisés par la résistance de l'appareil - ex-FLN - et les manœuvres successives de Zéroual (après la liquidation de la tentative de Boudiaf, assassiné par on ne sait encore exactement qui avec la complicité dont on ne sait pas encore quels services locaux et étrangers) et aujourd'hui de Bouteflika ? Sans doute mettre un terme à la tuerie est-il devenu la priorité première. Mais pour faire quoi après cela ? Ici encore la responsabilité de la gauche algérienne historique et de ses intellectuels est grande. Un terrain objectif existait et existe toujours pour constituer une « troisième force » qui rejette à la fois la gestion mafieuse de l'ex-FLN et celle - identique - des islamistes. Mais cette troisième force n'est jamais parvenue à se constituer. Les querelles de leadership ont sans doute leur responsabilité dans cet échec misérable. Je crois néanmoins que se profile derrière celle-ci des faiblesses plus fondamentales, entre autres l'absence d'une perspective qui sache inscrire les exigences d'une démocratisation de la société dans celles d'un renouveau socialiste. Ici encore le désarroi idéologique de milieux qui ne furent guère que des nationalistes populistes, impressionnés par le modèle soviétique, et leur ralliement absurde aux recettes « libérales » sont à l'origine de cette impuissance. Je n'ai rencontré le président Ben Bella et son épouse qu'après sa sortie de prison. « Rajeuni » par sa participation active au mouvement de renouveau des luttes mondiales pour un « autre monde » libéré du capitalisme impérialiste mondialisé.
Algérie, Tunisie, Maroc, trois pays bien distincts sur tous les plans. Belal avait résumé la différence avec un grand talent. Nous étions à Bizerte, un groupe de Maghrébins et moi, invités par le gouverneur. Long exposé inutile et fatigant de celui-ci sur les qualités exceptionnelles du président. Belal me dit : « Tu sais quelle est la différence entre les trois pays. En Tunisie, le chef parle - beaucoup et fort - et les sous-chefs l'entourent, opinent du bonnet sans arrêt. Au Maroc, le chef est assis dans un bon fauteuil, reste silencieux et les sous-chefs expriment ce qu'il faut dire. En Algérie ,chef et sous chefs parlent tous ensemble ». Résumé parfait. Et néanmoins les trois systèmes d'une certaine manière convergeaient. C'était du moins la conclusion du livre que je tirais de ces expériences maghrébines : les déterminations par la logique du capitalisme dominantfinissantpar reléguer les spécificités aux détails du folklore, {cf. S. Amin, le Maghreb moderne, 1970). La Mauritanie J'aime particulièrement le Sahara, ses immensités plus variées que ceux qui ne le connaissent pas n'imaginent guère, la sécheresse de son climat, l'élégance, lafiertéet l'hospitalité de ses peuples. J'ai la chance qu'Isabelle partage ces goûts. Nous n'avons donc jamais perdu l'occasion d'en parcourir les espaces, en Mauritanie, en Algérie et au Niger, en Egypte. Nos premières promenades à travers le grand désert nous ont conduits de Saint-Louis-du-Sénégal jusqu'à Atar et Chinguetti — au nord de la Mauritanie. Nous y avons fait connaissance de ce « peuple chimérique » comme le qualifie l'un de ses enfants parmi les plus fins, sociologue et ami, Abdel Wedoud Ould Cheikh. Invité à plusieurs reprises par les enseignants et les étudiants de ce pays, j'ai pu en apprécier l'intelligence vive comme la générosité de l'hospitalité. Je garde précieusement les beaux coffres et boubous qui m'ont été offerts à ces occasions. J'ai vérifié par moi-même l'exactitude de ce que Caillé avait écrit de ces tribus étonnantes. Arrivés à Boutilimit au coucher du soleil, l'un des marabouts du lieu nous accueillit sous sa grande tente,
ordonnait d'aller chercher un mouton qui ferait notre repas. Évidemment cela signifiait que le méchoui ne serait prêt quà deux heures du matin ! Mais impossible de refuser le geste d'hospitalité. En attendant donc, allongés sur des tapis, nous tentions de dormir un peu. Une femme maure, qui veillait à notre confort, me réveillait en me pinçant le gros orteil pour me poser cette étonnante question - en bel arabe Hassania - « toi qui connais le monde, dis-moi comment il est ? » Je ne sais plus ce que j'ai pu bafouiller pour tenter de satisfaire sa curiosité - sans succès. Car dans les tribus maures la monogamie est rigoureuse (le Coran est interprété comme n'autorisant pas la polygamie tant la condition d'affection égale est impossible) et ce sont les femmes qui sont lettrées - transmettent le savoir et la poésie -, tandis que les hommes illettrés (sauf les marabouts), ne sont là que pour manier le sabre. À Mederdra nous faisions un arrêt pour boire du thé au campement de l'administration. L'homme qui le prépara n'avait pas l'air d'un serviteur. Digne, élégant. Isabelle lui posa carrément la question. Non, dit-il, je ne suis pas le serviteur de ce campement. C'était un officier de l'armée qui avait participé à une petite tentative de coup d'État, à Néma (dans l'est de la Mauritanie) en 1961. Nous avions entendu l'écho de cet événement au Mali : quelques officiers, jugeant le régime néocolonial, avaient tenté de s'emparer du fort de Néma pour déclencher une révolte générale dans le pays. Moyens et conceptions artisanaux qui les condamnaient à l'échec. Cet officier, condamné à mort, peine commuée après plusieurs années de cachot à l'exil dans ce campement perdu dans les sables. Nous lui avons offert de l'aider à s'enfuir. On vous emmène dans notre jeep, nous passons le fleuve Sénégal en pirogue dans un village, et voilà, vous êtes libre. Il fut tenté mais réflexion faite dit : « Non, je reste dans mon pays ». En partant nous prenions soin de rouler très lentement, échangeant avec lui des gestes d'au revoir répétés... si par hasard il était tenté... jusqu'à ce que lui-même referme la porte du campement. La Mauritanie n'est cependant pas le paradis du désert. C'est aussi - comme le Soudan - le trait d'union et la frontière de confrontation entre les peuples arabes et les Négro-africains. La
société maure est esclavagiste. Il faut le dire et refuser de l'accepter. La moitié de la population des tribus est constituée de Harratins, descendants d'esclaves razziés au sud. Brutalisés, condamnés à tous les travaux les plus durs, méprisés et insultés, leur sort ne répond à aucun des discours lénifiants sur « l'esclavage domestique » par lesquels les responsables de l'État moderne et des intellectuels à leur service tentent d'en légitimer les prétendus « vestiges ». La vie dans la région frontière n'est pas aussi idyllique que le paysage calme du fleuve et de ses villages Toucouleur et Sonninké inspire. Car le fleuve est ici comme souvent non pas la frontière entre les peuples mais une voie de communications et une région peuplée sur ses deux rives par des peuples non arabes, bien que fortement islamisés depuis presque dix siècles (à la différence du Soudan). Les Toucouleurs, qui ont créé dès le XVIIe siècle leur « république islamique » (pratiquant eux-mêmes l'esclavage à l'intérieur de leur société mais refusant de se livrer à la traite avec l'extérieur), avaient des siècles plus tôt fourni la glorieuse dynastie marocaine des Almoravides. Les classes dirigeantes de l'ancien pays des Maures et celles du pays du Fleuve se faisaient fréquemment la guerre certes, mais ils se respectaient mutuellement à leur manière. Les nouvelles classes dirigeantes « arabo-berbères » dit-on (en fait presque totalement arabophones) de la Mauritanie moderne sont tout simplement racistes. Chacun a pu en vérifier mille fois la triste réalité. À Boutilimit le commandant de cercle était Toucouleur (l'administration mauritanienne fait quelques gestes de concession de cette sorte, pour usage externe). « Vous n'allez pas rendre visite à ce Nègre ! » nous disent les Maures. Oui, nous y allons de ce pas. Et c'est chez lui que nous dormirons, comme il se doit. Il y a des principes avec lesquels nous ne transigeons pas. Les Maures nous accompagnèrent jusqu'au bas de la colline de sable sur le sommet de laquelle le centre administratif avait été construit ; mais ils refusèrent d'aller plus haut. Nous prîmes nos valises et les portèrent nous-même. Le commandant nous recevant nous dit désabusé : « Comment puis-je exercer mes fonctions dans ce pays ? » La coexistence des deux peuples est sérieusement remise en question depuis les graves événements de 1988 qui ont conduit aux mas-
sacres ethniques en Mauritanie et au Sénégal et à la fuite de dizaines de milliers de paysans de la rive nord dufleuve.Qui était derrière ces massacres ? Comme presque toujours, ils n'ont pas été « spontanés » et les différents peuples contraints à la coexistence ne se haïssent généralement pas au point de s'entretuer, même lorsqu'ils véhiculent de sérieux préjugés qui maintiennent des barrières fortes dans leurs relations quotidiennes. Les boutiques des artisans et commerçants maures qu'on trouvait partout au Sénégal ont été pillées ; leurs propriétaires souvent massacrés, non pas par la « foule », mais par des groupes bien organisés, transportés en camions d'ailleurs que des lieux des sévices. Beaucoup de Sénégalais que je connais ont protégé ces malheureuses victimes. En Mauritanie, les Sénégalais et les Noirs dufleuveont été massacrés eux aussi par des groupes bien constitués. Qui était derrière ces organisations ? Si ce ne sont les pouvoirs en place, du moins ce sont des segments des classes dirigeantes, aspirant par là même à déstabiliser ces pouvoirs ; à les contraindre à en partager les avantages ou peut-être même s'y substituer. « Le poisson pourrit toujours par la tête » dit un proverbe africain. Les conflits fratricides sont rarement le produit spontané de l'explosion populaire. Ils sont presque toujours organisés par les classes dirigeantes ou des segments de celles-ci. Que ceux-ci exploitent des réalités objectives, plus ou moins mal gérées par les pouvoirs en place ne doit jamais faire oublier les stratégies de ceux qui sont les responsables directs de ces conflits. C'est vrai dans ce cas comme ailleurs en Afrique, en Asie ou en Europe bien entendu. En tout cas, la fuite des paysans du fleuve sert bien les intérêts d'une nouvelle classe de « bénéficiaires » des aménagements irrigués dont ils se sont emparés et qu'ils voulaient vidés de leurs populations pour y « développer un agro-business » soutenu pour les bailleurs de fonds étrangers et la Banque mondiale. Ces bénéficiaires sont, bien sûr, issus des bureaucraties maure (tous Arabes) et sénégalaise (pas nécessairement originaires de la région). Par certains aspects, ils s'entendent comme larrons en foire, (sur le sujet ,1e meilleur livre est en arabe : Saleh Biktach, Al niza al senegali al moritani, Le Caire 1992). Un drame de la même nature, mais d'une autre ampleur, ensanglante le Soudan depuis trente ans.
Le Soudan Je n ai pas visité le Soudan, hélas, mais ai été seulement trois ou quatre fois à Khartoum à partir de 1973. Chaque fois que, dans un de ces courts intermèdes entre deux dictatures, la situation le permettait, à l'invitation toujours de la gauche soudanaise, du PC et du Front populaire, très actifs à l'Université, mais aussi dans les organisations syndicales et populaires. Mais toujours victimes de la démocratie électorale que préconisaient les soulèvements populaires qu'ils avaient dirigés. Le contrôle des campagnes majoritaires par l'encadrement traditionnel des Ansar Mahdistes ramenait inéluctablement les mêmes au gouvernement et la même gabegie conduisait au coup d'État, militaire ou islamiste, ou à une combinaison des deux. Mais que faire ? Comment démanteler ces pouvoirs traditionnels et respecter en même temps les normes de la démocratie, fut-elle révolutionnaire ? C'était toujours le thème inépuisable de mes très longues sessions - les Soudanais peuvent passer la nuit entière à discuter - avec un grand nombre des militants de ce pays, dont j'avoue qu'il exerce sur moi un attrait irrésistible par son mélange parfaitement réussi des cultures arabe (singulièrement égyptienne) et africaine. La question de la guerre civile était également toujours au centre de nos discussions. Et, lorsque les circonstances - c'est-à-dire dans les moments où un pouvoir démocratique était installé à Khartoum - permettaient l'ouverture d'une négociation avec les rebelles du Sud (qui se déroulait souvent à Addis-Abeba), je n'hésitais pas à répondre à la confiance que les deux parties plaçaient en moi pour - non pas y participer (à quel titre ?) - mais en suivre l'évolution. Les gens du Sud ont évidemment non seulement le droit pour eux, mais ils ont raison de se révolter. Les démocrates du Nord partagent leurs vues. De ce fait les deux parties, quand elles se rencontraient, sympathisaient réellement et l'accord était sincère. S'il n'a jamais pu être mis en œuvre, c'est tout simplement parce que les militaires et les islamistes ont chaque fois renversé par la violence le gouvernement des démocrates et repris leur guerre. Les islamistes portent l'entière responsabilité du désastre.
Un désastre d'abord pour le Soudan lui-même qui, grâce à eux, n'existe plus. Car leur guerre épuise l'économie du pays, en dépit du soutien financier gigantesque qu'ils reçoivent de l'Arabie Séoudite pour la poursuivre. En conséquence ce n'est plus seulement le Sud qui est entré en dissidence, c'est tout le pays du Dar Four à l'ouest à Kassala à l'est. Mais qu'importe pour ces fanatiques abrutis, si en compensation ils peuvent interdire la bière à Khartoum, couper les mains des petits voleurs (mais pas des grands), imposer le voile aux petites filles, etc. Leur chef Tourabi, que les médias de l'Occident se plaisent à présenter comme un « intellectuel », appartient plutôt à l'espèce des criminels du pouvoir. L'amusant est que son nom en arabe - si l'on substitue un a court à la prononciation du a long - signifie « le fossoyeur ». C'est ainsi qu'on l'appelle au Soudan. La destruction du Soudan arrange bien des pouvoirs dominants dans le « système mondial » - et régional. Pour les États-Unis, le Soudan est « trop vaste ». Pour Washington d'ailleurs tous les pays du monde sont trop grands, sauf les États-Unis. La guerre, comme on le sait, a arrêté les travaux du canal de Jongkei dont l'avenir de l'Égypte et du nord du Soudan dépendent pourtant. Je sais bien que certains mouvements écologistes condament par principe tous les « grands travaux ». J'ai dit plus haut ce que je pensais de ces simplifications à propos du Haut-barrage d'Assouan. Le Mashrek Les pays du Golfe Je connais également assez bien les pays du Mashrek arabe. Je n'ai pas grand chose à dire du « Golfe » que j'ai visité en 1971 et 1974. Koweit et les Émirats ne sont ni des nations ni même des pays. Je les vois plutôt comme des supermarchés. À Koweit, je n'ai rencontré que des Égyptiens, des Palestiniens, des Syriens et des Libanais. Les autochtones paient mais ne travaillent pas. À Dubaï, arrivé un jour avant la réunion à laquelle je devais assister, l'idée saugrenue de me balader en ville m'est venue. Entré dans un maga-
sin d'appareils de téléphone, je vois sur cent mètres carrés et cinq rangées d'étagères trois mille modèles peut être (chiffre donné par le patron indien fier de son antre)... Je n'avais ni besoin, ni envie d'acheter. Plus tard, on m'a dit : « Mais non, on n'entre pas dans un magasin de là-bas comme ça, on y va avec une liste précise de tout ce qu'on veut acheter, modèle x, type y, couleur, etc. » On le trouve évidemment. Les villes du Golfe sont, bien entendu, des lieux où l'on meurt d'ennui. Malgré la stupidité complète de ces protectorats américains du Golfe, il y a quand même des Bédouins capables de regarder d'un œil critique. Quel avenir ? Les rares intellectuels originaires de la région méritent qu'on admire leur courage. On dit que les choses changent et les éloges sur le « succès » de Dubaï font la une des médias. En regardant de plus près je n'en ai pas été convaincu. Une activité commerciale fébrile, le choix de la ville comme siège de transnationales (libérées de ce fait de tout contrôle), du tourisme de riches (pour moi le lieu est trop ennuyeux pour valoir la peine !), des tours et des villas de luxe, certes. Mais rien qui n'indique une capacité inventive. Dubaï reste un relais (opulent) de la mondialisation façonnée par d'autres. Bahrein est certainement plus intéressant. Ce bazar arabo-persan a une histoire ancienne, et si les vestiges de la révolution qarmate - un communisme millénariste musulman - ont disparu, celle-ci a peut-être laissé dans les esprits des traces qui expliquent l'animation politique active qui caractérise ce pays, exceptionnelle dans la région. Je n'ai jamais eu la curiosité de visiter l'Arabie Séoudite, pour moi le comble de l'horreur. Je sais seulement que ce pays, qui donne des leçons de morale au monde entier, importe la moitié (oui la moitié - 50 %) de la production mondiale de pornographie. Le sociologue français Jean-Louis Boutillier, ami plein d'humour, m'a raconté le genre de soirées qu'on passe là-bas, en troupes d'hommes (et séparément de femmes) assis devant cinq télés porno fonctionnant ensemble... je passe sur le reste. Le Sud de la péninsule est autre. On y retrouve enfin de véritables sociétés.
Sur la route de Karachi, en 1975, nous faisons une escale de trois jours à Muscat. Entrée difficile mais amusante dans le pays. La guerre du Dhofar battait son plein et la police anglaise du sultanat avait sans doute établi de longues listes d'Arabes indésirables. Le policier s'empare de mon passeport, appelle son chef et me dit d'attendre. En attendant donc que leur décision fut prise - après sans doute coups de téléphone à l'Intérieur - j'expliquais à Isabelle que, s'ils voulaient nous refouler, ils avaient un bon prétexte : Isabelle n'avait pas de visa sur son passeport français (moi, en tant qu'Égyptien, je n'en avais pas besoin, en principe). Je lui expliquais donc qu'elle devait taire son féminisme, rester assise, tête couverte d'un foulard sorti pour la circonstance, regardant ses doigts de pieds, ne pas sortir un son de sa bouche et s'abstenir de répondre à quiconque viendrait lui parler. Le flic sort de sa boîte et me dit : « Allez, c'est bon ». Je réfléchis : je sors le passeport d'Isabelle ? Puis une idée géniale me vient à l'esprit. Je remplis ma carte d'entrée et, dans la partie intitulée « Observations », j'écris en arabe et dans cet ordre - chantatan tua zawja (deux valises et une femme !). Je fais « psit » à Isabelle, la convoque du doigt ; elle se lève, porte les deux valises et sans lever la tête me suit à petits pas et passe derrière moi, moi la tête haute. Sortis de l'aéroport, installés dans le taxi, nous éclatons de rire. On les a eu ! Le Yemen Je ne connais pas l'ancien Yemen du Sud, bien que j'ai rencontré beaucoup des hommes politiques de cette gauche exceptionnelle dans laquelle nous avions investi beaucoup d'espoir et dont j'ai parlé dans mon Itinéraire intellectuel\ Je connais assez bien par contre le Yemen du Nord visité en 1988 et 1994. Invité à deux reprises, après la fin de la guerre et de l'intervention égyptienne, par le recteur de l'université - Abdel Aziz Al Maqaleh. Tout le monde connaît l'architecture superbe des villes yéménites, ses paysages de montagne (analogues à ceux de l'Éthiopie d'en face), et même la coutume de mâcher du qat. J'ai donc été invité chaque jour à participer à ces après-midi intéressants et intelligents. La réunion rassemble
parfois des hommes seuls, ou exclusivement des femmes, ou un groupe mixte (et on m'a affirmé que cela n était ni exceptionnel ni moderne). Un des invités présente - assez longuement - un sujet, quon discute ensuite librement en mâchant du qat pendant trois ou quatre heures. J'étais donc invité à proposer des ouvertures sur de grands sujets : qu'est-ce que le socialisme ? ; l'impérialisme aujourd'hui ; la nation arabe et ses problèmes. Je dois dire que les discussions, bien animées, révélaient des niveaux de connaissance et de réflexion inattendus. Fahima Charaffeddine qui avait été invitée en même temps que moi et quelques autres intellectuels arabes de gauche, le syrien Issam El Zaim qui travaillait à l'époque à Sanaa, ont confirmé mes conclusions : ce pays pauvre n'est pas aussi « arriéré » qu'on le croit souvent. Comme l'Ethiopie d'ailleurs. Évidemment je ne pouvais mâcher - ni moi ni les autres non yéménites — avec l'assiduité des autochtones qui finissent par consommer une botte aussi volumineuse que celle qu'on servirait ailleurs à un cheval. La consommation régulière du qat finit d'ailleurs par déformer les mâchoires et la bouche, transformer les joues en véritables ballons. Nous nous contentions donc de goûter le qat. L'hospitalité des Yéménites m'a permis de visiter le pays dans son ensemble. J'ai même insisté pour aller voir les ruines de l'ancien port de Moka, qui avait connu des jours de gloire dans l'histoire. Quelle idée ? me disent à la fois Fahima que j'avais entraînée dans cette aventure et notre guide yéménite - un professeur. Descente de la montagne superbe au climat délicieux vers les basses terres humides et chaudes, pour finalement découvrir qu'il n'y avait plus rien des vestiges de Moka - un petit carré entouré de quelques fils de fer où des archéologues travaillaient sur un sol ingrat dont ils n'avaient rien extrait. Promenade que Fahima, libanaise élégante, n'avait pas appréciée - mais je suis têtu - que je ne regrette pas, puisque j'ai vu le site de Moka quand même ! Ma visite du Yemen m'a fait comprendre l'importance de ce pays dans l'histoire arabe. Deux questions que je m'étais toujours posées et auxquelles je ne trouvais pas de réponses. Pourquoi les Séoudiens craignent-ils tant les Yéménites ? Les premiers sont riches, les seconds pauvres. Pourquoi tant d'Arabes, du Maroc à
l'Irak en passant par l'Égypte, prétendent que leurs ancêtres venaient du Yemen ? La réponse - que quelques historiens ont suggérée mais pas avec la force qui convient, à mon avis - est simple. Dans toute la péninsule, le Yemen est la seule région organisée comme une société forte véritable. Son climat salubre lui vaut une croissance démographique meilleure et tous les cinq siècles, dans les temps anciens, les Yéménites étaient contraints de sortir en masse, d'émigrer en conquérants. Ils ont ainsi constitué l'Éthiopie, qui partage son sémitisme avec les langues anciennes du Sud arabique. Ils ont fourni le plus gros des armées arabes de l'Islam. Les Séoudiens les craignent. Ils craignent leur résolution, leur courage, leur capacité d'organisation. Retour à Sanaa, il m'a été donné, évidemment, de discuter longuement des perspectives politiques du pays. Les cadres Yéménites étaient fort critiques de l'intervention égyptienne, avec de bons arguments. Non seulement ce que tout le monde sait, hélas, de l'arrogance d'officiers petit-bourgeois, méprisant à l'égard de ce peuple « illettré », et occupés à faire de l'argent par tous les moyens pour meubler leur appartement du Caire. Mais encore, au-delà, l'incohérence des stratégies nassériennes ne sachant sur quel pied danser dans les relations avec les Séoudiens était le produit d'un mélange d'intentions progressistes authentiques, de visées expansionnistes inutiles et absurdes, et de médiocrité dans l'exécution. Les Yéménites - du moins ceux que j'ai rencontrés - n'en tiraient certainement pas des conclusions « anti-égyptiennes » ; au contraire, ils restaient admirateurs de l'Égypte et de Nasser, unitaires arabes. Mais ils pensaient qu'ils n'auraient pas fait plus mal seuls. Je crois qu'ils avaient raison. Sachant que ce qu'ils pouvaient faire n'aurait pu être qu'une amorce de modernisation, et guère plus. Mais étaient-ils conscients de ces limites ? Difficile à dire. L'imitation du modèle populiste kadhafien par la Conférence du Peuple, m'inquiétait. Des mots, beaucoup de mots, vite qualifiés de « socialistes ». Les progressistes parmi ces responsables et militants du Nord - il y en avait - comptaient beaucoup sur ce que l'unité avec le Sud leur apporterait en renfort. La suite des événements a prouvé que les faiblesses des forces politiques progressistes du Sud annulaient largement ces espoirs.
L'Irak, le Liban, la Syrie et la Jordanie Je n'ai été qu'une fois en Irak, à Bagdad dont je ne suis pas sorti, pour participer à une réunion panarabe. Cela se situait aux débuts de la dictature de Saddam en 1980. Nous parlions librement des problèmes à l'ordre du jour de la réunion, avec seulement les réserves de vocabulaire d'usage. Au fond de la salle, quatre participants irakiens, aux moustaches bien fournies (je n'ai jamais vu d'Irakiens sans moustaches - ou presque - , les exceptions seraient à signaler) transpiraient et peinaient, prenant des notes intégrales de tout ce qui se disait. Des personnages « tout à fait figuratifs » comme l'aurait dit mon ami le peintre brésilien Tiberio. Je demande la parole : « Je vois que nos frères participants irakiens sont extrêmement sérieux et soucieux de tirer le profit maximal de nos discussions. Pourquoi ne pas faciliter leur tâche en installant un appareil d'enregistrement dont nous leur offririons les bandes ? Ils auront ainsi la possibilité de bien réfléchir, calmement, à tout ce que nous aurons exactement dit ». Grands rires. La proposition fut adoptée. Au-delà de cette bonne blague, l'atmosphère était terrible et chaque jour les journaux faisaient état d'arrestations, de condamnations, etc. Il s'agissait de terroriser le pays. J'inventais une « nokta » un peu sinistre : tous les matins la radio annonce la pendaison de vingt-cinq personnes : cinq communistes, cinq baasistes déviationnistes, cinq bourgeois libéraux, cinq islamistes et cinq sans opinion quelconque, afin que personne ne se sente en sécurité ! Mon cousin Mansour Fahmy, qui avait été consul à Bagdad, doté d'un bon humour égyptien et qui savait imiter l'accent local à la perfection, m'avait raconté (il l'avait inventé bien sûr) comment se déroule un « festival de la culture » baasiste. Une longue table de quinze moustachus identiques. Le premier se lève et lit son adresse culturelle. Très brève, une phrase : « En mai nous en avons tué cinquante mille ». Le second se lève à son tour : « En juillet nous en avons tué cent mille », etc. Le dernier : « En août nous les avons tous tués ». Point final donc, on ne peut pas faire mieux. Festival terminé.
Cela étant, l'Irak regorge d'intellectuels de la plus grande valeur et de dizaines de milliers de militants d'un courage peu commun. Ceux que j'ai pu voir n'osaient parler, à voix basse, que hors de chez eux, en plein air loin de tout bâtiment. Ce que j'ai entendu d'eux témoignait tout simplement de l'horreur absolue du système politique du baasisme irakien. Sera-t-on donc surpris d'apprendre que la plupart de ces intellectuels admirables ont fini par choisir l'exil ? Hélas, trois fois hélas, par la suite, un bon nombre de ces intellectuels ont cru possible de faire le choix d'un retour au pays dans les wagons de l'envahisseur. La suite tragique de l'histoire est connue. Le Liban est sans doute un petit pays, mais il est attachant et riche par la quantité et la variété de ses productions intellectuelles. Le produit certain à la fois de sa diversité confessionnelle, qui impose à tous un sens du relatif, et de sa vie démocratique - si limitée soit-elle - sans pareille dans aucun des autres pays arabes. J'ai visité le Liban à plusieurs reprises pendant la guerre civile qui l'a ensanglanté durant une dizaine d'années à partir de 1975, à l'invitation du bloc des forces démocratiques et nationales. Tout le monde sait aujourd'hui comment cette guerre n'a pas été le produit spontané d'une hostilité « viscérale » des communautés, mais celui du jeu complexe, d'une part, des milices qui se sont attribuées le monopole du discours et de l'action au nom de ces communautés qu'elles prétendaient défendre alors qu'en fait elles les plaçaient sous leur coupe et, d'autre part, des forces extérieures (sionistes, puissances occidentales - États-Unis en tête, et derrière eux leurs vassaux Séoudiens, - Syrie, Iran islamiste, Palestiniens de l'OLP) qui ont joué telle ou telle carte (et parfois changé de partenaires avec cynisme). Le moment le plus cruel de cette période a certainement été celui de l'invasion israélienne (1982) accompagné par le massacre organisé par Israël et ses acolytes des Palestiniens de Sabra et Chatila, comme par celui des Maronites de la montagne. L'objectif était alors clairement de faire éclater le Liban, d'y tailler un micro État maronite client d'Israël et des Occidentaux, d'ouvrir à l'expansionnisme israélien la conquête du Sud du pays. Ce plan a été mis en échec d'abord, il faut le dire, par le peuple libanais luimême. Donnant une première grande leçon au monde arabe et aux
Palestiniens, les civils Libanais n ont pas fui devant les armées israéliennes et les ont combattu par la résistance dans les territoires occupés (résistance qualifiée de « terroriste » hélas, par les média dominants dominés par les vues israéliennes). Mintifada ultérieure de la Palestine a tiré les leçons de cette première expérience de résistance populaire. La diplomatie syrienne a joué également avec une intelligence aiguë, qu'on soit favorable au régime de Damas ou qu'on ne le soit pas, un rôle décisif dans la mise en échec de ces plans. Au cours des visites fréquentes que j'ai faites dans le sud du pays, j'ai pu constater de visu l'incroyable arrogance des armées israéliennes d'occupation. Leurs provocations sont quotidiennes, comme les survols de Beyrouth et les lâchers de bombes au hasard ici ou là. Mais l'opinion occidentale n'en est jamais informée. Les médias n'ont pas le droit d'adresser la moindre critique à l'État sioniste. Beyrouth et le Liban pendant la guerre ne pouvaient que convaincre de ces qualités exceptionnelles du peuple libanais et singulièrement de ses segments politiques démocratiques et plus ou moins socialistes - autrement dit de sa gauche. Voilà une ville Beyrouth - coupée en deux, soumise aux bombardements des milices des deux camps et à ceux de l'aviation israélienne, et qui néanmoins vivait, et vivait intensément. Ni eau ni électricité distribuées par les services publics, mais de l'eau et de l'électricité partout, fournis par l'auto-organisation des quartiers, l'installation de petits générateurs, la mobilisation de camions citernes, etc. À Beyrouth, la vie politique et intellectuelle continuait comme si de rien n'était. J'ai donc fait des conférences, tenu des réunions de travail dans des lieux d'où l'on entendait la canonnade. Lorsque le bruit de celle-ci s'amplifiait, mais seulement alors, on décidait d'aller plus loin... poursuivre la discussion. Des militants venus de l'autre côté de la ligne de front n'hésitaient pas à venir assister à ces discussions. Dans la montagne - ce paysage superbe qui domine Beyrouth - le Parti socialiste de Jumblat organisait, également avec ma participation et celle d'autres, des rencontres et des débats ; les uns directement liés aux problèmes libanais ou arabes, d'autres d'une nature plus générale - sur l'évolution du capitalisme mon-
dial, la crise des systèmes nationaux et socialistes, la théorie marxiste, etc. Je garde un beau souvenir de ces lieux splendides et des palais ottomans de Deir-el-Amar. À Beyrouth et ailleurs on ne pouvait qu'être admiratif de cette passion de vivre des Libanais, reconstruisant immédiatement leurs immeubles endommagés, sans attendre. Une comparaison s'imposait à moi : la publication d'un manuscrit donné à un éditeur de Beyrouth paraissait dans le délai promis, au Caire ce n'était pas le cas ! Et mieux imprimé à Beyrouth, sans fautes et sans coquilles ! La paix revenue, la possibilité m'a été donnée de visiter plus calmement toutes les régions de ce petit pays, les Cèdres et la Bekaa, Tripoli et Saïda. Et toujours d'y tenir des conférences fort animées. Bien entendu le régime politique et social sur la base duquel la paix a été rétablie au Liban est loin de répondre aux attentes des forces démocratiques et progressistes qui constituent le seul fondement solide de cette paix. La spéculation foncière triomphante qui tire profit de la reconstruction de la capitale fera disparaître à jamais son magnifique centre historique - cette place des Canons et les bâtiments ottomans qui l'avoisinaient et dont je garde moimême, comme tous ceux qui les ont connus, un beau souvenir. Mais la ville, si banale que puisse devenir son urbanisme dit moderne, reste prenante. La vie de café - que j'ai toujours aimée y est certainement l'une des manifestations les plus plaisantes de la sociabilité libanaise. La grande Syrie, du golfe d'Aqaba et de Petra à Alep, en passant par le cirque romain de l'ancienne Philippopolis, ville de Philippe d'Arabie, empereur romain, sans aucun doute le mieux conservé des édifices du genre, Palmyre, les quartiers historiques de Damas, Homs, Hama, Alep et Lattaqieh, la montagne alaouite et les forteresses de Salah et Dine et des Croisés, surveillant les routes de la soie, est un beau pays, par la richesse et la variété de ses vestiges comme par celle de ses paysages. Une richesse qui rappelle l'apport décisif des civilisations anciennes et byzantine à la construction des grands siècles arabes. Ce n'est pas seulement que la grande mosquée des Omeyyades ne soit simplement que l'ancienne cathédrale byzantine (comme
Sainte-Sophie à Istanbul). Des ruines de cathédrales énormes, abandonnées dans une nature aujourd'hui désertique, témoignent que la région était beaucoup plus densément peuplée d'agriculteurs (remplacés aujourd'hui par des éleveurs de moutons) jusqu'au Xe siècle qu'elle ne le fut par la suite. Celles de Palmyre témoignent de l'importance des fonctions commerciales de la région sur la route de la soie depuis la plus haute antiquité. De ce fait, on sent bien dans l'artisanat de la Syrie les influences venues de l'Est, de l'Iran et de l'Inde. Invité à la semaine culturelle de Damas, j'ai été frappé, mais non surpris, par le discours démocratique et laïc sans concessions d'un grand nombre d'intellectuels de haute qualité. Qui plus est, des discours publics, prononcés devant des auditoires de milliers de jeunes - étudiants et travailleurs - et de moins jeunes - militants de tendances diverses. Des discours impensables ailleurs dans le monde arabe, qui vous vaudraient d'avoir la tête tranchée par les islamistes et d'être condamnés par les tribunaux de l'État pour « offense à la religion ». De très bons signes pour l'avenir. En contrepoint, le spectacle lamentable que nous a offert à plusieurs reprises le fils presque demeuré de Khaled Bagdache, qui apparemment a hérité la charge de secrétaire général du Parti (ou en partage la responsabilité avec sa mère, la veuve), ne doit, heureusement, qu'amuser. Plus personne en Syrie n'est aujourd'hui disposé à le prendre au sérieux.
CHAPITRE DEUX
Néocolonialisme et socialisme africains L'Afrique indépendante est partagée de i960 à 1963 en deux camps : celui de Casablanca (Egypte, Maroc, Guinée, Ghana et Mali) qui considère que les indépendances « octroyées » n'ont pas réglé la question de la libération, et celui de Monrovia (les autres pays) qui acceptent leur sort, qualifié par les premiers de « néocolonialiste ». Elle se retrouve réunie dans l'OUA, crée en 1963 à l'initiative de Hailé Sélassié. Toute l'Afrique indépendante adhère alors au Mouvement des Non-alignés, produit de Bandoung, dont l'esprit a trouvé un écho suffisant pour engager non seulement ses peuples mais encore les classes dirigeantes et les gouvernements. Ayant été personnellement associé à la vie intellectuelle et politique du continent dès cette époque et même avant, je crois que le panorama que je vais proposer au lecteur dans les pages qui suivent pourrait aider à mieux comprendre les vicissitudes des tentatives du continent de sortir des ornières de la colonisation. Mais l'Afrique nouvelle est fragile, précisément par l'héritage misérable que cette colonisation lui lègue. La plupart des sociétés africaines sont menacées de désintégration et quelques-unes sont désormais avancées dans ce processus terrible. Le discours dominant sur le sujet en attribue la responsabilité à la « maturité insuffisante » de ces sociétés, sous entendu trop vite décolonisées. Du coup, on passe sous silence la véritable cause du drame : le marché. Car le marché par lui-même opère toujours comme une force
centrifuge, désintégratice. Et c'est seulement lorsqu'il est régulé par l'État qu'il cesse de l'être. Dans des économies aussi fragiles que celles dont l'Afrique a héritées de la colonisation cet effet désintégrateur a des effets dévastateurs encore plus marqué qu'ailleurs. Car ici nous n'avons pas de système productif digne de ce nom ; et le marché ne le crée pas ; il ne l'a jamais créé nulle part ; c'est à l'État - instrument de la société et des compromis sociaux qui la caractérise à chaque étape de son évolution, fut-elle capitaliste - que revient la responsabilité de créer un système productif cohérent avec le projet sociétal. En l'absence de celui-ci ce que font les forces du marché c'est tout simplement exploiter les segments épars d'un système qui, n'existant pas, ne peut pas leur opposer de résistance. La « compradorisation » est la forme sociale, politique et idéologique à travers laquelle s'exprime cette situation de « non-État ». Il n'y a pas « trop d'État » en Afrique ; il y a seulement une mauvaise administration compradore qui n'est pas même un État véritable. En termes idéologiques, cette situation se traduit par le triomphe de l'intérêt individuel, ou celui de clans et clientèles, l'absence de sens de la solidarité (de classe et nationale), la réduction du combat politique à des pratiques opportunistes vulgaires, laquelle, à son tour, dépolitise les peuples et retarde la formation de citoyens responsables, condition incontournable de la démocratisation. Le néocolonialisme ne se déploie donc que sur un fond de crise permanente. Il est lui-même en crise permanente. C'est la raison pour laquelle il a été sans cesse remis en question, ici et là, par des mouvements qui, même s'ils n'ont pas acquis la cohérence et la force nécessaires pour constituer une alternative efficace et viable - comme cela a été le cas jusqu'ici - n'en sont pas moins annonciateurs des exigences d'un avenir meilleur. C'est pourquoi les vagues de ce que j'appelle desripostesnationales populistes plutôt que des projets socialistes se succèdent en Afrique sans désemparer. La première de ces vagues - le Ghana de Nkrumah, le Mali de Modibo, la Guinée, le Congo - s'était à peine épuisée que se renouvelle la tentative, en Afrique de l'Ouest au Bénin, puis au Burkina Faso alors qu'une renaissance s'amorce peut-être au Ghana et au Mali,
en Afrique de l'Est en Tanzanie, en Éthiopie, à Madagascar puis en Afrique australe. J'ai suivi de près toutes ces tentatives de construire une alternative au néocolonialisme en crise. Faillite de l'Afrique ? Non. Il faut dire : faillite du capitalisme, incapable d'offrir à l'Afrique quoi que ce soit d'acceptable. Aujourd'hui que la page de Bandoung est tournée, l'impasse est plus dramatique que jamais. L'attaque frontale contre la paysannerie que promeut le programme de libéralisation de l'OMC accélère la transformation du continent en un monde de campagnes désolées et de bidonvilles. La pression migratoire qui en résulte (les nouveaux boat peoples) en est la conséquence inéluctable, tandis que les Européens s'entêtent à ne pas vouloir y reconnaître leur responsabilité écrasante. La question agraire au cœur des problèmes de développement et de démocratie La question agraire est au cœur des défis auxquels sont confrontées les sociétés d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Les partis communistes et les mouvements de libération nationale en étaient parfaitement conscients, à l'époque de Bandoung. La question concerne les règles régissant l'accès à l'usage du sol agraire. Ces règles doivent être conçues dans une perspective qui « intègre et non exclut », c'est-à-dire qui permette à l'ensemble des agriculteurs d'avoir accès au sol, condition première de la reproduction d'une « société paysanne ». Ce droit fondamental ne suffit certes pas. Encore faut-il s'assurer qu'il soit accompagné par des politiques permettant aux exploitations paysannes familiales de produire dans des conditions assurant une croissance affirmée de la production nationale (garantissant à son tour la souveraineté alimentaire du pays) et l'amélioration parallèle des revenus réels de l'ensemble des paysans concernés. Il s'agit de mettre en œuvre un ensemble de propositions macro-économiques et des formes de leur gestion politique adéquates, et de soumettre les négociations concernant l'organisation des systèmes d'échanges internationaux aux exigences des premières.
Les partisans de la voie capitaliste ignorent la question puisque pour eux, par principe, la modernité implique la propriété privée du sol. On oublie que ce régime foncier dit moderne est le produit de la constitution du capitalisme historique (« réellement existant ») à partir de l'Angleterre, mis en place par la destruction des systèmes « coutumiers » de réglementation de l'accès au sol, en Europe même. Les statuts de l'Europe féodale étaient fondés sur la superposition des droits sur la même terre : ceux du paysan concerné et des autres membres d'une communauté villageoise (serfs ou libres), ceux du seigneur féodal, ceux du roi. L'assaut a pris la forme des enclosures en Angleterre, imitée de manières diverses dans tous les pays de l'Europe au cours du XIXe siècle. Marx a dénoncé très tôt cette transformation radicale qui a exclu la majorité des paysans de l'accès à l'usage du sol, - pour en faire des prolétaires émigrés en ville (par la force des choses) ou demeurés sur place en qualité d'ouvriers agricoles (ou de métayers/fermiers) -, qu'il a rangé dans la famille des mesures d'accumulation primitive dépossédant les producteurs de la propriété ou de l'usage des moyens de production. Cette accumulation par dépossession se poursuit dans les pays du Sud contemporains. La rhétorique du discours du capitalisme sur lui-même l'idéologie « libérale » a produit un mythe : celui de la « rationalité absolue et supérieure » de la gestion de l'économie fondée sur la propriété privée et exclusive des moyens de production, auquel le sol agraire est assimilé. Ce discours dominant étend les conclusions qu'il croît être en mesure de tirer de la construction de la modernité occidentale, pour les proposer comme les seules « règles » nécessaires au progrès de tous les autres peuples. Faire du sol partout une propriété privée au sens actuel du terme, tel que pratiqué dans les centres du capitalisme, c'est généraliser au monde entier la politique des enclosures, c'est-à-dire accélérer la dépossession des paysans. Ce processus n'est pas nouveau : il a été amorcé et poursuivi au cours des siècles précédents de l'expansion mondiale du capitalisme, notamment dans le cadre des systèmes coloniaux. Aujourd'hui l'OMC - Organisation mondiale du commerce - se propose seulement d'en accélérer le mouvement, alors que précisé-
ment les destructions à venir que cette option capitaliste implique sont de plus en plus prévisibles et calculables et que de ce fait la résistance des paysans et des peuples concernés, par son déploiement, permettrait de construire une alternative véritable, authentiquement humaine. En Afrique, les régimes fonciers restent largement fondés sur d'autres bases que la propriété privée. Cette définition est, comme on le voit, négative - non fondés sur la propriété privée - et de ce fait ne peut désigner un ensemble homogène. Car dans toutes les sociétés humaines l'accès au sol est réglementé. Mais cette réglementation est gérée soit par des « communautés coutumières », soit par des « collectivités modernes », soit par l'État. Ou plus exactement et plus fréquemment par un ensemble d'institutions et de pratiques qui concernent les individus, les collectivités et l'État. La gestion « coutumière » (exprimée en terme de droit coutumier ou dit tel) a toujours (ou presque) exclu la propriété privée (au sens moderne) et toujours garanti l'accès au sol à toutes les familles (plutôt que les individus) concernées, c'est-à-dire celles constituant une « communauté villageoise » distincte et s'identifiant comme telle. Mais elle n'a jamais (ou presque) garanti un accès « égal » au sol. D'abord elle en a le plus souvent exclu les « étrangers » (vestiges des peuples conquis le plus fréquemment), les « esclaves » (de statuts divers), et partagé inégalement les terres selon les appartenances de clans, lignages, castes ou statuts (« chefs », « hommes libres », etc.). Il n'y a donc pas lieu de faire un éloge inconsidéré de ces droits coutumiers, comme hélas nombre d'idéologues des nationalismes anti-impérialistes le font. Le progrès exigera certainement leur remise en question. La gestion coutumière n'a jamais - ou presque - été celle de « villages indépendants ». Ceux-ci ont toujours été intégrés dans des ensembles étatiques, stables ou mouvants, solides ou précaires selon les circonstances mais fort rarement absents. Les droits d'usage des communautés et des familles qui les composaient ont donc toujours été limités par ceux de l'État, percepteur d'un tribut (raison pour laquelle j'ai qualifié la vaste famille des modes de production prémodernes de « tributaire »). Ces formes complexes de
la gestion « coutumière », différentes d'un pays et d'une époque aux autres, n'existent plus que, dans le meilleur des cas, sous des formes dégradées à l'extrême, ayant subi l'assaut des logiques dominantes du capitalisme mondialisé depuis au moins deux siècles (en Asie et en Afrique), parfois cinq (en Amérique latine). L'exemple de l'Inde est probablement dans ce domaine l'un des plus éclairants. Avant la colonisation britannique, l'accès au sol était géré par les « communautés villageoises », ou plus exactement par leurs castes - classes dirigeantes, au demeurant excluant les castes inférieures - les dalits traités en une espèce de classe d'esclaves collectifs analogues aux ilotes de Sparte. Ces communautés étaient à leur tour contrôlées et exploitées par l'État impérial Moghol et ses vassaux (États des rajahs et autres rois), percepteurs du tribut. Les Britanniques ont élevé au statut de « propriétaires » les zamindars antérieurement chargés de la perception du tribut, se constituant de la sorte en classe de grands propriétaires fonciers alliés, au mépris de la tradition. Par contre, ils ont maintenu la « tradition » quand celleci faisait leur affaire, par exemple en « respectant » l'exclusion des dalits de l'accès au sol ! L'Inde indépendante n'a pas remis en question cet héritage colonial lourd qui est à l'origine de l'incroyable misère de la majorité de sa paysannerie et, partant, de son prolétariat urbain {cf. S. Amin, Pour un monde multipolaire, chapitre Inde, 2005). La solution de ces problèmes et la construction d'une économie familiale paysanne majoritaire viable passe de ce fait par une réforme agraire au sens strict du terme (voir plus loin le sens de cette proposition). Les colonisations européennes en Asie du Sud-Est, celle des États-Unis aux Philippines, ont produit des évolutions du même type. Les régimes de «despotisme éclairé» de l'Orient (Empire ottoman, Égypte de Mohamed Ali, Shahs d'Iran) ont également largement substitué la propriété privée au sens moderne du terme, au bénéfice d'une nouvelle classe improprement qualifiée de « féodaux » (par les courants majoritaires du marxisme historique) recrutée parmi les agents supérieurs de leur système de pouvoir. De ce fait, la propriété privée du sol concerne désormais la majorité des terres agricoles - particulièrement les meilleures d'entre elles - dans toute l'Asie, en dehors de la Chine, du Vietnam
et des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale, et il ne reste plus que des lambeaux de systèmes para-coutumiers dégénérés, en particulier dans les régions les plus pauvres et les moins intéressantes pour l'agriculture capitaliste en place. Cette structure est fortement différenciée, juxtaposant grands propriétaires (capitalistes de la campagne dans la terminologie que j'ai proposée), paysans riches, paysans moyens, paysans pauvres et sans terre. Il n'existe ni « organisation » ni « mouvement » paysan qui transcendent ces conflits de classes aigus. Dans l'Afrique arabe, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et au Kenya, les colonisateurs (sauf en Égypte) avaient octroyé à leurs colons (ou aux Boers en Afrique du Sud) des propriétés privées « modernes », en général de type latifiindiaire. Cet héritage a certes été liquidé en Algérie ; mais ici la paysannerie avait pratiquement disparu, prolétarisée (et « clochardisée ») par l'extension des terres coloniales ; tandis qu'au Maroc et en Tunisie, les bourgeoisies locales en ont pris la succession (ce qui a été également le cas en partie au Kenya). Au Zimbabwe la révolution en cours a remis en cause l'héritage de la colonisation au bénéfice en partie de nouveaux propriétaires moyens d'origine urbaine plus que rurale, en partie de « communautés de paysans pauvres ». L'Afrique du Sud demeure encore hors de ce mouvement. Les lambeaux de systèmes para-coutumiers, dégénérés, qui subsistent dans les régions « pauvres » du Maroc ou en Algérie berbère comme dans les Bantoustans d'Afrique du Sud, subissent l'assaut des menaces de l'appropriation privative, alimentée de l'intérieur et de l'extérieur des sociétés concernées. Dans toutes ces situations les luttes paysannes (et éventuellement les organisations qui les animent ou s'y associent) doivent être qualifiées : s'agit-il de mouvements et de revendications de « paysans riches », en conflit avec telle ou telle orientation des politiques d'État (et des influences du système mondial dominant sur celles-ci), ou de paysans pauvres et de sans terre ? Les uns et les autres peuvent-ils entrer dans une « alliance » contre le système dominant (dit « néolibéral ») ? À quelles conditions ? Dans quelle mesure ? Les revendications — exprimées ou non — des paysans pauvres et sans terre peuvent-elles être « oubliées » ?
En Afrique intertropicale, la persistance apparente des systèmes « coutumiers » demeure sans doute plus visible. Car ici le modèle de la colonisation s'était engagé dans une direction différente et particulière, qu'on a qualifiée « d'économie de traite ». La gestion de l'accès au sol était laissée aux autorités dites « coutumières », néanmoins contrôlées par l'État colonial (par le biais de chefs traditionnels vrais ou faux fabriqués par l'administration). L'objectif de ce contrôle était de contraindre les paysans à produire, au-delà de leur autosubsistance, un quota de produits spécifiques d'exportation (arachides, coton, café, cacao). Le maintien d'un régime foncier ignorant la propriété privée faisait alors l'affaire de la colonisation, puisque aucune rente foncière n'entrait dans la composition du prix des produits désignés. Cela s'est traduit par un gaspillage de sols, détruits par l'extension des cultures, parfois définitivement (comme l'illustre la désertification du Sénégal arachidier). Une fois de plus le capitalisme démontrait ici que sa « rationalité à court terme », immanente à sa logique dominante, était bel et bien à l'origine d'un désastre écologique. La juxtaposition d'une production alimentaire de subsistance et de productions d'exportation permettait également de payer le travail des paysans à des taux proches de zéro. Dans ces conditions, parler de « régime foncier coutumier » c'est forcer considérablement la note : il s'agit d'un régime nouveau qui ne conserve des « traditions » que les apparences, souvent dans ce qu'elles avaient de moins intéressant. La Chine et le Vietnam fournissent l'exemple, unique, d'un système de gestion de l'accès au sol qui n'est ni fondé sur la propriété privée ni sur la « coutume », mais sur un droit révolutionnaire nouveau, ignoré partout ailleurs, qui est celui de tous les paysans (définis comme les habitants d'un village) à un accès égal à la terre (j'insiste sur le qualificatif égal). Ce droit est la plus belle conquête des révolutions chinoise et vietnamienne. En Chine, et encore davantage au Vietnam colonisé plus en profondeur, les systèmes fonciers « anciens » (ceux que j'ai qualifié de « tributaires ») étaient déjà passablement érodés par le capitalisme dominant. Les anciennes classes dirigeantes du système de pouvoir impérial s'étaient largement emparé de terres agricoles en
propriété ou quasi propriété privée, tandis que le développement capitaliste encourageait la constitution de classes nouvelles de paysans riches. Mao Zedong est le premier - et sans doute le seul, suivi par les communistes chinois et vietnamiens - a avoir défini une stratégie de révolution agraire fondée sur la mobilisation de la majorité de paysans pauvres, sans terre et moyens. La victoire de cette révolution a permis d'emblée d'abolir la propriété privée du sol - à laquelle a été substituée celle de l'État - et d'organiser les formes nouvelles de l'accès égal de tous les paysans au sol. Cette organisation est certes passée par plusieurs phases successives, dont celle inspirée par le modèle soviétique fondé sur les coopératives de production. Les limites des réalisations atteintes par celles-ci ont conduit les deux pays à revenir à l'exploitation paysanne familiale. Ce modèle est-il viable ? Peut-il produire une amélioration continue de la production sans dégager un excédant de main-d'œuvre rurale ? À quelles conditions ? Quelles politiques de soutien exiget-il de l'État ? Quelles formes de sa gestion politique peuvent-elles répondre au défi ? Idéalement le modèle implique la double affirmation des droits de l'État (seul propriétaire) et de l'usufruitier (la famille paysanne). L'État garantit le partage égal des terres du village entre toutes les familles. Il interdit tout usage autre que la culture familiale, par exemple la location. Il garantit que le produit des investissements faits par l'usufruitier lui revienne dans l'immédiat par son droit de propriété sur toute la production de l'exploitation (commercialisée librement, quand bien même l'État garantirait-il par ses achats un prix minimal), à plus long terme par l'héritage de l'usufruit au bénéfice exclusif des enfants demeurés sur l'exploitation (l'émigré, quand il quitte le village, perd son droit d'accès au sol qui retombe dans le panier des terres à redistribuer). S'agissant de terres riches certes, mais aussi d'exploitations petites (voire naines), le système n'est viable que tant que l'investissement vertical (une révolution verte bien pensée -pas celle de Xagrobusiness - sans grande motorisation) s'avère aussi efficace pour permettre l'augmentation de la production par actif rural que l'investissement horizontal (l'extension de l'exploitation soutenue par l'intensification de la motorisation).
Ce modèle « idéal » a-t-il jamais été mis en œuvre ? On s'en est sans doute approché (par exemple à l'époque de Deng Xiaoping en Chine). Il reste que ce modèle, quand bien même aurait-il produit un degré fort d'égalité au sein d'un village, n'a jamais pu éviter les inégalités d'une communauté à l'autre, fonction de la qualité des sols, des densités de population, de la proximité des marchés urbains, et aucun système de redistribution (même à travers les structures des coopératives et des monopoles du commerce d'État de la phase « soviétiste ») n'a pu être à la hauteur du défi. Ce qui est certainement plus grave, c'est que le système est luimême soumis à des pressions internes et externes qui en érodent le sens et la portée sociale. L'accès au crédit, à des conditions satisfaisantes de fourniture des inputs, sont l'objet de marchandages et d'interventions de toutes natures, légales ou illégales : l'accès « égal » au sol n'est pas synonyme d'accès « égal » aux meilleures conditions de production. La popularisation de l'idéologie du « marché » favorise cette érosion : le système tolère (voire légitime à nouveau) la location (le fermage) et l'emploi de salariés. Le discours de la droite — encouragé par l'extérieur - répète qu'il faudra nécessairement donner aux paysans en question la « propriété » des terres, et ouvrir le « marché des terres agricoles ». Il est plus qu'évident que derrière ce discours se profilent les paysans riches (voire Xagrobusiness) qui aspirent à agrandir leurs propriétés. La gestion de ce système d'accès des paysans au sol est assurée jusqu'à présent par l'État et le parti qui fait un avec lui. On pourrait évidemment imaginer qu'elle le soit par des conseils de village réellement élus. C'est sans doute nécessaire, car il n'y a guère d'autre moyen de mobiliser l'opinion de la majorité et de réduire les intrigues des minorités de profiteurs éventuels d'une évolution capitaliste plus marquée. La « dictature du parti » a prouvé qu'elle était largement soluble dans le carriérisme, l'opportunisme, voire la corruption. Les luttes sociales en cours dans les campagnes chinoises et vietnamiennes sont loin d'être inexistantes. Elles ne s'expriment pas moins fortement qu'ailleurs dans le monde. Mais elles demeurent largement « défensives », c'est-à-dire attachées à la défense de l'héritage de la révolution - le droit égal de tous à la
terre. Cette défense est nécessaire, d'autant que cet héritage est plus menacé qu'il ne paraît, en dépit des affirmations répétées des deux gouvernements que « la propriété d'État du sol ne sera jamais abolie au bénéfice de la propriété privée » ! Mais cette défense exige aujourd'hui la reconnaissance du droit à le faire à travers l'organisation de ceux qui sont concernés, c'est-à-dire les paysans. Le tableau des formes d'organisation de la production agricole et des statuts fonciers est trop varié à l'échelle de l'ensemble de l'Asie et de l'Afrique pour qu'une seule formule de « construction de l'alternative paysanne » puisse être recommandée à tous. Il faut entendre par « réforme agraire » la redistribution de la propriété privée quand celle-ci est jugée trop inégalement répartie. Il ne s'agit pas de « réforme du statut foncier », puisqu'on reste dans un régime foncier géré par le principe de la propriété. Cette réforme s'impose néanmoins à la fois pour satisfaire la demande, parfaitement légitime, des paysans pauvres et sans terre, et pour réduire le pouvoir politique et social des grands propriétaires. Mais là où elle a été mise en oeuvre, en Asie et en Afrique après la libération des formes anciennes de la domination impérialiste et coloniale, elle l'a été par des blocs sociaux hégémoniques non révolutionnaires, au sens qu'ils n'étaient pas dirigés par les classes dominées et pauvres majoritaires, sauf en Chine et au Vietnam, où d'ailleurs pour cette raison il n'y a pas eu de « réforme agraire » au sens strict du terme, mais, comme je l'ai dit, suppression de la propriété privée du sol, affirmation de la propriété de l'État et mise en oeuvre du principe de l'accès « égal » à l'usage du sol pour tous les paysans. Ailleurs, les réformes véritables ont dépossédé les seuls grands propriétaires au bénéfice finalement des paysans moyens et même riches (à plus long terme), en ignorant les intérêts des pauvres et sans terre. Cela a été le cas de l'Égypte et d'autres pays arabes. La réforme en cours au Zimbabwe risque de se situer dans une perspective analogue. Dans d'autres situations la réforme est toujours à l'ordre du jour du nécessaire : en Inde, dans l'Asie du Sud-Est, en Afrique du Sud, au Kenya. La réforme agraire, même là où elle demeure une exigence immédiate incontournable, constitue néanmoins un progrès ambigu par sa portée à plus long terme. Car elle renforce un attachement à
la « petite propriété » qui devient un obstacle à la remise en cause du régime foncier fondé sur la propriété privée. L'histoire de la Russie illustre ce drame. Les évolutions amorcées après l'abolition du servage (en 1861), accélérées par la révolution de 1905 puis les politiques de Stolypine, avaient déjà produit une « demande de propriété » que la révolution de 1917 a consacré par une réforme agraire radicale. Et, comme on le sait, les nouveaux petits propriétaires n'ont pas renoncé avec enthousiasme à leurs droits au bénéfice des malheureuses coopératives conçues à l'époque, dans les années 1930. Une « autre voie » de développement à partir de l'économie familiale paysanne fondée sur la petite propriété généralisée aurait peut être été possible. Elle n'a pas été tentée. Mais quid des régions (autres que la Chine et le Vietnam) où précisément le régime foncier n'est pas (encore) fondé sur la propriété privée ? Il s'agit bien sûr de l'Afrique intertropicale. On retrouve ici un vieux débat. Vers lafindu XIXe siècle, Marx, dans sa correspondance avec les Narodniks russes (Vera Zassoulitch entre autres), ose affirmer que l'absence de propriété privée peut constituer un atout pour la révolution socialiste, permettre le saut à un régime de gestion de l'accès au sol autre que celui que commande la propriété privée. Mais il ne précise pas quelles formes ce régime nouveau devrait prendre, le qualificatif de « collectif », pour juste qu'il soit, demeurant insuffisant. Vingt ans plus tard, Lénine estime que cette possibilité n'existe plus, abolie par la pénétration du capitalisme et de l'esprit de la propriété privée qui l'accompagne. Jugement correct ou erroné ? Je ne me prononcerai pas ici sur cette question qui dépasse mes connaissances de la Russie. Toujours estil que Lénine n'était guère porté à donner une importance décisive à cette question, ayant accepté le point de vue du Kautsky de la Question agraire. Kautsky généralisait la portée du modèle de l'Europe capitaliste moderne, et estimait que la paysannerie était appelée à « disparaître » par le fait de l'expansion capitaliste ellemême. Autrement dit le capitalisme aurait été capable de « résoudre la question agraire ». Vraie pour les pays capitalistes de la Triade (15 % de la population mondiale), cette proposition est fausse pour le « reste du monde » (85 % de sa population !).
L'histoire démontre non seulement que le capitalisme n'a pas réglé cette question pour 85 % des peuples, mais encore que dans la perspective de la poursuite de son expansion il ne pourra pas davantage la régler (sauf par le génocide ! belle solution !). Il a donc fallu attendre Mao Zedong, les Partis communistes de Chine et du Vietnam pour donner une réponse adéquate au défi. La question a ressurgi dans les années i960 avec l'accès de l'Afrique à l'indépendance. Les mouvements de libération nationale du continent, les États et États-partis qui en sont issus, avaient bien, à des degrés divers, bénéficié du soutien des majorités paysannes de leurs peuples. Leur propension naturelle au populisme les portait à imaginer une « voie spécifique ("africaine") du socialisme ». Celle-ci pouvait sans doute être qualifiée de très modérément radicale, dans ses rapports tant à l'impérialisme dominant qu'aux classes locales associées à son expansion. Elle n'en posait pas moins la question de la reconstruction de la société paysanne, dans un esprit humaniste et universaliste. Dans un esprit qui, souvent, s'avérait fort critique des « traditions », que les maîtres étrangers avaient au demeurant tenté de mobiliser à leur profit. Tous les pays africains - ou presque - ont adopté le même principe, formulé dans un « droit de propriété éminente de l'État » sur l'ensemble du sol. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que cette proclamation ait été « une erreur », ni qu'elle ait été motivée par un « étatisme » extrême. L'examen des modes réels de fonctionnement du système actuel d'encadrement de la paysannerie et de son intégration dans l'économie mondiale capitaliste permet de mesurer l'ampleur du défi. Cet encadrement est assuré par un système complexe faisant appel à la fois à la « coutume », à la propriété privée (capitaliste) et aux droits de l'État. La « coutume » en question est dégénérée et ne sert guère que de décor au discours de dictateurs sanguinaires faisant l'appel qu'on connaît à « l'authenticité », feuille de vigne qu'ils croient cacher leur soif de pillage et leur trahison face à l'impérialisme. La propension à l'expansion de l'appropriation privative ne se heurte à aucun obstacle sérieux, autre que la résistance éventuelle des victimes. Dans certaines régions, mieux placées pour porter des cultures riches (zones irriguées, banlieues maraîchères), la
terre s'achète, se vend et se loue sans titre foncier formel. La propriété éminente de l'État, dont je défends le principe, devient ellemême le véhicule de l'appropriation privative. L'État peut ainsi « donner » les terres nécessaires à l'installation d'une zone touristique, d'une entreprise de l'agrobusiness locale ou étrangère ou même d'une ferme de l'Etat. Les titres fonciers nécessaires pour l'accès aux périmètres aménagés font l'objet de distributions rarement transparentes. Dans tous les cas, les familles paysannes qui occupaient les lieux et sont priées de déguerpir sont les victimes de ces pratiques qui relèvent de l'abus de pouvoir. Mais « abolir » la propriété éminente de l'État pour la transférer aux occupants n'est pas faisable en réalité (il faudrait cadastrer tous les territoires villageois !), et, dans la mesure où on le tenterait, permettrait aux notabilités rurales et urbaines de s'emparer des meilleurs morceaux. La réponse correcte aux défis de la gestion d'un système foncier non fondé sur la propriété privée (au moins de manière dominante) passe par la réforme de l'État et son implication active dans la mise en place d'un système de gestion de l'accès au sol modernisé, efficace (économiquement) et démocratique (pour éviter, ou tout au moins réduire, les inégalités). La solution n'est en aucun cas le « retour à la coutume », au demeurant impossible, et qui ne servirait que de moyen d'accentuer les inégalités et d'ouvrir la voie au capitalisme sauvage. On ne peut pas dire qu'aucun des États africains n'ait jamais tenté d'aller dans la voie recommandée ici. Au Mali, l'Union soudanaise, au lendemain de l'indépendance en septembre 1961, amorçait ce qu'on a qualifié très incorrectement de « collectivisation ». En fait, les coopératives mises en place n'étaient pas des coopératives de production, laquelle est demeurée de la responsabilité exclusive des exploitations familiales. Elles constituaient une forme de pouvoir collectif modernisé, se substituant à la prétendue « coutume » sur laquelle s'était appuyé le pouvoir colonial. Le parti qui assumait ce nouveau pouvoir moderne avait d'ailleurs une conscience claire du défi et s'était fixé l'objectif d'abolir les formes coutumières du pouvoir — jugées « réactionnaires », voire « féodales ». Sans doute ce pouvoir paysan nouveau, formellement
démocratique (les responsables étaient élus), ne Tétait-il en réalité que dans la même mesure que l'État et le parti. Il exerçait en tout cas des responsabilités « modernes » : veiller à ce que l'accès au sol soit effectué « correctement », c'est-à-dire sans « discrimination », gérer les crédits, la répartition des inputs (fournis par le commerce d'État) et la commercialisation des produits (également en partie livrés au commerce d'État). Le népotisme et les exactions n'ont certes jamais été éradiqués dans la pratique. Mais la seule réponse à ces abus eut été la démocratisation progressive de l'État, non son « retrait » comme le libéralisme l'a imposé par la suite (par les moyens d'une dictature militaire d'une extrême violence), au bénéfice des commerçants (dioulas). D'autres expériences, dans les zones libérées de Guinée Bissau (sous l'impulsion des théories avancées par Amilcar Cabrai), au Burkina Faso à l'époque de Sankara, ont tout autant abordé frontalement ces défis et parfois produit des avancées incontestables qu'on tente aujourd'hui de gommer des esprits. Au Sénégal, la mise en place de collectivités rurales élues constitue une réponse dont je défendrai sans hésitation le principe. La démocratie est une pratique dont l'apprentissage ne connaît pas de fin, pas plus en Europe qu'en Afrique. Ce que le discours dominant du moment entend par « réforme du système foncier » va très exactement à l'opposé de ce que la construction d'une alternative authentique fondée sur celle d'une économie paysanne prospère exige. Ce discours, véhiculé par les instruments de la propagande de l'impérialisme collectif - la Banque mondiale, beaucoup des agences de coopération, mais aussi nombre d'ONG richement soutenues financièremententend par réforme foncière l'accélération de la privatisation du sol, et rien d'autre. L'objectif est évident : créer les conditions qui permettraient à des îlots « modernes » de Xagrobusiness (étranger ou local) de s'emparer des terres qui sont nécessaires à leur expansion. Mais les productions supplémentaires que ces îlots pourraient fournir (pour l'exportation ou le marché local solvable) ne pourront jamais répondre au défi des exigences de la construction d'une société prospère pour tous, qui implique la progression de l'économie familiale paysanne dans son ensemble.
En contrepoint donc une réforme foncière conçue dans la perspective de la construction d'une alternative réelle, efficace et démocratique, assise sur une production paysanne familiale prospère, doit définir le rôle de l'État (propriétaire éminent principal) et celui des institutions et des mécanismes de gestion de l'accès au sol et aux moyens de production. Je n'exclus pas ici des formules complexes et mixtes, au demeurant spécifiques à chaque pays. La propriété privée du sol peut être acceptée - au moins là où elle est établie et considérée comme légitime. Sa répartition peut - ou doit - être revue là où cela s'impose, par des réformes agraires (pour l'Afrique subsaharienne, en Afrique du Sud, au Zimbabwe et au Kenya). Je n'exclus pas même nécessairement et dans tous les cas l'ouverture d'espaces - contrôlés- à l'implantation & agrobusiness. Mais l'essentiel reste ailleurs : dans la modernisation de la production paysanne familiale et la démocratisation de la gestion de son intégration dans l'économie nationale et dans la mondialisation. Je n'ai pas de « recette toute faite » (blue-print) à proposer dans ces domaines. Je me contenterai donc d'évoquer quelques-uns des grands problèmes que cette réforme soulève. La question démocratique constitue l'axe indiscutable de la réponse au défi. Il s'agit d'une question complexe et difficile, qu'on ne saurait réduire au discours insipide de la bonne gouvernance et du pluripartisme électoral. La question comporte un volet culturel indiscutable : la démocratie invite à abolir les « coutumes » qui lui sont hostiles (les préjugés concernant les hiérarchies sociales, et surtout le traitement des femmes). Elle comporte des volets juridiques et institutionnels : la construction des systèmes de droits administratifs, commerciaux, personnels cohérents avec les objectifs du projet de construction sociale, et la mise en place des institutions (élues de préférence) adéquates. Mais surtout et en définitive la progression de la démocratie dépendra de la puissance sociale de ses défenseurs. L'organisation de mouvements paysans est, dans ce sens, absolument irremplaçable. Ce n'est que dans la mesure où les paysanneries pourront s'exprimer que des avancées en direction de ce qu'on appelle « la démocratie participative » (par opposition à la réduc-
tion du problème aux dimensions de la « démocratie représentative ») pourront se frayer la voie. La question des rapports entre les hommes et les femmes constitue une dimension non moins essentielle du défi démocratique. Qui dit « exploitation familiale » (paysanne) fait évidemment référence à la famille, laquelle est caractérisée jusqu'à ce jour et presque partout par des structures qui imposent la soumission des femmes et la surexploitation de leur force de travail. La transformation démocratique ne se fera pas dans ces conditions sans mouvements organisés des femmes concernées. L'attention doit être appelée sur la question des migrations. Les droits « coutumiers » excluent en général les « étrangers » (c'est-àdire tous ceux qui n'appartiennent pas aux clans, lignages et familles dont la communauté villageoise considérée est constituée) du droit au sol, ou en conditionnent l'accès. Or les migrations occasionnées par le développement colonial et postcolonial ont pris parfois des dimensions qui bousculent les concepts « d'homogénéité » ethnique des régions concernées par ce développement. Les émigrés, d'origine extérieure à l'État en cause (comme les Burkina Be en Côte d'Ivoire) ou, bien que formellement citoyens du même État, d'origine « ethnique » étrangère aux régions où ils s'établissent (comme les Hausa dans l'État nigérian du Plateau), voient leurs droits sur les terres qu'ils ont mises en culture remis en cause par des mouvements politiques bornés et chauvins, qui n'en bénéficient pas moins de soutiens extérieurs. Mettre en déroute idéologique et politique les « communautarismes » en question et dénoncer sans concession les discours paraculturels qui les sous-tendent est devenu désormais l'une des conditions incontournables d'avancées démocratiques authentiques. L'ensemble des analyses et des propositions qui ont fait l'objet des développements qui précèdent ne concerne que le statut de la propriété et les règles d'accès au sol. Ces questions constituent effectivement un axe majeur dans les débats concernant l'avenir de la production agricole et alimentaire, des sociétés paysannes et des individus dont elles sont composées. Mais elles ne couvrent pas toutes les dimensions du défi. L'accès au sol reste vide de potentiel
transformateur de la société si le paysan qui en bénéficie n'est pas en mesure d'accéder aux moyens indispensables à la production dans des conditions convenables (crédit, semences, inputs, accès aux marchés). Les politiques nationales comme les négociations internationales qui ont pour objet de définir les cadres dans lesquels les prix et les revenus sont déterminés constituent la matière de cet autre volet de la question paysanne. Je me contenterai ici de rappeler les deux conclusions et propositions majeures auxquelles je suis parvenu : On ne peut pas accepter de traiter la production agricole et alimentaire et le sol comme des « marchandises » ordinaires et, de ce fait, convenir de la nécessité de les intégrer au projet de la libéralisation mondialisée promue par les puissances dominantes (les États-Unis et l'Union européenne) et le capital transnationalisé. L'agenda de l'OMC, organisation héritière du GATT depuis 1995, doit être purement et simplement refusé. Il faut parvenir à convaincre les opinions en Asie et en Afrique, à commencer par les organisations paysannes, mais également au-delà toutes les forces sociales et politiques qui défendent les intérêts des classes populaires et ceux de la nation (et singulièrement les exigences de sa souveraineté alimentaire), tous ceux qui n'ont pas renoncé à un projet de développement digne de ce nom, que les négociations engagées dans le cadre de l'agenda de l'OMC ne peuvent rien produire d'autre que catastrophique pour les peuples d'Asie et d'Afrique, menacent tout simplement de ruiner plus de deux milliards et demi de paysans des deux continents, ne leur offrant d'autre perspective que la migration dans des bidonvilles, l'enfermement dans des « camps de concentration » dont la construction est déjà prévue pour les malheureux candidats à l'émigration. On ne peut pas davantage accepter les comportements des puissances impérialistes majeures, au demeurant associées dans leurs assauts contre les peuples du Sud (les États-Unis et l'Europe), au sein de l'OMC. Il faut savoir que ces puissances qui tentent d'imposer unilatéralement les propositions du « libéralisme » aux pays du Sud ne se privent pas de s'en libérer elles mêmes, par des comportements qu'on ne peut qualifier autrement que comme des tricheries systématiques.
Les paysans d'Asie et d'Afrique se sont organisés dans l'étape antérieure des luttes de libération de leurs peuples. Ils ont trouvé leur place dans de puissants blocs historiques qui ont permis de remporter la victoire sur l'impérialisme de l'époque. Des blocs qui ont parfois été révolutionnaires (Chine et Vietnam) et ont alors trouvé leurs bases rurales principales dans les classes majoritaires de paysans moyens, pauvres et sans terre. Ou, lorsque, ailleurs, ils ont été dirigés par les bourgeoisies nationales ou les couches qui aspiraient à le devenir, dans les classes de paysans riches et moyens, isolant ici les grands propriétaires, là les chefferies « coutumières » à la solde de la colonisation. La page tournée, le défi du nouvel impérialisme collectif de la triade (États-Unis, Europe, Japon) ne sera relevé que si se constituent en Asie et en Afrique des blocs historiques qui ne peuvent être un « remake » des précédents. Définir, dans les conditions nouvelles, la nature de ces blocs, leurs stratégies et leurs objectifs immédiats et à plus long terme, tel est le défi auquel est confronté le mouvement dit altermondialiste. Un défi beaucoup plus sérieux que ne l'imaginent un grand nombre des mouvements engagés dans les luttes en cours. Des organisations paysannes nouvelles existent en Asie et en Afrique, qui animent des luttes en cours visibles. Souvent, lorsque les systèmes politiques rendent impossible la constitution d'organisations formelles, les luttes sociales à la campagne prennent la forme de « mouvements » sans directions, au moins apparentes. On doit analyser davantage ces actions et les programmes, quand ils existent. Quelles forces sociales paysannes représentent-ils, dont ils défendent les intérêts ? La masse majoritaire des paysans ? Ou les minorités qui aspirent à trouver leur place dans l'expansion du capitalisme mondialisé dominant ? Méfions nous des réponses trop rapides sur ces questions complexes et difficiles. Gardons-nous de « condamner » nombre d'organisations et de mouvements sous prétexte qu'ils ne mobilisent pas les majorités paysannes autour de programmes radicaux. Cela reviendrait à ignorer les exigences de la formulation d'alliances larges et de stratégies d'étapes. Mais gardonsnous également de souscrire au discours de « l'altermondialisme naïf » qui donne souvent le ton dans les forums et alimente l'illusion
que le monde serait engagé sur la bonne voie par la seule existence des mouvements sociaux. Un discours, il est vrai, qui est davantage celui de nombreuses ONG - de bonne volonté peut-être - que des organisations paysannes et ouvrières. Je proposerai dans ce qui suit un tableau successif des expériences du socialisme africain et, en contraste, celui des miracles sans lendemains, des sables mouvants et des désastres néocoloniaux. I LES EXPÉRIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN
Mali, Ghana et Guinée des années 60 Le Plan malien Mes connaissances relatives à l'Union soudanaise étaient rudimentaires, bien que son aile gauche (Madeira) m'accueillît comme un frère. Et très sincèrement. Ce que je jugeais donc devoir être ma première responsabilité était de combler cette lacune sans quoi je ne pourrais rien faire de bon. Longues discussions avec Madeira, Djim Sylla - le directeur de cabinet au Plan - qui devint un ami véritable, Idrissa Diarra, le secrétaire à l'organisation du parti, et d'autres évidemment. (Je renvoie ici à S. Amin, Trois expériences africaines de développement, Mali, Guinée> Ghana, 1965.) J'en tirais quelques conclusions probablement banales mais néanmoins utiles à rappeler ici, parce qu'elles éclaireront la suite. L'Union soudanaise s'était imposée comme parti unique de fait, dès l'époque coloniale, étant parvenue à unir toutes les forces anti-impérialistes et à isoler les candidats à la collaboration avec l'administration. Le 20 septembre i960, il se proclamait parti unique de droit, « guidé par le marxisme-léninisme ». Mais il restait de facto un large front de forces sociales diverses, traversé de contradictions. Son aile droite était constituée par les commerçants (les dioula) qui avaient toujours
été influents dans cette société, de surcroît liés aux paysans, dont ils collectaient les productions, dans des relations ambiguës d'exploitation et de services rendus. Les commerçants avaient été largement lesfinanciersde TUS. L'aile gauche recrutait dans le milieu des petits fonctionnaires - il n'y avait pas, à l'époque coloniale, de hauts fonctionnaires « indigènes » : des instituteurs, des infirmiers, des agents de l'administration, qui encadraient des syndicats de ces professions unifiés et relativement puissants. Le PC français avait beaucoup contribué à la formation politique de ces cadres. L'Union soudanaise était parvenue, par le succès de son implantation dans tout le pays, à élever le niveau politique du peuple comme ne l'imaginent guère la plupart des politologues spécialistes de l'Afrique. J'en donne pour preuve la comparaison qui devrait frapper entre la teneur des discours que les leaders de l'Union soudanaise tenaient dans les réunions publiques de masse, abordant des problèmes sérieux, et celle d'un gouverneur des colonies s'adressant à ses « administrés » au Mali à peine trente ans plus tôt. Celui-ci prononçait quelques phrases en français « y a bon banania », rappelait les vertus de la mère patrie - en premier lieu sa force militaire ! - exhortait les « indigènes » à bien faire la fête le 14Juillet, avec tams tams, bien boire (du vin !) et faire beaucoup d'enfants qui seront de bons soldats. La grande masse du peuple était formée de petits paysans fortement organisés dans leur société villageoise. Dans ce cadre, des petites chefferies locales - improprement qualifiées parfois de « féodaux » - conservaient un degré d'influence fort variable d'une région à l'autre. L'administration coloniale n'était pas parvenue à mettre de son côté l'ensemble de ces chefferies, que l'US avait largement récupéré. La paysannerie n'était pas une masse passive, comme l'imaginent souvent ceux qui ne la connaissent pas. Elle gardait une autonomie réelle vis-à-vis des chefferies, des commerçants et des militants urbains de l'US. Mais elle n'avait pas de direction propre à elle, à l'exception de noyaux, ici et là, d'anciens combattants (ceux qu'on appelait dans l'armée française les « tirailleurs sénégalais » étaient, dans leur plus grand nombre, des Maliens et des Voltaïques).
Les villageois géraient leur autonomie par le moyen du komo. Souvent mal traduit par le terme péjoratif de sorcellerie, le komo est, en fait, une société secrète chargée de faire régner Tordre social. Masqué, il opère de nuit pour punir les fauteurs de trouble (les femmes adultères par exemple), manie le poison, et bien sûr entre en relation avec les forces surnaturelles. En fait il opère sous le contrôle étroit du conseil des anciens. C'est la forme normale de gestion du politique dans les sociétés qui ignorent encore l'État. Ces Conseils d'anciens fonctionnent exactement comme la choura de l'Arabie pré- et post-islamique. Ils n'ont pas le droit d'innover mais sont là seulement pour faire respecter la tradition (tribale et dans le cas arabe tribale et islamique). Or la démocratie se définit précisément par le droit d'innover, par le transfert de la responsabilité de faire la loi de Dieu aux hommes, par la proclamation que l'individu et la société font leur histoire et ne la subissent pas seulement. La choura n'a donc rien de spécifique ni de démocratique. Le discours de l'islam politique contemporain qui prétend le contraire reproduit textuellement celui du « socialisme africain » qu'on prétendait fonder sur cette soit disant démocratie traditionnelle des villages, et dont j'avais entendu à satiété des versions à peine différentes d'un pays à l'autre dans l'Afrique de l'époque. Le komo avait survécu à bien des systèmes de domination des villages que ce soit par les États militaires précoloniaux ou par l'administration coloniale. À tel point qu'on disait que le Soudan français était musulman à 90 % (parce que 90 % de sa population répondait oui à la question : Mahomet était-il le prophète d'Allah ?) et animiste à 90 % (90 % de la population croyaient aux pouvoirs surnaturels du komo). L'Union soudanaise a déployé des efforts considérables - non sans succès — pour extirper le komo des consciences et de la réalité, de manière à asseoir le pouvoir de ses militants puis de son administration. Le prétexte était l'éradication des préjugés et des superstitions (mais comme on le sait, une superstition en remplace une autre !) ; l'objectif réel était le démantèlement de l'autonomie de la paysannerie. Ce faisant, l'Union soudanaise a largement contribué à approfondir l'islamisation du pays. On en paie peut-être maintenant le prix par le surgissement de mouvements fondamentalistes.
L'Union soudanaise avait ses intellectuels - les cadres militants urbains de gauche formés à l'école des communistes. Mais elle ne comptait guère de « diplômés » de l'enseignement supérieur, dont je ne confonds pas le concept avec celui d'intellectuels. Pour la bonne raison que la scolarisation secondaire était encore minimale (je crois qu'il n'y avait jusqu'à la fin des années 1950 qu'un seul lycée pour tout le Soudan français). Les diplômés de la première génération formée en plus grand nombre ne sont guère rentrés au pays avant 1962-1965 ; ils n'avaient pas de passé politique militant, mais devaient bénéficier de l'avantage de leur formation pour accéder immédiatement à des niveaux de responsabilité relativement élevés dans l'administration. Cette situation favorisait l'opportunisme, la surenchère verbale nationaliste ou prétendue socialiste, souvent la prétention et l'arrogance. Ceux-là auront une grande part de responsabilité dans la dérive ultérieure qui a conduit à la débâcle du régime. Ils rallièrent d'ailleurs le nouveau régime sans grand problème de conscience. Que pouvaient être le développement et la planification dans ces conditions ? Ce que je vais en dire dans les lignes qui suivent a été le produit authentique d'échanges de vues approfondis et continus entre, d'une part, le petit groupe des associés étrangers (Faure, Molle, moi-même, et plus tard lorsqu'il nous eu rejoint Lobel, Bénard au cours de ses missions) et, d'autre part, un petit groupe des dirigeants de la gauche de l'US (Madeira en était l'animateur le plus actif). Cette gauche malienne n'était pas sectaire, pas du tout ; elle était tout à fait consciente du poids que les chefferies et les commerçants représentaient dans la société, des concessions qui étaient inévitables, de l'utilité à ce stade de mobiliser au bénéfice d'un projet sociétal progressiste les compétences organisationnelles de ces couches qu'on se proposait de « neutraliser » (ne pas leur permettre de prendre la direction) mais non de traiter en ennemis. Les conditions existaient réellement pour que les choses avançassent, et la dérive ultérieure n'était pas inscrite dans les cartes de départ. Nous prenions au sérieux les déclarations et les objectifs définis par le Parti par conviction et honnêteté. Ces objectifs relevaient d'ailleurs du bon sens : réaliser la scolarisation maximale, la vacci-
nation de masse et l'installation de centres de santé dans les villages, améliorer le réseau routier et désenclaver les régions lointaines, doubler la production agricole par famille paysanne (l'objectif ne précisait ni les moyens techniques - irrigation, amélioration des semences et des équipements en sec, traction attelée, etc. ni les moyens sociaux — degré de coopération, prix et organisation de la collecte, etc., ce qui était fort heureux et laissait donc une marge pour la mise au point par la discussion et l'expérience), non pas industrialiser à outrance comme les détracteurs de mauvaise foi de l'expérience l'ont dit mais amorcer l'industrialisation par l'implantation de quelques industries légères, évidemment de substitution d'importations (le discours de la Banque mondiale contre ce type d'industries auxquelles elle oppose les industries d'exportation est simplement absurde et vide de sens), et de grande consommation (ciment, briques, textiles, industries du bois, industries alimentaires, ateliers de réparation), procéder à la réforme des finances publiques pour rendre l'impôt plus juste et plus effectif, réduire la bureaucratisation de la fonction publique, démocratiser la vie sociale, etc. Le parti, à ce stade, laissait une marge appréciable pour le choix des moyens, associant éventuellement le privé et le public, les formes de gestion, comme il ouvrait les portes aux débats nécessaires concernant la démocratisation (le rôle des organisations de masse, de femmes, des syndicats, des coopératives rurales et leur degré d'autonomie). Ma responsabilité plus particulière était de proposer un ensemble de programmes chiffrés - en termes d'investissements et de produits attendus - concernant ces domaines. Il fallait assurer la cohérence de ces programmes au double plan des finances publiques et extérieures et préciser les politiques - de crédit, salaires et prix (subventions et taxations, contrôles administratifs éventuels) — exigées pour la mise en oeuvre du programme. Il ne s'agissait pas de concevoir une marche radieuse et accélérée sur l'autoroute du progrès, mais plutôt de prévoir les écueils sur un chemin sinueux. C'est ma définition en tout cas de la planification. Naturellement, ce projet de programmes prévoyait une double consultation permanente : entre notre unité au Plan et les cellules techniques des ministères
compétents, entre nous et le Comité national de planification, une institution hybride qui réunissait les principaux ministres et chefs de service d'une part, le bureau politique du parti et les directions des organisations de masse d'autre part. Tout cela n'était que normal et le va-et-vient s'est déroulé dans un premier temps sans catastrophes. Des instruments de mesure de la cohérence et de l'efficacité devaient être inventés, en réponse au problème comme je viens de l'exposer. C'était là que mon imagination devait se déployer. Car il n'existe pas de « manuels » de planification qui fournissent ces formules. Ceux qui le pensent - hélas beaucoup « d'experts » - n'ont probablement jamais assumé véritablement la responsabilité de la mise en oeuvre d'un Plan. Les instruments sont à inventer pour chaque situation, qui est toujours particulière. La planification est un travail d'artisan (peut-être d'artiste), un costume taillé sur mesure, pas un prêt-à-porter, pas un travail mécanisé à la chaîne. Il me fallait donc d'abord inventer un cadre de comptabilité nationale ad hoc tenant compte des déficiences de l'information, de la nature des objectifs fondamentaux, permettant de mettre l'accent sur les effets significatifs des différentes options possibles. Je l'ai proposé - cela m'a pris environ un an, en y consacrant peutêtre la moitié de mon temps de travail - et je crois que la formule a fait école. On m'en a félicité au SEEF et ailleurs. Déficiences des informations et pas question d'y pallier rapidement par des enquêtes statistiques pour lesquelles on ne disposait ni de temps, ni d'argent, ni de cadres compétents en nombre suffisant. J'y palliais par l'exploitation systématique du gisement extraordinaire de connaissances que je repérais chez quelques individus. Une mine de renseignements non catalogués. Lorsque plus tard je me lançais dans le déchiffrage des archives du Mali, je prenais la mesure du sérieux avec lequel certains administrateurs (les meilleurs bien sûr) rédigeaient leurs rapports. J'en tirais d'ailleurs une sorte d'histoire économique du Soudan français 1920-1958. À partir de ces renseignements, discutés et rediscutés, confrontés à tout ce que je pouvais réunir d'autres sources, j'imaginais une série d'indicateurs. Chacun de ceux-là devait pouvoir « résumer » la situation dans un secteur correspondant à un objectif de déve-
loppement possible. Par exemple : indicateur du coût éducation primaire par 10 000 habitants, indicateur du coût santé minimale pour la même population, indicateur du coût centaines de kilomètres de route par superficie de 50 000 km2 et densité de population X, indicateur de la consommation alimentaire par famille rurale et région, famille urbaine populaire, famille urbaine classe moyenne (des paniers de produits types), mêmes indicateurs pour le logement, l'équipement du logement, etc., indicateurs des marges de commercialisation, transport et de fiscalité correspondant à chacun des précédents. Au terme de ce travail, j'avais dans mon tiroir un outillage ad hoc d'une efficacité évidente. Les objectifs du plan se traduisaient immédiatement dans les taux de croissance particuliers à chacun de ces indicateurs. Des indicateurs objectifs, je pouvais déduire par de simples règles de trois les valeurs de chacune des grandes catégories de la comptabilité nationale. En plaçant ces chiffres à leur place attitrée dans un TEE (tableau économique d'ensemble), je visualisais immédiatement les difficultés prévisibles, écueils et incohérences. Cela me permettait de soumettre au Comité national un « plan révisé » indiquant ce qui, dans les suggestions de ce comité, posait problème. La méthode permettait de répondre à une série de questions clés : niveau des salaires requis et taux de leur progression, prix relatif d'achat des principales productions agricoles, indice des prix à la consommation, taux de ponction fiscale, etc. Elle permettait donc d'intérioriser au plan son sens social : plus ou moins d'inégalités, notamment villes-campagnes, hiérarchie des salaires, volume des profits privés, etc. Elle permettait également de signaler les types de réformes de la fiscalité souhaitables, les types de contrôle des importations (et de leur rationnement éventuel) et la hauteur des exportations (et donc des plans de développement des productions prioritaires nécessaires). Je ne disposais pas d'un ordinateur. Heureusement, parce qu'à mon avis, ce n'était pas seulement inutile, mais même dangereux pour le travail que j'avais à faire. Mon équipement se réduisait à la règle à calcul des ingénieurs, que j'ai continué à utiliser dans toute ma carrière et mon enseignement. Je soutiens en effet que la grande majorité des calculs économiques
dont on a réellement besoin pour faire face aux problèmes du type de ceux quon peut rencontrer dans la plupart des cas en Afrique se réduisent à des intérêts composés et des règles de trois ! Cela n'exclut pas l'ordinateur dans d'autres situations, comme pour construire le modèle à prix variables du SEEF (Memoirsy p. 105). Au demeurant, par la même méthode que je mettais au point pour le Mali, je m'amusais quelques années plus tard à projeter les résultats attendus des options de la Côte d'Ivoire. Comme cela se passait en 1965 et que, pour faire chiffre rond, j'avais choisi l'horizon vingt ans (donc 1985), je concluais à la catastrophe à cette date - dette extérieure, etc. La Banque mondiale, pour me contredire, commanditait dix ans plus tard une étude qui a coûté des millions en honoraires d'experts, voyages en première classe, séjours dans les hôtels de luxe, etc. pour... conclure qu'en 1985 tout irait bien en Côte d'Ivoire (qui aurait presque dépassé ce que la Corée a pu faire !). Stupidité amusante, mais bien coûteuse. Des hauts fonctionnaires ivoiriens impressionnés par l'exactitude de mes « pronostics » - crise en 1985, ce qui est arrivé précisément cette année et plus grave que dans mon estimation - m'ont invité me regardant un peu comme on le fait en Afrique quand on consulte les cauris. Je leur ai expliqué que je n'avais pas lu dans une boule de cristal mais seulement utilisé le bon sens politique et la règle de trois. Je ne sais pas si j'ai convaincu. Le type de planification dont je précisais la méthode sur le cas malien met l'accent sur la cohérence et non sur l'efficacité diront ses détracteurs. En partie, ce n'est pas faux. Mais je dirai que l'accent mis sur l'efficacité, extrême dans le discours néolibéral, est largement illusoire et factice. Ce discours est d'ailleurs fondé sur une pétition de principe - à savoir que les marchés sont autorégulateurs - qui n'a rien à voir avec la réalité (les marchés sont commandés par les exigences du capital dominant) et exclut d'avance la mise de l'économie au service du développement social. L'efficacité, dans le cas malien, consistait à concevoir les moyens d'assurer une gestion correcte des entreprises et des administrations. C'est déjà pas mal, beaucoup même et cela n'est pas facile à traduire dans les faits. Mais le bon sens commande de commencer par là.
Le Plan malien qui était le produit de cet exercice, plus ou moins adopté officiellement (je dis plus ou moins parce que son adoption était entourée de déclarations contradictoires des uns et des autres, notamment des grands ministres), était, à mon avis, bon, au sens de positif, faisable et progressiste. Sa mise en oeuvre, même si elle a été quelque peu chaotique pour les raisons que je développerai plus loin, a donné des résultats qui, dans l'ensemble, ont été un acquis positif pour le Mali et auraient pu constituer un socle solide pour un progrès ultérieur. La dérive est ultérieure. Comme je l'ai dit, le Plan avait laissé des marges pour la discussion d'options importantes à la fois par leur sens social et politique et du point de vue de l'efficacité économique. C'est par ces domaines que la dérive a commencé. De la dérive à la débâcle Il n'est pas utile que je raconte ici dans le détail les viscicitudes de la mise en œuvre du Plan malien, sur lesquelles j'ai écrit à l'époque, à chaud. Cette mise en œuvre se heurtait effectivement à de nombreux obstacles dont je proposerai ici une présentation brève en six points. Première difficulté : les « technocrates ». Certains ministres, comme Mamadou Aw aux Travaux publics, avaient des compétences techniques certaines, mais pas toujours le sens de ce qu'est l'économie. Leur tendance naturelle était d'insister pour que les projets qu'ils avaient dans leurs cartons fussent toujours jugés prioritaires. Or dans certains cas il pouvait s'agir de projets tout à fait défendables mais qui ne s'imposaient que dans le très long terme, comme « Kayes port de mer » par le moyen de la construction du grand barrage de Manantali, aujourd'hui réalisé sans que pour autant - trente cinq ans plus tard - les aménagements du fleuve Sénégal ne permettent encore la navigation jusqu'à Kayes. D'autres technocrates étaient - comme c'est souvent le cas - malades de modernisation rapide, sans réfléchir sur les adaptations nécessaires aux conditions du pays. Certains défendaient ainsi à l'Office du Niger une mécanisation lourde immédiate à l'américaine ou à la soviétique. On pourrait multiplier les exemples.
Seconde difficulté : l'attraction pour les opérations coûteuses de prestige (stade, palais présidentiel, grand hôtel, suréquipement d'Air Mali) quiflattenttoujours les politiciens. Troisième difficulté : la priorité absolue donnée au « politique », sans souci de calcul économique. Le président avait certainement cette faiblesse, que certains dignitaires encourageaient, par flagornerie pure et simple. Je suis de ceux qui pensent que « la politique doit être aux postes de commande », mais en entendant par là le politique véritable, celui qui définit le contenu social du projet de société. Pas la rhétorique et les gestes théâtraux. Modibo avait l'habitude de convoquer des responsables qu'il consultait le matin de bonne heure (à Bamako, on commençait la journée tôt, vers 7 h 30, pour éviter les grandes chaleurs de midi). Un jour j'y suis invité et le président me dit : « Camarade Samir j'ai pensé qu'il serait bon de fermer définitivement notre liaison ferroviaire avec Dakar ». Je voyais à son regard que l'idée lui était probablement comme venue en songe. Avec déférence mais dans les formes en usage, après réflexion - comment l'en dissuader ? - je ne trouvais qu'une comparaison probablement malheureuse : « Camarade président, vous n'y pensez pas, ce serait faire comme un mari qui se tranche les testicules pour ennuyer sa femme. - Comment ? - Eh bien parce que c'est le Mali qui fera les frais de l'opération. Le Sénégal perd quelques profits qu'il tire du transit. Mais nous, nous serons contraints d'importer par la route. On paiera et le transit à Abidjan et le transport par route qui nous coûtera cinq fois plus cher ». Mais l'image avait été trop forte sans doute. J'ai su qu'il avait, immédiatement après, consulté des jeunes cadres qui,flatteursde nature, s'étaient empressés de lui dire probablement : c'est un geste politique génial. La liaison ferroviaire fut interrompue et uneflottede trois cents camions constituée pour la remplacer. Quatrième difficulté : les commerçants qu'il était difficile d'intégrer dans l'environnement « socialiste » nouveau. Cette difficulté était réelle, objective, et beaucoup de cadres maliens en étaient bien conscients. Il était néanmoins évident - ou cela aurait dû l'être - que si la gestion nationale venait à se détériorer, que les déficits publics et de balance extérieure généraient des ruptures de stocks
répétées et l'inflation, un espace serait ouvert permettant aux commerçants de s'y engouffrer, de tirer des super-bénéfices du marché noir qu'ils ne manqueraient pas d'exploiter. Le combat pour la neutralisation effective des commerçants exigeait la rigueur dans la gestion publique. Cela n'était pas toujours compris et pour certains le recours à la répression constituait la réponse à toutes les difficultés. Cinquième difficulté : le manque de cadres aux niveaux les plus subalternes de l'exécution. Encore une difficulté objective réelle. Un exemple : lorsque la monnaie nationale fut introduite en juillet 1962, nous avons rédigé au Plan une circulaire expliquant dans le détail et dans une langue simple ce que les douaniers devaient faire. « Catastrophe, me dit un jour Djim Sylla, ils n'ont rien compris ». À Sikasso un commerçant malien patriote revenait de Côte d'Ivoire avec des liasses de CFA, qu'il déclare. Le douanier les saisit, insulte notre patriote parce qu'il utilise cette « monnaie des impérialistes » et brûle les billets ! C'était une leçon parmi beaucoup d'autres analogues. Ce qu'on devait en tirer c'était qu'il fallait préparer soigneusement l'exécution à tous les niveaux, penser la formation des agents de l'administration aux échelons les plus modestes. Beaucoup de cadres supérieurs n'en voyaient pas l'importance, ou même méprisaient royalement ces tâches. Sixième difficulté : le retour des étudiants formés à l'extérieur. La plupart de ceux-ci étaient pressés d'être immédiatement intégrés aux niveaux les plus élevés possibles. Les effets nocifs de la « rentediplôme » allaient se faire sentir sans tarder. Sans expérience suffisante - c'est normal, l'apprentissage est incontournable - ils refusaient de le reconnaître et substituaient le verbe grandiloquent à la réflexion et au travail. N'ayant pas eu de passé militant - ce n'était pas leur faute - ils étaient enclins àflatterles dignitaires. Il y a eu certes des exceptions, mais elles n'étaient pas nombreuses, et, dans l'ensemble, ce nouveau corps de cadres a joué un rôle fort négatif, accélérant la dérive. La conséquence de tout cela fut qu'en quelques mois le Plan disparaissait pour laisser la place, de fait, à une collection de projets disparates, mal étudiés, s'ajoutant au jour le jour dans le désordre le plus complet de décisions prises ici ou là, de faits accomplis.
Je m'employais, avec Bénard, à chacune de ses visites, à tirer les sonnettes d'alarme. Je faisais et refaisais des projections, particulièrement des finances publiques et extérieures, pour faire comprendre qu'en l'espace de deux ou trois ans on ferait face à des problèmes insolubles. Je ne crois pas même que ces notes d'alarme étaient lues en haut lieu. On les donnait à commenter à des « jeunes cadres patriotes » qui devaient dire : stupidité réactionnaire, passons outre. La dérive entraînait la fuite en avant. Ce que nous avions prévu arrivait fatalement : le double déficit des finances publiques et de la balance extérieure s'aggravait. Mais les autorités croyaient avoir les moyens d'y faire face, depuis juillet 1962, par la planche à billets pour ce qui est des finances publiques, par l'endettement extérieur - pour quelque temps - pour ce qui est du trou en devises. Je n'avais pas été hostile par principe à la création d'une monnaie nationale et à la nationalisation du système bancaire. Mais je ne le préconisais pas pour l'usage qui en a été fait. Au contraire, je suggérais d'en faire les instruments d'une gestion plus rigoureuse, mieux contrôlée. La fuite en avant encourageait la dégénérescence du parti. Le Plan avait invité les responsables à organiser de grands débats sur quelques questions fondamentales bien identifiées et pour lesquelles des réponses n'avaient pas encore été apportées : la coopération rurale, les formes de la modernisation de l'agriculture, l'organisation de la commercialisation, la gestion des entreprises, etc. Aucun de ces débats ne fut organisés sérieusement et les militants du parti furent mis à l'écart. À leur place des commissions ad hoc, dans lesquelles les « jeunes cadres » faisaient assaut de surenchère, présentaient des projets de décisions, sans étude ni réflexion, dans des rapports rédigés à la hâte, toujours flatteurs pour les dirigeants pour lesquels « rien n'est impossible ». L'Union soudanaise changeait de nature. De parti populaire réel, elle devenait l'organisation collective de la nouvelle classe. Sa base sociale se rétrécissait en fait, en dépit des apparences maintenues par la distribution des cartes (placement quasi obligatoire) et les conférences nationales où le débat avait cédé la place à la claque organisée. Aussi, comme d'autres partis du genre, lorsqu'en novembre
1968 le nouveau dictateur l'interdisait par décret, il disparaissait de lui-même sans bruit. D'autant que le noyau de la nouvelle classe qui avait pris le contrôle de l'Union soudanaise passait avec armes et bagages du côté du vainqueur. L'Union soudanaise a néanmoins fait réapparition, parmi les forces de résistance à la dictature, mais plus tard, et grâce à la ténacité d'une poignée de ses dirigeants historiques - l a gauche de l'ancien parti- dont Madeira et Gologo bien entendu. Entre-temps, Modibo avait été assassiné en prison par un médecin à qui il fut demandé de lui faire une piqûre. Le médecin s'est suicidé par la suite, saisi du remords d'avoir obéi par lâcheté. La mort de Modibo transformait sa figure historique en emblème du renouveau de la résistance à la dictature, tandis que sa responsabilité dans le désastre était oubliée. Phénomène fréquent dans l'histoire. La dérive entraînait, en compensation de la dégénérescence du parti, une fuite en avant verbale et gesticulatoire. À défaut d'offrir aux jeunes débats et formation, on les embrigadait dans des « milices » chargées de faire, de nuit, le contrôle des déplacements en automobile. On leur donnait ainsi le moyen de satisfaire leur révolte contre les « riches ». Mais l'opération était, objectivement, grotesque. Il semblait impossible d'enrayer la dérive. Le premier ministre du Plan, jusqu'en septembre 1962, Seydou Badian Kouyaté, porte une lourde responsabilité dans cette dérive. Kouyaté était l'un des rares Maliens — on pouvait les compter, je crois, sur les doigts d'une main à avoir complété des études universitaires avant l'indépendance. Il était médecin. Cela le classait immédiatement dans la catégorie des aspirants à de hautes fonctions, bien qu'il n'ait pas eu de passé politique militant. Pour ces raisons il courait le risque de se comporter comme beaucoup des « jeunes diplômés », rentrés un peu plus tard, allaient le faire : compenser son déficit politique par de la surenchère verbale et de la flagornerie. Il succomba à ce risque, ce qui devait d'ailleurs le rapprocher des jeunes loups parmi lesquels il se constitua sa clientèle. Le ministre ne s'intéressait pas à la planification et n'a jamais paru vouloir en comprendre le sens. Il se fixait sur des marottes, en général des petits projets absurdes. Les ministères, en Afrique (et ailleurs je suppose), sont visités par un grand nombre de
petits affairistes (et de gros requins), « baratineurs » vendeurs de n'importe quoi. Toutes ces petites histoires auraient été sans grande portée si Kouyaté, par ailleurs, avait fait ce que Bénard et notre cellule de Bamako attendaient de lui : présenter et défendre le Plan auprès des organes de décision finale, rapporter leurs critiques et suggestions. Il ne le faisait pas du tout, ni dans un sens ni dans l'autre. Pourquoi ? On disait à Bamako - je l'ai entendu mille fois venant de tous les milieux, des plus haut placés aux plus modestes — que c'était parce que appartenant à la caste des griots, il se comportait « naturellement » en flatteur professionnel. Un autre griot - Diabaté, le plus riche marchand d'objets d'art africain, un homme sympathique et sans complexe dont nous visitions fréquemment la boutique bien achalandée - m'avait dit une fois : « Il y a deux griots qui ont bien réussi dans ce pays : Kouyaté le ministre, moi le riche marchand ». Je n'acceptais pas cette explication, et ne l'accepte pas davantage aujourd'hui. Les castes dans les sociétés africaines où elles existent constituent un sujet tabou. Il ne faut pas aborder la question, on doit se contenter de répéter les clichés à leur endroit ou faire montre de savoirs « ethnologiques » encyclopédiques sans jugement. Bien entendu, les vertus et les défauts ne se transmettent pas par le sang ni chez les uns ni chez les autres, mais par l'éducation, qui peut ou pourrait transformer ces rapports, voire en effacer l'existence. Ils se transforment d'ailleurs, pour s'adapter à l'économie et à la société modernes. Les rapports castes/classes n'ont plus rien à voir aujourd'hui avec ce qu'ils ont été dans les sociétés villageoises d'origine. Cependant, pour beaucoup de raisons, les préjugés de caste continuent à opérer. J'observe que dans les pays dont les sociétés connaissent les castes, on a de la difficulté à imaginer que le président ou le chef d'état-major n'appartiennent pas à une caste noble, par contre beaucoup des ministres de l'Information ou de la Police sont issus de castes « inférieures ». Est-ce parce que ce qu'on attend d'eux est un travail de domestiques et d'exécution de basses oeuvres : la propagande, l'espionnage et la torture ? Le Plan est aussi confié, ici et là, à des responsables dont on attend peut-être qu'ils se comportent conformément au schéma ; cela illustrerait l'idée qu'on se fait du Plan : un document de propagande qu'on n'est pas contraint
de prendre au sérieux. C'était, je crois, le cas au Mali. Kouyaté, à son actif, a payé cher son dévouement au groupe dirigeant de l'Union soudanaise. Il n'est pas de ceux qui ont retourné leur veste le jour de la chutefinale.Il a donc passé de longues années au bagne de Kidal, dans des conditions épouvantables, en compagnie de Modibo, Madeira, Ousmane Ba et des autres dirigeants de la gauche de l'Union soudanaise dont pourtant il n'était pas véritablement un ténor, en dépit de sa surenchère gauchiste un certain moment (lorsque Modibo choisissait cette fuite en avant). Il fallait rappeler ce fait, qui ne le déshonore pas. Je reprenais un peu d'espoir en septembre 1962. Un remaniement ministériel confiait le Plan à Jean-Marie Koné ; et j'interprétais le changement comme une prise de conscience que pour arrêter la dérive, il fallait rétablir l'autorité du Plan. Koné n'appartenait pas à la gauche de l'Union soudanaise, mais au contraire au groupe modéré. Je ne trouvais pas ce choix malheureux dans les circonstances ; il fallait tordre un peu le bâton dans l'autre sens. De surcroît Koné était un leader historique qui avait, de ce fait, de l'autorité. L'année passée sous son règne fut, pour moi, fort agréable. Koné posait des questions - les vraies - et écoutait attentivement nos analyses, commentaires, voire propositions. Je suis persuadé qu'il les répercutait. Mais il est venu trop tard, je crois. Les jeux étaient faits et la dérive continuait. Aucune des vues qu'il a probablement défendues n'a reçu la moindre suite. L'analyse que je faisais des raisons de la dérive en attribuait la responsabilité essentielle aux dirigeants maliens, et, derrière eux, aux conditions objectives de la société malienne. Néanmoins ces conditions ne doivent pas être réduites à l'héritage de l'histoire, de la colonisation et de la lutte de libération nationale. La conjoncture internationale concrète des années i960 a aussi sa part de responsabilité, qu'il ne faut pas oublier. Il y avait un contentieux politique entre le Mali et la France de l'époque, qui a été réglé par des négociations douces - ou des décisions unilatérales du Mali, acceptées en apparence par Paris et par les voisins africains — sans que cela n'implique l'absence d'arrièrespensées, de manoeuvres, de stratégies qui objectivement créaient des
difficultés supplémentaires au projet malien. La France disposait d'une base militaire au Mali, sise à Kati à une vingtaine de kilomètres de Bamako. Le ralliement du Mali au non-alignement impliquait la dénonciation de l'accord militaire en vertu duquel cette base existait. Ce fut fait. Mais non sans grincements de dents de certains milieux à Paris. Car la guerre d'Algérie, même si elle tirait à sa fin, continuait. Or on n'avait peut-être pas encore renoncé, à Paris, au projet de séparation du Sahara de l'Algérie pour en faire un État pétrolier client. Est-il nécessaire de dire que le Mali et le Niger, qui se partagent avec l'Algérie cette partie du Sahara, au demeurant laquelle est peuplée par les mêmes Touaregs, pouvaient à juste titre, dans ces conditions, ne pas se sentir à l'aise avec la France ? La décision du Mali de créer sa monnaie en juillet 1962 ne pouvait pas être bien vue, ni à Paris ni à Dakar et Abidjan, pour des raisons différentes. Paris tenait à l'union monétaire et à son intégration dans la zone franc. La manifestation « pro-française » des commerçants de Bamako qui refusait de se plier au contrôle des changes avait été manifestement manipulée. La France s'y est cramponnée dans des formes inchangées jusqu'au jour où, en 1994, le FMI (c'est-à-dire les États-Unis) imposaient une dévaluation (dont je ne discute pas ici du bien-fondé éventuel) non préparée, ouvrant une ère d'incertitude dans les relations entre la France - et l'Union européenne telle que le traité de Maastricht en prévoit l'évolution - et les pays africains associés. Dans ces pays le modèle alternatif proposé par le Mali - celui de l'indépendance monétaire d'abord pour reconstruire ensuite un système africain de paiements, voire une intégration monétaire et économique - pouvait trouver des échos favorables. Cette vision, que l'union Guinée-Ghana-Mali proclamait théoriquement être la sienne, n'était pas seulement celle d'extrémistes nationalistes. La CEA (la Commission de l'ONU pour l'Afrique) développait des thèmes voisins, que les pays anglophones du continent soutenaient, en théorie tout au moins. Certes la gestion déplorable du franc malien devait rapidement annihiler ces potentialités d'évolution, et finalement créer les conditions pour la capitulation qui a eu lieu en 1967 lorsque le régime de Modibo lui-même implorait le retour à la zone franc. Mais cette histoire
n'était qu'amorcée en 1962 et l'argument que nous défendions au Plan - se servir de la monnaie non pour faciliter le laisser-aller mais pour imposer la discipline - était connu et aurait pu l'emporter. Dès 1961, nous discutions à Bamako de la création d'une université nationale. La coopération française proposait le modèle classique alors en vigueur partout, en France et dans l'Afrique francophone, et refusait toute idée de coopération dans un cadre différent. Les propositionsfrançaisesfurent rejetées par Bamako, avec, à mon avis, de très bons arguments. Le Mali - et le Plan a joué son rôle dans cette affaire - proposait de créer une série de grandes écoles : une école d'administration et de gestion économique de l'État et des entreprises (tronc commun puis sections spécialisées : droit et justice, administration civile, finances publiques et économie, gestion d'entreprises), une école d'agriculture formant des cadres moyens (premier cycle) et des agronomes (second cycle), une école polytechnique (génie civil, construction, mécanique), une école de médecine (avec un premier cycle court), une école dite normale supérieure de formation des enseignants du secondaire. À mon avis cette formule était bien supérieure et aurait permis, mise en œuvre correctement, de sortir des impasses de l'université classique. Elle l'a été plus ou moins et ses faiblesses - aujourd'hui - ne réduisent pas la force des arguments en sa faveur. Ces faiblesses tiennent à d'autres raisons. Au demeurant, les autres universités - de style classique - souffrent des mêmes difficultés et sont loin d'être meilleures. La France n'était pas le seul partenaire extérieur dont certaines attitudes ont pu entraver un déploiement positif du projet malien. Les pays de l'Est ont aussi leur part de responsabilité, qui tordait le bâton dans l'autre sens. Mon opinion est que ces pays, URSS en tête, n'étaient véritablement intéressés que par la dimension diplomatique des options du Mali et des autres États africains de la même orientation. Certes leur contribution financière au développement n'a pas été négligeable : projets financés par eux, soutien au déficit de la balance des paiements. Mais cette contribution n'a jamais été l'objet de discussions véritables de leur part, des négociations techniques pour l'exécution seulement. L'argument donné par les gens de l'Est était que - contrairement à la CEE et aux Occidentaux en
général, au FMI avec sa conditionnalité - eux respectaient intégralement l'indépendance des États qu'ils soutenaient. Honnête ou spécieuse, cette légitimation favorisait la dérive, dans le cas du Mali (mais d'autres pays également). La dérive préparait la débâcle. Et c'est pourquoi il me paraissait de plus en plus inutile de prolonger mon séjour à Bamako, dont je suis parti en octobre 1963. Mais mon cœur restait suffisamment attaché au Mali (il le reste) pour que j'envisage d'y faire des missions, dans l'espoir que celles-ci pourraient aider - jusqu'au bout à redresser la barre. J'ai donc fait entre 1963 et 1966 trois missions à Bamako. L'objet de ces missions était toujours le même : analyser la pagaille (il n'y a pas d'autres termes pour désigner cette réalité) des comptes du Trésor et proposer quelques solutions, à court et moyen termes. Comme je l'ai déjà dit, j'avais appris à le faire au Caire. Au Mali, nous faisions face à une situation classique : un entrelacs incroyable de créances et de dettes entre le Trésor et les entreprises publiques, entre celles-ci entre elles, entre les uns et les autres et le privé local, entre tous et les créanciers et débiteurs extérieurs. La Banque centrale, à laquelle incombait théoriquement cette tâche, ne le faisait pas. Toujours est-il qu'on m'appelait pour le faire. J'y répondais de bon cœur. Les comptes du Trésor et du secteur public rétablis d'une manière lisible, mes recommandations ne pouvaient être que de bon sens : dans l'immédiat l'annulation des dettes réciproques et la consolidation des soldes aux meilleures conditions financières, dans l'horizon des années suivantes la mise en œuvre d'un minimum de mesures destinées à supprimer les déficits non structurels, en attendant que des orientations nouvelles plus fondamentales permettent de corriger les déséquilibres structurels. Au cours de ces missions, je me rendais bien compte que la dérive tournait à la débâcle. D'une année sur l'autre tous les déficits s'étaient immanquablement aggravés. Au plan politique la fuite en avant accentuait la réponse aux problèmes en termes purement répressifs. Je me souviens d'une soirée pénible mais terriblement informative de la réalité. Invité par des amis, Louis Nègre, président de la Banque centrale, se plaignait d'un planton qui avait manqué de le saluer et qu'il avait envoyé « au gnouf » pour cette impolitesse.
Isabelle faisait remarquer immédiatement que derrière ce comportement, il y avait peut-être l'indication de ce qu'était devenu le sentiment du peuple à l'égard des dignitaires du régime et qu'il leur appartenait à eux - dirigeants - de se poser la question. Réponse collective - la chicotte, la chicotte, ce peuple ne vaut rien, il faut le dresser par les coups, etc. Peu de temps après, le coup d'État mettait un terme au régime. Et que vit-on ? La presque totalité des cadres du régime défunt - à l'exception de la vraie gauche - retourner leurs vestes en un clin d'oeil et se mettre au service de Moussa Traoré. Non seulement cela en disait long sur la sincérité des convictions personnelles, mais, au-delà, cela témoignait d'une réalité objective : le nouveau régime était l'héritier du précédant, il s'appuyait sur la même base sociale rétrécie (en dépit de quelques gestes démagogiques que tous les coups d'État sont contraints de faire dans les premières semaines de leur établissement). Il allait donc continuer à utiliser la chicotte. La renaissance - difficile — d'un mouvement populaire était prévisible. On l'attribue souvent, ici et là, aux qualités intrinsèques du peuple malien - combatif, courageux, etc. Il a ces qualités, c'est certain. Mais à mon avis cette renaissance, qui a conduit un combat glorieux faisant finalement tomber la dictature par des actions s'amplifiant au fur et à mesure que la répression se faisait plus sauvage, est largement le produit de l'histoire de la gauche malienne, de l'ancienne - de l'Union soudanaise - et de la nouvelle, celle de la génération des jeunes dont nous avions vu la naissance et la formation. C'est peut-être, volontairement ou pas, le résultat le meilleur dont le modibisme avait crée les conditions. Le marxisme-léninisme n'est sans doute pas par lui-même responsable de la dérive malienne. Son enseignement, pour scolaire et quelque peu fondamentaliste qu'il fut, contribuait au contraire à faire prendre conscience aux jeunes de la distance qui séparait les principes théoriques de la réalité du régime. Il a donc contribué à cette renaissance de la gauche malienne. En résumé donc, ce fondamentalisme s'est révélé - au Mali en tout cas - infiniment moins négatif que ne le sont, par exemple, les fondamentalismes néolibéraux ou islamiques qu'on propose aujourd'hui à la jeunesse désemparée.
Missions en Guinée et au Ghana Les trois pays de l'Afrique de l'Ouest qui s'étaient proclamés socialistes - le Ghana, la Guinée et le Mali - affirmaient dès 1961 leur volonté de constituer une « Union », qui serait appelée à devenir le noyau d'une fédération panafricaine s'inscrivant dans la perspective que Nkrumah avait toujours préconisée. C'était l'époque où les pays du continent africain se partageaient en deux groupes hostiles, le bloc de Casablanca (Maroc, Algérie du FLN, Égypte, Ghana, Guinée, Mali) qui constituait l'aile plus ou moins radicale de la libération nationale, et le bloc de Monrovia (la presque totalité des autres pays indépendants africains), qui jugeait que, l'indépendance politique obtenue, il n'y avait plus « d'ennemi impérialiste » à combattre. Toujours est-il que l'Union Guinée-GhanaMali, qui a été le thème d'une chanson, n'est guère allée plus loin dans ses réalisations. Le gouvernement malien me chargeait d'une petite mission d'information sur les possibilités de coopération économique entre les trois pays. C'est dans ces conditions que je me suis rendu une seule fois à Conakry, deux ou trois à Accra. Ma mission à Conakry me laissait immédiatement une impression plus que négative concernant le régime de Sékou Touré. J'arrivais à Conakry, fin 1962, après le fameux « complot des enseignants ». J'étais logé à l'Hôtel de France (je ne sais si son nom a été modifié par la suite), le vieil hôtel colonial - beau - à l'extrémité de la péninsule sur laquelle le vieux Conakry avait été construit, le quartier de Boulbinet (qui en malinké veut lui-même dire « le bout du monde »), face aux îles de Loos. Vue magnifique. Mais l'hôtel amorçait sa décadence. Plus de cuisine. « On apportait son manger » comme dans une auberge espagnole. Un Libanais, situé pas loin, vendait aux pensionnaires des boîtes de thon, du pain, des fruits dont on faisait soi-même le repas dans la salle à manger prestigieuse de l'hôtel ! Je rencontrais quelques fonctionnaires et ministres qui n'avaient rien à me dire ; ils répétaient les généralités vagues dont Sékou Touré les avaient probablement instruit, et refusaient d'en dire plus. Finalement, sur mon insistance, ils me faisaient recevoir par
le président lui-même qui, je l'avais bien compris, était seul à pouvoir non pas seulement décider mais même dire quelque chose. L'entrevue fut épouvantable. À peine avais-je terminé de lui présenter fort poliment « mes respects » qu'il partait dans un monologue qui a duré peut-être une heure ; en tout cas, toute la durée de l'audience, puisque, au terme de ce discours il me serrait la main pour me laisser partir ! De quoi a-t-il parlé ? De tout, sauf du sujet, de grandes généralités incohérentes et désordonnées à tel point qu'à peine sorti de cette séance grotesque, je ne me souvenais plus de rien. Cette audience unilatérale me confirmait dans l'impression fâcheuse que Sékou, rencontré à Paris dans mes années d'étudiant, m'avait faite. Tacticien politique pur, sans aucune vision stratégique et probablement peu de principes. Sur plusieurs points tout de même ce jugement sévère doit être nuancé. Tout d'abord la Guinée ne se résumait pas à Sékou. Le Parti démocratique de Guinée PDG, section du RDA, avait eu une existence réelle et, à l'époque de la lutte anticoloniale, Sékou n'y faisait pas la pluie et le beau temps. Ce parti, qui comptait parmi les plus avancés et les mieux organisés de l'arc RDA, s'était radicalisé précisément par le combat qu'il avait dû conduire contre des chefferies traditionnelles puissantes, instrumentalisées par l'administration française. Qu'on les qualifie de « féodalités » (terme sans doute impropre) ou autrement, qu'on qualifie leur suppression - qui a précédé fort heureusement le référendum de 1958 - de réforme agraire ou autrement (je pense que réforme politique conviendrait mieux), n'est pas la question. C'était vraiment l'adversaire et sa défaite ouvrait des possibilités réelles. Mais cette défaite faisait du PDG le parti unique de fait, avec les avantages mais aussi tous les dangers que cela représente. Le « non » ouvrait donc des possibilités et soulevait beaucoup d'enthousiasme à travers l'Afrique. Un nombre impressionnant de cadres de tous les pays de l'ex-AOF - Dahoméens et Sénégalais en particulier, mais également venus du Mali ou du Niger (comme Abdou Moumouni) se mettaient à la disposition de la nouvelle république. L'indépendance permettait également l'inauguration rapide de nouvelles relations diplomatiques, avec les pays de l'Est,
la Chine, les autres pays du tiers-monde, et d'ouvrir le cercle des forces politiques et des États sur des horizons nouveaux, totalement inconnus des Guinéens jusque-là. Ces possibilités réelles ont hélas été rapidement annihilées par le développement accéléré de formes de plus en plus autocratiques du pouvoir, pour des raisons multiples sans doute, que je ne tenterai pas de résumer ici en quelques phrases. J'avais connu à Paris Fodeba Keita qui n'était pas seulement le créateur des premiers ballets africains - une contribution culturelle non négligeable - mais également un militant perspicace. Retrouvé à Conakry, ministre de l'Intérieur, il était l'une des rares personnalités qui me reçut avec chaleur. Il a fini comme on le sait dans des conditions épouvantables d'assassinat en prison où l'ordre était tout simplement donné de le faire mourir de faim à petit feu. Diallo Telli et beaucoup d'autres dirigeants proches de Sékou ont subi des sorts identiques, ont été arrêtés et odieusement assassinés. Sayfoullaye Diallo, que je connaissais également, avait été éliminé. Mais il avait eu la chance d'être seulement placé en résidence surveillée. Ni Modibo ni Nkrumah n'en ont fait de même et c'est tout à leur honneur. Il y avait dans l'aéroport de Conakry un portrait de Sékou en boubou rouge, fabriqué avec la technique bien connue qui permet au regard de vous suivre. Le sens de l'opération était clair : où que vous soyez, le chef sanguinaire le voit. Ce que je reproche à de nombreux intellectuels et politiciens progressistes, qui ont vécu l'époque en Guinée ou suivi de près son expérience, c'est d'avoir maintenu dans l'opinion l'illusion que la Guinée était un pays d'avant-garde qui, malgré tout, allait de l'avant. Comme ils ont parfois légitimité l'horreur de la répression (dans des formes d'une cruauté sans pareille qui, semble-t-il, procuraient à Sékou un plaisir personnel) ou, tout au moins, ont tenté d'en atténuer la condamnation. Sans doute l'une des raisons principales de cette attitude était que la diplomatie guinéenne faisait l'affaire des Soviétiques. Néanmoins les multinationales de l'aluminium - Fria en la circonstance - n'ont pas souffert de cette diplomatie et ont réalisé en Guinée les mêmes bénéfices qu'elles auraient tirés d'autres pays africains qualifiés de néocolonies. L'expérience guinéenne ne doit être jugée ni à l'aune des services qu'elle a rendu à l'Union
soviétique ni à celle de ses rapports avec Fria. Le seul critère pour en apprécier réellement la qualité est celui de ses réalisations politiques, économiques et sociales au bénéfice du peuple guinéen. De ce point de vue, l'expérience n a pas été brillante pour le moins quon puisse dire. Certes le régime qui lui a succédé n a guère prouvé quil était meilleur, ou même fondamentalement différent. Mais cela ne suffit pas pour redorer le blason du précédant. En laissant s'installer la confusion entre le régime de Sékou Touré, odieux par certains aspects, inefficace par beaucoup d'autres, d'une part, et les idéaux nobles du socialisme, d'autre part, on ne sert pas la cause de la libération et du progrès social ; on contribue à l'enliser. Au départ de Conakry, on me chargeait d'un volume incalculable de papiers de faible intérêt - les discours de Sékou en toutes occasions. Les « oeuvres complètes » que le grand chef a voulu comporter plus de volumes que celles de Lénine (50 volumes peut-être) n'étaient pas encore éditées, mais on disposait déjà de beaucoup de papier du genre. À l'arrivée à Bamako, je les abandonnais au douanier, qui a dû s'en servir pour emballer des cacahuètes. Si donc je ne tirais rien de ma mission à Conakry, il n'en fut pas de même à Accra que je visitais plusieurs fois dans les années 19631965. Mon vieil ami Yves Bénot s'y était installé, replié de Conakry où il avait été professeur au lycée, laissant derrière lui le souvenir d'un maître que tous ses élèves avaient beaucoup aimé et dont tous (j'en ai rencontré un certain nombre par la suite) confirmaient qu'ils avaient beaucoup appris grâce à lui. Je n'en doute pas. À Accra, Yves enseignait le français mais surtout coordonnait un bulletin français (l'Étincelle) parallèle à celui édité en anglais ( The Spark) destiné à mobiliser les forces anti-impérialistes à travers le continent. Un bon travail d'équipe - je n'en doute pas non plus à laquelle collaboraient des Ghanéens brillants, comme Kofi Batsa - qui hélas a tristement fini comme « homme d'affaires » au Nigeria - et des Africains francophones, comme le Dahoméen Damz - perdu de vue par la suite. Accra était de surcroît une ville fort gaie. Les longues soirées passées à bavarder au Star Hôtel avec tout un monde de militants ghanéens et d'autres venus des quatre coins du continent, des mou-
vements de libération nationale d'Afrique australe et des colonies portugaises, n étaient jamais ennuyeuses. Mes entrées étaient grandement facilitées par ces camarades, à l'époque influents. Les hauts fonctionnaires des ministères économiques qui me recevaient, notamment au Plan J. H. Mensah et Omaboe, étaient compétents. Le Ghana avait vingt ou trente ans d'avance sur les colonies françaises et le Nigeria en matière de formation de cadres. Mais ils étaient « terribly British », beaucoup plus que les cadres francophones n'étaient marqués par la métropole (à l'exception d'un certain nombre de Sénégalais). Contrairement à l'idée reçue, le degré d'assimilation culturelle des anglophones n'est pas moindre que celui des francophones. Autre différence, concernant les militants populaires. Dans les colonies françaises, ces cadres s'étaient formés au contact principalement du PC, la seule école politique qui leur était ouverte. Dans les colonies britanniques, les Églises constituaient la forme dominante d'organisation de la société civile. Cela fait une différence considérable, très visible jusqu'aujourd'hui. Dans leur grande majorité, les cadres ghanéens étaient conservateurs, non seulement éventuellement par leurs origines de classe et relations familiales (avec les planteurs les plus riches en particulier) mais aussi dans leur culture et idéologie façonnées par l'école anglaise et les Églises, ce qui n'est pas moins grave. Ils étaient fiers des réalisations coloniales dont ils héritaient, la Gold Coast ayant effectivement été mise en valeur trente ans avant la Côte d'Ivoire voisine et similaire. Ils n'imaginaient pas que ce modèle colonial avait déjà épuisé ses possibilités historiques, ils pensaient qu'on pouvait en poursuivre indéfiniment la trajectoire. Ce « développement » colonial ayant été par essence « ouvert », c'est-à-dire une forme d'insertion dans le capitalisme mondial, ils étaient prédisposés à entendre les billevesées de la Banque mondiale préconisant sa poursuite indéfinie, sur la base des « avantages comparatifs », bien que cette poursuite n'ait absolument rien à offrir à l'Afrique moderne. Sur les questions qui étaient l'objet direct de ma mission, ils n'avaient donc rien à proposer, n'y ayant pas même réfléchi. Je leur soumettais l'idée très banale que puisque le Ghana et le Mali envi-
sageaient de créer quelques industries de substitution d'importations, il serait peut-être bon de les distribuer entre les deux pays de manière à maximer les effets de taille des unités de production en fonction du marché global. Surprise de l'interlocuteur. A fortiori lorsque, soulevant la perspective à long terme, je parlais d'intégration ouest-africaine, de grande stratégie de construction d'un espace économique autre que celui hérité de la colonisation, morcelé en micro régions d'exploitation tournées vers la côte. La construction de ce grand espace, continental par l'impératif de sa géographie (mais après tout les États-Unis aussi le sont, la Russie également), exigerait l'interconnexion des voies ferrées de pénétration, l'aménagement des grands fleuves, etc. Car je m'inscris ici contre les modes un peu trop facilement popularisées par les média, selon lesquelles tout « grand projet » est absurde, non économique, l'ennemi de l'environnement, en un mot pharaonique (on oublie que c'est grâce aux réalisations pharaoniques que l'Égypte existe !), puisque « small is beautiful ». On oublie que le non-développement peut être cause de méga-destructions de l'environnement, par exemple par la déforestation inévitable si les productivités à l'hectare stagnent et que de surcroît les ruraux n'ont pas accès à d'autres sources d'énergie que le charbon de bois. On peut multiplier les exemples. L'audience que le président Nkrumah m'a accordée m'a permis de proposer à nouveau et à ce niveau le plus élevé à la fois des mesures immédiates (coordination des implantations industrielles, compagnie aérienne commune, banques et assurances associées, etc.) et la mise en place d'une cellule de réflexion pour le moyen terme (convergence dans les domaines concernant la législation économique, la fiscalité, l'union monétaire éventuelle, etc.) et le long terme. Je dois dire ici que Nkrumah n'était pas Sékou Touré. Il avait accepté l'agenda proposé, donné son point de vue et insistait pour que je précise le mien. Une discussion décontractée. Bien sûr, je sais bien qu'étranger de passage je pouvais bénéficier d'un traitement qui n'était peut-être pas typique du comportement du président avec d'autres, notamment parmi les politiciens nationaux. Mais il n'y a là rien que de normal. Lorsque, après qu'il fut
renversé par le coup d'État de 1966, Nkrumah trouva refuge à Conakry, je plaignais son choix. Nkrumah méritait mieux que d'être l'hôte obligé de Sékou. Le Ghana était un pays qui m'avait immédiatement paru intéressant. Et l'idée commençait à germer en moi de le comparer avec la Côte d'Ivoire. Une comparaison dont on pourrait beaucoup apprendre, ne serait-ce que parce que les deux sociétés présentent des analogies importantes et que la mise en valeur coloniale de la Côte d'Ivoire, alors en plein essor, reproduisait ce qui avait déjà été réalisé au Ghana et dont on voyait les limites. J'ai donné suite à cette idée dans les années qui suivirent. ( c f . S. Amin, le
Développement du capitalisme en Cote d'Ivoire, 1967, l'Afrique de l'Ouest bloquée, 1971).
L'entrée en matière m'était offerte par la discussion du Plan ghanéen à laquelle les autorités du pays m'invitaient à m'associer. Ce que je fis - et dont j'ai fait la matière de publications. Le Plan, à mon avis, manquait d'audace, traduction de ce qu'était la pensée conservatrice de ses cadres. Il était loin d'être un monument de mégalomanie industrialiste comme les détracteurs systématiques de l'Afrique le disent, sans souci de vérification du bien-fondé de leurs affirmations. On dit et répète aujourd'hui que le revenu par tête du Ghana en 1960 était supérieur à celui de la Corée. Ce dernier pays aurait-il pu devenir ce qu'il est sans précisément mettre l'accent sur l'industrie, articulée sur l'intensification de son agriculture, la formation de cadres, le tout à une échelle qui était un multiple de celui envisagé par le Ghana, impliquant d'ailleurs une intervention de l'État permanente et multidimensionnelle ? Mais le préjugé - raciste en dernière analyse - , que ce que les Asiatiques peuvent faire les Africains en sont « viscéralement » incapables, commande la réflexion de ces détracteurs, comme le fameux rapport Berg de la Banque mondiale en témoigne. Certes, si le Ghana n'a pas fait « comme la Corée », il y a des causes à cela. Mais elles sont à rechercher dans la société, l'histoire coloniale et la politique du mouvement de libération, également dans les conjonctures - y compris géostratégiques - à travers lesquelles s'exprime l'interaction national/système mondial, pas ailleurs. Des questions
qui se situaient au cœur de nos discussions à Accra, avec Yves Bénot, Kofi Batsa et d'autres cadres de la gauche du parti. J'y rencontrais un certain nombre de jeunes et de moins jeunes que je devais retrouver plus tard, constituer les cadres des organisations populaires qui avaient préparé les conditions de la victoire de Rawlings. Le Mali après Modibo L'IDEP avait organisé l'un de ses séminaires à Bamako, en 1972. Un événement important puisque nous discutions à la fois de l'expérience du régime de Modibo et des politiques mises en œuvre après sa chute en 1968, sans faire de concessions ni dans la critique du passé ni dans celle du régime de Moussa Traoré. Le séminaire se déroulait dans ce fameux Motel de l'époque, proche de l'ancien aéroport sur les bords du Niger. Une installation sommaire. À la demande de nos partenaires nousfîmes- de bon gré des conférences supplémentaires tous les soirs, suivies par la plupart des cadres anciens ou nouveaux. Je revoyais régulièrement, après qu'ils fussent sortis de prison, d'anciens responsables, Mamadou Gologo, Madeira Keita, qui venait de temps à autre se faire soigner à Dakar et me faisait signe à chacune de ces occasions. Bien qu'il fut du genre qui n'avait rien oublié et peu appris, j'ai toujours poursuivi avec plus que du plaisir la conversation avec cet homme d'une droiture et d'un courage remarquables, doté de surcroît d'une grande chaleur humaine, n'oubliant jamais ses vieux amis. Sa mort m'a beaucoup peiné. Il est l'oncle d'Ibrahima Keita, l'un des dirigeants de la révolte des jeunes contre la dictature - devenu Premier ministre du gouvernement de Konaré. Ibrahima en présence de Madeira, me dit un jour : « Mon oncle me demande pourquoi je ne suis pas à l'Union soudanaise, mais partisan de l'ADEMA - le nouveau mouvement démocratique ; je crois qu'il pense que les gènes de l'US sont indestructibles ! » Au-delà des anciens, je faisais connaissance de la nouvelle génération des militants de l'ADEMA, du CNID, du mouvement populaire et féministe (Aminata Traoré) et de nombreux
jeunes qui se mobilisaient à cette époque. Une génération plus prometteuse sans doute que celle des « jeunes cadres » de la première vague du début des années 1960, dont j'ai fait une critique dans l'ensemble sévère. Amadou Toumani Touré, qui fut le militaire démocrate, fin et ouvert qui a assuré une transition remarquable et qui m'a reçu après la chute de Moussa Traoré, m'a convaincu que l'éducation « marxiste » donnée à l'armée à l'époque de Modibo, en dépit de toutes ses simplifications dogmatiques outrageuses, avait quand même eu du bon, puisqu'elle a produit un corps de militaires qui ne s'est pas comporté avec la sauvagerie coutumière dans beaucoup des armées du tiers-monde. J'ai revu ATT au Caire, à l'occasion du sommet euro-africain de 2000, dans les coulisses duquel nous nous retrouvions. ATT a développé sur les questions de sécurité un point de vue cohérent, conscient à la fois des ravages de la dépolitisation produite par le désastre social néolibéral et des dangers de leur exploitation par les impérialistes. La géostratégie et la géopolitique constituent des dimensions de la réalité qu'on a toujours tort d'oublier. C'est aussi mon point de vue. La victoire emportée par le peuple malien, qui est parvenu par son seul courage - sans appuis extérieurs, au contraire (les puissances occidentales se sont rangées en fait derrière le dictateur, en dépit de leurs prétentions « démocratiques ») - avait donc, naturellement, soulevé l'enthousiasme des classes populaires, et même de la majorité des classes moyennes et des intellectuels. On s'attendait entre autres, à ce que le nouveau président (Alpha Konaré) soit à l'écoute du mouvement démocratique profond, qui a mobilisé le peuple malien, et inaugure un style nouveau de direction et de gestion du pays. Ces espoirs ont été déçus. Au-delà de la responsabilité possible des individus, je rapporte l'échec au poids écrasant que le système mondial a exercé sur les choix de Bamako, lui imposant la soumission inconditionnelle au diktat néolibéral. Une fois de plus l'association démocratie - options néolibérales, ne produisant que la catastrophe sociale, s'avère en définitive antidémocratique dans son essence. L'exemple de la crise qui a secoué l'Argentine en 2002 en est l'exemple le plus probant par son éclat. La catastrophe sociale est visible à l'œil nu. Bamako, que je visitais lors du Forum
social africain (janvier 2002), est devenue une métropole misérable, son centre dévasté par « l'informel » qui est le seul moyen de survie que le capitalisme offre désormais aux peuples. Il y a néanmoins des lueurs à l'horizon, annonciatrices de la montée de luttes nouvelles, porteuses d'avenir. La naissance d'un mouvement paysan indépendant du pouvoir et des « partis » opportunistes constitue un changement qu'on aurait eu du mal à imaginer il y a seulement encore dix ans. Le « contrôle » des paysanneries par les mouvements de libération nationaux et à leur suite les administrations de l'État constituait une caractéristique générale en Afrique et paraissait inébranlable. Dans l'ensemble des pays francophones de l'Afrique de l'Ouest - et singulièrement au Burkina Faso (qui a été à l'origine de ce changement - héritage de Sankara) et au Sénégal, comme au Mali - la paysannerie amorce son émancipation de ces tutelles. Au Mali une première grève des paysans - refusant de cultiver le coton - a imposé la négociation au gouvernement et au capital étranger (ici français) qui contrôle la « fdière coton » et impose ses conditions et des prix de misère. L'organisation d'une session du Forum mondial 2006 à Bamako a confirmé mes espoirs. Le soutien enthousiaste de toutes les forces populaires, qui émergent à nouveau au Mali, a garanti le succès de l'entreprise. Un grand merci ici à tous les militants du Comité malien et à Aminata Traoré. L'Appel de Bamako, qui en a été le résultat, ouvre de nouveaux horizons au déploiement du mouvement mondial de remise en cause de l'ordre libéral impérialiste. L'Afrique a retrouvé sa place dans la mondialisation des luttes. Le Ghana après Nkrumah Après la chute de Nkrumah, je n'avais fait que passer à plusieurs reprises par Accra. Mais mon collègue Kwame Amoa, directeur adjoint de l'IDEP, se rendait fréquemment dans son pays. Il fréquentait avec assiduité les deux mouvements populaires qui, au cours des années 70, allaient créer les conditions favorables pour l'intervention de l'armée, sous la direction de Rawlings. Je dis bien intervention et non coup d'État. Car le mouvement de l'armée se
conjuguait ici avec ceux des avants-gardes populaires. Ce qui n'allait pas, certes, sans créer des problèmes dans les relations entre ces deux bras du mouvement de rejet du « compradorisme » affairiste des régimes civils et militaires qui s'étaient succédé de 1966 à 1980. Nous avons donc été invités, Amoa et moi-même, à rencontrer la nouvelle équipe de Rawlings en 1981. Notre mission principale était de tirer au clair les comptes du Trésor, laissés par la gabegie des régimes précédents dans un état de confusion totale. Le FMI et la Banque mondiale exploitaient la situation, comme c'est toujours le cas, pour le plus grand profit des multinationales - les seules institutions auprès desquelles ils se sentent responsables. FMI et Banque mondiale présentaient donc au régime populaire une « ardoise » dont ils n'avaient jamais exigé le règlement par leurs serviteurs corrompus renversés. Dettes extérieures extravagantes, etc. J'avais développé, comme je l'ai dit, une certaine compétence dans ce domaine et avoue toujours trouver du plaisir à débrouiller les fils dans ce genre de situations. Nous étions à même, Amoa et moi, avec bien sûr l'aide de nombreux camarades sur place, notamment P. V. Obeng, une sorte de premier ministre du gouvernement provisoire, et Kwesi Botchwey, nommé par la suite ministre des Finances, de laisser un gros rapport qui a eu son utilité je crois. Il permettait de réduire considérablement les prétentions du FMI, de la Banque mondiale et des multinationales, d'établir leurs responsabilités propres : ces institutions avaient activement soutenu de nombreux projets pourris qui étaient à l'origine du désastre. Leurs fonctionnaires auraient du savoir également que ces projets étaient la source des malversations qui avaient fait la fortune gigantesque de leurs amis au pouvoir. Et s'ils ne l'avaient pas vu - comme ils feignent de vouloir le faire croire en montrant un visage naïf de pourfendeurs de la corruption - ils auraient du être révoqués pour incompétence notoire. Bien entendu, notre travail n'était pas destiné à nous faire des amis à Washington ! Mais nous nous étions par ailleurs donné des objectifs plus directement politiques. Pouvions-nous contribuer à un échange de vues plus calme entre les différentes composantes du mouvement ? Les organisations populaires, les « Comités de défense de la
Révolution » et autres, mis en place et animés par des cadres dont beaucoup sortaient du maoïsme local, n'étaient certes pas sans racines ni échos dans les classes populaires. Mais elles n avaient pas toujours une vision stratégique cohérente, et les revendications posées comme prioritaires, ici et là, étaient parfois conflictuelles, ou « gauchistes ». Il n y a pas à s'effrayer de cela. On ne voit pas comment un véritable mouvement populaire commencerait autrement. Néanmoins je suis de ceux qui continuent à penser que la coordination et l'organisation s'imposent, si l'on veut que le mouvement ne s'essouffle pas, préparant ainsi les conditions d'une contre-offensive réactionnaire. Encore faut-il que cette organisation progresse dans la démocratie et fasse avancer la pratique de celle-ci. Ce qui n'est jamais facile. Encore moins lorsqu'il faut composer avec une aile du mouvement qui occupe des positions décisives dans le pouvoir, ici Rawlings, son groupe (en particulier E V. Obeng, chef de l'administration civile et Kodzo Tsikata, un militaire remarquable, un peu chef des services secrets et du contrôle politique de l'armée, Emmanuel Hansen, l'idéologue du groupe) et son armée. De longues discussions à six (Rawlings, Obeng, Hansen, Tsikata, Amoa et moi) m'ont convaincu que le groupe de Rawlings appartenait à cette génération nouvelle, beaucoup plus sensible que les directions précédentes de la libération nationale aux exigences minimales de la démocratie, plus à l'écoute des revendications exprimées par les classes populaires. Mais également, comme c'est souvent le cas en terre anglophone, limités par le pragmatisme. La question centrale était celle de la stratégie à adopter vis-à-vis de la bourgeoisie ghanéenne - d e son aile compradore- bureaucratique corrompue (ennemie), mais aussi de son aile économique active (les planteurs aisés, les commerçants). Neutraliser ceux-ci ? Les intégrer dans le système ? Comment imaginer des formes démocratiques - pluripartisme, mouvements populaires, modes d'élection et organisation des pouvoirs - qui fassent avancer les choses, renforcent le poids réel des voix populaires tout en évitant le chaos économique ? Le Ghana ne manque pas de cadres, de ce point de vue. À l'université de Legon, le groupe qui anime depuis les débats du Forum - il m'a sollicité pour des conférences-débats que je ne refuse
jamais - a rempli des fonctions actives dans les discussions internes du mouvement. Les opinions étaient diverses, et ont peut-être progressivement évolué au fur et à mesure que le régime se stabilisait au centre droit dans une conjoncture mondiale et régionale difficile qui devrait inciter à la prudence dans les jugements. Cela n'exclut pour l'avenir ni une reprise à gauche plus cohérente ni non plus un retour à la « recompradorisation » au service du capitalisme dominant. Le Congo-Brazzaville À la suite de la chute du pitre Fulbert Yulu, à Brazzaville en 1963, les camarades (ils s'appelaient ainsi) des mouvements populaires qui avaient été à l'origine du changement m'invitaient (en 1968-69) à discuter de leurs stratégies économiques. Je faisais donc connaissance du groupe de ces jeunes radicaux, les frères Antoine et Joseph Van den Reysen (nous sommes depuis liés par une solide amitié personnelle), Ambroise Noumazalaye, Pascal Lissouba, Da Costa, Pierre Nzé, Aba Ganzion, Henri Lopez qui est devenu par la suite directeur général adjoint de l'UNESCO, Charles Ganao (un diplomate de première grandeur, défenseur des intérêts collectifs de l'Afrique dans de nombreuses arènes internationales), Ange Diawara, le chef des milices de jeunes, organisateur d'un maquis, assassiné dans d'atroces circonstances par la suite. Les analyses de Pierre Philippe Rey, à l'époque affecté par l'ORSTOM à Brazzaville, mefiirentégalement fort utiles. Ce premier séjour me permettait d'entrer dans le vif de la vie politique compliquée de ce pays, impossible à réduire soit au cliché du « tribalisme », cher à beaucoup d'anthropologues et de politologues, soit aux « analyses de classe » que proposaient les différentes tendances en conflit au sein du mouvement : syndicalistes, militants populaires de la jeunesse révolutionnaire, cadres intellectuels et bureaucrates d'appareils. J'ai suivi pendant de nombreuses années l'évolution chaotique du mouvement congolais et de l'économie du pays. {cf. S. Amin et C. Coquery, Du Congo français à IVDEAQ 1978).
L'IDEP a donc organisé à Brazzaville en 1974 un bon séminaire, à un moment important - caractérisé par l'intensification des débats. Au plan économique quoi faire exactement ? La tentation était forte de céder aux facilités qu'offrait l'exploitation du pétrole pour se contenter de financer par les redevances l'inflation de la fonction publique, mais aussi le développement de l'éducation (dans un pays déjà relativement bien scolarisé en i960) et l'amélioration des services sociaux. Comment greffer sur cette situation un programme sérieux d'intensification de la production agricole et un programme d'industrialisation spécifique qui tienne compte de l'espace économique limité à l'extrême de ce pays démographiquement petit mais vaste géographiquement ? L'audience collective que le président nous a consacrée ne révélait rien, sauf l'impression fâcheuse d'un appétit de pouvoir illimité. J'ai continué par la suite à me rendre de temps à autre dans ce pays sympathique, en dépit de son évolution politique dramatique. Lissouba, alors Premier ministre, souhaitait que je lui fasse des propositions permettant un minimum de redressement de la gestion du secteur public. Question pertinente. Il me fallait donc aller voir sur place, de Fort Rousset et Makoua au Nord jusqu'à Pointe-Noire en passant par le Niari, une série d'entreprises mal en point. On m'affectait un camion tout terrain, un chauffeur et un accompagnateur. Cela m'a permis de voir la grande forêt primaire équatoriale, ses arbres gigantesques et ses sous-bois impénétrables. Belle, très belle, mais terrifiante. Le long de la route, arrêts pour se nourrir, les Pygmées, qui sortaient d'on ne sait où, se présentaient immédiatement et nous offraient la seule marchandise qu'ils avaient : des singes. L'accompagnateur, bon cuistot rigolard, les préparait grillés et sautés à la poêle, puisflambésau whisky - flambés à la parisienne, disait-il. Mais aussi tableau incroyable de l'exploitation des Pygmées par les planteurs bantous : les Pygmées venaient travailler - dur - quelques jours pour la collecte du café et étaient payés... en vin rouge de dernière qualité, boisson à volonté, absorbée à partir d'une citerne par pompage avec un tuyau en caoutchouc. Temps de boisson : une ou deux heures, après quoi, ivres morts, les Pygmées dormaient à même le sol, pour disparaître
le lendemain pour un an - jusqu'à la prochaine récolte - dans leur grande forêt. Je réalisais, par la visite du pays, combien était difficile un démarrage quelconque de l'agriculture dans ce pays sous-peuplé. Des agriculteurs isolés dans des poches de la forêt, ne pouvant au mieux livrer au commerce que quelques sacs de produits qu'il faudrait transporter sur des centaines de kilomètres par des routes impossibles. Regrouper les agriculteurs ? Mais ceux-ci ne veulent pas l'entendre. Je réalisais également que les « industries » ne pourraient guère être conçues et gérées sans tenir compte de toutes sortes de données propres au pays. Je me suis trouvé à Brazzaville, en route pour Luanda, deux jours après l'élection présidentielle dont Lissouba était sorti victorieux. Lissouba, qui m'a reçu, m'avait fait bonne impression. Il parlait démocratisation, dépassement des clivages ethniques, réconciliation avec les militants du Parti congolais du travail qui venait de perdre le pouvoir. Je n'avais pas été étonné par cette défaite. Progressivement, rente pétrolière aidant, la bureaucratie d'État - dans laquelle s'était intégrée la majorité des intellectuels - avait absorbé le « Parti », dit marxiste-léniniste, supprimé l'autonomie des organisations populaires, massacré les jeunes révoltés. L'armée était devenue une composante essentielle de cette forme banale d'étatisme autoritaire. Abandon de tout effort de développement des productions agricoles et industrielles et simple redistribution sociale de la rente pétrolière, suffisante pour calmer les revendications populaires. Le vent de démocratisation soufflant à partir de 1990, les ambitieux de toutes sortes ont agité le drapeau du multipartisme pour partir à l'assaut de la forteresse décrépite du pouvoir. Une démocratisation farce qui faisait bien l'affaire du capital transnational dominant par le moyen du néolibéralisme mondialisé. Elle permettrait de mettre un point final aux chances - si minces fussent-elles — d'un renouveau de la gauche, liquiderait les vestiges de l'étatisme et ses velléités d'indépendance, sans menacer les intérêts transnationaux. Démocratie qui se conjuguerait parfaitement avec la « compradorisation » du système local. L'élection de Lissouba dans ces conditions laissaitflotterl'incertitude de l'avenir. Avait-il été élu pour mettre en place cette démocratie
farce compradore ? Ou bien contre celle-ci, dont les candidats réels l'horrible Paul Kaya, ancien laquais de Fulbert Yulu, l'inquiétant ThysterTchicaya, ex-PCT particulièrement violent dans les réponses répressives qu'il proposait pour régler tous les problèmes, converti au libéralisme... - avaient été battus à plate couture par des électeurs qui s'étaient finalement partagés entre Lissouba et le PCT ? J'espérais personnellement beaucoup que la seconde hypothèse soit la bonne. J'en discutais avec quelques-uns des anciens responsables du PCT et recueillais des avis variables. La suite de l'histoire a démontré que Lissouba n'envisageait rien d'autre que d'affermir son pouvoir personnel, de jouer pour cela la pire des cartes, celle du chauvinisme ethnique - préparant ainsi les conditions les plus favorables à des affrontements violents sur ce terrain. Acceptant le néolibéralisme sans discussion ni réserves, mais croyant pouvoir asseoir son monopole comme interlocuteur de l'Occident par des avances opportunistes aux uns et aux autres. Sassou Nguesso est parvenu sans difficulté, mais au prix de victimes civiles qui se comptent par milliers, à ressouder derrière lui l'armée et sans doute l'opinion lasse de la mégalomanie de Lissouba. Le Bénin Les deux décennies 1970 et 1980 ont été marquées au Bénin par une tentative de « faire quelque chose ». La décennie des années 1960 avait été en effet, de l'avis unanime des analystes béninois, qu'ils aient été favorables au régime du président Kérékou ou critiques de celuici, une véritable farce. Un « non-État », en fait une mauvaise administration coloniale qui avait comme survécu à la proclamation de l'indépendance. Une administration gérée, pour leur profit personnel et celui de leur petite clientèle micro-régionale, par des politiciens au sens le plus vulgaire du terme, dont les noms sont Apithy, Zinsou et Maga. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le projet populiste de l'armée et de son chef Kérékou ait eu un écho immédiat réel dans le peuple de ce pays, même si - avec quelque clairvoyance et peut-être un peu de sectarisme - les marxistes du PC du Dahomey en avaient vu rapidement les contradictions et les limites.
L'IDEP a organisé à Cotonou, aux débuts de l'expérience, en 1975, un grand séminaire dont les objectifs, définis en commun avec les institutions de la gestion économique de l'État (que notre ami Justin Gnidéhou coordonnait) et les universitaires, étaient réellement ambitieux : contribuer à la définition du projet sociétal, à l'identification des difficultés auxquelles il serait confronté, à l'élaboration d'une stratégie d'étapes pour en faire avancer la progression. Je crois que ce séminaire est demeuré, dans le souvenir de tous ses participants, une date dans l'histoire du pays. Non pas que des réponses finales aient été données aux questions posées plus haut. Loin de là. Mais un débat sérieux, contradictoire et riche les a toutes abordées frontalement. Le président Kérékou est venu luimême clôturer le séminaire, non par un discours formel, mais par une participation directe au débat de conclusion. Il acceptait donc de répondre lui-même à des questions qui lui seraient posées, sans les avoir connues à l'avance. On dira ce qu'on voudra, mais je ne connais pas beaucoup de présidents - en Afrique et ailleurs - qui auraient accepté un défi de ce genre. Et, bien que l'atmosphère fiit quelque peu tendue - ce qui prouve que le débat était réel et sérieux - , je crois que cette confrontation n'a pas été négative et inutile, même si ce qui en est sorti dans les faits n'a pas eu autant d'effets positifs qu'on l'aurait souhaité. Personnellement, je ne reproche pas au projet de n'avoir pas été « véritablement socialiste » (encore faudrait-il s'entendre sur le sens de cette qualification). Un projet national populaire me paraissait le mieux qu'on puisse faire dans les conditions de ce petit pays vulnérable. À condition d'entendre par là plus que du populisme, parce que, face aux agressions prévisibles de l'adversaire, il n'y a pas, à mon avis, de remparts possibles autre que l'organisation autonome et démocratique des classes populaires. Le système est resté populiste, et a même glissé progressivement vers des formes autoritaires. Mais non terroristes. Les médias occidentaux, encore une fois, ont défiguré l'image qu'ils donnaient du pays à cette époque. Le gouvernement du Bénin de l'époque n'a pas accumulé les actes de répression criminelle comme son voisin le Togo qui, sous la dictature d'Eyadema, les pratiquait couramment. Et pourtant on pré-
sentait Kérékou comme un monstre assoiffé de sang - puisque se déclarant marxiste-léniniste - tandis qu'on passait sous silence les crimes répétés d'Eyadéma, le « libéral », c'est-à-dire celui qui laisse les compradores et les transnationales faire ce qu'ils veulent. Le bilan des décennies Kérékou est sans doute suffisamment contrasté pour qu'on puisse mettre en relief, si on le veut, soit ses aspects positifs (le recul du régionalisme, la croissance économique positive, la moindre inégalité sociale) soit ses aspects négatifs (l'inefficacité de la gestion, les déficits publics, le désordre administratif, voire la corruption). Dans ce bilan, on doit également tenir compte de ce qui s'est passé dans le pays après que la page du régime populiste fut tournée. Une opération de « démocratisation » bien manipulée devait conduire à un « pluripartisme » de pacotille et à des « élections ». Beaucoup d'intellectuels béninois sont entrés dans le jeu, même parmi les meilleurs. On peut les excuser par les absurdes exactions auxquelles le régime populiste les avait soumis et peut être par leur foi naïve dans la démocratie électorale. Le résultat en fut l'épisode « Soglo ». Gouverné par un président fonctionnaire bombardé par la Banque mondiale et dépourvu de sens politique, livré au diktat de l'ajustement structurel présenté comme « correctif des erreurs du passé » (ce que l'ajustement structurel n'est pas, ni au Bénin ni ailleurs, étant seulement un projet de soumission unilatérale aux exigences de la gestion de la crise du capitalisme mondial), soumis aux billevesées de l'idéologie néolibérale, le Bénin n'a enregistré depuis qu'une détérioration des conditions de ses masses populaires. Et Kérékou vieilli a été réélu ! Mais évidemment dans des conditions qui ne permettent guère de voir la sortie du tunnel. Les défenseurs de principe de ce libéralisme idiot s'empressent de dire que la faillite est due à la vulnérabilité de ce petit pays à la conjoncture extérieure. Mais n'est-ce pas cette même vulnérabilité qui est également largement responsable des échecs du projet populiste ? J'ai visité à plusieurs reprises ce petit pays attachant. Dont l'histoire est néanmoins tragique puisqu'il fut l'un des lieux les plus « florissants » de la traite négrière. Et que celle-ci a produit contradictoirement des systèmes politiques locaux qui se sont inscrits dans sa logique et d'autres qui lui ont résisté ; on ne visite pas sans
émotion le fort de Ouidah sur lequel - jusque je ne sais plus quand exactement - continuait àflotterle drapeau portugais ! Au palais d'Abomey, j'ai pu mesurer l'efficacité réelle des méthodes probablement d'hypnose que les « sorciers » du lieu pratiquent. Le Bénin est un pays riche à la fois d'intellectuels modernistes fins et de féticheurs craints dans toute la région. Le Burkina Faso Dans un premier temps de l'histoire de la Haute-Volta indépendante le RDA modéré - c'est-à-dire s'inscrivant dans le sillage de la Côte d'Ivoire dont elle n'était que l'annexe économique - l'avait emporté. « Colonie de colonie » la Haute-Volta a fourni, par l'émigration, l'essentiel des travailleurs qui ont construit l'économie coloniale de la Côte d'Ivoire, tandis que les villages d'origine de ces bâtisseurs de prospérité ne survivaient que des miettes du festin. En général, l'émigration appauvrit les régions de départ qui supportent le coût de la formation des travailleurs, de leur naissance à leur départ, et souvent celui de la retraite des vieux quand ils retournent au pays ; enrichit les classes dirigeantes des pays d'accueil bénéficiaires du travail des immigrés, généralement à bon marché. Le contraire de ce que la théorie néolibérale prétend, que les médias répercutent, façonnant ainsi presque toujours un préjugé hostile aux immigrants. La Côte d'Ivoire avait tout intérêt à ce que ce pays soit, dans ces conditions, « indépendant », c'est-à-dire à être débarrassée des charges de son entretien (la majeure partie de la Haute Volta avait fait partie de la colonie de Côte d'Ivoire jusqu'en 1947). Si l'on considère ensemble les deux pays, ce qui correspond strictement à la réalité de leur association économique inégale, les chiffres du « miracle » ivoirien doivent être divisés par deux. Cette situation a toujours été connue des Burkinabés, peuple et intellectuels. Elle les révoltait spontanément. Au cours d'une conférence à l'université de Ouagadougou, discutant de ce problème, j'étais invité à répondre à une question malicieuse d'un étudiant. Je dis carrément : « Prenez vos bicyclettes (les Burkinabés sont les seuls sur tout le continent à faire un usage intensif de cet instru-
ment et Ouagadougou ressemble de ce fait à Beijing !) et descendez jusqu'à Abidjan y proclamer l'unité des deux pays. Deux problèmes seront résolus du même coup : le problème économique de la Haute-Volta, le problème politique de la Côte d'Ivoire ! » Je fus applaudi comme jamais. Cette révolte est peut être l'une des raisons pour lesquelles l'intelligentsia burkinabée était, et reste, dominée par la gauche. Tout le monde, ou presque, appartient ici ou a appartenu à l'un des courants du communisme, du PAI d'origine ou des mouvements maoïstes (le Parti communiste révolutionnaire de Haute-Volta, PCRHV, et d'autres organisations). Il n'est pas étonnant donc que cette influence se soit étendue jusque dans l'armée, et qu'un groupe d'officiers ait même oser prendre le nom de ROC (Rassemblement des officiers communistes). La mascarade de l'administration néocoloniale du RDA de Yaméogo ne pouvait donc durer. Mais la radicalisation de la réponse n'était pas gagnée d'avance. L'agitation urbaine, animée par des syndicats puissants, refusant d'être domestiqués par le pouvoir du Parti unique (car cette formule n'est pas le monopole des « puissances occidentales, elle avait domestiqué les syndicats), mais néanmoins forcément enfermés dans les limites de leurs clientèles de la petitebourgeoisie (enseignants, fonctionnaires) faute de base industrielle et ouvrière, n'avait, dans un premier temps, qu'ouvert les portes à un régime militaire mou et velléitaire, celui de Lamizana. Jusqu'au jour où le ROC, dirigé par Thomas Sankara, prenait la relève. Se posaient immédiatement les problèmes classiques de ces situations : que faire ? Dépassera-t-on le populisme et encouragerat-on les masses paysannes et urbaines pauvres à s'organiser librement, ou tentera-t-on de les « encadrer » au point d'en annihiler la vigueur potentielle ? Quelles relations le pouvoir établira-t-il avec les organisations révolutionnaires marxistes ? Cherchera-t-il à les absorber dans un nouveau parti unique ou acceptera-t-on une formule plus démocratique de front réel tolérant les différences de vues et ouvrant le débat ? Tel fiit l'objet de discussions répétées avec Thomas Sankara qui m'invitait, en 1986, à donner mon point de vue. Sankara, je dois l'avouer, est une personnalité qui m'est apparue immédiatement très sympathique. Réellement simple, direct
(même dans son regard franc), ouvert, écoutant ce qu'on dit et y répondant sans abus de la position de chef. De surcroît réellement féministe, insistant sur l'importance du bouleversement des moeurs en faveur de l'égalité des sexes - ce qui est fort rare chez les « grands hommes » et cultivé - ayant lu les « classiques » du marxisme avec autant d'attention qu'un bon intellectuel civil. Je me sentais personnellement donc tout à fait à l'aise avec lui et, s'il n'avait pas été un chef d'État, il serait devenu un ami sans problème. Son assassinat m'a donc bouleversé. Concernant le volet « stratégie de développement économique et social » du problème, Sankara avait, à mon avis, vu juste - au moins théoriquement. Dans une première étape, il fallait penser « petits projets », c'est-à-dire actions d'amélioration rapide des conditions de production des collectivités rurales, aussi peu coûteuses que possible, et bénéfices de cette amélioration revenant intégralement aux collectivités concernées. Choix non pas motivé par la philosophie douteuse de small is beautiful, mais à la fois par réalisme (qu'est-ce qui est possible immédiatement) et sens politique (c'est à travers ce genre d'opérations qu'une organisation et démocratisation de la vie rurale peuvent être amorcées). De surcroît, Sankara avait décidé - inspiré peut-être par le modèle chinois - d'envoyer les fonctionnaires et les techniciens faire des stages à la base, dans les villages. Espérant « qu'ils apprendraient des masses » (connaîtraient leurs vrais problèmes) et « apprendraient aux masses » (en mettant à leur service leurs savoirs d'agronomes, de vétérinaires, de médecins, d'enseignants, de comptables). Je n'avais certainement rien à redire, ou à ajouter, à un plan de ce genre. J'ai donc dit à Sankara que je souhaitais seulement voir - au moins un peu — comment ça marche sur le terrain. J'ai l'impression qu'il attendait cette question. Mais, encore mieux, sa réponse : « Tu ne pourras pas tout voir (il était passé rapidement au tutoiement de camarades), il te faudrait rester un an pour cela, mais alors fais toi même ton choix, va voir tes amis (tout le monde savait que je fréquentais toute la gauche burkinabée) et choisis en fonction de ce qu'ils te diront (beaucoup d'entre eux doutent et proposeront des exemples d'échec) ». Ce que je fis. Je n'ai pas l'audace de dire que
j'aurais pu faire un rapport sérieux à partir de mes observations qui n'ont été que rapides et impressionnistes. Je dirais seulement que mes impressions ont été plutôt favorables. Peut-être par ignorance des vrais difficultés et réalités qui m'a fait accepter trop vite ce que les deux ou trois personnes de chacun des lieux visités étaient en position de dire et d'analyser. Mais le seul fait qu'un tiers peut-être des fonctionnaires et techniciens rencontrés sur le terrain étaient heureux du sort qui leur était réservé (la vie matérielle est plus dure qu'à Ouagadougou, mais qu'est-ce qu'on apprend ! et puis on se sent tellement utile !) me paraissait un succès. Peut-être deux tiers de ces « déportés » — silencieux — n'étaient pas de cet avis. Mais je considère que la proportion d'un tiers était beaucoup plus que je ne l'avais imaginé (je pensais : 10 % au maximum). Cela me rappelait la phrase d'Amilcar Cabrai : « Le suicide de la petite-bourgeoisie en tant que classe ». En tout cas les résultats matériels de l'opération - augmentation réelle de la production, de l'autoconsommation et des ventes - témoignent d'un succès, au moins partiel, qui aurait pu être amélioré avec le temps. Sur le second volet - les rapports avec les organisations révolutionnaires - les choses étaient plus difficiles. Sankara savait que je verrais « mes amis ». Il le souhaitait même et, je crois, espérait que je jouerais le rôle d'une sorte d'intermédiaire officieux. Je tenais à rester à ma place : celle d'un étranger trop ignorant de beaucoup des réalités sous-jacentes pour s'ériger en donneur de leçons arrogant. J'ai certainement rencontré tout le monde, ou à peu près, et beaucoup écouté leurs analyses - au demeurant diverses et souvent même divergentes. Basile et Joséphine Guissou, Talata Kafando, Arba Diallo, Phillippe Ouedraogo, Taladie Thiombiano et tant d'autres (sans compter les hommes politiques modérés comme Ki Zerbo, Charles Kaboré, et les économistes, comme Pierre Damiba et d'autres). Le pouvoir avait mis en place ses propres organisations - Comités de défense de la révolution et autres. Leurs comportements, le degré de leur organisation et de leur contrôle éventuel, leurs rapports avec les militants des organisations révolutionnaires, rien de cela n'était suffisamment clair pour qu'on en déduisît (tout au moins moi) des conclusions concernant la stratégie politique, tant
du pouvoir que des organisations révolutionnaires. Les directions de celles-ci, que je rencontrais normalement séparément les unes des autres, avaient des points de vue que je me contentais d'écouter. Ma seule intervention fut de dire à tous - à eux et à Sankara - : « Gardez vos différences et respectez vous mutuellement, si c'est possible, mais essayez aussi de travailler ensemble, sur des points de convergence. Après tout, il y en a. Ce que je pense réellement ». L'expérience du Burkina Faso s'est enlisée et a mal tourné. Sankara a été assassiné par des proches comme on le sait. Et le pays n'a pas amorcé depuis une sortie des sentiers battus du néocolonialisme banal. Mais l'avenir reste ouvert, et une reprise à gauche n'est pas inimaginable, si les conditions internes et externes en permettent le développement. Le Burkina-Faso est, comme le Mali et le Ghana, en état d'attente. La Tanzanie Accra avait été, de 1958 à 1966, une sorte de capitale de l'Afrique. L'importance que Nkrumah attachait à la perspective de l'unité africaine - Africa must unité -, la concentration de la représentation des mouvements de libération des pays encore en lutte pour leur indépendance et des courants radicaux quand ils étaient pourchassés chez eux, donnaient à Accra une importance qu'elle a perdue avec la chute de Nkrumah. Mais le relais allait être immédiatement repris par Dar-es-Salaam. Deux événements majeurs inauguraient la décennie glorieuse de la Tanzanie. Le premier fut la révolution à Zanzibar en 1964. Zanzibar, ou les Antilles arabes, ai-je écrit. Plantations esclavagistes, produisant ici le clou de girofle pour tous les peuples de l'Océan indien ; planteurs arabes venus du Sud de la péninsule, quelque temps capitale où le sultanat d'Oman s'était transféré ; esclaves noirs razziés en Afrique orientale. La visite de Bagamoyo, petit port tanzanien qui lui fait face, l'embarcadère pour l'esclavage, inspire immédiatement (du moins à moi) une tristesse profonde. Ce sont des lieux dont la visite devrait être obligatoire, comme celle des camps nazis, pour ne jamais oublier l'infamie dont l'humanité est capable et qui
menace toujours. La révolution avait été faite par le parti dirigé par l'un de mes plus anciens amis, Babu, dont j'ai dit comment je l'avais rencontré à Londres en 1953, retrouvé dans la revue Révolution en 1963 (Memoirs, p. 184). Babu est mort et sa compagne anglo-indienne Amrit Wilson m'a invité à retracer les étapes de sa vie à la cérémonie de souvenir de sa mémoire un an après. Babu avait promis des Mémoires. Il n'a laissé que quelques notes. Mais je connaissais suffisamment bien son évolution intellectuelle et politique, parallèle à la mienne, pour remplir honorablement, je crois, ma mission. La révolution de Zanzibar a été brève mais terrible. Sultan et propriétaires restés quasi esclavagistes - en dépit de leur statut légal libre les paysans continuaient à être traités en fait en esclaves - ont été tous massacrés, avec méchanceté. C'était inévitable : trois siècles d'oppression dans les formes les plus odieuses qu'on puisse imaginer ne peuvent être effacés que dans une explosion de haine victorieuse. Mais la société de Zanzibar est restée une société créole, avec tous ses préjugés de couleurs hiérarchisées. Pressé de vouloir effacer cette stupidité du legs du passé, le maire de Zanzibar (c'est lui qui m'a raconté l'histoire surprenante qui va suivre) constatant que les Blancs ne se mariaient qu'entre eux comme les métis, les Noirs et que même les quarterons ne sortaient pas de leur groupe, il décida de les obliger à se mélanger : « Tiens, toi là (un Blanc dans la queue), tu épouses celle-ci (une Noire) », etc. Et sur le papier le métissage fut enregistré ! Je m'abstiendrai de tout commentaire. Histoire amusante concernant l'île. Elle avait un mini-gouvernement dont l'un des « ministres » me dit : « Nous avons recours à l'aide extérieure en choisissant les partenaires selon leurs compétences, aux Russes l'industrie lourde (à Zanzibar !), aux Allemands de l'Est la police, aux Égyptiens la propagande. - Recette pour la faillite garantie », lui ai-je répondu. Je ne crois pas qu'il ait compris. Le second événement fut la déclaration d'Arusha en 1967, par laquelle le Parti du mouvement de libération nationale de l'exTanganyka (TANU) et son leader, Julius Nyerere, proclamaient leur volonté de sortir des sentiers du néocolonialisme et de s'engager dans une voie socialiste. Ce qui en a résulté en fait, ici
également, n'a pas dépassé le populisme. Et cela en dépit de l'existence de nombreux cadres tout à fait concients du problème. Dar était devenue, ai-je dis, la capitale de l'Afrique. Sur ce plan l'option de Nyerere était tout à fait remarquable et a fait de lui un personnage positif de l'histoire africaine. Dar accueillait tous les mouvements de libération de l'Afrique australe, MPLA (Angola) et Frelimo (Mozambique), Freedom Fighters du Zimbabwe (alors la Rhodésie) et de l'Afrique du Sud. La Tanzanie était devenue la base arrière, de repos et d'entraînement des guérillas. Nyerere est à l'origine de l'initiative de la constitution du groupe des pays du front (Front Line States), anti-apartheid et actif sur le plan international quand les Occidentaux se taisaient (Nelson Mandela l'a rappelé à Bill Clinton). La Tanzanie accueillait aussi les morceaux épars du lumumbisme et les encourageait à reprendre la lutte de libération au Zaïre mis en coupe réglé par l'horrible Mobutu ; comme elle accueillait les fractions plus ou moins radicales, mais au moins honnêtes, des mouvements de libération nationale de l'Ouganda, du Kenya et du Malawi. Je me rendais donc fréquemment à Dar à cette époque entre 1972 et 1975. L'IDEP y a organisé un séminaire double d'une importance non négligeable à mon avis. Pour moitié ce séminaire portait sur les stratégies économiques et politiques de la Tanzanie. Débat ouvert dans lequel les points de vue du gouvernement étaient présentés directement par les ministres Amir Jamal et Chagula, leurs meilleurs fonctionnaires et technocrates de l'économie. Quelques-uns des organisateurs politiques de l'État et du Parti parmi les plus en vue (comme Ngombale Mwiru et d'autres) apportaient leurs contributions, concernant plus précisément le projet sociétal (l'Ujamad) et ses implications. Des universitaires de première qualité comme Justinian Rweyemamu, Othman Haroub, Issa Shivji, CSL Chachage, Simon et Marjorie Mbilinyi et beaucoup d'autres présentaient des aspects particuliers du problème. Les étudiants constituaient la grande masse des participants, mais beaucoup de militants de la ville - syndicalistes entre autres - avaient également décidé de participer à ces débats et d'y apporter leur expérience.
Le débat révélait un clivage réel. D'un côté ceux qui ne voyaient pas au-delà du populisme, toujours disposés à accepter sans trop de discussion les propositions de l'État, même les plus discutables, comme le regroupement des populations rurales dans des villages collectifs dont les résultats se sont révélés désastreux et qui ont fait perdre au TANU la popularité qu'il avait acquise dans la lutte de libération nationale, avec une conséquence dramatique à terme : la dépolitisation qui rendait de nouvelles avancées démocratiques impossibles. On les trouvait dans tous les groupes, intellectuels, militants et agents de l'État ou du Parti. De l'autre côté, ceux qui voyaient parfaitement les limites de ce système. Leurs propositions alternatives n'étaient pas nécessairement « gauchistes » - accusation facile que leur adressaient les « satisfaits du régime ». L'accent mis sur la démocratie ouvrière (des syndicats autonomes, la participation ouvrière à la gestion du secteur public) et paysanne (pas de regroupements forcés, élections locales authentiques) n'était pas - à mon avis - « dangereux », mais au contraire la réponse correcte aux défis. On trouvait ces camarades également dans tous les groupes, mais incontestablement Babu était parmi eux l'homme politique le plus expérimenté et le plus construit dans ses analyses et propositions. Nyerere a opté pour la première vision de l'Ujamaa. Il n'y a pas de doutes à ce sujet. Peut-on l'expliquer par sa personne ? Peut-être, en tout cas en partie. Nyerere était un pasteur et n'avait jamais beaucoup lu au-delà des textes religieux et moraux. Les amis Tanzaniens - Babu particulièrement - qui le fréquentaient de près m'ont tous dit qu'il n'avait jamais lu du marxisme plus qu'une brochure anglaise. Ses discours - sur le ton du prêche - avaient été efficaces pour mobiliser le peuple en faveur de l'indépendance et même du socialisme défini simplement en termes moraux - la justice, l'égalité, le respect des individus, etc. Les aspects positifs de ses convictions - horreur du « tribalisme », horreur de la démagogie prétendue nationaliste dirigée contre la minorité d'origine indienne (qui n'a jamais souffert en Tanzanie de l'exclusion dont elle a été victime au Kenya et en Ouganda) - sont à son honneur. Mais les limites aussi de sa perception morale des relations sociales.
Babu m'a dit de lui : Il ne comprend pas la différence qu'il y a entre le mot populaire et le mot populiste. Babu a payé très cher son désaccord profond avec la ligne de l'Ujmaa de Nyerere. Babu avait été arrêté en 1972, quelques jours après l'assassinat du vice-président de Tanzanie, président de Zanzibar, Karume. Accusé sans preuve de participation à ce « complot », il a été jeté en prison et n'en est sorti qu'en 1978. Dans les mémoires trop brefs qu'il a laissés, Babu explique comment il avait retrouvé en prison de nombreux militants des mouvements de libération établis à Dar, dont les dirigeants voulaient se débarrasser pour une raison ou une autre (généralement parce que la ligne de gauche de ces militants les gênait, ou pour des raisons plus banales de conflits de pouvoir). Les autorités tanzaniennes exécutaient sans discussion les décisions des directions de ces mouvements - MPLA, Frelimo, ANC, Swapo, lumumbistes et autres. De ce fait, et quelles que soient ses qualités personnelles, Nyerere porte largement la responsabilité de la dérive qui s'est clôturée par une « recompradorisation » conduite en partie par le Parti lui-même - dégénéré - et en partie par des manœuvriers de droite... soutenus par l'Occident démocratique comme il se doit. Mais en Tanzanie comme au Burkina et dans quelques autres, pays les forces de gauche sont toujours présentes sur le terrain. Le pays est en attente. Quelques observateurs étrangers, naguère admirateurs du « miracle kenyan » et que la dérive et l'échec du socialisme en Tanzanie amusaient, découvrent aujourd'hui que les potentialités de ce pays restent grandes et qu'en contrepoint l'ampleur du désastre au Kenya est sans commune mesure. La seconde partie du séminaire portait sur des problèmes plus généraux - la construction du socialisme en Afrique - et sur ceux de la libération de l'Afrique australe. Cette partie du séminaire bénéficiait de la participation des mouvements ayant pignon sur rue à Dar et des intellectuels - nombreux - réfugiés en Tanzanie. Kenyans et Ougandais : parmi eux Mahmood Mamdani, Ahmad Mohieddine, Yash Tandon, Dan Nabudere, Museveni (le futur président de l'Ouganda), Abdallah Bujra (que je recrutais pour me donner un coup de main à Dakar dans la création du CODESRLA). Du
Zimbabwe : Ibbo Mandaza, Nathan Shamuyarira, Tekere, que nous retrouverons plus loin. Je reviendrai sur les positions prises par les camarades des colonies portugaises présents à l'époque. De nombreux antillais anglophones avaient opté pour Dar, comme on trouve ailleurs en Afrique francophone beaucoup d'Antillais de langue française. Walter Rodney, par la suite dirigeant populaire en Guyana, a été, comme on le sait, assassiné par un gang au service de la réaction dans son pays. C'était un esprit brillant et un caractère courageux. La discussion était tendue. La raison en était évidemment le poids que le point de vue officiel des Soviétiques avait sur toutes ces questions. Sur ce plan Nyerere et son régime conservaient leurs réserves. On sait qu'ils étaient classés « prochinois » (donc « antisoviétiques ») par les chancelleries étrangères. Un peu à la légère, même si la Chine populaire avait ses entrées. Ellefinançaitle seul grand projet qui a modifié la géopolitique de la région en faveur de la libération: le chemin de fer Tanzam qui désenclavait la Zambie et la libérait de l'emprise sud-africaine. Le point de vue officiel soviétique était défendu systématiquement, avec acharnement, par Ruth First, la compagne de Joe Slovo, le secrétaire général du PC d'Afrique du Sud. Sur tous les plans : qu'est-ce que le socialisme ? C'est l'URSS, qui est parfaite, les défauts sont des erreurs humaines secondaires et corrigibles. Qu'est-ce que la libération ? C'est la « voie non capitaliste » c'est-à-dire ce populisme dont les modalités - du nassérisme égyptien au nkrumaïsme et à P Ujamaa — ont pourtant démontré les contradictions et limites. Toute autre opinion, disaitelle avec une belle assurance, n'est au mieux que déviation, et plutôt infiltration de la propagande impérialiste. Simple. Et, quelque ait été le talent de cette militante de qualité (et elle en avait à revendre), sa personnalité forte et même sympathique par beaucoup de côtés, son courage, le discours non seulement ne pouvait pas me convaincre personnellement mais irritait la moitié des participants. Organisateur du débat, responsable de cette rencontre que je souhaitais entre « les deux écoles », j'essayais de tenir la balance correcte sur le plan formel - liberté d'expression des deux parties, etc. Sans m'abstenir de donner mon point de vue — dans des termes
neutres, jamais polémiques, encore moins insultants. J'ai immédiatement écrit, à la suite de ce séminaire, un article sur « l'avenir de l'Afrique australe » (The Future of Southern Africa, Journal of Southern African Ajfairs, n° 3, 1977). Je n'y fais pas référence - volontairement - aux positions du PC d'Afrique du Sud d'alors (ce n'était pas le moment de polémiquer contre une des composantes de la lutte sur le terrain contre l'apartheid). Mais je me contentais de dire qu'une solution impérialiste aux contradictions de la région n'était pas impossible. Les accords ultérieurs de Lancaster pour le Zimbabwe et les résultats de la chute de l'apartheid en Afrique du Sud n'ont pas infirmé mon analyse. À tel point que lorsque je rencontrais Slovo dans Johannesburg libéré (Ruth avait été assassinée dans son exil de Maputo par un colis piégé envoyé par la police sud-africaine), celui-ci m'est tombé dans les bras et m'a dit : « Nos querelles appartiennent au passé. - L'Union soviétique n'existe plus, lui dis-je, et je n'en suis pas heureux. J'espérais toujours que le régime tomberait à gauche. Il est tombé à droite comme je le craignais ». Côté pays, la Tanzanie est fort belle. Avec Isabelle nous avons visité la région du magnifique Kilimanjaro et le parc superbe de Ngoro Ngoro, logé dans un cratère de volcan éteint. L'une des plus belles réserves de la nature de la planète. J'ai eu l'occasion également de parcourir pas mal de kilomètres en compagnie de Babu. Babu était une force de la nature, riant en permanence fort, et de tout, car doté d'un sens de l'humour et de la critique sociale aigu, sans préjugé, mais néanmoins sérieux dans ses analyses, courageux et persévérant dans son militantisme. J'ai pu vérifier que partout où l'on passait il connaissait les gens et les problèmes. Un vrai leader populaire. Madagascar Je n'ai pas été surpris par la chute du régime néocolonial de Tsiranana à Madagascar. C'était plutôt son existence même qui était une aberration, laquelle ne s'explique que par les massacres coloniaux de 1947 qui avaient décapité un mouvement national
précoce et puissant. Mais, à la différence de ce qui s'est passé ailleurs dans des situations analogues, le sentiment national, demeuré vif, a permis une reprise rapide du mouvement. Tsiranana n était pas accepté ; il était le symbole de la défaite et de la capitulation. Les médias français ont expliqué son absence de popularité par le fait qu'il était « sakalave » c'est-à-dire issu d'une population côtière méprisée par l'aristocratie hova des plateaux, qui domine le pays. Cette explication ne vaut pas grand chose. Ratsiraka, qui est devenu le président « socialiste » de Madagascar et a été réélu, à la suite de la faillite de la première mascarade néolibérale, est lui-même un côtier. Madagascar est une nation, bien organisée autour de sa langue unificatrice et de sa royauté historique qui, avec les moyens de l'époque et donc les limites de son pouvoir réel, gouvernait toute l'île. Une nation créée par le métissage d'immigrants venus de l'Indonésie (les historiens hésitent sur leur origine : Sumatra peutêtre) et d'Africains bantous, les premiers ayant fait escale sur les côtes de l'Afrique orientale, probablement continué à en importer des esclaves ou à en recevoir des migrants. Sans doute, comme presque toujours, le métissage laisse-t-il la place à des types physiques et des couleurs de peaux qui s'étalent de l'Asiatique dit jaune à l'Africain dit noir. Encore que les caractères physiques n'aient pas du tout ici la valeur qu'ils ont dans les sociétés créoles. Plus important est l'appartenance régionale (originaire des plateaux ou des côtes) et surtout le statut social (noblesse hova, paysan libre ou dépendant de statut inférieur). Dans ce sens, la nation malgache peut être effectivement vue - de l'extérieur - comme faiblement intégrée. Mais c'est le cas de toutes les nations prémodernes et même de beaucoup des nations dites modernes. La colonisation française a exaspéré ces différences pour diviser, comme c'est toujours le cas. Mais elle n'est jamais parvenue à effacer le sentiment national unitaire vif de tous les Malgaches. Et c'est cet échec qui explique à la fois la précocité du mouvement indépendantiste dont les dirigeants n'imaginaient, dès le départ, que la perspective de l'indépendance, fut-elle associée à la France ; alors que beaucoup d'autres en Afrique continentale, à l'époque, ne l'imaginaient pas, comme je l'ai dit (Memoirs, p. 72) - et la chute de Tsiranana.
Les régimes successifs qui ont gouverné l'île depuis ont été confrontés à une question majeure, non tranchée jusqu'ici. S'agitil seulement de réaliser l'objectif national : gouverner Madagascar comme un pays organisé indépendant comme elle l'avait été dans toute son histoire précoloniale ? Ou bien les transformations sociales, politiques et idéologiques apportées par l'insertion au monde moderne sont telles que le contenu social du pouvoir malgache doit leur être adapté ? Autrement dit, c'est la lutte des classes qui définit ce contenu. Comme les autres, la société malgache a été profondément transformée par la colonisation ; les rapports entre les anciennes classes dirigeantes - dites féodales, que le terme soit correct ou pas - et leurs paysans sont devenus, à des degrés divers, des rapports de propriétaires à tenanciers ou ouvriers agricoles, dont les productions sont en grande partie marchandes. Une classe de paysans libres riches et moyens s'est constituée. Il y a désormais des salariés urbanisés en grand nombre, et une petite-bourgeoisie d'employés, de fonctionnaires et d'autres catégories. Il y a des « pauvres » urbanisés, produits par l'exode rural. Il y a une bourgeoisie compradore de commerçants et d'intermédiaires. Il y a aussi une « élite » nationale, éduquée, qui se voit comme l'héritière naturelle de la classe gouvernante nationale. J'avais été invité par le gouvernement peu après la chute de Tsiranana, en 1974 et 1975, toujours pour la même mission qui m'avait fait connaître des technocrates : faire le point de la situation des finances publiques, laissées dans le plus grand chaos par la gabegie néocoloniale du régime renversé. J'ai rempli cette mission. C'était en même temps évidemment l'occasion pour moi de faire connaissance de cette société afro-asiatique unique, attachante par la synthèse réussie qu'elle a produite de caractères venant de la tradition des riziculteurs d'Asie (précision des gestes, artisanat fin, goût artistique, travail intense, etc.), et des paysans d'Afrique (goût de la liberté, sens de l'égalité, etc.). De faire également connaissance des traditions d'État de ce pays,fierde l'histoire de sa monarchie. Une monarchie souvent féminine, les reines de Madagascar éclipsant parfois les rois ou les princes consorts et exerçant le pouvoir de décision réel. Un caractère qui se retrouve dans toute la
société, où la place des femmes est moins « subalternisée » quen beaucoup d'autres pays. Personne ne s'étonne ici que la direction de l'AKFM, le parti radical héritier de l'insurrection de 1947, soit confiée à une femme, énergique et intelligente (de surcroît fort belle) - Gisèle Rabesahala. La tradition veut également qu'il y ait toujours, semble-t-il, ce qu'on appelle dans l'intelligentsia du pays la « Reine de Madagascar ». Les présidents successifs ont tous eu des égéries qui n'étaient pas des maîtresses sans poids politique même si, dans beaucoup de cas - en Afrique et ailleurs - ces femmes savent parfaitement utiliser leurs charmes pour exercer une certaine influence (notamment dans les nominations à des postes importants). Non ; les égéries malgaches sont avant tout des conseillères politiques. Ce sont donc des femmes fortement politisées, cultivées et généralement intelligentes. Or il se faisait que les égéries malgaches successives avaient toutes été de mes étudiantes, remarquées par leur intelligence et leur volonté de travail ! Le milieu intellectuel et universitaire malgache est politisé et actif. Il a produit quelques-uns des leaders de mouvements et partis populaires puissants, comme Manandafy Rakotonirana. Celuici se situait à l'extrême gauche, mobilisant les déshérités urbains (le lumpen pour certains, les masses réelles pour d'autres) avec efficacité. Il a fait carrière et a évolué vers la droite après la défaite électorale de Ratsiraka ; il est entré dans ce jeu qui acceptait le néolibéralisme sans beaucoup de réserves. Mais l'université n'a pas le monopole de la production des leaders populaires. Monja Jaona, le vieux leader du puissant mouvement paysan du sud de l'île, est un pasteur protestant. La place et le rôle qu'occupent les religions chrétiennes dans la société malgache sont passablement particuliers. Au XIXe siècle, la monarchie malgache s'était officiellement convertie au protestantisme, proposé par des pasteurs Anglais. Cette adhésion a été par la suite une manière pour la classe dirigeante hova de se démarquer du pouvoir colonial français, dominé dans l'armée et chez les colons par l'influence catholique, en dépit du caractère laïc de l'État. Les missions catholiques ont dû se rabattre sur les classes populaires, peu christianisées jusque-là. Mais catholiques ou pro-
testants, les Malgaches ont fait une synthèse du christianisme et de leurs croyances religieuses antérieures. La tradition du « retournement des morts » quon déterre d'année en année pendant longtemps, pour les ramener à la maison, prendre un repas en leur compagnie puis les ramener à leurs tombes, est l'une des manifestations des plus connues de cette synthèse. Il était normal que je pense à Madagascar pour organiser la conférence afro-asiatique de l'IDEP (Memoirs, p. 204-205). Les universitaires, les militants et les fonctionnaires des ministères que je connaissais, avec lesquels j'organisais cet événement (Willy Léonard, François Rajaona - par la suite recteur - mon étudiante Céline Rabevazaha, Léon Rasolomanana et d'autres) ont été des collaborateurs et des organisateurs efficaces dans cette entreprise ; je leur dois beaucoup. La conférence a été un grand succès, je crois. D'abord parce qu elle faisait découvrir chacun des continents aux intellectuels de l'autre, connaître des courants de pensée que les uns et les autres ignoraient largement. Ensuite parce qu'elles faisait découvrir aux deux ensembles des partenaires que l'Afro-Asie existait, Madagascar en était le symbole de la réalité. Cette réalité frappait et renforçait la solidarité des Non-alignés - qui sont asiatiques et africains. La chose m'a été répétée plusieurs fois à diverses occasions par les secrétariats du MNA (Mouvement des Non-alignés) qui considèrent que cette conférence a eu sur cette génération d'intellectuels des deux continents plus d'influence qu'on ne pourrait l'imaginer. Je suis, sans fausse vanité, assezfierde cette réalisation. Je m'intéressais évidemment également au projet politique et social malgache, sujet permanent de mes discussions avec des responsables de tous bords. Les uns - l'extrême gauche - avaient soutenu la tentative de Ratsimandrava de radicaliser les luttes de classes en s'appuyant sur les paysans pauvres autour d'un programme de réforme agraire radicale. L'épisode du gouvernement de Ratsimandrava a été très bref, comme on le sait, et son leader assassiné pour des raisons qui n'ont jamais été bien clarifiées mais qui sont évidentes : les classes possédantes, puissantes dans tous les appareils de l'État, ne pouvaient accepter qu'on mette le doigt dans cet engrenage.
Ce qui a suivi était prévisible. À la stratégie radicale fut substitué un vague projet de coopératives, ressuscitant une tradition plus ou moins réelle ou prétendue - celle des fokolonana (les communautés villageoises). Le discours bien connu du socialisme qui plongerait ses racines dans la tradition nationale ; en fait une manière de diluer l'acuité des problèmes. Avec, évidemment, des nuances. La position de ceux qui ne voulaient guère que rien faire, et se contenter de discours idéologiques. Celle de ceux qui pensaient pouvoir s'emparer des contradictions du projet pour faire avancer les luttes paysannes. Parallèlement les régimes malgaches, surtout à partir de leur stabilisation par Ratsiraka, faisaient avancer la construction nationale, par la malgachisation de l'enseignement, les nationalisations, la sortie de la zone franc, l'ouverture à la coopération avec les pays de l'Est et la Chine, l'adoption d'une ligne diplomatique non-alignée consistante, etc. Dans ce cadre également, des positions diverses se confrontaient sur le terrain des luttes urbaines. Beaucoup étaient satisfaits du système tel quel : il offrait un terrain d'expansion à la petite-bourgeoisie éduquée, des postes et des promotions, voire - plus tard - des occasions d'enrichissement moins légales. D'autres s'impatientaient et voyaient que l'évolution naturelle de ce système ne pouvait pas faire réellement sortir le pays des ornières néocoloniales. Ils avaient, à mon avis, raison. Mais quelles forces sociales mobiliser, et comment, pour inverser le cours des choses ? La petite-bourgeoisie radicale - les jeunes, les étudiants - renforcée par les syndicats ? Ou les masses pauvres de la ville ? D'où les conflits violents qui ont parfois ensanglanté la capitale. J'ai eu l'occasion d'entendre tous ces points de vue largement argumentés par leurs défenseurs. J'ai eu l'occasion d'en discuter plus directement avec les principaux dirigeants du régime de l'entourage du président Ratsiraka. Les médias français ont souvent présenté Ratsiraka comme un mégalomane dangereux. Ce n'est pas du tout l'image que je me suis fait de lui. Au contraire, un homme politique raisonnable. Cultivé - il connaît bien le marxisme (mais c'est là pour les médias peut-être un vice). Modéré au sens que, sur les expériences historiques de l'URSS et de la Chine, je ne l'ai
entendu faire que des commentaires retenus et réfléchis, ni soumission idéologique stupide ni dénigrement systématique. Ni profrançais à la façon des laquais coloniaux, ni anti-français névrotique. Un homme qui connaît la France, aime sa culture, sa gauche, mais n aime pas du tout ses colons et son impérialisme. La commémoration des massacres de 1947 ne donnait pas lieu à des violences verbales nationalistes mais à des discours internationalistes, rappelant la solidarité exprimée par le PCF. Sur le plan interne Ratsiraka était pour l'adoption d'une ligne médiane. Ce qui me paraissait la seule ligne possible, laissant l'avenir ouvert. Mais force est de constater que cette ligne ne s'est pas imposée, du moins avec suffisamment de force pour empêcher la dérive. Son pouvoir, qui était loin d'être absolu, mais devait compter à la fois avec les forces sociales de droite aux postes de commande et avec les oppositions de gauche actives, n'est pas parvenu à mettre en oeuvre les politiques médianes préconisées. Le secteur public est devenu le champ d'action des ambitions des uns et des autres, des clans bourgeois ou d'intérêts sectoriels ou régionaux. Tout cela, sur le fond d'une économie faible et vulnérable, ne pouvait conduire qu'à l'aggravation des déficits. Les moyens de fortune employés pour faire face à la détérioration de l'économie - endettement extérieur, retards dans l'entretien des infrastructures, etc. - ne faisaient qu'aggraver les choses à terme. Le jour est donc venu où, la crise mondiale s'aiguisant, le capitalisme dominant passait à l'offensive, partout dans le monde comme on sait. Programmes d'ajustement structurel, coïncidant avec l'effondrement de l'URSS. L'arme politique mobilisée pour servir la stratégie impérialiste a été la « démocratie ». Entendue évidemment comme un pluripartisme de pacotille qui permettait aux fractions de la bourgeoisie - cette même bourgeoisie qui avait affermi ses positions dans le cadre du projet populiste - de jouer les unes contre les autres, offrant aux intérêts étrangers un champ d'intervention élargi. Ratsiraka a été battu. Le régime dit démocratique qui a suivi n'a rien corrigé des « erreurs » du passé ; les déficits se sont aggravés ; et Ratsiraka est revenu, réélu. Mais vieilli et dans des conditions internes et extérieures qui ne sont plus celles des années 1970. Encore un pays en attente.
Attente longue. La récente élection présidentielle douteuse a porté au devant de la scène « l'alternance », sous la conduite du maire d'Antananarivo, Marc Rasolomanana. Un de ces « hommes d'affaires » de style « US », pro-libéral et sans culture autre que celle que « la gestion du marché » (des yaourts en l'occurrence) lui a peut être enseignée, de surcroît lui aussi, comme Gbagbo, convaincu par une de ces sectes américaines qui ravagent l'Afrique. Sa victoire s'est soldée par une nouvelle catastrophe comme l'association démocratie/néolibéralisme la produit nécessairement. Mais d'un autre côté, l'entêtement de Ratsiraka avait freiné considérablement une recomposition indépendante à gauche, qui dispose pourtant d'atouts historiques importants dans le pays. Un aspect de la question qui, à mon avis, est d'une importance centrale pour l'avenir de la région de tout l'océan Indien et qui concerne donc, au-delà de Madagascar, les Comores et les Seychelles, est celle de sa géopolitique. C'est un aspect que généralement les économistes ignorent. À tort. Les dirigeants politiques de la région, moins naïfs (le « marché » n'est pas tout !), m'ont toujours mentionné la dimension géostratégique du problème de l'océan Indien, que ce soit à Madagascar, en Tanzanie ou au Sri Lanka et en Inde. La question était à l'ordre du jour du sommet des Non-alignés de Colombo. La base américaine nucléaire et marine gigantesque de Diego Garcia, qui menace tout le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et l'Afrique de l'Est, a été offerte à Washington, comme on le sait, par les Britanniques qui ont simplement abusé ici de leurs droits, puisque l'île relève juridiquement de la souveraineté de Maurice. L'Éthiopie Je suis allé à Addis-Abeba pour la première fois en 1962, pour participer à l'équipe qui devait mettre en place l'IDEP. L'Éthiopie est un pays qu'il m'a immédiatement paru nécessaire de bien connaître. Comme le Yémen d'en face, mais à une plus grande échelle, le pays est pauvre mais constitue néanmoins une société cohérente pleine de potentialités. Troisième pays en Afrique par le chiffre de sa population (60 millions d'habitants) l'Éthiopie est un État depuis deux
mille ans ; elle a eu la chance de ne pas être entièrement colonisée au bien quelle ait perdu à cette époque sa province maritime (devenu l'Érythrée). Les Éthiopiens sont certainement fiers de l'ancienneté de leur État, que la légende fait remonter à la reine de Saba (cette légende n est autre que l'expression de l'origine yéménite de son peuple). On connaît l'histoire du journaliste étranger qui posait la question à l'empereur Hailé Selassié au début des années i960 - à une époque où la plupart des chefs des États africains proclamaient le caractère « sans classes » de leur société, dans la soitdisant tradition africaine. « Et chez vous, y a-t-il des classes ? - Bien sûr, répondit le Négus, nous sommes civilisés ! » Au cours de mes voyages dans le pays, l'occasion nous a été donnée de faire connaissance des Falacha. Juifs éthiopiens, paysans pauvres comme les autres, produisant les mêmes jolies poteries que les Coptes (qu'on ne distingue que par les étoiles de David qu'ils utilisent en motif décoratif), les Falacha n'avaient jamais fait l'objet d'une discrimination particulière. Leur judaïsme, le christianisme copte de la majorité ou l'islam de certaines communautés étaient et sont toujours vécus par les uns et les autres de ce peuple paysan comme des variantes aux frontières floues et peu décisives de la même « religion vraie ». Les fanatismes - qui existent maintenant sont les produits de la modernisation et de la petite-bourgeoisie urbaine. Il a fallu toute la rouerie des agents du sionisme - rabbins polonais arriérés qui y voyaient une population fruste qu'ils pourraient embringuer dans leurs cohortes fondamentalistes, militaires de tradition allemande et hommes d'affaires américanisés qui y voyaient de futurs soldats ou de la main-d'oeuvre à bon marché pour arracher ces malheureux à leur patrie et en faire, en Israël, la dernière communauté dans la hiérarchie sociale de ce pays. Qu'on le qualifie de féodal ou autrement, le système d'exploitation des paysans éthiopiens était particulièrement violent. J'ai vu les cohortes de paysans enchaînés par leurs propriétaires, menés je ne sais où pour être punis, sans doute de n'avoir pas payé les fermages exorbitants exigés d'eux. Au crédit du régime du DERG : la réforme agraire qui a allégé ces ponctions. Mais cette réforme - dont les effets se mesurent en termes d'amélioration de l'autoconsomXIXe siècle,
mation et même de la commercialisation - résistera-t-elle au vent dominant du libéralisme ? La tradition veut aussi que tout le monde dans ce pays soit armé. Les propriétaires fonciers et les bourgeois avec des revolvers placés en bandoulière sous la veste (comme je l'ai vu quand au restaurant, à la campagne, ils retirent leur veste), les paysans, de vieux fusils. D'une manière générale, la société éthiopienne est violente. Les conflits politiques, même strictement idéologiques, s'y règlent facilement par l'exécution. L'indépendance que l'Éthiopie a maintenu jusqu'en 1935 a donné à la société et même à ses classes dirigeantes successives un comportement qu'on n'aime pas dans les capitales occidentales, où on a pris l'habitude de traiter les peuples africains comme des candidats normaux à la soumission coloniale. Réalistes, comme toutes les classes dirigeantes, celles de l'Éthiopie impériale et de l'Éthiopie « socialiste » (de 1975 à 1991) n'ont pas été insensibles au compromis, à l'alliance avec les forces extérieures dominantes ou importantes, voire à la soumission, s'il le fallait. Elles ont toujours voulu néanmoins être des alliées et non des agents, qu'il s'agisse de l'empereur Haïlé Sélassié dans ses relations au protecteur américain, ou de Mengistu dans ses rapports avec Moscou. L'Éthiopie est une société « multi-ethnique » comme l'ont été tous les États dépassant l'horizon d'un village, à toutes les époques précapitalistes et dans toutes les régions du monde. Le concept même d'ethnie est ici aussi flou qu'ailleurs. Néanmoins, puisqu'il en est question, il faut savoir que l'Éthiopie moderne compte 28 % d'Amhara, 28 % d'Oromo, 10 % de Tigray, le reste étant partagé entre un grand nombre d'ethnies et de groupes linguistiques passablement éparpillés. Elle compte aussi 61 % de chrétiens-coptes et 33 % de musulmans. L'Érythrée n'a, dans ce panorama ethnique, aucune personnalité qui lui soit propre. Elle est peuplée majoritairement de Tigray - qu'on retrouve de l'autre côté de la frontière coloniale dans la province du Tigray - eux-mêmes en majorité coptes. Comme toutes les frontières de la colonisation, celles de l'Érythrée n'ont aucun fondement historique. Le nom même d'Érythrée est une invention européenne inconnue dans les langues des peuples qui l'habitent. La
« personnalité » érythréenne - si elle existe - ne serait donc rien de plus que le produit de cette colonisation. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une identité culturelle nouvelle - l'Érythrée coloniale était restée diverse sur ce plan comme toutes les colonies - mais seulement l'expression de l'aspiration de la nouvelle petite-bourgeoisie, produite par le capitalisme colonial, à prendre la relève de l'administration étrangère pour en assumer les mêmes fonctions fondamentales - celles de permettre l'intégration du pays au capitalisme mondial. La légende veut donc que ,de ce fait, l'Érythrée fut « en avance » sur le reste de l'Éthiopie. Elle ne l'était guère, en fait, au-delà de quelques apparences superficielles. L'essor de l'Érythrée par la suite, à partir de 1960, doit beaucoup précisément à son intégration à l'Éthiopie qui lui a ouvert un marché important. Mais la province érythréenne par elle-même reste une province pauvre, dont l'agriculture est frappée par la sécheresse sahélienne. La question ethnique en Éthiopie n'est certainement pas une invention artificielle des chancelleries étrangères. Mais elle n'a pas la dimension déterminante que, dans la phase actuelle, on lui attribue dans les médias qui orchestrent l'opinion mondiale. Le régime impérial puis son successeur du DERG assuraient-ils la domination des Amhara et l'oppression des autres groupes ethniques ? Les termes utilisés ici sont abusifs et projettent sur la société éthiopienne des pratiques qu'il faut analyser dans leur contexte historique véritable. Comme presque toujours dans les États précapitalistes un tant soit peu importants, la classe dirigeante transgresse ses origines ethniques pour affirmer son pouvoir impérial sur des communautés paysannes diverses (« ethniquement »), toutes également soumises à son exploitation, également sauvage. La monarchie éthiopienne n'échappe pas à la règle. La classe dominante intégrait, sans aucune gêne, des hommes d'origines diverses. L'État modernisé monarchiste puis républicain a poursuivi cette politique : la fonction publique, l'armée, la police, les centres de décision aux plus hauts niveaux n'ont jamais pratiqué la moindre discrimination « en faveur » des Amhara. Et si les paysans Oromo ou Tigray, les éleveurs Somali ou Afar étaient odieusement exploités, les paysans Amhara ne l'étaient pas moins.
La langue amharique ou amharinya restait néanmoins celle de l'État et de l'école. Peut-on parler à cet égard d'oppression culturelle ? Il faut situer ce jugement dans son contexte historique correct. Qu'on le veuille ou non, l'amharinya s'est imposée aussi par son avance culturelle, au point que si l'Éthiopie devait éclater en États ethniques, ceux-ci seraient probablement incapables d'utiliser leurs « langues nationales » et conserveraient l'usage de l'amharinya comme langue d'administration et de communication, ou... seraient contraints (comme les autres États africains) d'adopter à sa place... l'anglais ? ou l'italien ? Il reste que le développement de la scolarisation et l'urbanisation ont créé un problème nouveau. Dans la société paysanne illettrée du passé, la question linguistique n'a pas de poids important : les paysans parlent leur langue, l'administration peut en utiliser une autre, elle n'intervient guère dans la vie quotidienne rurale. La société modernisée est différente ; l'école et la ville imposent un usage de la langue écrite considérablement plus dense. La petite-bourgeoisie nouvelle éduquée ressent alors le fait linguistique dans toutes ses dimensions et surtout prend la mesure de la nouvelle situation qui acquiert alors parfois l'allure d'une véritable discrimination « culturelle ». Cela étant, dans certaine circonstances, la classe dirigeante, entraînant le bloc hégémonique qu'elle constitue autour d'elle (qui inclut ici les petites bourgeoisies urbaines nouvelles), ne joue pas la carte de l'ethnicité, mais au contraire celle de l'unité « nationale » (de l'État) ; dans d'autres circonstances, elle change d'attitude et se mobilise autour du thème de la différence ethnique. Pourquoi ? là est la question véritable. Pour quelles raisons donc, des forces politiques et sociales en Érythrée, puis dans d'autres régions de l'Éthiopie (notamment dans la province du Tigray) ont-elles choisi la carte du séparatisme ? La guerre en Érythrée remonte aux années i960, celles de la modernisation accélérée de l'Éthiopie. En fait, il ne s'agissait alors que d'un problème régional (non ethnique) limité au départ, sinon artificiel, produit par les ambitions démesurées d'une fraction des classes moyennes érythréennes refusant de s'intégrant au bloc hégémonique national. Les encouragements et le soutien des puissances (États-Unis et URSS), toujours cyniques
dans leurs calculs variables à court terme ainsi que des États voisins (ici arabes) dont les visions sont commandées par l'opportunisme à courte vue ou le fanatisme religieux (Nasser fait ici exception), ont également joué un rôle non négligeable dans cette histoire. Mais, bien entendu, la responsabilité de l'aggravation continue de la situation repose principalement sur le pouvoir central éthiopien. Celui-ci n'a répondu au régionalisme érythréen que par la répression militaire. Là encore, le cas éthiopien ne fait pas exception à la règle, mais la confirme. Tous les régimes autocratiques se sont révélés, presque par nature, incapables de répondre au moindre défi autrement que par la violence brutale. La pratique du compromis - propre à la démocratie - leur est étrangère. Le renversement de la monarchie éthiopienne en 1975 aurait pu inaugurer un changement salutaire. On a d'ailleurs été à un doigt de celui-ci. Malheureusement les faiblesses propres au mouvement (déclenché non par un « coup d'État » mais une mutinerie militaire) et les encouragements donnés au pouvoir du DERG par l'URSS - la promesse de l'aider à obtenir une « victoire militaire » en Érythrée — ont fait perdre l'occasion. La suite devenait donc tragique : épuisement de l'armée, aggravé par les purges successives (liquidations inutiles d'officiers, une sorte de vengeance répétée des soldats mutins) ; éclatement de la classe dirigeante et de la petitebourgeoisie d'abord en factions diverses (y compris révolutionnaires, au moins dans les intentions), puis en clans ethniques. C'est alors qu'on voit naître la « guérilla Tigray » qui n'est pas le produit de l'ethnicisme tigréen, mais un sous-produit de cette dégradation continue de la situation. De la même manière, les « Fronts de libération » Oromo et autres qui se constituent alors, loin d'avoir un quelconque ancrage réel dans leurs « peuples » respectifs, sont alors encore de simples reclassements au sein de la petite-bourgeoisie. Cette dégradation se déploie à un moment où la crise de l'accumulation a déjà mis un terme à l'essor modernisant antérieur : les années 1970 et 1980 sont celles des sécheresse successives, de la famine, etc. J'ai suivi d'aussi près que possible le développement du drame éthiopien, particulièrement à partir de 1974. Les conceptions du
socialisme du DERG n ont jamais dépassé les horizons d'un nationalisme étatiste autocratique à tonalité populiste. Très proche du nassérisme par beaucoup d'aspects. Mais l'intelligentsia éthiopienne est différente. Elle est nombreuse, active, bien éduquée (Addis-Abeba avait l'une des meilleures universités du continent), cultivée et critique. Tous les observateurs ont remarqué la dominance du marxisme chez les étudiants éthiopiens, d'Addis et à l'étranger. Les communistes éthiopiens ont toujours été d'un courage incroyable, actifs dans des conjonctures où le seul soupçon de militantisme valait condamnation à mort certaine. Mais aussi toujours divisés en organisations adverses un peu comme en Égypte. Et ici aussi les critères du clivage n'étaient pas faciles à identifier ; l'opposition ligne soviétique/ligne maoïste par exemple était diffuse et se retrouvait au moins, me semble-t-il, au sein des deux principales organisations : Meison et EPRP. La question - coopérer avec le DERG ou le combattre ? — était bien sûr sous-jacente aux débats internes. D'autant que le DERG se proclamait luimême avec Haïlé Mariam « marxiste-léniniste » et que Moscou le traitait comme tel. J'ai longuement entendu les arguments des uns et des autres et j'ai beaucoup de respect pour la plupart des nombreux militants que j'ai rencontrés, que leurs points de vue me soient apparus raisonnables ou pas. Je ne suis pas leur juge. D'ailleurs je me suis toujours abstenu de prendre une position publique quelconque « en faveur » de telle ou telle ligne, bien que j'ai été invité fréquemment à parler en public en Éthiopie, invité par l'Université ou par des instances de l'État. L'entrée à Addis-Abeba en mai 1991 des guérillas Tigray et à Asmara de celles du FPLE (EPLF) ne couronne pas une véritable victoire militaire qu'elles auraient remportée, mais l'effondrement de l'armée du DERG, abandonnée par l'Union soviétique moribonde. D'emblée la solution est dictée par Washington : l'Érythrée sera administrée par le FPLE en qualité de parti unique (par exception à la règle selon laquelle les puissances occidentales soutiendraient par principe le multipartisme !) ; le reste de l'Éthiopie partagé a priori en quatorze régions pseudo ethniques et des « élections » seront organisées sur cette base. Autrement dit, la « démo-
cratisation » est ici prisonnière dès le départ de l'ethnicisme et sa fonction est de donner une légitimité à l'éclatement du pays sur cette base. Pourtant une bonne partie du pays n en veut pas, non seulement les « Amhara par chauvinisme traditionnel », comme on le proclame dans les médias. Les paysans Tigray, Oromo et autres n'ont pas été consultés pour savoir si véritablement leur volonté est de créer leur « État » ethnique ou s'ils considèrent que leurs problèmes véritables sont autres. Les urbains, quand ils manifestent leur inquiétude et expriment leur volonté de maintenir l'unité du pays, sont réprimés sauvagement, comme le démontre le massacre des étudiants en janvier 1993. En Érythrée, une véritable discussion démocratique ouverte - dont on craint qu'elle ne remette en question l'indépendance décidée a priori — est interdite. Le danger de la dérive criminelle est aggravé par toutes les mesures prises par les pouvoirs en place, et qui sont dictées par Washington. La démobilisation de l'ex-armée éthiopienne a jeté dans les campagnes des dizaines de milliers de soldats sans ressources, que les clans qui se disputent le pouvoir remobilisent à leur service. On crée ainsi volontairement une situation à la somalienne ; sans doute les Occidentaux s'en laveront-ils les mains demain. Le gouvernement veut imposer la constitution de « partis ethniques » et entrave celle des partis qui refusent de s'inscrire dans cette perspective. Or un coup d'œil sur les 14 régions pseudo-ethniques dessinées sur la carte (celle de la gestion de l'Afrique orientale par Mussolini d'ailleurs) montre que nous allons directement vers une guerre civile permanente, des transferts de population gigantesques, etc. On organise donc, comme en Yougoslavie et en Irak, en imposant l'éclatement pseudo ethnique du pays, sa décomposition. En Érythrée, les difficultés seront immenses et le nouvel État compradore ne survivra que s'il parvient à « vendre » son existence à des intérêts extérieurs. La classe dirigeante comptait-elle ainsi monnayer son ralliement opportuniste aux uns (argent arabe ?) ou aux autres (base américaine, base israélienne ?) selon les circonstances ou les possibilités ? Il reste qu'on doit se poser la question de savoir pourquoi et comment des groupes « révolutionnaires » (les Érythréens et les Tigray avaient adopté le langage « marxiste-
léniniste » à l'origine) peuvent dériver de la sorte ? L'histoire montre que de telles dérives sont possibles et fréquentes lorsque « F avantgarde » en question commet une erreur d'appréciation historique sur la nature des forces sociales qu'elle prétend mobiliser et sur les objectifs que ces forces peuvent se donner. Privées de la base sociale cohérente avec leur discours, ces avant-gardes peuvent dégénérer vers un aventurisme pur et simple. C'est le cas en Éthiopie. Le scénario catastrophe envisagé ici sera-t-il mis en échec par un sursaut de patriotisme et de raison des classes dirigeantes, des intellectuels et des responsables des forces politiques actives en Érythrée et en Éthiopie ? Quelques indices allaient heureusement dans ce sens. Le gouvernement d'Asmara s'était vite rendu compte des difficultés gigantesques auxquelles il était confronté : l'Erythrée ne constitue pas un pays viable, les soutiensfinanciersextérieurs espérés ne sont qu'illusions, le Soudan (et derrière lui de l'Arabie Séoudite) poursuivent inlassablement leurs actions déstabilisatrices. Asmara semblait donc avoir compris qu'il lui fallait se rapprocher d'Addis-Abeba, sauvegarder l'unité économique des deux pays, opter pour une sorte de confédération. En Éthiopie, les forces politiques les plus diverses refusent d'entrer dans le jeu des « élections ethniques », largement boycottées. Mais le régime fragile qui gouverne à Addis n'a pas les moyens de désobéir aux injonctions de Washington, qui poursuit son objectif : détruire le pouvoir d'État, démanteler le pays. La formule - qu'on prétend justifier au nom de la démocratie ! - est la recette la plus sûre conduisant tout droit à l'effondrement économique et à la guerre civile. Mais c'est aussi sans doute la manière la plus efficace par laquelle Washington « gère la crise » du capitalisme mondial et perpétue son hégémonie. On doit replacer dans ce cadre les hauts et les bas dans les relations Éthiopie-Erythrée. Il reste, qu'à mon avis, la responsabilité majeure de la détérioration de ces rapports (allant jusqu'à la reprise de la guerre en 1999) incombe à Asmara, aux abois. La récente intervention éthiopienne en Somalie ne dit non plus rien qui vaille. L'intrusion active des États-Unis dans toute l'histoire contemporaine de l'Éthiopie, bien étudiée par le coauteur de mon ouvrage sur la question ethnique (Joseph Vansy, in S. Amin, l'Ethnie à
l'assaut des nations, l'Harmattan,
1994) ne doit pas étonner. L'importance géostratégique des pays de la Corne de l'Afrique est déterminante dans la stratégie politique des États-Unis. Venu en visite dans la région Fidel Castro avait déclaré : « La solution au problème est la constitution d'une confédération à cinq ou six : Éthiopie, Érythrée, Somalie, Djibouti et Yemen (Sud et Nord). Tous se proclament socialistes, quelques-uns même marxistes-léninistes. La confédération équilibrerait les rapports entre musulmans et chrétiens, Arabes et autres, ce qui encourageait la tolérance et la démocratie. Elle contrôlerait une région géostratégique clé dans le monde et pourrait en exclure les intrus impérialistes ». Cela valait la peine d'être dit, même si, d'évidence, les conditions élémentaires pour amorcer une évolution dans ce sens n'existent pas, pour le plus grand bénéfice des impérialistes. Les colonies portugaises Lorsque, en 1960, la France, la Grande-Bretagne et la Belgique acceptaient le principe de la décolonisation politique, le Portugal, par contre, s'y refusait. Il ne restait donc plus aux mouvements de libération nationale que de s'engager dans des guerres de libération. La guerre inspire toujours à la fois des possibilités réelles de radicalisation de la politique, mais aussi des illusions romantiques. Une bonne partie de ceux qui ont soutenu la lutte de ces mouvements, en Afrique et hors d'Afrique (notamment parmi les tiers-mondistes occidentaux) ont nourri de telles illusions. Je ne leur en fait certainement pas le reproche ; leur internationalisme affirmé et leur sensibilité au respect du droit des peuples constituent des motifs suffisants pour qu'on leur soit reconnaissant ; leurs actions courageuses sont tout à leur honneur. J'ai évidemment connu beaucoup des dirigeants et des militants de ces mouvements, qui, je crois, souhaitaient discuter avec moi de toutes sortes de questions, concernant l'avenir de leur pays, de l'Afrique, du système mondial, du socialisme. J'ai toujours accepté la responsabilité que ces discussions peuvent entraîner. Je donnais librement mon point de vue, tout en sachant bien que l'histoire
n est pas faite par les intellectuels et les idées - ni les miennes ni celles des autres - mais résulte de la confrontation de forces objectives. Les idées n'en sont, au mieux, que l'expression des visions et des stratégies. Le Cap-Vert et la Guinée-Bissao Amilcar Cabrai était probablement l'un des meilleurs penseurs de notre époque, non pas seulement dans son petit pays, mais à l'échelle de toute l'Afrique et au-delà. Il était aussi un véritable militant c'est-à-dire une personne qui veut comprendre le monde pour le transformer. J'ai eu l'occasion de discuter avec lui de deux questions majeures. La première concernait sa thèse du « suicide de la petite-bourgeoisie en tant que classe ». Sans doute les conditions créées par la guerre favorisent-elle souvent l'épanouissement des qualités humaines, dont même les « petits bourgeois » ne sont pas dépourvus « par nature ». Le courage, la solidarité, le contact permanent avec les masses paysannes réelles, peuvent contribuer à gommer les préjugés et les ignorances de départ. Mais je restais peu convaincu que, une fois l'indépendance acquise, les réalités sociales - c'est-àdire les avantages que procurent les positions d'encadrement, fatalement réservées à une minorité quand bien même aurait-elle admis en son sein des cadres venus de la base - cesseraient d'opérer dans le sens de la reproduction des inégalités. Le combat pour le socialisme est, pour moi, une guerre de très longue durée. D'autant qu'on pouvait voir, au sein même des partis de la libération nationale, au-delà de leur rôle historique progressiste incontestable, fonctionner déjà ces hiérarchies et toutes les manœuvres qui les accompagnent. Le modèle des PC du soviétisme favorisait ces comportements. Autour du chef, ou des chefs locaux, combien de militants - même courageux - pouvaient se comporter en «fidèles» plus ou moins inconditionnels ? Parfois enflagorneurs.Ce que je n'ai pas dit à Cabrai c'est que certains de ceux que j'ai connus comme étant parmi les meilleurs militants, les plus sincèrement avec le peuple, les plus courageux au plan militaire, étaient envoyés en première ligne - à la
mort certaine parfois - par d'autres, des « chefs » bien planqués dans leurs directions à l'extérieur. J'y voyais déjà que « la petite-bourgeoisie n'était pas prête à se suicider ». La seconde question concernait le problème national GuinéeBissao-Cap-Vert. Je ne croyais pas que les peuples de ces deux colonies constituaient « une seule nation ». La Guinée Bissao est un morceau de l'Afrique de l'Ouest semblable aux autres, un État africain potentiel pluriethnique. Le Cap-Vert est tout à fait différent. C'est dans les îles du Cap-Vert, inhabitées lors de leur découverte par les Portugais, que ces derniers ont mis au point la formule qui allait construire l'Amérique : la colonie esclavagiste de plantations, pièce du système mercantiliste euro-atlantique. Cette formule fut définie par les fondateurs - véritablement géniaux - de la conquista portugaise (et plus tard espagnole, britannique et française) des Amériques ; elle fut définie dans toutes ses dimensions : traite négrière, colonat, créolisation de la colonie, formes administratives. Le Cap-Vert c'est l'ancêtre des Antilles et du Brésil. J'ai visité le Cap-Vert beaucoup plus tard, en 1987 et 1991, après même que le PAICV ait perdu le pouvoir. Avec Isabelle, nous nous sommes promenés dans ces îles attachantes et toutes différentes les unes des autres : Santiago la plus créole africaine, San Vincente rocailleuse et désertique avec son port mignon de Mindelo, en face San Antao, Fuego avec son incroyable volcan et, à la cime de celui-ci, son village curieux de « Français » (les descendants des naufragés d'un navire royaliste qui s'était enfuit de Vendée pendant la révolution, cultivant une vigne misérable dont ils buvaient la piquette, dégénérés par alcoolisme et endogamie au sein de cette petite population !). Que le PAICV ait perdu les élections au profit précisément de cette petite-bourgeoisie - et bourgeoisie - créoles qui n'avaient pas participé aux luttes de libération, interpelle l'interprétation de ce qu'est réellement cette société. C'est certainement triste, car, quelles qu'aient été les limites et les erreurs du gouvernement du PAICV, le Cap-Vert lui doit d'exister ; et c'est le PAICV qui a donné à son peuple affamé de va-nu-pieds la terre et l'école. Alors pourquoi la défaite ? Sous-estimation du rôle de l'Église, certes. Mais aussi
l'arrogance dans les petits comportements quotidiens d'anciens militants courageux devenus responsables de l'administration. C'est l'explication qui m'a été donnée par Pedro Pirés lui-même, secrétaire général du PAICV. Pourtant le gouvernement du PAICV pouvait compter sur des cadres remarquables, en nombre relatif beaucoup plus important que dans beaucoup d'autres pays africains. J'en dirais autant des « opposants de gauche » au PAICV, qui, ayant adopté à l'époque une ligne maoïste, avaient été fort mal vus par le pouvoir du PAICV, au point d'avoir été contraints pour beaucoup de s'exiler au Portugal, avant de rentrer au pays. Ces querelles devraient être classées aujourd'hui. L'important maintenant est de reconstituer une force de la gauche populaire, unifiée autour d'un programme minimal, mais conservant sa diversité, dans le respect mutuel des partenaires. Je n'hésite pas à dire que certains des éléments qui ont contribué à la victoire de la droite, par dépit et forcés par le sectarisme triomphaliste du PAICV pourraient retrouver une place dans cette alternative démocratique et populaire. Mais - retour à la question nationale - je dois dire que Cabrai n'avait pas apprécié mon point de vue. Pourtant l'homme intelligent et cultivé qu'il était ne pouvait pas douter de sa justesse - une évidence banale. Pourtant il aurait dû savoir que je n'en ferais jamais état publiquement. Et effectivement, jusqu'à la victoire et même après, jusqu'à ce que l'union Cap-Vert-Guinée ait éclaté, je me suis tu. Mais les flagorneurs qui entouraient la direction du PAIGC, au courant de ma discussion avec Cabrai sur le sujet, s'en sont servi pour me faire passer pour ce que je ne suis pas : un saboteur de l'union ! On reconnaissait mon point de vue à Bissao, visité en 1986. L'Angola et le Mozambique Les problèmes de l'Angola n'étaient pas moins difficiles, bien que d'une toute autre nature. J'ai bien connu dans leur exil les dirigeants historiques du MPLA - Mario de Andrade et Augustino Neto-, mais je n'ai rencontré le véritable fondateur du parti - Pinto de Andrade - que beaucoup plus tard, à Luanda. J'ai éga-
lement bien connu les représentants de la gauche du MPLA - Viriato da Cruz et Lucio Lara. Neto se comportait en « Roi ». Le genre qui parle fort peu, parce que chacune de ses paroles est forcément juste et importante. Il me paraissait impossible de discuter avec lui. Il ne le souhaitait d'ailleurs pas. Mario de Andrade m'a dit qu'il ne discutait en fait avec personne. Un petit Staline comme hélas les PC de l'époque en produisaient facilement. Mario de Andrade était une toute autre personnalité qui n'a exercé des fonctions à la tête du MPLA que pour un temps bref, « vidé » par le bloc des sectaires qui monopolisaient la direction, envoyé « faire la guerre ». Ce qu'il fit. La guerre, je l'ai surtout faite aux moustiques, m'a-t-il dit avec son humour léger. Ce qui ne réduit pas son courage, mais témoigne plutôt de sa modestie. Trop modeste pour être un « grand chef ». Avec Mario, je pouvais donc discuter du drame angolais qui se préparait. Car en fait, pour des raisons diverses qui ne réduisent en rien les mérites historiques du MPLA, celui-ci n'avait pas le monopole de la représentation - vraie ou prétendue - des forces politiques du pays. Quoiqu'on ait pensé d'eux le FLNA de Roberto Holden au Nord, chez ces Bakongo de l'Angola, l'UNITA chez les Ovimbundu du Sud, existaient. Le MPLA était bien implanté dans la capitale et particulièrement dans les classes mieux éduquées - souvent métisses - ce que les démagogues du nationalisme antiblancs/anti-métisses ne manquaient pas d'exploiter. Il était aussi un parti convaincu que seule la perspective socialiste répondait aux attentes du peuple, et comptait dans ses rangs un bon nombre de militants qui avaient été formés dans le Parti communiste portugais. Le FLNA et l'UNITA n'étaient que des organisations tribalistes sans programme quelconque, constituées autour d'un chef absolu et démagogue. Non seulement donc, bien entendu, anticommunistes, mais également prêts à toutes les compromissions avec Washington, Mobutu et même la PIDE (la police politique portugaise) qui savait les utiliser le cas échéant contre le MPLA Plus tard, lorsque les élections donnèrent aux Angolais le choix entre le MPLA et l'UNITA (le FLNA avait disparu dans la tourmente) les électeurs dirent avoir préféré les « voleurs » (le MPLA)
aux « assassins » (l'UNITA). Et c'était vrai, le MPLA au pouvoir à Luanda depuis quinze ans avait bien évolué et la corruption s'y était généralisée ; mais les sbires de l'UNITA se comportaient en véritables assassins dans les zones qu'ils contrôlaient. N'empêche que les médias occidentaux vomissaient les leaders du MPLA - peu démocrates (ce qui n'était pas faux) - mais encensaient Savimbi, le chef des assassins (est-il un démocrate, lui ?). Mais FLNA et UNITA existaient, et l'UNITA existe toujours. Une réunion houleuse avait remué l'OUA quand au lendemain de 1974, il fallait reconnaître un gouvernement angolais représentatif du mouvement de libération nationale. Je ne participais pas à cette réunion, je n'y aurais eu aucun titre valable. Mais j'avais été invité, à part, comme un « sage » que l'OUA « consultait ». Je n'avais pas l'âge d'un sage, encore moins le physique. Mais c'était là une sorte de reconnaissance que mes écrits avaient quelque résonance. Je précisais que je n'aurais rien à dire concernant la représentativité réelle de telle ou telle organisation, son implantation sur le terrain. Qu'il appartenait aux enquêteurs politiques africains dûment mandatés de répondre à ces questions ; et que je ne jouerai pas au journaliste irresponsable comme il y en a hélas trop. D'accord. Alors mon rôle ? Flou. Écouter. J'ai donc entendu. Et n'ai rien dit. Mais j'ai constaté d'abord l'intrusion tonitruante des Soviétiques, massivement présents dans les couloirs. Eux directement et quelques États africains alliés affirmaient que seul le MPLA existait sur le terrain, et qu'il avait le droit de constituer seul le gouvernement légal du pays. À mon avis, cette affirmation gênait plutôt qu'elle n'aidait. Car elle était fausse, et chacun le savait. Les États-Unis, plus subtils le faisaient remarquer par l'intermédiaire de leurs États amis. La Chine s'est alors mêlée de l'affaire à son tour. Àl'époq ue elle ne laissait jamais Soviétiques et Américains occuper seuls la scène. Les suggestions chinoises - très officieuses - étaient au départ raisonnables, à mon avis : constituer un gouvernement de coalition avec les trois organisations, pour éviter la guerre civile. J'ai entendu de mes oreilles un ambassadeur de Chine dire simplement : si le MPLA est si fort réellement, il absorbera les autres et les digérera, s'il ne l'est pas, un gouvernement de coalition s'impose avec encore plus de rai-
sons. Cela étant l'anti-soviétisme a fait déraper l'attitude de la Chine, peu après. Comme un gouvernement MPLA s'installait à Luanda, mais qu'il ne contrôlait qu'une partie du pays, qu'il acceptait la perspective de la guerre pour chasser l'UNITA, et qu'il recevait une aide militaire soviétique à cette fin (le soutien de Cuba n'a pris le relais que plus tard), la Chine décidait de continuer à soutenir l'UNITA (comme elle l'avait fait avant 1974, soit disant pour ne pas laisser le MPLA prosoviétique occuper seul le terrain), se retrouvant aux côtés des Etats-Unis et de l'Afrique du Sud qui ne ménageaient pas leur soutienfinancieret militaire à l'assassin Savimbi. Discutant plus tard de toute cette histoire avec Mario de Andrade, celui-ci m'a bien dit : « La solution du gouvernement de coalition eut été la meilleure. Mais il n'est pas sûr qu'elle eut été possible. Washington tenait à la saboter ». Ce que je crois vrai. Toujours estil que s'il avait été possible, le compromis aurait évité 17 ans de guerre inutile. Puisque, au terme de cette tragédie, l'URSS n'existant plus, Cuba s'étant retiré (après avoir battu à plate couture les Sud Africains, ce qui fut magnifique), l'apartheid lui aussi ayant disparu, le MPLA ne faisant plus peur à Washington (bien que les États-Unis ne pardonnent jamais et restent toujours haineux à l'égard de tous ceux qui leur ont résisté), les héritiers de Savimbi étant aussi toujours là, il fallait bien accepter la négociation et même un gouvernement de coalition. Triste fin. Les choses paraissaient plus simples au Mozambique. Le Frelimo menait seul la guerre de libération. Les difficultés devaient apparaître plus tard, après la libération. La base de Dar-es-Salaam était évidemment le lieu de rencontres fréquentes, particulièrement avec Marcelino dos Santos, futur vice-président, avec Aquino da Bragança qui a péri dans l'accident d'avion où le président Samora Machel a trouvé la mort et avec Sergio Vieira l'idéologue du parti. Je ne me souviens pas beaucoup de ces discussions qui ont été, je crois, assez banales. La dérive est venue après la libération. Le Frelimo n'était implanté que dans le Nord du pays, il n'était pas suffisamment préparé pour maîtriser la situation à Maputo, absorber l'afflux des petits bourgeois qui n'avaient guère participé à la guerre mais four-
nissaient la masse des cadres rapidement promus pour prendre la relève des Portugais partis en masse. Réponse au défi par une « dérive de gauche » - collectivisation impopulaire, etc. À quoi s'est ajoutée rapidement la guerre nouvelle imposée par le Renamo, soutenu par l'Afrique du Sud. Et bien que les « partisans » de ce parti, qui a eu l'heur de plaire aux « démocrates » de l'Occident, ne soient que de vulgaires assassins sans le moindre programme, leur seule existence n'a été rendue possible que par les erreurs du Frelimo. La capitulation qui a suivi les accords de Nkomati (1987) avec l'Afrique du Sud et l'ouverture de négociations avec le Renamo comme l'adoption du multipartisme ont eu les effets catastrophiques qu'on devait attendre : l'effondrement. L'idéologie triomphante des « ONG - représentants la société civile » a fait ici des ravages qui ont été dénoncés avec force par le suédois Abramson. Car il est évident que ces ONG ont été dans l'ensemble un instrument supplémentaire mis en oeuvre, manipulé et constitué par les forces réactionnaires externes (les promoteurs du « nouvel ordre néolibéral » sans État !), le soutien de la bourgeoisie corrompue à l'intérieur et nullement l'expression autonome des classes populaires. Mais je ne connais encore tout cela que par mes lectures, par les discussions que le Forum a commencé à organiser autour d'une petite équipe animée par l'économiste Eugenio Macamo comme avec nos amis le recteur Carlos Machili, Maria do Ceu Carmoreis. Le Zimbabwe Après 1960 et 1975, 1980 est la troisième grande date de la libération de l'Afrique. L'effondrement du régime de la minorité blanche qui avait proclamé « l'indépendance » de la Rhodésie en 1965 annonçait l'effritement de tout le système de l'Afrique australe des « réserves ». Mais le mouvement de libération du Zimbabwe avait été contraint d'accepter un compromis, comme dix ans plus tard l'Afrique du Sud. Les accords de Lancaster House rendaient impossible une réforme agraire radicale. Les paysans que les colons blancs des Highlands avaient refoulés sur des terres ingrates y resteraient. Ces accords inauguraient donc la mise en
place de ce que mon ami Ibo Mandaza appelle un « régime schizophérique » : un gouvernement constitué à partir d'un parti dont le programme et l'idéologie se situaient à gauche, auxquels beaucoup de cadres et de militants tenaient réellement et qui ne manque jamais dans le discours d'en rappeler la perspective ; une politique qui ne met pas en oeuvre ce programme. Le temps passe donc, les classes populaires perdent leur foi dans le système qu'elles jugent avec cynisme, tandis qu'une nouvelle bourgeoisie africaine se renforce. Un minimum de réforme agraire, réduisant un peu la pression paysanne, d'une part, mais surtout la reprise d'une partie des terres de la colonisation par de nouveaux propriétaires fonciers africains. Comme cela avait été le cas au Kenya. À cela s'ajoutent les difficultés de la reconversion des industries manufacturières qui, développées par le régime minoritaire de Ian Smith, avaient bénéficié de la protection que le boycott international leur avait imposée. Sommées de devenir « compétitives » et de ne plus bénéficier des avantages et subventions que l'État leur avaient octroyés, elles sont aujourd'hui sérieusement menacées par l'ajustement structurel. Simultanément, bien entendu, les conditions faites à la classe ouvrière se dégradent et le chômage grandit. Au cours de mes déplacements dans le pays en 1986, je vérifiais comment concrètement le système des réserves sur lequel j'avais écrit avait été organisé, très systématiquement. Sur les terres de la colonisation, faible densité de population mais néanmoins belles routes asphaltées, téléphone, électricité et eau courante. Dès qu'on entre dans les réserves surpeuplées, plus rien, ni routes ni services élémentaires. Ainsi les réserves — les Bantustans - sont-elles condamnées à fournir de la main-d'œuvre à bon marché pour les terres de la colonisation, les mines et les industries. Système ignoble, qui n'a pas été inventé par les Boers (bien qu'on le leur attribue), mais par les Britanniques, ici Cecil Rhodes. Situation qu'on retrouve dans la colonisation de l'Algérie et en Israël-Palestine. Le compromis de Lancaster House auquel le mouvement de libération nationale du Zimbabwe avait consenti en 1980 constituait dès le départ un handicap supplémentaire à une radicalisation éventuelle du régime, que d'ailleurs la conjoncture générale - qui
n était plus dans les années 1980 ce qu'elle avait été dans les années i960 et 1970 - ne favorisait guère. Le discours populiste du régime allait donc perdre rapidement sa crédibilité tandis que son raidissement ne pouvait que renforcer une opposition au départ presque inexistante dans l'opinion africaine dominante. Cependant, loin de se constituer en alternative cohérente de gauche cette opposition défend à la fois la démocratie multipartiste et le néolibéralisme et, comme en Zambie, une victoire de cette droite pro-américaine non seulement évidemment n'apporterait aucune réponse aux problèmes sociaux des classes populaires mais tout au contraire en aggraverait la tragédie. La contre-attaque de Mugabe a choisi, comme on le sait, de livrer la bataille sur le terrain de la réforme agraire. Un peu tard et avec des moyens discutables. Cela ne doit pas faire oublier l'hypocrisie du gouvernement britannique qui n'a jamais respecté son engagement de couvrir le coût de la réforme agraire nécessaire, en prenant à son compte le « dédommagement » des fermiers blancs, au demeurant bénéficiaires de centaines de milliers d'hectares qui leur avaient été donnés gratuitement par le pouvoir colonial de Londres, au prix évidemment de l'expulsion des « indigènes » qui en vivaient. La contre-attaque a adopté, comme on le sait, des formes plutôt brutales, qui facilitent la mobilisation de l'opinion « sensible » des Occidentaux, en direction de laquelle on s'emploie à répéter, par la même occasion, que la « réforme agraire » sera forcément une catastrophe économique, qui privera le pays de ses agriculteurs « efficaces ». Un argument dont évidemment les paysans africains victimes de l'histoire n'ont que faire. Un argument qui, de surcroît, ne tient pas la route : la rentabilité financière des latifundia blancs a, pour contrepartie nécessaire, l'exclusion de millions de ruraux africains condamnés à la famine et, de surcroît, à la surexploitation du capital foncier (un argument auquel les Verts occidentaux sont sensibles ailleurs mais, curieusement, pas ici !). La meilleure analyse de la question a été produite par Sam Moyo, dans le cadre d'un groupe de travail du Forum {cf. S. Amin, Bjorn Beckman, Lin Chun et Abdelnasser Djabi, les Luttes paysannes et ouvrières face aux défis du XXI siècle, Les Indes Savantes, 2005).
Quoiqu'il en soit, ici comme ailleurs, les puissances occidentales soutiennent « l'alternance » qui leur convient, celle qu'assureraient de prétendus « démocrates » acceptant non seulement le diktat néolibéral, mais encore la remise aux calendes de la réforme agraire. Le malheur est qu'une bonne partie de la gauche - syndicats et intellectuels - s'est ralliée à ce type d'opposition à Mugabe. Avenir incertain, pour le moins qu'on puisse dire. D'autant que l'explosion au Zimbabwe risque de se communiquer à l'Afrique du Sud, où se pose le même problème, dans des termes et des conditions historiques similaires. Dans les années 1930, le Parti communiste sud-africain avait eu l'intelligence courageuse de faire de la révolution paysanne anticoloniale, anticapitaliste, l'un de ses axes programmatiques fondamentaux avec la révolution de la classe ouvrière contre les monopoles miniers de l'impérialisme. En y renonçant (dans les années 1960), il a laissé cette question ouverte, une question que le capitalisme ne pourra jamais résoudre. L'Afrique du Sud L'Afrique du Sud-Est une sorte de microcosme du système capitaliste mondial, réunissant sur un même territoire des caractères propres à chacun des quatre « mondes » du système global. Elle comporte une population - blanche - qui, de par son mode et son niveau de vie, appartient au « premier » monde. Un humoriste aurait remarqué que le comportement vigoureusement « étatiste » de la minorité blanche pouvait se comparer avec celui du « second » monde, aujourd'hui écroulé, celui que l'on appelait socialiste. Quant aux populations des cités réservées aux Noirs et aux métis, elles appartiennent au tiers-monde moderne industrialisé, tandis que les paysans qualifiés de « tribaux », et enfermés dans les bantoustans, ne diffèrent pas notablement des communautés paysannes de ce que l'on appelle maintenant le « quart-monde » africain. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Boers ont pris en charge la responsabilité de la gestion de ce système en s'emparant du pouvoir d'État ; ils lui ont donné un nom : l'apartheid, et en plus, une justification idéologique pour couvrir les pratiques déjà en
vigueur du racisme codifié en lois. La période suivante, le demisiècle aujourd'hui achevé, a été caractérisée par un processus d'industrialisation des périphéries du système global. En Afrique du Sud, la classe dirigeante a développé dans ce contexte son projet de réaliser une ascension au sein du système mondial au moyen d'une industrialisation protégée et soutenue par l'État. L'apartheid était, à cet égard, parfaitement rationnel. Que la main-d'œuvre soit à très bon marché ne crée pas nécessairement un problème pour assurer des débouchés à la production : la demande peut être créée en accroissant les revenus distribués à la minorité non productive ou peu productive et en accroissant les exportations destinées à payer les importations exigées pour l'efficacité globale de l'industrie. La rhétorique libérale qui présentait l'apartheid comme s'il était en conflit avec le capitalisme - comme si capitalisme équivalait à liberté et égalité ! - était totalement à côté de la question. En fait, les résultats économiques du projet « historique » sudafricain ne sont pas très brillants : l'industrie sud-africaine a échoué totalement dans sa quête de la « compétitivité ». Ses exportations industrielles (non minières) sont négligeables, dirigées vers les marchés captifs de l'Afrique australe. Et pourtant le régime sud-africain, en dépit de son ignominie, a bénéficié d'un soutien exceptionnel, tantfinancierqu'économique, politique et militaire, de la part des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de toute l'Europe occidentale. On n'en voit d'autre explication que le préjugé raciste, ce qui peut jeter quelque lumière sur le fait que l'échec de l'industrialisation sud-africaine n'est pas reconnue par des institutions internationales du type de la Banque mondiale alors que des échecs de ce genre de la part de pays qui l'ont tenté, alors qu'ils se heurtaient à l'hostilité des puissances occidentales — c'est par exemple, le cas de l'Égypte ou de l'Algérie - sont commentés jusqu'à la nausée par les médias dominants. En fin de compte, du point de vue du système global, l'Afrique du Sud continue d'être un exportateur de productions primaires. Dans le même temps, les bBantoustans restent une des zones les plus misérables du « quart-monde », incapables de garantir même une survie minimale à leurs habitants. Cet échec a été essentiellement dû à la résistance croissante de la classe ouvrière
noire, sur ses lieux de travail et dans les « cités », et à la capacité politique de ses organisations (ANC, Parti communiste, syndicats de la COSATU, et autres) qui ont agi avec efficacité et qui ont su faire obstacle à toutes les tentatives de « légitimer » les bantoustans, y compris auprès des habitants de ces territoires. La page de l'apartheid tournée, pour l'avenir deux lignes s'opposent et s'opposeront longtemps. Le capital dominant, étranger et local, et ses nouveaux alliés (la bourgeoisie noire d'accompagnement en formation) prétendent qu'avec la démocratie politique non raciale tous les problèmes sont réglés. Ce qu'on demande maintenant à la classe ouvrière noire, c'est « d'accélérer » la marche vers la « compétitivité ». Ce que le capitalisme, avec le soutien actif de tout l'Occident, n'a pas pu réussir, la classe ouvrière devrait le faire aussi vite que possible et, bien sûr, en supporter le coût principal ! En opposition à un tel projet les forces progressistes continuent le combat pour une démocratie véritable qui puisse être le moyen de réaliser les changements sociaux - même si de tels changements seront difficiles et prendront du temps, peut être 30 à 50 ans. Les conditions pour de tels changements sont les suivantes : 1°) Une interprétation suffisamment unitaire de la Constitution permettant la réallocation des revenus et des investissements au niveau de la République. 2°) Un effort de développement considérable dans les zones rurales arriérées, qui devrait aller de pair avec la perspective à long terme d'une redistribution interne de la population. Cela est absolument indispensable pour créer un front populaire uni rassemblant ouvriers et paysans et mettant en échec toute tentative de les opposer les uns aux autres. 3°) Une réforme agraire dans les zones rurales occupées par les fermiers blancs, au bénéfice du prolétariat rural africain, et le soutien à une expansion des petites exploitations agricoles noires. Car le « succès » de l'agriculture blanche d'Afrique du Sud, que les médias exaltent tant, est en réalité fondé sur l'exploitation d'une main-d'oeuvre pratiquement réduite à une condition d'esclavage, et par l'énorme désastre écologique lié à un gaspillage intense de la terrre. 4°) Une redistribution des revenus salariés au bénéfice des ouvriers de la majorité noire qui sont les tra-
vailleurs productifs - en même temps qu'une amélioration de leurs conditions d'existence, notamment dans le domaine de l'éducation dont l'état est déplorable ; l'éradication du sida qui s'impose comme priorité première de tout programme de santé publique ; en compensation, la réduction des frais de l'entretien d'un grand nombre d'individus improductifs de la minorité blanche. 5°) Une restructuration graduelle du secteur industriel du pays. Non pas dans la perspective de l'exportation compétitive. La priorité est toute autre ; elle est de restructurer le système productif en vue de lui permettre de répondre aux changements sociaux liés à la redistribution des revenus ; autrement dit, fournir davantage de biens de consommation populaire, être en mesure de satisfaire les besoins correspondant à un meilleur système productif dans les zones rurales, une meilleure capacité de satisfaire les besoins de logements à l'usage des masses. Mais aussi, moins de production gaspillée pour satisfaire les besoins de consommation de la minorité, par exemple, la production insensée d'autos privées et autres produits de luxe. Sans exclure l'amorce de changements nécessaires pour améliorer la capacité exportatrice du pays, il faut accepter que l'objectif de compétitivité ne peut être raisonnablement atteint qu'à plus long terme. Dans l'intervalle, l'économie politique d'une démocratisation véritable implique ce que j'appelle « déconnexion », que cela plaise ou non. Tels sont à mon sens les enjeux d'une démocratisation véritable. L'alternative proposée repose sur deux piliers essentiels : 1. Plus « d'ouverture » et 2. Une solution politique quasi fédérale. C'étaient exactement les deux ingrédients de l'économie politique de la Yougoslavie, que la Banque mondiale saluait avec enthousiasme. Nous voyons aujourd'hui à quoi ils ont conduit... J'ai été plusieurs fois déjà en Afrique du Sud, depuis qu'il m'a été possible de m'y rendre, c'est-à-dire à partir de 1991. Invité par les partenaires africains du CODESÀ (la Conférence pour la démocratie en Afrique du Sud, qui négociait avec le régime de transition de de Klerk la nouvelle constitution) - l'ANC, le Parti communiste et COSATU (les syndicats) - j'ai donc eu l'occasion de discuter des problèmes évoqués plus haut avec de nombreux camarades de ces organisations comme avec des militants de nom-
breuses associations populaires. Invité également par les universités de Johannesburg, du Cap et de Durban, notamment à l'occasion du Congrès de sociologie tenu à Umtata, et par des intellectuels engagés dans les luttes politiques, j'ai poursuivi évidemment ces discussions dans ces milieux divers. Actif au sein du Forum du tiers-monde, Hein Marais est l'auteur d'un ouvrage de qualité portant sur tous ces débats (H. Marais, Limits to Change, 1998). Aucun de ceux-ci n'est clos. En Afrique du Sud, la lutte continue. L'organisation de la conférence des Nations Unies contre le racisme, tenue à Durban en septembre 2001, avait été l'occasion d'une manifestation de solidarité spontanée des peuples africains et asiatiques, notamment autour de la Palestine, qui avait fait grincer les dents des puissances occidentales et de leurs serviteurs. À cette occasion, l'adresse que j'avais prononcée à la conférence dite de la société civile - et que j'avais intitulée « Mondialisation ou apartheid à l'échelle mondiale ?» - a fait, je crois, son effet, comme en témoigne le texte des projets de résolutions finales, mais surtout l'honneur que m'a fait le Parlement sud-africain de venir la présenter à l'une de ses sessions à Capetown. Cela tombait exactement le 11-Septembre. L'Afrique du Sud-Est, comme chacun sait, un très beau pays. La péninsule du Cap compte sans doute parmi les merveilles de la nature sur cette planète. Dommage que la ville du Cap ait été « urbanisée » si l'on peut dire, selon les principes odieux du « communautarisme », sur les modèles de Lusaka et Windhoek. L'horreur urbaine dans un cadre naturel sans pareil ! Il faut le faire. Un groupe de jeunes - eux mélangés — me faisaient prendre connaissance de l'histoire tourmentée de cette vieille colonie, peuplée de Boers et de Huguenots français, de Hottentots et de leurs métis, des descendants des esclaves (et des travailleurs « libres ») importés de Malaisie, plus tard d'Anglais et d'Africains de civilisation bantoue. Un Tata m'a permis de faire connaissance avec l'horreur des bantoustans, désossés, sans villages construits. Une campagne aride semée de maisons-bidonvilles disséminées, peuplées de vieux, de femmes et d'enfants en haillons, la population masculine adulte étant presque intégralement émigrée dans les cités industrielles et les mines.
Il LES MIRACLES SANS LENDEMAINS
La Côte d'Ivoire Je m'étais également fixé l'objectif, lorsque j'étais à l'IDEP, d'étudier personnellement de plus près quelques expériences néocoloniales dont la Banque mondiale et d'autres vantaient les succès, en premier lieu celle de la Côte d'Ivoire, que j'ai visitée à plusieurs reprises entre 1963 et 1973. Durant les années 1963 et 1964, je me rendais donc à plusieurs reprises en Côte d'Ivoire. Reçu au Plan par le ministre de l'époque, Mohamed Diawara, je collectais l'information qui ne pouvait que faire découvrir immédiatement à quiconque est doté d'un minimum de sens de la réalité - pas même de sens critique aigu - que la « croissance miraculeuse » n'était rien d'autre qu'un remake de ce que le Ghana avait connu trente ans plus tôt, sans originalité aucune. Mais les médiocres économètres de la coopération française, de la Banque mondiale, de la CEE et du PNUD réunis s'extasiaient en chœur et, se livrant à l'exercice facile de la projection mécanique simple, n'hésitaient pas à promettre aux dirigeants du pays un avenir radieux. Projetez 6 % - ou 10 % même - de croissance annuelle pendant 20 ans (ou 30 !) et vous concluez forcément que la Côte d'Ivoire était appelée à « rattraper » l'Europe. Je discutais avec les responsables ivoiriens et tentais d'attirer leur attention sur la poudre qu'on leur jetait aux yeux. Regardez plutôt du côté du Ghana, vous verrez mieux les vrais problèmes auxquels vous vous heurterez dans quinze ou vingt ans, tentais-je de leur expliquer. Un peu en vain, le succès grisait à peu près tout le monde. Quelques intellectuels critiques - Memel Foté, Moustapha Diabaté, Ali Traoré et Charles Waly Diarrassouba (à l'époque), étaient à peu près les seuls à pouvoir entendre autre chose qu'un hymne à la gloire du capitalisme colonial ! Plus tard, lorsque le discours sur le « miracle ivoirien » fut définitivement enterré, une opposition démocratique nouvelle s'ouvrait à la réflexion sur les
véritables problèmes de leur société. On pouvait donc espérer de Laurent Gbagbo et Dramane Sangaré au Front populaire, Francis Wodié au Parti ivoirien du travail, qui étaient de ceux-là, qu'ils mettent leur pays sur de bons rails. La bêtise commune aux nouveaux riches du tiers-monde éclate ici dans un véritable feu d'artifice de démonstrations quotidiennes tristement amusantes. Je rencontrais un jour une amie, Mell< Garnier, qui avait été professeur d'économie à l'université de Brazzaville. « Que fais-tu aujourd'hui ? me dit-elle. - Rien. - Alors je t'emmène à l'Hôtel Ivoire où se déroule une cérémonie amusante, j'ai une invitation pour deux. » Le Club des riches - c'était son nom véritable fêtait l'anniversaire (combien d'années, je ne m'en souviens plus) de sa création. De chacune des Mercedes noires d'une longuefilesortait un chauffeur burkinabé maigre en short kaki qui ouvrait la portière arrière de l'engin. Un gros homme en costume trois pièces sombre, feutre et parapluie - l'uniforme - en sortait. Toujours les mêmes figures, « un nègre bien ciré » dit d'eux mon ami sénégalais Samba Ndiaye. Figures un peu grasses, œil peu intelligent. Rassemblés dans un salon superclimatisé de l'hôtel - de manière à ne pas leur faire regretter le trois pièces de drap - les Riches en question écoutent le discours de bienvenue prononcé par une très haute personnalité de la République, Auguste Denise. Discours simple et répétitif, disant presque littéralement : « Vous êtes riches, ça veut dire que ça va bien, que la Côte d'Ivoire s'enrichit » ! Puis, le discours terminé, une armée de serveurs entrent avec des bouteilles de Champagne - des centaines sans doute - les ouvrent bruyamment et mal en sorte que la moitié du breuvage se perd en jets de mousse que vous attrapez plein lafigure.On boit et reboit sans conversation - ces messieurs n'ont probablement rien à dire - mais avec beaucoup de rires sonores et stupides. Puis on s'en va. La fête des riches est terminée. Ce type de classe dirigeante peut plaire aux racistes d'Europe et des États-Unis, faire baver d'envie les Rastignac de la petite-bourgeoisie locale. Le peuple qui la subit la regarde comme étrangère, ce qu'elle est. L'intelligence ironique du peuple de Cote d'Ivoire se déploie à chaque occasion, comme l'illustrent les romans de Kuruma, mieux que les enquêtes dites sociologiques.
Abidjan est également le siège de nombreuses institutions africaines, ce qui me donnait par là quelques occasions supplémentaires de m'y rendre. La BAD - Banque africaine de développement - y avait organisé une conférence sur les questions monétaires africaines, à laquelle on m'avait invité. C'est à cette occasion que le président Houphouët nous avait reçu dans son palais et que je bavardais avec la « drianké » dont j'ai rapporté le jugement sur les hommes « cons et riches » (Memoirs, p. 13). Avant d'atteindre le jardin, on passait par un grand hall dont un mur était décoré, si l'on peut dire, par une plaque d'or sur laquelle un projecteur était braqué. On regrettait d'avoir oublié ses lunettes noires, tant l'éclat de la chose éblouissait la vue. J'ai visité également, plus tard, l'absurde projet de Yamoussoukro - village natal d'Houphouët promu future capitale, ses avenues larges comme des pistes d'atterrissage d'aéroport ne conduisant nulle part, sa basilique de marbre d'Italie - de la taille de Saint-Pierre de Rome, etc. C'était un dimanche et, pour fournir au service des auditeurs autres que la dizaine de touristes qui de toute façon n'en suivraient pas l'intégralité du déroulement, des cars avaient collecté une cinquantaine d'enfants des villages voisins. Une bande de curés - polonais et italiens à l'accent - nous ont fait visiter le monument, accompagnant leurs commentaires de réflexions racistes (ils n'imaginent pas qu'un « Blanc » d'apparence puisse ne pas partager leurs idées - j'ai « bénéficié » de ce traitement au Zaïre, à la Minière de Bakwanga dont je raconterai plus loin l'histoire - j'écoute toujours ces propos en silence, pour voir jusqu'où ils vont, quitte ensuite à dire en trois mots ce que j'en pense), etc. Je concluais donc notre visite par une phrase brève, à l'adresse du curé-guide : « Merci, en quelques instants vous parviendriez à rendre votre interlocuteur antichrétien et à le convaincre que la race blanche produit les spécimens les plus imbéciles de l'espèce humaine ». Ce sont là des visages du capitalisme réellement existant dont on ne parle pas souvent. Ce sont même ces visages qui plaisent particulièrement à certains - un grand nombre des « techniciens » qui rôdent en Afrique. L'un d'eux, un Américain employé par la Banque mondiale, ne soupçonnant pas non plus qu'un « Blanc »
puisse ne pas être naturellement raciste, me disait qu'il n'y avait que deux pays « vivables » en Afrique : l'Afrique du Sud (c'était au temps de l'apartheid) et... la Côte d'Ivoire. Il est vrai qu'un ministre ivoirien qui avait eu l'audace d'aller en Afrique du Sud à l'époque, et était allé à un match de football, avait accepté d'être « mis en cage » puisqu'à l'époque un grillage séparait les spectateurs blancs des noirs ! La question des relations économiques entre les pays de la CEAO (les pays francophones d'Afrique de l'Ouest) m'a valu d'accompagner le président Senghor à un sommet d'Abidjan qui devait se prononcer sur la méthode de calcul des reversements des douanes des pays côtiers au bénéfice de celles des pays de l'intérieur. Senghor m'avait confié - dans l'avion - la lecture du dossier. Un exercice économétrique inutile pour légitimer une décision politique simple. Je donnais donc mon point de vue en disant que le « résultat » pseudo-scientifique - modeste - pouvait être divisé par trois ou multiplié par six sans problème. Argument qui fut repris par le président Senghor, au grand étonnement des technocrates contraints d'acquiescer. C'est à l'occasion de cette visite qu'on me dit que le président Houphouët avait dit que ce que j'avais écrit dans mon livre sur la Côte d'Ivoire était juste, mais qu'il ne fallait pas l'écrire, mais seulement le lui rapporter oralement... Lui susurrer dans l'oreille. « Ce n'est pas la méthode que je préconise pour faire avancer la réflexion critique dans un pays quelconque », ai-je simplement répondu. Les choses semblaient néanmoins commencer à changer en Côte d'Ivoire. La page du « miracle » tournée, j'ai eu la possibilité de le vérifier, invité par le GIDIS (une association indépendante de chercheurs en sciences sociales de la Côte d'Ivoire présidée par Memel Foté) en 1994 puis par le groupe du PNUD chargé des études futuristes en Afrique le NLTPS, dirigé à l'époque par José Brito, auquel a succédé Alioune Sali. À cette occasion, des responsables de l'économie du pays m'ont consulté « comme un devin » ai-je dit en racontant cette histoire (Memoirs, p. 117). Le miracle ivoirien, comme presque toujours les miracles de ce type, devait produire une véritable catastrophe politique, son épui-
sement prévisible venu. La dépolitisation systématiquement entretenue par les illusions du temps de la prospérité ne préparait ni les classes populaires ni les cadres - ceux de l'opposition inclus - à affronter les difficultés nouvelles. La Côte d'Ivoire ne s'est pas seulement enfermée dans l'impasse, elle s'est engagée sur la pente glissante d'un dérapage régressif qui s'exprime dans le discours démagogique dit de « l'ivoirité » et mobilise systématiquement l'hostilité aux « immigrés » (du Burkina Faso et du Mali) sans lesquels le miracle lui-même n'aurait jamais pu prendre forme. Mais si Houphouët - parfaitement conscient du rôle décisif de l'apport de ces « étrangers » - avait opté de ce fait pour une politique d'assimilation juridique intelligente, son successeur - Konan Bédié - connu pour être remarquablement stupide, a choisi au contraire de flatter « l'ivoirité » des enfants « authentiques » du pays. Le coup d'état militaire qui l'a chassé en 1999 aurait pu faire espérer qu'un terme soit mis à ce dérapage odieux. Malheureusement le candidat dictateur - le général Guei - , et derrière lui Laurent Gbagbo et les partis d'opposition ont opté pour la surenchère dans ce domaine. La Côte d'Ivoire a sombré depuis dans des conflits sansfindont il n'y a rien à attendre d'autre que l'auto-destruction de la société. La dérive du Front populaire ivoirien ne m'a pas terriblement surpris, en dépit des espoirs placés trop rapidement par beaucoup dans la personne de son leader. J'ai appris un peu plus tard que Gbagbo appartenait à l'une de ces sectes protestantes dont les États-Unis soutiennent l'installation en Afrique. Stratégie planifiée qui ne vise à rien de moins que d'annihiler tout espoir de sortie des impasses de la quart -mondialisation du continent. Toujours est-il que les dés sont jetés et je ne vois pas comment un jour ce pays pourra être reconstruit. La Côte d'Ivoire a plongé comme je le craignais. Cela n'a pu surprendre que les économistes conventionnels - comme les professeurs français « spécialistes de l'Afrique » qui opèrent à Clermont-Ferrand - qui proclamaient, en réponse à mes critiques du modèle ivoirien, que ce pays était sur le point de devenir une seconde Corée ! Incapables de comprendre ce que signifie la transformation sociale, ils ne pouvaient pas voir la stupidité de cet argument fourni par les patrons de la Banque mondiale !
Le Kenya Le développement économique du Kenya a été l'objet d'éloges aussi peu réfléchis que ceux adressés à la Côte d'Ivoire. Miracle, miracle, simplement parce que les exportations agricoles primaires enregistraient des taux de croissance élevés pendant quelques années. Du coup, silence total sur les dictatures de Kenyatta, puis de Moi. Éloge de la stabilité, valeur à l'époque jugée supérieure. Concernant le Kenya, au départ déjà doté d'un peu plus d'établissements industriels que la Côte d'Ivoire, le discours devenait dithyrambique ; voilà un pays où se constitue enfin, disait-on, une bourgeoisie nationale entreprenante, au nom de quoi tout le reste paraissait acceptable, des inégalités sociales crapuleuses entre autres. Des équipes d'économistes de la gauche repentie, britanniques de la New Left Revietv et scandinaves ex-tiers-mondistes naïfs ralliés au libéralisme (comme Goran Hyden) y voyaient la preuve de l'erreur de la thèse de la polarisation mondiale capitaliste, etc. Résultats bien maigres accomplis par cette bourgeoisie nationale entreprenante, qui diffère si peu de la bourgeoisie compradore qu'il faut une loupe pour en distinguer l'originalité positive. En fait aujourd'hui, le tourisme tant de plages que de safaris dans les réserves naturelles tend à devenir la ressource principale du pays. Magnifique ! Nairobi est une capitale qui abrite un nombre important d'institutions africaines et internationales, comme l'UNEP (l'organisation de l'ONU pour l'environnement), l'Académie africaine des sciences (qu'animait le professeur Thomas Odhiambo) ; elle dispose d'une bonne université (Dharam Ghai, directeur de l'UNRISD par la suite, Peter Anyang, Michael Chege, Apolo Njonjo et d'autres ont souvent été actifs dans les réseaux du Forum). Le mouvement des femmes est ici particulièrement actif dans le milieu universitaire (animé, entre autres, par Patricia Mac Fadden). Le milieu intellectuel kenyan est néanmoins, à l'image du pays, partagé en trois grands groupes culturels, celui des Kenyans d'origine indienne, progressivement poussés vers la porte de sortie de l'émigration, celui des Africains appartenant aux grandes ethnies de l'intérieur (Kikuyu et Luo) et celui des Swahili musulmans de la
côte, souvent attirés par le discours culturaliste « marquant la différence » qui les sépare des majorités paysannes et ouvrières. Ali Mazrui - idéologue du culturalisme - est, de ce fait, plus populaire aux États-Unis, où il existe un publicfriandde spécificité culturelle, que dans son propre pays. Car les autres, comme notre collègue et ami Abdallah Bujra, qui a été secrétaire exécutif du CODESRIA, n ont jamais versé dans ce type de rhétorique. Le Forum a organisé en 1993 un de ses groupes de travail au Kenya, près de Mombassa. La tenue du Forum social mondial à Nairobi en 2007 devait nous faire connaître l'autre face de la réalité : les mouvements populaires de résistance, mobilisés par Wahu Kaara, une femme d'une grande éloquence populaire. Mais ces mouvements restent dans l'ensemble englués dans le pragmatisme anglo-saxon, mal préparés pour comprendre la nature des défis. Le Malawi J'ai eu l'occasion de visiter le Malawi en 1997, alors que la page de la dictature de Banda était tournée et qu'une équipe locale du Forum du tiers-monde - animée par Chinyama Chipeta et Mjedo Mkandawire, conduisait un travail important, faisait le bilan du « miracle » raté (un de plus) et avançait des propositions alternatives. Le « miracle » était fondé sur une recette simple : mettre toutes les ressources du pays au service exclusif de l'expansion du secteur agro exportateur de tabac, au profit des gros exploitants - colons et nationaux - et des oligopoles transnationaux de la cigarette, ce qui évidemment provoquait l'enthousiasme délirant de la Banque mondiale. Que ce « succès » impliquât la dégradation de la production vivrière, l'appauvrissement des majorités paysannes, l'exercice de la dictature violente d'un « parti unique » (mais fort heureusement anti-socialiste !) ne gênait en aucune manière ceuxlà même qui, plus tard, allaient inaugurer les nouveaux discours sur « la pauvreté » et la « démocratie pluripartite ». Le gouvernement issu des élections, dans ces conditions, ne tente rien d'autre que de poursuivre la politique économique de la dictature, quand bien même celle-ci était-elle déjà visiblement à
bout de souffle. Comme en Zambie l'option démocratique n'est acceptable - pour le capital transnational dominant et les chancelleries occidentales - que si elle ne propose rien de nouveau et accepte de se soumettre intégralement aux objectifs de la mondialisation libérale. La déception des électeurs s'exprime alors par des blagues désabusées : « On regrette le parti unique, car on savait à qui s'adresser, combien donner et on était assuré du résultat ; tandis qu'avec le multipartisme, on ne sait plus à qui parler, on paie davantage et on n'est même pas sûr du résultat ! » Mais si les sociétés du Kenya et du Malawi sont parvenues à offrir un front de résistance minimal aux assauts du libéralisme compradore, il n'en est pas de même d'autres sociétés africaines, plus fragiles et plus vulnérables, qui ont sombré corps et âmes dans une spirale conduisant à la désintégration totale de leur tissu social. C'est le cas évident pour la Sierra Leone, le Liberia, le Rwanda et le Burundi, la Somalie. III LES SABLES MOUVANTS DES EXPÉRIENCES NÉOCOLONIALES
L'Afrique centrale L'Afrique centrale est caractérisée par la violence de sa vie politique. L'explication la plus courante - par le tribalisme, ou même à la limite par la « sauvagerie » de ses peuples, c'est-à-dire par le racisme banal mal déguisé - ne tient pas la route. Elle passe sous silence les destructions incroyables dont la colonisation est responsable dans la région. Catherine Coquery, en mettant l'accent sur les formes particulières de l'intervention coloniale - par « compagnies concessionnaires » interposées - , faisait mettre le doigt sur l'essentiel : l'incroyable désarticulation de ces sociétés faibles et vulnérables par le pillage colonial, qui a été lui, ici, particulièrement primitif. En plein XXe siècle, des pratiques rappelant celles qui au XVIe siècle ont décimé les sociétés indiennes d'Amérique.
André Gide - retour du Congo - a décrit, avec tout son talent, l'horreur de cette colonisation. Désossées, les sociétés de la région peuvent alors être mises en coupe réglée par un criminel de bas étage (comme Mobutu) ou un pitre (comme l'empereur Bokassa ou Fulbert Yulu), sans que les médias dominants ne rappellent l'essentiel : que ces criminels et ces pitres sont les meilleurs « amis » de l'Occident, souvent mis en place et maintenus par ses interventions financières ou même militaires. Mais la région, du même coup, est celle d'explosions potentiellement radicales parmi les plus violentes de notre monde moderne. Ce n'est pas un hasard si le Cameroun a donné l'UPC, le Congo-Brazzaville des espoirs socialistes, la République démocratique du Congo (baptisée Zaïre par Mobutu) une série ininterrompue de rébellions paysannes. Mais ce n'est pas un hasard non plus si toutes ces potentialités ont pu être étouffées. Pitres pauvres, pitres riches (financièrement). Dictateurs dans tous les cas, parfois à la limite extrême du crime. À la violence sauvage des classes dirigeantes, j'oppose sans hésitation l'intelligences des formes multiples de résistance que les peuples dans leur majorité (en ignorant les petites cliques d'agents d'exécution recrutées par les pouvoirs aux abois) déploient pour en limiter les dégâts. J'étais directeur de l'IDEP lorsque me parvint à Dakar une invitation curieuse du président du Gabon - sans indication de motif autre que « consultation spéciale ». Je réfléchis ; j'accepte. Voyage en première, tapis rouge à l'arrivée, conduit dans une villa, mais toujours aucune indication sur le sujet de la consultation. L'ami Ntogolo à qui je téléphone l'ignore lui-même bien que, responsable au Plan, je pouvais le soupçonner (à tort) d'être à l'origine de la mission. Vous serez reçu demain matin à dix heures par le président et connaîtrez l'objet de la mission à temps. Entendu. Le lendemain à neuf heures, on vient me chercher, m'installer au palais dans un bureau attenant à celui du président et on me dit : « questions monétaires ». Je réfléchis dix minutes, puis on vient m'installer dans le bureau présidentiel, sur un canapé bas, face à un bureau élevé sur une estrade. « Le président », hurle un huissier. Je me lève. Le président apparaît. Je commence : « Monsieur le président, s'agissant
de questions monétaires... » et amorce un cours simplifié sur le système de la zonefranc.Le président m'arrête et me dit : « Ce n'est pas cela qui m'intéresse. Puis-je avoir mon portrait sur les billets de banque ? - Monsieur le président, sur les billets de banque on peut imprimer ce qu'on veut, cela ne modifie rien à aucun problème monétaire. - C'est bien ce que je pensais et vous remercie de me le confirmer, mais les Français m'ont dit le contraire. - Monsieur le président ils vous ont trompé. » Trois mois plus tard le Gabon émettait ses billets CFA décorés par le portrait de son président. J'ai été, avec Isabelle, en République centrafricaine en 1972. Jean Bedel Bokassa n'y était encore que président à vie. La mascarade ultérieure de son couronnement impérial a donné lieu à un débordement facile de commentaires ridiculisant le peuple de ce pays. Sans dire que l'empereur avait renversé un régime à peu près normal - celui de Dacko - qui avait seulement eu l'idée saugrenue de faire appel à l'aide de la Chine populaire, et que le soudard de la coloniale était l'ami de Paris. Sans dire non plus lequel des deux était le plus méprisable, du soudard en question, ou du président français, acceptant ses diamants ou jouant au Tartarin chassant le lion (on amène dans ces chasses glorieuses des lions drogués à trois mètres de leur bourreau). Le peuple centrafricain, lui, est un peuple de paysansfins,qui fabriquent des poteries pleine d'humour, et - à juste raison - ne font pas de distinctions majeures entre un président autocrate ou un empereur du même acabit. Nous avons connu un centrafricain malade, hospitalisé par le coup que le ridicule de son empereur infligeait à son peuple. Combien de Français ont été malades des pitreries de leur président à Bangui ? Le Cameroun subit, depuis l'écrasement de la rébellion de l'UPC par l'armée coloniale française, une dictature sauvage ininterrompue depuis quarante ans. Qui n'a jamais beaucoup gêné les démocrates officiels de l'Occident. Guère plus que celle de Suharto. À Ahidjo, a donc succédé presque pire avec Biya, présenté néanmoins comme le héros de la nouvelle « démocratie » (une véritable farce donc). L'IDEP a néanmoins organisé un bon séminaire à Douala, en 1974, en collaboration avec l'IPD (Institut panafricain de développement), habilement dirigé à l'époque par Cosme
Dikoumé. Une institution chrétienne qui formait des cadres moyens pour le développement rural. Le meilleur milieu possible dans ce pays, le pouvoir s étant employé avec succès à empêcher l'Université de franchir le seuil de la plus grande médiocrité. Les produits de cet enseignement sont évidemment plus faciles à domestiquer, acheter, coopter, corrompre, ou, simplement, terroriser. Dans une autre occasion, je parcourrais en voiture le pays de Yaoundé à la frontière du Tchad. Fort Lamy de l'époque était atroce. L'intervention française, avant celle des Libyens au Nord, battait son plein. Ville occupée par des soudards de la Légion, ivres et gueulards. Les Tchadiens rasaient les murs en silence. Rien n'est sans doute changé jusqu'à ce jour. Le Congo-Kinshasa La décolonisation ratée par les Belges, la République démocratique du Congo a été de 1960 à 1963 le champ de déploiement d'un duel tragique. Le mouvement de libération nationale ne s'était constitué ici que tardivement et s'était donc radicalisé dans des conditions difficiles, autour de Patrice Lumumba. Les cadres manquaient cruellement. Il n'y avait au Congo en 1960 que neuf congolais qui avaient fait des études supérieures, dont six en théologie. Il y avait à Brazzaville cinquante fois plus de cadres supérieurs pour un pays douze fois moins peuplé ! Le mouvement de libération nationale unitaire hâtivement constitué se heurtait donc à des forces régionalistes et ethnicistes centrifuges et à des projets néocoloniaux manipulés par Bruxelles. Les Baluba étaient appelés par leur leader Albert Kalongi - qui se fit proclamer empereur - à créer leur État au Kasaï, autour des mines de diamant ; Tshombe faisait sécession au Katanga, non pas sur une base ethnique quelconque impossible dans cette province peuplée par des migrants de tout le pays, mais pour placer son État fantoche sous la coupe directe des compagnies minières du Copper Belt. Bruxelles soutenait ces mouvements mais en même temps comptait bien parvenir à imposer ses hommes à la tête du courant unitaire et se débarrasser de Lumumba. Mobutu, qui avait commencé sa carrière comme
indicateur de police, était choisi à cette fin. Le chaos était le produit de ces confrontations. Parallèlement, et indépendamment des mouvements ethnicistes, les paysans se rebellaient dans plusieurs provinces du pays. Comme toujours, les rébellions paysannes apparaissent comme régionalistes parce qu'elles se répandaient au sein d'une population fixée à leur région. Mais par leur idéologie et leurs revendications, ces rébellions n'avaient rien d'ethniques ; elles étaient paysannes par le contenu de leurs objectifs. Telle lut en particulier celle du Kwilu, dirigée par Mulele, comme aussi celles de l'Est du pays. Nous suivions attentivement ces événements graves. J'ai visité la République démocratique du Congo à de nombreuses reprises à cette époque. La nouvelle université, encore appelée Lovanium - succursale de Louvain - était un lieu bouillonnant d'activité. Peu après la reddition du Kassaï, je décidais d'aller voir sur place en 1967. Fort peu de personnes parmi les cadres de l'État avaient osé se rendre à Mbuji Mayi, la capitale nouvelle fondée par les Baluba aux pieds de la colline de Bakwanga. Découverte incroyable. La ville avait été construite à la va-comme-je te pousse, sans aucun plan urbain, bien qu'elle avait déjà 300 000 habitants. Chaque immigrant avait consulté un devin qui lui avait dit : « Le diamant est là en dessous ». Il construisait sa case sur le lieu, et commençait à creuser un puits de mine dans sa cour. L'hôtel : des chambres autour d'une grande cour carrée, un « bar dancing » assez gigantesque. Dans celui-ci, un beau fauteuil, un autre défoncé, et des chaises. Je tente de choisir le bon fauteuil. « Non, me dit la patronne, il est réservé pour le gouverneur qui vient plus tard. Pour vous, hôte de marque, le défoncé. » Tard le soir - vers dix ou onze heures - arrivent les marchands de diamants, à la queue leu leu, grands et forts, en grands boubous, le dernier - un petit maigre - portant une énorme serviette de cuir neuf. Ils s'assoient tous sur un même banc. On leur apporte des limonades, à tous les autres - les Congolais - de la bière, au gouverneur « le grand plateau » (trois bouteilles de whisky, six de bière, etc.), à moi « le petit plateau » (une bouteille de whisky, deux bières). Les Congolais sont des mineurs qui viennent vendre leur diamant. La
mesure est une bouteille de Coca-Cola il s'agit de diamant industriel brut). Les marchands examinent la marchandise puis décident du prix quon paie en coupures sorties de la serviette de cuir. Le vendeur passe chez le gouverneur et lui verse son pourcentage (3 %). Peu à peu, la séance s'anime. Beaucoup de vendeurs, enrichis, font monter les prix de la bière qu'une armée de femmes et jeunesfilles,qui ont envahi les lieux, viennent solliciter. L'inflation heure par heure, musique, danse joyeuse. Les marchands sont repartis dès les opérations d'achat terminées. Je bavarde donc avec le gouverneur et avec quelques mineurs heureux. Le gouverneur m'explique que la redevance de 3 % ne lui revient pas (du moins intégralement). Il lui faut payer des fonctionnaires que Léopoldville oublie, et peut-être (je le devine) reverser quelque chose à la capitale. Mon calcul me permet de parvenir au résultat que, même s'il ne garde qu'un tiers ou un quart de la redevance, sa fortune est garantie en un an. Quant aux mineurs, ils sont « chanceux » comme on disait là-bas, ou pas. La mine artisanale est effroyable. Beaucoup y perdent la vie. Je calcule que si le produit de la vente est distribué au hasard, l'inflation nocturne redistribue largement le revenu. Le matin, ivres, la plupart des chanceux repartent aussi pauvres qu'à leur arrivée - ils ont réglé des dettes, « prêté » à des voisins, parents et autres, payé des sommes importantes aux « entraîneuses ». En somme, toute la ville a bénéficié des ventes de la soirée. J'ai également visité la Minière de Bakwanga. Toute autre chose. Un véritable camp de concentration. Fils de fer barbelés, surveillance par hélicoptères pilotés par des mercenaires armés qui tirent à vue sur quiconque tenterait de pénétrer. Un coron belge, parfaitement rond, avec en son centre l'Église et la salle communale. Les travailleurs de la mine étaient recrutés garçons adolescents dans les villages, quasiment achetés à leurs parents (prix : une bicyclette en général), vaguement instruits et formés au travail par des curés. Ils sont là pour leur vie entière. Des jeunesfillesprovenant de leurs villages d'origine sont importées à leur tour pour leur être offertes en épouses. Celles-ci estiment mener une vie heureuse : eau courante et le moulin de la compagnie leur livre le manioc moulu ; libérées des deux corvées majeures. Distractions ? Après la messe du
dimanche, des films éducatifs style « le Miracle de Sainte-Machin ». Et les beuveries de bière. À l'âge de la retraite, les vieux sont renvoyés dans leur village d'origine, avec un petit cadeau - quelques sous (très peu), une bicyclette. À distance du coron, l'ensemble des villas des cadres belges. Reçu par le directeur, j'entends donc le discours raciste d'usage. Pas de commentaires de ma part, je voulais tout visiter jusqu'au bout. À Kinshasa, en 1972, les soirées, toujours invités par les collègues et amis du campus, on discutait de tous ces problèmes. En premier lieu, des rébellions paysannes sur le sujet desquelles Benoît Verhaegen et Lemonnier étaient intarissables. J'ai appris beaucoup de choses dans ces discussions. J'ai complété mon information plus tard, en rencontrant Mulele à Brazzaville. Mulele a été honteusement livré à Mobutu et exécuté. Les dessous de l'affaire restent obscurs. Mulele m'avait fait l'impression d'un véritable leader populaire, posé, connaissant très bien les revendications de son peuple paysan, leurs points forts et leurs faiblesses. Peut-être était-il optimiste en pensant que le noyau de sa rébellion pourrait devenir le « Yenan » du Congo, son armée de maquisards la future armée populaire de libération. J'ai rencontré plus tard, à Dar-es-Salaam dans ses grands jours, quelques-uns des « politiciens lumumbistes », réfugiés en Tanzanie après la chute de leur gouvernement de Kisangani - Soumialot et d'autres. Mon impression était plutôt négative. Ils menaient joyeuse vie, financés par qui ? Ils étaient de véritables politiciens urbains, bien au fait de la « grande politique », des manœuvres et propositions des puissances et des États africains amis (sur lesquels ils comptaient trop facilement), mais peu intéressés, me semblait-il, par les problèmes de leur peuple. Quelques uns parmi eux pourtant exprimaient le désir de « faire quelque chose », c'est-à-dire d'ouvrir un front et d'établir des maquis dans l'est du pays. Kabila était de ceux-là. Le Che a porté sur lui et ses amis un jugement négatif comme on le sait maintenant. Le mien l'était moins : je mesurais la distance qu'il peut y avoir entre le souhait d'établir un maquis et la difficulté à le faire d'une manière efficace. Ce n'était pas tout à fait de leur faute si les visions stratégiques restaient floues.
Le pouvoir de Mobutu s'enfonçait progressivement à la fois dans l'autocratie corrompue et dans le néant institutionnel. L'homme ne se contentait pas de piller son pays, amassant une fortune personnelle égale à la dette extérieure du Zaïre. La Banque mondiale et le FMI n'ont pas suggéré que s'il offrait en cadeau cette fortune qu'il n'avait pas reçu en héritage de ses parents le problème de la dette serait réglé. Mobutu avait choisi la stratégie de la terre brûlée. Détruire tout, toutes les institutions, à commencer par les universités. Au point que quelques années plus tard il était devenu inutile de s'y rendre : personne à voir. Tous les intellectuels valables avaient été contraints de choisir l'exil. Les autres étaient devenus des portes-serviettes du président, largement récompensés financièrement. Mais Mobutu avait également détruit toute forme d'administration du pays. Les zones rurales abandonnées à l'autoconsommation, sans plus ni écoles ni hôpitaux ; libérées de l'impôt peut-être — mais pas des exactions de l'armée - mais aussi des services les plus élémentaires. L'est du pays -Kivu et lac Tanganyka- vivait de son commerce « illégal » avec l'Afrique orientale. Sans être en rébellion active, la région échappait à Kinshasa. Le régime de Mobutu vivait, lui, des redevances ponctionnées sur les enclaves minières, complétées par les soutiens financiers de l'Occident, peu regardant à son égard. Cela suffisait pour entretenir une garde prétorienne et alimenter un monde de politiciens corrompus, tous établis à Kinshasa, n'ayant aucune base dans le pays réel. Les futurs « démocrates ». L'effondrement était prévisible. Le régime était pourri jusqu'aux os. Il a suffi d'une chiquenaude pour qu'il disparaisse de la scène. L'occasion s'est présentée en rapport avec le drame rwandais. Après le génocide organisé par le pouvoir néocolonial dit hutu - soutenu jusqu'au bout par les puissances occidentales - France et Belgique en particulier - l'armée des assassins étant contrainte de s'enfiiir devant celle de la libération (peu importe ici que celle-ci ait été en fait minoritaire - largement composée de Tutsi réfugiés en Ouganda - et soutenue par les capitales de l'Est africain) passait la frontière pour s'établir au Kivu. Le plan d'un retour offensif de cette armée, soutenue de l'extérieur à partir de la basefrançaisede
Bangui, constituait une menace réelle. Goma, la petite ville zaïroise du Kivu, était la clé stratégique du système. Pourquoi ne pas la prendre - ou la libérer - et du coup isoler l'armée hutu du génocide de la frontière du Rwanda ? Les dirigeants de l'Afrique de l'Est - Ouganda et Tanzanie - ont pensé cela possible. L'histoire leur a donné raison. Kabila ne disposait-il pas de la base d'un petit maquis dans la région ? Avec une petite armée ne pourrait-il pas s'emparer de Goma ? Le coup réussit avec une facilité étonnante qui pourtant ne devrait pas surprendre. Avec quelques hommes armés, il entrait dans Goma. Au premier coup de fusil, l'armée de Mobutu décampait non sans avoir au préalable pillé la population qu'elle était chargée de défendre. Pas étonnant que Kabila y ait été reçu en libérateur, bien que personne ne savait qui il était et ce qu'il voulait. Puisque c'est si facile, pourquoi ne pas continuer la marche jusqu'à Kinshasa ? La libération, réalisée dans ces conditions, comporte des limites et pose problème. Elle n'a pas été le fait d'un combat de masses révoltées. Elle a été accueillie favorablement, parce que personne dans le peuple congolais n'aurait défendu l'ignoble régime de Mobutu, regretté seulement par ses supporters occidentaux. Mais à Kinshasa, les manoeuvres politiques peuvent reprendre leur cours : les politiciens corrompus qui dominent la ville (mais pas le pays), reconvertis en vitesse du mobutisme à la « démocratie », offrent aux puissances étrangères un terrain idéal pour couper court à toute velléité de changement sérieux. Kabila lui-même et son petit étatmajor d'amis longtemps exilés peuvent être tentés par l'appel inexorable de l'autocratie, que seule l'organisation rapide de forces populaires autonomes pourrait éviter. Ou croire pouvoir jouer les puissances les unes contre les autres ; et puisque Mobutu était l'enfant chéri de Paris, jouer la carte américaine. Installée à Kinshasa, Kabila était interpellé par des problèmes que ni lui-même et son équipe ni le peuple congolais dans son ensemble n'étaient prêt à affronter : hostilité systématique de la classe politique kinoise, qui avait été bénéficiaire des largesses de Mobutu mais joue désormais la « carte démocratique » (!), avec l'appui des puissances occidentales désireuses de faire oublier leur
soutien au dictateur déchu ; apathie du peuple congolais dépolitisé par trente-cinq ans de dictature sanglante ; intervention des armées alliées de Kabila à l'origine (Rwandais Tutsi et Ougandais) qui poursuivent leurs objectifs propres (détruire les réserves militaires hutu), par des moyens au demeurant discutables. La double intervention des pouvoirs de Kampala et Kigali d'une part (auxquels s'est ralliée l'Afrique du Sud) et de ceux qui ont choisi de soutenir Kabila (l'Angola et le Zimbabwe) pose problème. Kabila a choisi d'être le chef du Congo dans sa totalité et d'en préserver l'unité, non celui d'un groupe ethnique-régional de l'Est congolais auquel il appartient par hasard. Un choix qu'on ne peut qu'approuver. En effet le Congo aurait pu éclater et il ne manque pas d'esprits malveillants dans les cercles diplomatiques occidentaux qui le souhaitent et croient pouvoir légitimer leur comportement en reprenant à leur compte les discours sur « l'ethnicisme primordial en Afrique » dont se gargarisent quelques anthropologues attardés et que répètent sans examen les médias dominants. En fait le peuple congolais a donné une belle leçon sur ce plan, refusant d'entrer dans le jeu et sauvegardant l'unité du pays et son avenir. Le bloc Kampala - Kigali choisissait par contre la carte de l'éclatement du Congo, moyen - dans leur esprit - de garantir leur « sécurité ». L'UNITA du triste Savimbi se rangeait à leurs côtés, pour des raisons faciles à saisir ; comme Lissouba aux abois à Brazzaville. Que l'Afrique du Sud se soit jointe à eux laisse pantois. Dans une étude sur les alternatives relatives à la régionalisation en Afrique australe, Hein Marais, coordinateur du Forum pour la région, conclut que Pretoria considère que ses voisins africains constituent sa zone d'expansion privilégiée, reproduisant le modèle de développement régional inégal traditionnel. Le titre même de cette étude (Reinforcingthe mould- « Renforcer le moule ») résume les conclusions de cette analyse. Le ralliement à ce camp d'opposants à la dictature de Mobutu aussi sérieux que notre ami Wamba Dia Wamba, leur débarquement aérien à Matadi, laissent tout également pantois. On comprend que l'Angola du MPLA et le Zimbabwe soient venus au secours de Kabila, c'est-à-dire aient opté pour le maintien de l'unité congolaise.
Cela étant, la situation reste dangereuse, tant les effets dévastateurs du régime de Mobutu ont été dramatiques. Des phénomènes graves signalent le désarroi du peuple : le refuge dans des sectes dites de « salut » qui prolifèrent plus que jamais sous la conduite de téléprédicateurs de tonalité américaine en est le témoignage évident. Ces sectes qui prêchent la soumission dans l'attente de l'apocalypse font, bien entendu, le jeu des forces réactionnaires. Elles se situent aux antipodes de ce que sont ailleurs les théologies de la libération. D'un autre côté, un glissement autocratique du nouveau pouvoir est loin d'être à exclure. La tragédie est le produit de la dictature sanglante de Mobutu. Celle-ci est parvenue à détruire - pour un temps - le potentiel d'un peuple tout entier. Situation analogue ailleurs, chaque fois que le mouvement populaire a été écrasé dans un bain de sang. La destruction de l'UPC au Cameroun, celle des Mau Mau au Kenya ont garanti pendant trois décennies ou plus la stabilité dans une étonnante médiocrité. La dictature de Suharto, édifiée sur les cadavres de 500 000 victimes, est un succès du même genre. Ce n'est que lorsque l'échec économique et social de ces régimes néocoloniaux, mis en place avec le soutien actif de l'Occident, met un terme à leur stabilité apparente que les diplomaties des puissances redécouvrent les vertus de la démocratie dont ils n'avaient probablement pas remarqué l'absence pendant trente ans ! La démocratie dans ces conditions ne leur paraît pas bien dangereuse. Elle peut être le moyen de continuer à faire la même chose, de gérer la crise et de faire obstacle à l'organisation des classes populaires. La longue série des échecs et des blocages que j'ai évoqués dans les pages qui précèdent pourrait inspirer le plus grand pessimisme. Soit que les potentialités de peuples entiers aient été systématiquement détruites (Cameroun, Zaïre, Kenya), soit que les projets de libération et de progrès social se soient enlisés dans un populisme dont ils n'ont pas préparé le dépassement (Mali de Modibo, Guinée, Ghana de Nlâumah, Congo Brazzaville du PCT), soit enfin que les chances de reprise du mouvement se heurtent à une conjoncture mondiale hostile à l'extrême (Ghana de Rawlings, Mali de Konaré). Cela n'a pas empêché que les vagues du mouvement
populaire se soient succédé sur tout le continent, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest tout le long des quarante dernières années. S'il en est ainsi, c'est parce que la solution néocoloniale est elle aussi en crise, et même en crise permanente. Ce n'est pas seulement la libération nationale et le socialisme qui ont essuyé une série d'échecs indéniables. L'alternative capitaliste, et singulièrement sa forme compradore, est, elle, une fausse alternative, inacceptable et inacceptée, rejetée par les peuples. Lorsque les circonstances permettent la poursuite de son projet, la crise et l'effondrement sont encore souvent bien plus graves, conduisant parfois à la dissolution totale de la société et de l'État. Le Niger et le Nigeria Le Niger est le produit d'un découpage colonial passablement absurde. De surcroît, il n'est jamais parvenu à sortir des sentiers épuisés de l'extraversion coloniale pauvre. S'il n'est pas entré en décomposition - une menace permanente dont il serait dangereux d'oublier la réalité - c'est grâce à la sagesse de son peuple et aussi de beaucoup de ses dirigeants. Mais il a été à un doigt d'en être la victime, il y a quelques années, lorsque soufflait le vent dit de « démocratie ». Le pluripartisme se soldait alors rapidement par la formation de petits groupes de prétendants au pouvoir, tous réduits à des clans de politiciens petits-bourgeois urbains, cherchant à se créer une clientèle sur une base ethnique et régionale en passant notamment des alliances avec des notabilités rurales douteuses. Le coup d'État des militaires qui a mis un terme à ce jeu fort heureusement sans répression interdisant la poursuite des débats - m'est apparu (comme à de nombreux amis politiques nigériens) une opération en définitive salutaire. Car la démocratisation nécessaire - condition incontournable d'un progrès hors des sentiers battus - ne se résume pas dans le choix entre l'autocratie du parti unique et le pluripartisme de pacotille. J'ai découvert le Niger pour la première fois au cours des années i960. L'ONU était responsable d'une étude de la viabilité d'une grande route transsaharienne. Un groupe de trois « experts » avait
été constitué pour cette tâche comprenant Alain Savary, moi-même et un ingénieur des routes autrichien dont j'ai oublié le nom (il avait été chasseur de tigres au Bengale). On avait mis à notre disposition un petit avion - 4 places - avec lequel nous avons parcouru toute la lisière sud du Sahara, de Dakar à Fort-Lamy en passant par Saint-Louis, Kaedi, Kayes, Bamako, Mopti, Gao, Niamey et Zinder. Ballade splendide - on volait entre 500 et 1 000 mètres, paysages vus mieux même que par la route. À Niamey, nous fumes reçus par Boubou Hama, avec toute la délicatesse propre aux grands du Sahel : pas de discours fatigants à l'arrivée à l'aéroport, conduits directement dans une villa pour nous permettre de nous laver, de nous reposer, de déguster (du caviar !) et de boire (du Champagne !) avant le méchoui de réception à la tombée de la nuit. Échanges de vues avec cet homme cultivé qui souhaitait le rétablissement des rapports historiques entre les peuples qui bordent le Sahara au Nord et au Sud, des rapports détruits par la colonisation, laquelle avait réorienté les échanges du Sahel en direction exclusive de la côte du golfe de Guinée. Notre rapport était assez simple à rédiger et, en fait, n'aurait pas nécessité le type de promenade que nous avions effectuée. Mais l'argent international doit être gaspillé pour le prestige. Et je ne regrette pas cette magnifique ballade. Nous disions donc simplement que trois bonnes liaisons routières Nord-Sud à travers le Sahara se justifiaient, même si les concepts de développement extraverti dominants en rendaient l'usage immédiat fort limité. Mais ces concepts n'étaient ni les nôtres ni ceux des pays concernés - officiellement tout au moins. Un jour viendrait où la mise en œuvre réelle d'une intégration africaine, fut-elle à géométrie variable, corrigerait les distorsions de l'héritage colonial. Alors la route transsaharienne remplirait des fonctions analogues à celles des chemins de fer transcontinentaux d'Amérique du Nord et de Russie. Bon sens historique sans plus. Dans une autre occasion, Isabelle et moi avons eu le plaisir d'une tournée à travers tout le pays, guidés par Michel Keita, qui nous a conduits jusqu'au cœur de l'Aïr. L'Aïr, dans le désert du Niger, est l'une des régions de la planète non seulement parmi les
plus superbes - à mon goût - mais encore unique. Au fur et à mesure que le Sahara se desséchait, une faune et une flore des ères anciennes, disparus ailleurs, s'y concentraient. On y voit donc, à côté de chutes d'eau inattendues dans cette partie du monde, une végétation sans pareille ailleurs. J'avais eu à Paris-Vincennes, à lafindes années 1970, un groupe d'étudiants africains d'une qualité splendide: Oumar Blondin Diop, Michel Keita, Abdussalam Kane, Alioune Sali. Intelligents, curieux, cultivés, politisés ; ils ont hélas eu, pour trois d'entre eux, des destins tragiques. Blondin a été tué par ses gardiens en prison à Gorée, Kane s'est tué dans un accident d'auto au Mali, Keita est mort brûlé dans sa voiture qui transportait une bouteille de gaz qui a explosé. Je me souviens avoir eu à faire passer un oral à Michel Keita, à Vincennes. Je connaissais si bien ses capacités que l'examen me paraissait être une formalité inutile. Je lui dis donc d'emblée sans l'interroger : combien je te donne, 18 ou 20 ; allez vite ; j'aime mieux consacrer davantage de temps à ceux des étudiants qui ont besoin qu'on vérifie plus sérieusement s'ils en savent plus qu'il ne paraît, ceux que la timidité paralyse par exemple. Modeste, Michel me dit : Oh ! 18 c'est merveilleux. Sur la route de l'Aïr, à la tombée du jour, nous pensons qu'il faut commencer à réfléchir au campement nocturne. Rien à l'horizon. Sauf, voilà, trois chameliers en vue. Cap sur eux. On descend de la voiture, longues salutations d'usage - il faisait un froid de canard, de Sahara montagneux. Michel s'essaie dans toutes les langues, nombreuses, qu'il connaît : Haoussa, Targui, moi en arabe. Malicieux, les Touaregs restent silencieux et nous laissent nous enferrer. Puis, dans un superbe français, l'un d'eux dit: « Nous ne connaissons pas les lieux, nous sommes ici en weekend ». Ils nous ont quand même aidés à trouver un vague gourbi où, entassés et partageant nos couvertures, nous avons passé la nuit pas véritablement au chaud. Ils nous ont également offert de superbes crêpes à la mode Touareg. Un délice, surtout quand on est affamé. Au départ le matin, nous avons croisé sur la piste une belle jeune femme endormie à côté de sa chamelle et de son chamelon. Un tableau superbe. Parvenus au terme du périple, dans le chef-lieu
administratif, reçu avec grande hospitalité, on nous offrit ce que l'on donne à manger aux affamés : une pâte épaisse faite de dattes, amendes, fromage sec bien pilés ensemble. Délicieux mais un bloc dans l'estomac, qui vous nourrit pour trois jours. Il suffit de boire dessus du thé toutes les deux heures pour que celui-ci dissolve lentement la réserve alimentaire qui apporte à votre sang tout ce qu'il faut pour survivre... Mais n'étant pas de l'espèce des bédouins qui ne mangent que de temps en temps, comme leurs chameaux, nous en avons trouvé la digestion pénible. Sur la route également il y a, au pied de l'Aïr, la mine d'uranium du Commissariat français à l'énergie atomique. Visite de ces lieux terribles où les mineurs sont rapidement contaminés par les radiations. Mais aussi visite d'un jardin absurde, une serre climatisée pour permettre au jardinier français de ne pas trop souffrir de la chaleur. On y cultive des tomates, au prix de revient le plus cher du monde, destinées à la consommation des cadres du lieu. Les Touaregs bien sûr, cultivent des tomates au soleil, et leurs femmes les vendent sur le marché ! J'ai également été invité en 1969 par le président Hamani Diori, qui imaginait souhaitable une réforme du système monétaire de la zone CFA-franc français. Diori savait que j'étais l'une des rares personnes qui partageait ce point de vue et connaissait pas trop mal les problèmes économiques des pays de la région. Mes opinions sur le sujet sont connues et j'en ai fait d'abord un exposé des principes essentiels. D'abord que la gestion monétaire ne constitue jamais l'aspect premier des problèmes, elle vient en aval, non en amont, des choix sociétaux fondamentaux et des stratégies économiques qui leur correspondent. Ensuite, que si les pays concernés voulaient rompre avec le modèle colonial extraverti et s'engager dans la voie d'un développement autocentré tant aux échelles des États qu'à celle de la région (en mettant en œuvre une intégration réelle à cette échelle), le système de la zone franc tel qu'il existait ne conviendrait pas. J'avais bien sûr l'intention d'aider à la réforme, non de proposer « tout ou rien ». Je développais donc un projet qui me paraissait acceptable dans le sens qu'il ouvrirait des marges de mouvement pour ceux des pays qui amorceraient un
développement social plus marqué comme pour l'amorce d'une intégration régionale, sans gêner les autres. Dans ce sens également que, dans la métropole française et au sein de la Communauté européenne, on pourrait trouver des alliés soutenant le projet, inacceptable seulement pour les ultras nostalgiques de la colonisation. Le projet envisageait donc des monnaies nationales pour chacun des pays du groupe, des taux de changesfixesmais révisables entre ces monnaies et le franc comme entre elles. Je pensais en effet que le CFA était surévalué, mais dans des proportions déjà différentes d'un pays à l'autre et appelées à l'être de plus en plus, puisque les politiques nationales de développement et leurs résultats différaient eux-mêmes. J'insistais pour que l'on comprît qu'une dévaluation n'est pas une honte en soi, mais qu'il faut la maîtriser et non pas se placer en situation de se la voir imposée, par le « marché », par le Trésor français ou par le FMI. Le système conserverait une dimension régionale forte, que je proposais de renforcer graduellement par l'union douanière et l'adoption de systèmes fiscaux aussi proches les uns des autres que possible, par la gestion commune éventuelle d'une fraction des réserves de devises, par la liberté des transferts. Il resterait également ouvert, conserverait un lien privilégié avec la zone franc - le Trésor français garantirait la liberté des transferts et la fixité des changes, mais ses garanties seraient négociées et conditionnelles. Je proposais d'ouvrir le système dans deux directions : par l'adhésion éventuelle — complète ou limitée -, d'une part, de pays hors zone CFA (Nigeria et Ghana) et, d'autre part, des Trésors d'autres pays européens et/ou par l'adoption d'une clause de la convention de Yaoundé (celle de Lomé n'était alors qu'en cours de préparation) établissant une institution monétaire euro-africaine chargée de négocier ces garanties collectives. Je crois que si je devais faire aujourd'hui des propositions concernant l'avenir des relations monétaires entre le CFA, les autres monnaies africaines et l'euro, je ne m'éloignerais pas beaucoup de ce projet vieux de quarante ans ! Hamani Diori était personnellement convaincu par mon analyse. Mais il lui restait à convaincre la Côte d'Ivoire et le Sénégal, dont les réponses furent négatives sans réserves. Comme celle de la
France de l'époque d'ailleurs. Le projet est donc tombé à l'eau, et l'évolution lente mais sûre vers la catastrophe s'est poursuivie. Aujourd'hui personne n'est préparé, ni en France, ni dans l'Union européenne, ni dans les pays de l'UMEOA et de l'UMEAC, ni dans les autres pays africains, à affronter l'avenir inconnu de l'euro, de ses rapports au dollar, de sa solidité interne. Et personne ne sait comment la nouvelle convention de Cotonou réglera ces problèmes, ou plus exactement - puisqu'elle les a évacuées de la négociationcomment les « choses » évolueront. L'éclatement désordonné des zones monétaires africaines actuelles est dès lors à l'ordre du jour du probable, à l'occasion de la prochaine dévaluation, qui a de bonnes chances d'être aussi peu maîtrisée que la précédente ! Le Nigeria me fait toujours penser à une sorte de monstre marin, ou d'animal de la préhistoire ou encore d'une usine à la Dubout. Important non seulement par sa population, équivalente à celle de quinze autres pays africains, mais surtout par sa densité respectable. Celle-ci n'est pas le produit du hasard mais le legs de l'histoire des États anciens qui ont formé son territoire et qui révèle de grandes potentialités, jusqu'ici totalement gaspillées. Une énorme machine antédiluvienne à rendement presque nul, un conglomérat d'intérêts non pas nécessairement conflictuels (qui auraient fait disparaître la Fédération) mais indépendants les uns des autres et qui, de ce fait, réduisent le pouvoir central à leur dénominateur commun presque nul. C'est donc à sa manière le modèle de l'espace d'un marché sans État, l'idéal pour le laissezfaire du capitalisme libéral, ici donc du « compradorisme ». Les interventions de cet État ne sont pas absentes en apparence. Mais elles sont toujours contournables parce que l'État est privatisé ; il est lui-même le lieu de la confrontation et du marchandage entre ces intérêts, de leur « compétition ». Un système qui contraint la politique à ne s'alimenter que de démagogies, assaisonnées de violences mafieuses. Un pays toujours passionnant à visiter, mais laissant toujours (tout au moins à moi) le sentiment amer du gaspillage et de l'impossible. Lagos, dominée par les rackets de toutes natures depuis les douaniers de l'aéroport, les taxis et les hôteliers, Ibadan, où
TIDEP a organisé en 1973 un séminaire sur son campus très british, isolé et ignorant de ce qui se passe en ville, de l'autre côté de ses murs d'enceinte, Kano qui, comme Djenné, Tombouctou ou Zinder mais à une échelle dix fois plus importante, rappelle à l'ignorant qu'il y avait des villes avant la colonisation, ne passent pas inaperçues. Pourtant ni les forces populaires organisées (les syndicats ouvriers entre autres), ni le monde des intellectuels critiques et productifs ne sont absents ou inactifs. C'est le poids de ces contre forces populaires et idéologiques qui a préservé la Fédération de l'éclatement, même pendant l'horrible guerre du Biafra. Plus que celui des revenus pétroliers qui, au contraire, alimenteraient plus aisément le régionalisme de ceux qui pourraient espérer les accaparer, avec la bénédiction des capitaux transnationaux. L'Ouganda et la Zambie L'avancée tanzanienne malgré ses limites a joué un rôle positif, encourageant le changement en Ouganda et en Zambie. L'Ouganda est un pays extrêmement compliqué. Les Britanniques ont manipulé avec succès un conflit curieux en cette région entre les catholiques et les protestants, entre le royaume du Buganda et les peuples nilotiques sans État. Ils ont fabriqué un système de lois, de formes administratives et une constitution tels que rien ne puisse marcher après leur départ. D'où les mascarades successives du premier régime Obote, du célèbre Idi Amin puis le retour d'Obote dans les fourgons de l'armée tanzanienne. Il reste que les camarades ougandais réfugiés à Dar, et au premier chef celui qui s'est imposé comme leur leader — Museveni — ont pensé et mis en œuvre l'amorce d'une réponse progressiste au « défi ougandais ». Ils ont organisé une guérilla, traversant le lac Victoria au péril de leurs vies, et finalement libéré le pays. La formule politique de gestion du pays était originale et pouvait ouvrir des possibilités intéressantes. Cette formule était : ni parti unique (qui serait fatalement créé par en haut et bureaucratisé dès la naissance) ni pluripartisme (qui serait nécessairement accaparé et manipulé par les clans petitsbourgeois de la politique ougandaise traditionnelle). À la place, non
pas le vide mais l'encouragement aux fractions du peuple à s'organiser, élire des représentants, etc. Je n'ai pas visité l'Ouganda depuis sauf à l'occasion de l'assemblée du Codesria en 2002. Mais tout le monde sait que ce « projet » n'a jamais été mis en œuvre. Parmi mes amis ougandais, Mahmood Mamdani et Dan Nabudere sont fort critiques de la réalité, avec de très bons arguments. La Zambie a glissé, elle aussi, sous la houlette d'un autre pasteur protestant - Kenneth Kaunda - au « socialisme africain », dans une version populiste évidemment, mais semble-t-il peu contestée à gauche, en dépit de la puissance apparente des syndicats des mineurs de cuivre. Nos amis intellectuels critiques - Derrick Chitala et Gilbert Mudenda - se trouvaient de ce fait passablement isolés. En coopération avec l'association des Sciences politiques de l'Afrique australe - la branche la plus active de l'AAPS (African Association of Political Science) nous avons tout de même organisé un colloque à Lusaka, dans l'espoir que celui-ci contribuerait à ouvrir quelques débats. Nous étions - Isabelle, Amoa, moi et quelques autres - arrivés à Lusaka un vendredi et le colloque s'ouvrait le lundi. Logés au campus, loin de la ville comme il se doit, nous avions requis le minibus pour nous faire visiter Lusaka pendant le week-end. « Il n'y a rien à voir », nous dit le chauffeur. On ira quand même. Nous avons pu vérifier que le chauffeur avait bien raison. Les deux pâtisseries du centre-ville (il n'y a pas de cafés bien entendu) étaient fermées samedi et dimanche. Et aucun autre lieu public, en dehors des églises, qui fonctionnaient bien mais ne nous intéressaient pas beaucoup. Quant aux quartiers populaires ils ont été dessinés par les Anglais de manière à tuer toute vie sociale possible. Des ensembles d'une monotonie parfaite, chacun d'eux conçu pour une catégorie sociale bien précise et une seule « ethnie » autorisée à s'y installer, totalement vides de tout moyen de vie sociale - pas même de bars - rien, sauf l'église. Le modèle parfait de l'idéal dit « communautariste ». À chaque communauté sa différence et son site ! Pas de mélange, ni de classes ni de peuples. Chacun chez soi. L'horreur donc, qui devrait faire réfléchir tous les défenseurs du communautarisme à la mode. Évidemment la seule
distraction est alors de boire de la bière assis sur le bord du trottoir, devant sa porte, de bavarder... ou de se quereller avec son voisin. Ce modèle d'« urbanisme » est général dans la région d'Afrique australe. J'en ai retrouvé des spécimen à Windhoek et au Cap. La tenue d'une session du Forum social africain à Lusaka en 2004 a confirmé mes appréhensions. Il n'y avait pas d'organisations populaires zambiennes authentiques pour y participer, mais seulement des ONG douteuses, souvent soutenues par « la diaspora noire des États-Unis » - et derrière elle la CIA ! Les ravages produits par le déploiement des « nouvelles Églises », tout également exportées par des Afro-Américains, complètent le triste tableau. IV LES DÉSASTRES NÉOCOLONIAUX
Sierra Leone et Liberia L'Institut africain international, basé à Londres, avait organisé à Freetown en 1969 une conférence sur le sujet de la bourgeoisie africaine, à laquelle j'avais été invité. Plus tard l'échange de vues entre cette institution et l'IDEP a été poursuivi à Dakar, sur le thème des migrations internes en Afrique de l'Ouest. L'occasion m'avait donc été donnée de voir d'un peu plus près ce qu'était cette colonie britannique curieuse, dont la capitale - Freetown - avait été le centre d'accueil d'esclaves libérés. Un pays qui, à aucun moment de son histoire, n'a trouvé la force de remettre en cause le mode d'insertion colonial dans la mondialisation. Je n'en garde donc qu'un souvenir quasi touristique, tant les discussions avec les intellectuels anglicisés de Fourah Bay, la plus vieille université de la côte du golfe de Guinée, étaient dépourvues d'intérêt. La Sierra Leone est entrée dans un interminable processus de décomposition ; mais personne dans les médias dominants ne propose d'y voir l'effet de la crise permanente du néocolonialisme puisque, ici, le socialisme ne peut être rendu responsable de la catastrophe.
Le Liberia est un autre modèle du même genre. Dans leur quasi-colonie, les États-Unis ne sont pas parvenus, faute d'être capables d'aller un peu au-delà de la pratique du libéralisme économique sans contrainte aucune, à mettre en place un minimum d'institutions publiques qui fonctionnent. Tout est privé et, du coup, rien ne marche. Résultat, comme on le sait, la décomposition permanente de la société, aujourd'hui livrée à des gangs de mafieux qui ne valent pas mieux les uns que les autres et, poursuivant le seul objectif d'accaparer le pouvoir, s'entretuent et massacrent. Vive le capitalisme libéral ! J'avais fait une brève visite à Monrovia en 1971, à l'occasion de je ne sais plus quelle réunion ministérielle ouest-africaine où j'étais invité. Une réunion terne. L'amusement fut la réception du président, entouré de gardes du corps, gros, styleflicsnord-américains bardés d'armes qui portaient leur main sur leur revolver chaque fois que quelqu'un s'approchait du président. Lequel demeurait silencieux. Mais on pouvait voir une petite bouteille de whisky déformer la poche de derrière de son pantalon ! Très US ! Comme la Sierra Leone, le Liberia est entré en décomposition. Il'establishment américain a démontré ici qu'il avait été incapable de produire les concepts et les méthodes d'une gestion ordinaire efficace d'une petite colonie. Le discours sur la « bonne gouvernance » - au demeurant un discours plat et naïf - que les États-Unis proposent aujourd'hui au monde entier, avec toute l'arrogance qu'on leur connaît, devrait donc tout simplement faire sourire. Le Rwanda Le Rwanda donne l'exemple tragique de la gestion criminelle du néocolonialisme compradore. J'avais toujours éprouvé une répulsion instinctive pour l'option nazi de la petite-bourgeoisie compradore dite hutu, mobilisant le thème raciste antitutsi pour légitimer son pouvoir, monopoliser la parole au nom des « masses hutu » et, en réalité, les placer en coupe réglée. Que cela dût conduire au génocide - planifié d'ailleurs - était plus qu'évident. Mais apparemment rien de cela ne gênait les diplomaties occidentales, satisfaites par le libéra-
lisme économique de ce pouvoir crapuleux. J'avais discuté de la situation au Rwanda à l'occasion de visites à Kampala et à Dar-esSalaam où, il est vrai, je ne rencontrais que des intellectuels parmi les réfugiés tutsi, lesquels ne constituent qu'une minorité (ce qui n'est pas un motif acceptable pour les massacrer). Nous parvenions à la conclusion que la solution du problème imposait de diluer l'opposition hutu-tutsi par l'incorporation des deux pays (Rwanda et Burundi) dans un ensemble plus vaste comme la Tanzanie (retour aux frontières du Tanganyka allemand) ou l'Ouganda ou dans une fédération des quatre. Car dans ce cadre, hutu et tutsi (qu'ils constituent ou pas deux ethnies, là n'est plus le problème) se retrouveraient deux parmi dix autres peuples (appelez-les ethnies ou tribus si vous voulez) et la confrontation perdrait de son acuité. D'ailleurs les hutu et les tutsi des pays voisins (il y en a) ne s'entretuent pas, pour cette raison. Après le génocide, cette solution est plus que jamais la seule humaine imaginable. Mais ni les cliques compradores dirigeantes locales - dont les intérêts dépendent forcément de leur accès au pouvoir - ni les diplomaties occidentales - qui espèrent toujours gagner quelque chose en manipulant les parties en conflit - n'acceptent l'idée de la disparition de ces deux États. On voit mal comment un concept quelconque de développement autre que la poursuite indéfinie du modèle néocolonial pourrait se frayer une voie dans ces pays tant que ce préalable n'aura pas trouvé de réponse. La Somalie La Somalie constitue un autre exemple dramatique d'une société fragile que la compradorisation a émietté au point d'y faire disparaître le minimum de solidarité nationale sans laquelle aucun progrès n'est concevable. Pourtant la Somalie disposait au départ de deux atouts non négligeables. Le premier est que sa population, bien que partagée en tribus et clans, constitue un ensemble ethno-linguistique fort. Cette réalité ethno-historique n'est pas arabe, bien que musulmane. Elle est somali. L'option en faveur de l'alphabétisation dans cette langue était de nature à renforcer la vigueur du sentiment
national, et pour cette raison je crois quelle était positive. La catastrophe a commencé lorsque la classe dirigeante compradore a fait adhérer la Somalie à la Ligue Arabe, et s'est proclamée elle-même « arabe ». Le motif en était strictement opportuniste : bénéficier de l'afflux de capitaux séoudiens ! Mais les effets ont été désastreux : la proclamation de l'arabité de la nation a semé la confusion, le désarroi, détruit le sens de la communauté somali et par là même redonné un poids excessif aux appartenances tribales et de clans. La fausse arabité ne pouvait pas fonctionner comme une force unifiante comme opérait l'option somali ; au contraire elle a immédiatement fonctionné comme une force centrifuge. Le second atout était l'option dite socialiste, fragile certes mais, peut-être néanmoins et en dépit de toutes ses limites, porteuse d'un renforcement éventuel du sens de la communauté nationale en lui donnant une dimension de solidarité sociale. Cette option n'allait pas pouvoir résister au choix artificiel de l'arabité et aux pressions de l'Arabie Séoudite qui lui furent associées. Le séminaire que l'IDEP a organisé à Mogadiscio a été l'un des lieux du débat sérieux concernant ce double défi, national et social. Il a été de ce fait une date remarquée dans l'histoire intellectuelle et politique du pays. Ce sont d'ailleurs les meilleurs penseurs politiques somaliens - Mohamed Aden, Ibrahim Meygaag Samatar, Weira -, idéologues et organisateurs de la modernisation de cette nation tout à fait remarquables, qui nous ont véritablement instruits sur ces problèmes de fond dont on ne parle jamais. Ces militants, parce qu'ils associaient leur option nationale à une vision sociale progressiste, ont payé leurs convictions par de longues années de prison. Jusqu'au jour où Syad Barre, ayant à faire face à l'Éthiopie - à l'époque (avant 1974) gouvernée par le négus et soutenue par les États-Unis - crut possible de trouver un allié dans l'URSS en se proclamant lui-même soudainement « socialiste ». La fragilité de tout ce fatras d'opportunisme - le socialisme verbal, l'arabité artificielle, le soutien militaire soviétique, celuifinancierde l'Arabie Séoudite est à l'origine du désastre. D'ailleurs le jour même où l'Éthiopie se déclarait socialiste, Syad Barre répudiait officiellement cette qualification et passait dans le camp des États-Unis.
Dans ces conditions, Pémiettement économique, produit naturellement comme toujours par l'économie néocoloniale, se trouvait renforcé par l'effondrement de la tentative de construction nationale assise sur un minimum de solidarité sociale. La guerre des clans s'ouvrait. Syad Barre, toujours en parfait opportuniste, choisissait de s'y inscrire à fond en donnant à son clan le monopole du pouvoir. Et la décomposition continue... J'avais été invité à Mogadiscio une seconde fois, à l'occasion du sommet de l'OUA. Un sommet dont je ne me souviens plus tant il fut terne. Les questions essentielles, pour la discussion desquelles j'avais été invité avec d'autres intellectuels africains, furent toutes évacuées de l'ordre du jour. La suite est connue. Épuisée par les querelles des seigneurs de la guerre, la Somalie est devenue un terrain favorable pour une relève par l'islam politique, enfonçant davantage le pays dans l'impasse.
CHAPITRE TROIS
L'Asie entre le capitalisme triomphant et l'impasse J'appartiens à cette région du monde qui paraît aujourd'hui la plus défavorisée. L'Afrique et le monde arabe dans leur ensemble comptent en effet la majorité des pays dits du « quart-monde », ceux qui ne sont pas parvenus à entrer dans l'ère de l'industrialisation et à s'affirmer à ce titre sur les marchés mondiaux. En contrepoint l'Asie de l'Est, du Sud et du Sud-Est et les grands pays d'Amérique latine paraissent engagés sur la route d'un capitalisme triomphant au point qu'on dit que leurs succès démentent la théorie de la polarisation immanente au capitalisme mondial. Mes options fondamentales m'avaient toujours porté à voir les deux continents - l'Asie et l'Afrique - comme constituant un seul ensemble : celui des sociétés non européennes par leur histoire qui, colonisées, ont le même ennemi - l'impérialisme des centres capitalistes. J'ai donc suivi les vicissitudes des développements économiques et politiques des pays d'Asie avec autant de passion que celles de mon continent africain. La Turquie La Turquie est, au Moyen-Orient, non pas seulement l'un de nos voisins géographiques immédiats mais encore l'héritière de l'Empire ottoman auquel le monde arabe a appartenu. Mais l'option européenne de la classe dirigeante de ce pays depuis
Ataturk réduisait fortement - pour nous - les raisons de nous y rendre. Qui voir, tant que les intellectuels et les dirigeants de toutes les forces politiques et sociales de ce pays prétendaient n avoir rien à voir avec le tiers-monde méprisé, s'excluant de Taire couverte par notre Forum ? C'est donc en purs touristes qu'Isabelle et moi visitions pour la première fois Istanbul en 1973, escale de quelques jours sur notre route de l'Inde à Paris. Ce qui me frappait c'était la découverte du traumatisme violent que la coupure brutale avec son passé avait imposé au peuple turc, entre autres par la romanisation hâtive de son écriture. En visite au musée Top Kapi, à Istanbul, je voyais les adolescents conduits par leurs maîtres d'école regarder les photographies du début du siècle - de leurs grands-parents - comme s'il s'était agi de celles d'un peuple inconnu. Et comme je leur lisais les légendes écrites en ottoman - avec les lettres arabes - ils me regardaient comme si j'étais un être sorti d'une autre planète. L'Empire ottoman était ce qu'il était ; ni meilleur ni pire que bien d'autres sociétés du monde prémoderne. Ce qui est certain c'est que sa qualification d'empire « turc » est une réduction trompeuse. La Turquie par contre est bel et bien turque - bien qu'elle compte peut-être un tiers de Kurdes parmi ses habitants. La constitution de cette nation nouvelle des paysans d'Anatolie a certainement comporté des aspects positifs incontestables et ouvert la voie à un développement capitaliste qui, fut-il périphérique, a fourni avec trente ans d'avance son modèle au Moyen-Orient arabe nassérien et baasiste. Mais ce développement a également accentué certains des caractères de violence attribuées à tort à la « nature » — à « l'atavisme » du peuple turc. En fait dans la répartition des tâches et des responsabilités au sein de l'Empire ottoman les paysans d'Anatolie fournissaient l'essentiel de l'armée - ce qui explique la qualification « turque » de l'empire. Soumission et brutalité sont largement le produit de cette « spécialisation ». Mais dans l'empire celles-ci étaient en partie au moins compensées par le raffinement cosmopolite des classes dirigeantes - de surcroît multiethniques par leurs origines - et la diversité culturelle et religieuse des peuples qui le composaient, imposant un sens du relatif. La disparition de
ces caractères avec celle de l'empire n a pas été compensée par la cristallisation d'une nouvelle bourgeoisie. Celle-ci, faible et périphérique au sens que je donne à ce terme, n'a pas été à même de produire une culture démocratique. Elle n'a donc jamais transgressé les horizons du nationalisme, qui, comme chacun le sait, se satisfait facilement d'autocratisme et de brutalité. Le « miracle » turc (célébré en son temps par la Banque mondiale) et l'illusion du rattrapage et de l'européanisation s'étant essoufflés, les choses ont commencé à évoluer, pour le meilleur (par l'ouverture d'une réflexion approfondie sur les limites du capitalisme et du nationalisme et la critique de l'autocratie qui leur est associée) mais aussi pour le pire (par l'ouverture d'un champ à la résurrection de l'utopie passéiste islamiste). L'existence d'une intelligentsia turque, bien avancée comparativement à ce qu'elle est dans beaucoup d'autres pays de la région (et c'est là l'un des produits positifs du kémalisme) - critique du capitalisme sans nostalgie passéiste (elle est passablement laïque) est, pour moi, l'une des forces principales qui rendent possible une sortie progressiste de l'impasse actuelle. L'autre est la présence d'une tradition communiste d'un courage exceptionnel qui n'a jamais été éradiquée par les dictatures successives. Certes parfois un peu inquiétante par son dogmatisme « stalinien », accentué peut-être par sa relation forte avec la paysannerie kurde en rébellion - que le PKK symbolise. Quelques échanges de vues avec ses dirigeants qui m'avaient invité à Ankara et à Istanbul m'ont laissé le souvenir d'un froid dans le dos. Mais j'ai pu apprécier également la finesse des analyses, la réalité des convictions socialistes et démocratiques des intellectuels (Friket Baskaya a passé par la suite deux ans en prison pour délit d'écriture !) qui m'avaient invité en 1991 à animer des débats dans les deux capitales, et pris l'initiative de créer chez eux une antenne du Forum pour l'Asie occidentale non arabe et l'Asie centrale. Leur hospitalité, leur gentillesse, la finesse de leurs comportements (et la succulente véritable cuisine turque), la visite en leur compagnie de cette étonnante région de Cappadoce (en plein hiver, je ne le regrette pas, la Cappadoce glaciale est sauvage et certainement très différente du visage qu'elle offre aux touristes d'été) restent pour
Isabelle et moi des souvenirs marquants. Notre amie Yildiz Sertel, longtemps réfugiée politique communiste en URSS puis à Paris (elle enseignait à Vincennes), nous avait déjà un peu fait connaître de l'intérieur les nuances de la politique turque. Le tribunal international constitué pour examiner les crimes associés à l'invasion de l'Irak, animé par Ayse Berktay, a tenu en 2004 sa session de clôture à Istanbul. L'écho que la presse turque a donné à l'événement, passé sous silence en Europe, est pour moi un bon signe des sentiments anti-impérialistes, toujours puissants en Turquie. L'Iran Comme l'Empire ottoman et la Chine, l'Empire perse avait échappé à la colonisation brutale, même s'il fut « semi-colonisé » par les traités inégaux que les impérialistes lui ont imposés. Aussi ne doit-on pas être surpris de voir que ses classes dirigeantes aient tenté, elles aussi, de maîtriser une modernisation commandée par le haut, également dès les années 1920. Comme en Chine et dans l'Empire ottoman les réformes, motivées par une réaction nationaliste, se sont conjuguées avec des mouvements populaires et paysans auxquels des partis communistes précoces tentaient de donner une portée révolutionnaire, renforcés par la proximité de l'Union soviétique. Mais en Iran la modernisation, opérée par un simple changement de dynastie, ne rompait pas avec l'histoire comme ce fut le cas en Turquie. J'en vérifiais la conscience aigu lorsque, posant la question de la romanisation éventuelle de l'écriture du persan - avec le même argument que celui qui avait été avancé par Ataturk, à savoir que la langue persane n'étant pas l'arabe, le choix des lettre arabes est lui-même aussi artificiel que celui des lettres latines - je m'entendais répondre par tous les intellectuels iraniens - de droite ou de gauche - : « Jamais, on ne rompt pas avec son histoire, voyez le désastre culturel que cela a produit en Turquie. » Passées la menace « soviétique » de l'immédiat après-guerre puis la crise populiste des années 1950 ; après la chute de Mossadegh organisée par la CLA, la dictature sanglante du Shah s'engouffrait dans une modernisation accélérée, prototype de celle dans laquelle
la Corée du Sud s'engageait à peu près à la même époque. Avec un succès non moins remarquable, en dépit de ses aspects politiques et sociaux odieux. J'avais évidemment eu beaucoup d'amis parmi les militants de Toudeh : Iskandari, collaborateur de la revue MoyenOrient, Ekbatani, responsable de l'Union internationale des étudiants (UIE) dont le siège était à Prague, Vazguen Ovanissian, étudiant en même temps que moi au lycée Henri-IV, assassiné en prison par la Savak. Il m'était devenu difficile d'aller en Iran au temps le plus dur de la dictature du Shah et de la CIA ; mais l'occasion s'est présentée en 1975. Parvenu à démanteler toute forme de résistance organisée, le régime s'assouplissait (parler de démocratisation comme le proclamaient les médias dominants à l'époque était une véritable farce), et beaucoup d'intellectuels adoptaient des attitudes « modérées », espérant pousser graduellement le régime dans la voie d'un minimum de démocratisation, sans remettre en cause ses options stratégiques d'un développement capitaliste qu'ils croyaient pouvoirfinalementpermettre le « rattrapage » et asseoir par la même l'autonomie nationale du pays dans le système mondial. Ceux-là m'invitaient à Téhéran et j'acceptais, ayant en tête la création d'une cellule du Forum dans ce pays important. On sentait déjà s'amorcer la réaction populaire islamiste et je puis me vanter d'avoir prévu sa victoire à laquelle ni la CIA ni le KGB ne croyaient, l'un et l'autre obnubilés par la puissance apparente du pouvoir. La classe dirigeante aristocratique et bourgeoise n'était certes pas démocratique, sauf peut être dans quelques-unes de ses franges intellectuelles. Elle n'était pas non plus laïque, mais seulement laïcisante, comme l'étaient les classes dirigeantes de l'ensemble du Moyen-Orient arabe prépopuliste, dans ce sens que ces classes avaient compris que le concept théocratique du pouvoir était devenu un obstacle culturel à la modernisation, seul moyen de faire face au défi imposé par l'Occident impérialiste. Au demeurant, même le kémalisme n'a jamais été laïc au sens radical du terme. L'islam est ici associé au nationalisme - à la définition même de la nation (on ne peut être turc sans être socialement musulman, même si on est agnostique, voire athée). Cette nation est par ailleurs définie en termes ethniques - phénomène courant dans les
sociétés modernes qui n ont pas fait une révolution démocratique bourgeoisie (on retrouve le même concept de la nation en Allemagne, pour les mêmes raisons). En Turquie l'ancêtre touranien est de ce fait célébré officiellement avec insistance, comme l'était chez les Iraniens la civilisation impériale préislamique. En Iran cette célébration avait pris les dimensions caricaturales que l'on sait, symbolisées par la mascarade hollywoodienne du 2 500e anniversaire de la dynastie achéménide, organisée à Persépolis. Ce n'était pas seulement le gaspillage que cette manifestation avait occasionné qui avait choqué le peuple iranien, c'était aussi le mépris de sa conviction que l'islam interdisait le culte de ces ancêtres polythéistes. Passant par la région de Persepolis et de Parsagade pour y visiter des ruines de la Perse ancienne, nous avons vu sur la tombe de Cyrus, perdue dans la rocaille aride, une inscription vengeresse qui en disait long sur ce que le peuple pensait probablement de la mascarade de Persépolis : « Toi aussi, Empereur, tu n'es que poussière ». Au cours de ce voyage, nous avons eu d'autres occasions de mesurer l'hostilité à laquelle la modernisation en question se heurtait. Dans la ville d'Ispahan, dont nous parcourions les quartiers historiques à pied, fatigués par la chaleur, le bruit (des autos et des entreprises de démolition et de construction) et la poussière, nous décidions d'entrer dans le jardin d'une belle mosquée pour prendre un peu de repos sur un banc à l'ombre d'orangers et d'autres arbres odoriférants. Un mollah s'approcha de nous et j'entamais avec lui une discussion (il parlait assez bien l'arabe). Que faites-vous là ? ditil gentiment. Rien de particulier, on se repose du bruit infernal de la ville et on jouit du calme et de la beauté de ce lieu. Vous avez raison, nous dit-il. Ici c'est l'Iran. Dehors c'est le capitalisme (ce fut le terme qu'il employa). Dans la région de Chiraz nous avions décidé de visiter quelques villages des alentours et négocié avec un taxi la promenade de la journée. Nous avons pu mesurer l'absurdité de certains aspects de la modernisation mercantile imposée au pays. Dans un de ces villages, il y avait un moulin à eau magnifique, construit à l'époque bouyide. Le moulin, amorti depuis des siècles mais toujours en état de marche, permettait aux villageois de venir
y moudre leur grain gratuitement. Les autorités l'avaient fermé et construit un peu plus loin un moulin actionné au pétrole, obligeant les paysans à payer ses services ! Sur la route, nous croisons un mollah qui faisait un signe d'auto-stop. Nous l'embarquons. Le mollah, habillé de sa grande robe noire impeccable tenait une grosse serviette de cuir. Nous bavardons. « Savez-vous ce que je transporte ? nous dit-il. - Non. - C'est de l'argent. » Il ouvre et c'était en effet plein de liasses de billets. « Le gouvernement prend l'argent des pauvres pour le donner aux riches. Nous faisons le contraire, nous le collectons chez les riches pour le distribuer aux pauvres. - Avec tant d'argent, lui dis-je, vous pourriez vous payer un taxi, pourquoi allez-vous à pied ? - Cet argent n'est pas le mien, c'est celui du peuple et je n'ai pas le droit d'y toucher. » Ces quelques petites histoires m'ont fait vite comprendre comment l'Église chiite était effectivement parvenue à cristalliser autour d'elle l'opposition populaire aux destructions sociales et culturelles de la modernisation capitaliste telle que conçue et mise en oeuvre par le pouvoir. Mais cette association étroite du populisme et de l'affirmation religieuse n'aurait pas été possible sans la destruction systématique de l'alternative de gauche que le Toudeh avait représenté, en dépit de toutes ses insuffisances. L'anticommunisme ici, comme en Égypte nassérienne, en Syrie et en Irak baasistes, en Algérie boumedieniste, ouvrait les portes à l'islam passéiste fondamentaliste. Au point que, comme on le sait, la frange la plus décidée de la jeunesse révoltée optait pour l'intégration dans le grand courant islamiste. Moudjahidin et Fidaiyin Khalq ont constitué le fer de lance sans lequel il est probable que le régime du Shah n'aurait pas pu être renversé. Ils en ont été fort mal récompensés : massacrés au sens propre du terme au lendemain de la victoire de Khomeini par les bandes de Pasdaran, recrutés en hâte dans le lumpen et organisés par le pouvoir islamique pour remplir cette fonction. Lorsque, des années plus tard, j'en discutais avec d'anciens militants de ces mouvements, ils convenaient qu'ils n'avaient pas vu le danger et compris trop tard que l'Église chiite ne véhiculait aucun projet sociétal digne de ce nom, mais seulement une nostalgie passéiste absolue.
Ce qui a suivi depuis est donc une catastrophe sans nom. L'Iran, qui aurait pu devenir une autre « Corée », s'en éloigne chaque jour davantage. Bien entendu, l'option de la Corée n'est pour moi ni la « seule possible », ni même acceptable, comme je le dirai plus loin. Mais elle laisse l'avenir ouvert en préparant des conditions qui permettent d'affronter les défis sur des bases et dans des perspectives nouvelles. L'option passéiste détruit sans plus. Le régime islamiste iranien s'est révélé finalement plus réactionnaire que celui du Shah, revenant même sur la semi-réforme agraire dite « blanche » ! Mais il a gardé longtemps - et garde peut-être encore un peu, sous la forme de ce qui devient une légende - le bénéfice de l'ambiguïté de ses origines : l'option pro-occidentale ouverte du régime du Shah a permis ici au populisme nationaliste anti-impérialiste d'être véhiculé par le courant religieux fondamentaliste, alors que dans les pays arabes le populisme avait triomphé autrement - à travers les coups d'État de militaires petit-bourgeois. En dépit de cette différence, les résultats n'ontfinalementpas été très différents, le populisme ouvrant la voie à la relève islamiste. La « révolution » dite « islamiste » de l'Iran est peut-être entrée dans la phase finale de sa décomposition. Les élections de 1999 opposait les « durs », patrons du pouvoir théocratique, et les « réformistes ». La Constitution imposant que le débat électoral reste enfermé par la soumission de tous les candidats au « principe » islamiste, derrière le vote en faveur des « réformistes » - qui ont obtenu une majorité écrasante - se profile un large éventail d'opinions qui ne se situent pas toutes dans le cadre imposé. Dénominateur commun à tous les protestataires et mécontents : les résultats déplorables du système, en rien différent de tous ceux qui ailleurs ont accepté des principes de gestion économique libérale identiques (l'aggravation de l'inégalité, la paupérisation, etc.). Mais derrière ce dénominateur commun, se profilent des visions et des intérêts conflictuels - ceux d'une fraction de la bourgeoisie compradore, las de l'incompétence des mollahs et de leurs outrances, ceux des classes populaires déçues, dépolitisées par les dictatures, successives du Shah et des religieux, mais néanmoins devenus insensibles à la rhétorique dominante.
Quel avenir peut se dessiner à partir de telles confusions ? Le pire et le meilleur ne sont pas impossibles. Le pire serait que la bourgeoisie compradore assure la continuité dans la relève, d'une manière ou d'une autre, et que les mollahs acceptent la formule d'une dictature franche à la manière Pakistan - Arabie Séoudite. M establishment des États-Unis favorise cette option, bien entendu. Le meilleur serait que les classes populaires, sans nécessairement parvenir à cristalliser un projet alternatif s'inscrivant dans la longue transition à la démocratie socialiste, imposent une démocratisation qui ne pourrait être que nécessairement laïque (ou au moins laïcisante) et sociale. Il n'entre pas dans mon intention de développer ici les analyses que la « révolution islamique » appellent (cf. S. Amin, Modernité, religion, démocratie, à paraître). Était-elle, comme elle s'est proclamée et comme on la voit souvent tant dans le camp de l'islam politique que chez les « observateurs étrangers », l'annonce et le point de départ d'une évolution qui, à terme, doit s'emparer de toute la région, voire de l'ensemble du « monde musulman », rebaptisé pour la circonstance umma (« nation », ce qu'il n'a jamais été) ? Ou était-elle un événement singulier, en particulier parce que propre à la combinaison des interprétations de l'islam chiite et de l'expression du nationalisme iranien ? Du point de vue de ce qui nous intéresse ici, je ferai seulement deux observations. La première est que le régime de l'islam politique en Iran n'est pas par nature incompatible avec l'intégration du pays dans le système capitaliste mondialisé tel qu'il est (les principes sur lesquels repose le régime trouvent leur place dans une vision de la gestion « libérale » de l'économie). La seconde est que la nation iranienne en tant que telle est une « nation forte » c'està-dire dont les composantes majeures sinon toutes - classes populaires et classes dirigeantes - n'acceptent pas l'intégration de leur pays en position dominée dans le système mondialisé. Il y a, bien entendu, contradiction entre ces deux dimensions de la réalité iranienne, et la seconde rend compte de celles des orientations de la politique extérieure de Téhéran qui témoignent d'une volonté de résister aux diktats étrangers.
Toujours est-il que cest le nationalisme iranien - puissant et, à mon avis, historiquement tout à fait positif - qui explique le succès de la « modernisation » des capacités scientifiques, industrielles, technologiques et militaires, entreprise par les régimes successifs du Shah et du khomeynisme. L'Iran est l'un des rares États du Sud (avec la Chine, l'Inde, la Corée, le Brésil et peut-être quelques autres mais pas beaucoup !) à avoir un projet « bourgeois national ». Que la réalisation de ce projet soit, à long terme, possible ou qu'elle ne le soit pas (et c'est mon avis) n'est pas l'objet de notre discussion ici. Aujourd'hui ce projet existe ; il est en place. C'est précisément parce que l'Iran constitue une masse critique capable de tenter de s'imposer comme partenaire respecté que les États-Unis ont décidé de détruire le pays par une nouvelle « guerre préventive ». Le « conflit » se situe, comme on le sait, sur le terrain des capacités nucléaires que l'Iran développe. Pourquoi ce pays - comme tous les autres - n'en aurait-il pas le droit, jusques et y compris de devenir une puissance militaire nucléaire ? De quel droit les puissances impérialistes, et leur jouet israélien, peuvent-ils s'octroyer le monopole des armes de destruction massive ? Peut-on faire crédit au discours selon lequel les nations « démocratiques » n'en feront jamais usage comme pourraient le faire les « États voyous » ? Quand on sait que les nations « démocratiques » en question sont responsables des plus grands génocides des temps modernes, y compris celui des Juifs, et que les États-Unis ont déjà employé l'arme atomique et refusent aujourd'hui l'interdiction absolue et générale de son usage ? Toutes les sociétés du Moyen-Orient - arabe, turque et iranienne - ont régressé du fait de cette histoire tragique. Illusions passéistes qui retardent la prise de conscience des exigences d'une démocratisation de la société. Recul du nationalisme au sens sain du terme (solidarité des peuples dans les frontières que l'histoire leur a léguées) au bénéfice d'une identité panislamique floue et impuissante. Ce recul s'exprime par l'oubli systématique de l'identité historique pleine des peuples en question : l'histoire officielle enseignée en Égypte par exemple a désormais gommé de ses textes l'antiquité et la période copte, comme si l'Égypte n'avait pas
existé avant le VIIe siècle. Abandon des luttes sur le terrain des défis réels (politiques, économiques et sociaux) au bénéficie de l'évasion sur celui dit de l'identité « culturelle » réduite à la soumission au rituel religieux tandis que la soumission « compradorisée » au capitalisme mondial est acceptée sans discussion. L'Afghanistan Sur la route de l'Inde vers l'Europe, en 1973, nous fîmes une halte en Afghanistan. La période était celle de la récente république, réformatrice modérée, farouchement attachée à l'indépendance du pays. Méfiante à l'égard des puissances occidentales, les Britanniques ayant tenté au XIXe siècle d'étendre leur Empire des Indes jusqu'à la frontière russe, comme on le sait, et étant parvenus à couper l'accès de Kaboul à la mer en s'installent au Belouchistan. Moins méfiant à l'égard du régime soviétique qui avait donné les preuves de son respect scrupuleux de l'indépendance du pays, le régime afghan réformiste avait donc opté pour un neutralisme actif réel, avec un penchant en faveur de Moscou, justifié puisque les Soviétiques soutenaient le neutralisme du groupe de Bandoung, alors que les puissances occidentales s'employaient à en déstabiliser les régimes. Pour ces dernières le modèle « ami » était le régime du Pakistan - fut-il odieusement répressif. Or ce Pakistan était de surcroît un adversaire de l'Afghanistan, les Britanniques étant parvenus à intégrer dans l'Empire des Indes des populations pathan (pachtou) auxquelles appartenaient les familles régnantes de Kaboul. Mais, du coup, l'amitié qui liait le régime républicain et Moscou marginalisait l'aile radicale de l'intelligentsia, attirée par les progrès réalisés en Asie centrale soviétique (d'autant que le nord de l'Afghanistan est peuplé d'Ouzbeks et de Tadjiks) et devenue de ce fait « communiste ». Le « parti » se partageait de ce fait entre deux tendances - Khalq et Parcham - les uns plutôt prosoviétiques en dépit du soutien officiel de Moscou à la République, les autres plus méfiants et plus affirmatifs dans leur autonomie. J'ai connu des militants de ce parti et l'idée que je m'en suis faite est qu'il s'agissait de brillants intellectuels, courageux et cultivés et
pas du tout « coupés » de leur peuple par une occidentalisation dévastatrice. Je pensais qu ils avaient un avenir certain, bien qu'ils ne fussent pas encore parvenus à construire les alliances populaires larges sans lesquelles ils étaient condamnés à rester - comme les autres fractions de la classe dirigeante républicaine - des réformateurs par en haut. Face aux républicains modérés, qui n osaient pas affronter les « féodaux » et faire une réforme agraire, les radicaux n avaient pas tort de penser celle-ci incontournable pour asseoir une modernisation réelle de la société. Les circonstances leur ont permis de s'emparer du pouvoir - par une sorte de coup d'État/révolution de palais au sein de la classe dirigeante moderniste - sans l'appui de Moscou à l'époque (il faut le rappeler), mais avant d'être parvenus à construire leur alliance avec la paysannerie. Laissés à eux-mêmes les « révolutionnaires » afghans n'auraient probablement pas trop mal évolué. Ils auraient sans doute été brutaux dans la mise en œuvre des réformes, mais celles-ci sont bel et bien nécessaires. Leur reprochera-t-on d'avoir ouvert des écoles, d'y avoir admis les filles, et même osé offrir des postes de responsabilité à des femmes ? Les puissances occidentales en tout cas se sont immédiatement déclarées hostiles au nouveau régime de Kaboul, invoquant son caractère « non démocratique » (en passant sous silence celui - incomparablement plus odieusement antidémocratique - de leur allié pakistanais !), lui reprochant sa « brutalité » (envers qui ? les pères de famille refusant d'envoyer leursfillesà l'école ?) tandis que la brutalité des islamistes (par exemple à l'égard des femmes) est attribuée à la « tradition culturelle », acceptable puisqu'elle définit une « identité », etc. L'islamisme militant, qui n'existait pas jusqu alors en Afghanistan, a été soutenu à coup de millions de dollars, de camps d'entraînement financés par la CIA, les cliques militaires pakistanaises, les seigneurs de la guerre trafiquants de drogue. Washington, Londres, Paris, Bonn et toutes les capitales de la démocratie ont mobilisé à cet effet les défenseurs du « droit à la différence » et des « droits des peuples »..., jusqu'à des féministes même (!) tandis que leurs services recrutaient des instructeurs idéologiques à l'Azhar, et des jeunes révoltés perdus dans les banlieues du Caire et d'Alger dont ils allaient faire les tueurs du FIS et d'ailleurs, appelés les « Afghans »
pas par hasard. Beau combat démocratique de l'Occident ! Le cas afghan est l'un de ceux qui réduisent à néant la crédibilité de ce discours manipulé. L'intervention soviétique était au départ tout à fait inutile. Elle se soldait même par des difficultés supplémentaires pour les pouvoirs afghans qui, à mon avis, étaient des réformateurs radicaux plutôt que des « communistes ». Mais enfin, cela servait de prétexte pour donner un semblant de légitimité au soutien apporté par les puissances occidentales aux pires ennemis de la libération du peuple afghan. Du côté soviétique, les raisons de cette intervention restent mal élucidées. Du côté afghan, on ne peut qu'être sévère à l'égard de ceux qui, parmi les réformateurs radicaux (et ils étaient loin d'être la majorité de ceux-ci), ont cru intelligent de faire appel à Moscou. L'histoire les a condamnés. Toujours est-il que les Soviétiques partis, le pouvoir de ces réformateurs a été soumis aux coups de butoir d'une offensive militaire générale non moins soutenue par l'extérieur, sans laquelle les islamistes auraient été incapables de s'emparer de Kaboul. Ce que le pouvoir islamiste a donc donné était visible : une guerre sans fin entre seigneurs de la guerre. Mais l'opinion occidentale n'était plus sollicitée et les médias n'invoquaient plus la défense de la démocratie en Afghanistan. L'objectif avait été atteint et les chances que le peuple de ce pays sorte de la nuit annihilées. On pouvait souffler à Washington. L'Afghanistan avait scellé l'alliance stratégique entre les États-Unis et les islamistes, destinée à asseoir l'hégémonie néolibérale mondialisée et à enfoncer davantage les peuples musulmans dans la déchéance et la marginalisation. Les islamistes - en l'occurrence sous la forme des odieux talibans - ont été (et demeurent) parmi les alliés préférentiels de Xestablishment nord-américain. Jusqu'au jour où, pour des raisons qui restent à élucider, leur hôte Ben Laden se serait révolté contre Washington. Il reste à savoir s'il a bien organisé le 11-Septembre (c'est douteux à mon avis) et si l'opération n'a pas impliqué quelques complicités dans les services de la CIA et du Mossad (ce qui me paraît d'une haute probabilité). Ce qui a suivi est trop connu pour être rappelé ici : le massacre du peuple afghan par les
bombardements terroristes américains, l'utilisation du 11Septembre pour légitimer, par une opération d'amalgame, la mise en place d'un nouveau maccarthysme aux États-Unis, l'utilisation par le criminel Sharon du thème « antiterroriste » pour justifier le massacre des Palestiniens. Simultanément, on orchestrait les campagnes médiatiques faisant « découvrir » aux opinions occidentales... les horreurs du régime des talibans (notamment à l'égard des femmes). On salue comme une nouveauté la réouverture des écoles au filles, ce que le régime « communiste » avait fait en son temps et qu'on avait alors dénoncé parce que... « non respectueux des traditions »...!!! On fait l'éloge du « Front du Nord », hier encore seigneurs de la guerre. On tente de réhabiliter l'idée du retour à la monarchie, dont les Afghans s'étaient débarrassé par eux-mêmes... Mais évidemment rien n'est jamais terminé en Afghanistan. Je ne doute pas que ce peuple redoublera dans l'intensité de sa lutte de libération contre les nouveaux occupants les Américains et leurs alliés subalternes. L'Afghanistan a connu le meilleur moment de son histoire moderne à l'époque de la République dite « communiste ». Un régime de despotisme éclairé moderniste, ouvrant largement l'éducation aux enfants des deux sexes, adversaire de l'obscurantisme et, de ce fait, bénéficiant de soutiens décisifs à l'intérieur de la société. La « réforme agraire » qu'il avait entreprise était pour l'essentiel un ensemble de mesures destinées à réduire les pouvoirs tyranniques des chefs de tribus. Le soutien - au moins tacite - des majorités paysannes garantissait le succès probable de cette évolution bien amorcée. La propagande véhiculée tant par les médias occidentaux que ceux de l'islam politique a présenté cette expérience comme celle d'un « totalitarisme communiste et athée » rejeté par le peuple afghan. En réalité le régime, comme celui d'Ataturk en son temps, était loin d'être « impopulaire ». Les États-Unis en particulier et leurs alliés de la triade en général ont toujours été les adversaires tenaces des modernisateurs afghans, communistes ou pas. Ce sont eux qui ont mobilisé les forces obscurantistes de l'islam politique à la pakistanaise (les talibans) et les seigneurs de la guerre (les chefs de tribus neutralisés
avec succès par le régime dit « communiste »), les ont entraînés et armés. Même après le retrait soviétique la résistance, dont le gouvernement de Najibullah démontrait la capacité, l'eut probablement emporté sans l'offensive militaire pakistanaise venue soutenir les talibans puis, accélérant le chaos, celle des forces reconstituées des seigneurs de la guerre. L'Afghanistan a été dévasté par l'intervention des États-Unis et de leurs alliés et agents, islamistes en particulier. L'Afghanistan ne peut pas se reconstruire sous la houlette de leur pouvoir, à peine déguisé par celui d'un pitre sans racines dans le pays, parachuté par la transnationale texane dont il était l'employé. La prétendue « démocratie » au nom de laquelle Washington, l'OTAN et l'ONU appelée à la rescousse prétendent justifier la poursuite de leur « présence » (en fait occupation), mensonge dès l'origine, est devenue une farce grossière. Il n'y a qu'une solution au « problème » afghan : que toutes les forces étrangères quittent le pays et que toutes les puissances soient contraintes de s'abstenir definanceret d'armer leurs « alliés ». Aux bonnes consciences qui expriment leur crainte que le peuple afghan tolérera alors la dictature des talibans (ou des chefs de guerre), je répondrai que la présence étrangère a été jusqu'ici et reste le meilleur soutien à cette dictature ! Et que le peuple afghan s'était engagé dans une autre direction - porteuse potentiellement du meilleur possible - à l'époque où « l'Occident » était contraint de s'occuper moins de ses affaires. Au despotisme éclairé des « communistes » l'Occident civilisé a toujours préféré le despotisme obscurantiste, infiniment moins dangereux pour ses intérêts ! Le Pakistan La tenue du congrès constitutif du Forum du tiers-monde en décembre 1974 à Karachi m'a donné l'occasion de mieux faire connaissance de ce pays, au-delà de ce que j'en avais appris par des lectures et des discussions avec des intellectuels exilés. Le Pakistan est une création criminelle de l'impérialisme britannique, dont la stratégie politique s'était employée à tenter de faire éclater l'unité
indienne. Quoiqu'on pense du Parti du Congrès - et je suis fort critique à son égard - on doit reconnaître quil est parvenu à mettre en échec cette stratégie et à créer une Union indienne multinationale gérée par une démocratie électorale laïque. Succès sur toute la ligne sauf avec les musulmans indiens. L'alliance fondamentale de l'impérialisme et de la conception islamiste théocratique est donc à l'origine de la séparation des deux Pakistan (occidental et oriental, devenu le Bengla Desh). Ce qui en a résulté est cet État absurde, ultra-réactionnaire, toujours géré par des dictatures islamo-militaires, néanmoins amies fidèles de Washington, qui a pris la relève des Britanniques. Encore une raison de mettre en doute la sincérité des discours des pouvoirs occidentaux concernant la « démocratie ». Les Pakistanais ne sont rien d'autres que des Indiens de religion musulmane, qui partagent avec les autres Indiens — la majorité hindoue - histoire, territoire, langues et civilisations. Cependant la majorité des intellectuels de ce pays a intériorisé le discours de l'islam théocratique, au point d'en oublier l'origine et de le croire être le produit authentique de la « spécificité » inaltérable de la civilisation musulmane. Car cette théorie dont se nourrit tout le fondamentalisme islamique contemporain avait été élaborée - jusque dans le détail - par les « experts » de l'Intelligence Service britannique dont s'est largement inspiré Maulana Mawdudi, l'une des figures de proue du fondamentalisme contemporain ! On retrouve chez cet idéologue de fragments entiers repris mot pour mot de rapports britanniques suggérant les thèmes de propagande à développer systématiquement pour briser le mouvement national unitaire indien : l'idée que l'islam n'est pas susceptible d'interprétations modernes, fondées sur la séparation de la politique et de la religion, celle qu'il est étranger à l'idée d'évolution et d'adaptation, celle qu'il ne permet pas la coexistence dans un même État de musulmans minoritaires et d'autres, etc. Mais le projet de rassemblement de tous les « musulmans » dans un même État, sans respect aucun pour toute autre dimension de l'identité - linguistique et historique - n'a pas résisté à l'épreuve du temps. Le Bengla Desh s'est donc séparé du Pakistan occidental et a fini par se reconnaître pour ce qu'il est : le Bengale musulman.
Les classes dirigeantes du Pakistan moderne en avaient d'ailleurs traité le peuple comme leurs ancêtres politiques conquérants de l'Inde du Nord l'avaient fait dans le passé : en peuple conquis et dominé, qu'il ait conservé sa religion d'origine ou qu'il ait embrassé l'islam. Au Pakistan ces mêmes classes dirigeantes se sont d'ailleurs donné une « spécificité » supplémentaire d'origine douteuse. J'en ai fait plus d'une fois la vérification et leur disant, d'une manière un peu provocatrice, que les Pakistanais ne sont rien d'autre que des Indiens musulmans et que d'ailleurs les musulmans sont aussi nombreux dans l'Union indienne qu'au Pakistan. La réponse que j'obtenais était toujours la même, édifiante : non, nous ne sommes pas des Indiens, nous appartenons à l'Asie centrale ! Je leur faisais remarquer que cette origine était bien celle des conquérants turcomongols de toute l'Inde du Nord, - et pas seulement du NordOuest - mais que ceux-ci n'avaient jamais été plus qu'une infime minorité, dominant un peuple resté indien. La preuve en est que la langue officielle du Pakistan (urdu) n'est autre que le hindi écrit avec les lettres arabes du persan et qu'aucun peuple du Pakistan ne parle une langue turque quelconque propre à l'Asie centrale. Mais le Pakistan a besoin de ce mythe d'origine absurde pour s'affirmer « autre », comme il a besoin de la théorie théocratique islamique pour refuser l'idée d'un État panindien. L'impasse, dans laquelle les classes dirigeantes pakistanaises ont enfermé leur peuple, est tragique. La « compradorisation » de pacotille, associée au refus obstiné de la démocratisation (sous prétexte que cette idée est « étrangère ») en sont l'expression. La dictature islamo-militaire est donc ici la règle. Les tentatives d'en sortir - mises en oeuvre par Ali Bhutto au milieu des années 1970, sa fille plus tard - ont toujours tourné court. Madame Benazir Bhutto, qu'on présente dans les médias occidentaux comme une héroïne de la démocratie et presque de la laïcité, n'en avait pas moins opté pour un soutien résolu aux talibans d'Afghanistan, qui sans elle n'aurait probablement jamais pu conquérir Kaboul. Elle en fut fort mal récompensée. Elle n'avait pas compris que les islamistes ne veulent pas beaucoup, mais tout le pouvoir, et pour eux seuls.
Je n ai pas la prétention de dire comment le peuple de ce pays vit aujourd'hui ses problèmes. (Feroz Ahmad et Eqbal Ahmad ont produits sur ces questions d'excellentes analyses). Le Pakistan est tout autant multinational que l'Inde. Il est constitué de quatre nationalités bien distinctes - les Penjabis, les Pathans (pachtous), les Sindis et les Baloutchis sans compter les peuples tibétains du Pamir. À ces quatre peuples s'ajoutent les « Mohajri » c'est-à-dire les musulmans indiens immigrés - par leur volonté ou sous la contrainte - depuis le partage de 1947. Réfugiés en masse à Karachi, leur nombre a réduit celui des Sindis à ne plus représenter qu'une minorité dans leur propre province. Ces derniers ne l'acceptent pas et la guerre civile permanente, larvée ou ouverte entre ces deux communautés n'a jamais cessé d'exercer ses ravages meurtriers depuis cinquante ans. Les Baloutchis s'étaient également révoltés contre la domination de fait des Penjabis et des Pathans. Peuple de nomades peu nombreux, ils ont été exterminés, et ce n'est pas le moindre des paradoxes que ce véritable génocide ait été perpétré par le gouvernement d'Ali Bhutto, soucieux de donner des gages aux ultras de la clique militaro-islamique. Cela ne lui a pas porté bonheur puisqu'il a été plus tard, en 1979, destitué et pendu par cette même clique. Le vide créé au Balouchistan a été comblé plus tard par un afflux d'immigrants (pathans) en provenance de l'Afghanistan, qui dominent aujourd'hui la province, en quasi sécession. Les Bengalis de l'ex-Pakistan oriental ont fait carrément sécession comme on le sait. L'Inde s'est reconnue et constituée comme un État multinational. Le Pakistan le refuse, parce que son absurde idéologie islamiste théocratique ne veut pas connaître d'autre identité que « musulmane » et, entre autres, nie le fait national. Le résultat est lamentable et constitue, ici comme ailleurs, dans les systèmes politiques qui se réclament de l'islamisme, une garantie presque certaine de guerre civile permanente et de décomposition sociale. C'est le cas par exemple au Soudan ou en Algérie où les islamistes prétendent qu'il n'y a ni arabophones ni berbérophones mais seulement des « musulmans » ! L'alternative à la partition criminelle de l'Inde britannique eut été la constitution d'un grand État fédéral plurinational. Ce qu'est l'Inde, en dépit des limites propres à son système politique et
social. Dans la plupart des États indiens si les Hindous sont majoritaires, les musulmans y constituent une minorité non négligeable (12 % à l'échelle de l'ensemble indien). La province du NordOuest, le Sind et le Balouchistan auraient pu constituer trois États indiens à très forte majorité musulmane. Le grand Pendjab, comme le grand Bengale et le Cachemire trois autres États mimusulmans, mi-hindouistes ou siks. À ces propositions raisonnables, qui furent faites en leur temps, les dirigeants musulmans qui s'octroyaient le monopole de parler pour le peuple (soutenus par les impérialistes) ont préféré la partition. Tous les non-musulmans ont été impitoyablement chassés du Pakistan (selon la théorie de l'État théocratique). L'Inde n'a pas riposté par un choix analogue, bien qu'évidemment les sévices infligés aux musulmans par les groupes hindouistes fanatiques eussent leur part de responsabilité dans l'exode qui a suivi la partition. Certes l'islamisme ne s'accompagne pas toujours, en fait, de la négation de la nation. Lorsque le régime qui s'en réclame recouvre une nation ancienne et forte, comme c'est le cas en Iran (ou en Turquie), l'islamisme peut coexister avec un nationalisme exacerbé, ici « anti-arabe ». D'autant que, dans le cas iranien, il y a coïncidence entre la nationalité iranienne et la forme chiite de l'islam, organisée en une Église quasi nationale. Mais ces coïncidences ne sont jamais avouées parce qu'elles entrent en conflit avec le dogme théocratique. Celui-ci est invoqué à son tour pour nier les droits des minorités de l'Azerbaïdjan turcophone et du Kurdistan. L'islamisme militant entraîne un autre traumatisme, non moins désastreux par ses effets : la négation de l'histoire préislamique des peuples concernés. De l'Égypte et de l'Iran, dont on tente de convaincre les peuples que leur histoire n'existait pas avant le VIIe siècle en confondant tout le passé gommé dans une même grisaille dite de hijahilia (l'ère de l'ignorance), au Pakistan qui se proclame « non indien » les ravages de ces traumatises ont été analysés avec beaucoup de force par nombre de sociologues et politologues critiques nationaux des pays concernés. Ce passé antéislamique n'est pas seulement du passé qui, si glorieux fut-il, aurait totalement « disparu ». La civilisation ancienne des pays en question s'est
transmise à l'islam réellement existant et même l'a très largement façonné. Sans ce passé, il n y aurait pas eu de civilisation islamique. L'extirper, c'est appauvrir les sociétés en question. Or c'est bien ce que proposent les fondamentalistes. Ne condamnent-ils pas la philosophie arabo-islamique de siècles brillants du califat abbaside parce qu'elle n'avait pas rompu avec l'hellénisme ? Or si cette philosophie a été aussi riche qu'elle a été, c'est précisément parce qu'elle n'avait pas ignoré les siècles de la prétendue jahiliya ! Un fatras idéologique de cette nature ne peut pas ne pas s'accompagner par des formes d'exploitation elles mêmes archaïques et sauvages, qu'on s'interdit de questionner puisqu'elles existaient dans le passé islamique et donc qu'elles ne sont pas « interdites ». Le Pakistan offre, sur ce terrain, l'exemple le plus criant de régions entières (comme le Bahawalpur) où le servage et un traitement particulièrement sauvage des serfs sont toujours en place. Sans doute des formes d'exploitation non moins violentes existent-elles ailleurs, en Inde par exemple. Mais celles-ci peuvent être remises en question par le mouvement social auquel on ne peut opposer une dogmatique théocratique qui en nie le droit. La dogmatique théocratique, avec tout ce qu'elle implique de négation des identités nationales ou de tentatives de gommage de l'histoire, n'est pas le monopole de l'histoire des musulmans. L'Église de la chrétienté médiévale ne se comportait pas différemment. Mais force est de reconnaître que dans le monde contemporain seule la dogmatique théocratique islamique opère sur le terrain comme une puissance politique capable de s'ériger en pouvoir absolu réel. Comment donc expliquer le phénomène ? Pour ma part, je l'associe étroitement à la montée des nouvelles « classes moyennes » produites par l'expansion capitaliste périphérique. Vouées à n'être guère que des couches sociales compradores subalternisées dans le système mondial, acceptant ce sort en contrepartie des avantages matériels qu'il leur procure, ces classes incultes et traumatisées sont victimes d'une schizophrénie incurable. Elles veulent bénéficier des avantages matériels du monde moderne — sous leur forme la plus vulgaire de la consommation - mais en refusent la liberté d'esprit. L'illusion passéiste religieuse n'est pas le seul moyen par lequel elles
parviennent à concilier ainsi la soumission « compradorisée » au capitalisme dominant et la sauvegarde d'une « identité » prétendue. Le chauvinisme ethnique peut remplir ailleurs les mêmes fonctions. Toutes les formes du populisme ont préparé le terrain à ce dérapage dans une impasse sans issue, même lorsque ce populisme compte à son actif, comme dans les pays arabes, des réformes réelles qui étaient indispensables et ont atténué la violence de l'exploitation. Ici il faut parler de régression islamiste qui est venue en réponse à la crise d'un populisme antérieur (comme en Turquie d'ailleurs). Cette régression a été fortement encouragée par l'essor de la rente pétrolière. L'Arabie Séoudite archaïque pauvre des temps anciens ne pouvait être d'aucun attrait pour les nouvelles classes bourgeoises arabes. A-t-on oublié que l'Égypte subventionnait traditionnellement la Mecque et Médine, incapables par leurs ressources propres de recevoir les pèlerins ? La combinaison de la fortune soudaine du Golfe due exclusivement au pétrole et de la permanence de l'archaïsme qu'aucune force sociale locale ne menaçait, pour la plus grande satisfaction des impérialistes, a alimenté ce mythe incroyable : celui que cette fortune serait précisément le produit de l'archaïsme. L'islamisme théocratique - comme les autres formes de la schizophrénie des classes compradores de la périphérie moderne - suggère la reconstruction des États sur des bases « homogènes » qu'on prétend garantir par l'unité religieuse ou ethnique - fut-ce par le moyen de «nettoyages racistes » ou par l'extermination des minorités religieuses - et l'éclatement du monde en systèmes politiques odieusement antidémocratiques fabriqués sur ces bases, néanmoins tous intégrés au marché capitaliste mondial. Ce projet est exactement l'antithèse de l'internationalisme des peuples, seule réponse humaniste au cosmopolitisme du capital. Il est le projet de l'impérialisme, fiit-il présenté sous sa forme sournoise de « respect des communautés » (dont l'idéologie raciste anglo-saxonne est particulièrement friande). Il est le fondement de l'alliance stratégique entre les hégémonistes de Washington et les passéistes religieux ou ethniques de la périphérie. Il est le projet des classes compradores du tiers-monde. Les peuples, eux, n'ont rien à voir dans cette affaire ; ils en sont les victimes, malheureusement manipulables jusqu'ici pour diverses raisons.
L'Asie centrale J'avais toujours été fortement attiré par l'Asie centrale. Non seulement pour ses paysages grandioses, je l'avoue, mais également pour en connaître un peu plus de ses peuples, parvenus à conquérir la Chine, l'Inde, l'Europe et le Moyen-Orient et à marquer si fortement la civilisation islamique. Traités fréquemment de « barbares » dans les historiographies officielles et dans les consciences populaires, ces peuples méritent certainement d'être appréciés avec plus de nuances. La lecture des grands historiens russes - les seuls qui, à mon avis, aient étudié avecfinesseet attention la région m'avait convaincu que comprendre leur rôle dans le façonnement du monde constituait une question importante pour faire avancer le matérialisme historique. L'occasion m'a été offerte par le programme des « Routes de la soie » de l'UNESCO. Dirigé par le sénégalais Doudou Diène -remarquable par sa finesse, ses qualités d'organisateur et de diplomate - ce programme m'a permis de visiter le Sinkiang (été 1990), l'Asie centrale encore soviétique à l'époque (été 1991) et la Mongolie (été 1992), accompagné par Isabelle dans les deux dernières parties du programme, qui, pour chacune d'elle, durait un mois. Il ne s'agissait pas de randonnées touristiques, mais bel et bien de voyages d'études sérieux. Les excellents historiens qui participaient à ces programmes - plus précisément les Russes (et les autres Soviétiques de l'époque) et les Chinois animaient des débats du plus grand intérêt. L'analyse que j'ai proposée du fonctionnement du système ancien de la mondialisation - celui que le capitalisme a démantelé pour lui substituer le système moderne dominé par l'Europe atlantique - doit beaucoup à ces discussions {cf. S. Amin, les Défis de la mondialisation, 1996). Trop d'Occidentaux par contre tombaient facilement dans l'exotisme. Les journalistes et les équipes de la télévision se comportaient, comme cela est trop souvent également le cas, avec pas mal d'arrogance en dépit de leur ignorance — peut-être une manière de la masquer. Quelques spécialistes remarquables, soit de l'art bouddhique (comme le conservateur du musée Guimet à Paris), soit du
chant mongol (un chant extraordinaire - et beau - , unique en son genre, qu'on sort des poumons et de la gorge par je ne sais quelle technique, si particulier que les Mongols ne croyaient pas leurs oreilles en entendant un Français le reproduire à la perfection). Des espions également : un Israélien chargé de prendre contact avec les communautés juives de l'Asie centrale soviétique, des Américains et des Japonais sans culture historique, mais par contre spécialistes des stratégies de communication ou des richesses minières. Je regrettais que les Orientaux (Arabes, Turcs et Iraniens) qui auraient dû compter parmi les plus intéressés par la région aient été absents. L'équipe de l'UNESCO qui entourait Doudou Diène était d'une compétence et d'une gentillesse parfaites, rendant par leur présence le voyage décontracté et joyeux, faisant oublier les fatigues de ces routes difficiles. Mais, au-delà de la réflexion sur le passé historique de la région et de la contemplation de ses paysages, le voyage permettait de découvrir quelques aspects intéressants de ses problèmes modernes. La comparaison entre l'organisation parfaite du voyage en Chine, le désordre de celui organisé en Union soviétique et l'absence totale de toute forme d'organisation en Mongolie tient presque de la caricature, néanmoins bel et bien significative. Le Sinkiang J'étais arrivé à Beijing en retard. J'ai donc rejoint la caravane, qui était déjà aux portes du Sinkiang, à Dunhuang au sortir du corridor qui relie la Chine propre - la province du Gansu - à la Mongolie et au Sinkiang. J'étais allé jusqu'à Lanzhou en avion puis de là, grâce à l'aimable intervention de mes amis chinois de l'Académie, j'ai voyagé en automobile jusqu'au point de rencontre avec la caravane. Un déplacement fort instructif pour moi. La visite de la capitale de cette province intérieure qui compte parmi les plus pauvres de la Chine donne la mesure des progrès incontestables réalisés grâce à la redistribution effective des moyens d'une accumulation largementfinancéepar les provinces côtières plus riches. Un aspect de la stratégie d'intégration interprovinciale souvent ignoré à
la fois par les défenseurs et les critiques de la « voie capitaliste » empruntée par le régime. Cette impression était renforcée par la traversée des villages, au rythme lent de la circulation automobile en Chine. Mon accompagnateur-interprète (de l'Académie) était un jeune fort sympathique et nous bavardions de tout - de politique évidemment, très librement, comme c'est le cas en Chine. On s'arrêtait à l'improviste, ici ou là, dans un gros village pour aller boire du thé ou manger quelque chose, dans un quelconque « caférestaurant-bazar » (je ne sais comment qualifier exactement ce type de « magasin » qu'on trouve partout en Chine), généralement géré par la commune. Toujours personnel avenant, clients paysans rigolards et curieux (m'abordant pour me demander d'où je venais, qui j'étais, si j'aimais la cuisine du lieu, comment je trouvais le village, etc.), endroit relativement propre (sauf les toilettes bien entendu). L'impression - par la qualité des bâtiments et des logements - d'une Europe pauvre du XIXe siècle, mais pas de tableaux désolants comme on en voit partout dans le tiers-monde capitaliste, même dans des pays considérablement plus riches. La caravane de l'UNESCO était partie de Xian, qui fut l'une des capitales de la Chine ancienne, point de départ et d'arrivée du grand commerce lointain de l'époque. J'avais eu l'occasion dans un voyage antérieur avec Isabelle de visiter Xian, d'admirer ses vestiges - murailles et vieux temples - et l'incroyable cimetière des statues géantes de l'armée impériale, un trésor de l'art et de l'histoire de la Chine. Le corridor qui constitue le « doigt occidental » du Gansu offre un paysage inoubliable. On longe sur sa gauche, en allant vers l'Ouest, les hautes cimes du Quinhai, culminant à plus de 5 000 mètres tandis qu'à sa droite la Grande Muraille - dont on s'approche ou s'éloigne sans arrêt - sépare la Chine rurale et paysanne du désert de Gobi des pasteurs mongols. À Dunhuan merveille des premières caves bouddhiques. Là, je rejoignais notre groupe. À chacune de nos étapes, nous étions conviés à participer à une séance de trois ou quatre heures de débats que les historiens Chinois introduisaient par des exposés qui concernaient différents aspects de l'histoire de la région et de ses fonctions dans les rap-
ports entre la Chine propre, l'Inde, les Moyen-Orient byzantin et islamique (la formation des peuples et des États ouigours, les évolutions religieuses - bouddhisme, christianisme nestorien, islamisation, les structures de la société, les modes de production agricole - irrigation - et le commerce, les transferts de technologies, les styles artistiques, etc.). Du bon matérialisme historique dans l'ensemble. Ce qui m'a frappé - et peut-être d'autres également c'était l'importance des vestiges des villes énormes disparues. ÀTourfan, on descend dans une oasis située au point le plus bas de la planète - 168 mètres en dessous du niveau de la mer. Merveilleuse petite ville qui offre cette particularité que je n'ai retrouvée nulle part ailleurs : certaines de ses rues, y compris parmi les plus larges ouvertes à la circulation automobile, sont entièrement couvertes par un treillage de vignes. On se déplace donc - à pied, à bicyclette ou en fiacre à l'ombre et on peut même cueillir au passage ici et là, au dessus de sa tête, quelques grains de raisin rafraîchissant. Kachgar, étape ultime du voyage, est la capitale historique des Turcs Ouïgours, en contact étroit avec le Turkestan occidental des Ouzbeks et des Tadjiks et, à travers eux avec la Perse et l'Inde. Kachgar commande vers l'est les deux routes qui conduisent à la Chine propre, contournant par le nord et par le sud le terrible désert de Takla Makan, infranchissable. Elle commande l'accès aux grands cols qui mènent à l'ouest et permettent de contourner le Pamir par les routes de l'Afghanistan conduisant à la passe de Peshawar. Toute cette région de très hautes montagnes et vallées riantes délicieuses était fermée à notre expédition. Visiter l'Afghanistan est devenu, bien entendu, tout à fait impossible. Le coeur de l'État Kushan, plate-forme où se rencontraient les trois routes de l'Iran, de l'Inde et de la Chine, nous était donc interdit. Fort heureusement, nous avions, Isabelle et moi, parcouru le pays en 1973. Kachgar est une belle ville pleine d'histoire et de charme. On y visite également ces lieux curieux - les anciens « consulats » de Russie et de Grande-Bretagne - avant 1914 centres actifs de l'espionnage et de l'intrigue des deux puissances qui s'observaient mutuellement et se disputaient le contrôle de la région.
Tout au long du voyage, je bavardais de tout - du passé, du marxisme, de la politique internationale et chinoise - avec les collègues chinois. Mais, comme il se doit presque toujours en Chine, à 12 heures tapantes et quel que soit l'intérêt de la discussion, il fallait s'arrêter. Il est midi, il faut aller manger. Les Chinois cessent alors toute activité, quelle qu'elle soit ; gourmands à l'extrême, rien pour eux ne pourrait justifier le retard, car il y a le risque terrible que les plats refroidissent, par exemple. Et pendant le repas, interdiction de parler d'autre chose que de cuisine. On goûte, commente, critique. On ne reprend la discussion qu'une fois le repas bien terminé. Au milieu de la dernière phrase prononcée avant le repas, je disais avec amusement. À Kachgar, j'avais une terrible envie de grimper sur le Pamir. Les cimes à plus de 7 000 mètres nous entouraient. Je négociais longuement une promenade en auto par la route qui conduit au Pakistan. Résistance presque insurmontable des Chinois. Avec tous les prétextes possibles et imaginables. Il ne s'agissait pas de craintes politiques - la route est ouverte au commerce et au tourismemais simplement l'expression de cette peur incroyable que les Chinois - paysans des plaines à riz - ont des hautes montagnes : il y a des éboulements, il fait trop froid, la route est trop dangereuse, etc. Mais je suis têtu et suis parvenu à obtenir ce que je voulais : un véhicule et un chauffeur. Un Chinois m'accompagnait, il a fait tout le voyage - trois ou quatre heures de montée vertigineuse, autant pour redescendre — assis à côté de moi, les yeux fermés, transis de peur ! Les soldats chinois à l'arrêt terminal, un peu avant le col qui conduit au Pakistan, ont bien ri - et moi aussi - pour le réveiller, lui dire « c'est fini » et lui donner du thé qu'il a bu avec des mains tremblantes, sans oser regarder ces incroyables cimes de beauté. Je crois qu'il ne me pardonnera jamais de l'avoir convaincu de m'accompagner ! Le Sinkiang est une province autonome, peuplée à l'origine exclusivement de Ouïgours musulmans, turcophones, côtoyant aujourd'hui des immigrés chinois dominants dans les vastes régions ouvertes à l'agriculture par des travaux d'irrigation importants. Cette coexistence n'est pas sans problèmes et je ne suis pas de ceux
qui en nient la réalité. L'administration est certainement souvent arrogante dans ses comportements, mais elle l'est autant en Chine propre. Bien qu'elle soit assurée au Sinkiang par autant de Ouigours que de Hans, elle est certainement ressentie comme « chinoise » par la majorité des autochtones. Les progrès réalisés grâce au régime - éducation, santé - bien qu'ils aient permis à ce peuple de sortir d'une incroyable misère et deformesd'une exploitation odieuse (dite « féodale »), ne compensent pas toujours le nationalisme froissé. La plupart des visiteurs occidentaux qui faisaient partie de notre caravane protestaient sans cesse, insultaient carrément les Chinois qu'ils traitaient d'impérialistes, etc. Arrogance insupportable, d'autant que certains d'entre eux étaient visiblement des agents des services de puissances réellement impérialistes. Je retrouverai ce comportement des défenseurs des « droits des peuples » en Asie centrale soviétique et en Mongolie. Le responsable qui dirigeait notre caravane était lui-même Ouïgour. Il avait étudié l'arabe à Damas et le parlait parfaitement - avec un accent bien syrien prononcé (j'ai rencontré à Nankin une Chinoise qui, elle, avait étudié l'arabe au Caire et parlait « baladi » à la perfection ; elle avait même pris des allures et une tête d'Égyptienne !). Comme il ne connaissait aucune langue occidentale (il ne connaissait que le chinois, l'ouïgour, le russe et l'arabe !) cela rendait furieux bon nombre des occidentaux de la caravane. Vous ne parlez donc pas de langues étrangères ? Mais oui, pour nous, l'arabe et le russe le sont. Je discutais avec lui et d'autres Chinois du problème du Sinkiang sans la moindre gêne. Je leur disais ce que je pensais réellement ; je ne défendais pas la politique chinoise « sans réserves » mais exprimais au contraire mes craintes que le régime soit incapable de résoudre correctement le problème national au Sinkiang et au Tibet. Je reste néanmoins totalement hostile aux discours occidentaux soutenant les « indépendantistes » de ces deux pays. Le pouvoir populaire chinois a libéré les Tibétains et les Mongols de l'esclavage (au sens propre du mot) dont se nourrissait la classe dirigeante des moines bouddhistes (Dalaï lama en tête). Comme hier les « démocrates » de l'Occident ont soutenu les islamistes en Afghanistan, ils se font aujourd'hui les instruments de
la stratégie hégémoniste américaine qui s'emploie à tenter de démanteler la Chine. Les intérêts des peuples n'ont rien à voir dans cette affaire. Les hégémonistes américains l'ont prouvé, par leur soutien systématique aux pires régimes - les plus criminels que l'on connaisse. Leur discours concernant la « démocratie » et les « droits des peuples » n'a aucune crédibilité. L'indépendance éventuelle du Tibet et du Sinkiang se solderait inévitablement par une fantastique régression sociale et la main mise stratégique (militaire peutêtre même) des États-Unis sur ces pays. C'est l'objectif même de la stratégie de Washington et de ses alliés européens et japonais. L'Asie centrale ex-soviétique Notre visite en Asie centrale soviétique s'est déroulée dans des conditions fort différentes. Nous étions en juillet 1991, un mois donc avant la tentative de coup d'État contre Gorbatchev, son échec, l'effondrement du régime et l'éclatement de l'URSS. La caravane de l'UNESCO était partie de Merv, dernière halte des nomades turkmènes, porte de la route de la soie s'ouvrant sur le Khorassan persan avec ses villes historiques de Meshed et de Nishapour. Partis en retard de Paris, Isabelle et moi rejoignons la caravane à Khiva par avion, via Moscou. Avec la caravane de nos autocars, par des routes acceptables, nous avons visité les villes historiques - Khiva, Boukhara et Samarcande. Villes certainement intéressantes - et belles à leur manière. Nos collègues historiens russes et autres soviétiques de l'époque, fort sympathiques, étaient les meilleurs guides qu'on puisse avoir et les discussions qu'ils animaient sur les lieux visités et surtout après, le soir, à l'hôtel, étaient de la meilleure qualité. Ayant lu ceux de s meilleurs ouvrages russes et soviétiques sur la région et son histoire traduits en français ou en anglais, j'avais toujours des questions à poser pour lesquelles j'ai le sentiment d'avoir reçu les meilleures réponses possibles. La rénovation des monuments est impressionnante, trop même d'une certaine manière puisque certains d'entre eux — notamment les gigantesques constructions de Tamerlan à Samarcande - ont été pratiquement refaites. Bien que
ces rénovations aient scrupuleusement respecté les originaux, l'impression qu'elles donnent est celle du « trop neuf ». Je n'ai vu l'analogue qu'à Luxembourg dont la vieille ville - superbe - a été si bien rénovée, si proprement repeinte, qu'on a l'impression qu'il s'agit d'une « imitation » de vieille ville de construction récente, ce qui n'est pas le cas. Mais, si impressionnants que soient ces monuments, ils restent - à mon goût - d'un modèle un peu trop de « caravansérail » ayant emprunté leurs styles ici et là. Pas la finesse des monuments persans de Qom, Ispahan et Chiraz. Le rapport est bien celui que la culture des nomades turcs entretient avec la source persane de son inspiration : la même chose, en moins délicat. De Samarcande, nous bifurquions vers le sud, en direction de l'Amou Daria rejoint à Termez - la porte de l'Afghanistan, c'est-àdire de l'antique Bactriane d'Alexandre le Grand, plus tard de l'État Kushan, plaque tournante des relations Perse-Inde-Chine. Paysage de la route des « Portes de fer » parcourue par Alexandre d'autant plus impressionnant qu'un orage violent nous accompagnait sur toute cette partie du trajet. Les longues discussions qui suivirent m'ont beaucoup aidé à réaliser l'importance que cette région a pu avoir dans le passé précapitaliste, et m'ont fait comprendre pourquoi la Transoxiane - le Khorezm de la civilisation islamique qu'on pense toujours être à tort une périphérie à moitié barbare du califat de Bagdad, a produit tant de penseurs - philosophes et scientifiques - de la plus haute qualité. Remontés vers le nord, nous parvenions à Douchanbé, la capitale tadjique serrée aux pieds du Pamir - ville moderne de style soviétique sans grand intérêt - pour redescendre vers ce jardin qu'est le Ferghana à partir de Kokand. En dépit des efforts de Doudou Diène et de toute l'équipe efficace et sympathique de l'UNESCO, l'organisation du voyage fut chaotique. On partait chaque jour avec un gros retard - deux heures ou plus. Il manquait toujours quelque chose : l'eau pure pour le ravitaillement, ou l'essence, un chauffeur, deux guides ou trois papiers. Style soviétique. Du coup évidemment, nous arrivions toujours et partout en retard - mais qu'importe. On nous attendait, on ne nous attendait plus. Car le « plan » - toujours détaillé à
l'extrême et distribué au départ - était sans cesse « révisé ». Cela me rappelait le bon mot de mon ami syrien Chalaq qui me rappelait un proverbe « arabe » : toute action se fait selon un plan, mais le plan s'improvise ! Au dîner, toujours la même « surprise » - le même « pilaw » (riz au gras avec du mouton) - qu'on nous présentait pompeusement comme la délicieuse spécialité du lieu (la même spécialité partout donc !) - qui pouvait être chaud, froid ou réchauffé. Quand on a faim c'est mangeable. Il ne vient pas à l'idée de Chinois de se déplacer sans cuisinier (professionnel ou amateur avancé). Les Russes, par contre, ne pensent guère à ces choses. Beaucoup d'autres encore moins qu'eux d'ailleurs. Cela étant, l'Asie centrale soviétique n'était pas l'enfer comme les médias dominants contemporains voudraient nous en convaincre. Avec une mauvaise foi remarquable, on oublie de rappeler qu'en 1917 l'Asie centrale russe était une région plus misérable et pouilleuse que le Bengla Desh. Aujourd'hui, elle présente le visage d'une Europe pauvre. Mais on suggère : comparez avec l'Allemagne pour mesurer le désastre socialiste ! Pendant plus d'un demi-siècle les régions plus avancées de l'ex-URSS - la Russie et l'Ukraine en particulier - ont financé ce rattrapage qui, si relatif qu'il fut, est à mettre au crédit du système. Les puissances occidentales ont fait exactement le contraire : elles n'ont jamais cessé de piller les périphéries qui dépendent d'elles. Le désert du Kara Korum au sud de l'Amou Daria et celui du Kizil Koum entre ce fleuve et le Syr Daria comptaient parmi les régions les plus arides de la planète. Des travaux d'irrigation gigantesques ont fait de leurs vallées une nouvelle Égypte. Et les plantations d'épineux et de cactus, semés par avion le long des aires agricoles pour les protéger des vents desséchants ont transformé en steppe une bonne partie de ces déserts que nous avons traversés. Un colonialisme européen quelconque aurait-il eu à son actif 10 % de ces réalisations en Afrique qu'on ne cesserait de nous en rebattre les oreilles. On place donc l'accent systématiquement sur les destructions environnementales associées à ce type de « développement » : trop d'eau absorbée par l'irrigation, accélérant l'assèchement de la mer d'Aral, trop de chimie utilisée pour l'agriculture, pêche dévastatrice dans les mers intérieures, etc. Tout
cela est exact. Comme il est exact que le système soviétique ignorait superbement toute considération du genre. Il partageait d'ailleurs ce mépris de la nature - dans laquelle il ne voyait quune ressource à exploiter - avec le capitalisme, dont les destructions, au Japon ou dans le nord est des Etats-Unis n'ont pas été moindres. Version du développement de ce que j'appelle un « capitalisme sans capitalistes », le soviétisme ne péchait pas par « trop de socialisme » mais au contraire par son ignorance des principes du socialisme. Opérant de surcroît dans les conditions d'un pays pauvre au départ il a - de ce fait - laissé des images frappantes de laideur : chacune de ses grandes villes est entourée d'un cimetière de détritus de toutes natures, de vieux matériels jetés là pêle-mêle, etc. Pouvait-on faire autrement et mieux ? Je le crois et je pense qu'il ne faut jamais cesser de vouloir faire mieux. Cela étant, il reste que sans les travaux d'irrigation de la région celle-ci n'aurait pu soutenir la population qui compose aujourd'hui ses nations. C'est bien le reproche que les réactionnaires russes adressent désormais au régime soviétique, celui d'avoir trop « dépensé » pour l'Asie centrale. Au plan politique et social, l'Asie centrale ne valait certainement pas mieux que le reste de l'Union soviétique. L'autocratie qui y régnait - loin d'être le produit du socialisme - en était la négation. Mais encore une fois, on ne doit pas confondre une critique de gauche du système et la critique de droite que les médias dominants nous en propose. La politique des nationalités mise en oeuvre dans la région n'est pas non plus au-dessus de tout soupçon. L'arrogance grand-russe était une réalité. Mais les frontières des Républiques ont été dessinés non pas pour créer des problèmes, comme on se plaît à vouloir nous le faire entendre, mais pour les résoudre. Ces frontières -purement administratives, comme celles de la Yougoslavien'étaient pas destinées à devenir celles d'États indépendants ; elles pouvaient donc être dessinées pour résoudre des problèmes d'une autre nature. Départager les territoires peuplés d'Ouzbeks turcophones et de Tadjiks persophones et mettre ainsi un terme à l'hostilité des uns et des autres (car toute la Transoxiane fut perse, elle a été turquisée par la conquête nomade qui n'avait pas pris fin
encore à la veille de la révolution russe). L'alternative à ces frontières compliquées (ou aux enclaves comme en Arménie et en Azerbaïdjan) eut été le transfert de populations (manière atténuée de dire le nettoyage ethnique). Leur tracé compliqué ne gênait pas les transports, les communications et l'intégration économique. Ou bien créer un immense État - comme le Kazakstan - pour donner leur dignité aux malheureux nomades de la steppe, quand bien même une bonne partie de son territoire ait déjà été russifiée depuis longtemps. C'est l'éclatement de cette région en cinq États qui pose problème, et en posera de plus tragiques à l'avenir. Il n'entre pas dans mon intention de discuter ici des problèmes nouveaux auxquelles les peuples de la région sont désormais confrontés, du fait de l'intervention des États-Unis et du déploiement de son projet de contrôle de son pétrole. Je dirais seulement qu'à mon avis la meilleure et probablement seule solution acceptable - mais elle est loin d'être la seule possible ou même la plus probable dans d'horizon visible - passe par la reconstruction d'une CEI authentique et d'un rapprochement avec la Russie. La promenade à travers la région était, sur tous ces plans, fort instructive - du moins pour moi. Les tensions - visibles (comme les contrôles absurdes aux pseudo frontières de l'époque) - étaient atténuées grâce à l'immense diplomatie de Doudou Diène ; mais aussi aux efforts de beaucoup de nos partenaires soviétiques. Un homme politique Ouzbek - membre du Parti à l'époque, comme il se devait (il doit être aujourd'hui dans le parti du gouvernement - toujours le même) - habile et, ma foi, sympathique. Calculateur sans doute, mais décontracté, qui nous appelait à rejoindre nos véhicules en criant en russe « po koniam » (à cheval). Un chauffeur de car qui lisait pendant nos longues promenades à pied les Rois Maudits (traduits en russe bien sûr). Combien de camionneurs en Occident ont-ils la même curiosité ? La Mongolie L'été suivant - 1992 -, nous participions, Isabelle et moi, à la troisième étape du programme des Routes de la soie. D'Oulan-
Bator, où nous nous sommes rendus par avion via Beijing, nous avons parcouru toute la moitié occidentale de la Mongolie, jusqu'à Kobdo. Aller et retour par des trajets différents - 4 000 kilomètres en tout - sans routes, ni asphaltées bien entendu ni même de terre ! Aucune route de la soie n'est jamais passée par la Mongolie. Mais, pour des raisons diplomatiques, l'UNESCO avait cédé à la revendication de ce pays defigurerau programme. Le voyage n'en avait pas moins d'intérêt, bien qu'il fut différent, celui de faire connaître ce pays peu commun. Des trois équipées, celle-ci fut de loin la plus mal organisée - je dirais même qu'elle n'était pas organisée du tout. La faute n'en revient certainement pas à l'UNESCO, mais intégralement aux autorités locales. Le gouvernement dit communiste venait de céder la place à une coalition « libérale », victorieuse dans ce premier round d'élections multipartites. Elle cédera plus tard la place à un retour des ex-« communistes ». À Oulan-Bator, les hôtels avaient été envahis par des trafiquants de toutes natures, venus tirer le profit le plus rapide de la « libéralisation » économique. Les réservations faites pour notre caravane n'avaient pas été respectées. On nous logea dans une sorte de station de villégiature pour jeunes située à une dizaine de kilomètres de la ville. Un bel endroit, bien que d'un confort limité (toilettes et douches collectives, eau plutôt froide que chaude). Et surtout, les pertes de temps pour ceux d'entre nous qui souhaitaient voir davantage la capitale. Nous le fîmes quand même, bien entendu. Ville de style soviétique sans grand intérêt architectural. Mais notre retour coïncidait avec une grande fête pseudo-nationale, dédiée à la réhabilitation de Gengis Khan qui n'était pas en odeur de sainteté dans le régime soviétique. Conquérant féodal, il représentait ce que la révolution avait voulu combattre. Le nouveau régime tentait de substituer une légitimité fondée sur le nationalisme à celle du précédant, dont les valeurs « socialistes » avaient épuisé leur potentiel mobilisateur. La « fête de Gengis Khan » était un grand spectacle de cavaliers mongols, superbes sur leurs petits chevaux, bien costumés comme à l'époque du grand Khan. Très beau spectacle certainement, bien que vide de toute proposition politique ou sociale.
Nous devions découvrir que le pays était tant démuni de moyens d'accueil qu'il nous faudrait camper. Une tente canadienne fut distribuée pour chacun de nous et une seule couverture. On devait découvrir plus tard qu'il y avait un stock de couvertures mais que les responsables mongols avaient l'intention sans doute de les voler. Après moult rouspétances (les nuits en Mongolie, même l'été, peuvent être très froides) et presque révoltés, nous primes d'assaut le camion où elles étaient cachées. Tout fut à l'avenant. La « cantine » était une véritable pièce antique, qui aurait fait bonne figure dans un musée de l'art militaire : il s'agissait d'une cuisinière roulante en fonte, dotée d'une haute cheminée, alimentée au bois et pesant je ne sais combien de tonnes. Elle avait dû appartenir à une armée impériale du XIXe siècle - russe ou chinoise ! La cantine ne nous précédait pas, elle partait avec nous tirée par un camion. Cela signifiait qu'elle ne nous rejoignait au lieu choisi pour le campement qu'avec deux, trois ou cinq heures de retard. On allait donc attendre une bonne partie de la nuit avant de pouvoir manger quelque chose, ou même y renoncer pour ne faire notre repas du soir qu'à l'occasion du petit déjeuner du lendemain. Repas est d'ailleurs un terme impropre pour désigner la chose. Il n'y avait pas de cuisinier, mais un homme (ou une femme) de peine chargé de mettre à feu le four, de faire bouillir dans le chaudron un vieux mouton mal dépecé, garni de quelques vieux choux. La « soupe » infâme qu'on en tirait était versée dans un bol qu'on avait distribué au départ - le seul instrument qui allait nous servir à tout : manger, se laver la bouche et les dents, se raser, éventuellement utiliser pour d'autres besoins nocturnes. À nous de le laver dans le ruisseau pas loin duquel nous campions. Une dame suisse qui était de l'aventure -qu'était-elle venue faire dans cette galère ? - a fini par craquer et, pleurant, s'exclama : « Je ne donne pas ça à manger à mon chien ». Nous le mangions quand même, puisqu'il n'y avait rien d'autre. Isabelle et moi appartenons à cette race d'humains qui savent s'adapter à tout... ou presque. Plus résistants d'ailleurs que beaucoup. Les « jeunes » - journalistes prétentieux — nous regardaient de haut au départ. Ces vieux ne tiendront pas pensaient-ils. C'est eux qui ont été les premiers à se plaindre des
souffrances que leur métier leur imposait. Une pauvre journaliste indienne, végétarienne, s'est stoïquement nourrie de biscuits pendant un mois. C'était une femme charmante pleine d'humour et, elle aussi, de capacité d'adaptation. En Chine, j'avais mangé un plat délicieux, une potée de mouton garnie de quantité de légumes, d'épices et d'ingrédients, accompagnée de vermicelles chinois. Le plat s'appelle « la marmite mongole ». Au retour à Beijing, je disais à un ami chinois que je n'avais jamais mangé de « marmite mongole » en Mongolie. « C'est un plat de la Chine du Nord me dit-il. - Alors pourquoi l'avez vous appelé ainsi ? - Les Mongols n'ont jamais rien inventé en matière culinaire, il fallait bien leur attribuer quelque chose », dit-il. En tout cas le « repas » mongol en question était servi - dès que prêt - à toute heure et servait donc de petit déjeuner, déjeuner ou dîner. Beaucoup d'entre nous avaient pris la précaution de prendre des boîtes de Nescafé et du thé, quelques biscuits, qui amélioraient un peu l'ordinaire. Nous roulions dans trois espèces de véhicules : des jeeps américaines, des jeeps soviétiques (les GAZ), des autobus ordinaires (de ville). Ce fut l'occasion de découvrir les extraordinaires qualités du matériel soviétique. Ces bus ordinaires passaient partout, grimpaient des côtes caillouteuses à 45°, traversaient les rivières - l'eau montait jusqu'à nos pieds assis dans la voiture ! Il fallait sans cesse dépanner les jeeps US sophistiquées, les remorquer... Mais évidemment dans les cars sièges en bois et dossiers raides. Les Mongols qui nous accompagnaient n'étaient pas des gens particulièrement intéressants. Passablement ignares. La moitié d'entre eux se saoulaient à la vodka dès le matin, poussaient cris et gémissements, se battaient parfois avec une violence extrême. Le « chef » n'était lui-même pas d'une sobriété exemplaire. Vers le soir donc, quand il fallait chercher un lieu de campement, nos « guides » mongols étaient d'une utilité très relative. Tout cela aurait tourné au drame sans l'extraordinaire compétence de Doudou Diène. L'installation des tentes absorbait d'autant plus de temps que nous n'étions pas tous, au départ, des experts du genre. Je n'en étais pas un en tout cas. Or le climat de ce pays est toujours extraordinairement violent, et brusque dans ses changements. Un
jour donc, nous campions à proximité d'un grand lac d'une merveilleuse beauté. Beau temps, puis, soudain, un vent se lève. D'une puissance inouïe. Le lac se transforme en océan en tempête. Nous essayons de maintenir nos tentes debout, dressés devant leurs portes, saisissant avec la fermeté maximale les piquets qui les soustendent. Celle d'Isabelle, solidement ancrée, tient. La mienne non. Le vent passé, la nuit venue, tout est à refaire. Côté scientifique, rien de comparable avec la qualité de l'information recueillie en Chine et en URSS. Le collectif mongol ne comptait pas d'historiens comparables aux Chinois ou aux Soviétiques. Un seul d'entre eux - un vieux « communiste », en tenue vestimentaire stricte, s'abstenait de boire, avait quelque chose à dire. Je bavardais donc avec lui en sabir anglo-russe, appelant à la rescousse les rares (et mauvais) interprètes. C'était un administrateur plutôt qu'un homme de science, mais il connaissait bien son pays, ses problèmes et son histoire. Du côté des étrangers le groupe était franchement médiocre. À sa direction une Allemande de l'Ouest - spécialiste quand même de l'histoire mongole - mais suffisamment réactionnaire pour se trémousser d'hystérie au pires récits des « conquêtes » et massacres de Gengis Khan. Un peu plus âgée, elle aurait vibrée de la même façon à celui des victoires des panzers hitlériens. Pas de doute. Une Américaine stupide et ignare qui, sans doute n'aurait pas su placer la Mongolie sur la carte de l'Asie avant ce voyage. Que faisait-elle ? L'UNESCO n'avait pas rejeté sa candidature parce que, si les États-Unis boycottent l'organisation, celle-ci, par , fait assaut de complaisance à leur égard. Piètre attitude. L'Américaine monopolisait une jeep US plus confortable. Un couple d'Anglais muets, d'un égoïsme insupportable. Un musicologue français, par contre, fort compétent - c'est lui qui imitait à la perfection ces chants mongols inimitables - et bien sympathique. Une journaliste indienne charmante. Et l'équipe du secrétariat de Doudou Diène, - Isabelle Moreno et les autresremarquable par la gentillesse et l'efficacité. Ces amis ont rendu ce voyage, qui aurait pu être fort pénible, plaisant et joyeux. Côté société moderne, l'impression qu'on pouvait se faire était que les progrès réalisés par le régime issu de la révolution des
années 1920 n étaient pas inexistants, mais sont demeurés forts modestes, une fois le peuple libéré de l'esclavage dans lequel l'église bouddhiste le tenait. Sans doute le régime n'avait-il rien de démocratique. Mais l'administration, si arrogante qu'elle ait pu être, rendait quelques services, disparus brutalement avec la « libéralisation » capitaliste. Plus d'écoles, plus de dispensaires, plus même de services commerciaux. Le privé n'a pas pris le relais du commerce d'État aboli, comme n'importe qui doté d'un peu de bon sens aurait pu le prévoir. Du coup, les éleveurs ne trouvaient plus ce minimum de produits qui leur sont indispensables - un peu de thé, des allumettes, du pétrole pour leurs lampes. En contre-partie ils ne commercialisaient plus les excédants de leurs troupeaux. Comble pour ce pays qui compte chevaux, bovins et ovins en nombres qui sont des multiples de celui des habitants : pas de viande sur les marchés d'Oulan-Bator ! Qui s'étonnera que les Mongols aient rappelé les ex-communistes à la direction de leur pays ? La misère de cette disparition des échanges était un peu atténuée par l'irruption de commerçants ambulants chinois - style XVIIIe siècle (mais c'est mieux que rien !). Grâce à l'un d'eux - qui avait repéré notre caravane de loin et avait couru pour nous rejoindre - nous renouvelions un peu notre stock de thé et de biscuits et j'achetais une magnifique doudoune super chaude qui a fortement amélioré mon confort par les nuits froides. En dépit de tout ce que je viens d'écrire, nous ne regrettons pas, Isabelle et moi, ce très beau voyage. La récompense valait la fatigue. Des paysages d'une beauté incomparable et pour moi difficile à décrire, en tout cas sans pareils par beaucoup d'aspects - coloris des montagnes de l'Altaï et du ciel, etc. Les troupeaux de chevaux sauvages. Ceux de chameaux d'Asie (à deux bosses). Impossible de voir cela sans faire ces milliers de kilomètres hors de toutes routes. Mais aussi le seul moyen de connaître un peu le peuple mongol. On sait que les Mongols sont des cavaliers. Mais il faut les voir évoluer dans leur nature pour comprendre l'unité que constituent l'homme et sa monture, leur adresse partagée. Une course d'enfants (à partir de 56 ans) - garçons etfillettes,parcourant 50 kilomètres dressés sur leurs petits chevaux, sans selles, les tresses volantes ; plein galop.
Difficile à imaginer quand on ne Ta pas vu. Dans les campements, nous goûtions à ce fromage dur comme de la pierre, mais qui paraissait fort bon après le quotidien au vieux mouton. Le lait de jument fermenté que certains ont apprécié - pas moi. Doudou Diène, en sa qualité de chef, était invité à manger de la queue de mouton - de la graisse pure, sans viande. Cette gourmandise de riches (chez les Mongols) est, comme on peut l'imaginer, plutôt répugnante, en dépit de ses fonctions nutritives utilitaires par grand froid. Doudou se soumettait à ce traitement de faveur avec une incomparable maîtrise de soi. Et finalement, comme partout, des êtres humains qui, derrière leur visage endurci par les conditions de leur vie, n en sont pas moins sensibles. Un jeune Mongol courant dans la nature et revenant chargé de baies sauvages quil offre à Isabelle. Un autre voulant lui faire cadeau d'un louveteau avec lequel il jouait. Isabelle a failli craquer, mais il n'était pas question de faire traverser lesfrontièresà cet animal dit sauvage. Beaucoup de nature, mais peu de monuments. Quelques monastères bouddhiques abandonnés que le nouveau régime se propose de restaurer et de réanimer. La plupart de nos coéquipiers occidentaux s'extasiaient devant les Bouddha entassés dans ces monastères et s'indignaient qu'ils aient été fermés par la « terreur communiste ». Je n'étais pas le seul à être irrité - avec Isabelle - par ces attitudes. De nombreux Mongols — vieux et jeunes — ne l'étaient pas moins et rappelaient que les moines qui vivaient bien sans travailler tenaient leur peuple en esclavage et le soumettaient à une exploitation sauvage, que leur pouvoir avait été renversé par une révolution populaire et que si les monastères étaient fermés c'était parce qu'il n'y avait plus de candidats à la vie monastique depuis que l'obligation avait été faite aux moines de travailler pour se nourrir. Les ruines de la capitale de Gengis Khan — Karakoroum — fort modestes par leur taille, sans comparaison avec les cités mortes du Sinkiang ou avec les vestiges dans les villes de l'Ouzbékistan, témoignent du rôle modeste de la Mongolie dans l'histoire. De grandes conquêtes certes, mais sans lendemain. Marco Polo d'ailleurs, qui a visité Karakoroum dans ses jours de gloire, précise que la cité ne
comptait que trois dizaines de milliers d'habitants. Confirmation également que les routes de la soie ne passaient pas par là. De retour à Oulan-Bator, nous avons quand même eu la possibilité, au cours d'une brève rencontre avec des intellectuels critiques du centre d'histoire (qui avaient été écartés du voyage), de compléter un peu - et plus sérieusement - notre information sur le pays. L'Inde L'Inde, comme la Chine, est un pays continent qu'il est interdit d'ignorer si on s'intéresse à l'avenir du système mondial. Fort heureusement l'intelligentsia indienne - dominée par la gauche au sens large du terme - a souvent produit des analyses de la meilleure qualité, de surcroît accessibles par leur publication en anglais. Un bon nombre de ces intellectuels sont par ailleurs des connaissances ou même des amis personnels, parfois actifs dans nos réseaux du Forum, avec lesquels j'éprouve toujours beaucoup de plaisir à discuter. Mais j'ai toujours cru nécessaire de compléter les connaissances qu'on peut acquérir de cette manière par des « visites des lieux ». Je donne donc beaucoup d'importance aux impressions que j'ai tirées de mes multiples voyages en Inde au cours des années 1970, 1980 et 1990, qui m'ont conduit dans quelques-unes de ses grandes villes (Delhi, Varanasi, Patna, Bombay, Bangalore, Madras, Hyderabad, Calcutta, - leurs monuments et palais, mais aussi leurs bidonvilles - et m'ont permis de « voir » les campagnes de la vallée du Gange et du Dekkan. Même si ces visites ont toujours été relativement brèves et ne mériteraient certainement pas d'être qualifiées de séjours d'études, le fait d'avoir souvent été accompagné par des intellectuels de valeur — les meilleurs guides possibles - constitue un avantage dont beaucoup d'autres visiteurs de l'Inde n'ont pas eu la chance de bénéficier. La société indienne actuelle est pour moi totalement inacceptable. Je ne suis certainement pas de ceux - nombreux chez les Occidentaux - qui sont admiratifs de l'hindouisme, et de son discours sur la « non-violence ». Je partage l'opinion des intellectuels indiens critiques qui mettent l'accent sur le désastre social associé
à la domination du concept et des pratiques de la division de la société en castes. Il n est pas dans mon intention de proposer ici une analyse quelconque de cette dimension fondamentale de l'histoire, de la culture et de l'organisation sociale de l'Inde, de ses rapports aux classes sociales anciennes et modernes, et aux formes d'exploitation, de son imbrication avec le développement colonial moderne et le capitalisme périphérique contemporain, de ses fonctions dans le système des pouvoirs et dans la vie politique. Une littérature abondante et sérieuse existe sur tous ces sujets. Je dirai seulement que cette réalité cruelle abolit tous les discours sur la « non-violence ». La société indienne est en fait particulièrement violente. La colonisation britannique a une lourde part de responsabilité dans la persistance du système des castes, sans pareil dans le monde moderne. Avec le cynisme qui le caractérise, l'impérialisme britannique s'est employé à renforcer systématiquement les pouvoirs des classes dominantes et exploiteuses « traditionnelles » (rajahs, zamindars et autres) et les intégrer dans le système général dominé par le capital, sans l'alliance desquelles il eut été impossible aux Anglais de gouverner et d'exploiter pour leur bénéfice cet immense pays. Avec l'hypocrisie qu'on leur connaît également, les Britanniques ont prétendu légitimer ces alliances crapuleuses par l'éloge de la « spécificité » locale, et singulièrement celui du système des castes, et le « respect des traditions », les pires bien entendu. Le résultat est que l'Inde offre des tableaux de misères humaines à une échelle qu'on voit rarement ailleurs, sauf au Pakistan et, bien entendu, au Bengla Desh. Les discours qui louent la « démocratie » indienne par contraste avec son absence en Chine passent totalement sous silence ce fait majeur. Aucune statistique n'est nécessaire pour savoir que, grâce à sa révolution, la Chine n'offre aucun spectacle comparable. Il suffit de voyager par la route à travers les deux pays - ce que j'ai fait souvent - pour en être convaincu, si l'on est de bonne foi. Cette atroce misère est d'ailleurs telle que, lors de son premier séjour en Inde en 1973, Isabelle n'a pas pu résister au spectacle qu elle offrait. Nous étions en été, à Delhi, descendus dans cet hôtel d'État magnifique (dont j'ai oublié le nom), une véritable
forteresse. Isolé du pays réel. Sortant pour simplement voir la ville nous tombons sur un enfant littéralement en train de mourir de faim qui se saisit de mon pied en nous implorant. Que faire sinon fuir, impuissants, honteux et en larmes. Le lendemain nous prenions l'avion pour Kaboul. Ces réalités limitent singulièrement le sens et la portée des réalisations de la bourgeoisie nationaliste indienne qui a fondé et animé le parti du Congrès, de sa démocratie électorale. Ici encore, en contraste avec l'enthousiasme que beaucoup de nationalistes anti-impérialistes du tiers-monde - y compris de gauche - manifestent à l'endroit de la classe dirigeante indienne, - l'un des phares les plus solides du non-alignement actif du monde afro asiatique (et en dépit des aspects positifs de cette posture) - les intellectuels indiens critiques n'ont jamais été les victimes d'un tel aveuglement. En plaçant l'accent au contraire sur les conflits de classes de l'Inde contemporaine, sur les ambiguïtés du nationalisme bourgeois dans ses rapports avec le capital international dominant, ces intellectuels ont souvent été plus perspicaces que beaucoup des « admirateurs » de l'Inde, occidentaux et nationalistes du tiers-monde, prévoyant longtemps à l'avance les conséquences fatales de l'érosion du Congrès : la montée du fondamentalisme hindouiste et des régionalismes, la généralisation de la corruption et la constitution de pouvoirs mafieux, la capitulation pro-occidentale des classes moyennes, etc. Ayant eu l'occasion de visiter fréquemment l'Inde au cours des trois dernières décennies, j'ai pu voir cette évolution se déployer presque « physiquement » dans le changement de style des générations successives des classes dirigeantes. Les parents s'habillaient à la manière traditionnelle ou en style occidental sobre, et mangeaient indien, ils cultivaient la politesse et cachaient leurs fortunes. Les enfants étalent avec arrogance leur richesse et imitent les middle classes américaines dans leur style d'habillement, de discours et de vie. Cela étant, si la comparaison Inde-Chine est largement favorable à la Chine - et de ce fait on ne peut qu'en conclure qu'en Inde « la révolution reste à faire » - la comparaison Inde-Pakistan est au contraire tout à fait en faveur de l'Inde. L'Inde du Congrès avait fait
l'option de principe d'un État plurinational laïc. Et quelles que soient les limites de la mise en œuvre de ce principe dans le contexte social indien, il n'en demeure pas moins porteur de possibilités d'évolutions favorables, faisant contraste avec l'impasse que le dogme de l'État théocratique constitue pour le Pakistan. Le fondamentalisme hindou lui-même n'est pas - ou pas encore - comparable à celui que les classes dirigeantes « islamistes » imposent au Pakistan - et ailleurs. Il est même en grande partie une réaction à celui de l'adversaire. J'ai déjà dit : il n'y a pas d'hindous au Pakistan (ils ont tous été expulsés), il y a beaucoup de musulmans en Inde (la majorité de ceux qui vivaient dans ce qu'est devenue l'Inde y sont restés). L'État indien se proclame laïc. Il n'interdit donc pas la construction de mosquées. Or, et j'ai pu le constater par moimême, dans des régions où la minorité musulmane est inférieure à 5 % de la population, celle-ci n'hésite jamais à construire des mosquées aussi grandes que possible à proximité de tous les temples hindous du lieu, et à y installer des hauts-parleurs puissants. Imagine-t-on que la minorité chrétienne d'Égypte en fasse autant ? Saisi par les protestations des partis hindouistes, le gouvernement indien n'a jamais eu qu'une seule réponse : l'État est laïc, les communautés religieuses ont le droit de construire autant d'édifices religieux qu'elles le désirent et là où elles le veulent. La laïcité indienne est néanmoins aujourd'hui menacée par l'accès au pouvoir de la droite hindouiste. L'Inde s'était construite sur le principe de bharatva (du nom du pays, Bharat),un concept de nationalité citoyenne affirmant la communauté des nationsensembles linguistiques du sous continent. La droite entend lui substituer le principe de hindutva qui fait référence à la communauté des religions hindoues, excluant par là même les musulmans et les bouddhistes. La gauche et une bonne partie du Congrès combattent avec détermination ce « fascisme religieux », parvenant à imposer une enquête sur les massacres de musulmans au Mahratta, qui a révélé sans fard les complicités de l'administration. On comparera avec tristesse cette audace avec la pusillanimité des « démentis » que les autorités égyptiennes ont toujours produites lors d'incidents analogues dont ont été victimes des coptes.
Ce que j'ai tenté de résumer dans les quelques paragraphes qui précèdent n est pas seulement le produit de mes impressions de voyage et de mes lectures. Il est également celui des longues discussions avec de nombreux intellectuels indiens, mettant à profit les invitations que m'adressent fréquemment les universités du pays l'université Jawaharlal-Nehru, à Delhi, en particulier - mais également ses organisations populaires, des syndicats, le Parti communiste (M) et le PCML (notamment au cours de la dernière campagne électorale en février 1998), comme des journaux et revues (EPW à Bombay, Frontier à Calcutta) ou des maisons d'édition (Rainbow Publishers par exemple). La liste de mes interlocuteurs et souvent amis indiens est longue, {cf. S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Inde.) Hyderabad a reçu en janvier 2003 le Forum social asiatique et Mumbai a été l'hôte du Forum social mondial en 2004. Les Forums de Hayderabad et de Mumbai m'ont impressionné par la puissance des organisations populaires qui y ont participé (syndicats, organisations paysannes, associations de dalits - les « intouchables », autre chose que les ONG !), comme par l'ampleur des débats et le sérieux des participants. L'Inde sera certainement au cœur de la reconstruction d'un front des peuples d'Asie et d'Afrique. L'Inde est également, comme chacun le sait, un continent riche en vestiges de l'histoire, en paysages naturels variés, parfois fabuleux. Isabelle et moi avons donc saisi l'occasion pour voir tout ce que les touristes doivent voir à Delhi et dans sa région, notamment, le Taj Mahal à Agra bien entendu, mais aussi les premiers contreforts de l'Himalaya dans le Himachal Pradesh sur la route de la fabuleuse Srinagar, capitale du Cachemire indien. La vallée du Gange que nous avons parcourue en train, prenant le soin de faire quelques-uns des arrêts qui s'imposent -Allahabad, Varanasi, Patna -, ressemble beaucoup aux campagnes du Delta en Égypte. Même richesse du sol, même types de cultures, même densité affolante, même pauvreté rurale et crasse des villages bien que considérablement plus terrible en Inde - à l'actif incontestable, du régime nassérien, par la réforme agraire, la disparition des spectacles du
passé - hordes de mendiants, d'enfants aux yeux malades du trachome, d'hommes et de femmes en guenilles, d'estropiés et de lépreux que je retrouvais en Inde tels que je les avais gardés dans mes souvenirs d'enfance. De Hyderabad à Bangalore j'ai traversé le Dekkan en automobile. Paysage totalement différent de celui du Nord, rappelant ici la savane soudanienne d'Afrique occidentale. Villages qui donnent aussi l'impression d'être un peu moins misérables. Vestiges architecturaux du passé fort différents. Dans le Nord, dominent les vestiges mongols et les styles importés par la classe dirigeante du pouvoir musulman - mosquées et forts. Dans le Sud, ce sont les temples hindous qui foisonnent. Je ne suis pas très sensible à leur style - dépourvu du sens de l'architecture à mon goût, trop souvent surchargé de sculptures de qualité médiocre. Mais je dois dire que quelques-uns de ces grands temples - celui de Lapakshi à quelque 60 kilomètres au nord de Bangalore, celui de Mysore, quelques-uns à Madras - m'ont plu, par le mélange de la pierre (ici avec de belles sculptures) et de la nature tropicale envahissante. Hyderabad est une ville intéressante, notamment par les ruines de sa vieille ville morte. Bangalore, comme Madras d'ailleurs, offre le spectacle agréable d'un urbanisme un peu organisé, chose rare sur le contient indien. Il paraît que Pondichéry à petite échelle et Goa à une plus grande, ont été construites selon des plans véritables (mais je n'ai pas eu le plaisir de voir ces villes). Les Britanniques n'ont rien fait de semblable. Ils ont toujours laissé à l'abandon les agglomérations « indigènes », traitées avec le plus grand mépris, leur petite colonie se réfugiant dans des suburbs riches par la qualité de leurs demeures, mais toujours horribles par manque de goût et arrogance raciste. Bangalore - du moins le centre-ville - est nette et propre. Également exception en Inde. Et je dois admettre que, pour beaucoup de raisons diverses - tempérament des gens, moindre misère peut-être et crasse moins dominante - j'aime mieux l'Inde du Sud que celle du Nord. Bombay doit être vue. Capitale économique du pays - le Shanghaï de l'Inde - Bombay est la seule grande ville indienne qui vous plonge immédiatement dans une atmosphère urbaine, non dans celle d'un
village démesuré. Les goûts de sa classe compradore dominante, pas plus que ceux de ses administrateurs anglais, ne sont pas bien fameux et leur métissage a donné ces horreurs que j'appelle « style Bushir and Company » dont on trouve des produits essaimés dans la région du Golfe, de la mer d'Oman et de la cote Est de l'Afrique. La corniche - agréable - fait passer le détail. Il y a, à Bombay, une vie culturelle plus active qu'ailleurs - Delhi compris. Grâce à mes amis indiens j'ai eu la chance d'aller boire une bière ou manger un morceau dans plusieurs de ces « cafés » peu connus des étrangers où se retrouvent artistes, poètes, cinéastes, journalistes et politiciens originaux et non conventionnels, évidemment sympathiques et intéressants. À Delhi, la vie sociale et culturelle est plus « guindée ». À la fois effet de capitale, et peut être différence de tempérament. Le Guest House International centralise à son bénéfice beaucoup trop de manifestations et colloques (dont ceux auxquels je participais comme les réunions des groupes de travail du Forum). J'appréciais néanmoins le confort que cette institution offre, sans commune mesure avec les guest houses délabrés des universités ! Le Népal et le Sri Lanka Saisissant l'occasion d'un voyage en Inde, nous avons passé quelques vacances, Isabelle et moi, à Katmandou, capitale du Népal. Haut lieu du tourisme dans l'Himalaya, dont il faut avouer qu'il offre le plus grandiose spectacle de montagne qu'on puisse imaginer. La ville a son charme, en dépit de sa crasse. À l'époque elle était aussi le lieu où finissaient d'agonir les déchets de la drogue. Jeunes, garçons et filles, hippies venus d'Europe, d'Amérique et d'Australie, offraient le spectacle lamentable de leurs maigreurs cadavériques et de leurs teints blafards, gisant dans des bouges crasseux, attendant la fin de leur parcours. J'ai toujours suivi avec attention le développement des luttes sociales conduites par les maoïstes du Népal dont j'ai eu l'occasion de rencontrer les dirigeants à plusieurs reprises. La longue guérilla naxalite, qui embrase depuis plus de trente ans le tiers du souscontinent et qui oppose, d'une part, les maoïstes de l'Inde (CPML
et organisations issues de son éclatement) et les dalits (les castes subalternes majoritaires parmi les paysans sans terre) et, d'autre part, les pouvoirs en place en Inde et au Népal, est loin d'être parvenue à faire triompher sa perspective révolutionnaire (la seule acceptable à terme pour le sous continent). En particulier, la fusion nécessaire entre la vision politique du maoïsme en question et les revendications propres aux dalits demeure handicapée par les points de vue dogmatiques de nombreux maoïstes qui sousestiment la dimention « caste » des problèmes. Mais ce mouvement est loin également d'avoir été « définitivement battu ». Sa victoire au Népal n'est pas due au hasard, même si la faiblesse du pouvoir ici - sans commune mesure avec la puissance des moyens de répression dont disposent les classes dirigeantes en Inde - a constitué un élément favorable aux victoires récentes des maoïstes népalais. Le Sommet de Colombo de 1976 se situait au lendemain de la proposition d'un « Nouvel ordre économique international » présentée par le Mouvement et les 77 aux instances de l'ONU (CNUCED en particulier). Nous avions donc constitué au sein du Forum naissant - et de l'IDEP à l'époque - un groupe de discussion auquel j'avais soumis un working paper. Le secrétariat du NAM m'avait demandé de venir exposer le contenu de ce document, à Colombo, à un groupe d'experts et de ministres chargés à leur tour d'en informer le Sommet. Indira Gandhi, qui était venue à l'improviste entendre les conclusions du groupe - à la fin d'une longue séance de huit heures de discussions peut-être - m'avait fait l'impression, comme à tout le monde je crois, d'une femme politique de la plus grande intelligence. Trois ou quatre questions brèves, mais cruciales, formulées sur le champ et deux ou trois commentaires aussi brefs, mais remarquables, faisant ressortir les faiblesses ou les contradictions des discours sur le sujet. Ce Sommet a été pour moi d'un intérêt extrême par tout ce que j'ai pu apprendre en discutant avec les uns ou les autres. Mais ses résultats ne pouvaient être autres que l'adoption du projet de « Nouvel ordre international » dont j'estimais nulles les chances d'être accepté par les puissances occidentales. Il s'agissait d'un vœu pieux, traduisant le souhait des classes dirigeantes de voir les centres capitalistes s'ajuster aux exi-
gences de la poursuite du modèle populiste des périphéries, dont le dynamisme commençait à s'essouffler. L'histoire m'a hélas vite donné raison sur ce point. J'opposais à cette option stratégique celle d'un programme qui mettrait l'accent sur des réformes internes élargissant l'espace d'intervention des classes populaires, susceptible, par là même, de renforcer l'autonomie du tiers-monde et sa capacité de négocier avec le Nord en position plus forte. J'exprimais cette proposition dans les termes les plus acceptables possibles pour l'audience. Comme on le sait, le Mouvement des Non-alignés n'est jamais parvenu à se constituer un secrétariat permanent véritable. Peutêtre ne l'a-t-il pas voulu, pour éviter de donner l'occasion à ses contradictions internes d'apparaître au grand jour. Et peut être a-til fait, de ce point de vue, un choix raisonnable. Mais, en contrepartie, ses conférences ministérielles et ses sommets n'ont jamais été suffisamment préparés. Quelques bons secrétariats nationaux ont plus ou moins compensé cette faiblesse. C'était le cas du secrétariat indien qui, à plusieurs occasions, m'a invité à venir discuter de quelques-uns des grands problèmes du moment. Dernier en date, en février 1998, une séance de travail sur la crisefinancièrede l'Asie du Sud-Est, à laquelle participaient quelques-uns des plus grands noms de la réflexion économique et politique en Inde. À cette occasion, j'ai proposé quelques éléments de réflexion destinés à réanimer le Mouvement en conservant son nom mais en le complétant pour en adapter le sens à la situation nouvelle : Non Alignment on Globalisation (Non-alignement sur la mondialisation). J'avais eu d'autres occasions de discuter de ces problèmes avec des responsables chinois - un groupe composite de l'Académie, du parti et du gouvernement - , en réponse à la question qu'ils m'avaient posée : y a-t-il un dénominateur commun minimal qui permettrait de reconstituer un front des pays du Sud (États et « peuples ») contre l'hégémonisme américain ? En Afrique, le Zimbabwe ayant eu la responsabilité de préparer l'un de ces Sommets, Nathan Shamuyarira, alors ministre des Affaires étrangères, m'avait invité à discuter avec lui de la « crise » du Mouvement et des exigences de son adaptation aux changements mondiaux.
Je saisissais l'occasion de mon invitation pour prolonger mon séjour au Sri Lanka et faire connaissance, après le Sommet, des intellectuels critiques de ce pays. Beaucoup d'entre eux étaient alignés sur la stratégie populiste de la gauche du pays - « ouverture et croissance accélérée (avec une figure humaine comme on dira plus tard) associée à des programmes sociaux (éducation et santé en particulier) vigoureux ». Mais déjà certains voyaient les contradictions et limites de cette stratégie, le risque d'enlisement et avec lui d'explosion. L'histoire leur a donné raison : quelques années plus tard le « miracle Sri lankais » (encore un miracle de la Banque mondiale qui a conduit au désastre) prenait fin et les classes dirigeantes aux abois choisissaient de dévoyer la protestation populaire en organisant le conflit ethnique dont le pays n'est jamais sorti depuis. La Thaïlande En Thaïlande, j'étais attendu en 1973 par une bonne équipe (Khien Theeravit, Suthy Prasartset et autres). La Thaïlande n'est certainement pas exclusivement un paradis du tourisme sexuel pour Européens, Américains et Japonais, ni seulement non plus un pays de plages magnifiques (où nous avons passé quelques jours agréables je reconnais). C'est aussi celui d'un peuple ouvert, actif et combatif dont je pouvais commencer à mieux comprendre la culture « indochinoise » - un amalgame d'éléments de civilisations venues de l'ouest et du nord - grâce à mes amis locaux. Un amalgame réussi sur certains plans à mon avis, plus douteux sur d'autres à mon goût personnel, et à celui d'Isabelle. Les palais et ensembles de pagodes nous sont apparus trop tarabiscotés, un peu style « caravansérail ! ». À Bangkok, on admire les canaux, mais tous les visiteurs ne voient pas toujours la misère du peuple qui y circule et souvent les habite. Car en dépit du succès économique du système - jusqu'à la crise financière qui le frappe depuis 1997 - les inégalités sociales n'ont cessé de s'aggraver. Et on le voit. Aucune statistique n'est nécessaire pour vous en convaincre dès lors que vous avez visité le pays à plusieurs reprises au cours des vingt-cinq dernières années -
ce qui est mon cas. Le plus beau succès de ce « miracle » est constitué par les encombrements de la circulation automobile. La ville - charmante à sa manière, au départ - a été massacrée par la percée de gigantesques autoroutes urbaines, de la laideur qu'on peut imaginer, aggravée par l'agressivité d'une publicité de mauvais goût style US. Mais ces voies de communications encerclent des îlots populaires abandonnés à leur misère — sans rues, ni trottoirs dignes de ce nom. Les bourgeois et les classes moyennes consuméristes - la base sociale du régime - n'en ont que faire. Ils ne circulent jamais à pied, toujours sur les autoroutes (en dépit de leur encombrement) pour se rendre d'un îlot forteresse - celui de leurs logements, villas-palais des plus riches ou ensembles d'immeubles de standings adaptés aux revenus des classes moyennes, protégés par des murs et des gardiens armés - à un autre îlot forteresse - le centre-ville des affaires. Cela prend toujours des heures entières... à tel point que les usagers ont inventé un système de toilettes ambulantes qu'on transporte dans le véhicule ! La Thaïlande - en dépit de l'horreur de sa classe bourgeoise compradore dominante - dispose d'atouts importants à mon avis. C'est une nation véritable qui, de surcroît, a eu la chance de n'avoir pas été traumatisée par la colonisation. Donc ici pas de discours névrotiques concernant l'affirmation de « l'identité ». Il y a la classe dirigeante qui ne cache pas son adhésion aux richesses que le capitalisme lui offre sans, bien entendu, faire la moindre place aux valeurs démocratiques. Il y a les classes populaires qui savent parfaitement qu'elles n'ont rien à attendre du système et, dans la mesure de leurs moyens, le combattent. L'intelligentsia qui se range aux côtés du peuple est présente, l'a toujours été dans les temps modernes. Elle a fourni les cadres antifascistes de l'armée, ceux du Parti communiste, des guérillas maoïstes. Elle fournit maintenant ceux d'un mouvement démocratique puissant, qui associe la critique des options capitalistes de la classe dirigeante et du système dominant mondialement et régionalement à des propositions sociales progressistes et à leur gestion démocratique. C'est probablement cette présence active d'une intelligentsia moderne et critique qui explique la place importante que le mouve-
ment étudiant continue à occuper dans la vie du pays, faisant contraste avec la situation dans beaucoup de pays du tiers-monde, caractérisée par une forte dégénérescence politique et culturelle du monde universitaire et étudiant. La « crisefinancière», survenue en 1997, n'a donc pas été une surprise pour les analystes du groupe de travail du Forum. Sept ans plus tôt, dans une étude publiée par notre Forum, l'analyse des contradictions du « miracle » conduisait à un pronostic de crise qui, jusque dans le détail, a été confirmé par la suite. Je suis certainementfierde ces collègues, dont les plus célèbres concurrents - experts de la Banque mondiale et autres - n'auraient jamais été capables de comprendre lafinessede l'intelligence. La Malaisie La Malaisie, que j'ai visitée à plusieurs reprises à partir de 1973, a expérimenté au cours du dernier quart de siècle un développement capitaliste de même nature que celui de la Thaïlande, avec non moins de « succès » (selon les critères de l'opinion conventionnelle dominante : ceux de la Banque mondiale) ou de faiblesses, brillamment mises en relief par ses intellectuels critiques (entre autres Jomo Sundaram et Hussein Ali). Mais il était évident - pour moi tout au moins - que la Malaisie ne bénéficie pas des avantages de la Thaïlande. Ici point de nation au sens fort du terme, mais seulement un pays partagé entre différentes « communautés ». Celle constituée par les Chinois monopolise en fait l'esprit d'entreprise (capitaliste) et fournit la majorité des travailleurs réellement qualifiés, celle des Malais, le pouvoir politique. Cela fonctionne assez bien pour autant que les intérêts de la classe dirigeante politique et ceux de l'entreprise capitaliste convergent. Ce qui a été le cas jusqu'ici, l'intervention active de l'État s'étant assignée l'objectif de soutenir l'accumulation privée. Il n'empêche que les Chinois de Singapour, qui constituent dans cette ville l'écrasante majorité de la population, ont jugé plus efficace de se séparer de l'ancienne Malaisie pour constituer leur propre pouvoir et faire de cet État-cité une métropole industrielle et financière de la région.
Si la crise devait durer et s'approfondir, si le capital international dominant parvenait à imposer ses vues, c'est-à-dire à forcer un « retrait de l'État » au nom des principes du néolibéralisme mondialisé - ce qui ferait l'affaire des multinationales et de la bourgeoisie chinoise compradore, mais non celle de la classe dirigeante politique malaise - l'unité du bloc local dominant pourrait être sérieusement menacée. Ces tensions internes pourraient devenir d'autant plus dangereuses que les luttes sociales seraient appelées à se radicaliser. Comment les paysans malais, les classes « féodales » qui les encadrent souvent, les prolétaires des villes (souvent Chinois et Indiens) et des plantations, les couches moyennes constituées au sein de toutes les communautés, réagiront-elles à ces défis nouveaux ? Difficile de le dire, mais l'expérience de l'histoire nous enseigne que le recours au « communautarisme », voire au fondamentalisme islamique pour les Malais, peut constituer le moyen par lequel certaines forces politiques pourraient espérer fonder le renouvellement d'une légitimité perdue. L'analyse de la crise en cours - qui n'est pas, à mon avis, une crise « conjoncturelle » appelée à être surmontée au bénéfice d'une reprise du modèle qui a commandé la croissance des vingt cinq dernières années, mais le signal que celui-ci a épuisé son potentiel doit retenir l'attention de toutes les forces progressistes et démocratiques de la Malaisie ; et elles existent, fort heureusement, en dépit de la répression qui a accompagné le « miracle » encensé par la Banque mondiale. Les illusions de celui-ci dissipées, on pourra voir fleurir à nouveau ces forces. Dans l'immédiat après-guerre l'axe principal autour duquel elles s'étaient cristallisées combinait les tâches de la lutte pour l'indépendance nationale et celles de la révolution socialiste, selon le modèle du communisme de l'époque. La défaite de ce projet - commune à toute l'Asie du Sud-Est, Vietnam, Cambodge et Laos exceptés - n'a pas fait disparaître à jamais ce qu'il avait semé dans les peuples de la région : l'aspiration double à la liberté et à la justice sociale. Bien entendu un remake du passé n'est pas la réponse au défi nouveau, opérant dans des conditions locales et mondiales qui n'ont pas grand chose à voir avec celles qui caractérisaient l'après-guerre. Fort heureusement personne n'y pense et
il n y a pas de nostalgie de ce passé (comme il en existe peut-être encore aux Philippines). Difficile de dire alors comment pourrait se recristalliser un programme de démocratisation et de progrès social efficace pour la période à venir. Les Philippines Des contretemps successifs avaient toujours retardé mes voyages aux Philippines jusqu'en 1997. J'ai enfin pu répondre à une invitation qui m'était adressée par les théologiens de la libération. George Aseniero, à l'époque coordinateur des activités du Forum pour l'Asie du Sud-Est et de l'Est, est lui-même philippin, et j'avais eu l'occasion de discuter des problèmes de ce pays avec lui, bien entendu, mais aussi avec Renato Constantino - figure de proue du renouveau progressiste de l'après-guerre - avec son beaufils qui a été actif dans la chute de Marcos, Randolf David, comme avec Francisco Nemenzo et d'autres, rencontrés dans nos groupes de travail. L'histoire des Philippines est tragique. Avec humour, les Philippins la résument en une phrase : « 400 ans dans un couvent espagnol, 40 ans dans une comédie musicale de Hollywood, 4 ans dans un camp de concentration japonais ». J'ajouterai : « Balancés dans la mondialisation capitaliste au terme de cette glorieuse préparation ». La dictature de Marcos, sanglante et corrompue à l'extrême, mise en place et soutenue par Washington - qui n'avait alors jamais pensé aux violations des droits de l'homme et à l'absence de toute forme élémentaire de démocratie qu'elle représentait - a fini quand même pas être abattue. Pour l'essentiel, par une rébellion urbaine organisée par le « nouveau mouvement social », une combinaison d'organisations populaires de défense de la démocratie, de groupes écologistes, féministes, religieux (appartenant au courant de la théologie de la libération). Que la bourgeoisie compradore locale dominante et derrière elle la diplomatie des États-Unis soient parvenues à contenir ce mouvement par le moyen de son ralliement autour de la personnalité douteuse de madame Aquino, sinon de le manipuler, ne fait pas l'ombre d'un doute.
C'est pourquoi une autre fraction de la gauche historique du pays, celle qui avait pris l'initiative de conduire la guérilla rurale sous la direction d'un Parti communiste, plus ou moins classique, évoluant vers le maoïsme à partir des années i960, est demeurée sévèrement critique à l'égard de cette « nouvelle gauche », passablement hétéroclite, sans doctrine affirmée, qu'elle accuse même d'être fondée pour l'essentiel sur les classes moyennes, de n'avoir pas de stratégie et partant d'être manipulée par les classes dirigeantes locales et Washington. Cette guérilla, installée dans les montagnes de l'île de Luzon, n'a jamais pu en être chassée ; elle continue. À se survivre à elle même sans perspective de pouvoir libérer le pays - ses villes et ses campagnes des plaines riches disent les défenseurs de la nouvelle stratégie urbaine. J'ai entendu les deux points de vues, défendus par des militants pour lesquels je garde la plus haute estime. Les arguments des uns et des autres sont solides, comme finalement les critiques qu'ils s'adressent mutuellement. Je ne suis pas d'un tempérament de « donneurs de leçons » - comme hélas il y en a trop. Je me suis donc toujours gardé de « trancher » en faveur des uns ou des autres, et respecte toujours leurs opinions et leurs qualités de courage. Je me suis donc toujours contenté de dire ce que je pense réellement, et que je souhaite : ne serait-il pas possible de surmonter les insuffisances des uns et des autres - à supposer que les points cruciaux des critiques mutuelles qu'ils s'adressent soient corrects, ce que je crois, par un rapprochement, plutôt que de poursuivre une polémique qui flatte l'entêtement mutuel ? Manille est une catastrophe, comme Bangkok : percée d'autoroutes urbaines, encerclant des bidonvilles épouvantables, quartiers bourgeois organisés en forteresses, circulation démentielle, etc. Ce qui reste de la vieille ville coloniale espagnole -minuscule à l'échelle de l'agglomération de Manille-Métro - est fort beau et donne la nostalgie... du couvent espagnol. La révolte des « Moros » — les musulmans de Mindanao — n'a pour moi pas beaucoup de sens. Les Moros ne sont victimes d'aucune discrimination. L'idée que parce que musulmans ils doivent disposer d'un État indépendant qui leur soit propre ne peut
convaincre que ceux qui acceptent le discours idéologique de l'islamisme et des « communautarismes ». Il s'agit donc d'un mouvement manipulable, et probablement manipulé (par Washington). La petite guerre qu'il conduit n'opposefinalementguère que des bandits criminels du côté Moro et l'armée brutale d'un système qui, par nature, est incapable de répondre correctement à un défi de ce genre. Ce qui fait bien l'affaire de ceux qui veulent tirer les marrons du feu. Encore une fois Washington. L'Indonésie L'Indonésie était pour moi un pays pratiquement interdit depuis 1966. J'avais connu des responsables du Parti communiste aux débuts des années i960 comme il m'était arrivé d'entendre des fonctionnaires du régime de Soekarno dans les rencontres du Mouvement des Non-alignés. Les rapports qu'entretenaient ces deux forces dominantes issues de la guerre de libération me rappelaient ce qui se passait en Égypte à la même époque. Pour les communistes l'option était : s'aligner sur le populisme du régime ou tenter sérieusement de le dépasser ? Et, dans ce dernier cas, par quels moyens ? Soekarno me rappelait beaucoup Nasser : anticommunistes fondamentaux, ces deux chefs d'État cherchaient à contrebalancer l'influence de la gauche populaire par des moyens fort semblables - dépolitiser par l'interdiction du débat, corrompre et flatter les penchants de la petite-bourgeoisie sur laquelle leur pouvoir était fondé, encourager les courants réactionnaires notamment de l'islamisme. Sauf que le Parti communiste indonésien était considérablement plus puissant que l'égyptien et, de ce fait, s'était imposé comme un partenaire à part entière, reconnu légalement quand bien même il était l'objet d'une répression sournoise. D'une certaine manière, la Syrie et l'Irak se situaient entre le modèle égyptien et celui de l'Indonésie. Dans tous les cas, le jeu que ces directions populistes anticommunistes croyait subtil s'est retourné contre elles : elles ontfinipar être abattues par les forces de droite, soutenues par les interventions impérialistes. En Indonésie, précisément parce que le Parti communiste était puissant, le renversement du populisme de
Soekarno a exigé un bain de sang sans pareil dans l'histoire contemporaine. Suharto n'a pas agi seul dans cette affaire ; les islamistes y ont contribué mais surtout la CIA qui a planifié scientifiquement le massacre de 500 000 personnes au moins - hommes, femmes, enfants et vieillards -. Aujourd'hui qu'il est question de mettre en place un « tribunal international » pour ce genre de crimes, le premier accusé devrait être le gouvernement de Washington. Mais bien entendu il n'en est pas question, comme on n'imagine pas le président des États-Unis présentant ses excuses au peuple indonésien, ce qui pourtant serait la moindre des choses. Parmi les criminels de notre époque ce « tribunal international » ne jugera jamais que ceux qui n'ont pas donné pleine satisfaction aux maîtres impérialistes. Je tentais néanmoins, en 1973, de prendre contact avec quelques survivants qui n'avaient pas rallié la dictature combinée de Suharto et de Washington après la chute de Soekarno en 1966. Ce fut très difficile tant l'horreur du massacre proche et la terreur - entre autres par la pratique systématique de la torture au moindre « soupçon » (sur la base de listes fournies par les Américains) - paralysaient les individus dispersés. C'est dans ces conditions que je fis la connaissance de personnes dont aujourd'hui il m'est possible de révéler les noms, après la chute de Suharto. Le principal d'entre eux était Adi Sasono, à l'époque combattant de la démocratie et de la justice sociale, critique de la stratégie de développement capitaliste dépendant prônée par Washington via la Banque mondiale. Mais progressivement, Adi Sasono s'est rapproché du régime, et singulièrement de Habibie qui a pris un moment la succession de Suharto. Il n'est pas sans importance que Habibie se soit proclamé le protecteur des islamistes. C'était la condition que Washington posait pour le soutenir et par ce moyen tenter de stopper l'élan populaire qui a mis un terme à la dictature de Suharto. Car la crise économique et financière n'est pas la cause de la débâcle de la dictature comme on le prétend dans les médias dominants. Au contraire celle-ci constitue toujours le meilleur moyen de la gérer dans l'intérêt du capital international et de la bourgeoisie compradore locale. C'est le refus par les classes populaires, de payer le prix de cette gestion, et la mobilisation puissante de ce refus par l'intervention massive des jeunes et
des étudiants qui ont mis un terme au pouvoir de Suharto. Peu préparé pour faire face au défi du mouvement démocratique et social de masse, le dictateur - comme c'est souvent le cas — a « mal » réagi (pour les Américains) : il a tenté un ultime « retournement » nationaliste démagogique. C'est alors qu'il fut abandonné par ceux qui découvraient soudainement qu'il avait bafoué les principes de la démocratie, et que la personnalité douteuse de Habibie fut poussée au devant de la scène. Il reste que rien n'est encore réglé dans ce pays en ébullition, en dépit de la stabilisation apparente que l'élection de lafillede Soekarno peut sembler avoir apportée. Aucune forme de gestion de la crise ne se dégage jusqu'ici, qui puisse être satisfaisante soit pour les maîtres impérialistes, soit pour le mouvement populaire et social qui ne désarme pas. Le visa pour l'Indonésie nous avait été accordé, en 1973, à Isabelle et moi, pour un séjour de tourisme. Nous avons donc débarqué à Denpassar et avons passé quelques jours de vacances sur les plages splendides de Bali. À l'époque, Bali n'était pas encore prise d'assaut par les hordes japonaises, australiennes et autres. Quelques hippies. La visite de cette île dont la population est demeurée hindouiste offre aussi l'intérêt d'aider à comprendre l'histoire véritable du peuple indonésien, celle de ses racines pré-islamistes que les fondamentalistes veulent, ici comme ailleurs, gommer. Produisant un traumatisme dont j'ai parlé plus haut. L'alliance de la diplomatie américaine et des fondamentalistes prépare donc d'autres horreurs et massacres à venir. On le sait certainement à Washington, mais on le souhaite. C'est le moyen le plus efficace pour éviter que l'Indonésie ne devienne un pays solide, donc potentiellement autonome, capable de refuser l'hégémonisme américain. Encore une fois, le discours officiel des diplomaties occidentales sur la démocratie, manipulé par les médias, n'a pas la moindre crédibilité. J'avoue ne pas avoir d'opinion déterminée concernant Timor et l'Iryan occidental. Timor oriental a été colonisé par les Portugais qui, ici comme ailleurs, ont marqué le pays d'une empreinte sans commune mesure avec celle laissée par les Hollandais, presque imperceptible aujourd'hui. Iryan occidental est un pays papou (comme la Nouvelle Guinée-Papouasie) et non indonésien. Sont-ce
là des raisons suffisantes pour que l'indépendance constitue la seule réponse - ou la meilleure - aux problèmes que la diversité nationale et culturelle implique ? Il n'est pas impossible que le peuple de Timor dans sa majorité souhaitait se séparer de l'Indonésie, et que cela pourrait être également le cas pour ce qui est de celui de l'Iryan occidental (mais on n'en sait rien). L'incapacité qui caractérise les régimes populistes et les dictatures de droite dans le tiers-monde à résoudre correctement ce type de problèmes est presque « congénitale » et a sa part de responsabilité décisive dans la révolte des victimes de leur dictature. Mais la séparation est-elle une solution ? ou bien créera-t-elle presque forcément des pays trop vulnérables pour pouvoir résister à la mondialisation dominée par les impérialistes tandis que des grands pays (comme l'Indonésie) sont capables de s'imposer autrement, à condition bien entendu d'évoluer dans une direction authentiquement populaire et démocratique ? Le soutien apporté aux revendications indépendantistes par les opinions publiques des pays impérialistes, largement conditionnées par les manipulations des pouvoirs qui les dominent, est, pour moi, motif d'inquiétude réelle. Car l'Australie, dans le sillage de Washington, nourrit des ambitions de puissance impérialiste régionale ; elle intervient (gouvernement et opinion) dans ce sens, ce qui est de nature à me convaincre davantage encore de la réalité du danger. Ces interventions manquent d'ailleurs de la pudeur la plus élémentaire. Quel crédit peuton donner aux campagnes du gouvernement et de la presse d'Australie contre le « colonialisme français » en Nouvelle Calédonie ? Si l'Australie ne connaît pas de problème « indigène » n'est-ce pas simplement parce qu'elle a procédé" à l'extermination systématique des autochtones et refusé aux rares survivants tous droits de citoyenneté jusqu'à une époque récente (1967 je crois) ? Le génocide des Tasmaniens est connu pour avoir été le plus « parfait » de l'histoire : il n'a laissé aucun survivant, pas même un seul nourrisson (les Australiens racistes n'ont pas envisagé de les adopter...), créant même un problème pour les linguistes puisqu'on ne sait rien de cette langue disparue avec son peuple. L'Australie donneuse de leçons !
La Corée Le développement économique de la Corée du Sud-Est différent de celui des pays du Sud-Est asiatique. Pourtant l'amalgame est fréquent. La Banque mondiale ignore, bien entendu, le concept de capitalisme périphérique et, de ce fait, n'en distingue pas les modèles d'expansion de ceux qui caractérisent les sociétés du capitalisme central. Sa vision du monde est terne et sans nuances : les formes les plus diverses de l'expansion capitaliste sont toutes mises dans le même sac et classées par référence à un seul critère - le taux de croissance du PIB. À ce titre la Corée, la Thaïlande, la Malaisie sont toutes présentées dans le langage des success stories (des « miracles ») attribuées sans nuances aux vertus du « marché » sans aucun effort pour comprendre comment le « marché » en question est régulé par des politiques d'État différentes d'un pays à l'autre, d'une période à l'autre... Mais beaucoup de militants de gauche - en Asie et ailleurs - font le même amalgame, fiit-ce avec d'autres arguments. Par antipathie pour les options pro-capitalistes et proaméricaines du régime de Séoul, ils réduisent le modèle coréen à une variante du développement capitaliste dépendant, donc analogue pour l'essentiel à celui des pays du Sud-Est asiatique. Beaucoup de militants de gauche du monde occidental traitent le développement capitaliste de la Chine de la même manière et font l'amalgame entre celui-ci et les autres modèles de l'Asie de l'Est et du Sud-Est, voire d'autres pays du tiers-monde. Je crois, pour ma part, ce genre d'amalgame sans intérêt ; il ne s'agit que d'un procédé polémique qui évacue les questions centrales concernant la nature du bloc hégémonique, de ses rapports aux classes dominées et partant de ses stratégies vis-à-vis de l'impérialisme. Les blocs hégémoniques en Asie du Sud-Est sont de nature compradore et ouvrent leurs pays à la pénétration dominante des transnationales. Les politiques d'État mises en oeuvre remplissent néanmoins des fonctions importantes dans le système. D'abord celle de maintenir, par une répression sévère, le bon marché de la force de travail tout en assurant aux couches moyennes le bénéfice de l'expansion économique, invitant celles-ci aux joies du consumé-
risme et à soutenir loption d'un régime politique antidémocratique. Ensuite celle de contraindre le capital international dominant, bénéficiaire principal du modèle, à associer la bourgeoisie compradore locale à son pillage et à soutenir son enrichement prodigieux, que ce soit par la corruption pure et simple ou par la création d'entreprises réservées et protégées. Ce type de croissance - quand bien même aurait-elle été forte pendant deux décennies- n'a pas fait sortir l'Indonésie du modèle quasi colonial traditionnel, fondé principalement sur l'exploitation destructrice des ressources naturelles (et des forêts en particulier). En Thaïlande et en Malaisie, par contre, la croissance a été davantage fondée sur l'expansion des industries manufacturières avec la participation du capital local privé (chinois en Malaisie). La vulnérabilité et la fragilité de ces modèles - que les résultats aient été fort médiocres (cas des Philippines) ou apparemment brillants (Thaïlande et Malaisie) - sont évidentes. Les groupes de travail du Forum en ont fait une démonstration que la crise a confirmée. Dépendant largement dufinancementet de la technologie extérieurs, n'ayant développé aucune capacité de maîtrise dans ces domaines pour y prendre éventuellement la relève, le modèle mérite sa qualification de « capitalisme d'ersatz ». Le bloc hégémonique en Corée est d'une tout autre nature ; il est étatiste dans sa dimension principale, au sens qu'ici la classe dominante et l'État sont pratiquement fusionnés. La stratégie de cet État est donc nationaliste et, s'il fait appel aux transnationales et à leurs technologies, il en soumet l'action aux impératifs d'une planification qui trace les étapes d'une ascension dans la hiérarchie des productions, le développement de capacités d'absorption des technologies (par l'accent mis sur la formation et les règles imposées aux transnationales dans ces domaines), la construction d'un système de monopoles (les chaebols) qu'on pourrait qualifier indifféremment de privés ou de publics, moyen de conserver la maîtrise de la propriété du capital, etc. La Corée est le cas unique d'un pays du tiers-monde « non socialiste » (par ses options d'alliances internationales) qui tente de sortir de l'aire du capitalisme périphérique pour s'ériger en nouveau centre véritable. Les États-Unis ont accepté ici cette option - pendant un certain temps - et même
l'ont soutenu (en ouvrant unilatéralement leur marché aux exportations coréennes par exemple) pour des raisons géostratégiques particulières. Washington a toléré ici ce qu'il combattait ailleurs. La guerre de Corée (1950-1953) avait également contraint la classe dirigeante locale à faire des concessions à son peuple, peu imaginables ailleurs, notamment une réforme agraire destinée à donner satisfaction aux paysans attirés jusque-là par le modèle concurrent de la Corée du Nord. Ce sont ces conditions qui ont permis à la classe ouvrière de mener avec succès des luttes qui se sont soldées d'abord par l'amélioration des salaires puis ont conduit à l'assaut du système du pouvoir politique antidémocratique. Je n'ai donc pas été très étonné lorsque me parvint en 1984 une invitation d'intellectuels et d'universitaires coréens. Je me suis immédiatement rendu compte sur place que j'avais été lu attentivement, en japonais (mes ouvrages principaux sont toujours traduits dans cette langue et connaissant des tirages plus importants qu'en français ou en anglais !), ou même en coréen (traductions à usage universitaire, plus tard reprises par des éditeurs commerciaux) ou en chinois (circulation curieuse de traductions faites à l'Académie des sciences de Beijing). Je me rendais compte donc également qu'en dépit de la répression très dure, la gauche (et même le marxisme) était fortement présente dans le monde intellectuel, de surcroît non pas isolée mais au contraire qu'elle entretenait des relations organisées avec les mondes ouvrier et paysan, médiatisées par les étudiants d'origine sociale populaire. Nos discussions ont donc été d'un intérêt extrême, abordant tous les aspects du problème. J'ai rencontré en Corée des militants qui, tout en se proclamant marxistes et maoïstes en général, avaient su éviter beaucoup des simplifications répandues ailleurs. Sans l'existence de tout ce bouillonnement intellectuel, on comprendrait mal l'ampleur du mouvement social et politique qui secoue le pays depuis quelques années. Devenu évidemment ami de ces camarades, j'ai pu visiter en leur compagnie ce très beau pays, allant par chemin de fer et route de Séoul à ses côtes méridionales et à son port de Pusan (dont j'ai visité entre autres les chantiers navals impressionnants) en passant par les villes intérieures et Taegu.
Le succès de la Corée représente pour l'impérialisme un danger véritable. Ce pays peut devenir une puissance concurrente d'autant que sa réunification est probable et qu'elle se fera dans des conditions qui n'ont rien d'analogues à celles qui ont permis l'annexion de l'Allemagne de l'Est par Bonn. Ce pays peut glisser à gauche, dans une formule qu'il est difficile de préciser à l'avance mais pour laquelle combattent des forces sociales et politiques qui sont loin d'être négligeables et n'ont cessé de se renforcer dans les dernières années. Rien d'étonnant alors - pour moi - que la crise financière de 1997 ait été l'occasion pour la diplomatie de Washington et de ses alliés japonais et européens de tenter de démanteler le potentiel coréen. La crise financière que connaît la Corée est une crise mineure, au sens que la France et la Grande-Bretagne par exemple en ont connu une dizaine au cours des décennies de l'après-guerre sans que jamais il ne soit venu à l'idée des autorités de Washington de proposer ce qu'elles tentent d'imposer à la Corée aujourd'hui. Mineure au sens que le déficit extérieur coréen, mesuré en termes relatifs, par référence au PIB par exemple, et en termes de durabilité (depuis combien d'années) est inférieur à celui des États-Unis ! Or que voit-on ? Le FMI attribue tout simplement la crise à l'existence de monopoles en Corée (comme si les grandes firmes américaines, japonaises et européennes ne l'étaient pas tout autant !) et propose leur démantèlement et la cession des morceaux les plus juteux aux monopoles américains ! On s'attendrait donc à ce que, par analogie, le FMI propose - pour résoudre la crise américaine - de céder Boeing par exemple (qui est un monopole que je sache) à son concurrent européen Airbus (qui est lui aussi un monopole). Tout Français qu'il est, M. Camdessus aurait été révoqué par ordre de Clinton dans l'heure qui aurait suivi une proposition aussi saugrenue ! Doit-on alors s'étonner si la presse coréenne n'hésite pas à parler de la nouvelle guerre de Corée, dont l'agresseur désigné est Washington. Cette guerre est, à mon avis, appelée à durer. Elle connaîtra sans doute des hauts et des bas. Mais il n'est pas certain que les États-Unis et leurs alliés en sortent vainqueurs.
CHAPITRE QUATRE
L'Amérique latine Fin de la doctine Motiroe ? Introduction L'Amérique latine et les Caraïbes ont connu une histoire fort différente de celles des pays d'Asie et d'Afrique. Toutes les sociétés modernes du continent américain ont été fabriquées par une forme particulière de colonisation qui a rempli des fonctions décisives dans le système mercantiliste de l'Europe adantique, à cette époque le centre en construction du capitalisme mondial. Cette histoire n'a pas grand-chose de commun avec celle des sociétés africaines et asiatiques soumises à l'expansion ultérieure du capitalisme industriel triomphant. En Afrique et en Asie, les sociétés ont conservé leurs identités nationales et culturelles antérieures, leurs langues et très largement leurs religions (non chrétiennes). Leurs systèmes -qualifiés de tributaires ou de communautaires dans mon analyse - ont été soumis et déformés pour servir le capitalisme industriel en expansion ; ces sociétés ont donc conservé longtemps, de ce fait, des particularités fortes qualifiées de « féodales » dans le discours simplifié des mouvements de libération nationale modernes. La formation de l'Amérique moderne avait détruit beaucoup plus radicalement les sociétés indigènes, quand elle ne les a pas simplement exterminées par le génocide systématique comme l'ont pratiqué les Anglais en Amérique du Nord. Toute l'Amérique a été
christianisée (au moins formellement) et a adopté l'usage de langues européennes (même si cette réalité doit être nuancée pour ce qui concerne les Caraïbes créoles et les régions de peuplement indien dense des Andes et du Mexique). La participation des Anglais, des Français et des Hollandais à la conquête de l'Amérique et à la mise en place du système mercantiliste est facile à comprendre. Ces trois pays constituaient l'avantgarde du capitalisme naissant. Les guerres permanentes du XVIIe et XVIIIe siècles entre ces trois puissances mercantilistes s'étant soldées par la victoire retentissante des Britanniques ; il n'est pas étonnant que les Français et les Hollandais aient été pratiquement expulsés du continent au profit de la colonisation anglaise. Mais comment expliquer l'expansion de l'Espagne et du Portugal en Amérique, alors qu'à la fin du XVe siècle ces deux pays étaient loin de mériter la qualification de sociétés capitalistes mercantilistes ? Je crois que la Reconquista est à l'origine de cette conquête prodigieuse de l'Amérique. La date de 1492 a coïncidé à la fois avec l'expulsion des musulmans d'Andalousie et le voyage de Christophe Colomb. Or la Reconquista avait provoqué dans toute la péninsule ibérique la constitution d'immenses armées féodales de seigneurs de la guerre. Les musulmans chassés, ces armées auraient probablement poursuivi leurs conquêtes en Afrique du Nord. La découverte de l'Amérique leur offrait un domaine alternatif d'expansion qui s'est avéré de surcroît immensément plus riche. Mais ces armées n'avaient pas été constituées sur la base de rapports capitalistes mercantilistes analogues à ceux qui s'étaient cristallisés dans l'Europe atlantique du Nord-Ouest. Elles véhiculèrent donc en Amérique ibérique un esprit différent, encore largement marqué par le féodalisme européen. Ce sont ces formes qui ont posé problème pour la qualification ultérieure des sociétés d'Amérique latine. Le cœur du système mercantiliste était constitué par les colonies esclavagistes de plantations (de la canne à sucre et du coton principalement). Une invention portugaise mise au point dans les îles du Cap-Vert, comme je l'ai dit plus haut, généralisée à grande échelle dans les Antilles, les colonies anglaises du sud de l'Amérique du
Nord et le Nordeste brésilien. L'importation d'esclaves d'Afrique a conditionné la fabrication de cette périphérie mercantiliste principale. Dans les régions de peuplement indien dense - Mexique et Andes - les Espagnols ont soumis les autochtones à un statut servile articulé sur l'exploitation des mines plutôt que des plantations, et généralisé une forme inspirée par la tradition féodale ibérique - ïencomienda - se transformant progressivement en propriété latifundiaire intégrée à des degrés divers dans le capitalisme mondial en expansion. Un système de grande propriété analogue a été mis en place là où n'existait pas de population autochtone, tout au moins importante, dans le cône Sud, au Brésil, en Uruguay et en Argentine, leur peuplement étant assuré par des migrants ibériques, italiens, allemands et autres. Dans les régions indiennes, il a « intégré » à sa manière - brutale à l'extrême - les indigènes christianisés à divers degrés. Mais cette intégration n'a fait un bond qualificatif réel qu'au Mexique, grâce à sa révolution paysanne des années 1910-1920. Une nation véritable, hispano-indienne, a été le produit de la réforme agraire et du populisme construit par le PRI (Parti de la révolution institutionalisée) sur le socle de cette révolution populaire authentique. Le développement du capitalisme en Europe du Nord-Ouest a également produit, notamment en Angleterre, un excédant de population prolétarisée qui a fourni les bataillons du peuplement de l'Amérique. La formation de la Nouvelle Angleterre leur est due. Cette colonie de peuplement de petits propriétaires construisant une économie marchande autocentrée, présentait si peu d'intérêt pour le système mercantiliste dominant qu'on la croyait sans avenir. Les belles colonies, celles que les « experts » de l'époque qualifiaient de « miracles » (pour des raisons tout à fait analogues à celles que les experts de la Banque mondiale invoquent aujourd'hui), sont devenues... Haïti et le Nordeste brésilien, tandis que la Nouvelle Angleterre autocentrée et misérable a produit... les ÉtatsUnis. Les « révolutions » de la fin du XVIIIe siècle et des débuts du XIXe ne méritent guère leur qualification bien qu'elles soient centrales
dans F idéologie américaine moderne. Il ne s'agissait que de révoltes des classes dirigeantes locales contre l'administration des métropoles, qui n'ont inscrit à leur ordre du jour aucune transformation sociale. Ce n'est donc pas un hasard si les chefs de la guerre d'Indépendance nord-américains -Washington et les autresétaient tous des propriétaires d'esclaves et le sont restés dans les États-Unis qu'ils ont créés. Il en fut de même avec les Créoles d'Amérique latine. La seule véritable révolution sociale de l'époque fut le fait des esclaves révoltés de Saint-Domingue. Sans doute, au cours des guerres d'indépendance de l'Amérique latine, des leaders progressistes qui envisageaient plus qu'un simple transfert des pouvoirs des métropoles aux classes dirigeantes locales, se sont-ils exprimés. Bolivar est de ceux-là et la glorification de son nom par la Révolution bolivarienne du Vénézuela vient à point. Il reste que les guerres d'indépendance ont été ce qu'elles ont été et se sont soldées en fait par un simple transfert de pouvoirs au bénéfice des classes possédantes locales sans que les peuples du continent aient vu leur sort amélioré en quoi que ce soit. Le XIXe siècle devait se solder, dans ces conditions, par l'émergence d'un centre nouveau (et un seul pour le continent) les États-Unis -, à partir de la Nouvelle Angleterre, et l'intégration du reste de l'Amérique dans le capitalisme industriel en qualité de périphéries fournissant des matières premières agricoles et minières. Peu à peu la grande propriété latifimdiaire perd alors ses caractères para-féodaux d'origine pour devenir une forme de la propriété capitaliste du sol. La société devient une société du capitalisme périphérique. Dans ce sens le XIXe siècle rapproche graduellement les structures de l'Amérique latine de celles de l'Asie et de l'Afrique, elles aussi transformées en formes du capitalisme périphérique. C'est dans ce cadre nouveau — qui n'a plus grand-chose à voir avec celui des siècles du mercantilisme - que s'amorce un cycle de révolutions populaires, les premières sur le continent (Saint-Domingue excepté), dont la révolution mexicaine des années 1910-1920, et celle de Cuba, triomphant en 1959. Certes les peuples d'Amérique latine n'ont jamais manqué de courage. Les années 1920 et 1930 sont remplies par l'histoire de
leurs révoltes - souvent glorieuses - contre les latifundiaires et les laquais de l'impérialisme. Au Nicaragua Sandino, au Salvador Farabundo Marti dirigent le soulèvement de leurs peuples, inspirés peut-être par l'exemple de la glorieuse révolution mexicaine. À Cuba en 1933, la révolution, inspirée par San Martin, renverse la dictature pro-yankee de Machado. Au Pérou l'APRA tente de donner une force nouvelle aux masses paysannes indiennes. Dans les années 20 Luis Carlos Prestes conduit la colonne des paysans sans terre en révolte à travers cette longue marche brésilienne qui lui a valu le nom de « Chevalier de l'espérance ». Mais force est de constater qu'aucune de ces révoltes n'a abouti. Les dictatures reconstruites sur leurs décombres - celle de Somoza au Nicaragua ou celle de Batista à Cuba - vont traverser paisiblement les décennies suivantes, jusqu'à la victoire de Castro à Cuba en 1959 et des Sandinistes au Nicaragua vingt ans plus tard. Je ne crois pas utile dans ces Mémoires de donner une explication forcément rapide de ces échecs. Chaque cas a son histoire propre qui a d'ailleurs fait plus tard l'objet d'analyses et de débats sérieux qui - chaque fois que j'ai eu le bonheur d'y être associé, dans les années 1970 et 1980 - ont toujours été pour moi très enrichissants. La responsabilité des « communistes » locaux des années 1920 et 1930 (il n'y en avait que fort peu, en dehors du Cône Sud) et du Komintern qui avait la prétention de diriger leurs stratégies ne m'est pas paru être la cause principale de l'échec. Le Komintern d'ailleurs ne comprenait pas grand chose aux sociétés d'Amérique latine au-delà du Cône Sud, là où les immigrants espagnols et italiens avaient transporté avec eux les traditions ouvrières, anarchistes et socialistes de l'Europe latine. Des partis communistes d'apparence conséquente ont pu se constituer ici, en Uruguay, en Argentine et au Chili, que les responsables du Komintern pouvaient comprendre, et dans lesquels ils ont investi tous leurs espoirs, mais qu'ils ont également d'abord fourvoyé dans des aventures sans lendemain (la révolution socialiste étant pensée être à l'ordre du jour partout...) puis contraint à s'aligner sur la diplomatie de l'URSS stalinienne, sans qu'il ne soit tenu compte de la différence qui séparait les sociétés du capitalisme périphérique de
celles des centres européens. Mais le Komintern a commis les mêmes bévues en Asie et en Afrique, sans pour autant que les peuples de ces continents ne se soumissent finalement aux stratégies quil préconisait. Les Partis communistes de Chine et du Vietnam ont su imposer de fait leur indépendance ; et les mouvements de libération nationale, qu'ils aient été dirigés par ces partis ou non (comme en Inde, en Indonésie, au Moyen-Orient), ont poursuivi leur route, en conformité avec le contenu social de leurs forces dirigeantes. Je ne m'explique donc pas la singularité de l'histoire de l'Amérique latine autrement que par celle de ses classes dirigeantes, intégralement compradores dès l'origine, entièrement éblouies par l'attrait que l'Europe (relayée par les États-Unis) exerçait sur elles. Les révoltes populaires écrasées dans ces conditions ont laissé la place à des régimes qui, de la frontière Sud du Mexique à celle qui sépare le Cône Sud du monde andin indien, n'ont été que de vulgaires dictatures établies sur un fond de stagnation relative. Par contre, dans le Cône Sud le mouvement social, demeuré vivant en dépit des désillusions révolutionnaires, a ouvert la voie aux diverses formes du populisme latino-américain, qu'elles aient été plus précoces comme au Brésil et en Argentine ou plus tardives, se généralisant après la Seconde Guerre mondiale. Toujours est-il que les deux premières décennies de cet après-guerre se sont avérées « calmes », l'Amérique latine se rangeant sans problème dans le camp de Washington et les partis communistes se taisant, alors qu'elles furent celles du grand tournant de l'histoire moderne en Asie et en Afrique. Je ne connaissais cette histoire que par des lectures et, en fait, comme beaucoup d'Asiatiques et d'Africains, ne mesurais pas réellement les spécificités de l'Amérique latine, comme je l'ai rappelé dans mon Itinéraire intellectuel. Mes lectures m'avaient conduit, dans un premier temps, à faire connaissance avec le desarrollismo proposé comme cadre idéologique à la stratégie de développement des années 1950 et i960, puis à partir de la seconde moitié des années i960 avec les premières critiques adressées à cette théorie par la nouvelle gauche latino-américaine.
La stratégie du desarrollismo ne m'avait jamais convaincu qu'à moitié - à peine. Certes elle préconisait un développement quon pouvait qualifier d'autocentré d'une certaine manière, par une industrialisation locale (dite de substitution d'importation) protégée de la concurrence dévastatrice des oligopoles impérialistes. Mais elle supposait que la bourgeoisie locale pouvait en être le maître d'oeuvre, c'est-à-dire qu elle supposait celle-ci « nationale » au sens que nous donnions à ce terme - c'est-à-dire anti-impérialiste. La théorie proposée distinguait les latifiindiaires, bénéficiaires considérés comme exclusifs de l'intégration dans le marché mondial et partant adversaires de l'industrialisation, et la bourgeoisie nationale que l'intelligentsia pouvait représenter à travers la modernisation de l'État. Il fallait accepter le « prix » de cette modernisation et du financement de l'accumulation primitive qu elle véhiculait. Entre autres l'absence de démocratie, qui viendrait « après » comme le produit naturel de la constitution d'une nouvelle classe moyenne. Ce que la théorie ignorait donc c'était que les classes moyennes en question seraient les bénéficiaires exclusifs du nouveau développement et, que pour soumettre les classes populaires à l'exploitation nécessaire à cettefin,elles n'opteraient pas du tout pour une transformation démocratique de la vie politique. La substitution d'importations, par ailleurs, ne faisait que substituer des importations d'équipements et de technologies aux importations antérieures de biens de consommation. Elle était donc une forme d'intégration dans le système mondial - et non de déconnexion - qui était tout à fait acceptable pour les oligopoles impérialistes. Autrement dit cette évolution substituait à l'ancienne classe courroie de transmission de la domination impérialiste (les latifundiaires) une nouvelle classe compradore de même nature (les « classes moyennes » et leur État). Modernisation devenait synonyme de modernisation de l'exploitation (substitution du travail salarié payé à des taux minimaux dans des usines ayant une productivité moderne relativement élevée prenant le relais du travail des péons)y modernisation de la pauvreté (les bidonvilles de banlieues prenant la place des villages de misère), modernisation de la
dictature (la police « scientifique », les tortures et les escadrons de la mort prenant la place des bandes au service des caudillos). La gauche du marxisme du tiers-monde - à laquelle j'appartenais - ne pouvait pas ne pas rejeter cette théorie. Elle y voyait une légitimation idéologique du projet de l'impérialisme et de la bourgeoisie locale, compradore par nature, fût-ce dans des formes nouvelles correspondant à l'évolution du capitalisme. Depuis que nous avions lu la Démocratie nouvelle de Mao - au début des années 1950 - , nous étions persuadés que la bourgeoisie des périphéries ne peut être nationale, qu elle ne peut imaginer d'autre développement que celui qui s'inscrit dans les exigences de la mondialisation. Pour rompre avec cette voie sans issue - se soldant par l'approfondissement de la polarisation (du contraste centres/périphéries, synonyme du contraste impérialisme/peuples dominés) - la déconnexion qui s'imposait ne pouvait être faite que sous la direction des classes populaires. Nous disions que la classe ouvrière et la paysannerie pauvre ouvraient par là même la transgression de la révolution bourgeoise anti-impérialiste, anti-féodale, et amorçaient sa transformation en phase première de la révolution socialiste ininterrompue par étapes. Le débat autour de ces questions remontait, en Asie et en Afrique, à lafindes années 1950, épousant rapidement les contours du conflit sino-soviétique. Du côté soviétique, on privilégiait les exigences de la guerre froide : il fallait se soumettre aux concessions que la coexistence (seul moyen d'éviter la guerre nucléaire, prétendaiton à Moscou) imposait. Le socialisme triompherait parce que les pays socialistes enregistraient des taux de croissance supérieurs à ceux du monde capitaliste, le rattraperait donc et même l'enterrerait comme l'avait proclamé Khroutchev. Mao avançait une autre théorie du capitalisme mondial, axé sur la permanence de l'impérialisme. Les adversaires principaux du capitalisme étaient donc ceux qui menaçaient l'impérialisme, c'est-à-dire ceux qui, ayant fait leur lecture de la Démocratie nouvelle proposée plus haut, associaient libération nationale et révolution socialiste. À partir de 1957-1960, avec le maoïsme, de ce point de vue la question était tranchée.
Dans ce débat, qui se déployait principalement sur les scènes des théâtres afro-asiatiques, l'Amérique latine paraissait absente. Le desarrollismo pouvait satisfaire ceux que nous qualifions de « révisionnistes », et ce n'était pas un hasard si les partis communistes d'Amérique latine, qui s'étaient rangés du côté de Moscou contre Pékin, le soutenaient. Je m'expliquais cette situation par les particularités de l'histoire de l'Amérique latine brièvement rappelées plus haut. Les classes dirigeantes de ce continent avaient toujours appartenu au système capitaliste mondial, elles en étaient le produit. Elles avaient donc toujours tourné leurs regards vers le modèle que les puissances dominantes y représentaient : l'Angleterre au XIXe siècle, les États-Unis depuis 1945. L'idéologie qu'elles véhiculaient et qui s'imposait comme idéologie dominante, dans leurs sociétés, ne remettait pas en question le modèle du capitalisme, et leur appartenance culturelle à la tradition européenne facilitait certainement leur adhésion. Le capitalisme n'apparaissait pas ici comme étant de surcroît porteur d'une agression culturelle. Au contraire c'est en s'y soumettant qu'on « rattraperait » et qu'on deviendrait ce qu'on voulait être : comme les Européens, comme les Nord-Américains. Les partis communistes, la gauche intellectuelle de l'Amérique latine rejoignaient les partisans du desarrollismo sur un point fondamental : l'ennemi du progrès (conçu comme un « rattrapage ») était le bloc hégémonique latifiindiaire (qualifié de féodal, au regard de son ancêtre présumé, le féodalisme ibérique), non la bourgeoisie. Or voici que les choses commencent à bouger en Amérique latine. Le triomphe de la révolution cubaine, entrée dans La Havane le 1er janvier 1959, constitue un défi certain pour les stratégies du desarrollismo comme pour les ralliements électoralistes des partis communistes. Vicissitudes du castrisme, départ du Che dès 1963 suivie par ses voyages en Afrique en 1964 et finalement mort dans le maquis de Bolivie en 1967. Puis 1968 éclate et constitue un autre défi, au niveau mondial, pour tous les intellectuels de gauche. Sur le plan de l'analyse théorique, les écrits précoces d'André Gunder Frank marquent également l'amorce d'une rupture, en avançant la thèse selon laquelle les sociétés de
l'Amérique latine sont capitalistes et non féodales, ont même toujours été capitalistes depuis les siècles du mercantilisme (lui-même qualifié de première phase du capitalisme) et n'ont jamais été féodales. Vers la fin des années i960 - notamment après 1968 - se cristallise une théorie nouvelle qu'on qualifiera plus tard « d'école de la dépendance ». C'est d'ailleurs elle même qui inventera cette qualification, à mon avis plutôt malheureuse. En tout cas, j'étais triplement intéressé par ces évolutions : par celle de Cuba, par l'apparition d'une gauche qui se proclamait à gauche des partis communistes dans plusieurs pays du continent - ralliant quelque fois le maoïsme (mais cela sera l'exception en Amérique latine), par le développement de thèses nouvelles concernant le capitalisme périphérique. J'avais donc déjà lu pas mal les premiers écrits de ce moment nouveau, et les noms des fondateurs de la nouvelle école latinoaméricaine ne m'étaient plus inconnus lorsque je décidais d'établir un contact sérieux avec eux et donc d'aller voir sur place. Ce premier voyage, avec Isabelle, entrepris l'été de 1971 devait nous conduire au Brésil, en Argentine, au Chili, au Pérou et en Bolivie. L'année suivante, j'assistais à Mexico à l'Assemblée générale du CLACSO - cette organisation latino-américaine dont nous nous sommes inspirés pour créer le CODESRIA. Puis nous organisions à l'IDEP, en 1972, la première grande rencontre entre les intellectuels critiques d'Afrique et d'Amérique latine (Memoirs, p. 204). Nous avons également visité, Isabelle et moi, le Venezuela, reçus par Hector et Adicea Michelena, de retour dans leur pays après leur séjour à l'IDEP à Dakar. J'ai eu plusieurs occasions par la suite de me rendre au Chili - la dernière fois peu avant la chute d'Allende en 1973, pour notre première réunion constitutive du Forum du tiers-monde (Memoirsy p. 225) - et au Mexique, entre autres, à l'invitation du président Eccheverria. Mais les hasards malencontreux du calendrier serré de mes déplacements m'ont obligé à remettre sans cesse les visites que j'aurais voulu faire dans les Caraïbes, et n'ai eu l'occasion de faire connaissance avec la Jamaïque qu'en 1989, où je retrouvais mon ami Norman Girvan, que j'avais également fait venir à l'IDEP, à Dakar.
L'Amérique latine que je visitais dans les années 1970 traversait l'une des périodes les plus noires de sa tradition de dictatures violentes, bien que son système commençât à être ébranlé. Nations constituées par la colonisation et non antérieures à celle-ci, comme l'écrit Emir Sader, en conséquence classes dirigeantes qui ne se sont jamais conçues en dehors du système capitaliste mondialisé dont elles sont le produit, appareils d'État (et notamment armées) qui ne se sont jamais conçus eux-mêmes qu'au service exclusif de la répression du peuple, tels sont les caractères qui expliquent la soumission étonnante de ces classes dirigeantes aux diktats de Washington. En retour les militaires de Washington n'ont jamais considéré l'Amérique latine comme une « zone dangereuse » pour leur projet hégémoniste mondial. Tout cela explique sans doute l'étonnante facilité avec laquelle l'Organisation des États américains est créée en 1948, à l'initiative de Washington ; une organisation qualifiée par les esprits critiques isolés à l'époque de « ministère des colonies des États-Unis ». Les classes dirigeantes d'Amérique latine se rangent dans la guerre froide au côté de Washington sans la moindre hésitation et refuseront toujours de se rallier au camp des « non alignés » qui demeurera strictement afro-asiatique (à l'exception de Cuba). De 1945 à 1960, alors que les peuples d'Asie et d'Afrique - et même leurs bourgeoisies, en partie tout au moins - sont engagés dans des luttes sansfincontre l'impérialisme, le silence règne en Amérique latine. Lorsque la CIA renverse en 1954 la tentative du président Arbenz, au Guatemala, de faire une réforme agraire, les États latino-américains ne bronchent pas. La victoire de la révolution cubaine en 1959 annonce pourtant que le système commence peut être à s'épuiser. Washington et les classes dirigeantes latino-américaines s'associent néanmoins immédiatement pour isoler Cuba. Le président Kennedy prend, en 1961, l'initiative de la fameuse « Alliance pour le progrès ». Qui ne mérite certainement pas son nom, car il s'agit d'une alliance pour le maintien du statut quo, c'est-à-dire contre le progrès. Le « démocrate » Kennedy se fait alors le protecteur des pires dictatures, l'initiateur de leur « modernisation », et les « intellectuels » - sbires à sa solde - comme l'illustre Huntington,
sociologue de la CIA - tentent de « légitimer » ce choix en déclarant simplement que la démocratie est l'ennemi du « progrès » (défini bien entendu comme l'expansion du capitalisme). Le non moins illustre Robert Mac Namara est alors ministre responsable de l'intensification de la guerre du Vietnam et des bombardements terroristes massifs des populations civiles (inspiré sans doute par la stratégie que les nazis avaient mise au point pendant la guerre d'Espagne). Washington est alors au centre des pires agressions contre les peuples du tiers-monde : la CIA organise, en 1966, le massacre en Indonésie, ne recule ni devant l'assassinat, ni devant les coups d'État contre des régimes démocratiques régulièrement élus, comme celui de l'Unité populaire au Chili. Ses vrais amis en Amérique latine sont les généraux brésiliens et argentins, style Castillo Branco et Videla, responsables entre autres des « disparus » par milliers, dont les polices étaient formées à la torture « scientifique » par des instructeurs nord-américains. Aucune excuse publique n'est jamais venue de la part des gouvernements « démocratiques » de Washington pour regretter ses actes de terrorisme et ces massacres. Elle ne viendra jamais, soyons en sûrs. La gauche latino-américaine amorçait néanmoins une riposte à l'arrogance criminelle de Washington et de ses complices locaux. Se séparant des partis communistes timorés, elle préconisait la lutte armée. Des guérillas rurales adoptèrent une version simplifiée du maoïsme (« encercler les villes à partir des campagnes ») sans trop se soucier des conditions dans le cadre desquelles Mao avait développé cette thèse concernant la dimension militaire de la révolution. D'autres optèrent pour la guérilla urbaine, sans non plus que la frontière entre celle-ci et le « terrorisme » ne soit toujours clairement définie. En Amérique centrale la rébellion du Guatemala n'avait jamais cessé d'exister. Au Venezuela, avec Douglas Bravo et les Fuerzas Armadas de Libération National\ en Colombie avec Camillo Torres et XEjercito de Liberation National, au Brésil avec Marighella et le Polop (Politica operaià), en Urugay avec les Tupamaros, en Argentine avec les Monteneros, au Chili autour du MIR (Movimento de Izquierda Revolucionarid) et ailleurs ces modèles de riposte occupèrent le devant de la scène pendant une
bonne partie des années i960 et 1970. J'avais évidemment suivi avec attention ces développements et, à travers la revue maoïste Révolution, assisté parfois à leurs premières élaborations. J'ai rencontré en Amérique latine, dans les années 1970, quelques-uns des responsables de ces organisations. Je dois dire sans fausse modestie que, tout en gardant beaucoup de respect pour le courage de ces camarades, et malgré l'amitié qui m'a rapidement lié à certains d'entre eux, je n'ai pas été fortement impressionné par leurs analyses. Leur marxisme m'a souvent paru superficiel, parfois réduit presque caricaturalement à l'affirmation que le « peuple » est spontanément révolutionnaire et n'attend que le courage d'une minorité de proclamer la révolution et d'agir en conséquence pour les suivre. La tentative de « théoriser » cette stratégie, entreprise par Régis Debray sous le titre de Révolution dans la révolution, m'avait paru d'emblée infantile. Certes la critique que ces camarades adressaient aux partis communistes me paraissait juste : ceux-ci avaient réduit le concept de la lutte de masse à celui de la lutte électorale (quand elle existait, et/ou réclamaient des élections). Cet alignement progressif sur des positions presque strictement réduites à la revendication démocratique tranchait avec les actions de classe courageuses entreprises par certains de ces mêmes partis dans les années 1930. Il correspondait certainement à un échec de celles-ci, mais aussi à l'opportunisme de la diplomatie soviétique de l'après-guerre. Or la revendication démocratique, si elle n'est pas accompagnée par un programme de transformation sociale et des actions allant dans ce sens, reste toujours - à mon avis - peu convaincante. Les peuples de la périphérie capitaliste, d'une manière générale, n'y croient pas beaucoup. Non seulement parce que la tradition de la bourgeoisie démocratique est ici absente, mais encore parce que l'expérience a instruit ces peuples sur la fragilité et le vide des pouvoirs réformistes issus de la victoire électorale éventuelle. Mais cette critique ne peut être dépassée par la seule substitution du mot d'ordre de révolution armée à celui de la lutte électorale. Encore faut-il associer la lutte armée éventuelle à une lutte de masse conséquente - une longue préparation sans laquelle l'insurrection armée ou la guérilla reste sans prise sur les
classes populaires. Je n étais pas convaincu que les camarades critiques du « révisionnisme » combinaient dans les faits leurs appels à la guérilla à ces luttes de masse incontournables. Mais il faudrait beaucoup nuancer ces jugements qui pourront paraître à remporte-pièce. Les « révisionnistes » (terme par lequel les maoïstes désignaient les défenseurs de la ligne officielle des partis communistes alignés sur Moscou) ont évidemment toujours fait l'amalgame et, par exemple, attribué au Che la paternité de ce « gauchisme ». Che Guevara est une personnalité beaucoup plus complexe. On le sait maintenant un peu moins mal qu'à l'époque, certains de ses écrits (toujours brefs, sous forme de notes personnelles) ayant finalement été publiés ces dernières années. Le jugement du Che sur la société soviétique s'est avérée être juste ; bien en avance sur son temps, dès le milieu des années i960, Che avait vu que la révolution d'octobre avait épuisé son potentiel et même que l'URSS avait perdu la bataille de la révolution technologique en cours dans le monde capitaliste. Che avait vu que la théorie selon laquelle l'Amérique latine était plus féodale que capitaliste - ce qui exigeait le passage préalable par un développement capitaliste « national » et légitimait la mise en avant de la revendication de démocratie bourgeoise - ne servait que d'alibi pour un alignement de fait sur les stratégies de la bourgeoisie compradore dominante. Che n'a jamais ignoré que l'insurrection armée n'est que la phase finale d'un processus que les luttes de masse doivent amorcer. Mais sans doute était-il un peu pressé et, de ce fait, surestimaitil la nature des avancées que les luttes de masse avaient pu produire. Et comme l'Asie et l'Afrique étaient engagées depuis 1945 dans d'immenses mouvements anti-impérialistes, Che s'est rangé au côté de ceux qui, dans ces mouvements, s'assignaient l'objectif d'en radicaliser le contenu social. Cela lui permettait également de proposer une stratégie destinée à briser l'isolement de Cuba. La collusion de l'impérialisme américain, de ses alliés européens et des classes dirigeantes de toute l'Amérique latine avait isolé Cuba dès le début des années i960. Pour survivre, Cuba était contraint de se tourner vers l'URSS, seul pays capable de briser le blocus (et entre autres de lui fournir le pétrole sans lequel l'économie locale ne
pouvait fonctionner) et de lui assurer une protection contre l'agression militaire US, programmée, puis remise après l'échec de la baie des Cochons et l'épisode des missiles soviétiques. La diplomatie cubaine a bien compris l'importance de l'enjeu et Cuba a osé affronter la doctrine Monroe, scrupuleusement respectée par toutes les classes dirigeantes de l'Amérique latine jusqu'à ce jour. Elle a donc pris des initiatives dont j'ai suivi très attentivement le déploiement (Memoirs, p. 222), en parallèle avec la création de l'OSPAA (Organisation de solidarité des peuples asiatiques et africains), ses congrès du Caire (1958), d'Accra (la même année) et de Conakry (en 1960, date de la naissance officielle de l'organisation). Mais l'OSPAA a été traversée dès le départ par une contradiction qui l'a totalement paralysée. D'une part, les pouvoirs d'État issus de la libération nationale bourgeoise radicalisée (et de ce fait populiste) optent pour une alliance diplomatique avec Moscou, qui doit leur permettre de refuser les diktats que les puissances occidentales tentent de leur imposer au nom des exigences prétendues de la guerre froide qu'elles ont déclenchée. Delhi, Djakarta, le Caire, Damas, comme Moscou y trouvent leur compte. Mais, d'autre part, par contre, les mouvements qui n'ont pas encore triomphé (comme en Algérie, dans les colonies portugaises, en Afrique du Sud) sympathisent naturellement avec les thèses de Pékin qui insistent sur le fait que l'impérialisme est l'ennemi principal. À Winneba (au Ghana) en 1965 - conférence que j'ai suivie de très près (je visitais le Ghana à l'époque) - la « diatribe » sino-soviétique cache un conflit feutré entre les représentants des États et ceux des mouvements. C'est le moment où justement le Che s'était rendu en Afrique, dans l'espoir que certains des mouvements en question (le lumumbisme en particulier) pouvaient, en se radicalisant, offrir de meilleures perspectives à la poursuite de la libération du joug impérialiste. J'ai mentionné plus haut dans ces mémoires ce que furent mes réactions aux propositions que Che Guevara a faites à l'époque et à ses commentaires qui n'ont été connus que beaucoup plus tard. Toujours est-il que c'est dans cet atmosphère que Cuba prend l'initiative, à la Havane en 1966, de proposer une « Tricontinentale », c'est-à-dire d'y faire entrer l'Amérique latine au côté de l'Asie
et de l'Afrique. Atermoiements et arrières-pensées des uns et des autres, notamment des gouvernements non alignés et de la diplomatie soviétique, conduisent à la création d'une organisation séparée pour l'Amérique latine - l'OLAS (Organisation latino-américaine de solidarité) mise en place à La Havane en 1967 - parallèle à l'OSPAA. Mais, à la différence de l'OSPAA soutenue par la majorité des États indépendants d'Asie et d'Afrique, l'OLAS ne peut regrouper que des mouvements en conflit avec les gouvernements de l'Amérique latine qui, eux, restent tous dans le camp de Washington. Ces mouvements sont contraints d'entrer en conflit avec les partis communistes traditionnels et s'engagent dans des formes de luttes violentes rappelées plus haut. Or La Havane a besoin de rester en bons termes avec Moscou, dont Cuba dépend pour sa survie. J'ai proposé cette longue introduction parce que ce dont j'ai discuté avec nos camarades d'Amérique latine à l'époque et par la suite (jusqu'à ce jour) lorsque se sont accélérées les transformations du système mondial, mettant un terme à l'après-guerre, ne prend son sens que replacé dans ce cadre. Le Brésil Au Brésil, le premier ami à me recevoir en 1971 fut Fernando Henrique Cardoso qui dirigeait alors à Sao Paulo le CEBRAP et faisait face, avec courage et détermination, à l'une des plus sauvages dictatures qu'on ait connu à notre époque. À l'époque nous étions d'accord sur l'essentiel et j'étais - et demeure - fort admiratif du petit ouvrage qu'il avait écrit en collaboration avec le chilien Enzo Faletto. Nous convenions donc sans difficulté qu'une grande rencontre afro-latino-américaine était nécessaire, celle que j'organisais un an plus tard à Dakar où Fernando Henrique et son épouse Ruth nous rendaient notre visite. Cardoso était l'un des initiateurs de la critique du desarrollismo, l'un des fondateurs de la dependancia. Rompant avec la tradition du marxisme dominant, il analysait avec lucidité le caractère compradore de la bourgeoisie du capitalisme périphérique, qu'elle fut latifiindiaire dans une première étape de sa
formation (et non pas « féodale » comme la dépeignait le marxisme scolastique eurocentrique) ou maintenant engagée dans une industrialisation tout autant dépendante. Cardoso aurait dit quil fallait « oublier tous ses écrits de jeunesse ». Si c'est vrai, cela est bien dommage, car ces écrits comptent et continueront à compter parmi les pages les plus fortes produites par l'Amérique latine moderne. Je rencontrais ailleurs d'autres Brésiliens, en exil en Europe ou au Chili, du temps d'Allende, ou encore au Mexique : Theotonio dos Santos, le regretté Ruy Mauro Marini, le jeune (à l'époque) Emir Sader, devenu l'un des cerveaux les plus féconds du renouveau des années 1990, Maria Conceiçao Tavares, les « ancêtres » - Darcy Riberiro et Celso Furtado, le premier Brésilien que j'ai connu avec Jorge Amado, à Paris, alors que j'étais encore étudiant. Balade à travers ce pays continent, encore une fois pour voir avec les yeux, même si c'est rapidement : le Nordeste - Bahia, ses alentours et le sertào - l'incomparable Rio de Janeiro, la terrible Sao Paulo, la triste nouvelle capitale de Brasilia. J'aurais beaucoup à dire si je savais écrire sur ces sujets. Reçus par des amis nous avons eu le privilège de voir avec des yeux qui ne subissent pas tout à fait les réductions que le tourisme ordinaire finit pas imposer, que ce soit à l'occasion de la visite d'églises et de bâtiments historiques du vieux Bahia ou dans un candoblé, dans les cafés animés de Rio, ses quartiers chics et ses favelas, son étonnante forêt tropicale en pleine cité. Je disais de Sao Paulo qu elle nous fit l'impression d'être terrible. Comme toutes les grandes villes du continent, y compris bien entendu des États-Unis, Sao Paulo est le produit de ce capitalisme sauvage qu'on ne trouve qu'en Amérique. Histoire oblige. Forteresses dans lesquelles se réfugiaient les bourgeois archi-riches, quartiers ouvriers (noirs) dégradés et aussi dangereux que ceux de Chicago, de New York ou de Los Angeles, favelas insupportables de misère et de honte. Tous les vices des États-Unis - racisme hérité de l'esclavage en premier lieu - et de surcroît la pauvreté matérielle du « tiers-monde » industrialisé. Brasilia n'offrait - à l'époque que le visage d'une architecture propre et d'un urbanisme si bien ordonné que la ville paraissait sans vie. Il faut laisser passer plusieurs générations pour voir une vie urbaine se créer ; c'est évident.
La magnifique exposition « Brésil - 500 ans », visitée à Sao Paulo en 2000, fait toucher du doigt le problème brésilien : toute la richesse de sa culture artistique est le produit du Nordeste noir et métis. Le Brésil est certainement un pays attachant. Cela ne signifie pas qu'on soit disposé à accepter les aspects horribles de sa société. Le racisme, que beaucoup de ses intellectuels ne veulent pas voir parce que cela gêne leur défense de la nation brésilienne. L'assassinat systématique d'enfants - abandonnés par centaines de milliers et qui se développent seuls comme des animaux sauvages par des bandes de tueurs (qui ne sont même pas des assassins mais plus proches des chasseurs) payés par les commerçants et autres petits-bourgeois tout simplement parce que leurs menus larcins les gênent. Il n'existe pas un seul pays d'Asie ou d'Afrique où l'on puisse imaginer une telle sauvagerie permanente. C'est bien là, pour moi, la preuve que le « capitalisme pur » c'est-à-dire le triomphe unilatéral de la « loi du marché » est synonyme de barbarie pure. Une barbarie que ne peut tempérer soit la survivance de rapports sociaux antérieurs et étrangers au capitalisme pur (la famille en Asie et en Afrique), soit les conquêtes des luttes populaires et démocratiques (celles de la classe ouvrière en Europe). Tout le continent de l'Alaska à la Terre de feu est marqué par cette sauvagerie que seule explique l'histoire de sa constitution dans le cadre du mercantilisme - rappelée plus haut. Nous avons discuté - Isabelle et moi - de ces questions avec beaucoup d'amis brésiliens et d'autres Latino-Américains. Nous avons soumis notre hypothèse au jugement de Celso Furtado : que la sauvagerie est davantage dans le comportement des « nouveaux immigrés », venus en Amérique pour faire fortune à tout prix, que dans celui des « vieux Brésiliens ». Celso a confirmé la justesse de notre intuition. La question de la sauvagerie dans la société est très certainement l'une des questions des plus complexes et le phénomène revêt tant d'aspects divers qu'aucune causalité unilatérale ne peut en rendre compte. L'une des dimensions de la dévastation produite par l'esclavage - souvent à peine mentionnée - est la destruction de l'idée de la famille. Traitez les êtres humains comme des
bêtes ; ils finissent par se comporter comme tels. Doit-on alors s'étonner que dans des segments entiers des sociétés qui furent construites sur la base de l'esclavage, un siècle après son abolition, les femmes et les enfants abandonnés par leurs conjoints et pères, les enfants parfois même abandonnés par leurs mères (ce qui est quand même moins fréquent) soient si nombreux ? La sauvagerie sous ses formes diverses n'est certainement pas le privilège de l'Amérique. Après tout, la coupe du monde de la barbarie a été remportée par les nazis, dans une société européenne classée généralement parmi celles du monde « civilisé ». Je ne suis pas non plus un défenseur du monde précapitaliste réservant le qualificatif de sauvage aux seuls effets de la loi du profit capitaliste. Mille formes de barbarie - dans le traitement des « autres » (les peuples et ethnies étrangers au groupe) et/ou fréquemment des femmes - sont aussi vieilles que l'humanité. Mais il arrive fréquemment, à notre époque, que des manifestations de barbarie de ces formes, loin d'être des vestiges du passé, soient réanimées par les impasses dans lesquelles la modernisation du capitalisme périphérique enferme ses victimes. Les violences du fondamentalisme religieux et les génocides ethniques en sont des exemples. Dans les sociétés du capitalisme central, la sauvagerie est sans doute aujourd'hui moins visible. Et persiste, ne serait-ce que dans l'exacerbation du machisme ou dans le traitement des animaux. Dimension donc transhistorique peut-être de la carnalitas, le vocable préféré du regretté Yves Bénot. Il reste, à mon avis, que la construction du capitalisme dans les Amériques a décuplé les causes de sauvagerie et que les motivations qui ont animé beaucoup d'immigrants, dont on vante parfois l'esprit « pionner », favorisaient son déploiement. Le Brésil m'est apparu comme un cas assez typique sur ce plan. Les nouveaux immigrants, à partir de la fin du XIXe siècle, venus surtout d'Allemagne, de Pologne, d'Europe centrale et orientale, accessoirement du Liban, n'avaient pas choisi le Brésil et auraient pu tout aussi bien atterrir aux États-Unis. Avec le même esprit : ayant abandonné l'espoir d'un combat collectif dans leurs sociétés (ce qui n'est pas un reproche que je leur adresse, c'est le produit des circonstances
dont ils n étaient pas les maîtres), ils s'accrochent aux espoirs de succès dans un combat individuel au sein de la jungle qui s'ouvre à eux. Brasilia, revisité en 2002, m'a parue l'horreur parfaite. Ce n'est pas tant que les immeubles collectifs à la Corbusier imaginés à l'époque comme une innovation libératrice présentent aujourd'hui la pâle figure de HLM de banlieue, conçus sans imagination, ni que l'architecture de Niemeyer ne me paraisse avoir mérité les louanges qu'on lui a adressées. L'horreur est le produit de l'hyperfonctionnalité qui a été retenue comme principe d'organisation de base : le quartier des hôtels, celui des banques, la rue des restaurants (!!!) ou même celle des pharmacies (!!!), etc. On avait tout simplement oublié que chacun des quartiers d'une vraie ville doit constituer par lui-même une cellule où l'on peut vivre, trouver une pharmacie, une épicerie, un café, un restaurant de proximité. La visite du mausolée de Janos Kubitshek éclaire brutalement sur les raisons de cet échec urbain. Le populisme, qui a dominé le monde des années 1930 aux années 1950, éclate ici dans des images d'une extrême banalité répétitive : photographies du « grand chef » s'adressant à ses foules admiratives, promesses de modernisation accélérée, de richesse et de puissance, culte infantile de ce chef (vitrines remplies de ses décorations et objets usuels), etc. On retrouve tout cela au mausolée d'Ataturk par exemple. Le populisme conçoit tout d'en haut et tue toutes les initiatives spontanées qui, dans l'histoire ont, entre autres, fait les villes — les vraies. Manaus répond à ce qu'on attend d'elle : le souvenir de la folle époque du caoutchouc-roi, au début du siècle dernier. De très beaux vestiges, fort heureusement en voie de restauration. Mais l'Amazonie m'a révélé que la présence indienne au Brésil était beaucoup plus forte que je ne l'avais imaginée. Présence physique presque dominante, présence de traits culturels « asiatiques » inattendus. Le petit hôtel campement de la forêt nous paraissait tenu... comme par des Vietnamiens, tant par l'attention que par la perfection de son organisation. Isabelle a remarqué que les plumes dont le Carnaval fait un usage débordant de couleurs et de volumes sont probablement l'apport des Indiens, puisqu'en Afrique on n'en connaît pas l'équivalent. Le Carnaval est, pour moi, plus une mas-
carade quautre chose, en dépit de la démonstration de l'imagination débordante et extraordinaire du peuple brésilien qu'il fait. Monotonie de la samba, mais surtout hypercommercialisation. Instrumentalisé par le système pour faire oublier la réalité de la misère. Comme les courses de taureaux et les autres jeux du cirque. Porto Alegre est devenue une capitale, ayant déjà abrité le Forum social mondial par quatre fois entre 2001 et 2005. Le Forum de l'Amazonie, organisé à Belem par son sympathique maire - Edmilson Rodrigués - auquel Isabelle et moi avons participé en 2003, fut également l'occasion de visiter Sao Luis, le Saint Louis du Brésil, fondé en même temps que celui du Sénégal par Richelieu, le dernier pour envoyer les « nègres» et le premier pour les recevoir ! Architectures semblables, sobres et belles. Au cours des dernières années, j'ai eu l'occasion de voir d'un peu plus près grâce, entre autres, à des camarades et amis - Emir Sader, Giorgio Romano Schutte - ce que devenaient les forces populaires organisées dans ce grand pays comme elles ne le sont que rarement dans le moment actuel : PT, MST, CUT. Le Brésil est pour moi l'un des maillons faibles du système mondial. C'est la raison pour laquelle on a le devoir d'être exigeant à l'égard de ses avant-gardes : le potentiel de ce qu'elles peuvent réaliser est grand. Le feront-elles ? Là est la question. Le danger principal est, à mon avis, celui que produit l'illusion « européenne », bien présente dans une bonne partie des directions militantes, encouragée par les « amis » européens du PT, un peu trop nombreux. J'entends par là l'illusion que le Brésil pourrait « imiter » les « gauches européennes », d'hier et d'aujourd'hui comme peut-être de demain, oubliant un peu trop que le Brésil appartient à la périphérie du système, pas à ses centres. Que cette illusion nourrisse des tentations « électoralistes » qui imposent comme toujours leur dose d'opportunisme, il y en a déjà plus que des preuves. De l'expérience allendiste au Chili à la crise permanente de l'Argentine, cette illusion, qui trouve ses racines dans l'histoire culturelle du continent, comme je l'ai exprimé plus haut, a déjà fait beaucoup de ravages et causé bien des avortements de mouvements qui auraient pu ouvrir un autre cours.
Lula, rencontré en 2001, m'avait fait l'impression d'un homme politique de première grandeur, intelligent, modeste, sachant écouter et répondre avec des arguments qui ne sont pas ceux des stéréotypes. Mais lui et les autres résisteront-ils à la tentation ? Le PT pourra-t-il éviter, dans ce cas, la cassure entre ses dirigeants et les militants de base ? Il y a déjà des indices allant dans ce sens. Ou bien le parti parviendra-t-il à surmonter l'hétérogénéité des intérêts sociaux qu'il doit rassembler, à inventer des méthodes nouvelles permettant des avancées démocratiques, sociales et anti-impérialistes ? Tout cela est également possible. Le défi auquel le Brésil est confronté est triple : progrès social, démocratie et indépendance nationale. Les avancées dans ces trois directions doivent être simultanées, pour se soutenir mutuellement. Le populisme avait un projet national et social, mais guère démocratique; la dictature - nationaliste - méprisait le progrès social et avait horreur de la démocratie ; Cardoso a sacrifié le social et l'indépendance à la démocratie. Il appartient à Lula, élu et réélu avec une bonne majorité, de faire avancer le pays dans les trois directions simultanées. Je suis de ceux qui pensent que des avancées modestes, mais parallèles, valent mieux, pour le long terme, que des bonds dans une direction sacrifiant les autres. Le Brésil actuel ne semble malheureusement pas engagé dans cette voie. L'Argentine Nous avons visité l'Argentine, Isabelle et moi, deux fois jusqu'ici, en 1973 et 2003, reconnaissant à peine la seconde fois la société, tant elle nous a semblé avoir changé. L'histoire de l'Argentine est sans pareille. Située en 1900 dans le peloton de tête du revenu per capitay les Argentins - en dépit de la plus scandaleuse inégalité qui caractérisait le partage de cette richesse - croyaient avoir définitivement construit dans ce paradis américain une Europe nouvelle dont la prospérité tranchait avec la pauvreté des régions dont les migrants provenaient. Notre première visite, qui coïncidait avec le retour de Peron en 1973, nous a permis de toucher du doigt ce que je n'hésiterai pas à
qualifier de culture politique de la névrose produite par le déclin inexorable qui avait frappé le pays. Cette qualification ne revêt, chez moi, aucun caractère insultant. L'histoire est remplie de dérives analogues dont les fondamentalismes para-religieux ou para-ethniques sont les témoignages dramatiques. L'Argentine constitue, pour moi, l'exemple d'un pays de la périphérie du capitalisme mondial qui refuse d'en prendre conscience, sous prétexte qu'il se sent « européen ». Loin que cette dimension européenne nous eût gênés, Isabelle et moi ne sommes pas des amateurs d'exotisme et l'européanité de Buenos Aires - à laquelle nous nous attendions - ne nous a pas déçus. L'opinion générale a beaucoup de difficulté à comprendre que des sociétés périphériques peuvent néanmoins, dans des conjonctures exceptionnelles, être riches. Le caractère périphérique se définit par le fait que la société en question n'est pas un acteur actif dans le façonnement du système mondial, auquel il « s'ajuste » seulement, à travers un processus « d'ajustement structurel permanent » (pour reprendre l'expression que j'emploie depuis plus de cinquante ans !). Les pétroliers riches du Golfe en constituent un bel exemple. Et je n'imagine qu'avec un frisson dans le dos ce que pourrait être demain leur réaction à leur retour à la pauvreté (bien pire sans doute que celle des Argentins). Je dirai que dans la mondialisation (permanente), il y a les mondialisateurs (les centres) et les mondialisés (les périphéries). On comprend que l'effondrement de la richesse - si elle est associée à l'européanité - soit vécu non seulement comme insupportable, mais comme inexplicable. Reçu par l'important romancier Jorge Sabato en 1973, nous fumes littéralement estomaqués par ses gestes et ses propos. Supermachisme soucieux de le marquer par le comportement (imposé ?) des femmes, silencieuses, respectueuses, portant plats et cendriers au « maître », etc. Propos édifiants : « Nous Argentins nous sommes de purs Européens, ici pas de Nègres, pas d'Indiens ». Et alors ? Quel motif defierté! Mais Jorge Sabato n'est peut-être qu'une exception, d'un type qu'on rencontre ailleurs tout aussi bien. La politique devait malheureusement conforter le jugement de névrose. Néanmoins, l'Argentine avait réagi à la dégradation de son rang dans le monde
par un mouvement social de masse et des luttes ouvrières d'une portée tout à fait positive qui ont produit l'une des premières grandes expériences du populisme moderne, dès les années 1940, avec Peron. On peut - aujourd'hui - sourire devant les images de l'époque, l'adulation du chef L'Argentine n'en avait pas le monopole. Et l'assimilation rapide au fascisme n'est pas correcte : le populisme péroniste était anti-impérialiste, progressiste à sa manière ; les excès de langage et de gestes du général et d'Evita ne gomment pas les mesures positives prises en faveur des travailleurs. On peut trouver amusant - ou macabre — les promenades ultérieures du chef vieilli qui ne se séparait pas du cercueil blindé d'Evita - los restos de Evita. Mais il y a plus sérieux qui pose problème : à l'époque le populisme péroniste n'était toujours pas dépassé. J'étais donc toujours inquiet - et parfois véritablement agacé - que tous les militants et hommes politiques que je rencontrais se déclaraient tous « péronistes ». Péronistes de gauche, d'extrême gauche, du centre, de droite, d'extrême droite, mais tous et toujours « péronistes ». Je ne crois pas qu'un tel phénomène - que je n'ai vu nulle part ailleurs - puisse être expliqué par la seule raison politique ou celle de la lutte des classes. J'ai connu en Argentine beaucoup d'intellectuels brillants et de personnalités charmantes. Enrique Oteiza, véritable initiateur du CLACSO qui a donné à l'école de la dependencia sa renommée mondiale, est un ami d'une extrême délicatesse, jointe à un esprit militant sans bavure. Moïse Ikonikoff, que j'ai vu et revu à Paris et à Buenos Aires, toujours aussi généreux, même s'il a choisi de faire une carrière politique de pitre. Oscar Braun, que j'invitais à se joindre à l'équipe de l'IDEP, dévoué dans son enseignement comme le sont les meilleurs. Atilio Boron qui a succédé à Oteiza et a fait revivre le CLACSO des grands jours, une organisation qui avait succombé un moment aux charmes du libéralisme triomphant. Mais est-ce un hasard si tous ces amis éprouvent quelque répugnance devant le phénomène péroniste ? Est-ce un hasard si, de ce fait, certains sont restés attachés à un vieux Parti communiste même lorsque celui-ci s'avérait incapable de définir une stratégie efficace quelconque permettant d'aller au-delà du populisme dont il voyait toutes les limites ?
La page du péronisme est peut-être quand même en voie d'être tournée. Après l'odieuse dictature de Videla -l'homme de Washington qui a baigné dans le sang des milliers de « disparus » que sa police (formée par les experts des États-Unis) assassinait quotidiennement, puis la farce de Menem- l'autre homme de Washington à l'ère du néolibéralisme - les conditions semblaient être réunies pour un renouveau des luttes politiques et sociales, libérées du spectre de Peron. Videla, comme Saddam Hussein, avait fini par perdre les pédales, croyant que la reconquête des Malouines fonderait la légitimité nationale de son pouvoir. Car les Malouines sont Argentines, tout comme le Koweit est irakien. L'un et l'autre des dictateurs sont alors devenus, sans l'avoir voulu, des ennemis à abattre. La nouvelle démocratie, en ralliant le camp du néolibéralisme, soumise au diktat du capitalfinancierdes États-Unis, ne pouvait que conduire au désastre. La dollarisation, saluée par la Banque mondiale comme la voie du salut, s'est soldée par une faillite retentissante fin 2001. Les classes moyennes ont été alors brutalement paupérisées à l'extrême, perdant toutes leurs économies volées par les banques (américaines bien sûr - pillage pur et simple). Mais elles n'ont pas réagi comme on aurait pu le craindre c'est-à-dire par une dérive fasciste, répudiant la démocratie, décrédibilisée dans l'opinion. Tout au contraire, et à leur honneur, elles ont animé le gigantesque mouvement de masse des piqueteros. Notre seconde visite de l'Argentine se situait au lendemain de ce mouvement. La classe ouvrière elle-même, fragmentée comme ailleurs par les politiques néolibérales, s'ouvre à un renouvellement de ses modes d'articulation. Le nouveau syndicat - la CTA-, auprès de laquelle notre amie cubano-argentine Isabel Rauber m'introduisait, travaille à inventer des formes nouvelles d'organisation capables d'associer les travailleurs organisés, les chômeurs et les précaires, et à faire avancer et enrichir dans cet esprit la pratique démocratique. Des expériences d'avant-garde (à l'échelle mondiale) en cours. Dans ces conditions, il y a des raisons sérieuses pour être optimiste. La construction d'un front uni des travailleurs et la définition des termes d'un compromis social
acceptable pour les classes moyennes sont possibles. Leur réalisation donnerait à l'Argentine la place d'une avant-garde dans la libération de l'Amérique latine et dans la progression au-delà de la « démocratie (bourgeoise) de faible intensité ». Je dois dire que, dans cet atmosphère, j'ai beaucoup appris au cours du cycle des conférences et des débats que le CTA organisait pour moi en août 2003, nous baladant de quartier en quartier de Buenos Aires, à Rosario (visite obligée des bordels 1900), à Neuguen. Je passe sur les promenades délicieuses dans le quartier du Tigre (le delta splendide du Parana), en Patagonie sauvage et dans les Andes où se dresse, à ses antipodes presque exactement, un autre Fuji Yama. Je passe également sur Cardel et le tango, une synthèse italo-castillanne magistrale. Le Chili Je visitais le Chili pour la première fois peu de temps après la victoire électorale de l'Unité populaire et du président Allende en 1971. Les responsables socialistes et communistes - en particulier Clodomiro Altamira, Gonzalo Martner, Pedro Vuskovic m'ouvraient les portes des bureaux ministériels où ils étaient installés et m'expliquaient leur programme. Il ne s'agissait pas d'une révolution socialiste qui abolirait radicalement la propriété privée, mais seulement d'un programme de réformes radicales : nationalisation des mines de cuivre avec juste indemnisation de leurs propriétaires (les oligopoles nord-américains), réforme agraire réduisant le latifiindisme et donnant satisfaction aux revendications minimales des paysans pauvres et sans terre (eux-mêmes d'ailleurs bien organisés), lois et réformes en faveur des travailleurs salariés (également fortement organisés). Il s'agissait donc d'un programme qui devait substituer une gestion capitaliste civilisée par les avancées de la classe ouvrière à la forme sauvage du capitalisme dominante en Amérique ; autrement dit faire ce que les meilleurs sociaux-démocrates avaient fait en Europe dans l'après-guerre. Il s'agissait aussi d'affermir les instruments d'une gestion nationale en réduisant les moyens d'action du capital étranger dominant.
On pouvait, à partir de là, discuter des perspectives à plus long terme. Pour les modérés -des chrétiens-démocrates comme Osvaldo Sunkel et peut-être certains socialistes comme Juan Somavia - ces réformes constituaient peut-être une fin en soi, laissant l'histoire décider des évolutions ultérieures dont elles permettraient l'amorce. Pour d'autres, dominants dans les appareils socialistes et communistes, elles ouvriraient la route à une construction progressive du socialisme. La nouvelle gauche était puissante dans le pays et avait joué un rôle important dans la mobilisation et l'organisation des classes populaires. Les chrétiens du MAPU, que je connaissais par l'intermédiaire d'un de leurs idéologues importants qui a été l'un des maîtres de la nouvelle théologie de la libération (Franz Hinkelmaert), constituaient une aile fort active de cette nouvelle gauche. Le MIR, dont j'avais fait connaissance des cadres dirigeants que me présentaient André Gunder Frank, son épouse Marta Fuentes, Marta Harnecker (Chilienne qui, par la suite, a choisi de vivre et de militer à Cuba), de nombreux réfugiés latino-américains (brésiliens en particulier) qui se situaient dans la ligne de cette nouvelle gauche, constituait l'organisation dominante à gauche de l'Unité populaire. Invité partout, dans les universités bouillonnantes dans ce moment historique et dans les très longues soirées (nocturnes jusqu'au petit matin) de discussions organisées par les uns et les autres chez eux, à la latino-américaine, j'écoutais et je faisais part librement de mes opinions personnelles. Mais comme je l'ai déjà dit, je ne suis pas du tempérament des « donneurs de leçons », surtout à des militants qui menaient tous des combats véritables sur le terrain. Au fond la seule chose qui m'inquiétait — beaucoup même — était la naïveté des dirigeants au pouvoir concernant la réaction probable (certaine pour moi) de Washington à leur programme. C'était cette naïveté qui me gênait et non les limites des réformes qu'ils mettaient en œuvre. Car celles-ci constituaient une étape première incontournable. On verrait après si la dynamique du mouvement social permettrait d'aller plus loin. Mais même au cas où celle-ci ne l'aurait pas permis - du moins immédiatement,
dans la foulée de la victoire de l'Unité populaire - on pourrait le regretter mais il faudrait s'y faire. L'histoire avance comme elle le peut. Ce que je craignais donc c'était que les États-Unis ne tolèrent pas même le programme des réformes de l'UP. Car pour moi, il est évident que toucher aux surprofits des oligopoles nord-américains c'est blesser la partie la plus sacrée - la seule sacrée - du corps américain. Lues comme une déclaration de guerre à Washington, ces réformes devaient être immédiatement l'occasion d'une intervention musclée des Américains. Ni les discours sur la « démocratie » - sans la moindre crédibilité pour moi quand ils sont orchestrés par les médias au service de Washington ni le moindre respect pour la souveraineté des peuples et des nations n'arrêteraient la mise en œuvre d'une agression américaine. Avec cynisme la diplomatie des États-Unis n'hésite jamais à assassiner un président qu'il soit élu démocratiquement ou non, à faire massacrer des dizaines de milliers (voire des centaines de milliers comme en Indonésie) d'êtres humains ordinaires par une dictature mise en place par ses soins pour restaurer les surprofits de ses corporations menacées. Bien entendu, les États-Unis cherchent - et trouvent - des alliés locaux (et il y en a toujours particulièrement en Amérique latine dont les classes riches et les armées leur sont fidèlement dévouées), comme ils exploitent les erreurs éventuelles de leurs adversaires (et même les pouvoirs démocratiques peuvent en commettre !). Je ne cessais de répéter ce scénario à tous mes interlocuteurs chiliens et restais ébahi que la grande majorité d'entre eux n'y croyaient pas. A G. Frank - pessimiste par nature mais lucide et sans illusions sur ce que sont les dirigeants des États-Unis - et quelques camarades du MIR étaient les seuls à partager mes craintes. La suite de l'histoire devait hélas nous donner raison. Lorsque je visitais à nouveau Santiago en 1973, à quelques mois du coup d'État de Pinochet, la situation s'était considérablement détériorée, moins par le fait des fautes commises par le gouvernement de l'UP que par le déploiement des stratégies de l'alliance Washington - forces réactionnaires locales. La grève des transporteurs routiers, des manifestations de groupes d'action fascistes faisant beaucoup
de tintamarre, non réprimées, saluées par les médias américains comme celles de « démocrates » (!!!) tout cela sentait le roussi. Les responsables restaient néanmoins flegmatiques et, me semblait-il, peut-être même inconscients. Occupé à plein temps par toutes ces discussions, je n ai pas eu la possibilité de voir un peu de ce pays. Sauf une courte promenade à Valparaiso. Les camarades du lieu m'invitèrent à goûter ces excellents coquillages (les locos) dans un casino en bois construit sur la mer, du style de ceux que nous connaissons en Égypte. Journée bien agréable. La visite des Andes fabuleuses, où j'étais attendu par le syndicat des mineurs de cuivre, et des fjords de la côte où m'avaient invité les étudiants des universités de province, avait été remise à « plus tard ». Un plus tard qui n'est jamais venu bien sûr, avec le coup d'État de Pinochet. Ce que je regrette personnellement le plus, de ce point de vue un peu touristique, c'est de n'avoir pas eu la chance de voir la Terre de Feu. Mais qui sait, à l'avenir... Le Chili est un pays dont le peuple nous a beaucoup charmé Isabelle et moi. Au-delà même de nos nombreux camarades et souvent amis, les rencontres ici ou là avec des étudiants ou d'autres ont toujours été fort sympathiques. Pour ce qui est des tremblements de terre, quotidiens, on s'y habitue vite semble-t-il. Je me souviens néanmoins avoir été témoin d'une secousse beaucoup plus violente. Nous étions en réunion dans le bâtiment de la CEPAL. Enrique Iglesias présidait. Un grondement sourd, comme venant de l'au-delà, arrêta net tous les discours. Iglesias, calme, dit après une demi minute de silence glacial : « Restez calmes, à vos places, ce bâtiment a été construit pour résister aux plus forts tremblements ». Je puis donc dire que le Forum du tiers-monde, né ce jour là à Santiago en 1973, a fait trembler la terre, ou que la terre l'a fait trembler. Choisissez vos augures. Je visitais donc également la CEPAL. Beaucoup d'excellents analystes, économistes et sociologues de grand talent. Les réfugiés politiques de gauche (brésiliens et argentins notamment, mais également péruviens, colombiens et boliviens), étaient toujours accueillis avec une bienveillance qui est tout à l'honneur de la tra-
dition inaugurée par Raul Prebisch et poursuivie par Iglesias. Cependant je trouvais assez mièvres les travaux de l'école (le desarrollismo), en comparaison de ce que produisaient alors les auteurs de la dependencia, présents ici par les travaux des réfugiés politiques. Je rencontrais à cette occasion Raul Prebisch avec lequel j'ai eu une longue discussion. Je ne lui cachais pas mon opinion critique du desarrollismo. J'étais impressionné par la stature de l'homme, sa culture, son extraordinaire modestie, sa manière d'écouter attentivement. Ses réponses, toujours fines, témoignaient d'un doute profond, qui caractérise souvent les vrais penseurs. Il ne rejetait pas les critiques du desarrollismo, et semblait bien comprendre ses contradictions et ses limites. Mais il ne croyait guère possible une meilleure alternative. Prebisch a continué à bien vieillir, se radicalisant au fil des ans et des leçons de l'histoire. Je le revoyais quelque quinze ans plus tard en 1988, à Vienne, où l'on discutait du rapport Brandt et des perspectives nouvelles de la mondialisation. Cette fois, nous étions tout à fait au même diapason et adressions la même critique de naïveté aux sociaux-démocrates européens qui dominaient la scène. Ils n'ont pas compris les raisons de l'échec du desarrollismo ; vous les avez vues, m'a-t-il dit. Le Pérou Au Pérou en 1971, nous étions reçus, Isabelle et moi, par Anibal Quijano, Julio Coder et leur groupe. Ils étaient probablement à peu près seuls à l'époque à être critiques vis-à-vis du régime populiste de Velasco qui venait tout juste de chasser les laquais traditionnels de Washington. L'atmosphère me rappelait tout à fait celle de l'Égypte nassérienne : même style de discours, même emphase nationaliste et timidité sociale, même mépris pour la démocratie. Lima est une belle ville et sa place des Armes un monument de la colonisation espagnole. En dépit du métissage ethnique - le type indien domine - la population réellement urbaine de la capitale donne l'impression d'être tout à fait hispanisée. Dans les bidon-
villes, qui n'ont jamais cessé de grandir, ce n'est peut-être pas le cas, et les immigrés ruraux de fraîche date sont restés « plus indiens » m'a-t-on expliqué. Le choc vient dès qu'on s'élève dans les Andes. Nous avons fait, Isabelle et moi, un voyage merveilleux, de Cuzco (que nous rejoignions en avion - un petit DC-3 ou 4 qui tournait en spirale effrayante dans la cuvette où se situe la ville, entourée de cimes de 7 000 mètres) à La Paz, par le train, le bateau sur le Titicaca et le taxi de la frontière à la capitale bolivienne. Quel paysage ! Passer par un col situé à plus de 5 000 mètres d'altitude, sur cet Altiplano peuplé de magnifiques troupeaux de lamas, laisse toujours un souvenir inoubliable. Au terminus, à Puno, il nous fallait passer la nuit. Bien que tout ait été soi-disant prévu par l'agence qui avait organisé notre périple à Lima, « l'hôtel » - si on peut qualifier de ce nom l'auberge où nous nous rendions - prétendait ne rien connaître. L'hôtel ne disposait d'ailleurs que d'un dortoir où, serrés Isabelle et moi tout habillés dans des couvertures douteuses, nous côtoyions une vingtaine de paysans indiens aux ronflements sonores. Petit morceau du Titicaca en bateau puis continuation sur La Paz. De Cuzco, nous nous étions rendus, bien entendu, à Machu Picchu. Le petit train côtoie ce précipice effrayant : à gauche, les cimes des Andes, à droite, la tombée sur l'Amazonie, entre les deux un remblai sinueux de deux mètres de large au plus sur lequel sont posés les rails. La beauté du lieu fait accepter la frayeur du voyage. Et quelle récompense : les ruines de Machu Picchu, diffusées en cartes postales dans le monde entier, sont, comme il fallait s'y attendre, plus grandioses encore quand on les voit avec ses yeux. Mais le plus étonnant encore est que l'existence de ces ruines ait été tenue secrète pendant trois siècles. Que les paysans indiens du lieu, qui s'y rendent pour pratiquer leur religion, aient maintenu ce degré de solidarité dans le silence à l'égard des conquistadores espagnols en dit plus long sur la réalité nationale du pays que toutes les analyses « scientifiques » qu'on a pu produire sur le sujet. Toujours deux pays. Je reviendrai sur cette affaire, confirmée ailleurs d'une manière qui m'a tout à fait convaincu, même s'il faut y mettre les nuances que je signalerai.
La Bolivie À la frontière de la Bolivie, longue attente et négociations avec les douaniers et la police. L'armée, visible partout, effrayait par les visages fermés des paysans indiens dont elle est constituée. Enfin, dans le taxi. Route de l'Altiplano superbe. À mi-chemin entre la frontière et La Paz, dans ce lieu tout à fait désertique, au milieu de nulle part comme disent les Anglais, une gigantesque cathédrale - abandonnée mais non tombée en ruines - témoigne à la fois de ce que fut la folie des conquistadores et de la richesse des mines d'argent soumises à leur exploitation de pillage. Les débuts glorieux du capitalisme, édifié sur les cadavres de millions d'esclaves comme Marx le rappelle dans son analyse de l'accumulation primitive. À La Paz, à notre arrivée, un autre pays. La « révolution » venait de triompher. Des drapeaux rouges partout, des banderoles avec leurs slogans habituels. Reçu par les leaders de la révolution, des dirigeants trotskistes bien connus, j'enregistre leurs propos ahurissants : « C'est une révolution prolétarienne, camarade. Nous ne ferons pas l'erreur de ces imbéciles de faux communistes de Chine et d'ailleurs qui ont associé les paysans à leur mouvement et lui ont fait perdre sa pureté prolétarienne. Ici, c'est la classe ouvrière qui est au pouvoir et elle seule. » Des leaders paysans avaient été reçus par ce pouvoir qui avait carrément refusé de leur promettre quoi que ce soit ; surtout pas de réforme agraire qui permet la constitution d'un bloc de propriétaires hostiles au socialisme ! Je me contentais donc de dire à nos chefs trotskistes : « Votre révolution pure ne durera que l'espace d'un matin. L'armée des paysans indiens ne se révoltera pas contre ses officiers réactionnaires, elle leur obéira pour vous écraser. » La Paz vivait dans une illusion phénoménale. Son spectacle me rappelait celui de Barcelone en 1936, aux grandes heures du POUM, dont j'ai vu, bien entendu, quelques images de documentaires. Le soir les amis qui nous recevaient nous entraînent dans un « cabaret » populaire. Il s'agit d'une sorte de taverne où l'on mange un peu, boit davantage et écoute des chanteurs populaires qui grattent leur guitare. Étonnantes chansons, partie en espagnol (que je comprends), partie en quechua (qu'on me traduit). Nous en avons
assez de vous (c'est-à-dire des Espagnols) et de votre religion, etc., disaient ces chanteurs. Deux pays. Mais nos interlocuteurs - des intellectuels bien sûr - un peu gênés quand même, s'emploient à minimiser le sens des mots. Nous quittions La Paz quelques jours plus tard. Une semaine après l'armée, auteur du 130e coup d'État (ou un chiffre un peu plus élevé) bolivien, mettait un terme au festival. Arrestations en masse, assassinats des militants, etc. la chanson est bien connue. Les Indiens ont quand même fini par l'emporter avec la présidence d'Evo Morales. Une avancée réellement révolutionnaire, pour moi. Le Venezuela Au Venezuela, l'ami très cher, Hector Silva Michelena et son épouse Adicea nous ont reçu en 1971 avec la générosité qui les caractérise. Le couple a passé deux années à l'IDEP, à mon invitation. Hector est un personnage de qualité exceptionnelle par sa vaste culture, la finesse de sa lecture du marxisme, la solidité de son argumentation, comme par ses qualités de cœur. Ses deux frères, le brillant philosophe Ludovico, mort trop jeune alcoolique, et le politologue solide qu'était le regretté José Silva, sont également devenus à Caracas nos amis, tout comme d'autres Vénézuéliens de leur petit groupe, notamment Hein Sonntag et Armando Cordova. Le Venezuela n'est certainement pas le Mexique. Et l'ami Alonso Aguilar nous disait dans l'avion qui nous conduisait de Caracas à Mexico que la bourgeoisie vénézuélienne était rastaquera (j'ignorais l'origine espagnole de ce mot du français du Sud-Ouest) ; rien à voir avec celle du Mexique. Caracas est célèbre pour ce type d'hommes d'affaires à l'origine plutôt tenanciers de bars et de maisons closes et associés aux mafias diverses du monde entier que gérants de commerces et d'industries moins voyants. L'argent du pétrole n'a pas arrangé les choses, bien entendu. Le style nouveau riche des villas-palais de goût douteux, les gourmettes en or massif, les costumes et souliers blancs dominent le paysage bourgeois. Du côté des classes moyennes et populaires, c'est le triomphe des Mac Do, du plastic et du préfab, style US, etc. Les ignobles bidonvilles
sont peut-être ce qui reste le plus authentiquement latino-américain dans le pays. Les Michelena nous ont promené à travers une partie de ce pays étendu. De la côte caraïbe - jolis tropiques - à Maracaïbo - l'horreur du boom pétrolier, en passant par les cols des Andes et la petite ville de Medina de los Andes, havre hispanique perdu dans un site merveilleux. Je ne suis retourné au Venezuela que quarante ans plus tard pour participer à la session de Caracas du Forum mondial 2006. J'ai trouvé un pays qui n'avait plus rien à voir avec celui que j'avais connu. Une vraie révolution sociale - le mot n'est pas de trop - au sens qu'enfin on pouvait voir des mulâtres indiens et noirs - la majorité dans le peuple - ailleurs que dans la rue ! Jusqu'à l'arrivée de Chàvez tous les pouvoirs étaient réservés aux Blancs de Blancs, d'origine strictement européenne. Ce changement n'est pas, à mon avis, quelque chose d'importance secondaire. Car il constitue la preuve que le pouvoir politique (mais attention rien de plus) est passé à des représentants du peuple vénézuélien tel qu'il est. Il est la preuve que le pouvoir de Chàvez n'est pas celui d'un militaire quelconque - fut-il mulâtre — mais le produit d'un mouvement de masse réel. Cela augure de beaucoup de possibilités nouvelles porteuses à terme des transformations sociales radicales nécessaires. Tel est le défi nouveau auquel le peuple du Venezuela est confronté. On sait qu'un grand nombre d'intellectuels vénézuéliens, naguère de gauche, ont pris des positions non pas critiques (ce qui est toujours souhaitable) mais carrément réactionnaires. Sans doute parce que précisément ils n'ont pas supporté l'émergence du peuple de la rue tel qu'il est. Je n'en ai pas été trop surpris. La rente pétrolière avait bel et bien corrompu les classes moyennes. Voir ces intellectuels parader dans des villas somptueuses m'était toujours apparu malsain, inacceptable. Le Mexique Invité à l'assemblée du CLACSO à Mexico en 1973, je retrouve l'apparence des deux pays, sur laquelle je ferai néanmoins ici quelques commentaires différents. J'étais arrivé un vendredi et
l'assemblée était prévue pour le lundi. Le week-end, je me promène donc dans Mexico, en touriste. Muni d'un bon plan, je visite tout ce qu'il faut voir. La cathédrale m'impressionne non tant par son architecture et sa grandeur que par le spectacle des fidèles. Hommes et femmes, jeunes et vieux des classes populaires, tous ou presque ayant des physiques indiens ou fortement métissés, participent à une liturgie mi-espagnole mi-indienne, agitant des fleurs en papier, des squelettes en plastic, des objets curieux, des images saintes non moins inhabituelles par leurs visages indiens et leurs têtes emplumées, etc. Le lundi, dans la grande salle du CLACSO, un tout autre paysage humain : encore une fois Barcelone ou Madrid. J'ai l'audace de le dire : « Hier j'étais en Asie, aujourd'hui je suis en Espagne, cela ne vous pose pas de problèmes ? » Je crois que mes propos n'ont pas été bien reçus. Pas du tout. En visitant un peu de ce grand pays avec Isabelle, je constatais quand même que le Mexique n'est ni le Pérou ni la Bolivie. Nous nous sommes rendus dans deux régions indiennes - celle de la superbe Oaxaca, celle du Yucatân Maya à Mérida et, autour de cette ville, à Chichen Itzu. Je crois que l'observateur étranger - s'il est attentif à ce genre de choses - comprend que le Mexique est une nation - une seule, fut-elle disons hispano-indienne. Mon hypothèse est que cette nation est le produit de la grande révolution des années 1910 et 1920. Au-delà du romantisme que les chevauchées paysannes de Zapata et des autres ont pu inspirer, au-delà du terme mis à cette révolution populaire par la bourgeoisie, il reste qu'elle a définitivement brisé l'héritage colonial. Ce qui n'est pas le cas dans les pays des Andes qui n'ont pas connu jusqu'aujourd'hui une transformation semblable. Le Mexique est un beau pays que je crois connaître un peu moins mal que d'autres. Je dois cet avantage à mes nombreux collègues mexicains, en premier lieu à Pablo Gonzalez Casanova qui, avec son épouse Marianne, sont des amis très chers. Pablo est, par sa stature, un homme politique mexicain de premier plan, respecté par toutes les forces démocratiques et populaires de son pays. Nos discussions sont toujours, pour moi, une source d'enrichissement entre autres pour la connaissance du Mexique et de l'Amérique
latine. Des collègues mexicains, comme Alonso Aguilar, et d'autres, m'ont également aidé à me mouvoir dans les méandres de la politique mexicaine qui est fort compliquée. Mexico est certainement une ville bien intéressante à connaître, pour l'animation de la partie historique de sa ville, la richesse de ses musées, sa vie culturelle et politique intense. Mais elle est terriblement polluée par les automobiles, alimentées avec de l'essence mal raffinée. Perchée à 2 500 mètres d'altitude, l'oxygène y est plus rare ; située de surcroît au fond d'une cuvette elle reçoit les retombées de toutes les fumées douteuses de ses industries nocives. Mais, quand on est riche, on peut toujours fuir son enfer et se réfugier dans l'une des magnifiques petites villes qui lui sont proches, comme Cuernavaca. Je suis allé plus loin, à Guadalajara et Puebla, et ne compte plus le nombre des interventions que j'ai faites dans les universités du pays. Les pyramides, bien connues de tous les touristes, valent certainement le déplacement. Les escalader est chose facile à la montée, terrifiante par le vertige produit pour leur descente. Le président Eccheverria avait manifesté un intérêt plus marqué que ses prédécesseurs et ses successeurs pour l'intensification des relations de son pays avec l'Asie et l'Afrique. Il m'avait sollicité lors de son passage en voyage officiel à Dakar en 1992, je crois, et invité à Mexico pour poursuivre la discussion à peine amorcée - faute de temps - dans la capitale sénégalaise. J'acceptais, tout simplement parce que je pense que toutes les initiatives visant au renforcement d'un front du Sud méritent toujours qu'on les soutienne. Quand bien même saurait-on que les conditions objectives, comme on dit, c'est-à-dire la nature sociale des pouvoirs en question, limitent la portée potentielle des interventions. Eccheverria avait organisé une grande fiesta dans une hacienda fabuleuse que Cortès avait fait construire dans un site remarquable sur la route de ses conquêtes. J'étais placé auprès du président qui me posait beaucoup de questions - intelligentes et précises - concernant l'économie mondiale et les problèmes de l'Asie et de l'Afrique. J'y répondais comme j'en ai l'habitude, franchement, en explicitant mes arguments. Mais la musique était d'une puissance telle qu'on arrivait à peine à s'entendre. Je dis donc tout de go au président : « Notre conversa-
tion serait peut-être un peu plus facile si les musiciens s'éloignaient un peu de vous ? » Eccheverria éclata de rire et me répondit : « Impossible, je ne suis que président et au Mexique les musiciens passent avant ! » La conversation fut donc reprise dans le calme de son bureau à la Présidence, à Mexico. Eccheverria voulait sans doute instrumentaliser notre Forum (Memoirs, p. 229) d'une certaine manière et le premier choix qui avait été fait pour notre antenne en Amérique latine était malheureux et pouvait encourager quelques ambitions de la bureaucratie du PRI. Nous avons rapidement corrigé le tir et mis un terme à toute ambiguïté concernant les objectifs du Forum. La démocratisation de l'Amérique latine 1980-2000 La culture politique de l'Amérique latine a été profondément bouleversée au cours des années 1980 et 1990 et ses sociétés ont amorcé une démocratisation réelle sans commune mesure, je crois, avec celle de l'Asie, du Moyen-Orient et de l'Afrique (Afrique du Sud exceptée). Je ne parle pas ici des apparences, c'est-à-dire de l'adoption de façade des principes dits du pluripartisme et de l'organisation d'élections - parfois à peu près honnêtes, le plus souvent de la nature de la mascarade -, de la reconnaissance parfois de quelques droits humains en théorie et en pratique. Ces « réformes », mises à la mode par les médias dominants, ne garantissent en aucune manière la démocratisation de la société, pas même réellement celle de la vie politique ; et ne sont, dans une large mesure, que le mode de gestion de la crise convenant au capital transnational dominant dans la phase actuelle de chaos. Je parle ici de choses sérieuses, c'est-à-dire de la démocratisation de la culture politique et des interprétations idéologiques. De ce point de vue, la majorité des sociétés d'Amérique latine semble en passe de faire un bond qualitatif. Les « traditions » d'autocratie dans la gestion des rapports entre gouvernants et gouvernés, entre chefs et masses, entre dirigeants de partis (y compris de gauche, même révolutionnaires et marxistes, bien entendu) et
militants de base, entre hommes et femmes, entre pouvoir central et collectivités locales, sont toutes fortement ébranlées par une conscience qui se généralise et des actions multiformes. Je dois à l'ami P. G. Casanova de l'avoir compris. Il insiste sur cette réalité nouvelle en voie de cristallisation, et je suis convaincu que ses arguments sont puissants : l'amorce de cette démocratisation en profondeur est bien réelle, il ne s'agit pas de vœux pieux et d'illusions alimentées par des transformations en surface ; il s'agit d'une vague de fond. Rien de comparable, me semble-t-il, n'est engagé en Asie et en Afrique. Dans l'ensemble l'exigence de démocratisation (et je dis bien démocratisation, considérée comme un processus profond et long, et non démocratie, définie en général comme un état qui se résume dans quelques formules partielles et sans portée autre que limitée) reste étrangère à la culture politique des classes dirigeantes et des classes dominées. Il y a même beaucoup de signes de régressions dans ces domaines, comme le ralliement des uns (les dominants) et des autres (les dominés) aux mirages des intégrismes religieux ou de la communauté ethnique. Ces régressions vident les quelques « réformes » dites « démocratiques » - quand elles sont mises en œuvre — de tout contenu sérieux. Il y a sans doute des exceptions de portée et de nature diverses, en Corée, en Chine à sa manière, en Inde où une certaine dose de démocratie dans la gestion politique parait solidement enracinée, en Afrique du Sud grâce à la victoire remportée sur l'ignoble apartheid. Mais il ne s'agit que d'exceptions, par ailleurs encore fragiles ou même menacées. Mais en Amérique latine, comme dans les exceptions asiatiques et africaines, l'aspiration des peuples à la démocratisation des rapports sociaux et politiques se heurte déjà, d'emblée, aux contraintes que la mondialisation capitaliste impose. L'inégalité dans la répartition du revenu, la paupérisation de masse, l'exclusion des couches dites « marginalisées », que la soumission aux exigences du libéralisme capitaliste mondialisé génère fatalement, vident de leur contenu les avancées démocratiques, les fragilisent et - si cette soumission se perpétuait - en réduisent la portée à celle de ce que j'ai qualifié ailleurs de « démocratie de basse intensité ». La tâche qui
simpose dès aujourd'hui est de définir des stratégies d'ensemble - économiques et politiques - qui assurent le renforcement mutuel des aspirations démocratiques et des aspirations à la «justice sociale » (un terme que je n'aime pas beaucoup, parce qu'il est élastique et ambigu, mais que j'utilise pour désigner l'ensemble des réformes nécessaires pour assurer le maximum d'égalité et d'intégration sociale). Ces stratégies requises impliquent nécessairement qu'on sorte de la soumission néolibérale, qu'on parte du principe que les « marchés », comme on dit, doivent être régulés pour être mis au service d'un développement réel au bénéfice des classes populaires. Le degré de conscience de cette contradiction nouvelle et les réponses qui lui sont données varient d'un pays à l'autre, d'un courant politique à l'autre. J'ai suivi avec autant d'attention que possible les renouveaux idéologiques qui ont préparé à ce saut qualitatif. En particulier les débats au sein des gauches révolutionnaires, bien entendu, auxquels je participe autant que possible. L'abandon de la dogmatique stalinienne dans toutes ses dimensions (y compris évidemment celles qui concernent l'organisation du parti et des mouvements sociaux), mais aussi la critique de la substitution à celle-ci d'un « révolutionnarisme » que les mouvements militants de la décennie 1965-1975 ont promu, sont au cœur de ces débats. Zapatistes au Mexique, PT au Brésil, néomaoïstes en Chine (c'est le nom qu'ils se donnent à eux-mêmes), tendances radicales nouvelles qui apparaissent dans les partis communistes (et autour) en Inde et en Afrique du Sud, me paraissent être à l'avant-garde dans ces débats. Je ne dis pas que ces forces nouvelles ont déjà défini des alternatives crédibles, puissantes et efficaces. Je dis seulement qu'elles en sont porteuses potentiellement. En contraste, les mondes islamique, arabe et africain paraissent encore frappés de stérilité. J'ai suivi avec autant d'intérêt la naissance et le développement d'un autre courant radical nouveau, celui que porte la théologie de la libération chez les chrétiens d'Amérique latine et des Philippines. Je suis de ceux qui pensent qu'il s'agit là d'une composante importante de la transformation radicale à l'ordre du jour du nécessaire. Initiée, me semble-t-il, par les écrits de Gustavo Gutierrez dès
1968, ce courant a rapidement rassemblé des penseurs de première force et qualité, comme Leonardo Boff, Franz Hinklemaert, François Houtart. Les écrits de ce dernier, devenu un ami d'une douceur et d'une rigueur absolues, m'ont beaucoup appris. J'ai donc participé à quelques-uns des grands débats ouverts par les théologiens de la libération, en particulier en participant à leur congrès à Manille en 1997. Les responsables que j'ai rencontrés dans ces débats, Israël Batista, Sam Kobia, James Oporia Ekwaro, Xavier Gorostiaga et d'autres sont devenus depuis quelques-uns de mes interlocuteurs permanents. Mais le succès du mouvement ne se situe pas exclusivement au plan de la pensée. Le courant de la théologie de la libération n'anime pas seulement une foule de « petites actions » à la base (mais tout grand mouvement commence par beaucoup de « petites actions ») ; il est parvenu à devenir un mouvement de masse et, comme au Brésil, à s'imposer jusqu'au niveau de la Conférence des évêques. Un moment tout au moins car la contre offensive, que l'Église conservatrice conduit sous la houlette du pape, s'emploie à soutenir la construction d'un « contre-feu » chrétien intégriste de droite et même d'extrême droite, et est parvenue à faire reculer le mouvement. Ici aussi avancées et reculs. C'est la loi de toute guerre sérieuse. Des mouvements démocratiques à portée plus strictement et immédiatement politique, largement dominés par les classes moyennes urbaines - mais soutenus par le monde ouvrier - ont fait reculer les dictatures du cône Sud latino-américain à partir de 1985. Que ces mouvements aient bénéficié de la sympathie des pouvoirs occidentaux dominants dont évidemment Washington - ne fut ce que parce que les dictatures étaient usées et qu'elles avaient perdu leur fonction dans la gestion de la crise - n'annule pas le caractère positif de cette évolution des classes moyennes. Ailleurs - notamment dans les mondes islamique et africaincelles-ci ont adopté de toute autres attitudes et glissé vers le fascisme religieux ou ethnique, également soutenues par Washington dans cette évolution. C'est que dans un cas comme dans l'autre ces classes acceptent la soumission au diktat de la mondialisation néolibérale et c'est tout ce qui intéresse les pouvoirs dominants du
grand capital transnational. Ce qui en a résulté de ces mouvements démocratiques latino-américains est simultanément une avancée (démocratique politique) et un recul (impasse néolibérale qui fragilise l'avancée démocratique). Le gouvernement de F. H. Cardoso, qui s'était rallié à cette formule - contre le PT de Lula à l'époque est le plus bel exemple de cette impasse. La stagnation économique dans laquelle le néolibéralisme enferme fatalement le Brésil dément toutes les promesses qui associent mécaniquement « marché et démocratie ». La même formule - dans une version plus vulgaire caractérisait l'Argentine de Menem. Au Chili, le compromis avec les forces armées - restées longtemps sous le commandement de Pinochet - a atténué encore davantage la portée de la démocratisation politique, ici fortement limitée. Trois évolutions paraissent - ou paraissaient - plus prometteuses. La première est celle des portes ouvertes par le soulèvement néozapatiste du Chiapas, dont la date a coïncidé - pas par hasard avec la signature du traité de l'ALENA (NAFTA) intégrant le Mexique dans l'espace des États-Unis. Le néozapatisme est une victoire sur un double plan. D'abord parce que le mouvement ne s'est pas enfermé dans le régionalisme-ethnicisme, mais a eu immédiatement un immense écho favorable dans tout le Mexique. Preuve à la fois que la nation mexicaine existe (et c'est un fait positif) et que l'aspiration démocratique y est puissante. Sur un autre plan les méthodes de mobilisation, d'organisation et de langage politique, que le sous-commandant Carlos a inaugurées, constituent une avancée incomparable, en réponse aux défis de notre époque. Je passerai sous silence les « mondanités » organisées par les « amis du Chiapas », auxquelles je me suis abstenu de participer. L'avenir dira évidemment qui finira, dans la phase qui est la nôtre, par l'emporter : l'alliance démocratique impulsée par le néozapatisme, qui devra alors sortir le pays de l'impasse néolibérale imposée par l'ALENA et simultanément aller au-delà de sa « théorie » d'origine (« l'objectif n'est pas de prendre le pouvoir, etc. »), ou l'alliance des forces conservatrices mexicaines et de Washington. J'ai pu voir par moi-même les transformations que l'Amérique latine avait enregistrées au cours des deux dernières décennies, dont
la portée est positive, bien que sans doute limitée, comme toujours. Par beaucoup de ses aspects, la société n est plus la même que celle que j'avais connue au cours de mes premiers voyages et à travers mes lectures. Mais peut-être peut-on en dire autant d'à peu près toutes les sociétés de la planète. Le positif : l'Amérique latine paraît être entrée dans un processus de démocratisation réel. Non pas tant que les gouvernements y soient désormais, dans l'ensemble, issus d'élections (cependant bien douteuses dans certains cas, comme au Pérou avec la réélection forcée en 1999 de Fujimori, qui a dû s'enfuir honteusement un peu plus tard) plutôt que de coups d'État militaires. Beaucoup plus important est le fait que les classes populaires commencent véritablement à ressentir un besoin d'expression démocratique autonome. Au Mexique, la stratégie intelligente adoptée par le mouvement du Chiapas est parvenue à faire sortir les néozapatistes du ghetto indigéniste régional pour devenir la composante d'avant-garde active de la revendication démocratique générale du peuple mexicain. Nous nous trouvions, Isabelle et moi, à Mexico lorsque fut organisée par le mouvement en 1998 une votation populaire informelle (c'est-àdire non organisée par l'État). Promenés dans les quartiers par un groupe de militants auprès desquels notre ami P. G. Casanova nous avait introduits, nous avons pu constater le sérieux de la campagne. Que celle-ci ait connu un succès comparable à beaucoup d'élections officielles constitue un indicateur qui, je crois, n'a pas beaucoup d'équivalents à travers le monde contemporain. La suite a confirmé la renaissance d'une force de gauche radicale puissante. Ce même processus de démocratisation est à l'œuvre ailleurs. Dans la République dominicaine, comme à Cuba et à Haïti, conduits par des militants de base animateurs d'actions multiples (en particulier par Isabelle Rauber et par nos amis de Haïti), nous avons pu, tout également, voir comment ces expressions du besoin de démocratie politique et sociale contribuent efficacement à la repolitisation des classes populaires, à leur donner à nouveau confiance en elles-mêmes, à les aider à dépasser la tradition de l'embrigadement derrière des chefs charismatiques ou prétendus tels.
Le Brésil, visité fréquemment à partir de 2000, donne confiance dans son avenir possible. Des forces sociales de gauche puissantes sont à l'œuvre partout dans le pays. L'occasion m'était offerte de discuter avec un certain nombre de leurs dirigeants, du Mouvement des sans-terre, de la centrale syndicale CUT, du PT (je garde ici un souvenir ému de quelques-uns de ces militants, le métallo Tarcisio Secoli, l'organisateur d'une coopérative rurale Roberto Villela, ancien du groupe « Carlos Marighela », le conseiller syndical Giorgio Romano Schutte), d'entendre les analyses des défis et des difficultés (je pense ici surtout à celles qu'Emir Sader a formulées). La volte-face de E H. Cardoso - je ne vois pas d'autre terme pour qualifier son ralliement à la droite brésilienne s'expliquait sans doute par l'ambition personnelle de cet homme qui s'était toujours considéré comme « présidentiable » et afinipar tout soumettre à la réalisation de ce projet. Des traits de caractère de la personne, que j'avais bien connue et estimée dans le passé, que j'avais soupçonnés, me paraissant aujourd'hui expliquer cette évolution. Face à cette réalité, les images roses du régime qu'un grand nombre d'Européens (comme Alain Touraine) ont propagées à travers les médias devraient faire sourire. Il y a toujours un envers de la médaille. Les aspirations démocratiques en Amérique latine n'ont pas été accompagnées par un rejet sans équivoque du discours néolibéral dominant. Les luttes sociales se situent, dans l'ensemble, sur un terrain défensif et combattent telle ou telle conséquence inacceptable de la mise en œuvre du projet néolibéral par les classes dominantes. Par contre, beaucoup des principes de base de l'idéologie du capitalisme contemporain sont acceptés soit faute d'esprit critique, soit parce qu'une alternative socialiste paraît non crédible. Les intellectuels ont une responsabilité particulière dans cet état des choses et leur démission contribue fortement à perpétuer des illusions dangereuses. Les gauches latino-américaines continuent la tradition de tourner leurs regards vers « l'Ouest », les modèles du capitalisme central des États-Unis et d'Europe ; ce que je ne m'explique guère que par leur appartenance historique, culturelle et linguistique à l'Europe de leurs origines. Aujourd'hui ces gauches croient pou-
voir imiter les sociaux-démocrates européens - pourtant combien devenus misérables à force de ralliements au libéralisme - cherchent à s'en rapprocher (adhérer à l'Internationale socialiste par exemple). L'idée que les défis auxquels leurs sociétés sont confrontées sont ceux du capitalisme périphérique, et que ces défis devraient plutôt les inviter à contribuer à la reconstitution d'un front anti-impérialiste avec l'Asie et l'Afrique, ne s'impose pas à eux spontanément. La trajectoire démocratique empruntée en Amérique latine rencontre ici ses limites. C'est pourquoi la démocratisation me paraît encore vulnérable, fragile et peut-être même réversible. Non pas seulement que les maîtres du système global - Xestablishment des États-Unis - soient tout à fait capables d'un retournement en faveur de dictatures violentes si le maintien des privilèges du capital qu'il représente l'exigeait (et je n'ai aucune confiance dans le discours « démocratique » - conjoncturel - de cet establishment). Les peuples eux-mêmes, déçus par la démocratie de basse intensité associée au libéralisme, pourraient plonger à nouveau dans des illusions d'une nature ou d'une autre. Mais l'élection de Chàvez au Venezuela puis celle d'Evo Morales en Bolivie suivie par celle de Correa en Équateur constituent certainement de belles avancées révolutionnaires qui inaugurent la possibilité réelle d'un nouveau parcours en direction de l'invention d'un socialisme du XXIe siècle. En Amérique latine, comme ailleurs tant que la lutte pour la démocratisation de la société dans toutes ses dimensions (qui implique le rejet total du projet libéral) ne sera pas associée à une stratégie de renouveau de la perspective socialiste, les avancées réalisées ici ou là resteront fragiles. Par exemple au Mexique : lafinde la dictature du PRI est désormais consommée, mais au profit de qui ? D'une illusion associant démocratie formelle et soumission au libéralisme et à l'hégémonisme de Washington ? Que peut en attendre le peuple mexicain ? Le ralliement du Forum de Sao Paulo au consensus dit de Buenos Aires n est-il pas l'indicateur que la menace de cette fausse sortie du dilemme concerne également d'autres pays du continent ? Soyons confiants : la nouvelle gauche radicale mexicaine est pleinement consciente de la nature du défi.
Face à ces dangers réels la bellefiguredu regretté Celso Furtado fait contraste. Invité en mai 2000 à l'occasion de la commémoration de ses 80 ans, je n'ai pas été surpris de l'entendre formuler l'une des analyses critiques du libéralisme parmi les plus radicales, cohérentes et puissantes qui soient, de surcroît dans la région attachante de son Nordeste, dans ses charmantes capitales historiques - Récife et Joa Pessoa, visitées à cette occasion. Dans un pays comme le Brésil qui constitue peut-être l'un des maillons faibles du système capitaliste libéral, il est important que cette voix continue à bénéficier du prestige qui lui est du. L'Amérique centrale au sud du Mexique était toujours demeurée le lieu d'une rébellion quasi permanente depuis les années 1920 (les premiers mouvements de Sandino et de Marti), et, en dépit des dictatures sanglantes et longues - comme celle de Somoza au Nicaragua ou celles du Guatemala après le renversement d'Arbenz soutenues fermement par Washington, financièrement et militairement - le feu n'avait jamais cessé de couver. La victoire de la guérilla sandiniste en 1979, l'extension de la lutte du Front Farabundo Marti au Salvador dans les années 1980, n'étaient pas surprenantes. Du moins elles ne m'ont pas surpris. J'ai eu l'occasion de rencontrer des militants de ces mouvements avant et après leurs victoires et - au-delà du respect naturel que j'éprouve pour tous les combattants courageux des mouvements populaires anti-impérialistesj'ai toujours partagé largement leurs analyses qui me paraissaient avoir fait sérieusement la critique du dogmatisme stalinien comme celle de la riposte « gauchiste », et intégré la dimension démocratique. Ils en ont donné quelques preuves réelles importantes après leur victoire. Cela n'a malheureusement pas empêché un glissement du régime du Nicaragua qui a favorisé le soutien des interventionnistes de Washington aux Contras et finalement conduit à la déroute électorale de 1989. J'ai évidemment suivi de près le déroulement de ce drame, analysé avec la meilleure lucidité par notre ami Gorostiaga. Du coup, également, le Front Farabundo Marti a été contraint de souscrire à un compromis minimal au Salvador. Le retour d'Ortega au pouvoir en 2007 au Nicaragua, même si d'évidence les conditions ne sont plus celles de la première
expérience révolutionnaire de ce pays, doit néanmoins être considéré comme un indicateur positif. Les espoirs investis dans ce type de réaction affirmative au défi de notre époque ne sont pas pour autant définitivement à écarter. Sous d'autres formes, les luttes de masse pourront avancer la mise en œuvre de stratégies associant avec succès libération anti-impérialiste et démocratisation. Mais dans l'immédiat, les défaites en Amérique centrale ont fait pencher la balance en faveur de l'option luttes de masses (luttes de classes) - luttes électorales amorcée par le PT de Lula au Brésil. Cette option s'est cristallisée par la constitution du Forum de Sao Paulo qui regroupe des partis et organisations importants de beaucoup de pays latino-américains majeurs. Ces partis ont d'ailleurs marqué des points sur le plan électoral, dont on aurait tort de sous estimer la portée. Lula avait été à un doigt de gagner les élections présidentielles au Brésil contre Cardoso - un « candidat de luxe pour la droite » comme l'a dit le vieil ami Darcy Ribeiro, et l'a emporté largement quelques années plus tard. Conquérir par la suite les municipalités de villes gigantesques comme Sao Paulo, Porto Alegre, Montevideo n'est pas à la portée de n'importe quel mouvement. Mais ces avancées - et victoires même - font, à leur tour, problème. Elles encouragent des illusions électoralistes, comme toujours. Elles retardent la cristallisation de stratégies offensives cohérentes et efficaces associant démocratisation et progrès social (qui implique de sortir du néolibéralisme). Sur ce plan, le Forum de Sao Paulo et le PT qui en constitue la colonne vertébrale m'ont véritablement déçu, je l'avoue. Je n'ai rien trouvé dans les débats qu'ils ont animés - que j'ai suivi de près - qui ait démontré une conscience suffisante de la nature du défi. Je n'ai donc pas été étonné lorsque ce Forum a commencé à donner des signes d'essoufflement, marqués à la fois par la crise au sein du PT et la prise de position des signataires du « consensus de Buenos-Aires » par les principaux partis associés se voyant aptes à gagner des élections dans leurs pays respectifs, comme les socialistes chiliens, les radicaux argentins, les démocrates du Mexique. On sait que tous ces partis ontfinalementsouscrit à l'idée que le libéralisme mondialisé était devenu une donnée définitive pour le présent et l'avenir. Quelle erreur magistrale, à mon avis !
Au moment même où les grands partis d'Amérique latine dans lesquels on pouvait investir de grands espoirs souscrivent à cette billevesée, la crise mondiale du capitalisme néolibérale éclatait en Asie de l'Est et du Sud-Est. Or ici on voit se dessiner des réactions anti-libérales (la confirmation de la fermeture des comptes capital par la Chine et l'Inde...) portées par les classes dirigeantes elles-mêmes... pas toujours particulièrement démocratiques. C'est ce moment même que choisissent les socialistes chiliens pour se situer à droite de la timide démocratie-chrétienne de ce pays, rêvant peut-être rivaliser de zèle avec Tony Blair et Schrôder, encouragés dans leur dérive par l'Internationale socialiste! Les pays andins paraissent être demeurés largement en dehors des évolutions générales du continent. Au Pérou, la formule insurrectionnelle des années i960 et 1970 s'est perpétuée ici dans la forme dramatique des Sentiers lumineux (pseudo-maoïstes) ; en Colombie, la guerre civile n'en finit pas de se renouveler. En contrepoint la dictature constitue, pour le pouvoir de Washington et des classes dominantes, le seul mode de gestion de la stagnation et de la crise, en Colombie, au Pérou et, bien sûr, en Bolivie. Nouvelles victoires, nouveaux défis J'ai proposé ailleurs {cf. S. Amin, les Forums sociaux sont-ils utiles pour les luttes populaires 2007, site du FTM) une réflexion sur les « mouvements sociaux » qui se retrouvent désormais dans les Forums depuis le début de ce siècle, et sur la place qu'y occupe le Forum mondial des alternatives qui m'a fait l'honneur de me choisir comme président. Mes responsabilités militantes au sein de ces mouvements me permettent d'en parler de l'intérieur. Car je suis d'aussi près que possible les débats au sein de tous ces mouvements en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Je prends position avec tous ceux qui pensent que ces mouvements doivent devenir des acteurs collectifs de la transformation du monde, conscients et lucides, capables non seulement d'analyser, mais encore et surtout d'organiser ce que nous appelons « la convergence dans la diver-
sité », de conduire ensemble des batailles et de les gagner. L'Appel de Bamako s'inscrit dans cette perspective, comme François Houtart et moi-même l'avons rappelé dans un article publié dans le numéro de mai 2006 du Monde Diplomatique. De ce point de vue, l'Amérique latine me paraît être en avance sur les autres continents. Car les mouvements qui se sont mobilisés ici ne sont pas de la nature de petites organisations marginales ou de mouvements limités aux classes moyennes, comme cela est encore souvent le cas ailleurs. Il s'agit ici de grands mouvements populaires au bon sens du terme, entraînant dans l'action des masses qui se comptent par millions. C'est ce que j'appelle des avancées révolutionnaires. On pourra discuter des raisons qui ont permis ce saut qualitatif : le bénéfice de conditions démocratiques meilleures qu'ailleurs, l'indépendance d'esprit des mouvements à l'égard des partis politiques traditionnels. Le fait est que ces mouvements ont amorcé des changements qui ont permis des victoires électorales qu'on a de la peine à imaginer encore ailleurs. La victoire de Lula a été la première de la liste. Une victoire des classes populaires, incontestablement. Et c'est pourquoi, une défaite éventuelle de l'expérience ne serait rien moins que catastrophique. Cette victoire a été suivie par celle de Kichner en Argentine, élu contre les programmes libéraux dominants. Chàvez a été imposé par un mouvement populaire de grande ampleur, qui a été capable de lui faire gagner des batailles électorales et un référendum difficiles, puis de mettre en déroute le coup d'État fomenté par la réaction locale et la CIA. Evo Morales a été porté à la Présidence par le peuple indien de Bolivie, Corea en Équateur et Ortega au Nicaragua. D'autres victoires sont possibles. Au Pérou le candidat de la droite ne vient de l'emporter - en mai 2006 - que de justesse devant celui du mouvement. Dans un pays qui a connu les vicissitudes qu'on connaît, la dérive puis la déroute des Sentiers lumineux, cette nouvelle donne est loin d'être négligeable. Au Mexique, la montée de la nouvelle gauche est bien avancée. L'émergence des « peuples indigènes » se situe dans ce cadre. Car il ne s'agit pas ici de revendications « communautaristes » séparatistes, comme c'est souvent le cas ailleurs. Il s'agit de revendica-
tions citoyennes qui sattaquent au problème de fond de la définition des nations du continent qu'on devrait désormais appeler des nations indo-afro-latines. Oui donc, des victoires importantes. Mais qui dit victoire dit aussi défis nouveaux à relever dont il importe de mesurer toute l'ampleur. Car ces victoires n'ont pas été le fruit de ce qu'on appelle du terme classique « des révolutions », lesquelles sont en position de « faire table rase » et d'engager la société dans des transformations radicales. Les mouvements sont au gouvernement, mais les pouvoirs économiques et sociaux, beaucoup des pouvoirs institutionnels, comme la justice, demeurent sous le contrôle du grand capital local et étranger, des latifundiaires et de leurs serviteurs politiques. Au Brésil, face au gouvernement de Lula, ces forces réactionnaires sont toujours présentes en force, jusque dans les allées du Congrès, des États et des municipalités. Il en est de même ailleurs, même au Venezuela et en Bolivie. Dans ces conditions « que faire ? ». Comment amorcer et faire avancer les transformations nécessaires des rapports sociaux, dans un sens favorable aux classes populaires ? Je n'ai pas de leçons à donner sur ces sujets mais peut-être seulement quelques mises en garde. Je ne suis pas contre la « politique des petits pas ». Je ne pense pas qu'on puisse faire mieux et plus dans les circonstances. Mais je suis de ceux qui pensent que le conflit, avec les intérêts dominants du capitalisme oligopolistique mondial et des forces réactionnaires locales qui lui sont associées, est inévitable. L'option en faveur de « solutions réalistes » et d'un « ajustement aux exigences de la mondialisation libérale », comme le préconisent les sociaux-libéraux européens, la Banque mondiale et d'autres, ne peut être que catastrophique. Malheureusement, cette option est celle qui a l'oreille du gouvernement de Lula, lequel en a donné la preuve en volant au secours de l'OMC en difficulté à Hong-Kong en 2005. Or la défaite de l'OMC aurait constitué une immense victoire pour les peuples du Sud, amorçant la construction d'un monde multipolaire authentique. Le Brésil de Lula a préféré les illusions des « pays émergents » que les puissances occidentalesflattent,défendu en dernière analyse les intérêts de ses latifundiaires aux côtés de l'Inde !
La construction d'un front des nations d'Amérique latine face à l'arrogance des États-Unis est désormais devenue imaginable. C'est l'objectif du plan ALBA (initiative bolivarienne pour les peuples américains). Un plan d'abord de solidarité politique dont l'économie est fondée non sur le concept de « marché commun » (comme le Mercosur) mais sur celui de la construction de complémentarités, à commencer par celles qui concernent l'accès et l'usage des ressources naturelles. Cuba Cuba est certainement un cas particulier en Amérique latine. Le pouvoir cubain m'avait personnellement longtemps « boycotté ». Classé « prochinois », mais surtout ayant de surcroît porté des jugements autres que ceux de Moscou - que La Havane adoptait sans retenue notable, convaincue ou forcée - dans différentes questions concernant les stratégies de libération en Afrique à l'occasion de débats mentionnés ailleurs (Memoirs, p. 172). Les choses ont bien évolué depuis. Mes discussions avec Isabelle Monal, Marta Harnecker et d'autres, rencontrés à l'étranger, m'ont aidé à suivre un peu les débats internes longtemps retardés mais que désormais la situation impose. Ma visite à Cuba en 1999 a été bien organisée par les camarades de l'Association des économistes cubains (Roberto Verrier) et plus particulièrement par l'ami Dario Machado et son épouse argentine - militante adorable - Isabelle Rauber. Un programme dense qui, à raison de deux ou trois discussions de fond chaque jour, dans les principales institutions de l'État et du Parti, ne laissait guère de temps pour se reposer. Quelques visites rapides ici et là quand même, arrachées. Elles nous ont permis de constater que la vieille ville coloniale de La Havane l'a échappée belle : elle était vouée à la destruction par la bourgeoisie compradore et les transnationales du tourisme nord-américain, qui ne rêvent que de gratte-ciel. Le socialisme l'a sauvée, même si c'était pour la laisser longtemps se dégrader, faute de moyens. Elle est aujourd'hui en voie de restauration et Isabelle et moi avons pu en apprécier l'extrême richesse. La visite de
la vieille ville coloniale de Trinidad, laisse deviner la beauté de l'île. À Santa Clara on peut voir la très belle statue du Che. La visite du mémorial où reposent ses restes et ceux de ses compagnons ne peut pas ne pas émouvoir. Au centre culturel de la ville, nous avons rencontré un dessinateur caricaturiste avec qui nous avons beaucoup sympathisé et qui nous rappelait qu'à Cuba l'humour reste une arme politique progressiste véritable. Grand plaisir également à retrouver à La Havane, notre vieille amie Jacqueline Meppiel qui fut condamnée par un tribunal parisien avec Isabelle, pour le même délit - celui de distribution de tracts anti-impérialistes ! (Memoirs, p. 66). Le peuple cubain n'est pas seulement ouvert, accueillant et sympathique. Il est véritablement vaillant et sait qu'il lui faut accepter beaucoup de sacrifices pour résister au rapace yankee. Sans ce patriotisme le régime aurait succombé à l'effondrement soviétique, devenu son protecteur à la fois par la force des choses - la réalité géostratégique — et par les propres erreurs de la direction révolutionnaire - largement gagnée à l'époque aux concepts soviétiques de la construction du socialisme. Amis et ennemis prévoyaient que le régime ne passerait pas le cap des années épouvantables 1992-1995, lorsqu'il a fallu réduire la ration alimentaire en dessous du soutenable. Cuba est parvenu à remonter la pente. Mais maintenant que faire ? Tel était évidemment le thème de toutes nos discussions. Quelles concessions faire au capitalisme mondialisé triomphant ? Comment conjuguer les dangers de dérive sociale interne que ces concessions entraînent nécessairement ? Les avis que j'ai entendus exprimer, ou parfois devinés, se situent dans un éventail passablement ouvert, traduction évidente d'intérêts sociaux réels en conflit et de visions sociétales et idéologiques de natures diverses. Les dangers sont évidents. Pour s'en sortir, Cuba s'est ouvert au tourisme dont les ravages ne sont pas seulement culturels, comme toujours, mais également politiques et sociaux. Dans toutes les Caraïbes les options faites pour « relancer la croissance », par une nouvelle insertion dans le système mondial prenant le relais du sucre essoufflé, sont identiques : émigration (et envois des mandats des émigrés aux familles), tourisme, zones franches accueillant des implantations d'industries légères d'exportation dont les super pro-
fits - fondés sur la main-d'oeuvre à bon marché et les exonérations d'impôts - sont captés par les transnationales qui dominent les technologies et les marchés. Or partout dans les Caraïbes ces activités ne sont pas devenues les pôles de développement promis par la Banque mondiale, mais des chancres qui n'entraînent pas le reste de l'économie et de la société mais au contraire les rongent. Les devises et les profits produits dans ces secteurs sont en effet soit réexportés soit réinvestis exclusivement dans l'excroissance des chancres en question. La bourgeoisie compradore, seule bénéficiaire locale de ce type de mal-développement déséquilibré, renforcée politiquement, peut assumer alors ses fonctions de courroie de transmission dans la gestion de ce capitalisme périphérique. Cuba sera-t-il capable d'éviter un sort analogue ? Une fraction de la « nouvelle classe » produite par le socialisme bureaucratique des décennies précédentes aspire ouvertement, par la privatisation et l'économie du dollar, à exercer des fonctions compradores de ce type. Mais d'autres forces font entendre leur voix dans la société cubaine. Les cadres éduqués dans l'esprit du marxisme ne sont pas tous des nostalgiques d'une interprétation simple et dogmatique du socialisme. Certains (ou beaucoup ? je n'en sais rien) comprennent que les classes populaires ne défendront le socialisme que si celui-ci s'exprime par leur contrôle effectif de la décision à tous les niveaux. Grâce à nos amis cubains, qui partagent ce point de vue, nous avons pu constater qu'il y a bien, ici et là, l'amorce d'organisations autonomes des classes populaires. Suffisamment pour faire pencher la balance en leur faveur ? Autorisés à s'épanouir, ou capables de l'imposer ? Difficile à dire. Et que se passera-t-il après Castro ? Bénéficiant d'une aura incontestée et méritée (qui de surcroît ne fait pas l'objet d'un « culte de la personnalité », invisible ici), Castro peut maintenir un équilibre entre des courants adverses qui pourraient, lui disparu, s'affronter dans des combats douteux. Toujours est-il que, au travers de quelques-unes des discussions que j'ai pu avoir, il m'a semblé que les « cadres dirigeants » étaient passablement conscients du danger que le complexe « tourismezones franches-appel aux capitaux extérieurs-dollarisation » représentera et du risque de son développement en forme de chancre.
Des mesures sont préconisées pour l'éviter, imposant le transfert des devises et des profits gagnés ici au bénéfice dufinancementdu développement d'autres activités destinées à renforcer l'autonomie relative du pays vis-à-vis du système mondial (par l'auto-suffisance alimentaire, peut-être énergétique par exemple). Sont-elles mises en œuvre réellement et avec suffisamment de force ? Difficile à dire. En tout cas, les bons signes ne manquent pas, comme la sortie de la dollarisation, bien amorcée. Mes visites m'ont permis également d'entendre, sur la question de l'engagement de Cuba en Afrique, le point de vue de quelques-uns de ceux qui furent parmi les plus hauts responsables de cette option, dont en particulier le très sympathique camarade Risquet. Pas l'ombre du moindre doute ne pèse sur leur conviction internationaliste fondamentale. Je dirais même que, faisant contrepoint à l'attirance que l'Europe exerce sur presque toute la gauche latino-américaine, lui faisant oublier que l'Amérique latine appartient avec l'Asie et l'Afrique au monde du capitalisme périphérique, cette option a toute ma sympathie. Cependant, quelles que soient les opinions des uns et des autres concernant la meilleure stratégie qui permette à Cuba à la fois de sauvegarder ses acquis sociaux gigantesques (en comparaison du reste de toute l'Amérique latine), de s'adapter aux conditions nouvelles du déséquilibre mondial et de garder la porte ouverte sur une évolution favorable pour l'avenir, j'affirme (et je le répète dans toutes les occasions qui me sont offertes) que le strict devoir de tous les démocrates du monde est de soutenir Cuba contre ses agresseurs nord-américains, dont il n'y a rien à attendre, quelle que soit la rhétorique « démocratique » éventuelle dont ils se gorgent. Les partis démocratiques latino-américains et ceux de la gauche européenne socialiste ont sur ce terrain des responsabilités majeures. Eux seuls pourraient faire reculer les agresseurs et donner au peuple cubain le temps et les moyens d'avancer dans la solution de ses problèmes. Ils ne le font pas, hélas. Les partis latino-américains se taisent, croyant pouvoir justifier leur silence par des phrases du style : « Cuba n'est plus un modèle ». Certes, mais la question n'est pas là. Les partis sociaux démocrates et socialistes d'Europe sont ici, comme pour les pays de l'Est, alignés sur les discours de la droite mondiale dirigée
par Washington et ses instruments (Banque mondiale, FMI, OMC). Ni les uns ni les autres n'acceptent de donner la moindre importance au fait que Cuba a résolu les problèmes élémentaires qu'aucun pays d'Amérique latine - même ceux qui sont infiniment plus riches - n'a commencé même à traiter. Ni la moindre importance au fait que la solution « libérale » que Washington veut imposer par tous les moyens se soldera nécessairement par une régression fantastique sur tous les plans, sociaux et démocratiques. Les Antilles Les Antilles anglaises et Haïti constituent un autre monde qui n'a que peu à voir avec l'Amérique latine, au-delà de la proximité géographique. Cœur des cœurs du système mercantiliste esclavagiste, la région compte de ce fait parmi les plus ravagées par l'histoire du capitalisme. La Jamaïque À la Jamaïque, j'étais reçu par mon ami Norman Girvan, lui également un ancien de ceux que j'avais fait venir à l'IDEP, et par Kari Polanyi, la fille de Karl Polanyi, amie de longue date, rencontrée une première fois lors d'un de ses passages par Dakar au début des années 1970 puis dans son université Mac Gill, à Montréal. Elle partageait désormais son temps entre Montréal et Kingston. D'emblée je fis la connaissance d'une foule de ces Antillais anglophones pétillants de malice et d'humour. Norman avait été fort actif dans le soutien à la tentative nationale populiste du premier gouvernement de Manley, s'était replié ensuite sur l'université et n'avait aucune illusion après le retour de Manley au pouvoir, dans les conditions de la nouvelle politique libérale à laquelle le gouvernement de la Jamaïque se croyait contraint de souscrire (on était en 1989). L'objet de nos débats portait donc plutôt sur la mondialisation en général, sujet sur lequel Norman a toujours beaucoup à dire, ayant étudié minutieusement les stratégies des transnationales qui pillent son pays.
J'ai visité ce petit pays en la compagnie de ces bons amis. Belles plages séparées du pays - trop agressif pour les touristes - par des barbelés, miradors et agents de la sécurité en armes - à l'américaine, c'est-à-dire bardés d'instruments de toute nature. Isabelle avait imaginé dans une de ses caricatures ce mode d'organisation du tourisme dans le tiers-monde. Les Jamaïcains racontent avec humour qu'en longeant les barbelés ils font des bras d'honneur aux NordAméricains mais que ceux-ci, rentrés chez eux, racontent que le peuple du pays est très hospitalier, gentil et les salue toujours mais... d'une drôle de manière. Paysages désolés, des terres dévastées par une agriculture de plantation sauvage destructrice des sols (comme des hommes, ici esclaves). Les esclaves marrons se réfugiaient sur ces terres abandonnées. De la côte, on pouvait voir un sous-marin américain, toujours planté là m'a-t-on dit, dans les eaux territoriales du pays, sans permission, comme pour rappeler aux Jamaïcains que l'arrogance US n'a pas de comptes à rendre. Pendant mon séjour, un incident amusant. Un avion d'Air Jamaïca avait été arraisonné à Miami ; il transportait une cargaison de drogue. La télévision américaine - qu'on voit à Kingston sans problème - interrogeait en direct les passagers. Une bonne petite bourgeoise de la Jamaïque, la ménagère qui va tous les mois faire son marché à Miami, déclarait tout de go : « Ah ! c'est le vol du mercredi, mais tout le monde sait que depuis des années c'est celui de la drogue ; il y en a tant que ça sent fort ». Que donc la douane US puisse être impliquée dans ce trafic (et l'arraisonnement dû sans doute à une bagarre entre mafieux - nord-américains inclus -, ou à un différent entre eux et les douaniers corrompus) n'a pas été mentionné ni même sous entendu. Le travail des médias est de n'attribuer la responsabilité du trafic qu'aux fournisseurs de la drogue, jamais aux importateurs américains et à leurs complices de l'administration yankee. Haïti Je connaissais Haïti par mes lectures et mes discussions avec ses militants rencontrés en exil. Longtemps réfugiés à Mexico, le regretté Gérard Pierre Charles et son épouse dominicaine Suzy
Castor comptent parmi mes amis (chez qui nous avons logé à Portau-Prince). Rentré au pays dès que cela est devenu possible, avec la première élection d'Aristide, Pierre Charles m'y a invité. La visite était bien organisée par le CRESFED, une institution active de l'opposition de gauche, et ses responsables comme Laennec Hurbon et d'autres. La conférence « masse » à laquelle François Houtart et moi-même avons participé en 1999 rappelait les meilleurs moments de la grande mobilisation populaire. Le soulèvement des esclaves de Saint-Domingue, à la fin du XVIIIe siècle, avait été la première révolution des Amériques et il faudra attendre celle du Mexique des années 1910-1920 puis celle de Cuba dans les années 1950-1960 pour que ce continent en connaisse d'autres. Car ni la guerre d'Indépendance des treize colonies anglaises ni celles de l'Amérique latine qui l'ont suivie n'ont été des révolutions, n'ayant rien remis en cause des rapports sociaux mis en place par les classes dominantes du capitalisme mercantiliste (y compris, bien entendu, l'esclavage colonial) mais seulement assumé le transfert du pouvoir politique des métropoles aux classes dominantes locales. Ce n'est donc pas un hasard si les leaders de la « révolution » américaine étaient tous des esclavagistes et qu'ils n'ont pas même vu de contradiction entre leur discours « démocratique » et ce statut. À Saint-Domingue, ce sont par contre les victimes sociales du système qui se révoltent, non leurs bénéficiaires. Mais les esclaves qui s'étaient libérés n'avaient pas d'autre projet social que celui de s'établir en paysans libres assurant leur autosubsistance familiale sans plus. Ce projet sympathique et humain était parfaitement contradictoire avec celui du capitalisme mondial dominant car il ne permettait aux classes dirigeantes locales aucune forme d'insertion dans celui-ci. Ces classes ont donc utilisé le pouvoir d'État et les formes terroristes de l'exercice de celui-ci, pour reconstituer de grandes propriétés, taxer les petits paysans et, par ces moyens, produire et faire produire ce que le marché mondial pouvait leur acheter (sucre, café). Mais la résistance du peuple haïtien libéré, forte et continue, n'a jamais permis que cette forme d'exploitation du capitalisme périphérique connaisse un grand succès comme ailleurs sur le continent américain.
Cette résistance populaire, en dépit des impasses dans lesquelles elle s'est souvent fourvoyée, alimentant des dérives violentes, fait de Haïti un pays attachant, du moins pour moi. Cette histoire donne aux intellectuels du pays une responsabilité particulière, car il leur revient de contribuer à ce que cette volonté populaire s'inscrive dans une perspective digne de ses aspirations humanistes. Tout au long du XIXe siècle, ces intellectuels ne l'ont pas fait, s'inscrivant dans le projet des classes dominantes : s'insérer dans le système mondial. Le communisme de la IIIe Internationale offrait une autre perspective : celle de sortir de ce système et de construire le socialisme. Les vicissitudes du communisme historique et finalement sa dérive et son effondrement peuvent inspirer un retour aux illusions de l'insertion dans le capitalisme mondial, mais ils peuvent aussi libérer la pensée et l'action socialiste et s'inscrire dans une nouvelle étape de leur déploiement. D'autant que Cuba, le pays voisin qui a fait une révolution et qui est parvenu à éviter l'effondrement que celui du modèle soviétique devait normalement entraîner, avancera peut-être dans une direction nouvelle allant dans ce sens souhaitable difficile, mais non impossible. D'autant également que dans toutes les Antilles les choix qui s'offrent sont de même nature, que les peuples de cette région du monde ont appris à combattre et que le capitalisme mondialisé n'a rien à leur offrir d'autre que le tourisme et l'émigration en masse. Le sujet de ces options était situé au cœur de toutes les discussions auxquelles j'ai participé, avec des militants de Haïti, de la Jamaïque, de la République dominicaine, de Cuba, et des autres îles des Caraïbes. Plus qu'ailleurs, la ligne de fracture est ici visible entre ceux d'entre eux qui n'ont pas renoncé à tenter une insertion meilleure dans le capitalisme mondial, assise sur des réformes sociales et politiques internes sérieuses, la coopération régionale et le renforcement éventuel d'un front du Sud capable d'imposer de véritables négociations au Nord impérialiste et ceux qui craignent que de telles tentatives ne se soldent finalement que par de nouvelles illusions. Il n'est pas facile de choisir entre ces deux points de vue. Les « réformistes » sont quand même ici des radicaux et ne sauraient être confondus avec la bourgeoisie compradore qui se
contente de tirer profit de la mondialisation telle qu elle est. Les « révolutionnaires » ne sont pas nécessairement des « aventuriers » irresponsables ou des « dogmatiques » dépassés. Les uns et les autres sont les produits de peuples vaillants, intrépides dans leur tradition de luttes. L'« establishment » nord-américain en est bien conscient et c'est la raison pour laquelle il considère les Caraïbes comme une région « dangereuse » et ne recule jamais devant les moyens d'intervention les plus odieux pour casser par la violence la plus extrême toute tentative de libération et de progrès social et démocratique de ses peuples. Son soutien continu aux Tontons Macoutes de Haïti, ses interventions militaires hypocrites (au nom de la démocratie !) destinées en fait à rendre tout progrès démocratique impossible, son débarquement à Grenade, son soutien inconditionnel aux contras du Nicaragua, ses menaces et provocations quotidiennes à l'égard de Cuba, aujourd'hui son soutien à Aristide qu'elle a acheté, sont là pour le prouver chaque jour. Face à cela, l'attitude des Européens reste timorée et, en fait, souvent simplement alignée sur Washington. La République dominicaine Par opposition à Haïti, la partie espagnole de Saint-Domingue (la République dominicaine) a pu être intégrée moins difficilement dans le système du capitalisme mondial, pour des raisons évidentes : cette partie de l'île était fort peu peuplée lors de l'insurrection de la colonie française, elle a été « libérée » par les Haïtiens sans l'avoir été par ses propres moyens puis « protégée» par le maintien tardif de la colonisation espagnole et finalement intégrée dans l'espace nord-américain auquel elle fournit une émigration dense (et un peu de drogue, cela va de soi). Les vestiges de cette première colonie espagnole (Colomb débarquait ici) et de la première capitale de la vice-royauté en Amérique sont impressionnants, beaux et dans un état de restauration parfait. Comme à Cuba, au Mexique, au Brésil, l'importance de ces monuments et villes anciennes, qui fait contraste avec le désert des États-Unis, témoigne que le projet sociétal des Espagnols et des Portugais était
considérablement plus riche dans ses visées culturelles que celui des Anglais en Amérique du Nord. L'île, qu'Isabelle et moi avons traversée dans une belle balade, est évidemment magnifique. Dans sa partie espagnole la misère des classes populaires paraît moins visible qu'en Haïti. Grâce à Isabelle Rauber, militante des mouvements populaires de base dans plusieurs pays de son continent, nous avons pu voir comment les classes populaires tentent de s'organiser ici en force autonome. Le résultat de tout cela est un gouvernement passablement confus, de la famille de la « social-démocratie des pauvres ». Néanmoins, positivement actif dans une tentative de dialogue Nord-Sud digne de ce nom, comme Max Puig l'a démontré au cours des discussions entre l'Union européenne et les ACP pour le renouvellement de la convention de Lomé. Les universitaires de la République dominicaine m'ont accueilli avec un faste que je n'imaginais pas et offert, en 1999, un titre honorifique de professeur à l'université de Santo Domingo. Témoignage de leur sentiment anti-impérialiste sincère. Les Antilles françaises Retour de Haïti et Saint-Domingue, l'escale de la Guadeloupe offre une image qui tranche. Les Antilles françaises, comme les autres, avaient été soumises aux horreurs de l'esclavage et étaient restées des colonies misérables jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Les Français d'aujourd'hui ont complètement oublié que la transformation a été le résultat d'un combat en faveur de la « départementalisation-assimilation » dirigé par les communistes locaux et ceux de la métropole, contre le vieil esprit colonial de la droite et de la social-démocratie. Sans les communistes, les Antilles seraient restées des colonies et aucun doute que leurs peuples auraient alors mené le combat pour l'indépendance comme dans les Antilles anglaises. L'option de l'assimilation, c'est-à-dire de l'application effective des lois de la métropole dans tous les domaines politiques, sociaux et économiques, a marginalisé celle choisie par les indépendantistes, à travers lesquels ne s'exprime plus aujourd'hui que la
révolte - justifiée - contre les vestiges du racisme (en voie quand même d'extinction) et surtout les ravages du tourisme. Car l'assimilation, dans les conditions d'un système qui est demeuré capitaliste (alors que les communistes de l'époque l'avaient pensé dans une perspective de transformation socialiste), n'a pas exclu la reproduction de l'inégalité immanente à ce système, atténuée en termes de niveaux de vie par l'émigration, l'ouverture de la fonction publique française aux Antillais, le tourisme et les subventions économiques et sociales. En 2003, nous rendant à Belem, Isabelle et moi sommes passés par la Guyane. Il faut y voir la base spatiale. Impressionnant, et rassurant quand on sait que la technologie utilisée, française en l'occurrence, vaut celle des États-Unis, et pourrait la dépasser sans difficulté si on voulait comprendre l'importance de l'enjeu : mettre un terme à l'arrogance de Washington. J'avais connu, étudiant à Paris, un bon nombre des militants et dirigeants du communisme antillais (et réunionnais) et partagé leur option - l'assimilation. Je ne crois pas qu'ils ont eu tort. Sans doute leurs espoirs socialistes ont-ils été déçus ; mais le combat pour le socialisme peut et doit être poursuivi, aujourd'hui au côté des autres segments de la société française. Et ce combat n'a pas moins de chances que celui auquel les autres Antillais sont confrontés aujourd'hui face à l'ogre américain. Le peuple de Haïti avait fait une option analogue en son temps, celui de bénéficier de la citoyenneté républicaine de la France révolutionnaire. Les Montagnards l'avaient compris. Au point d'être capables pour certains d'entre eux d'avoir formulé cette pensée superbe : « ils (les esclaves de Saint-Domingue) ont conquis leur liberté, ce sont des citoyens ». Mais Napoléon, prisonnier de ses préjugés conservateurs, et donc colonialistes, n'était pas fait pour le comprendre.
CHAPITRE CINQ
Le monde du « socialisme réellement existant » L'Europe de l9Est et l'URSS Je commencerai par dire que je n'aime pas l'expression retenue pour ce titre. Elle a été inventée par Rudolf Bahro et impliquait que les régimes en question étaient socialistes dans leurs fondements essentiels, mais qu'ils étaient l'objet de déformations, graves pour certains, moins pour d'autres, mais surmontables, permettant à des réformes éventuelles de faire évoluer ces systèmes vers un meilleur socialisme, qu'il s'agisse de réformes guidées par une conception du type « socialisme de marché » ou par une conception fondée sur des formes de démocratisation faisant reculer l'aliénation marchande et économiste. Les régimes en question étaient-ils « réformables » ou non ? La question est mal posée. Il n'y a pas de société condamnée à ne pas pouvoir se transformer. L'avenir est toujours ouvert et dépend des luttes sociales, politiques et idéologiques qui s'y déploient en réponse aux problèmes auxquels elle est confrontée. Pour moi, les régimes « soviétiques » étaient condamnés à se transformer ou à disparaître un jour ou l'autre : je l'ai écrit à partir de 1960. Mais ils pouvaient évoluer ou même tomber à droite, au centre ou à gauche ; et cela dépendrait des luttes qui s'y développeraient. Je souhaitais évidemment qu'ils évoluent ou tombent à gauche, c'est-à-dire que les classes
dominées soit leur imposent une évolution dans ce sens, soit parviennent à les renverser par un mouvement fort ouvrant cette alternative. Cet espoir n'était en aucune manière absurde ou illusoire, et lutter pour qu'il devienne réalité est le seul principe d'action politique défendable, à mon avis. J'aurais même considéré leur évolution « au centre » comme positive, c'est-à-dire une réforme donnant des assises stables - pour un temps - à un « socialisme de marché » associant formes collectives de propriété dominantes et large recours à un marché régulé. Dans la perspective de la longue transition au socialisme cette étape n'est pas nécessairement absurde. Ils sontfinalementtombés à droite, c'est-à-dire que la pire des alternatives s'est imposée. Cela s'explique mais n'était en aucune manière la seule possibilité. Ceux qui ont repris la formule - l'opinion dominante dans le monde occidental — n'ont jamais pensé que le socialisme fût possible. L'ayant décrété « non réformable », celui-ci serait tombé pour céder la place à une restauration capitaliste pure et simple (ce que j'appelle tomber à droite) parce qu'il ne pouvait pas exister d'autre alternative. C'est pourquoi l'expression de « socialisme réellement existant » leur plaît. Ce qui aurait démontré être une utopie impossible c'est bel et bien le socialisme, qui aurait défini le caractère essentiel des systèmes en question. Or pour moi, ces régimes n'étaient pas socialistes. Je ne reviendrai pas ici sur les analyses qui m'ont conduit à les voir comme des variétés particulières du capitalisme - « un capitalisme sans capitalistes » ai-je écrit. J'ajouterai que ceux qui parlent du « socialisme réellement existant » ne discutent jamais du capitalisme dans les mêmes termes. L'idéologie dite libérale dominante parle du capitalisme en termes abstraits comme d'un idéal-type rationnel sans histoire. Cela leur évite d'avoir à affronter la réalité du capitalisme, et singulièrement l'opposition de ses formes centrales et périphériques, immanente à son expansion mondialisée. J'ai déjà mentionné ailleurs (Memoirs, p. 141 et suiv.) mes visites précoces - j'étais étudiant - dans trois démocraties populaires : la Tchécoslovaquie, la Pologne et la Hongrie. Je ne suis retourné dans deux de ces trois pays que plus de trente-cinq ans plus tard, alors que leurs régimes dits communistes s'étaient effondrés.
En septembre 1991, dans la jolie petite ville de Venice, située sur un lac au sud-ouest de Budapest, je participais à ce colloque au cours duquel le fameux Oleg Bogomolov a fait l'intervention curieuse que j'ai commentée ailleurs (Memoirs, p. 63). Je retrouvais Budapest dont j'avoue que j'avais un peu oublié la topographie, ne me souvenant que vaguement du beau vieux Buda (tout de même aujourd'hui bien restauré pour être vendu par appartements à la nouvelle bourgeoisie), du Parlement - copie de Westminster - et de la grande île au milieu de ce superbe Danube - la largeur du Nil, pas celle de la Seine, de la Tamise ou du Rhin ! Je retrouvais également avec un souvenir nostalgique ce fameux café 1900 logé sur une place agréable de Pest, lui aussi bien restauré, comme la grande place décorée par les statues imaginaires des fondateurs de la nation - les chefs Huns, Attila et autres, bien grimés en Mongols à belles moustaches. Floraison également de sex-shops et autres « salons de massage » à l'usage des nouveaux touristes allemands. Nous fumes logés, Isabelle et moi, dans cet extraordinaire vieil hôtel 1900 de Buda (le Gellert), dont j'ai apprécié les bains turcs alimentés par une source minérale. Un véritable chef-d'œuvre de la Belle Époque. Mes amis hongrois, Imre Marton, vieux communiste, réfugié en France pour fuir Horty, résistant rentré en Hongrie en 1945, africaniste qui a séjourné quelques temps en Guinée, avec lequel j'ai toujours trouvé le moyen de discuter fort librement des problèmes du socialisme, que j'invitais d'ailleurs à l'une de nos grandes rencontres Nord-Sud organisées par le Forum du tiersmonde. Marton était tombé dans un désespoir sans fond de voir le régime tomber à droite ; il est mort en 1998. L'économiste Tamas Szentes, rencontré pour la première fois à Dar-es-Salaam dans les années 1970, est, à mon avis, un des meilleurs analystes du capitalisme mondial et des problèmes du « socialisme réellement existant ». C'est un homme de qualité, de surcroît plein d'humour. Il avait occupé des fonctions importantes au sein de la commission du Parti chargée de la réforme dans la seconde moitié des années 1980. Il y avait défendu avec ténacité et habileté des positions de réformes centristes (un socialisme de marché, contrôlant les relations extérieures et garantissant une répartition correcte du
revenu). Il m'a raconté par le détail comment et pourquoi ce plan a été rejeté par la « majorité » : la bourgeoisie du Parti voulait tout simplement restaurer le capitalisme à son profit. La gauche est toujours vivante en Hongrie et j'ai eu l'occasion de discuter de ses perspectives avec les jeunes qui en assurent la relève, la brillante jeune femme Andréa Szego, Andor Laszlo, Agnes et Gabor Kapitany qui militent au service des syndicats et publient une revue de qualité (à laquelle je collabore de temps à autre) sur les problèmes de la lutte pour le socialisme. Par contre, beaucoup de ceux qui constituaient la vieille garde des économistes célèbres du système déchu ont tout simplement tourné casaque et renouvelé le moyen de poursuivre leurs carrières, encensés par la Banque mondiale (comme Kornai). Je suis retourné en Tchécoslovaquie il y a quelques années, en simple touriste avec Isabelle, mafilleAnna et sa copine Claire. Nous sommes allés passer trois jours à Prague. J'avais un souvenir précis de cette ville superbe et particulière par la richesse phénoménale de son style baroque, qui n'est pas seulement celui de ses monuments mais qui se déploie dans toutes les rues de sa vieille ville. Je l'ai retrouvée. Par contre, la « Cité universitaire » d'Opletalova - où j'avais séjourné clandestinement - me parait avoir été détruite, ou transformée au point d'être méconnaissable. Aucun contact politique. Sur la route, destinés aux touristes allemands, se succèdent les « Erotik ». Nouvelle destinée du protectorat rétabli de BohèmeMoravie, en attendant le retour des Sudètes sans doute. Je n'éprouve qu'un mépris profond pour la nouvelle classe dirigeante, et notamment pour son président Vaclav Havel. Célébré comme un libérateur démocrate, ce piètre individu n'avait jamais été qu'un mauvais fabricant de pièces de théâtre. Soit-disant boycottées par le régime communiste, ces pièces sont sans doute si peu intéressantes qu'on ne les joue toujours pas... Le cynisme et la vulgarité caractérisent la nouvelle bourgeoisie tchèque. Doit-on s'étonner alors que le ministre des Finances, Vaclav Klaus, « libéral » ait déclaré tout de go : « Il va falloir faire rendre à ces cochons d'ouvriers (les termes mêmes employés par ce monsieur) ce qu'ils ont obtenu dans le passé ! » À Berlin, dans un de ces colloques organisés par quelques fondations
allemandes, je rencontrais un spécimen de ces nouveaux « cadres libéraux », qui me disait : « Nous sommes un petit pays, on sera toujours dépendant, mais il vaut bien mieux dépendre des riches (comme les Allemands pensait-il) que des pauvres (comme les Russes). - Oui, vous avez bien raison, lui répondis-je, Voyez Haïti, ce pays dépend des États-Unis, c'est peut-être le paradis dont vous rêvez pour l'avenir de la Tchéquie. » Bec cloué. Je ne suis pas retourné en Pologne. Je gardais un souvenir ému des camarades courageux, souvent tout juste sortis des camps nazis, que j'avais rencontrés. Lorsque Solidarnosz est apparu, je n'ai pas partagé l'enthousiasme naïf de ceux qui y voyaient un renouveau du mouvement ouvrier. La CIA ne soutenait-elle pas ouvertement le mouvement? Et j'ai appris à savoir que les puissances impérialistes n'ont jamais soutenu un mouvement progressiste quelconque. Jamais. La suite devait prouver que j'avais raison. La névrose anti-russe, la papolâtrie, l'admiration des États-Unis devaient fatalement tout emporter. J'ai été dans l'ex-RDA seulement après que celle-ci eût disparu, annexée par l'Allemagne de l'Ouest. J'y ai rencontré des intellectuels parmi les plus éveillés et les plus sympathiques que je connaisse en Allemagne (comme le philosophe Joachim Wilke et des cadres du PDS - André et Michael Brie et quelques autres). La plupart d'entre eux avaient été plutôt critiques (souvent avec courage) du « socialisme réel » de la RDA, et, de ce fait (qui n'est absolument pas un hasard), honnis par les pouvoirs dominants de l'Allemagne unifiée (tant par les sociaux-démocrates que par la droite) beaucoup plus que ceux qui, appartenant à l'ancienne nomenklatura, n'ont pas hésité à retourner leur veste. Le PDS parviendra-t-il à constituer une force de rassemblement suffisant, à l'Est, pour contaminer un peu plus l'Ouest et lui insuffler quelques principes d'une pensée socialiste qui ne se contente pas de la mascarade à la Schrôder ? La formation du Linkspartei est certainement un bon signe. À défaut, les risques de dérapages « national-populiste » à relents fascistes, à la manière de Hayder en Autriche, de Fini-Berlusconi - Ligue lombarde - en Italie, trouveraient ici des chances sérieuses à l'échelle de toute l'Allemagne.
Le cœur historique de Berlin était situé dans la partie orientale de la ville, où sont concentrés presque tous les monuments et de beaux vieux quartiers (en voie de restauration) qui tranchent avec l'insignifiance des styles « américains » de la partie occidentale de la capitale désormais abandonnée par, à la fois, la bourgeoisie politique allemande fière de retrouver sa véritable capitale et par le monde du snobisme incontournable dans les sociétés de l'Occident opulent, qui suit la mode de la « réunification » du pays. Je n'avais pas imaginé que la marque des huguenots fût aussi forte dans le Berlin historique. Les Allemands de l'Est, qui sont restés cultivés et imprégnés d'une (bonne) connaissance de leur histoire et de sa culture, le savent. Ceux de l'Ouest l'ignorent, leur formation ayant été fabriquée dans les business schools américains. André Gunder Frank me le signalait un jour indirectement en me disant : « Tu poses la question en Allemagne de l'Est : qui était Frank (le père d'André). N'importe qui saura te répondre : un écrivain anti-nazi. Poses la question à des intellectuels en Allemagne de l'Ouest ; ils ignorent ce nom ». La culture marxiste de l'Allemagne historique, qui a été préservée à sa manière à l'Est, en dépit des réductions dogmatiques dramatiques qui lui ont été imposées, a disparu par contre à l'Ouest, va-t-elle retrouver vie ? Je n'en sais rien. J'ai beaucoup mieux suivi l'évolution de la Yougoslavie, visitée régulièrement, à l'occasion des conférences annuelles de Cavtat entre 1977 et 1989. J'en ai déjà parlé ailleurs (Memoirs, p. 191192). Son socialisme de marché me paraissait acceptable, à condition de le concevoir comme une étape de la longue transition et non une formule « définitive » (comme il était vécu en fait), et à condition d'en moduler les variations pour lui permettre de résister aux aléas de l'évolution interne et internationale. Ses limites et contradictions me sont rapidement apparues comme dangereuses : pas de démocratisation réelle de la politique (le pouvoir réel restait concentré dans les mains de la nomenklatura du parti), trop de marché qui, dans ces conditions (de surcroît articulé sur trop d'ouverture extérieure peu et mal maîtrisée et sur le fédéralisme), ne pouvait que déboucher sur un désastre : l'aggravation des inégalités entre les républiques, la vulnérabilité à la conjoncture du capi-
talisme mondial, la manipulation cynique des pouvoirs par les segments de la nomenklatura et finalement le repli de ceux-ci sur le chauvinisme comme moyen de s'approprier les entreprises. Ces questions étaient celles que je discutais et rediscutais d'année en année avec les camarades, et souvent amis, que furent les « Serbes » Milos Nikolic, Radmila Nakarada, Mirjana Jevtic, le « Bosniaque » Blagoje Babic, le « Croate » Vjekoslav Mikecin et le « Slovène » Anton Vratusa. Et avec beaucoup d'autres. Je garde le souvenir de points de vue divers, mais d'une ouverture généralement suffisante et de la sincérité des convictions socialistes de beaucoup, au point que j'étais relativement optimiste quant à la capacité du système de rester « social » sinon socialiste, face au défi de l'offensive locale et mondiale du capitalisme, et de sauver la fédération. Les faits ont démenti cet optimisme. J'avoue m'être trompé sur les réactions que j'attendais du peuple yougoslave aux défis de la mondialisation libérale. J'avais bien vu avec un œil critique les concessions faites à l'insertion au marché mondial. J'avais exprimé mes craintes - fondées - que ces concessions, accompagnées comme elles l'ont été par une décentralisation accentuée des pouvoirs économiques, n'aggravent les inégalités régionales de développement, entraînant des dérives sérieuses dans la gestion politique multinationale. C'est bien ce qui est arrivé {cf. S. Amin, l'Éthnie à l'assaut des nations, 1996). J'espérais néanmoins que les classes populaires et même une bonne partie du Parti communiste - qui dans ce pays a derrière lui une belle histoire - éviteraient le pire et qu'un équilibre - fut-il d'une stabilité relative - serait trouvé « au centre », préservant une reprise ultérieure d'une évolution à gauche. Le pays a basculé à droite et le chauvinisme ethnique - sans être nécessairement aussi fortement ancré dans les classes populaires que les médias veulent le faire croire - est devenu en tout cas le drapeau derrière lequel se sont rangées les fractions éclatées de la classe dirigeante aux abois. Je ne reviens pas ici sur ce que j'ai écrit ailleurs : que les crimes que cette option ont entraîné ont été commis par toutes les directions politiques « nationales », par les Croates autant que par les Serbes, par les musulmans de Bosnie ou par l'UCK au Kosovo autant que par
les autres. Ces options criminelles ont de surcroît été encouragées par les États-Unis et les puissances européennes. La déformation systématique de l'information « internationale » qui attribue au « chauvinisme serbe » la responsabilité d'avoir initié le processus (ce qui est faux) et d'en avoir fait plus que les autres (ce qui est également faux) est simplement le produit de la propagande des ÉtatsUnis et de leurs alliés européens subalternes de l'OTAN. Que cette propagande parvienne à s'imposer avec autant de facilité devrait faire réfléchir sur le rôle des médias, dont la servilité devrait inquiéter. Hélas ce n'est pas le cas, en Occident tout au moins. L'opération américaine, à peine déguisée dans l'accoutrement de l'OTAN et de « l'humanitaire » (Kouchner se prêtant à cette mascarade, comme il l'avait déjà fait ailleurs), a donc, provisoirement, bel et bien atteint ses objectifs. Isabelle et moi avions visité Moscou et Leningrad en été 1964. Côté caricature - images classiques connues de tous - l'Hôtel (Oukraïna) : palais gigantesque de l'époque stalinienne, fauteuils d'un poids tel (pour gaspiller la matière première, puisque le Plan fixait l'objet en tonnes...) qu'il était rigoureusement impossible de les déplacer, babas surveillantes installées à l'étage. Longueur infinie du service des repas. Un Italien avait explosé de colère à ce propos et criait : « C'est les trois 8, 8 heures pour travailler, 8 pour dormir, 8 pour manger - 2 le matin, 3 à midi, 3 le soir ! Un homme d'affaires français du PCF nous avait livré le secret pour être servi rapidement, à condition de manger tous les jours dans le même restaurant. Le premier jour vous commandez, précisez que vous êtes pressé, puis attendez patiemment. Lorsque, une heure plus tard, le garçon arrive avec les plats, vous vous levez brusquement, regardez votre montre. Excusez-moi je n'ai plus le temps, je vous avais averti, je dois partir. Le pauvre homme doit refaire en sens inverse toutes les formalités administratives pour faire revenir les plats à la cuisine. Le lendemain vous choisissez la même table, à laquelle est attaché le même garçon. Vous êtes servi en cinq minutes. Au Goum - grand magasin installé dans une superbe galerie 1900, alors dans un état déplorable - une organisation du style des comptoirs coloniaux de "Syriens" dans les villes de brousse
d'Afrique : des étagères, une longue table qui vous sépare d'elles, des vendeuses. Vous demandez ce que vous cherchez. "Niet", il n'y en a pas. C'est la réponse automatique. Mais non, il y en a, là, derrière vous, sur l'étagère. Horrible client qui oblige la dame à faire l'effort de se retourner. C'est trop haut. Vous insistez. Elle doit appeler un grand gaillard qui monte sur un escabeau. Puis elle vous donne un papier en 4 ou 5 exemplaires (papier carbone entre les feuilles). À la caisse on remplit, vous allez déposer deux copies ici, une autre là, qu'on tamponne, revenez chez la vendeuse pour prendre l'objet. Taxis, une autre affaire. Payés probablement au temps, ils se cachaient dans les ruelles. Ayant repéré l'endroit, il faut passer nonchalant (si le taxi repère que vous le cherchez il s'enfuit), puis, arrivé à sa hauteur, ouvrir brusquement la porte et s'installer. Ayant fait ainsi, le taxi ne pouvait pas croire que je n'étais pas un indigène. » Sens de l'humour, quand même, il m'avoua : « Les étrangers ne connaissent pas le truc ». Train de Moscou à Leningrad. Il n'y avait que cinq classes. Nous prenons la meilleure - « extradoux » (on ne dit pas première ou super première) Magnifique wagon-lit comme on en faisait aux temps de l'Orient Express. Coussins et coussins, petits rideaux adorables, samovar, et toujours une baba qui va et vient remplir les tasses de thé. Moscou et Leningrad sont des villes que nous avons fort aimées, comme sans doute beaucoup de leurs visiteurs. Elles ne sont pas communes. Loin de là. Inutile donc de nous étendre sur le Kremlin, la place Rouge, quelques vieux couvents de la région, les quais de la Neva, le cuirassé Aurore, le palais d'été, mais aussi les musées, le Bolchoï, etc. Il y a de belles cartes postales de tout cela. Côté politique, la réalité transparaissait, en dépit de la langue de bois des discours. Visite d'un Kholkhoze de la région. Discours du directeur - un bonhomme sympathique qui débite des statistiques, que personne n'écoute car on avait apporté des fraises (belles, comme on n'en voyait pas sur les marchés) sur lesquelles les membres de notre groupe du « tiers-monde » se jettent sans retenue. Je fais remarquer à notre directeur que si ses statistiques sont correctes (90 % de la terre collective fournissent 50 % de la production en valeur, les 10 % qui représentent les lopins individuels autant) cela
serait la preuve que le socialisme ne vaut rien. À moins que ces statistiques cachent une tricherie et qu'en fait une bonne partie de la récolte des terres collectives est redistribuée aux kolkhoziens et vendue (à des prix bien meilleurs) comme produit des lopins. Il me regarde narquois, sourit et ne dit rien. Des étudiants africains boursiers de l'université Lumumba - notamment le jeune (à l'époque) malien Founéké Keita - nous racontent des histoires moins drôles. Un jeune de ses amis russes bavarde avec nous. Combien y a-t-il de membres des komsomols parmi les étudiants ? lui demande Isabelle. 97 % est sa réponse. Qu'arrive-t-il aux 3 %. Eh bien, beaucoup d'ennuis : les profs sont plus difficiles avec eux aux examens, à la sortie on leur donne les mauvaises places, etc. Bon, ce sont les 3 % de communistes lui dit Isabelle, la même proportion qu'ailleurs. Au musée de Leningrad, un jeune peintre non conventionnel nous attire dans un coin pour nous montrer des tableaux qu'on cache. Cela me rappelle le mot de mon ami peintre brésilien Tiberio. Qu'arrive-t-il à un peintre non figuratif quand il se promène dans Moscou ? Deux personnages tout à fait figuratifs le suivent ! Au Gosplan j'avais été reçu par je ne sais plus qui, qui m'avait raconté ce qu'on racontait à tout le monde : tout marche bien. Mais en faisant les couloirs, on croisait des petits fonctionnaires porteurs de piles de dossiers, et des grands fonctionnaires suivis par ceux qui portaient leurs serviettes ou leurs attaché-cases. Dans les bureaux, des dames apparemment oisives se faisaient les ongles ou les yeux et, dès qu'on entrait, enfermaient leur matériel comme prises en flagrant délit. Nous sommes repassés par Moscou en 1991, à l'aller et au retour d'Asie centrale. Nouveau paysage urbain et social, en pleine débandade. La rue Arbat animée à l'extrême, joyeuse. On y vendait de tout, dans le désordre le plus total. Y compris un nouveau modèle de poupées qui s'emboîtent : au dehors Gorbatchev, puis successivement Brejnev, Tchernenko, Andropov, Kroutchev, Malenkov, Staline, et le dernier - le pépin tout petit : Lénine. Nous montons dans un bus. Le ticket valait quelques kopecks, mais l'inflation aidant, il n'existait plus de si petite monnaie, devenue inutile. Je dis au contrôleur : le plus petit billet que j'ai est celui-ci
- 2 ou 5 roubles, je ne sais plus. Il me dit : « Eh ! merde, va. C'est gratuit maintenant pour tout le monde, il n'y a plus de monnaie. » À l'hôtel - Akademiskaya - nous devions passer une nuit supplémentaire, retard de départ de l'avion. J'en demande le prix : 100 dollars. C'est un peu cher pour la qualité réelle de l'établissement (équivalent 0 ou 1 étoile, à tout casser), mais enfin il est classé de luxe, il faut l'accepter. Idée géniale qui me vient : on peut payer en roubles ? Oui, bien sûr. C'est combien ? 50 roubles. Soit, je vous paye en roubles. Il faut savoir qu'à l'époque le dollar valait 35 roubles. Nous avons donc payé notre chambre un dollar et demi. L'incohérence du système ne paraissait pas bouleverser la dame de la réception. Tant mieux pour nous. Je connaissais un certain nombre de dignitaires du système, particulièrement « d'académiciens », c'est-à-dire de professeurs et chercheurs membres de l'Académie des sciences sociales, dont l'arménien russifié Avakov (Avakian), qui avait séjourné longtemps à l'UNESCO. Lui et son épouse sont de personnes intelligentes et charmantes qui nous ont reçu chez eux à dîner. On a bavardé librement. Avakov nous avait guidé dans le dédale de l'Académie. On sentait la fin du système. La préoccupation sans doute exclusive de nos académiciens était de mettre la main sur quelque chose : une auto, une dacha, un appartement, des meubles. Les discussions ne portaient plus que sur les moyens qui permettaient de le faire, qui voir à se sujet, etc. Lorsque je tentais de ramener la discussion à quelques problèmes politiques, j'avais l'impression d'ennuyer profondément mes interlocuteurs qui s'en moquaient totalement. Pourtant quelques-uns d'entre eux avaient été des pourfendeurs de déviationnistes anti-soviétiques... Je les connaissais de noms ou de réputation. Ils étaient probablement devenus les pires... Rien de tout cela n'efface la grandeur du peuple russe et les pages magnifiques qu'il a écrites en 1917 et en sauvant l'humanité des nazis, par son courage incomparable. C'est un peuple qui m'est très sympathique, je ne le cache pas. Ses défauts même - le produit de son histoire évidemment comme toujours-, ce mélange de patience qu'on pourrait croire de la résignation absolue (ce qui n'est pas le cas), de romantisme, d'anarchisme, d'irrationalité et
d'absence de sens pratique, d'exubérance qu'on dit « slave » (ah ! quel plaisir je l'avoue que de casser les verres après les avoir vidés) - ne sont pas banals. Ils ne sont jamais odieux, et rien de comparable par exemple avec l'esprit de soumission qu'une histoire malheureuse a encouragé parfois chez certains peuples ou avec le conformisme et l'hypocrisie de l'idéologie anglo-saxonne dominante. L'amalgame « communisme-fascisme » dans ce fourre-tout « totalitaire » n'a donc rigoureusement aucun sens. Certains phénomènes sociaux, apparemment analogues (comme les manifs de masse) étaient en fait largement communs à toutes les sociétés industrielles de l'époque, le produit du capitalisme (et de sa version socialiste) à cette étape de son développement. Les souffrances auxquelles le capitalisme sauvage condamne aujourd'hui les peuples de l'ex-URSS sont pour moi simplement révoltantes. L'occasion m'a été donnée, en 1997, de visiter. Riga, la capitale de la nouvelle Lettonie indépendante. Je participais à un colloque organisé par un groupe sympathique de scientifiques - des sciences dures (physiques et autres) - ouverts à la curiosité sociale. Nous étions logés sur la côte - à une dizaine de kilomètres de Riga, située elle, sur l'estuaire dufleuve,la Dvina — dans une station balnéaire réputée : Jurmala. Ce Deauville, dont la création remonte aux temps de l'Empire des tsars, a un charme fou. Datchas de bois sculptés perdues dans la forêt. Pour visiter Riga, je prenais un train de banlieue. C'est là que j'ai découvert qu'il y avait des modèles de wagons soviétiques sans WC ! Plus intéressant : je constatais que tout le monde (98 % ?) parlait russe, tous lisaient des journaux et tous les journaux étaient en russe. Je n'ai pas entendu un mot de letton, pas vu une seule personne lire du letton. Mais les russophones qu'on dit constituer une « minorité » (je gage que cette minorité est de 80 % à Riga) n'ont aucuns droits ! Ceux-ci sont réservés aux Lettons « purs » ! Un spécimen de ceux-là, venu nous faire son boniment au colloque, m'est apparu pour ce qu'il était certainement : un crétin fasciste. Fort heureusement, grâce à son peu d'intelligence, il tombait dans tous les pièges de mes questions. « Comptez-vous donner quelques droits aux Russes ? - Jamais. - Même ceux dont les ancêtres étaient là depuis le XVIIIe siècle
(puisque c'est vers 1720 que les pays baltes ont été annexés à l'Empire russe) ? — Même eux. » Je concluais, pour mes collègues du colloque, en attirant leur attention sur la méthode « deux poids, deux mesures » (double standard - je parlais anglais) mise en oeuvre par les médias occidentaux dominants. Les Russes sont venus dans ces régions baltes à la même époque que les Écossais protestants en Irlande. Viendrait-il à l'idée de ces médias de considérer que l'Ulster doit devenir la patrie des seuls Irlandais catholiques et que les protestants n'y ont aucun droit ? On dit que les Russes ne parlent pas le letton. Viendrait-il à l'idée d'exiger que les Britanniques en Ulster apprennent le celte irlandais ? Et pourquoi traiter les catholiques irlandais - qui voudraient peut-être faire ce que les Lettons font - de « terroristes » et qualifier les Lettons de « démocrates » ? Le nouveau régime ethnocrate (et non démocrate, ne pas confondre les deux concepts !) a érigé un monument à la gloire des SS. Aucun commentaire dans les médias européens ! Je vous laisse imaginer ce qu'il en aurait été si un pays arabe avait pris une initiative analogue ! Riga est une ville qui mérite d'être vue, pour son urbanisme typique des ports de la Hanse. La campagne lettonne dans laquelle j'ai fait un petit tour en car, l'est également. Mais quel pouvoir odieux que celui de ces « amis de l'Occident » qui se pavanent ici en pays reconquis ! Retour aux questions russes. J'ai rencontré un bon nombre de membres de la nomenklatura soviétique, je les ai entendus souvent. Sauf Vladimir Kollontai, je n'ai éprouvé le besoin de me lier d'amitié avec aucun d'entre eux. Àr exception du consul de l'URSS à Port-Saïd, Chikov. J'ai connu des plumitifs pourfendeurs de ceux qu'ils présentaient comme des déviationnistes, voire des agents de l'impérialisme, comme Oleg Bogomolov. Mais plus amusant, il m'arrive qu'en entendant le nom de tel ou de tel des nouveaux « grands dignitaires » (qualifiés de démocrates, réformateurs, etc.) ou des chefs de mafias, de milliardaires qui se sont appropriés le tiers du pétrole de la Sibérie ou des choses de cette taille, je reconnaisse l'un de ces hauts placés du système que j'avais entendu ici ou là, avec lequel j'avais discuté et dont parfois j'avais reconnu l'intelligence.
J'ai rencontré depuis certains des intellectuels de la nouvelle gauche marxiste, se situant à gauche du PC (cela n'est pas difficile !). Vladimir Jordanski, que je connaissais déjà, est de ceux-là. Un homme d'une grande intégrité. Ils doivent être nombreux dans l'exURSS, mais ils ne font pas parler d'eux et on ne leur donne jamais la parole, ni dans la nouvelle Russie ni dans les médias internationaux. D'autres -Boris Kagarlitzky ou Alexandre Buzgalinm'étaient inconnus. J'ai beaucoup discuté avec eux, lu leurs écrits, et compte poursuivre nos échanges de vues. L'avenir de la Russie et des autres républiques de l'ex-URSS me paraît de ce fait sombre, leurs peuples n'étant pas préparés à affronter les défis du capitalisme mondial dont ils ne saisissent pas même les enjeux véritables. La responsabilité première de ce double désastre - l a régression sociale et économique, l'éclatement de l'exURSS - revient évidemment à la nomenklatura « communiste », devenue progressivement le « quartier général de la bourgeoisie » comme l'écrivait Mao en i960, une bourgeoisie qui avait hâte de s'emparer de la propriété publique qu'elle gérait déjà depuis longtemps en véritables propriétaires quasi privés. L'éclatement de l'Union a été également le produit de l'option nationaliste chauvine étroite de ces classes dirigeantes aux abois. Les frontières des Républiques (et leur statut) n'avaient pas été conçues pour devenir celles d'États indépendants. Le Kazakhstan - largement russe en fait - aurait pu être une République autonome de la Fédération russe. Biélorusses et Ukrainiens, en dépit de quelques spécificités locales, ne sont rien d'autres que des éléments constitutifs de la nation russe. On peut multiplier les exemples des problèmes dramatiques que cet éclatement absurde de l'Union lègue aux peuples qui la constituaient. La dépolitisation systématique des peuples soviétiques soumis à son joug, mise en oeuvre systématiquement pour cacher les intentions véritables de la classe dirigeante, est à l'origine de cette faillite du socialisme réellement existant. Les classes dominantes des centres capitalistes d'Occident mettent à profit cette débâcle pour en aggraver la profondeur. Les discours de soutien à la démocratie ne doivent pas nous tromper. Tel n'est pas l'objectif réel poursuivi par les diplomaties des pays de l'OTAN. Le
désastre soviétique n'a servi quà affermir l'hégémonisme américain et à soumettre les Européens qui se sont situés dans leur sillage. Tout le reste n'est que poudre aux yeux. Les preuves de la réalité de cette option stratégique de l'OTAN ne manquent certainement pas. Je constate en effet que les diplomaties occidentales - à l'unanimité - soutiennent toujours les plus mauvais candidats pour la direction des affaires des pays de l'ex-URSS (les plus mauvais pour leurs peuples, les meilleurs pour les intérêts du capital dominant) : Elsine contre Gorbatchev, etc. Fût ce au prix de fouler aux pieds les principes démocratiques dont se nourrit leur propagande, comme lorsqu'elles ont soutenu l'assaut militaire du Parlement russe par Elsine. {cf. S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Russie). Le principe « deux poids-deux mesures » est mis en oeuvre dans les rapports avec la Russie d'une manière cynique aveuglante. Le principe des nationalités sur lequel était fondé la construction soviétique était certes loin d'être parfait dans sa mise en œuvre réelle et j'en ai fait ailleurs la critique sur laquelle je ne reviendrai pas ici. Les médias dominants ne signalent que les déficiences du système. Par exemple, ils insistent ad nauseam par des reportages à grande diffusion sur la misère des Samoyèdes et des Yakoutes de Sibérie. Ils se gardent bien de dire - honnêtement - que le régime soviétique avait donné à ces peuples du Nord une gestion théoriquement autonome de la Sibérie. On aimerait voir les États-Unis et le Canada restituer la moitié de leur territoire aux Indiens et leur octroyer - fut-ce sur le papier - le même degré d'autonomie ! Rassurez-vous, cela ne viendra pas. La paille et la poutre dans l'œil ! On pourrait multiplier à l'infini les exemples du même genre qui caractérisent les campagnes « antisoviétiques » des médias dominants. Après l'éclatement de l'URSS, les puissances occidentales se sont mises immédiatement au service des « ethnocraties » antirusses. On sait comment les « révolutions orange et rose » ont été financées par la CIA pour mettre en place en Géorgie une dictature sanglante qui ne le cède en rien à celle de Chevernadze, en Ukraine une mafia nauséabonde. Les médias réservent leurs critiques violentes à la Biélorussie, simplement parce que son gouvernement
refuse le libéralisme, maintient les « avantages sociaux » du système soviétique, ce que les classes populaires apprécient, lui apportant ses votes (même si les pourcentages, plus de 90 %, répondent à une vielle tradition !). On se garde de mentionner les rapports des ONG qui précisent qu'on ne torture pas dans les prisons de Minsk, mais dans celles de Tbilisi. La Chine Mes options politiques m'avaient amené à suivre de près l'évolution de la Chine depuis 1960. À partir de 1980, nous nous sommes rendus en Chine, Isabelle et moi, assez régulièrement et pour des séjours d'un mois à chaque fois. Nous partageons notre temps entre Pékin où je suis régulièrement invité par les différents instituts de l'Académie et rencontre en général des responsables du Parti et de la direction économique du pays, et la visite systématique de ce pays gigantesque. Nous avons ainsi parcouru des milliers de kilomètres, de Pékin à Tianjin, Shanghaï, Nankin, Hangzhou (les provinces riches de la côte du Centre-Est), du Hunan à Gwilin, Canton et Hong-Kong, de Pékin à Xian (les provinces pauvres du Nord-Ouest), du Sichuan (Chengdu, Choungqing) à l'extrême ouest du pays, Kachgar. Nous ne connaissons pas encore deux grandes régions - le Nord-Est (l'ancienne Mandchourie), le Yunan et le Tibet. Les peintres chinois ont saisi à la perfection l'essentiel de ce qui constitue les grandes particularités des paysages de leur pays, de ses montagnes en pains de sucre et des brumes dans lesquelles se perdent leurs cimes. Mais rien ne remplace la promenade dans ces paysages insolites, sans pareils à ma connaissance. La Chine est immense et, de par ses climats qui s'étalent du sibérien au quasi équatorial, du Pacifique des moussons tropicales au désert du Taklamakan, plus redoutable encore que le Rub el Khali ou le Ténéré, de par son relief qui descend de l'Everest à la dépression la plus basse de la surface du globe, des plaines de rizières plates au Tibet, au Qinhai et à l'Altaï, elle offre au visiteur une infinité de paysages différents.
Le Sichuan (une province de 120 millions d'habitants seulement) nous a offert plusieurs belles promenades. Dans les rizières riches alimentées par un système de barrages qui remontent à la plus haute antiquité, construits en « déplaçant des montagnes » à la pelle et à la pioche pour les « faire tomber dans le fleuve » et barrer son passage. Sur les pentes raides du versant oriental du Tibet, où se perchent de magnifiques monastères bouddhistes. De Choungqing à Wuhan, embarqués pour une croisière de quatre jours sur un beau navire avec certes quelques touristes étrangers mais surtout des vacanciers de la nouvelle bourgeoisie chinoise, nous avons traversé ces extraordinaires gorges du Yang Tse et de ses affluents. Nous étions en compagnie de Fawzy et Gerda Mansour. C'était la dernière année avant que le nouveau grand barrage ne modifie à jamais la topographie de ces lieux. Pour visiter l'une des gorges d'un affluent parmi les plus sauvages, il nous a fallu quitter le gros navire et nous embarquer dans des pirogues qui arrivaient à peine à vaincre le courant. Sur les berges de la rivière, des paysans chinois, rigolards comme ils le sont toujours, nous observaient avec amusement. Ils avaient installé tout un commerce de produits de « secours » (biscuits, thé, lainages, etc.) en prévision d'un naufrage éventuel. Belle occasion pour vendre ! Les « organisateurs » chinois du voyage avaient également un goût du risque prononcé, allant jusqu'à l'irresponsabilité. Comme, en retard, nous n'accostions une rive du Yang Tse que la nuit et qu'il y avait un superbe monastère perché sur la montagne à visiter, ils n'hésitèrent pas à remettre en marche un télésiège et à nous y embarquer, malgré l'orage violent. Puis visite du monastère éclairé par des lampes torches ! Je ne décrirai pas par le détail la quantité des paysages et des villes que nous avons visités. À Pékin, outre la grande muraille, la Cité interdite, le palais d'Été et bien d'autres monuments ; à Xian - ville superbe encore entourée de ses murs d'enceinte antiques l'extraordinaire cimetière des statues de l'armée impériale bien connu ; à Nankin le pont du Yang Tse et quantité d'autres choses, dans les villes comme Hangzhou, Suzhou et la vielle ville de Shao Xi et d'autres les délicieux salons de thé installés sur ces lacs-jardins artificiels dont les Chinois raffolent ; à Shanghaï, les quartiers impo-
sants du port de cette capitale du capitalisme compradore découpée en concessions étrangères, etc. Paysages du loess poussiéreux du fleuve Jaune, sur la route de Yenan, paysages de rizières à perte de vue des plaines du Centre-Est. Montagnes extraordinaires du Guan Xi, autour de Gwilin, sur la rivière Li, puis à travers le Guandoung, le long de la rivière des Perles. Le Huang Shan - la montagne verte source d'inspiration des peintres et des poètes, redescendue à pied par l'escalier de pierre qui grimpe à 1 860 mètres ! Fort heureusement il y avait, au bas de la montagne, un masseur de pieds ! À Pékin, nous avions été logés en 1980 dans le guest house principal des hôtes du Parti, à l'écart de la ville. Sollicitude particulière à notre égard, certes, mais nous avons mieux aimé, par la suite, descendre dans un de ces nombreux hôtels du centre ville, qui sont aujourd'hui devenus fort nombreux. À l'époque maoïste, que nous avons connue, Pékin offrait ce spectacle inoubliable dufleuvedes vélos occupant toute la largeur de ses immenses avenues. Le costume dit mao (en fait inauguré par Sun Yat Sen) bleu ou vert (couleur des militaires, adopté par les jeunes qui se déclaraient à gauche dans le Parti), la casquette que les jeunesfillesportaient fort penchée, ce qui leur donnait un petit air de titi moqueur et mettait en valeur leur grâce, constituait l'uniforme pour toute la population. Je n'ai jamais trouvé cette formule détestable, mais au contraire un bon moyen de commencer à créer quelques-unes des conditions nécessaires pour que s'affirme l'égalité des individus. De surcroît la veste bleue est à la fois solide et élégante. La Chine de Mao était parvenue par ce moyen - sans l'avoir véritablement voulu - à créer une mode culturelle d'une portée mondiale aussi forte que celle véhiculée par le jean américain. Nous avons fait le plein de nos vestes Mao - bleues, vertes et grises et Isabelle et moi continuons à en faire un usage presque quotidien quand la saison le permet. Certains nous regardent peut-être un peu comme des « dinosaures », mais qu'importe. L'uniforme est aujourd'hui abandonné, au profit du costume-cravate tristement anonyme pour les hommes. Mais l'abandon du mao bleu ou vert permet aux jeunes chinoises, que je trouve belles dans l'ensemble, de mettre en valeur leur coquetterie : robes légères et petits chapeaux
de paille souvent décorés par une fleur, ou - pour les circonstances plus solennelles - robes chinoises fourreaux fendues sur le côté... Pékin n'est pas une ville commune. Avant l'accélération de sa modernisation, dans les dernières années, elle avait gardé son cachet de capitale impériale austère. Longues rues, assez étroites mais bien droites, longées de murs uniformément gris, derrière lesquels se logent les yamen - demeures aristocratiques organisées en carré autour de la cour fermée sur l'extérieur par une belle porte chinoise. De la rue ce qu'on voit, ce sont les toits de tuiles colorées dont l'exubérance et la grande variété colorée ressortent d'autant qu'ils font contraste avec la sobriété sévère des murs. Nos amis Sol et Patricia Adler logeaient dans un de ces yamens superbes, rue Nancaochang (Deng Xiaoping s'y était installé en 1949 à la libération de Pékin), Mao avait donné l'ordre à l'époque d'évacuer toutes ces belles maisons et soit d'y loger des amis étrangers soit d'en faire des écoles et maisons de la culture. Sol est un vieil américain, venu dans une mission d'aide à la Chine pendant la guerre contre le Japon. Comme Bill Hinton, que je connais également, il est resté dans le pays, et a placé toutes ses qualités au service de la Chine maoïste. Et il en avait beaucoup, culture, finesse, connaissance de la politique américaine et des visions stratégiques de sa classe dirigeante. Les autorités chinoises ont toujours traité avec la plus grande confiance fraternelle leurs amis étrangers, même pendant les moments les plus durs de la Révolution culturelle, quand le « soupçon » pesait sur tous. De ce point de vue, rien d'analogue avec le comportement des pouvoirs soviétiques, qui a souvent été plus qu'odieux avec les étrangers. Sol est décédé ; mais il serait mort beaucoup plus tôt s'il n'avait été en Chine : atteint d'un cancer des poumons, il a subi des opérations successives que les meilleurs chirurgiens de Pékin lui ont faites et qui l'ont maintenu en vie pendant plusieurs années. Il y a à Pékin une rue des antiquaires où Isabelle et moi aimons toujours flâner. Les antiquaires chinois, même ceux du secteur public, sont de véritables antiquaires, hommes de goût et de finesse. Mais il y a à Pékin également une sorte de grand bazar (le Khan Khalili chinois, l'équivalent du bazar du Caire) où on trouve de tout, y compris évidemment des objets de grande qualité et
beauté. Un jeune étudiant chinois, qui avait suivi mes conférences, nous avait offert ses services de guide. Garçon charmant qui nous a conduit dans des lieux peu fréquentés par les étrangers, avec lequel nous ne cessions de parler de politique (il parlait l'anglais assez mal mais suffisamment). Il était critique de gauche mais estimait toujours utile de militer au Parti qui reste, selon lui, suffisamment vivant pour que les débats y demeurent animés et sérieux. Nous mangions avec lui dans des gargotes populaires. Rien à leur reprocher : il est rare quen Chine on mange mal. La modernisation de Pékin n'est pas une catastrophe. Et c'est déjà ça. Les gratte-ciel, qui poussent comme des champignons, forment des ensembles particularisés par leurs options architecturales diverses, aérés - les Chinois gardent le souci de laisser beaucoup de place aux arbres et aux jardins où ils adorent flâner. La vieille ville a subi des destructions certes, mais en contre-partie ses quartiers aristocratiques et commerçants de style, qui se dégradaient, ont été bien rénovés. Parfois « un peu trop » ! Avec retard, comme partout dans le tiers-monde, les Chinois prennent conscience du patrimoine à sauvegarder. Les restaurations des vielles villes, comme Shao Xi, ou des vieux quartiers de Canton, celles des concessions anglaises et françaises (magnifiques à Canton) témoignent de cette prise de conscience. D'une manière générale l'urbanisation nouvelle — la Chine compte désormais 400 millions d'urbains dont 200 millions sont constitués par la première génération d'immigrés des campagnes - doit être reconnue comme une réussite certaine. Par la qualité et la belle originalité de ses plans d'urbanisme et de beaucoup de ses ensembles immobiliers. Face à Hong-Kong la Chine a bâti en une quinzaine d'années une ville de la même taille : Shen Zhen, 7 millions d'habitants. Histoire de montrer que la Chine était capable de construire en quinze ans autant que les Anglais en cent ! Comparaison qui s'impose : Brasilia, ville nouvelle, est une horreur, les villes chinoises nouvelles, comme Shen Zhen, sont belles. Le peuple chinois n'est pas commun non plus. Et il n'est pas difficile d'entrer en communication avec lui, si ce n'est cette terrible affaire de langue ! Les Chinois sont, dans l'ensemble, curieux de connaître, s'abordent et abordent les étrangers sans problème.
Jamais le régime n a imposé la ségrégation des étrangers à la soviétique. J'aime doncflânerdans les rues de Pékin. Un soir de septembre, dans la moiteur humide de cette saison, je me rendais place Tien An Men. Les Chinois sont des paysans et leurs comportements très baladi (le terme de la langue populaire égyptienne pour désigner les gens simples). La place était envahie par les familles venues piqueniquer : on étend à même le sol une couverture de plastique, on s'allonge sur des coussins ou on s'assoit sur des pliants, et on ouvre la boîte de gâteaux secs, le thermos de thé dont on ne se sépare jamais et nulle part, on mange des pastèques. On m'interpellait et m'invitait à partager. J'acceptais et tentais de bavarder... on allait recruter dans la foule, chez des voisins, un jeune qui avait appris un peu d'anglais. Politique évidemment, et fort librement. Le « marché », c'est bien par certains aspects, mais ça fabrique des riches, et ça c'est mauvais, etc. La foule chinoise témoigne de la forte mixité de la société. Sans pareille ailleurs dans beaucoup de régions du tiers-monde. Chez les jeunes, garçons etfillesvont par paires et les couples d'amoureux ne se cachent pas. Mais grattez un peu, dit-on, et vous atteindrez le noyau solide du patriarcat. C'est sans doute vrai, mais il n'empêche que les progrès sont visibles, par le caractère déluré des filles qui n'hésitent pas à remettre les garçons à leur place quand il le faut et ne font preuve d'aucune timidité. Rien de comparable au Japon ou en Corée où les mêmes moeurs patriarcales d'origine continuent à gérer tous les comportements quotidiens. Même comportement libre entre collègues de travail. Les Chinois, ai-je dit, sont des paysans. Ils adorent donc les occasions de festoyer en groupe. Dans les innombrables restaurants des villes chinoises, la moitié au moins de l'espace est consacrée à des sortes de box séparés les uns des autres par quelques rideaux légers. Les groupes s'y mettent à l'aise et bénéficient d'une certaine intimité. Toutes les occasions sont saisies pour organiser des gueuletons collectifs ou familiaux de ce genre - fêtes officielles, départ à la retraite d'un collègue, promotion d'un autre, etc. La société est toujours mixte - les conjoints et collègues de travail des deux sexes participent. Les Chinois sont paillards, boivent pas mal (dans ces occasions tout au
moins), mangent autant que possible, et, selon ce quon m'a dit, ont un langage gaulois facile. Il y a d'autres aspects de la vie sociale chinoise qu'on ne peut manquer de remarquer. Le confucianisme n'a pas été éradiqué, en dépit de la Rsévolution culturelle. Le modèle du cadre « parfait » reste celui du confucéen : élégant, sobre, calme, poli. À l'époque de Mao, habillé comme les autres, il ne se distinguait que par sa discrète distinction. Le « vieux » Wang Yué qui m'avait guidé dans notre premier voyage en Chine, en était un modèle parfait. Pu Shan également. Je reconnais que l'idéologie confucéenne, même si elle comporte des dimensions conservatrices fort évidentes, développe également ce qui me paraît constituer des qualités appréciables. À l'époque maoïste, les cadres se partageaient visiblement entre deux modèles - les confucéens (ce qui n'implique en rien que tous les confucéens aient été du même bord - il y en avait à droite, au centre et à gauche) et les « prolétariens ». Ces derniers étaient des cadres issus directement de la classe ouvrière ou de la paysannerie pauvre, presque toujours par principe anti-confucéens pour de bonnes raisons (car c'est l'idéologie de la classe dominante de la Chine traditionnelle) et - pour les paysans - fortement marqués par le taoïsme. La Révolution culturelle ne reconnaissait comme communistes que ce second type de cadres. Aujourd'hui un troisième modèle a fait son apparition, ouvertement : le bourgeois. J'ajouterai sans trop d'hésitation : de style nouveau riche, compradore et vulgaire. Dans les hôtels de luxe, sur le bateau de notre croisière sur le Yang Tse ils étaient et sont bien visibles. D'où viennentils ? Beaucoup d'entre eux sont des Chinois de l'extérieur qui ont toujours été ainsi. Font-ils tache d'huile dans le milieu des nouveaux « entrepreneurs » chinois ? Probablement. Autre aspect de la vie chinoise : la famille, les vieux et les enfants (« uniques »). La famille a toujours constitué une cellule de base forte en Chine. Elle le reste. Avec le respect des vieux qui dépasse tout ce qu'on connaît ailleurs (sauf dans l'aire de culture chinoise : Vietnam, Corée et Japon). On ne prend pas sa retraite (quand on est cadre) en Chine. À quatre-vingts ans on est encore un directeur « actif » (ou dit tel). Un peu plus tard, on vous nomme « président »,
pour garder un bureau et continuer à recevoir les salutations des jeunes et donner quelques conseils. Les grand-mères sont toujours présentes et se réunissent dans les jardins publics, ou sur les trottoirs devant leurs immeubles ; elles gardent les enfants. Des enfants trop gâtés - résultat de la loi qui impose « l'enfant unique » - entourés de leurs deux parents et jusqu'à quatre de leurs grands parents... Beaucoup de Chinois m'ont dit être inquiets de ce que donnera à l'avenir l'égoïsme que cette politique démographique développe. J'avais été invité en Chine, en particulier, par deux camarades occupant des postes relativement élevés dans la hiérarchie : les regrettés Wang Yué et Pu Shan. Wang avait été chargé de suivre quelquesunes des activités des maoïstes du tiers-monde et, entre autres, avait entretenu des relations avec notre revue Révolution dont j'ai déjà parlé ailleurs (Memoirs, p. 184). Lui comme Pu Shan, à l'académie, comptent à mon avis parmi les cadres les plus ouverts, fins et bien informés de ce qui se passe dans le monde, au-delà des frontières de la Chine. J'ai toujours éprouvé un grand plaisir à discuter avec eux. L'interprète qui nous avait été affecté était le jeune (à l'époque) Li Baoyuan qui avait fait des études à Aix, parlait parfaitement le français et de surcroît connaissait bien la France et sa vie culturelle, sociale et politique. Cultivé, Li était le meilleur traducteur possible pour les conférences que je faisais et que je ne voulais pas proposer avec moins de précision et de nuances qu'ailleurs. J'abordais des questions difficiles concernant la théorie marxiste, mes thèses relatives au capitalisme mondial, les sociétés du tiers-monde et particulièrement de l'Afrique et du monde arabe. J'ai vérifié, à cette occasion, que mes thèses n'étaient pas inconnues en Chine. Pas mal de mes écrits avaient été traduits, circulaient à l'Académie et au Comité central du Parti ; quelques-uns avaient été édités pour les universités et le public. J'ignorais tout cela... Je signale au passage que les Soviétiques n'ont pas traduit une ligne de mes écrits, ce qui n'empêchait pas les Bogomolov et autres de me « fustiger » dans leurs revues ! Li est devenu un ami, évidemment. Lui et son épouse Yiping sont d'ailleurs venus par la suite à Dakar où Li occupait le poste de premier secrétaire à l'ambassade. Nous les avons revus tous les deux récemment à Pékin.
Je mettais au point en Chine une formule qui a fait plaisir à nos hôtes. J'avais bien compris que cela devait être bien assommant pour les Chinois que de recevoir tous ces étrangers curieux d'en savoir plus sur leur pays, questionnant et requestionnant, sans apporter à leurs hôtes en contre-partie quoi que ce soit. Je me mettais à leur place. Je proposais donc à mes hôtes d'alterner : un jour j'assisterais à une discussion où l'on parlerait de la Chine et de ses problèmes (et je poserais des questions, ferais des commentaires, etc.) ; l'autre jour, je ferais, moi, un exposé sur un sujet concernant l'Afrique, le monde arabe, le système mondial, les problèmes du socialisme et du marxisme, qui serait à son tour l'objet de notre discussion collective. La formule a parfaitement fonctionné et m'a permis d'établir un bon contact avec les Chinois. Je ne compte plus les dizaines de discussions auxquelles j'ai participé dans ce cadre, invité par les différents Instituts de l'Académie et les écoles de cadres à Pékin, à Nankin, à Shanghaï, à Chengdu. Je crois connaître pas mal les couloirs de tous ces bâtiments qui, à Pékin, sont concentrés le long de la grande avenue Jianguomennie Dajie. À Shanghaï, nous avions été logés, Isabelle et moi, dans une splendide maison mi-traditionnelle, mi-moderne d'un riche commerçant chinois, au cœur de l'ancienne concession française, la partie la plus joliment urbanisée de Shanghaï. Isabelle prétend avoir reconnu les lieux dont elle avait lu une description précise dans je ne sais quel roman. La maison servait de guest house pour les hôtes de marque. Les participants chinois parfois fort nombreux se regroupaient selon leurs affinités politiques, comme dans un Parlement. Gauche, centre et droite comme toujours et partout. Ce qui m'a frappé, c'est que dans chacun des groupes il y avait des hommes - moins de femmes - de tous âges, s'étalant des jeunes de vingt ans aux octogénaires, ces derniers traités avec grande déférence par les partisans des points de vue qu'ils représentaient. Nous discutions tout à fait librement. Rien de comparable avec l'atmosphère des pays du monde soviétique où, au demeurant, il eut été impensable qu'on invite quelqu'un à exposer sur des grands problèmes un point de vue qui se prétendait marxiste sans être nécessairement
orthodoxe. Dans le monde soviétique, on invitait des professeurs américains réactionnaires et on écoutait leurs sornettes libérales avec déférence, voire admiration ouverte. C'était le seul discours autre que celui de la langue de bois officielle qui pouvait être entendu. En Chine, c'était bien différent. Les débats étaient donc animés, chauffés parfois par des déclarations tonitruantes des uns ou des autres. J'exprimais toujours mon point de vue, sans restriction autre que celle que la courtoisie du langage - à laquelle je tiens beaucoup - implique. Cela m'a valu, je crois, d'être considéré comme un ami sincère de la Chine, ce que je suis réellement. J'ai certainement des opinions sur beaucoup de problèmes. Mais je ne crois pas être de ceux qui sont persuadés qu'ils ont pris le médicament qui garantit que leur point de vue soit nécessairement le bon. Je donne mes arguments et écoute ceux des autres. En tout état de cause, l'avenir de la Chine dépend, à mon avis, des Chinois et les nombreux donneurs de leçons occidentaux sur les vertus du marché, l'efficacité ou même la démocratie m'insupportent. Les Chinois comme tout le monde connaissent tout cela, ou peuvent le connaître par euxmêmes. Le choix de la Chine est, là-bas comme ailleurs, le résultat des luttes de classes et des compromis qui peuvent en résulter. On peut estimer ce choix bon ou mauvais et on a le droit de le dire. Mais on ne peut que souhaiter, à mon avis, que la Chine s'affirme comme une puissance forte, capable de résister aux assauts de l'extérieur. C'est l'une des conditions nécessaires pour que le meilleur - du point de vue de l'avenir socialiste de l'humanité - puisse trouver, là-bas aussi, sa voie de développement. C'est dans ce sens précis que je suis un « ami de la Chine ». Dans ce sens, je refuse catégoriquement d'apporter de l'eau au moulin de tous ceux qui s'alignentfinalement surles objectifs stratégiques de l'hégémonisme américain, qui sont d'affaiblir la Chine, de la démembrer par le soutien au Tibet et au Sinkiang, par l'encouragement des tendances centrifuges chez les compradores, par la mise en avant de mots d'ordre en apparence « démocratiques » parfaitement manipulés pour servir en fait simplement les objectifs anti-socialistes de l'impérialisme. Que les insuffisances de la politique mise en oeuvre
par l'État-parti crée un terrain favorable à l'adversaire impérialiste est une autre affaire et je ne cache mon opinion à propos de ces insuffisances. La solution préconisée par les forces dominantes du capitalisme mondial n est jamais la meilleure ; au contraire c'est toujours la pire. Les débats auxquels j'ai participé dans ces cadres se prolongeaient toujours par des discussions avec les uns ou les autres, notamment mes amis Pu Shan, Wang Yué, Li Baoyuan. Des jeunes également. C'est ainsi que j'ai fait connaissance de ceux qui se déclarent eux-mêmes « néomaoïstes » ; fidèles aux principes fondamentaux du maoïsme et simultanément critiques de ses pratiques antidémocratiques. La conception de la démocratie qu'ils défendent s'assigne le double objectif d'être ouverte au pluralisme idéologique et politique et de permettre aux classes populaires de faire avancer le respect de leurs exigences sociales. Une conception défendue par Lin Chun avec des arguments d'une grande force théorique et politique. Fort éloignée évidemment de celle orchestrée par les médias occidentaux, mettant en relief quelques-uns des mots d'ordre avancés pendant l'occupation de la place Tien An Men par ceux qui, à travers l'amalgame démocratie-marché, tentent de faire avancer les positions du capitalisme qu'ils représentent. Pour ceux-ci, la « démocratie » n'est qu'un moyen, destiné à assurer le passage accéléré à leur domination, quitte à s'en débarrasser par la suite, leur véritable objectif étant le triomphe du « marché » et guère davantage. À d'autres occasions, j'ai eu la possibilité de discuter, assez sérieusement je crois, des stratégies économiques promues par l'État, notamment avec Ma Jiantang, responsable du Plan au Conseil d'État (l'équivalent du Conseil des ministres). Mes questions portaient sur trois points essentiels : la redistribution sociale du revenu, le renforcement de l'intégration de toutes les provinces de la Chine dans un système productif unique et le financement, dans ce cadre, des provinces pauvres par les bénéficiaires de l'ouverture, la maîtrise des relations extérieures. J'ai commenté ailleurs les réponses qui m'ont été faites et les documents d'appui mis à ma disposition à cet effet.
Une dernière observation que je souhaiterais enregistrer dans ces Mémoires, concernant mes intuitions relatives aux milieux dirigeants chinois. La classe dirigeante de la Chine de Deng et de ses successeurs est certainement partagée entre des tendances différentes. Au-delà des courants divergents qui opèrent au sein de la direction du Parti, il faut inclure dans cette classe les chefs d'entreprises privées mais aussi semi-publiques qui relèvent de la propriété des provinces, des villes, des groupements de villages comme de celle de l'État. D'autres intérêts politiques sociaux - l'armée certainement, les syndicats dans certains cas - sont également représentés au sein de la classe dirigeante. L'ensemble de ces milieux d'influence se coagulent parfois (souvent ?) dans des blocs de défense des intérêts de la province, fut-ce contre l'État central. Compte tenu de la taille gigantesque du pays et des perspectives immédiates de développement inégal, ces tendances régionalistes pourraient devenir d'autant plus dangereuses que les forces extérieures (Chinois de l'extérieur, impérialisme US) s'emploient à encourager leurs propensions centrifuges. Mon intuition est que, néanmoins, le pouvoir central est parvenu jusqu'ici à maintenir l'unité d'une sorte de bloc dominant national par une politique centriste, qui penche vers le centre droit (d'encouragement au capitalisme). Les moyens mis en œuvre sont, semble-t-il, efficaces, entre autres grâce au sentiment national unitaire qui est très fort. En dépit des régionalismes que la taille du pays génère fatalement, la nation chinoise (han) est une réalité (et je m'en félicite). Les seules questions nationales gérées d'une manière discutable (encore que je ne partage pas du tout le point de vue des prétendus « défenseurs de la démocratie » passés à l'éloge, quand cela n'est pas au service, des lamas et des mollahs qui, au-delà de leur obscurantisme, ont toujours exploité leurs peuples avec la violence la plus barbare, jusqu'à ce que la révolution chinoise vienne les en libérer) sont celles qui concernent les Tibétains et les Ouïgours ; et l'impérialisme s'emploie activement à exploiter ces faiblesses du régime. J'irai un peu plus loin dans l'expression de mes intuitions. J'ai eu l'occasion, évidemment, de discuter des problèmes les plus divers avec des dirigeants de rangs moyens élevés, (guère plus)
occupant des fonctions de natures diverses. Mon intuition (trop généralisante ?) est que ceux qui s'occupent de la gestion économique penchent plutôt à droite, mais que ceux qui gèrent le pouvoir politique demeurent lucides sur un point qui, pour moi, est fondamental : ils « n'aiment pas » les Etats-Unis et considèrent généralement l'hégémonisme de Washington comme l'ennemi numéro un de la Chine (comme nation et État, pas seulement parce qu'elle est « socialiste »). Ils le disent assez facilement et souvent. Je reste frappé par la différence, sur ce plan, entre leur langage et celui que j'ai entendu utiliser (avec conviction semble-t-il) par les dirigeants politiques soviétiques (et a fortiori ceux des ex-démocraties populaires). Ces derniers m'ont toujours paru ne pas être du tout conscients des objectifs véritables de Washington et des alliés occidentaux dans son sillage. Le type de discours que Gorbatchev a prononcé à Reykjavik, proclamant - avec une naïveté incroyable - la « fin » de l'hostilité des États-Unis à l'égard de l'URSS, est impensable en Chine. Le hasard me faisait en discuter peu après à Pékin. Tous les Chinois étaient abasourdis par cette « imbécillité » et, s'échauffant, n'hésitaient pas à conclure : les États-Unis sont et resteront notre ennemi, l'ennemi principal. Les jugements que je porte sur la Chine actuelle dont je sais qu'elle s'est engagée dans la voie du capitalisme, paraîtront curieux à ceux qui connaissent mon attachement irréductible au socialisme. Ce n'est pas le lieu, dans des mémoires, de reprendre les analyses politiques sur le sujet, que j'ai produites ailleurs. Jusqu'à ce jour le développement capitaliste de la Chine n'est pas analogue à celui qu'on connaît ailleurs dans le tiers-monde. Pourquoi ? Parce que le peuple chinois a fait l'expérience d'une grande révolution. Par ce fait, il est devenu résolument moderne, sans complexe. Aucune névrose pseudo-culturelle de la « spécificité » comme on la voit s'épanouir ailleurs. C'est pourquoi les Chinois ne se comparent pas aux autres peuples du tiers-monde, mais à ceux du premier monde. Qu'ils pensent pouvoir « rattraper » est sans doute une illusion dangereuse dont se nourrissent les nouvelles classes moyennes en plein essor, et qui sert bien l'opportunisme des classes dirigeantes. Mais il y a également l'aspect positif de ce bond en avant
dans la modernité : les classes populaires chinoises savent se battre, elles ont confiance en elles-mêmes. Aucune attitude de soumission, comme on en voit quotidiennement des expressions multiples ailleurs. Un record de luttes sociales, souvent violentes, et pas toujours défaites, loin de là. Tout cela contraint la voie capitaliste à saccommoder autant que possible de l'exigence d'égalité portée par la révolution. Les Chinois ont un sens de l'égalité et de la justice sociale aussi fort que celui des Français par exemple (qui, eux aussi, ont fait une grande révolution), sans comparaison avec l'acceptation de l'injustice et de l'inégalité dont s'accommodent les Américains (qui n'ont jamais fait de révolution). La Chine est - avec le Vietnam (qui lui aussi a fait une grande révolution) - le seul pays au monde où tous les ruraux ont conservé, jusqu'à ce jour, un droit d'accès égal à la terre qu'on ne pourra pas facilement remettre en cause. Bien entendu, je continue à suivre d'aussi prés que possible l'évolution du pays grâce, entre autres, à nos amis du Forum, Wen Tiejun, Lin Chun, Lau Kin Chi, Huang Ping. {cf. S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Chine). Le résultat est que la Chine est un pays pauvre (qui parvient à nourrir 22 % de la population de la planète avec seulement 6 % des terres arables) où l'on ne voit pas beaucoup de pauvres. L'opposé diamétral du Brésil, pays riche où l'on ne voit que des pauvres. Je mesure bien mon propos. J'ai parcouru en automobile des milliers de kilomètres à travers les provinces riches et pauvres de la Chine. Rien de comparable à la misère atroce qu'on rencontre à chaque pas, de l'Inde à l'Égypte, au Mexique, au Brésil ou en Afrique du Sud. Des villages riches, qui soutiennent la comparaison avec ceux du Japon, des villages pauvres comme ils l'étaient il y a encore à peine cinquante ans dans certaines régions de l'Europe, pas de millions d'urbains « bidonvillisés » comme il y en a partout ailleurs. Tout cela est cependant bien menacé, dira-t-on. La logique capitaliste nefinira-t-ellepar s'imposer ? Et ceux qui en sont les porteurs en Chine ne m'inspirent aucune sympathie : je les vois comme je vois toutes les bourgeoisies compradores vulgaires de notre époque. La dépolitisation des jeunes (sans doute dans les classes moyennes), que l'opportunisme du pouvoir, toujours auto-
cratique, encourage bien entendu, opère en faveur d'une évolution négative possible. Le peuple chinois la permettra-t-il ? Je ne le crois pas et je constate que ce point de vue - qui paraîtra bien optimiste à certains - est partagé par les nombreux amis que j'ai en Chine, avec lesquels je n'ai jamais cessé de poser ces questions. Hong-Kong que nous visitions Isabelle et moi pour la première fois en 1972 était encore sous le joug colonial britannique. Pendant quatre-vingt-quinze ans la colonie avait été soumise à un régime policier impitoyable, ne reconnaissant aux Chinois ni habeas corpus ni aucuns droits élémentaires. Militants, syndicalistes et surtout « communistes » étaient soumis quotidiennement aux arrestations arbitraires et à la torture, parfois froidement assassinés. Ce n'est que quelques années seulement avant la restitution du territoire à la Chine (en juillet 1997) que les Britanniques ont octroyé à la colonie un statut « démocratique », et accepté des élections. Grosse ficelle dont on voit immédiatement l'intention. Le site de Hong-Kong - que nous visitions en touristes- est splendide, comme chacun le sait. L'impression que je tirais de cette visite était que, une fois les Britanniques partis, il ne resterait rien de leur présence pendant un siècle. Notre seconde visite en 2002 l'a pleinement confirmé. Quelques grosses constructions de style victorien - des banques - comme on en voit à Shanghaï le long des quais du Wampoa (Huang Pu). Mais rien de plus. La ségrégation totale qui régnait dans le territoire, l'isolement de la petite colonie anglaise, leur racisme profond et le mépris dans lequel ils tenaient les Chinois les avaient privés d'avoir une influence culturelle quelconque. Les Chinois donc, qui n'avaient jamais cessé de le demeurer, redeviendraient des Chinois ordinaires comme leurs concitoyens. Pour cette raison, entre autres, je n'ai jamais cru que le retour de Hong-Kong à la Chine poserait un problème spécifique quelconque. Contrairement à l'opinion de la majorité sans doute des observateurs, des journalistes prétendus spécialisés dans les affaires de l'Orient et même d'un grand nombre d'intellectuels de gauche. Ici comme ce fut le cas à Shanghaï, l'avenir dépendra essentiellement de l'évolution des rapports internes propres à la Chine, entre ses classes populaires et ses classes dirigeantes, sa paysannerie et son prolétariat d'une part, sa bourgeoisie
ancienne et nouvelle (de Shanghaï, de Hong-Kong et d'ailleurs) d'autre part, et du règlement de leurs conflits que cela soit pas le triomphe du « socialisme » (et de sa forme étatiste plus précisément), soit par celle d'une forme de capitalisme, qu'elle soit nationale ou compradore, soit enfin par un compromis historique d'étape. Nous mettions à profit notre voyage de 1972 pour visiter également Macao, revue en 2002. Cette mini-colonie présente un aspect totalement différent de Hong-Kong. Ici, comme à Goa en Inde, les Portugais se sont réellement mêlés aux autochtones, produisant une culture métisse originale. Par exemple, une cuisine sino-portugaise associant dans ses recettes les traditions cantonaises, l'huile d'olive et le vin. Même mélange - heureux lui aussi dans l'architecture. Le Vietnam Ma première visite au Vietnam, faite avec Isabelle, remonte à 1997 seulement. Comme celles de Cuba, les autorités dirigeantes du Vietnam avaient fait une option « pro-soviétique » sans nuances. Au point que l'effondrement brutal du système en 1991 les a totalement surpris comme beaucoup d'autres. Je ne me suis pas réjoui de cet effondrement, dans les formes qui ont été les siennes, mais il ne m'a certainement pas surpris. Depuis trente ans, je disais et écrivais que si le régime ne s'engageait pas dans des réformes de gauche (démocratisation et socialisation réelle de la propriété publique), il était condamné à accélérer son évolution - fut-ce en catastrophe (ce qui est arrivé) - vers la restauration pure et simple d'un capitalisme « normal » auquel sa classe dirigeante était totalement ralliée. Après la chute de l'URSS, le système vietnamien, resté passablement enfermé dans sa dogmatique, aux abois, me semblait fortement tenté par les modèles d'ouverture de l'Asie du Sud-Est capitaliste (la Thaïlande et la Malaisie). La crise qui frappe la région - à peine amorcée quand nous visitions le Vietnam - va peut-être faire réfléchir et donner l'occasion de s'engager dans une autre voie. Le peuple vietnamien est irrésistiblement sympathique. Isabelle et moi avons donc immédiatement aimé à l'extrême le Vietnam.
J'étais invité à une conférence de la francophonie organisée à Hué, en vue de préparer le sommet qui s'est tenu à Hanoi deux mois plus tard. Nous nous sommes rendus d'abord à Hanoi. Notre voyage avait été préparé par les contacts que notre vieil ami intime Ngo Manh Lan avait établis, et, de ce fait, s'est déroulé dans de superbes conditions. Nous fumes accueillis par un « guide » qui était un colonel en retraite de l'armFée, Pham Xuan Phuong. Pham avait rejoint l'armée de libération à peine sorti de l'adolescence, en 1946, et ne l'avait quittée qu'après la libération de Saigon en mai 1975 : trente ans de guerre continue, d'abord la guerre française - Pham était capitaine à Dien Bien Phu et avait conquis l'un des forts dont il fit prisonnier les hauts officiers français - puis la guerre américaine. Inutile de dire qu'une personne comme lui ne pouvait que devenir immédiatement notre ami. Nous discutions longuement de tout, et Isabelle, surtout, le questionnait dans le détail. Côté personnel, sa mère s'était remariée à l'époque coloniale avec un Corse et en avait eu un fils. Le demi-frère de Pham se trouvait avoir fait carrière dans l'armée française - pas dans la guerre du Vietnam bien sûr dont il était devenu également colonel. Pham est revenu récemment en Corse visiter la tombe de sa mère. Le général Bigeard était venu récemment au Vietnam et Pham l'avait accompagné à Dien Bien Phu. Avec toute l'inconscience et l'absence de tact qui caractérisent souvent les militaires des armées coloniales, Bigeard insistait pour faire élever sur les lieux un monuments aux morts... français. Les autorités du Vietnam ont dressé une colonne à tous les morts. Isabelle, furieuse, a écrit à Bigeard, pour lui demander comment il aurait reçu une requête des Allemands pour la construction d'un monument à leurs morts sur les plages de Normandie. Elle lui signalait alors les ignominies qu'il avait pu écrire sur leur traitement comme prisonniers : les prisonniers recevaient la même ration que les soldats vietnamiens qui s'en contentaient parce qu'ils savaient pourquoi ils combattaient. Bigeard a fait une réponse dans laquelle perce au fond son histoire triste : celle d'un enfant de troupe auquel aucune éducation politique n'avait été donnée (et il paraissait en prendre conscience).
Cela étant les Vietnamiens font la différence entre les Français et les Américains. La guerre française était une guerre coloniale infâme ; mais l'armée de métier - l'opposition du peuple français rendait impensable l'envoi du contingent au Vietnam — se contentait de faire la guerre, avec la brutalité qui en caractérise les comportements (exécutions sommaires, tortures). Les Américains, par contre, n'ont pas fait la guerre ; ils ont appris du bombardement de Guernica par les nazis qu'il vaut mieux soumettre le peuple « ennemi » aux bombardements terroristes que leur supériorité technique permettait. Pham nous expliquait qu'ils étaient lâches : dès qu'encerclés c'était la débandade, ils se tuaient entre eux. Leur état-major vengeait leur défaite par un bombardement massif des villages de la région. Cela n'empêche, les autorités américaines d'avoir le culot de réclamer au gouvernement vietnamien la restitution des corps de tous leurs soldats... disparus et morts, le plus souvent de faim, de soif, de blessures... car tous les prisonniers ont été correctement traités. Ce qui n'était pas le cas des vietnamiens, toujours exécutés sur le champ par les soldats américains, leurs officiers et les sbires à leur solde. De surcroît, les Vietnamiens font la différence entre l'opposition du peuple français à une guerre à laquelle il refusait de participer, opposition fondée sur la conviction politique que cette guerre était juste pour les Vietnamiens, et celle du peuple américain que ne motivait que la crainte de « mourir au Vietnam ». Sur la longue route que nous avons parcourue en automobile du nord au sud du Vietnam on ne peut pas ne pas voir, tous les cinq kilomètres peut-être, les cimetières de combattants et de civils massacrés. Une densité de morts qu'on ne retrouve qu'en Champagne et autour de Verdun. J'éprouve, de ce fait, une haine totale sans restriction pour la classe dirigeante américaine. C'est l'ennemi principal de tous les peuples, la classe la plus dangereusement criminelle de notre époque. Avec un guide comme Pham, on pouvait évidemment se comprendre vite et nous imposer un programme d'une densité exceptionnelle. À Hanoi, nous étions logés au centre de la vieille ville, à quelques mètres de la rue de la Soie, dans un petit hôtel mignon et parfaitement confortable. Cette ville impériale a un grand charme.
De surcroît, les Français y ont laissé de belles constructions coloniales - comme à Saigon d'ailleurs - entretenus avec tout le soin dont les Vietnamiens sont capables, c'est-à-dire celui de la perfection. Son musée militaire doit certainement être vu, et la reproduction commentée de la bataille de Dien Bien Phu une leçon qu'il faut entendre. À Saigon, nous avons également visité, pour les mêmes raisons, le musée militaire et suivi la scène reproduisant la libération de la capitale du Sud. Le hasard faisait que je me trouvais ce jour même de 1975 à New York. Quelle joie que de suivre en direct à la télé la débâcle des armées américaines. Et ce spectacle incroyable - mais tout à fait prévisible - des officiers se bousculant, bousculant femmes et enfants (américains bien sûr) pour être les premiers à sauter dans les hélicoptères, tenant sous le bras les oeuvres d'art volées au pays ! Quelle joie de voir le regard amusé des militaires vietnamiens observant la scène et regardant leur montre pour savoir si le temps qu'ils avaient donné aux fuyards était ou non épuisé ! Ce que je ne soupçonnais pas - et découvrais au musée d'Art moderne - c'est qu'il existait une peinture vietnamienne de qualité qui avait su faire une synthèse féconde de la tradition (style chinois) et de la modernité apportée par les Français. Il n'y a rien de pareil en Chine, ni même à Hong-Kong. C'est l'un de ces signes - mais ils sont nombreux - de ces rapports complexes du Vietnam et de la France. Le Vietnam n'a jamais cessé de lutter contre la domination coloniale, particulièrement absurde dans ce pays, constitué par une nation forte qui n'a jamais souffert du moindre complexe à l'égard des autres. Mais de ce fait, parce que sans complexe (ce qui n'est pas toujours le cas chez les colonisés), et donc sans besoin névrotique d'affirmer sa « spécificité », le peuple vietnamien voit la France — et le reste du monde — comme ils sont, dans toute la variété des facettes de leur réalité. C'est un avantage qui peut être décisif, un plus dans les chances de savoir faire face aux défis du monde moderne. Bien entendu, nous avons également fait la visite en bateau de la baie d'Along. Une baie tellement connue par la profusion des belles images qu'on en a reproduites que nous avions le sentiment
bizarre d'y avoir déjà été. Ce qui n'enlève rien à la beauté du lieu et à l'émerveillement qu'on éprouve quand on s'y promène. Dans un bon petit restaurant du village côtier, près de l'hôtel où nous étions logés, nous entendions les bavardages du jeune gars qui le tenait un Vietnamien de Nouvelle-Calédonie rentré au pays - qui gardait un souvenir ému des allées et venues de Catherine Deneuve, l'actrice française venue y tourner le film Indochine. À partir de Hanoi, nous avons également fait un petit tour vers la frontière nord-ouest, la province de montagnes de Son La et fait un stop dans le village thaï de Moc Chau, sur la route de la cuvette de Dien Bien Phu. Cela donne une forte envie d'aller plus loin, d'en voir davantage. Mais le temps ne permet pas toujours de tout voir. Hué, où se tenait le colloque de la francophonie, est un haut lieu de l'histoire du Vietnam, capitale impériale du XIXe siècle. Il faut voir ses extraordinaires cimetières impériaux anciens et ses monuments baroques que les empereurs ont fait construire à l'époque du protectorat, mélangeant les styles traditionnel et moderne. Il faut voir également ce qu'il reste du vieux palais impérial, détruit par les bombardements haineux et sauvages des Américains, fort heureusement en voie de belle restauration. Il faut manger sa cuisine d'une finesse incomparable - et cela n'est pas peu dire tant la cuisine vietnamienne est fine - et sa vingtaine de sortes de banh cuon (raviolis de pâte de riz). Nous avons parcouru la route de Hué à Saigon, dans un taxi loué avec un gentil guide qu'un ami de Ngo Manh Lanh nous avait recommandé. On passe évidemment par le superbe col des Nuages, longe la baie de Da Nang, ravagée par les destructions américaines, comme celle de Cam Ranh plus au sud, qui a été longtemps la base navale et aérienne principale à partir de laquelle les bombardiers américains partaient pour leurs missions peu glorieuses et dont toute la végétation aux alentours a été impitoyablement détruite aux armes chimiques, pour éviter l'infiltration de soldats vietnamiens. Gloire aux défenseurs américains de l'environnement ! On attendrait de Green Peace qu'il ouvre le procès et face comparaître à son tribunal les criminels toujours en place, Mac Namara en tête puisque c'est cet ami des peuples (comme on le présente à la
Banque mondiale dont il fut président) qui a ordonné les destructions en question. Peu après Da Nang, on passe par l'ancien port de Hoi An. Merveilleuse petite ville qui connut son temps de grande prospérité au XVIir siècle, lorsque les marchands navigateurs chinois et japonais venaient s'y ravitailler en produits « exotiques » - la nacre entre autres. Plus au sud, nous nous arrêtions à la station balnéaire de Nha Trang. Plage superbe - face à des îles non moins superbes à visiter - et fort peu encombrée... nous n'étions guère que les seuls étrangers, et, à distance respectable les uns des autres, quelques parasols sous lesquels des familles vietnamiennes venaient goûter la mer. À partir de Nha Trang, nous bifurquions vers l'intérieur pour nous rendre à Dalat. Sur la route, les tours Champa constituent de beaux vestiges de la civilisation antérieure à la conquête récente du pays par les Vietnamiens. Dalat rappelle irrésistiblement les villes d'eau « à la française », ce qu elle était à l'époque coloniale. Station de montagne, elle bénéficie d'un climat sec et frais qui tranche avec la moiteur chaude des plaines côtières qui font le Vietnam rural. Mais nous sommes habitués aux climats tropicaux... ils ne nous gênent pas. De Dalat à Saigon, on longe les énormes plantations de caoutchouc des bénéficiaires principaux de la colonisation de l'époque. Saigon est certainement très différente de Hanoi. Capitale commerçante et économique du temps colonial - et elle l'est restée en partie - la ville a bénéficié d'une urbanisation moderne qui, à mon avis, est tout simplement bien réussie. Nous avons aimé, Isabelle et moi, Saigon autant que Hanoi, mais d'une manière différente. Ses monuments coloniaux - l'Hôtel de Ville, l'Opéra - superbes, sont fort bien entretenus. Ses cafés très parisiens, et bien agréables pour les visiteurs à pied que nous étions.
CHAPITRE SIX
Et le « premier monde » ? Le conflit Nord/Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l'histoire du déploiement capitaliste. Le capitalisme historique (il n'y en a pas d'autre sauf dans l'imaginaire irréel de la doctrine libérale) se confond avec l'histoire de la conquête du monde par les Européens et leurs descendants qui ont fait les ÉtatsUnis (plus le Canada et l'Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles - de 1492 à 1914- devant laquelle les résistances des peuples victimes avaient toujours échoué. Un succès donc qui permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du système européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur pour employer les termes de la doctrine anglaise de « l'utilitarisme », fondement de l'eurocentrisme. Une conquête qui a persuadé les peuples des centres impérialistes (tous Européens d'origine, auxquels se sont agrégés les Japonais qui ont choisi d'imiter leurs prédécesseurs, mais dont ont été exclus les LatinoAméricains) de leur droit « préférentiel » aux richesses de la planète. Une sorte de racisme profond qui ne revêt plus les formes primitives de la croyance dans l'inégalité des « races ». Cette page de l'histoire est en voie d'être tournée, remise en question par l'éveil du Sud (le titre de ces Mémoires). Un éveil qui s'est manifesté tout au long du XXe siècle par les révolutions conduites au nom du socialisme dans la semi-périphérie russe puis dans les périphéries de Chine, Vietnam, Cuba, comme par les libérations nationales d'Asie et d'Afrique et les avancées de l'Amérique latine. J'ai proposé, pratiquement à travers tous mes écrits, des ana-
lyses concrètes de ces remises en cause comme des développements plus théoriques et généraux de leur articulation aux transformations du système capitaliste/impérialiste. Le petit ouvrage de Claudia Roffinelli {La teoria delsistema capitalista mundial, Una approximation alpensamiento de SamirAmin, Ruth Éd, Panama, 2005, en voie de publication enfrançais)propose une synthèse excellente de mes thèses. Dans ces Mémoires, j'y ai ajouté une note plus personnelle. La lutte des peuples du Sud pour leur libération - désormais victorieuse dans sa tendance générale — s'articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n'y a pas de socialisme concevable hors de l'universalisme, qui implique l'égalité des peuples. Dans les pays du Sud, les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord, ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit ils s'y résignent (dans le Sud), soit s'en félicitent (dans le Nord). Ce n'est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n'est pas à l'ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours « la zone des tempêtes », des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait, les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l'histoire du XXe siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui, en général, ne remettent en question ni la propriété du capital ni l'ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux États-Unis, ce que j'explique par les effets des vagues successives d'immigration, qui ont fait avorter la politisation des luttes sociales pour lui substituer l'affirmation de communautarismes dans le cadre d'une culture politique du consensus. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la Révolutionfrançaise,puis ensuite avec la formation d'un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe {cf. S. Amin, le Virus libéral, 2003). Néanmoins, l'américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également, les modi-
fications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d'être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les États-Unis et l'Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté, les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous-développement. Leurs « socialismes » sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme. Une lecture qui part de Marx, refuse de s'arrêter à lui, ou à Lénine ou à Mao. Un marxisme conçu comme méthode d'analyse et d'action et non comme l'ensemble des propositions tirées de l'usage de celle-ci, et donc un marxisme qui ne craint pas de rejeter certaines conclusions, fussent elles de Marx, un marxisme sans rivages, toujours inachevé. C'est pourquoi je suis un internationaliste. J'ai toujours pensé que le capitalisme étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces, devaient être conduites simultanément dans l'aire nationale (qui reste décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan mondial. Ce point de vue - banal à mon avis - me paraît avoir été celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires de tous les pays unissez-vous »), ou dans la version maoïste enrichie « Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés, unissez-vous »). Les débats et les combats auxquels j'ai participé - le lecteur s'en sera rendu compte - se situaient simultanément dans ces différents plans. Cela impliquait évidemment non pas un « tiers-mondisme » mais un « mondialisme » (ou internationalisme), nuance forte sur laquelle je me suis exprimé souvent. De là, ma défense de l'idée d'une Ve Internationale nécessaire ( c f . S. Amin, Pour la Cinquième Internationale, 2007). La nature des organisations dans lesquelles se situent les débats auxquels j'ai par-
ticipé - qu il s'agisse de l'IDEP, du FTM ou du Forum mondial des alternatives - impliquait que nous cherchions à construire des ponts efficaces pour l'action internationale. Dans le moment actuel, la page de la libération du Sud paraît néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent accepter de se soumettre aux exigences de la mondialisation, les unes avec l'espoir d'en tirer profit, les autres, contraintes. L'« occidentalisation » du monde est en marche. La doctrine libérale triomphe et croit trouver la preuve de la justesse de sa vision : l'homogénéisation du monde, le « rattrapage » serait possible dans le capitalisme, sa réalisation dépend de l'intelligence des classes dirigeantes concernées. Je crois avoir fourni de bons arguments qui démontrent qu'il n'en est rien, que la polarisation commande l'avenir du système comme son passé. La libération des peuples du Sud reste donc indissociable de la construction d'une perspective socialiste, de la progression du capitalisme au socialisme mondial. Illusion, répète-t-on, que l'effondrement définitif des modèles soviétiques et maoïstes illustre. À ceux qui pensent donc le socialisme impossible, je dis : « Le capitalisme n'est pas sorti d'un seul coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVIIe siècle ; trois siècles plus tôt, il s'était cristallisé dans les villes italiennes dans une première forme qui a sombré mais sans laquelle sa forme "définitive" plus tardive aurait été impensable. » Il en sera probablement de même du socialisme. Mais ce probable ne deviendra réalité que si l'articulation libération du Sud/invention des étapes de la longue transition au socialisme mondial s'organise avec l'efficacité nécessaire pour « changer le monde ». Cela implique que s'affirme « la vocation afro-asiatique » du marxisme, comme je l'ai écrit. Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire ce sont les illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez beaucoup de ses peuples. L'Amérique latine, mais surtout la Chine, qui font exception, feront-elles sortir des ornières ? Je le crois possible. Un nouveau « front du Sud » (Bandoung 2) peut associer dans des formules diverses à géométrie variable États et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le premier, les pays du Sud ayant désormais beaucoup plus de possibilitésfructueusesde coopération.
Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord. Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent la mesure ; mieux, qu'ils soutiennent cette perspective et l'associent à la construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien existé à l'époque de Bandoung. À l'époque les jeunes Européens affichaient leur « tiers-mondisme », sans doute naïf, mais combien plus sympathique que leur repliement actuel ! Sans revenir sur les analyses du capitalisme mondial réellement existant que j'ai développés ailleurs et qui ne sont pas l'objet de ces Mémoires, je rappellerai simplement leurs conclusions : qu'à mon avis l'humanité ne pourra s'engager sérieusement dans la construction d'une alternative socialiste au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu'à ce qu'il se produise, se contenter de « s'ajuster » aux possibilités qu'offre la mondialisation capitaliste. Au contraire, c'est plus probablement dans la mesure où les choses commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l'Occident, contraintes de s'y faire, pourraient être amenées, à leur tour, à évoluer dans le sens requis par le progrès de l'humanité toute entière. À défaut le pire, c'est-à-dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus probable. Je situe, bien entendu, les changements souhaitables et possibles dans les centres et dans les périphéries du système global dans le cadre de ce que j'ai appelé « la longue transition ». Mes analyses me conduisaient également à situer en Chine, et peut-être en Europe, les probabilités les plus grandes d'évolutions favorables possibles. Je reconnais néanmoins que la part d'intuition dans ce type d'analyses « futuristes » ne peut jamais être éliminée. Chacun de nous connaît ou croît connaître les sociétés de l'Occident développé, les forces d'inertie produites par l'avantage de leurs positions centrales dans le système mondial, la stabilité relative que cette inertie donne à ces sociétés, mais aussi l'ouverture d'esprit
qui les caractérise, leur imagination créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis par des avancées souvent difficiles à prévoir, mais non moins étonnantes. Chacun de nous connaît l'immensité des savoirs - bons et moins bons - accumulés dans les universités et centres de recherche du « premier monde ». Mes Mémoires concernent essentiellement le Sud. Néanmoins ma posture politique universaliste et internationaliste exige que, fût-ce en guise d'épilogue, j'explicite ma vision du Nord. Cette posture et l'exercice de mes fonctions exigeaient que ces contacts et échanges de vues fussent d'une bonne densité. Sans doute mes options m'amenaient-elles à fréquenter davantage ceux des milieux scientifiques, intellectuels et politiques du premier monde dont les préoccupations rejoignaient les nôtres, c'est-à-dire les réflexions critiques concernant la mondialisation et le développement. En même temps, il me fallait consacrer quelque temps à la recherche des moyensfinancierssusceptibles de soutenir nos actions. Mon expérience des « bailleurs de fonds » (occidentaux ou internationaux), comme on dit dans le langage un peu vulgaire de la « profession », est certainement mitigée. Certaines institutions sont clairement au service de l'impérialisme (l'USAID, les grandes fondations nord-américaines, mais aussi la plupart des services de coopération des grandes puissances occidentales). Il était inutile et aurait même été inacceptable politiquement de nous adresser à elles. D'autres, à certains moments, pouvaient être des interlocuteurs capables d'accepter l'expression de points de vue qui ne rejoignent pas les courants dominants à travers lesquels s'expriment les exigences unilatérales de l'expansion capitaliste. Soit que la combinaison politique qui assure, à un moment, la direction de ces institutions l'ait permis, soit même, dans certains cas, qu'elles bénéficient d'un statut authentiquement démocratique et manifestent une ouverture d'esprit particulière. Tel a été le cas, pour ce qui nous concerne, de certaines institutions de coopération des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède (jusqu'au moment où ce pays à viré à droite dans ses conceptions concernant la politique internationale), de l'Italie (avant la montée de la nouvelle droite qui a le vent en poupe dans ce pays), du Luxembourg, de certaines institutions
d'inspiration chrétienne, de quelques rares fondations carrément de gauche (comme la Fondation Rosa-Luxembourg du PDS allemand), de certaines institutions des Nations Unies (l'UNU et la CNUCED en particulier, dans certaines conjonctures). Le système des Nations Unies, quant à lui, est désormais très largement vassalisé par ses maîtres américains (c'est le cas du PNUD en particulier, sans parler évidemment de la Banque mondiale). Je ne crois pas utile d'en dire davantage, cela serait fastidieux et sans grand intérêt. Quelles sont les conditions permettant d'envisager que les pays du Nord s'écartent de la voie dans laquelle ils sont engagés depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente contre les peuples du Sud et des guerres non moins permanentes entre eux pour le partage du butin ? Ma thèse est que le système impérialiste est passé à un stade nouveau de son développement, caractérisé par la substitution d'un impérialisme collectif de la triade à la pluralité des impérialismes en conflit permanent dans l'histoire antérieure du capitalisme. Produite par la centralisation grandissante du capital, cette transformation place aux postes de commande une ploutocratie financière foncièrement anti-démocratique {cf. S. Amin, le Capitalisme sénile, S. Amin, Pour un monde multipolaire). Devenu sénile, le capitalisme doit être dépassé par l'invention du socialisme du XXIe siècle. Mais le capitalisme ne mourra pas de sa belle mort ; au contraire, la ploutocratie en place n'a d'autre choix que celui de tenter de détruire le Sud, devenu capable de se développer par luimême. Les peuples du Nord s'associeront-ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes dirigeantes ? Mon analyse pour y répondre ne place pas l'accent, comme d'autres le font, sur les contradictions qui opposeraient les oligopoles des centres (en particulier les États-Unis et l'Europe) mais, comme on le verra dans ce qui suit, sur les singularités des cultures politiques des différents peuples concernés, qui permettent d'imaginer des ruptures du front des ploutocraties de la triade. Car à mon avis ces singularités expliquent autant les parcours du passé et les perspectives d'avenir que les conditions économiques et sociales générales. La pensée bourgeoise, dominée par l'économisme, l'ignore. Marx y portait une
attention particulière. Mais pas le marxisme simplifié comme en témoignent les discours de nombreux segments de l'extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser le « capital exploiteur » sans souci de développer des stratégies politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement quon n'ignore rien du poids des cultures politiques concrètes des peuples concernés. Le lecteur de ce qui suivra jugera peut-être mes « jugements » un peu trop sévères. Ils le sont. Mes développements antérieurs concernant le Sud ne l'étaient pas moins. Au demeurant les cultures politiques ne sont pas des invariants trans-historiques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais tout autant pour le meilleur. J'estime que la construction de la « convergence dans la diversité » dans la perspective socialiste l'exige. Les États-Unis J'ai explicité les raisons pour lesquelles je ne vois pas comment le vent du changement pourrait trouver son lieu de départ dans la métropole « la plus avancée » du capitalisme {cf. S. Amin, U Virus libéral, 2003). Précisément parce que cette « perfection » du modèle capitaliste signifie que le peuple dans son ensemble est ici profondément aliéné dans la culture politique du « marché roi » et l'illusion que l'« individu » est également roi. La puissance de l'idéologie vulgaire du capitalisme, acceptée ici par tous, autorise alors la crapulerie particulière de la classe dirigeante. Dans l'idéologie des Lumières, les valeurs de liberté et d'égalité sont associées comme si elles étaient naturellement convergentes, alors qu'elles sont contradictoires et que la construction de leur complémentarité éventuelle exige de penser un système social « au-delà du capitalisme ». Aux États-Unis plus qu'ailleurs, la valeur « liberté » s'est imposée d'une manière unilatérale, légitimant l'inégalité. Que la liberté dans ces conditions soit dénuée de potentiel créatif, devenant soumission consensuelle manipulable, que « l'individu » sacralisé dans le discours ne soit plus en réalité qu'un pantin désossé incapable de participer à la construction de son avenir, ne sont pas l'objet de questionnement des victimes du système. Par ailleurs la politisation des luttes de classe a été ici handi-
capée par les communautarismes produits par la succession des vagues migratoires. J'ai proposé des développements sur ces questions qui ont été également l'objet de mes discussions majeures avec beaucoup d'amis aux États-Unis. Toujours est-il que cet état des choses permet à la classe dominante des États-Unis de gérer la société dans son intérêt exclusif, par des moyens redoutables associant cynisme dans les faits et hypocrisie extrême dans les discours. Comme Noam Chomsky, je crois que les États-Unis sont le véritable et principal « État-voyou » sur la scène du monde contemporain pour employer la terminologie de Clinton ; et je m'attends toujours au pire de sa part (y compris le génocide de ses adversaires, comme l'a démontré le très courageux Daniel Ellsberg). Ceux qui connaissent bien cette classe -et de l'intérieur (comme Sweezy)- confirment mes craintes. L'élection - douteuse - de G. W. Bush est un quasi-coup d'État et les États-Unis sont désormais gouvernés par une véritable junte de criminels de guerre qui, entre autres, a donné à sa police des pouvoirs semblables à ceux qu'on ne trouve que dans les États policiers de l'histoire moderne. À court terme, rien n'indique que le peuple américain soit capable de prendre conscience de la tragédie que porte en lui le projet démesuré et criminel de cette junte (« le contrôle militaire de la planète »), lequel entraîne le monde dans la guerre permanente et annihile le sens de la démocratie, devenue dérisoire. Personnellement, fort peu attiré donc par les « lumières » américaines, j'ai toujours refusé, pour cette raison, les offres alléchantes de positions dans certaines des universités majeures du pays (Harvard, Yale, UCLA, Denver). Mais en général l'expression de ce point de vue vous vaut immédiatement le qualificatif « d'anti-américain primaire, etc. », anathème facile qui illustre en fait la lâche capitulation des intellectuels médiatiques. De l'Adantique au Pacifique les États-Unis offre le paysage d'un désert urbain qui serait absolu si on en excluait la géniale invention de Manhattan des années 1920. Los Angeles, que Barbara Stuckey nous a fait parcourir en autoroutes pour nous dire avec humour au terme du périple : « Vous avez tout visité », m'a inspiré un article : United States ofPlastika. Lafinale: Las Vegas avec sa reconstitution en carton pâte d'une Rome comme l'imaginent les Italo-américains
de la troisième génération, avec la statue géante d'un métis de Bacchus et de Néron, tournant sur lui-même et parlant américain. Le Disneyland de Los Angeles où l'on peut admirer le tour du monde organisé par la Bank ofAmerica, annonçant fièrement que « partout où opère la Bank of America, les peuples sont heureux » ! Et ce film documentaire - vu par plus de cent millions de spectateurs - « Vous êtes venus ici pour vous enrichir, vous serez riches... » On ne pourra pas me faire croire que, projetée en Europe, une telle bande dessinée obtiendrait autre chose que les sifflets des spectateurs. On peut multiplier les exemples d'un répertoire caricatural unique au monde. Toutes ces tristes réalités ne sont rien d'autre, à mon avis, que les ravages d'un capitalisme qui est ici, hélas, plus « pur » qu'il ne l'est ailleurs. Mais derrière cette façade de plastique kitch, il y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie politique. Au-delà d'amis personnels que je tiens dans ma plus haute estime (comme Sweezy, Magdoff, Braverman à la Monthly Review ou Wallerstein, Arrighi, A. G. Frank) mon sentiment - et celui d'Isabelle - est que ce peuple est gentil (au sens positif du terme, c'est-à-dire pas méchant). Dans l'incroyable West où nous randonnions, nous arrêtant dans ces Bagdad Café où tout est déglinglé comme dans un pays du tiersmonde, on ne rencontrait pas des patrons style petits bourgeois aigris comme ils l'auraient été en Europe dans des situations similaires, mais plutôt des « j m'en foutistes » calmes, pas mal de désaxés aussi ! Et puis après tout le peuple américain est l'un des trois seuls (avec les Français et les Suédois) qui aient réagi par un glissement à gauche en réponse à la crise des années 1930. Ce qui s'est passé à Seattle en janvier 2000, l'accueil fait à José Bové, viennent rappeler les possibilités de ce peuple. Mon intuition est néanmoins que l'initiative du changement ne viendra pas de là-bas, même s'il n'est pas impossible que le wagon américain vienne par la suite s'accrocher à d'autres qui amorceraient le mouvement. J'avais, comme d'autres, placé quelques espoirs dans les Noirs américains. Invité à leur caucus à l'époque héroïque des Blacks Panthers, qui s'est tenu finalement en 1972 à Montréal parce qu'il était devenu impossible de se réunir sous ce drapeau sur le ter-
ritoire des États-Unis, j'ai mesuré l'ampleur du désastre intellectuel, culturel et politique dont ils étaient les victimes et dont ils ne parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc beaucoup de gestes, sympathiques et parfois amusants (comme de placarder à la colle forte des portraits de Mao dans les couloirs de l'hôtel prestigieux Elisabeth-II !). Mais aucune analyse. Des attitudes purement émotives intériorisant le racisme, accepté et retourné. Notre ami nigérien Abdou Moumouni s'étant assis aux pieds d'Isabelle, dans une salle comble, quelques-uns des organisateurs du caucus se montraient révoltés, persuadés que la posture ne pouvait être interprétée autrement que signe de soumission ! Isabelle avait d'ailleurs dû « passer un examen » pour entrer dans la salle. « Oseriez-vous tirer sur un policier blanc qui nous attaquerait ?» Le « oui, bien sûr » naturel d'Isabelle désarçonnait : impensable pour eux aux États-Unis. Témoignage hélas correct de la profondeur immense du racisme de cette société. J'ai toujours pensé que les ravages du colonialisme interne étaient sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe. L'esclavage, pratiqué dans la société des États-Unis, a donc produit des effets terribles en comparaison de ceux associés à l'esclavage pratiqué par les Européens dans de lointaines colonies. Le Canada peut-il être autre chose que la province extérieure des États-Unis, comme l'Australie ? L'économiste de tempérament est incapable d'imaginer un Canada autre que celui-ci, en dépit des traditions politiques du Canada anglais et du rejet culturel du Québec. Mais les esprits les plus lucides du pays (comme Beaudet, Dostaler et d'autres) non seulement l'imaginent mais s'emploient à faire avancer la conscience de cette exigence. La route sera longue et difficile. Quelque sympathique que soit - pour Isabelle et moi-même - le peuple québécois, juste et important son combat culturel, il n'empêche que les forces politiques majeures du pays - polarisées sur la dimension linguistique de leur résistance — ne conçoivent pas une déconnexion de leur économie par rapport à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans ces conditions, se moque pas mal d'une autonomie ou même d'une indépendance du Québec. Les ÉtatsUnis pourront continuer à piller au bénéfice de leur gaspillage les immenses ressources naturelles du Canada — l'eau entre autres.
Le Japon Voilà un pays qui est placé dans une posture exactement inverse : économie capitaliste dominante et simultanément ascendance culturelle non européenne. Laquelle de ces deux dimensions l'emportera : la solidarité avec les partenaires de la « triade » (les États-Unis et l'Europe) contre le reste du monde ou la volonté d'indépendance, soutenue par « l'asiatisme » ? Les réflexions - voire les élucubrations - sur ce thème constituent à elles seules une bibliothèque entière. L'analyse non seulement économique mais également de la géopolitique du monde contemporain me conduisent à conclure que le Japon restera dans le sillage de Washington. Comme l'Allemagne a accepté de l'être jusqu'à ce jour, pour des raisons en partie identiques. La globalisation à la mode est construite - comme on ne le dit presque jamais - sur une asymétrie entre les partenaires principaux de l'économie mondiale. Les États-Unis enregistrent un déficit structurel croissant de leur balance extérieure, la Chine et les autres concurrents capitalistes majeurs (en particulier l'Allemagne et le Japon) disposent de surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout le capitalisme dans un chaos indescriptible dont l'humanité ne pourrait sortir qu'en amorçant l'invention d'un autre système. Aussi cette solidarité paraît-elle être bien solide : non seulement les classes dirigeantes du Japon et de l'Allemagne en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu'à quand ? Une réponse trop facile invoque à ce propos les traditions autocratiques, l'esprit de soumission, l'acceptation du principe de l'inégalité, etc. Ce sont là des réalités historiques, mais comme toutes celles-ci, n'ont pas.de vocation à être éternelles. Une réponse un peu meilleure, à mon avis, donne plus d'importance aux options stratégiques de Washington au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis avaient alors choisi non pas de « détruire » ces deux adversaires - les seuls à avoir menacé l'inexorable essor du candidat à l'hégémonie mondiale que les États-Unis représen-
taient - mais au contraire de les aider à se reconstruire et devenir deux alliésfidèles.La raison évidente est qu'il y avait à l'époque une menace « communiste » réelle, que représentaient l'URSS et la Chine. Ce que, soit dit en passant, les dirigeants de la nouvelle Russie n'ont pas compris. J'ai entendu dire par quelques-uns de ceux-là que, ayant opté pour le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une situation analogue à celle du Japon et de l'Allemagne : elle a perdu la guerre mais peut gagner la paix et la bataille économique. C'était oublier que n'ayant plus de concurrents dangereux, Xestablishment américain a opté ici pour la destruction totale de son adversaire battu. Avec d'autant plus de cynisme que l'Europe lui emboîte le pas, sans vouloir comprendre qu elle contribue ainsi à rendre beaucoup plus difficile la remise en cause de l'hégémonisme américain. Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices d'une réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens démagogique du mot) et nationale (je ne dis pas nationaliste au sens chauvin du terme) ? Derrière la façade de conformisme aveuglant au point d'inspirer des caricatures faciles, à peine ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et l'essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le peuple japonais ? La société japonaise est difficile à connaître. L'obstacle est en partie linguistique : les Japonais traduisent à peu près tout ce qui s'écrit ailleurs (mes livres en cette langue sont vendus en plus grande quantité qu'en français, anglais ou arabe !), mais personne ou presque ne traduit du japonais ! Pour en percer le mystère, il faut donc connaître des Japonais et les connaître bien. J'ai eu la chance de me trouver un peu dans cette situation grâce, entre autres, à Kinhide Mushakoji, Masao Kitazawa, Muto Ichiyo, Yoko Kitazawa et les militants du groupe Ampo, d'entendre les analyses de vieux (et de jeunes) communistes, orthodoxes et maoïstes (inconnus à l'étranger). La croûte de glace formelle brisée, on découvre évidemment un peuple comme un autre. En fait un peuple vulnérable, jamais « sûr de lui ». L'abus répétitif du terme né (qui veut dire « n'est-ce pas ? ») dont est parsemé le langage de tous en témoigne sans doute. Invité au théâtre — où l'on jouait un mélo épouvantable mais facile à suivre de ce fait - j'ai observé nos bureau-
crates occupant des postes de responsabilité élevée, en uniforme -cravate, sortir leurs mouchoirs - draps de lit tant leurs larmes étaient abondantes. Autre exemple de la susceptibilité japonaise extrême. Comme un jour que j'achetais des billets d'autobus pour une randonnée à l'intérieur du pays - dans les belles montagnes du Fuji Yama - et que je calculais mentalement plus juste que le vendeur muni d'une calculette inutile. Je le lui fis remarquer. J'ai cru qu'il allait soit me tuer sur le champ, soit se faire hara-kiri. Gros effort pour le rassurer que je ne pensais pas qu'il était un imbécile. Les bains super chauds - que j'aime beaucoup pratiquer - sont aussi peut-être à mettre au compte de cette angoisse permanente d'êtres humains inquiets de culture sinon de nature. Quelques autres cérémonies amusantes. Dans une réunion du Conseil de l'Université des Nations Unies un Nord-Américain trônait avec toute l'arrogance des idiots. Mon voisin - un universitaire japonais de très haute envergure - se mit à rugir comme un lion. Je m'attendais à ce qu'il sorte un sabre de samouraï et tranche le cou de l'imbécile. Je le lui suggérais à voix basse pour exprimer ma solidarité : cela le fit rire aux éclats au point que toute l'assistance en fut surprise ! J'avoue non seulement apprécier, mais aimer même l'exactitude japonaise (je dois partager la même névrose). Comme on m'avaitfixéun rendez-vous à 15 heures et trois minutes et que je me rendais évidemment au lieu dit très exactement à cette heure d'une précision qu'il est inutile de commenter, je réalisais que mon hôte avait voulu, par extrême politesse, me mettre à l'aise. Le train qui desservait la station arrivait à 15 heures et il fallait deux minutes pour aller de la gare au lieu du rendez-vous. S'il m'avait invité pour 15 heures, j'aurais du courir pour être à l'heure, pour 15 heures 15 par exemple, j'aurais du tourner en rond douze minutes ! J'ai donc eu l'occasion de visiter assez systématiquement les plus grandes universités du pays (à Tokyo, Yokohama, Nagoya, Kyoto, Osaka) et d'y participer à des discussions que je ne crois pas avoir été banales ou limitées aux questions « techniques » (économie savante, économie politique, etc.) comme les Japonais les imposent généralement à leurs hôtes étrangers (dans l'intention non cachée de tirer profit des autres sans rien donner). Ce que je crois en avoir
compris cest que les certitudes complaisantes que le masque du conformisme suggère sont moins solides qu'on ne le pense souvent. Entre autres « un certain complexe d'infériorité » envers la Chine m'a semblé revenir avec fréquence : nous avons loupé notre modernisation, ayant singé les Occidentaux, les Chinois feront mieux (la seconde partie est peut-être discutable, mais c'est là une autre question). Le chinois reste la langue de référence culturelle, un mauvais anglais n'étant utilisé que pour les relations commerciales. L'un de mes livres me paraissant de visu imprimé plutôt en chinois qu'en japonais mon traducteur me dit avec fierté : « C'est un livre important, je l'ai donc écrit comme l'empereur écrit son discours annuel à la Diète, en japonais certes, mais exclusivement avec des caractères chinois ! » Une autre fois, invité à discuter avec le directeur d'un grand journal (tirage énorme de plusieurs millions par jour), surpris que son anglais était totalement insuffisant, lui demandant : « Vous ne connaissez pas de langue étrangère ? », j'encaissais la réplique à ma question stupide : « Oui, comme tout le monde, le chinois et le coréen ! » Néanmoins le rapprochement avec la Chine que cette ligne de pensée pourrait inspirer reste fort difficile. D'abord parce que le capital qui domine le Japon reste ce qu'il est ; comme tout capital dominant impérialiste. Ensuite parce que les Chinois et les Coréens le savent, au-delà même de leur méfiance - justifiée - à l'égard de la puissance ennemie d'hier. L'Europe L'amorce d'un changement aurait-elle plus de chances en Europe qu'aux États-Unis ou au Japon ? Je le pense - intuitivement - sans sous-estimer néanmoins les difficultés tenant à la diversité « des Européens », et voudrais tenter de m'en expliquer ici. La première raison de cet optimisme relatif tient au fait que les nations de l'Europe ont une histoire riche et variée, dont témoigne l'incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux imposants. Mon interprétation de cette histoire n'est certainement pas celle de l'eurocentrisme dominant, dont j'ai rejeté (et je pense réfuté) les mythes, développant en contrepoint la thèse que les mêmes contra-
dictions propres à la société médiévale qui ont été dépassées par Pinvention de la modernité opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant de détermination les élucubrations « anti-européennes » de certains intellectuels du tiers-monde qui veulent se convaincre sans doute que leurs sociétés étaient plus riches, plus avancées, et même meilleures que celles de l'Europe médiévale « arriérée ». C'est oublier que le mythe du Moyen Âge arriéré est lui-même le produit du regard ultérieur de la modernité européenne. En fait si l'histoire pré-moderne de l'Europe n'est pas meilleure que celle d'autres régions du monde - les parcours historiques sont même plus semblables que beaucoup le pensent, à mon avis - elle n'est certainement pas davantage « pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause, ayantfranchila première le seuil de la modernité, l'Europe a acquis depuis des avantages qu'il me paraît absurde de nier. L'Europe est, bien entendu, diverse, en dépit d'une certaine homogénéisation en cours et du discours « européen ». Beaucoup d'Européens observateurs des spécificités des autres sans les réduire au dénominateur commun du qualificatif creux d'oriental s'emploient néanmoins à rapporter les différences observées à des « modèles » européens pris pour référence - eurocentrisme oblige. On dit alors par exemple que le Japon est la Prusse de l'Asie. J'ai eu le bonheur de discuter de ces problèmes concernant le général et le particulier dans l'histoire avec des intellectuels d'Asie (de Chine et du Japon, pour être plus précis) dont les réflexions m'ont fortement intéressé, entre autres parce qu'ils inversaient spontanément les termes de la comparaison et voyaient par exemple dans l'Allemagne un modèle japonais, dans la France et la Russie des « Chine de l'Europe »... Cette inversion, qui n'était pas toujours subconsciente mais bel et bien réfléchie, oblige à penser en termes universels tant les généralités que les particularités. C'est la méthode que je m'efforce de mettre en oeuvre. Dans cette Europe diverse, quels sont les éléments positifs et négatifs du point de vue du potentiel de changement ? L'Angleterre et la France sont les initiateurs de la modernité, les deux sociétés qui l'ont construite systématiquement. Cette affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité n'ait pas eu
des racines antérieures, en particulier dans les villes italiennes puis aux Pays-Bas. Les contributions de l'Angleterre et de la France dans la construction de la forme définitive de la modernité capitaliste, loin d'être similaires, se sont déployées selon des axes différents même si on peut les lire comme ayant été peut-être finalement complémentaires. L'Angleterre a traversé une période fort tumultueuse de son histoire à l'époque de la naissance des rapports capitalistes (mercantilistes) nouveaux ; elle s'est transformée de la Merry England médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a exécuté son Roi et proclamé la République au XVIIe siècle. Puis tout s'est calmé ; elle a franchi l'étape de l'invention de la démocratie moderne, bien que censitaire, au XVIIIe, siècle puis au XIXe siècle celle de l'accumulation ouverte par la révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du siècle dernier, mais sans que ces luttes ne se politisent au point de remettre en cause le système dans son ensemble. Et ce caractère paraît bien se prolonger jusqu'à nos jours. La France, par contre,franchitles mêmes étapes à travers une série ininterrompue de conflits politiques violents. C'est la Révolution française qui invente les dimensions politiques et culturelles de la modernité contradictoire du capitalisme, c'est en France que des luttes des classes populaires, pourtant beaucoup moins clairement cristallisées que dans l'Angleterre des seuls véritables prolétaires de l'époque, se politisent dès 1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour d'objectifs socialistes au sens fort du terme. Il n'y a pas eu de 1968 en Angleterre. Il y a certes beaucoup d'explications qui ont été données à ces parcours différents. Marx y fut très sensible et ce n'est pas un hasard s'il a porté l'essentiel de son attention à l'analyse de ces deux sociétés, pour proposer une critique de l'économie capitaliste à partir de l'expérience de l'Angleterre et une critique de la politique moderne à partir de celle de la France. Le passé britannique explique peut-être le présent : la patience avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de sa société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet LondresEdinbourg en cinq heures et demi, autant qu'au temps de Marx qui
s'en émerveillait !), les appartements mal chauffés, la mal-bouffe triomphante, la pauvreté visible, la détérioration de l'éducation. Il est vrai que l'enseignement avait toujours été en Angleterre plus inégal qu'en France ou en Allemagne et longtemps réservé à la seule aristocratie, qui a donné un ton snob qui persiste dans ses grandes universités (Oxford et Cambridge). L'Angleterre industrielle était en retard par rapport à la France et à l'Allemagne dans les domaines de l'éducation primaire et même de l'alphabétisation ordinaire. Certes l'Angleterre contemporaine se situe dans certains domaines à la pointe de la recherche. Mais à côté de cela, que de conventionalisme creux, notamment dans les sciences sociales. Tout cela m'a convaincu qu'à l'origine de la dégradation se situe non pas tant le « déclin de l'Empire » et celui de l'industrie (celui-ci est plus une conséquence que la cause du mal) que le peu d'attachement des Britanniques aux valeurs d'égalité. Le Labour Party dans l'aprèsguerre immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page parait être tournée. Peut-être cette passivité s'explique-t-elle par le report sur les États-Unis de la fierté nationale britannique. Les États-Unis ne sont pas pour les Britanniques un pays étranger comme les autres ; ils restent leur enfant prodigue et quelque peu monstrueux ; et on sait que, depuis 1945, l'Angleterre a fait l'option de se situer inconditionnellement dans le sillage de Washington. L'extraordinaire domination mondiale de l'anglais aide à vivre ce déclin sans peut-être même en ressentir l'ampleur. Les Anglais revivent leur gloire passée par procuration à travers les États-Unis. La GrandeBretagne reste une puissance clé pour l'avenir de l'Europe. Et si une bonne partie de sa « nouvelle gauche » a glissé à droite sans état d'âme - mais ici encore le phénomène est très général dans toute l'Europe - une pléiade d'intellectuels britanniques qui ne sont pas des « dinosaures », pour quiconque voit que le chaos néolibéral n'a pas d'avenir, contribuent activement au renouveau d'une pensée critique. C'est évidemment le cas d'Eric Hobsbawn, et d'autres. De surcroît Londres est à mon avis l'une des trois seules métropoles mondiales, avec Paris et New York. La ville par elle-même est à mon goût d'une laideur banale, produite par les destructions et l'absence de goût de son capitalisme victorien précoce. Mais elle
me plaît, pour son caractère cosmopolite authentique. Toutes les autres capitales du premier monde, Berlin, Rome, Madrid, Tokyo sont provinciales en comparaison des trois seules cités mondiales. Il en est de même des mégapolis du tiers-monde, quil s'agisse de Beijing, de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le nombre des étrangers ne constitue pas le critère principal de mon classement ; il y a beaucoup de travailleurs immigrés dans tout le premier monde. Le cosmopolitisme des trois capitales du monde plonge ses racines dans l'histoire, et pas seulement coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans connaître le rôle que cette ville a rempli dans la peinture moderne universelle par exemple. On ne peut pas dire connaître le monde londonien d'aujourd'hui et ignorer la contribution des étrangers, ne pas avoir pris la température des problèmes auprès de ces innombrables Africains et Asiatiques qui vont et viennent à Londres comme d'autres à Paris. La question de la coexistence avec les nouvelles masses de travailleurs immigrés constitue un tout autre problème. La tendance générale est à leur ghettoïsation. Encore faut-il ici faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux États-Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation est plus fortement marquée qu'elle ne l'est en France. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les sorties d'écoles (mélangées en France, presque jamais ailleurs) ou le nombre relatif des couples mixtes. Les effets de la doctrine assimilationniste de la tradition française - hélas attaquée aujourd'hui au nom de cet absurde droit réactionnaire à la soitdisant « différence » - tranchent avec ceux des traditions « communautaristes », ou même « ethnicistes ». Les sondages d'opinion sont ici particulièrement trompeurs ; démentis par les faits réels. L'histoire n'est néanmoins pas plus parvenue à son terme en Grande-Bretagne qu'ailleurs. Mais mon sentiment est que ce pays ne pourra rejoindre le train du changement que si et lorsqu'il coupera le cordon ombilical qui l'attache aux États-Unis. Je n'en vois pas, pour le moment, le moindre signe. Point de vue que me confirment hélas mes amis comme l'intelligente Victoria Brittain, journaliste au Guardian et très actif éditeur de Zed Robert Molteno.
L'Allemagne le pourrait-elle ? Le parallèle que j'ai faitplus haut entre ce pays et le Japon, tous deux brillants seconds des États-Unis et constitutifs de la véritable triade - le G3 - (États-Unis, Allemagne, Japon plutôt que Amérique du Nord, Europe, Japon) ne le suggérait pas. Ni l'Allemagne, ni l'Italie, ni la Russie ne seraient parvenus à la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par l'Angleterre et la France. Je ne veux pas dire par là que les peuples de ces pays auraient été, pour quelque raison mystérieuse, incapables de cette invention, réservée au seul génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d'une invention analogue n'étaient ici qu'analogues à celles, disons, des autres régions du monde - Chine, Inde ou Japon par exemple. Mais une fois entré dans la modernité capitaliste chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa position dans celle-ci soit celle d'un centre nouveau (cas des pays européens mentionnés et du Japon) ou celle d'une périphérie dominée. Je lis l'histoire de l'Allemagne - et des autres - à la lumière de cette option de méthode fondamentale. Je m'explique de cette manière que le nationalisme allemand, mis en oeuvre par les ambitions prussiennes, ait compensé la médiocrité de la bourgeoisie, que Marx déplorait. Le résultat n'a pas été seulement une forme autocratique de gestion de ce nouveau capitalisme qui, au demeurant et en dépit de la tonalité ethniciste sur laquelle il fondait son recours au nationalisme (faisant contraste avec les idéologies universalistes anglaise et surtout française puis russe), n'est pas parvenu à rassembler tous les Allemands (d'où l'éternel problème de l'Anschluss autrichien non résolu jusqu'ici). Il a été aussi un facteur favorable à la dérive criminelle et démentielle du nazisme. Mais il a été également, après le désastre, un motif puissant de la construction de ce que certains ont qualifié de « capitalisme rhénan », soutenu par les États-Unis pour les raisons que j'ai évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco-américain. Mais qui reste sinon superficielle, du moins sans racines historiques locales profondes, compte tenu de la vie brève de la République de Weimar (le moment le plus démocratique de l'histoire allemande) et des ambiguïtés pour le
moins quon puisse dire du socialisme de la RDA. Beaucoup d'amis allemands ont confirmé mon sentiment sur le sujet, qu'il s'agisse du regretté Otto Kreye et de ses coéquipiers de Starnberg, d'Elmar Altvater, de Wolfgang et Frieda Haug, et d'autres. Mon explication est historique, elle n'est pas « atavique » et l'histoire ne connaît pas de fin. Or l'Allemagne est aujourd'hui confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme rhénan » n'est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l'étatisme de la France « jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont malades de la même maladie, celle du capitalisme parvenu à un stade tardif caractérisé par la prédominance de ses aspects destructifs. Face à ce défi, que peut-on imaginer des réactions allemandes possibles ? À court terme, la position de l'Allemagne - dans la mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du Japon - paraît confortable. Et la reprise d'une expansion vers l'Est, par une sorte de latino-américanisation de la Tchéquie, de la Pologne, de la Hongrie, des pays baltes, de la Slovénie, de la Croatie - l'os et la viande jetés à l'Allemagne par les États-Unis, peut nourrir l'illusion que le choix de Berlin est durable. Cette option se satisfait sans problème d'une démocratie de basse intensité et de médiocrité économique et sociale, confortés par les choix du système européen de Maastricht et de l'euro. Mais il ne faut pas exclure, dans le cas d'un entêtement des classes politiques de la droite classique chrétienne et libérale et de la gauche social-démocrate à poursuivre dans cette voie sans issue, l'émergence de populismes de droite, fascisants sans être pour autant des remake du nazisme de l'entre-deux-guerres, dont Haider en Autriche n'est hélas que le prototype. Le trio BerlusconiFini-Bossi en Italie ne vaut pas mieux. Les succès électoraux du Front national en France témoignent de la réalité du danger général en Europe. En France, la tradition bonapartiste triomphe à nouveau avec Sarkozy qui interprète dans ce sens la très réactionnaire constitution de la Ve République {cf. S. Amin, le Virus libéral, 2003). À plus long terme, dans cette perspective, les difficultés de l'Allemagne devraient s'aggraver et non s'atténuer. La fragilité allemande se résume en deux mots : une démographie déclinante (dans un quart
de siècle PAllemagne ne pèsera pas plus que la France et la GrandeBretagne), une capacité inventive fort limitée. Le système éducationnel allemand produit de bons agents d'exécution, peu de capacités créatives comme me le faisait remarquer un ami de l'ex-RDA qui constatait que son petit pays malade était meilleur sur ce plan que la prospère République fédérale. Les atouts économiques actuels de l'Allemagne reposent sur des productions industrielles classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en plus, pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et l'Allemagne, qui déclare vouloir ouvrir ses portes aux informaticiens et mathématiciens indiens, le reconnaît. Alors ? Que se passera-t-il ? Les générations passent et le passé négatif s'estompe. Rien n'interdit de penser une réaction positive du peuple allemand prenant conscience qu'il lui faut amorcer un changement hors des sentiers battus. Je crois que si la France et la Russie reprennent plus d'initiative, un autre avenir pour l'Europe devient possible. Ce choix pourrait tout autant entraîner une reprise de mouvements positifs amorcés dans les Europe méditerranéenne et nordique, mais vite avortés. L'Europe du Sud s'était un moment propulsée au centre de la réflexion (et de l'action) critique, à partir du « long 1968 » des années 1970. Je suivais d'aussi près que possible ces développements, visitais avec assiduité l'Italie de l'époque, soutenu par les réseaux du Manifesto à partir de 1970-1972 (Luciana Castellina, Rossana Rossanda, Lucio Magri, Valentino Parlato), de la gauche critique, de la Fondation Lelio Basso - j'avais bien connu Lelio à l'époque de ses interventions actives en faveur des mouvements de libération - de Punto Rosso (Giorgio Riolo, Luigi Vinci) et tant d'autres. La puissance du mouvement était suffisante pour influencer, d'une certaine manière, l'État de « centre gauche » de l'époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui-même qui ne promettait rien de bon. C'est ainsi que le Forum du tiers-monde est parvenu à obtenir un soutien (y compris financier) de l'État italien - grâce au dynamique Guiseppe Santoro, éliminé par la suite dans une opération plus que douteuse de cette « justice » qu'on dit « indépendante » et qui en Italie, comme en France, déploie probablement une stratégie systématique de destruction de l'indépendance poli-
tique de la gauche. Le magnifique colloque organisé à Naples dans le Casteldel Uovo en 1983 dont j'ai parlé ailleurs (Memoirs, p. 234) a été l'un des produits de cette sympathie exprimée par l'Italie officielle pour une autre politique envers le Sud que celle qui dominait dans les autres pays du Nord. Tiers-mondisme peut-être, comme celui du Portugal, de la Grèce et de la Suède. Néanmoins exceptions en Europe. Côtés personnels et parfois amusants de ma fréquentation de l'Italie. Invité à signer le protocole de soutienfinancierau Forum du tiers-monde, mes hôtes romains - Andreotti lui-même accompagné d'autres personnalités - me reçoivent dans un hôtel d'une incroyable splendeur sur la côte près de Naples : superbe monastère ancien aménagé, salles de bains plongeant sur la mer qu'on pouvait admirer allongé dans une baignoire-piscine, etc. Au dîner, la table voisine était occupée par deux hommes, Borsalino conservés pendant le dîner, souliers blancs, discutant à voix basse, accompagnés de deux femmes blondes d'une belle vulgarité. La mafia, ici version caricature, est toujours présente. En Sicile, j'ai traversé avec mon ami Nicola Cipolla et le maire de Palerme le village célèbre de Corleone, par une après-midi chaude, rues désertes, mais avec la certitude que notre passage était enregistré par les yeux qui, derrière les volets clos, ne cessent d'observer ! Mais la Sicile n'est pas seulement le pays de la mafia. Elle est aussi celui de ceux qui lui ont résisté et, en 1944, ont été massacrés avec la complicité ouverte des autorités américaines, et pour lesquels un monument original a été érigé : de magnifiques blocs de pierre sur les lieux où chacune de la centaine des victimes est tombée. Une idée d'une grande beauté. Parcourue de Palerme à Catane, avec arrêt prolongé dans cette curieuse « plaine des Albanais », en visite avec Giorgio Riolo qui en est originaire par sa famille où l'on parle encore l'albanais. La Sicile est aussi la seule province de l'Italie qui donne le sentiment d'être ailleurs que dans ce pays : la conjonction des trois cultures, latine, byzantine et arabe n'a de pareille nulle part ailleurs dans l'ensemble méditerranéen. Une rencontre qui a produit un moment de richesse culturelle exceptionnelle. Mon souvenir le plus ému d'Italie est le « diplôme » que m'ont décerné, en 1975, les mineurs
de Sardaigne. Leur association culturelle avait choisi de récompenser mon « Développement inégal ». Qu une association de ce genre -qui ailleurs consacre généralement un poète régional ou un archéologue amateur du coin - fasse un choix comme celui qui fut le leur témoigne du sérieux de la politisation de l'époque. Cette belle page de l'histoire de l'Italie est sans doute tournée. On ne peut alors que se poser les questions relatives aux faiblesses de la société qui l'ont permise. Un sens civique national peu développé, pour le moins qu'on puisse dire, et que notre amie Caria de Benedetti explique par le fait que les maîtres des États italiens ayant été le plus souvent des étrangers, les peuples concernés ne voyaient en eux que des adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne - qui existe - n'a pas encore suffisamment surmonté ce handicap et, peut-être que, fragilisée de ce fait, elle a laissé encore la porte ouverte à cette incroyable involution que représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s'articule sur l'émergence d'un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du fond fasciste. En Italie comme en France, la libération aux temps de la Seconde Guerre avait été également une quasi-guerre civile. De ce fait, les fascistes furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 mais n'avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins, une telle involution est difficilement imaginable sans faire appel aux deux raisons suivantes. D'abord, l'évolution de l'économie du pays qui, en dépit de son « miracle » assurant désormais aux Italiens un niveau de vie meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une fragilité sur laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la « troisième Italie » et son « capital social » exceptionnel restent trop silencieux. Mais ensuite, parce que l'intégration européenne telle que conçue (depuis Maastricht surtout) a flatté la dérive et ses illusions. L'option européenne sans réserves qui a conquis tout l'espace politique italien est, à mon avis, le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays s'est engagé. Le même ralliementfrénétiqueet sans réflexion au projet européen, tel qu'il est, a fortement contribué à faire avorter le potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires qui ont mis un terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et en Grèce.
Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne où le franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef tandis que la transition avait été bien préparée par cette même bourgeoisie qui avait constitué l'épine dorsale du fascisme espagnol. Les trois composantes socialiste, communiste et anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard dans les années 1970 (on fusillait encore à cette époque), une dictature soutenue par les États-Unis en échange de son anti-communisme et de la concession de bases aux forces américaines. En 1980, l'Europe posait comme condition à l'adhésion de l'Espagne à l'Europe de la Communauté son entrée dans l'OTAN, c'est-à-dire la formalisation définitive de sa soumission à l'hégémonisme de Washington ! Le mouvement ouvrier n'en a pas moins tenté de jouer un rôle dans la transition, par le canal de ses « commissions ouvrières » constituées dans la clandestinité au cours des années 1970, que je rencontrais dès que cela fut possible. La Izquierda Unida, les maoïstes qui en sont les héritiers sont des amis toujours actifs. Il était malheureusement évident que, faute d'avoir pu rallier le soutien des autres segments des classes populaires et intellectuelles, cette aile radicale du mouvement ne pouvait pas arracher à la bourgeoisie réactionnaire la maîtrise de la transition. On comprend alors le désarroi, puis la dérive peut-être même, d'anciens communistes comme Jorge Semprun (qui m'invitait à Madrid alors qu'il était ministre de la Culture) ou Fernando Claudin (une ancienne connaissance de l'époque de son exil en France). Par contre, le potentiel radical des forces qui ont véritablement abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n'était en aucune manière négligeable. La révolte des forces armées qui a mis un terme au salazarisme, en avril 1974, a été suivi d'une gigantesque explosion populaire dont l'épine dorsale était constituée par les communistes, tant du PC officiel que du maoïsme. L'atmosphère de Lisbonne, visitée dès l'été 1974, en témoignait. Reçus par la famille amie depuis Bamako des Da Nobrega, nous visitions, Isabelle et moi, cette magnifique ville de Lisbonne. Ce fut pour moi l'occasion de discuter avec
beaucoup des dirigeants populaires de l'époque, en particulier avec Otelo Carvalho, et de mesurer l'effet que la lecture de mes ouvrages avait pu avoir sur la formation de leur pensée stratégique. Carvalho animait la tendance mondialiste-internationaliste du groupe dirigeant portugais et se méfiait - à juste titre - de « l'Europe » telle qu'elle est. La défaite de cette tendance au sein même du groupe dirigeant et l'arrestation de Carvalho me valurent, quelque temps plus tard, une curieuse réception à Lisbonne. La police de l'aéroport hésitait à me laisser entrer. Je leur suggérais de téléphoner à la présidence, ce qui fut fait. Admis le surlendemain, le président Eanes me recevait et m'expliquait (ou tentait de le faire) que les choix « européen » et « internationaliste » n'étaient pas contradictoires. Pas très convaincant. Le retournement faisait le jeu de la droite et allait substituer à la dominance de Lisbonne et du Sud, où la gauche est plus forte, celle des paysans catholiques traditionnels du Nord qui fournissent l'essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de la gauche passait, de ce fait, à des socialistes fort peu téméraires, pour le moins qu'on puisse dire. Depuis, le pays politique s'est endormi à nouveau d'un sommeil profond et ce qui reste des mouvements révolutionnaires vit dans la nostalgie des années 1974-1975. Ce n'est pas un hasard si la maison d'édition qui m'a publié en portugais (animée par les camarades actifs de Abril em Maio, Bruno da Ponte, Rodrigues Martines et Ana Barradas) a choisi de s'appeler O Dinosauro. En Grèce également, le choix en faveur de l'Europe telle qu'elle est ne s'imposait pas d'évidence au lendemain de la chute des colonels. Le peuple grec n'avait pas oublié que ce régime fasciste avait, précisément, été soutenu par les États-Unis et l'Europe - même si la France accueillait, au titre de réfugiés politiques, un bon nombre d'intellectuels. Je faisais leur connaissance à l'Université de Vincennes et mes liens d'amitié avec Kostas Vergopoulos remontent à cette époque. Parmi eux, le regretté Nicos Poulantzas. Je devais les retrouver, ainsi que d'autres, dans des positions dirigeantes à Athènes. Andréas Papandréou, fondateur du Pasok qui allait gagner les élections de 1980, avait été lui-même - pendant son exil canadien - le traducteur en grec de mon Accumulation à
l'échelle mondiale. Les options internationales quil faisait à l'époque
n'étaient donc pas sans fondement réfléchi. Et même si les communistes des deux Partis (de l'intérieur et de l'extérieur) exprimaient des réserves à l'égard de la personne de Papandréou - dirigeant de style « patriarcal » - et de l'hétéroclisme du Pasok, ils partageaient tous ensemble l'héritage de l'EAM. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer autour de lui le front unique antifasciste. De ce fait, la Grèce et la Yougoslavie sont les deux seuls pays qui n'ont pas seulement « résisté », comme d'autres, aux envahisseurs allemands, mais n'ont jamais cessé de conduire une véritable guerre qui a joué un rôle décisif dans l'effondrement instantané des armées italiennes, en 1943, etfixésur leurs territoires d'importantes armées allemandes. Or la résistance grecque, devenue révolution en 1945, a été battue par l'intervention des États-Unis et de la Grande-Bretagne. La droite grecque, mise en place par ce moyen, avec l'approbation de l'Europe occidentale, non seulement n'avait aucun titre de résistance à exhiber, mais est, de surcroît, responsable de l'intégration de leur pays dans l'OTAN (au côté de la Turquie !), dans le cadre duquel s'inscrit le projet européen tel qu'il est. Que les classes populaires grecques et leurs leaderships politiques aient été méfiants à l'égard des avances faites par la CEE, à partir de 1980, n'est donc ni difficile à comprendre ni sans fondement. Les difficultés économiques, éprouvées par la Grèce du Pasok - passablement isolée - , combinées aux pressions européennes ont fini par éroder les espoirs placés dans l'option internationaliste, « neutraliste », à tonalités « tiers-mondistes ». Peu à peu donc, la Grèce évoluait en direction de son intégration dans la nouvelle Europe ; une intégration qui, à son tour, a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type compradore « cosmopolitique » (au sens négatif du terme), dont les armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à laquelle le Pasok est devenu un parti socialiste impuissant, comme ailleurs en Europe. Il reste, néanmoins, quelques arrêtes dans la gorge du peuple grec : la position dominante de la Turquie dans le système régional de l'OTAN (qui lui a pardonné sans grand émoi son agression contre Chypre),
l'agression de l'OTAN contre la Yougoslavie. Les médias dominants ne présentent les protestations du peuple que comme le produit d'une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispense d'analyser la réalité, c'est-à-dire la contradiction ressentie par ce peuple grec entre le discours démocratique de l'Europe et son alignement américain archi-réactionnaire. J'ai assisté à un basculement de même type dans la petite île de Malte. Pays curieux et sympathique, de langue arabe et de religion catholique revenue avec la Reconquista et l'ordre de Malte. Le souvenir du passé est suffisamment vivant pour que les Maltais désignent le carême chrétien de l'avant-Pâques de « ramadan ». Les quelques mots anglais de la langue courante ont été totalement arabisés, les pluriels « cassés » : on dit cash (paiement comptant) et au pluriel cawash ! (le lecteur arabe comprendra !). Un parti de gauche populaire (le Parti du travail - Labour Party) plus radical que les membres de la famille socialiste, teinté de communisme, majoritaire, nourrissait l'espoir d'un rapprochement réel avec le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais tenaient ce peuple « demiarabe » favorisait peut-être ce sentiment. Mais les Etats arabes - tout à fait insensibles - n'ont jamais répondu aux attentes des Maltais, dont le seul souvenir est, pour eux, celui de ces colons de seconde zone venus dans les fourgons de l'armée britannique. Invité en 1991 par son leader, Mifsud Bonnici, à discuter de ces problèmes avec la direction politique du Parti et le gouvernement, je sentais le vent tourner. Malte pourrait-elle résister aux syrènes européennes ? Quelques mois plus tard, la nouvelle majorité de droite catholique optait pour l'Europe. Chypre subira, probablement, un sort analogue ; l'époque du patriarche Makarios, ami de l'Union soviétique et de Nasser, est révolue. Pour des raisons sans doute différentes, les pays nordiques ont maintenu jusqu'à tardivement des attitudes de méfiance à l'égard du projet européen tel qu'il est. La Suède était hors OTAN, par son choix propre, la Finlande par obligation, tandis que la Norvège et le Danemark optaient pour l'OTAN. C'est la Suède qui, sous la conduite d'Olof Palme, tentait de faire avancer le plus loin possible une option mondialiste - inter-
nationaliste - neutraliste. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j'ai dit ailleurs (Memoirs, p. 232-33) concernant mon contact précoce avec ce pays, ma participation à la Conférence sur l'environnement (1972), mes rapports avec Olof Palme et la SAREC (à partir de 1975), les séries de conférences que je donnais dans les Universités du pays. La Suède présentait alors une figure très particulière en Europe que je résumais dans une phrase brève : « Une Union soviétique civilisée ». Je voulais dire, par là, que son option « étatistesocialiste » comme son sens de l'internationalisme tranchaient sur les tendances dominantes ailleurs dans les forces social-démocrates d'Europe. Les amis nombreux que je me suis faits en Suède ont été rencontrés à cette époque turbulente. L'ami Rolf Gustavson, qui m'avait introduit dans tous ces milieux, est passé au libéralisme. Le FTM doit beaucoup à l'ami Gerhard Hulcrantz qui a toujours passionnément défendu notre dossier auprès de la SAREC. Le retournement a donc été brutal, à partir de l'option européenne du pays, et le glissement à droite de sa social-démocratie, non moins rapide. Le discours à la mode est connu : le temps du Welfare State est passé, il nous faut être comme les autres Européens, etc. Rien d'original dans toutes ces billevesées. Ce retournement oblige, néanmoins, à réfléchir sur les points faibles de l'expérience exceptionnelle de la Suède : le rôle peut-être trop personnel de Palme, les illusions de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans ce pays relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec une bonne dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé terne pendant la Seconde Guerre mondiale, longtemps caché. La Norvège, la Finlande, les Pays-Bas, ont mieux résisté, semble-t-il, pour des raisons diverses. Les institutions de ces trois pays ont apporté leur soutien généreux au Forum. La société norvégienne, constituée de petits paysans et pêcheurs, sans la présence d'une classe aristocratique analogue à celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement sensible, de ce fait, au thème de l'égalité. Ce qui explique, sans doute, la puissance relative de son parti de gauche (communiste) AKP et l'option radicale de sa social-démocratie qui, jusqu'à ce jour, résiste à sa manière aux syrènes européennes et néolibérales. Les Verts sont apparus dans ce
pays avant les autres, et le norvégien Johan Galtung a été un pionnier de l'idéologie écologique. Je me dois de mentionner ici le nom de Tertit Aasland qui a défendu avec lucidité le dossier du Forum auprès de la NORAD, dans l'idée de renforcer la tendance mondialiste universaliste active dans l'opinion publique. En contrepoint, l'appartenance du pays à l'OTAN et l'aisance financière que lui procure le pétrole de la Mer du Nord (une aisance toujours un peu corruptive à la longue) freinent certainement ces tendances positives. L'indépendance que la Finlande a obtenu sans combat pendant la révolution russe (Lénine l'avait acceptée sans la moindre réticence) était moins le produit d'une volonté unanime qu'on ne le dit souvent. Le grand duché bénéficiait, déjà, dans l'Empire russe d'une très large autonomie jugée satisfaisante par l'opinion d'alors ; et ses classes dirigeantes servaient le Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la statue du Tsar à Helsinki n'a jamais été déboulonnée). Les classes populaires, elles, n'ont pas été insensibles au programme de la révolution russe.. C'est pourquoi l'indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le furent qu'au terme d'une guerre civile interne,finalementgagnée de justesse par la réaction (avec l'appui de l'Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus tard glisser vers le fascisme dont elle fut l'alliée pendant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu'allait devenir l'Union soviétique, l'indépendance de la Finlande a certainement été finalement positive. Ce qu'on appelle la «finlandisation» que la propagande de l'OTAN présentait comme un statut inacceptable n'était en fait qu'un neutralisme (certes imposé à l'origine par le traité de paix) qui aurait pu constituer l'une des bases d'une reconstruction européenne meillleure que celle du projet adantiste. La présence, jusqu'aujourd'hui, d'une gauche finnoise regroupée sous la bannière d'une « alliance de gauche » (Left Wmg Alliance) avec les dirigeants de laquelle j'ai eu l'occasion de discuter de tous ces problèmes est, à mon avis, l'expression de ce potentiel qui n'a pas disparu. Les pressions européennes, qui l'ont emporté sur le terrain monétaire (par la participation de la Finlande à l'euro), parviendront-elles à ronger cet héritage historique intéressant ?
Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont l'économie dépend trop largement de celle de l'Allemagne ? Cette dépendance est vécue un peu névrotiquement, comme en ont témoigné les votes successifs ambigus et confus sur la question de l'Euro ; mais il ne me semble pas qu'elle puisse être remise en question par une social-démocratie ici tout à fait classique. Les amis Jacques et Hélène Hersch, comme ceux de « l'alliance rougeverte », sont, me semblent-ils, passablement isolés. On ne peut ignorer que les Pays-Bas ont été à l'origine de la révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l'Angleterre et la France. Mais la taille modeste des Provinces-Unies devait empêcher ce pays de réaliser ce que ses élèves concurrents allaient faire. Néanmoins, l'héritage de cette histoire n'est pas perdu, loin de là. Les Pays-Bas ne sont pas seulement une démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l'avant-garde de la tolérance et de la liberté. Ils sont aussi un pays cosmopolite (au sens positif du terme) et Amsterdam est - en petit - ce que Londres et Paris sont, des capitales-mondes, non pas tant par la prolifération - devenue banale - des restaurants « exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et quelques-unes de ses institutions, qu'il s'agisse de l'ISS (Institutefor Social Studies),
du TNI (Transnational Institute), de l'Amsterdam School for Social Research. Je n'ai donc pas été surpris de trouver, dans ce pays, des
soutiens efficaces aux activités du Forum (le Forum doit beaucoup à l'ami Hans Slot). Néanmoins, au plan de son système économique, financier et monétaire, les Pays-Bas évoluent désormais dans le giron du mark/euro. À un moment, durant les décennies 1970-1980, j'avais pensé que la constitution, en Europe, d'un axe Nord-Sud « neutraliste » Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était possible et aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau européen occidental que sur ceux de l'Est. Il aurait contribué à faire réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et peut-être aurait trouvé un écho favorable en France. Hélas, de Gaulle n'était plus là et les gaullistes avaient bel et bien oublié les réserves du général à l'encontre de l'OTAN. Un tel axe aurait aussi, peut-être, contribué à donner plus de chances à un glissement des pays de l'Est euro-
péen vers des positions de centre gauche, évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet aurait amorcé la construction d'une authentique « autre Europe », véritablement sociale et donc ouverte sur l'invention d'un socialisme du XXIe siècle, respectueuse des nations qui la composent, indépendante des États-Unis, facilitant une réforme digne de ce nom dans les pays soviétisés. Cette construction était possible, en parallèle avec l'Europe de Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d'une portée encore limitée. Les gauches européennes n'ont pas pris la mesure de l'enjeu et ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet réactionnaire dès le départ, conçu par Monnet (dont les opinions farouchement anti-démocratiques sont connues, comme on peut le lire dans le livre de J.-P. Chevènement, La faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le Plan Marshall par Washington pour réhabiliter les droites (sous le couvert de la « démocratie chrétienne », voire fascistes) que la Seconde Guerre mondiale avait condamnées au silence, pour annihiler toute portée à la pratique de la politique démocratique. Les Partis communistes l'avaient compris. Mais à l'époque, l'alternative d'une Europe « soviétique » n'était déjà plus crédible. Leur ralliement inconditionnel ultérieur ne valait pas mieux, quand bien même ait-il été déguisé en « euro communisme ». Aujourd'hui, non seulement l'Union européenne a enfermé les peuples du continent dans l'impasse, bétonnée par le double choix « libéral » et atlantiste (l'OTAN) mais encore, est devenue l'instrument de « l'américanisation » de l'Europe, substituant la culture du « consensus » des États-Unis à la culture politique du conflit de la tradition européenne {cf. S. Amin, le Virus libéral, 2003). Le ralliement « définitif » (pour autant que cette qualification ait un sens) de l'Europe à l'atlantisme n'est pas impensable. La conscience des avantages que procure l'exploitation de la planète au bénéfice de l'impérialisme collectif de la triade hante bien des esprits. Pour ceux-là, le « conflit » avec les États-Unis tourne autour du partage du butin, guère plus. Ce que j'appelle « l'altermondialisme des bobos » (pour utiliser un terme du jargon parisien qui
désigne bien les segments des classes moyennes des pays opulents en question) exprime, avec ou sans lucidité, cette tendance. Et si jamais le projet devait être poursuivi, envers et contre tout, alors les instances de l'Europe seraient devenues l'obstacle principal au progrès de ses peuples. Car, et c'est ma thèse depuis longtemps, plus la société est imprégnée des « valeurs » du capitalisme (le marché-roi, l'individu façonné par celui-ci se pensant également roi), plus difficile est leur dépassement. La reconstruction européenne passe donc par la déconstruction du projet en place. Cette remise en cause du projet européen-adantique tel qu'il est et la cristallisation d'une alternative de construction d'une Europe à la fois sociale et non impérialiste à l'égard du reste du monde sont-ils encore aujourd'hui pensables ? Je le crois, et crois même que leur amorce à partir d'un pôle quelconque ne tarderait pas à trouver des échos favorables dans toute l'Europe. Une gauche authentique, en tout cas, ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le faire, je suis de ceux qui pensent que les peuples européens démontreraient alors qu'ils peuvent encore jouer un rôle important dans le façonnement du monde de demain. À défaut, la probabilité la plus forte est l'effondrement du projet européen dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à Washington. Dans tous les cas, avec sa « constitution » ou dans le chaos, l'Europe s'emploie à annihiler sa place dans le monde. L'Europe sera socialiste, si ses gauches osent le vouloir, ou ne sera pas.
NOTES
La bibliographie de mes écrits - livres et articles - concernant les expériences politiques des pays concernés dans ces Mémoires est passablement longue. Le lecteur peut la retrouver sur notre site internet forumtiersmonde.net (rubrique Samir Amin, bibliographie). Je signalerai également dans le texte quelques renvois à mes ouvrages concernant les expériences en question : L'Égypte nassérienne (sous le pseudonyme Hassan Riad), Minuit, 1964. L'Économie du Maghreb, Minuit 1966. Le Développement du capitalisme en Cote d'Ivoire, Minuit 1967 Le Maghreb moderne. Minuit 1970.
Trois expériences africaines de développement, le Mali, le Ghana et le Guinée, PUF 1965. L'Afrique de l'Ouest bloquée, Minuit 1971. La Nation arabe, Minuit 1976. Du Congo français à l'UDEAC (en collaboration avec Catherine Coquery Vidrovitch), Anthropos, 1978.
Irak et Syrie 1960-1980, Minuit 1982 La Faillite du développement en Afrique et dans le tiers-monde, L'Harmattan 1989
L'Éthnie à l'assaut des nations (avec une collaboration de Vansy), L'Harmattan 1994
J'ajoute ici les titres de mes ouvrages les plus récents qui permettent de replacer ces expériences dans le cadre plus général de l'analyse que je propose du capitalisme/impérialisme en place aujourd'hui, soit : Samir Amin, Critique de l'air du temps, L'Harmattan 1997. Samir Amin, L'Hégémonisme des États-Unis et l'effacement du projet européen, L'Harmattan 2000. Samir Amin, Au-delà du capitalisme sénile, PUF 2000.
Samir Amin, Le Virus libéral, la guerre permanente et l'américanisation du monde, Le Temps des Cerises, Paris, 2003. Samir Amin, Pour un Monde multipolaire, Syllepse 2005. Samir Amm,Pour la Cinquième Internationale, Le Temps des Cerises 2006. Samir Amin, Modernité, Religion, Démocratie, critique de l'eurocentrisme, Parangon, à paraître.
Le lecteur trouvera également une présentation synthétique de ce que fut « Père de Bandoung » dans Pour un monde multipolaire, pp 108-117. Je renverrai également à mes Mémoires, publiés en anglais, A life lookingforward, Memoirs ofan independent Marxist ; Zed, Londres 2006 ; également, Itinéraire intellectuel, Harmattan, 1993. J'ai voulu alléger mon texte et ne mentionner au passage que quelques-uns des noms de mes nombreux interlocuteurs, probablement inconnus de beaucoup de lecteurs. Mais la dette que j'ai envers ces interlocuteurs m'interdit de ne pas les mentionner. Ces listes sont loin d'être exhaustives bien entendu et je m'excuse par avance auprès de ceux des noms qui auraient échappé à ma vigilance et à ma mémoire. Les lecteurs trouveront également dans mes Memoirs (en anglais) des références plus précises à ceux qui, souvent les plus proches dans mes activités professionnelles et politiques à l'IDEP et au Forum du tiers-monde, m'ont apporté beaucoup plus qu'il ne pourrait paraître à la lecture de ces Mémoires. L'index des Memoirs permettra de les replacer dans leur contexte. CHAPITRE UN
Égypte : Fawzy Mansour, Ismail Abdalla, Helmy Shaarawi, Hassan Abdel Razek, Ariouar Abdel Malek, Mamdouh Habashi, Shahida El Baz. Tunisie : Hussein Zghall, Abdelkader Zghall, Fredj Stambouli, Azzam Mahjoub, Abdeljalil Bedoui, El Taher Labib, Alya Gana, Habib Attia, Ben Salah fils, Hakim Ben Hammouda.
Maroc : Hadi Messouaq, Abdel Aziz Belal, Ali Yata, Habib El Malki, Oualala Oualalou, Abdalla Saaf, Fatma Mernissi, Mohamed Guessous, Thami El Khyari, Hassania Drissi Chalbi, Kamal Abdel Latif. Algérie : Abdalla Khoja, Remili, Hidouci, Ahmad Mahiou, Fayçal Yachir, Ali El Kenz, Hamid Ait Amara, Rabah Abdoun, Djefflat, Khenass, Fatima Oussedik, Mohamed Harbi, Zohra Drif, Rabah Bitat, Ahmad Ben Bella. Mauritanie : Abdel Wedoud Ould Cheikh, Ahmad Baba Miské, Ahmad Ould Dada, Zekeria Ould Ahmed Salem. Soudan : Hashem El Tinay, Mohamed Ali Tayseer, Ali El Tom, Sadiq Rasheed, Fatma Mahmoud, Mohieddine Saber, Farouk Issa, Ibrahim Abdel Galil, Ibrahim El Souri. Liban : Fahima Charaffeddine, Sana Abu Chaqra, Adib Noema, Fawaz Taraboulsi, Samir Maqdisi, Karim Mroué, Adonis, Leila Ghanem, Georges Corm, Georges Tarabishi. Syrie : Sadek El Azm, Hassan Khalil, Zakaria Khadr, Hassan Mina, Essam El Zaim, Aziz Azmeh, Rizkalla Hilan, Michel Kilo, Salame Kile. Palestine : Fayçal Darraj, Maher El Cherif, Hassan Barghouti, Mounir Chafiq, Azmi Bishara, Georges Habash, Michel Warszawski. Irak : Mehdi El Hafez, Hadi Alawi, Essam El Khafaji, Fakhri Karim, Subi Toma. Golf : Abdelkhalek Abdalla, Khadoun El Naqib. Yemen : Abdel Aziz Maqaleh, Saïd El Attar, Ahmad Al Asbahi.
CHAPITRE DEUX
Mali : Madeira Keita, Djim Sylla, Idrissa Diarra, Mamadou Aw, Ousmane Ba, Seydou Badian Kouyaté, Jean Marie Koné, Lamine Traoré, Mamadou Gologo, Louis Nègre, Oumar Macalou, Abdou Moumouni, Aminata Traoré, Issaka Bagayogo, Mohamed Dicko, Ali Diallo, Mountaga Tall, Djadie Dagnoko, Mamadou Koita et le groupe des étrangers : Marcel Faure, Jean Molle, Jean Bénard, Charles Bettelheim, Robert Béart, Leroy. Guinée : Keita Fodeba. Ghana : Kwame Amoa, Kwesi Betchwey, P. V. Obeng, A Obeng, Kodzo Tsikata, Charles Abugré, Yao Graham, Emmanuel Hansen, Edzodzinam Tsikata, Kofi Batsa, Kwame Ninsin, Sawyers Akikwa, et bien sûr Yves Bénot. Sénégal : Amady Ali Dieng, Alioune Sali, L. et MA Savané, Amath Dansokho, Abdoulaye Bathily, Chérif Salif Sy, Mamadou Sissoko. Congo Brazzaville : Joseph Van den Reysen, Ambroise Noumazalaye, Pascal Lissouba, Da Costa, Aba Ganzion, Henri Lopez, Charles Ganao, Ange Diawara, Pierre Moussa, P. P. Rey. Bénin : Justin Gnidehou, John Igué, Thomas Houedette, Paulin Houtondji, Albert Tevoedjre. Burkina Faso : Basile Guissou, Talata Kafando, Arba Diallo, Philippe Ouedraogo, Taladié Thiombiano, Joseph Kizerbo, Charles Kaboré, Pierre Damiba. Tanzanie : A. Babu, Ngombale Mwiru, Justinian Rweyemamu, Othman Haroub, Fatma Alloo, Issa Shivji, Chachage, Simon et Marjorie Mbilinyi, Amir Jamal, Janaki Natarajan. Madagascar : Gisèle Rabesahala, Céline Rabevazaha, Léon Rasolomanana, François Rajaona, Willy Léonard, Manandafy Rakotorinana.
Maurice : Amédée Darga, Raj Virashwamy. Zimbabwe : Ibo Mandaza, Yash Tandon, Nathan Shamuyarira, Tekere et Ann Tekere, Daniel Ndela, Sam Moyo. Afrique du Sud : Ruth First, Joe Slovo, Hein Marais, Langa Zita, Vali Moussa, Naisoo Monty, Ben Turok, Robert Davies, Dot Keet, Lulli Callinikos, Ari Sitas, Archibald Mafeje, Bernard Magubane, Eddy Maloka, Patrick Bond, Devan Pillay. Ouganda : Mahmood Mamdani, Ahmad Mohieddin, Dan Nabudere, James Oporia. Kenya : Wahu Kaara, Dharam Ghai, Peter Anyang Nyong'o, Michael Chege, Patricia Mac Fadden, Abdalla Bujra, Ali Mazroui. Malawi : Thandika Mkandawire, Mjedo Mkandawire, Guy Mhone. Zambie : Derrick Chitala, Gilbert Mudenda. Éthiopie : Taye Gurmu, Taye Worku, Duri Mohamed, Eshetu Choie, Alula Abate, Rahmato Dessalegn, Negussay Ayela, Zen Tadesse. Cap-Vert : José Brito, Arcelia Barreto, Giorgina de Melo, Elisa de Andrade, José da Graça. Guinée Bissao : Carlos Lopez, Diana et Adelino Handem, Carlos Cardoso. Angola : Mario de Andrade, Pinto de Andrade, Lopo de Nascimento, Carlos Belli Bello, José Gonçalves, Pacheco dos Santos. Mozambique : Marcelino dos Santos, Sergio Vieira, Aquino de Bragança. Côte d'Ivoire : Francis Wodié, Dramane Sangaré, Ali Traoré, Waly Diarrassouba, Moustapha Diabaté, Memel Foté, Malik Sangaret.
Gabon : Faustin Ntogolo, Fidèle Nze Nguema. Cameroun : Tchapchet et bien sûr Bernard Founou. Congo Kinshassa : Kakwenda Mbaya, Ntalaja Nzongola, Ernest Wamba dia Wamba, Jacques Depelchin, Mulele, Soumaliot, Kabila pére. Niger : Michel et Thérèse Keita, Abdou Moumouni, Mamane Sidikou, Diouldé Laya, Abdou Ibro. Nigeria : Claude Aké, Ikenna Nzimiro, Peter Ekeh, Adele Jinadu, Nnoli, Eskor Toyo, Jim Adesina, Aysha Iman, Akin Fadahunsi, Aboubakar Momoh. Somalie : Mohamed Aden, Ibrahima Samatar, Weira. CHAPITRE TROIS
Turquie : Fikret Baskaya, Yildiz Sertel, Ayse Berktay, Aspalan Isikli. Iran : Morteza Hagh. Afghanistan : leaders de Khalq et Parcham. Pakistan : Iqbal Ahmad, Feroz Ahmad. Inde : Amiya Bagchi, Bipan Chandra, Nirmal Chandra, Paresh Chattapadhay, Ashok Mitra, Biplad Das Goupta, Ramkrishna Mukhergee, Sumit Chakravarty, Aziz Ahmad, Prabhat Patnaik, Rajni Kothari, Dhruva Narayan, Krishna Raj, Timir Basu, N. Ram, Shukla, Ajit Muricken, Srilata Swaminathan, P. K. Murthy, Janaki Natarajan , Sunanda Sen, Vinod Raina, V. P. Singh, Vandana Shiva, Kamal Mitra Chenoy. Népal : leaders maoïstes.
Sri Lanka : Gamani Corea, Ponna Wignaraja, Sarath Fernando, Thomas Ponniah. Bengla Desh : Rehman Sabhan, Hussein Mosharef. Thaïlande :Khien Theeravit, Suthy Prasartset, Thosanguan Vatchareya, Warin Wongchanckao. Malaisie : Jomo Sundaram, Hussein Ali, Martin Knor, Jayan Nayar. Philippines : Walden Bello, Georges Aseniero, Renato Constantino, Randolf David, Francisco Nemenzo, Antonio Tujan. Indonésie : Adi Sasono, Dita Sari. Corée : Ki Hwan Yang, Ha Soon Ponk, Yoon Ja Kim.
CHAPITRE QUATRE
Brésil : F. H. Cardoso, Helio Jaguaribe, Francisco Welfort, Octavio Ianni, Emir Sader, Maria Conceiçao Tavares, Darcy Ribeiro, Celso Fustado, Edmilson Rodrigues, Georgio Romano Schutle, Gustavo Codas, Jao Pedro Stedile, Paulo Nakatani, Plinio Sampaio, Theotonio dos Santos. Argentine : Enrique Oteiza, Moise Ikonikoff, Oscar Braun, Attilio Boron, Isabel Rauber, Jorge Beinstein. Chili : Marta Harnecker, Osvaldo Sunkel, Marta Fuentes et A. G. Frank, Pedro Vuskovic, Clodomiro Altamira, Gonzalo Martner, Raul Prebisch. Pérou : Anibal Quijano, Julio Coder. Bolivie : Marcos Domich.
Vénézuéla : H. S. et Adicea Michelena, Ludovico Michelena, José Silva Michelena, Hein Sonntag, Armando Cordoba, Carmen Bohorquez. Mexique : Pablo G. Casanova, Alonso Aguilar, Hugo Zemelmann, Enrique Leff, John Saxe Fernandez. Nicaragua et Amérique centrale : Xavier Gorostiaga, Wim Dierckxsens, Franz Hinkelmaert. Cuba : Dario Machado, Julio Carranza, Isabel Monal, Aurelio Alonso, Osvaldo Martinez, Alarcon; Rémy Herrera. Jamaïque : Norman Girvan, Kari Polanyi. Haïti : Gérard Pierre Charles, Laennec Hurbon, Camille Chalmers. République Dominicaine : Max Puig, Garcia Porfiro. CHAPITRE CINQ
Pologne : Zbigniev Kowalewski. Hongrie : Tamas Szentes, Andréa Szego, Andor Laszlo, Gabor Kapitany. Allemagne de l'Est : André Brie, Michael Brie, Joachim Wilke. Yougoslavie : Milos Nikolic, Radmila Nakarada, Mirjana Jevtic, Blagoje Babic, Vjekoslav Mikecin, Anton Vratusa, Ivo Radkovic. Russie : Avakov, Vladimir Kollontai, Oleg Bogomolov, Boris Kagarlitzky, Alexander Buzgalin, Irina Dimitrievna. Chine : Wang Yué, Pu Shan, Li Baoyuan et Yiping, Lau Kin Chi, Wen Tiejun, Dai Jinhua, Huang Ping, Lin Chun, Wang Hui.
Vietnam : Pham Xuan Phuong, Mme Binh, Nguyen Van Huynh, Ngo Man Lan. CHAPITRE SIX
États-Unis : Paul Sweezy, Harry Magdoff, Immanuel Wallerstein, Elise et Kenneth Boulding, Eric Canepa, Noam Chomsky, Bogdan Denitch, Ronald Chilcote, Richard Falk, Stephen Marglin, William Tabb, Lori Wallach, Barbara Stuckey, Daniel Ellsberg, John Bellamy Foster, John Catalinoto. Canada : Pierre Beaudet, Kari Polanyi, Michel Chossudowsky, Robert Cox, Gilles Dostaler, Stephen Gill, Gilles Duruflé, Bonnie Campbell. Japon : Kinhide Mushakoji, Masao et Yoko Kitazawa, Muto Ichiyo, Makoto Katsumata. Allemagne : Otto Kreye, Elmar Altvater, Wolfgang et Frieda Haug, Peter Wahl. Italie : Luciana Castellina, Lucio Magi, Rossana Rossanda, Valentino Parlato, Giorgio Riolo, Constanzo Preve, Umberto Meloti, Silvia Boba, Nicola Cipolla, Piero Basso, Lelio Basso, Guiseppe Santoro, Luigi Vinci, José Luis Delroio, Rafaele Salinari, Ricardo Petrella. Grèce : Kostas Vergopoulos, Nicos Poulantzas, Constantin Tscoucalas, Jeranimos Arsenis, Nicos Vernicos, Michali Charambilis, Papandréou père, Papandréou fils, Eftichios, Bistakis, Petro Constantinou. Espagne : Manuel Monereo, Jorge Semprun, Fernando Claudin, José Maria Vidal, Ramon Tamames, Clara Sastre, Jaime Ballesteros, Miguel Riera, Paul Nicholson.
Portugal : Da Nobrega, Otelo Carvalho, Bruno da Ponte, Rodrigues Martins, Ana Barradas, Miguel Urbano Rodrigues. Suède : Gerhard Hultcrantz, Stefan Jonson, Jan Myrdall, Bjorn Hettne, Pierre Schori, Sven Hamrell, Inga Brandel, Lars Rudebek, Ulf Himmelstand, Rolf Gustavsson, Bjorn Beckman, Ingemar Lindberg. Norvège : Tertit Aasland von Hanno, Johan Galtung. Finlande : Katarima Patokami, Mikko Pyhala. Danemark : Jacques et Hélène Hersch. Pays-Bas : Jan Pronk, Hans Slot. France : Georges et Nadia Labica, Gustave Massiah, Jacques Berthelot, Eric Rouleau, Bernard Cassen. Belgique : François Houtart, Eric Toussaint, Pierre Galand. Grande-Bretagne : Ken Coates, Peter Gowan, Peter Waterman. Suisse : Florian Rochat, Jean Ziegler.
Samir Amin avec le Président Thomas Sankara, base militaire de Po, Burkina Faso, 1985.
TABLES DES MATIÈRES
PRÉSENTATION
7
CHAPITRE UN
17
CHAPITRE DEUX
63
CHAPITRE TROIS
191
CHAPITRE QUATRE
253
CHAPITRE CINQ
313
CHAPITRE SIX
349
Le monde arabe Du nationalisme radical à l'islam politique Néocolonialisme et socialismes africains L'Asie entre le capitalisme triomphant et l'impasse L'Amérique latine Fin de la doctrine Monroe ? Le monde du « socialisme réellement existant » Et le «premier monde»?
Achevé d'imprimer sur rotative numérique par Book It ! dans les ateliers de l'Imprimerie Nouvelle Firmin Didot Le Mesnil-sur-l'Estrée N ° d'impression : 90360 Dépôt légal : Mai 2008
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