L ’EU RO P E POUR L A MÉDITERRANÉE De Barcelone à Barcelone (1995-2008)
Bic hara Khader
L’EUROPE POUR L A MÉDITERRANÉE De Barcelone à Barcelone (1995-2008)
CERMAC
Mise en page intérieure : CW Design
AC A D E M I A - B R U Y L A N T
Grand’Place, 29 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)
www.academia-bruylant.be ISBN : 978-2-87209-936-8 D/2009/4910/15
© L’ H A R M AT TA N , 2009
5-7, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris http://www/librairieharmattan.com
[email protected] [email protected] ISBN: 978-2-296-07417-0 EAN : 9782296074170
Sommaire
Introduction générale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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CHAPITRE 1 Le Processus de Barcelone 1995-2008 : le texte et le contexte . . . . . . .
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CHAPITRE 2 L’offensive commerciale des États-Unis dans le Monde arabe et en Méditerranée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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CHAPITRE 3 L’Accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis . . . . . . . . .
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CHAPITRE 4 Le Partenariat économique euro-méditerranéen (1995-2008) . . . . . .
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CHAPITRE 5 L’immigration dans le Processus de Barcelone : analyse d’un paradoxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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CHAPITRE 6 L’impact de l’élargissement de l’UE sur les migrations arabes et sud-méditerranéennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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SOMMAIRE
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CHAPITRE 7 L’élargissement de l’Union européenne et la Méditerranée : des impacts économiques contrastés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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CHAPITRE 8 Partenariat euro-méditerranéen ou Partenariat euro-arabe ? . . . . . . .
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CHAPITRE 9 La politique européenne de voisinage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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C H A P I T R E 10 De l’«Union méditerranéenne» à l’« Union pour la Méditerranée » : européanisation d’une idée française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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C H A P I T R E 11 Le dialogue culturel euro-méditerranéen et euro-arabe. . . . . . . . . . . .
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Bibliographie sélective. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Table des matières. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
Introduction générale
C
et ouvrage n’est ni un plaidoyer, ni un réquisitoire des politiques européennes à l’égard des pays de la Méditerranée. D’autres se prêtent volontiers à cet exercice. Personnellement, je m’y refuse, car le travail intellectuel ne s’accommode pas des postures tranchées, qui ne font pas dans la nuance. Les choses sont rarement simples et l’analyse de la complexité requiert, au-delà de l’invective, de la complaisance, une certaine capacité d’observation et d’analyse, et surtout, une distance critique qui rompe avec les envolées lyriques des rencontres diplomatiques. À cet égard, rien n’est plus ennuyeux que ces discours convenus sur « notre histoire commune » et sur la fraternité et la solidarité méditerranéennes. Pendant combien de temps encore va-t-on se sentir obligé, pour agrémenter un discours ou une conférence, de citer Fernand Braudel et le servir à toutes les sauces ? Je fais le pari que beaucoup de ceux qui le citent ne l’ont jamais lu. Et pourquoi ne pas citer ce que disait Jacques Berque (1910-1995) de l’utopie créatrice et des Andalousies nouvelles 1 ? Ces « Andalousies toujours recommencées dont nous portons les décombres amoncelées et l’inlassable espérance »2. Ou les phrases poétiques de Pedrag Matvejevitch dans Bréviaire Méditerranéen et dans ses autres écrits : c’est lui qui rappelle que « si l’Atlantique reste une mer de distances, la Méditerranée est de voisinage », et que « la Méditerranée n’est pas seulement une géographie… elle est un destin. Le nôtre à chaque vague recommencé »3. 1. J. Berque, Arabies, Paris, Stock, 1978 ; Mémoires des deux rives, Paris, Seuil, 1989. 2. J. Berque, Andalousies, Paris, Sindbad, 1981, p. 42. 3. P. Matvejevitch, « La Méditerranée comme destin », in GEO, Méditerranée : richesses et enjeux d’une mer unique, n° 355, septembre 2008, pp. 56-58.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
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Et surtout, pourquoi ne pas citer le grand chantre arabe de l’amour, de la rencontre, de la Méditerranée réconciliée qu’est le poète Adonis ? Amin Maalouf n’a-t-il pas écrit de belles pages sur les « identités multiples », souvent « meurtrières » ? L’écrivain égyptien, Taha Hussein, pourtant aveugle, n’a-t-il pas été un brillant avocat de la méditerranéité de l’Égypte et de la fécondation culturelle des deux rives ? La question ne porte pas ici sur la renommée incontestable de Braudel, en tant qu’historien de la Méditerranée, mais sur l’insupportable oubli que la Méditerranée a plusieurs rives et que chacune a été irriguée par de remarquables philosophes, historiens, poètes et analystes. Et que malheureusement, beaucoup de ces intellectuels et particulièrement ceux de la rive Sud demeurent très largement méconnus du grand public européen, ce qui atteste le plus terrible des déséquilibres : le déséquilibre de l’échange culturel. Cet ouvrage fait suite à mes autres ouvrages récents sur l’Europe, le Monde arabe et la Méditerranée4. Il vise à dresser un bilan dépassionné du Partenariat euro-méditerranéen, appelé Processus de Barcelone, à faire une synthèse critique de la Politique européenne de voisinage et enfin à comprendre les motivations qui sous-tendent le nouveau projet du président français, Nicolas Sarkozy, de l’Union méditerranéenne, rebaptisée, depuis le Conseil européen du 13-14 mars 2008, Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée, et finalement dénommée dans la Déclaration de Marseille (3-4 novembre 2008) : Union pour la Méditerranée. En ce qui concerne la Politique de Voisinage, je n’ai pas suffisamment de recul pour tenter un bilan. Par conséquent, le chapitre qui lui est consacré est d’une portée limitée : il analyse les textes, identifie les objectifs du point de vue européen, et souligne les limites opérationnelles, voire les contradictions inhérentes à cette politique. Pour ce qui est du nouveau bébé appelé « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », il est encore dans les langes. On ne sait pas, à ce stade, s’il sera vigoureux ou rachitique, s’il va ressembler à ses parents (Processus de Barcelone et Politique de Voisinage) ou s’il va s’en distinguer et avoir une brillante carrière. Comme on connaît peu de choses sur cette nouvelle naissance, j’ai préféré consacrer un chapitre à l’analyse de l’idée initiale de son « géniteur », Nicolas Sarkozy, en disséquant ses discours de Toulon et de Tanger, et aux premières réactions à ces discours sur l’Union méditerranéenne. Pourquoi cette nouvelle idée ? Pourquoi main4. B. Khader, L’Europe et le Monde Arabe : cousins, voisins, Paris, Publisud, 1992 ; L’Europe et le Maghreb : enjeux et perspectives, Paris, Publisud, 1994 ; L’Europe et les pays arabes du Golfe : partenaires distants, Paris, Publisud, 1994 ; L’Europe et la Palestine : des Croisades à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1999 ; L’Europe et la Méditerranée : géopolitique de la proximité, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Le Partenariat euro-méditerranéen après la conférence de Barcelone, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Le Partenariat euro-méditerranéen vu du Sud, Paris, L’Harmattan, 2001.
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tenant ? Est-elle une Union de projets ou un projet d’Union ? Pourquoi est-on passé de l’Union méditerranéenne à l’Union pour la Méditerranée ? Et enfin pourquoi l’idée française a-t-elle été récupérée par l’Union européenne ? Et quel est l’éclairage que nous apportent, sur cette question, la Communication de la Commission (mai 2008), la Déclaration du Sommet de Paris (13 juillet 2008) et surtout la Déclaration des Ministres des Affaires étrangères, réunis à Marseille les 3-4 novembre 2008 ? Le chapitre se termine par une proposition personnelle que j’appelle : Partenariat régional privilégié (PRP). Outre les deux longs chapitres consacrés à la Politique de Voisinage et à l’Union pour la Méditerranée, cet ouvrage s’attarde surtout sur le bilan du Processus de Barcelone. Je ne suis pas le seul à m’aventurer dans ce domaine. On ne compte pas les colloques, conférences, rapports et documents officiels qui se sont livrés à cet exercice. Aucun aspect du Processus de Barcelone n’est resté en friche : tout a été exploré, disséqué, analysé et passé au crible de la critique. Si je peux identifier une quelconque originalité au présent ouvrage, c’est qu’il s’attarde davantage sur les transformations géopolitiques, économiques et migratoires survenues depuis 1995 et qui, de près ou de loin, ont affecté le Processus de Barcelone. Une crise institutionnelle en Europe, deux nouveaux élargissements, deux nouvelles guerres en Irak et au Liban, poursuite de la colonisation israélienne des Territoires palestiniens, pourtant partie intégrante du Processus de Barcelone, éclatement de la seconde Intifada palestinienne, blocage du Processus d’Oslo, nouvelle politique de Voisinage, offensive américaine et asiatique en Méditerranée et dans le Monde arabe. Certes l’ouvrage comporte aussi un chapitre sur les migrations et sur les évolutions économiques, mais c’est pour souligner un postulat de base de cet ouvrage : le Processus de Barcelone n’a été finalement ni « une messe médiatique », comme le qualifient certains observateurs trop critiques, ni un tournant historique, ou, a fortiori, un « point de rupture », comme le décrivent certains thuriféraires inconditionnels de l’Union européenne. Plus qu’un tournant décisif, le Processus de Barcelone a été une simple étape dans les relations mouvementées entre les deux rives. Était-ce un pas dans la bonne direction ? C’est précisément la question à laquelle cet ouvrage tente d’apporter une réponse. Naturellement, nombreux sont ceux qui ne ménagent pas leurs critiques du Partenariat euro-méditerranéen, dit « Processus de Barcelone ». À cet égard, le Président Sarkozy, lui-même, avant de modérer son langage, ne mâchait pas ses mots : pour lui c’est carrément un échec (discours de Toulon, février 2007). Et, en effet, il y a beaucoup d’éléments qui concourent pour étayer la thèse de l’échec d’un processus, d’un élan brisé, d’une ambition frustrée : certains experts ont déjà écrit l’épitaphe sur la pierre tom-
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bale du Processus de Barcelone. D’autres égrènent, à l’envi, les griefs à l’égard de l’Union européenne. L’UE est la partie qui propose, dispose et impose : elle exerce un leadership directionnel, normatif et financier ; elle a une approche sécuritaire des frontières (pas de liberté de circulation) ; elle se protège derrière la PAC (politique agricole commune) pour mettre des entraves à la libre circulation des produits agricoles ; sa gestion des programmes MEDA est par trop bureaucratique et finalement ce sont les grandes agences dotées d’une logistique suffisante qui bénéficient de ses aides ; sa rhétorique partenariale contraste avec la modicité de ses investissements dans la zone méditerranéenne ; elle n’implique pas suffisamment les sociétés civiles et n’intègre que les acteurs qui, sans avoir toujours un ancrage local, tiennent un discours qui est agréable à ses oreilles ; et enfin, elle développe un discours sur le dialogue culturel et religieux décalé par rapport à la réalité d’une islamophobie rampante qu’elle ne parvient pas à endiguer. Il ne fait pas de doutes que beaucoup de ces reproches sont légitimes. Moi-même, il m’arrive de questionner l’action de l’UE et, à cet égard, cet ouvrage est sans complaisance. Mais à trop chercher à accabler l’Union européenne, on court le risque de faire l’impasse sur les contraintes, de tous ordres, qui pèsent sur son action extérieure, voire de disqualifier, presque a priori, tout ce qu’elle entreprend dans sa zone de proximité. Par ailleurs, pourquoi s’en prendre à la seule UE ? Les pays méditerranéens, eux-mêmes, sont-ils au-dessus de tout soupçon ? Ont-ils respecté leurs engagements en termes d’ouverture des marchés, de réforme politique, et de transparence administrative et institutionnelle ? Ont-ils assaini leurs relations entre eux, retissé les fils du dialogue, emprunté la voie de la coopération ? Ont-ils fait le nécessaire pour accroître leur attractivité pour les investissements internationaux ? Pourquoi les frontières sont-elles fermées entre l’Algérie et le Maroc, deux pays frères, depuis 1994 ? Pourquoi la question de Chypre reste-t-elle en suspens ? Pourquoi la Syrie accepte-t-elle de participer au Processus de Barcelone en traînant les pieds ? Pourquoi Israël détruit-il les infrastructures du Liban, lance une offensive sur Gaza qui débouche sur un carnage, construit un Mur qui éventre la Palestine et continue imperturbablement à coloniser les territoires qu’il occupe depuis 1967 ? On peut multiplier les questionnements à volonté. Mon propos ici n’est pas de distribuer équitablement les reproches et de rappeler à chacun ses manquements. Mais simplement de rappeler que ce Processus de Barcelone a peut-être décollé, mais il vole trop bas. Face à ce constat, soit on lui insuffle une nouvelle énergie pour qu’il prenne de l’altitude pour conduire les pays méditerranéens vers la destination souhaitée, à savoir davantage de développement, de stabilité et de sécurité, soit on change de politique et de paradigme.
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Pour ma part, je crois que le mot partenariat recouvre plus une routine procédurale qu’une vision. Pour montrer qu’il marche, les fonctionnaires de l’UE égrènent le nombre de réunions tenues, des programmes lancés, des fonds décaissés, des actions engagées, voire la Nouvelle Politique de Voisinage. J’ai même entendu un fonctionnaire dire que « si la Palestine existe c’est grâce à l’aide européenne », un autre se vanter qu’Israël et les Arabes « se rencontrent et se parlent » et que « c’est le seul forum où ils discutent », et un troisième affirmer, sans broncher, que « sans partenariat euro-méditerranéen la situation serait bien pire ». Je voudrais convier tous ces fonctionnaires à aller dans les rues du Caire ou de Casablanca, à questionner les jeunes méditerranéens sur ce qu’ils connaissent du Partenariat et interroger les millions qui ne rêvent que d’une chose : partir. De même, je souhaiterais que les fonctionnaires de l’UE aillent faire un tour du côté de Kalkilya ou de Bethléem (en Palestine occupée) pour voir les murs, en béton armé, qui séparent les populations pendant que ministres israéliens, palestiniens, arabes et européens discutent, à Bruxelles ou ailleurs, de « partenariat ». Ces constats révèlent, si besoin est, le décalage navrant entre les discours sur le partenariat et les pratiques des partenaires sur le terrain. Ainsi, dans un souci de franchise, il faut comme le suggère Thierry Fabre5 « dénommer les désaccords », et « identifier les incompréhensions pour sortir du temps des illusions ». Ceci dit, on ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le Processus de Barcelone a permis une bonne stabilisation macroéconomique, une timide ouverture des marchés, des réformes politiques contrôlées. Il a permis la rencontre des sociétés civiles. Il a impulsé l’intérêt académique pour les questions méditerranéennes. Il a sensibilisé les Régions et les Villes aux thématiques communes. Il a facilité le partenariat entre opérateurs économiques. Tout cela ne peut pas être nié. Mais cela demeure insuffisant au regard des conflits tenaces qui enveniment les relations et des défis que pose l’espace méditerranéen en termes de création d’emplois, de réduction de la pauvreté, d’amélioration de l’éducation, d’ouverture culturelle, et de réformes politiques et institutionnelles. C’est dire combien il est urgent de revoir le partenariat de fond en comble : la vision, la méthode, et les instruments. Cet ouvrage n’offre pas de recettes car comme le dit le proverbe arabe : l’œil voit mais le bras est trop court. Mais il veut souligner que ce n’est pas en lançant une nouvelle politique, qu’elle soit de « Voisinage » ou d’« Union pour la Méditerranée », que l’Union européenne pourra enfin devenir la locomotive de l’espace méditerranéenne, mais en adoptant une attitude qui rompe avec la vision d’une Méditerranée menaçante et remette en scelle l’idée humaniste, si 5. Th. Fabre, « Pour une Communauté Méditerranéenne : entre le temps de la colère, des illusions et de l’espoir », in La Pensée de Midi, Désirs de guerre, espoirs de paix, Arles, Actes Sud, novembre 2008, p. 117.
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chère à Edgar Morin, de la Mer-Mère. Quant à moi, j’ai coutume de dire que la Méditerranée est assez étroite pour séparer et assez large pour confondre. Ni ruisselet ni océan : elle est, comme l’appellent les Arabes, la Mer blanche médiane. C’est-à-dire la mer au milieu des terres : un pont qui unit et non un fossé qui sépare.
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1 chapitre
Le Processus de Barcelone 1995-2008 : le texte et le contexte
INTRODUCTION
A
près la Politique globale méditerranéenne (1972-1992) et la Politique méditerranéenne rénovée (1992-1995), les relations EuropeMéditerranée sont encadrées depuis 1995, par le Processus de Barcelone. C’est en effet à Barcelone, qu’est organisée, en novembre 1995, la grande conférence euro-méditerranéenne et qu’est adoptée la « Déclaration de partenariat », signée par les quinze pays de l’UE et douze pays de l’espace Sud-Est méditerranéen (Chypre, Malte, Turquie, Israël, sept pays arabes et l’Autorité palestinienne). La Déclaration définit les principaux axes du « partenariat », propose des priorités, esquisse les modalités de la coopération et propose des instruments de mise en œuvre. Il s’agit en gros de faire de la Méditerranée une « zone de paix, de stabilité et de prospérité », à travers l’appui à la transition économique, l’instauration d’un dialogue politique et une coopération sociale et culturelle. Pour atteindre ces objectifs, l’UE propose deux types d’instruments financiers : les ressources budgétaires et les prêts de la Banque européenne d’investissement.
1. LE CONTEXTE GÉOPOLITIQUE DES ANNÉES 1990 Pour comprendre « la nouvelle orientation » de la politique européenne, il faut bien la situer dans le contexte géopolitique mondial, régional et local, marqué par les événements suivants :
LE PROCESSUS DE BARCELONE 1995-2008 : LE TEXTE ET LE CONTEXTE
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– la chute du Mur de Berlin (1989) et son corollaire, l’Unification allemande et les recompositions géopolitiques dans l’Est européen ; – la guerre du Golfe (1991) et son impact négatif sur les relations euroarabes et particulièrement franco-maghrébines ; – la crise algérienne (à partir de 1992) et les dangers qu’elle recèle pour l’ensemble maghrébin, ainsi que les risques de débordement sur l’Europe proche ; – la Conférence de Madrid (1991) et le Processus d’Oslo (1993) et le vent d’optimisme qui semble alors souffler sur la région ; – le développement de l’islamisme militant nourri par la persistance de la fermeture des systèmes politiques et la dégradation de la situation économique et sociale ; – l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion de dix pays de l’Europe centrale, orientale et méditerranéenne, à l’Union européenne ; – la signature des Accords du Gatt et les effets prévisibles de la libéralisation multilatérale et de l’ouverture des frontières douanières sur les préférences accordées par l’UE aux pays tiers-méditerranéens. En somme, une série d’événements, de nature diverse, qui forcent l’Europe à recentrer sa politique sur ses flancs de l’Est et du Sud. Or au début des années 1990, l’attention de l’UE était davantage focalisée sur l’Est (unification allemande, élargissement) que sur la Méditerranée, pourtant en proie à de multiples convulsions internes et condamnée à une marginalisation inquiétante dans l’économie mondiale, avec, toutefois, le timide espoir d’un dénouement du conflit israélo-arabe, dans la foulée des Accords d’Oslo. L’UE, pour un moment distraite par les recompositions de l’Est européen et préoccupée à consolider les démocraties naissantes, et à préparer l’élargissement à l’Autriche, la Finlande et la Suède, redécouvre rapidement, dans toute leur acuité, les conséquences négatives d’un déficit de développement en Méditerranée, d’une marginalisation durable de la zone et décide d’œuvrer à la création d’une vaste zone économique de libre-échange euroméditerranéenne à l’horizon de 2010 à l’image de la zone Asie-Pacifique (Apec) et de la zone nord-américaine (Alena). Dans l’impulsion du projet de partenariat euro-méditerranéen, l’Espagne ne ménage aucun effort. Certes, à l’instar des autres pays européens du Sud (Grèce, Italie, France et Portugal), l’Espagne ne voit pas d’un mauvais œil le projet de l’UE d’amarrer les économies de l’Europe orientale et centrale à sa locomotive, mais elle se sent plus exposée aux dangers d’une déstabilisation sociale et politique dans sa zone de proximité immédiate, en termes de flux migratoires clandestins et d’instabilités internes, surtout dans les pays du Maghreb. Ce n’est dès lors pas étonnant que l’Espagne ait joué un rôle central dans l’organisation de la conférence de
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Barcelone dans le souci de rééquilibrer la politique de l’UE dans une zone prioritaire qui affecte sa sécurité, et ne pas donner l’impression aux pays sud-méditerranéens que l’UE leur tourne le dos. Tel est le décor géopolitique de 1995 qui a servi de toile de fond au Processus de Barcelone.
2. LE PARI Le pari de Barcelone se fondait sur un scénario optimiste : le partenariat enclencherait une « dynamique vertueuse ». Le démantèlement des protections douanières et l’ouverture commerciale exposeraient les pays méditerranéens à la compétition internationale ; celle-ci les obligerait à prendre des mesures d’accompagnement : réformes institutionnelles, gouvernance administration, privatisation, dynamisation de l’appareil productif local, promotion de la coopération régionale, et enfin réduction du rôle de l’État entrepreneur au profit de l’État régulateur et distributeur. En somme, la recette libérale dans sa version la plus orthodoxe de marchés dérégulés, censés accroître l’attractivité de l’espace méditerranéen pour les investisseurs locaux et internationaux, privés et publics, ce qui, naturellement, devrait pensait-on, concourir à la compétitivité de la région, à la croissance, et in fine, à la réduction de la pression migratoire, à l’affaiblissement de la « contestation islamiste », bref à la stabilité de l’espace méditerranéen. Ce scénario optimiste d’une stabilité par « l’économie » se conjuguait, du point de vue européen, à un autre scénario, tout aussi optimiste et quasi angélique, d’une stabilité par la démocratie. Ici l’hypothèse postulait que le développement économique, induit par l’ouverture des marchés et leur exposition à la concurrence internationale, la captation d’investissements étrangers, la privatisation et donc la création d’emplois salariés, finirait par élargir « les classes moyennes », vecteurs des transformations démocratiques, c’est-à-dire la fin, de mort naturelle, des régimes politiques clos, l’acceptation de l’alternance politique et de la rotation des équipes dirigeantes. En définitive, la fin des situations de rente qui entretiennent l’autoritarisme. Enfin la stabilité par la paix. En effet en 1995, le processus de paix israélo-arabe semblait sur les rails. Certes le premier ministre israélien venait d’être assassiné par un des siens, mais son successeur, Peres, était crédité, surtout en Occident, de l’image d’un homme de paix. N’était-il pas en compagnie de Rabin, sur le perron de la Maison Blanche, le 13 septembre 1993, lors de la signature de la Déclaration de Principes, appelée Accords d’Oslo ? L’UE faisait dès lors le pari que le processus d’Oslo était enclenché et qu’il se poursuivrait jusqu’à son aboutissement normal, à savoir un État palestinien souverain et viable et qu’il était de son devoir de le soutenir,
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non pas en faisant ombrage au parrain américain, mais en invitant Israéliens et Palestiniens à participer à la conférence de Barcelone comme s’il s’agissait de deux entités distinctes (ce qui est vrai) et pleinement souveraines (ce qui est faux). Tel était le triple pari de l’UE en 1995 : désenclaver les économies méditerranéennes et les dynamiser, aider à la transformation démocratique par le développement économique, et soutenir le processus de paix israéloarabe. L’ensemble de ces transformations devait contribuer, aux yeux de l’UE, à stabiliser la jeunesse bouillonnante méditerranéenne sur place et donc à agir sur les facteurs incitatifs au départ, à réduire les instabilités locales et donc à prévenir leurs réverbérations externes, et enfin à éteindre les foyers de tension qui génèrent ressentiment, frustration, voire des actes de terrorisme localisé voire globalisé. Ainsi, l’enjeu sécuritaire est au cœur du dispositif partenarial mis en place à Barcelone en 1995.
3. LE PROCESSUS DE BARCELONE EN 2008 : LES BOULEVERSEMENTS GÉOPOLITIQUES ET GÉOÉCONOMIQUES À l’orée de 2009, on ne compte plus les colloques, conférences, séminaires et rapports censés faire le bilan du processus engagé. Les documents officiels, au Nord comme au Sud, concordent sur la nécessité de réviser, relancer, optimiser, rénover, rajeunir, remettre sur les rails, un processus qui ne semble pas avoir donné tout son potentiel et qui suscite chez les uns, au Sud, des réactions d’exaspération face à un processus boiteux, bureaucratique et paternaliste, et chez les autres, au Nord, des réactions de frustration face à des attentes inassouvies. Je ne me hasarderai pas, ici, à faire l’inventaire complet des reproches réciproques, des réalisations accomplies et des défaillances constatées de ce qui n’est qu’un processus en cours. Mais je voudrais souligner les bouleversements géopolitiques et géoéconomiques des treize dernières années qui affectent et affecteront le cheminement, déjà sinueux, euro-méditerranéen. En effet, la donne géopolitique de l’espace méditerranéen a changé, se caractérisant par des recompositions importantes, des fractures inquiétantes, des retournements de situation surprenants et surtout une guerre destructrice toujours en cours en Irak, mais dont les retombées n’épargnent ni l’UE ni, a fortiori, les pays partenaires méditerranéens.
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3.1. TRANSFORMATIONS GÉOPOLITIQUES
3.1.1. D’abord l’Union européenne n’est plus la même Depuis 2004, l’UE englobe douze nouveaux membres, et près de 120 millions d’habitants. Ses frontières se dilatent à l’Est jusqu’à l’Ukraine, mais désormais incorporent deux pays méditerranéens : Chypre et Malte. Ce faisant, l’UE fait le pari de l’élargissement au détriment de l’approfondissement, mais ce n’est pas le lieu ici de gloser sur l’opportunité ou non de cette décision historique. Les opinions en Europe sur cette question sont, au demeurant, contrastées, au vu du coût de l’élargissement et de l’alignement des nouveaux entrants sur « la politique américaine », comme on l’a constaté lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, et cette fameuse « sortie » de Rumsfeld sur la « vieille » et la « nouvelle » Europe. En ce qui concerne les partenaires méditerranéens, l’élargissement est vu avec une certaine appréhension1. Certes, l’élargissement génère des effets bénéfiques en termes d’accroissement de la taille du marché interne de l’UE et des flux touristiques potentiels en Méditerranée, mais il accentue les risques liés aux effets d’éviction en matière de commerce et d’investissements, outre la ponction d’aides importantes. On estime, en effet, le coût provisoire de l’élargissement à près de 59 milliards d’euros entre 2000 et 2006, soit dix fois plus que les engagements MEDA, l’instrument financier du Partenariat. Dans cette estimation, ne sont pas inclues les sommes destinées à la Roumanie et à la Bulgarie qui intègrent l’Union européenne, le 1er janvier 2007. L’élargissement induit une autre transformation puisque Chypre et Malte, pays partenaires méditerranéens en 1995, changent de camp et deviennent des membres à part entière de l’UE. Cela n’est pas sans conséquence, car, nous passons d’une configuration de 15 + 12 à une autre configuration de 27 + 10 : c’est-à-dire Israël, la Turquie, sept pays arabes et l’Autorité palestinienne. Or, Israël n’a pas besoin de zone de libre-échange puisqu’il l’a déjà avec l’UE, et la Turquie est un pays candidat et dispose d’ailleurs d’une Union douanière avec l’UE, étape plus avancée encore que la zone de libre-échange. En réalité le partenariat euro-méditerranéen se transforme en un partenariat euro-arabe, mais personne ne veut l’admettre2.
1. Voir le chapitre 6 sur l’impact de l’élargissement. 2. Voir le chapitre 8 sur le partenariat euro-arabe.
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3.1.2. L’Union européenne, à défaut de pouvoir peser sur les négociations israélo-arabes, laissées sous l’égide de l’Amérique, cherche à apporter sa pierre à l’édifice en intégrant Israël et les Arabes dans un même forum régional La position de l’UE se comprend dans le contexte d’optimisme de 1995, marqué par le lancement du processus de paix. Mais aujourd’hui elle pose problème. En effet, l’insistance de l’UE à inclure Arabes et Israéliens dans un même projet devient plus problématique et constitue, à mes yeux, une inversion méthodologique attestant une posture contradictoire avec le processus d’intégration européenne lui-même. En effet, le Traité de Rome n’a pu être signé qu’après la réconciliation de l’Allemagne avec ses voisins, la normalisation des relations intereuropéennes, la reconnaissance de l’intangibilité des frontières issues de la Deuxième Guerre mondiale et la reconnaissance de la souveraineté des États dans des frontières garanties et reconnues. En Europe, il y a eu d’abord réconciliation, normalisation et reconnaissance de l’intangibilité des frontières et ensuite un projet d’intégration régionale. Or ce que l’Europe exige des Arabes est la démarche inverse : on coopère avec Israël avant la réconciliation et donc avant la fin de l’occupation. En somme, l’UE met la charrue devant les bœufs. Cette attitude qui pour les Arabes ajoute l’insulte à l’injure, explique le boycott par certains États arabes des réunions Euro-Med, la contamination du volet politique et de sécurité par le pourrissement du conflit et l’impossibilité de s’entendre sur le contenu d’une Charte méditerranéenne de paix et de sécurité. Je crois que l’UE ne voit pas les choses de cette manière, et continue à mettre au crédit du partenariat euro-méditerranéen le fait que c’est le seul forum où Israéliens et Arabes sont assis autour de la même table. Alors que la réalité sur le terrain est moins angélique, se déclinant en lettres de sang et de violence. Ce n’est pas Miguel Angel Moratinos qui démentirait ce constat, lui qui, en tant que premier envoyé spécial de l’UE au Proche-Orient, à partir de 1996, a déployé une énergie folle pour imposer l’acteur européen aux protagonistes et maintenir le fil du dialogue avec tous. Mais son action reflétait toutes les contradictions de l’UE et ses tiraillements, confirmant ainsi le proverbe arabe qui dit que « le cavalier ne peut pas courir plus vite que son cheval ».
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3.1.3. Le 11 septembre 2001 bouleverse également la donne géopolitique en Méditerranée par son impact sur les représentations collectives et par la guerre d’Irak supposée laver l’affront subi Déjà, après la disparition de l’ennemi soviétique, certains auteurs américains, comme Samuel Huntington, se mettent à fabriquer des ennemis de substitution. L’Islam apparaît comme une cible tout indiquée : il s’étend comme une large écharpe de la Mauritanie jusqu’en Indonésie à la lisière des continents, il est une éponge imbibée de pétrole et de gaz, et constitue, de surcroît, une proie facile parce qu’il accumule les déficits, comme le soulignent les rapports du PNUD sur le développement humain arabe. Rien d’étonnant que les néoconservateurs américains fassent de l’ouvrage de Samuel Huntington, « le choc des civilisations », leur livre de chevet. D’autant que le 11 septembre semble corroborer la thèse du choc. C’est dans ce contexte que prolifèrent en Occident non seulement les condamnations des organisations islamistes radicales (ce qui est légitime) mais les stigmatisations de la civilisation et de la religion musulmanes elles-mêmes, comme le démontrent la réflexion de Berlusconi sur « la supériorité de la civilisation occidentale » et, surtout, l’affaire des caricatures danoises. Les Européens, d’abord choqués par le discours simpliste américain sur le Bien et le Mal, finissent, au moins au niveau populaire, par y adhérer, comme l’attestent les sondages effectués et qui révèlent les peurs que l’Islam semble désormais susciter en Europe. Chose aggravante : l’Islam n’est pas seulement vu, en Europe, comme une menace extérieure mais, aussi et surtout, intérieure à travers l’immigration installée et clandestine, désormais largement criminalisée au même titre que le trafic de drogue ou la traite des êtres humains3. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, comme en écho, un processus similaire de diabolisation de l’Occident, surtout américain, se met en branle. Comment s’étonner dès lors que de telles représentations collectives n’affectent durablement le dialogue culturel entre les partenaires euro-méditerranéens. La déchirure est telle que le Président Prodi constitue un « groupe de sages » pour réfléchir au rétablissement de la confiance et à la déconstruction des stéréotypes qui empoisonnent l’atmosphère, crispent les relations, empêchent une véritable coopération entre voisins et suscitent des peurs irrationnelles débouchant sur des extrémismes politiques et des replis communautaires, voire même sur des attentats horribles (Madrid en 2004 et Londres en juillet 2005) et des actes de « vengeance » (assassinat du cinéaste Van Gogh en Hollande en 2005).
3. Voir le chapitre 5 sur l’immigration dans le Processus de Barcelone.
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3.1.4. Dans ce climat culturel assombri, la guerre d’Irak de 2003 vient jeter de l’huile sur le feu car elle confirme, aux yeux des Arabes et des
Musulmans, le mépris des États-Unis et certains de leurs acolytes européens pour le droit international, pour le droit humanitaire, pour les institutions internationales et multilatérales. Mais cette fois, la perception de l’Occident se diversifie et se nuance. Les millions d’Européens manifestant leur opposition à la guerre rapprochent l’Europe des voisins méditerranéens, tandis que l’atlantisme outrancier de certains États européens, l’Espagne du gouvernement Aznar et l’Italie du gouvernement Berlusconi, exposent au grand jour les graves fissures dans l’édifice européen. Mais, au total, la guerre d’Irak pollue le partenariat euro-méditerranéen et entrave son évolution : tout d’abord, elle détourne les regards des problèmes réels qui tenaillent l’Europe et la Méditerranée, ensuite elle constitue un fardeau financier, et surtout elle brise le consensus européen. Le soutien du gouvernement espagnol de l’époque à cette guerre affaiblit le rôle de l’Espagne en Méditerranée et ébrèche son image déjà ternie par l’épisode peu glorieux de l’île Perejil (Leila). Tandis que le soutien du gouvernement Berlusconi à l’aventurisme américain marginalise l’Italie et jette le doute sur sa vocation méditerranéenne (d’ailleurs le retour de Berlusconi aux commandes en 2008 n’augure rien de bon pour ce grand pays méditerranéen). Par ricochet, la guerre d’Irak renforce la position du gouvernement de Sharon qui impose une « réclusion forcée » au feu Président Arafat, qualifié désormais de « chef de bande terroriste » par l’administration Bush, après avoir été reçu, vingt-deux fois, à la Maison Blanche sous la présidence Clinton. En définitive la guerre d’Irak éclipse l’acteur européen en tant qu’acteur international, y compris en Méditerranée qui est sa zone de proximité.
3.1.5. Guerre préventive et divergences euro-atlantiques Le concept de la guerre contre la terreur et l’intervention « préemptive » conduite par les États-Unis et leurs alliés en Irak, induit de profondes ruptures stratégiques entre Américains et Européens, dont le lieu de condensation se trouve dans le bassin méditerranéen et dans la région du ProcheOrient. Les méthodes de lutte contre le terrorisme globalisé, les approches contrastées concernant la solution du conflit du Proche-Orient, la guerre en Irak mettent en évidence le « décalage » de la réflexion stratégique entre les alliés. Certes la situation préoccupante de la Méditerranée et du Monde arabe, sur tous les plans, force les Américains et les Européens, opposés à la guerre, à revoir leurs concepts de sécurité et de défense, mais les postulats des uns et des autres les mettent en opposition. Pour l’Amérique, l’espace arabo-méditerranéen est un « environnement dangereux », pour beaucoup
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d’Européens, c’est un « espace en danger » qu’il faut aider pour le sortir de ses impasses et créer un voisinage apaisé et stable. Ces postulats produisent deux concepts stratégiques qui s’entrechoquent : pour les États-Unis, il s’agit de refonder l’OTAN, élargir sa couverture géographique et ses missions, d’où l’intégration des pays de l’Est européen et le lancement du dialogue Otan-Méditerranée à partir de 1994 ; et il s’agit également de développer « une force de projection » pour défendre les intérêts américains partout dans le monde quitte à demander à l’Europe de participer au « burden-sharing » (le partage du fardeau financier). Sur le plan économique, il s’agit, pour les États-Unis de faire bouger les lignes et de défendre leurs intérêts, comme le prouvent le lancement de l’Initiative Eisenstadt pour le Maghreb et la négociation, puis la signature d’Accords de libre-échange avec la Jordanie, le Maroc, Bahreïn et Oman4. Et enfin sur le plan politique et stratégique, il s’agit de défendre le projet du Grand MoyenOrient pour « exporter » la démocratie aux pays arabes. Pour les Européens, il s’agit surtout du refus du primat militaire et de l’autonomisation graduelle de la politique de défense et de sécurité, mais sans stratégie de rupture avec les États-Unis. Mais alors que les États-Unis privilégient la diplomatie musculaire (muscular diplomacy) les Européens optent pour une relation avec la Méditerranée fondée sur le partenariat et le dialogue politique. Le partenariat euro-méditerranéen pâtit des divergences euro-atlantiques et des dissensions internes à l’UE, comme le démontre le cas irakien. L’Espagne dirigée par le gouvernement Aznar du Parti Populaire s’en désintéresse, elle qui, sous le gouvernement socialiste, a été la cheville ouvrière du Processus de Barcelone. L’Italie de Berlusconi lui tourne le dos, l’Allemagne de Schröder est davantage préoccupée par sa politique à l’Est européen. Quant à la France de Chirac, elle ne parvient pas à capitaliser sur son image restaurée dans les pays arabes et méditerranéens. Ainsi, le partenariat euro-méditerranéen ne sort pas indemne de la guerre d’Irak. Les pays de l’Union européenne, non plus. Mais, fait paradoxal, si les gouvernements européens qui ont soutenu la guerre perdent les élections, les gouvernements qui s’y sont opposés ne sont pas pour autant épargnés. Ainsi, en mars 2004, le parti populaire espagnol est battu aux élections et le nouveau gouvernement, dirigé par Zapatero, retire les troupes espagnoles d’Irak et se remet à la tâche de retisser les relations avec ses partenaires méditerranéens, notamment le Maroc. En Italie, la coalition dirigée par Berlusconi est également battue dans les élections et le nouveau gouvernement italien, mené par Romano Prodi, emboîte le pas aux Espagnols et retire les troupes italiennes d’Irak. 4. Voir les chapitres 2 et 3 sur l’offensive commerciale américaine et sur l’Accord ÉtatsUnis/Maroc.
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Mais paradoxalement, le gouvernement Schröder, pourtant opposé à la guerre, doit céder la place, à son tour, à une coalition menée par la Chancelière Angela Merkel, qui fait de la réconciliation euro-atlantique son cheval de bataille. Chirac, lui-même, fait volte-face et se rapproche des États-Unis, diplomatiquement en soutenant une résolution franco-américaine au Conseil de Sécurité condamnant la Syrie, et économiquement en consentant à l’effacement de la dette irakienne. Tandis que Tony Blair, pourtant un allié inconditionnel de George Bush, réussit la gageure de se maintenir au pouvoir en tablant sur les performances économiques de son équipe, mais doit passer la main à son successeur, Gordon Brown, désigné par le parti travailliste. En guise de remerciement pour sa loyauté au président américain, Blair est nommé envoyé spécial du Quartet au ProcheOrient.
3.1.6. Éclaircie libyenne, tensions intra-maghrébines, « démocratisation » à l’égyptienne Lors de la conférence de Barcelone de 1995, la Libye, pourtant plus méditerranéenne que la Jordanie, n’avait pas été conviée au festin, pour cause d’embargo (à l’exclusion du pétrole), imposée à ce pays après l’affaire Lockerbie. Le différend qui l’oppose à l’Occident, comme on le sait, est réglé à coup de milliards de dollars. Depuis lors, les entreprises américaines et européennes se bousculent sur le marché libyen. La Libye, considérée il n’y a pas si longtemps comme un État-voyou (rogue state) mis au ban de la communauté internationale, se retrouve en odeur de sainteté. Elle est même invitée en tant qu’observateur aux réunions Euro-MED. Le déblocage de la question libyenne contraste avec les tensions persistantes entre l’Algérie et le Maroc dont les frontières sont fermées, depuis de nombreuses années, sur fond de suspicion réciproque et de réactivation du litige sur le Sahara occidental, quelque temps éclipsé par la guerre américaine en Irak et l’éclatement de la deuxième Intifada en Palestine occupée. Mais si le président libyen n’a guère besoin d’élections pour rester aux commandes de son pays qu’il contrôle, avec poigne, depuis le 1er septembre 1969, ses voisins, notamment tunisien et égyptien, sont plus pointilleux sur la forme. Ben Ali de Tunisie fait modifier la constitution pour se faire « réélire » à plus de 99 % des suffrages (2004), tandis que Moubarak d’Égypte, qui s’accroche au pouvoir depuis 1981, annonce, en 2005, que les « prochaines » élections égyptiennes seront ouvertes à la « compétition », ce qui laisse supposer que les précédentes étaient de véritables simulacres démocratiques. Tout cela provoque ricanements dans les cercles européens, mais rarement des dénonciations. Ce qui signifie que la conditionnalité démocratique, pourtant prévue par la Déclaration de Barcelone, demeure de pure forme.
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Certes, du côté positif, Palestiniens et Libanais ont pu organiser des élections libres et transparentes en janvier 2005 (élections présidentielles palestiniennes), mai-juin 2005 (élections législatives libanaises) et janvier 2006 (élections législatives palestiniennes). Mais si les Libanais avaient, au préalable, forcé le départ des troupes syriennes de leur pays, les Palestiniens, quant à eux, doivent tenir leurs élections sous occupation. Ni les États-Unis ni l’Europe ne jugent opportun de soumettre au Conseil de Sécurité une résolution demandant le « retrait immédiat » des forces d’occupation israéliennes, à l’instar de la résolution adoptée à l’encontre de la Syrie et sponsorisée par la France et les États-Unis. Pire encore, l’UE va se ranger derrière Israël et les États-Unis pour disqualifier le Hamas palestinien, vainqueur des élections palestiniennes que les observateurs étrangers, sous l’égide de Jimmy Carter, ancien président des États-Unis, ont qualifiées de « transparentes, propres et libres ». En retirant son aide au nouveau gouvernement palestinien, dirigé par Ismaïl Haniyé, l’UE a puni les Palestiniens pour avoir exercé un droit démocratique d’élection et fait « le mauvais choix démocratique ». Naturellement, l’UE se défend de pratiquer un châtiment collectif du peuple palestinien qu’elle continue à aider grâce à « l’Instrument de financement temporaire » et affirme qu’elle reprendrait langue avec le Gouvernement Haniyyé si celui-ci accepte les conditions de la « Communauté internationale » (c’est-à-dire les États-Unis, l’Europe et Israël), à savoir : reconnaître Israël, reconnaître les accords conclus et renoncer à la violence. Ces conditions démontrent de façon flagrante le parti-pris européen, car, à aucun moment, l’UE n’a jugé nécessaire d’exiger la même chose d’Israël. Or celui-ci s’est toujours opposé aux résolutions des Nations Unies, n’a jamais renoncé à la violence de l’occupation, à la colonisation rampante, aux assassinats extrajudiciaires, à l’emprisonnement sans jugement, à la construction du Mur de la honte (appelé barrière de sécurité) pourtant condamné par la Cour internationale de la Justice. En outre, plusieurs premiers ministres israéliens, dont Netanyahou et Sharon, s’étaient opposés aux Accords d’Oslo. Et tous les ministres israéliens ont tourné le dos au principe de « paix contre territoire », ne fût-ce que par la poursuite de la colonisation. Et cela, en dépit de l’offre de paix des dirigeants arabes lors des sommets de Beyrouth en 2002 et de Ryad en 2007. C’est dire combien la question palestinienne sert de révélateur des incohérences européennes puisque l’Europe prêche la démocratie mais boycotte un gouvernement issu des urnes. On connaît la suite : boycotté, diabolisé, délégitimé, le gouvernement Hamas se réfugie dans une posture de refus et se radicalise davantage. Il finit par prendre le contrôle de Gaza (en 2007), n’hésitant pas à faire usage de la force la plus brutale, tandis qu’en Cisjordanie, le président palestinien, Mahmoud Abbas, installe un gouver-
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nement « bis » dirigé par Salam Fayyad, soutenu financièrement par les ÉtatsUnis et l’Union européenne, mais qui est incapable d’arracher à Israël la moindre concession significative. Ainsi, au lieu d’avoir un seul État palestinien indépendant, les Palestiniens s’offrent le luxe de deux gouvernements sans État. Les propos qui précèdent montrent bien que le contexte géopolitique mondial, européen et méditerranéen n’est plus le même en 2008 : élargissements européens et impasse institutionnelle, pourrissement du conflit israélo-arabe et déraillement du processus d’Oslo, guerre d’Irak et divisions européennes, lutte contre le terrorisme international et tensions euroatlantiques, crispations des relations intra-maghrébines, etc. C’est sans doute pour conjurer le mauvais sort et limiter les retombées négatives de la guerre d’Irak et de l’élargissement, que l’UE lance sa nouvelle Politique de Voisinage, promettant à ses voisins « tout sauf les institutions », c’est-à-dire : – la participation au marché de l’UE ; – le rapprochement des structures réglementaires ; – l’instauration de relations commerciales préférentielles ; – la conclusion de nouveaux accords de « voisinage ». En somme plus ça change, plus c’est la même chose.
3.2. Les transformations géoéconomiques Depuis 1995, l’UE et les pays MED ont entamé des négociations qui ont abouti à la conclusion d’« Accords d’Association ». Ces accords sont actuellement en vigueur avec les Territoires palestiniens (accord intérimaire de 1997), avec la Tunisie (1998), le Maroc (2000), Israël (2000), la Jordanie (2002), le Liban (2003) et l’Égypte (2004). Les accords avec l’Algérie et la Syrie ont été signés en 2002 et 2004, mais attendent la ratification et donc l’entrée en vigueur. Tous ces accords sont conçus comme des outils visant à moderniser les économies par des réformes structurelles, en offrant un ancrage extérieur, celui de l’UE. Ce n’est pas le lieu ici d’apprécier, dans les détails, le degré des progrès accomplis : les rapports du réseau Femise sont assez éloquents à cet égard. Ce qui est certain c’est que la libéralisation des marchés demeure lente puisque la protection tarifaire des pays partenaires méditerranéens reste plus élevée comparativement à d’autres zones émergentes : en effet, en 2007, la moyenne simple des droits de douane appliquée dans l’industrie est de 17 % pour les pays MED, contre 10 % pour l’Asie, 9,5 % pour l’Amérique latine et 5,2 pour les nouveaux membres de l’UE. En outre, le rapprochement des législations douanières et de la normalisation ainsi que des règles d’origines sont encore dans les limbes. Certes le volume des prêts octroyés au titre de la nouvelle facilité financière (FEMIP)
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de la Banque européenne d’investissements atteint en 2007, près de 3 milliards d’euros, mais, en dehors de cela, les investissements européens en Méditerranée stagnent à un niveau de 1 % à 1,5 % du total des investissements extérieurs (0,7 milliard de dollars en 1995, 3,6 milliards en 2003 et 7 milliards en 2007) et, fait important, 60 % de ces investissements sont captés par trois pays : Israël (36,9 %), la Turquie et le Maroc. Mais dans ce dernier pays, comme c’est le cas des autres pays arabes, les investissements directs européens financent davantage des opérations d’acquisition d’entreprises existantes ou de licences d’exportation (téléphonie par exemple) plutôt que l’établissement de nouvelles activités génératrices de nouveaux emplois. Ceci explique pourquoi la part des pays MED dans les échanges mondiaux ne progresse que légèrement, passant de 1,8 % en 1995 à 3 % en 2007, et leur part sur le marché européen passe de 4,9 % à seulement 6 % pendant la même période, alors que l’Union européenne compte pour près de 50 % des échanges totaux des pays Med et qu’elle continue à enregistrer des soldes commerciaux positifs récurrents depuis 1995, et cela malgré le renchérissement des prix pétroliers, depuis 2004. De fait, les exportations des marchandises européennes vers les pays Med, en 1995, atteignaient 112,3 milliards d’euros, les importations 69,3 milliards, soit un solde commercial positif de près de 42 milliards. Huit ans plus tard, en 2003, les montants sont respectivement de 169 milliards en exportations (soit une augmentation de 50 % depuis 1995), de 134,5 en importations (soit une augmentation de 94 %) avec, toujours, un solde commercial en faveur de l’UE de 34,5 milliards. L’envolée des prix pétroliers à partir de 2004 va progressivement rogner l’excédent commercial de l’UE, mais hors énergie, la Méditerranée demeure chroniquement déficitaire5. Ainsi, la Méditerranée continue à constituer un marché captif pour l’économie européenne. Et pourtant, l’UE devra faire face, dans les années à venir, à d’anciens concurrents et de nouveaux arrivants sur les marchés méditerranéens : les États-Unis et les pays asiatiques, notamment la Chine.
5. Voir le chapitre 4 sur le bilan économique du partenariat Euro-MED.
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2 chapitre
L’offensive commerciale des États-Unis dans le Monde arabe et en Méditerranée
A
près avoir été le théâtre d’une rivalité acharnée entre les deux pôles de la Guerre Froide (1956-1989), le Monde arabe s’est trouvé littéralement dominé depuis 1990 par le seul « hégémon » américain. La première guerre du Golfe avait fait voler en éclats le système régional arabe et par ricochet, permis à l’Amérique d’étendre son hégémonie dans la région. À partir de 1990, les États-Unis répartissent les pays arabes en quatre groupes : les États amis, dits modérés (moderate states) : le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Mauritanie, la Jordanie, le Yémen, les émirats du Golfe ; les États-pivot (pivotal states) : l’Arabie Saoudite et l’Égypte ; les États voyous, (rogue-states) : l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie, la Libye, le Soudan ; et les États faillis ou défaillants (failed states) : la Somalie et Djibouti. L’OLP est mise sur le banc des accusés pour une supposée collusion avec Saddam Hussein (entre 1991 et 1993), avant d’être réhabilitée sous la présidence Clinton. Quant au Liban, il est perçu comme une « annexe » syrienne. Selon cette répartition, les amis pouvaient espérer des récompenses sous forme d’aides diverses, quant aux pays hostiles, ils devaient se remettre dans « le rang » s’ils veulent éviter les foudres de l’Amérique. Aujourd’hui, le tableau s’est quelque peu transformé. L’Irak a été envahi, dévasté, fragmenté, et son président, Saddam Hussein, jugé et pendu. L’Arabie Saoudite, quelque peu malmenée par les médias américains après le 11 septembre, retrouve sa place de « pilier de la stratégie pétrolière américaine », tandis que le Yémen, aux portes de la Mer Rouge, se range parmi les pays alliés dans la lutte contre le terrorisme international. Mahmoud Abbas, qui succède à Yasser Arafat en 2005, retrouve les faveurs de la « Maison Blanche », pendant que le Soudan et la Syrie continuent à se voir affublés du titre peut glorieux d’« États voyous ». La Syrie se trouve
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d’ailleurs contrainte, sous la pression américaine, de quitter le Liban, après ce qu’on a précipitamment appelé « le Printemps libanais » ou « la Révolution des Cèdres ». Plus à l’Ouest, au Maghreb, la Tunisie de Ben Ali continue à jouer le « bon élève » dans la lutte anti-terroriste, tandis que le Maroc, allié indéfectible, signe un accord de libre-échange avec les États-Unis en 2004. L’Algérie, de son côté, confrontée aux menaces islamistes, mais engrangeant des revenus pétroliers importants, se voit décerner le qualificatif de payspivot. Mais l’évolution la plus notoire concerne la Libye, jadis qualifiée par les États-Unis de pays voyou, et qui, désormais, se trouve cataloguée comme pays utile, voire ami. Mais autant les Américains semblaient renforcer leur emprise sur la région, sur le plan politique, autant ils avaient l’amer sentiment qu’elle leur échappait sur le plan économique. Les analyses américaines mettent en exergue plusieurs facteurs négatifs : 1. la nouvelle politique de partenariat euro-méditerranéenne (depuis 1995) ; 2. la concurrence asiatique ; 3. le boycott arabe ; 4. l’érosion de l’image des États-Unis dans le monde arabe, surtout après le 11 septembre 2001 et la deuxième guerre d’Irak (2003) ; 5. les conditions restrictives d’obtention de visa ; 6. la diminution du nombre d’étudiants arabes dans les Universités américaines.
1. LES DIVIDENDES DE LA PEUR (DIVIDENDS OF FEAR) C’est le titre significatif d’une étude réalisée, en 2003, par le « Institute of Reseach : Middle East Policy » (IRMEP). Cette étude révèle que la part des États-Unis dans les exportations mondiales vers les pays arabes a chuté de 18 % en 1997 à 13 % en 2001. Les secteurs américains les plus affectés par cette chute ont été l’aviation civile, l’agriculture, les télécommunications et les équipements industriels. L’érosion de la position commerciale serait due, du côté demande, à la croissante méfiance des Arabes par rapport à l’unilatéralisme américain, à leur politique régionale, à leur alliance indéfectible avec Israël, à leur manque d’empathie face aux souffrances du peuple palestinien. Tandis que du côté offre, les multiples restrictions imposées aux voyageurs arabes et l’émergence d’une xénophobie antimusulmane auraient contraint les hommes d’affaires et les entreprises arabes à se tourner vers d’autres fournisseurs plus accueillants. L’« IRMEP » estime dès lors que le manque à gagner américain en exportations totaliserait 31 milliards de dollars entre 1998 et 2002.
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Si cette tendance baissière n’est pas inversée, l’étude citée chiffre à 63 milliards de dollars les pertes prévisibles des États-Unis jusqu’à 2007, soit un total cumulé de 94 milliards entre 1998 et 2007. Cette évolution suscite d’autant plus d’inquiétude aux États-Unis que le marché arabe semble plutôt porteur avec des importations totales de 373 milliards de dollars en 2006 (et des exportations de l’ordre de 660 milliards de $) et probablement davantage si les prix pétroliers se stabilisent autour de 100 $ le baril (le 7 juillet 2008, ils ont franchi la barre de 156 $ le baril avant de refluer vers le seuil des 100 $ vers le 15 septembre 2008). Un autre élément accroît l’inquiétude américaine : la place privilégiée de l’Europe sur le marché arabe et méditerranéen et celui du Grand Moyen-Orient tant sur le plan des exportations que sur celui des importations, comme l’atteste le tableau suivant : Tab le au 1. Échanges commerciaux de l’UE et des États-Unis avec les principaux pays arabes (+ Turquie, Iran et Israël) États-Unis Année 2002 en milliards $
UE
Exportations Importations Exportations Importations
Total pays arabes
16,94
27,47
109,72
61,69
Turquie + Iran + Israël
10,15
Total pays arabes et non-arabes
26,58
16,56
117,4
34,63
44,03
117,22
96,32
% du total des exportations et des importations
3,90 %
3,70 %
4,80 %
4,20 %
12,40 %
10,00 %
7,5 13,84 0,88 6,01 13,36 1,66 1,84 2,73 2,8 2,93 7,23 1,28 1,78 0,51 1,96
13,5 11,53 0,36 3,07 2,77 2,64 0,19 1,73 0,18 8,92 6,03 0,42 0,44 0,19 3,82
% du total des exportations hors UE Pays arabes Algérie Arabie Saoudite Bahreïn Égypte Émirats Arabes Unis Irak Jordanie Koweït Liban Libye Maroc Oman Qatar Soudan Syrie
0,98 4,77 0,41 2,86 3,59 0,03 0,4 1,01 0,31 0,01 0,56 0,35 0,31 0,01 0,27
2,5 13,89 0,41 1,41 0,99 3,79 0,43 2,05 0,06 0,42 0,42 0,53 0 0,16
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Territoires palestiniens Tunisie Yémen Total pays arabes Israël Iran Turquie Total pays non-arabes du Moyen-Orient
0,01 0,19 0,36
0,07 0,09 0,25
0,03 7,14 0,7
5,8 0,1
16,43
27,47
74,18
61,69
7,03 0,02 3,1
12,64 0,16 3,76
12,7 7,56 22,78
8,27 5,31 21,05
10,15
16,56
43,04
34,63
Source : DREE, L’espace économique euro-méditerranéen, Paris, mai 2004 (mais les chiffres ont été arrondis).
Le tableau ci-dessus est assez éclairant puisqu’il démontre que les exportations américaines vers les pays arabes (plus la Turquie, Israël et l’Iran) représentent moins du quart des exportations européennes. Quant à leurs importations, elles sont deux fois moins importantes. Si nous nous limitons à la zone Euro-Med, la part des États-Unis est relativement peu importante avec un total d’échanges de 37 milliards $ en 2002, ou 2 % de leur commerce extérieur. En dix ans (1992-2002) les échanges n’ont même pas doublé, comme le montre le tableau suivant : Tab le au 2. Commerce américain avec les principaux pays de l’euro-méditerranéen (1992-2002) en milliards de dollars (chiffres arrondis) 1992
2002
Égypte Algérie Maroc Tunisie Jordanie Syrie
Pays arabes
3,55 2,37 0,68 0,28 0,26 0,21
4,28 3,54 0,99 0,29 0,83 0,43
Total pays arabes
7,35
10,36
Pays méditerranéens non-arabes 7,97 3,91
19,68 6,86
Total pays méditerranéens non-arabes
11,88
26,54
Total
19,23
36,90
Israël Turquie
Source : Tableau construit à partir des données de DREE.
30
L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
Ce qui se dégage nettement de ce tableau est la place prépondérante d’Israël et de la Turquie dans le commerce américain avec la région méditerranéenne. À eux seuls, ces deux pays totalisent en 2002, plus de trois fois et demi le commerce américain avec les cinq grands pays arabes impliqués dans le Processus de Barcelone. Les échanges des États-Unis avec Israël représentent quasi deux fois le commerce des États-Unis avec le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie réunis. Pour l’ensemble de la région, on constate que les exportations américaines ont presque doublé entre 1992 et 2002 (19 milliards de dollars en 1992 contre 36 milliards en 2002) alors que les exportations européennes ont quintuplé pendant la même période, passant de 23 milliards de dollars en 1992 à 110 milliards en 2002. En fin de période, le déficit commercial américain avec la région s’est creusé, atteignant 16 milliards de dollars en 2002 alors que les États-Unis réalisaient un excédent commercial de 2 milliards de dollars en 1991. Les conclusions que tirent les analystes américains de ce constat chiffré sont claires : 1. l’UE détient en Méditerranée et au Moyen-Orient un marché captif qu’elle tente de « cadenasser » à son avantage par une série d’accords (notamment Processus de Barcelone, accord EU-Conseil de Coopération du Golfe) ; 2. les États-Unis sont en train d’être pris de vitesse dans le Monde arabe par les Asiatiques, notamment la Chine, le Japon et l’Inde ; 3. il faut dès lors forger une nouvelle politique américaine de pénétration des marchés arabes susceptibles d’accroître la présence commerciale américaine dans la région.
2. UNE NOUVELLE OFFENSIVE AMÉRICAINE Jusqu’au 11 septembre 2001, les relations des États-Unis avec le Monde arabe et d’autres pays méditerranéens (Israël et Turquie) connaissent un fort degré de concentration géographique (Israël, Turquie) et sectorielle (pétrole). Tandis que l’essentiel des investissements américains sont orientés vers les pays pétroliers. Si les relations européennes sont moins concentrées sur le plan géographique et sectoriel, les Européens n’investissent guère plus que les ÉtatsUnis dans la région, qui attire à peine 1 % des investissements extérieurs européens. Plus surprenant, l’aide américaine annuelle à la région est plus importante que toutes les aides européennes (programme Meda et aides nationales) : elle totalise en moyenne 10 milliards de dollars par an. Mais une grande partie de cette aide s’oriente vers les programmes militaires (le tiers de l’aide) et est surtout concentrée sur deux pays (Israël
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et l’Égypte qui en accaparent la moitié). Cette aide est fournie par l’USAID, mais d’autres organismes interviennent − notamment les organismes de soutien aux exportations −, Overseas Private Investment, ainsi que des programmes particuliers comme l’« Initiative Eisenstadt pour le Maghreb ». Globalement l’aide américaine est demeurée davantage motivée par des considérations géopolitiques (soutenir Israël, maintenir la stabilité de l’Égypte ou de la Jordanie) que par des visées commerciales. De fait, le dispositif commercial américain jusqu’à 2001 se limitait à des traités bilatéraux de protection des investissements (BIT), des accords-cadres de commerce et d’investissement (TIFA), à un seul accord de libre-échange avec Israël et des sanctions commerciales (Irak, Libye, Soudan). Les limites d’un tel dispositif commercial sont apparues au grand jour surtout à partir du 11 septembre. Les attentats terroristes contre les ÉtatsUnis et surtout les échos suscités dans les pays arabes et musulmans (y compris dans les pays alliés des États-Unis comme la Jordanie et l’Égypte), ont révélé l’ampleur du sentiment populaire anti-américain dans la région. L’attitude hostile des populations arabes à l’égard des États-Unis, motivée en grande partie par le biais systématique pro-israélien des Administrations américaines et surtout les premières déclarations calamiteuses du président Bush après les attentats du 11 septembre, ont alerté les responsables américains quant à la dégradation de l’image des États-Unis dans une région regorgeant de ressources et convoitée par d’autres rivaux économiques. Et cela d’autant plus que sur le plan énergétique, la hausse spectaculaire du prix du baril, depuis 2004, a permis aux pays pétroliers d’engranger des revenus importants et donc d’accroître leur capacité importatrice. Les Américains ont été d’autant plus alarmés par la dégradation de leur image dans le Monde arabe que l’UE et les pays asiatiques faisaient montre, au contraire, d’un activisme commercial plus agressif dans leur zone de proximité. Cela est manifeste depuis le succès des derniers élargissements de l’UE et le lancement du Processus de Barcelone et de la Nouvelle Politique européenne de Voisinage ainsi que l’augmentation sensible des échanges asiatiques avec la région. Ces évolutions révèlent au grand jour le caractère désuet de la politique commerciale américaine dans la région. Aussi, dès 2002, une nouvelle réorientation de la politique commerciale est initiée. D’abord timidement grâce à l’Initiative Eisenstadt vers le Maghreb, dotée de 5 millions de dollars. Et ensuite de manière plus structurée par le lancement d’une initiative multiforme (Middle East Partnership, Middle East Trade Initiative, Middle East Free Trade Area) visant l’instauration progressive d’une zone de libre-échange États-Unis/Moyen-Orient à l’horizon de 20131. C’est le président Bush qui fournit le justificatif de cette initiative : « what happens in the Middle East greatly matters to America » (ce qui se 1. Discours du président Bush du 3 mai 2003.
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L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
passe au Moyen-Orient est d’une grande importance pour l’Amérique). Témoignant devant le Comité des Finances du Sénat (10 mars 2004), le soussecrétaire d’État à l’économie, Alan Larson, donne une vue plus détaillée de la nouvelle politique américaine. Se fondant sur les rapports du PNUD sur le développement humain dans le Monde arabe, il insiste sur la nécessité de la réforme économique et politique qui doit être impulsée de l’intérieur et qui doit être créatrice d’emplois et donc d’espérance. Il rappelle le rôle catalyseur des États-Unis dans cette réforme afin d’accroître la prospérité, la stabilité et une paix durable dans la région (to anchor lasting peace in the region). Et il rend compte des nouveaux accords de libre-échange conclus entre les États-Unis et certains pays arabes : a) le JUSFTA (Jordan-US Free Trade Agreement, 2001) a permis d’accroître les échanges entre les deux pays de 205 % entre 2001 et 2003 grâce notamment aux QIZ (Qualifying Industrial zones) où Jordaniens et Israéliens coopèrent et exportent librement aux États-Unis ; b) le US-Morroco Free Trade Agreement a été conclu le 2 mars 2004 offrant un accès libre à plus de 95 % des produits marocains2 ; c) les négociations pour la conclusion d’un accord similaire avec Bahreïn sont en cours ; d) des négociations sont entamées avec l’Arabie Saoudite pour faciliter son accession à l’Organisation mondiale du commerce. Depuis ce discours, les négociations avec Bahreïn et Oman ont abouti à la conclusion de nouveaux accords de libre-échange. Pourquoi ces accords maintenant ? Pour le sous-secrétaire d’État, il y aurait deux raisons fondamentales : a) sortir la région du marasme économique, générateur de malaise social, d’instabilité politique, de marginalisation dans le système mondial et incubateur d’actes désespérés de terrorisme ; b) ouvrir la région aux exportations (ensuring a level playing field for exports) de sorte que l’Amérique ne soit pas désavantagée par rapport à l’UE en termes d’accès au marché arabe et méditerranéen. Passons outre le premier argument invoqué. Il est au cœur du projet du Grand Moyen-Orient que j’ai analysé ailleurs3. Il comporte certaines vérités mais en occulte d’autres, notamment le fait que la région n’a pas connu dix années consécutives de paix depuis la création de l’État d’Israël en 1948 et qu’elle a été, depuis le début de la Guerre Froide, le théâtre de rivalités tenaces entre les Grandes Puissances et surtout que la stabilité des régimes pro-américains, y compris les plus conservateurs et les plus autoritaires, 2. Voir chapitre suivant. 3. B. Khader, Papeles, Madrid, juin 2005.
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prenait le pas sur la promotion de la démocratie, si théoriquement chérie par les responsables américains. Quant au deuxième argument, je crois qu’il est fondamental. Par leur nouvelle offensive, les États-Unis cherchent à contrer la politique européenne et casser son emprise sur les marchés arabes et méditerranéens. Larson n’en fait pas mystère : « les produits et les services américains sont handicapés eu égard aux avantages dont jouissent les Européens » (US goods and services have also been handicapped by the advantage European traders have enjoyed in the region). Et il poursuit qu’il est essentiel d’avoir un « accès égal » et bénéficier des mêmes règles du jeu (It is essential to gain equal market access and enjoy a level playing field) car même si le marché arabe est aujourd’hui petit, son potentiel de croissance est énorme. Et l’Amérique tient à avoir sa part du gâteau, ne fût-ce que pour équilibrer sa balance commerciale, déficitaire de 17,9 milliards de dollars en 2003. Au cours de la même année, l’UE réalisait un excédent dans ses échanges à la fois avec les pays méditerranéens et de l’ensemble arabe, de l’ordre de 30 milliards de dollars. Tout naturellement hors pétrole (55 % des importations américaines), les États-Unis auraient réalisé un excédent commercial de 3 milliards, et l’UE aurait doublé son excédent jusqu’à atteindre 60 voire 70 milliards de dollars.
3. L’EUROPE DOIT-ELLE CRAINDRE L’OFFENSIVE COMMERCIALE AMÉRICAINE EN MÉDITERRANÉE ET DANS LE MOYEN-ORIENT ? Les premières évaluations de l’application des accords conclus entre les États-Unis et certains pays arabes font apparaître un bond significatif des échanges économiques. Ainsi depuis la signature de l’accord de libreéchange avec les États-Unis, les exportations jordaniennes ont été multipliées par vingt, grimpant de 30,7 millions en 1999 à 673 millions de dollars en 2003, tandis que les exportations américaines à la Jordanie ont presque doublé, passant de 275,7 millions en 1999 à 491,9 millions en 2003. Mais le point de départ était dérisoire. L’accord signé entre l’Égypte, Israël et les États-Unis (14 décembre 2004) pour la création de zones industrielles qualifiées (ZIC), est encore très récent pour autoriser une évaluation chiffrée. L’accord avec le Maroc (13 juin 2004) n’a pas encore produit tous ces effets mais les Marocains, qui ont vu baisser leurs exportations textiles vers le marché européen depuis l’abolition du système des quotas le 1er janvier 2005 (–15 %) et la percée chinoise et indienne dans ce secteur, espèrent compenser ce manque à gagner sur le marché américain.
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Toutefois, au vu du manque de diversification des exportations arabes et méditerranéennes, et de la part prépondérante du pétrole dans ces exportations, il n’y a pas de risque que le marché américain puisse devenir un marché compétitif voire alternatif au marché européen. L’Europe continuera à bénéficier d’atouts importants : proximité géographique, liens historiques, politiques traditionnelles de coopération, et des relations commerciales encadrées par le Processus de Barcelone et la Politique de Voisinage ou l’accord UE/Conseil de Coopération du Golfe. En outre, les relations des pays arabes avec les États-Unis demeurent marquées par la méfiance et sont conditionnées soit par une participation israélienne comme dans les accords avec la Jordanie et l’Égypte, soit par l’exigence de renoncement à l’embargo contre Israël. Sans oublier que la logique libérale, en apparence symétrique, ne peut que desservir les plus faibles, notamment dans le secteur des services, de la propriété intellectuelle ou les créations culturelles, etc. C’est pour cela que tous les accords avec les États-Unis ont suscité de vives résistances dans les pays arabes concernés, voire au niveau régional. Ainsi l’Arabie Saoudite a dénoncé l’accord États-Unis/Bahreïn sous prétexte qu’il viole l’Accord de Coopération des Pays du Golfe et qu’il met en péril le projet d’une monnaie commune entre les Pays du Golfe. L’Arabie Saoudite a, en outre, annoncé qu’elle imposerait un tarif de 5 % sur tout produit américain qui entrerait dans le Royaume à partir de Bahreïn. De son côté la Chambre de Commerce de Dubaï s’est également opposée à l’Accord, estimant qu’il conduirait à des prises de contrôle des banques locales par les grandes banques américaines4. Quant au Maroc, une farouche opposition s’y est fait jour, avec la formation d’une coalition de vingt-deux associations de la Société civile, appelée « La Coalition nationale de lutte contre l’Accord de libre-échange avec les États-Unis ». Abdulkhaliq ibn Dhikri, membre de la coalition, s’est dit convaincu que cet Accord conduira, entre autres, à la faillite de toutes les industries pharmaceutiques. Les syndicats marocains se sont montrés également préoccupés des possibles retombées négatives de l’Accord. Face à une telle levée de boucliers, le parlement marocain a longtemps hésité à ratifier l’Accord, avant d’y donner son aval permettant son entrée en vigueur en 20065. Outre l’opposition que provoquent les Accords de Libre-échange entre les États-Unis et les pays Arabes, il y a aussi un autre handicap qui est loin d’être négligeable : les États-Unis se trouvent à des milliers de kilomètres de la Méditerranée et du Moyen-Orient et les avantages tarifaires offerts aux exportateurs arabes sont souvent annulés par un coût de transport plus élevé. 4. Wall Street Journal, 23 août 2005. 5. Voir chapitre suivant.
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Au vu de ces éléments, l’UE n’a pas à s’alarmer outre mesure. Ses échanges avec les pays méditerranéens et arabes représentent cinq fois les échanges américains. Mais ce n’est pas une raison pour dormir sur ses lauriers. Trois évolutions sont possibles : 1. un plus grand souci des pays arabes de chercher de nouveaux marchés d’exportation pour éviter une trop grande concentration géographique et limiter leur dépendance d’un ou de deux débouchés commerciaux ; 2. une offensive américaine sur le plan des investissements utilisant le Maghreb et le Moyen-Orient comme rampe de lancement pour s’attaquer au marché européen élargi en offrant une gamme de produits à plus haute valeur ajoutée ; 3. et surtout une concurrence asiatique plus aiguë sur le marché arabe du Moyen-Orient et du Maghreb. Déjà, dès 2004, les échanges Chine/pays arabes totalisaient 36,7 milliards de dollars et le ministère chinois du commerce voudrait porter ce chiffre à 100 milliards en l’espace de cinq ans. Le stock des investissements chinois représentait, au cours de la même année, 5 milliards. En nous limitant à l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye + Égypte), les échanges de la Chine avec ces pays ne cessent de croître année après année. En 2007, ils se sont établis à 13,9 milliards de dollars contre 10,1 milliards un an auparavant. La Chine est désormais le premier fournisseur de l’Égypte, le troisième de l’Algérie, du Maroc et de la Libye et le septième de la Tunisie. Certes ces pays ne représentent que 3,4 % des échanges chinois en 2007, mais la Chine y manifeste un intérêt croissant comme l’attestent les visites du président chinois, Hu Jintao, en Algérie et en Égypte (2004), puis au Maroc en 2006. En revanche, c’est le président taïwanais, Chen Shui Bian, qui est reçu en Libye en mai 2006. On ne compte plus les projets où les Chinois sont impliqués en Afrique du Nord (construction, autoroutes, exploration pétrolière et gazière, fourniture de technologies pour les opérateurs téléphoniques). Certes, les investissements chinois dans la zone demeurent modestes, mais il ne fait pas de doute qu’ils vont augmenter au fil des années pour approvisionner le marché chinois en produits énergétiques, profiter de la taille du marché local (150 millions d’habitants), ou simplement comme tremplin pour profiter de l’opportunité qu’offre le marché unique européen. Ainsi il paraît que, plus que les États-Unis, ce sont surtout la Chine et l’Asie tout entière qui constituent les vrais concurrents de demain dans ce que l’Europe avait toujours considéré comme son arrière-cour. Certes du point de vue arabe, c’est une évolution plutôt positive et d’ailleurs souhaitable : diversifier les marchés pour atténuer la verticalité de leurs relations avec le seul marché communautaire. Mais du point de vue européen, cette évolution paraît inquiétante car, progressivement, l’Europe pourrait perdre les avantages construits et se faire « doubler » par les nouveaux arri-
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vants. Or, ce qui dessert la politique européenne dans la région c’est le télescopage d’initiatives diverses (Processus de Barcelone, Politique de Voisinage, Union pour la Méditerranée) présentées comme novatrices, mais qui ne parviennent pas à sortir des sentiers battus, à savoir, la logique commerciale qui se fonde sur l’accroissement des échanges et non sur la convergence, la solidarité et le co-développement. Tab le au 3. Investissements directs asiatiques dans les pays méditerranéens en 2003 Pays d’accueil
Entreprise/ investisseur
Origine
Projet
Secteur
Emplois créés
Algérie
CNPC
Chine
Construction d’une nouvelle raffinerie de pétrole dans le Sahara
Énergie
350 MEUROS
Égypte
ZuariChambal
Inde
Implantation d’une usine de fertilisants
Chimie, plasturgie
Israël
Samsung
Corée du Sud
Le géant coréen de la communication ouvre un nouvel établissement à Herzliya.
Électronique, grand public
Israël
D Link
Taiwan
Ouverture d’un bureau
Opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès Internet
5 emplois créés
Maroc
Blue Star Apparel
Hong-Kong
Investissement Hongkongais dans la confection d’articles d’habillement et prêt-à-porter à Casablanca
Textile, habilement, luxe
284 emplois créés
Le constructeur automobile malaisien Perushuaan Otomobile Nasional Bhd va ouvrir une usine d’assemblage en Syrie.
Constructeurs automobiles et équipementiers
Syrie
Proton
Malaisie
Syrie
Fujiaire
Malaisie
Turquie
Hyandai
Corée du Sud
Inauguration d’un nouveau centre de production pour Hyundai Accent
Constructeurs automobiles et équipementiers Constructeurs automobiles et équipementiers
200 MEUROS
Verre, bois, papier, édition, minéraux, céramiques
84,6 MEUROS
Un fabricant de climatiseurs Ameublement et thaïlandais investit en Égypte, Syrie équipement du foyer et Irak.
Turquie
Toyota
Japon
Augmentation de capacité pour la production de certains nouveaux modèles de la gamme Toyota Corolla
Turquie
Lunan Paper
Chine
Construction d’une usine à papier
Source : AFII-Anima, 2004.
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37
3 chapitre
L’Accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis
I
l a fallu quatre ans seulement, de 2002 à 2006, pour que l’Accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis soit proposé (2002), négocié (2003), signé (2004), ratifié (2004) et entré en vigueur (2006). À titre de comparaison, la négociation des Accords d’Association entre l’Union européenne (UE) et le Liban et la Syrie a pris près de neuf ans dans le cas du Liban et dix ans dans le cas de la Syrie, tandis que la négociation sur un Accord de libre-échange entre l’UE et le Conseil de Coopération du Golfe dure depuis 1989. Je voudrais dans cette brève esquisse, rappeler le contexte général, analyser le contenu de l’Accord, les réactions qu’il a suscitées et faire un premier bilan de son application. J’ai analysé dans le chapitre précédent, plus en détail, les facteurs qui ont poussé les États-Unis à s’engager dans une véritable offensive commerciale dans le Monde arabe à partir de 2001, notamment l’érosion de la position commerciale des États-Unis dans les pays arabes et méditerranéens. Cette érosion s’expliquerait non seulement par la méfiance croissante des Arabes par rapport à l’unilatéralisme américain et leur alliance indéfectible avec Israël, mais aussi et surtout par la place privilégiée de l’Europe sur le marché arabe et méditerranéen, consolidée par le partenariat euroméditerranéen (1995) et attestée par un taux élevé des échanges entre les pays méditerranéens et arabes avec l’UE, dépassant 50 % (pour les pays méditerranéens) et 40 % (pour l’ensemble des pays arabes). Ceci explique sans doute pourquoi les échanges européens avec les pays de la zone EuroMED représentent, en moyenne, plus de cinq fois les échanges américains. Les conclusions que tirent analystes et responsables politiques américains de ces constats sont claires : l’UE détient en la Méditerranée un marché
L’A C C O R D D E L I B R E - É C H A N G E E N T R E L E M A R O C E T L E S É T A T S - U N I S
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captif particulièrement juteux. C’est d’autant plus inquiétant que les ÉtatsUnis sont, par ailleurs, en train d’être pris de vitesse, surtout au MoyenOrient, par des pays asiatiques, notamment le Japon et la Chine. C’est dans ce contexte, marqué également par les retombées du 11 septembre 2001 et la perspective de la fin des accords multifibres (à partir du 1er janvier 2005) qu’il convient de situer le début des négociations entre les États-Unis et le Maroc pour conclure un accord de libre-échange.
1. L’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE MAROC/ÉTATS-UNIS L’érosion de la position commerciale des États-Unis dans le monde arabe se faisait jour au moment où certains pays alliés de l’Amérique dont la Jordanie, le Maroc, l’Égypte, éprouvaient le besoin de diversifier leurs marchés d’exportations afin d’accroître leurs opportunités et de minimiser les effets perçus comme négatifs de l’Élargissement de l’UE en matière de détournement d’investissement et de commerce et les perspectives inquiétantes de l’entrée en vigueur, au 1er janvier 2005, des nouvelles règles de l’Organisation mondiale du commerce, avec tout ce que cela induit comme nouvelles compétitions, notamment dans le secteur textile. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’empressement du Roi du Maroc, Mohammed VI, lors de sa visite aux États-Unis, en avril 2002, d’accepter l’offre du président Bush d’engager les négociations en vue de la signature d’un Accord de libre-échange. En effet, dès l’été 2002, le Maroc nommait un secrétaire d’État pour assurer la coordination de la négociation. Tandis que le président Bush mettait sur pied, en novembre 2002, une équipe américaine de négociateurs, présidée par Catherine Novelli. Dès le 21 janvier 2003, les négociations débutent à Washington. Engagées dans un climat rendu lourd par la perspective de l’invasion américaine de l’Irak et par « la réaction ouvertement hostile » des partenaires européens du Maroc, notamment la France. Najib Akesbi1 rapporte les propos tranchants du ministre délégué français au Commerce extérieur, pour lequel « un accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis serait incompatible avec l’approfondissement des relations économiques avec l’UE ». Position que le représentant américain au commerce, Robert Zoellick, a dénoncée comme « vision rétrograde ». Et pourtant, en dépit de l’invasion de l’Irak et la mauvaise humeur de l’UE, les négociations se poursuivent à un rythme accéléré : onze groupes de travail planchent sur les dossiers thématiques. Les blocages – notam1. N. Akesbi, « Accord de libre-échange Maroc-États-Unis : un volet agricole lourd de conséquences », in Région et Développement, n° 23, 2006.
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ment sur les produits agricoles, le textile, les médicaments et la propriété intellectuelle – sont vite levés, sans doute trop vite, car il y avait des deux côtés un réel désir de faire aboutir la négociation le plus tôt possible. C’est chose faite en 2004. Après neuf « rounds » de négociations qui ont duré près de quatorze mois (janvier 2003-mars 2004), le tout est ficelé : l’Accord de libre-échange est conclu le 2 mars 2004 à Washington, signé le 15 juin dans la même ville, ratifié par les deux Chambres américaines les 21 et 22 juillet. Moins d’un mois après, le 17 août, le président Bush signe le décret d’application. C’est le deuxième Accord de ce genre entre les États-Unis et les pays arabes, après celui avec la Jordanie.
2. LES RÉACTIONS À L’ACCORD Comme on pouvait s’y attendre, les Américains ne dissimulent guère leur satisfaction. L’accord est salué, par Robert Zoellick, comme « la première pierre » dans leur projet du Grand Moyen-Orient, « le meilleur accord conclu avec un pays émergent », « un exemple concret de l’engagement américain à soutenir des sociétés musulmanes ouvertes et prospères »2. Du côté marocain, le ministre Taieb Fassi Fahri, secrétaire d’État marocain aux Affaires étrangères et à la Coopération souligne les nouvelles opportunités qu’offre l’Accord pour l’économie marocaine en matière d’accès à un marché dynamique de 300 millions d’Américains, d’encouragement des flux touristiques, d’attractivité des investissements américains, de diversification des marchés d’exportations. Mais il doit faire face à une fronde des médias et des organisations de la société civile qui lui reprochent « l’opacité » des négociations, l’absence de débat politique, les concessions accordées avec « légèreté ». La contestation de certaines organisations marocaines de l’Accord de libre-échange s’amplifie au fil des mois qui suivent sa signature. Certains opposants mettent en avant une objection de principe : on ne négocie pas avec une puissance impériale qui tourne le dos aux droits des Arabes et se montre insensible aux souffrances du peuple palestinien et qui impose au Maroc « une nouvelle forme de colonialisme », comme l’affirme Mahdi ElManjara3. D’autres doutent de son opportunité : « pourquoi négocier avec une puissance qui envahit l’Irak et qui, de surcroît, se présente comme l’axe du Bien » ? Tandis que d’autres encore dénoncent « les concessions hâtives » faites par le gouvernement marocain et qui vont au-delà des standards requis par l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Ainsi sont épinglées les concessions suivantes : 2. Cité par L’Intelligent, 15 mars 2004. 3. Cité par L’Économiste, 22 avril 2004.
L’A C C O R D D E L I B R E - É C H A N G E E N T R E L E M A R O C E T L E S É T A T S - U N I S
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1. prolongement de protection par un brevet au-delà de la durée – communément admise – de vingt ans ; 2. acceptation des conditions américaines en ce qui concerne l’accès aux médicaments et à la propriété intellectuelle. La grogne des responsables des organisations de la société civile marocaine est-elle fondée ? Sans doute la réponse à cette question se trouve-t-elle condensée dans cette remarque de Robert Zoellick, le représentant américain, qui s’était vanté d’avoir conclu un accord qui fixe « un niveau inédit et élevé pour la propriété intellectuelle »4. On comprend donc aisément les nombreux Marocains qui voient l’Accord d’un mauvais œil, allant jusqu’à prédire « un avenir sombre » pour leurs industries pharmaceutiques qui pourraient être détruites du fait de la concurrence américaine. Les propos de Stiglitz, Prix Nobel d’économie, tenus quelques jours avant la signature de l’Accord, auraient pu pourtant tirer la sonnette d’alarme. Parlant à Casablanca, le 17 février 2004, Stiglitz a appelé le Maroc à faire preuve de prudence, à ne pas accepter des conditions « non équitables » qui vont au-delà des « standards convenus » par l’OMC, à Doha 2001 (notamment en matière d’accès aux médicaments), à tirer des enseignements des Accords anciens signés par les États-Unis avec le Mexique et le Chili et dont les Américains ont été clairement les principaux bénéficiaires, et enfin à engager un débat public sur les différentes clauses de l’Accord, reprenant ainsi une des principales revendications de la coalition marocaine pour le gel des négociations (communiqué du 16 février 2004). Chose surprenante : la France qui, d’habitude, rechigne à « sermonner » le Maroc pour ne pas encourir le reproche de paternalisme suranné, n’hésite pas, par la voix de Jacques Chirac, à dénoncer « le chantage immoral » de l’administration américaine. Et pourtant, ni la mobilisation d’une quarantaine d’ONG marocaines regroupées en coalition, ni les mises en garde répétées de Joseph Stiglitz, ni les inquiétudes émises par certains industriels marocains (surtout dans le secteur des médicaments), ni, a fortiori, la dénonciation de l’Accord par Chirac et des responsables français n’ont réussi à infléchir la position des négociateurs marocains.
4. Cité par Action 93, 15 mai 2004.
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LES PRINCIPALES DISPOSITIONS DE CET ACCORD
•••
Les produits agricoles L’Accord prévoit une ouverture progressive qui prend en considération la production nationale et les besoins du secteur. Dans ce sens, des plafonds maximum ont été fixés, prenant en considération les besoins annuels du pays avec des périodes transitoires et des schémas de démantèlement allant jusqu’à vingt-cinq ans. En contrepartie : un accès libre et immédiat est prévu pour des produits marocains frais ou en conserve tels que la clémentine, les fleurs, les olives et tomates. Cet accès libre concerne également tous les produits agro-industriels avec ou sans quota (500 tonnes pour les concentrés de tomates).
•••
Les produits industriels Un traitement asymétrique est prévu en faveur des produits marocains ; ainsi, contre un accès libre et immédiat à la quasi-totalité des produits industriels marocains et des produits de la pêche (98 %) : sur 7 052 positions du tarif américain, 6 966 seront exonérées dès l’entrée en vigueur de l’Accord. Quant à l’accès des produits américains au marché marocain, l’Accord prévoit une exonération des droits de douane à l’entrée en vigueur de l’Accord pour 58 % des positions tarifaires. Le reste sera démantelé sur une période maximum de neuf ans.
••• Les textiles
L’Accord prévoit trois listes symétriques : • une liste à 0 % des droits de douane dès l’entrée en vigueur de l’Accord ; • une liste de quarante-trois produits qui seront soumis à 0 % des droits de douane dans la limite d’un contingent, qui sera augmentée de 25 % chaque année pendant cinq ans ; • le reste des produits sera démantelé d’une manière symétrique sur six ans avec 50 % de réduction dès la première année. ••• Règles d’origine
Allégement des procédures douanières ; 35 % ad valorem pour les produits industriels hors textiles ; Règles spécifiques pour les produits agricoles et pour les produits textiles ; Règles spécifiques pour certains produits industriels (câbles électriques et certains produits chimiques et métallurgiques) ; – Cumul bilatéral. – – – –
L’A C C O R D D E L I B R E - É C H A N G E E N T R E L E M A R O C E T L E S É T A T S - U N I S
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••• Commerce des services/investissements
Le Maroc s’est assuré que le traitement qui sera réservé à ses investisseurs et à ses fournisseurs de services, au niveau de l’accès au marché américain, soit au moins égal à celui accordé à d’autres partenaires déjà liés aux ÉtatsUnis par des accords de libre-échange. S’agissant de l’accès au marché marocain, le Maroc a pu obtenir les résultats suivants : – la sauvegarde des monopoles existants (OCP, ONE, ONCF, monopoles communaux…) ; – la limitation de l’accès au marché marocain, pour certains secteurs sensibles, aux sociétés de droit marocain ; – l’octroi de la priorité aux nationaux pour la majorité des services professionnels. Par ailleurs, le Maroc a fait des réserves concernant certains secteurs très sensibles qui lui permettent de maintenir ou d’adopter (dans le futur) toute mesure de régulation de ces secteurs. Enfin le Maroc a demandé et obtenu une période transitoire de deux ans, pour certains secteurs méconnus ou non réglementés. En ce qui concerne les services financiers, le Maroc a pu garder une marge de manœuvre pour : – le contrôle des grandes banques : le Maroc s’est réservé le droit de ne pas autoriser une prise de contrôle d’une grande banque marocaine par le capital étranger ; – la réglementation future des services financiers : le Maroc s’est assuré la faculté d’introduire de nouvelles restrictions à l’accès au marché dans le futur, pour les services financiers non réglementés à la date de signature de l’accord ou des nouveaux services financiers ; – l’octroi d’avantages aux institutions financières publiques : le Maroc conserve la prérogative d’accorder des avantages aux institutions financières publiques, sans les élargir au secteur privé.
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L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
La ratification de l’Accord par le Parlement marocain a débuté le mercredi 5 janvier 2005. Assez étrangement, sous prétexte que l’Accord et les annexes s’étalent sur 1 600 pages, seuls les groupes parlementaires ont pu disposer d’une copie papier. Quant aux trente et un membres de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre basse marocaine, ils ont reçu chacun un « cédérom » alors que de nombreux députés ne savent pas manipuler un ordinateur, ironise Lahsen Daoudi, vice-président du groupe islamiste à l’Assemblée5. Finalement le texte est adopté le 13 janvier par la Chambre des députés et le 18 janvier par le Sénat, sans que soit élucidée la question épineuse de la couverture géographique de l’Accord. En effet, alors que Zoellick avait affirmé que l’Accord ratifié par les États-Unis le 22 juillet 2004, concernait « le territoire du Maroc reconnu internationalement » et « n’incluait pas le Sahara Occidental », le ministre délégué aux Affaires étrangères, Taieb Fassi Fihri, en donnait une interprétation opposée en affirmant que l’Accord couvrait « l’ensemble du territoire marocain y compris les provinces sahariennes du Sud »6. Exemple éclairant du flou artistique qui entoure cet accord controversé. L’opposition à l’Accord Maroc/États-Unis ne s’est pas estompée tout au long de 2005. Les milieux européens, en particulier, continuaient à y voir un risque de diversion des échanges. De sorte que, dans un entretien à la veille de la visite du Roi Juan Carlos au Maroc, en janvier 2005, le Roi Mohammed se montre excédé par les critiques. « Nous Marocains, sommes obligés de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier », dit-il, avant d’ajouter « il s’agit d’une initiative qui vient compléter et non se substituer aux accords signés entre le Maroc et l’UE ». C’est une « décision qui relève de la souveraineté du Maroc », renchérit-il, en affirmant ne pas comprendre « que certains milieux en Europe aient réagi négativement à cet accord signé avec les États-Unis », pays qu’il qualifie de « pays ami » avec lequel le Maroc entretient « des relations excellentes »7.
3. PREMIER BILAN ÉCONOMIQUE Le Maroc n’est pas le Mexique − il est distant des États-Unis de plusieurs milliers de kilomètres − n’a pas de population immigrée aux États-Unis comme en Europe et est un partenaire commercial quasi insignifiant. Fin 2005, le Maroc était le 79e marché à l’exportation des États-Unis en échanges de marchandises et le 89e marché à l’importation des États-Unis : le commerce des marchandises ayant totalisé 989 millions de dollars en 2005. 5. Le Monde, 8 janvier 2005. 6. Le Nouvel Observateur, 19 janvier 2005. 7. Entretien dans El Pais, 16 janvier 2005.
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APERÇU GLOBAL SUR LE COMMERCE
••• Les exportations
Les exportations de marchandises des États-Unis vers le Maroc en 2005 s’élevaient à 528 millions de dollars, en augmentation de 1 % (524 millions de dollars) par rapport à 2004 et en hausse de 29 % par rapport à 1994 (l’année précédant le cycle de l’Uruguay). Les cinq premières catégories d’exportation en 2005 se présentaient ainsi : les avions (166 millions de dollars), les céréales (82 millions de dollars), les machines (55 millions de dollars), les graines, semences et fruits divers (les graines de soja) (63 millions de dollars), la machinerie électrique (25 millions de dollars), aliments de bétail (17 millions de dollars). Les exportations de produits agricoles des États-Unis vers le Maroc s’élevaient à 165 millions de dollars en 2005. Parmi les catégories principales : le maïs (94 millions de dollars), le sucre (16 millions de dollars) et les graines de soja (95 millions de dollars). ••• Les importations
Les importations de marchandises marocaines par les États-Unis s’élevaient à 443 millions de dollars en 2005, en baisse de 14 % (62 millions de dollars) par rapport à 2004, et en hausse de 130 % depuis 1994. Les cinq premières catégories d’importation en 2005 se présentaient ainsi : la machinerie électrique (107 millions de dollars), le sel, le soufre, la terre et la pierre (le phosphate de calcium) (94 millions de dollars), le combustible minéral (45 millions de dollars), l’habillement tissé (37 millions de dollars) et les viandes, poissons préparés (23 millions de dollars) et les conserves (olives) (23 millions de dollars). Les importations de produits agricoles marocains par les États-Unis s’élevaient à 88 millions de dollars en 2005. Parmi les catégories principales : le poisson, les olives et l’huile d’olive. ••• La balance commerciale
La balance commerciale des États-Unis avec le Maroc était excédentaire de 85 millions de dollars en 2005.
Tab le au 1. Les échanges de marchandises des États-Unis avec le Maroc (millions de dollars) Années
46
1985
1990
1994
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
Balance commerciale
240
386
217
218
180
82
– 152
173
83
9
85
Exportations
279
495
409
561
566
523
282
565
468
524
528
Importations
39
109
192
343
386
441
435
392
385
515
443
L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
L’entrée en vigueur de l’Accord, initialement prévue pour 2005, a été postposée, notamment en raison du dépôt tardif d’un projet relatif à la propriété industrielle censé tenir compte des « exceptions culturelles » du Maroc. Finalement, ce projet n’a été examiné et adopté par les deux Chambres que le 20 décembre 2005. Le chemin est donc aplani pour l’entrée en vigueur de l’Accord le 1er janvier 2006. Le Maroc devient ainsi le premier État Africain et le deuxième pays arabe (après la Jordanie) à avoir un Accord de libre-échange avec les États-Unis. Justifiant l’entrée en vigueur de l’Accord, Mohamed Benayad, secrétaire général du Conseil national du Commerce extérieur, reconnaît sa dimension politique et ne cache pas sa frustration par rapport aux résultats de l’Accord d’Association entre le Maroc et l’Union européenne. « Les promesses faites pour la mise à niveau des entreprises n’ont pas été tenues, la mise en place des systèmes de financements s’est révélée kafkaïenne et nous n’avons pas eu la contrepartie attendue ». On pourrait déduire de ces remarques que l’Accord Maroc/États-Unis serait une réaction à la perception d’un échec de l’Accord Maroc/UE. Benayad s’en défend, bien qu’il reconnaisse l’intérêt du Maroc à diversifier ses partenariats et ses marchés dans une économie de plus en plus mondialisée. « Il n’y a pas que l’Europe » affirme-t-il, ajoutant qu’« il faut aller ailleurs qu’en Europe »8. On ne peut être plus explicite. Ce que Benayad ne dit pas c’est le risque d’un Accord global – qui concerne aussi bien l’agriculture que les industries et les services – entre deux économies au niveau de développement si asymétrique. Une chose est cependant certaine : à partir du 1er janvier 2006, 98 % des produits industriels marocains entrent sur le marché américain en exonération des droits de douane. Mais globalement, au premier semestre 2006, le Maroc exporte 1,8 fois moins (193,8 millions de dollars) que ce qu’il importe des États-Unis9. Ainsi les exportateurs américains sont dans une meilleure position. En outre, la structure des exportations marocaines fait apparaître la prédominance du secteur textile : il y a donc un risque réel de voir le Maroc se spécialiser dans des marchés industriels de faible valeur ajoutée (textile) et de faible teneur technologique induisant un déséquilibre, en défaveur du Maroc, du commerce des produits industriels. Cela vaut également pour le secteur des services où il y a un risque réel de voir les banques marocaines, le secteur des assurances voire celui du transport et des médias passer sous le contrôle de sociétés américaines et cela en dépit des clauses de sauvegarde. Pragmatiques, les Américains se mettent rapidement à l’ouvrage pour que l’Accord Maroc/États-Unis soit autre chose qu’une coquille vide. Dès juin 2006, the « US Agency for international Aid » (USAID) en partenariat avec le ministère marocain du Commerce et de l’Industrie (MICMANE) 8. Libération (de Casablanca), 9 janvier 2006. 9. L’Économiste, 17 août 2006.
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lançait le projet « Marocco New Business Opportunities » (27 juin 2006). Ce projet vise à familiariser les exportateurs marocains au fonctionnement du marché américain. Car il faut bien reconnaître que la tendance des exportations marocaines vers le marché américain était plutôt à la baisse durant les cinq premiers mois de 2006 (-1,2 % par rapport à 2005). Pendant la même période (janvier-mai 2006), les exportations américaines vers le marché marocain enregistraient une croissance de 8,8 % par rapport à la même période en 2005, confirmant ainsi les craintes d’une relation déséquilibrée. En 2006, la part des États-Unis dans les échanges du Maroc atteint à peine 353 millions de dollars, soit 3 % du total des échanges, un pourcentage dérisoire comparé aux Échanges Maroc/Union européenne (+ 55-60 %). Cela situe les États-Unis, en 2006, au septième rang en tant que fournisseurs du Maroc et au huitième rang en tant que clients.
CONCLUSION Le Maroc est une pièce maîtresse dans la stratégie d’expansion économique des États-Unis en Afrique. Comme le rappelle Yahia Zoubir en juillet 2006 : le Maroc est un pilier des États-Unis au Maghreb10. Ce n’est donc pas un hasard s’il est le premier État africain à signer un accord de libre-échange avec les États-Unis, tout comme la Jordanie est le premier État arabe à signer un accord du même genre. Ce traitement privilégié tient à l’alliance traditionnelle du Maroc avec les États-Unis pendant la période de la guerre froide, à son soutien à la guerre du Golfe en 1991, à son « rôle de rempart » contre « le terrorisme international », à sa position jugée par Washington comme modérée concernant le conflit israélo-arabe, à son rôle potentiel de pont naturel vers l’Afrique et à l’ouverture progressive de son système politique. L’idée qui fonde l’approche américaine des partenariats économiques, comme celui avec le Maroc, est que les réformes économiques et politiques, couplées au libre-échange, à une gouvernance judicieuse et des programmes d’aides ciblés et évalués à l’aune de leurs résultats, doivent favoriser le développement économique et l’intégration sociale, réduisant ainsi les risques d’insécurité et l’instabilité 11. L’objectif est louable et il rejoint les postulats du partenariat euro-méditerranéen. Sauf que les enchaînements ouverture économique/réforme politique/attractivité/stabilité/sécurité risquent de ne pas être aussi automatiques. 10. Y. Zoubir, « La politique étrangère américaine au Maghreb : constances et adaptations », in Journal d’Études des Relations Internationales au Moyen-Orient, vol. 5, n° 1, 2006. 11. Ch. Deblock, Accord de libre-échange Maroc-États-Unis, conférence prononcée au colloque organisé par la Fondation Abderahim Bonabit, Rabat, 1er mars 2003.
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Il est clair en effet que, dans un contexte de concurrence asymétrique, les gains du libre-échange sont loin d’être également répartis et que le secteur agricole marocain risque d’en être le principal perdant : déjà durant les six premiers mois de 2006, les exportations américaines de céréales au Maroc ont connu un bond de 50 %. En outre les coûts d’ajustement risquent également d’être très élevés. « L’intégration compétitive » dans l’économie mondiale dépend très largement du dynamisme économique, du tissu industriel, de la capacité d’adaptation des entreprises nationales aux contraintes des marchés, des mécanismes de régulation et d’une éducation ajustée aux besoins du marché. Et on ne peut pas affirmer aujourd’hui que le Maroc répond à ces critères pour pouvoir exploiter le potentiel d’un Accord de libre-échange avec une économie postindustrielle comme l’économie américaine.
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4 chapitre
Le Partenariat économique euro-méditerranéen (1995-2008)
INTRODUCTION
T
reize ans après le lancement du partenariat euro-méditerranéen, à Barcelone en 1995, les bilans vont bon train. Qu’ils émanent des institutions officielles, des instituts de recherche ou des organisations de la société civile, ces bilans sont plutôt réalistes, en demi-teinte, sans éloges excessifs et sans épitaphes. Tous les constats convergent pour souligner l’utilité du partenariat mais aussi son insuffisance pour atteindre les objectifs fixés : une zone de paix et de stabilité (premier volet), croissance et prospérité (deuxième volet), dialogue social et culturel (troisième volet). D’abord un volet politique plutôt riche en réunions mais maigre en réalisations : la signature de la Charte pour la Paix et la Stabilité renvoyée aux calendres grecques, la contamination du Processus de Barcelone par le pourrissement du conflit israélo-arabe, la mise sous le boisseau de la « conditionnalité » démocratique et du respect des droits de l’homme, soit par crainte d’un « raz-de-marée islamiste », soit par souci de ménager des États qui se présentent comme les « garants de la stabilité » face à la menace terroriste. Ensuite un volet culturel qui demeure le parent pauvre du partenariat au point de nécessiter la mise sur pied par l’ex-président de la Commission, Romano Prodi, d’un groupe des sages pour le dialogue des cultures en Méditerranée, afin de proposer de nouvelles pistes en vue de réactiver ce partenariat. Enfin un volet économique et financier dont le bilan semble pour le moins mitigé : réformes fiscales lentes, mise à niveau limitée, montée en
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gamme de produits faible, financement inadéquat, investissements extérieurs modiques, et croissance économique souvent capricieuse et toujours insuffisante pour être créatrice d’emplois. Ce texte s’attache surtout à dresser un bilan succinct du volet économique et financier du Partenariat euro-méditerranéen (PEM).
1. DE LA POLITIQUE GLOBALE MÉDITERRANÉENNE AU PARTENARIAT EURO-MÉDITERRANÉEN Rappelons que les relations de l’UE avec les pays méditerranéens depuis le Traité de Rome (1967) ont été fondées sur des « accords commerciaux » puis, depuis 1972, encadrées d’abord par la « Politique globale méditerranéenne » (1972-1992) et ensuite par la « Politique méditerranéenne rénovée » (1992-1995). La signature de la Déclaration de Barcelone (1995) rompt avec la tradition des préférences commerciales en prévoyant l’instauration progressive d’une Zone de libre-échange (ZLE) à l’horizon 2010, entre l’UE et douze pays partenaires méditerranéens (PPM) qui, à l’exception d’Israël, Chypre et Malte, étaient qualifiés de « pays à revenu intermédiaire ». La Libye, avec ses 1 700 km de côte méditerranéenne, n’est pas invitée à se joindre au processus pour cause d’embargo, et d’ailleurs, elle n’y est pas intéressée. L’objectif ne manque pas d’ambition tant les relations entre l’UE (quinze membres en 1995) et les pays partenaires méditerranéens, PPM, (douze en 1995) étaient marquées par de profondes asymétries (un rapport de richesse allant de un à dix), une grande verticalité des échanges (50 % des échanges des PPM se font avec les pays de l’UE contre 3 à 4 % en sens inverse), un taux d’endettement des PPM élevé (± 250 milliards de $) et une faible attractivité des investissements (± 2 % du total des investissements directs étrangers). À l’heure des bilans, treize ans après le lancement du partenariat, il faut bien souligner que la démarche européenne répond d’abord à des préoccupations sécuritaires et qu’elle est centrée essentiellement sur le libre-échange industriel. 1.1. D’ABORD LES PRÉOCCUPATIONS SÉCURITAIRES
Au début des années 1990, l’UE constate que le bilan de sa politique à l’égard de la Méditerranée, depuis 1972, a été pour le moins limité, et qu’elle n’a pas su, ou pu, jouer le rôle de locomotive régionale comme ce fut le cas du Japon en Asie. Or c’est dans cette zone méditerranéenne que se trouvent condensés les grands déséquilibres des trois D (développement, démographie et démocratie), les défis (migratoires, écologiques, rareté des res-
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sources hydriques, etc.) et les risques importants (déstabilisation des États, conflits de voisinage, revendications territoriales, poussées identitaires, éclatement des solidarités territoriales, fondamentalisme religieux et crispation culturelle). Ces déséquilibres, défis et risques interpellent l’UE du fait de leur accumulation et de leur concomitance, et cela dans sa zone immédiate de proximité. L’UE prend la mesure de l’ampleur des enjeux, et pressent le danger que recèle, pour elle, un trop grand écart de développement entre les deux rives de la Méditerranée. Il devient dès lors impératif, pour des raisons qui tiennent à sa propre sécurité, d’accélérer le rythme de développement économique, d’améliorer les conditions de vie des populations, d’augmenter le niveau d’emploi et de promouvoir l’intégration régionale, dans son voisinage immédiat sud-est méditerranéen. La nécessité de concevoir une autre politique devient plus pressante au début des années 1990, suite à des événements multiples qui bouleversent la donne géopolitique locale, régionale, voire mondiale, et qui surviennent à un moment où l’espace méditerranéen élargi se trouve livré à lui-même, en proie à de multiples convulsions internes et condamné à une marginalisation inquiétante dans l’économie mondiale, alors que la politique européenne se recentre sur les pays de l’Europe orientale et centrale. Très rapidement, l’UE redécouvre, dans toute leur acuité, les conséquences négatives d’une marginalisation durable de la zone méditerranéenne et décide d’œuvrer à la mise en place d’une vaste zone économique comparable aux grandes zones en Asie-Pacifique (APEC), en Amérique du Nord (ALENA) et en Amérique latine (MERCOSUR). Le partenariat euro-méditerranéen répond donc à une volonté de relancer le développement économique de la Méditerranée et de rééquilibrer la politique de l’UE dans les deux zones prioritaires qui affectent sa sécurité : la Méditerranée et l’Europe centrale et orientale. 1.2. ÉCHANGE INDUSTRIEL
C’est à Barcelone que s’organise, fin novembre 1995, la réunion inaugurale du partenariat euro-méditerranéen, appelé aussi « Processus de Barcelone ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’abord d’un contrat lâche, peu structurant pour les acteurs publics et privés, fondé sur une intégration faible (shallow integration), axée sur la libéralisation des biens, surtout industriels. Dès le départ, on écarte toute perspective d’adhésion, avec sa force d’entraînement, et on ne se place pas, non plus, dans un schéma de convergence économique, nécessitant l’intégration de l’acquis communautaire. Pour soutenir sa stratégie, l’UE s’adosse sur deux instruments : une zone de libre-échange (ZLE) et un nouvel instrument financier (MEDA).
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La zone de libre-échange signifie la libéralisation des marchés et son corollaire : démantèlement des tarifs douaniers, et privatisation. Quant au programme MEDA, il s’appuie autant sur des aides sur ressources propres (± 10 milliards d’euros entre 1995-2008) et des prêts de la Banque européenne des investissements (± 12 milliards entre 1995-2008). Tout le dispositif repose cependant sur un régionalisme périphérique, qui renvoie au modèle en moyeu et rayons, « hub and spokes », où l’Europe se trouve au centre et la Méditerranée est renvoyée à sa condition de périphérie dépendante. En lançant le partenariat euro-méditerranéen, l’UE espérait atteindre, par un effet cliquet, trois conséquences : – Promouvoir les réformes économiques des pays PPM par leur exposition au choc de l’ouverture et de la concurrence. Ces réformes étaient censées casser les rigidités réglementaires, assurer une stabilité macroéconomique, donc accélérer la croissance (jusqu’à 7 % par an), ce qui aurait pour effet de créer au moins 3 millions de nouveaux emplois pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail. Dans cette perspective, la jeunesse serait moins incitée à émigrer et par conséquent, la pression migratoire en Europe s’en trouverait allégée. – Impulser l’intégration horizontale Sud-Sud, supposée être un sousproduit naturel de l’ouverture, pour accroître les échanges intra-régionaux (les plus faibles du monde avec seulement 7 à 8 % du total des échanges) et surmonter les handicaps de la similitude des structures économiques, la fragmentation des marchés, l’atonie du secteur privé et l’apathie de systèmes politiques. – Accroître l’attractivité de la Méditerranée pour les investissements directs étrangers, supposés découler de l’effet d’annonce du partenariat euro-méditerranéen. Comme le soulignent les différents Rapports du Réseau des Instituts économiques euro-méditerranéens, Femise, sur ces trois plans, les attentes ont été déçues : la libéralisation commerciale n’a pas eu l’effet de levier attendu. En effet, si globalement on a constaté une certaine stabilisation macro-économique, et une maîtrise de l’inflation, une augmentation du PIB par habitant, exprimé en Parité de Pouvoir d’achat (sigle anglais PPP), dans beaucoup d’autres domaines, notamment la construction d’avantages comparatifs, la dé-protection, la montée en gamme des produits, l’intégration Sud-Sud, la diminution de la pression migratoire, l’incitation aux investissements étrangers, le développement du secteur privé, la gouvernance administrative et institutionnelle, et a fortiori la participation réussie à la mondialisation, le bilan est en demi-teinte, voire carrément négatif. On a certes assisté à un accroissement des flux d’investissements directs en fin de période (2004-2007) dans tous les pays sans exception, mais leur
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concentration dans les secteurs tels que le tourisme, les télécommunications et l’énergie n’a pas contribué à améliorer le marché de l’emploi, à diminuer les taux de chômage (y compris le chômage des jeunes diplômés) et à diversifier l’économie. De même les échanges de biens ont enregistré une augmentation notable entre 1995 et 2007. Mais, comme l’on pouvait s’y attendre, les importations ont réagi davantage à l’ouverture que les exportations, ce qui signifie que le solde commercial est demeuré positif pour l’UE, sans discontinuer depuis 1995, même s’il a évolué en dents de scie en raison de la volatilité des taux de croissance des PPM et surtout de la flambée, depuis 2004, des prix du pétrole et du gaz. Cet état de fait s’explique par deux éléments : le premier c’est qu’un partenariat asymétrique avantage toujours le plus fort, en l’occurrence l’UE, et le deuxième c’est que le désarmement tarifaire concerne pour l’essentiel les PPM, « ceux-ci ayant déjà un accès au marché européen pour les produits manufacturés »1. Ainsi, globalement, le bilan économique est loin d’être satisfaisant. En disant cela, il ne s’agit nullement d’incriminer le projet lui-même dont on connaissait à l’avance la portée limitée, mais d’identifier les failles dans les politiques européennes et méditerranéennes, et les goulots d’étranglement dans la gestion du projet, voire l’incohérence de l’ensemble du dispositif libre-échangiste. 1.3. AVANCÉES
Dans son bilan du partenariat euro-méditerranéen, l’UE a généralement tendance à mettre en exergue plusieurs avancées.
1.3.1. Les accords d’association euro-méditerranéens sont signés Il a fallu à l’UE dix ans pour conclure les accords d’association avec les pays méditerranéens. Certains accords ont été rapidement conclus, mais ont été ratifiés avec un certain retard (Tunisie et Maroc en 1996, Israël en 1995). D’autres ont été négociés et conclus à l’arrachée (Syrie en 2004) et pas encore ratifiés.
1. Rapport FEMISE, 2007, p. 3.
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Tab le au 1. Les Accords d’Association euro-méditerranéens Pays méditerranéens
Signature
Algérie Autorité palestinienne Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Libye
22 avril 2002 24 février 1997 25 juin 2001 20 novembre 1995 24 novembre 1997 17 juin 2002 26 février 1996 octobre 2004 17 juillet 1995 observateur
Accord commercial provisoire — — 1er janvier 2004 1er janvier 1996 — 1er février 2003 — — —
Entrée en vigueur 1er juillet 1997 1er juin 2004 1er juin 2000 1er mai 2002 er 1 mars 2003 (a) 1er mars 2000 — 1er mars 1998 (b)
Source : Commission européenne.
Tous les accords soulignent naturellement l’importance du dialogue politique et culturel, mais c’est surtout la libéralisation économique qui en constitue la pierre d’angle. Avec la Turquie, un pas supplémentaire est franchi avec la signature d’« une union douanière ». Depuis octobre 2005, ce pays est même promu au statut de pays candidat. Quant à Malte et Chypre, depuis leur adhésion à l’UE, en mai 2004, ils changent de camp. La configuration 15 + 12 de 1995 est désormais remplacée par une autre : 25 + 10 (vingt-cinq pays européens + dix pays méditerranéens dont huit pays arabes, la Turquie pays candidat et Israël qui a déjà une zone de libre-échange avec l’UE). Depuis 2007, nouveau changement du périmètre puisque l’UE passe à vingt-sept avec l’admission de la Roumanie et de la Bulgarie, tandis que les PPM repassent à douze avec l’intégration de l’Albanie et de la Mauritanie au Processus de Barcelone. Désormais le Processus de Barcelone inclut vingt-sept pays de l’UE et douze pays MED, dont neuf pays arabes, trois pays non arabes (l’Albanie et Israël), et la Turquie (qui a un statut particulier), soit un total de trente-neuf pays participants.
1.3.2. Les Programmes MEDA I et MEDA II Afin de soutenir les objectifs de Barcelone, l’UE mobilise un double financement : aides sur ressources propres et prêts de la BEI. C’est le programme MEDA I (1995-1999) et MEDA II (2000-2006). L’octroi de ces financements est lié à des « programmes indicatifs nationaux » identifiant les priorités d’intervention pour chaque pays associé. Le financement MEDA prend la forme, entre autres, d’appui aux réformes (aide budgétaire, déve-
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loppement du secteur privé, modernisation du secteur industriel, participation aux investissements d’infrastructure, etc.). Cependant, au cours de la première période (1995-1999), seulement 25 % des crédits engagés sont déboursés et près de 90 % des sommes versées concernent le volet « bilatéral ». Ces deux failles forcent l’UE à mettre sur pied MEDA II afin d’améliorer le ratio engagements/payements, et la déconcentration au profit d’une gestion locale des programmes MEDA par les délégations de l’UE dans les pays associés. Et à dire vrai, les résultats sont plutôt positifs : la gestion est plus efficiente, les délégations de l’UE plus impliquées et le ratio engagements/payements connaît un bond spectaculaire (25 % en 1995, 90 % en 2003). Tab le au 2. Financements bilatéraux MEDA pour la période 1995-2003 Engagements MEDA
Payements Ratio E/P
51 159 35 18 151,8 72,5 53 22
19951995-2004 2004 396,8 104,9 1 039,5 517,2 458,4 351 255,7 104,6 1 333,1 570,6 461,3 381,6 234,7 39 756,6 485,7
26,4 % 49,8 % 76,6 % 40,9 % 42,8 % 82,7 % 16,4 % 64,2 %
504,7
562,3
4 936,1
2 554,6
51,8 %
305,3
95,6
135,3
1 219,8
706,6
57,9 %
603,3
600,3
697,6
6 156
1995
1997
1999
2001
2003
2004
Algérie Égypte Jordanie Liban Maroc Aut. pal. Syrie Tunisie
— — 7 — 30 3 — 20
41 203 10 86 235 41 42 138
28 11 129 86 172 42 44 131
60 — 20 — 120 — 8 90
41,6 103,8 42,4 43,7 142,7 81,1 0,7 48,7
Tot. bilatéral
60
796
643
298
Tot. régional
113
93
133
TOTAL
173
911
797
3 261
%
53 %
* Le tableau ne fournit pas les données relatives à la Turquie. Source : Commission européenne, 2005.
1.3.3. Facilité euro-méditerranéenne d’investissements et de partenariat (FEMIP) Décidée le 18 octobre 2002, dans le cadre de la Banque européenne d’investissements, cette facilité porte déjà ses fruits avec un volume de prêts à 2 milliards d’euros en 2003. La conférence de Naples (10-11 novembre 2003) a donné une nouvelle impulsion à cette facilité. À partir de cette date la FEMIP se déploie dans de nombreux secteurs, depuis les infrastructures jusqu’à l’assistance technique, et dispose même de bureaux au Caire, à Tunis et à Rabat.
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L’énergie et les communications sont particulièrement ciblées par les financements BEI en Méditerranée (avec 32 % et 36,4 % respectivement pour 2002). Malheureusement, la gestion des eaux, pourtant un problème aigu, ne bénéficie que de 2 à 3 % des investissements, tandis que les industries et les PME, secteurs-clé pour la modernisation économique, ne captent qu’à peine 17,3 % du total. La question qui se posera à l’avenir, concerne l’éventuelle constitution d’une filiale avec une participation majoritaire de la BEI, sous le nom de Banque euro-méditerranéenne de développement.
1.3.4. Un soutien à la coopération Sud-Sud Paradoxalement, alors que l’UE consacre à peine 10 % de ses financements à la coopération régionale, elle se réjouit des tentatives d’intégration Sud-Sud, notamment la signature, le 25 février 2004, de l’Accord d’Agadir qualifié d’« ex-croissance » du partenariat euro-méditerranéen. Nul doute que cet accord, signé en présence de Chris Patten, commissaire européen, constitue une étape importante puisqu’il instaure, à partir du 1er janvier 2006, une zone de libre-échange entre les quatre signataires : le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et la Jordanie, soit 125 millions d’habitants. Ce qu’on dit moins est que ces quatre pays n’ont pas de frontières communes et leurs échanges ne dépassent pas 5 % du total de leurs échanges extérieurs. Plus significatif est sans conteste le projet de libre-échange à l’échelle de tout le monde arabe décidé par la Ligue des États arabes en 1997, même si sa réalisation demeure semée d’embûches. Mais il serait abusif de voir dans ce projet interarabe une simple « excroissance » du Partenariat euro-méditerranéen. 1.4. LES ZONES D’OMBRE
Au départ, le partenariat euro-méditerranéen était censé jouer un rôle de catalyseur dans la transformation sociale, économique, et politique des pays méditerranéens à travers une relation privilégiée avec l’UE, mais une série d’évolutions est venue contrarier cette ambition.
1.4.1. Généralisation des partenariats Depuis 1995, l’UE multiplie les accords de libre-échange. Ce plurilatéralisme a pour effet de diluer l’originalité du partenariat euro-méditerranéen. Désormais, l’UE a des accords libre-échangistes avec les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine et aligne son langage sur celui de l’Organisation mondiale du Commerce. Depuis l’ouverture généralisée des marchés, le 1er janvier 2005, l’on peut s’interroger sur la « valeur ajoutée » du partenariat en termes d’ouverture des marchés, voire de compensation aux asymétries.
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En multipliant les partenariats régionaux centrés sur le commerce, l’UE non seulement enclenche un mouvement d’érosion des préférences, mais surtout invite ses partenaires, voire ses concurrents, à la surenchère dans une sorte de régionalisme concurrentiel. J’en veux pour preuve d’abord la concurrence que se livrent les partenaires pour capter les aides européennes ou accroître leur part du marché communautaire, et ensuite l’offensive commerciale américaine en Méditerranée et au Moyen-Orient à travers la signature d’accords de libre-échange avec le Maroc et la Jordanie ou la création de Zones industrielles qualifiées (ZIQ) (comme en Égypte et en Jordanie).
1.4.2. La suppression de l’Accord sur les textiles et les vêtements (ATV) suite à la fin des accords multifibres Couplée à l’intégration de la Chine dans l’OMC et à la concurrence des nouveaux producteurs asiatiques, cette évolution menace l’accès préférentiel sur le marché européen du textile sud-méditerranéen. L’enjeu est de taille car le secteur textile du pourtour méditerranéen totalise en 2004, 82,4 milliards de dollars et représente 200 000 emplois au Maroc, 300 000 en Tunisie et près de 2,5 millions en Turquie. Les effets de l’extinction des quotas textiles pourraient s’avérer catastrophiques pour des pays, comme la Tunisie ou le Maroc, qui ont construit leurs avantages comparatifs sur la sous-traitance, la proximité géographique et les bas salaires.
1.4.3. Des réformes structurelles lentes La modernisation économique modifie les rapports de forces à l’intérieur des sociétés et la répartition de la rente. Ceci explique, en grande partie, le peu d’empressement à approfondir les réformes et les accélérer dans les pays partenaires méditerranéens. En effet, ni les pouvoirs étatiques – qui doivent leur survie à la captation et à la distribution de la rente − ni les bourgeoisies locales qui sont liées au commerce, à la rente foncière et aux relations clientélistes avec les régimes, ni même les syndicats (liés au secteur public) ne manifestent un enthousiasme particulier pour accélérer le rythme des réformes, prétextant qu’il faut donner du temps au temps et que le développement est un processus long et non une simple recette libérale. Face à de telles pesanteurs, le partenariat euro-méditerranéen ne réussit pas à donner le coup de fouet nécessaire pour accélérer la modernisation entamée. Cela est patent dans les projets de « privatisation » où on assiste souvent soit à un passage de l’économie du plan à l’économie du clan, soit à la simple vente de secteurs (comme les télécommunications) à des opérateurs étrangers.
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1.4.4. Une intégration régionale velléitaire Treize ans après la Conférence de Barcelone, le constat est plutôt affligeant. Il n’y a pas d’accroissement des échanges intra-régionaux : 7 à 8 % des échanges des pays partenaires méditerranéens (PPM) se font à l’intérieur de ce groupe contre 50 % avec l’UE (80 % dans le cas de la Tunisie). Les récents accords intra-régionaux, comme celui d’Agadir, sont encore trop récents pour juger de leur efficacité. Tandis que les infrastructures régionales relèvent encore de vœux pieux. L’autoroute Casablanca-Alexandrie demeure largement au stade de projet, même si certains tronçons sont achevés ici et là. Le transport maritime est handicapé par le sous-développement du secteur. Les gazoducs sillonnent les pays comme le gazoduc Algérie-Espagne qui traverse le Maroc mais aucun embranchement n’est prévu pour alimenter l’économie marocaine. C’est le cas du gazoduc AlgérieItalie qui traverse la Tunisie. C’est au regard de tous ces manques qu’il faut, sans doute, apprécier le nouveau projet d’Union méditerranéenne, défendu par Nicolas Sarkozy, puis réintégré dans le giron européen lors du Conseil européen de mars 2008, et enfin rebaptisé « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ».
1.4.5. Des investissements modiques Le partenariat euro-méditerranéen pâtit, depuis son lancement, d’une contradiction que j’appelle macro-micro. J’entends par cela que l’UE s’est fixée, comme objectifs, la paix, la stabilité et la prospérité dans sa ceinture extérieure méditerranéenne, mais l’UE n’est pas en tant que tel un agent économique. Elle peut toujours inciter les investisseurs à s’intéresser à la Méditerranée, ne fût-ce que par les stimulants financiers et l’« effet d’annonce ». Mais en définitive, les vrais agents du développement ce sont les investisseurs. Or ceux-ci sont d’abord intéressés par d’autres facteurs : rentabilité et sécurité de leurs investissements, et attractivité générale de la zone. Or il faut bien le reconnaître, les pays partenaires méditerranéens (PPM) souffrent d’un déficit d’attractivité. C’était déjà le cas en 1995 lors du lancement du Processus de Barcelone. Cela change à peine en 2000 puisque le stock des investissements directs étrangers de l’UE dans les PPM ne dépasse pas 6 % des 460 milliards d’euros détenus par l’UE contre 44 % pour l’Amérique latine, 25 % pour l’Asie, 19 % pour les pays PECO + CEI, et 6 % pour l’Afrique. De plus, Israël à lui seul capte le quart de ce stock, soit 24 % en 2000, contre 17 % pour la Turquie, 19 % pour l’Égypte, 18 % pour la Tunisie et seulement 9 % pour le Maroc. Depuis 2003, les choses semblent s’améliorer si on en juge par le nombre de projets d’investissements recensés par l’observatoire européen des projets d’investissements. En effet, sur 726 projets d’investissements iden-
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tifiés en 2003, les huit pays PECO s’en approprient 451 et les douze PPM : 2752. Mais cette année est plutôt exceptionnelle. Sur une durée plus longue (2000-2004), les PPM (250 millions d’habitants) captent une moyenne de 8 milliards de dollars en IDE, soit l’équivalent des IDE dirigés vers la seule Pologne3. Des incitations financières, des mesures libérales (nouveaux codes d’investissements), des stabilisations macro-économiques réussies, et les premiers frémissements de bonne gouvernance améliorent certes les fondamentaux de l’économie et accroissent quelque peu l’attractivité de la région pour les IDE. Mais globalement, les investisseurs demeurent réticents à s’engager, découragés sans doute par l’exiguïté et la fragmentation des marchés, une perception – souvent d’ailleurs exagérée – d’instabilité politique et sociale, une faiblesse des dispositions juridiques garantissant le respect des contrats, une adaptation lente des législations aux standards internationaux, des qualifications insuffisantes. Certes la proximité géographique constitue un avantage comparatif, mais la baisse des coûts des transports annule, en partie, cet avantage. Cependant, la récente augmentation des prix des carburants pourrait inverser les tendances. Tandis que le coût salarial n’est plus, comme avant, un facteur déterminant dans la captation des investissements étrangers puisque le salaire moyen dans les économies émergentes, surtout asiatiques, est généralement quatre à huit fois moins élevé que dans les PPM. Ainsi, le sous-développement économique, réglementaire, scientifique et juridique, couplé à une fragmentation régionale, une conflictualité récurrente et un régionalisme superficiel (shallow integration), constitue-t-il la première entrave aux investissements étrangers. Mais tous les pays méditerranéens ne sont pas logés à la même enseigne. Ainsi Israël (avec ses 6,5 millions d’habitants et ses 20 000 $/habitant en PPA) engrange, à lui seul, 42 % des IDE dirigés vers les pays méditerranéens en 2003 et détient 24 % des stocks IDE, alors que l’Égypte (avec ses 75 millions d’habitants et ses 4 000 $/h en PPA) n’attire que 3 % des IDE au cours de la même année et accapare seulement 19 % des stocks4. Dans les années 2000, l’UE demeure la principale source des IDE dans la zone5, avec grosso modo les trois quarts des IDE en Turquie (80 %), 75 % des IDE au Maroc et 65 % en Tunisie. Dans les autres pays, la part de l’UE tombe sous la barre de 50 % (30 % en Égypte et 35 % en Algérie). Dans ces deux derniers pays, les États-Unis sont la source, depuis 2002, de près de 45 % des IDE tandis que les capitaux arabes se dirigent principalement vers l’Égypte où ils représentent en 2004 près de 47 % des capitaux étran2. 3. 4. 5.
Observatoire européen, MIPO 2003, cité par DREE, 2003. Rapport Femise, 2005. Idem. Idem.
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gers6, vers les autres pays du Machrek et, de plus en plus, vers les pays du Maghreb. Jusqu’à récemment, une partie importante des investissements se dirigeait vers le secteur touristique, la sous-traitance textile, voire les prises de participation dans le secteur des communications, et généralement étaient modiques. Mais l’examen des derniers projets d’investissements recensés par le remarquable réseau AMINA, fait ressortir quelques évolutions intéressantes7 tant sur le plan des secteurs que des montants : a) En 2005, les investissements hors-UE totalisent 172 milliards d’euros, soit 28 % du total des investissements estimés à 600 milliards. De ces 172 milliards, la région MEDA vient derrière toutes les autres régions du monde avec une part de 3 %.C’est encore dérisoire, mais c’est en progression par rapport à l’an 2000. b) À partir de 2006, les pays MEDA avec leurs 298 millions d’habitants (soit 4 % de la population mondiale) franchissent pour la première fois la barre des 4,5 % des flux mondiaux d’investissements étrangers directs. C’est une évolution positive, quoiqu’il semble qu’à partir de 2007, on assiste à un fléchissement des flux malgré des projets toujours plus nombreux. c) Les pays du Golfe et de l’Union européenne semblent constituer, depuis 2005, les deux piliers des IDE en Méditerranée8 avec 75 % des montants annoncés en 2007 et 67 % des projets. Mais les investissements des pays du Golfe (holdings publics et privés) se concentrent surtout dans l’immobilier résidentiel et touristique et dans une moindre mesure dans l’énergie, le ciment, la métallurgie et la chimie lourde. De plus, souvent la préférence des investisseurs du Golfe est donnée aux projets dits « Greenfield » (création d’actifs neufs) tandis que les investissements d’origine européenne ciblent « des prises de participation » (y compris privatisation) dans des projets existants ou l’implantation de nouvelles capacités de production hors de l’UE tels que l’implantation d’une usine Renault-Nissan à Tanger ou sous-traitance aéronautique d’Airbus au Maroc, et de multiples autres projets ciblant le marché européen ou le marché local. Toutes ces évolutions semblent révéler une nouvelle réorientation qui met en évidence une amélioration de l’attractivité de la région (automobile, agro-alimentaire, énergie, chimie, pharmacie, nouvelles technologies, logiciels et prestations informatiques). Si cette nouvelle tendance devait se consolider, ce serait plutôt un signe positif car cela pourrait susciter un 6. Idem. 7. Cf. Aminaweb.org, notamment l’étude de B. Saint-Laurent, Barcelone, processus inaccompli, décembre 2007. 8. P. Henry, « Les investissements directs étrangers dans la région MEDA en 2007, intégration Euro-MED ou triangle Euro-MED-Golfe », in IEMED-CIDOP : MED-2008, Barcelone, 2008, pp. 59-67.
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effet d’entraînement en termes d’apprentissage industriel, de propagation du savoir-faire, et d’amélioration des qualifications. En dépit de ces évolutions, notamment la diversification des secteurs bénéficiaires des IDE, on n’assiste pas à une augmentation de la part relative des avoirs de l’UE (extra-UE) dans les pays partenaires méditerranéens (PPM) puisque cette part oscille depuis dix ans autour de 1,5 %. Comparée à l’Amérique latine, les douze nouveaux membres de l’UE, et a fortiori la Chine et l’Asie dans son ensemble, la Méditerranée continue à attirer davantage les touristes que les investisseurs européens.
2. LES ÉVOLUTIONS ÉCONOMIQUES DE 1995 À 2008 Au milieu des années 1990, les pays sud-méditerranéens (à l’exception d’Israël) disposaient d’un revenu variant entre 1 000 et 4 000 dollars courants (soit 4 000 et 8 000 dollars en parité de pouvoir d’achat PPA). Globalement les déficits budgétaires étaient maintenus dans des proportions raisonnables, et l’inflation était maîtrisée. Le chômage oscillait entre 12 et 20 % mais le secteur informel jouait le « rôle d’amortisseur ». L’endettement extérieur frisait les 250 milliards de dollars, mais à aucun moment les pays n’ont déclaré leur insolvabilité comme lors de la crise mexicaine de 1982. Sur le plan commercial, hors énergie, tous les pays étaient déficitaires, en particulier à l’égard de l’UE. En 1995 les pays méditerranéens importaient de l’UE pour 45 milliards d’euros (ECU) et y exportaient pour 33,2 milliards, enregistrant un déficit de 12,4 milliards, compensé, il est vrai, par les recettes touristiques et les transferts des immigrés. Les systèmes économiques étaient largement verrouillés avec des niveaux de protection nulle part égalés. Quant à la croissance, elle était, sauf rares exceptions, de l’ordre de 2,8 % en moyenne pour une croissance démographique équivalente voire supérieure, et une croissance annuelle de la force de travail de 3,1 %. La croissance était par ailleurs sensible aux fluctuations des prix des matières premières, et pour les pays à vocation agricole, à la pluviométrie. Bien que bénéficiant d’aides publiques significatives, concentrées, il est vrai, pour moitié sur Israël et l’Égypte, les pays méditerranéens étaient délaissés par les investisseurs internationaux. Malgré cela, les pays méditerranéens avaient un niveau de pauvreté absolue inférieur à celui des autres régions en développement. Au vu de ces éléments, quelles sont les évolutions observées dans les économies méditerranéennes durant les treize dernières années ?
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2.1. DÉVELOPPEMENT DÉMOGRAPHIQUE ET MARCHÉ DU TRAVAIL
Bien que la transition démographique soit largement entamée avec une décrue des indices de fécondité dans tous les pays, la structure pyramidale par âge fait que les jeunes (les moins de vingt ans) constituent près de 50 % de la population. Le différentiel entre mortalité et natalité a fait augmenter la population des PPM de près de 70 millions entre 1995-2008, passant de 190 millions en 1995 à 260 millions en 2008 (dont 62 % pour l’Égypte et la Turquie). Mais surtout l’entrée des jeunes sur le marché de l’emploi a aggravé davantage le problème du chômage, surtout celui des diplômés. Officiellement, le taux de chômage atteint une moyenne de 10,2 % en 20079. À mon sens, c’est une grossière sous-estimation : en réalité, il doit approcher les 15 à 20 % et, pour la catégorie des jeunes, dépasser la barre des 30 %. Au cours des douze prochaines années, il va falloir créer, en moyenne par an, au moins 3 millions d’emplois si on veut maintenir les taux de chômage à leurs niveaux actuels. Cela nécessite une croissance moyenne de 6 à 7 %, niveau qui n’a été atteint par aucun pays partenaire méditerranéen depuis 1995, sauf les rares exceptions de la Turquie (6,1 % en 2006) de la Jordanie (6,3 % en 2006), de l’Égypte (7,1 % en 2007) et de la Tunisie (6,4 % en 2007). 2.2. CROISSANCE ÉCONOMIQUE EN DENTS DE SCIE
Pour mieux apprécier l’évolution économique d’un pays, on recourt habituellement au produit intérieur brut (PIB) par habitant, exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPA) (en anglais : parity of purchasing power PPP). Si on prend la moyenne du PIB par habitant de la région méditerranéenne, considérée comme un ensemble, on constate une légère amélioration entre 1995 et 2004, passant de 3 730 $ en 1995 à près de 5 000 $ en 200410 et 7 778 $ en 200711. Malgré cette petite hausse, l’écart de prospérité (prosperity gap) entre les pays méditerranéens et l’UE est resté le même, puisque le total du PIB méditerranéen (exprimé en PPA) ne dépasse guère 18 % du PIB européen en 2004, et probablement 20 % aujourd’hui. Les treize années écoulées n’ont donc pas permis de combler le retard. Ce constat est toutefois trompeur car il s’agit d’une moyenne, or en termes de croissance économique et de convergence, la situation des pays partenaires méditerranéens est très 9. Voir le tableau macroéconomique de synthèse, Rapport Femise, 2007, p. 4. 10. Cf. European Commission, « 10 years of Barcelona Process : taking stock of economic progress in the EU Mediterranean Partners », in European Economy, n° 16, avril 2005, p. 3. 11. Economist Intelligence Unit, janvier 2008, repris dans le tableau macroéconomique de synthèse, Rapport Femise, 2007.
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hétérogène. Sur une période de treize ans, les taux de croissance par habitant des pays partenaires ont été très inégaux. Durant la période 2000-2005, par exemple, la croissance des taux oscillait entre 2 % (Israël) et 5 % (Algérie). En 2006, le Maroc et l’Égypte brillaient avec un taux de 7,8 % et de 6,8 respectivement. En 2007, l’Égypte enregistrait un taux de 7,1 %, la Tunisie 6,4 %, mais le Liban à peine 0,3 % et le Maroc 2,7 % : la moyenne des pays partenaires méditerranéens se situant autour de 4,7 %. L’hétérogénéité est également visible en termes de convergence avec les pays de l’UE. Le rapport moyen, rappelons-le, de 18 % cache en réalité des situations contrastées. Avec ses 29 386 $ de PIB (exprimé en PPA), Israël atteint, en 2007, 74,4 % de la moyenne communautaire contre 2,7 % pour les territoires palestiniens (subissant, il est vrai, les effets du bouclage, de la construction du Mur et la pérennisation de la colonisation et de la répression israéliennes), 13,5 % pour la Syrie, 28 % pour la Tunisie. Globalement, de tous les pays méditerranéens, seule la Tunisie (avec un PIB par habitant de 9,239 $ en PPA en 2007) a amélioré son taux de convergence, passant de 20 % en 1995 à 28 % en 2007. En raison de la flambée des prix du pétrole et du gaz, l’Algérie a doublé son PIB exprimé en PPA entre 1995 et 2007 (de 3,864 à 7,778 $), mais elle demeure en deçà du niveau atteint par la Tunisie. La moyenne de PIB par habitant pour l’ensemble des pays partenaires méditerranéens a doublé entre 1995 et 2007, passant de 3,700 $ à 7,778 $, ce qui équivaut à un cinquième de la moyenne de l’UE (en PPA). Cette incapacité à rattraper les niveaux économiques européens ne s’explique pas par de mauvaises performances économiques, mais par une croissance volatile et sensible aux chocs (fluctuation et instabilité des prix, pluviométrie capricieuse et conflictualité interne et régionale) et en tout cas insuffisante par rapport à une croissance démographique moyenne de 1,8 % et une croissance moyenne de la force de travail de 3,1 %. Pour les autres indicateurs, les pays méditerranéens présentent également des situations contrastées mais généralement les clignotants virent au vert. Ainsi, en moyenne, le déficit budgétaire est en dessous des 3 % du PIB (c’est mieux que certains pays de l’UE), mais cette moyenne masque des inégalités frappantes. Ainsi l’excédent algérien (11 % en 2007) contraste avec le déficit budgétaire du Liban et de la Jordanie (10 %) ou de l’Égypte et de la Syrie (7 %)12. En ce qui concerne les autres indicateurs, une amélioration s’esquisse. Tout d’abord les pays méditerranéens, à quelques nuances près, connaissent « les taux de pauvreté monétaire les plus faibles de toutes les zones de développement » (3 % selon le rapport Femise 2007), en raison des soutiens publics aux prix des produits de base, des fortes traditions de solidarité 12. Rapport Femise, 2007, p. 8.
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familiale, de l’aide internationale et des transferts des immigrés. Mais si le pourcentage de ceux qui vivent avec moins de 2 dollars par jour ne dépasse pas 7 % en Jordanie et en Tunisie, le pourcentage grimpe à 44 % en Égypte, quoiqu’en baisse par rapport à 1995. Pour les autres éléments (hors PIB) constituant les indicateurs de développement humain, à savoir le degré de liberté et de gouvernance, l’espérance de vie et le taux d’alphabétisation des adultes, l’amélioration est visible mais lente. Le classement par pays situe quatre pays méditerranéens au-dessus de la barre de cent, quatre autres entre quatre-vingt et cent et seulement Israël à la vingt-deuxième place. Globalement, les performances des pays méditerranéens partenaires en termes d’espérance de vie à la naissance, de durée de vie et d’accès à l’eau potable et aux soins de santé sont supérieures à la moyenne mondiale. En revanche elles sont sensiblement inférieures pour ce qui concerne l’alphabétisme et le taux d’activité, en particulier des femmes13. Tab le au 3. Classement des pays MED selon les IDH (indicateur de développement humain) : 2006 Pays Algérie Égypte Jordanie Liban Maroc Syrie Tunisie Turquie Palestine Israël
Classement 2006 102 111 86 78 123 107 87 92 100 23
Source : UNDP 2006.
En matière de liberté et de gouvernance, en dépit des légers frémissements ici ou là (alternance politique au Maroc, élections libres dans les territoires palestiniens et au Liban, ouverture des élections présidentielles égyptiennes à la compétition entre différents candidats, etc.) les systèmes politiques demeurent verrouillés. Mais la capacité distributive des États fléchit partout, mettant à mal le contrat social ancien entre les sociétés obéissantes et les États entrepreneurs et allocataires. Pour ce qui est de la gou13. Rapport Femise, 2007, p. 4.
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vernance, administrative et institutionnelle, si des avancées ont été enregistrées ici et là, globalement beaucoup reste à faire. C’est donc dans le domaine éducatif que le plus gros effort a été consenti en termes budgétaires (15 % du PIB). L’illettrisme a reculé partout. L’éducation des filles a progressé partout. C’est dans ce domaine que les résultats semblent les plus probants. L’alphabétisation des femmes (considérée en pourcentage des femmes âgées de quinze à vingt-quatre ans) a progressé de quinze points entre 1995 et 2007 pour l’ensemble MED, passant de 77 % à 89 %. Mais si ce pourcentage atteint le chiffre record de 100 % en Jordanie, il tombe à 63 % au Maroc. Cette disparité se retrouve en matière de participation de la femme au marché du travail. En effet, si la moyenne MED est de 30 %, en Israël, le pourcentage des femmes employées dans le secteur non-agricole atteint 49 %, alors qu’il ne dépasse guère 12 % en Algérie et 27 % au Maroc. Du côté négatif, on enregistre un ralentissement de l’embauche des personnes diplômées souvent acculées au chômage et au repli sur le secteur informel, mais surtout une baisse de la qualité de l’éducation engendrant une mauvaise adéquation des qualifications avec les besoins des entreprises. 2.3. COMMERCE EXTÉRIEUR DES PAYS MED
Au fil des années, les pays MED se sont ouverts et intégrés à l’économie mondiale. En se rapportant aux chiffres fournis par la Commission européenne, le taux d’ouverture moyen (exportations et importations en pourcentage du PIB) se situerait autour de 62 % en 2003, contre 36 % en 1995. En 2007, il est estimé à 65 %. Mais trois correctifs s’imposent. D’abord, ce chiffre masque des variations avec un taux d’ouverture dépassant les 80 % en Tunisie et au Liban mais stagnant entre 25 % et 40 % en Égypte et en Israël. Ensuite, le pétrole fausse les calculs et donne une image incorrecte. Et enfin, les services ne sont pas pris en compte. En effet, si on prend la moyenne MED des exportations de biens et de services par rapport au PIB, on arrive à un taux d’ouverture de 33 % en 2002 et 36 % en 2007.
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Tab le au 4. Taux d’ouverture des importations et exportations de biens et services en pourcentage du PIB Pays Algérie Égypte Israël Jordanie Liban Maroc Syrie Turquie
Exportations
Importations
1995
2000
1995
2002
27 22 31 52 12 27 31 20
36 16 37 46 14 32 37 30
28 45 45 73 65 34 38 24
23 46 46 67 41 37 28 30
84 64
80 44
94 67
À titre de comparaison : Estonie Hongrie
72 44
Source : World Development Indicators, 2004.
Ces correctifs soulignés, il n’en demeure pas moins que l’accroissement des échanges de marchandises des pays MED a été de l’ordre de 65 % entre 1995 et 2007 contre 48 % pour le commerce mondial. Cette évolution s’explique en partie par la libéralisation commerciale dans les pays MED. Partout la moyenne simple des droits de douane dans l’industrie a baissé d’environ 11 % : cela la ramène à 17 % contre 10,8 % pour l’Asie, 9,5 % pour l’Amérique latine et 5,2 % pour les nouveaux membres de l’UE. Mais ici, les niveaux de douane sont très hétérogènes, allant de 8 % en Israël à 64 % pour le Maroc et 160 % pour l’Égypte, et le démantèlement s’est fait à des rythmes différenciés : le Maroc et la Jordanie ayant consenti le plus grand effort, alors que l’Égypte, l’Algérie et, dans une moindre mesure la Tunisie, ayant fait l’option d’un démantèlement plus progressif. Mais partout, si on a diminué les tarifs sur les importations d’intrants et de biens d’équipement, on a globalement maintenu les taux sur les importations de biens de consommation. Cette protection n’est pas la caractéristique des seuls pays MED. L’UE elle-même, au-delà du discours libéral, dispose de toute une panoplie de restrictions. Outre la Politique agricole commune, principal obstacle aux exportations agricoles MED, l’UE se protège de mille manières (secteurs sensibles, droits spécifiques, quotas, contingents tarifaires, normes, droits anti-dumping, protections phytosanitaires, etc.). Or, l’UE est le premier partenaire commercial des pays MED.
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2.4. LA POLARISATION DES ÉCHANGES MED SUR L’UE
L’UE, depuis le traité de Rome, a été le principal partenaire commercial des pays MED. Cette polarisation des échanges se maintient depuis 1995, même si on assiste, depuis quelques années, à un léger fléchissement dû en partie à l’ouverture des pays MED aux échanges mondiaux. En effet, alors qu’en 1995, 48,1 % des exportations méditerranéennes se dirigeaient vers l’UE, la part de celle-ci dans les exportations MED tombe à 45 % en 2006. Ce fléchissement est encore plus prononcé en ce qui concerne la part de l’UE dans les importations MED qui chute de 50,6 % en 1995 à seulement 45 % en 2006. En ce qui concerne la part des PPM dans les exportations et les importations de l’UE (hors UE), celle-ci tombe de 9,7 % en 1995 à 9,0 % en 2006 pour les exportations, mais augmente en ce qui concerne les importations (hors UE) passant de 6,5 % en 1995 à 7,3 % en 200614. Si on considère les montants globaux pour 2006, nous arrivons à 101 milliards d’euros pour les exportations européennes et à prés de 96 milliards d’euros pour les importations européennes, soit un total des échanges de 197 milliards d’euros avec un solde positif de près de 5 milliards d’euros à l’avantage de l’UE. Si les pourcentages du commerce UE-pays MED connaissent un léger fléchissement, la valeur des exportations de l’UE a augmenté par rapport à 1995, passant à 107 milliards d’euros en 2006 et celle des importations à 96 milliards d’euros, ce qui donne un excédent commercial à l’avantage de l’UE de 11 milliards (mais probablement deux fois plus hors pétrole). Ainsi, globalement, la géographie des échanges (entre 1995 et 2007) confirme un fait désormais classique, à savoir : a) Une grande verticalité des échanges méditerranéens (50 % des échanges se font avec l’UE), versus une faible horizontalité (7 à 9 % des échanges MED se font avec les pays de la zone). b) Une profonde asymétrie dans les échanges puisque les pays MED représentent à peine 8 % des échanges extra communautaires et 4 % des échanges totaux en 2006. c) Israël et la Turquie continuent à accaparer la part du lion dans les échanges de l’UE avec les pays MED. À eux seuls, ces deux pays représentaient presque la moitié des échanges de l’UE avec les pays MED en 1995 (soit 37 milliards sur un total de 82,4). En 2006, leur part représentait plus de la moitié des échanges européens avec les pays MED, avec 116 milliards sur un total de 197 milliards d’euros, les échanges de la seule Turquie avec l’UE (91,6 milliards) dépassant l’ensemble des échanges du groupe des huit pays arabes-Med (81 milliards). 14. Eurostat, Statistiques euro-méditerranéennes, 2007, tableaux 3.1.2a et 3.1.2b.
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Tab le au 5. Échanges des pays méditerranéens avec l’Union européenne 2000 Pays
2006
Exportations
Importations
Soldes
Exportations
Importations
Soldes
Algérie Maroc Tunisie Égypte Jordanie Liban Palestine Syrie Israël Turquie
15,07 6,06 5,52 1,73 0,08 0,18 0,00 3,42 9,86 17,01
5,8 7,35 7,18 5,00 1,55 3,10 0,29 1,36 16,98 31,12
+ 9,26 – 1,29 – 1,66 – 3,27 – 1,47 – 2,92 – 0,29 + 2,07 – 7,12 – 14,12
22,089 7,52 7,19 3,34 0,13 0,22 — 3,11 10,18 41,70
9,34 10,04 7,74 3,37 2,13 2,82 — 1,51 14,24 49,99
+ 13,55 – 2,52 – 0,56 – 0,03 – 2,01 – 2,60 — + 1,60 – 4,06 – 8,30
Total
57,93
79,74
– 21,81
96,18
101,18
5,00
Source : Eurostat database, août 2008.
Les statistiques de 2006 – les dernières dont nous disposons − démontrent une progression nette des montants des échanges euro-méditerranéens par rapport à 1995, conjuguée à une concentration des échanges sur Israël et surtout sur la Turquie puisque ce pays accapare, à lui seul, près de 45 % du total des échanges de l’UE avec les MED 10. À eux deux, ces deux pays contribuent à hauteur de 55 % des échanges globaux de l’UE avec les pays méditerranéens. Deux autres éléments méritent ici une mention particulière. Le premier a trait aux échanges globaux de l’UE des vingt-cinq pour 2006 et la part des pays MED dans ces échanges. Ainsi les exportations des vingt-cinq pays de l’UE, hors Union européenne, ont totalisé 1 181 milliards d’euros (dont près de 101 milliards vers les pays MED), et les importations des vingt-cinq, hors UE, ont franchi la barre des 1 353 milliards (dont 96 milliards d’importations des pays MED). Ainsi la part des pays MED des exportations extra-UE 25 s’est située à 9 % et leur part dans les importations à près de 7,3 %. Le deuxième élément concerne les échanges globaux des pays MED et leur distribution géographique. Ici, le fait saillant renvoie aux faibles montants des échanges en comparaison avec l’UE. En effet, le total des exportations des MED 10 a oscillé autour de 157 milliards d’euros pour 2006, tandis que les importations ont totalisé 171 milliards. À part l’une ou l’autre exception, l’UE est demeurée la principale région exportatrice et importatrice des pays MED, mais avec une tendance à la baisse comme on l’a montré plus haut.
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Tab le a u 6. Part de l’UE dans les importations des pays MED : 2000 et 2006 (en %) Pays Algérie Égypte Jordanie Liban Maroc Tunisie Syrie Territoires palestiniens Israël Turquie
2000
2006
58,7 33,2 35,7 45,7 58,7 71,3 32,9 11,2 43,9 50,3
54,7 20,6 23,2 37,7 52,6 64,8 18,6 — 37,4 40,6
Source : Eurostat, Statistiques euro-méditerranéennes, 2007, p. 64.
Tab le au 7. Part de l’UE des vingt-cinq dans les exportations des pays MED : 2000 et 2006 (en %) Pays Algérie Égypte Jordanie Liban Maroc Tunisie Syrie Territoires palestiniens Israël Turquie
2000
2006
63,2 34,1 5,8 22,9 75,2 80,2 68,3 0,4 29,0 53,6
52,6 30,7 3,0 12,0 74,1 77,2 40,2 — 27,3 53,3
Source : Eurostat, Statistiques euro-méditerranéennes, 2007, p. 64.
En effet, l’analyse attentive des deux derniers tableaux fait ressortir une dégradation, lente mais réelle, de la part de l’UE dans les échanges méditerranéens. Ainsi la part de l’Union européenne dans les importations des pays méditerranéens a diminué dans tous les pays. Cette diminution a été très nette dans le cas de l’Égypte, de la Jordanie, de la Syrie et même de la Turquie. Dans tous les autres, elle a été moins prononcée. Cette dégradation s’observe également en ce qui concerne la part de l’UE dans les exportations des pays méditerranéens. L’érosion de la part de l’UE est très nette dans le cas de l’Algérie, du Liban, de la Syrie. Tous les autres pays MED enregistrent une baisse de leurs exportations vers l’UE, mais cette baisse est plus modérée.
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Globalement les pays arabes du Moyen-Orient diversifient davantage leurs marchés que les pays du Maghreb, plus proches de l’Europe, et moins exposés à la concurrence asiatique. Les États-Unis commencent, par ailleurs à récolter les bénéfices de leur offensive commerciale. Déjà, 23,6 % des exportations algériennes, 36,2 % de celles d’Israël et 22,9 % de celles de Jordanie sont captées par le marché américain, en 2006. Tandis que 10,3 % des importations égyptiennes, 13,5 % de celles d’Israël et 5,9 % de celles d’Algérie proviennent du marché des États-Unis. La progression des échanges des pays MED avec la Chine suit une courbe ascendante. C’est nettement visible dans le cas de la Jordanie, du Liban, de la Syrie et même de la Turquie où la Chine accapare, en 2006, respectivement 9,8 %, 7,7 %, 7 % et 7 % des importations. Pour ce qui est des exportations, seul Israël est actif sur le marché chinois avec 7 % de ses exportations dirigées vers le pays asiatique. Ces quelques éléments statistiques démontrent clairement que la Méditerranée demeure largement un marché captif de l’UE, mais cette situation est en train de changer rapidement. L’Union européenne devra faire face, de plus en plus, à une âpre concurrence d’autres acteurs économiques dans les années à venir. Bref, elle ne peut plus dormir sur ses lauriers.
CONCLUSION « Les rumeurs sur ma mort ont été largement exagérées », ces paroles de Marc Twain, citées fort opportunément par Christian Leffler, directeur de la Commission européenne, confirment le bilan que fait généralement l’UE du Partenariat euro-méditerranéen : contrairement aux fausses annonces nécrologiques, celui-ci n’est pas mort prématurément. L’enfant porté sur les « fonts baptismaux » par l’UE, en 1995 lors de la Conférence de Barcelone, est certes rachitique, mais sa vie n’est pas en danger. Ses premiers pas sont encore hésitants, mais tout laisse à penser qu’il grandira et prendra de la vigueur. Pour corroborer cette appréciation, l’UE égrène les réussites : stabilisation macro-économique dans les pays partenaires méditerranéens (PPM), signature des Accords d’association, impulsion d’un début d’intégration sous-régionale, avec la signature de l’Accord d’Agadir entre le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et la Jordanie, amélioration du fonctionnement de l’instrument financier (MEDA) lancement de la nouvelle facilité de financement (FEMIP), et engagement des États MED dans la voie de la bonne gouvernance administrative et institutionnelle. Tout cela a-t-il enclenché un véritable processus de réforme et de développement dans les pays partenaires méditerranéens ? Rien n’est moins sûr. Certes, les PPM ont, dans l’ensemble, réussi le pari de la stabilisation macroéconomique (contrôle des déficits budgétaire et de l’inflation), ce qui leur
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a d’ailleurs permis de résister aux chocs internes et externes (sécheresse, volatilité des prix pétroliers, des recettes touristiques et des transferts des immigrés). Mais cette stabilisation est due davantage aux programmes d’ajustement structurel des années 1980 qu’au partenariat euro-méditerranéen, et de toute manière elle n’a pas permis la revitalisation des sociétés méditerranéennes, et comme le dit un ex-ministre marocain, Hassan Abou Ayoub, l’amélioration tant vantée par les discours officiels donne « l’image virtuelle d’une dynamique de progrès que le citoyen ne retrouve pas dans son quotidien »15. Pour se poursuivre dans une logique libérale, la stabilisation doit conduire à des réformes fiscales pour accroître les recettes et réduire l’emploi public et les dépenses militaires pour équilibrer la balance des paiements. Toutefois, plusieurs problèmes entravent l’application de la recette libérale. D’abord le démantèlement des tarifs douaniers ampute, de manière immédiate, les recettes des États. Et ensuite, ce manque à gagner est difficile à compenser sur le court terme par les aides internationales, les investissements étrangers et surtout par de nouvelles recettes fiscales. Et c’est un problème majeur de l’ouverture des marchés et de la libéralisation : les sacrifices sont immédiats tandis que les bénéfices sont conditionnels et différés. C’est ce que les Anglais appellent : pain before gain. D’abord, l’aide internationale est modique et concentrée sur quelques pays notamment (Israël et l’Égypte), tandis que l’aide européenne (MEDA II), totalise une moyenne de 800 millions d’euros par an, saupoudrée sur différents pays et surtout trop maigre face aux 15 milliards d’euros que les pays MED déboursent chaque année au titre du service de leur dette. Quant aux investissements directs étrangers, ils se détournent d’une région perçue comme instable et fragmentée entre économies de faible taille, où les coûts de transaction sont élevés, et dont l’environnement institutionnel et juridique contient encore des pans importants d’opacité en dépit de quelques timides avancées. Seulement 1 à 1,5 % du total des IDE européens se dirigent vers la région MED où ils se concentrent d’ailleurs dans certains secteurs notamment ceux de l’énergie et des télécommunications. C’est dérisoire dans une région qui doit croître à une moyenne de 7 % pendant une longue période pour offrir des emplois nouveaux aux 35 millions de jeunes qui vont entrer sur le marché du travail d’ici 2020. En ce qui concerne les réformes fiscales, elles sont loin d’être une panacée pour compenser le manque à gagner de la réduction des tarifs douaniers. D’abord elles requièrent du temps pour se mettre en place, et ensuite elles s’appliquent à des économies où le secteur privé est encore embryonnaire, où le chômage est rampant et où 50 % de la population a moins de vingt ans, ce qui réduit la capacité d’épargne et d’imposition. 15. H. Abou Ayoub, « Barcelone II : vers une refondation ? », in MED 2005, IEMED, Barcelone.
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Quant à la cure d’amaigrissement qu’on voudrait imposer aux États pour réduire leurs dépenses, elle peut se comprendre du point de vue de l’idéologie libérale, mais elle ne tient pas compte ni de l’importance de la fonction « distributive » des États (notamment en termes d’emplois publics) pour légitimer les régimes en place ni, a fortiori, du rôle des forces armées dans la survie même de ces régimes. Rien de surprenant dans de telles conditions, que l’approfondissement des réformes soit freiné par la pérennisation de systèmes politiques clos où la survie des régimes l’emporte sur le bien-être des sociétés. Face à des États du Sud velléitaires, qui ne respectent pas toujours leur part du contrat euro-méditerranéen en termes d’ouverture des systèmes politiques et de gouvernance, l’UE n’a pas eu l’audace d’appliquer « la conditionnalité démocratique », pourtant prévue dans les accords d’association. Au déficit de la balance des paiements, compensé en partie par des recettes volatiles comme le tourisme et les transferts des immigrés, s’ajoute le déficit commercial des pays MED, surtout avec l’UE. Entre 1995 et 2007, ce déficit est resté chronique même s’il a tendance à se réduire (11 milliards d’euros en 2006), voire devenir négatif en raison de l’augmentation des prix pétroliers plus que de l’accroissement des exportations des pays MED. Le pétrole mis à part, les échanges UE-MED demeurent chroniquement favorables à l’UE. Les raisons en sont multiples. Tout d’abord, les accords entre l’UE et les PPM se font entre partenaires inégalitaires (à tous les niveaux) et conduisent à des avantages inégaux. Ensuite le partenariat euro-méditerranéen s’inscrit dans un régionalisme périphérique fondé sur le modèle en « moyeu et rayons » (hub and spokes), asymétrique (puisque les personnes et les produits agricoles ne circulent pas dans les deux sens) voire concurrentiel (entre les pays MED eux-mêmes). Par conséquent, quant il produit les avantages réciproques, c’est presque par accident. Et on voit mal comment la situation pourrait s’améliorer tant l’Europe exerce dans ce cadre un leadership à la fois structurel (elle propose, dispose et impose), directionnel (elle indique la voie à suivre), voire normatif (elle dit la norme), sans une participation suffisante des pays MED dans la conception, la réalisation, la gestion et l’audit de l’ensemble du dispositif partenarial. Ainsi les vices du partenariat ne logent pas dans la méthode mais dans sa nature même. En effet le partenariat est d’abord un contrat lâche qui concerne essentiellement le libre-échange industriel et exclut l’agriculture de la libéralisation. Or l’agriculture contribue à raison de 15-20 % du PIB des PPM et emploie entre 10 % de la population (en Israël) et 25 % (au Maroc) alors qu’elle ne fournit que 3 % de l’emploi en Europe et contribue à 6 % du PIB. Le paradoxe ici est que les pays MED réclament une ouverture totale des échanges agricoles sans mesurer le risque d’une telle ouverture pour leur propre agriculture dont la faible productivité la rend très vulnérable.
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Pour ce qui est des exportations manufacturières, qui sont au cœur du partenariat, le danger vient moins de la fermeture des marchés que de leur totale libéralisation. Cela est surtout vrai pour le secteur textile-habillement des pays MED, que la fin de l’accord multifibre expose à une âpre concurrence des pays asiatiques. Celle-ci sera d’autant plus préjudiciable à leurs intérêts que les pays MED se sont spécialisés en bas de l’échelle technologique et n’ont pas suffisamment veillé à passer à une confection plus diversifiée, plus avancée et donc plus performante. Or, à défaut d’une montée dans l’échelle technologique, ces pays verront leurs parts de marché grignotées par les nouveaux venus. C’est surtout vrai pour le secteur textile qui est le premier employeur industriel en Égypte, Maroc, et Tunisie et qui est à l’origine de 24 % des exportations totales du Maroc, 41 % en Tunisie, 50 % en Égypte, en Syrie et au Liban, et 37 % en Turquie (contre 10 % en Israël)16. Le partenariat économique euro-méditerranéen ne peut, à lui tout seul, constituer une quelconque parade à une telle évolution négative. Certes les États MED peuvent chercher à diversifier leurs marchés d’exportation (notamment vers les États-Unis avec la signature d’accords de libre-échange comme ceux signés avec le Maroc ou la Jordanie), mais sur le moyen et le long terme, le problème reste entier : la sortie de la spécialisation textile est conditionnée par la montée dans la gamme des produits, la qualification de la main-d’œuvre, la promotion de l’intégration régionale horizontale, la mobilisation de l’économie de la connaissance et surtout l’amélioration de l’attractivité de la région pour les Investissements directs étrangers (IDE). Tout cela requiert une autre vision européenne de sa relation avec son voisinage immédiat, mais aussi une autre qualité d’État dans les pays du Sud, une participation effective d’un secteur privé dynamique à un vrai projet de développement, une implication de la société civile, la création de convergences et de solidarités régionales irréversibles, supposant certaines délégations de souveraineté à des institutions régionales. Ce dernier point est capital car les convergences d’intérêts économiques constituent une manière de dépasser les antagonismes politiques. En ce sens une intégration régionale a toujours une dimension politique car elle se traduit par une volonté commune de construction d’un espace de paix et de sécurité. C’est dire combien il est urgent pour l’Europe, en étroite concertation avec les autres membres du Quartet (ONU, États-Unis et Russie) et des parties impliquées dans la région, d’user de tous les leviers à sa disposition pour trouver une solution durable aux conflits régionaux et notamment au conflit israélo-arabe, qui, outre la crispation et le ressentiment qu’il produit dans les sociétés arabes et musulmanes, contredit la logique même 16. Dree, Les échanges commerciaux en Méditerranée, dossier, juin 2003 ; L’espace économique euro-méditerranéen, mai 2004.
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d’une zone de libre-échange et d’un développement solidaire. Le marché n’a pas la vertu de résoudre les conflits. Tout au plus, peut-il aider à la consolidation des paix conclues. C’est dire qu’il y aura difficilement un printemps économique en Méditerranée tant que dure l’hiver de l’occupation et des conflits non-résolus. À l’évidence, la pérennisation de conflits tenaces (conflit israélo-arabe et question du Sahara Occidental) constitue un obstacle majeur à la coopération régionale. Leur solution lèvera une hypothèque sérieuse qui contrarie les actions collectives. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : la fin de la conflictualité régionale ne produira ses effets positifs que si elle s’accompagne d’un engagement ferme de la part de l’UE et des pays MED à approfondir le projet euro-méditerranéen. Cela requiert de la part de l’UE un engagement résolu à développer avec les pays méditerranéens des activités durables, génératrices de revenus, d’épargne et d’investissements. La politique actuelle, axée sur les seuls échanges commerciaux, conduit, certes, à arrimer davantage les économies méditerranéennes au marché communautaire, mais ne peut, en aucune manière, à elle seule, extraire les pays MED de leur léthargie. Au-delà du commerce, il faut un développement partagé et celui-ci passe par la diffusion de la connaissance, l’amélioration de la condition féminine, la gestion cruciale des ressources en eau et le lancement d’infrastructures régionales. Tout cela nécessite un socle minimal d’engagements des partenaires méditerranéens eux-mêmes. Ceux-ci doivent assumer leur part de responsabilité dans la mise en œuvre des recommandations de la Déclaration de Barcelone, notamment en ce qui concerne l’ouverture des systèmes politiques, avec tout ce que cela implique en termes de gouvernance (mettre fin à la corruption), de transparence (en finir avec l’opacité des procédures), d’efficacité (rajeunir les administrations lourdes), et d’équité (distribuer équitablement les sacrifices et les bénéfices). Sur tous ces points, un effort sérieux a été entrepris dans certains pays MED (Maroc, Jordanie, Liban, Égypte, etc.). Il doit être poursuivi sans relâche, si les pays MED, surtout arabes, veulent se hisser au rang d’économies émergentes, attrayantes, dynamiques et capables de soutenir la compétition internationale, et de sortir du modèle en moyeu et rayons (hub and spokes) qui visse les pays MED au seul marché européen. Cela suppose des dirigeants (leaders) et pas seulement des gouvernants (rulers), le développement d’une vraie classe d’entrepreneurs et non seulement une bourgeoisie spéculative, rentière et gravitant dans l’orbite des pouvoirs en place, et un soutien décisif aux petites et moyennes entreprises sans lesquelles tout projet de développement sera voué à l’échec. Et surtout, en finir avec ce simulacre de privatisation où on assiste au passage de l’économie du plan à l’économie du clan, c’est-à-dire le passage d’un socialisme étatique à un « capitalisme de copinage ».
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5 chapitre
L’immigration dans le Processus de Barcelone : analyse d’un paradoxe
INTRODUCTION
L
e titre du troisième volet de la Déclaration de Barcelone porte sur le « Partenariat dans les domaines social, culturel et humain : développer les ressources humaines, favoriser la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles ». Il compte quatorze recommandations, notamment le respect des cultures et des religions, le développement des ressources humaines, l’importance du secteur de la santé et du développement social, la contribution de la société civile, le renforcement de la coopération décentralisée, la promotion des échanges entre jeunes et le soutien à l’État de droit. Y figurent également quatre questions liées à l’immigration illégale, au terrorisme, à la criminalité internationale, au trafic des drogues. Ces risques « transnationaux » auraient dû figurer dans le premier pilier du Processus de Barcelone et non dans le troisième. Et c’est bien là le premier paradoxe. Le deuxième paradoxe tient au fait que la Déclaration de Barcelone catalogue l’immigration « illégale » parmi les « risques transnationaux » au même titre que le terrorisme, la criminalité organisée et le trafic de drogues. Cette criminalisation du « fait migratoire » confère aux politiques européennes un cachet non seulement irréaliste sur le plan politique, mais particulièrement inhumain. Quant au troisième paradoxe, il découle davantage de la philosophie générale du Processus de Barcelone où « l’acharnement sécuritaire européen » semble guider tout le projet au point de faire apparaître le Processus
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de Barcelone davantage comme un « order-building » que comme un « trustbuilding » ou a fortiori, un « partnership-building »1. Ce chapitre n’ambitionne pas de faire un bilan exhaustif du troisième volet, encore moins des risques « transnationaux » qui y sont mentionnés ; il s’attache plus modestement à mettre en exergue la seule question des migrations en rapport avec la libre circulation et le contrôle des frontières extérieures.
1. LA LIBRE CIRCULATION ET CORDONS SANITAIRES L’inversion des tendances économiques en Europe, accélérée par les « chocs » pétroliers de 1973 et 1979, a conduit les États européens à revoir leur politique migratoire dans un sens à la fois restrictif (fermeture des frontières), incitatif (politiques d’aide au retour) et positif (mesures d’intégration des immigrés installés, notamment en ce qui concerne le regroupement familial). Si l’intégration demeure aujourd’hui un objet de controverse, c’est qu’elle révèle le fossé entre les discours généreux et les réalités observables sur le terrain. Quant aux politiques d’aide au retour, elles ont lamentablement échoué, les immigrés, dans leur écrasante majorité, ayant fait le deuil du retour et le pari pour une sédentarisation durable dans les pays d’accueil. Pour ce qui est de la fermeture des frontières, les statistiques apportent la preuve de son inanité car les candidats à l’immigration parviennent très souvent à déjouer tous les contrôles et les « cordons sanitaires » : visa, surveillance, contrôle électronique. Ainsi il faut bien admettre que l’Europe demeure en « situation migratoire ». Elle a cru, peut-être naïvement, que le contrôle des frontières externes allait dissuader les candidats à l’entrée dans l’espace européen, mais, en réalité, le contrôle a eu seulement pour effet d’accélérer l’immigration clandestine, tout en rendant plus sophistiquées les filières des passeurs et plus coûteux le prix exigé pour le passage clandestin. Ainsi, sur les trois volets (retour, fermeture, intégration) les politiques migratoires ont montré leurs limites, voire leurs incohérences. Et cela dans un contexte postérieur aux années 1980 où le Marché unique s’est mis en place avec les quatre libertés, notamment la libre circulation des personnes. Si le visa Schengen a permis de donner l’illusion d’un contrôle aux frontières, il n’a pas empêché, pour autant, l’immigration, surtout clandestine. On navigue dès lors dans le cafouillage où cohabitent, dans l’incohérence, 1. Voir l’excellent article de D. Chrussochoou, « Organizing the Mediterranean : the state of the Barcelona process », in Agora without frontiers, vol. 9, n° 4, 2004.
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des mesures sécuritaires (contrôle, visas, limitation du recours au droit d’asile, etc.) et des pratiques réalistes d’appareils étatiques nationaux qui recourent périodiquement à des régularisations d’immigrés dits « illégaux ». On est allé même, au Conseil de Séville, tout en proposant aux pays d’origine un partenariat afin de tarir les flux migratoires à la source, jusqu’à agiter la menace de « lier l’aide au développement à la maîtrise de l’immigration de départ » voire de sanctionner les États récalcitrants. Déjà dans sa communication du 7 mai 2002, la commission avait proposé l’établissement d’un « corps européen de gardes-frontières » afin d’assurer des missions de surveillance. C’est dans cet esprit d’ailleurs que le 13 juin 2002, le Conseil adoptait un programme d’action concernant la coopération administrative dans les domaines des frontières extérieures, des visas, de l’asile et de l’immigration, que la Commission publiait sa Communication (564 final, 14 octobre 2002) sur la politique européenne de retour pour les clandestins, sur base volontaire ou par la force, et que le conseil du 26 octobre 2004 adoptait le règlement (CE/n° 2007/2004) portant création d’une Agence internationale pour la gestion et la coopération opérationnelles aux frontières extérieures des États membres de l’UE. Ainsi, le dispositif du contrôle des frontières extérieures s’est fait de plus en plus sophistiqué. Le 13 décembre 2004 le Conseil adoptait un règlement établissant l’obligation faite aux services nationaux de procéder au « compostage » systématique des documents de voyage à l’entrée de l’espace Schengen. Tandis que la Commission présentait, le 28 décembre 2004, le système d’information sur les visas (SIV ou VIS) pour améliorer le contrôle aux frontières extérieures. Le but était de permettre aux gardes-frontières d’accéder à une base de données relative : – aux visas (visas délivrés, annulés et refusés) ; – aux données biométriques du titulaire. Le contrôle des frontières était mené aux points de passages autorisés sur tout le pourtour de l’UE et au sein même de l’UE (aéroports et gares ferroviaires). Pour améliorer le dispositif, l’UE a mis sur pied une agence communautaire ad hoc, prévue par le règlement du 24 octobre 2004 : c’est Frontex, dont le siège se trouve à Varsovie. Entrée en fonction en mai 2005, Frontex a vu son budget passer de 6 millions à 70 millions d’euros en 2008. Très rapidement cette agence intègre les centres créés dans le cadre de projets pilote menés par les États membres : c’est-à-dire : – celui de Berlin (pour les frontières terrestres) ; – celui de Rome (pour les frontières aériennes) ; – celui du Pirée (pour les frontières maritimes) ; – et celui de Madrid (pour les frontières de la Méditerranée occidentale).
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Franchissant un pas de plus dans la sophistication des contrôles, l’UE crée des « Équipes d’intervention rapide aux frontières », appelées « Rabit » (de l’anglais : rapid border intervention teams) pour empêcher le franchissement non-autorisé de la frontière. Le 16 octobre 2008, les vingt-sept pays de l’UE adoptent le « Pacte européen sur l’immigration et l’asile » et conviennent, dans le cadre de ce pacte, de créer dans le premier semestre de 2009, un « bureau d’appui européen » qui aura pour mission de « favoriser une connaissance partagée des pays d’origine », sans doute pour élaborer des politiques plus ciblées en termes de contrôle des frontières. Dans la même foulée, les États européens renforcent leur dispositif législatif dans un sens plus restrictif : la Ley d’Extranjeria espagnole de 2003 durcit les critères de sélection, le projet de loi allemande « Refondation de la gestion de l’immigration », adopté en 2004, va dans le sens d’une ouverture sélective, tandis que la loi anglaise de novembre 2002 « Nationalité, Immigration et Droit d’Asile » vise à lutter contre l’immigration clandestine et limiter le droit d’asile, etc.
2. UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DE L’IMMIGRATION Derrière les mesures de contrôle ou de surveillance préconisées ou adoptées par les instances communautaires et les politiques restrictives adoptées par les États membres, il y a une préoccupation sécuritaire, qui, surtout après le 11 septembre 2001, sous-tend toute l’approche communautaire de la libre circulation. Mais, il y a, à l’évidence, d’autres préoccupations. On évoque pêle-mêle la dégradation de l’environnement qui résulterait d’un afflux massif de population étrangère, le risque excessif de pression sur les systèmes de protection sociale, le danger d’une « érosion » de l’identité collective par absorption d’une population étrangère aux caractéristiques socioculturelles et religieuses différentes, une possible concurrence sur le marché de l’emploi et une forte pression à la baisse des salaires. Autant d’arguments qui occultent les apports positifs des flux migratoires sur les plans économique, démographique et culturel. Si l’UE se met à « légiférer » et à multiplier les plans d’actions et les règlements en matière de libre circulation, c’est parce qu’il s’est avéré difficile de « réaliser la libre circulation » à l’intérieur de « la maison européenne » et ne pas devoir, en même temps s’accorder sur les modalités d’accès à cette maison commune2. C’est donc dans le troisième pilier de Maastricht (1992), Justice et Affaires intérieures (J.A.I.), puis dans le titre IV du traité d’Amsterdam (1997) que trouve naissance la politique européenne d’immigration et d’asile, complément logique de la libre circulation. 2. J.-Y. Carlier, « Union européenne : quelle politique migratoire ? », in La Revue Nouvelle, Bruxelles, mars 2005, p. 85.
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Les premiers signes d’une « politique migratoire européenne » sont enregistrés au début des années 1980, faisant suite à trois constats significatifs : 1. échec des politiques de « fermeture des frontières » élaborées après 1974 ; puisque l’immigration s’est poursuivie sous différentes formes légales (regroupement familial) et illégale (immigration clandestine et over-stayers avec visa touristique ou visa étudiant) ; 2. prise de conscience de l’illusion que chaque État membre pouvait gérer isolément le phénomène migratoire ; 3. augmentation des demandeurs d’asile politique. Ce n’est pas, dès lors, fortuitement qu’est signé en 1985 l’accord de Sarrebruck qui va donner naissance au système Schengen. C’est dans la foulée de cet accord que la Commission tente « une coordination contraignante » entre les États membres en matière d’entrée, de séjour, d’accès au marché du travail, de lutte contre l’immigration clandestine et de coopération avec les pays d’origine3. Cependant, il a fallu attendre quatorze ans avant que le Sommet de Tampere en 1999, ne lance un programme d’européanisation des politiques migratoires, axé sur les politiques de contrôle des nouveaux flux et les politiques d’intégration à l’intérieur. Mais, comme il a été souligné plus haut, si les politiques d’intégration donnent lieu à des appréciations contrastées selon les pays, les politiques de contrôle ont été plutôt un échec. En effet, aucun pays européen n’a réellement essayé ou réussi à interrompre les flux migratoires. Ceux-ci ont même augmenté, et cela, en dépit de l’adoption de mesures coordonnées : visa obligatoire, externalisation du contrôle des frontières, politique d’asile, sanctions pour les transporteurs. Cette augmentation apporte un démenti cinglant à un des présupposés de l’orthodoxie restrictive4 selon lequel l’économie européenne n’a pas besoin de main-d’œuvre étrangère non qualifiée. On constate, tous les jours, que dans tous les secteurs économiques, on a besoin de ce type de maind’œuvre étrangère. La ventilation de l’immigration en Espagne révèle que pratiquement 90 % sont employés dans les secteurs de l’aide à domicile, du bâtiment, des services touristiques et des secteurs inférieurs de l’industrie manufacturière, ainsi que dans le secteur agricole. Cela vaut pour tous les immigrés, surtout pour les Marocains en Espagne5, les Maghrébins en France, en Belgique et en Hollande, les Turcs et les Kurdes en Belgique et en Allemagne, les Pakistanais, les Indiens et les Bengalis en Angleterre. 3. « Guidelines for a Community Policy of Migrations », in Bulletin of the European Commission, supplément 9/1985. 4. G. Sciortino, « La politique migratoire européenne : une orthodoxie restrictive », in E. Ritaine, L’Europe du Sud face à l’immigration : politique de l’étranger, Paris, PUF, 2005, p. 223. 5. B. Lopez et M. Berriane (dir.), Atlas de l’inmigracion marroqui en Espana, Madrid, UA ediciones, 2004.
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Dans tous les pays d’Europe, et plus particulièrement l’Europe du Sud, la demande de main-d’œuvre est bien réelle, même si les pouvoirs politiques s’obstinent à ne pas la reconnaître. Il est vrai, cependant, qu’il existe d’importants contrastes entre pays. En effet si l’immigration de travail représente près de 40 % des flux d’entrée au Royaume-Uni, elle dépasse à peine 10 % en France. On trouve d’ailleurs ces disparités dans le poids de l’immigration dans les pays européens. Selon Philippe Merlant 6, « cela va de 45 % au Luxembourg à seulement 2,7 % en Finlande », mais « 10,1 % au Royaume-Uni, et 11 % en France », tandis que « En Espagne et en Italie la part des immigrés dans la population active a été multipliée par cinq au cours des cinq dernières années ». Il y a donc bien un facteur d’attraction (pull factor) qui explique l’échec des politiques de contrôle de l’immigration clandestine, mais il s’appuie sur deux éléments significatifs : 1. la majorité des immigrés irréguliers dispose déjà de contacts et de filières d’amis ou de parents déjà résidents dans les pays d’accueil ; 2. l’économie souterraine dans les pays européens, surtout ceux du Sud, continue à contribuer pour au moins 25 % du PNB. Or, un contrôle officiel des migrations irrégulières supposerait le développement de contrôles intérieurs centrés sur l’accès au marché du travail, chose à laquelle résistent tous les gouvernements. D’ailleurs, on peut se poser la question de savoir si la participation des « clandestins » à l’économie souterraine n’est pas plutôt un effet qu’une cause des politiques restrictives. C’est en tout cas ce que démontre Carfagna dans le cas italien7. Ainsi, l’absorption des immigrés, clandestins ou régularisés (Sommersi e Sanati) dans l’économie européenne apporte la preuve que la demande de travail étranger n’a pas disparu : elle s’est simplement redistribuée suivant l’évolution des marchés de travail européens. Mais, paradoxalement, si la politique européenne de lutte contre l’immigration clandestine ne semble guère avoir été convaincante, est-ce que la coordination des politiques d’asile et de visa a donné des résultats plus probants ? Il est évident que la sécurisation des frontières a réduit considérablement le nombre des demandeurs d’asile. En effet comme le rappelle Claire Rodier 8, « Les directives régissant l’accueil des demandeurs, les procédures qui leur sont applicables ou désignant le pays chargé de les mettre en œuvre, font de la politique d’asile un dispositif de dissuasion plus que de 6. Ph. Merlant, « Le marché de travail inmigré », in Le Monde : Atlas des migrations, numéro hors-série, 2008-2009, p. 64. 7. M. Carfagna, « I sommersi e i sanati : le regolarizzaeioni degli immigrati in Italia », in A. Colombo et G. Sciortino (eds), Assimilati ed esclusi, Bologna, Il Mulino, 2002. 8. C. Rodier, « Immigration : le double jeu de l’Europe », in B. Badie et S. Tolotti, L’État du Monde 2009, Paris, La Découverte, p. 186.
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protection ». De fait, le nombre des demandeurs d’asile a chuté de moitié dans l’Europe des quinze, passant de 375 495 à 173 030 de 2001 à 2006. Cette chute serait due à une double tendance : le déplacement en amont de l’examen des demandes d’asile (par exemple, lorsque des officiers de liaison européens contrôlent les passeports et les visas dans les aéroports africains) et la sous-traitance de la surveillance par les fonctionnaires du pays de départ ou de transit. Au total, les politiques d’asile ont été efficaces en termes de diminution du nombre des demandeurs. Ont-elles été plus humaines ? On peut en douter. Qu’en est-il de la politique des visas ? Sur ce dossier aussi, les États membres se sont accordés sur un modèle commun de visa pour l’Europe ainsi que sur une liste des États tiers dont les ressortissants doivent avoir un visa. Aujourd’hui, les pays arabes méditerranéens figurent sur cette liste, mais les pays d’Europe centrale et la plupart des pays de l’Amérique du Sud n’y figurent plus. Discrimination évidente qui en dit long sur la perception de la Méditerranée comme « un arc de crise et d’insécurité ». Mais si l’imposition du visa est censée assurer la « sécurité des citoyens » en prévenant les actes du terrorisme et l’immigration clandestine, alors, force est de reconnaître que l’objectif est loin d’avoir été atteint, comme l’attestent les attentats terroristes perpétrés en Europe, la multiplication du nombre d’immigrés et d’étrangers en Espagne par plus de huit entre 1992 et 2007 (passant de 500 000 à 4 200 000 en 2007) et la multiplication du nombre d’immigrés en Italie par trente entre 1970 et 2007 et par presque trois entre 2000 et 2007 (passant de 1 341 000 en 2000 à 3 330 000 en 2007). Ces chiffres prouvent un fait aveuglant : le visa limite la mobilité temporaire et semble, à l’inverse, encourager à la fois l’immigration clandestine et l’installation définitive. La suppression du visa pour les pays PECO, avant et après l’adhésion9, et pour les Américains du Sud ne s’est pas traduite par un afflux massif d’immigrés. Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’utilité du visa et se demander si la suppression du visa ne s’impose pas plutôt comme une politique réaliste pour faciliter le processus circulatoire en Méditerranée, voire même la disparition naturelle des filières mafieuses de passeurs. Conscient de tout cela, le Parlement européen a essayé d’en tenir compte sans toutefois aller jusqu’à proposer la suppression des visas. En effet, à une Communication de la Commission sur « les Conditions d’entrée et de séjour des ressortissants des pays tiers pour des raisons de travail », le Parlement a jugé plus opportun d’instaurer un système flexible de visa (janvier 2003).
9. B. Khader, « Élargissement à l’Est et impact sur les pays arabes et méditerranéens », in Euromesco Papers, Lisbonne, 2003.
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3. LES DEUX FRONTIÈRES Le visa permet de franchir légalement la frontière externe, mais qu’en est-il de la frontière interne représentée par la citoyenneté ? En droit, le franchissement de la frontière externe sans autorisation (visa) est un délit. C’est ainsi que l’immigration clandestine est rangée parmi les « menaces » auxquelles l’Europe doit faire face. En revanche, la citoyenneté, quant à elle, est conçue comme un privilège. Elle est la qualité de citoyen qui luimême appartient à une cité, en reconnaît la juridiction, est habilité à jouir, sur son territoire, du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondants. Donc la citoyenneté désigne à la fois un statut actif : la participation par l’exercice des droits politiques, mais subordonnée à la nationalité ; et un statut attributif ou passif qui garantit à tout résident permanent, national ou étranger des droits et des libertés opposables à l’État. C’est ce qu’on appelle la nouvelle citoyenneté. Sur ces deux questions, frontière et citoyenneté, les paradoxes ne manquent pas. En effet si le franchissement de la frontière est un délit, la régularisation de la situation de l’immigré dit « irrégulier » n’est-elle pas son effacement ? De même, si la citoyenneté est résidence et la nationalité est « appartenance », un étranger régulièrement résident dans un pays européen voit ses droits sociaux et culturels garantis et ses droits politiques fondamentaux restreints. Cela pose alors la question suivante : la nationalité fonctionne-t-elle comme un check-point, un poste de contrôle interne ? En d’autres termes, est-il légitime que l’appartenance nationale soit un point de passage obligé pour participer à la démocratie ? Allons plus loin. Supposons qu’un immigré a pu franchir la frontière clandestinement, a été régularisé et finit par obtenir la nationalité et que, dès lors, il est devenu à la fois citoyen et national, sera-t-il pour autant intégré ? C’est ici qu’il convient d’introduire la distinction entre intégration formelle (nationalité) et intégration réelle, c’est-à-dire la socialisation et l’insertion dans la vie collective par l’école, le logement, le travail. En effet, la nationalité ne fait pas sauter tous les verrous des exclusions sociales. Elle ne garantit pas automatiquement la mobilité sociale, c’est-àdire la circulation dans l’espace social, car partout se dressent des murs qui « sont ni manifestes, ni intentionnellement érigés et qui sont parfois difficilement visibles », mais qui sont souvent à l’origine des émeutes sociales (Brixton 1981, Birmingham 1986, les banlieues françaises, etc.) qui soulignent la polarisation et la ségrégation dans toutes leurs formes. Ces murs invisibles10 ce sont les formes multiples de discriminations ouvertes ou déguisées dont souffrent les populations d’origine immigrée, 10. B. Khader, El muro invisible, Barcelona, Icaria, 1995.
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surtout ceux d’origine arabe et musulmane, dans les pays européens. Ces discriminations ont toujours existé, mais elles se sont multipliées depuis les années 1990 et particulièrement après le 11 septembre. Elles résultent de l’aggravation de deux processus : la différenciation et la stigmatisation ethniques11. Pour André Réa, la différenciation ethnique réside dans l’opposition, entre le « nous » et le « eux », d’une spécificité imaginaire mobilisant de part et d’autre des référents culturels. Elle découle soit d’une souscription identitaire (auto-définition ethnique) soit d’une prescription identitaire (des individus d’un groupe minorisé se voient assigner une identité ethnique par ceux du groupe majoritaire). Cette différenciation identitaire peut relever d’une simple ethnicité symbolique. Elle peut prendre aussi des formes plus affirmées sous forme de « replis communautaires ». Mais les communautés ainsi produites ne deviennent des minorités ethniques que lorsque la différenciation se double d’une infériorisation dès lors que l’attribut ethnique (par ex : marocain ou turc) est érigé en stigmate. En Europe, depuis l’arrêt de l’immigration en 1974 et les politiques de regroupement familial avec les transformations induites en terme de féminisation de l’immigration, de rajeunissement, de ghettoïsation urbaine, la stigmatisation des Turcs, des Pakistanais et des Marocains est devenue monnaie courante. Plus grave, depuis la fin du système bipolaire et la disparition de l’Union Soviétique et surtout du 11 septembre 2001, la stigmatisation ethnique s’est doublée d’une stigmatisation plus insidieuse encore car elle se fixe sur un nouvel attribut : l’origine musulmane de ces migrants anciens et nouveaux. Au point que dans tous les pays européens, mais à des degrés divers, l’interrogation sur l’Islam s’est transformée en « angoisse collective ». Cette perception conflictuelle se traduit dans des sondages d’opinion réalisés dans les pays européens, quoique avec des disparités criantes. Ainsi dans un sondage publié par le Financial Times, le 19 août 2007, deux mois après les attentats déjoués de Londres et de Glasgow à la fin juin, sur la perception des musulmans dans les cinq grands pays de l’UE, on apprend que près de 40 % des Britanniques (mais seulement 20 % des Français) estiment que la présence des musulmans faisait peser une menace pour la sécurité nationale. Près de 40 % des Britanniques et des Allemands s’opposent au mariage d’un de leurs enfants avec un(e)musulman(e), contre 18 % des Français. En outre, 46 % des Britanniques estiment que les musulmans ont trop de pouvoir politique contre seulement 10 % en France. Enfin, si 80 % des Français ne voient aucun problème à être simultanément musulman et citoyen, moins de 60 % des Britanniques le pensent12. 11. A. Réa, « Discriminations positives entre fragmentation sociale et normalisation », in La Revue Nouvelle, mars 2005. 12. Résultats reproduits dans G. Kepel, Terreur et Martyre : relever le défi de civilisation, Paris, Flammarion, 2008, p. 273.
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Quoique contrastés, ces résultats ne sont pas moins révélateurs d’une inquiétude, voire d’une peur, face à la présence musulmane en Europe. Certains hommes politiques, et pas seulement d’extrême droite, capitalisent sur cette peur en agitant l’épouvantail d’invasion à propos de l’immigration et en déclarant l’Islam « inassimilable », « non-intégrable » et « incompatible » avec les valeurs démocratiques des sociétés européennes, voire en le considérant comme une « menace identitaire ». C’est ainsi qu’est définie la frontière interne, supposée infranchissable pour des raisons culturelles, alors que ceux qui veulent franchir ces frontières le font en fonction d’une volonté individuelle d’intégration à l’espace européen, notamment en raison de l’image économique et culturelle qu’il projette à l’extérieur13. Dans un contexte marqué par de telles « peurs irrationnelles », parler d’intégration rapide et réussie des immigrés et de leurs descendants dans les sociétés d’accueil de l’Union européenne relève presque du vœu pieux. Les difficultés d’intégration des immigrés et de leurs descendants posent, dans toute son acuité, la question des « murs invisibles ». Car la conception courante de l’intégration est souvent définie en termes culturels, alors qu’en réalité, les immigrés et leurs descendants font, tous les jours, l’expérience douloureuse de mécanismes ségrégatifs institutionnels (accès à l’école, à l’emploi, au logement, aux infrastructures, aux loisirs et à une justice pénale neutre). Certes les États européens se mobilisent pour lutter contre les pratiques discriminatoires à l’égard de la population immigrée, et des dispositifs censés favoriser l’intégration sont adoptés ici et là. Ainsi en France, une Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) a été mise sur pied. L’UE, elle-même, propose une Carte de longue durée (Blue Card) pour attirer des personnes qualifiées. Et dernièrement, la Commission s’est déclarée favorable au « droit à la mobilité », prévoyant l’accès libre des résidents étrangers, en situation régulière, au marché de l’emploi dans tous les pays européens. Toutes ces mesures sont louables, mais elles sont trop fragmentaires et trop peu harmonisées, à l’échelle de l’UE, pour venir à bout des multiples formes de discriminations réelles et déguisées. Or ces discriminations et les réactions de rejet dont souffrent les immigrés contrastent avec l’image attirante que projette l’Europe d’elle-même à l’extérieur sous l’effet des « images télévisées » captées grâce aux antennes paraboliques, et qui est pour beaucoup dans la fascination qu’éprouvent des millions de jeunes du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne pour l’eldorado européen. Mais cette fascination est problématique car elle produit chez les jeunes scolarisés, souvent inemployés, une sorte de désir ardent de départ, mais désir frustré et exaspéré par l’impossibilité d’aller et venir et de participer 13. R. Leveau, « Espace, culture, frontière : projection de l’Europe à l’extérieur », in R. Kastoryano, Quelle identité pour l’Europe, Paris, Sciences Po Presses, 2005, p. 333.
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à cette sorte de festin de la modernité. Ce décalage entre le « désir de l’ailleurs » et sa « répression quotidienne » attestée par les interminables files d’attentes des demandeurs de visa, devant les guichets des consulats et ambassades des pays d’Europe, produit une relation trouble d’attirance et de rejet, presque une relation pathologique où l’Europe est à la fois aimant et repoussoir, objet de désir et de rejet. J’ai tenu à mettre en exergue les deux manières d’envisager la libre circulation : au sens physique (le franchissement de la frontière externe de l’UE) et au sens social (le franchissement des murs des exclusions). Assez naturellement, ce sont toujours les plus dynamiques et les plus audacieux des immigrés nouveaux qui parviennent à franchir la première (la frontière) ou des immigrés anciens qui cherchent à vaincre les secondes (les exclusions) dans la quête légitime, pour les premiers, de pénétrer dans l’espace interdit (le territoire) et, pour les seconds, de gravir l’échelle de la mobilité sociale.
4. LA MÉDITERRANÉE AU CŒUR DU DISPOSITIF DE CONTRÔLE Il ne faut pas se leurrer : si les textes normatifs européens concernent l’immigration et la libre circulation, en général, c’est bien la Méditerranée du Sud qui est l’objet de tous les contrôles, de toutes les attentions, de toutes les préoccupations. En effet, sur une minorité d’origine étrangère, installée en Europe, de près de 20 millions, le contingent méditerranéen (essentiellement du Maghreb et de la Turquie) représente près de 8 à 10 millions. Il est à prévoir que le différentiel démographique entre les deux rives, les différentes structures par âge (où les moins de vingt ans représentent près de 46 % de la population arabe de la Méditerranée et 43 % de la population turque) et le faible potentiel de création d’emplois accroissent davantage le désir de migration. Mais, en Méditerranée, cette « mer blanche entre les terres », comme l’appellent les Arabes, on ne circule pas à sa guise. En effet, dans son format actuel et la philosophie générale qui lui sert de soubassement, le partenariat euro-méditerranéen peut difficilement déboucher sur une véritable zone de libre-échange où tout circule. Certes, les marchandises, les capitaux, les services, peuvent circuler mais les produits agricoles ne circulent pas librement et les personnes du Sud doivent rester chez elles. Et c’est bien la critique légitime adressée au partenariat : le souci du protéger les États européens l’a emporté sur le souci humaniste de protéger les personnes. Cela est attesté tous les jours, par ce que les Espagnols ont appelé « las espaldas mojadas » pour désigner ces jeunes du Maghreb ou d’Afrique qui tentent de traverser la mer souvent en y risquant leur vie, et surtout par la proposition si insensée d’organiser des camps et
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des sélections des demandeurs d’asile, en dehors de l’UE, dans les pays d’origine ou à proximité des pays. Ainsi, sous couvert de gestion rationnelle, l’extra-territorialisation de l’examen des demandes d’asile à la source plutôt qu’à l’arrivée, déplace le problème en amont et permet comme le dit Carlier, « d’éloigner des opinions publiques les réalités vivantes du monde ». Aujourd’hui, le plus gros contingent d’immigrés en provenance de la Méditerranée du Sud est composé de « clandestins » comme le révèlent les régularisations organisées périodiquement par l’Espagne, l’Italie, la Belgique et d’autres pays. La dernière régularisation organisée en Espagne (mai 2005) a concerné près de 650 000 clandestins. Pour réprimer ce type de migration et le tarir à la source, la législation européenne a multiplié les mécanismes de sanction ou de contrôle : sanctions à charge des transporteurs qui acheminent des personnes non munies de visa, transmission de données relatives aux passagers, expulsions individuelles ou collectives, accords de réadmission conclus avec les pays d’origine. Cette attitude frileuse de l’UE explique sans doute pourquoi la convention internationale des droits de travailleurs migrants et des membres de leurs familles, adoptée à l’ONU en 1990 et entrée en vigueur en 2003, n’a été ratifiée par aucun pays européen, à l’inverse du Maroc et d’autres pays méditerranéens qui l’ont ratifiée.
5. LES MIGRATIONS DANS LE PARTENARIAT EURO-MÉDITERRANÉEN Dans le troisième volet de la Déclaration de Barcelone, les vingt-sept pays signataires font la différence nette entre les migrations légales et les « immigrations illégales ». Toutefois, dans les années 1990, l’immigration légale en provenance des partenaires méditerranéens représente seulement 8 à 10 % du total de l’immigration en direction des pays de l’UE. C’est donc l’immigration irrégulière qui fournit le plus gros contingent des nouvelles « migrations ». Aussi les vingt-sept partenaires reconnaissent-ils dans le Déclaration de Barcelone, « le rôle important que jouent les migrations dans leurs relations », tout en ajoutant, il est vrai, qu’ils conviennent de coopérer pour « réduire les pressions migratoires au moyen, entre autres, de programmes de formation professionnelle et d’assistance à la création d’emplois ». Ainsi, si la protection des droits des « immigrés installés » est rappelée, dès qu’il s’agit de « l’immigration clandestine », des dispositions précises sont prônées, voire inscrites dans les Accords d’Association : conditions de retour des personnes en situation irrégulière (art. 69 accord Maroc-UE), réinsertion des personnes rapatriées (art. 71), réadmission. Cette dernière disposition ne figure pas dans l’Accord Tunisie-UE alors que ce pays fournit
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une partie importante du contingent des immigrés clandestins vers l’Italie. Tandis que les dispositions se font plus précises comme dans l’Accord Égypte-UE, conclu après le Conseil européen de Tampere (15-16 octobre 1999). Dans l’article 68 de cet accord signé en mars 2001, les deux parties conviennent de « prévenir et contrôler l’immigration illégale ». L’Accord Jordanie-UE va plus loin puisque les deux parties non seulement conviennent « d’autoriser le rapatriement de ses ressortissants illégalement présents sur le territoire de l’autre », mais s’engagent aussi à « autoriser le rapatriement des ressortissants des autres pays et des apatrides arrivés sur le territoire d’une patrie en provenance d’une autre patrie ». En somme, si « un Chinois » a immigré illégalement en Grèce en provenance de Jordanie, celle-ci se trouve dans l’obligation de le « ré-accueillir ». Bien que la question de la « réadmission » figure dans les Accords d’association UE-Pays partenaires méditerranéens, certains pays de l’UE ont signé des accords nationaux de réadmission avec les mêmes pays, tel l’Accord Espagne-Maroc. Les dispositions de lutte contre l’immigration illégale se font plus sophistiquées au fil des années. À l’issue de la conférence euro-méditerranéenne de Marseille de novembre 2000, les ministres évoquent pour la première fois « un programme régional dans le domaine de Justice et des Affaires intérieures » et décident même d’organiser une opération pilote de contrôles conjoints en mer en 2001. Tout concourt ainsi à favoriser la construction d’un dispositif de contrôle renforcé aux frontières de l’Europe, afin de mettre en place « un nouvel espace de sécurité européenne ». Cela transparaît à la lecture du Plan d’Action du Sommet de Valence (2002), des recommandations du Sommet intermédiaire de Crète (mai 2003) et surtout celles du Sommet euro-méditerranéen de Naples (décembre 2003) et se concrétise par la création de Frontex. Ainsi, en dépit des vœux pieux et des discours lyriques sur la fraternité euro-méditerranéenne et le « co-développement », la logique d’une « Europe aux Européens » semble l’emporter sur la liberté de circulation. Rarement la question de « l’identité européenne » n’a été posée dans des termes aussi conflictuels entre « Nous » et « Les Autres ». Que les « Autres » soient « la banlieue externe » de l’Europe ou ses banlieues internes. J’en veux pour preuve la vigueur des débats sur l’admission de la Turquie à l’UE14. En réalité, le problème que pose la Turquie à l’Europe ne relève pas de la géographie physique mais bien davantage de la géographie mentale, où des « limes » imaginaires séparent l’Europe de ses « étrangers intimes ». Le problème que pose l’immigration, sous toutes ses formes, à l’Union européenne est donc fondamentalement d’ordre culturel : il était donc légitime de voir la question migratoire figurer dans le volet « social et culturel » du partenariat euro-méditerranéen. Mais, malheureusement, elle y figure en 14. Voir le dossier de Questions Internationales sur « La Turquie et l’Europe », in La Documentation française, Paris, n° 12, mars-avril 2005.
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mauvaise compagnie : trafic de drogue et criminalité organisée, qui sont, eux, des « risques transnationaux ».
CONCLUSION Le partenariat euro-méditerranéen a été fondé sur une illusion : empêcher la liberté de circulation dans un espace contigu. L’observation des faits de 1995 à 2008 démontre l’inanité d’une telle approche. Même si les portes officielles de l’immigration ont été cadenassées, les fenêtres sont demeurées entrouvertes. Comme le dit si bien Giuseppe Sciortino : « La “forteresse Europe” n’a jamais réellement relevé ses ponts-levis »15. C’est dire l’écart persistant entre un discours politique restrictif – à finalité électoraliste − et des pratiques politiques pragmatiques de régularisation. Le vrai problème ne réside donc pas dans la question migratoire elle-même, mais dans la manière dont celle-ci est regardée par les États européens et leurs citoyens. L’interprétation sécuritaire qui en est faite est le résultat empoisonné de stratégies de partis politiques enclins à instrumentaliser la question migratoire selon des tendances caractérisées par l’exclusion et les replis sur soi. Cette crispation sécuritaire sur l’Étranger, surtout le plus proche, comme c’est le cas des Maghrébins, se heurte à la pérennisation du fait migratoire et à la réalité démographique et économique de l’immigration dans un continent vieillissant. Mais elle est, également, le symptôme de la perte des repères. Ceci explique les écarts entre discours et politiques, entre logique sécuritaire et logique économique, qui conduisent les États à évoquer tantôt « des centres de rétention », tantôt des « centres de tri » et tantôt des « portails d’immigration ». Ainsi, en Méditerranée comme ailleurs, un processus social (l’immigration) qui s’est toujours produit, depuis la nuit des temps, est devenu une « question collective, puis un problème public, un enjeu politique enfin »16. Ce n’est pas étonnant, dès lors, que l’immigration agit dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen, comme un révélateur de toutes les ambiguïtés − puisque l’immigration est vue comme « risque transnational » au même titre que le trafic de drogues −, et de toutes les incohérences puisque les discours sont restrictifs mais les politiques sont pragmatiques. Qualifié d’« extracommunautaire », l’immigré est d’abord ce qui n’est pas de la « Communauté européenne ». Le paradoxe étant que les retraités allemands ou scandinaves qui vivent en Espagne sont moins empressés à apprendre la langue espagnole que les immigrés marocains, alors que la connaissance de la langue est un levier de participation à la vie en société. 15. G. Sciortino, op. cit., p. 256. 16. Ibid., p. 2.
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Il est vrai, cependant, que, pour les premiers, l’Espagne c’est le soleil bon marché et pour les seconds c’est tout simplement la bouée de sauvetage et l’espérance. C’est dire combien il est urgent d’expurger le langage et les textes des mots qui tuent (killing words), si on veut appréhender l’immigration comme un fait social, normal, légitime et global, et non comme un risque, une épine irritante voire une menace. C’est pour cela qu’il est primordial de préserver le troisième volet de Barcelone de l’acharnement et l’obsession sécuritaires qui contaminent toute l’approche, et repousser, dans le premier volet, les propositions strictement sécuritaires, comme la lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue ou la criminalité organisée. À cet égard, je ne puis que souscrire à la proposition17 qui suggère de « consacrer l’espace du troisième volet à l’établissement d’un véritable dialogue entre les deux rives, qui pourrait porter sur les images, représentations et valeurs mutuelles », idée déjà préconisée par le Comité des Sages pour le dialogue culturel en Méditerranée, mis sur pied par l’ex-président de la Commission européenne, Romano Prodi. En ce qui concerne l’immigration clandestine, le syndrome sécuritaire structure la position européenne sans apporter de solution véritable à un problème qui n’est pas nouveau mais qui est complexe18. Aussi, au lieu de se braquer sur une lecture alarmiste du phénomène, convient-il d’en étudier les causes afin d’y remédier ou, du moins, d’en atténuer les effets, et cela de manière humaine et coopérative. Il serait d’ailleurs souhaitable d’améliorer les méthodes statistiques pour bien saisir l’importance du phénomène. Le partenariat euro-méditerranéen ne peut plus se limiter à gérer les « contraintes » qui découlent des phénomènes migratoires. Il faut aller audelà pour penser une relation d’échange, où la mobilité devient un atout et non un risque. C’est pour cela qu’une politique de visa flexible comme le suggère d’ailleurs le Parlement européen, voire même la suppression du visa d’entrée, doit être envisagée. Après l’adhésion des Pays PECO (Europe orientale et centrale), on n’a pas assisté à l’invasion massive tant redoutée. Pourquoi les Polonais, les Tchèques ou les Hongrois émigreraient-ils, sur une large échelle, quand les perspectives économiques sont bonnes chez eux19 ? C’est pour cela que le développement en Méditerranée du Sud, sans être un antidote à la migration, est certainement un frein à l’installation définitive que les opinions publiques européennes semblent craindre. Les restrictions actuelles et les multiples contrôles n’éradiquent jamais le 17. D. Schmid, « Optimiser le processus de Barcelone », in Occasional papers, Institut d’Études de Sécurité, juillet 2002, p. 42. 18. F. Ammor, Le partenariat euro-méditerranéen à l’heure de l’élargissement, perceptions du Sud, Rabat, GERM, 2004, pp. 36-38. 19. Voir le chapitre 6 sur l’impact de l’élargissement sur les migrations méditerranéennes et arabes.
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désir de migrer, ils rendent sa réalisation plus coûteuse, plus dangereuse et plus juteuse pour les filières de passeurs. En outre, l’interdiction de mobilité et de circulation migratoires favorisent l’installation. Comme le souligne fort opportunément un ouvrage récent, plus les frontières sont ouvertes aux immigrés « plus ils circulent, moins ils s’installent puisqu’ils peuvent aller et venir. Ceux qui se sédentarisent de façon aléatoire et non prévue sont ceux pour qui les frontières sont fermées, ceux qui sont entrés clandestinement ou ont un statut précaire : s’ils repartent chez eux, ils ne pourront plus revenir »20.
20. B. Badie, R. Brauman, E. Decaux, G. Devin et C. Withol de Wenden, Pour un autre regard sur les migrations : construire une gouvernance mondiale, Paris, La Découverte, 2008, p. 26.
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6 chapitre
L’impact de l’élargissement de l’UE sur les migrations arabes et sud-méditerranéennes
INTRODUCTION
L
e sommet de Copenhague (12-13 décembre 2002) donne son feu vert à l’entrée de huit pays PECO (pays de l’Europe centrale et orientale) dès 2004, suivis de deux pays (Roumanie et Bulgarie) dès 2007. Trois années plus tard, en 2005, la Turquie est officiellement acceptée comme « candidate » à l’Union européenne. En donnant un coup d’accélérateur à l’adhésion de dix pays PECO, l’UE sanctionne le succès de la transition et relève un pari politique délicat : prendre la « revanche sur Yalta », reléguant aux oubliettes la division de l’Europe héritée de la période soviétique. L’élargissement constitue un défi important pour l’UE. Il constitue également un défi pour les nouveaux entrants eux-mêmes. Quant à l’impact prévisible de cet élargissement sur les pays méditerranéens, notamment dans les domaines des aides, des investissements, des échanges, il apparaît contrasté et de toute manière conditionné par le dynamisme économique de ces pays, la capacité avérée à se réformer et à assurer la « gouvernance publique », l’amélioration de la productivité, et l’approfondissement de l’intégration horizontale1. Pour ce qui est des flux migratoires futurs, les PECO ne se poseront probablement pas en principaux concurrents des pays méditerranéens, surtout arabes, d’une part parce que l’élargissement ne produira pas de raz-de-marée humain d’Est en Ouest et d’autre part parce que ces pays 1. Voir chapitre 7 sur l’impact économique de l’élargissement sur les pays méditerranéens.
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souffrent des mêmes problèmes démographiques (baisse de la fécondité et vieillissement) que les quinze autres pays européens de l’Ouest. C’est, en tout cas, la thèse que ce chapitre voudrait explorer. Pour ce faire, je rappellerai, dans une première partie, l’évolution démographique des pays européens en général, et notamment celle des PECO, et ensuite je présenterai le profil démographique des pays arabes et méditerranéens. Dans une deuxième partie, je tenterai de répondre à deux questions qui semblent susciter un intérêt particulier : la première a trait à la crainte exprimée, ici ou là, quant au raz-de-marée migratoire d’Est en Ouest et la deuxième renvoie aux craintes exprimées dans certains pays méditerranéens quant à la concurrence présumée des pays PECO en tant que gisement migratoire alternatif à celui des pays arabes, surtout méditerranéens.
1. LES ÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES DE L’EUROPE ÉLARGIE ET DES PAYS MÉDITERRANÉENS ET ARABES L’évolution démographique de l’Europe et des pays méditerranéens, notamment arabes, épouse des contours fort contrastés, tant sur le plan de la croissance des nombres que sur celui de la pyramide des âges. 1.1. L’EUROPE AU SENS LARGE : DÉPOPULATION ET VIEILLISSEMENT
L’Europe au sens large (y compris la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie) compte 725 millions d’habitants, soit 12 % de la population mondiale (contre 25 % en 1914). La décrue démographique s’est accentuée depuis les années 1950. Les naissances (7,3 millions) ne compensent plus les décès (8,1 millions par an)2. L’Europe n’assure plus le remplacement de sa population. Plus que tout autre pays européen, l’Espagne n’échappe pas à la règle : déjà, en 1998, on dénombrait 346 427 naissances de parents espagnols pour 357 150 décès. À la veille de l’élargissement de 2004, la population de l’UE est de 378 millions d’habitants, soit 6,2 % de la population mondiale. Partout l’indice de fécondité est en dessous du seuil de remplacement : la Suède se situant sur le haut de la fourchette avec 1,8 enfant par femme pendant que l’Espagne détient le triste record de 1,1 enfant par femme. Avec 17 % de personnes de plus de soixante ans et seulement 25 % de jeunes de moins 2. Géopolitique, n° 74.
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de vingt ans, l’UE partage avec le Japon la caractéristique d’avoir la population la plus vieille du monde. Cette poussée vers une Europe aux cheveux gris va s’accentuer dans les décennies à venir : à défaut d’une reprise accélérée de la natalité – mais que rien ne laisse prévoir – les plus de soixante ans représenteront 34 % de la population totale en 2050. Hors nouveaux flux migratoires, un pays comme l’Espagne sera incapable de renouveler ses générations : sa population (44 millions en 2008) sera amputée de ± 5 millions (en 2050) et largement ridée avec près de 12 millions de plus de soixante ans. La France s’en tire mieux sur le plan quantitatif (5 millions de plus en 2050, par rapport à 2008) mais pas sur le plan de la pyramide des âges. L’impact de ces évolutions sur la population active ne doit pas se faire sentir brutalement d’ici 2015 mais, au-delà, une décroissance régulière sera amorcée. Déjà, un peu partout, la tranche d’âge des 20/29 ans, la plus féconde, se rétrécit. Ainsi deux phénomènes logiques se conjuguent : les effectifs des « aînés » vont croître, alors que ceux des jeunes et des « jeunes actifs » vont décroître. Cette inversion de la pyramide des âges est lourde de conséquences. Les effets du vieillissement démographique européen sont légion. Ce n’est pas le lieu ici de nous y appesantir. Mais l’on devra assister, toutes choses restant égales, à « une pression importante sur les systèmes de prévoyance sociale, et plus particulièrement sur les régimes de retraite et de santé […] » (Conclusions de la Présidence, Conseil Européen de Stockholm, 23-24 mars 2001). D’autres effets sont prévisibles, notamment la chute lente de la consommation (à l’exception de ceux liés à la santé et aux soins de la dépendance) ou de l’investissement. Naturellement, il ne s’agit pas d’enchaînements automatiques. Mais le défi est là, inquiétant. Quant à la démographie des pays PECO, elle n’est guère plus brillante. Déjà avant la chute du mur de Berlin, la fécondité amorçait une inexorable décroissance. Mais tous les démographes s’accordent sur l’aggravation de la situation démographique à partir des années 1990. En effet, alors que dans la période 1985-1990, sur dix pays PECO, deux seulement (la Bulgarie et la Hongrie) ont une croissance démographique négative, dans la période 1995-1999, huit pays connaissent une croissance négative : seules la Pologne et la Slovaquie continuent à bénéficier d’une modeste croissance, respectivement de 0,04 % et de 0,30 %.
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Tab le au 1. Population totale (en milliers) Pays Bulgarie République tchèque Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Roumanie République slovaque Slovénie Total régional
1985
1999
Prévision 2010
8 941 10 335 1 536 10 579 2 621 3 545 37 203 22 725 5 193 1 973
8 208 10 278 1 442 10 068 2 431 3 699 38 654 22 458 5 396 1 986
7 615 10 052 1 359 9 613 2 251 3 653 38 805 21 727 5 426 1 960
106 636
106 619
101 461
Sources : Banque Mondiale, 2001 ; Indicateurs de développement mondial, 2001, CD-Rom.
Tab le au 2. Taux de croissance annuelle (en %) Pays Bulgarie République tchèque Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Roumanie République slovaque Slovénie Total régional
1985-1990
1995-1999
– 0,51 0,05 0,45 – 0,41 0,38 0,97 0,49 0,42 0,34 0,25
– 0,58 – 0,13 – 0,71 – 0,40 – 0,84 – 0,11 0,04 – 0,25 0,30 – 0,06
0,26
– 0,15
Prévision 2005-2010 – 0,7 – 0,3 – 0,5 – 0,4 – 0,7 – 0,1 0,0 – 0,3 0,0 – 0,2
Sources : Banque Mondiale, 2001 ; Indicateurs de développement mondial, 2001, CD-Rom.
Cette inversion de la pyramide des âges dans les pays PECO est moins inquiétante que pour l’UE mais les tendances révèlent un rétrécissement de la tranche d’âge 0-14 ans passant de 23,24 % en 1985 à seulement 18,06 % en 1999, perdant plus de cinq points en l’espace de quinze ans. À l’inverse, le pourcentage des plus de soixante-cinq ans est sur une pente ascendante, passant de 10,69 % de la population totale à 13,34 %.
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Tab le a u 3. Structure de la population : 0-14 ans (en % de la population totale) Pays
1985
1999
Bulgarie République tchèque Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Roumanie République slovaque Slovénie
21,26 23,56 22,39 21,48 21,16 23,06 23,53 24,65 26,68 22,60
16,00 16,90 17,68 17,25 17,73 19,55 20,09 18,71 20,27 16,41
Moyenne
23,24
18,06
Sources : calculs de l’auteur basés sur : Banque Mondiale, 2001 ; Indicateurs de développement, 2001, CD-Rom.
Tab le au 4. Les 65 ans et plus (% de la population totale) Pays
1985
1999
Bulgarie République tchèque Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Roumanie République slovaque Slovénie
11,31 11,57 11,39 12,37 11,8 10,29 9,42 9,47 8,93 10,32
15,6 13,56 13,67 14,4 14,13 12,96 11,82 12,69 11,12 13,48
Moyenne
10,69
13,34
Sources : Banque Mondiale, 2001 ; Indicateurs de développement, 2001, CD-Rom.
Mais l’évolution la plus symptomatique, et à certains égards la plus préoccupante pour tous ces pays, c’est la chute brutale des taux de fécondité, calculés en nombre d’enfants par femme. En effet, si la moyenne des PECO était, en 1985, de 2,05 enfants par femme, celle-ci n’est plus que de 1,26 enfant en 1999 et les projections pointent vers une baisse supplémentaire à l’horizon de 2010 (1,5 enfant).
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Tab le au 5. Taux de fécondité (nombre d’enfants par femme) Pays Bulgarie République tchèque Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Roumanie République slovaque Slovénie Moyenne
1985 1,95 1,95 2,11 1,83 2,09 2,13 2,33 2,31 1,72 2,05
1999 1,13 1,17 1,23 1,32 1,11 1,35 1,4 1,32 1,37 1,24 1,26
Prévision 2005-2010 1,2 1,2 1,3 1,3 1,2 1,4 1,4 1,3 1,4 1,3
Sources : Banque Mondiale, 2001 ; Indicateurs de développement mondial, 2001, CD-Rom.
En dépit des difficultés de la transition économique dans tous ces pays, le taux de chômage reste à des niveaux supportables et, dans certains pays, inférieur à la moyenne de l’UE, comme c’est le cas pour la République Tchèque, la Roumanie et la Slovénie. Mais dans ce domaine, la prudence est de mise compte tenu des modes de calcul pratiqués dans tous ces pays. Toutefois une chose demeure indiscutable : au cours des dix dernières années, le taux de croissance économique dans tous les pays PECO a crû plus que la moyenne de l’UE. Mais globalement, le revenu par tête d’habitant est demeuré en deçà de la moyenne communautaire. Ainsi, globalement, à la veille de l’élargissement de 2004, le tableau de bord de la démographie des pays PECO n’est guère différent de celui de l’UE : chute brutale de la population, augmentation rapide du vieillissement, rétrécissement de la tranche d’âge des moins de quinze ans. Tout cela sur fond de restructuration économique, pour intégrer l’acquis communautaire et préparer l’adhésion à l’UE. 1.2. LA DÉMOGRAPHIE SUD-MÉDITERRANÉENNE : LE CAS DES PAYS ARABES
Cette section vise un double objectif : retracer l’évolution démographique des pays du Sud-Est méditerranéen, notamment les pays arabes du Machrek et du Maghreb, et mesurer l’incidence de la transformation démographique sur le marché du travail. Jusqu’à la fin des années 1970, les populations arabes étaient décrites par les démographes comme prolifiques et particulièrement rebelles au contrôle des naissances. Les démographes mettaient en exergue l’influence
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de la religion « islamique », la nuptialité précoce, la faible pratique de la contraception, les niveaux bas d’instruction et de participation à l’activité économique ainsi que l’importance de la population rurale et, par voie de conséquence, les taux élevés de fécondité. Or, les trois dernières décennies constituent pour le Maghreb arabe et, dans une moindre mesure pour les pays du Machrek, une période de profonde transformation démographique. En effet, en dehors des cas particuliers des pays du Golfe, de la Jordanie ou de Gaza où le taux de fécondité demeure élevé en 2008, mais moindre que dans les années 1970, dans les pays du Maghreb ainsi qu’en Égypte, la décélération démographique s’annonce plus soutenue que ne le prévoyaient les spécialistes. En effet, il y a à peine trente ans, la grande famille était la règle avec une moyenne se situant entre six et huit enfants. Mais, aujourd’hui, on s’oriente vers la famille de petite taille. Cette évolution s’observe dans tous les pays arabes. C’est au Maghreb et au Liban que la baisse de fécondité est presque exceptionnelle, rappelant la chute brutale de natalité, un peu plus tôt, dans les pays latins (Espagne, Italie) ou orthodoxes (Grèce). Déjà deux pays arabes, le Liban et la Tunisie, sont descendus en dessous de la barre fatidique de 2,10 enfants par femme, considérée comme seuil de remplacement des générations. Les autres pays arabes ne sont pas loin de ce seuil. Cette mutation accélérée n’est pas due à des phénomènes transitoires (guerres civiles) ou conjoncturels (chômage des jeunes) mais bien à une véritable révolution des mentalités qui n’épargne aucun pays et qui est liée à des phénomènes universels comme l’urbanisation, la scolarisation, la tertiarisation de l’emploi ou la diminution du rôle de la famille comme unité de production (comme dans les sociétés paysannes), voire même la circulation des modes de vie de type occidental (effet de démonstration). Certes, il existe encore des foyers de résistance à cette baisse démographique, notamment les pays du Golfe et les territoires palestiniens, les premiers à cause d’un complexe de « petitesse » et l’existence d’une rente pétrolière neutralisant les tendances au contrôle démographique, et les seconds, à cause de l’occupation israélienne qui contraint les femmes à se replier sur la famille, réduisant au cercle familial l’univers des relations sociales. Mais même à l’intérieur des territoires palestiniens, l’indice de fécondité est plus élevé à Gaza (qui subit un enfermement draconien) qu’en Cisjordanie. Ainsi, comme l’affirment les démographes français, Philippe Fargues et Youssef Courbage, même si les trajectoires démographiques arabes sont plus hétérogènes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a trente ans, partout les courbes s’inclinent vers le bas, en même temps que se maintiennent les clivages villes/campagnes, zones ouvertes/zones fermées, couche aisées/ couches pauvres, pays pétroliers/pays non pétroliers, pays ayant une politique ancienne de population/pays dont la politique de population est plus tardive.
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Globalement, aujourd’hui, une fille tunisienne de Tunis ne fait guère plus d’enfants qu’une Marseillaise de même niveau éducatif et social. Mais c’est ici que la comparaison s’arrête. Car, en ce qui concerne la structure des âges et la croissance des effectifs globaux, les tendances s’inversent. Contrairement à la situation démographique en Europe (UE et PECO), où on devra assister concomitamment à la diminution des effectifs globaux, au rétrécissement du groupe d’âge des moins de vingt ans et au vieillissement de la population, dans les pays arabes, les effectifs globaux, ainsi que les entrées sur le marché du travail, vont continuer à croître au moins jusque 2015-2020. Car la structure des âges demeure marquée par une extrême jeunesse : les moins de quinze ans représentent toujours près de 40 % de la population, soit près de 152 millions d’habitants (sur une population totale de 335 millions en 2007). La population d’âge actif (quinze à soixante-cinq ans) représente désormais 56 %, mais elle est appelée à croître rapidement dans les deux prochaines décennies, sous l’effet conjugué de la croissance de la population totale et la transformation rapide de la pyramide des âges. Cela posera aux pays arabes un défi sérieux car, d’ici 2020, il va falloir augmenter l’emploi à un taux moyen de 4 % (5 % en Algérie, 3,6 % en Égypte) pour absorber ceux qui entrent sur le marché du travail (ces taux ont augmenté de 2,3 à 2,9 % en Asie orientale et Amérique latine entre 1990 et 1997). Cela nécessite un bon fonctionnement des marchés du travail et des capitaux, un taux de croissance d’au moins 7 % par an, un investissement de l’ordre de 25 à 28 % du PIB. Conditions qui ne seront pas facilement réunies, ce qui se traduira par une aggravation du chômage qui dépasse déjà la barre des 15 %. La situation s’annonce préoccupante pour tous les pays arabes. Au Maghreb, en particulier, à cause de sa proximité géographique avec l’Europe, l’enjeu est essentiel. En effet, la population active de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc qui était de l’ordre de 22 millions en l’an 2000, devra atteindre 31 millions en 2010. Tab le au 6. Population active du Maghreb central (en millions) Pays 2000 2010
Algérie
Tunisie
Maroc
Maghreb
8,3 12,1
10,8 14,5
3,5 4,6
22,6 31,2
Cela signifie que l’offre additionnelle annuelle de travail pour ces trois pays dans la prochaine décennie sera de 860 000, répartie de la manière suivante : 380 000 en Algérie, 370 000 au Maroc et 110 000 en Tunisie. L’ac-
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croissement de cette offre se fera sentir surtout en milieu urbain. S’y ajoute une augmentation probable des taux d’activité avec la transformation du statut de la femme. Tab le a u 7. Évolution des taux d’activité au Maghreb (en %) Pays Algérie Maroc Tunisie
1980
1990
2000
2010
20,2 29,3 28,7
21,8 31,1 31,8
24,9 33,8 33,0
30 36 35
Ainsi, dans les pays du Maghreb, d’ici l’an 2010, la population active augmentera à un rythme moyen de 3 %, les taux variant d’un pays à l’autre. Il sera de 3,7 % en Algérie, de 2,9 % au Maroc et 2,7 % en Tunisie. Mais le taux d’emploi nécessaire devra être au moins de 3,5 à 4 % pour espérer absorber l’offre additionnelle de travail sans aggravation des niveaux actuels de chômage. Ainsi de part et d’autre de la Méditerranée, le contraste est frappant. Contraste des nombres, d’abord : l’exemple le plus frappant est celui de l’Italie, dont le taux de fécondité se situe autour de 1,3 naissance par femme, et son ex-colonie, la Libye, avec une moyenne de 4 naissances. Ce qui signifie, toutes choses restant égales, que la population italienne pourrait diminuer de 6 % alors que celle de la Libye va doubler au cours des vingt-cinq prochaines années. Cet exemple, bien qu’extrême, livre un message clair : le centre de gravité des populations de part et d’autre de la Méditerranée est en train de basculer. Contraste de la structure de la population, ensuite. Dans la Méditerranée du Sud, l’âge médian ne dépasse pas les 20-22 ans alors que, dans les pays méditerranéens du Nord, il oscille autour de 33-35 ans. Ces déséquilibres démographiques flagrants entre deux zones séparées de 14 km (distance entre Tanger et Gibraltar) posent le problème de la coexistence pacifique entre une population européenne, vieillie et ridée, comme la définissait le démographe français, Alfred Sauvy, et une population sud-méditerranéenne jeune, bouillonnante, mais aux horizons bouchés. Dans ces conditions, l’émigration peut-elle fonctionner comme une soupape de sûreté permettant, comme dans les vases communicants, d’exporter le trop plein de population sud-méditerranéenne vers l’extérieur, particulièrement vers l’UE ? Si oui, y aura-t-il concurrence entre les pays arabes sud-méditerranéens et les pays PECO, nouveaux pays membres de l’UE ?
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2. LES MIGRATIONS MÉDITERRANÉENNES VERS L’EUROPE : LE SUD SERA-T-IL CONCURRENCÉ PAR L’EST ? La question migratoire continue à susciter en Europe une inflation littéraire et des débats politiques passionnés. L’objet de cette partie est circonscrit à deux questions : a) Le Sud arabo-méditerranéen pourra-t-il combler le déficit démographique du Nord européen ? b) Le Sud arabo-méditerranéen pourra-t-il être concurrencé par les pays PECO, en tant que gisement de migrations futures dans l’UE ? 2.1. LES MIGRATIONS DE REMPLACEMENT
La question des « migrations de remplacement » fait l’objet de débats stimulants dans les milieux des démographes, surtout depuis la publication du dernier rapport des Nations Unies sur cette question3. Pour rappel, le rapport de la division de la population de l’ONU prévoit que l’Europe, compte tenu de son vieillissement, devrait faire appel, dans une hypothèse basse, à 47,5 millions d’immigrés d’ici 2050 – et, dans une hypothèse haute, à 159 millions – pour maintenir sa population et préserver l’équilibre de quatre à cinq actifs pour un retraité. La publication de ce rapport dont les extrapolations prospectives ont été jugées, par maints démographes, fort discutables, ne pouvait pas plus mal tomber car les opinions publiques européennes continuent à associer le phénomène migratoire à la menace pour la sécurité publique, le marché du travail et l’identité culturelle. Mais, indépendamment des scénarios, purement hypothétiques, concernant « l’immigration de remplacement », deux évolutions sont possibles : a) Si la baisse des taux de natalité perdure, l’Europe perdra 30 millions d’âmes d’ici 2025, avec une pyramide des âges au profit des plus vieux. b) Il y aura une réduction des actifs de la population, due à l’allongement des études des jeunes et surtout à la baisse de l’âge de la retraite. En effet, certains démographes estiment que, suite au vieillissement de la population en Europe, en 2025, quinze « travailleurs » devront subvenir aux besoins de dix personnes dites dépendantes (personnes de plus de soixante-cinq ans et de moins de quinze ans) contre vingt travailleurs pour dix personnes dépendantes en 2007. La situation sera tout aussi préoccupante si on considère le rapport de support potentiel : celui-ci était de sept personnes en âge de travailler pour une personne de plus de soixante3. United Nations Population Division, Replacement migration : is it a solution to declining and ageing population ?, New York, United Nations, 2000.
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cinq ans (en 1950). Aujourd’hui, il est de deux et, dans vingt-cinq ans, il ne dépassera guère 1,5. Partant de ces constats, va-t-on faire appel de manière massive à l’immigration étrangère pour palier l’accroissement des inactifs, rajeunir la population active et donc protéger le niveau des retraites ? Il n’y a pas de réponse consensuelle à cette question, ni dans les milieux politiques qui, souvent, la considèrent comme un « miroir aux alouettes », ni dans les milieux des démographes qui la rejettent comme « panacée ». Le point de vue des politiques se fonde sur le souci de ne pas heurter de front les opinions publiques mal disposées à l’égard des nouveaux flux migratoires et de ne pas préjuger des « surprises du futur ». Le point de vue de certains démographes, repris dans les rapports sur l’emploi de la Commission européenne, est tout autre. Il se fonde sur deux constats : a) Les pénuries constatées de main-d’œuvre sont sectorielles, concernent des secteurs divers, des métiers différents, et exigent toutes sortes de qualifications. Or l’immigration non organisée ne répond pas à ces exigences. b) Le taux d’emploi dans la tranche d’âge actif (15-64) oscille, dans l’UE, autour de 62 % (62,1 % en 1999). Cela signifie que près de 39-40 % de la population d’âge actif sont hors emploi, représentant plusieurs dizaines de millions de personnes potentiellement activables. On ajoute généralement à ces chiffres les gisements potentiels de maind’œuvre activable dans les tranches d’âge 15-24 (où le taux d’emploi en France, par exemple, ne dépasse pas 26,5 % contre 54,9 % en Allemagne) et dans les tranches d’âge 55-64 ans (où le taux d’emploi, en France, est seulement de 33 % contre une moyenne européenne de 37,1 %). Certes, on ne peut mettre au travail tous ces millions de personnes disponibles. Mais la revue Futuribles estime que, rien qu’en France, au moins 7 millions sont « activables », de quoi pourvoir en emplois une croissance forte pendant vingt ans, sans gain de productivité, à condition que l’adéquation puisse s’opérer entre l’offre et la demande. Il y aurait donc un énorme potentiel « caché » de l’Union, dont les principaux groupes visés seraient les femmes (seulement 51,2 % des femmes européennes en âge de travailler exerce une activité rémunérée), les chômeurs (ils sont plus de 15 millions) et les préretraités. La conclusion qui découle de ces observations serait la suivante : l’Europe dispose de plusieurs dizaines de millions de personnes sans emploi, mais activables, à condition de les requalifier pour répondre à l’offre d’emploi disponible. Il ne sera fait appel à l’immigration que pour combler certaines pénuries sectorielles (par exemple : ingénieurs informaticiens en Allemagne) ou pour les travaux les plus pénibles et dangereux (par exemple : chauffeurs de camions de transport des produits dangereux).
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Ce raisonnement, en apparence séduisant, souffre d’un triple problème : d’abord « le décalage entre les qualifications requises et les compétences acquises » ; ensuite, le fossé entre certains emplois offerts, y compris beaucoup d’emplois considérés demanding, dangerous, dirty (ce sont les fameux 3 D), c’est-à-dire des emplois exigeants, dangereux et sales, et ceux auxquels les Européens aspirent. Mais le problème le plus important est le suivant : s’il est vrai que, dans la réalité économique, ce qui compte ce n’est pas tellement le nombre de gens en âge de travailler mais le nombre de gens réellement actifs, il n’en demeure pas moins vrai que même un taux d’activité de 100 % dans l’UE (ce qui est impossible), n’empêcherait, à l’horizon de 2025, ni le déclin de la population, ni son vieillissement, et ne réduirait que partiellement le déclin du rapport entre nombre d’actifs et nombre d’inactifs retraités. De toute façon, la croissance de l’emploi, fixée comme objectif par le Conseil européen de Lisbonne, printemps 2000, est de 70 % en 2010 et 78 % pour 2040. L’immigration sera donc nécessaire et, d’ailleurs, inéluctable. Dans certains cas, elle pourrait être une solution, sans doute partielle, au déclin de la population totale et à la baisse de la population d’âge actif. Mais ce ne sera qu’un palliatif car les immigrés vieillissent comme les autres. Sans oublier que l’acte « d’émigrer » demeure un projet individuel qui répond à des objectifs précis et non une action missionnaire de gens qui émigrent pour rajeunir la population européenne. C’est pour cela que les scénarios du Rapport des Nations Unies paraissent hypothétiques et, à certains égards, irréalistes. Mais tout aussi irréaliste est le scénario de « l’immigration zéro » qui fait partie des clichés brandis ici et là. Dans l’espace méditerranéen, en l’occurrence, ce scénario s’est révélé au fil des années totalement déphasé par rapport aux réalités socio-économiques de l’espace méditerranéen et, en tout cas, impraticable pour plusieurs raisons : – d’abord, la mer Méditerranée est avant tout mobilité et les caractéristiques naturelles des frontières méridionales interdisent toute fermeture hermétique (le poste de contrôle de Tarifa, très coûteux, pourrait s’avérer d’une efficacité douteuse) ; – ensuite parce qu’une interdiction de circulation des hommes en Méditerranée, à un moment où tout bouge, est presque un déni d’équité ; – enfin parce qu’une telle politique ne répond pas à la dynamique de certains secteurs du marché de travail. En réalité, l’immigration « zéro » est un choix politique qui n’a jamais été réellement mis en application. Certes, l’acharnement juridique qui a conduit à une « surenchère législative » a pu faire croire que l’État a les choses « sous contrôle » en matière d’accueil, de séjour, de travail, mais l’observation des faits a fourni la preuve éclatante du caractère fallacieux de « l’immigration zéro ». Le développement de l’immigration clandestine,
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les régularisations pratiquées en Italie, Espagne, France et Belgique, ces derniers temps, les admissions légales annuelles (demandeurs d’asile, mobilité des catégories qualifiées, élites intellectuelles et financières) sont autant de preuves de l’impraticabilité d’une fermeture des frontières dans l’espace méditerranéen. Mais si l’immigration zéro est un leurre, quelle politique adopter ? Une politique de « numerus clausus » limitée à accueillir les hommes d’affaires et les gens fortunés est dangereuse. Elle stimulerait l’exode des capitaux de la rive Sud de la Méditerranée, aggravant les crises économiques, génératrices d’émigration. Une politique de quotas renvoie à un contrôle sélectif. N’a-t-on pas suggéré, en Allemagne, d’importer des milliers d’informaticiens indiens (suscitant immédiatement la réaction de l’extrême-droite qui a appelé les Allemands à faire plus d’enfants : kinder nicht inder) ? Les Anglais ne préconisent-ils pas d’importer annuellement 100 000 immigrés aux qualifications spécifiques4 ? C’est une politique raisonnable, mais elle peut produire un double effet négatif : elle aspire vers l’extérieur les élites les mieux formées des pays du Sud, élargissant ainsi les écarts de développement entre le Nord et le Sud, mais surtout, elle exerce une pression sur les salaires, ce qui n’est pas de nature à plaire aux syndicats. Une politique d’ouverture totale en Méditerranée est, par ailleurs, impossible. Non seulement parce que l’Europe ne peut pas accueillir tous les Méditerranéens, surtout arabes, candidats à l’immigration, mais surtout parce que cela n’est pas souhaitable du point de vue des États arabes et surtout maghrébins, quel que soit l’apport de ces émigrés à leurs finances publiques. L’immigration zéro et l’ouverture totale constituent deux options extrêmes. Entre les deux, il y a de la marge pour une ouverture raisonnée originale, conciliant dans l’espace restreint de la Méditerranée entre valeurs et contraintes, c’est-à-dire entre le devoir éthique d’ouverture et le devoir politique de gouverner. Cette ouverture raisonnée, outre qu’elle est marquée du sceau du réalisme, permet d’atteindre plusieurs objectifs. D’abord, elle facilite l’intégration dans la mesure où elle supprime ou diminue les effets de la précarité dus au séjour et au travail, et à l’absence de mobilité des travailleurs (faute de papiers en règle). Ensuite, elle permet un meilleur équilibre démographique, même si, souvent, l’offre actuelle de travail qualifié dans les pays du Nord ne peut être entièrement satisfaite par les flux migratoires spontanés en provenance du Sud. Et enfin, parce qu’elle s’avère, au moins dans le court et moyen terme, un excellent complément de la nouvelle politique euro-méditerranéenne : elle permet, en allégeant la pression sur le marché 4. Financial Times du 4 septembre 2000.
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du travail dans les pays du Sud (où les restructurations industrielles peuvent générer des fermetures d’entreprise, donc plus de chômage), d’accroître leurs ressources par les transferts de fonds, voire même diminuer les écarts de développement. Sur le long terme, la convergence économique en Méditerranée, si elle se produit, peut atténuer la propension à émigrer. Mais en réalité développement et migration vont de pair et ont tendance à s’influencer mutuellement. 2.2. LES EFFETS DE L’ÉLARGISSEMENT SUR LES MIGRATIONS ARABO-MÉDITERRANÉENNES
Après la chute du mur de Berlin, l’immigration des travailleurs en provenance des PECO est demeurée soumise aux restrictions de circulation en vigueur dans l’UE. Les services d’Eurostat (de l’Union européenne) estiment, à la veille de l’élargissement de 2004, que les stocks de travailleurs et des résidents des PECO dans les pays de l’UE ne dépassent pas 1 million de résidents dont 350 000 travailleurs, soit 0,29 % de la population totale de l’UE et 0,12 % de sa main-d’œuvre. Certes ces chiffres ne tiennent pas compte de l’immigration clandestine. Mais même en postulant que pour chaque résident installé régulièrement il y aurait un résident « clandestin », cela ne ferait qu’un total de 2 millions soit 0,52 % de la population totale de l’UE (estimée en 2004 à 378 millions). Cela prouve combien la crainte d’un « raz-de-marée » humain, en provenance des PECO, était exagérée. Mais quel que soit le chiffre avancé, une certitude demeure : environ les trois quarts de ces immigrés de l’Est – réguliers ou clandestins −, résident dans deux pays limitrophes – l’Allemagne et l’Autriche – et la majorité y a immigré avant 1993. Mais qu’advient-il des flux migratoires Est-Ouest après l’élargissement ? Y a-t-il un risque que l’Est remplace les pays arabes et surtout méditerranéens en tant que gisement de nouvelles migrations ? Bien qu’il soit difficile, à ce stade, d’apporter des réponses définitives et tranchées à ces deux questions, on peut néanmoins avancer quelques estimations en nous basant sur les documents de la Commission, sur les quelques rares études faites sur le sujet, et sur les projections démographiques de l’UE, des PECO et des pays méditerranéens. 2.3. LE POTENTIEL MIGRATOIRE DES PECO
Les raisons d’émigrer vers l’UE après l’élargissement sont multiples. On peut épingler notamment : – le différentiel de niveau de vie et de salaire ; – le marché de l’emploi dans les pays d’origine ainsi que le taux de chômage ;
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– – – –
le marché de l’emploi dans les pays d’accueil ; la proximité géographique et linguistique ; l’attrait exercé par les pays récepteurs ; les effets des réseaux constitués d’anciens émigrés.
Au vu de tous ces éléments, il serait surprenant que l’adjonction à l’UE de 105 millions et l’adhésion de quatorze nouveaux membres dont la Bulgarie et la Roumanie, à partir de 2007, soit sans effet sur l’immigration à l’intérieur de l’Union européenne. Mais les flux en provenance des PECO devraient rester raisonnables par le volume, et de toute manière, limités dans le temps et cela pour plusieurs raisons d’ordre conjoncturel et structurel.
2.3.1. D’abord des raisons d’ordre conjoncturel – Bien que la circulation des personnes soit l’une des quatre libertés (circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes), les restrictions provisoires à la libre circulation (cinq à sept ans après l’adhésion) devraient freiner les flux migratoires, limitant l’accès dans les secteurs où il y a pénurie avérée de main-d’œuvre. – Les taux de chômage même élevés dans les PECO ne constituent pas, à eux seuls, un puissant incitant à émigrer. En Espagne, les taux de chômage frôlant les 20 % dans certaines régions (Extremadura et Andalousie) n’ont pas donné lieu à de fortes poussées migratoires hors d’Espagne depuis l’adhésion. – Sur le moyen terme, l’émigration des PECO devrait connaître un ralentissement, voire un tassement, tout d’abord comme conséquence à la progressive convergence attendue de leurs économies avec celle de l’UE et ensuite, parce qu’il a été démontré historiquement que la propension à émigrer d’une population diminue au fur et à mesure qu’augmente le nombre de ses membres ayant déjà émigré et que les prévisions concernant la croissance du marché local de travail s’avèrent, ou sont perçues comme, optimistes. Cela a été d’ailleurs attesté par une faible incitation à l’émigration constatée dans le milieu des années 1990 dans le cas de la République tchèque, la Hongrie, la Slovénie. – La faible mobilité des travailleurs en Europe, y compris dans les PECO, qui s’explique par un faisceau de facteurs d’ordres culturel, social, linguistique et économique. Ceci est confirmé par un sondage effectué en avril-mai 2001 par le Brussels Central European Opinion Research Group (GEORG) en République tchèque, Hongrie, Pologne ainsi qu’en Bulgarie et en Roumanie, et qui révèle que seule une faible minorité envisagerait d’immigrer dans l’UE. Seulement 9,6 % des Bulgares se déclarent intéressés par l’émigration.
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– La préférence pour le travail temporaire ou saisonnier et pour les régions frontalières. – À moyen terme, il n’est déraisonnable de penser que les pays PECO, eux-mêmes, deviendront des pays d’immigration. Un scénario de type italien ou espagnol n’est donc pas nullement fantaisiste. C’est déjà le cas de certains pays PECO qui deviennent des destinations d’immigration d’installation et non plus seulement de transit. Parmi les nouveaux immigrés dans les PECO, on trouve des Chinois, des Vietnamiens, des Syriens, des Irakiens et des Iraniens. Dans certains pays comme la Bulgarie et la Pologne, le nombre d’immigrés excède déjà le nombre d’émigrés.
2.3.2. Mais aussi des facteurs d’ordre structurel Les raisons d’ordre structurel devraient agir comme un puissant frein au départ. Elles tiennent d’abord au tableau de bord démographique des PECO, notamment la chute brutale des indices de fécondité et de la croissance démographique, le vieillissement de la population, et le rétrécissement de la tranche d’âge des moins de quinze ans. Ainsi, au 1er janvier 2004, la population des huit PECO se situait à 74,5 millions d’habitants, soit une baisse de 135 000 habitants par rapport à janvier 2002. L’origine de cette baisse serait principalement due à un solde naturel négatif (le nombre des décès étant supérieur au nombre des naissances vivantes), ainsi que, mais dans une moindre mesure, à un solde migratoire négatif. Cette évolution sur le plan démographique ne fait que reproduire les tendances observées dans les pays de l’UE depuis cinquante ans. Rappelons que la population totale des quinze de l’UE, à la veille de l’élargissement, était estimée à de 378 millions d’habitants, alors que la barre des 300 millions avait été franchie en 1953. Ce qui signifie qu’il a fallu près de cinquante ans pour que la population européenne gagne 78 millions d’habitants, soit une augmentation d’un quart, alors que pendant le même laps de temps la population arabe a quadruplé, passant de 75 millions en 1950 à plus de 315 millions en 2004 et 335 millions en 2007. À la lumière de tout ce qui précède, l’on peut aisément comprendre que les quelques rares études sur l’impact de l’élargissement sur les migrations5 concordent pour estimer que les flux potentiels annuels de migrants en provenance des PECO ne devraient guère excéder les 350 000, dont au moins 75 % choisiront comme destination l’Allemagne (65 %), l’Autriche (10 %) et, dans une moindre mesure, l’Angleterre et l’Irlande (pour les Polonais) la Suède (pour les Polonais et les habitants des pays baltes) ou l’Italie (pour 5. C. Boswell 1998, M. Lubyova 1999, R. Langewiesche 1999, et L. Rizzotti 2002.
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les Slovènes). D’ailleurs, ces chiffres seront à la baisse au fil des prochaines dix années, de sorte que le nombre total des immigrés PECO vers l’UE ne devrait pas excéder 3 millions d’ici 2015. Ainsi il est clair que les PECO ne pourront pas compenser le déficit démographique futur de l’UE et la réduction des actifs de la population totale. Toutefois, plus que l’immigration d’installation, c’est l’immigration transfrontalière des navetteurs (cross-border commuters) qui serait stimulée par l’élargissement car elle permettrait par exemple à l’habitant des PECO de traverser la frontière et de travailler en Allemagne ou en Autriche, et de dépenser son salaire élevé dans son pays d’origine où le coût de la vie est plus bas. Mais il ne s’agira, en aucun cas, d’un phénomène massif. En réalité, ce seront la Turquie, pays candidat, les pays à l’Est des PECO, non candidats, les pays balkaniques et surtout les pays de l’Afrique et de l’Asie ainsi que les pays méditerranéens, notamment arabes, qui fourniront les principaux contingents de l’immigration dans l’UE élargie dans les deux ou trois décennies à venir. En effet, en dilatant ses frontières jusqu’aux portes d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie, l’UE devra faire face à d’importants flux migratoires illégaux en provenance de ces pays. Tous les ingrédients seront en effet réunis : porosité des frontières, dilatation des zones de contact, attrait des pays nouvellement admis dans l’UE, développement de mafias et de filières organisant le trafic de clandestins, différentiel de revenu, instabilités politiques et sociales, etc. Sans oublier que les PECO, eux-mêmes, ne voudront pas jouer le rôle de gardes-frontières, avec miradors et barbelés, se fermant à des pays voisins avec lesquels ils ont toujours entretenu des relations commerciales et humaines des plus intenses. D’ailleurs, le développement des flux interrégionaux a essentiellement pour origine l’Est de l’Europe (en particulier l’Ukraine) et pour destination les pays candidats les plus avancés (Hongrie, Pologne, République tchèque). C’est ce que soulignait le rapport annuel de l’OCDE de 2001 en rapportant qu’en 1999 les Ukrainiens représentaient plus de 30 % du total des étrangers résidant en République tchèque, et 16,5 % de ceux résidant en Pologne. Avec l’entrée de la Turquie dans l’UE, hypothèse encore lointaine mais plausible, l’enjeu migratoire prendra une tournure et une acuité inédites. Dans cette hypothèse, non seulement l’UE devra s’attendre à accueillir des millions de nouveaux migrants « internes » turcs, mais elle aura désormais des frontières communes avec bon nombre de pays du Proche et du MoyenOrient : Syrie, Irak, Iran, et les Républiques du Caucase. Autant dire qu’il sera très difficile de verrouiller les portes de l’Europe. Cela ne réussit pas aujourd’hui et ce sera autrement plus ardu demain. Certes, l’on peut invoquer la convergence attendue après l’entrée de la Turquie et donc la diminution induite des facteurs de répulsion ou d’attraction (push and pull effects), mais, compte tenu de la taille de la Turquie qui
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aura en 2015 près de 85 millions d’habitants et des différentiels actuels en termes de salaire, de revenu, d’emploi (surtout l’emploi agricole), la convergence mettra des décennies avant de se réaliser. Il y a aura donc une longue période durant laquelle les Turcs, profitant des réseaux actuels et de l’ouverture des frontières, vont continuer à immigrer dans l’UE élargie. À moins naturellement d’appliquer aux Turcs des mesures discriminatoires de longue durée, en matière de circulation, que la Turquie pourra difficilement accepter. Ainsi les principaux concurrents des pays arabes méditerranéens, notamment les pays du Maghreb, ne sont pas les PECO mais les pays à l’Est des PECO et surtout la Turquie en cas d’adhésion. À vrai dire, il conviendrait de parler davantage de complémentarité que de concurrence en ce sens que ce seront surtout les zones de proximité géographique – notamment l’Allemagne, l’Autriche et les pays Scandinaves − qui seront les principales destinations des migrants de l’Est, tandis que les immigrés d’origine méditerranéenne se dirigeront principalement vers les pays européens de la Méditerranée, notamment la France, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Slovénie, et dans une moindre mesure Malte, Chypre et le Portugal. Dans ce scénario, l’Italie semble le pays le plus exposé parce qu’il est au carrefour du Sud et de l’Est. La géographie apparaîtrait ainsi comme un élément décisif dans le choix des pays d’accueil.
CONCLUSION La comparaison des tendances démographiques dans l’UE, dans les pays PECO et dans les pays méditerranéens, l’analyse des expériences passées en matière de flux migratoires, et les perspectives d’avenir en matière du développement du marché de travail démontrent clairement que les pays PECO ne constituent pas vraiment de sérieux concurrents aux pays sud-méditerranéens, notamment arabes, qui demeureront pour les deux ou trois décennies à venir des gisements importants de flux migratoires, vers l’UE élargie. À cela deux raisons fondamentales : a) La destruction du Mur de Berlin n’a pas entraîné, comme certains le craignaient, un véritable déferlement humain d’Est en Ouest. Il y a lieu de penser que les deux derniers élargissements ne vont pas bouleverser les tendances observées. Les observateurs semblent d’accord pour estimer les flux annuels potentiels à 350 000 personnes, durant les premières années après l’adhésion, ce chiffre devant d’ailleurs baisser progressivement. Les perspectives de croissance dans les pays PECO, le captage d’investissements massifs, la réduction graduelle des différentiels de salaire, de revenu et de niveau de vie, ainsi que les structures démographiques devraient
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se combiner pour limiter les flux migratoires en provenance de ces pays. b) À rebours de cette observation, la situation démographique en Méditerranée, diamétralement opposée à celle observée dans les PECO quant à la structure par âge de la population, les inquiétantes perspectives en matière de chômage, en particulier celui des diplômés, ainsi que les lenteurs des réformes politiques devraient agir comme de puissants incitants du départ. En réalité, ce ne seront pas tant les PECO qui vont concurrencer les pays méditerranéens en matière d’immigration dans l’UE, mais les pays se situant au-delà de la frontière élargie de l’UE, c’est-à-dire l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, voire tous les pays du Caucase. Mais tout laisse à penser que ces nouvelles migrations de l’Est vont se diriger essentiellement vers les nouveaux membres de l’UE, c’est-à-dire les PECO eux-mêmes. Les flux méditerranéens quant à eux continueront à privilégier les zones européennes de proximité. L’Europe du Sud a dès lors tout intérêt à faire de la zone méditerranéenne une priorité de coopération, en réaffirmant l’importance du partenariat, et en l’élargissant pour englober l’ensemble des pays arabes6.
BIBLIOGRAPHIE Balfour R., Einaudi L., Pastore F. et Rizzotti L., « L’impatto dell’allargamento sui movimenti di popolazione », in Consiglio dei Ministri, Allargamento a Est dell’Unione Europea : sfide e opportunità per l’Italia, Rome, 2001 (cité dans Rizzotti L.). Boeri T. et Boeri H., The impact of Eastern Enlargement on employment and labour markets in the EU member states, Berlin/Milan, European Integration Consortium, 2000. Boan L., Creating a Europe whole and free, Department of Human Geography, Groningen University, July 2002. Boswell C., « EU-enlargement : what are the prospects of East-West migration », in European working paper, London Royal Institute of International Affairs, 1999. Brusis M., Potential size of migration from Poland after joining the EU, http ://eu-enlargement.org/discuss/list.asp ?forumid=13 Courbage Y., Nouveaux horizons démographiques en Méditerranée, Paris, PUF, 1999. 6. Voir plus loin le chapitre 8 sur le partenariat euro-arabe.
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7 chapitre
L’élargissement de l’Union européenne et la Méditerranée : des impacts économiques contrastés
INTRODUCTION
L
e 1er mai 2004, l’Europe s’est adjoint dix nouveaux membres qui augmentent la population européenne de 20 % (de 378 à 452 millions) et son PIB seulement de 6 %. Mais l’Europe à vingt-cinq n’a pas attendu le 1er mai 2004 pour s’intégrer économiquement. Tout un processus s’était mis en place pour préparer l’adhésion, fondé sur quatre piliers :
1. Les accords d’association, signés entre l’UE et les dix pays candidats et comportant un triple volet : politique, commercial et économique. 2. Un cadre de négociation : l’intégration progressive des trente et un chapitres de l’acquis communautaire. 3. Un soutien financier consistant et ciblé : – Phare (assistance à la restructuration des économies) – Sapard (Special Accession Program for Agriculture and Rural development) – Ispa (instrument structurel de pré-adhésion). 4. Un processus de soutien institutionnel destiné à renforcer les capacités administratives.
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Tab le au 1. Programmes communautaires : allocations indicatives pour la période 2004-2006 (en millions d’euros) Pays bénéficiaires Bulgarie Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Pologne Rép. tchèque Roumanie Slovaquie Slovénie Total
Minimum
Maximum
Phare (moyenne annuelle)
Minimum
Maximum
Sapard (moyenne annuelle)
235 57 207 88 113 879 158 601 104 42
277 73 238 109 134 952 184 663 125 52
100 24 96 30 42 398 79 242 49 25
83 21 73 36 42 312 57 208 36 10
125 36 104 57 62 385 83 270 57 21
52 12 38 22 30 169 22 151 18 6
2 484
2 806
1 485
879
1 201
520
Total
ISPA
Source : Agenda 2000 et Commission européenne.
Ainsi, avant le 1er mai 2004, 95 % de la valeur des échanges circulaient librement. Le Grand Marché, en dépit de certaines barrières résiduelles – notamment dans le secteur agricole – existait déjà. Un élargissement de cette envergure ne pouvait rester sans effet sur les économies des Quinze et, bien sûr, sur les économies des nouveaux adhérents et tout naturellement sur l’espace méditerranéen. Au vu de ces évolutions, la thèse défendue dans ce chapitre est la suivante : cet élargissement constitue un défi mais surtout une opportunité non seulement pour l’UE mais aussi et surtout pour les nouveaux entrants eux-mêmes. Quant à l’impact prévisible de cet élargissement sur les pays méditerranéens, notamment dans les domaines des aides, des investissements, des échanges, il apparaît contrasté.
1. L’IMPACT DE L’ÉLARGISSEMENT SUR LES PAYS DE L’EST 1.1. DISPARITÉS
Avec les 74,5 millions d’habitants (chiffres 2003), la taille modeste de leurs économies, et la fragmentation de leurs marchés, les pays PECO pourront-ils tirer avantage de leur adhésion à l’Union européenne et minimiser les effets négatifs qui en découlent ? Avant de répondre à ces deux questions, il convient de rappeler quelques données structurelles relatives aux éco-
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nomies des PECO. En effet, celles-ci sont caractérisées par un marché intérieur exigu, un secteur agricole hypertrophié, une industrie à faible valeur ajoutée, une compétitivité très en deçà de la moyenne communautaire et un taux de chômage relativement élevé. Le produit intérieur des dix nouveaux adhérents dans leur ensemble ne représente pas plus de 6 % de celui des Quinze. Les différences de dotation en facteurs de production (physiques, financiers et humains) et les écarts de productivité creusent les disparités de revenus par habitant puisque le revenu par habitant dans les dix pays PECO atteint un dixième, mesuré en taux de change courant, et un tiers, mesuré en parité de pouvoir d’achat (PPA) de la moyenne communautaire. Ainsi l’écart est beaucoup plus prononcé que lors des précédents élargissements, et il s’explique en grande partie par les disparités en termes de dotation de capital physique (10 % des niveaux moyens de l’UE) et capital humain (calculé en années de scolarisation et en qualité de l’enseignement et de la formation), mais aussi par un faible pourcentage de leur population active, des niveaux de salaire moyen horaire ne dépassant guère un dixième (en taux de change courants) et un quart (en PPA) des niveaux en vigueur dans l’UE, des économies plus fondées sur le capital travail (labour-intensive) et surtout une faible productivité et un taux de chômage qui représente le double de la moyenne de l’UE des Quinze (soit 14,5 % et près de 31,6 % pour les moins de vingt-cinq ans). 1.2. PROMESSES
Au vu de toutes ces disparités, on estime que l’adhésion se traduira à long terme par des bénéfices économiques appréciables au fur et à mesure : a) que la libéralisation totale du commerce provoque une réallocation de facteurs de production au profit des secteurs dans lesquels chaque pays PECO dispose d’un avantage comparatif ; b) que ces pays parviennent à attirer davantage d’investissements pour restructurer l’industrie, accroître la compétitivité et l’absorption du savoirfaire technique et se hisser ainsi dans la filière technologique ; c) qu’ils gagnent sur le plan de l’efficience du fait de leur mise en conformité avec l’acquis communautaire en termes d’harmonisation des normes et des standards, et de réglementations diverses relatives aux subventions, à la concurrence et aux marchés publics ; d) et enfin, qu’ils bénéficient des effets positifs sur le plan de la crédibilité par la disparition des situations de rente, la consolidation démocratique, et la capacité d’absorption des investissements. Ainsi l’effort à fournir est considérable. Dans ses prévisions, la Commission européenne ne s’attend d’ailleurs pas à des miracles. Le surplus de croissance escompté du PIB d’ici 2009 en moyenne annuelle est estimé à
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un petit 2 %. Et étant donné les écarts du PIB par habitant entre les pays PECO et la moyenne des Quinze (Chypre 78 %, Slovénie 68 %, 31 % pour la Lettonie), le rattrapage prendra au moins une, voire deux décennies pour les moins nantis. 1.3. « PAIN BEFORE GAIN »
Sur le court terme, il y a lieu de s’attendre à une aggravation du chômage du fait des restructurations industrielles et des lenteurs constatées dans la dynamisation du secteur privé, comme gisement de nouveaux emplois. Cela pourrait s’avérer douloureux surtout dans les pays comme l’Estonie ou la Lituanie où 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. La conversion du secteur agricole et sa modernisation est un autre tracas pour les pays PECO. La Pologne sera le pays le plus exposé, avec la République tchèque et la Hongrie. Les agriculteurs polonais représentent 20 % de la population, mais la contribution de l’agriculture au PIB est à peine de 3,4 %. Dans les trois pays, les surfaces destinées à l’agriculture représentent respectivement 58,4 %, 54,3 % et 61,3 % du territoire contre une moyenne de 40,3 % dans l’actuelle UE. La modernisation de ce secteur nécessitera non seulement beaucoup de temps mais surtout des fonds structurels considérables dont personne, à ce stade, ne pourra apprécier l’impact réel sur la paysannerie de ces pays. L’élargissement pose un sérieux défi aux PECO : la convergence sera un processus lent et non dépourvu de douleur. Les taux de chômage risquent de demeurer au-dessus de la moyenne communautaire au moins pendant les dix prochaines années et les déficits publics ne faciliteront guère l’adoption rapide de l’euro. Seuls des petits pays comme la Slovénie, Chypre et Malte se détachent du lot et réussissent le pari d’adopter l’euro (chose faite depuis le 1er janvier 2008). 1.4. CHANCE HISTORIQUE
Mais l’élargissement peut s’avérer une chance historique pour tous ces pays, trop longtemps ankylosés. En l’espace de moins d’une décennie, le commerce entre les PECO et l’UE a connu une croissance fulgurante : les exportations de l’UE vers les PECO ont été multipliées par 6,5 et les importations de l’UE en provenance des PECO par 4,5. Il est vrai que cette augmentation s’est faite d’abord au bénéfice de l’UE qui a doublé son excédent commercial. Mais elle n’aurait pas été possible sans la disparition graduelle des droits de douane et des contingents en matière de commerce (exception faite de l’agriculture) et l’accroissement de flux de capitaux (+ 15 milliards d’euros sur base annuelle) d’Ouest en Est.
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Si ces flux de capitaux de l’UE vers les PECO correspondent à 0,25 % du PIB de l’UE, ils représentent 5 % du PNB des PECO et 20 % de l’investissement fixe total, produisant un impact substantiel sur la croissance, les taux d’intérêts et les salaires. L’adhésion à l’UE devra accroître davantage les flux de capitaux, surtout si l’harmonisation des règles de régulation des marchés financiers s’accélère. Outre l’accroissement du commerce et des flux financiers, l’adhésion des pays PECO va aider aussi à améliorer la qualité de l’enseignement général et professionnel pour permettre la transférabilité du capital humain entre les emplois et les métiers, et réduire les déséquilibres régionaux, véritables fléaux dans les pays PECO. Mais la convergence des revenus demeurera un objectif lointain. Plus de vingt-deux ans après son adhésion, le Portugal est loin d’avoir atteint cette convergence. Il ressort des paragraphes qui précèdent que l’élargissement est un défi mais aussi une grande promesse pour les pays PECO, en termes de transformations structurelles, de modernisation institutionnelle, de resserrement des liens commerciaux avec une des régions les plus dynamiques, d’attraction des investissements directs et de portefeuille. Mais est-ce que l’adhésion des PECO n’est pas un fardeau trop lourd à porter pour l’UE ellemême ?
2. L’IMPACT DE L’ADHÉSION SUR L’UE DES QUINZE L’adjonction de dix nouveaux pays à l’UE, en 2004, constitue l’élargissement le plus important dans le processus de construction européenne. L’UE absorbe d’un coup 74,5 millions de « nouveaux » Européens, faisant de l’UE élargie un géant démographique dépassant, par le nombre des habitants, les États-Unis, le Canada et la Russie réunis. Déjà avant l’élargissement, l’UE était la plus grande région exportatrice et importatrice du monde (avec respectivement 938 et 1 022 milliards d’euros). À vingt-cinq pays, l’UE ne ferait que consolider davantage son statut de géant économique. Les dernières statistiques disponibles confirment ce pronostic puisqu’en 2006, soit deux ans après l’élargissement aux PECO et avant le dernier élargissement à la Roumanie et à la Bulgarie, les exportations européennes représentaient 1 166 milliards d’euros (200 milliards plus qu’en 2004), et les importations 1 350 milliards, soit une progression de près de 328 milliards par rapport à 2004. Ceci dit, l’élargissement exigera de l’UE de nouveaux ajustements institutionnels et de nouveaux arbitrages financiers et commerciaux. Ce ne sera pas une tâche impossible, mais elle ne sera pas aisée non plus. D’ailleurs, les opinions publiques des Quinze ne s’y trompent pas : plus d’un Européen sur deux se dit inquiet face à cet élargissement.
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Comme pour les PECO, l’élargissement est pour les Quinze un grand pari sur le futur : un pari politique (comment réorganiser l’architecture institutionnelle ?) et aussi un pari économique. Arrêtons-nous sur ce dernier point. 2.1. UN PARI
Nul doute que l’Élargissement a stimulé les échanges commerciaux avec les PECO. Déjà durant la période pré-adhésion, les échanges (exportations + importations) ont été multipliés par 5,5 fois, résultant en un doublement de l’excédent commercial au bénéfice des Quinze. Aujourd’hui l’UE est le premier partenaire commercial des dix pays de l’Europe centrale et orientale, y compris la Roumanie et la Bulgarie, ainsi que de la Turquie, pays candidat. Mais tous les pays de l’UE ne profitent pas de la même manière de l’intensification des échanges puisque les trois quarts du commerce UE-PECO sont réalisés par quatre pays frontaliers : l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande et l’Italie. Et parmi ces quatre pays, l’Allemagne se taille la part du lion. Au niveau sectoriel, l’habillement et l’industrie de la chaussure occupent une place relativement importante du commerce UE-PECO. Cela a un double effet : le premier est positif puisqu’il permet de garder en Europe des secteurs à haute intensité de travail, quant au second, il est plutôt négatif car les PECO entrent en concurrence directe avec certains pays européens du Sud où ces deux branches sont encore maintenues. Certes le développement des échanges et l’excédent commercial qui en résulte génèrent un gain net de dizaines de milliers d’emplois et des recettes fiscales pour les États membres et leurs collectivités locales. Mais il convient de rappeler que l’excédent commercial est largement compensé par le transfert de revenus de l’UE vers les PECO, sous forme de fonds structurels et d’aides diverses, et qui est estimé à 40 milliards d’euros pour la seule période 2004-2006. Cela représente 0,12 du PIB des Quinze, soit 25 € par habitant. Mais pour les dix nouveaux membres, cela représente 2,5 % du PIB soit 120 € par habitant et par an. Les deux tiers des sommes allouées vont aux aides régionales, un quart est consacré à la politique agricole commune et le solde est destiné à moderniser les administrations et sécuriser les centrales nucléaires. La Pologne, à elle seule, bénéficie d’une enveloppe budgétaire de 20 milliards d’euros pour la période 2004-2006. On voit bien que les nouveaux États membres sont des receveurs nets des fonds communautaires. Mais il faut mettre ce coût budgétaire en rapport avec les bénéfices commerciaux dont profitent les Quinze en raison de l’accroissement du marché.
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2.2. CRAINTES
L’élargissement n’est pas vu partout dans l’UE de la même manière. Les premières réactions des pays du Sud de l’Europe semblent indiquer une certaine inquiétude. En effet ces pays craignent que les fonds structurels qui leur sont alloués ne soient revus à la baisse pour financer le coût de l’élargissement, qu’il y ait un détournement de trafic au profit des PECO, et qu’enfin la production intensive en travail ne soit délocalisée de l’UE vers les PECO pour tirer avantage des différentiels de salaires. Ce sont globalement les mêmes craintes qu’exprimaient certains pays européens du Nord suite à l’élargissement au Portugal et à l’Espagne en 1986 et qui se sont avérées sans fondement car la perte constatée au niveau d’un secteur était largement compensée par le gain global induit par la croissance du marché interne. Les pays limitrophes, comme l’Autriche, redoutent les effets négatifs sur le marché du travail, compte tenu de la taille de leur population active et de l’écart de revenus et de salaires. On sait maintenant qu’il y a effectivement afflux de travailleurs des pays PECO en Autriche et dans les autres pays limitrophes, mais pas de raz-de-marée. Et généralement ces travailleurs se sont déplacés surtout vers les zones frontalières1. Pour légitimes qu’elles soient, les craintes de certains pays de l’UE face à l’élargissement, s’avèrent exagérées. Sans oublier que penser l’élargissement à l’Est en termes de coûts/bénéfices réduirait cette aventure à sa dimension économique, alors qu’elle est d’abord de nature politique. L’Europe s’élargit parce qu’elle veut sceller la réconciliation intraeuropéenne, consolider la démocratie nouvellement instaurée à l’Est et finalement, peser de tout son poids sur l’échiquier mondial. Il va de soi que cette orientation éminemment politique comporte un coût financier et un risque potentiel notamment sur le plan institutionnel, mais elle comporte également une promesse réelle en termes d’accroissement des échanges et des investissements, qui résultent de ce que la revue Élargissement (9 décembre 2002) a appelé le dividende des trois P de l’élargissement : dividende de la paix, de la prospérité et de la puissance. Certes les coûts et les bénéfices seront inégalement répartis entre les pays de l’UE. Les régions frontalières accroîtront leur commerce, mais s’exposent aussi à un afflux de migrants qui pourrait affecter les salaires pratiqués. Les pays européens du Sud perdront quelques parts de marché dans certains secteurs mais, à l’inverse, pourront profiter de l’effet « élargissement » du marché unique pour accroître leurs exportations dans les secteurs où ils détiennent un avantage comparatif, notamment le secteur agricole. En s’élargissant, l’UE échappe provisoirement au dilemme approfondissement/élargissement. Mais le dilemme s’imposera à nouveau car la vraie 1. Voir chapitre précédent sur l’impact de l’élargissement sur les migrations.
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interrogation de demain ne portera pas seulement sur la délimitation des frontières européennes ou sur la nature de ces frontières (forteresse ou charnière), mais sur l’identité même de l’Europe, sur son rôle dans le système mondial et dans ses zones de proximité immédiate, notamment la zone méditerranéenne.
3. L’ÉLARGISSEMENT ET SON IMPACT SUR LES PAYS TIERS-MÉDITERRANÉENS À entendre certains Méditerranéens, surtout en Afrique du Nord, égrener leurs griefs et leurs peurs, on a l’impression que pour eux, plus d’élargissement à l’Est signifie moins de partenariat euro-méditerranéen. Or l’idée selon laquelle ce que l’UE offre à l’Est, elle le soustrait au Sud de la Méditerranée est pour le moins discutable. Car les raisons qui ont poussé l’UE à proposer le partenariat euro-méditerranéen en 1995 demeurent inchangées : aider les pays du Sud à restructurer leurs économies et à réformer leurs États, pour sortir ces pays de l’ornière économique, stabiliser leurs sociétés, éviter leur marginalisation dans le système mondial et réduire la pression migratoire. D’ailleurs l’UE avait réitéré, dans Agenda 2000, sa ferme volonté d’intensifier ses relations avec les pays méditerranéens. « Le développement stable de la rive sud de la Méditerranée – y lit-on –, est un enjeu dont l’importance ne cesse de se confirmer. Toutes les potentialités du Processus de Barcelone devront être pleinement exploitées à cet effet. L’Union devra également maintenir une présence accrue au Moyen-Orient comme un des principaux promoteurs de la paix dans la région. L’Élargissement devrait donc entraîner entre l’Union européenne et ses partenaires du Sud, une intensification des relations économiques et commerciales, basée sur la valorisation d’intérêts réciproques ». Figurant dans un texte programmatique comme Agenda 2000, ces propos laissent peu de place au doute quant à l’intérêt que porte l’UE à la poursuite du Processus de Barcelone. L’UE ne peut en effet se consacrer exclusivement à sa façade Est laissant sa façade Sud à l’abandon. Cela n’est pas dans son intérêt géopolitique et géoéconomique et ce n’est même pas souhaitable du point de vue des équilibres internes au sein de l’Union car le délaissement de la Méditerranée renforcerait les États européens du Centre, notamment l’Allemagne, au détriment du pôle français et des autres États européens du Sud. Ceci dit, il faut être naïf pour supposer que l’élargissement aura un effet neutre sur les pays méditerranéens.
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3.1. DES EFFETS CONTRASTÉS
Une simple comparaison des données statistiques concernant l’évolution des échanges UE-PECO et ceux de l’UE avec les pays méditerranéens fait ressortir l’explosion des flux commerciaux entre l’UE et les PECO depuis 1994. En effet les exportations vers les PECO ont été multipliées par 4,5 entre 1994 et 2000, et par trois entre 2000 et 2007 et les importations de l’UE des PECO ont été multipliées par cinq au cours des deux périodes. En l’espace de quelques années, l’UE est devenue le premier client et le premier fournisseur de tous ces pays. Il y a tout lieu de penser que ces tendances haussières vont se poursuivre, quoique à un rythme moins soutenu car les PECO ont déjà accès au marché communautaire sans aucune entrave. En comparaison, le commerce des douze pays méditerranéens avec l’UE a été multiplié par deux en valeur entre 1994 et 2000, pour atteindre 151 milliards d’euros. En 2006, le total des échanges de l’UE avec les neuf pays méditerranéens (huit partenaires arabes et Israël) + la Turquie (pays candidat) ont totalisé près de 205 milliards, soit une augmentation d’un quart en six ans. Mais cinq pays, sur les neuf partenaires + Turquie, ont accaparé 80 % du commerce entre les deux rives (les trois pays du Maghreb central, la Turquie et Israël). Toutefois, cette augmentation cache bien des inégalités. En effet la croissance en valeur des exportations de Turquie et d’Israël reflète principalement l’augmentation en volume (+80 % pour la Turquie, +72 % pour Israël), et seulement +20 % pour le Maghreb où l’augmentation est due à la hausse des prix, notamment du gaz et du pétrole. Mais qu’il soit dû à la croissance du volume ou de la valeur, le commerce UE-pays méditerranéens a évolué moins vite que le commerce UE-PECO. Faut-il en conclure au détournement de trafic au détriment des pays méditerranéens ? On peut difficilement incriminer la seule concurrence des pays PECO de la lente progression des échanges entre l’UE et les pays méditerranéens. La faible diversification économique (sauf pour Israël et la Turquie et dans une moindre mesure la Tunisie) diminue le potentiel exportateur des pays méditerranéens dont l’essentiel des exportations se concentre sur un éventail assez étroit de produits : pétrole, gaz, produits agricoles, textile et chaussure, et quelques articles manufacturés. Or, les PECO ne sont des concurrents que pour les secteurs de l’habillement, la chaussure, et quelques autres produits manufacturés. Il ne fait pas de doute que cette concurrence deviendra plus aiguë, du fait de la montée progressive des pays de l’Est dans la filière technologique, combinée à des coûts salariaux horaires relativement faibles, une population bien formée, une vieille tradition industrielle, des infrastructures de transport les reliant aux autres pays de l’UE, et un afflux massif d’investissements directs et d’aides diverses. Ainsi la concurrence ne résulte pas seulement des évolutions des droits de
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douane du fait de l’adhésion, mais est surtout liée aux transformations subies par les différents indicateurs de la compétitivité, entre autres les restructurations institutionnelles. Mais il ne faut pas surestimer l’effet de substitution au détriment des PM (pays méditerranéens) car cet effet demeure tributaire de la structure des exportations des PECO et des pays méditerranéens. En effet, les études faites sur ce sujet semblent conclure que le degré de chevauchement des structures d’exportations est assez limité. En dépit de ce constat, l’avantage des PECO sur les PM demeure indéniable en termes de compétitivité et de capacités exportatrices. Cependant, cet avantage ne doit pas être uniquement imputé aux effets de l’élargissement mais aux autres facteurs déterminant la compétitivité, notamment les réformes économiques et administratives, ainsi que l’injection considérable de capitaux sous forme de fonds structurels et d’investissements. Tout d’abord en ce qui concerne les aides de pré-adhésion, une petite comparaison des différents instruments financiers européens démontre que l’UE a alloué 40 € par an et par habitant des PECO (en 2002) contre 4 € dans le programme cadre MEDA (pays méditerranéens), 2 dans le cadre du programme Tacis (ex-Union Soviétique) et 31 dans le cadre du programme Cards (Balkans occidentaux)2. Tab le au 2. Comparaison des instruments financiers européens en 2002 (millions d’euros) Préadhésion MEDA Tacis Cards
3 328 861 474 765
Source : DREVET, 2003.
Mais comme on le sait, les programmes financiers prévus pour la période pré-adhésion (Phare, ISPA et Sapard) sont remplacés par les instruments financiers internes de l’UE : le fonds agricole et les fonds structurels. Cela a représenté une enveloppe financière de 40,8 milliards pour 2004-2006, soit 545 € par habitant ou environ 3,7 % du PIB. Même si on soustrait de cette somme la contribution des nouveaux États au budget de l’Union, les transferts nets ont oscillé entre 25 et 30 milliards d’euros. C’est ici qu’apparaît, en toute clarté, l’asymétrie de traitement d’un pays qui adhère à l’Union et d’un pays qui est simplement associé comme c’est le cas des pays méditerranéens. La disparition progressive des barrières restreignant les échanges, le processus accéléré de privatisation et l’effet 2. J.-Fr. Drevet, 2003.
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d’annonce de l’adhésion, tout cela a accru l’attractivité de la région pour les investissements étrangers. Les chiffres l’attestent : près de 25 milliards de flux annuels de capitaux. À l’inverse, les pays méditerranéens peinent à attirer les investisseurs : 8 à 10 milliards de dollars de flux d’entrées d’investissements directs étrangers en 2007. Or la population des PECO en y incluant la Roumanie et la Bulgarie représente la moitié de la population des dix pays méditerranéens, soit 105 contre 210. Il y a lieu de penser que cette différenciation ne va pas s’estomper de si tôt, bien au contraire. Les expériences des élargissements précédents ont montré que l’adhésion à l’UE stimule les flux de capitaux. Aussi la Commission européenne estime-t-elle que les flux financiers vers les PECO pourraient doubler dans les prochaines années du fait de l’harmonisation des règles de régulation des marchés financiers, la poursuite des privatisations et la progressive maturation des marchés boursiers. En revanche, les pays méditerranéens, dont la part dans les investissements directs mondiaux stagne autour de 1 % (0,7 % en 2000) et dans les investissements directs européens autour de 1,5 à 2 %, continueront à souffrir d’un déficit d’image, d’économies fragmentées, endettées, et peu diversifiées, d’un cadre institutionnel encore imprécis et d’un manque de maturité des marchés boursiers. Mais ce qui mérite d’être souligné ici, en parlant des IDE, c’est l’origine de ceux-ci. À cet égard le contraste entre les PECO et les PM est frappant : en effet sur chaque 10 dollars captés par les pays de l’Est en 2007, 8 dollars étaient des investissements du secteur privé et 2 dollars relevaient de l’aide, tandis que l’aide publique vers les PM a été supérieure au volume des investissements privés dans un rapport de trois à deux, soit environ 30 dollars par habitant en aide (avec l’exception israélienne) et 20 dollars seulement en investissement. Cela en dit long sur la faible attractivité des PM par rapport aux PECO ou d’autres régions du monde. À la lumière de tous ces éléments, on peut prévoir que les PECO vont accroître leur avantage sur les pays méditerranéens, au moins en ce qui concerne les investissements. Pour chaque euro investi en Méditerranée, quatre ou cinq le seront dans les PECO. Mais si on creuse la question plus loin, on se rendra vite compte que ce ne sont pas tant les pays PECO qui sont les véritables concurrents de la Méditerranée, mais l’Amérique latine. Celle-ci, en effet, a accaparé en 2007 près de 11 % des investissements directs européens contre 1,5 % en Méditerranée. À l’avenir, ce ne seront pas seulement les PECO qui entreront en concurrence avec les pays méditerranéens, mais l’Amérique latine, la Chine, l’Inde et les autres pays asiatiques.
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3.2. OPPORTUNITÉS
L’élargissement n’a pas que des désavantages : il présente aussi certaines opportunités car les PECO sont aussi des consommateurs de biens et de services. À l’orée de 2008, l’UE élargie représentera un marché de près de 500 millions, en comparaison aux 378 millions que comptait l’UE au 1er janvier 2003. Avec l’accroissement prévisible du niveau de vie des PECO, l’on peut s’attendre à une demande accrue de produits de tout genre, dont des produits agricoles et manufacturés ainsi que des produits minéraux d’origine méditerranéenne. Ceci dit, force est de reconnaître que les volumes des échanges intra-régionaux entre les nouveaux membres de l’UE (PECO) et des pays méditerranéens restent très limités en valeurs absolues, ne dépassant pas quelques centaines de millions d’euros (sauf peut-être pour la Turquie), et que les échanges ne portent que sur quelques douzaines de produits comme l’a montré une étude sur la Tunisie3. Sur un autre plan, il est probable que la concurrence actuelle dans les domaines de la chaussure, de l’habillement et du textile s’estompe à terme du fait de l’augmentation des coûts salariaux horaires dans les PECO et la remontée dans la filière technologique qui serait stimulée par les aides structurelles et les flux d’investissements. L’augmentation du niveau de vie va, à son tour, stimuler l’industrie des loisirs, notamment le tourisme à l’étranger. Par sa proximité géographique, la qualité de ses équipements, la diversité de son offre culturelle et touristique, la région méditerranéenne pourrait d’ici dix à quinze ans capter plusieurs centaines de milliers de nouveaux touristes en provenance des PECO, devenus nouveaux membres de l’UE. Les secteurs pétroliers et surtout gaziers trouveront également de nouveaux débouchés. Des pays comme l’Algérie ou la Libye (jusqu’ici non membre du Processus de Barcelone) devront être les principaux bénéficiaires. Certes, pour l’heure, les PECO couvrent leurs besoins par des importations gazières et pétrolières en provenance notamment de Russie et de la mer Caspienne. Mais il y a fort à parier qu’ils seront contraints de diversifier leurs importations, ne fût-ce que pour des raisons de simple sécurité interne. En conclusion, sans minimiser les possibles impacts négatifs de l’élargissement sur les pays méditerranéens notamment en ce qui concerne le détournement de trafic et le captage des investissements, il est probable que l’effet d’accroissement de la dimension du Grand Marché l’emporte de loin sur tous les autres effets. Le risque futur ne sera pas tant lié directement à l’élargissement lui-même mais bien à l’atténuation prévisible des préférences dont bénéficient les pays méditerranéens, du fait des négociations multilatérales sur le Commerce. 3. M. B. Najad Mzoughi et B. Hamouda, 2001.
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3.3. UN CAS D’ÉTUDES : L’ÉLARGISSEMENT ET SON IMPACT SUR LE MAROC
De tous les pays méditerranéens, le Maroc s’était très tôt attelé à analyser l’impact potentiel de l’élargissement sur ses échanges. Une étude de la Direction économique générale4 débouche sur des conclusions contrastées. D’abord un constat plutôt positif : les échanges commerciaux marocains avec les PECO sont passés de 192 millions de dollars en 1990 à 283 millions en 2000, ce qui représentait 1,4 % des exportations marocaines et 1,5 % de ses importations. Mais au fil des années le déficit commercial se creusait pour atteindre en 2000 56,8 millions de dollars. La structure du commerce du Maroc avec les PECO était dominée par les produits primaires, tandis que les échanges étaient fortement concentrés sur la Pologne (50,7 %), la Roumanie (20,2 %), la Bulgarie (10,2 %) et la Hongrie (7,8 %). En ce qui concerne le futur, font remarquer les auteurs de l’étude précitée, le Maroc dispose d’un potentiel d’exportation vers les PECO pour plusieurs raisons : – amélioration des conditions tarifaires imposées aux produits marocains du fait de l’application par les PECO de l’Accord d’Association Maroc-UE ; – renchérissement progressif de la main-d’œuvre dans les PECO ; – libération progressive de certains segments du processus de production à forte intensité de capital (assemblage). Cependant l’étude reconnaît que la concrétisation de ce potentiel resterait tributaire de l’atténuation des obstacles d’ordre logistique (transport et circuits de distribution). L’autre face de la médaille est cependant moins réjouissante car l’élargissement comporte aussi certaines menaces pour le Maroc. L’étude relève plusieurs types de menaces : – l’alignement des PECO aux normes sanitaires et réglementaires qualitatives et environnementales de l’UE pourrait affecter les exportations marocaines vers les PECO. Mais en revanche, en raison de l’alignement des PECO sur la réglementation sociale (coût de travail) la production intérieure des PECO deviendrait plus chère que les importations ; – risque de détournement de commerce dans les industries intensives en main-d’œuvre, atténué, à terme, il est vrai, par la progressive montée en gamme sous l’effet de l’accélération des IDE qui créeront les nouveaux avantages comparatifs ; – le Maroc et les PECO ne sont pas toujours sur les mêmes segments à l’exportation vers l’UE : les PECO exportant des produits mécaniques, électriques/électroniques, chimie/parachimie, textile, agroalimentaire et sidérurgie, tandis que les filières textiles, agroalimentaires, chimie/parachimie, 4. Avril 2003, 24 p.
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électrique et électronique sont les principales filières des exportations du Maroc. Mais c’est la filière textile/habillement qui sera la plus exposée à la concurrence : or le textile/habillement est le premier poste d’exportation du Maroc et il emploie 42 % de la main-d’œuvre industrielle. Les effets de cette concurrence sont atténués par le fait que les exportations textiles marocaines sont concentrées sur les marchés français, anglais, allemand et espagnol tandis que l’Allemagne et l’Italie sont les marchés privilégiés des PECO. C’est donc sur le marché allemand que la concurrence risque d’être la plus forte. L’étude du cas du Maroc ne permet pas, à ce stade, des affirmations tranchées ; certes l’élargissement comporte un défi pour le Maroc (proximité géographique, afflux d’investissements, effet du Marché unique, formation de la main-d’œuvre, concurrence sur le moyen et haut de gamme grâce aux gains de productivité des PECO) mais les opportunités sont nombreuses (effet Grand Marché, délaissement de certains segments industriels par les PECO, alignement progressif des salaires et du coût de la vie sur ceux de l’UE à quinze, etc.).
CONCLUSION Après les deux derniers élargissements à l’Est et en Méditerranée, l’UE passe de quinze à vingt-sept membres, s’adjoint une population de 105 millions d’habitants (soit plus qu’un quart de sa population à quinze), et le nombre des langues pratiquées dans l’UE passe de onze à vingt-trois. Avec 495 millions d’habitants au 1er janvier 2007, l’UE devient plus peuplée que les États-Unis (300 millions) et la Russie (145 millions) réunis. En incluant les pays membres de l’Espace économique européen (Norvège, Islande et Liechtenstein), l’UE dispose d’un marché intérieur de 500 millions de consommateurs. Sur le plan géographique, la superficie de l’UE passe de 3 154 000 km2 à 4 279 000 km2, soit une augmentation de près de 28 %, devenant ainsi le quatrième ensemble géographique le plus vaste du monde après la Russie (17 millions de km2), les États-Unis (9,6 millions) et la Chine (9,6 millions). À partir de 2007, la frontière extérieure de l’Europe s’étale sur 22 500 km. De l’extrême Nord estonien à l’île de Chypre, la frontière Est s’étire sur 9 150 km. Il est piquant de constater que la petite commune de Viroinval, près de Chimay en Belgique, qui constituait le centre géographique de l’UE à quinze, s’est vue supplantée, en 2007, par une petite colline du canton allemand de Gelnhausen, dans le land de Hesse, comme nouveau centre géographique de l’UE à vingt-sept5. 5. Ph. Deloire, 2007, p. 25.
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Les derniers élargissements signifient également de nouveaux commissaires, plus de députés au Parlement européen et plus de traducteurs et interprètes. En 2002, le journal français Le Monde estimait le coût prévisible de la traduction en vingt et une langues à près de 521 millions d’euros pour l’année 20056. Aujourd’hui, ça doit être davantage. Ce compte d’apothicaire peut paraître risible en regard de cette magnifique revanche de l’Histoire que représente la dilatation de l’UE à des pays qui, il y a à peine vingt ans, vivaient derrière le Rideau de Fer, dans une Europe coupée en deux. J’ai tenté de montrer dans ce texte, quoique schématiquement, en quoi l’élargissement pouvait constituer une promesse et un pari sur le futur, d’abord pour l’UE elle-même. Et j’ai évité, à bon escient, de m’aventurer dans les discussions oiseuses concernant les frontières de l’Europe : sont-elles géographiques, culturelles, historiques ou géopolitiques ? Et pourtant, un jour ou l’autre, les responsables européens devront fixer les frontières de leur entreprise. Mais alors comment en fixer les limites sans se transformer en forteresse ? Cette question, les pays de la Méditerranée du Sud se la posent de plus en plus, surtout dans la perspective des prochains élargissements. Cette étude a voulu démontrer, sans angélisme et sans alarmisme, que les derniers élargissements vont accaparer l’attention de l’UE qui devra consacrer plus 100 milliards d’euros aux nouveaux membres entre 2007 et 2013, orienter une partie importante de ses investissements vers ces pays, accroître ses échanges avec eux, voire pratiquer une politique moins restrictive en termes de circulation de travailleurs. Mais se lamenter sur ces évolutions prévisibles et, somme toute nécessaires, ne changera rien à la donne. Une attitude plus constructive serait de considérer l’élargissement comme une nouvelle opportunité à saisir par les pays méditerranéens, en termes de nouveaux marchés additionnels et de nouvelles sources de touristes et d’investissements. Pour profiter pleinement de cette opportunité, il faut s’y préparer activement en nouant des contacts économiques avec ces pays, en lançant des joint-ventures entre petites et moyennes entreprises, en établissant des bureaux de tourisme méditerranéen, en promouvant les échanges culturels et scientifiques. Bref, il ne s’agit pas de faire contre mauvaise fortune bon cœur, mais de saisir pleinement l’effet d’accroissement du Grand Marché européen, de profiter de l’expérience accumulée par les pays PECO qui sont passés en un temps record (moins de quinze ans) d’économies planifiées à économies de transition en se conformant à l’acquis communautaire. Cette transformation économique accélérée est un gisement de leçons à méditer. Il y aurait lieu de s’en inspirer, avec la prudence que requiert la spécificité de chaque pays méditerranéen. 6. Le Monde, 3 juillet 2002.
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8 chapitre
Partenariat euro-méditerranéen ou Partenariat euro-arabe ?
E
n 1995 le partenariat euro-méditerranéen prenait son envol à Barcelone. Plusieurs années se sont écoulées et il ne parvient pas à prendre de l’altitude. Et pourtant, à l’heure des bilans les points de vue s’entrechoquent. C’est l’histoire classique du verre à moitié vide ou à moitié plein. Le bilan diffère selon celui qui le fait.
1. LE PROCESSUS DE BARCELONE : TROP DE PROCESSUS ET PEU DE PARTENARIAT Dans l’appréciation des résultats du Processus de Barcelone, la Commission européenne se donne généralement un satisfecit : Accords d’Association signés, quelquefois à l’arrachée, avec les pays du Sud, stabilisation macro-économique des pays sud-méditerranéens relativement réussie, inflation sous contrôle, programme Meda amélioré, réunions périodiques à tous les échelons, aide financière accrue, participation de la BEI plus importante. Certes, la Commission reconnaît des lenteurs dans la ratification des accords signés, les goulots d’étranglements administratifs, l’impact négatif exercé sur l’ensemble du Processus de Barcelone du fait de l’aggravation de la situation en Palestine comme en Irak et des retombées de l’après 11 septembre sur les imaginaires croisés, les effets possibles de l’élargissement sur les économies méditerranéennes. Aussi la Commission s’est-elle attelée, dès 2000, à corriger le tir pour faire taire les critiques.
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1. En introduisant Meda II (Mesures d’Accompagnement), en le dotant d’une enveloppe de 5,3 milliards d’euros et en engageant la BEI à allouer 6,4 milliards d’euros pour le programme Euromed. 2. En proposant le Plan de Valence (avril 2002) pour « revitaliser » le processus euro-méditerranéen. 3. En créant lors de la réunion extraordinaire des ministres Euromed, réunis au grand complet, à Héraklion (Crète, 26-27 mai 2003) sous présidence grecque, la Facilité euro-méditerranéenne d’investissement et de partenariat (FEMIP). 4. En décidant, lors de la conférence de Naples (décembre 2003), la constitution d’une nouvelle assemblée parlementaire en remplacement du forum parlementaire euro-méditerranéen, et une Fondation pour le Dialogue des Cultures. 5. En publiant une importante communication sur « l’Europe élargie » (COM 104 final, 11 mars 2003) pour désamorcer les craintes des pays méditerranéens face à sa politique d’élargissement. 6. En proposant un approfondissement des relations globales par l’adoption d’une Nouvelle Politique de Voisinage, fondée sur le principe « tout sauf les institutions », (principe énoncé par Romani Prodi, devant mes étudiants de l’Université Catholique de Louvain, en novembre 2002). Parallèlement aux activités de la Commission, la Présidence européenne a mis sur pied « le Groupe des Sages pour le Dialogue des Peuples et des Cultures en Méditerranée » dont le rapport a été publié en 2004 et dont la proposition générale, à savoir la Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue des cultures, appelée aussi Fondation Anna Lindt, a été définitivement entérinée, avec un siège à Alexandrie. Au vu de tous ces développements, il se dégage une impression que le Processus de Barcelone est sur les rails et que la Commission veille constamment à ce qu’il poursuive sa route jusqu’au premier terminus : 2010. Cependant si la route est balisée, elle reste semée d’embûches. En effet, si globalement tous les pays européens et méditerranéens s’accordent sur l’opportunité du projet (voyage collectif vers une Méditerranée réconciliée et prospère), nombreux sont ceux qui expriment des doutes quant à la suffisance des moyens et la pertinence de la méthode. Certains vont jusqu’à récuser l’idéologie sous-jacente, voire à se montrer perplexes quant aux objectifs affichés. Prenons d’abord le cas des États membres de l’UE. Il est clair que pour la majorité d’entre eux − et cela est plus patent encore depuis le dernier élargissement −, la Méditerranée n’est pas considérée en soi, mais comme un locus (un foyer) de nouvelles instabilités à endiguer. Si les pays du Nord y prêtent une attention distraite, les pays européens du Sud voient le partenariat à travers le prisme de leurs stratégies et de leurs priorités.
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Quant aux opinions européennes, en dehors des cénacles fermés des spécialistes ou d’organisations restreintes de la société civile, elles sont tout à fait indifférentes. C’est à peine si le partenariat retient l’attention des médias, davantage attentifs aux questions plus brûlantes (l’Irak), plus immédiates (le terrorisme) ou plus mobilisatrices (les foulards islamiques ou l’immigration clandestine). Combien de médias ont rendu compte du rapport du Groupe des Sages pour le Dialogue des Peuples et des Cultures ? À l’évidence, le partenariat euro-méditerranéen et ses corollaires, l’Europe élargie et la Politique de Voisinage, n’ont jamais fait l’objet d’une couverture médiatique aussi importante que celle dont a bénéficié le projet américain de « Grand Moyen-Orient ». Les États méditerranéens du Sud baignent aussi dans le paradoxe. Ils ont signé la Déclaration de Barcelone, et sont donc censés connaître les règles du jeu, c’est-à-dire leur part de responsabilité dans la réussite du projet. Et pourtant, ils traînent dans l’application des mesures entreprises, tardent à améliorer les critères d’attractivité, et s’ils ont enregistré quelques progrès dans la situation macro-économique, les taux de croissance ne sont pas suffisants pour répondre aux besoins d’une main-d’œuvre en gonflement constant. Et au lieu de commencer par balayer devant leur porte (lutter contre les lenteurs administratives, créer un environnement investment-friendly, en finir avec la corruption, l’économie de rente et l’enrichissement spéculatif et améliorer les fonctionnements des institutions), ils se montrent constamment revendicatifs, tendant à faire endosser à l’UE la responsabilité des lenteurs et des incohérences du Processus de Barcelone. Bien sûr que la verticalité excessive des échanges (78 % des échanges de la Tunisie se font avec l’UE), l’inégalité du rapport de force (l’UE est dix fois plus riche que l’ensemble des pays méditerranéens), l’asymétrie dans l’exigence de l’ouverture commerciale, voire les effets potentiels de l’élargissement, posent de sérieux défis au partenariat euro-méditerranéen et faussent le jeu. Mais s’en étonner, c’est faire preuve de naïveté et s’en lamenter, c’est inutile. Quant aux intellectuels du Sud, ils sont tiraillés par des sentiments contradictoires et appartiennent à plusieurs écoles de pensée. Il y a d’abord ceux qui croient que le partenariat s’apparente à une approche néocoloniale, qui vise à transformer la Méditerranée en une sorte d’arrière-cour, voire d’annexe de l’UE. Il y a ceux qui y voient au contraire une opportunité historique à saisir, toutes les autres expériences historiques solitaires ayant échoué lamentablement. Puis il y a ceux qui, sans trop idéaliser le projet, pensent que c’est un passage obligé pour forcer la transformation des économies et peut-être le changement graduel et pacifique des élites politiques. À l’évidence, le partenariat ne suscite pas l’enthousiasme des foules, mais aucun État partenaire ne le conteste fondamentalement ou même s’en retire. Il est même question d’y inclure la Libye. C’est sans doute le côté surprenant du processus : dans l’inertie il se perpétue.
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Mais l’objectif de Barcelone n’est pas que le processus se perpétue mais qu’il aboutisse à la paix, la stabilité et la prospérité en Méditerranée, objectifs déclarés de la Déclaration de 1995. Sans quoi, il ressemblera au processus de paix israélo-arabe, où nous avons eu beaucoup de processus et peu de paix. C’est dire que l’UE devra suivre une politique plus innovante, peut être même plus courageuse et tirer les conclusions des évolutions récentes, notamment en ce qui concerne la transformation de l’environnement géopolitique. En effet, je l’ai déjà rappelé à maintes reprises dans les chapitres précédents, l’environnement géopolitique global aujourd’hui n’est pas celui de 1995. Au moment du lancement du Processus de Barcelone en 1995, on était dans une phase d’euphorie : l’URSS était vaincue sans livrer bataille, l’économie européenne sortait du marasme, le processus de paix israéloarabe venait d’être lancé et semblait se poursuivre. Aujourd’hui le contexte s’est assombri : le processus de paix au Proche-Orient s’est enlisé, le terrorisme transnational a accaparé l’attention publique, la guerre d’Irak et ses séquelles continuent à occuper le devant de la scène. Quant à l’élargissement de l’UE à dix nouveaux membres, il fait sortir Malte et Chypre du groupe PTM (Pays tiers-méditerranéens), en même temps l’octroi à la Turquie du statut de pays « candidat » la destine à un traitement particulier. De sorte que l’on se trouve, avec le dernier élargissement à la Roumanie et la Bulgarie, face à deux parties, plus inégales que jamais : vingt-sept pays européens + neuf partenaires méditerranéens, dont huit partenaires arabes et Israël (qui n’a pas besoin de partenariat, étant donné son niveau de développement économique et politique et qui bénéficie déjà du libre-échange, et participe aux programmes de recherche de l’UE). Cette évolution est intenable pour l’UE, car le Processus de Barcelone s’est en réalité transformé en un processus israélo-arabe. Cette nouvelle configuration pose un triple problème à l’UE : elle remet la question palestinienne au cœur des débats, elle oblige l’UE à jouer le rôle de « parrain du processus de paix », et elle éclipse la problématique économique qui est au cœur du Processus de Barcelone, au profit de la négociation politique. Or l’UE n’a ni la volonté, ni les moyens de se substituer à l’arbitre américain. La Politique de Voisinage la sort de cet embarras : en élargissant sa politique à seize pays (dont trois pays du Caucase et trois autres de l’Europe orientale), l’UE échappe au face-à-face israélo-arabe. Vue de cette manière, la Politique de Voisinage1 s’apparente donc à une échappatoire d’un dilemme impossible. L’on se demande d’ailleurs si l’incorporation tardive au Partenariat euro-méditerranéen de l’Albanie et de la Mauritanie (2007) ne répond pas au même objectif. Avec le Processus de Barcelone, les pays méditerranéens étaient « partenaires », avec la Politique de Voisinage, ils deviennent « voisins ». Le seul 1. Voir chapitre suivant.
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lien entre un Moldave et un Marocain c’est d’être voisin de l’Union européenne : il est donc compréhensible que l’UE cherche à s’entourer d’un « anneau d’amis » (ring of friends). Mais cela ne suffit pas à créer un partenariat collectif, fondé sur une vision partagée. Ma proposition est tout autre : je l’explique ci-dessous.
2. VERS UN PARTENARIAT EURO-ARABE Je propose en effet que l’UE prenne acte de cette évolution et s’engage dans une autre direction : contribuer à faire émerger une entité politique et économique arabe, irriguée par un sentiment d’appartenance. Car il n’y a pas d’identité méditerranéenne à proprement parler, mais il y a, à l’évidence, une identité arabe. Les découpages arbitraires de l’espace en Méditerranée occidentale, Proche-Orient, Moyen-Orient, Grand MoyenOrient, diluent l’identité collective arabe. Opérationnels sur le registre des politiques d’intervention, ces découpages ne sont pas toujours pertinents en termes historiques, sociologiques et culturels. Tout naturellement, l’UE n’est pas habilitée à forcer l’intégration économique et, a fortiori, politique, du monde arabe. Celle-ci demeure d’abord la responsabilité première des dirigeants arabes. Mais par une sorte d’effet d’annonce, par des incitants multiples, par des conditionnalités positives, par des messages clairs et par une vision fondée sur un avenir solidaire, l’UE peut contribuer à casser le statu quo actuel et amorcer les transformations souhaitées. Une politique arabe de l’UE se justifie pour d’autres raisons. L’Europe a, aujourd’hui, une population de 500 millions d’habitants. En face, il y a aujourd’hui 335 millions d’Arabes et bientôt (2030) près de 500 millions. Ensemble, l’Union européenne et les pays arabes constituent un potentiel démographique considérable (1 milliard), équivalent à celui de l’Inde, à peine inférieur à celui de la Chine (1 300 millions) et plus que le double des pays membres de l’Alena (États-Unis, Canada et Mexique). Intégré (à l’instar de l’UE), animé de visions communes, s’appuyant sur une seule langue, doté d’institutions communes et d’instruments assurant des politiques de convergence entre ses parties, le Monde arabe peut devenir non plus une arrière-cour, mais un partenaire fiable, égal, démocratique et prospère. Le contraire serait un émiettement en entités politiques rivales, poursuivant des stratégies individuelles, sans aucune garantie de pouvoir, dans des contextes étriqués, relevant tous les défis : aggravation du chômage, pourrissement de la situation, instabilités multiples et spirale des surenchères à la violence. L’Europe elle-même ne serait pas épargnée par une instabilité chronique dans sa proche zone de proximité en termes de développement des filières mafieuses d’immigration clandestine, de
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débordement des problèmes internes au Monde arabe sur les communautés expatriées, d’agitations sociales, voire de terrorisme transnational. Si jadis la politique des États européens misait sur la division arabe, aujourd’hui, avec la modification de la donne géostratégique, l’intérêt de l’UE lui commande de soutenir l’intégration régionale arabe. Le morcellement actuel du Monde arabe et la catégorisation des États arabes en États modérés, amis, partenaires, « voyous » (rogue) ou « faillis » (failed states) contribuent, en Europe, à faire douter de l’existence du Monde arabe et de la pertinence même du concept de « l’arabité ». Par le passé, l’unité du Monde arabe était vue à travers le prisme « nassérien » comme un défi aux stratégies européennes, ou à travers le prisme israélien, comme une menace, ou même à travers le prisme huntingtonien comme « l’altérité irréconciliable ». Cette vision empêchait de percevoir le potentiel de stabilité et de prospérité qu’induirait pour l’Europe un voisinage arabe sûr de lui-même, confiant dans son avenir, réconcilié avec son passé, et offrant à sa jeunesse une autre perspective que le chômage chronique, le martyr ou l’exil. En effet, le Monde arabe existe bel et bien, même si, échaudées par les échecs répétés d’unions avortées, les populations arabes semblent aujourd’hui se résigner à un sentiment de doute quant à la traduction de l’existence de la condition arabe en une exigence de rassemblement. Outre une histoire partagée, une géographie qui impose ses contraintes, une langue commune, le Monde arabe fait face à des défis communs et continue, en dépit des stratégies des régimes rentiers et cleptomanes, à faire sens pour les peuples arabes comme le démontrent tous les jours les mouvements populaires de solidarité avec les peuples d’Irak et de Palestine. Certes, ce monde offre, tous les jours, le spectacle affligeant de divisions et d’éparpillements, mais ces divisions ne sont pas pires que celles qui caractérisaient l’espace européen il y a soixante ans. Et elles sont loin d’avoir entraîné les bains de sang des deux Guerres mondiales en Europe. Certes, les chocs pétroliers ont creusé des écarts en termes de revenus par tête et déplacé les centres de gravité politique du Caire vers Ryad comme l’atteste l’activisme diplomatique saoudien (Plan arabe paix de 2002, sommet arabe de Ryad en 2007, Accord intra-palestinien de la Mecque en 2007, etc.). Mais aujourd’hui, à part l’un ou l’autre minuscule émirat, les disparités économiques s’estompent : des pays pétroliers, comme l’Arabie Saoudite, en dépit de l’embellie de 2004 à 2008, due à la flambée des prix pétroliers, sont en proie, comme les autres, au problème lancinant du chômage des nationaux. Tandis que les pays dotés de facteurs de leadership, comme l’Égypte, l’Algérie, la Syrie ou le Maroc, longtemps éclipsés, se remettent en selle et font entendre leurs voix. Je ne dis pas cela pour mettre au goût du jour un nationalisme arabe sentimental un peu suranné, mais pour dire que l’Europe élargie aura dans son voisinage immédiat un demi-milliard d’Arabes d’ici vingt ans
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et que ce monde doit devenir une dimension pertinente pour son action extérieure. Aujourd’hui les sous-ensembles (Europe-CCG et euro-méditerranéen) sont pris en otage : le premier par le verrouillage du Golfe par les États-Unis et le deuxième par le conflit israélo-arabe. Or, une action européenne sur le conflit israélo-arabe est inefficace, par défaut ou par obstruction : en effet, une action européenne sur le conflit israélo-arabe est inefficace par obstruction israélienne et par indécision des États européens, tandis qu’une ouverture sur le Golfe rencontre l’opposition des États-Unis. Seule une politique arabe de l’Europe peut être efficace et générer un soutien des opinions publiques à la fois arabes et européennes. Elle aura de surcroît l’avantage de rasséréner les communautés arabes immigrées et de faciliter leur intégration. Car si le monde arabe est décrit comme la banlieue de l’Europe, il est aussi dans les villes et les banlieues de l’Europe. Cette proposition n’est pas contre le Processus de Barcelone. Elle lui est même favorable. Parce qu’elle contribue à le sortir de son ambiguïté « constructive », de ses impasses conceptuelles, presque de l’anonymat en dehors de certains cercles. Le Processus de Barcelone n’est qu’un instrument. Ce n’est pas une vision d’un avenir partagé, d’une zone d’échanges où s’exercent les quatre libertés, y compris la circulation des personnes. Il est hétérogène (huit pays arabes + Israël et un pays candidat, la Turquie, rejoints depuis 2007 par l’Albanie et la Mauritanie). Sa gestion est bureaucratique et inégalitaire. Et il génère des frustrations permanentes, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Une stratégie UE/Monde arabe sera fondée sur une autre perspective : 1. elle œuvrera à stimuler les échanges interarabes plutôt que les échanges avec l’UE (ceux-ci viendront de surcroît) ; 2. elle visera la stabilité et la prospérité du Monde arabe par la croissance interne et les réformes étatiques et sociales : la croissance du Monde arabe est perçue in se et non seulement comme un moyen de stabiliser la jeunesse et de réduire les pressions migratoires ; 3. elle n’exclura en rien les conditionnalités positives et une action différenciée à l’égard des différents pays qui s’engagent rapidement dans des réformes ; 4. elle ne sera pas hypothéquée par la présence d’Israël, mais elle n’aura pas pour objectif de dresser l’UE contre Israël : nous ne sommes pas dans le contexte des années 1970, lors du lancement du dialogue euro-arabe. Au contraire, une action européenne favorable à la démocratisation et à l’intégration du Monde arabe devrait fonctionner comme un éperon pour Israël pour vaincre ses penchants à s’imposer par la force et pour rechercher une solution pacifique à un problème tenace qui envenime l’atmosphère en Méditerranée et qui est une des racines profondes du ressentiment qu’éprouvent les Arabes à l’égard de l’Occident ; 5. elle ne visera pas non plus à heurter les États-Unis ou à dresser contre eux le pôle euro-arabe. Il est même possible, et d’ailleurs souhai-
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table, que ce partenariat soit soutenu par les États-Unis, pour autant que ceux-ci renoncent aux projets sans lendemain de la démocratisation « musclée », des thérapies de choc, du chimérique « Grand Moyen-Orient » et reconnaissent la nécessité d’un grand plan régional fondé sur le concept de Region-Building, le seul susceptible d’inverser les dynamiques perverses actuelles et d’apaiser les relations entre les Arabes et les Occidentaux européen et américain.
CONCLUSION Les derniers élargissements ont contraint l’UE à penser sa relation avec son voisinage immédiat, en publiant les communications sur « L’Europe élargie » et la « Politique de Voisinage ». Le message est clair : l’Europe ne s’élargira pas au Sud. Mais elle lui offre la possibilité d’accéder à « tout sauf les institutions » à condition de se mettre en conformité avec les règles du jeu qui sont les normes européennes. Cette offre européenne n’a rien de séduisant car si tous les voisins intégraient les normes européennes, pourquoi l’adhésion leur serait refusée ? C’est pour cela que je propose à l’UE d’intégrer le Sud arabe en tant que dimension structurelle de sa politique extérieure, car l’Europe ne peut être un acteur important à l’échelle du monde tant qu’elle demeure un acteur subalterne dans sa première zone de proximité : le Monde arabe. Cela signifie que l’UE doit œuvrer sans relâche à retisser les fils du dialogue avec le Monde arabe et enclencher ce cercle vertueux de la confiance et de la prospérité qui rendrait inopérant le discours radical sur le « choc des civilisations ». Dans ce partenariat, chacun apporterait sa contribution : le Golfe arabe, ses ressources énergétiques et financières, l’Égypte et le Maghreb des ressources humaines considérables mais insuffisamment formées, les pays du Proche-Orient un savoir-faire commercial mais aussi des réseaux d’expatriés aguerris et efficaces outre un espace symbolique pouvant relancer le tourisme culturel et religieux, et l’UE des capacités scientifiques, techniques, un savoir-faire industriel ainsi que des capacités exceptionnelles d’innovation et d’encadrement. Cette combinaison de tant de facteurs se trouve rarement réunie dans un espace équivalent, ce qui confère au partenariat euro-méditerranéen une valeur ajoutée inégalée. Cette interface entre l’UE et le Monde arabe autour de l’axe méditerranéen suppose une volonté politique qui rompe avec les attitudes frileuses du passé et les stratégies de développement solitaire. C’est la seule capable d’extraire le Monde arabe du marasme économique et d’insuffler à l’Europe la confiance nécessaire pour affronter les défis posés par les nouveaux
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acteurs économiques de Russie, d’Asie ou d’Amérique. Ensemble, Arabes et Européens pourront peser sur le monde globalisé du xxie siècle. Séparés ou divisés, les deux ensembles risquent de se trouver vassalisés voire écrasés « entre l’enclume asiatique et le marteau américain »2. Je dois avouer que ma proposition d’un partenariat euro-arabe ne suscitait que peu d’intérêt auprès des instances communautaires européennes, pour lesquelles les seules politiques officielles sont le partenariat euro-méditerranéen et la Politique de Voisinage, et depuis 2008, « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Or le dernier rapport adopté par le Parlement européen, en date du 10 mai 2007, vient étayer mes arguments. Intitulé « Réformes dans le monde arabe : quelle stratégie pour l’Union européenne ? », le rapport met à jour « la stratégie européenne pour le Monde arabe » présentée en 2003 par le Haut Représentant de la PESC, M. Javier Solana, et l’enrichit de nouvelles considérations fort pertinentes. Ainsi, le Rapport constate que « la notion d’arabité comprise en tant que ciment identitaire apparaît comme une caractéristique commune et revendiquée comme telle, aux peuples et aux États d’une vaste zone géographique qui s’étend du Maghreb au Golfe persique en passant par le Machrek et le Proche-Orient », appelle à « redynamiser la stratégie globale de l’UE à l’égard du Monde arabe […] en renforçant les acteurs nonétatiques dans la région », considère qu’en Europe « une meilleure connaissance de la société arabe […] et sa diversité culturelle est nécessaire pour combler le fossé existant entre les deux rives de la Méditerranée, de renforcer les politiques d’intégration au sein des États membres de l’UE et de mettre fin aux stéréotypes et aux préjugés », reconnaît que « le mouvement de l’arabité, tel que fut conçu par ses pères fondateurs, est un projet qui a inscrit la sécularisation au titre de ses objectifs » et qu’en revanche « les voies contemporaines de l’Islam politique ne semblent pas toujours apporter des solutions adéquates aux problèmes de la réforme politique ». Les auteurs du rapport présenté au Parlement européen en arrivent à affirmer, ce que je m’échine à répéter depuis des années, que « l’identité arabe n’est pas incompatible avec la notion de modernité ni avec l’engagement des réformes sérieuses », et que « l’impuissance qui est le fondement du “malheur arabe” peut être vaincue dans le cadre d’un partenariat rénové fondé sur la compréhension, la confiance mutuelle, le respect des pratiques sociales et culturelles et la crédibilité de l’Autre ». Après les considérants introductifs du Rapport, celui-ci émet des propositions concrètes : – donner un nouvel élan au partenariat de l’UE et des États membres avec le Monde arabe « dans sa globalité » ; 2. G. Kepel, Terreur et martyre : relever le défi de la civilisation, Paris, Flammarion, 2008, p. 297.
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– faciliter l’intégration politique et économique des pays arabes ; – éviter toute démarche ou politique pouvant conduire à une « polarisation » à l’intérieur du Monde arabe ; – approfondir la relation euro-arabe, mais en même temps concilier la responsabilité historique de l’Europe à l’égard de l’État d’Israël avec la recherche d’un règlement global du conflit israélo-arabe, notamment par la création d’un État palestinien démocratique ; – relancer le dialogue interculturel à travers l’affirmation d’un « dénominateur humaniste commun et universel qui transcende les dogmes et les communautarismes » ; – accompagner les évolutions de la région en respectant la volonté des peuples et en tenant compte des différences culturelles, historiques et politiques ; – apporter un soutien approprié « à l’ensemble des acteurs du mouvement de réforme dans le Monde arabe associant autant les acteurs étatiques que les acteurs de la société civile » ; – appuyer « la création d’institutions arabes communes » et « élaborer un mécanisme formel régulier de concertation et de suivi, avec la Ligue des États arabes » ; – encourager « les États membres à instituer sur leur propre territoire des centres d’études orientés vers l’échange et la confrontation des cultures entre les pays arabes et les pays européens ». D’autres propositions sont formulées par le Rapport visant à lutter contre la corruption et le terrorisme, à appuyer le rôle des femmes dans la société arabe, voire à encourager la recherche universitaire dans les pays arabes et la politique de l’édition. Tout cela va dans le sens des souhaits que j’appelais et continue d’appeler de tous mes vœux. Il y aurait lieu de relever ici ou là quelques incohérences. Mais ce qui est important de souligner c’est que l’Europe découvre enfin qu’elle ne parle pas assez avec ses partenaires arabes, en tant qu’entité culturelle globale. C’est le constat que fait Michel Rocard qui a présenté le Rapport au Parlement européen : « L’identité arabe, dit-il, prend de l’ampleur. Une opinion publique arabe émerge et celle-ci est d’ailleurs relayée par les médias arabes régionaux. La Ligue des États arabes a adopté une Charte arabe des Droits humains qu’elle a confirmée à Tunis en 2004. Artistes, intellectuels et scientifiques s’adressent également de plus en plus aux populations arabes et ne se limitent plus uniquement à leur pays. C’est pourquoi je propose à l’UE d’engager des rapports avec des entités arabes collectives qui nous permettront de donner plus d’importance au dialogue interculturel »3. 3. Cité par L’Écho, vendredi 11 mai 2007.
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Ces propos indiquent la direction à suivre et offrent des clés pour comprendre. Mais comme le dit le proverbe chinois « les professeurs ouvrent la porte, mais vous devez rentrer par vous-mêmes » (teachers open the door but you must enter by yourself). La porte du partenariat est ouverte : il appartient aux Européens et aux Arabes d’y entrer. Le plus vite, le mieux.
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9 chapitre
La politique européenne de voisinage
INTRODUCTION
L
a chute du mur de Berlin en 1989 et le démantèlement des régimes communistes en Europe de l’Est confrontent les pays de l’UE à des défis inédits : le Rideau de fer, qui bouchait l’horizon de l’UE et balisait sa frontière à l’Est, n’est plus. D’abord abasourdie par la tournure rapide des événements mais, à l’évidence, satisfaite de la fin de la division du continent européen, l’UE est forcée de réagir. Et elle le fait de deux manières : en proposant une perspective d’adhésion à ses « nouveaux » voisins de l’Est, un pacte de stabilité à ses voisins balkaniques, et un partenariat à ses voisins méditerranéens. En somme, les trois approches classiques de l’UE : intégration, stabilisation et partenariat. Naturellement, la perspective d’adhésion à l’UE est la meilleure offre que l’UE puisse faire à ses voisins : c’est l’instrument le plus efficace de sa politique étrangère. L’adhésion est un levier puissant de changement, puisqu’elle est assortie d’une conditionnalité stricte. En effet un pays en voie d’adhésion doit se conformer aux critères draconiens de Copenhague et accepter l’acquis juridique de l’UE (30 000 pages de textes législatifs). Rien de tel dans le Pacte de stabilité (1993) proposé aux pays balkaniques ou, surtout, dans le Partenariat euro-méditerranéen, dit Processus de Barcelone (1995). Ici il n’y a pas de perspective d’adhésion, par conséquent l’instrument de conditionnalité est moins strict, puisque la perspective offerte ne va pas au-delà de la simple stabilisation ou du libre-échange. Je dis « surtout » en ce qui concerne le Processus de Barcelone parce qu’il est
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clair qu’à moyen terme, les pays européens des Balkans vont intégrer l’UE. L’histoire l’exige, la géographie l’impose et les intérêts le commandent. La nouvelle Politique de Voisinage de l’UE écarte, d’emblée, la perspective d’adhésion. Cela est clairement affirmé dans les documents officiels des Institutions européennes. Ce texte entend se concentrer sur cette nouvelle politique de l’UE. Dans une première partie, je ferai une synthèse des documents officiels des Institutions européennes sur la question, pour suivre, pas à pas, la genèse de l’idée de voisinage de 2002 à 2007. Et dans une deuxième partie, je procéderai à une analyse critique de ce qui est censé être une « Nouvelle Politique » de l’UE. La question à laquelle ce texte tâchera de répondre sera donc la suivante : est-ce qu’il s’agit d’une nouvelle politique ou d’un nouveau discours ?
1. POLITIQUE DE VOISINAGE (PEV) : ANALYSE DES TEXTES À l’approche du 1er mai 2004, date de l’élargissement à dix pays de l’Europe orientale et centrale (PECO) et aux deux îles méditerranéennes, Chypre et Malte, la recherche d’une politique cohérente de voisinage se fait plus pressante. Le Traité constitutionnel de l’UE définit l’objectif de relations privilégiées avec les pays voisins « en vue d’établir un espace de prospérité […] fondé sur les valeurs de l’Union et caractérisé par des relations étroites et pacifiques reposant sur la coopération ». Ainsi le concept de « voisinage » fait son entrée dans le jargon juridique de l’UE. Il est repris dans la « stratégie européenne de sécurité » de 2003 qui prône la promotion dans le voisinage immédiat de l’UE d’un « ensemble de pays bien gouvernés ». Car, « les voisins engagés dans des conflits violents, les États faibles où la criminalité organisée se répand, les sociétés défaillantes ou une croissance démographique explosive aux frontières de l’Europe constituent pour elle autant de problèmes »1. Une esquisse de la nouvelle Politique de Voisinage a été présentée par le président Romano Prodi, à l’Université Catholique de Louvain, en novembre 2002. Qualifiant les voisins de l’UE de Ring of friends (anneau d’amis), Romano Prodi a synthétisé la Politique de Voisinage en une formule : « Tout sauf les institutions », ouvrant de la sorte beaucoup de fenêtres d’opportunité en termes d’accroissement des échanges mais fermant la porte à toute perspective d’adhésion.
1. « Une Europe sûre dans un monde meilleur », Bruxelles, Stratégie européenne de Sécurité, 12 décembre 2003, p. 7.
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1.1. PREMIÈRE COMMUNICATION DE LA COMMISSION SUR LA POLITIQUE DE VOISINAGE (11 MARS 2003)
Quelques mois après la Conférence de Romano Prodi à l’UCL, la Commission publie sa première communication intitulée : « L’Europe élargievoisinage : un nouveau cadre pour les relations avec nos voisins de l’Est et du Sud »2. La communication fait le constat qu’à partir du 1er mai 2004, l’UE entre dans une nouvelle phase historique puisque elle comptera 450 millions d’habitants et disposera d’un PIB global de 10 000 milliards. Cette Europe élargie aura dans son entourage immédiat près de 385 millions d’habitants, répartis entre la Russie, les NEI (nouveaux États indépendants) occidentaux et les pays du Sud de la Méditerranée. Pour l’UE, ces voisins, qui sont des « partenaires essentiels », se trouvent confrontés à des défis politiques, économiques et sociaux qui pourraient constituer des sources d’instabilité générale aux portes de l’UE. Or, comme la capacité de l’Union à intégrer de nouveaux membres est limitée, l’UE se trouve contrainte de définir une politique cohérente à l’égard de ses voisins de manière à : – éviter de nouvelles lignes de démarcation en Europe ; – promouvoir la stabilité et la propriété à l’intérieur et au-delà de ses nouvelles frontières. Quatre groupes de pays sont particulièrement ciblés par la Communication du 11 mars 2003 : – la Russie ; – l’Ukraine, la Moldavie et le Bélarus ; – les pays du Sud de la Méditerranée ; – les pays des Balkans occidentaux, dont la perspective européenne est explicitement réaffirmée. En raison de sa localisation, le Caucase du Sud est considéré « pour l’instant » hors du champ d’application géographique de l’Initiative européenne. À tous ces pays, l’UE offre « la perspective de participation au marché intérieur ainsi que la poursuite de l’intégration et de la libération afin de promouvoir la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux (les quatre libertés) », le but affiché est de « créer un espace de stabilité et de prospérité » accompagnant sa politique de proximité de mesures « visant à s’attaquer aux racines de l’instabilité politique, de la vulnérabilité économique, des lacunes institutionnelles, des conflits, de la pauvreté et de l’exclusion sociales ». Du point de vue de l’UE, la Politique de Voisinage est une vision hardie et une offre nouvelle car elle viserait à : 2. COM/2003/0104 final.
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– « étendre aux pays voisins les effets bénéfiques de l’élargissement sur la stabilité politique et économique et à réduire les écarts de prospérité » ; – œuvrer avec ses partenaires à « créer un espace de prospérité et de valeurs partagées, fondé sur une intégration économique accrue, des relations politiques et culturelles plus intenses, une coopération transfrontalière renforcée et une prévention conjointe des conflits » ; – subordonner l’offre d’avantages et de relations préférentielles aux progrès réalisés par les pays partenaires en matière de réformes politique et économique et l’inscrire dans un cadre différencié. Ainsi, l’offre de l’UE est assortie de devoirs. Pour bénéficier de l’extension du marché intérieur, les voisins doivent adopter des règles et des normes en vigueur dans l’UE, opter pour un commerce plus ouvert, « composante essentielle de l’intégration du marché », mettre en place « un système efficace et convivial de gestion du petit trafic frontalier », intensifier la coopération « en matière de prévention et de lutte contre les menaces communes pour la sécurité », lutter efficacement contre le crime organisé, et contribuer à « l’assainissement nucléaire », etc. De son côté, l’UE s’impose sinon des devoirs du moins des tâches à accomplir : a) participer plus activement à la recherche d’une solution aux différends concernant la Palestine, le Sahara Occidental et la Transnistrie ; b) intensifier la « coopération culturelle et la compréhension mutuelle » et contribuer au développement « d’une société civile florissante » ; c) étendre aux voisins les programmes communautaires en matière de recherche, d’éducation et de culture ; d) favoriser l’interconnexion des infrastructures et l’harmonisation des réglementations en matière de transport, d’énergie et de télécommunications ; e) aider à l’intégration des voisins au système commercial mondial (par exemple : adhésion à l’Organisation mondiale du Commerce) ; f ) faciliter la gestion de flux migratoires ; g) envisager la création d’un nouvel instrument de voisinage qui s’appuiera sur les expériences positives des programmes Card(s), Phare, Tacis, Interreg et Meda. L’objectif à long terme de la nouvelle Politique de Voisinage tel qu’il transparaît de la lecture de la Communication de 2003 est de construire entre l’UE et ses voisins un espace semblable à « l’Espace économique européen » (EEE), sans pour autant éclipser les cadres existants (Accords de stabilisation et partenariat euro-méditerranéen). Mais tout cela est conditionné par la capacité, voire la volonté, des voisins de s’aligner sur la législation communautaire.
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Or, compte tenu de la diversité de situation des voisins, il est peu réaliste d’exiger de tous d’avancer au même rythme. Aussi l’UE reconnaît-elle que la différenciation entre les pays devrait rester à la base de la nouvelle Politique de Voisinage. Ce qui signifie, par ricochet, que « l’engagement de l’UE devrait donc être progressif et subordonné au respect d’objectifs de réforme préalablement fixés ». Pour vérifier la conformité des voisins à la législation communautaire et à ses normes, la Communication de 2003 fixe des critères de référence politiques et économiques. Au-delà des aspects réglementaires et administratifs directement liés à l’intégration du marché, il sera vérifié si les pays voisins ratifient et mettent en œuvre leurs engagements internationaux (par ex. Déclaration des Droits de l’Homme, Normes de l’OSCE et du Conseil de l’Europe, des organisations spécialisées des Nations Unies). Pour prendre en compte la spécificité de chaque voisin, la Communication de 2003 mentionne un programme d’action adopté par le Conseil, sur proposition de la Commission et, « si possible », après discussion avec les pays partenaires concernés. Ce programme exposerait les critères de référence, les objectifs communs et fixerait un calendrier d’exécution. Tels sont, brièvement esquissés, les objectifs et les principes de la nouvelle Politique de Voisinage tels qu’ils figurent dans la première Communication de mars 2003. La préoccupation centrale de l’UE est d’assurer la paix, la stabilité et la prospérité sur sa frontière terrestre orientale qui s’étend sur 5 000 km de la mer du Barents au Nord à la Mer Noire au Sud et qui concerne huit pays membres et quatre voisins (Russie, Ukraine, Moldavie et Biélorussie) et sur sa frontière quasi exclusivement maritime avec les pays du Sud et de l’Est méditerranéen et qui traverse de part en part la Méditerranée sur 5 500 km environ. Cette frontière concerne sept pays membres (y compris Malte et Chypre) et dix pays méditerranéens : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Jordanie, territoires palestiniens, Liban, Syrie et Israël. En mai 2003, lors du sommet de Saint Petersburg, la Russie décline l’offre de l’UE lui préférant un « partenariat stratégique » couvrant l’espace économique commun, un espace de liberté, de sécurité et de justice, un espace de coopération en politique extérieure et enfin un espace de recherche et d’éducation3. La Turquie n’est simplement pas concernée par la Politique de Voisinage contenu de son statut particulier de candidate à la pré-adhésion. En somme, la Politique de Voisinage telle qu’elle est envisagée en 2003, concerne treize pays : trois pays (NEI) de l’Europe orientale et dix pays méditerranéens. 3. Pour une analyse détaillée sur les quatre espaces, voir L. Delacourt, « La Politique de Voisinage et les relations russo-européennes : partenariat stratégique ou lutte d’influence », paru le 30 mars 2006 dans la revue en ligne Études Européennes.fr
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À cet égard, la présence d’Israël est assez problématique puisque ce pays dispose d’un PIB par habitant équivalent à la moyenne communautaire, participe aux programmes européens de recherches et dispose déjà d’une zone de libre-échange avec l’UE. Néanmoins, l’UE l’inclut dans sa Politique de Voisinage. 1.2. LA COMMUNICATION DE LA COMMISSION DE JUILLET 2003 « JETER LES BASES D’UN NOUVEL INSTRUMENT DE VOISINAGE » 4
La communication du 11 mars 2003 a été bien accueillie par le Conseil des Affaires générales et des Relations extérieures de juin 2003, qui a estimé qu’elle « constituait une bonne base pour organiser et encadrer les relations de l’UE avec ses nouveaux et anciens voisins ». Par la même occasion, le Conseil invitait la Commission à présenter une communication sur le concept d’un nouvel instrument de voisinage. À peine quelques jours après, le 1er juillet 2003, la Commission publiait sa deuxième communication intitulée « jeter les bases d’un nouvel instrument de voisinage ». La Communication fait le constat que la coopération le long des frontières existantes et futures de l’UE s’appuie sur un ensemble d’instruments régis par différents règlements et donc par différentes procédures en matière d’identification, de sélection et de mise en œuvre des projets : – l’initiative communautaire INTERREG5, qui est un instrument financier créé dans le cadre des Fonds structurels de l’UE et qui appuie la coopération transfrontalière et transnationale entre États membres et États voisins ; – l’instrument PHARE de pré-adhésion ; – le programme TACIS qui soutient la coopération transfrontalière dans les régions frontalières occidentales de la Russie, de l’Ukraine, de la Moldavie et de Biélorussie6 ; – l’instrument CARDS qui appuie tout un éventail d’activités dans les Balkans occidentaux ; – le programme MEDA qui est l’instrument financier du Processus de Barcelone7. Cette multiplication des instruments financiers a entraîné d’inévitables faiblesses dans l’exécution et le suivi des projets, ce qui n’a pas manqué de susciter de fréquentes critiques de la part de la Cour des Comptes, du Parlement européen et du Conseil. 4. 5. 6. 7.
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COM 313 final, 1er juillet 2003. Règlement (CE) n° 1260/1999 du Conseil du 26 juin 1999. Règlement (CE) Euratom/n° 99/200 du Conseil du 29 décembre 1999. Règlement (CE) n° 2698/2000 du Conseil du 27 novembre 2000.
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C’est pour remédier à ces faiblesses que la Commission propose pour la période 2004-2006 des « programmes de voisinage », et après 2006, un nouvel instrument de voisinage. Cet instrument « s’appuierait sur une approche plus globale, associant des actions de coopération transfrontalière et régionale dans les régions limitrophes de la frontière extérieure ». Il serait, en outre, lié aux différents programmes et prendrait en compte « les différentes priorités régionales déjà établies ». Ainsi, à l’Est, la dimension transfrontalière revêtirait une importanceclé. Dans les Balkans occidentaux, il s’agirait davantage d’aider les pays à se préparer à une future adhésion. Tandis que dans les pays méditerranéens où les frontières terrestres avec l’UE sont quasi inexistantes (si on exclut les enclaves de Ceuta et Melilla), il s’agirait surtout d’intensifier la coopération et l’intégration régionales. Mais quel que soit le champ géographique de l’instrument de voisinage, l’idée qui sous-tend la réflexion de la Commission est de simplifier les procédures, assurer l’appropriation pleine et entière par toutes les parties concernées, permettre que les fonds puissent être utilisés de part et d’autre de la frontière extérieure, en s’appuyant si possible sur une ligne budgétaire unique. Pour la période 2007-2013, l’instrument de voisinage est doté de 14,9 milliards d’euros, soit presque le double du montant alloué à la période 2000-2005 (8,5 milliards d’euros, pour les programmes TACIS et MEDA). Outre la Communication sur le nouvel instrument de voisinage, la Commission a, dans la foulée, créé une Task force appelée « Europe élargie » et un groupe interservices sur l’Europe élargie. En octobre 2003, le Conseil a invité la Commission à présenter des propositions détaillées sur les « Plans d’action » et à lui présenter un rapport périodique concernant l’état d’avancement de l’ensemble de la Politique de Voisinage. C’est pour répondre aux souhaits du Conseil que la Commission finalise une troisième communication sur la Politique de Voisinage (2004). 1.3. COMMUNICATION DE LA COMMISSION : « POLITIQUE EUROPÉENNE DE VOISINAGE : DOCUMENT D’ORIENTATION » 8
La Communication de 2004 rappelle les grands objectifs de la PEV : faire bénéficier les nouveaux voisins de l’élargissement de 2004 et éviter les nouveaux clivages entre l’UE élargie et ses voisins. La méthode proposée, dit la Communication « consiste à définir, avec les pays partenaires, un ensemble de priorités dont la réalisation les rap8. COM/2004/0373 final.
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prochera de l’UE. Ces priorités seront intégrées dans les “Plans d’Action Nationaux” (PAN) adoptés conjointement, couvrant un certain nombre de domaines-clés qui requièrent une action spécifique […] ». L’UE propose ainsi une relation privilégiée avec les voisins « qui s’appuiera sur un engagement réciproque en faveur de valeurs communes […] ». Les Plans d’Action s’ancrent sur un ensemble commun de principes mais seront différenciés en raison de l’état de développement, des besoins et des capacités de chacun des pays. Ils constitueront un référentiel pour la programmation de l’assistance en faveur des pays concernés. La vérification du respect de ces Plans d’Action sera assurée au sein des Conseils d’association respectifs et conditionnera le versement de l’assistance européenne de voisinage. Outre les Plans d’Action, l’autre nouveauté présente dans la Communication a trait à la recommandation concernant l’inclusion des pays du Caucase (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan) dans le PEV. L’élargissement de la Politique de Voisinage aux pays du Caucase s’est fait à l’insistance du Parlement européen et n’est sans doute pas étranger à la question des approvisionnements énergétiques. Mais quelle est en somme la valeur ajoutée de la PEV par rapport aux Politiques traditionnelles de l’UE à l’égard des pays de l’Est et de la Méditerranée ? La Communication de 2004 tente d’apporter une réponse en faisant valoir les éléments suivants : – la PEV offre à l’UE la possibilité d’adopter à l’égard de ses voisins « une approche plus ciblée et mieux conçue » ; – elle permet de passer d’une simple coopération à « un degré élevé d’intégration, impliquant notamment une participation des pays partenaires au marché intérieur de l’UE » ; – elle renforce la coopération politique entre l’UE et ses voisins ; – elle facilite, à travers les Plans d’Action, la définition des priorités ; – elle se dote d’un nouvel instrument financier destiné à couvrir des domaines de coopération spécifiques en dehors de ceux couverts par les instruments existants ; – la PEV offre la possibilité d’ouvrir progressivement certains programmes communautaires aux voisins ; – la PEV fournit un appui, par le biais d’une assistance technique et d’actions de jumelage, aux partenaires qui souhaitent se conformer aux normes de l’UE. Naturellement, pour bénéficier pleinement de la valeur ajoutée de la PEV, les pays voisins doivent enregistrer des progrès significatifs pour atteindre les objectifs fixés. Ce qui signifie que la réussite de la PEV et donc, ses possibles retombées, sont intimement liées au degré d’engagement de chacun des voisins sur le chemin des réformes.
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1.4. LE PARLEMENT EUROPÉEN ET LA POLITIQUE DE VOISINAGE
Le Parlement européen a réagi aux différentes communications de la Commission par une première résolution en date du 30 novembre 2003 et par le projet de rapport d’Ermin Larshet (14 avril 2005) et du Rapport de Charles Tannock sur la PEV le 7 décembre 2005. Dans sa résolution, adoptée le 19 janvier 2006 dans sa séance de Strasbourg, le Parlement européen engage l’UE « à soutenir les aspirations des populations des pays voisins à bénéficier pleinement de la liberté politique, de la démocratie et de la justice, ainsi que du développement économique et social en utilisant tous les moyens diplomatiques, financiers et politiques disponibles ». Il souligne que la Politique de Voisinage doit être « ambitieuse, solide et flexible » et « adaptée aux besoins des différents pays ». Il demande à la Commission – et cela est nouveau – de « développer des politiques spécifiques visant à étendre dans la mesure du possible la PEV aux États insulaires de l’Atlantique, voisins de régions périphériques de l’UE limitrophes du continent européen, lorsque des questions particulières de proximité géographique, l’affinité culturelle et historique et de sécurité mutuelle peuvent être d’actualité ». Comme on pouvait s’y attendre, la résolution invite la Commission à élargir le programme de visiteurs du Parlement afin de permettre à la population des pays voisins de « se familiariser avec la culture démocratique de celui-ci » et juge même utile d’instituer « un fonds européen spécial » afin de favoriser « la démocratie parlementaire dans les pays voisins ». Un autre élément saillant de la résolution est la proposition du Parlement européen de la « mise en place d’un cadre multilatéral avec tous les pays concernés permettant d’évaluer conjointement les aspects horizontaux » des rapports de suivi et « de débattre de l’avenir général de la PEV ». La résolution du PE invite la commission à « éviter de rendre l’ensemble du processus de la PEV par trop bureaucratique » et à associer pleinement le PE « à la fixation des calendriers et du contenu des futurs plans d’action ». La résolution analyse la situation spécifique des sous-groupes impliqués dans la Politique de Voisinage. Ainsi en ce qui concerne le Maghreb, le PE insiste sur l’adoption d’un plan d’action avec l’Algérie, afin de « donner un nouvel élan à l’Union du Maghreb arabe » mais ajoute immédiatement que le conflit du Sahara Occidental constitue un facteur de blocage de l’intégration régionale. Le PE salue au passage la Libye qui s’est « rapprochée du Processus de Barcelone ». Concernant le Moyen-Orient, le PE salue l’élection, « de manière exemplaire », du Président de l’Autorité palestinienne en janvier 2005. Il réitère sa foi dans une solution qui garantisse à Israël des frontières « sûres et reconnues » et un État palestinien « démocratique et viable ». Mais tout en omettant de critiquer la politique de colonisation israélienne
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continue en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et sur le plateau du Golan syrien et la construction du Mur illégal pourtant condamnée par la Cour de Justice de La Haye. En revanche, la résolution est on ne peut plus directe, lorsqu’elle demande à la Syrie de « coopérer sans plus tarder à la lutte internationale contre le terrorisme et l’enquête internationale sur l’assassinat de l’ancien Premier Ministre Libanais Rafiq Hariri […] ». Même appel énergique adressé à l’Égypte de « ne pas compromettre les perspectives ouvertes en ce qui concerne, en particulier les élections présidentielles avec plusieurs candidats et de poursuivre la mise en œuvre des réformes démocratiques ». En ce qui concerne l’Europe de l’Est, le PE salue le mouvement démocratique en Ukraine, reconnaît les aspirations européennes de la Moldavie et demande « la mise en place d’une perspective européenne à long terme » et invite toutes les parties intéressées à « parvenir à un règlement politique de la question de la Transnistrie ». Pour ce qui est de l’évolution à la Biélorussie, le PE se dit préoccupé par « le régime dictatorial » et invite la Commission et le Conseil à soutenir les activités de la société civile. La résolution se félicite enfin que le Conseil européen ait inclus « les pays du Caucase dans la Politique de Voisinage “grâce à l’insistance du PE”. Mais elle déplore la continuation de conflit du Haut-Karabakh qui entrave la coopération régionale et invite la Turquie à « ouvrir ses frontières avec l’Arménie ». La résolution salue par ailleurs le plan de paix pour l’Ossétie du Sud fondé sur une approche en trois étapes, qui a été présenté par la Géorgie dans le cadre de l’OSCE, fin octobre 2005. Enfin la résolution du PE propose un pacte de stabilité de l’UE pour le Caucase du Sud, sur le modèle du pacte de stabilité de l’Union pour l’Europe du Sud-Est, associant l’UE, la Russie, les États-Unis et les Nations Unies. 1.5. AVIS DU CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL (CES) SUR LA PEV
Le CES s’est prononcé sur la Politique de Voisinage dès 2004 en adoptant un premier avis intitulé « l’Europe élargie-voisinage : un nouveau cadre pour les relations avec nos voisins de l’Est et du Sud »9 et un second avis (2005) portant sur « le rôle des organes consultatifs et des organisations socioprofessionnelles dans la mise en œuvre des accords d’association et dans le cadre de la politique européenne de voisinage »10. L’avis du CES du 5 juillet 2006 est, sans conteste, le plus élaboré et le plus précis. 9. Rapporteuse : K. Allewelt (JO n° 080, 30 mars 2004). 10. Rapporteuse : G. Cassina (2005).
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Il insiste tout particulièrement sur le principe de cohérence des politiques, des actions et des choix budgétaires et sur celui de l’appropriation commune, fondement des relations non seulement entre l’UE et les pays partenaires (PP) mais aussi au sein de l’UE elle-même et dans les PP entre les administrations nationales et les représentants de la société civile. L’Avis du CES reconnaît que la PEV est « fortement empreinte de bilatéralisme UE/pays partenaires ». Aussi insiste-t-il fortement sur la nécessité d’encourager « des synergies entre les différentes zones et les relations à l’intérieur d’une même zone ». De même, l’Avis du CES reconnaît que « le mécanisme de la mise en œuvre de la PEV implique un certain degré de compétition entre les différents pays partenaires », voire, au niveau des zones. Par conséquent il convient de rester attentif, ajoutent les rédacteurs de l’Avis, « afin de ne pas susciter des frustrations et des attitudes de renoncement de la part des zones ou des pays partenaires ». Puis l’Avis aborde une question bien opportune, notamment l’accès aux fonds de l’UE par les acteurs des sociétés civiles. Il recommande à cet égard de ne pas multiplier exagérément les « procédures d’accès aux fonds » et d’éviter « la logique bureaucratique » qui finit par décourager la recherche d’assistance pour aboutir finalement à « un professionnalisme de la coopération » incarné par les sociétés de consultants. Et enfin le CES en arrive à des propositions concrètes dont les plus importantes concernent la participation des organisations représentatives des partenaires sociaux et des organisations socioprofessionnelles. Ainsi, le CES invite les PP (pays partenaires) à : – garantir à ces organisations « une information claire et continue sur l’évolution de l’application des PAN (Plans d’Action Nationaux) » ; – consulter les organisations socioprofessionnelles sur les décisions en préparation ; – veiller à ce que la participation de la société civile soit également organisée « au niveau territorial, afin que la PEV puisse constituer un instrument de développement et de rééquilibrage du tissu socio-économique sur l’ensemble du territoire national ». 1.6. DOCUMENT DE TRAVAIL DES SERVICES DE LA COMMISSION ACCOMPAGNANT LA COMMUNICATION DE LA COMMISSION RENFORCEMENT DE LA PEV (4 DÉCEMBRE 2006) 11
Pendant que les services de la Commission « planchaient » sur la préparation de ce document, un sondage « sur l’UE et ses voisins » est publié, en octobre 2006. 11. COM(2006)726 final.
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Les résultats sont particulièrement éclairants12. 1. La majorité des citoyens de l’UE considèrent l’Ukraine (58 %), la Russie (57 %) et la Biélorussie (50 %) comme des pays voisins. Mais seulement 44 % des Espagnols considèrent le Maroc comme un pays voisin. 2. Si la majorité des citoyens de l’UE (51 %) s’intéressent aux pays voisins, 36 % des sondés n’ont rencontré aucun habitant des pays énumérés dans le questionnaire. 3. Une minorité significative (48 %) se dit peu intéressée par ce qui se passe dans les pays voisins. 4. Seulement 18 % des personnes interrogées déclarent avoir entendu parler de la politique européenne de voisinage. Les mieux informés sont curieusement les Maltais (39 %). 5. Et pourtant à la question de savoir si l’UE devrait proposer à d’autres pays voisins un autre type de relation qui n’irait pas jusqu’à l’adhésion, 70 % y seraient favorables. Ici, ce sont des Chypriotes qui se révèlent de fervents supporters (77 %) d’une relation spécifique de l’UE avec les pays voisins. Inversement, et assez étrangement, plus d’un quart des Allemands (27 %) et des Turcs (27 %) rejettent l’idée de « relations spéciales ». 6. Quand on interroge les Européens sur la coopération de l’UE avec ses voisins sur des domaines spécifiques, quatre domaines se détachent clairement : développement économique (88 %), énergie (87 %), environnement (87 %) et démocratie (87 %). Viennent en deuxième position, l’éducation et la formation (83 %), la recherche et l’innovation (78 %) et enfin l’immigration (77 %). 7. Sur le plan politique, une grande majorité d’Européens espère que l’aide de l’UE à ses voisins favorisera la paix et la démocratie au-delà de ses frontières, réduira la pression de l’immigration clandestine, augmentera les nouveaux marchés. 8. Et enfin bien que près de 81 % des personnes interrogées se disent préoccupées par les coûts élevés que suppose la PEV, ils sont près de 61 % à reconnaître en même temps, que la PEV aura sur l’UE des retombées positives qui pourraient dépasser le coût de « l’investissement ». En résumé, bien que moins d’un cinquième des personnes interrogées semblent connaître la PEV, la majorité souhaite une coopération avec les voisins de l’Europe afin de promouvoir la paix, la prospérité et la démocratie. Au moment où ces résultats étaient publiés, la Commission, quant à elle, était affairée à dresser l’état de la situation générale et propose des 12. Eurobaromètre spécial, travail de terrain (mai-juin 2006), publication (octobre 2006).
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pistes de réflexion pour « renforcer la PEV ». C’est l’objet du document de travail du 4 décembre 2006. Après avoir réitéré l’originalité de la PEV qui ne se limite pas à la coopération technique mais institue « une véritable coopération », la Commission admet que la PEV comporte quelques faiblesses et souhaite aller au-delà du libre-échange pour aboutir à une intégration économique et commerciale en assortissant « les offres de libéralisation d’un accès amélioré à tous les domaines présentant un potentiel et un intérêt économique aux yeux de nos partenaires, y compris les produits sensibles revêtant une grande importance pour eux ». En outre, l’UE se dit consciente de la complexité et de la lenteur du système d’attribution des visas et entend examiner des formules pour alléger les dispositifs en vigueur. Enfin, l’UE reconnaît son incapacité à aider à la solution des conflits qui déchirent les pays voisins et entravent leur coopération. À partir de ces constats, la communication du 4 décembre 2006 propose de renforcer le volet économique et commercial, de favoriser la mobilité, de promouvoir les échanges interpersonnels, de réserver un traitement particulier aux questions de l’énergie et du transport, de donner une nouvelle impulsion à la coopération politique, par exemple, en alignant les positions diplomatiques des partenaires sur celles de l’UE, et en donnant une nouvelle dimension à la coopération régionale entre les membres de l’UE et les voisins. 1.7. COMMUNICATION SUR « LA SYNERGIE EN MER NOIRE : UNE NOUVELLE INITIATIVE DE COOPÉRATION RÉGIONALE » (AVRIL 2007)
Au cours de 2007, deux éléments méritent d’être épinglés. D’abord, le Conseil « Affaires générales » du 22 janvier 2007, entérine les propositions d’une PEV renforcée et note avec satisfaction que, fin 2006, onze Plans d’Action nationaux avaient été adoptés par l’UE et chacun des pays voisins partenaires. À ces onze Plans d’Action nationaux (PAN), il faut ajouter celui signé entre l’UE et l’Égypte. La Biélorussie, la Syrie et la Libye n’ont pas encore élaboré leurs Plans d’Action tandis que l’Algérie préfère s’en tenir à son accord d’association signé avec l’UE le 22 avril 2002 et entré en vigueur le 1er septembre 2005.
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Tab le au 1. Partenaires de la PEV
Entrée en vigueur de Rapport PEV relations par pays contractuelles avec la CE
Plan d’action PEV
Adoption par l’UE
Adoption par partenaire
Algérie
AA – Sept. 2005
—
—
—
—
Arménie
APC – 1999
Mars 2005
Adopté – automne 2006
13.11.2006
14.11.2006
Azerbaïdjan
APC – 1999
Mars 2005
Adopté – automne 2006
13.11.2006
14.11.2006
Belarus
—
—
—
—
—
Égypte
AA – Juin 2004
Mars 2005
Largement adopté – automne 2006
6.3.2007
—
Géorgie
APC – 1999
Mars 2005
Adopté – automne 2006
13.11.2006
14.11.2006
Israël
AA – Juin 2000
Mai 2004
Adopté fin 2004a
21.2.2005
11.4.2005
Jordanie
AA – Mai 2002
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
11.1.2005 02.06.2005
AA – Avril 2006
Mars 2005
Adopté – automne 2006
17.10.2006
En attente
—
Liban Libye
—
—
—
—
APC – Juillet 1998
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
22.2.2005
AA – Mars 2000
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
27.7.2005
Autorité AA intérimaire palestinienne – Juillet 1997
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
4.5.2005
Moldova Maroc
Syrie
—
—
—
—
Tunisie
AA – Mars 1998
—
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
4.7.2005
Ukraine
APC – Mars 1998
Mai 2004
Adopté fin 2004
21.2.2005
21.2.2005
APC : accord de partenariat et de coopération AA : accord d’association Source : Commission européenne.
Ensuite, la publication de la communication sur « la synergie en Mer Noire : une nouvelle initiative de coopération régionale », en avril 2007. Celle-ci prend en compte les nouvelles réalités créées par le dernier élargissement à la Roumanie et la Bulgarie, deux États du littoral de la Mer Noire,
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nécessitant « une action coordonnée au niveau régional » notamment dans des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, l’environnement, les mouvements de population et la sécurité. Certes, la Commission reconnaît que le but d’une coopération régionale renforcée « n’est pas d’aborder directement les conflits de longue date qui affectent la région », mais elle estime qu’une telle coopération pourrait « générer une plus grande confiance mutuelle, et à terme, contribuer à éliminer certains obstacles » voire à « avoir des effets bénéfiques au-delà de la région même ». C’est sans doute pour cela que la Commission voudrait que la stratégie en Mer Noire soit « étroitement associée à une stratégie européenne pour l’Asie centrale », dont on ne connaît pas encore ni le contenu ni la visée. Parmi les principaux domaines de coopération en Mer Noire, on trouve les domaines classiques qui sont la gouvernance, la gestion des migrations, le commerce, la politique maritime, la recherche, voire la solution pour les « conflits gelés » (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud et NagornoKarabakh). Mais l’accent est mis sur trois autres domaines qui constituent probablement le nœud central de l’Initiative régionale en Mer Noire : l’énergie, le transport et l’environnement. Clairement, sans la variable énergétique, les trois pays du Caucase n’auraient pas été intégrés dans la PEV. La Commission le reconnaît : « la région de la Mer Noire est une zone de production et d’acheminement d’importance stratégique pour la sécurité énergétique de l’UE » et présente « un large potentiel de diversification de l’approvisionnement énergétique constituant de la sorte un élément important de la stratégie extérieure de l’UE dans ce domaine ». À partir de ce constat, la Commission propose « un cadre d’un dialogue sur la sécurité énergétique », le développement des infrastructures de transport et la modernisation de celles qui existent déjà. Elle propose aussi la création d’un nouveau corridor énergétique sur l’axe Mer Caspienne-Mer Noire et la mobilisation « des lourds investissements » nécessaires. Le transport est un autre domaine prioritaire de l’initiative régionale13. La Commission veut « soutenir activement la coopération régionale en matière de transport afin d’améliorer l’efficacité, la sûreté et la sécurité des opérations de transports ». Elle réitère que « le dialogue sur la politique de transport, visant à rapprocher les réglementations » demeure un objectif central tant en ce qui concerne le transport terrestre, qu’aérien et maritime. L’environnement est également un thème crucial dans les relations entre l’UE et surtout ses voisins de la Mer Noire. La Commission considère qu’une stratégie régionale est l’approche la plus adéquate pour traiter la question environnementale telle que la protection de la nature, la gestion 13. Voir la Communication de la Commission intitulée « Lignes directives concernant les transports en Europe et dans les pays voisins », COM (2007) 32 final.
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des déchets, la pollution industrielle ou atmosphérique ou la protection du milieu marin. Sur ce dernier point, la Commission avait déjà élaboré en 2005 une « stratégie pour le milieu marin »14, dans laquelle il est clairement affirmé que les pays membres de l’UE sont tenus de coopérer dans toutes les mers régionales dont l’UE est riveraine, avec l’ensemble des pays de la région. En résumé, la proposition de la Commission concernant la coopération régionale en Mer Noire constitue un des moyens de renforcement de la PEV, par l’insistance sur la dimension thématique de la PEV, par la promotion d’une synergie régionale entre des pays confrontés aux mêmes défis et par l’intégration de cette initiative régionale aux autres initiatives plus englobantes comme le CEMN (Organisation de la Coopération économique de la Mer Noire) dont la Turquie et la Russie sont des membres fondateurs.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE La synthèse des Communications de la Commission, des rapports du Parlement européen, des avis du Comité économique et social (CES) ainsi que les différentes réactions du Conseil des Affaires générales font ressortir les éléments suivants : 1. Les derniers élargissements de l’UE de 2004 et 2007 dilatent les frontières de l’UE, exposent celles-ci à des nouveaux défis et l’amènent à forger une nouvelle politique visant à s’assurer un « bon voisinage » sûr, stable et prospère. D’où la fameuse formule « anneau d’amis » (ring of friends) si chère à Romano Prodi, traduite dans le discours de la Commission en « Politique européenne de voisinage ». 2. Limitée au départ à la Russie, à l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie (à l’Est) et à neuf pays du Processus de Barcelone (Israël et huit pays arabes) en Méditerranée du Sud et de l’Est, la PEV couvre aujourd’hui seize pays (trois pays de l’Europe Occidentale sans la Russie, trois pays du Caucase et dix pays méditerranéens avec l’inclusion conditionnelle de la Libye). 3. La PEV se veut une proposition médiane entre le Partenariat (Partnership) et l’adhésion (Membership). En effet elle vise à aller au-delà du simple libre-échange tout en restant en deçà de l’adhésion. Clairement, l’UE n’offre aucune perspective d’intégration aux neuf pays arabes et aux pays du Caucase. Cependant personne à ce stade ne peut exclure cette possibilité pour les trois pays de l’Europe Orientale lorsque les conditions seraient réunies. Les déclarations de Benita Ferrero-Waldner, Commissaire pour 14. COM (2005) 504 et COM (2005) 505 du 24 octobre 2005.
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les Relations extérieures donnent à penser que le débat sur la finalité de la PEV n’est pas clos. 4. Dans la PEV, l’UE adopte une approche bilatérale. C’est elle qui prépare les « rapports-pays », qui discute avec chacun des pays voisins des « Plans d’Action » et qui programme le financement sur base des priorités fixées conjointement par l’UE et chaque voisin. Mais cette approche par trop bilatérale est corrigée par l’insistance de l’UE sur la coopération transfrontalière voire régionale comme dans le cadre de la « synergie en Mer Noire ». 5. Dans sa nouvelle démarche, l’UE décide « sur pièce », évalue les progrès réalisés par les voisins dans l’adoption des normes communautaires et le respect des « valeurs communes » et décide des conditionnalités à appliquer : – conditionnalité négative : sanction, suspension de l’aide, ou exclusion d’un voisin ; – conditionnalité positive : amélioration de la coopération, accroissement du stimulant financier, etc. 6. Dans la PEV, l’UE combine des politiques du premier, deuxième et troisième pilier. Cette approche appelée « transpillière » (trans-pillar approach), se justifie par le fait que les nouveaux risques et défis auxquels l’UE est confrontée sont multiples et complexes (comme par exemple la criminalité organisée ou le terrorisme) et qu’ils ne peuvent pas être maîtrisés par les seuls moyens de la Politique étrangère15. 7. Les principes qui guident la PEV sont : – l’appropriation : l’UE dit ne rien imposer puisque elle discute avec chacun des pays des priorités et des plans d’action ; – la différenciation : l’UE veut certes mener une action ciblée et prévoit un programme de travail centré sur quelques priorités, mais prenant en compte les traits spécifiques de chacun des voisins ; – la subordination de l’aide aux progrès réalisés ; – le gradualisme puisque chaque pays avance à son rythme selon un processus dynamique. 8. Une des originalités de la PEV c’est la « coopération transfrontalière ». Grâce à cette coopération l’UE veut administrer la preuve qu’« une frontière peut être sûre sans être fermée »16. 9. La PEV est conçue comme un contrat comportant des devoirs et des dividendes. Par « devoir », l’UE entend la mise des voisins en conformité avec les normes, les règles et les valeurs qui fondent l’UE. Le dividende 15. Cf M. Koopman, « La Politique de voisinage de l’Union européenne de voisinage élargie : ambition et défis », in Weltpolitik.net 16. G. Lefesant, « L’UE et son voisinage : un nouveau contrat », in Politique Étrangère, 4/2004, p. 775.
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serait la récompense de l’intégration au marché intérieur (mais sans la « Golden Carrot »17, la « carotte de l’adhésion »). L’UE elle-même s’impose des devoirs et surtout l’intégration aux quatre libertés : libre-circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux (perspective non-reprise par le Conseil) et ouverture de son marché (sans donner trop de détails). En retour, elle s’attend à des dividendes (sécuriser ses frontières, ses approvisionnements et accroître son potentiel exportateur). 10. La PEV est dotée d’un instrument financier d’abord provisoire jusqu’en 2006, puis un Instrument européen de Voisinage et de Partenariat (IEVP) pour la période s’étalant de 2007 à 2013, et censé remplacer les instruments existants. 11. Pour la Commission, la PEV apporte une valeur ajoutée : elle engagera une dynamique positive dans sa périphérie immédiate ; les Plans d’Action permettront des négociations concrètes sur des priorités ciblées et finalement la relation contractuelle entre l’UE et les pays voisins se verra renforcée pour le bien de tout le monde. Ainsi dans ce win-win game, tout le monde est censé sortir gagnant. Vision idyllique qui fait penser à la fameuse formule « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ».
2. ANALYSE CRITIQUE DE LA PEV Il est sans doute trop tôt pour poser un regard critique sur une politique qui vient à peine de démarrer et qui n’a pas encore révélé toutes ses potentialités, ses failles, voire ses faillites. Mais il est légitime, voire nécessaire à ce stade, d’examiner les spécificités de ce « nouveau contrat » passé entre l’UE et ses nouveaux et anciens voisins, d’analyser les modalités concrètes de sa mise en œuvre et enfin d’identifier les incertitudes qui planent sur cette intégration périphérique. 2.1. DISCOURS NOUVEAU, VIEILLE RECETTE
L’UE est certes une grande machine institutionnelle ; elle est aussi une belle fabrique de discours. Au cours des trente-cinq dernières années, et en nous limitant à l’espace méditerranéen, l’Europe avait forgé le concept de « politique globale méditerranéenne » (1972-1992), qui n’avait rien de global ni dans sa couverture géographique ni dans ses objectifs. Puis elle avait adopté « la politique méditerranéenne rénovée » (1992-1996) dont a 17. F. Tassinari, « Security integration in the EU neighbourhood », in CEPS working paper, n° 226, Bruxelles, juillet 2005, p. 6.
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du mal à décerner le caractère novateur, en dehors de la coopération décentralisée. Et enfin, elle avait lancé à Barcelone le « Partenariat euro-méditerranéen », mis en œuvre depuis 1995, et qui devrait déboucher, à l’horizon de l’an 2010, sur une vaste zone de libre-échange. Or, avant même de laisser ce partenariat arriver à son échéance proclamée, l’UE nous surprend avec un nouveau discours : le voisinage, présenté comme une nouvelle politique audacieuse, et un saut qualitatif dans les relations de l’UE avec ses anciens et nouveaux voisins. Mais s’agit-il vraiment d’un « saut qualitatif » ou simplement d’une vieille recette sous un nouvel emballage ? À en juger par la primauté accordée à l’intégration commerciale, il y a tout lieu de croire qu’il s’agit surtout d’une vieille recette qui renvoie à une intégration asymétrique entre le Centre européen et sa périphérie. À moins, naturellement, que cette politique ne soit assortie de moyens adéquats d’accompagnement susceptibles d’induire de vrais changements institutionnels dans les pays voisins sans lesquels la Politique de Voisinage resterait une coquille vide. Quand on regarde la carte de l’UE en 2007, on peut y identifier, autour du noyau dur européen, plusieurs cercles dont les pays voisins occupent le neuvième, le dixième et le onzième cercle : 1. Dans le premier cercle, on trouve l’UE de l’euro (onze pays), c’est le pivot : (France, Allemagne, Belgique, Hollande, Luxembourg, Italie, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande, Grèce). 2. Dans le deuxième cercle, on trouve les pays qui ont décidé de conserver les monnaies nationales. Ole Waever les appelle les « opt-out European members states »18 (Royaume-Uni, Danemark, Irlande, Suède). 3. Dans le troisième cercle, on trouve les nouveaux membres de l’UE après l’élargissement de 2004 (Chypre, Malte, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Hongrie, Pologne Latvie, Estonie et Lettonie). 4. Dans le quatrième cercle, on trouve les derniers pays membres après l’élargissement de 2007 (Roumanie et Bulgarie). 5. Dans le cinquième cercle, on trouve les pays de l’Espace économique européen (Islande, Norvège et Liechtenstein). 6. Le sixième cercle comprend la Suisse qui participe à la zone de libre-échange européen. 7. Le septième cercle comprend les pays candidats (Turquie). 8. Le huitième cercle comprend les pays potentiellement membres, tels que la Croatie, la Macédoine, la Serbie, le Monténégro, la BosnieHerzégovine, l’Albanie, et éventuellement le Kosovo s’il devient indépendant. 18. O. Waever, « Europe’s three empires : a Watsonian interpretation of post-wall European security », in R. Fawn et J. Larkins (eds), International Society after the Cold War : Anarchy and Order considered, Londres, Mac Millan, 1996.
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9. Le neuvième cercle comprend les voisins européens de l’Est (Ukraine, Belarus, et Moldavie). 10. Le dixième cercle comprend les voisins du Caucase (Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan). 11. Le onzième cercle inclut les voisins méditerranéens (Syrie, Liban, Jordanie, Territoires palestiniens, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie et Maroc). 12. On peut ajouter un douzième cercle constitué par la Russie qui n’est pas officiellement couverte par la Politique de Voisinage, puisqu’elle a opté par un statut particulier dans le cadre d’un « Partenariat stratégique ». À plus ou moyen long terme, l’on peut s’attendre à ce que des pays changent de Cercle. Ainsi, l’on peut envisager une UE à trente-sept, s’élargissant aux sept pays balkaniques (y compris le Kosovo indépendant) et aux trois pays de l’Est européen. Une Europe à trente-huit incluant la Turquie est théoriquement un scénario possible puisque depuis 2005, la Turquie est admise officiellement en tant que pays candidat. Pour l’heure, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein ne sont pas candidats, mais s’ils devaient rejoindre l’UE, celle-ci aurait, avec la Turquie, quarante et un pays membres. Il n’est pas impensable que, dans un futur plus ou moins rapproché, le Parlement européen propose un statut particulier de type « Espace économique européen » à l’Islande, à Israël, aux trois pays du Caucase, voire même à la Russie. Mais il est clair que les pays arabes devront se contenter de leur statut de voisins. Toutes ces évolutions sont possibles, mais aucun horizon temporel ne peut être dessiné. Il y a en effet des incertitudes réelles, des involutions possibles et des arbitrages nécessaires. Toutefois, quelles que soient ces évolutions, l’Union européenne se trouvera confrontée à un dilemme : trop large, elle risque de perdre son âme, son unité, son efficacité, voire son identité. Mais si elle se ferme, à double tour, aux autres pays européens qui frappent à sa porte, elle risque de perdre son cœur, en trahissant son propre idéal de fraternité, de solidarité et d’hospitalité. En attendant, il y aura l’Europe et ses voisins : c’est-à-dire un Centre européen et un boulevard périphérique avec des portes d’accès contrôlé au Centre. Certes, l’UE veillera au bon état du « Périphérique », appelé justement Ring of Friends, de manière à ce que la circulation soit fluide et sans accrocs (les quatre libertés). C’est, en définitive, la politique du bon voisinage.
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2.2. UNE RÉGIONALISATION PÉRIPHÉRIQUE
On doit à un professeur ukrainien d’économie, Vitaliy Denysyuk19, l’analyse la plus percutante et la plus critique de la Politique de Voisinage. Pour l’auteur, cette initiative concerne une intégration de « second niveau ». En effet, contrairement au projet d’intégration du Mexique au cœur d’un des grands pôles de l’économie mondiale, la PEV s’apparente à un « accord périphérique » entre les seize voisins et les « régions périphériques », c’està-dire les moins dynamiques de l’Union européenne élargie. Dans ce nouvel « activisme régional européen » c’est la dimension commerciale qui est prise en compte. Mais davantage que la perspective de participation des voisins au marché intérieur, il s’agit surtout de « projeter le marché intérieur au-delà des frontières de l’Union en obtenant un alignement sur les normes communautaires ». En outre c’est une régionalisation périphérique conditionnelle. En effet c’est l’UE qui propose les valeurs, les principes, les normes et les règles. Si les voisins se mettent en conformité avec les valeurs communes, alors, seulement alors, l’UE leur offre le bénéfice de participer au marché intérieur, mais « sans les Institutions ». En somme l’UE prétend exercer une « influence stabilisatrice » que le professeur Denysyuk qualifie de « stabilité hégémonique », en contribuant à l’instauration d’un régime commercial transeuropéen coopératif, favorable à une plus grande stabilité. Ainsi la préoccupation centrale de l’UE c’est une « périphérie pacifiée à ses propres frontières qui échange avec l’UE, reçoit quelques aides, et assure un trafic frontalier fluide » ; en définitive, une « bonne » frontière qui ne projette pas ses problèmes et n’exporte pas ses conflits.
2.3. LA PEV EST RIVÉE À LA STABILITÉ
La concomitance des deux derniers élargissements et le lancement de la PEV n’est pas fortuite. Ayant dilaté ses frontières externes de la Mer de Barents au Nord jusqu’à la Mer Noire au Sud, l’UE se trouvait confrontée à de nouveaux défis et risques liés aux flux migratoires non maîtrisés et non choisis, de trafics maffieux, de retombées négatives sur son propre territoire du mal développement et des situations conflictuelles de ses nouveaux voisins. Andrea Amato rappelle que, déjà en 1999, la cellule de prospective de la Commission européenne avait envisagé cinq scénarios post-élargissement pour 2010. Parmi eux, il y en avait un dénommé « cordon sanitaire » 19. V. Denysyuk, « Politique de voisinage de l’Union européenne : quelles transformations sur le régime commercial régional en Europe », in Revue du Marché Commun de l’Union européenne, n° 485, février 2005, pp. 101-114.
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destiné à prévenir les turbulences des voisins20. On voit bien que la dimension sécuritaire est inhérente à la nouvelle Politique de Voisinage. Le dilemme, pour l’UE, se posait donc en termes clairs et simples que résume fort bien William Wallace : « le choix pour l’UE était de savoir si elle exporte la sécurité et la stabilité à ses voisins ou si elle importe leur instabilité »21. La Politique de Voisinage est la réponse européenne à ce dilemme ; contrôler la frontière sans la fermer22, et éviter que la frontière ne devienne un front. C’est un choix louable et compréhensible. La question est de savoir, cependant, si la promotion de la sécurité et de la stabilité dans les pays voisins pourra donner des résultats tangibles par la seule intégration commerciale et par le seul incitant financier, en dehors d’une implication européenne décisive dans la recherche de solutions durables aux conflits endémiques qui tenaillent le voisinage immédiat, enveniment le climat régional, et constituent le terreau d’une instabilité chronique qui retarde, à la fois, le développement économique et social, entrave l’éclosion et la consolidation démocratiques et éloigne les perspectives de l’État de droit. La Transnistrie, la question du Sahara Occidental, le conflit israélo-arabe et particulièrement israélo-palestinien et les autres conflits ouverts ou larvés, pourraient mettre à mal la Politique de Voisinage, voire la faire capoter. Ainsi la PEV doit aller de pair avec une diplomatie européenne proactive capable de contribuer à vider toute la région de proximité immédiate de tous les abcès de fixation. L’UE sera-t-elle à la hauteur de la tâche ? L’expérience des années écoulées, surtout dans le cadre du Partenariat euroméditerranéen, ne fournit malheureusement guère de motifs d’espérance. 2.4. UNE PEV SANS INSTITUTIONS COMMUNES
Contrairement aux Accords de l’EEE (Espace économique européen) dotés d’organes communs de gestion, les Accords de voisinage sont fondés sur la coopération intergouvernementale classique. Il n’y a ni architecture institutionnelle ni, a fortiori, mécanisme juridictionnel puisque les Accords sont gérés par des comités mixtes qui décident d’un commun accord. Certes les pays voisins continuent à détenir la décision ultime, mais c’est à leurs risques et périls. Ils peuvent refuser telle ou telle législation européenne, ils n’encourent aucune sanction juridique puisque les Plans d’Action sont des documents politiques et non juridiques (comme c’est le 20. G. Bernard (dir.), Scénarios Europe 2010 : cinq avenirs possibles, Bruxelles, les Cahiers de la cellule de prospective, 1999, p. 49, cité par A. Amato, « Essor et déclin de la Politique Européenne de voisinage », in IEMED-CIDOP : MED-2008, Barcelone, p. 159. 21. W. Wallace, « Looking after the neighbourhood responsibilities for the EU 25 », in Notre Europe, Policy Papers, 4 juillet 2003, p. 4. 22. G. Lefesant, « L’Union européenne et son voisinage : un nouveau contrat », in Politique Étrangère, 4/2004, p. 775.
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cas des Accords d’association) et qu’ils ne sont pas soumis à la Cour européenne de Justice. La sanction peut être politique ou économique, mais jamais juridique car la PEV fonctionne dans le cadre de souveraineté nationale et non dans celui de la « supranationalité ». 2.5. LA PEV : UNE INITIATIVE UNILATÉRALE DE L’UE
Affirmer que les voisins sont souverains ne doit pas signifier que la conception, la gestion et le suivi de la PEV soient une entreprise partagée entre l’UE et ses voisins. Dans tous ces domaines l’UE conserve les formes classiques de leadership23 : a) structurel (c’est elle qui forme un ensemble des règles qu’elle fait accepter par ses voisins et c’est elle qui organise l’action collective et qui détermine « qui » peut faire partie du jeu) ; b) instrumental (c’est elle qui dispose de la capacité tactique et organisationnelle pour atteindre des solutions conformes à ses objectifs) ; c) directionnel (c’est elle qui édicte des normes et indique la direction à suivre). Les voisins sont certes habilités à rédiger des « Plans d’Action » qui sont discutés avec l’UE. Mais les cinq domaines prioritaires des Plans d’Actions sont déterminés en amont par l’UE et simplement discutés − en aval − avec les pays voisins. Ces domaines sont : a) la coopération renforcée dans le domaine de la sécurité et prévention des conflits, sur la base de valeurs partagées ; b) la coopération en matière de justice et affaires intérieures ; c) la mise à niveau législative dans les pays voisins ; d) le développement des réseaux d’infrastructures et coopération environnementale ; e) la promotion de l’éducation, et du développement durable. Dans la réalité, la PEV demeure une initiative unilatérale de l’UE : les voisins n’étaient pas demandeurs et ils ne sont pas séduits par l’idée du « cercle d’amis » (ring of friends). Pas plus d’ailleurs que les Pays de l’Est qui, eux, se voient plus comme des voisins européens que des voisins de l’Europe. Ainsi les pays méditerranéens, pris au dépourvu, ne comprennent ni la logique ni les modalités d’application de la nouvelle politique. La PEV est donc « liée à l’intérêt propre de l’UE de consolider sa prospérité et sa sécurité en faisant de ses voisins des alliés en leur prouvant que les intérêts de l’UE relèvent aussi de leurs propres intérêts ». Mais est-ce le cas ? On peut en douter, car c’est l’UE qui instaure le libre-échange sans avoir grandchose à concéder. En effet « ayant déjà abaissé ses barrières douanières, les 23. Cf. V. Denysyuk, op. cit.
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pays voisins, fortement protectionnistes, sont appelés à supporter l’essentiel du coût de la libéralisation ». Le retour au bilatéralisme est visible dans de nombreux aspects de la PEV ; ainsi en est-il des quatre éléments de la Politique de Voisinage (le document stratégique, le rapport par pays, le plan d’action et l’instrument financier). Dans la préparation et la discussion et le suivi des Plans d’Action comme des programmes de financement, c’est la formule 27 + 1 (vingtsept pays de l’UE avec chacun des seize voisins). Cela augure mal d’une périphérie stable car un tel bilatéralisme va conduire nécessairement à une polarisation accrue, voire à des rivalités entre les voisins, puisque les plus dynamiques bénéficieront rapidement du statut de « voisin privilégié » ou de « bon voisin », tandis que les retardataires et les récalcitrants devront se contenter d’un statut de voisin de « seconde classe », voire pire, du statut peu envieux d’un « État mafieux », voire « voyou ». On retomberait ainsi dans la classification classique que font les États-Unis, à l’échelle mondiale, entre États amis, États modérés, États utiles, États faillis ou États voyous (ally, moderate, useful, failed, rogue states). Mais le paradoxe le plus frappant est que la PEV consolide les ancrages bilatéraux des pays voisins par une insistance sur l’ancrage régional. Mais celui-ci est entendu davantage comme une relation de voisins avec l’UE. Ainsi, le nouvel instrument financier de voisinage prévoit de financer : – des programmes « de coopération régionale ou sous-régionale entre deux ou plusieurs pays partenaires et auxquels les États membres peuvent participer » ; – des programmes thématiques « communs à plusieurs pays partenaires » qui, encore une fois, « peuvent concerner un ou plusieurs États membres » ; – des programmes de coopération transfrontalière, cofinancés avec le Fonds européen de Développement (FEDER), « couvrant la coopération entre, d’une part, un ou plusieurs États membres, et d’autre part, un ou plusieurs partenaires, dans les régions limitrophes de leur partie commune de la frontière extérieure de l’UE ». Cette insistance sur l’implication des États membres et de leurs régions est sans doute une réponse aux recommandations des régions24. On voit bien, reconnaît Jean-Paul Jesse25, ancien Directeur de la Commission, que « les États membres sont parties prenantes systématiquement dans chaque famille de programmes. Qu’il s’agisse des régions, des sous-régions, de régions limitrophes ou de coopération transfrontalière ou de coopération régionale, l’euro-tropisme de l’approche est sans ambiguïté ». Et cela aussi 24. Cf. Avis du Comité des Régions sur la PEV, JO n° 023, 27.10.2204/ 0036-0042. 25. J.-P. Jesse, « Entre Barcelone et la PEV, quel avenir pour les relations euromaghrébines ? », in Études Internationales, n° 100, 3/2006, p. 45.
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bien dans l’identification du programme et leur sélection que dans la gestion bureaucratique et l’allocation de ressources. Sur ce dernier point, l’UE ne laisse planer aucun doute : la programmation des fonds sera de la responsabilité exclusive de la Commission et leur gestion sera confiée, de préférence, à un État membre. Implicite à cette méthode est sans doute l’idée qu’un État membre est plus à même de gérer les fonds de manière efficace et transparente, ce qui diminuerait le risque de dilapidation et de malversation. Mais aussi l’idée que les États membres et leurs régions ou sous-régions doivent également bénéficier des fonds alloués, ce qui constituerait un éperon supplémentaire pour s’engager davantage dans la coopération régionale, transfrontalière ou transnationale. Dans ces conditions, peut-on espérer que la PEV produise un effet de levier régional ? On peut en douter. En effet, dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen ou du Groupe de la Méditerranée occidentale (5 + 5), les pays du Sud, et en particulier les pays du Maghreb, ont pris l’habitude de se concerter avant les réunions euro-méditerranéennes ou en marge de celles-ci, sur des questions d’intérêt régional comme les migrations, les infrastructures, les échanges, voire la lutte contre le terrorisme. Le Groupe d’Agadir (Jordanie, Égypte, Tunisie et Maroc) est lui-même une excroissance du Partenariat euro-méditerranéen. Dans ce sens on peut affirmer que le Partenariat euro-méditerranéen a provoqué, ou du moins, facilité des contacts régionaux, voire des initiatives d’intégration sous-régionale. Avec son caractère bilatéral prononcé, la PEV ne pourra pas être un levier d’intégration sous-régionale, jouant le rôle de locomotive qui tire toute une région périphérique : au mieux, ce sera la charrette qui va tirer l’un ou l’autre pays voisin. À défaut d’un engagement ferme, s’adossant à des ressources suffisantes et une réelle coopération transfrontalière SudSud ou entre voisins, il sera difficile d’être optimiste. Certes l’Initiative pour la Mer Noire semble infirmer ce propos critique. Mais celle-ci vise davantage l’approvisionnement énergétique de l’UE et non l’intégration régionale des pays riverains de la Mer Noire en tant que telle. L’UE en est consciente, mais elle espère, néanmoins, dans l’effet dérivé et positif sur l’ensemble régional d’une coordination ciblée dans un domaine particulier : celui des infrastructures énergétiques. 2.6. UNE POLITIQUE INCOHÉRENTE
Le but de la PEV est de faire en sorte que les voisins ressemblent le plus aux pays membres de l’UE mais sans la perspective de l’adhésion : tout sauf les institutions se plaisait à répéter Romano Prodi. La PEV ne contient aucun potentiel d’évolution. Il est vrai que si les voisins ressemblaient, à
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tous égards, aux pays membres de l’UE, pourquoi auraient-ils encore besoin d’en faire partie ? Alors de deux choses l’une : soit la PEV réussit son pari et elle aboutit à transformer le voisinage en une zone de paix, de prospérité et de stabilité et dans ce cas les nouveaux voisins n’ont plus intérêt à l’adhésion, soit la PEV échoue lamentablement et dans ce cas la perspective d’adhésion n’est même plus envisagée. Ainsi, dans la phrase « Tout sauf les institutions », ce qui fait problème c’est le « tout » et non « les institutions ». En effet, quand on a obtenu le « tout » (aides, ouverture du marché, alignement sur les valeurs partagées, participation aux programmes de recherche) est-il possible d’exclure les voisins, clonés, alignés sur les États membres, des instances de décision et de l’architecture institutionnelle de l’UE ? 2.7. LA PEV COMME MISSION CIVILISATRICE
Plutôt que d’être une politique avec ses voisins, la PEV est une politique pour et vers les voisins. C’est une politique du « dedans » pour le « dehors » (inside-out policy), afin de prévenir les risques du « dehors » sur le « dedans » (outside-in risks). Ainsi, dans son essence même, la PEV est un discours de sécurité (security discourse). Une sorte de zone médiane entre le « dedans » et le « dehors »26. Les voisins sont certes des « Autres » mais « trop proches » pour être laissés à leur sort. Cette évidence ressort de tous les textes officiels. Ceci explique pourquoi la PEV est liée davantage à une offre européenne qu’à une demande des voisins. L’UE offre plus qu’un partenariat et moins qu’une adhésion, rappelait Romano Prodi, à l’Université de Louvain, en novembre 2002. La PEV s’apparente ainsi à une sorte de « destinée manifeste », une « mission civilisatrice ». La synthèse des textes officiels de l’UE fait apparaître le souci d’« européiser » les pays voisins en les mettant en conformité avec les normes, les règles et les valeurs de l’UE, ce qui revient à une externalisation de l’expérience positive européenne. En effet, la clé de voûte de tout le dispositif du voisinage est la « mise à niveau législative », à travers des instruments du « soft power » : incitants financiers, effet de démonstration, contagion douce. Rien à voir donc avec le « changement musclé » (muscular change) ou « la libéralisation impériale » (imperial liberalisation) ou l’« hégémonie bienveillante » (benevolent hegemony), discours chers aux Américains. La PEV est ainsi la traduction concrète de l’approche « idéaliste » par opposition à l’« approche réaliste » fondée sur les rapports de force. Convaincre plus que vaincre, telle est la pierre angulaire de la PEV, « engage 26. U. Gambini, La Politique de Voisinage en la position italienne, mémoire, ULB, 2005, p. 28.
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rather than coerce » écrivent Emerson et Noutcheva27. En d’autres mots, il s’agit de réformer les voisins par consensus et en douceur, jamais à coups de missiles (voir la catastrophe irakienne) ou par césarienne (sortir le bébé démocratique à coups de bistouri). Cette approche se fonde sur deux modèles28 : la conditionnalité et la socialisation. La conditionnalité peut être positive (davantage d’aide, de dialogue, d’intégration au marché intérieur) ou négative (sanction, embargo, suspension du dialogue). Ce modèle renvoie à la logique récompense/châtiment. La socialisation ne se fonde pas sur la même logique. Elle met davantage en exergue l’intérêt qu’il peut y avoir pour les voisins d’intégrer l’acquis législatif de l’UE à se conformer au « modèle européen », voire à se fondre dans le même moule. La socialisation est donc essentiellement un « learning process », un processus d’apprentissage. Cela implique un « effort de soi sur soi » en ce sens que les voisins doivent choisir la voie de la réforme et de la bonne gouvernance, et jouer le jeu de l’ouverture. C’est d’ailleurs le seul jeu que propose l’UE, même si celle-ci reconnaît que les joueurs continuent à disposer d’une suffisante marge de manœuvre pour choisir le « rythme » de la réforme, afin d’éviter un changement incontrôlé, voire déstabilisateur. Tout cela me paraît parfaitement louable. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit essentiellement d’une logique binaire : eux/nous, le dedans/le dehors, le bienfaiteur/le bénéficiaire. Dans cette logique, l’UE se représente comme « responsable » non seulement pour sa stabilité interne, mais aussi pour la stabilité de sa couronne extérieure. Et cette stabilité ne peut être atteinte que par « l’exportation des valeurs européennes », définies par l’UE comme « nos valeurs communes »29. Une autre question renvoie au type de changement que l’UE voudrait promouvoir chez les voisins et aux moyens mobilisés pour l’atteindre. En effet si la stabilité des voisins demeure la préoccupation majeure de l’UE, n’y a-t-il pas un risque pour l’UE que l’ouverture des systèmes politiques clos n’aboutisse finalement à porter aux commandes des partis ou des mouvements qui ne sont pas du goût de l’UE ? On l’a bien vu avec le succès électoral de Hamas dans les territoires palestiniens et la suspension immédiate de l’aide européenne à l’autorité palestinienne. Réaction paradoxale puisque l’UE pousse à la réforme démocratique mais en même temps punit le peuple palestinien d’avoir exercé, souverainement, son droit électoral, de la manière la plus transparente. Ce 27. M. Emerson et G. Noutcheva, From Barcelona process to Neighbourhood Policy, CEPS working paper, n° 220, mars 2005, p. 20. 28. Ibid., p. 16. 29. Cf. U. Holm, EU’s neighbourhood policy : a question of space and security, Danish Institute for International Studies, DIIS working paper n° 2005/22, p. 17.
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comportement fait douter de sa sincérité et de son engagement en faveur des réformes. How much reform the EU can buy ?, s’interrogent, à juste titre, Emerson et Noutcheva30. Par ailleurs, qui peut penser raisonnablement que 2 milliards d’euros répartis annuellement entre les différents voisins constituent un puissant levier de changement ? Il a fallu mobiliser davantage de moyens pour préparer les deux derniers élargissements. Ainsi la Roumanie et la Bulgarie, les derniers pays rentrés dans le giron européen, bénéficieront, dans le cadre des perspectives financières 2007-2013, d’une enveloppe budgétaire totale qui s’élève à 44,316 milliards d’euros (soit deux fois et demi l’enveloppe budgétaire réservée à la PEV et estimée à 16,729 milliards pour la même période). Mais plus que l’argent, c’est la perspective d’adhésion qui a été la véritable force motrice de la transformation rapide des pays de l’Est. L’adhésion étant écartée dans le cadre de la PEV, le jeu en vaut-il la chandelle, s’interrogent certains voisins ? Aussi chercheraient-ils à en tirer quelques avantages, à soutirer quelques aides mais sans que les contreparties soient trop contraignantes. Comment dès lors l’UE saura-t-elle concilier les valeurs qu’elle proclame (marché ouvert, réforme démocratique) avec la ruse des voisins pour les court-circuiter, les contourner, les pervertir ou en faire un usage cosmétique ? Clairement l’européanisation du voisinage prendra donc du temps, si tant est qu’elle puisse se produire. 2.8. PEV ET PROCESSUS DE BARCELONE
Bien que les principaux pays méditerranéens engagés dans le Processus de Barcelone aient signé les nouveaux Plans d’Action nationaux dans le cadre de la PEV, ce n’est un secret pour personne qu’ils le font sans grand enthousiasme. Contrairement à la Russie qui préfère traiter avec l’UE d’égal à égal, en tant que policy-maker, les pays méditerranéens demeurent prisonniers de leur statut de policy-taker, c’est-à-dire des partenaires subalternes qui acceptent ce qu’on leur offre même en rechignant. La première inquiétude des pays méditerranéens tient à la multiplication des initiatives européennes les concernant depuis la chute du mur de Berlin : OSCM, 5 + 5, Processus de Barcelone, Stratégie méditerranéenne, Partenariat stratégique européen avec la Méditerranée et les pays du Moyen-Orient31, Europe élargie/PEV, et enfin « Réforme des sociétés arabes » (rapport présenté par Michel Rocard au Parlement européen en 2007). Sans compter, en dehors de l’UE, le projet américain du Grand MoyenOrient, le dialogue OTAN/Méditerranée (1994) et enfin l’Initiative d’Is30. M. Emerson et G. Noutcheva, op. cit., p. 15. 31. An European strategic partnership with the Mediterranean and the Middle East, Conseil européen, 19 mars 2004.
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tanbul (2004) et les Accords de libre-échange entre les États-Unis et certains pays méditerranéens et arabes (par exemple l’accord États-Unis/Maroc 2004). Cette multiplication des initiatives laisse perplexe : les pays méditerranéens s’étonnent de tant de sollicitude, d’autant que ces initiatives se télescopent donnant une amère sensation de compétition entre les différents acteurs extrarégionaux. La deuxième préoccupation tient à l’avenir du partenariat euro-méditerranéen. Sort-il renforcé par la PEV ou simplement mis au placard ? Sa mort estelle annoncée ou va-t-il s’en trouver revigoré et mis au goût du jour avec la proposition du nouveau président français, Nicolas Sarkozy d’une « Union méditerranéenne », rebaptisée par le Conseil européen du 13-14 mars 2008 « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », et finalement dénommée « Union pour la Méditerranée », lors de la conférence de Marseille les 3-4 novembre 2008. La politique méditerranéenne de l’UE, depuis le lancement de la Politique globale méditerranéenne en 1972, a été marquée du sceau de l’ambiguïté et de l’improvisation. L’UE lance une politique, puis, constatant ses limites, tente de la renouveler, de la renforcer, de la rajeunir en adoptant une autre ; c’est la démarche habituelle du trial and error : essai et erreur. On ne peut en vouloir à l’UE de proposer : on peut lui reprocher de ne pas se donner tous les moyens pour réussir. Mais une main seule ne peut pas applaudir : la responsabilité des pays partenaires n’est pas à minimiser.
CONCLUSION GÉNÉRALE L’appréciation critique ci-dessous ne laisse planer aucun doute quant aux limites inhérentes à la Nouvelle Politique de Voisinage. Ses moyens sont dérisoires par rapport à l’ampleur de la tâche ; sa couverture géographique est large ; sa méthode est par trop unilatérale ; ses finalités sont générales et ses principes sont euro-centrés. Mais c’est aujourd’hui la seule proposition sur la table. Et les pays voisins n’ont guère de choix : elle est à prendre ou à laisser. Peut-on l’améliorer, voire la réorienter ? Je crois que oui, en la découpant en trois initiatives différentes : 1. une initiative pan-européenne qui engloberait l’UE et tous les pays européens membres du Conseil de l’Europe (les pays de l’Est et du Caucase) ; 2. une initiative EU-Israël qui s’explique par la relation particulière qu’entretient l’UE avec ce pays et par l’État de développement de ce dernier ;
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3. une initiative euro-arabe pour marquer la prise en compte de l’UE de l’identité arabe et des spécificités des problèmes de cette région. Cette idée se profilait déjà dans le Partenariat stratégique de l’UE avec la Méditerranée et les Pays du Moyen-Orient de 2004 et est reprise dans le dernier rapport de Michel Rocard au Parlement européen. Cette proposition se fonde sur le souci de l’efficacité, la reconnaissance des spécificités régionales, sur l’impact espéré du partenariat européen sur les intégrations régionales et enfin sur la nécessité de mettre sur pied des organes régionaux de concertation. En faisant éclater la PEV en trois initiatives séparées, l’UE se donne les moyens de s’attaquer de front aux problèmes ou conflits qui accablent chacune des régions et apporter une contribution décisive à leur solution, seule ou en partenariat avec d’autres acteurs extérieurs. À l’intérieur de chaque « Initiative », l’UE peut continuer son dialogue avec des sous-groupes. Ainsi une initiative euro-arabe ne devrait ni empêcher les travaux de la Méditerranée occidentale (5 + 5), ni le dialogue UE/ Conseil de Coopération du Golfe. Au contraire, dans le cadre général de l’initiative euro-arabe, il est souhaitable que les contacts UE/Maghreb et UE/CCG se poursuivent et se renforcent. Ainsi la nouvelle politique que je propose aurait pour finalité non pas d’étendre le marché intérieur à l’extérieur des frontières de l’UE ou d’intégrer les pays voisins à son marché intérieur, mais d’aider à la promotion de l’État de droit, la pacification régionale et l’intégration horizontale entre les pays voisins eux-mêmes. Cette proposition constitue un changement de perspective : il ne s’agit plus d’offrir « tout sauf les institutions », mais de convaincre les régions voisines que le modèle de l’intégration européenne peut être un réservoir d’enseignements pour la construction de leur futur. Il ne s’agira pas de le calquer ou de le cloner, mais simplement de s’en inspirer en tant que processus dynamique, générateur de paix, de solidarités effectives, et de prospérité.
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ANNEXES A n n exe 1. Présentation générale des pays partenaires de la PEV Pays Ukraine Moldavie Biélorussie Arménie Azerbaïdjan Géorgie Israël Liban Syrie Jordanie Territoires palestiniens occupés Égypte Libye Tunisie Algérie Maroc
Population (milliers) 2005
PIB (millions $)
PIB par habitant (PPA $)
Importations (millions $)
Exportations (millions $)
46 481 4 206 9 755 3 016 8 411 4 474 6 7251 3 577 19 043 5 703
312 128 7 642 65 133 12 347 33 098 14 268 145 152 22 146 67 606 24 697
6 554 2 119 7 561 3 806 3 968 2 774 22 077 5 930 3 722 4 383
28 996 1 774 16 343 1 351 3 500 1 847 43 425 9 338 5 320 7 892
32 672 986 11 093 715 3 600 649 36 875 1 749 6 435 3 970
3 702
2 568
7262
1 2243
2464
19,66 (milliards $) 5 600 12 738 18 199 17 514
20,06 (milliards $) 20 150 9 685 31 713 9 661
72,6 (millions) 5 853 10 102 32 854 31 478
282,3 (milliards $) 61 042 77 371 217 224 129 273
4 072 10 769 7 732 6 722 4 227
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10 chapitre
De l’« Union méditerranéenne » à l’« Union pour la Méditerranée » : européanisation d’une idée française
S
INTRODUCTION
i l’on devait reconnaître un mérite à l’idée de Nicolas Sarkozy d’Union méditerranéenne, c’est qu’elle est un gros pavé dans la marre : elle bouscule bien des comportements, questionne des politiques, interpelle des Institutions, bref, elle relance le débat autour de la centralité de la Méditerranée dans la géopolitique de la France et de l’Union européenne, et de l’adéquation des politiques européennes aux défis, de tous ordres, auxquels les riverains, et ceux de l’au-delà, sont exposés. Et pourtant, avant même que la proposition française ne soit portée par un projet aux contours bien définis, elle suscite déjà étonnement, suspicion, grincements de dents, voire opposition farouche. Et à vrai dire, le moment choisi pour la clamer, et l’imprécision de l’idée à ce stade quant à son contenu, ses objectifs, ses liens avec les politiques européennes en cours, son financement, sa valeur ajoutée, sa mise en œuvre et la délimitation de l’espace qu’elle est censée couvrir, fait problème. Est-ce une raison pour la rejeter tout de go, d’un revers de main, comme un « discours chimérique », une « fantasia française », une « chevauchée solitaire », pour reprendre quelques qualificatifs glanés ici ou là dans les enceintes des Institutions européennes ou dans les cénacles des spécialistes ? Ce ne serait pas la bonne approche, car s’il faut rompre avec cette fâcheuse tendance à multiplier les discours et les projets sur la Méditerranée, il ne faut pas, non plus, ni condamner, presque a priori, toutes les politiques européennes à l’égard de la Méditerranée, ni, non plus, tout envisager dans le « seul cadre communautaire », comme si « hors de l’Église (l’UE) point de salut ».
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Ce texte tentera, sans complaisance, de faire le tour de la question, en rappelant la genèse de l’idée, ses justifications, ses soubassements idéologiques, et naturellement, les questionnements légitimes quant à sa pertinence comme « avantage comparatif », et à sa validité comme mécanisme destiné à extraire les pays méditerranéens du Sud du marasme économique, du malaise social et de l’atonie politique. On sait maintenant que depuis l’Appel de Rome, en décembre 2007, l’Union Méditerranée est devenue l’Union pour la Méditerranée, et que le Conseil européen du 13-14 mars 2008 l’a rebaptisée « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». C’est plus qu’un glissement sémantique. Ce chapitre tente d’apporter un éclairage sur les raisons qui ont conduit à cette nouvelle dénomination. Tout en reconnaissant la validité du cadre de Barcelone, ce texte se termine par une proposition que j’appelle « Partenariat régional privilégié » (PRP), et qui serait, en quelque sorte, le premier jalon de cette nouvelle initiative.
1. L’UNION MÉDITERRANÉENNE PAR LES TEXTES L’on devait s’y attendre : le nouveau président français ne manque ni de verbe, ni de verve. En rupture avec le langage convenu, il introduit une touche nouvelle, bouscule les repères, « fait bouger constamment les lignes ». Ce style nouveau peut certes plaire ou agacer, mais il révèle plus qu’un changement de ton, un changement de paradigme. Désormais, la France, par la voix de son Président, veut laisser son empreinte, se démarquer des autres pays européens, se faire remarquer, quitte à briser des tabous, chambouler les habitudes de penser et d’agir et s’engager hors des sentiers battus. C’est du moins l’intention affichée. L’idée d’Union méditerranéenne (UM) est sans doute la clé de voûte de ce style nouveau, que d’aucuns ont déjà qualifié de « style hors norme », presque « dérangeant ». 1.1. LE DISCOURS DE TOULON
Mais c’est quoi au juste cette UM ? L’idée est explicitée durant la campagne présidentielle dans un discours prononcé par le candidat Sarkozy à Toulon, le 7 février 2007. Passons outre les envolées lyriques sur cette Méditerranée de Braudel qui est « pour nous tous, même quand nous n’y avons jamais vécu », sur notre « retour aux sources », nous « les enfants de Cordoue et de Grenade […] les enfants des savants arabes qui nous ont transmis l’héritage grec et qui l’ont enrichi », nous « les héritiers d’un même patrimoine de valeurs spirituelles… ». C’est assez touchant et parfois même nostalgique, surtout lorsque il regrette que la Méditerranée ait cessé « de représenter une promesse
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pour ne plus constituer qu’une menace » et que l’Europe et la France lui aient tourné le dos. Or, poursuit le candidat, « en tournant le dos à la Méditerranée, l’Europe et la France ont cru tourner le dos au passé », alors qu’elles ont en fait « tourné le dos à leur avenir », car « l’avenir de l’Europe est au Sud ». Suit ensuite la première gaffe du candidat Sarkozy en rappelant l’épopée des Croisades « ce rêve » qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient, puis l’expédition de Napoléon en Égypte, le « rêve de Napoléon III » en Algérie, et de Lyautey au Maroc. « Ce rêve qui ne fut pas tant de conquête que de civilisation » car la plupart de ceux qui partirent vers le Sud « n’étaient ni des monstres ni des exploiteurs », mais, en somme, des braves gens partis pour « gagner par eux-mêmes de quoi nourrir leurs enfants sans jamais exploiter personne, et qui ont tout perdu parce qu’on les a chassés d’une terre où ils avaient acquis par leur travail le droit de vivre en paix » (c’est moi qui souligne). Ces quelques citations du discours de Toulon constituent un raccourci saisissant de la fameuse mission civilisatrice de la France et de la colonisation bienveillante et fraternelle. Certes, ces phrases sonnent agréablement aux oreilles des Français rapatriés et des Harkis, mais elles sont jugées insultantes et insupportables par la majorité des commentateurs maghrébins, algériens en tête. D’autant plus insupportables qu’elles ne s’accompagnent d’aucune compassion pour les victimes de l’autre rive. Ni regret, ni pardon, ni repentance. D’ailleurs le candidat s’insurge, avec véhémence, contre les adeptes de la « repentance » : « De quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères et que, souvent, leurs pères n’ont pas commises que dans votre imagination », pour ajouter immédiatement et sans la moindre gêne, « Si la France doit des excuses et des réparations, c’est aux enfants des harkis qui ont servi la France, qui ont dû fuir leur pays et que la France a si mal accueillis ». Campagne électorale oblige. Sarkozy poursuit sur sa lancée : « quand l’enfant grec cessera de détester l’enfant turc, quand l’enfant palestinien cessera de détester l’enfant juif [etc.] la Méditerranée redeviendra le plus haut lieu de la culture et de l’esprit humain ». Voilà une bien étrange manière de réduire les conflits complexes à des sentiments d’amour et de haine ! Inspirée des thèses de Pascal Bruckner (Le sanglot de l’homme blanc), cette partie du discours est sans conteste la plus légère et la moins clairvoyante. En revanche les considérations du Candidat sur les Politiques européennes à l’égard de la Méditerranée ont le mérite de la clarté. Quant à sa proposition d’une Union méditerranéenne, elle est certes vague, mais ambitieuse (lofty but vague), commente l’International Herald Tribune. Partant du postulat, non suffisamment étayé, que le « dialogue euroméditerranéen imaginé, il y a douze ans à Barcelone, n’a pas atteint ses
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objectifs » et que « l’échec était prévisible dès lors que la priorité de l’Europe était à l’Est », que « le commerce avait pris seul le pas sur tout le reste », et que se perpétuait « cette frontière invisible qui depuis si longtemps coupa en deux la Méditerranée », le candidat Sarkozy en arrive à sa pierre angulaire : l’Union méditerranéenne. Il s’agit d’appeler les pays méditerranéens eux-mêmes à « prendre en main leur destinée ». Mais il appartient à la France « de prendre l’initiative avec le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce et Chypre » (pauvre Malte, elle est oubliée) d’une Union méditerranéenne qui aura pour vocation de « travailler étroitement avec l’UE » et à « développer, un jour, avec elle, des Institutions communes ». Cette UM offrira un rôle important à la Turquie qui « n’a pas sa place dans l’UE parce qu’elle n’est pas un pays européen […] » mais « un grand pays méditerranéen avec lequel l’Europe méditerranéenne peut faire avancer l’unité de la Méditerranée ». Cette UM sera également le cadre ou du moins la perspective dans laquelle il faut « repenser ce qu’on appelait jadis la politique arabe de la France » et « approcher le problème de la paix au Moyen-Orient ». C’est clair : pas de Turquie en Europe, pas de politique arabe de la France. Suit ensuite la présentation de la vision du candidat Sarkozy de ce que doivent être les missions de l’UM : a) concevoir une « politique de l’immigration choisie », premier pilier des politiques communes à tous les pays méditerranéens ; b) affronter les défis écologiques (deuxième pilier), forger une vraie politique de co-développement (troisième pilier) fondée sur des pôles de compétitivité communs, un libre-échange négocié et régulé, une banque d’investissement, des entreprises mixtes et la gestion commune de l’eau. Naturellement les énergies renouvelables constituent une priorité, avec un accent particulier mis sur l’énergie nucléaire. L’éducation n’est pas oubliée, car c’est « ce par quoi commence toute politique de civilisation ». Les priorités ainsi définies, il s’agit de faire de la Méditerranée : – « La plus grande source de créativité » ; – « Un enjeu pour notre influence dans le monde » ; – un enjeu pour l’Islam qui « hésite entre le modernisme et le fondamentalisme ». Bref, l’UM c’est « faire une politique de civilisation ». Telles sont résumées, à grands traits, les idées maîtresses du discours de Toulon. Elles sont révélatrices de l’activisme du candidat et de la nouvelle réorientation qu’il compte imprimer à l’action extérieure de la France. 1.2. LE DISCOURS DE TANGER (23 OCTOBRE 2007)
Huit mois séparent les deux discours de Toulon et de Tanger. L’orateur n’est plus le même : il était candidat à Toulon, mais président à Tanger. Son
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public n’est pas le même non plus : des électeurs et des sympathisants à Toulon, des Marocains à Tanger. Généralement son ton est cordial envers le Maroc et plus posé en ce qui concerne l’axe majeur de son discours sur l’UM. Ici aussi, passons outre les propos emphatiques sur le Maroc et la France « vieilles nations », toujours jalouses de leur indépendance et « qui ont brassé les peuples, les langues et les cultures et qui incarnent pour tous les hommes un idéal qui les dépasse, une cause plus grande qu’euxmêmes ». Laissons de côté également cette évocation devenue incontournable de la « grande figure de Lyautey » et concentrons-nous sur l’UM. Comme à Toulon, le président français revient sur une idée qui lui chère : l’avenir de l’Europe se joue au Sud. Puis il rappelle que l’Europe a vécu l’un de ces moments terribles « où la souffrance et la douleur crient plus fort que l’amour ». Mais il ajoute que l’Europe a réussi à surmonter ses barbaries et qu’elle s’est construite, non sur la repentance et l’expiation, mais sur une volonté politique « plus forte que la souffrance » et sur « la conviction que l’avenir compte davantage que le passé ». Puis il revient à son projet d’UM. Cette fois, le propos est plus pragmatique et presque pédagogique. Pour lui, vouloir l’Union de la Méditerranée, ce n’est pas vouloir « effacer l’histoire », mais la continuer. Pour ce faire, il propose de faire comme les pères fondateurs de l’Europe : tisser des solidarités de fait, par des actions concrètes, autour de sujets précis. Mais s’inspirer de la méthode Schumann, Monnet et Adenauer, ne signifie pas, à ses yeux, que l’UM doive être un calque de l’UE, mais qu’elle devienne une « expérience originale et unique ». Prenant en compte le scepticisme suscité par son discours de Toulon, le président français avertit qu’il est « déraisonnable » de continuer comme si de rien n’était et qu’il faut faire preuve davantage d’audace. S’adressant à ses critiques et détracteurs, au sein des Institutions européennes, il se veut rassurant. Selon lui, les initiatives européennes vont dans le bon sens, mais « il est nécessaire d’aller plus loin, plus vite », de franchir une étape, d’imaginer autre chose, de « cristalliser les initiatives en cours » et passer « à une autre échelle ». Bref, de rompre avec les modes de pensées désuets. Il dessine ensuite les contours d’un projet demeuré jusqu’ici plutôt nébuleux. Ainsi l’UM aura les caractéristiques suivantes : – elle doit être pragmatique, à géométrie variable selon les projets ; – elle mettra, d’emblée, au rang de ses priorités, la culture, l’éducation, la santé, le capital humain, mais aussi la justice et la lutte contre les inégalités ; – elle sera une Union de projets pour faire de la Méditerranée, « le plus grand laboratoire du monde du co-développement » ; – elle ne se substituera pas à toutes les initiatives et projets existants, mais elle aura pour vocation de leur donner un nouvel élan ;
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– elle sera fondée sur une volonté politique se traduisant par des actions concrètes et communes. Pour cela, il invite les chefs d’État et de Gouvernement des pays riverains à une réunion au sommet devant se tenir, en France, en juillet 2008, pour jeter les bases de cette UM fondée sur e le principe de « l’égalité ». – « l’UM ne se confondra pas avec le processus euro-méditerranéen, mais elle ne se construira ni contre l’Afrique, ni contre l’Europe. D’emblée, la Commission européenne, devra être pleinement associée à l’UM » ; – enfin, l’UM devra être le projet de tous et non le projet de la France. Les avertissements ont été entendus et pris en compte. Le discours de Tanger est plus explicite que celui de Toulon, plus rassurant aussi. La Commission sera associée, les pays méditerranéens du Sud bénéficieront du principe d’égalité et le projet de l’UM sera le projet de tous. 1.3. LE RAPPORT AVICENNE (23 AVRIL 2007)
Rendu public en pleine campagne présidentielle, le rapport Avicenne a sans doute inspiré le candidat puis le président Sarkozy. Car l’idée de l’UM s’inscrit parfaitement dans cette « nouvelle politique volontariste de la France au Maghreb et au Moyen-Orient » que les rédacteurs de ce rapport remarquable appellent de tous leurs vœux. Anciens diplomates aguerris et fins connaisseurs des affaires du Monde arabe, les rédacteurs de ce rapport font un diagnostic éclairant de la situation de cette vaste région du Maghreb et du Moyen-Orient, une description, sans complaisance, des relations que la France entretient avec cette région, et enfin, des propositions concrètes quant à une contribution française à une action internationale visant à faire de cette zone si proche et si vitale pour les intérêts français, une zone de réformes politiques, de paix et de développement. Le diagnostic opéré par le Rapport Avicenne, ne fait pas dans la dentelle ; il s’agit d’une zone de fortes turbulences : décomposition de l’Irak, instabilité libanaise, reprise des activités du PKK en Turquie, pourrissement de la situation en Palestine, affirmation de la puissance iranienne, multiplication des acteurs non étatiques depuis le Hezbollah libanais jusqu’aux groupuscules franchisés d’Al-Qaeda. Or, la France maintient dans cette région une présence considérable, y développe une coopération multiforme, et y déploie une diplomatie active. Généralement, l’image de la France y est positive, sans que son action soit toujours décisive. En partie, à cause de l’usage extensif des liens personnels qui confèrent aux relations politiques « un caractère théâtral », de l’effritement de la priorité conférée au Maghreb, du caractère déclamatoire de la politique française couplée à une difficulté de peser, seule, sur le cours des événements, et enfin, à cause de l’incapacité de la France à mettre sur
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pied, avec ses voisins du Sud, un système de sécurité collective régionale. De sorte que la relation de la France avec son environnement méridional névralgique semble « désenchantée et incertaine ». À partir de ce constat, le rapport Avicenne épingle quelques principes d’action : – les problèmes du Moyen-Orient sont interdépendants ; – la question palestinienne est l’épicentre du ressentiment régional ; – il n’y a pas de solution militaire aux problèmes qui tenaillent la région ; – l’image des pays occidentaux, et surtout des États-Unis, s’y est dégradée ; – les régimes de la région ne cherchent pas de leur propre chef à promouvoir la réforme et la démocratie ; – les mouvements islamistes représentent le plus souvent la seule force organisée d’opposition et aux régimes en place et donc la seule alternative ; – la menace d’Al-Qaeda s’est renforcée en Iran et le Maghreb n’est pas à l’abri d’une poussée jihadiste. Mais tout n’est pas sombre : les sociétés civiles arabes s’éveillent, certaines réformes timides ont lieu, il y a une demande démocratique avérée chez les élites et les populations, et il y a un désir d’Europe demeuré largement inassouvi. Les Pays du Golfe offrent un paysage surprenant avec une croissance considérable soutenue par des prix élevés du pétrole, mais aussi les premiers balbutiements démocratiques. Ayant fait l’état des lieux, le Rapport propose ensuite quelques pistes d’action pour la politique et la diplomatie françaises : – une meilleure organisation de la Politique étrangère de la France, fondée sur une politique maghrébine volontariste, une approche transrégionale des nouveaux enjeux, une offre médiatique en langue arabe, une présence plus affirmée dans les médias et le sauvetage de l’Institut du Monde arabe à Paris ; – le développement des coopérations renforcées à partir de l’Europe du Sud et des pays les plus motivés du Nord, car avec une Europe à vingtsept, il sera de plus en plus difficile de trouver un consensus sur les politiques les plus innovantes et les projets les plus ambitieux. Or la France « a un rôle majeur à jouer dans l’établissement de ces groupes ad hoc au sein de l’UE » en raison d’« une certaine indépendance de vue » dont la France a fait preuve aussi bien dans la gestion de la crise irakienne que sur le dossier israélo-palestinien ; – l’objectif de la France dans la politique méditerranéenne ne devrait pas se limiter à proposer de nouveaux aménagements institutionnels mais devrait promouvoir « la mise en place de projets concrets avec les acteurs régionaux » dans des domaines essentiels pour les populations.
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On trouve dans cette dernière proposition la philosophie et la méthode qui sous-tendent le projet de l’UM, bien que le Rapport, pourtant publié après le discours de Toulon, ne le mentionne pas explicitement. Parmi les autres propositions du Rapport on retiendra celle qui a trait au Monde arabe et musulman. Il faut combattre les conditions qui accréditent le « choc des civilisations », peut-on lire dans le Rapport. Le Monde arabe a sa place dans la gestion des affaires du Monde et par conséquent il faudrait sinon appuyer, du moins discuter, la demande d’un siège permanent pour le Monde arabe au Conseil de Sécurité, ne pas s’immiscer dans la confrontation Sunnites-Chiites, ne pas hésiter à nouer un dialogue critique avec le Hezbollah et le Hamas, et ne pas fermer les portes aux mouvements islamiques modérés. Enfin, en ce qui concerne Israël, le Rapport préconise certes une consolidation du partenariat français avec ce pays, mais cela ne doit pas se faire au détriment « de l’expression publique des positions françaises sur le conflit israélo-arabe, ni de la capacité d’action de la France dans la région » fondée certes sur la « sécurité d’Israël », mais aussi sur le refus de l’occupation, la nécessité d’évacuation totale des territoires occupés en 1967 et de la création d’un État palestinien indépendant… On ne peut être plus clair. Cette insistance sur l’occupation et l’urgence d’y mettre fin aurait, selon le Rapport, des avantages certains : – repositionner le débat autour du problème de la terre et non des identités religieuses ; – découpler l’enjeu de la lutte contre l’occupation de celui des droits d’Israël à l’existence en réaffirmant les droits des deux peuples à vivre chacun dans un État viable et à l’intérieur de frontières sûres. Le Rapport rappelle à cet égard l’importance du Plan arabe de Paix, adopté au Sommet arabe de Beyrouth en 2002 et réaffirmé lors du Sommet de Ryad (en 2007), et souligne le souci de symétrie et d’équilibrage des exigences posées par le Quartet aux Palestiniens et à Israël. Concernant le Maghreb enfin, le Rapport Avicenne regrette que le Maghreb soit à la fois la région la plus proche et la plus absente dans les réflexions françaises sur la région. Il s’étonne que la position française se cantonne à défendre une « supposée rente de situation » et que l’aide française soit demeurée marquée du sceau bilatéral. Le rapport propose dès lors d’affecter une partie des prêts accordés jusqu’ici à chacun des partenaires à une seule enveloppe régionale, finançant des projets d’intégration horizontale. Revenant sur les politiques européennes, le Rapport considère que le bilan du Processus de Barcelone est décevant, mais il évite d’incriminer l’UE seule, car « la responsabilité est partagée entre le Nord et le Sud ». Mais le rapport ne disqualifie pas le Partenariat euro-méditerranéen, mais il suggère que ce partenariat « se concentre sur un nombre limité de projets struc-
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turants », contribue à la promotion des intégrations sous-régionales, et développe davantage le volet culturel. Dans cet exercice, la France devrait organiser « une concertation plus étroite entre les partenaires européens de la bordure méditerranéenne », notamment l’Espagne et l’Italie. On trouve dans ces propositions les principes de base de l’UM de Nicolas Sarkozy. Tels sont les points les plus saillants du Rapport Avicenne. Il a certainement été épluché par les conseillers du président français, puisqu’on retrouve dans les propos du président sur l’UM un bon nombre de propositions du Rapport Avicenne…
2. JUSTIFICATION DE L’UNION MÉDITERRANÉENNE Du point de vue des concepteurs de l’idée de l’Union méditerranéenne, celle-ci se fonde sur un triple diagnostic : – aggravation de la marginalisation de la Méditerranée dans l’économie mondiale ; – inadéquation des politiques méditerranéennes de l’Union européenne ; – érosion de la place de la France en tant qu’acteur géopolitique en Méditerranée. a) La périphérisation de l’espace méditerranéen dans l’économie mondiale est attestée par de nombreux indicateurs : la contribution des pays méditerranéens de la rive Sud et Est aux échanges mondiaux est en baisse (près de 4 %), les flux d’investissements sont minces (2 % du total des IDE), le dépôt de brevets est insignifiant (moins de 0,5 %), l’investissement consacré à la recherche/développement est dérisoire (moins de 1 % du PIB), et les échanges intra-régionaux sont les plus faibles du monde (moins de 12 %). Dans ces conditions, la pauvreté continue à être un trait dominant, l’accroissement du PIB par habitant est très lent, le chômage ne baisse pas et il touche de plus en plus les jeunes diplômés, tandis que l’exode des cerveaux continue inexorablement à vider la région de ses ressources humaines éduquées. Quant à la croissance démographique, bien qu’en baisse notable partout, elle continue à exercer une pression considérable sur les budgets des États. Cette situation recèle de sérieux défis en termes de stabilité sociale. Elle peut aussi avoir des retombées négatives sur l’environnement immédiat, notamment l’Europe, en termes de flux migratoires irréguliers, d’exportation des conflits internes, de crispations identitaires. b) Bien que consciente de tous ces risques, l’UE s’est attachée à mettre en œuvre des politiques à l’égard de la Méditerranée qui n’ont pas été en mesure d’y faire face. À cela, on peut avancer plusieurs raisons.
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Conjoncturellement, l’UE, depuis une quinzaine d’années, a été distraite par la fin du système bipolaire, l’unification allemande et ses conséquences, la préparation de l’élargissement à l’Est, et les crises identitaires et institutionnelles à répétition au sein de l’UE. Tout cela a mobilisé son temps, son énergie et souvent ses ressources. Mais structurellement, l’action de l’UE en Méditerranée est demeurée rivée à des pratiques anciennes et des politiques désuètes qui avaient déjà démontré leur inefficacité (le commerce d’abord) de telle sorte que l’UE n’a pas pu devenir la force motrice capable de tirer les wagons méditerranéens, à l’instar du Japon en Asie. Sur cet aspect, Pierre Bekouche démontre, chiffres à l’appui, le minimalisme de l’engagement européen en Méditerranée en le comparant à ce qui se fait ailleurs. Ainsi le poids des pays en développement dans le PIB régional sud-asiatique y atteint 23 %, contre seulement 12 % dans la région MED. Quant aux investissements directs à destination de la Méditerranée, ils dépassent à peine 1 % du total des IDE européens, contre 17 % des IDE des États-Unis en direction de l’Amérique centrale et latine et plus de 20 % des IDE japonais en direction de leur périphérie asiatique1. Outre la faiblesse des IDE européens en Méditerranée, les politiques méditerranéennes de l’UE n’ont pas réussi à impulser un véritable système productif régional : peu d’échanges intra-branches, ce qui témoigne d’un niveau peu élevé d’intégration économique et, globalement, la part des partenaires méditerranéens dans le commerce extérieur des pays de l’UE tend à stagner. Sans oublier qu’en dehors du gaz et du pétrole, l’UE dispose d’un confortable solde commercial positif quasi chronique avec tous les pays de la Méditerranée. Bref, l’UE n’a pas su tirer les pays de la Méditerranée. Or la non-intégration productive n’est pas seulement un sérieux handicap pour les pays de la Méditerranée du Sud et de l’Est en raison de leur incapacité de monter dans les productions à plus haute valeur ajoutée et à plus grande teneur technologique, elle constitue aussi un manque à gagner pour l’UE ellemême. En effet le retard d’intégration économique productive entre l’UE et sa périphérie méditerranéenne se traduit par une perte moyenne pour l’UE, estimée, selon les économistes, de 0,4 % à 0,6 %2 du PIB global. J’avais pour ma part calculé que chaque million d’euros supplémentaires de PIB méditerranéen, génère généralement plus de 150 000 € d’exportations européennes. Autrement dit, il y a un intérêt réciproque que le commerce seul ne saurait satisfaire. Il faudra aller plus loin : développer de véritables réseaux de firmes transméditerranéennes et promouvoir les projets qui conduisent à l’intégration productive. 1. P. Bekouche, « Comparer Euromed aux autres régions Nord-Sud », in Géoéconomie, n° 42, Paris, 2007, p. 25. 2. Idem.
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Jean-Louis Guigou plaide pour une véritable reconnexion des Nord et des Sud, fondée sur des intérêts réciproques et non sur un rapport de forces, et dépassant les seules questions économiques. Pour lui, une Communauté méditerranéenne doit être lancée dans le cadre des coopérations renforcées, et à l’initiative de la France, pour promouvoir une telle reconnexion3. Au vu de ce diagnostic, on comprend que le président Sarkozy ne soit pas tendre dans son analyse du Processus de Barcelone qu’il considère comme un échec, au moins pour deux raisons : la première c’est que l’UE ne s’y est pas engagée véritablement, ayant été distraite par les élargissements successifs, et la deuxième, c’est que l’UE est demeurée prisonnière du volet « économique » et a négligé les deux autres volets. Cependant, ce diagnostic est sévère et manque de nuances. Il est vrai que le Processus de Barcelone n’a pas été à la hauteur des objectifs initiaux affichés. Économiquement, il n’a pas réduit les écarts de prospérité, n’a pas accru l’attractivité de la région pour les investissements directs étrangers et n’a bénéficié que d’un financement limité et mal utilisé, au moins dans la première phase de MEDA 1. Politiquement, aucune Charte de Paix et de Stabilité n’a pu être signée faute de langage commun entre les partenaires du Nord et du Sud. La participation d’Israël au Partenariat euro-méditerranéen avec d’autres pays arabes (considérée par les responsables de l’UE comme un acquis majeur) n’a pas empêché l’État hébreu de continuer sa colonisation des territoires palestiniens et arabes et de détruire les infrastructures du Liban lors de sa dernière confrontation avec le Hezbollah libanais, en 2006. Culturellement, la relation culturelle de l’Europe avec son environnement arabe et turc a beaucoup souffert de la stigmatisation abusive de l’Islam, surtout depuis le 11 septembre 2001, et par le débat identitaire européen, surtout lors des discussions sur le projet de la Constitution européenne, comme si être européen, c’est d’abord ne pas être arabe, turc ou musulman. Mais il est injuste de trop noircir le tableau. Le Partenariat euro-méditerranéen a permis l’éveil et la participation des acteurs de la société civile, suscité un intérêt académique considérable, facilité le développement de réseaux d’Instituts (Euromesco et Femise), financé en partie une Académie diplomatique méditerranéenne à Malte, donné naissance à une grande fondation culturelle euro-méditerranéenne, « Anna Lindt », permis la création, souvent spontanée, de centaines d’initiatives, de centres de recherches, d’Instituts euro-méditerranéens (IEMED à Barcelone, par ex.) ou de Maisons de la Méditerranée (comme celle de Marseille). Il a permis des rencontres fructueuses sur le plan humain, mais aussi politique. Il a également sensibilisé l’Europe à la problématique méditerranéenne. 3. J.-L. Guigou, « La reconnexion des Nord et des Sud : l’émergence de la région méditerranéenne (ou la théorie des quartiers d’orange) », in Géoéconomie, n° 42, Paris, pp. 55-60.
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Mais surtout, on ne peut raisonnablement incriminer la seule UE pour les failles et les manquements du Partenariat. Les pays du Sud ont souvent traîné les pieds en matière de réforme, et n’ont rien fait de significatif pour promouvoir l’intégration sous-régionale. Certes, il y a eu l’accord d’Agadir auquel participent le Maroc, la Tunisie, l’Égypte et la Jordanie, mais ces quatre pays n’ont pas de frontières communes et l’accord demeure largement velléitaire et virtuel. La Politique de Voisinage (PEV) est plus problématique4 et suscite davantage de questions que le Partenariat euro-méditerranéen. D’abord par une bilatéralisation excessive qui met l’intégration productive régionale hors de portée, par la fermeture de tout horizon d’adhésion, par le chevauchement avec les autres initiatives en cours. « Cimetière des illusions perdues »5, la PEV ne suscite par l’enthousiasme des foules. Mais les États du Sud y souscrivent, semblent jouer le jeu, et tentent de maximiser leurs bénéfices tout en minimisant leurs sacrifices (surtout sur le plan politique). Pour les partisans de l’Union méditerranéenne, la PEV est trop large et concerne des États trop divers qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, ne partagent pas les mêmes identités, ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs, et n’ont pas le même horizon. Ici le diagnostic ne manque pas de pertinence. La question est de savoir si le cadre de l’UM et le nombre plus limité des États participants offriraient de meilleures perspectives en termes de travail commun, de cohérence, de coordination avec d’autres initiatives et d’impact sectoriel et global. c) L’érosion du rôle de la France, est le troisième diagnostic. On le trouve moins dans les discours de Sarkozy que dans le Rapport Avicenne. Cette marginalisation de la France dans sa périphérie immédiate, surtout au Maghreb, serait le résultat d’une politique étrangère assoupie, d’un manque d’activisme français, et à l’opposé, d’un surcroît de volontarisme politique d’autres acteurs notamment les États-Unis qui ont lancé, depuis l’Initiative d’Eisenstadt pour le Maghreb, et la signature d’un Accord de libreéchange avec le Maroc en 2004, une véritable offensive commerciale6 pour conquérir de nouvelles parts de marché et empêcher que la France et l’Union européenne ne transforment la région méditerranéenne en « marché captif ». Or la France ne peut pas dormir sur ses lauriers. Au Maghreb, en particulier, souligne le Rapport Avicenne, il faut redynamiser sa politique étrangère, assurer une présence, une visibilité. Elle y détient trop d’intérêts 4. B. Khader, « “L’anneau des amis” : la nouvelle politique européenne de Voisinage », in Géostratégiques, n° 17, Paris, été 2007, pp. 197-233. 5. Y. Badr Eddine, « Politique de voisinage : cimetière des illusions perdues », in Perspectives du Maghreb, n° 8, décembre 2006, p. 18. 6. B. Khader, « La nueva ofensiva comercial de EE.UU en el mundo arabe y el Mediterraneo », in Economia Exterior, n° 34, automne 2005, pp. 1-10.
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politiques, économiques, financiers et culturels pour s’y laisser distancer par d’autres acteurs, ou voir son rôle dilué dans des initiatives trop globales qui la relèguent à un second rang. On comprend maintenant pourquoi le président français veut remettre la France à la place qui lui revient par la géographie, l’histoire et les intérêts. Son discours se comprend eu égard à l’image que la France a d’elle-même et du rôle qu’elle croit lui revenir. Mais surtout il se justifie pleinement : impliquer les États les plus proches et les plus concernés dans des Initiatives régionales est quelque chose qui se pratique ailleurs en Europe. À cet égard, l’on peut se demander si les concepteurs du projet d’UM ne se sont pas inspirés des initiatives en cours au Nord de l’Europe, telles que : – le Conseil des États de la Mer Baltique, mis sur pied en 1992 et qui fait de la sécurité collective un de ses objectifs primordiaux ; – le Conseil euro-arctique de la Mer de Barents, créé en 1993 à l’initiative de la Norvège ; – le Conseil arctique (1996) qui unit les pays scandinaves, la Russie, le Canada, les États-Unis et l’Islande et qui se focalise sur la protection de l’environnement dans une région qui couvre plus de 1,5 million de km2 ; – le Conseil nordique (1996) ; – la Dimension septentrionale, lancée en 1997 et qui regroupe certains pays de l’UE, la Russie, l’Islande et la Norvège dans le but de promouvoir des projets communs et d’améliorer les conditions de vie des populations des zones frontalières. Toutes ces coopérations ciblées autour de problèmes concrets (gestion de la frontière, trafics de tous genres, exploitation des ressources halieutiques ou naturelles, transport maritime, pollution, etc.) regroupent un nombre limité d’États voisins ou d’États concernés. Toutes ces coopérations régionales sont soutenues par l’UE, à titre de pourvoyeur principal d’aide, ou à titre subsidiaire. L’UE s’en réjouit, ne s’en offusque pas, et parfois, elle y est associée de plein droit. Fait saillant, une résolution du Parlement européen, en date de janvier 2003, invitait la Commission à étudier la viabilité d’une ligne budgétaire distincte consacrée à la Dimension septentrionale dans le budget de 2004. On ne sait pas ce qu’il est advenu de cette proposition. Mais c’est une indication que l’idée d’un Conseil méditerranéen, voire d’une Dimension méridionale méditerranéenne, n’est pas en soi absurde. Ainsi, au vu de ce qui se passe ailleurs, la proposition française d’UM ne manque pas d’à-propos et fait sens, puisqu’il s’agit globalement de maximiser les champs de coopération entre des voisins, autour d’intérêts partagés, pour « tracer les lignes d’un futur commun souhaitable »7. En somme 7. P. Lorot, éditorial d’un numéro spécial de la revue Géoéconomie consacré à l’Union méditerranéenne, Paris, Institut Choiseul, n° 42, 2007, p. 5.
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il s’agirait de mettre en place quelque chose qui soit plus petit que la PEV (Politique européenne de Voisinage) et plus efficace que le PEM (Partenariat euro-méditerranéen). Quelque chose qui serait, si je m’autorise sa formulation en anglais, smaller than the European Neighbourhood Policy and smarter than the Barcelona Process.
3. LES MÉRITES DE LA PROPOSITION FRANÇAISE Rarement une proposition comme celle de Nicolas Sarkozy a alimenté autant de débats et suscité autant de réactions. C’est d’ailleurs son premier mérite : cela traduit le retour de la Méditerranée au centre des préoccupations et souligne l’importance de l’enjeu méditerranéen. Ali Bensaad et Jean-Robert Henry le soulignent clairement : « À l’échelle continentale, le rapport à la Méditerranée est devenu un des facteurs organisateurs du projet européen et un révélateur de ses crises… ». Pour la France en particulier, son rapport à la Méditerranée, et plus spécifiquement au Maghreb, n’est pas seulement un enjeu majeur de politique étrangère, « c’est aussi un enjeu qui touche profondément à l’histoire et à la composition de la société française »8. Le deuxième mérite de la proposition est de sortir l’UE de son apathie, de l’amener à s’interroger sur la pertinence, la cohérence, et l’efficacité de ses politiques méditerranéennes, de procéder à une véritable évaluation de son action, et de répondre aux questions qui lui sont constamment posées : pourquoi les dirigeants arabes ont-ils fait défection lors du Sommet du dixième anniversaire du Processus de Barcelone ? Pourquoi celui-ci n’a pas réussi son pari de réduire les écarts de prospérité entre les partenaires, d’impulser de véritables réformes politiques, et de retisser les fils du dialogue culturel ? Pourquoi la dégradation de la situation en Palestine a-t-elle contaminé le Processus de Barcelone, alors que l’UE européenne misait, au contraire, sur les retombées positives du Partenariat euro-méditerranéen sur le processus de paix israélo-arabe ? Pourquoi la Politique de Voisinage est vue par les pays du Sud comme une simple compensation pour les pays qui n’ont pas vocation à l’adhésion ? Et en quoi cette bilatéralisation excessive qui fonde la PEV peut-elle contribuer à une « dynamique régionale productive » ? En adoptant une posture critique par rapport aux politiques européennes de la Méditerranée, même si elle me paraît excessive dans la formulation et peu nuancée quant au contenu, le président Sarkozy ouvre à nouveau le débat, au sein des Institutions européennes, sur la logique profonde de leurs interventions en Méditerranée. 8. Dans Le Quotidien d’Oran, 7 juin 2007.
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Le troisième mérite de l’UM est l’approche pragmatique du projet, le gradualisme de la méthode, l’égalité « affichée » entre les participants et le nombre réduit des États impliqués. « Il faut éviter d’inclure trop de pays avec tous leurs problèmes […] Il faudra commencer avec quelques pays, puis élargir l’Union à d’autres »9, écrit Hubert Védrine. C’est d’ailleurs la réflexion qui inspire la proposition que je défends en conclusion de ce texte.
4. RÉACTIONS À L’INITIATIVE FRANÇAISE En dépit de ces quelques mérites, les réactions ne sont guère enthousiastes. Voyons cela de plus près. 4.1. RÉACTIONS DE L’INTÉRIEUR DE L’UE
Malgré les mérites de l’initiative française, très vite l’UM suscite, au sein de l’UE, un certain agacement. Ainsi, Michel Rocard, ancien premier ministre et député européen, expliquait le 7 septembre 2007 qu’il avait refusé une mission qu’entendait lui confier le président Sarkozy sur l’UM, estimant que « cette mission risquait d’ouvrir un conflit dommageable, et en tout cas paralysant, avec les Institutions européennes ». « J’ai proposé », ajoute-t-il, « de s’y prendre autrement et de changer le calendrier de la mission, mettant des étapes et négociant d’abord avec l’Europe […] mais le Président n’a pas souhaité cette distinction ». Cette réaction est révélatrice des réserves européennes sur la démarche et la méthode du président français. Certes, ceux en charge du dossier méditerranéen, au sein de la Commission, sont conscients de l’urgence de dynamiser les politiques en cours. D’ailleurs, le 3 septembre 2007, Benita Ferrero Waldner, Commissaire chargée des Relations extérieures, réunissait à cet effet la toute première réunion entre les ministres des « seize pays voisins » concernés par la PEV. À une question de H. Ben Ayache sur l’UM, la Commissaire a été on ne peut plus claire : « Tous les projets qui entrent dans cette dynamique, et qui pourraient être portés par l’UE sont bienvenus. Mais cela doit entrer dans ce cadre »10. Dans une autre déclaration, la Commissaire récusait ouvertement la démarche solitaire du président français : « Nous sommes en faveur de tout ce qui peut renforcer la coopération, pour autant que l’ensemble de l’Union européenne soit impliqué, même si certains États sont plus intéressés que d’autres »11. 9. Cité par K. Bennhold, « Mediterranean Union Plan : lofty but vague », in International Herald Tribune, 25 octobre 2007, p. 3. 10. Entretien distribué à la Conférence de Malte, organisée par MEDAC, les 27-28 octobre 2007. 11. www.Europa.eu.int/relations extérieures
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D’autres réactions reflètent certains doutes quant à la pertinence de l’idée même de l’UM. Au nom de la présidence de l’UE, Victor Monteiro estimait qu’il était impossible d’envisager le lancement de l’UM réunissant des pays tiers-méditerranéens « sans avoir réglé au préalable les problèmes politiques entre eux ». Réflexion pertinente mais qui n’avait pas été prise en compte lors du lancement du Processus de Barcelone où on a invité des pays toujours en conflit. Au sein de la Commission européenne et du Parlement européen, certaines voix s’interrogent sur la pertinence d’un projet d’essence intergouvernementale dont nombre de domaines d’intervention envisagés (environnement, sécurité collective, énergie, développement humain et social, dialogue culturel, etc.) ne relèvent plus du tout, ou partiellement, de la compétence des États, mais des compétences de l’UE. En plus, les enjeux qui fondent l’UM proposée ne concernent pas seulement les pays européens méditerranéens, mais également les autres. Sans oublier naturellement qu’il sera difficile de financer des initiatives avec l’argent de l’UE si tous les pays ne sont pas associés. À cet égard la réaction des Allemands est éclairante. Angela Merkel ne fait guère mystère de son agacement : « Il se pourrait que l’Allemagne se sente pour ainsi dire plus concernée par l’Europe centrale et orientale et la France plus attirée du côté de l’Union méditerranéenne : ceci pourrait alors libérer des forces explosives dans l’Union européenne et cela je ne le souhaite pas », déclare-t-elle lors d’une conférence à Berlin le 5 décembre 2007, avant d’ajouter : « Je crois qu’il faudrait faire une offre en la matière à tous les autres États européens […] Si tous les pays ne souhaitent pas participer, il est possible de le réaliser par le biais d’une coopération renforcée ». Toute aussi significative la réaction du président du Parlement européen, Hans-Gert Pöttering, qui n’a pas manqué de reprocher au président français d’« avoir ignoré le Parlement européen lors du lancement de son projet ». Il poursuit sur un avertissement « le Parlement européen sera pris au sérieux »12 et d’ajouter, en écho aux avertissements des autres responsables européens, qu’« il est important que l’Union méditerranéenne, quelle que soit la forme qu’elle prendra, renforce et approfondisse le Processus de Barcelone ». Se plaçant sur un autre registre, plus terre à terre, la Pologne, quant à elle, a manifesté son étonnement face aux largesses financières que prodigue l’UE au Sud en comparaison des « 500 millions d’euros » qu’elle consacre à son voisin ukrainien. En somme, les premières réactions des pays européens portent autant sur la méthode que sur la pertinence, la compétence et le financement de l’UM. Les Français s’attendaient-ils à un tel scepticisme ? Probablement pas, à en juger par certains propos irrités de leurs diplomates. Ainsi l’ambassadeur Degallaix s’est étonné de telles réactions, alors que l’UM n’est, à ce 12. El Pais, 14 mars 2008.
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stade, qu’une idée, un concept, et s’est empressé de lever « quelques contresens » dans les réactions à l’idée française. Tout d’abord, dit-il, l’UM « n’est pas une machine de guerre contre le Processus de Barcelone, ni un substitut », « elle ne repose pas sur un groupe pionnier des “happy few” », il s’agit d’« un partenariat ouvert et non fermé », et l’UM « est une idée tournée résolument vers des résultats ». L’ambassadeur griffe au passage le partenariat euro-méditerranéen demeuré « prisonnier des considérations politiques » liées à la situation du Moyen-Orient et à la lutte contre le terrorisme et l’immigration. Certes ce sont des questions « essentielles », mais elles « ne doivent pas empêcher des progrès sur d’autres dossiers »13. 4.2. RÉACTIONS DES ÉTATS MÉDITERRANÉENS
Au moment du lancement de l’idée d’UM, les États européens de la Méditerranée évitent l’opposition frontale, mais il est clair, même si l’idée d’une coopération renforcée peut légitimement les séduire, que l’activisme français les prend de court et finalement les agace. Aussi disent-ils soutenir le projet, mais du bout des lèvres en assortissant le soutien d’avertissements clairs : « Cette UM doit s’inscrire dans une approche “globalement euroméditerranéenne” », affirme Miguel Angel Moratinos, ministre espagnol des Affaires étrangères. Le Président du Conseil italien fait montre de la même prudence. Cette attitude hésitante va changer, comme on le verra plus loin, avec l’Appel de Rome. Au Sud de la Méditerranée, on ne peut pas dire que l’UM suscite un engouement particulier. Au Maghreb, le Maroc recherche surtout un « statut différencié » du fait de sa proximité géographique, de son implication dans les projets communautaires (système Galileo, participation à l’opération Althéa en Bosnie et signature de l’accord « Ciel ouvert », etc.). Mais en attendant, le ministre marocain des Affaires étrangères, Taïeb Fassi-Fihri, se dit favorable à l’UM. Mais l’ambassadeur du Maroc à Paris, Fathallah Sigilmassi14, avertit : si l’agenda de l’UM est de freiner l’immigration et lutter contre le terrorisme et s’il s’agit essentiellement de préserver la sécurité de l’Europe, alors « je ne pourrai pas vendre le projet à mon pays ». L’Algérie s’en tient à son accord d’association avec l’UE. Quant à la Tunisie, elle préférerait un renforcement de la formule 5 + 5 relative à la Méditerranée occidentale. Dans le Machrek arabe, on demeure dubitatif quant à la valeur ajoutée de l’UM et quant à sa capacité de surmonter les contraintes structurelles qui ont handicapé le Processus de Barcelone. Mais cela n’empêche le président Mubarak de se montrer ouvert : « Personnellement, je pense que c’est 13. www.webmanagercenter.com/management/article 14. Cité par K. Bennhold, « Mediterranean Union Plan : lofty and vague », in International Herald Tribune, 25 octobre 2007.
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une excellente proposition qui mérite d’être examinée »15. Cela me rappelle la réplique cinglante de Mao Tsé Toung à un diplomate européen qui lui demandait ce qu’il pensait de l’Occident. « C’est une bonne idée » lui répondit sarcastiquement le dirigeant chinois. Les Turcs sont plus ulcérés par le justificatif de l’UM. « It is a non starter » réagit Sinan Ulgen, un ex-diplomate turc. Les Turcs n’acceptent pas que l’UM soit présentée comme un prix de consolation, un ersatz ou une alternative à leur volonté d’adhésion. Certes la Turquie jouera le rôle qui lui revient de droit dans toute architecture méditerranéenne, mais pas au prix d’une non-adhésion. À l’opposé du concert des opposants et sceptiques, la position d’Israël est plus favorable, mais les raisons invoquées en disent long sur leurs attentes. Un diplomate israélien le dit sans détours : « L’UM nous offre une autre occasion pour dialoguer avec des pays avec lesquels nous avons eu quelques difficultés à parler ». Ainsi l’UM serait une enceinte qui permettrait à Israël de normaliser ses relations avec ses voisins sans devoir se réconcilier avec eux, c’est-à-dire, résoudre le conflit qui les oppose à l’État hébreu. 4.3. RÉACTIONS DES MÉDIAS ET DES INTELLECTUELS
Celles-ci sont de la même veine : doute et scepticisme. Mais certains intellectuels reconnaissent à l’UM quelques vertus. Ainsi en est-il d’Alexandre Adler16 qui lui reconnaît quatre vertus : – avec l’UM, on sort par le haut du Processus de Barcelone qui n’était qu’un arrangement et sans mécanisme de propulsion. Avec l’UM, le politique sera décisif : les États doivent assumer leurs responsabilités et donc mettre un terme à leurs rivalités ; – le nouveau mécanisme énonce de manière implicite que « les différents secteurs géographiques du monde musulman appartiennent à des espaces plus vastes qu’ils partagent avec des non-musulmans » ; – ce même mécanisme oblige, par sa logique même, Israël et ses voisins à se reconnaître mutuellement ; – l’UM est un précédent excellent pour proposer ensuite une Union eurasienne, regroupant la Russie, l’Ukraine, les pays du Caucase et l’Asie centrale. Si telles sont les uniques vertus du projet d’UM, la France a tout intérêt à le mettre au placard. En effet, il faut être naïf d’imaginer que l’UM puisse, 15. In A. Simsek, « Debate over Mediterranean Union heats up in Europe », in Southern European Times, 13 août 2007. 16. Le Figaro, 16 juillet 2007.
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par le simple fait d’exister, régler des conflits, comme celui du Proche-Orient qui dure depuis soixante ans. Si en amenant Arabes et Israéliens à travailler ensemble, l’on pouvait, par miracle, convaincre Israël de se retirer des territoires occupés, de démanteler ses colonies et de détruire le Mur de la Honte qui éventre les territoires de Palestine, alors tout le monde se mobiliserait pour mettre l’UM sur pied. La réalité, malheureusement, n’est pas aussi simple. Le projet du marché commun n’a pas précédé le règlement des conflits européens et la réconciliation franco-allemande, il est venu après. Vouloir faire le contraire au Proche-Orient c’est postuler que l’intégration conduit à la paix, alors que c’est la paix qui – dans l’expérience européenne – a permis le projet d’intégration. Quant à dire que l’UM va convaincre les pays musulmans qu’ils font partie d’un vaste ensemble, c’est redécouvrir la poudre, comme s’il fallait l’UM pour s’en rendre compte. Pour ce qui est de l’effet de démonstration sur d’autres aires géographiques, voilà une bien téméraire prophétie. Jean-Claude Casanova17, autre éminent spécialiste, se contente d’affirmer que l’UM est « un chemin juste et difficile ». Chemin juste, dit-il, parce que « si cette Union se réalisait, elle serait le point de rencontre des trois sœurs latines […] des autres pays méditerranéens de l’Europe et des partenaires extérieurs ». L’observation est bien maigre. En revanche Casanova est plus pertinent lorsqu’il détaille les écueils : – le premier consiste à persuader les partenaires européens qu’un cadre nouveau s’impose pour donner une énergie plus grande à la coopération ; – le deuxième tient à la question turque. Est-ce que Nicolas Sarkozy sera en mesure d’expliquer que son refus de l’adhésion de la Turquie « ne repose sur aucune hostilité aux pays musulmans que l’on souhaite associer à l’Europe dans un cadre où ils restent ce qu’ils sont et l’Europe reste ce qu’elle est » ; – le troisième écueil vient de la qualité même du projet. En effet, il « est rare de voir des hommes d’État adhérer rapidement à une idée juste ». En somme, suggère Casanova, l’UM est une idée juste parce qu’elle insuffle une énergie nouvelle, mais il faut convaincre l’UE de son utilité, persuader les Turcs de « rester là où ils sont » et convaincre les chefs d’État de soutenir cette « idée juste ». Au niveau des chercheurs, la clarification de Michael Emerson et de Nathalie Tocci18 ressemble à un catalogue de questionnements sur le rapport de l’UM au Processus de Barcelone, sur les domaines d’intervention 17. J.-Cl. Casanova, « L’Union méditerranéenne : un chemin juste et difficile », in http ://info.club.Corsica.com/Casanova 18. M. Emerson et N. Tocci, « A little clarification, please, on the Union of the Mediterranean », in Ceps commentary, 8 juin 2007.
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de l’UM (qui recoupent les compétences de l’UE), sur sa valeur ajoutée, sur le chevauchement possible avec les autres politiques européennes. Pour les auteurs, qui se veulent constructifs, une meilleure idée serait de revoir l’architecture du Processus de Barcelone et de la Politique de Voisinage, par exemple en séparant les voisins méditerranéens des voisins de l’Est et du Caucase. Cela rejoint ma propre proposition, à la différence près que je propose de scinder la PEV en trois groupes et non deux : – une Initiative UE/Pays de l’Est/Pays du Caucase ; – une initiative euro-arabe ; – une initiative UE/Israël. C’est la seule manière de contourner l’obstacle du conflit israélo-arabe qui contamine tous les projets de coopération en cours. Mais une fois le conflit résolu, Israël pourra rejoindre les autres pays du Proche-Orient et participer à des activités régionales. Le point de vue d’Alvaro Vasconcelos19, directeur du Centre de l’UEO à Paris et ancien Secrétaire général d’Euromesco, est intéressant. Vasconcelos revient sur le postulat de base du Processus de Barcelone qui veut que le développement des pays tiers-méditerranéens conduit nécessairement à leur stabilité, peut-être même à leur démocratisation. Or, dit-il, cette « équation développement-stabilité a été un échec ». Il convient désormais, affirme-t-il, de donner la priorité à la démocratie. Mais en dépit des critiques légitimes du Processus de Barcelone, celui-ci reste, aux yeux de Vasconcelos, « le cadre le plus adéquat », mais il faut le renforcer, par exemple par un Plan Marshall pour la Méditerranée (proposition du ministre portugais Luis Amado), ou par « une Union euro-méditerranéenne » (proposition de Moratinos). Cette dernière idée a, à l’évidence, les faveurs de l’auteur, car l’UM bouscule une règle établie qui veut que la problématique méditerranéenne soit posée dans « le cadre d’une perspective commune », ce qui signifie que la Méditerranée est la frontière Sud de l’Allemagne et que l’Estonie est la frontière Nord du Portugal. Ainsi pour lui, le seul projet véritablement mobilisateur pour la région « est une communauté euroméditerranéenne basée sur des valeurs ayant contribué à la réussite de l’intégration européenne ». Cette Communauté euro-méditerranéenne aura pour principale tâche de faire la paix, condition nécessaire aux projets régionaux et à l’approfondissement démocratique. Cette idée de la paix comme fondement de tout projet euro-méditerranéen, est reprise par Pascal Boniface20. « Si l’Europe a avancé, c’est parce 19. A. Vasconcelos, « Une Union euro-méditerranéenne », in MED 2007, Barcelone, IEMED-Cidop, 2007, p. 15. 20. P. Boniface, « Le projet méditerranéen face au problème israélo-palestinien », in Réalités, 1-7 novembre 2007, p. 19.
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qu’elle était en paix », écrit Boniface. Et il ajoute avec justesse « Les projets communs ont consolidé la paix, ils ne l’ont pas précédée ». Cet argument peut difficilement être réfuté car avant de partager les fruits de la paix, il faut d’abord la faire. Une dernière réaction renvoie à l’américanophilie du président français. Certains journalistes du Sud21 font remarquer que l’UM est pour la France ce que le projet du Grand Moyen-Orient est pour les États-Unis. Or, disentils, regardez où nous a mené le projet du Grand Moyen-Orient. Il ne faut pas répéter la même erreur, avertissent-ils.
5. L’UNION MÉDITERRANÉENNE : UNION DE PROJETS OU PROJET D’UNION L’idée d’UM n’a pas germé dans la tête du président français : elle est le fait d’une orchestration collective, dans laquelle ont participé des experts, des députés de l’UMP et les principaux conseillers de l’Élysée. Déclarée comme « axe majeur » de la politique étrangère française, l’idée s’est imposée dans les débats institutionnels et médiatiques. Comme une Union de projets, plus qu’un projet d’Union, l’UM s’inspire des débuts de la construction européenne et se fonde sur la méthode des pères fondateurs du projet européens : des actions concrètes et des solidarités construites. Avec le temps, elle pourrait se doter d’institutions propres et éventuellement des institutions communes avec l’UE. Mais il y a deux éléments qui rebutent dans l’initiative française : ce n’est ni une politique méditerranéenne de l’Union européenne, ni une politique arabe de la France22. 5.1. L’UM ET L’UE
Un des mérites des initiatives méditerranéennes de l’UE c’est l’implication de tous les membres. En 1998, un chercheur allemand, Volker Perthes, rédigeait un « Euromesco paper », avec le titre évocateur suivant : « Germany gradually becoming mediterranean state » (l’Allemagne devient progressivement un État méditerranéen). De son côté, le Danemark a inscrit dans le Livre Blanc « la stabilité de la Méditerranée » comme « intérêt national ». La Finlande estimait, quant à elle, qu’elle était un « pays riverain de la Méditerranée » dès lors qu’elle adhérait à l’UE. Tandis que la Suède a été très active en Méditerranée, surtout dans le domaine culturel : ce n’est 21. Cf. par exemple, H. Kharroubi, « Que cache le projet de l’UM ? », in Le Quotidien d’Oran, 22 septembre 2007. 22. Jolie formule de J. Abou Assi, « L’Union Méditerranéenne : nouvelle politique arabe ? », www.agoravox.fr (consulté le 25 septembre 2007).
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pas par hasard que la Fondation euro-méditerranéenne du dialogue des cultures, dont le siège est à Alexandrie, porte le nom d’une ancienne ministre suédoise : Anna Lindt. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne pouvait pas se désintéresser de la Méditerranée, ne fût-ce qu’en raison de ces liens avec Gibraltar. Il est vrai, en revanche, que les nouveaux pays membres du Centre et de l’Est européens se cantonnaient dans une posture tiède, voire indifférente, aux affaires méditerranéennes. Mais cela se comprend aisément : ils ont été davantage préoccupés par la consolidation de leur démocratie et de leur économie après une longue période de satellisation, plus soucieux des problèmes de leurs voisins de l’Est (notamment l’Ukraine), moins tenaillés que les pays européens du Sud par les questions épineuses de l’immigration clandestine, et moins exposés aux effets des instabilités du Sud méditerranéen. Ainsi, à des degrés divers, l’UM pose aux autres pays européens du Nord un sérieux dilemme. Ceux-ci auront-ils quelque chose à dire ? Devrontils contribuer au financement ? À travers quels instruments : Banque européenne d’investissements ? Femip ? ou une Banque méditerranéenne d’investissements ? Il était clair, en 2007, qu’aucun pays européen n’était disposé à accepter que les moyens financiers de l’UE soient mis au service des seules ambitions de la France. Ceci explique en grande partie le glissement sémantique imposé à la France par le Conseil européen de mars 2008, puisque l’Union méditerranéenne, devenue Union pour la Méditerranée avec l’Appel de Rome (décembre 2007), est rebaptisée, à nouveau, « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». 5.2. L’UM ET LES PAYS ARABES
Dès son évocation, le projet UM a été perçu comme problématique par les Arabes. Ceux-ci n’ont pas compris pourquoi le président Sarkozy avait présenté cette UM comme « substitut » à la Politique arabe de la France. Cette politique initiée par Charles de Gaulle était promue pour rompre avec la vision d’une France alignée sur les positions israéliennes, au moins jusqu’à la guerre de 1967. Elle n’était pas anti-israélienne par définition, mais elle était censée être au service d’une politique française d’équilibre et correspondait parfaitement aux intérêts stratégiques, politiques, culturels et économiques de la France dans une région si proche. Ce n’était donc ni une politique insensée, ni, encore moins, une politique honteuse dont le président Sarkozy chercherait à se défaire. Au contraire, elle permettait à la France de s’exprimer librement, de ne pas s’aligner systématiquement sur la politique américaine et finalement de « faire la différence ». Or la présentation de l’UM comme une alternative à ce que « jadis on appelait la politique arabe de la France » (discours de Sarkozy) a étonné,
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voire exaspéré, les Arabes qui ont décelé dans ce propos l’influence d’un courant de pensée dans l’entourage du président qui estime que l’affichage d’une politique arabe de la France va à l’encontre d’un rapprochement avec l’Amérique et d’une normalisation avec Israël. Cela explique, sans doute, que Sarkozy se soit rendu à plusieurs reprises en Israël, en tant que président de l’UMP, sans daigner, une seule fois, visiter les territoires palestiniens et constater, de visu, les ravages de l’occupation. Ce penchant pro-israélien est couplé à un virage pro-américain. Sans doute les deux vont de pair et l’on peut difficilement en contester la légitimité. Mais ce qui fait problème, pour les pays arabes, c’est que la consolidation des relations de la France avec Israël et sa réconciliation avec l’Amérique se fasse au détriment d’une politique arabe qui a fait ses preuves : il suffit de constater l’image plutôt positive de la France comparée à l’antiaméricanisme rampant dans les populations arabes. Pourquoi dès lors enterrer la politique arabe de la France ? Le remarquable Rapport Avicenne, rendu public en avril 2007, n’insiste-t-il pas, au contraire, sur l’importance de la région arabe pour la France ? Et, je dirais, pour l’Europe ? J’en veux pour preuve le rapport présenté par Michel Rocard, au Parlement européen en 2007, sur la « Réforme des Sociétés arabes », soulignant l’urgence pour l’Union européenne de soutenir « le Monde arabe » dont l’avenir est inextricablement lié à celui de l’Europe. Allant à contre-courant, Sarkozy ne prononce quasi jamais les mots « pays arabes » ou « Monde arabe », alors que les États arabes constituent l’écrasante majorité des pays méditerranéens du Sud et de l’Est. La notion même d’arabité, élément constitutif essentiel de l’être collectif des Arabes, n’est jamais évoquée comme si les Arabes n’avaient rien en commun. Est-ce là le signe de la « rupture » qui est le concept-phare de la nouvelle doctrine de la diplomatie française ? Il y a lieu de le croire, affirment Béatrice Patrie et Emmanuel Español23. Et cela en raison de la position très atlantiste du président français qui rompt avec la doctrine française de l’indépendance stratégique et qui remet en question le rapport particulier de la France au Monde arabe. On ne comprendrait pas autrement l’acharnement de Sarkozy à vouloir se réconcilier les faveurs de l’administration américaine et à présenter la France comme « l’alliée indéfectible » de l’Amérique. Cette nouvelle réorientation de la diplomatie française est également visible sur le dossier israélo-arabe. Ami d’Israël depuis belle lurette − et il s’en cache pas − Sarkozy est, depuis son élection en mai 2007, d’un silence assourdissant sur les violations quotidiennes d’Israël dans les Territoires occupés. Pire, devant les ambassadeurs réunis le 27 août 2007 à l’Élysée, il a même utilisé le terme de « Hamastan », cher à la droite israélienne, en référence au Hamas palestinien, pourtant vainqueur légitime d’élections 23. B. Patrie et E. Español, Méditerranée : adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, Paris, Sindbad, 2008.
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démocratiques cautionnées par la Communauté internationale. Plus tard, recevant Ehud Olmert, Sarkozy s’extasie : « C’est un miracle que sur les restes […] du peuple juif, un tel État (Israël) ait vu le jour ». À multiples autres reprises, Sarkozy rappelle que la sécurité d’Israël « est une ligne rouge qui ne peut être discutée ». Et bien qu’Israël ait tué 453 Palestiniens (contre neuf Israéliens tués), depuis la Conférence d’Annapolis de novembre 2007, Sarkozy ne manque jamais une occasion pour condamner « le terrorisme dont est victime la population israélienne ». Il se fait même l’avocat d’Israël en tant qu’« État Juif » : « Il n’est pas raisonnable, dit-il, de demander à la fois un État indépendant et le retour des réfugiés dans l’État d’Israël, dans lequel il y a aujourd’hui, une minorité d’1 million d’Arabes »24. On voit bien qu’il n’a pas bien lu le plan de paix arabe agréé lors du sommet de Beyrouth en 2002 et réitéré lors du sommet de Ryad en 2007 et qui insiste non sur le retour des réfugiés, mais sur une « solution juste » pour les réfugiés. À partir de ce constat, nombreuses sont les plumes journalistiques qui voient dans l’UM une sorte de manœuvre pour passer au-dessus du conflit israélo-arabe en promouvant des projets régionaux. L’UE a cru, par le Processus de Barcelone, faire de même : elle s’est cassé les dents. Avec l’UM, on risque de connaître les mêmes déconvenues.
6. LES DERNIERS CORRECTIFS ET ÉCLAIRCISSEMENTS APPORTÉS AU PROJET D’UNION MÉDITERRANÉENNE Les réserves et les oppositions suscitées par le projet du président français conduisent experts et politiques à remettre le projet « sur le métier », afin de rencontrer les objections et les interrogations qui fusent de toutes parts. Le président français confie à l’ambassadeur Alain le Roy la lourde tâche d’expliquer aux partenaires du Nord et du Sud le bien-fondé du projet, de les rassurer quant aux intentions françaises et de les convaincre non seulement d’appuyer l’UM, mais surtout de s’y impliquer activement. Henri Guaino, conseiller spécial du président de la République, et homme-clé de l’Élysée, se charge du suivi et est le représentant du président de la République auprès des chefs d’État et de gouvernement pour « porter son projet »25. Mais les éclaircissements et les correctifs qu’apportent les responsables politiques au projet d’UM sont nourris par les rapports publiés entre octobre et décembre 2007. J’en épinglerai deux en particulier : 24. Les citations sont reprises à l’ouvrage de B. Patrie et E. Español, op. cit., pp. 55-57. 25. Interview de Hanri Guaino par H. Ben Yaïche, in New African, février-avril 2008.
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1. le Rapport d’un Groupe d’experts réuni par l’Institut de la Méditerranée sur le projet d’Union méditerranéenne (octobre 2007) ; 2. le Rapport d’information « Comment construire l’Union méditerranéenne », enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale française, le 5 décembre 2007. 6.1. LE RAPPORT DU GROUPE RÉUNI PAR L’INSTITUT DE LA MÉDITERRANÉE
Présidé par le professeur Jean-Louis Reiffers, ce groupe informel de « hauts-experts » a publié son rapport en octobre 2007. Il entend répondre à quelques objections et apporter quelques éclaircissements au projet d’Union méditerranéenne. Pour ce faire, il aborde une dizaine de thèmes, inégalement élaborés. Le premier thème concerne le concept d’Union méditerranéenne. Le Groupe dit y adhérer entièrement en tant qu’« ancrage fort », et le décrit comme « un processus endogène et volontaire », fondé sur « des actions ciblées », visant un « but commun » et fonctionnant sur le mode de la « codécision ». L’Union méditerranéenne sera ouverte aux pays de l’UE, surtout l’Allemagne qui doit en être « un des moteurs ». Le deuxième thème concerne la relation entre l’UM et l’UE. Sur cette question, le Groupe souhaite la poursuite des politiques visant l’installation d’une « zone de libre-échange approfondie », tout en soulignant les limites des dispositifs actuels. Mais le Groupe plaide pour un « dispositif complémentaire » et « pas substituable » à ceux qui existent. Aussi marque-t-il sa préférence pour le concept d’Union méditerranéenne et non d’Union euroméditerranéenne, sans doute pour bien souligner qu’il ne s’agit pas d’une autre politique européenne. Le troisième thème recoupe le précédent et analyse la manière de situer l’UM par rapport aux politiques européennes existantes. Pour le Groupe des experts, l’UM doit s’attacher à six objectifs prioritaires : 1. Offrir un cadre de dialogue politique « d’égal à égal », fondé sur « une stratégie politique commune spécifique », couvrant quatre aspects : la paix et la sécurité, l’économique et le social, la culture et la société civile et enfin l’environnement. 2. L’UM s’attachera à développer une « économie relationnelle », tenant compte des contraintes sociales et des contextes. 3. L’UM cherchera à hiérarchiser les actions en fonction « des contraintes politiques démocratiquement exprimées et des contextes sociaux ». 4. L’UM traitera la question de la pauvreté ainsi que celle de l’équilibre social et territorial. 5. L’UM intégrera davantage les actions de la société civile et consolidera les réseaux mis en place.
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6. L’UM aura un champ d’action privilégié : tout ce qui n’est pas des compétences exclusives de l’UE, par exemple l’éducation, la formation, la culture et les institutions sociales. Le quatrième thème porte sur le périmètre géographique de l’UM. Sur ce point, le Groupe des experts pense que l’UM doit être prioritairement ouverte aux pays riverains et à tout pays désirant y adhérer. À terme le processus pourrait s’élargir jusqu’à correspondre aux frontières actuelles du Processus de Barcelone. Faut-il inclure les pays du Moyen-Orient avant la solution des conflits, s’interroge le Groupe ? Oui, pense-t-il, car « la résolution des conflits ne doit pas être une condition sine qua non pour participer à l’UM ». Le cinquième thème porte sur l’architecture institutionnelle. Une Union accomplie avec une structure institutionnelle propre ou une structure allégée à l’image de la CECA ? Le Groupe ne tranche pas vraiment, mais il affirme qu’il est nécessaire d’avoir une « structure intergouvernementale fonctionnant en codécision », « une Charte précisant les valeurs partagées et les objectifs à atteindre ». Cela peut prendre la forme d’un Haut Commissariat, « des Agences Spécialisées » et un « dispositif permanent d’évaluation des résultats » au regard des objectifs fixés. Le sixième thème concerne la structure juridique. Sur ce point, le Groupe d’experts penche pour une structure de type « coopération renforcée » qui permet de bénéficier du soutien de l’UE. L’inconvénient, ajoutet-il, est qu’elle fait de l’UM une « initiative européenne » proposée aux pays méditerranéens et non un nouveau dispositif fonctionnant sur le mode de l’égalité et de la codécision. Le Groupe prend acte du risque et propose d’aller vers une coopération renforcée sur des sujets « spécifiquement méditerranéens ». Le septième thème porte sur un listing des sujets qui seraient insuffisamment traités dans le cadre des politiques européennes et qui pourraient constituer les domaines d’intervention prioritaire dans le cadre de l’UM : infrastructures, questions institutionnelles (sécurité juridique, règlement des conflits commerciaux, etc.), le problème de la pauvreté et des inégalités sociales et territoriales, la connaissance et les compétences (production du savoir et recherche) ainsi que la valorisation de la recherche, le dialogue interculturel (éventuellement création d’un Collège de la Méditerranée) et enfin l’environnement et le développement durable. En ce qui concerne l’environnement et le développement durable, le Groupe d’experts propose trois agences : – une Commission méditerranéenne du développement durable ; – un Observatoire méditerranéen de l’environnement ; – une Agence méditerranéenne de l’eau.
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Mais avec quelles ressources ? C’est le huitième thème du Rapport. On pense aux ressources de l’UE, aux contributions des autres bailleurs de fonds et à la mobilisation de l’épargne des migrants. Pour cela, il est proposé de créer une institution financière spécialisée sur la Méditerranée qui pourrait prendre la forme d’une « Banque de la Méditerranée ». Enfin, dans le neuvième thème, le Rapport de l’Institut de la Méditerranée souligne l’importance d’intégrer à l’UM les opérateurs infranationaux (régions, villes et départements). Cela ne devrait pas poser beaucoup de problèmes au Nord, mais au Sud c’est plus problématique, car les opérateurs infranationaux sont souvent trop liés aux pouvoirs centraux. 6.2. COMMENTAIRES
Le Rapport de l’Institut de la Méditerranée comprend deux volets : le premier est analytique et l’autre est propositionnel. En ce qui concerne l’analyse, le Rapport du Groupe d’experts puise largement dans les rapports annuels du réseau Femise (réseau des instituts économiques des partenaires euro-méditerranéens) financé par l’UE. Il s’agit essentiellement d’un bilan, sans complaisance, du Processus de Barcelone et de la Politique de Voisinage dont on souligne les limites et mêmes les incohérences. Mais le Groupe se garde bien de rejeter en bloc les politiques européennes qu’il qualifie de « dispositifs centraux ». C’est donc au niveau des propositions que le Groupe de l’Institut de la Méditerranée entend apporter une contribution significative, voire un « correctif », au projet initial du président français. Ainsi, dans le souci de ne pas dresser l’Allemagne contre le projet d’UM, le Groupe estime que l’Allemagne doit en être « un des moteurs ». C’est une réponse à une objection majeure de la part de l’Allemagne qui se sentait indûment écartée. Mais si on invite l’Allemagne en tant que « moteur », pourquoi écarter les autres pays ? Pourquoi ne pas faire de l’UM un projet européen ? Ce sont les deux questions qui ont été au cœur des discussions informelles entre Sarkozy et la chancelière allemande, Angela Merkel, le 3 mars 2008 et sur lesquelles le président français s’est vu contraint de faire des concessions puisqu’il accepte désormais que le projet d’UM soit étendu à l’ensemble des pays de l’UE. De fait, le projet franco-allemand est soumis au Conseil européen du 13 mars et dûment avalisé. Sur la question turque, le Rapport suggère que l’UM ne soit pas présentée comme une alternative à la volonté d’adhésion de la Turquie : en ceci, il corrige sérieusement et utilement les premiers propos de Nicolas Sarkozy. C’est sur la question du lien de l’UM avec les autres politiques européennes que le Rapport cafouille et s’empêtre dans des formulations alambiquées : c’est n’est pas un projet « substituable » aux dispositifs européens,
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mais simplement « complémentaire », car fondé sur une « stratégie politique commune spécifique », axée sur une « économie relationnelle ». De quelle stratégie s’agit-il ? Et en quoi elle est « commune » ? En quoi elle est spécifique ? A-t-on discuté de ce point avec les partenaires du Sud ? Quel est le principal champ d’intervention de l’UM ? Le Groupe répond : « tout ce qui n’est pas des compétences exclusives de l’UE » − notamment la formation, l’éducation et la culture − ou les domaines insuffisamment traités par l’UE comme les infrastructures, l’environnement, l’équilibre social et territorial et la gestion de l’eau. Mais faut-il pour cela mettre en place une nouvelle politique ? N’y aurait-il pas lieu d’approfondir le Processus de Barcelone comme le souhaitent les Allemands et faire l’économie d’une initiative qui divise ? Faut-il inviter dans l’UM des pays toujours en conflit, comme au Moyen-Orient ? On aurait pu penser que le Groupe eût tiré les leçons du Processus de Barcelone pour ne pas tomber dans le même piège. Et bien non : il réitère sa préférence pour inviter tous les riverains, même ceux en conflit, sous le fallacieux argument que « la solution des conflits ne doit pas être un pré-requis pour participer à l’UM ». On sait pourtant combien le pourrissement du conflit israélo-arabe avait largement contaminé le Processus de Barcelone. En ce qui concerne l’architecture institutionnelle, le Groupe penche pour une Coopération renforcée, comme ce qui se passe dans la Mer Baltique, mais, en même temps, il craint que l’appellation « Coopération renforcée » ne fasse apparaître l’UM comme une « initiative européenne ». Donc pas de proposition définitive sur cette question. Cela vaut également pour la définition du périmètre : le Groupe veut le limiter aux pays riverains, mais l’ouvrir en même temps à tout État désirant y adhérer. Par conséquent, si les vingt-sept pays de l’Union européenne décident d’en faire partie, on se retrouve avec un Barcelona plus. On retrouve la même imprécision en ce qui concerne les ressources financières à mobiliser. Le Groupe pense qu’il faut frapper à toutes les portes : l’UE, les pays membres, les fonds arabes, les institutions internationales. Les transferts des immigrés sont également visés. La tâche s’annonce très rude. Faut-il créer une institution financière spécialisée ou une Banque méditerranéenne ? Le Groupe penche pour une Banque méditerranéenne, mais on n’en sait pas davantage sur le mandat, la structure, les objectifs, les synergies avec d’autres Institutions financières notamment la Banque européenne d’investissements. Soyons indulgents : c’est un rapport exploratoire qui ne peut répondre à toutes les questions. Mais il a le mérite de les avoir posées, d’avoir exploré quelques pistes de réflexion, et d’avoir aidé les politiques à reformuler les propositions initiales d’UM. C’est ce que révèle la lecture du Rapport de la Commission parlementaire française présidée par le député Bernard Muselier et dont le rapporteur est M. Jean-Claude Guibal.
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6.3. LE RAPPORT DE LA COMMISSION PARLEMENTAIRE
Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale française, le 5 décembre 2007, le Rapport de la Commission parlementaire emprunte beaucoup au Groupe de l’Institut de la Méditerranée. Ainsi il parle d’un périmètre « à géométrie variable », et « modulable selon les projets », reposant prioritairement sur les pays riverains, mais il ajoute que l’UE et la Ligue des États arabes y sont membres de droit. C’est la première fois que la Ligue des États arabes est mentionnée. Le Rapport de la Commission rejoint également le Rapport de l’Institut de la Méditerranée en ce qui concerne l’architecture institutionnelle. Mais le Haut Commissariat devient le G-MED. Puis il y a les Agences spécialisées. Mais le Rapport de la Commission parlementaire omet le dispositif d’audit et plaide pour une Assemblée parlementaire de la Méditerranée. Le Rapport propose naturellement de ne pas dupliquer les institutions existantes et de maintenir un lien avec l’UE : il va même jusqu’à prôner « une Charte de partenariat entre l’UM et l’UE » dont les axes principaux seraient : participation de droit de l’UE aux instances de l’UM, respect de l’acquis de Barcelone, affirmation que l’appartenance à l’UM n’est pas une alternative à l’adhésion. Pour ce qui est des projets prioritaires, le Rapport de la Commission parlementaire souligne l’importance de « projets concrets qui répondent aux besoins et aux attentes des populations ». Mais quel que soit le projet, il faut prévoir un mécanisme de codécision, l’implication de chaque membre sur base de « volontariat » et ouvrir le processus à la société civile. Parmi les projets qui paraissent mériter une attention particulière, le Rapport épingle : la gestion de l’eau, l’environnement et l’échange du savoir. Pour le financement, la Commission parlementaire suggère la création d’« un groupe d’investissements financiers » (GIEMED). L’objectif final de l’UM, pense la Commission parlementaire, est de « préserver la Méditerranée comme bien public commun » et d’assurer la prospérité et la sécurité de ses populations. En somme, les principaux correctifs apportés par la Commission parlementaire à la proposition initiale de Nicolas Sarkozy portent sur la nécessaire préservation de l’acquis de Barcelone, sur l’implication de l’UE et de la Ligue arabe en tant que membres de droit, et sur la déconnexion entre l’UM et la question de l’adhésion de la Turquie. Peu de nouveauté en ce qui concerne la question du périmètre géographique, des projets prioritaires et des mécanismes de financement et les possibles liens avec l’Instrument de voisinage, la facilité FEMIP et la BEI (Banque européenne d’investissements).
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6.4. L’APPEL DE ROME 26 : UNION POUR LA MÉDITERRANÉE (UPM)
Quelques jours après la présentation du Rapport de la Commission parlementaire, la diplomatie française parvient à réunir les chefs d’État et de gouvernement, de la France, de l’Italie et de l’Espagne dans un sommet tripartite, tenu à Rome, le 20 décembre 2007. Le Sommet adopte l’« Appel de Rome pour la Méditerranée de la France, l’Italie et l’Espagne ». Pour les trois pays, « l’Union pour la Méditerranée aura pour vocation de réunir l’Europe et l’Afrique autour des pays riverains de la Méditerranée », et d’instituer avec ces pays « un partenariat sur un pied d’égalité ». La valeur ajoutée de l’Union pour la Méditerranée serait de donner « un élan politique » à la coopération autour de la Méditerranée et d’assurer la mobilisation « des sociétés civiles, des collectivités locales, des associations et des ONG ». Pour les signataires de l’Appel de Rome, l’UPM aura pour vocation d’être « le cœur et le moteur de la coopération en Méditerranée et pour la Méditerranée ». À cette fin, ils conviennent d’organiser une réunion des pays riverains, le 13 juillet 2008, suivie, le lendemain, par un sommet de tous les pays riverains avec les vingt-sept pays de l’UE, afin de fixer « les principes et l’organisation de l’UPM ». En attendant la tenue du sommet, le trio franco-italo-espagnol s’engage à « identifier les domaines de coopération prioritaires, les projets les plus appropriés », l’étude de leur faisabilité et des sources de financements, et d’« envisager la liste des acteurs qui souhaiteraient s’engager dans chaque projet concret ». Dans l’Appel de Rome, les signataires prennent la précaution de présenter l’UPM comme un « complément » des autres procédures de coopérationetdedialoguedestinéà« leurdonneruneimpulsionsupplémentaire », tout en ajoutant que « le Processus de Barcelone et la Politique de Voisinage resteront centraux ». L’Appel de Rome se conclut par l’assurance que l’UPM n’interférera ni dans le processus de stabilisation et d’association pour les pays concernés, ni dans le processus de négociation en cours entre l’UE, la Croatie et la Turquie. Pour l’essentiel, l’Appel de Rome puise dans le Rapport de l’Institut de la Méditerranée et dans celui de la Commission parlementaire française. Mais on y trouve certaines inflexions qui dénotent la prise en compte des objections espagnoles et italiennes. La première inflexion concerne l’appellation du projet : désormais on parle d’Union pour la Méditerranée et non d’Union méditerranéenne. C’est une idée chère au ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos. La modification est moins banale qu’il n’apparaît à pre26. 20 décembre 2007.
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mière vue, car elle lève une ambiguïté : il ne s’agit pas d’une Union politique de la Méditerranée, au demeurant impossible à envisager aujourd’hui, mais d’un effort unifié pour la paix, la prospérité et le dialogue en Méditerranée. La deuxième inflexion concerne les promoteurs du projet. En effet, jusqu’à l’Appel de Rome, le projet d’Union méditerranéenne apparaissait clairement comme une « idée française ». Avec l’Appel de Rome, l’UPM devient une initiative commune de la France, de l’Italie et de l’Espagne. Mais cela est loin d’apaiser les craintes et les suspicions d’autres pays européens, comme l’Allemagne. Celle-ci, en effet, considère qu’elle est aussi un pays méditerranéen en raison du volume de ses échanges avec les pays du Sud et de l’importance de sa population immigrée d’origine méditerranéenne, notamment turque. Aussi Nicolas Sarkozy s’est-il senti contraint de s’en expliquer avec Angela Merkel le 2 mars 2008, finissant même par accepter ce qu’il avait toujours refusé, que l’UPM soit élargie à tout les pays de l’UE. À partir de cette concession, pourquoi organiser un double sommet : celui des riverains (le 13 juillet) et celui, plus élargi, entre tous les riverains et tous les pays de l’UE ? La troisième inflexion, déjà présente dans le Rapport de l’Institut de la Méditerranée et dans celui de l’Assemblée nationale française, concerne la Turquie. L’Appel de Rome déconnecte l’UPM du projet d’adhésion de la Turquie. En prenant une position en flèche contre l’adhésion de la Turquie, le président français avait suscité une levée de boucliers et crispé ses interlocuteurs turcs. En déliant les deux questions, on lève un obstacle et on favorise l’implication de la Turquie dans l’UPM. L’Appel de Rome vise à rassurer tout le monde, mais il ne garantit nullement un décollage facile pour l’UPM. Il demeure encore beaucoup d’incertitudes quant aux objectifs, aux structures, au financement, aux participants, voire même à sa réelle valeur ajoutée.
7. L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE AU CONSEIL EUROPÉEN27 On aurait pu penser, après les âpres tractations franco-allemandes, que le projet d’Union méditerranéenne allait figurer en bonne place dans les conclusions de la Présidence du Conseil européen du 13-14 mars 2008. Et bien que l’on se détrompe : le projet non seulement occupe une Annexe 1 et comporte cinq lignes, mais en plus il est présenté sous une nouvelle appellation : « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Voici, in extenso, le paragraphe qui lui est consacré : 27. 13-14 mars 2008.
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« Le Conseil européen a approuvé le principe d’une Union pour la Méditerranée qui englobera les États membres de l’UE et les États riverains de la Méditerranée qui ne sont pas membres de l’UE. Il a invité la Commission à présenter au Conseil les propositions nécessaires pour définir les modalités de ce que l’on appellera “Le Processus de Barcelone : une Union pour la Méditerranée”, en vue du sommet qui se tiendra à Paris, le 13 juillet 2008 ». Ainsi l’UE a eu le dernier mot : l’Union pour la Méditerranée ne sera qu’une relance du Processus de Barcelone. Ce qui était présenté comme « une grande vision » pour sortir des sentiers battus des politiques communautaires « trop centrées sur le commerce », est tout bonnement transformé en un « projet édulcoré ». Je subodorais les résistances de l’UE et conseillais d’« avoir l’UE avec soi que contre soi » dès le lancement du projet. Je rappelais combien l’UE serait rétive à financer un projet qui ne recevrait pas son aval. Après tout, l’adage populaire ne dit-il pas que « celui qui paie l’orchestre, choisit la partition » ? Le passage d’une Union pour la Méditerranée au « Processus de Barcelone : une Union pour la Méditerranée » est plus qu’un glissement sémantique banal. Il réintègre le projet dans « le giron européen », il pose le problème du partage du fardeau financier lors de la mise en place des nouvelles Institutions, il complique la prise de décision avec le projet d’une présidence bicéphale, d’un comité permanent et d’un secrétariat. Alors qu’au départ, l’on souhaitait un cadre allégé, et donc efficace (pays méditerranéens), qui soit plus petit que la Politique de Voisinage avec ses quarante-trois membres et plus efficace que le Processus de Barcelone avec ses trente-neuf membres (depuis l’intégration de la Mauritanie et de l’Albanie en 2007), nous voilà avec un projet comprenant potentiellement les vingt-sept pays de l’UE + dix pays arabes + Israël + cinq pays de la Méditerranée orientale et adriatique : soit quarante-trois pays. C’est donc soit une Politique de Voisinage bis, soit Barcelone plus, mais sans aucune garantie que le nouveau-né soit plus vigoureux que les précédents. Probablement le président français ne pouvait que souscrire à ce compromis, pour ne pas dresser l’UE et ses grands États contre le projet. Mais est-ce une victoire de la diplomatie française, comme le déclare Nicolas Sarkozy lui-même ? Oui, si on considère que l’initiative française a permis de relancer le débat autour de la Méditerranée. Non, puisque l’UE a fini par récupérer l’initiative, se l’approprier et l’intégrer au « Processus de Barcelone ».
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7.1. ANALYSE DE LA COMMUNICATION DE LA COMMISSION SUR « LE PROCESSUS DE BARCELONE : UNION POUR LA MÉDITERRANÉE » 28
Le Conseil européen des 13 et 14 mars 2008 avait chargé la Commission de présenter des propositions en vue de définir les modalités de la mise en œuvre de ce qui désormais s’appelle Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée. La Commission a rendue publique la dernière mouture de sa communication en mai 2008. Elle servira de base de discussion jusqu’à la tenue du Sommet du 13 juillet. La communication corrige les propositions initiales françaises sur une série de questions, tout en prenant en considération trois éléments d’orientation générale de la diplomatie française : donner une impulsion politique renouvelée au plus haut niveau (sommets réguliers euro-méditerranéens), une révision du mode de fonctionnement sur une base paritaire (co-décision et égalité) et enfin le lancement de projets concrets. Quel est donc le diagnostic que fait la Commission et comment définitelle les modalités de ce « nouveau projet » ?
7.1.1. Diagnostic Tout d’abord, la Communication rappelle la centralité du Processus de Barcelone : « En tant que partenariat englobant trente-neuf gouvernements et plus de 700 millions d’habitants, il a offert un cadre favorable à un engagement et à un développement constants ». C’est « l’unique enceinte dans laquelle l’ensemble des partenaires […] s’engagent dans un dialogue constructif », même si, reconnaît la Communication, « la persistance du conflit au Moyen-Orient a cependant soumis le partenariat à dure épreuve ». Le partenariat, poursuit la Communication, a permis de faire avancer les réformes politiques et la démocratie participative, mais cet objectif « a été tempéré par les événements mondiaux et régionaux ». Malgré cela, il y a un acquis non négligeable, la société civile « occupe une place désormais plus centrale dans le processus », ainsi que le dialogue interculturel, dont la Fondation Anna Lindt pour le dialogue des cultures en est l’expression la plus nette. Sur un autre registre, la Communication rappelle que l’UE reste le « principal partenaire » des pays méditerranéens. La libéralisation progressive a donné un coup de fouet aux échanges et des améliorations ont été constatées sur le plan macro-économique et en ce qui concerne les indicateurs du développement humain. Certes, la question des exportations agricoles pose toujours problème ainsi que la lenteur de la libéralisation 28. COM (2008)319/4.
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des services. Quant à la faible attractivité de la région pour les investissements, elle s’expliquerait, selon la Commission, par une gouvernance économique insuffisante, une insuffisance de la croissance et la poursuite de la croissance démographique. « L’effet combiné de ces lacunes a été un processus plus lent que prévu » qui n’a pas permis de diminuer l’écart de prospérité entre l’UE et ses partenaires. Dans cet état de fait, « le manque de prise de responsabilités de la part des partenaires méditerranéens est une source de préoccupations partagées », peut-on lire dans la Communication qui regrette, cependant, « l’absence d’équilibre institutionnel » entre l’UE et ses partenaires. Ayant fait ce constat mitigé, la Commission se dit consciente du manque de visibilité du Processus de Barcelone et souligne l’importance d’un engagement accru et de nouveaux catalyseurs pour « transformer les objectifs de Barcelone en réalités concrètes ». Le moment est donc venu d’insuffler un nouvel élan au Processus de Barcelone. Tout en insistant sur la validité du cadre du Processus de Barcelone, « épine dorsale des relations euro-méditerranéennes », la Commission estime que le nouveau projet sera « un partenariat multilatéral » axé sur des projets régionaux et transnationaux, et englobant tous les pays de l’UE et tous les pays riverains. Ce nouveau projet viendra compléter les relations bilatérales et imprimera un nouvel élan au Processus de Barcelone. Le Sommet du 13 juillet sera un moment fort couronné par « une déclaration politique » et la présentation d’une courte liste de projets-phare.
7.1.2. Un meilleur partage des responsabilités C’est sur les aspects institutionnels que la Communication apporte des précisions opportunes à un projet qui, jusqu’ici, restait flou.
a) Coprésidence Il semble que cette question recueille un soutien général car elle « augmentera et améliorera l’équilibre et l’appropriation commune de notre coopération ». Elle s’exercera sur l’ensemble du partenariat. Du côté européen, la présidence doit « être compatible avec les dispositions régissant la représentation extérieure de l’UE », ce qui signifie que la France pourra assumer la présidence, du côté européen, jusqu’à fin 2008. Après cette date, et dès l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la présidence, du côté européen sera exercée par le Président du Conseil européen et le président de la Commission (au niveau des chefs d’État et de Gouvernement) et par le Haut Représentant (au niveau des Ministres des affaires étrangères). Du côté des pays méditerranéens, la présidence se fera par consensus et le mandat est fixé pour deux ans.
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b) Comité permanent conjoint (CPC) Pour améliorer la gouvernance générale du projet, la Commission propose un Comité permanent conjoint, basé à Bruxelles et constitué des représentants permanents des différentes missions concernées présentes à Bruxelles. Ce comité devra : – préparer les réunions des hauts fonctionnaires et du Comité euroméditerranéen ; – assister les co-présidents dans la préparation des sommets ; – servir de mécanisme de réaction rapide.
c) Secrétariat La Commission estime que le rôle du secrétariat consistera essentiellement à formuler des propositions d’initiatives conjointes et d’assurer le suivi des décisions prises. Le secrétariat « pourrait avoir une personnalité juridique distincte et un statut autonome ». Il sera composé de « fonctionnaires détachés des participants au processus ». Il sera présidé par un Secrétaire général et un Secrétaire général adjoint. C’est le secrétaire général qui désignera les membres du secrétariat selon les critères de compétence et d’équilibre géographique. La rétribution des fonctionnaires sera à charge des administrations respectives. Le siège du secrétariat est encore à déterminer.
7.1.3. Sélection des projets Les projets sélectionnés devront favoriser la cohésion et l’intégration régionales et développer les interconnexions entre infrastructures. Ils devraient, selon la Commission, constituer des « projets visibles et pertinents pour les citoyens de la région ». Dans leur sélection, les éléments suivants seront pris en compte : – le caractère régional, sous-régional et transnational ; – la taille, la pertinence et l’intérêt ; – le développement équilibré et durable ainsi que l’intégration, la cohésion et les interconnexions régionales ; – la faisabilité financière ; – leur maturité pour être lancés rapidement. La Commission propose quatre projets qu’elle estime prioritaires : 1) autoroutes de la Mer ; 2) dépollution de la Méditerranée et gouvernance environnementale ; 3) protection civile ; 4) plan solaire méditerranéen.
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7.1.4. Financement La Commission prévient que « les priorités fixées dans le programme indicatif national resteront d’application et aucune contribution communautaire potentielle aux nouveaux projets régionaux ne sera financée au détriment des dotations budgétaires bilatérales provenant de l’Instrument européen de Voisinage et de partenariat ou de l’Instrument de préadhésion ». Pour la Commission, il faut trouver des moyens financiers supplémentaires pour financer les nouveaux projets régionaux. L’UE ne prendra en considération que « certains projets répondant aux objectifs des programmes régionaux ». Par conséquent, le financement supplémentaire devra venir du secteur privé, des contributions des partenaires méditerranéens, des institutions internationales, de la BEI et surtout de FEMIP (facilité euroméditerranéenne d’investissement et de partenariat) et de la facilité d’investissement dans le cadre de la Politique de Voisinage. 7.2. COMMENTAIRE SUR LA COMMUNICATION
Bien qu’un communiqué de l’Élysée ait affirmé que les autorités françaises approuvent le diagnostic de la Commission, nul doute que la Communication de la Commission suscite des grincements de dents. En insistant lourdement sur le cadre de Barcelone, la Commission vide l’initiative française de sa « force symbolique » et la réduit à une simple « réactualisation du Processus de Barcelone ». Cela ne plaît guère aux Français, même s’ils affichent un appui de pure forme. De même, alors qu’à l’origine, l’Union méditerranéenne était censée refléter un nouvel activisme français en Méditerranée, la Commission réduit l’ambition française à un simple complément des relations bilatérales de l’UE. Cela est patent dans toute la Communication. Ainsi le nouveau projet impliquera « tous les États de l’UE et les États riverains ». Quant à la France, elle pourra prétendre à la présidence, du côté européen, mais jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne prévue pour le 1er janvier 2009, à moins naturellement que les votes négatifs des Irlandais du 12 juin 2008 ne viennent retarder la mise en place de la nouvelle architecture institutionnelle prévue par le Traité simplifié, auquel cas c’est le pays qui présidera le Conseil européen à partir du 1er janvier 2009 qui normalement devra assumer la Présidence de l’Union pour la Méditerranée, côté européen, au grand dam de Nicolas Sarkozy. Sur la question du financement, l’UE ne mettra pas de nouvelles ressources dans les nouveaux projets au détriment de ses engagements dans les programmes indicatifs régionaux. Certes, certains projets « répondant aux programmes régionaux de l’UE » pourraient être pris en considération. Mais l’UE n’ira pas au-delà. En outre, si un projet bénéficie de
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plusieurs types de financement, qui va en assurer le suivi ? N’y a-t-il pas un risque qu’Hervé de Charrette appelle « enchevêtrement des procédures »29 ? Peut-être faut-il songer à une institution financière. Mais les propositions se télescopent beaucoup plus qu’elles ne se complètent : une Banque de développement pour la Méditerranée ? Une BEI méditerranéenne ? Ou de simples agences de conseil, de garantie et d’apport en fonds propres (telle la proposition italo-espagnole de création d’une telle agence pour les PMEPMI pour les aider à investir dans la Rive Sud) ? Et enfin, s’il faut recourir au secteur privé, aux fonds souverains des États du Golfe, aux contributions des États méditerranéens, à la BEI et aux institutions internationales pour assurer l’essentiel du financement des projets sélectionnés, quel serait le rôle de l’UE ? Qui va assurer l’audit financier ? Sur un autre registre, pourrait-on empêcher les Américains, les Chinois, les Russes et d’autres encore de répondre aux appels d’offres ? Quant aux projets considérés comme prioritaires par la Commission, ils ne recouvrent pas tous les projets identifiés par les conseillers de Sarkozy, comme les questions de l’eau (accès, assainissement et gestion), la sécurité de l’approvisionnement énergétique, le transport terrestre, la formation professionnelle et les échanges universitaires, etc. Mais disons, à la décharge de la Commission, qu’il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive. Ainsi, une chose est sûre : la Commission est surtout préoccupée par le souci d’empêcher la division de l’UE. Elle a donc écorné et revu à la baisse le projet initial. Ce qu’elle propose ressemble très peu à l’idée que se faisait Sarkozy de l’Union méditerranéenne. Ainsi, l’Union européenne, à l’instigation de l’Allemagne, a réussi magistralement à marquer son territoire. Deux jours après la publication de la Communication de la Commission, Juan Manuel Barroso ne mâche pas ses mots : « La Méditerranée est sans doute la région la plus critique pour l’avenir de l’Europe […] La France doit donc jouer le jeu européen, sans arrogance, sans hégémonie, y compris dans son intérêt national »30. En ce qui concerne l’architecture institutionnelle, on comprend aisément que la coprésidence, du côté méditerranéen, soit choisie « par consensus », car une coprésidence rotative aurait été un casse-tête infernal dans le contexte actuel de pays en situation de conflit. Mais si l’Égypte assure la première coprésidence (comme cela est envisagé), où placer le siège du secrétariat ? Le Parlement européen estime dans sa résolution du 5 juin 2008 que le nouveau secrétariat « devrait être intégré dans les services de la Commission et pourrait comprendre des fonctionnaires détachés par tous les participants au processus ». Au Sud, on ne semble pas partager cet avis et certains pays du Maghreb ont déjà proposé leur candi29. H. de Charrette, « Union pour la Méditerranée : le Sud doit se faire entendre », in Arabies, juin 2008, p. 4. 30. La Croix, 22 mai 2008.
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dature pour accueillir le siège. Si cette option est retenue, est-ce que la Tunisie, le Maroc ou l’Algérie, accepteront que des fonctionnaires israéliens viennent travailler dans un secrétariat qui serait installé dans un de ces pays maghrébins ? La question est encore sans réponse. Mais cela en dit long sur les problèmes à venir. Un autre problème se pose : si on intègre le projet d’Union pour la Méditerranée au cadre de Barcelone, comment traiter les pays riverains de la Méditerranée, invités au Sommet de Paris mais qui ne sont pas membres du Processus de Barcelone (Croatie, Monténégro, Bosnie et Libye) ? La Commission ne répond pas à la question. Mais le Parlement européen y répond, dans sa résolution du 5 juin 2008. En effet, le Parlement européen « invite les pays qui ne font pas partie du Processus de Barcelone à faire leur acquis de Barcelone de manière à poursuivre les mêmes objectifs », tout en donnant l’assurance, qu’en sa qualité de branche de l’autorité budgétaire de l’Union, il est « disposé à collaborer à la mise sur pied d’un cadre institutionnel du Processus de Barcelone-Union pour la Méditerranée ». Mais a-t-on consulté ces pays et sondé leurs intentions quant à l’adoption de l’« acquis de Barcelone » ? On voit bien qu’en dépit des précisions fournies par la Communication de la Commission, beaucoup de questions qui restent en suspens, notamment la présence dans la nouvelle structure de membres qui ne sont pas partie prenante dans le Processus de Barcelone, ce qui ne manquera pas de poser de sérieux problèmes institutionnels et financiers31. Mais il y a une conviction commune : l’accumulation des défis en Méditerranée n’autorise aucune tergiversation. Il faut aller de l’avant. Mais la route ne sera pas semée de pétales de roses. Plusieurs réactions, émanant de sources diverses, viennent en effet assombrir le climat. Du côté européen, certains pays européens considèrent que l’intérêt renouvelé porté à l’espace méditerranéen risque de détourner l’attention des problèmes de l’Est européen. Ainsi la Pologne et la Suède proposent un projet visant à resserrer les liens avec les pays de l’Est et du Caucase (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan). « Nous pensons que ces pays doivent faire partie de la famille européenne », déclare le ministre polonais des Affaires étrangères, Nikolaj Dowgielewicz, avant d’ajouter : « En Pologne, nous faisons […] la distinction suivante : au Sud nous avons des voisins de l’Europe, à l’Est, nous avons des voisins européens […] Et c’est une grande différence »32. Du côté arabe, la réaction libyenne a étonné par sa sévérité. À l’ouverture d’un mini-sommet (pays maghrébins + la Syrie) réuni, à Tripoli, le 9 juin 2008, pour traiter de la question de l’Union pour la Méditerranée, le 31. E. Soleri Lecha, Barcelone Process : Union for the Mediterranean, Documento de trabajo, n° 28, Barcelone, Cidop, 2008, p. 28. 32. Cité par le Courrier International, 27 mai 2008.
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dirigeant libyen s’est lancé dans une diatribe acérée : « Nous sommes de pays membres de la Ligue arabe et aussi de l’Union africaine et nous ne prendrons en aucun cas le risque de diviser nos rangs […] Il faut que nos partenaires (européens) comprennent bien cela ». Avant d’ajouter, sur un ton outragé : « Nous ne sommes ni des affamés ni des chiens pour qu’ils nous jettent des os »33. On ne peut être plus tranchant. Mais il ne faut pas trop hâtivement qualifier la position libyenne de « fantasque ». Ce qui, probablement, a le plus exaspéré le président libyen c’est la récupération du projet français par l’UE, au nom de la solidarité et de la cohésion. Car, au départ, la Libye ne voyait pas d’un mauvais œil l’initiative française car elle offrait à la Libye un « nouveau cadre », dans un périmètre limité, ce qui présentait, pour elle, un double avantage : la Libye ne se sentait pas contrainte d’accepter l’acquis de Barcelone et elle pouvait espérer jouer un rôle important dans un projet limité aux riverains. Le cadre nouveau lui impose pratiquement d’accepter, comme le propose le Parlement européen, l’acquis de Barcelone, et dilue son possible rôle dans un espace élargi. La Tunisie reste favorable au projet et espère accueillir le siège du nouveau secrétariat. Cet accueil est d’autant plus enthousiaste que la participation n’est liée à aucune conditionnalité d’ordre politique. Le Maroc dit appuyer le nouveau projet, mais fondamentalement, ce qui intéresse ce pays magrébin c’est un Statut avancé avec l’Union européenne en tant que telle (objectif atteint en octobre 2008). L’Égypte, tiède au début, semble plus enthousiaste depuis que Sarkozy a fait miroiter la possibilité, pour le président Moubarak, d’occuper le poste de co-président du côté des pays du Sud. Quant à la Syrie, elle ne voit le nouveau projet que comme un moyen d’accroître sa respectabilité internationale à un moment où les Américains la cataloguent dans le groupe de l’« axe du mal ». À dire vrai, malgré les positions officielles affichées, il y a comme un malaise dans tous les pays arabes qui s’expliquerait par l’étonnement devant tant d’initiatives européennes et surtout par le sentiment que ce nouveau projet, comme les précédents, les force à normaliser leurs relations avec Israël, avant la réconciliation. Soucieux de ménager le sentiment populaire, surtout depuis l’évaporation du rêve d’Annapolis et la poursuite de la colonisation israélienne, certains dirigeants préviennent qu’ils refuseraient ce que Le Nouvel Observateur a qualifié de « chorégraphie du Sommet qui donnerait l’impression d’une normalisation de leurs relations avec Israël »34. Le ministre algérien des Affaires étrangères, Mourad Medelci, le rappelle sans détours : « Ce n’est pas l’UPM qui doit faire la normalisation entre Israël et les pays arabes […] Le processus de normalisation relève d’un autre débat ». 33. Cité par Le Figaro, 10 juin 2008, et El Pais : El Magreb da la espalda a Sarkozy, 12 juin 2006. 34. Le Nouvel Observateur, 7 juin 2008.
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Venant d’un ministre algérien, le propos peut paraître saugrenu, car l’Algérie participe depuis 1995 au Processus de Barcelone, en compagnie d’Israël. En réalité, ce qui a beaucoup choqué les pays arabes, c’est de voir les médias européens, surtout français, commémorer le soixantième anniversaire de la création de l’État d’Israël (en mai 2008), alors que cette création a signifié, du point de vue arabe, la dé-existence palestinienne et la Nakba (la catastrophe) de tout un peuple. En outre, le projet d’un rehaussement des liens entre l’UE et Israël, au cœur des discussions de la Commission mixte UE-Israël, réunie le 16 juin 2008, ne pouvait tomber plus mal. Les Arabes, ainsi que de nombreuses personnalités européennes, ont considéré que le projet était, le moins qu’on puisse dire, « inopportun » quant à son timing, et envoyait un « message erroné » quant à son principe. Ils auraient été d’autant plus refroidis à l’égard de l’Union pour la Méditerranée qu’ils percevaient la France comme principal avocat de relations renforcées entre l’UE et Israël. Sur un autre plan, une phrase de la résolution du Parlement européen semble avoir éveillé également leurs soupçons. En effet, dans son article 8, la résolution du Parlement du 5 juin 2008, rappelle que « le pays assurant la présidence devrait inviter aux sommets et aux réunions ministérielles tous les pays participant au Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Est visée clairement dans ce propos la participation d’Israël. Tout cela semble confirmer aux yeux de certains pays arabes que l’intégration d’Israël dans tout projet méditerranéen prime sur toute autre considération. Et le fait que les officiels et les médias européens n’ont de cesse de rappeler qu’Israël « est la seule démocratie de la région » face à des dirigeants arabes qualifiés, en privé par certains officiels et en public par les médias, de « fantasques », « farfelus », et « corrompus » ne fait qu’aggraver un malentendu profond. Les journalistes et les intellectuels arabes demeurent partagés quant à l’ensemble du projet. Sans optimisme débordant, sans adhésion franche, mais sans rejet total. Dans ces milieux, la participation d’Israël fait toujours problème : « le fait de côtoyer (ce pays), écrit le professeur Chems Eddine Chitour, le rendrait discrètement et inexorablement fréquentable », et « accepter de siéger dans ces conditions cautionnerait la politique d’apartheid et colonialiste contre les Palestiniens »35. D’autres reprochent à l’UE d’assigner aux pays du Sud le rôle ingrat de garde-frontières, voient dans le projet « UPM » une stratégie subtile pour barrer la route aux concurrents chinois, russes et américains, ou simplement regrettent la multiplication d’initiatives en Méditerranée. D’autres encore, estiment qu’il faut d’abord promouvoir les contacts et pas seulement signer des contrats, donner la priorité aux liens plutôt qu’aux biens. Jolies formules certes, mais qui met35. « Union pour la Méditerranée : Pourquoi l’Algérie doit refuser d’y adhérer ? », www.millebords.org/spip.php ?article 8652
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tent en exergue une exigence réelle : l’appropriation du projet par les sociétés civiles. Cela signifie, du point de vue de certains intellectuels arabes, que tout projet euro-méditerranéen doit se fonder sur l’appropriation commune (réelle et non virtuelle) et sur le co-développement. Ce qui suppose d’en finir avec des politiques surannées qui ne regardent les pays du Sud que comme des « auxiliaires de police ayant pour charge la protection des sources d’approvisionnement en énergie, l’entretien […] d’un marché captif pour les produits finis européens et la garde, sur leur territoire, de populations potentiellement candidates à l’émigration »36. Tout aussi fondamentale est la préoccupation de nombreux intellectuels arabes quant à la possible dilution des principes de bonne gouvernance et de démocratie dans le nouveau projet, au nom de la realpolitik ou sous l’effet de l’urgence. Déjà, en se rendant en Tunisie, Nicolas Sarkozy a donné le ton : « Personne ne peut se poser en censeur […] et je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais […] de m’ériger en donneur de leçons ». Naturellement il n’arriverait à l’esprit d’aucun intellectuel arabe de demander à l’Europe de donner des leçons en matière de démocratie. Mais les intellectuels arabes démocrates souhaitent que, dans les projets et dans les structures du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », les sociétés civiles, qui ont un véritable ancrage social dans leurs pays d’origine, soient véritablement impliquées. Un projet qui demeure cantonné au monde des entreprises, aux conférences ministérielles, et aux sociétés de conseil, risque de perdre en crédibilité pour les citoyens et finira, comme les précédents, à sombrer dans l’indifférence.
8. LE SOMMET DE PARIS POUR LA MÉDITERRANÉE (13 JUILLET 2008) Écrivant dans le journal Le Monde, deux jours avant la tenue du Sommet, Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, fait siens les aménagements de l’UE apportés à l’initiative française, tout en réitérant que le projet d’Union lancé par le président Sarkozy est « une grande idée, simple mais ambitieuse, audacieuse mais concrète »37. Le ministre souligne les efforts de la diplomatie française pour apaiser les craintes des pays du Sud et du Nord et rencontrer leurs préoccupations. Il se réjouit naturellement de la tenue du Sommet, voulu par le président français et préparé en si peu de temps. « Pour qui connaît les ressentiments de ces peuples enchevêtrés, cette rencontre est déjà un succès historique », renchérit-il. 36. M. Chafiq Mesbah, « UPM, utopie ou réalité : un point de vue algérien », in Défense Nationale et Sécurité Collective : Union pour la Méditerranée, Paris, Cerem, 2008, p. 43. 37. « L’Europe, l’avenir passé par la Méditerranée », in Le Monde, 11 juillet 2008, p. 18.
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Et effectivement, elle l’est, mais surtout pour la diplomatie française. Mais il faut reconnaître que la diplomatie française a été largement aidée par un faisceau de circonstances positives : – l’impasse libanaise venait d’être brisée, suite à l’accord de Doha qui a abouti à l’élection d’un nouveau président (Michael Suleiman) ; – un nouveau gouvernement libanais était formé, à l’arrachée, quelques jours avant le sommet ; – une trêve entre le Hamas et Israël négociée sous l’égide de l’Égypte, venait d’entrer en vigueur ; – des pourparlers entre Israël et la Syrie étaient engagés grâce à une médiation turque ; – les négociations sur des échanges humanitaires entre Israël et le Hizbollah débouchaient sur un heureux dénouement. C’est donc dans un climat apaisé que se réunit le Sommet de Paris. Trois chefs d’État du Sud font cependant défection : le président libyen, et les rois du Maroc et de Jordanie. Bachar El Assad, président de Syrie, y est présent mais les honneurs qui lui sont faits, suscitent des grincements de dents : « Ce projet a-t-il été créé afin de contourner les engagements pris en faveur des droits humains ? », s’émeut Amnesty International. « Ce n’est pas en maintenant la porte close que l’on fait progresser les choses dans le bon sens », rétorque le Président de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée française, Axel Poniatowski. À vrai dire, derrière la réhabilitation de la Syrie se dessine un enjeu stratégique : a) amener la Syrie à reconnaître la pleine souveraineté du Liban avec tout ce que cela comporte (notamment un échange d’ambassadeurs) ; et b) l’inciter à prendre ses distances par rapport à l’Iran, puissance perçue comme le trouble-fête de la région. En revanche, la présence d’Ehud Olmert, premier ministre d’Israël, ne suscite pas les mêmes réactions indignées. L’occupation de la Cisjordanie et du Plateau du Golan, la poursuite de la colonisation, et la question des 8 500 détenus palestiniens (dont 300 mineurs) qui moisissent dans les prisons israéliennes, ne sont même pas évoquées, mais tous les médias se réjouissent du fait qu’Arabes et Israéliens se trouvent assis autour de la même table. Du côté européen, les vingt-sept pays membres de l’UE sont au rendezvous, au grand complet, ainsi que le Président de la Commission, le Haut Représentant et le Président du Parlement européen. L’Allemagne est représentée par la Chancelière, Angela Merkel, qui a droit à des égards particuliers sans doute pour faire oublier la crise du couple franco-allemand sur l’Union Méditerranéenne, qui, aux dires d’un spécialiste, « a été la plus grave depuis l’unification allemande »38. 38. H. Stark, Institut français des Relations internationales, cité par Libération, 12 juillet 2008, p. 4.
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8.1. ANALYSE DE LA DÉCLARATION DE PARIS SUR L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE
La Déclaration signée par les quarante-trois représentants (de pays, territoires palestiniens et principauté de Monaco) est un calque de la Déclaration de Barcelone, adoptée en novembre 1995. Elle établit d’abord la philosophie générale de ce « nouveau partenariat multilatéral et renforcé ». Pour les signataires, il s’agit surtout d’une « ambition stratégique pour la Méditerranée », traduisant « un engagement résolu en faveur de la paix, de la démocratie, de la stabilité régionale et de la sécurité à travers la coopération et l’intégration régionale ». Sur ce registre, sont évoquées : – les mesures pratiques afin de prévenir la prolifération nucléaire et l’accumulation excessive d’armes conventionnelles ; – les mesures visant au renforcement de la « démocratie et du pluralisme » et au « plein respect des droits de l’homme, y compris les droits économiques, sociaux et culturels, civils et politiques ». Sont épinglés, ici, « le renforcement du rôle des femmes dans la société », « le respect des minorités » et « le dialogue culturel » ; – le soutien au processus de paix israélo-palestinien et aux négociations entre la Syrie et Israël ; – la condamnation du terrorisme sous toutes ses formes et manifestations. Les signataires se disent « déterminés à mettre intégralement en œuvre le Code de conduite en matière de lutte contre le terrorisme » et à « agir sur les facteurs qui favorisent la propagation du terrorisme » et rappellent qu’« ils rejettent totalement les tentatives d’associer une religion ou une culture, quelle qu’elle soit, au terrorisme ». Puis les quarante-trois signataires s’accordent sur les principes généraux qui doivent guider l’action collective : – responsabilité « mieux partagée » ; – pertinence des Projets et meilleure visibilité ; – partenariat englobant, fondé sur le « consensus » ; – implication de la société civile, des autorités locales et régionales, ainsi que du secteur privé. En ce qui concerne les objectifs principaux, la Déclaration affirme que le nouveau partenariat « s’appuiera sur l’acquis de Barcelone », tout en soulignant que « le moment est venu d’insuffler un élan nouveau et durable au Processus de Barcelone », grâce à « des efforts accrus et de nouveau catalyseurs », notamment le « rehaussement du niveau politique des relations de l’UE avec ses partenaires méditerranéens » (coprésidence, sommets bisannuels se tenant alternativement dans les pays de l’UE et dans les pays MED,
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renforcement du rôle de l’Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne, mise à contribution de la Fondation Anna Lindt). Un autre objectif est de faire de l’Union pour la Méditerranée une Union de projets. Par conséquent, seront sélectionnés, en priorité, les projets susceptibles de rendre les relations UE-MED « plus concrètes et plus visibles » (dépollution, autoroutes maritimes et terrestres, plan solaire, université euro-méditerranéenne, développement des entreprises). 8.2. COMMENTAIRE SUR LA DÉCLARATION DE PARIS
La Déclaration de Paris reprend les principes énoncés et les propositions faites dans la Communication de la Commission de mai 2008. On peine à y repérer un quelconque apport ou correctif en provenance du Sud. Peut-être pourrait-on en déceler une petite trace dans l’évocation « des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques », dans la dissociation entre « religion et terrorisme », dans la « facilitation de l’immigration régulière ». Le Sommet de Paris ne fait que lister quelques projets, mais ce sont les ministres des Affaires étrangères qui sont chargés d’opérer une première sélection lors de leur réunion prévue avant la fin de la Présidence française (peut-être en novembre 2008). Ce sont eux aussi qui devront trancher les questions épineuses se rapportant à l’architecture institutionnelle, notamment en ce qui concerne le futur secrétariat paritaire (siège, mandat, financement). Au total, la lecture de la Déclaration de Paris n’apporte rien de fondamentalement neuf, à part la mention des principes généraux d’égalité, de participation et d’appropriation commune (Malakiyyah Mushtarakah, a coutume de répéter en langue arabe le conseiller de l’Élysée, Alain Le Roy), et l’insistance sur des projets concrets et visibles. On a le sentiment que la diplomatie française s’est surtout concentrée sur la tenue même du sommet, au point qu’elle a voulu contenter tout le monde, en arrondissant les angles. Ainsi la Déclaration condamne le terrorisme, auquel elle consacre tout un paragraphe, mais pas l’occupation de territoires. Certes les signataires affirment être résolus « à mettre fin aux occupations », mais ils ne disent pas explicitement lesquelles. Elle dit « soutenir » le Processus de paix israéloarabe, mais omet de faire mention du Plan arabe de paix adopté par le Sommet arabe de Beyrouth en 2002 et réitéré lors du Sommet de Ryad en 2007. Pour donner satisfaction à la Turquie, la Déclaration dissocie l’Union pour la Méditerranée des « négociations d’adhésion ou du processus de pré-adhésion », mais on sait que les Français ont fait cette concession à contrecœur. Sur un autre plan, la Déclaration consacre plusieurs paragraphes au Processus de Barcelone et à la nécessité de prendre appui sur « l’acquis de
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Barcelone ». On voit dans cette insistance la griffe de la Commission : il s’agit surtout de ne pas faire apparaître l’Union pour la Méditerranée comme un projet « concurrent » ou « nouveau ». Or, dans l’esprit des conseillers de Nicolas Sarkozy, notamment Henri Guaino, il s’agit bel et bien d’une « philosophie nouvelle qui consiste à substituer une logique de projets à une logique bureaucratique où l’on dispose de budget en se demandant comment les dépenser »39. La critique des politiques européennes n’est pas feutrée : elle est bien explicite et même audacieuse. Ainsi l’UPM prend appui sur l’Acquis de Barcelone, mais c’est une philosophie nouvelle. En ce qui concerne le financement, la Commission a fait valoir son point de vue : elle n’est pas prête à fournir des contributions supplémentaires aux nouveaux projets, et certainement pas, « au détriment des dotations budgétaires bilatérales existantes ». À quoi ça sert de rappeler que « le Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » est conçu comme un « partenariat multilatéral visant à accroître le potentiel d’intégration et de cohésion régionales », si, en même temps, on insiste sur le maintien des « dotations bilatérales existantes » ? En ce qui concerne la participation, seule la Libye a fait défection, le président Kadhafi considérant que l’UPM divise le Monde arabe et l’Afrique. Venant de lui, l’argument manque de pertinence. En réalité, le dirigent libyen n’a pas apprécié l’extension du périmètre de l’UPM et sa communautarisation, car cela signifie, à ses yeux, que la Libye se trouve contrainte d’accepter « l’acquis du Processus de Barcelone », sans en être partie prenante. À cela il faut ajouter, naturellement, l’aversion libyenne pour tout ce qui peut paraître comme une normalisation des relations avec Israël par la participation à un projet commun. Certes la Syrie parvient à sortir de son ostracisme, mais la concentration des feux des projecteurs sur Bachar El Assad, on le sait, n’a pas plu ni à l’Égypte ni à la Jordanie. Mais alors que le président Moubarak a tenu à être présent, étant nominé pour le poste de co-président de l’UPM, le Roi Abdallah de Jordanie a préféré déléguer son premier ministre, Nader Dahabi. Quant à l’absence du Roi du Maroc, elle est difficilement explicable car le Maroc a été plutôt favorable à l’UPM. Est-ce lié aux différends intermaghrébins ou à la présence de Bouteflika ? Aucun élément ne permet, à ce stade, de confirmer l’une ou l’autre hypothèse. Bien sûr, la Turquie a tenu à être présente, mais après avoir reçu des assurances répétées des émissaires français dépêchés à Ankara que le Processus de pré-adhésion de la Turquie est totalement dissocié du projet « Union pour la Méditerranée ». Le premier ministre israélien était manifestement heureux d’être à Paris : cela lui permettait, un court moment, d’oublier ses démêlés avec la 39. H. Guaino, cité par Libération, 12 juillet 2008.
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justice de son pays, pour plusieurs affaires de corruption. Plus fondamentalement, la participation d’Israël lui permettait surtout, comme le font remarquer fort judicieusement Nathalie Nougayrède et Gilles Paris40, d’engranger une avancée diplomatique « sans pour autant faire un geste particulier dans le cadre du processus de paix qui est mal en point, notamment par la poursuite de la colonisation ». Du côté européen, la Commission était satisfaite d’avoir « communautarisé » une initiative française. Dans cette « européanisation » du projet, le rôle de l’Allemagne a été déterminant. La tranquille pugnacité d’Angela Merkel a eu finalement raison de l’entêtement du président français. Les autres pays européens non-riverains ont été moins proactifs, mais pas nécessairement moins désintéressés. Disons, à leur décharge, que ces pays se sentent moins exposés aux turbulences méditerranéennes ou ont d’autres priorités. Les yeux des Polonais sont braqués sur l’Ukraine, ceux des pays baltes sur la Russie proche, et ceux des Bulgares et des Roumains sur la Mer Noire et le Caucase. De manière générale, pour les pays scandinaves comme pour les pays PECO (Europe orientale et centrale) les relations avec les voisins immédiats – russes, ukrainiens et biélorusses − sont plus importantes que celles avec les pays méditerranéens. La Slovénie, qui venait d’achever sa présidence de l’Union, se voit, quant à elle, récompensée puisqu’elle a été nommément désignée, dans la Déclaration de Paris, pour accueillir une « Université euro-méditerranéenne ». Mais à quel titre ? se sont interrogés certains journaux espagnols. Est-ce que l’Espagne n’est pas un lieu plus idoine pour accueillir une telle institution, en raison de son histoire, de sa géographie, de ses nombreuses institutions spécialisées et de l’intérêt académique porté par ses universités aux thématiques méditerranéennes et arabes ? Cette réaction me paraît exagérée car elle méconnaît une donnée importante : la Déclaration de Paris ne fait qu’avaliser l’inauguration, à Piran, en Slovénie, le 9 juin 2008, d’une Université euro-MED (EMUNI) conçue davantage comme un réseau d’universités partenaires. C’est une bonne idée d’autant que la Slovénie a une tradition universitaire bien établie. Rappelons, à titre purement indicatif, que c’est un Slovène qui a traduit le Coran en latin vers le xie siècle. Le problème est ailleurs : il réside dans la multiplication des réseaux des universités euro-MED, dont au moins deux se trouvent en Italie et un Forum interuniversitaire a été lancé à Tarragone en 2006. Pour utiles qu’ils soient, ces réseaux manquent souvent de moyens financiers suffisants pour impulser les coopérations scientifiques. Ma proposition est toute autre et rejoint d’ailleurs la vision slovène : elle consiste à créer des « Collèges d’Excellence euro-MED » dans différents pays. Chaque pays participant pourrait accueillir un collège dans un domaine où il dispose d’une expertise 40. N. Nougayrède et G. Paris, « Le pari proche-oriental de la France », in Le Monde, 12 juillet 2008, p. 2.
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avérée. De tels collèges existent déjà sous d’autres dénominations (centres, instituts ou laboratoires). Ainsi Montpellier et Saragosse peuvent très bien créer un collège d’études agronomiques méditerranéennes. Malte peut très bien accueillir un collège de formation maritime et de droit maritime ainsi qu’un collège (qui existe déjà au MEDAC) de formation diplomatique, et devenir « un hub éducatif en langue anglaise ». L’Italie peut très bien créer d’autres collèges d’excellence sur l’héritage culturel, les beaux-arts, le design, etc. L’Espagne peut accueillir d’autres collèges dans des domaines où l’Espagne a une valeur ajoutée reconnue : déjà il existe à Grenade un embryon d’Université euro-arabe. En définitive, bien qu’il fût qualifié de « feu d’artifice » à la gloire du président français, le Sommet de Paris n’en constitue pas moins un réel « succès diplomatique ». Mais c’est à partir de maintenant que le vrai travail commence, et le chemin ne sera pas semé de pétales de roses. Car il y a un vrai risque de confusion entre une « grande vision pour la Méditerranée » et les « gros projets méditerranéens ». Bien sûr, personne ne met en doute l’importance des autoroutes de la mer, de l’exploitation des énergies renouvelables ou de la sauvegarde de l’environnement. Mais si la dépollution environnementale est nécessaire, la dépollution « mentale » est primordiale. Or à trop insister sur l’Union des projets, ne court-on pas le risque de dissocier l’espace économique de l’espace humain ? Rien n’illustre mieux ce risque que la question du contrôle de l’immigration. En effet, en criminalisant les formes irrégulières de circulation (appelées immigrations clandestines) et en persistant à solliciter les pays méditerranéens comme agents de police auxiliaires, le projet d’Union pour la Méditerranée évacue la question humaine. Pire, il la transforme en problème, éludant ainsi, ce que Bensaad appelle « le besoin premier qui est de gérer la Méditerranée comme un espace humain commun »41. Par conséquent, le premier véritable chantier de l’UPM devrait être « la gestion de la mobilité humaine en Méditerranée », comme le rappelle une Lettre ouverte d’un groupe de personnalités éminentes, dont Romano Prodi, ancien président de la Commission, Chris Patten, ancien commissaire et Fathallah Oualalou, ancien ministre marocain. « Les pays du Nord doivent comprendre que cette question est essentielle dans les pays du Sud où l’on voit très mal les entraves à la circulation en direction de l’Europe, pendant que de nouvelles politiques de migration choisie les prive de leurs élites. Comment parler d’Union à des populations à qui l’on imposerait de rester chez elles ? Ces populations ont besoin de ces mobilités sans lesquelles l’intégration régionale resterait une fiction »42. 41. A. Benssad, « Pour les Européens, s’agit-il de s’ouvrir au Sud ou de le contenir ? », in Le Monde, 11 juillet 2008. 42. Le texte de la Lettre a été rédigé par Akram Belkaïd et Erik Orsenna et signé par une vingtaine de personnalités, Le Monde, 11 juillet 2008.
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Le projet de rapport de la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, du 10 septembre 2008, revient sur cette question épineuse de la mobilité en soulignant l’inquiétude du Parlement européen « face à la tendance dominante dans les États membres, qui privilégient une vision sécuritaire des politiques méditerranéennes et, notamment, de la gestion du phénomène de l’immigration »43. La résolution des conflits doit être le deuxième chantier. L’intégration régionale, entre voisins, exige qu’on vide la région de tous les abcès de fixation qui constituent de véritables entraves au travail collectif et la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. L’UE ne peut plus se contenter d’émettre des souhaits, de se complaire dans des vœux pieux, ou simplement de dépêcher des forces d’interposition (au Liban) ou de police à Rafah ou ailleurs. Elle doit prendre les devants et dès l’installation du nouveau président américain (début 2009), convoquer, avec le Quartet, une conférence de paix sur le Proche-Orient sur la base du Plan de Paix arabe dont tout le monde (à part Israël) reconnaît l’audace, le réalisme et la générosité. C’est d’autant plus urgent que le rêve d’Annapolis s’est évaporé. Les négociations indirectes entre Israël et la Syrie, la trêve entre le Hamas et Israël et l’accalmie sur le front libanais offrent des fenêtres d’opportunité. Il faut saisir le moment pour en finir avec un conflit qui non seulement envenime la région mais structure le rapport entre l’Europe et les Arabes. Il y va de la sécurité de la région et de celle de la Méditerranée et de l’Europe. La Lettre ouverte, citée plus haut, l’affirme sans détours : « Ce qui menace l’Europe, ce ne sont pas les pauvres, mais les humiliés, les exclus du droit et du développement ». Or l’encerclement de Gaza, la poursuite de la colonisation de la Cisjordanie et du Plateau du Golan, et la construction d’un Mur de 700 kilomètres qui éventre la Palestine, non seulement ternissent l’image d’Israël dans le monde, mais jettent un voile de doute sur la cohérence, la crédibilité et l’efficacité de la Politique extérieure commune de l’Union européenne elle-même. La solution du conflit israélo-arabe ne va pas, par miracle, assécher, à elle seule, tous les marécages du fondamentalisme, du radicalisme, voire du terrorisme. Mais elle contribuerait, à coup sûr, à réduire l’attrait des mouvements radicaux et leur capacité de recrutement, et à apaiser les relations entre Arabes et Européens, entre les sociétés musulmanes et celles d’Occident. Indirectement, la solution de ce conflit majeur produirait un bel effet de démonstration qui pourrait enclencher un cercle vertueux et aider à la solution d’autres problèmes moins épineux tels que ceux de Chypre et du Sahara Occidental. Si j’ai tenu à épingler deux chantiers prioritaires pour l’UPM, à savoir la gestion humaine de la mobilité et le règlement des conflits, je ne minimise 43. Rapporteur : P. Napoletano, Projet de Rapport sur les relations entre l’Union européenne et les pays méditerranéens (2008/2231[INI]).
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nullement l’importance du chantier éducatif. Mais je considère que c’est une question qui relève essentiellement de la responsabilité des pays du Sud. Et à vrai dire, des progrès notables sont enregistrés aussi bien au Maghreb qu’au Machrek, tant sur le plan des taux de scolarisation que sur celui de l’alphabétisation des adultes. Mais la situation entre pays est contrastée et des efforts supplémentaires sont nécessaires44 pour réduire les taux d’analphabétisme (notamment au Maroc et en Égypte), accroître l’éducation des femmes, améliorer le niveau de l’enseignement, offrir une formation qui réponde aux besoins du marché et rehausser la qualité de l’enseignement et de la recherche. C’est à ce niveau que la contribution de l’UPM peut s’avérer nécessaire, voire urgente. Il ne s’agit pas de créer une Université euro-méditerranéenne seulement, mais de multiplier les jumelages d’écoles, d’universités, de laboratoires, de centres spécialisés de recherche et de grandes écoles. Cela nécessite la facilitation de la mobilité des étudiants, des chercheurs et des professeurs, l’octroi de bourses de perfectionnement, la promotion de programmes d’échanges et la création de bibliothèques spécialisées. Ces propositions ne constituent nullement des « alternatives » aux grands chantiers de la Méditerranée, mais plutôt le « biocarburant » destiné à humaniser les rapports Nord-Sud pour répondre aux exigences du vivreensemble. Ainsi, et à rebours des Cassandre, l’UPM peut ouvrir un nouveau chapitre dans les relations euro-méditerranéennes et même euro-arabes. Mais au-delà de la question du financement des projets évoqués ci-dessus, c’est la volonté politique qu’il faut d’abord mobiliser pour dépasser les rancœurs héritées du passé, en finir avec les plaintes et les complaintes du présent, afin de construire un avenir partagé. Les jeunes générations du Sud de la Méditerranée, notamment arabes, n’ont connu ni le colonialisme ni les luttes de libération nationale (le cas palestinien à part) : elles réclament ouverture et compréhension, plutôt que repentance ou vengeance. Ainsi, plutôt que de cadenasser les frontières et ériger des murs, toujours plus haut, n’est-il pas temps de multiplier les passerelles ? C’est à cela que l’UPM doit se consacrer : l’histoire l’exige, la géographie l’impose et l’avenir le réclame.
44. United Nations and the Arab League, The millennium development goals in the Arab Region 2007 : a youth lens, Beyrouth, ESCWA, 2007.
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9. LA CONFÉRENCE MINISTÉRIELLE DE MARSEILLE (3-4 NOVEMBRE 2008) Jusqu’à la dernière minute, un doute planait quant à la tenue, puis la réussite, de cette première conférence des quarante-trois ministres des Affaires étrangères. Israël s’opposait à la participation de la Ligue des États arabes à toutes les réunions de l’Union pour la Méditerranée et la question du choix du siège du Secrétariat général empoisonnait l’atmosphère. Mais comme aucun État ne souhaitait être tenu pour responsable d’un éventuel échec, on finit rapidement par arrondir les angles et trouver un consensus sur ces deux questions, après de laborieuses tractations émaillées de pressions et de marchandages dignes d’un souk oriental. 9.1. ANALYSE DE LA DÉCLARATION DE MARSEILLE
Longue de vingt pages, la Déclaration de Marseille s’inspire beaucoup de la Déclaration de Barcelone de 1995, mais elle met l’accent sur un meilleur partage des responsabilités, sur une nouvelle architecture institutionnelle qui reflète le principe de l’égalité et de la copropriété (co-ownership), et sur les projets prioritaires. Mais les ministres commencent par proposer une énième modification de la dénomination : à compter de la réunion de Marseille, le « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » s’appellera désormais « Union pour la Méditerranée ». Mais c’est Barcelone qui est finalement choisie pour accueillir le siège du Secrétariat général. Les ministres tranchent l’autre question et décident que « la Ligue des États arabes participera à toutes les réunions, à tous les niveaux », de l’UPM. Puis la Déclaration aborde la question israélo-arabe. À cet égard les ministres « réaffirment leur volonté de parvenir à un règlement juste, global et durable du conflit israélo-arabe, conformément aux termes de référence et aux principes énoncés lors de la Conférence de Madrid, y compris le principe de l’échange de la terre contre la paix, et sur la base des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations Unies et de la feuille de route ». Les Ministres soulignent également l’importance de l’initiative de paix arabe et réaffirment leur soutien aux efforts visant à favoriser les progrès sur tous les volets du processus de paix au ProcheOrient. Les ministres « se félicitent du rôle positif joué par l’UE dans le processus de paix au Proche-Orient, notamment dans le cadre du Quatuor » affirment leur soutien « aux pourparlers indirects entre Israël et la Syrie, sous les auspices de la Turquie » et « se félicitent de l’établissement de relations diplomatiques entre la Syrie et le Liban ».
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9.1.1. Architecture institutionnelle Abordant la question délicate des armes de destruction massive, la Déclaration souligne que les parties s’efforceront de réaliser au ProcheOrient une zone exempte d’armes de destruction massive, d’armes nucléaires, chimiques et biologiques et de leurs vecteurs, qui soit mutuellement et effectivement vérifiable. Après ces considérations générales sur la paix au Proche-Orient et sur le soutien au processus de paix, la Déclaration de Marseille présente la nouvelle architecture institutionnelle de l’UPM. 1. La coprésidence : il y aura un co-président du Sud, « choisi par consensus pour une période non-renouvelable de deux ans » ; et un coprésident du Nord représentant l’UE « conformément aux dispositions du Traité qui sont en vigueur ». Ces deux coprésidents convoqueront et « dirigeront les réunions » de l’UPM. 2. Les hauts fonctionnaires sont chargés de traiter tous les aspects de l’initiative. Ils recenseront et évalueront les progrès accomplis dans tous les volets du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », y compris les questions qui étaient précédemment traitées par le Comité Euromed. Les hauts fonctionnaires se réuniront régulièrement afin de préparer les réunions ministérielles et ils soumettront des propositions de projets ainsi que le programme de travail annuel. Ils seront également chargés « d’approuver les lignes directrices et les critères d’évaluation permettant de juger de la valeur des propositions de projets ». Dans leurs propositions, les hauts fonctionnaires respecteront également le principe selon lequel tout projet doit : – contribuer à la stabilité et à la paix dans l’ensemble de la région euro-méditerranéenne ; – ne pas porter atteinte aux intérêts légitimes d’un membre du Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ; – tenir compte du principe de géométrie variable ; – respecter la décision des pays membres concernés par un projet en cours lorsque celui-ci doit faire l’objet de développements. 3. Comité permanent conjoint. Basé à Bruxelles, il remplacera le Comité Euromed qui sera dissous et ne traitera que des questions ne relevant pas de la compétence des hauts fonctionnaires. 4. Le Secrétariat conjoint occupera une place centrale au sein de l’architecture institutionnelle. – Il donnera un élan au processus, pour ce qui est de l’identification, du suivi et de la promotion des nouveaux projets ainsi que de la recherche de financements et de partenaires pour la mise en œuvre.
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– Il assurera une concertation opérationnelle avec toutes les structures du processus, en particulier avec les coprésidences, et élaborera des documents de travail pour les instances de décision. – Il aura une personnalité juridique distincte et un statut autonome. Mais le mandat du secrétariat est de nature technique : il rassemblera les projets, informera le Comité permanent et les hauts fonctionnaires de leur mise en œuvre. En ce qui concerne la composition, outre le Secrétaire général, il y aura cinq secrétaires généraux adjoints (pour le premier mandat de trois ans, les cinq secrétaires généraux adjoints seront issus de l’Autorité palestinienne, Israël, Malte, Grèce, et Italie). Quant au Secrétaire général, il sera issu, quant à lui, d’un pays du Sud. Le secrétariat sera financé par une « subvention de fonctionnement répartie de manière équilibrée entre les partenaires euro-méditerranéens, sur une base volontaire, et le budget communautaire ». En ce qui concerne le siège, le pays d’accueil offrira le bâtiment et un accord de siège entre le pays hôte et le secrétariat garantira à celui-ci un statut autonome. Outre ces organes, la Déclaration de Marseille souligne la nécessité de renforcer la position de l’Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne (APEM), et prend note de la proposition du Comité des régions de créer une assemblée régionale et locale euro-méditerranéenne (ARLEM).
9.1.2. Domaines de coopération pour 2009 S’ensuit un rappel de toutes les réunions prévues pour 2009 sur les sujets les plus variés ainsi que les domaines de coopération pour 2009. Aucun domaine important n’est délaissé : dialogue politique et de sécurité, sécurité maritime, partenariat économique et financier, énergie, transports, agriculture, développement urbain, eau, environnement, société de l’information, tourisme, zone de libre-échange, dialogue économique, coopération industrielle, statistiques, coopération sociale, humaine et culturelle, santé, développement humain, dialogue entre les cultures et diversité culturelle, justice et droit, renforcement du rôle des femmes, Euromed jeunesse, coopération avec la société civile et les acteurs locaux, migrations. Puis la Déclaration en arrive à lister les projets prioritaires d’ordre régional : dépollution de la Méditerranée, autoroutes de la Méditerranée et autoroutes terrestres, protection civile, énergies de substitution (Plan solaire méditerranéen), enseignement supérieur et recherche et développement des entreprises.
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9.2. COMMENTAIRE SUR LA DÉCLARATION DE MARSEILLE
Passons outre les premiers paragraphes de la Déclaration de Marseille sur « la paix juste et globale », sur la vision des « deux États vivant côte-àcôte » et sur la « Feuille de route » et le « rôle positif joué par l’UE dans le Quatuor ». C’est une très belle musique de chambre si souvent entendue qu’elle n’est plus écoutée, tant elle est en total déphasage par rapport à une réalité de terrain qui, elle, n’a rien d’harmonieux : un déni de droit permanent, une colonisation rampante, une violence démesurée et une incapacité de la Communauté internationale à simplement faire respecter et appliquer par Israël les résolutions des Nations Unies et de la Cour internationale de Justice. Ce n’est donc pas sur la question de la paix que la Déclaration est la plus originale : elle ne fait que reprendre la Déclaration de Venise en 1980 et celle de Barcelone en 1995. C’est en ce qui concerne la mise en route de l’Union pour la Méditerranée que la Déclaration de Marseille nous intéresse dans ce texte. Et sur ce plan, reconnaissons d’emblée le travail remarquable de l’ambassadeur Serge Telle, chargé du partenariat euro-méditerranéen au Quai d’Orsay. Il n’a ménagé aucun effort pour assurer le succès de la conférence de Marseille. Sa tâche a été compliquée par l’obstruction israélienne et les rivalités entre pays pour accueillir le siège du secrétariat. D’abord Israël s’est opposé à la participation de la Ligue des États arabes à toutes les réunions de l’UPM. On connaît l’hostilité traditionnelle d’Israël à l’égard de l’actuel Secrétaire général de la Ligue, M. Amr Moussa accusé d’être un arabiste anti-israélien. Mais ce que craint Israël, c’est de se trouver constamment sur la brèche, rappelé à l’ordre et mis sur la sellette pour son non-respect des résolutions des Nations Unies. Comment peut-il en être autrement dès lors que le conflit n’est pas encore clos ? Sur la question de la participation de la Ligue, l’Égypte, en tant que coprésidente, et les autres pays arabes, ont fait montre de fermeté : un partenaire ne peut exercer son droit de veto à la participation de la Ligue des États arabes dans la mesure où la plupart des pays du Sud-Est méditerranéen sont arabes et dans la mesure où l’UPM aura besoin du financement d’autres pays arabes non-riverains, comme les pays du Golfe. Les ministres européens et les autres partenaires se sont ralliés à ce point de vue. Israël a fini par céder, mais il ne sort pas bredouille de la conférence de Marseille : un Israélien sera choisi comme secrétaire général adjoint. Mais dans un souci d’équilibre, un Palestinien siègera également en tant que secrétaire général adjoint. Trois autres secrétaires généraux seront choisis : un Italien, un Grec et un Maltais. Ce faisant les ministres réunis à Marseille ont voulu distribuer les rôles et impliquer dans le nouveau projet tous les États européens de la Méditerranée. D’aucuns ont vu dans ce choix, une sorte de « prix de consolation ». Ce n’est pas mon point de vue, dans la mesure où les principaux
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pays concernés par les problèmes et les enjeux méditerranéens sont d’abord les pays riverains. L’erreur est ailleurs : il eût été plus judicieux de choisir au moins un secrétaire général adjoint provenant d’Allemagne ou d’un autre pays européen non-riverain. Car on ne peut pas accepter d’élargir le périmètre de l’UPM à tous les pays de l’UE tout en déniant aux pays européens non-riverains une part de responsabilité dans la gestion, fût-elle technique, des projets futurs. En outre, les secrétaires généraux adjoints seront en charge de « dossiers thématiques ». Or, il y a un risque évident de nous trouver confrontés à des « nominations politiques ». C’est la pire chose qui puisse arriver car ce qui importe, en fin de compte, c’est la compétence et non l’allégeance. Un secrétaire général adjoint maltais, pour prendre cet exemple, ne sera pas au Secrétariat pour défendre les intérêts de Malte : une fois nommé, il est censé se mettre au service de l’UMP et non au service de son pays d’origine. Les ministres euro-méditerranéens doivent être très attentifs à cette question : c’est toute la crédibilité du dispositif qui est en jeu. La question du Secrétaire général n’est pas moins épineuse. On sait qu’il doit être issu du Sud : mais les options ne sont pas nombreuses. Le Maroc préside déjà la Fondation Anna Lindt en la personne d’André Azoulay : un secrétaire général marocain ne serait pas soutenu dans l’état actuel des choses. L’Algérie n’est pas candidate officiellement : mais elle a tous les droits d’y prétendre. L’Égypte occupe la coprésidence, tandis que la Jordanie n’est pas à proprement parler un pays riverain. Un secrétaire général libanais ou syrien ne sera pas soutenu, les deux pays affichant, à l’égard de l’État d’Israël, une hostilité notoire à cause de la poursuite de l’occupation. Quant à Israël et à l’Autorité palestinienne, ils ont obtenu, chacun, un poste de secrétaire général adjoint. Restent dès lors la Turquie et la Tunisie : or la Turquie prépare son adhésion, objectif prioritaire pour elle. Quant à la Tunisie, elle n’a pas encore digéré le refus d’installer le siège du Secrétariat à Tunis, quelque chose que la Tunisie considère comme un désaveu alors qu’elle estime qu’elle a été la première à avoir signé l’Accord d’Association et probablement le premier élève de la classe en termes de modernisation économique. Mais mauvaise humeur n’est pas à confondre avec refus catégorique : elle sera donc en lice. Le choix du Secrétaire général et des secrétaires généraux adjoints se fera au cours de 2009. Mais la question du siège a été tranchée : il sera installé à Barcelone, et particulièrement dans le palais Pedralbes, un monument classé. La candidature de Barcelone s’est imposée après le retrait de celle de la Valette et les objections formulées au Nord comme au Sud à la candidature de Tunis. Mais d’autres facteurs ont joué en faveur de Barcelone. – Toutes les parties concernées (la Generalitat de Catalogne, la Mairie, le Ministère espagnol des Affaires étrangères, et l’Institut européen de la
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Méditerranée) ont préparé un dossier impeccable et se sont trouvées sur la même longueur d’onde ; – le Gouvernement de Catalogne a offert un palais magnifique pour accueillir le siège ; – la candidature de Barcelone, avait, en la personne de Miguel Angel Moratinos, un avocat aguerri et chevronné ; – enfin, l’Institut européen de la Méditerranée (IEMED) avait fait de Barcelone le tremplin et un carrefour obligé de très nombreuses initiatives et rencontres euro-méditerranéennes, ce qui faisait apparaître Barcelone comme quelque chose de naturel, presque « allant de soi », pour accueillir le siège du Secrétariat général. Ayant tranché les questions épineuses de la participation, de l’architecture institutionnelles et du siège, la Conférence ministérielle de Marseille a mis l’UPM sur les rails. Le train peur désormais se mettre en marche. Vers où, à quelle vitesse, avec quels passagers à bord, et avec quel type de carburant ? Ce seront les principales questions qui se poseront dans les mois à venir. Elles porteront sur la Feuille de route de l’UPM, sur la sélection des projets, les participants, les opérateurs, les financements, le contrôle, la coordination et l’exécution. C’est donc un nouveau processus de coopération régionale qui est enclenché. Espérons qu’il n’y aura pas davantage de processus que de coopération.
10. POUR UN PARTENARIAT RÉGIONAL PRIVILÉGIÉ EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE ÉLARGIE (10 + 6 + 2) : BANC D’ESSAI DE L’UPM Parce que je subodorais les difficultés à venir, très tôt, dans ma première réaction aux discours de Nicolas Sarkozy45, j’ai proposé une autre voie à suivre. Quitte à être considéré peu orthodoxe, alors que, maintenant, les dés semblent jetés, je persiste à défendre l’idée d’un Partenariat régional privilégié (PRP) entre les huit pays de l’UE riverains de la Méditerranée et de la Mer Adriatique (l’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce, Chypre, Malte, la Slovénie, et le Portugal ainsi que la Turquie comme pays candidat et la principauté de Monaco) et les cinq pays de l’Union du Maghreb arabe + l’Égypte. La Commission, en tant que représentante des Institutions européennes, et la Ligue des États arabes y siégeront en tant que membres à part entière. Conçu à l’intérieur du cadre de l’Union pour le Méditerranée, ce PRP est un projet qui fait sens. D’ailleurs, on peut commencer 45. B. Khader, « Union Mediterranea : bonitas palabras o buena idea », in Politica Exterior, mars 2008.
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immédiatement avec les pays du Maghreb car s’il y a bien une région qui pourrait être dynamisée grâce à ce Partenariat régional privilégié c’est bien la région du Maghreb. On ne réussira pas l’Union pour la Méditerranée, si on ne réussit pas l’intégration de la Méditerranée occidentale, et par conséquent, l’intégration du Maghreb. En effet, les pays du Maghreb participent déjà : – à la Méditerranée occidentale (c’est la fameuse formule 5 + 5) ; – au Forum de la Méditerranée pour quatre d’entre eux, sans la Libye ; – au dialogue Otan-Méditerranée (sans la Libye) ; – au Processus de Barcelone (sans la Libye) ; – à la Politique de Voisinage (sans la Mauritanie qui fait partie du groupe ACP, et sans la Libye) ; – et il existe, du moins sur papier, une Union du Maghreb arabe (depuis 1989) qui inclut les cinq pays du Maghreb. Certes la question du Sahara Occidental assombrit le climat maghrébin depuis 1975, les relations de voisinage entre l’Algérie et le Maroc restent crispées (la frontière entre ces deux pays est fermée depuis dix-huit ans), et il existe une rivalité sourde pour le leadership régional. Mais toutes ces questions, pour importantes qu’elles soient, n’ont pas le même potentiel destructeur et la même résonance que le conflit israélo-arabe. Par la longévité du conflit entre Israël et ses voisins, par sa violence même, par ses débordements régionaux, par ses retombées internationales, par sa nature, par la qualité de ses protagonistes, et par l’instrumentation qu’en font les États locaux et les acteurs extérieurs, voire les groupuscules radicaux, ce conflit constitue une source permanente d’instabilité régionale et de tension internationale. Ce n’est pas le cas du Sahara Occidental au Maghreb : avec un brin de réalisme et de bon sens, on peut trouver une voie de sortie. Je ne dis pas cela pour minimiser les différends intra-maghrébins, mais pour affirmer que le Grand Maghreb est possible et nécessaire. D’autant plus nécessaire que la mondialisation en cours exige de rompre avec les méthodes solitaires et les stratégies nationales frileuses et égoïstes, pour que le Maghreb devienne partie prenante et non partie prise des évolutions du monde. À ceux qui me répondent qu’il s’agit là d’une « utopie », je rétorque : l’utopie est le possible qui ne s’est pas encore réalisé. Les pays européens de la Méditerranée (surtout la France, l’Espagne et l’Italie) ont des intérêts considérables dans le Maghreb. Prenons le cas de la France à titre d’exemple. Celle-ci dispose au Maghreb d’une assise solide. Les échanges globaux de la France avec les trois pays du Maghreb central oscillent entre 21 et 22 milliards d’euros par an, dont 8 avec l’Algérie, 7 avec le Maroc et 6 avec la Tunisie et plus d’1 milliard avec la Libye qui sort à peine des années noires de l’embargo occidental (chiffres
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2005). L’aide publique française au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie serait de l’ordre de 600 millions euros : c’est plus que l’enveloppe MEDA II programmée pour ces trois pays. Les étudiants du Maghreb qui font leurs études supérieures en France se comptent par dizaines de milliers (entre 60 000 et 75 000). Et la population maghrébine ou d’origine maghrébine, installée en France, dépasse aujourd’hui probablement les 4 millions de personnes. Les transferts de fonds de ces immigrés, par des mécanismes formels ou des voies informelles, oscillent entre 4 voire 5 milliards d’euros. En outre, la France est présente massivement au Maghreb : le nombre des Français installés dans les pays du Maghreb est estimé à près de 80 000 personnes, souvent des binationaux. Et généralement on estime que plus de mille entreprises françaises, de toutes les tailles, sont aujourd’hui installées ou actives au Maghreb, dont au moins trente-huit des quarante grandes sociétés du CAC 40 (l’indice de la bourse de Paris). Sans oublier bien sûr les lycées français au Maghreb qui attirent des milliers d’écoliers. Ces chiffres sont révélateurs de l’intensité de la relation historique, culturelle et économique de la France avec ces pays arabes francophones, et de la nécessité d’une coopération renforcée avec ces pays. C’est donc tout naturellement que pendant la campagne présidentielle, M. Philippe Douste-Blazy plaidait pour un tel partenariat renforcé avec les pays du Maghreb, qualifié d’un « nouveau pacte de confiance » et censé reposer sur les éléments suivants : – encourager les réformes nationales, régionales, bilatérales et régionales ; – renforcer les pôles d’excellence ; – relancer le français ; – développer des partenariats durables, surtout dans le domaine de la formation et de la recherche. L’idée d’un « partenariat avec le Maghreb » est une idée ancienne. Déjà en 2003, avant le sommet 5 + 5 de Tunis, un groupe d’éminents économistes français46 rédigeait un remarquable rapport intitulé « 5 + 5, l’ambition d’une association renforcée ». L’étude, de belle facture, tirait la sonnette d’alarme : « Face au défi que présente l’élargissement, l’alternative se trouve dramatiquement simplifiée : soit, de manière significative, la Méditerranée accentue son intégration économique […] et son insertion dans l’économieMonde, soit, rien n’est fait de plus qu’aujourd’hui et notre conviction est que, dans ce cas, la Méditerranée insensiblement se fracturera, multipliant les risques de marginalisation économique et de dérive politique ». 46. Patrick Artus, Jean-Paul Betbèze, Christian de Boissieu, Jean-Marie Chevalier, Elie Cohen, Michel Didier, Jean-Paul Fitoussi, Pierre Jacquet, Jean-Hervé Lorenzi, CharlesAlbert Michalet, Erik Orsenna, Olivier Pastré et Daniel Vitry.
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Le Partenariat régional prioritaire (PRP) que je propose, dans le cadre du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » a l’avantage de donner une responsabilité particulière aux pays européens de la Méditerranée sans heurter de front l’UE. On sait combien celle-ci est jalouse de ses compétences et combien elle rechigne à mettre ses moyens au service d’ambitions de l’un ou l’autre État membre. On sait par ailleurs que souvent elle se cabre devant les critiques, surtout si elles émanent d’États membres. La sagesse requiert dès lors d’avoir l’UE avec soi plutôt que contre soi. Or, en présentant le Partenariat régional prioritaire comme banc d’essai de l’UPM, on fait taire les critiques de l’UE. Après tout, ne soutient-elle pas « la Dimension septentrionale ou nordique », le Conseil euro-arctique de la Mer de Barents ? N’a-t-elle pas été à l’origine de l’initiative appelée « Synergie Mer Noire » (BSEC) ? Ne bénéficie-t-elle pas d’un statut d’observateur dans l’Organisation de Coopération économique en Mer Noire (CEMN) qui est une organisation régionale ? Or toutes ces organisations ne sont que des formats différents de PRP. Ainsi dans la « Dimension nordique », l’UE, en tant que telle, est un membre participant, au même titre que la Norvège, l’Islande et la Russie (pays non-membres de l’UE). D’ailleurs depuis l’entrée des pays baltes dans l’UE, ceux-ci ne sont plus membres de droit de la Dimension nordique. Lors des réunions officielles, c’est l’UE qui participe, représentée par la Commission et la Présidence. Les États membres peuvent participer, mais à titre volontaire. Les autres institutions régionales fonctionnent plus ou moins sur le même mode. Ainsi la Commission participe au Conseil des États de la Mer Baltique, en représentation des Institutions européennes, à côté des seuls États riverains de la Baltique (dont bon nombre sont membres également de l’Union européenne)47. Les pays non riverains peuvent prendre part aux réunions, en tant qu’observateurs. Tel est le cas de la France, de l’Italie, de la Hollande, de la Slovaquie, du Royaume-Uni et des États-Unis. Il en est autrement de la « Synergie Mer Noire » (SMN), initiative de l’Union européenne. Ce regroupement informel composé de neuf membres + l’UE48 est censé être une dimension régionale de la Politique européenne de Voisinage et vise à développer la coopération au sein de la région de la Mer Noire elle-même ainsi qu’entre la région et l’UE. Lancée après l’adhésion de la Roumanie et la Bulgarie, deux pays riverains, cette initiative complète la chaîne des cadres de coopération régionale et bénéficie, outre le financement communautaire en faveur des pays de la 47. Les membres sont : Danemark, Suède, Finlande, Estonie, Lettonie, Latvie, Pologne, Allemagne, Islande, Norvège et UE. 48. Les neuf pays membres de la Synergie Mer Noire sont la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce (membres de l’UE) + cinq pays partenaires de la Politique de Voisinage (Ukraine et Moldavie + Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie) + un pays candidat (la Turquie) + la Russie.
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région, d’un programme spécifique de coopération transfrontalière en Mer Noire. Nul doute que les préoccupations énergétiques de l’UE y sont pour beaucoup dans le lancement de cette initiative. Mais il y a surtout la volonté de l’UE de ne pas rester « sur la touche » face à de multiples projets qui se mettent en place à l’initiative d’acteurs régionaux voire même d’acteurs extrarégionaux, tel que le projet « Communauté des Choix Démocratiques », regroupant la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie (Groupement dit GUAM) ou celui des États-Unis, appelé « Black Sea Trust for Regional Cooperation of the United States ». À rebours de l’espoir exprimé par Benita-Ferrero Waldner, lors du lancement de l’initiative en avril 2007, que « Synergie Mer Noire contribue à créer un meilleur espoir pour résoudre les “conflits gelés” dans la région », et en dépit de la tenue, en grande pompe, de la première conférence ministérielle de SMN, le 14 février 2008, à Kiev, les derniers événements tragiques opposants la Russie à la Géorgie (août 2008) viennent confirmer l’extrême fragilité de telles initiatives. Contrairement à la Synergie Mer Noire, l’Organisation de Coopération économique en Mer Noire (CEMN)49 est une initiative des seuls pays riverains ou assimilés50. Créé en 1992, suite à la Déclaration d’Istanbul et celle du Bosphore, ce regroupement a fonctionné sous forme d’instance intergouvernementale jusqu’au 1er mai 1999, date à laquelle il a été constitué en « organisation régionale internationale ». Mais ce qu’il convient de noter ici c’est que l’UE n’a pas été impliquée dans le lancement de ce projet. Mais elle parvient à y obtenir un statut d’observateur lors du Sommet d’Istanbul le 25 juin 2007. Si j’ai tenu à donner ces quatre exemples, c’est pour bien souligner que les formats des coopérations régionales peuvent varier tant en ce qui concerne les structures institutionnelles qu’en ce qui concerne les périmètres, la participation ou le financement. Aucun de ces regroupements régionaux constitue, à proprement parler, une coopération renforcée qui, elle, requiert la participation d’au moins neuf États membres de l’UE et un financement propre des États participants. Le Partenariat prioritaire privilégié proposé ici, est, sans conteste, celui qui se rapproche le plus du format d’une « Coopération renforcée » puisqu’on y compte huit États membres de l’Union européenne + une principauté européenne (Monaco) et un pays candidat (la Turquie). Il est d’ailleurs indispensable que la Turquie soit impliquée dans ce PRP car elle a fait montre d’une grande pro-activité au cours des deux dernières décennies en jouant un rôle important dans la « Coopération économique 49. BSEC (en langue anglaise) : Black Sea Economic Cooperation. 50. Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Russie, Turquie, Arménie, Azerbaïdjan, Albanie, Grèce et Serbie.
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de la Mer Noire » et en étant membre de la « Synergie Mer Noire ». Et elle multiplie les initiatives comme le prouve la dernière proposition de son premier ministre, Recep Tayyib Erdogan, en date du 14 août 2008, de la création de « l’Union du Sud Caucase ». Ainsi, le PRP n’est pas une proposition vaine. Il va de soi, bien sûr, qu’en limitant le PRP au Maghreb (avec ou sans l’Égypte et la Turquie), je ne cherche pas à pénaliser ou écarter les pays du Moyen-Orient, notamment la Jordanie, le Liban, la Syrie, Israël et les Territoires palestiniens. Mais tant que nous parlons de « Territoires palestiniens » et non de la « Palestine » (en tant qu’État libre et indépendant), tout projet de coopération régionale sera voué à l’échec. Mais ces pays du Machrek ne doivent pas rester au bord de la route : ils participent déjà à la Politique de Voisinage et au Processus de Barcelone. Tandis qu’Israël bénéficie d’un traitement privilégié en participant aux grands programmes européens de recherche. Mais la solution du conflit israélo-arabe facilitera énormément la coopération régionale et rendra plus aisée l’inclusion, dans un deuxième temps, de tous ces pays dans le PRP. La France, l’Espagne et l’Italie, grands pays européens de la Méditerranée, doivent être le fer de lance du RPR pour le Maghreb et éventuellement l’Égypte, mais ils doivent, concomitamment à la mise en route du PRP, et en étroite coordination avec tous les pays de l’UE, se mobiliser pour extraire le Moyen-Orient de l’impasse politique et vider cet abcès de fixation qu’est le conflit-israélo-arabe. Le Plan de Paix arabe est l’offre la plus généreuse dans ce sens. C’est une chance à saisir. L’UE doit le faire comprendre à Israël de l’après-Olmert et à l’Amérique de l’après-Bush. Cette proposition ne disqualifie pas le concept du « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ». Mais si on veut que ce projet soit un « nouveau souffle » et non un « nouveau soufflé », selon la jolie formule de Roberto Aliboni51, il faut commencer avec un petit nombre de pays avant de l’élargir à d’autres. Ainsi l’Union du Maghreb arabe – éventuellement élargie à l’Égypte − peut être un pivot indispensable au développement de l’Union pour la Méditerranée. Pour beaucoup, en Europe, la Méditerranée est perçue comme un ensemble de problèmes. Avec le nouveau projet d’Union pour le Méditerranée, l’Union européenne entend faire de l’espace de la Méditerranée un « rassemblement autour de projets » catalyseurs de nouvelles solidarités. C’est une heureuse initiative. Il faudra procéder par étapes : le Partenariat régional privilégié pourrait en être le premier jalon.
51. Texte envoyé par Aliboni à l’auteur.
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11 chapitre
Le dialogue culturel euro-méditerranéen et euro-arabe
RÉFLEXIONS POUR UN MANIFESTE HUMANISTE
A
u-delà des envolées lyriques auxquelles on assiste dans les grandes réunions diplomatiques sur « la solidarité et la fraternité euroméditerranéennes », un constat affligeant s’impose : la relation culturelle euro-méditerranéenne et euro-arabe est ébréchée, voire brisée. Cet état de choses n’est plus tenable. C’est pour cela qu’une plate-forme culturelle en Méditerranée, dans le cadre du projet « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », s’avère aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Si la dépollution environnementale en Méditerranée est nécessaire, la dépollution mentale est primordiale. Il est grand temps, en effet, de rompre avec les rhétoriques accusatrices et les polarités négatives et antagonistes, et de rejeter les idées toutes faites et les analyses faciles qui imputent à une culture ou à une religion, la causalité immédiate des problèmes économiques, sociaux et politiques qui tenaillent surtout la rive Sud de la Méditerranée et enveniment les relations de voisinage. Ces analyses qui se situent hors-histoire, hors-géographie, hors-sciences humaines, conduisent immanquablement à une simplification dangereuse de vraies césures léguées par une histoire longue où les vainqueurs de la géopolitique ont exercé leur force sans mesure. 2. Un vrai dialogue culturel entre les peuples de la Méditerranée ne peut guère faire l’économie d’une lecture critique d’une histoire commune, passée et récente, pour comprendre la construction des imaginaires sur les deux rives, mais aussi et surtout la fonction instrumentale d’une lecture
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du passé qui procède d’une volonté de le sacraliser plus que la nécessité de le dépasser, pour imaginer un futur solidaire en Méditerranée. Ainsi, le dialogue culturel passe d’abord par le travail des historiens pour clore les pages sombres de l’histoire et inventer une nouvelle modalité d’un vivre-ensemble. Mais il sera vain de chercher à fermer le passé avant de l’avoir ouvert à tous car la bataille du futur se livre aussi sur le terrain du passé. À cet égard, il convient d’analyser correctement d’une part la construction historique des représentations collectives et le rapport à l’altérité, sur les deux rives de la Méditerranée et d’autre part de se demander comment inscrire les références au passé dans une dynamique de coexistence pacifique et non dans une dynamique de « revanche » et de violence. Parallèlement à ces deux questions, il est impératif de procéder à un travail de mémoire pour éviter une instrumentalisation du passé dans des combats politiques actuels. 3. La relation culturelle entre l’Europe et son Sud, surtout arabomusulman, est marquée par une série de stéréotypes et de représentations négatives. Le stéréotype obéit à un processus simple de fabrication : la confusion de l’attribut et de l’essentiel, du général et du particulier, et sur le plan sociologique du singulier au collectif. Porteur d’une définition de l’Autre, le stéréotype est l’énoncé d’un savoir collectif qui se veut valable à quelque moment historique que ce soit. Coller par exemple à certains peuples du Sud l’étiquette de fanatiques, intégristes et terroristes, correspond parfaitement à ces images stéréotypées qui dévoilent le refus du dialogue et surtout une culture tautologique d’où toute analyse critique est exclue, au profit de quelques définitions « essentialistes ». Paradoxalement plus quelqu’un est proche, plus il alimente les stéréotypes. S’est-on interrogé pourquoi l’Orient turco-arabe hante le regard de l’Occident depuis si longtemps ? C’est sans doute parce qu’il est « la différence du plus proche », « l’étranger le plus intime ». Un élément constitutif du Moi européen. Comprendre cela c’est déjà rompre avec ces binômes traumatisants (Orient/Occident, Islam/Christianisme, Nord/Sud, le Semblable/le Différent, Eux/Nous) pour inventer de nouvelles modalités d’une connivence méditerranéenne. 4. En Europe, le problème de l’altérité – arabe et musulmane en particulier − se pose avec acuité précisément à cause des complicités de l’histoire et de la proximité géographique. Quatorze siècles de frottement entre l’Islam et l’Europe ont produit un imaginaire collectif européen qui continue, jusqu’à nos jours, à vicier les rapports entre les deux rives et entraver la communication interculturelle. Bon nombre de stéréotypes actuels sont hérités de la période coloniale (fanatisme, refus des valeurs occidentales, et la soi-disant incompatibilité de l’Islam avec le développement et la démocratie). La perception se fait plus négative encore surtout
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depuis la fin du système bipolaire. Au péril jaune (japonais ou chinois), au péril rouge (l’Union soviétique) semble succéder, dans l’imaginaire occidental, le péril vert, celui de l’Islam, comme si l’Occident ne pouvait se poser qu’en s’opposant. Ainsi, l’Orient, surtout arabe, devient synonyme de menace, dans la plus pure logique des chantres du choc des civilisations. Plus préoccupant encore : pour comprendre la violence qui sévit dans le monde arabe, c’est au Coran qu’on recourt. On rappelle à satiété, l’importance du Djihad (qu’on traduit abusivement par guerre sainte) en Islam et on met en épingle la propension des musulmans pour le terrorisme. Pour expliquer la violence et le fanatisme sous d’autres cieux (en Amérique latine, en Asie, en Afrique, voire en Europe même), on met toutes les sciences humaines à contribution. Mais dans l’imaginaire collectif occidental, l’Islam et l’Orient arabe en particulier, c’est une sorte de « trou noir », une « zone de ténèbres » impénétrable. Ce qui s’y passe, nous dit-on, n’est que le mal (axis of evil), barbarie et fanatisme. 5. De telles représentations dénotent une indigence de la pensée et une posture de paresse, commode mais particulièrement pernicieuse. Le rôle des médias – du monde du cinéma et de la chanson – dans la reproduction de ces stéréotypes n’est pas négligeable. Il reflète la dictature qu’exerce l’audimat sur l’information qui souvent, oblige les médias à servir le même repas, assaisonné de clichés et de phrases toutes faites qui provoquent des césures irréparables dans la coexistence harmonieuse entre les peuples et à l’intérieur de chacun des États. C’est dire l’urgence d’appréhender l’Orient (arabe et musulman) autrement qu’en termes de menace ou d’invasion. De tels fantasmes s’expriment désormais dans les romans, les pamphlets, voire même des ouvrages universitaires. Le partenariat euro-méditerranéen, lancé en 1995, ne semble pas avoir exorcisé les peurs de l’Europe. Tandis que les discours alarmistes sur l’immigration, notamment clandestine, tendraient à transformer la Méditerranée en limes, entourés de cordons sanitaires séparant l’Europe « civilisée » des « troublions » du Sud. Au demeurant, la réactivation du mythe « néo-andalou » (rappel de la période andalouse de la coexistence entre les trois religions monothéistes) et toute cette rhétorique sur la « Méditerranée ré-inventée » ne doivent pas occulter le fait indéniable que révèlent les sondages d’opinion, des perceptions négatives de l’Islam et des autres Arabes dans tous les pays de l’UE. À cet égard, accueillir dans l’Europe de demain un pays à forte majorité musulmane (la Bosnie par exemple), non seulement aiderait à changer le paysage des représentations géopolitiques de la Méditerranée en cassant l’idée d’une fracture ethno-religieuse naturelle dans cette région, mais aussi représenterait une magnifique pédagogie au dialogue culturel. 6. Le travail de déconstruction de l’imaginaire collectif négatif sur l’Autre doit également concerner les pays du Sud de la Méditerranée,
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notamment les pays arabes. Comme les Européens, eux aussi ont un regard déformé, notamment sur l’Occident proche et lointain. Certes ce regard n’est pas univoque puisque l’Occident fascine et rebute à la fois, puisqu’il est à la fois aimant et repoussoir. Il attire par son art de gouvernement, les libertés de ses citoyens et ses avancées techniques, économiques et sociales et rebute par le fait d’être perçu comme sûr de lui-même et dominateur. 7. Aujourd’hui, le Monde arabe vit dans une situation défensive telle qu’aucun travail sérieux d’autocritique ne semble possible, tant il est préoccupé par le souci d’affirmer son identité considérée comme constamment agressée. D’ailleurs, quand on lit des textes arabes sur l’identité, on est frappé de constater que ce n’est pas tant l’identité en soi qui préoccupe, mais bien l’identité par rapport à autrui : à Israël, à l’Europe, à l’Occident, aux non-musulmans et aux pays voisins non-arabes. C’est bien le couple « Moi-l’Autre » qui fonde l’identification culturelle arabe comme si l’existence de l’autre présupposait la conscience de soi, comme si l’autre (en l’occurrence l’Occident) était en réalité un second moi-même. Cela produit un paradoxe : le Monde arabe veut être l’artisan autonome de sa propre histoire, mais se révèle en même temps « incapable de la penser autrement qu’en référence à cet Autre que l’on combat ». C’est pour cela que l’écriture historique du Sud demeure prisonnière de l’étau ethnique, aboutissant à une survalorisation du passé « glorieux » et à une culture « victimaire » qui entrave la production d’un discours innovant. 8. Il faut reconnaître que l’histoire du Monde arabe depuis plusieurs siècles a été jalonnée d’événements douloureux où l’Europe ne peut se dégager de toute responsabilité : expédition de Napoléon en Égypte et en Palestine en 1798-1799, balkanisation du monde arabe (période coloniale), colonisation de l’Algérie, installation d’un État juif au cœur du monde arabe (1948), guerre de Suez (1956) sans compter toutes les autres guerres qui ont ensanglanté leurs populations au cours des dernières décennies. Que l’Occident, depuis plusieurs siècles, ait dominé, occupé, dépecé l’espace arabe et acquis par rapport à lui une supériorité technique, scientifique et militaire, voilà qui ne souffre aucun doute. Que l’Occident ait été, jusqu’à récemment, moins sensible aux souffrances du peuple palestinien et qu’il ait cherché à défendre ses intérêts, fût-ce au prix d’ignorer les intérêts légitimes des Arabes (en Afrique du Nord comme au Moyen-Orient) ce sont là, pour la majorité des Arabes, presque des évidences. 9. Mais ce qui est pernicieux dans toute représentation collective, notamment celle qu’ont les Arabes de l’Occident, surtout européen, c’est le fantasme à la conspiration, comme si la seule préoccupation de l’Occident était de domestiquer les Arabes pour prendre le contrôle de leur espace et de leurs ressources. Cette attitude, que pourrait expliquer, en partie, le rapport passé entre l’Europe et le Monde arabe, comporte cepen-
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dant le risque d’un raidissement doctrinal, d’une crispation irréversible des positions, voire d’une escalade de la violence qui n’est bénéfique pour personne. Sans compter qu’une position d’opposition systématique qui se nourrit des souffrances passées ne permet pas d’envisager le futur méditerranéen en termes de bon voisinage. 10. La réaffirmation identitaire est sans doute une des formes de résistance culturelle des Arabes et des musulmans. Mais elle ne doit pas nécessairement impliquer le rejet de l’Autre, notamment l’Occident. Au contraire, elle doit tendre davantage à valoriser son propre héritage, enrichi par les apports positifs des autres cultures, et la négociation d’une nouvelle relation avec l’Europe, fondée sur le respect mutuel. 11. Ces considérations sur les représentations collectives posent non seulement le rapport à l’Autre, mais aussi le rapport de chaque culture au passé et à la mémoire. Parce que les identités méditerranéennes constituent une accumulation d’expériences qui plongent leurs racines au fond de l’histoire, de traumatismes anciens et plus récents, de blessures toujours béantes, on se trouve face à des Communautés enfermées sur leur propre malheur. Le témoignage mémoriel est si fort, de la Serbie à l’Algérie en passant par la Bosnie et la Palestine, que les peuples de la Méditerranée semblent vissés à leur passé. De sorte qu’on a le sentiment que le futur est pris en otage par le passé, surtout quand celui-ci est jalonné de terribles souffrances, ou au contraire, est enjolivé au point de représenter une sorte de référent historique. 12. Certes, tous les peuples ont une mémoire collective. Celle-ci est un élément constitutif de l’identité. Il faut toutefois veiller à ce que la fidélité à une mémoire construite n’entre pas en collision avec le savoir historique contrôlé. Le dialogue culturel en Méditerranée, que ce soit entre sa rive Nord et sa rive Sud ou même à l’intérieur de chacun des États, passe par un travail sur la mémoire pour intégrer la mémoire de l’Autre. Cela vaut pour les pays de l’ex-Yougoslavie mais surtout pour le conflit israélo-arabe qui structure le rapport problématique entre les Arabes (et même les musulmans) et l’Occident au sens large, et demeure un obstacle majeur à un dialogue culturel rénové. Or ce conflit restera sans solution tant qu’on n’aura pas établi clairement les responsabilités dans les tragédies dont la puissance traumatique ne relève pas seulement du souvenir mais du vécu quotidien des populations concernées. Reconnaître la souffrance de l’Autre s’avère, aujourd’hui, primordial non seulement pour sa valeur « thérapeutique » (effet de guérison), mais pour sa valeur restauratrice (redressement des torts subis) et libératrice (libération de l’histoire des filets de la mémoire instrumentale). Reconnaissance des torts, réparation, réconciliation et pardon, telle est la nouvelle utopie méditerranéenne capable d’extraire les peuples de leur victimologie.
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13. La persistance du conflit israélo-arabe a non seulement produit des effets dévastateurs sur les imaginaires croisés, mais a amené les protagonistes, surtout depuis 1948, à construire une légitimité en niant radicalement celle de l’adversaire. Or les peuples palestinien et israélien, enfermés dans le cercle infernal de la violence, doivent inventer un autre chemin émancipateur pour s’extirper du gouffre. Cela passe d’abord par la subversion de la logique qui a longtemps structuré leurs rapports : celle du déni, de la force et de la puissance. Israël, parce qu’il a été le vainqueur de la géopolitique, doit faire preuve d’une grande audace pour intégrer l’histoire de l’Autre : celle des Palestiniens. Cela implique une autre lecture historique et une mise à plat de bon nombre de ses mythes fondateurs. 14. Quant aux Palestiniens, ils ne peuvent plus se battre avec des clichés du genre « Israël finira par disparaître comme a disparu le Royaume latin des Croisés ». Les mythes mobilisent les foules mais immobilisent la pensée et entravent la production d’un discours pertinent. L’heure est venue pour un travail d’éveil d’une conscience critique, plus informée sur les vrais enjeux et les vrais choix. Cet éveil passe par un travail sur soi, pour domestiquer le passé et inventer le futur. Les morts doivent laisser la place aux vivants. C’est dire combien Israéliens et Palestiniens ont besoin d’une autre démarche morale, une autre relation à la mémoire, un autre regard sur l’adversaire, et sans doute des dirigeants capables de proposer à leurs peuples autre chose que des vengeances stériles et des murs de séparation. 15. Le conflit israélo-palestinien oppose deux peuples à la mémoire longue, revendiquant chacun, à sa manière, une sorte de monopolisation victimaire. Certes il est commode d’adopter la posture de la victime, légitimant par les épreuves subies par le passé ou dans le présent un droit prioritaire à la compassion. Cette attitude ne mène nulle part. C’est pour cela que la reconnaissance de la souffrance de l’Autre et les peurs qui le tenaillent est une condition essentielle de la rencontre logique, la seule susceptible de remettre en question l’usage instrumental d’une histoireplaidoyer, convoquée, trop commodément, moins pour éclairer le passé que pour conforter le présent. 16. Si nous attachons une telle importance à une solution équitable du conflit israélo-palestinien et, au-delà, du conflit israélo-arabe, c’est parce que ce conflit – plus que les autres en Méditerranée – produit des souffrances incalculables et des injustices flagrantes, connaît des rebondissements tragiques depuis plus de soixante ans, continue à marquer durablement le rapport de l’Europe avec la Méditerranée du Sud, rejaillit hors de son espace géographique, empoisonne le climat dans la région et hors de celle-ci en même temps qu’il contribue grandement à la dilapidation de ressources
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considérables, humaines et financières, si nécessaires à la construction d’un avenir partagé. 17. Le déraillement du processus de paix et le raidissement des positions ont bloqué toute avancée significative du partenariat euro-méditerranéen, surtout dans son volet politique et culturel. La pérennisation de ce conflit et son pourrissement pourraient bien entraver le nouveau projet « Union pour la Méditerranée ». L’Europe en est consciente. C’est pour cela qu’elle insiste sur la nécessité et l’urgence de régler ce conflit. Elle devrait faire preuve d’une politique davantage proactive pour hâter une solution pacifique dans le respect des résolutions des Nations Unies. À cet égard, les nouvelles élections américaines pourraient ouvrir une fenêtre d’opportunité. Certes, l’Union européenne n’a pas brillé, sur cet épineux dossier, par une grande cohérence alors que la solution équitable du conflit israélopalestinien est une des clés, sinon la clé, de la paix en Méditerranée et dans la région arabe. L’Union européenne doit, dès lors, faire montre de plus d’audace, maintenant que les canaux de communication sont totalement rétablis avec l’administration américaine et, depuis l’élection du nouveau président français, avec Israël. Il y va de la crédibilité de l’acteur européen dans sa zone de proximité et dans le monde. La PESC (Politique étrangère et de Sécurité commune) au cours des prochaines années sera jugée, entre autres, à l’aune des résultats obtenus dans la négociation israélo-arabe.
1. DIALOGUE CULTUREL ET RELIGIONS 18. Dans l’histoire pendulaire de la Méditerranée, faite de flux et de reflux, de conquêtes et de reconquêtes, de victoires et de défaites, la religion a servi souvent d’étendard pour galvaniser les énergies (guerres saintes), pour mobiliser les hommes et pour légitimer des entreprises de conquêtes, d’expansion, voire de reconquête ou de « retour à la terre ancestrale ». Cela vaut tant pour l’Islam (avec l’expansion islamique durant les premiers siècles) que pour le Christianisme (avec les Croisades, la conquête des Amériques et la colonisation) que pour le Judaïsme (avec l’établissement de l’État d’Israël en Palestine). Mais s’il est vrai que la « religion » a joué et joue encore un rôle de légitimation et de mobilisation dans les guerres passées et présentes, il n’est pas moins vrai que « la violence religieuse » a été davantage alimentée par les clivages internes à chaque grande religion monothéiste que par les clivages entre religions. Les travaux des historiens et les analyses géopolitiques le démontrent à suffisance. Il faut dès lors qu’on cesse de parler à tort et à travers de « guerres des religions » et en finir avec cette rhétorique fallacieuse et dangereuse sur la
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« violence structurelle » consubstantielle à telle ou telle religion. Il n’y a pas des « religions de l’épée » et des « religions de la paix ». C’est l’usage que font les hommes des religions qui les rendent guerrières ou pacifiques. Ainsi, affirmer que la religion chrétienne prône la tolérance, c’est faire preuve d’une grande amnésie historique. Affirmer, à l’inverse, que l’Islam n’est que fanatisme et violence, c’est faire injure à des siècles où l’Islam a brillé de toutes ses splendeurs par sa créativité et sa tolérance. Ceci dit, il est vrai qu’en Méditerranée on assiste, surtout depuis un quart de siècle, à la recrudescence d’intégrismes religieux, au sein de chacune des trois religions monothéistes. Cet extrémisme religieux traduit davantage la manipulation de la religion qu’un retour au religieux et est, de toute manière, l’enfant d’une époque marquée par les incertitudes, le déficit de sens et une mondialisation mal maîtrisée, et – en ce qui concerne les pays du Sud de la Méditerranée – par les crises économiques, la clôture des systèmes politiques et les injustices flagrantes. C’est en agissant sur ces volets qu’on pourrait extirper l’extrémisme religieux à l’intérieur des sociétés qui le subissent et, par là, contribuer à une meilleure sécurité en Méditerranée. Et certainement pas en déclenchant des guerres meurtrières qui font le lit de nouveaux extrémismes. Le dialogue interreligieux peut s’avérer également utile. Mais il ne peut apporter une contribution décisive que s’il s’accompagne d’un enseignement de l’histoire comparée des religions, d’une rupture avec les discoursnarcissiquesetd’undépassementdesdogmatismespourappréhender l’Autre, non comme un adversaire religieux, mais comme un partenaire dans la construction de la paix. 19. L’Occident doit aussi consentir à un effort d’introspection, et peut-être de remise en question, en cessant de ne voir que du « religieux » dans les soubresauts du monde, et permettre aux Autres de participer à la production de sens. Cela requiert de récuser les idées superficielles de religions « éternelles » et « immobiles » et de déplacer le débat vers l’analyse sociologique, anthropologique et politique des sociétés – surtout musulmanes – dans la diversité de leurs trajectoires historiques. L’objectif étant de démontrer, par opposition aux tenants de l’école culturaliste, que non seulement les sociétés qui bordent le Sud et l’Est méditerranéen se transforment mais qu’elles offrent une multitude de formes d’articulation du religieux et de la politique qui permettent de dégager un espace politique sinon laïcisé, du moins de sécularisation et donc de démocratie et de pluralisme. 20. Admettre que les sociétés bougent, c’est aussi reconnaître que l’Islam interprété et vécu – l’Islam-contexte − n’est pas toujours la copie conforme de l’Islam-texte, loin de là. D’ailleurs, historiquement, les dogmes ont été réinterprétés en fonction de l’évolution des sociétés. Ainsi, l’Église de la
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période des Croisades, de l’Inquisition et des bûchers, n’est pas l’Église du Vatican II, de la prière œcuménique d’Assises, etc. L’Islam n’est pas une exception à la règle. Il est, lui aussi, capable de s’ouvrir aux idées nouvelles de liberté, d’égalité des sexes et de fraternité entre tous les peuples. Et c’est parce que cette modernisation interne est en route que les intégristes de tout poil tentent de la fourvoyer dans un combat d’arrière-garde pour préserver « le socle de la foi », et éviter « la déperdition morale » des sociétés musulmanes. Considérer l’Islam comme « une religion rétrograde » et les sociétés musulmanes comme des « sociétés figées » comme on l’entend souvent, c’est non seulement faire preuve d’ignorance de l’histoire comparée des religions, mais c’est surtout refuser, à l’Islam, toute capacité d’adaptation aux exigences du temps moderne. Or, l’Islam s’adapte. Mais, comme le souligne un auteur arabe, sa capacité d’adaptation est fonction de la perception qu’il a de lui-même : lorsqu’il n’est pas frileux, ou revanchard, ou victime, l’Islam est prompt à s’ouvrir sur les cultures voisines, se nourrir d’elles et parfois les ensemencer de sa faconde propre. De fait, chaque fois que l’Islam a pris conscience du rôle éminemment positif qu’il pouvait jouer, sa collaboration à la culture universelle a été inventive, généreuse et sans arrière-pensées. Partant de ce principe qu’aucune culture ne produit de civilisation sans se frotter à d’autres cultures, l’Islam s’améliore au contact de ceux qui le respectent. Et respecte ceux qui le respectent… A contrario, chaque fois qu’il s’est senti oppressé ou minoré, il s’est complètement raidi, laissant davantage parler ses réminiscences négatives et son amertume.
2. MIGRATIONS ET DIALOGUE CULTUREL 21. Les migrations ont marqué l’histoire des peuples européens. Poussés par la misère, le malheur ou l’esprit de conquérir de nouveaux horizons, les Européens ont essaimé dans les quatre coins de l’Univers, notamment vers le Nouveau Monde. L’industrialisation du continent européen va inverser la tendance surtout à partir de la fin du xixe siècle. Des Polonais, puis des Italiens, des Espagnols, des Portugais et des Grecs ont quitté leur pays, à la recherche d’un gagne-pain dans les pays européens de vieille industrialisation. Bien que de religion chrétienne, ces immigrés ont dû faire l’apprentissage difficile de la vie dans d’autres sociétés. L’expatriation était vécue comme une « épreuve nécessaire » et leur vie d’étrangers n’était pas dépourvue de difficultés. Leur intégration n’a pas été, loin s’en faut, un long fleuve tranquille. Eux aussi ont éprouvé des angoisses et subi l’hostilité de nationaux. Le fait d’être Européens et chrétiens ne les mettait pas à l’abri des préjugés : en France et ailleurs on trouvait, déjà dans les années 1930, leur nombre excessif, qu’ils faisaient régner un climat de
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terreur, qu’ils n’étaient pas assimilables. Puis le temps a poursuivi son cours. Et ces anciens immigrés européens se sont fondus dans les sociétés d’accueil. 22. L’immigration en provenance de pays arabes ou de pays musulmans non-arabes vers l’Europe est plus tardive : elle est liée à la décolonisation, à la phase de la reconstruction européenne après la Deuxième Guerre mondiale et au tarissement des gisements traditionnels de l’immigration intra-européenne. Cette immigration peut être pakistanaise en Angleterre, turque et kurde en Allemagne, maghrébine en France, en Belgique ou en Hollande, et plus récemment, en Italie et en Espagne. Il est malaisé d’en estimer le nombre parce que beaucoup de ces immigrés arabes et musulmans se sont naturalisés ou sont nés citoyens européens et disparaissent des statistiques en tant qu’étrangers. Mais on peut avancer le chiffre de 15 à 20 millions sur une population européenne de 495 millions (en 2008). Sur ces 15 à 20 millions, les Maghrébins – ou les personnes d’origine maghrébine – représenteraient un total de 5 à 6 millions. Derrière ces chiffres, il y a un changement dans la nature même du phénomène migratoire puisqu’en cinquante ans, on est passé d’une immigration de travail (essentiellement masculine, concentrée dans les noyaux durs de l’industrie ou dans les mines de charbon et vécue comme temporaire), à une migration d’installation. Avec la fermeture des frontières européennes à de nouveaux flux à partir de 1974, et les premières mesures visant à intégrer les immigrés en situation régulière, on assiste à un changement qualitatif (féminisation, rajeunissement, augmentation du taux de dépendance et plus grande visibilité dans les espaces publics et dans les milieux scolaires) et quantitatif : le regroupement familial accroît le nombre des étrangers, tandis que se développe une immigration clandestine que rien ne semble endiguer : ni les contrôles maritimes, ni la police des frontières, ni les mesures techniques de surveillance des côtes. Bref, le processus migratoire change de nature. 23. Si la question de l’immigration, surtout arabe et musulmane, nous interpelle ici, c’est en raison du fait qu’elle est devenue, surtout depuis 1973, l’objet privilégié sur lequel s’opère la projection fantasmatique des problèmes de sociétés européennes, projection qui décharge sur l’immigration les angoisses des Européens face aux difficultés du présent et aux incertitudes du futur. L’Europe entière semble touchée par un réflexe de peur face à une immigration liée à l’Islam. C’était patent avant le 11 septembre et tous les sondages d’opinions l’attestaient. Ça l’est encore davantage après le 11 septembre où l’amalgame, au niveau populaire, entre Islam et terrorisme, s’enracine dans les esprits. En réalité, on a le sentiment que l’Europe se crispe devant la perspective d’un métissage accru et la perception d’une remise en cause de son identité et de ses valeurs.
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Cette angoisse diffère en intensité d’un pays à l’autre mais elle touche tous les pays confrontés à une immigration étrangère, surtout musulmane. Et elle se traduit par une réaction xénophobe qui n’épargne même pas les pays qui jadis étaient cités en exemple pour leur tolérance comme l’Espagne ou les Pays-Bas. Mais, contrairement à la période précédente des migrations intereuropéennes, le racisme actuel n’est plus un fait marginal, mais un fait de société, il se focalise sur les différences supposées incompatibles et bénéficie d’expressions politiques grâce à des partis d’extrême droite farouchement hostiles aux « étrangers ». 24. Plus que d’autres « immigrés » (qui subissent également des discriminations), les musulmans et surtout les Maghrébins des deuxième et troisième générations sont particulièrement les victimes d’un racisme ordinaire « de la peau ». Assimilés culturellement, les jeunes qui ne sont ni immigrés (puisque souvent nés en Europe), ni étrangers (puisque souvent naturalisés), se sentent exclus socialement. Comme si, plus les barrières culturelles tombent, plus il faut en inventer d’autres : le faciès (il n’est pas comme nous), l’origine (il n’est pas un Européen de souche), l’Islam (c’est une menace pour notre identité). Ce refus de l’altérité musulmane s’accompagne chez la plupart des gens d’une méfiance, voire d’un mépris pour la religion des jeunes musulmans. Ces réactions, frileuses ou hostiles, conduisent ces jeunes dans bien des cas, à se replier sur leur culture et leur héritage, provoquant chez eux des « écarts d’identité » entre une communauté d’origine dont ils se détachent (pays d’origine) et une autre qui ne veut pas d’eux (pays d’implantation). 25. On voit bien que dans le dialogue culturel entre l’UE et le pourtour méditerranéen, l’immigration constitue un enjeu majeur parce qu’elle interpelle le noyau dur de l’identité européenne, et révèle le rapport problématique de l’UE à l’altérité la plus proche. La prolifération de partis populistes et xénophobes, dont certains réalisent de bons scores électoraux, traduit les angoisses devant le métissage croissant des sociétés, et la consolidation de la présence « musulmane » au cœur des cités européennes. Or, l’Europe ne peut s’enfermer sur ses peurs. En effet, le rapport de l’Europe avec ses banlieues immédiates conditionne son rapport avec ses banlieues lointaines et vice versa. Une attitude plus positive serait de s’efforcer à faire participer à la vie collective toutes les populations régulièrement installées quelles que soient leurs origines et leurs pratiques religieuses. L’intégration est une nécessité politique, sociale et culturelle pour éviter que se constituent des ghettos ethniques de pauvreté d’exclusion et de sous-citoyenneté. Elle est surtout une nécessité démocratique car elle postule que, malgré la diversité de leurs origines, traditions et croyances, les hommes peuvent vivre ensemble sur un même territoire en respectant des normes communes. L’intégration signifie aussi qu’on cesse d’agiter des épouvantails : « l’invasion » de l’Europe par les pauvres du Tiers-Monde ou celui de « l’islami-
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sation » de l’Europe. Car, en réalité, ce n’est pas à une islamisation de l’Europe qu’on assiste, mais bien au développement d’un Islam européen, avec des caractéristiques propres qui le distingueraient de l’Islam tel qu’il est vécu en terre musulmane. D’abord, il se construit en dehors des pays et des cultures d’origine, comme une religion minoritaire, dont les adeptes ont fait le deuil du retour et le choix d’une installation définitive et qui, de surcroît, demandent à être considérés comme des citoyens à part entière et non comme des citoyens à part. Ensuite, cette installation pérenne dans un espace laïc européen transforme graduellement le système de pensée des musulmans et leurs comportements notamment en ce qui concerne leurs rapports aux sociétés d’accueil et leur rapport à la religiosité. 26. Ainsi s’esquisse subrepticement un rapprochement entre l’Islam et le Christianisme tel qu’il est vécu en Occident, en ce sens que l’Islam vécu en Occident met davantage l’accent sur la foi intériorisée et l’éthique, en dehors de toute contrainte sociale, de toute police religieuse ou des coercitions communautaires. Cela est attesté par tous les sociologues et c’est sans doute parce que ces tendances semblent irréversibles que certains groupuscules intégristes s’activent à inverser les tendances, au nom d’une supposée « spécificité culturelle », en surfant sur les détresses réelles de certaines franges de la population d’origine immigrée. Les pays de l’UE peuvent encourager davantage ces convergences qui relèvent de l’expérience religieuse dans un milieu définitivement laïque, ne fût-ce que par la dénonciation des amalgames entre l’Islam – en tant que religion − et les islamismes en tant que courants idéologico-politiques, ou même les néo-fondamentalismes qui réduisent l’Islam aux rituels et aux interdits. Une attitude accueillante moins frileuse, plus généreuse, et rompant avec les discours stériles sur « l’incapacité des musulmans à s’intégrer », des émissions grand public consacrées à la vie des musulmans d’Europe, un enseignement sur l’Islam dans les écoles et les universités, tout cela permettrait un apaisement des relations entre les communautés musulmanes et les sociétés d’accueil et faciliterait grandement l’intégration des musulmans dans l’espace public européen. Ce serait une grande réussite de l’Europe et une grande chance pour l’Islam qui se déploie dans un espace de liberté. Si nous insistons sur une meilleure intégration des musulmans dans l’espace européen, c’est parce que nous pressentons le danger que peuvent constituer les replis communautaristes, qui, sous couvert de respect des identités, risquent de déboucher sur des sociétés tribalisées et des sociétésmosaïques, où, par une sorte de spatialisation des différences, on finirait par avoir des quartiers, voire même, des écoles ethniques. Ce n’est guère une perspective réjouissante, ni à l’échelle des sociétés européennes, ni même à l’échelle de la Méditerranée toute entière.
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3. POUR UNE DÉMARCHE HUMANISTE 27. Tous les peuples se construisent un rapport au passé et à l’espace. La fonction de la mémoire (rapport au passé) est précisément de retravailler le passé pour y sélectionner les événements, glorieux ou traumatiques, qui servent de matériau de construction identitaire. Tandis que le territoire (rapport à l’espace) apparaît comme fondateur de l’ordre politique moderne, autour des notions comme la Nation ou la Souveraineté. Et comme le répètent les géopoliticiens contemporains, dans la mémoire sélectionnée, souvent déformée par le pouvoir, le territoire est la référence à partir de laquelle l’imaginaire collectif élabore une représentation identitaire. Ainsi, en tant que représentation, l’identité est une construction sociale. Elle renvoie aux rapports au passé et au territoire, mais aussi à l’altérité. Ceci implique que toute définition identitaire est aussi une démarcation (nous c’est nous) qui, malheureusement, s’est transformée souvent, au contact d’autres mémoires, espaces et identités, en une affirmation arrogante de supériorité de Soi par rapport à l’Autre. Les trois monothéismes, nés au Proche-Orient, ont largement contribué par leur monopolisation de la vérité, à l’exclusion de l’Autre, renforçant des « identités meurtrières », pour reprendre le titre d’un livre d’Amin Maalouf. 28. Et pourtant, peut-on nier, aujourd’hui, que les individus comme les sociétés développent des identités complexes et multiples sous l’effet conjugué de l’échange, de l’immigration, de la mondialisation ? Les réflexes de repli qu’on constate sur les deux rives de la Méditerranée, ne traduisentils pas, en grande partie, la peur ressentie face aux « menaces » du métissage induit par la circulation des idées, des produits et surtout des hommes ? Les notions telles que « choc de civilisations » ou celle, plus pernicieuse encore, de l’Axe du Bien et du Mal, ne visent-elles pas à recréer des lignes de fractures et des frontières balisées entre « Eux et Nous », c’est-à-dire à un découpage artificiel des frontières culturelles, alors que, par définition, les cultures sont toujours hybrides, métissées ? Que des partis d’extrême droite ou même des groupes intégristes apportent leur adhésion à de telles divagations, étonne à peine, car pour tous ces « oiseaux de mauvais augure », l’identité n’est pas vue simplement comme un sentiment d’appartenance, mais aussi comme une bannière sous laquelle on se combat. 29. Il faut avoir tous ces éléments à l’esprit pour comprendre la dégradation du climat culturel entre les deux rives de la Méditerranée et déployer toutes les énergies pour une nouvelle pédagogie de la concorde et de la compréhension. Sans un retour à une approche humaniste, la situation ne pourra qu’empirer, conduisant à des postures d’hostilité. Cela ne veut point dire qu’il faille se voiler la face et gommer d’un trait tous les malentendus légués par une longue histoire. Mais la démarche humaniste exige qu’on
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arrête, de tous les côtés, de « fabriquer » des ennemis imaginaires, et de diaboliser des sociétés entières voire même des « religions », en leur adossant des responsabilités collectives pour les agissements répréhensibles de certains de leurs membres et adeptes. Ainsi, débusquer les stéréotypes, dénoncer les dérives de comportement ou de langage, extirper l’extrémisme de nos sociétés, tout cela doit être un combat à mener en commun. Cela nécessite au Nord de la Méditerranée, dans l’Europe entière, une autre approche à l’Altérité, et au Sud de la Méditerranée, une autre gestion du passé, des ouvertures démocratiques, et une nouvelle gouvernance pour affronter les défis du troisième millénaire. 30. Tout cela nous amène à ces trois dernières réflexions. a) La première : s’il n’y a pas de développement sans enracinement, il n’y a pas, non plus, de civilisation sans ouverture. b) La deuxième : la Méditerranée est trop étroite pour séparer et trop large pour confondre. c) La troisième, nous l’empruntons à Octavio Paz : « Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. À l’inverse, c’est de l’isolement que meurent les civilisations ».
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RÉSEAUX SOUTENUS PAR LA COMMISSION EUROPÉENNE – EUROMESCO – FEMISE
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Table des matières
Sommaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5
Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
CHAPITRE
1
Le Processus de Barcelone 1995-2008 : le texte et le contexte . . . . .
13
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
1. Le contexte géopolitique des années 1990 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
13
2. Le pari . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
15
3. Le Processus de Barcelone en 2008 : les bouleversements géopolitiques et géoéconomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1. Transformations géopolitiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.1. D’abord l’Union européenne n’est plus la même . . . . . . . . . . . . .
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3.1.2. L’Union européenne, à défaut de pouvoir peser sur les négociations israélo-arabes, laissées sous l’égide de l’Amérique, cherche à apporter sa pierre à l’édifice en intégrant Israël et les Arabes dans un même forum régional . . . 3.1.3. Le 11 septembre 2001 bouleverse également la donne géopolitique en Méditerranée par son impact sur les représentations collectives et par la guerre d’Irak supposée laver l’affront subi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1.4. Dans le climat culturel assombri, la guerre d’Irak de 2003 vient jeter de l’huile surle feu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
18
19 20
TA B L E D E S M AT I È R E S
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3.1.5. Guerre préventive et divergences euro-atlantiques . . . . . . . . . . . 3.1.6. Éclaircie libyenne, tensions intra-maghrébines, « démocratisation » à l’égyptienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.2. Les transformations géoéconomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE
1. Les dividendes de la peur (dividends of fear) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Une nouvelle offensive américaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’Europe doit-elle craindre l’offensive commerciale américaine en Méditerranée et dans le Moyen-Orient ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1. L’Accord de libre-échange Maroc/États-Unis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Les réactions à l’Accord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Premier bilan économique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
28 31 34
39 40 41 45 48
4
Le Partenariat économique euro-méditerranéen (1995-2008) . . . .
51
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. De la Politique globale méditerranéenne au Partenariat euro-méditerranéen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. D’abord les préoccupations sécuritaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. Échange industriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3. Avancées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
51
1.3.1. Les accords d’association euro-méditerranéens sont signés . . . . . 1.3.2. Les Programmes MEDA I et MEDA II . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.3. Facilité euro-méditerranéenne d’investissements et de partenariat (FEMIP) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.4. Un soutien à la coopération Sud-Sud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1.4. Les zones d’ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.1. Généralisation des partenariats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.2. La suppression de l’Accord sur les textiles et les vêtements (ATV) suite à la fin des accords multifibres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.3. Des réformes structurelles lentes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.4. Une intégration régionale velléitaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.5. Des investissements modiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
252
27
3
L’Accord de libre-échange entre le Maroc et les États-Unis . . . . . . .
CHAPITRE
22 24
2
L’offensive commerciale des États-Unis dans le Monde arabe et en Méditerranée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
CHAPITRE
20
L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
52 52 53 55 55 56 57 58 58 58 59 59 60 60
2. Les évolutions économiques de 1995 à 2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Développement démographique et marché du travail . . . . . . . 2.2. Croissance économique en dents de scie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. Commerce extérieur des pays MED. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. La polarisation des échanges MED sur l’UE . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE
72
5
L’immigration dans le Processus de Barcelone : analyse d’un paradoxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. La Libre circulation et cordons sanitaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Une politique européenne de l’immigration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Les deux frontières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. La Méditerranée au cœur du dispositif de contrôle . . . . . . . . . . . . . . 5. Les migrations dans le partenariat euro-méditerranéen . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE
63 64 64 67 69
77 77 78 80 84 87 88 90
6
L’impact de l’élargissement de l’UE sur les migrations arabes et sud-méditerranéennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Les évolutions démographiques de l’Europe élargie et des pays méditerranéens et arabes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. L’Europe au sens large : dépopulation et vieillissement . . . . . . 1.2. La démographie sud-méditerranéenne : le cas des pays arabes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Les migrations méditerranéennes vers l’Europe : le Sud sera-t-il concurrencé par l’Est ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Les migrations de remplacement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Les effets de l’élargissement sur les migrations arabo-méditerranéennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. Le potentiel migratoire des PECO. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1. D’abord des raisons d’ordre conjoncturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.2. Mais aussi des facteurs d’ordre structurel . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
93 93 94 94 98 102 102 106 106 107 108 110 111
TA B L E D E S M AT I È R E S
253
CHAPITRE
7
L’élargissement de l’Union européenne et la Méditerranée : des impacts économiques contrastés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. L’impact de l’élargissement sur les pays de l’Est . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. Disparités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. Promesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3. « Pain before gain » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4. Chance historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’impact de l’adhésion sur l’UE des Quinze . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Un pari. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Craintes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’élargissement et son impact sur les pays tiers-méditerranéens . . 3.1. Des effets contrastés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2. Opportunités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3. Un cas d’études : l’élargissement et son impact sur le Maroc. . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE
1. Le Processus de Barcelone : trop de processus et peu de partenariat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Vers un partenariat euro-arabe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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113 114 114 115 116 116 117 118 119 120 121 124 125 126 128
8
Partenariat euro-méditerranéen ou Partenariat euro-arabe ? . . .
CHAPITRE
113
129
129 133 136
9
La politique européenne de voisinage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
141
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Politique de Voisinage (PEV) : analyse des textes . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. Première Communication de la Commission sur la Politique de Voisinage (11 mars 2003) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. La Communication de la Commission de juillet 2003 « Jeter les bases d’un nouvel instrument de voisinage » . . . . . . 1.3. Communication de la Commission : « Politique européenne de voisinage : document d’orientation » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4. Le Parlement européen et la Politique de Voisinage . . . . . . . . .
141
L’ E U R O P E P O U R L A M É D I T E R R A N É E
142 143 146 147 149
1.5. Avis du Conseil économique et social (CES) sur la PEV . . . . . 1.6. Document de travail des services de la Commission accompagnant la Communication de la Commission Renforcement de la PEV (4 décembre 2006) . . . . . . . . . . . . . . . . 1.7. Communication sur « la synergie en Mer Noire : une nouvelle initiative de coopération régionale » (avril 2007) . . . . . . . . . . . . Conclusion de la première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Analyse critique de la PEV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1. Discours nouveau, vieille recette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2. Une régionalisation périphérique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3. La PEV est rivée à la stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4. Une PEV sans institutions communes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5. La PEV : une initiative unilatérale de l’UE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.6. Une politique incohérente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.7. La PEV comme mission civilisatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.8. PEV et Processus de Barcelone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion générale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . CHAPITRE
150
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10
De l’«Union méditerranéenne» à l’« Union pour la Méditerranée » : européanisation d’une idée française. . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. L’Union méditerranéenne par les textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1. Le discours de Toulon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2. Le discours de Tanger (23 octobre 2007). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3. Le Rapport Avicenne (23 avril 2007) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Justification de l’Union méditerranéenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Les mérites de la proposition française. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Réactions à l’initiative française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1. Réactions de l’intérieur de l’UE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2. Réactions des États méditerranéens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3. Réactions des médias et des intellectuels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. L’Union méditerranéenne : Union de projets ou projet d’Union . . 5.1. L’UM et l’UE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2. L’UM et les Pays arabes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6. Les derniers correctifs et éclaircissements apportés au projet d’Union méditerranéenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.1. Le Rapport du Groupe réuni par l’Institut de la Méditerranée . . 6.2. Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
173 173 174 174 176 178 181 186 187 187 189 190 193 193 194 196 197 199
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6.3. Le Rapport de la Commission parlementaire . . . . . . . . . . . . . . . 6.4. L’Appel de Rome : Union pour la Méditerranée (UPM). . . . . . . 7. L’Union pour la Méditerranée au Conseil européen . . . . . . . . . . . . . 7.1. Analyse de la Communication de la Commission sur « Le Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » . . 7.1.1. Diagnostic . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.1.2. Un meilleur partage des responsabilités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.1.3. Sélection des projets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.1.4. Financement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2. Commentaire sur la Communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8. Le Sommet de Paris pour la Méditerranée (13 juillet 2008) . . . . . . . 8.1. Analyse de la Déclaration de Paris sur l’Union pour la Méditerranée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2. Commentaire sur la Déclaration de Paris. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9. La Conférence ministérielle de Marseille (3-4 novembre 2008) . . . 9.1. Analyse de la Déclaration de Marseille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.1.1. Architecture institutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.1.2. Domaines de coopération pour 2009 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9.2. Commentaire sur la Déclaration de Marseille. . . . . . . . . . . . . . . 10. Pour un Partenariat régional privilégié en Méditerranée occidentale élargie (10 + 6 + 2) : banc d’essai de l’UPM . . . . . . . . . CHAPITRE
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201 202 203 205 205 206 207 208 208 213 215 216 222 222 223 224 225 227
11
Le dialogue culturel euro-méditerranéen et euro-arabe . . . . . . . . .
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Réflexions pour un manifeste humaniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Dialogue culturel et religions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Migrations et dialogue culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Pour une démarche humaniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Ouvrages et articles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Périodiques et annuaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Réseaux soutenus par la Commission européenne . . . . . . . . . . . . . . . .
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