Alexandre Dumas
Les Mohicans de Paris
BeQ
Alexandre Dumas
Les Mohicans de Paris I
La Bibliothèque électronique du ...
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Alexandre Dumas
Les Mohicans de Paris
BeQ
Alexandre Dumas
Les Mohicans de Paris I
La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 793 : version 1.0 2
« Avec Les Mohicans de Paris, Dumas écrit, de 1854 à 1859, dans Le Mousquetaire puis dans Le Monte-Cristo, son plus long feuilleton. Il y met en scène sa comédie humaine, dans le Paris de ses vingt ans, celui de la génération romantique et de la Restauration. Les « Mohicans », ce sont tous les déshérités de la fortune qui tentent de conquérir liberté, gloire, bonheur dans les marges d’une ville toute entière vouée à l’ambition du pouvoir et de l’argent. Leurs vies s’entrelacent autour de la figure de Salvator qui, face au redoutable M. Jackal, le chef de la police, prépare, à la tête de la Charbonnerie, la révolution de 1830. » En quatrième de couverture, de l’édition Quarto, Gallimard.
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Les Mohicans de Paris I
Le roman est ici présenté en six volumes.
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I Dans lequel l’auteur lève le rideau sur le théâtre où va se jouer son drame. Si le lecteur veut risquer, avec moi, un pèlerinage vers les jours de ma jeunesse, et remonter la moitié du cours de ma vie, c’est-àdire juste un quart de siècle, nous ferons halte ensemble au commencement de l’an de grâce 1827, et nous dirons aux générations qui datent de cette époque ce qu’était le Paris physique et moral des dernières années de la Restauration. Commençons par l’aspect physique de la moderne Babylone. De l’est à l’ouest, en passant par le sud, Paris, en 1827, était à peu près ce qu’il est en 1854. Le Paris de la rive gauche est naturellement stationnaire, et tend plutôt à se dépeupler qu’à se peupler ; au contraire de la civilisation, qui 5
marche d’Orient en Occident, Paris, cette capitale du monde civilisé, marche du sud au nord ; Montrouge envahit Montmartre. Les seuls travaux réels qui aient été faits sur la rive gauche, de 1827 à 1854, sont la place et la fontaine Cuvier, la rue Guy-Labrosse, la rue de Jussieu, la rue de l’École-Polytechnique, la rue de l’Ouest, la rue Bonaparte, l’embarcadère d’Orléans, celui de la barrière du Maine ; enfin, l’église Sainte-Clotilde, qui s’élève sur la place Bellechasse, le palais du conseil d’État sur le quai d’Orsay, et l’hôtel du ministère des Affaires étrangères sur le quai des Invalides. Il en a été bien autrement sur la rive droite, c’est-à-dire dans l’espace compris du pont d’Austerlitz au pont d’Iéna, en longeant le pied de Montmartre. En 1827, Paris, à l’est, ne s’étendait, en réalité, que jusqu’à la Bastille – et encore tout le boulevard Beaumarchais était-il à bâtir ; au nord, que jusqu’à la rue de la Tour-desDames et la rue de La Tour-d’Auvergne, et, à l’ouest, que jusqu’à l’abattoir du Roule et l’allée des Veuves. 6
Mais, du quartier du faubourg Saint-Antoine, qui, de la place de la Bastille, va jusqu’à la barrière du Trône ; du quartier Popincourt, qui, du faubourg Saint-Antoine, va jusqu’à la rue Ménilmontant ; du quartier du faubourg du Temple, qui va, de la rue Ménilmontant, au faubourg Saint-Martin ; du quartier La Fayette, qui va, du faubourg Saint-Martin, au faubourg Poissonnière ; mais, enfin du quartier Turgot, du quartier Trudaine, du quartier Breda, du quartier Tivoli, du quartier de la place de l’Europe, du quartier Beaujon ; des rues de Milan, de Madrid, Chaptal, Boursault, de Laval, de Londres, d’Amsterdam, de Constantinople, de Berlin, etc. – il n’en était point encore question. Quartiers, places, squares, rues, la baguette de cette fée qu’on appelle l’Industrie les a tous fait jaillir de terre, pour servir de cortège à ces princes du commerce qu’on appelle les chemins de fer de Lyon, de Strasbourg, de Bruxelles et du Havre. Dans cinquante ans, Paris aura rempli tout l’espace qui reste vide, aujourd’hui, entre ses 7
faubourgs et ses fortifications ; alors, tout ce qui est faubourgs sera Paris, et de nouveaux faubourgs s’allongeront à toutes les ouvertures de cette vaste enceinte de murailles. Nous avons vu ce qu’était le Paris physique, en 1827 ; voyons ce qu’était le Paris moral. Charles X régnait depuis deux ans ; depuis cinq ans, M. de Villèle était président du Conseil ; enfin, depuis trois ans, M. Delavau avait succédé à M. Anglès, si gravement compromis dans l’affaire Maubreuil. Le roi Charles X était bon ; il avait à la fois le cœur faible et honnête, et laissait croître autour de lui les deux partis qui, en croyant l’affermir, devaient le renverser – le parti ultra et le parti prêtre. M. de Villèle était moins un homme politique qu’un homme de bourse ; il savait déplacer, remuer, tripoter les fonds publics ; mais voilà tout. Au reste, personnellement honnête homme, et devant se retirer des finances, au bout de cinq ans, aussi pauvre qu’il y était entré, et après y avoir manié des milliards. 8
M. Delavau était sans valeur individuelle, entièrement dévoué, non pas au roi, mais au double parti qui agissait en son nom : son chef du personnel exigeait des certificats de confession des employés et même des agents ; on ne pouvait être reçu mouchard si l’on ne s’était confessé au moins dans la quinzaine précédant le jour de l’admission. La cour était triste et seulement égayée par la jeunesse, le besoin de distraction et le côté artiste qu’il y avait dans le caractère de madame la duchesse de Berry. L’aristocratie était inquiète et divisée ; une portion se rattachait aux traditions semi-libérales de Louis XVIII et prétendait que la tranquillité de l’avenir reposait sur une sage distribution du pouvoir entre les grands corps de l’État : le roi, la chambre des pairs, la Chambre des députés ; – l’autre portion se jetait violemment en arrière, voulant renouer 1827 à 1788, niait la Révolution, niait Bonaparte, niait Napoléon, et croyait n’avoir besoin d’autre soutien que celui auquel s’étaient appuyés Louis IX, leur ancêtre, et Louis XIV, 9
leur aïeul, c’est-à-dire le droit divin. La bourgeoisie était ce qu’elle est en tout temps : amie de l’ordre, protectrice de la paix ; elle désirait un changement et tremblait que ce changement n’eût lieu ; elle criait contre la garde nationale, contre l’ennui de faire sa faction, et devint furieuse lorsque, en 1828, la garde nationale fut supprimée. En somme, elle suivait le convoi du général Foy, prenait parti pour Grégoire et pour Manuel, souscrivait aux éditions Touquet, et achetait par millions les tabatières à la Charte. Le peuple était franchement de l’opposition, sans savoir bien nettement s’il était bonapartiste ou républicain ; ce qu’il savait, c’est que les Bourbons étaient rentrés en France à la suite des Anglais, des Autrichiens et des Cosaques. Or, détestant les Anglais, les Autrichiens et les Cosaques, il détestait naturellement les Bourbons et n’attendait que le moment de s’en débarrasser. Toute conspiration nouvelle était saluée de ses acclamations : pour lui, Didier, Berton, Carré étaient des martyrs ; les quatre sergents de La 10
Rochelle, des dieux ! Maintenant que, par trois degré successifs, nous sommes descendus du roi à l’aristocratie, de l’aristocratie à la bourgeoisie, et de la bourgeoisie au peuple, descendons un degré encore, et nous allons nous trouver dans ces limbes de la société éclairés seulement par les pâles réverbères de la rue de Jérusalem. Supposez que nous nous trouvions transportés dans la soirée du mardi gras de 1827. Depuis deux ans, il n’y a plus de mascarades de police : les voitures dont la double ligne sillonne les boulevards, toutes chargées de poissardes et de malins qui, chaque fois qu’ils se croisent, s’arrêtent et – pardonnez-moi, je dois me servir du terme courant –, et s’engueulent, sont des voitures particulières. Quelques-unes de ces voitures appartiennent de fondation à un excellent jeune homme nommé Labattut, qui, trois ou quatre ans plus tard, ira mourir d’une maladie de la poitrine à Pise, et, quoiqu’il fasse tout au monde pour que l’on sache que ces immenses mascarades, que ces sonneurs 11
de cor, que ces hommes à cheval sont bien à lui, les spectateurs s’obstinent à ignorer son nom, et à en faire honneur à lord Seymour. Les cabarets en vogue sont : à la Courtille, Dénoyez, le Salon de Flore, La Courtille ; à la barrière du Maine, Tonnelier. Les bals fréquentés sont La Chaumière, tenue par Lahire – deux races en train de disparaître aujourd’hui y dansent sur le volcan qui doit les engloutir : les étudiants, les grisettes ; la lorette et les Arthurs, qui les ont remplacés, sont encore inconnus : Gavarni créera pour eux son charmant costume de débardeur ; le Prado, qui flamboie en face du Palais de Justice ; le Colisée, qui bruit derrière le Château d’Eau ; la Porte-Saint-Martin et Franconi, qui ont seuls, avec l’Opéra, le privilège des bals masqués. Nous ne parlons, bien entendu, ici de l’Opéra que pour mémoire : à l’Opéra, on ne danse pas, on se promène, les femmes en domino, les hommes en habit noir. Dans les autres bals, c’est-à-dire chez Dénoyez, au Salon de Flore, au Sauvage, chez 12
Tonnelier, à La Chaumière, au Prado, au Colysée, à la Porte-Saint-Martin, chez Franconi, on ne danse pas non plus : on chahute. Le chahut était une danse ignoble, laquelle était, au cancan, ce que le brûle-gueule et le tabac de caporal sont au cigare de La Havane. Au-dessous de tous les lieux que nous venons de nommer, et qui descendent du théâtre à la guinguette, et, de la guinguette, au cabaret, sont les bouges immondes qu’on appelle les tapisfrancs. Il y en a sept à Paris : Au Chat-Noir, rue de la Vieille-Draperie, dans la Cité ; Au Lapin-Blanc, en face du Gymnase ; Aux Sept-Billards, rue de Bondy ; Hôtel d’Angleterre, rue Saint-Honoré, en face de La Civette ; Chez Paul Niquet, rue aux Fers ; Chez Baratte, même rue ; Enfin, chez Bordier, au coin de la rue Aubry13
le-Boucher et de la rue Saint-Denis. Deux de ces tapis-francs ont des spécialités. Le Chat-Noir réunit particulièrement les voleurs à la carouble et à la fourline ; le LapinBlanc, les charrieurs, les scionneurs et les vantarniers. Oh ! qu’on se rassure, nous n’allons pas nous engager dans un dialogue d’argot, et faire un livre que l’on ne puisse comprendre qu’à l’aide du dictionnaire infâme de Bicêtre et de la Conciergerie. Nous nous hâtons, au contraire, de nous débarrasser, pour n’y plus revenir, de tous ces termes immondes, qui nous répugneraient autant qu’à nos lecteurs. Disons donc rapidement ce que sont les voleurs à la carouble et à la fourline, les charrieurs, les scionneurs et les vantarniers. Les voleurs à la carouble sont les voleurs avec fausses clefs. Les voleurs à la fourline sont les tireurs de bourses, de montres, de mouchoirs. 14
Les charrieurs sont ceux qui entrent chez les changeurs sous prétexte de choisir des pièces à l’effigie de tel roi, au millésime de telle année, et qui, tout en choisissant les pièces demandées, en fourrent pour cinquante francs dans chaque manche. Les scionneurs sont ceux qui entourent d’un mouchoir ou d’une corde le cou de la personne qu’ils veulent voler et la chargent sur leurs épaules, tandis que les complices la barbotent, c’est-à-dire la fouillent. Enfin, les vantarniers sont ceux qui volent la nuit, par les fenêtres, à l’aide d’un échelle de corde. Les cinq autres tapis-francs sont tout simplement des réceptacles de voleurs de toutes les catégories. Pour veiller sur toute cette population de forçats libérés, de filous, de filles, de voleurs de toute sorte, de bandits de toute espèce, il n’y a que six inspecteurs et un officier de paix par arrondissement – les sergents de ville ne sont point encore créés et ne le seront qu’en 1828, par 15
M. Debelleyme. Ces inspecteurs font leur service en bourgeois. Tout individu arrêté par eux est conduit, d’abord, à la salle Saint-Martin, c’est-à-dire au Dépôt ; là, moyennant seize sous pour la première nuit, et dix sous pour les autres nuits, on a droit à une chambre séparée. De là, les hommes sont envoyés à la Force ou à Bicêtre ; les filles, aux Madelonnettes, rue des Fontaines, près du Temple ; les voleuses, à SaintLazare, rue du Faubourg-Saint-Denis. On exécute sur la place de Grève. Monsieur de Paris1 demeure rue des Marais, n° 43. La première question que le lecteur se fait à lui-même, et qu’il nous ferait si nous n’allions pas au-devant d’elle, c’est celle-ci : « Puisque la police sait où prendre les voleurs, pourquoi la police ne les prend-elle pas ? » La police ne peut arrêter qu’en flagrant délit ; 1
C’est le titre du bourreau. (Note de Dumas.) 16
la loi, sur ce point, est positive, et les voleurs de toutes classes le savent bien. Si la police pouvait arrêter les voleurs autrement que la main dans le sac, comme elle les connaît à peu près tous, un coup d’épervier jeté dans tous les bouges de Paris, et il n’y aurait plus de voleurs – ou si peu, du moins, que ce ne serait pas la peine de s’en plaindre ! Aujourd’hui, aucun de ces tapis-francs n’existe plus : les uns ont disparu dans les démolitions que nécessitent les embellissements de Paris ; les autres sont fermés, éteints, morts. Bordier seul a survécu ; mais le tapis-franc de 1827 est devenu une élégante boutique d’épiceries, où l’on vend des fruits secs, des confitures et des liqueurs fines, et qui n’a plus rien du bouge immonde où nous allons être forcés de conduire nos lecteurs.
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II Les gentilshommes de la halle. Nous avons déjà prévenu nos lecteurs que la première page de notre livre portait la date du mardi gras de l’an de grâce 1827. Seulement, ce jour de suprême folie touchait à sa dernière heure : minuit allait sonner. Trois jeunes gens se tenant bras dessus, bras dessous, descendaient la rue Saint-Denis ; deux chantonnaient les motifs principaux des quadrilles qu’ils venaient d’entendre au Colysée, où ils avaient passé les premières heures de la nuit ; le troisième se contentait de mordre, en jouant, la pomme d’or d’une petite canne. Les deux fredonneurs portaient la livrée du jour et le déguisement de l’époque : ils étaient costumés en forts de la halle. 18
Le troisième – celui qui ne chantait pas, qui se tenait au milieu des deux autres, qui semblait l’aîné des trois, ou du moins le plus sérieux, qui dépassait ses deux amis de toute la tête, et qui mordait, comme nous l’avons dit, la pomme de sa canne – était enveloppé d’un de ces grands manteaux de drap solitaire à collet de velours, comme on en portait en ce temps-là, et comme on n’en voit plus aujourd’hui qu’aux frontispices des œuvres de Chateaubriand et de Byron. Celui-là sortait d’une soirée d’artistes, qui avait eu lieu rue Sainte-Appoline. Sous son manteau, il était vêtu d’un pantalon noir dessinant une jambe nerveuse, aux fines attaches, et au pied élégant chaussé d’un bas de soie à jour et d’un escarpin verni ; son frac noir, boutonné militairement – quoiqu’il fût bien visible que le personnage ne touchait en aucun point à l’armée –, ne laissait passer, par en haut et par en bas, que les extrémités d’un gilet de piqué blanc ; son cou jouait à l’aise dans une cravate de satin noir, et sa tête, dont les cheveux frisaient naturellement, était coiffée d’un de ces chapeaux 19
aplatis que l’on portait sous le bras au bal, qu’on enfonçait jusque sur les oreilles en sortant, et qu’on appelait des chapeaux-claques. Si les rares passants qui suivaient à cette heure la rue Saint-Denis eussent pu lever le manteau dans lequel se drapait l’inconnu dont nous décrivons en ce moment la toilette, ils se fussent assurés que ce pantalon boutonné au-dessus de la cheville et collant comme un maillot tricoté, que ce frac à la coupe élégante et aux basques retombant avec grâce, que ce gilet de piqué anglais à boutons d’or ciselé, sortaient évidemment du magasin d’un des tailleurs en renom du boulevard de Gand, et avaient été confectionnés pour un de ces jeunes gens à la mode qu’on appelait encore à cette époque des dandys, et qu’on désigne aujourd’hui sous le nom déjà un peu usé de lions. Et, cependant, celui qui portait cet habit ne paraissait pas le moins du monde avoir la prétention de passer pour un élégant ; il suffisait, en effet, de le regarder un instant pour acquérir la certitude qu’on n’avait point devant les yeux ce 20
que l’on appelle un homme à la mode : il y avait dans toute son allure quelque chose qui révélait une trop grande indépendance de mouvements, pour s’appliquer à l’un de ces mannequins esclaves des plis de leur cravate, ou de la raideur de leur col. Ensuite, comme si elles eussent répugné à cette entrave fashionable, ses mains, à la sortie de la soirée, s’étaient hâtées de se débarrasser de leurs gants ; ce qui permettait de voir, à l’index de la droite, un de ces gros anneaux dits bagues à la chevalière, et qui, d’habitude, servaient de cachet, soit qu’ils portassent une devise personnelle ou des armes de famille. Au reste, les deux autres jeunes gens faisaient, avec cette espèce d’apparition byronienne, un singulier contraste. Costumés, comme nous l’avons remarqué déjà, en forts de la halle, ou plutôt en malins, ainsi qu’on disait alors ; vêtus de vestes de peluche blanche à collet cerise, de pantalons de satin rayés blanc et bleu ; le corps serré, l’un dans un cachemire rouge, l’autre dans un cachemire jaune ; chaussés de bas de soie à coins d’or et de souliers à boucles de diamant ; 21
empanachés de la tête aux pieds de rubans de toutes couleurs ; le chapeau à longs poils ceint d’une guirlande de camélias blancs et roses, dont le plus modeste, en ce temps de l’année, ne valait pas moins d’un écu chez madame Bayon ou chez madame Prévost, les deux fleuristes en renom ; les joues enluminées de la pourpre de la jeunesse, le feu dans les yeux, la joie sur les lèvres, la gaieté dans le cœur, l’insouciance écrite en lettres d’or sur toute leur personne, ces deux jeunes gens étaient bien la double incarnation de la gaieté française, l’image de ce joyeux passé dont leur ami, vêtu de noir, sombre comme l’avenir, semblait religieusement mener les funérailles. Maintenant, comment se trouvaient réunis ces trois hommes, de costume et, à ce qu’il paraît, de caractères si différents, et pourquoi piétinaient-ils à pareille heure dans une des cinquante rues boueuses qui sillonnent Paris, du boulevard Saint-Denis au quai de Gèvres ? C’est bien simple : les deux forts n’avaient point trouvé de voiture à la porte du Colysée ; le jeune homme au manteau brun en avait 22
vainement cherché une dans la rue SainteAppoline. Les deux malins, déjà passablement échauffés par le bichof et par le punch, avaient résolu d’aller manger des huîtres à la halle. Le jeune homme au manteau brun, maintenu dans la plénitude de sa raison par quelques verres d’orgeat et de sirop de groseille, rentrait se coucher chez lui, rue de l’Université. Tous trois s’étaient rencontrés, par hasard, à l’angle de la rue Sainte-Appoline et de la rue Saint-Denis ; les deux malins avaient reconnu un ami dans le jeune homme au manteau brun, lequel, certes, ne les eût pas reconnus. Tous deux alors s’étaient écriés à l’unisson : – Tiens ! Jean Robert ! – Ludovic ! Pétrus ! avait répondu le jeune homme au manteau brun. En 1827, on s’appelait, non plus Pierre, mais Pétrus ; non plus Louis, mais Ludovic. Tous trois s’étaient serré les mains avec effusion, en se demandant ce qu’ils faisaient, à 23
cette heure indue, sur le pavé du roi. D’une part, comme de l’autre, l’explication avait été donnée. Après quoi, les deux malins – qui étaient, Pétrus, un peintre, et Ludovic, un médecin – avaient tant insisté, qu’ils avaient obtenu de Jean Robert, qui était poète, de venir souper avec eux chez Bordier, à la halle. Voilà donc ce qui avait été arrêté entre les trois jeunes gens, et l’on eût pu croire, à la rapidité de leur marche vers le rendez-vous, que c’était une détermination sur laquelle aucun des trois ne reviendrait, quand, tout à coup, arrivé à vingt pas de la cour Batave, Jean Robert s’arrêta. – Ah çà ! demanda-t-il, il est bien décidé, n’est-ce pas ? que nous allons souper... Chez qui dites-vous ? – Chez Bordier. – Soit ! chez Bordier. – Certainement que c’est bien décidé, répondirent d’une seule voix Pétrus et Ludovic ; pourquoi pas ? 24
– Parce qu’il est toujours temps de reculer, quand on est en train de faire une bêtise. – Une bêtise ! Et en quoi ? – Parbleu ! en ce que, au lieu d’aller souper tranquillement chez Véry, chez Philippe ou aux Frères-Provençaux, vous voulez passer la nuit dans quelque ignoble bouge où nous boirons de l’infusion de bois de campêche, sous prétexte de vin de Bordeaux, et où nous mangerons du chat, en place de lapin de garenne. – Que diable as-tu donc, ce soir, contre les chats et le bois de campêche, ô poète ? demanda Ludovic. – Mon cher, dit Pétrus, Jean Robert vient d’avoir un grand succès au Théâtre-Français ; il gagne cinq cents francs tous les deux jours ; il a de l’or plein ses poches et il est devenu aristocrate. – N’allez-vous pas dire que c’est par économie que vous allez là, vous autres ? – Non, dit Ludovic, c’est pour tâter un peu de tout. 25
– Pouah ! la belle nécessité ! fit Jean Robert. – Je déclare, reprit Ludovic, que je ne me suis affublé de cet absurde costume, grâce auquel j’ai l’air d’un meunier qui vient de tirer à la conscription, que pour souper à la halle ce soir ; je suis à cent pas de la halle : j’y soupe, ou je ne soupe pas ! – Ah ! voilà ! dit Pétrus, tu parles en carabin : l’hôpital et l’amphithéâtre t’ont préparé à tous les spectacles, si hideux qu’ils soient ; philosophe et matérialiste, tu es cuirassé contre toutes les surprises. Moi qui, en ma qualité de peintre, n’ai pas toujours eu du vin de campêche à boire et du chat à manger ; moi qui ai fréquenté les modèles des deux sexes, cadavres vivants, qui ont sur les morts l’infériorité de l’âme ; moi qui suis entré dans la loge des lions, et qui suis descendu dans la fosse des ours, quand je n’avais pas trois francs pour faire monter chez moi le père Saturnin ou mademoiselle Rosine la Blonde, je ne suis pas dégoûté, Dieu merci ! Mais, ajouta-t-il en montrant son compagnon à haute taille, ce jeune homme impressionnable, ce poète-sensitive, cet 26
héritier de Byron, ce continuateur de Goethe, le nommé Jean Robert enfin, quelle figure va-t-il faire dans ce mauvais lieu ? A-t-il, avec ses petites mains, son petit pied, son charmant accent créole, la moindre idée de la façon dont on doit se conduire dans le monde où nous allons le présenter ? s’est-il jamais demandé seulement, lui qui, dans la garde nationale, n’a jamais pu partir du pied gauche, de quel pied on entre dans un tapis-franc, et ses chastes oreilles, habituées au Jeune malade de Millevoye, et à la Jeune captive d’André Chénier, sont-elles de taille à entendre les menus propos qu’échangent entre eux les gentilshommes de nuit qui émaillent cet endroit ?... Non ! En ce cas, que vient-il faire avec nous ? Nous ne le connaissons pas ! Quel est cet étranger qui vient se mêler à nos fêtes ? Vade retro1, Jean Robert ! – Mon cher Pétrus, répondit le jeune homme qui venait d’être l’objet d’une diatribe à laquelle, autant qu’il était en notre pouvoir, nous avons 1
« Vade retro me, Satana » (« Éloigne-toi de moi Satan »), Marc, 8, 33. 27
conservé l’esprit qui avait cours dans les ateliers du temps –, mon cher Pétrus, tu n’es qu’à moitié ivre, mais tu es tout à fait Gascon ! – Ah ! bon ! je suis de Saint-Malo !... S’il y a des Gascons à Saint-Malo, mettons qu’il y a des Bretons à Tarbes. – Eh bien, je te dis, moi, Gascon de SaintMalo ! que tu fais étalage de défauts que tu n’as pas, pour déguiser les qualités que tu as. Tu fais le roué, parce que tu as peur de paraître naïf ; tu fais le mauvais sujet, parce que tu rougis de paraître bon ! Tu n’es jamais entré dans la loge des lions ; tu n’es jamais descendu dans la fosse aux ours, et tu n’as jamais mis le pied dans un cabaret de la halle, pas plus que Ludovic, pas plus que moi, pas plus que les jeunes gens qui se respectent ou les ouvriers qui travaillent. – Amen ! dit Pétrus en bâillant. – Bâille et moque-toi tant que tu voudras ; fais flamberge de tes vices imaginaires, pour éblouir la galerie, parce que tu as entendu dire que tous les grands hommes avaient des vices, qu’André del Sarto était voleur, et Rembrandt crapuleux ; 28
fais poser le bourgeois, comme tu dis, puisque c’est ton état et ta nature de faire poser ; mais, devant nous qui te savons bon, mais devant moi qui t’aime comme un frère plus jeune que moi, reste ce que tu es, Pétrus : franc et naïf, impressionnable et enthousiaste. Eh ! mon cher, s’il est permis d’être blasé – à mon avis, ce n’est jamais permis –, c’est lorsqu’on a été proscrit comme Dante, méconnu comme Machiavel, ou trahi comme Byron. As-tu été trahi, méconnu ou proscrit ? regardes-tu la vie du côté de l’horizon triste et aride ? Des millions ont-ils fondu dans tes mains en y laissant, pour trace unique, la crasse de l’ingratitude ou la cicatrice de la désillusion ? Non ! tu es jeune, tu vends tes tableaux, ta maîtresse t’aime, le gouvernement t’a commandé une Mort de Socrate : il est convenu que Ludovic posera pour Phédon, et que je poserai, moi, pour Alcibiade ; que diable veux-tu de plus ?... Souper dans un tapis-franc ? Soupons, mon cher ! Cela aura, du moins, un résultat : c’est de t’en dégoûter à ce point que, de ta vie, tu n’y voudras revenir ! – As-tu fini, l’homme à l’habit noir ? demanda 29
Pétrus. – Oui, à peu près. – Alors, remettons-nous en marche. Pétrus se remit en marche en entonnant une chanson moitié bachique, moitié obscène, comme s’il eût voulu se prouver à lui-même que la leçon grave et affectueuse qu’il venait de recevoir de Jean Robert n’avait fait aucune impression sur lui. Au dernier couplet, on était en pleine halle ; minuit et demi sonnait à l’église Saint-Eustache. – Ah ! voyons, dit Ludovic, qui, comme on l’a vu, avait pris peu de part à la conversation, et qui, esprit pensif et observateur, se laissait facilement mener où l’on voulait le conduire, certain que, partout où va l’homme, soit qu’on le mène en face de l’homme ou en face de la nature, il trouvera matière à observation ou à rêverie ; ah ! voyons, il s’agit, maintenant, de faire un choix... Entrons-nous chez Paul Niquet, chez Baratte, ou chez Bordier ? – Bordier m’est recommandé : entrons chez 30
Bordier, dit Pétrus. – Entrons chez Bordier ! répéta Jean Robert. – À moins que tu n’aies tes habitudes ou tes affections dans quelque autre temple, chaste nourrisson des Muses ! – Oh ! tu sais bien que jamais je ne suis même venu dans ce quartier... Ainsi, peu importe ! Nous souperons mal partout ; je n’ai donc pas de préférence. – Nous y voici. Le cabaret te paraît-il suffisamment borgne ? – Oui, je le trouve même aveugle ! – En ce cas, pénétrons. Et, enfonçant son chapeau de malin sur une oreille, Pétrus s’élança dans le cabaret, avec le dégagé, le sans-façon et l’effronterie d’un vieil habitué de l’établissement. Ses deux amis le suivirent.
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III Le tapis-franc. Le cabaret était plein, plus que plein : il regorgeait. Le rez-de-chaussée – que l’on aurait peine à reconnaître en voyant le magasin charmant et coquet qui le remplace aujourd’hui –, le rez-dechaussée se composait d’une salle basse, enfumée, humide, nauséabonde, où grouillaient, entassés dans un incroyable pêle-mêle, tout un monde d’hommes et de femmes costumés des façons les plus diverses et parmi lesquels dominaient, cependant, les déguisements de malins et de poissardes. Quelques-unes des femmes – et, il faut le dire, c’étaient les plus coquettes et les plus jolies –, quelques-unes des femmes déguisées en poissardes, décolletées jusqu’à la ceinture, les manches retroussées 32
jusqu’à l’aisselle, barbouillées de vermillon, tachetées de mouches, quelques-unes de ces femmes, par une voix plus mâle, par un juron plus accentué qu’il ne convenait à leur robe de soie et à leur bonnet de dentelle, trahissaient un double déguisement : déguisement de costume et déguisement de sexe ; mais, par un étrange abus des fantaisies du carnaval, sans doute, ce n’étaient pas celles-là que fêtait le moins la foule d’hommes qui composait les deux tiers, à peu près, de la noble assemblée. Tout cela, assis, debout, attablé, couché, riait, causait, chantait, sur les tons les plus incohérents, et avec une telle confusion, que la masse échappait à toute description, et que quelques détails se détachaient seuls de l’informe ensemble, et frappaient les yeux. C’était un fouillis impénétrable, où tout se mêlait, se confondait, se perdait : les bras musculeux des hommes semblaient appartenir aux femmes ; les jambes déliées des femmes semblaient appartenir aux hommes ; une tête barbue paraissait sortir d’une gorge luxuriante ; 33
une poitrine velue avait l’air de supporter la tête mélancolique d’une jeune fille de quinze ans ! Il eût été impossible, même à Pétrus, après avoir reconstruit à grand-peine les torses, et rendu à chacun sa tête, de distinguer à qui étaient les pieds, les jambes, les bras, les mains, tant tous ces membres étaient confondus, noués, tordus, inextricablement enchevêtrés les uns dans les autres ! Les groupes que l’on distinguait à part étaient : – un Pierrot qui faisait semblant de dormir contre la muraille, avec une Pierrette à califourchon sur ses épaules ; en sorte que le Pierrot, la tête cachée par le pourpoint de calicot de la Pierrette, avait l’air d’un géant à la tête trop petite et aux bras trop courts ; – un polichinelle qui essayait de faire le tour de la salle en portant un enfant sur chacune de ses bosses ; – un Turc qui allait sautant à cloche-pied pour prouver qu’il n’était pas ivre ; – un jeune garçon déguisé en singe, déguisement mis à la mode par Mazurier, et qui bondissait de chaise en chaise, de groupe en groupe, faisant pousser aux prêtres de la déesse Folie et du dieu Carnaval – la plus triste 34
des déesses et le plus triste des dieux ! – les exclamations les plus inattendues, de leurs voix les plus glapissantes. Un hourra formidable accueillit les trois amis à leur entrée dans la salle. Le Pierrot dénonça son androgénéité en relevant le pourpoint de la Pierrette et en montrant sa seconde tête. Le polichinelle s’arrêta dans son mouvement de rotation, comme un astre qui accrocherait une comète. Le Turc essaya de lever les deux jambes à la fois ; ce qui amena sa chute instantanée et la rupture complète d’une table sur laquelle il tomba. Enfin, le singe se trouva d’un bond sur les épaules de Pétrus, et se mit, au milieu des rires de la société, à effeuiller les aristocrates camélias de son chapeau. – Si tu m’en crois, dit Jean Robert à Pétrus, nous sortirons d’ici ; le cœur me manque ! – Sortir avant d’être entré ! répondit Pétrus ; y 35
songes-tu ? On croirait que nous avons peur, et l’on nous donnerait la chasse dans les rues de Paris, comme Sa Majesté Charles X fait aux sangliers de la forêt de Compiègne. – Ton avis ? dit Jean Robert à Ludovic. – Mon avis, répondit Ludovic, est, puisque nous y sommes, d’aller jusqu’au bout. – Allons donc ! – Attention ! fit Pétrus, on nous regarde. Toi qui es un homme de théâtre, tu sais que tout dépend des débuts. Et, allant droit à l’espèce de cratère qui s’était ouvert sous le Turc, où le corps de l’infortuné s’était englouti, et d’où ne sortaient plus que la pointe de ses bottes et l’extrémité de son aigrette : – Seigneur musulman, dit-il, toujours coiffé de son singe, vous connaissez le mot de votre patron Mohammed ben Abd-Allah, neveu du grand Abou Taleb, prince de La Mecque ? – Non, répondit une voix, des profondeurs de la table défoncée. 36
– Puisque la montagne ne vient pas à moi, je viens à la montagne ! Alors, prenant au dépourvu le singe par la peau du cou, il l’enleva de ses épaules, comme il eût fait de son chapeau, et, saluant le Turc avec le gamin, qui se débattait au bout de son bras tendu : – Mes hommages respectueux, bon musulman ! dit-il. Et il remit sur ses épaules l’enfant, qui se hâta de se laisser glisser tout le long de son corps, ainsi qu’il eût fait le long d’un mât de cocagne, et qui disparut en grimaçant dans un coin où ne pénétrait pas la lumière des trois ou quatre lampes qui éclairaient le bouge. Cette preuve de courtoisie et de force combinées valut à Pétrus des applaudissements universels. Quant au Turc, il ne répondit que fort machinalement à la politesse ; seulement, il se cramponna comme un noyé à la main que lui tendait Pétrus, lequel, d’une secousse, le remit sur 37
ses pieds, base visiblement insuffisante, pour le moment du moins, à un monument si profondément ébranlé. – Décidément, dit Pétrus, lorsqu’il eut accompli l’exploit que nous venons de raconter, il y a trop de monde ici... Montons au premier. – Comme tu voudras, répondit Ludovic, quoique ce spectacle ne manque pas d’intérêt. Un garçon qui les suivait depuis leur entrée dans l’établissement, pour s’assurer sans doute qu’il avait affaire à des consommateurs, se mêla incontinent à la conversation. – Ces messieurs désirent monter au premier ? dit-il. – En effet, nous n’en serions point fâchés, dit Pétrus. – Voici l’escalier, fit le garçon en leur montrant une espèce d’échelle en colimaçon. En le voyant, on se rappelait malgré soi l’ascension de Mathurin Régnier dans Le Mauvais Giste :
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La montée était forte et de fâcheux accès. Cependant, les trois amis s’y engagèrent au milieu des huées et des rires des masques, qui riaient et qui huaient sans savoir même pourquoi, mais pour faire le bruit avec lequel s’enivrent les gens qui ne sont que gris, et se soûlent les gens qui ne sont qu’ivres. Au premier étage, comme au rez-de-chaussée, la salle était pleine ; c’était le même entassement de gens dans une même pièce enfumée, aux murailles curieuses, regardant à travers les déchirures d’un papier gris sale à rosaces, aux rideaux rouges avec des grecques jaunes et vertes, au plafond noir. Vu du seuil de la porte, ce monde, qui paraissait d’un degré au-dessous de celui qu’on venait de quitter ; ce monde, éclairé, sinon obscurci, par les lueurs roussâtres et blafardes de trois ou quatre quinquets, était l’image vivante, la matérialisation tangible des idées confuses, bariolées, disparates, qui se heurtent dans le cerveau d’un homme ivre.
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– Oh ! oh ! dit Jean Robert, qui était monté le premier, et qui avait poussé la porte, il paraît que l’enfer de Bordier est tout le contraire de l’enfer de Dante : plus on monte, plus on descend. – Eh bien, qu’en dis-tu ? demanda Pétrus. – Je dis que ce n’était qu’horrible, mais que cela devient curieux. – Montons toujours, alors ! reprit Pétrus. – Montons ! approuva Ludovic. Et les trois jeunes gens reprirent leur ascension par l’escalier, de plus en plus dégradé et de plus en plus étroit. Au second étage, même affluence, même spectacle dans un décor à peu près pareil, si ce n’est que, là, le plafond était plus bas, l’atmosphère plus épaisse, et l’air respirable plus chargé, par conséquent, de plus de vapeurs malfaisantes. – Eh bien ? fit Ludovic. – Qu’en dis-tu, Jean Robert ? demanda Pétrus. – Montons toujours ! dit le poète. 40
Au troisième étage, c’était pis encore. Il y avait, sur les tables et sous les tables, sur les bancs et sous les bancs, une cinquantaine de créatures humaines – si l’homme descendu audessous du niveau de la brute mérite encore ce nom. Ces cinquante créatures, hommes, femmes, enfants, étaient étendus, couchés, endormis à côté d’assiettes brisées et de bouteilles en éclats, tachés par les sauces, rougis par les vins. Un seul quinquet éclairait ténébreusement la salle. On eût dit la lampe d’un sépulcre, si de rauques ronflements partis de quelques poitrines n’eussent hautement révélé l’existence matérielle de ces ivrognes, morts intellectuellement. Le cœur manquait à Jean Robert ; mais Jean Robert était maître de lui : son cœur eût pu rompre, sa volonté n’eût pas plié. Pétrus et Ludovic se regardaient, tout prêts, l’un malgré son enthousiasme, l’autre malgré sa froideur, à retourner en arrière. 41
Mais Jean Robert, voyant que l’escalier, en se collant à la muraille, montait à l’étage supérieur à la façon d’une échelle de meunier, Jean Robert s’engagea dans l’escalier, en disant, plus à son aise en apparence, à mesure qu’il l’était moins en réalité : – Allons, messieurs, vous l’avez voulu ; plus haut ! plus haut ! On entrouvrit la porte du quatrième étage. Là, la décoration restait la même, mais la scène changeait. Cinq hommes seulement étaient attablés autour d’une table sur laquelle on distinguait des débris de charcuterie, au milieu de huit ou dix bouteilles s’élevant comme des quilles, mais moins symétriquement rangées. Ces hommes étaient en habit de ville. Quand nous disons qu’ils étaient en habit de ville, nous voulons dire simplement qu’ils n’étaient pas costumés et ne portaient que des blouses, des sarraus ou des vestes. Les trois amis entrèrent ; le garçon, qui les 42
avait suivis d’étage en étage, entra derrière eux. Les nouveaux venus s’arrêtèrent sur le seuil de la porte, jetèrent un regard autour de la salle, et Jean Robert fit un signe qui voulait dire : « Voilà qui nous convient ! » La pantomime était si expressive, que Pétrus répondit : – Parbleu ! nous serons ici comme des princes ! – En effet, dit Ludovic, il ne nous manquera plus que de l’air respirable. – Bon ! dit Pétrus, on en fera en ouvrant la fenêtre. – Où ces messieurs veulent-ils qu’on leur dresse la table ? demanda le garçon. – Là ! dit Jean Robert en désignant du doigt le côté de la salle opposé à celui où se trouvaient les cinq premiers occupants. La salle était si basse de plafond, qu’il fallait forcément ôter son chapeau en entrant ; et même, en ôtant son chapeau, Jean Robert, le plus grand des trois jeunes gens, touchait le plafond de sa 43
tête. – Que désirent ces messieurs ? demanda le garçon. – Six douzaines d’huîtres, six côtelettes de mouton et une omelette, répondit Pétrus. – Combien de bouteilles ? – Trois chablis première, avec de l’eau de Seltz, s’il y en a dans l’établissement. À cette demande, qui sentait son aristocratie d’une lieue, un des cinq convives primitifs se tourna vers les nouveaux venus. – Oh ! oh ! dit-il, du chablis première et de l’eau de Seltz ! nous avons affaire à des muscadins, à ce qu’il paraît ! – À des fils de famille ! répondit un second. – Ou à des citoyens de la haute pègre ! reprit le troisième. Et les cinq buveurs se mirent à rire. Comme les romans modernes et les Mémoires de Vidocq n’avaient pas encore familiarisé les gens de bonne société avec les termes d’argot, nos trois 44
coureurs d’aventures ne comprirent pas qu’on venait tout simplement de les traiter de voleurs, aussi ne firent-ils qu’une médiocre attention aux rires qui suivirent cette insulte. Jean Robert avait déjà déposé son manteau sur une chaise, et sa petite canne dans l’angle de la fenêtre. Le garçon, de son côté, s’apprêtait à aller commander le menu du souper, quand celui des hommes qui avait parlé le premier et traité les jeunes gens de muscadins, arrêta le garçon par le pan de son tablier. – Eh bien ? lui demanda-t-il. – Eh bien, quoi ? répondit le garçon. – Est-ce qu’on ne t’a pas déjà demandé des cartes ? – Si fait. – Alors, pourquoi n’en as-tu pas apporté ? – Parce que vous savez bien qu’on n’en donne pas à ces heures-ci. – La raison ? 45
– Demandez-la à M. Delavau. – Qu’est-ce que c’est que M. Delavau ? – C’est le préfet de police. – Qu’est-ce que ça me fait, le préfet de police ? – Ça peut ne vous rien faire, à vous ; mais ça nous ferait quelque chose, à nous. – Ça vous ferait quoi ? – Ça nous ferait fermer l’établissement ; ce qui nous donnerait le chagrin de ne plus vous recevoir. – Mais alors, si l’on ne joue pas, que veux-tu que nous fassions ici ? – On ne vous force pas d’y rester. – Ah çà ! mais tu me fais l’effet d’un drôle pas trop poli, sais-tu bien ? et l’on préviendra le bourgeois. – Oh ! prévenez le pape, si vous voulez ! – Et tu crois que nous allons nous contenter de cela ?
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– Il le faudra bien. – Et si nous ne sommes pas contents ? – Eh bien, dit le garçon avec ce rire narquois qui accompagne, d’habitude, les plaisanteries des gens du peuple, si vous n’êtes pas contents, savez-vous ce que vous ferez ? – Non. – Vous prendrez des cartes. – Mille tonnerres ! je crois que tu te moques de moi ? vociféra le buveur en se levant et en frappant sur la table un coup de poing qui fit sauter à six pouces de hauteur les bouteilles, les verres et les assiettes. Des cartes ! c’est justement ce que nous demandons. Mais le garçon était déjà à moitié de l’escalier, et le buveur fut obligé de se rasseoir, n’attendant, selon toute probabilité qu’une occasion de faire éclater sa mauvaise humeur. – Ah ! murmurait-il, il paraît que le drôle a oublié que je me nomme Jean Taureau, et que je tue un bœuf d’un coup de poing. Il faudra que je le lui rappelle. 47
Et, prenant sur la table une bouteille à moitié vide, il en porta le goulot à sa bouche, et la vida d’un trait. – Jean Taureau a de la peine, murmura un des cinq convives à l’oreille de son voisin, et, je le connais, il faudra que cela retombe sur quelqu’un ! – En ce cas, répondit celui à qui cette confidence était faite, gare aux muscadins !
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IV Jean Taureau. Nous avons dit que celui des cinq buveurs qui avait demandé des cartes, et qui s’était baptisé lui-même du nom de Jean Taureau – lequel nom semblait, du reste, merveilleusement approprié à son encolure –, n’attendait qu’une occasion favorable pour faire éclater sa mauvaise humeur. L’occasion ne tarda point à se présenter. Nous espérons que le lecteur nous suit avec assez d’attention pour n’avoir pas oublié l’observation que Ludovic avait faite à l’endroit de l’atmosphère de la salle. En effet, la vapeur des mets, l’odeur du vin, la fumée du tabac, les émanations des convives, avaient rendu l’air de cette espèce de grenier impossible à respirer par des poitrines habituées à 49
un air pur. Selon toute probabilité, on n’avait pas ouvert la fenêtre depuis le dernier rayon de soleil du dernier automne ; il en résulta qu’un même instinct de conservation poussa les trois amis vers la seule fenêtre qui donnât de la lumière à ce bouge, et, dans les cas extrêmes comme celui où l’on se trouvait, de l’air. Pétrus y arriva le premier ; il en souleva la partie inférieure, et accrocha l’anneau au clou destiné à la soutenir. La fenêtre était ce qu’on appelle une fenêtre à guillotine. Jean Taureau avait trouvé l’occasion qu’il cherchait. Il se leva de son escabeau, et, appuyant ses deux poings sur la table : – Ces messieurs ouvrent la fenêtre, à ce qu’il paraît ? dit-il en s’adressant collectivement aux trois jeunes gens, mais plus particulièrement à Pétrus. – Comme vous voyez, mon ami, répondit celui-ci. 50
– Je ne suis pas votre ami, dit Jean Taureau ; fermez la fenêtre ! – Monsieur Jean Taureau, reprit Pétrus avec une politesse ironique, voici mon ami Ludovic, qui est un physicien distingué, et qui va vous expliquer, en deux secondes, de quels éléments l’air doit se composer pour être respirable. – Que chante-t-il donc, celui-là, avec ses éléments ? – Il dit, monsieur Jean Taureau, répondit Ludovic d’un ton de politesse qui ne le cédait en rien à celui de Pétrus, pas même dans la nuance de raillerie que celui-ci avait adoptée, il dit que l’atmosphère, pour ne pas être nuisible aux poumons d’un honnête homme, doit se composer de soixante-quinze à soixante-seize parties d’azote, de vingt-deux à vingt-trois parties d’oxygène, et de deux parties d’eau, un peu plus, un peu moins. – Dis donc, Jean Taureau, interrompit à son tour un des quatre hommes en blouse, je crois qu’il te parle latin ?
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– Bon ! alors, moi, je vais lui parler français. – Et s’il ne comprend pas ?... – On bûchera, alors ! Et Jean Taureau montra deux poings qui égalaient en grosseur la tête d’un enfant. Puis, d’une voix qui, s’il eût eu affaire à des hommes de sa classe, n’eût point admis d’opposition : – Allons, dit-il, fermons cette fenêtre, et plus vite que cela ! – C’est peut-être votre avis, maître Jean Taureau, dit tranquillement Pétrus en se croisant les bras devant la fenêtre ouverte ; mais ce n’est pas le mien. – Comment, ce n’est pas le tien ? tu as donc un avis, toi ? – Pourquoi donc un homme n’aurait-il pas son avis, quand une brute en prétend avoir un ? – Dis donc, Croc-en-Jambe, fit Jean Taureau en fronçant le sourcil, et en s’adressant à l’un de ses convives qu’il eût été facile de reconnaître 52
pour un chiffonnier, quand même il n’eût pas été dénoncé par le nom significatif que lui donnait son interlocuteur, je crois que ce muscadin de malheur m’appelle brute ? – Ça me semble aussi, répondit Croc-enJambe. – Eh bien, qu’est-ce qu’il y a à faire ? – Il y a à lui faire fermer la fenêtre d’abord, puisque c’est ton idée, et à l’assommer ensuite. – Bon ! voilà qui est parler ! Puis, comme s’il adressait à des révoltés une troisième sommation : – Allons, tonnerre ! fermez la fenêtre ! – Oh ! répondit tranquillement Pétrus, il n’y a ni tonnerre ni éclairs, la fenêtre restera ouverte. Jean Taureau emplit si brusquement sa poitrine de cet air qui semblait aux jeunes gens impossible à respirer, que cette aspiration ressembla au mugissement de l’animal dont il avait pris le nom. Robert sentit la querelle, et voulut l’empêcher, 53
quoiqu’il comprît bien que c’était impossible. Au reste, si quelqu’un pouvait arriver à ce résultat, c’était assurément lui, c’est-à-dire le seul qui fût de sang-froid. Il alla d’un air calme au-devant de Jean Taureau, et, essayant de composer : – Monsieur, dit-il, nous venons du dehors, et, en entrant dans cette salle, nous avons été suffoqués. – Je crois bien, dit Ludovic, on n’y respire que de l’acide carbonique ! – Permettez-nous donc d’ouvrir la fenêtre un seul instant, pour renouveler l’air ; nous la fermerons ensuite. – Vous l’avez ouverte sans ma permission, dit Jean Taureau. – Eh bien, après ? fit Pétrus. – Il fallait la demander, et peut-être vous l’aurait-on accordée, la permission. – Allons, assez ! dit Pétrus ; je l’ai ouverte parce que cela m’a plu, et elle restera ouverte tant 54
que cela me plaira. – Tais-toi, Pétrus ! interrompit Jean Robert. – Non, je ne me tairai pas... Crois-tu donc que j’aie l’habitude de me laisser mener par des drôles de cette espèce ? Au mot de drôles, les quatre camarades de Jean Taureau se levèrent de table à leur tour, et s’approchèrent dans l’intention évidente de seconder les mauvaises intentions du provocateur. À en juger par la dureté de leurs traits, et par la férocité ou, tout au moins, la sauvagerie farouche dont leur physionomie était empreinte, c’étaient là quatre rudes gaillards qui, renforcés du cinquième personnage dont nous connaissons déjà les allures, ne cherchaient, comme lui, qu’une occasion propice de rompre, par une belle et bonne querelle, la monotonie de leur nuit de carnaval. Au reste, il était facile d’assigner une profession à chacun de ces hommes. Celui que Jean Taureau avait appelé Croc-en55
Jambe était évidemment, non pas un chiffonnier proprement dit, comme aurait pu le faire croire la lanterne posée sur la table et l’instrument qui lui avait valu le nom caractéristique de Croc-enJambe ; mais un individu appartenant à une variété de l’espèce, et qu’on appelait ravageurs, du nom de leur industrie, qui consistait, non à fouiller dans les tas d’ordures, mais à ravager, avec la pointe de leur croc, l’entre-deux des pavés du ruisseau. Pour cette classe d’industriels, supprimée, depuis huit ou dix ans, par ordonnance de police, et surtout par la substitution des trottoirs aux chaussées, le ruisseau se transformait parfois en Pactole, et plus d’un y trouva des bagues, des bijoux, des pierres précieuses, soit perdus, soit jetés par les fenêtres en secouant une natte ou un tapis, comme, dans mes Mémoires, j’ai raconté que, vers l’époque où se passent les événements qui font le sujet de ce livre, avaient été jetées les boucles d’oreilles de George1, lesquelles avaient
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Mlle George, actrice de la Comédie-Française. 56
échappé heureusement à MM. les ravageurs. Le second buveur, que Jean Taureau n’avait pas nommé et que nous, qui sommes appelé à réparer cet oubli, désignerons par son nom de guerre, s’appelait Sac-à-Plâtre, sobriquet qui eût suffi à révéler son état, quand même les taches de chaux et la poussière blanchâtre dont étaient couvertes sa figure et ses mains ne l’eussent pas présenté comme un maçon à ses amis et à ses ennemis. Parmi les premiers, et de ses meilleurs, était Jean Taureau : la manière dont ils avaient fait connaissance ne manque pas de caractère, et peindra la force herculéenne de l’homme que nous venons de mettre en scène, et qui est destiné à jouer, dans cette histoire, non pas un des premiers rôles, mais un rôle – la suite nous le prouvera – qui n’est pas tout à fait sans importance. Une maison de la Cité brûlait ; l’escalier, atteint par les flammes, était tombé ; un homme, une femme et un enfant criaient : « Au secours » d’une fenêtre du second étage. 57
L’homme, qui était maçon, ne demandait qu’une échelle, ou même qu’une corde ; avec cette échelle ou cette corde, il sauvait sa femme et son enfant. Mais les assistants perdaient la tête ; on apportait des échelles de moitié trop courtes, des cordes qui ne pouvaient supporter le poids de trois personnes. Le feu gagnait ; la fumée sortait à bouffées par les fenêtres, précédant la flamme, dont on voyait déjà les lueurs. Jean Taureau passait. Il s’arrêta. – Eh bien, s’écria-t-il, n’avez-vous donc ici ni cordes ni échelles ? Vous voyez bien que ces gens-là vont brûler ! Et, en effet, le danger était imminent. Jean Taureau regarda autour de lui, et, voyant qu’aucun des objets demandés n’arrivait : – Allons, dit-il en tendant les bras, jette l’enfant, Sac-à-Plâtre ! 58
Le maçon, interpellé de ce nom, n’eut garde de se fâcher ; il prit l’enfant, l’embrassa sur les deux joues, et le jeta à Jean Taureau. Il y eut un cri d’effroi parmi les assistants. Jean Taureau reçut l’enfant dans ses bras, et le passa immédiatement à ceux qui étaient derrière lui. – Maintenant, dit-il, jette la femme ! Le maçon prit la femme dans ses bras, et, malgré les cris de celle-ci, il lui fit prendre le même chemin que venait de prendre l’enfant. Jean Taureau reçut la femme dans ses bras ; seulement, il fit un pas en arrière. – Ça y est ! dit-il en posant sur ses pieds la femme à moitié évanouie, tandis que les spectateurs éclataient en bravos et en acclamations. – Maintenant, cria-t-il à l’homme en s’arcboutant sur ses jambes de toute la puissance de ses robustes reins, maintenant, à ton tour ! Des deux mille personnes qui assistaient à ce spectacle, il n’y en eut pas une dont on entendit le 59
souffle pendant les cinq secondes qui suivirent. Le maçon monta sur le rebord de la fenêtre, fit le signe de la croix ; puis, fermant les yeux, il sauta en murmurant : – À la grâce de Dieu ! Cette fois, le choc fut terrible : Jean Taureau plia sur ses jarrets, fit trois pas en arrière, mais ne fut pas renversé. Il y eut alors un cri immense dans la foule. Tout le monde se précipita vers l’homme qui venait d’accomplir cet effroyable tour de force ; mais, avant qu’on fût arrivé à lui, Jean Taureau avait desserré les bras, et était tombé à la renverse, évanoui et vomissant le sang. Ni l’enfant, ni la femme, ni l’homme, n’avaient une seule égratignure. Jean Taureau avait une veine du poumon rompue. On le transporta à l’Hôtel-Dieu, d’où il sortit le surlendemain. Le troisième compagnon, qui avait la figure 60
aussi noire que Sac-à-Plâtre l’avait blanche, et qui appartenait visiblement à l’estimable classe des charbonniers, s’appelait Toussaint. Jean Taureau, qui, dans ses relations avec les architectes, avait, par ceux-ci, entendu parler d’un nègre de génie, lequel avait failli faire une révolution à Saint-Domingue ; Jean Taureau, qui ne manquait pas d’un certain esprit naturel, l’avait surnommé Toussaint Louverture. Le quatrième était un homme d’une cinquantaine d’années, à peu près, à l’œil vif, aux gestes rapides, dont toute la personne exhalait une forte odeur de valériane ; il était vêtu d’une veste de velours, d’un pantalon de velours, d’un gilet et d’une casquette de peau de chat ; il répondait, dans l’intimité, au nom de père La Gibelotte. C’était lui qui entretenait tous les cabarets de la halle de ces lapins de gouttière que Jean Robert craignait si fort qu’on ne lui servît au lieu et place de lapins de garenne, et l’odeur de valériane qu’il exhalait était celle à l’aide de laquelle il attirait les malheureux animaux, dont il vendait la chair 61
dix sous aux gargotiers, et la peau quinze sous aux tanneurs. L’industrie était productive, mais dangereuse, et nous nous rappelons avoir lu, vers 1834 ou 1835, le compte rendu d’un procès où un confrère du père La Gibelotte fut condamné à un an de prison et cinq cents francs d’amende, malgré le plaidoyer éloquent dans lequel il avait, en traitant la question gastronomique à la manière de Carême et de Brillat-Savarin, essayé de démontrer aux juges l’incontestable supériorité de la chair du chat sur celle du lapin. Le cinquième acolyte – que nous reportons à la fin en vertu de cet axiome évangélique : Les premiers seront les derniers –, le cinquième était Jean Taureau lui-même, lequel, d’après ce que nous venons de raconter de sa force musculaire, pourrait se passer d’une plus ample description, si nous ne tenions pas à préparer, par un portrait physique aussi exact que possible, le développement moral d’un des caractères les plus singuliers que nous ayons connus. Jean Taureau était un homme de cinq pieds six 62
pouces, à peu près, droit et solide comme les poutres de chêne qu’il équarrissait, étant charpentier de son état ; espèce d’Hercule Farnèse taillé dans un bloc de granit, bloc luimême, et qui, à première vue, au lieu d’avoir besoin des quatre alliés qui s’avançaient à son secours, semblait bâti de manière à écraser l’un après l’autre ses trois ennemis rien qu’en les touchant du doigt. Maintenant, si nous passons de la description du corps à celle de la physionomie et des vêtements, nous dirons que le visage du garçon charpentier, encadré de favoris noirs et épais qui lui faisaient un collier sous le menton, était celui d’un homme de trente à quarante ans ; des cheveux courts et crépus, dont les anciens avaient fait, chez le fils de Jupiter et de Sémélé, le symbole de la force ; un cou dont la grosseur justifiait le nom ambitieux que notre homme s’était donné lui-même ou avait accepté de ses camarades, complétaient l’ensemble de ce type de la force inintelligente et brutale. Ajoutons un détail oublié : Jean Taureau était 63
vêtu d’une veste, d’un pantalon, d’un gilet et d’une casquette de velours verdâtre à côtes. De la poche de sa veste, sortait le sommet d’une équerre en bois, et, du gousset de son pantalon, la tête d’un long compas de fer placé à cheval sur la couture, de façon qu’une des branches se perdait dans la poche, et que l’autre pendait en dehors. Tels étaient les cinq antagonistes auxquels allaient avoir affaire – à moins qu’ils ne reculassent, et peut-être n’était-ce pas même un moyen infaillible d’éviter la querelle –, auxquels, disons-nous, allaient avoir affaire Ludovic le médecin, Pétrus le peintre et Jean Robert le poète.
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V La bataille. Nous avons dit, au commencement du précédent chapitre, dans quelle position stratégique se trouvaient, relativement à leurs ennemis, les trois héros de notre histoire que nous avons conduits de la rue Sainte-Appoline à l’entrée des halles, et que nous avons suivis, à travers leur imprudente odyssée, jusqu’au quatrième étage du tapis-franc. Pétrus, appuyé contre la fenêtre ouverte, se tenait debout, les bras croisés, et regardant les cinq hommes du peuple d’un air de défi. Ludovic examinait Jean Taureau avec une curiosité qui diminuait pour lui la gravité de la situation, et, homme de science, il se disait qu’il donnerait bien cent francs pour avoir à disséquer un sujet comme celui-là. 65
Peut-être, en y réfléchissant, en eût-il donné deux cents pour que ce sujet fût Jean Taureau luimême ; car il eût eu visiblement tout à gagner à avoir un pareil athlète mort et étendu sur une table, plutôt que de l’avoir devant lui, plein de vie, debout et menaçant. Jean Robert, comme nous l’avons dit, s’était avancé moitié pour essayer d’arranger l’affaire, moitié, le cas échéant, pour recevoir ou donner les premiers coups. Au reste, Jean Robert – qui, si jeune qu’il fût, avait lu beaucoup de livres, et particulièrement la théorie du maréchal de Saxe sur les influences morales – Jean Robert n’ignorait pas, en toute circonstance où l’emploi de la force doit être appliqué, le grand avantage qu’il y a de frapper le premier coup. Une savante pratique de la boxe et de la savate combinées par un professeur alors inconnu, mais dont le nom devait acquérir plus tard une grande célébrité, rassurait, en outre, Jean Robert, doué personnellement d’une force physique qui eût pu rendre la lutte douteuse, s’il eût été placé en face 66
d’un homme moins redoutable que Jean Taureau. Comme nous l’avons dit, il était donc résolu à employer les moyens de conciliation, jusqu’au moment où il y aurait lâcheté à ne point accepter le combat. Aussi fut-il le premier qui reprit la parole, paralysée aux lèvres de tous pendant le mouvement agressif opéré par les quatre hommes qui venaient en aide à Jean Taureau. – Voyons, dit-il, avant de nous battre, expliquons-nous... Que désirent ces messieurs ? – Est-ce pour nous insulter que vous nous appelez ces messieurs ? dit le ravageur. Nous ne sommes pas des messieurs, entendez-vous ? – Vous avez bien raison, s’écria Pétrus, vous n’êtes pas des messieurs ; vous êtes des maroufles ! – On nous a appelés maroufles ! hurla le tueur de chats. – Ah ! nous allons vous en donner, des maroufles ! cria le maçon. – Mais laissez-moi donc passer ! dit le 67
charbonnier. – Taisez-vous, tous tant que vous êtes, et tenez-vous tranquilles : ça me regarde. – Pourquoi ça te regarde-t-il plus que nous ? – D’abord, parce qu’on ne se met pas cinq contre trois, surtout quand il suffit d’un seul. À ta place, Gibelotte ! à ta place, ravageur ! Les deux hommes interpellés obéirent, et le tueur de chats et Croc-en-Jambe allèrent se rasseoir en grommelant. – C’est bien ! dit Jean Taureau. Et, maintenant, mes petits amours, nous allons reprendre la chanson sur le même air, et au premier couplet. Voulez-vous fermer la fenêtre, s’il vous plaît ? – Non, répondirent ensemble les trois jeunes gens, qui n’avaient pas pu, vu l’intonation de la voix, prendre au sérieux la formule polie qui accompagnait l’invitation. – Mais, dit Jean Taureau en levant ses deux bras au-dessus de sa tête, et tant que le plafond leur permettait de s’étendre, vous voulez donc 68
vous faire pulvériser ? – Essayez, dit froidement Jean Robert en s’avançant d’un pas de plus vers le charpentier. Pétrus ne fit qu’un bond, et, de ce bond, vint se placer en face de l’hercule, comme pour faire à Robert un bouclier de son corps. – Tiens les deux autres en respect avec Ludovic, dit Jean Robert en écartant Pétrus d’un revers de main ; je me charge de celui-ci. Et, du bout du doigt, il toucha la poitrine du charpentier. – Je crois que c’est de moi que vous parlez, mon prince ? dit en gouaillant le colosse. – De toi-même. – Et qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’être choisi par vous ? – Je pourrais bien te répondre que c’est parce qu’étant le plus insolent, c’est toi qui mérites la plus rude leçon ; mais ce n’est pas là la raison. – J’attends la raison. – Eh bien, c’est que, comme nous portons tous 69
les deux le même prénom, nous sommes naturellement appareillés : tu t’appelles Jean Taureau, et je m’appelle Jean Robert. – Je m’appelle Jean Taureau, c’est vrai, dit le charpentier, mais, toi, tu mens, quand tu dis que tu t’appelles Jean Robert ; tu t’appelles Jean F... ! Le jeune homme en habit noir ne le laissa point achever ; de ses deux poings ramenés en croix sur sa poitrine, l’un se détacha comme un ressort d’acier, et alla frapper le colosse à la tempe. Jean Taureau, qui n’avait pas bougé en recevant dans ses bras une femme lancée du second étage, Jean Taureau fit trois ou quatre pas en arrière, et s’en alla tomber à la renverse sur une table dont deux pieds se brisèrent sous son poids. Une évolution à peu près pareille s’accomplissait, dans le moment, entre les quatre autres combattants. Pétrus, maître en bâton et en savate, à défaut de bâton, passait la jambe au maçon, et l’envoyait rouler auprès de Jean Taureau, tandis que Ludovic, en sa qualité 70
d’anatomiste, lançait au charbonnier, dans la région du foie, entre la septième côte et le col du fémur, un coup de poing dont l’effet fut tel, qu’on put voir pâlir son visage sous la couche de charbon qui le couvrait. Jean Taureau et le maçon se relevèrent. Toussaint, qui était resté debout, alla s’asseoir sans haleine et les deux mains appuyées au flanc, sur un tabouret adossé contre le mur. Mais, comme on le comprend bien, cela n’était qu’une première attaque, une espèce d’escarmouche précédant le combat ; et les trois jeunes gens n’en doutaient pas, car chacun d’eux se tint prêt à un nouvel assaut. Au reste, la surprise avait été aussi grande pour les spectateurs que pour les acteurs. À la vue de leurs deux camarades, Jean Taureau et Sac-à-Plâtre, qui tombaient à la renverse ; à la vue de Toussaint Louverture, qui allait s’asseoir en homme qui en tient, ils se levèrent tous les deux, et, sans s’inquiéter de la défense de Jean Taureau, ils vinrent, l’un son 71
croc, l’autre une bouteille à la main, pour prendre leur part de la fête. Le maçon n’avait été victime que d’une surprise, et s’était relevé avec plus de honte que de douleur. Quant au charpentier, il lui avait semblé que l’extrémité d’une solive lancée par quelque catapulte était venue le frapper à la tête. L’ébranlement de son cerveau se communiqua en un instant à tout son corps ; il demeura pendant deux ou trois secondes abasourdi, avec un nuage de sang sur les yeux, un bruissement aux oreilles. Au reste, le nuage de sang n’est point une figure : le coup de poing de Jean Robert avait, en glissant sur la tempe, sillonné le front, et la chevalière que le jeune homme portait à l’index avait ouvert, un peu au-dessus du sourcil du charpentier, un sillon sanglant. – Ah ! mille tonnerres ! s’écria-t-il en revenant sur son antagoniste d’un pas encore mal assuré, ce que c’est que d’être pris au dépourvu : un 72
enfant vous battrait ! – Eh bien, cette fois-ci, prends ton temps, Jean Taureau, et tiens-toi bien ! car mon intention est de t’envoyer casser les deux autres pieds de la table. Jean Taureau s’avança le poing levé, se livrant de nouveau à son adversaire, comme fait presque toujours, à l’adresse, la force inexpérimentée et confiante ; toute la théorie de la boxe repose làdessus : il faut moins de temps au poing pour parcourir une ligne droite que pour décrire une parabole. Cependant, cette fois, ce n’était point l’attaque, c’était seulement la défense que Jean Robert avait confiée à ses mains : son bras droit ne lui servit plus qu’à amortir le coup terrible dont le menaçait Jean Taureau, et, au moment où le point du charpentier s’abattait sur lui, Jean Robert faisait lestement un tour sur lui-même, et, grâce à sa grande taille, détachait au beau milieu de la poitrine de son adversaire un de ces terribles
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coups de pied en arrière dont Lecour1 seul, à cette époque, avait encore le privilège et le secret. Jean Robert n’avait point menti dans la prédiction qu’il avait faite au charpentier : celuici reprit à reculons le chemin qu’il avait déjà fait, et alla, sinon tomber, du moins se coucher de nouveau sur la table. Du reste, il ne cria ni même ne parla : le coup qu’il venait de recevoir avait complètement éteint sa voix. Quant aux trois autres, voici ce qui était arrivé. Pétrus, avec son agilité habituelle, avait fait face à deux adversaires : au ravageur, qui s’avançait sur lui son croc à la main, il avait envoyé un tabouret au visage, et, tandis que l’homme et le meuble se débarbouillaient ensemble, d’un coup de tête dans le ventre, il avait, en véritable Breton qu’il était, jeté sur son derrière le maçon. Ludovic n’avait donc eu affaire qu’au tueur de 1
Célèbre professeur de boxe et de savate de l’époque. 74
chats, adversaire peu redoutable, que, dans son ignorance de l’art où ses deux compagnons étaient passés maîtres, il avait pris corps à corps, et avec lequel il avait roulé sur le plancher. Seulement, Gibelotte avait eu tout le désavantage de la lutte, et était tombé dessous. Mais, au lieu de profiter de son avantage, Ludovic, en maintenant son adversaire sous son genou, s’était demandé d’où venait cette odeur de valériane qu’il répandait avec tant de profusion. Il réfléchissait à ce problème passablement insoluble, quand le ravageur et le maçon, voyant le charpentier démantelé pour la seconde fois, Toussaint se remettant à peine de son coup de poing dans le côté, et le tueur de chats sous le genou de Ludovic, se mirent à crier : – Aux couteaux ! aux couteaux ! En ce moment, le garçon rentrait, apportant des huîtres. D’un coup d’œil, il jugea la situation, posa ses coquillages sur la table, et descendit vivement l’escalier, sans doute pour prévenir qui de droit de ce qui se passait. 75
Mais son apparition, pour les acteurs de la scène, ne fut qu’un détail. Ils avaient trop à faire pour s’occuper de son apparition et de sa disparition, si rapides, que, ne fussent les huîtres, qui attestaient la présence d’un garçon, on eût pu croire à un rêve. Mais ce qui n’était pas un rêve, c’est ce qui se passait au quatrième étage et à l’étage audessous. Au bruit de la double chute du charpentier, au craquement de la table brisée, aux cris : « Aux couteaux ! aux couteaux ! » les ivrognes endormis dans la salle du troisième étage s’étaient réveillés en sursaut ; les moins ivres avaient prêté l’oreille ; l’un d’eux, en chancelant, avait été ouvrir la porte, et ceux qui voyaient encore avaient vu le garçon passer tout effaré dans la pénombre de l’escalier. Alors, en gens d’expérience, ces hommes s’étaient doutés de ce qui arrivait, et, tout à coup, les trois jeunes amis avaient entendu par les degrés un bruit de pas précipités et des vociférations semblables aux rugissements de la 76
mer pendant l’orage. C’était l’écume de la halle qui montait, et bientôt, par la porte béante, on vit la salle s’emplir de personnages étranges, avinés, hébétés, furieux surtout d’avoir été troublés au milieu de leur sommeil. – Ah çà ! mais on s’égorge donc ici ? s’écrièrent vingt voix enrouées et dissonantes. À l’aspect de cette foule ou plutôt de cette meute, Jean Robert, le plus impressionnable des trois jeunes gens, sentit, malgré lui, courir dans ses veines cette sensation de froid glacial qu’éprouve tout être, si fort qu’il soit, au contact d’un reptile, et, se tournant vers son camarade le peintre, il ne put s’empêcher de murmurer : – Ah ! Pétrus ! où nous as-tu conduits !... Mais Pétrus improvisait tout un nouveau système de défense. Aux cris « Aux couteaux ! aux couteaux ! » que répétaient les quatre forcenés – car le charpentier et Toussaint, qui avaient retrouvé la voix, faisaient leur partie dans ce concert de 77
menaces –, Pétrus avait répondu par le cri : « Aux barricades ! » qui n’avait pas été poussé une seule fois dans les rues de Paris depuis la fameuse journée à laquelle ce système de défense a donné un nom historique. On sait que les Parisiens se sont dédommagés plus tard de ce mutisme de deux cent cinquante ans. Et, en poussant le cri « Aux barricades ! » Pétrus, tirant Jean Robert après lui, et forçant Ludovic à se relever, se réfugia, avec ses deux compagnons, dans un angle qu’ils séparèrent à l’instant même du reste de la salle par un rempart de tables et de bancs. Pétrus avait, en outre, profité de l’instant de trêve, si court qu’il fût, que lui avait donné sa victoire, pour arracher de la fenêtre le bâton jadis doré qui soutenait les rideaux, bâton qui, depuis le commencement du combat, faisait l’objet de son ambition. Jean Robert avait apporté sa canne. Ludovic se contentait des armes que la nature lui avait données. En un instant, les trois amis se trouvèrent à 78
l’abri, derrière leur forteresse improvisée. – Tenez, dit Pétrus aux deux autres en leur montrant dans le coin le plus reculé du bastion un monceau de bouteilles vides, de fragments de plats, de coquilles d’huîtres, de fourchettes de fer, de couteaux sans manche, de manches sans lame, vous voyez que les munitions ne nous manqueront pas ! – Non, dit Jean Robert ; mais où en sommesnous, comme coups et blessures ? Quant à moi, j’ai donné, mais n’ai pas reçu. – Saint et sauf ! dit Pétrus. – Et toi, Ludovic ? – Moi, je crois que j’ai reçu un coup de poing entre la mâchoire et la clavicule ; mais ce n’est pas cela qui me préoccupe. – Et qu’est-ce qui te préoccupe donc ? dit Jean Robert. – Je voudrais savoir pourquoi celui à qui j’ai eu affaire en dernier lieu sent si fort la valériane. C’est en ce moment que les rugissements de la foule étaient venus ajouter une nouvelle 79
préoccupation aux préoccupations passablement graves des trois jeunes gens.
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déjà
VI M. Salvator. La vue de la foule avait produit sur les hommes du peuple un effet tout opposé à celui qu’elle avait produit sur les gens du monde. Le charpentier et ses compagnons sentaient que c’était un secours qui leur arrivait. Jean Robert et ses amis comprenaient que c’étaient de nouveaux adversaires qui venaient à eux. Naturellement, les sympathies vont aux semblables. Aussi, tout en jetant des regards féroces sur les trois jeunes gens, retirés dans leur fort, cette foule entourait-elle Jean Taureau et ses compagnons, en leur demandant l’explication de tout ce bruit. L’explication était difficile à donner ; le 81
charpentier avait eu un premier tort : c’était d’exiger des jeunes gens qu’ils fermassent la fenêtre. Puis il avait eu un second tort, bien plus grave que le premier : c’était d’avoir reçu de Jean Robert un coup de poing et un coup de pied qui lui avaient, l’un déchiré le visage, l’autre défoncé la poitrine. Il conta son cas à la foule ; mais, de quelque façon qu’il tournât la chose, il ne pouvait sortir de ce double cercle : « J’ai voulu faire fermer la fenêtre, et la fenêtre est restée ouverte ! J’ai voulu battre, et j’ai été battu ! » Aussi la foule, en brave foule qu’elle était, pleine de sens au fond, malgré ses préjugés contre les habits noirs, comprenant – pour me servir d’une expression vulgaire, mais qui peint parfaitement ce qu’elle veut peindre –, la foule, comprenant, dis-je, que Jean Taureau était le dindon de la farce, se mit à lui rire au nez. Le charpentier n’avait pas besoin de cette nouvelle excitation. Il n’était que furieux : ce rire le rendit fou. 82
Il chercha des yeux les trois jeunes gens, les vit barricadés dans leur coin et déjà attaqués par ses quatre compagnons, aussi exaspérés que lui. – Arrêtez ! leur cria-t-il, arrêtez ! laissez-moi pulvériser l’habit noir ! Mais ses quatre compagnons étaient sourds. Il est vrai qu’en échange, ils n’étaient pas muets. Le ravageur venait de recevoir au-dessous de l’œil un tesson de bouteille lancé par Ludovic, lequel tesson lui avait ouvert la joue. Jean Robert, d’un coup de tabouret, avait fendu la tête à Toussaint. Enfin, Pétrus, de deux coups de pointe de son bâton, avait, à travers les interstices de la barricade, atteint le tueur de chats à la poitrine, et le maçon au flanc. Les quatre blessés hurlaient à tue-tête : – À mort ! à mort ! C’était bien, en effet, devenu un combat à mort. 83
Exaspéré par les rires de la foule, et par la vue du sang qui ruisselait sur les vêtements de ses compagnons et sur les siens, Jean Taureau avait tiré de sa poche son compas de fer, et, l’arme terrible à la main, s’avançait seul contre la barricade. Pétrus et Ludovic s’élancèrent d’un même mouvement, armés chacun d’une bouteille, et prêts à casser la tête au charpentier ; mais Jean Robert, voyant que c’était le seul adversaire sérieux qui restât, et qu’il fallait pour une bonne fois en finir avec lui, fit descendre ses deux amis en les tirant par leurs vestes de malins, donna dans la barricade un coup de pied qui ouvrit une brèche, et, sortant par cette brèche, sa petite badine à la main : – Mais vous n’en avez donc pas encore assez ? demanda-t-il à Jean Taureau. La foule éclata de rire, et battit des mains. – Non ! dit celui-ci, et je n’en aurai assez que quand je t’aurai fourré six pouces de mon compas dans le ventre !
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– C’est-à-dire que, comme vous n’êtes pas le plus fort, Jean Taureau, vous voulez être le plus traître ? c’est-à-dire que, ne pouvant me vaincre, vous voulez m’assassiner ? – Je veux me venger, mille tonnerres ! cria le charpentier s’excitant au bruit de ses propres paroles. – Prends garde, Jean Taureau ! dit le jeune homme ; car, sur mon honneur, tu n’as jamais couru danger pareil à celui que tu cours en ce moment. Puis, s’adressant à la foule : – Vous êtes des hommes, dit-il ; faites entendre raison à cet homme : vous voyez que je suis calme, et qu’il est insensé. Quatre ou cinq hommes se détachèrent du cercle, et s’avancèrent entre le charpentier et Jean Robert. Mais cette intervention, au lieu de calmer Jean Taureau, sembla redoubler son exaspération. Il repoussa les cinq hommes rien qu’en étendant les bras. 85
– Ah ! dit-il, jamais je n’ai couru danger pareil à celui que je cours ! Est-ce avec cette badine que tu comptes te défendre contre mon compas ? Dis ! Et il brandissait au-dessus de sa tête l’instrument aigu, qui, en se développant, avait pris au moins dix-huit pouces de longueur. – C’est justement où tu te trompes, Jean Taureau, dit le jeune homme : ma badine n’est point une badine ; c’est une vipère, et, si tu en doutes, tiens, ajouta-t-il en tirant, de la frêle canne, l’épée à laquelle elle servait de fourreau, voilà son dard ! Et une lame fine, aiguë, longue de douze à quinze pouces, brilla au poignet du jeune homme, qui se posa en garde comme pour un duel. La foule tout à la fois hurla de joie, et frémit de terreur. Le vin était bu, le sang allait couler : les choses suivaient la progression ordinaire ; les péripéties se succédaient, selon la loi de l’art dramatique, plus intéressantes les unes que les 86
autres. – Ah ! dit le charpentier, visiblement soulagé du remords contre lequel il luttait, tu as donc une arme aussi ? Je n’attendais que cela ! Et, la bête baissée, le bras levé, découvrant sa poitrine avec l’inexpérience de la force, Jean Taureau s’élança sur le jeune homme à l’habit noir et à la fine épée. Mais, tout à coup, une main puissante lui saisit le poignet, et, le secouant vigoureusement, lui fit lâcher le compas, qui, en tombant, resta fiché en terre. Le charpentier se retourna en poussant une imprécation terrible. Mais, à peine eut-il vu celui à qui il avait affaire, que, sa voix passant de l’accent de la menace à l’intonation du respect : – Ah ! monsieur Salvator ! dit-il ; pardon, c’est autre chose... – Monsieur Salvator ! répéta la foule ; ah ! soyez le bienvenu ; ça allait mal tourner ! – M. Salvator ? murmurèrent à la fois Jean 87
Robert, Pétrus et Ludovic. Qu’est-ce que cela ? – Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure, ajouta Pétrus ; voyons s’il fera honneur à son nom. Le personnage qui, pareil au dieu antique1, était intervenu si miraculeusement pour substituer, selon toute probabilité, un dénouement pacifique à une sanglante péripétie, et qui semblait, lui aussi, être sorti d’une machine, tant son apparition était imprévue et instantanée, semblait un homme de trente ans, à peu près. C’était bien, en effet, au moment où il apparut, et où il promena son regard dominateur sur la foule, le mâle et doux visage de l’homme à cette trentième année de la vie, où la beauté est dans toute sa force et la force dans toute sa beauté. Un instant plus tard, il eût été fort embarrassant, pour ne pas dire impossible, de lui assigner un âge positif, à dix ans près. Son front avait bien la candeur et la sérénité de 1
Allusion au deus ex machina du théâtre qui intervient pour dénouer heureusement une situation tragique. 88
la jeunesse, quand son regard errait autour de lui curieux et bienveillant ; mais, dès que le spectacle que rencontraient ses regards lui inspirait le dégoût, ses sourcils noirs se fronçaient, et son front, couvert de rides, empruntait l’aspect de la virilité. Ainsi, lorsque, après avoir arrêté le bras du charpentier, et lui avoir, par la simple pression de sa main, fait lâcher l’arme dont il menaçait son adversaire ; lorsque, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur les trois jeunes gens, et les avoir reconnus pour des hommes du monde égarés dans un mauvais lieu, il acheva d’embrasser le cercle dont il n’avait encore parcouru que la moitié, et qu’il vit le ravageur étendu sur une table, la figure ouverte ; les habits du maçon marqués de larges taches de sang ; le charbonnier pâle sous son masque noir ; et le tueur de chats, les deux mains sur son côté, criant qu’il était mort, cette vue à laquelle il devait, cependant, s’attendre imprima sur toute sa physionomie un air de rudesse et de sévérité qui fit baisser la tête aux plus farouches, et pâlir les plus avinés. 89
Comme c’est le héros principal de notre histoire que nous venons de mettre en scène, il faut que nos lecteurs nous permettent de faire pour lui ce que nous avons fait pour des personnages bien moins importants, c’est-à-dire de leur donner la description la plus exacte possible de sa personne. C’était d’abord, comme nous l’avons dit, un homme de trente ans, ou à peu près. Ses cheveux noirs étaient souples et bouclés ; ce qui les faisait paraître moins longs qu’ils n’étaient en réalité, et que si, dans toute leur longueur, ils fussent retombés sur ses épaules ; ses yeux étaient bleus, doux, limpides, clairs comme l’eau d’un lac, et, de même que l’eau du lac, à laquelle nous venons de les comparer, réfléchit le ciel, les yeux du jeune homme au nom sonore et doux semblaient être le miroir où se reflétaient les plus sereines pensées de l’âme. L’ovale de son visage était d’une pureté raphaélesque ; rien n’en troublait le contour gracieux, et l’on en suivait les lignes harmonieuses avec cette joie ineffable que l’on 90
éprouve à la vue de la courbe suave qu’aux premiers jours de mai le soleil levant profile à l’horizon. Le nez était droit et fort sans être trop largement accusé ; la bouche était petite, bien meublée, et fine en apparence ; car, sous la moustache noire qui l’ombrageait, il était impossible d’en apercevoir exactement le dessin. Son visage, plutôt mat que pâle, était entouré d’une barbe noire et fournie, quoique peu épaisse ; les ciseaux ou le rasoir n’avaient certainement jamais passé par là : c’était le poil follet dans toute sa ténuité, la barbe vierge dans toute sa grâce, soyeuse et clairsemée, adoucissant les traits au lieu de les durcir. Mais ce qu’il y avait surtout de frappant dans ce jeune homme, c’était le ton blanc, c’était la mateur de sa peau ; ce ton n’était, en effet, ni la pâleur jaunâtre du savant, ni la pâleur blanche du débauché, ni la pâleur livide du criminel : pour donner une idée de la blancheur immaculée de ce visage, nous ne trouverons d’image et de comparaison que dans la pâleur mélancolique et 91
lumineuse de la lune, dans les pétales transparents du lotus blanc, dans la neige intacte qui couronne le front de l’Himalaya. Quant à son costume, il consistait en une espèce de paletot de velours noir qu’on n’aurait eu besoin que de serrer à la taille pour lui donner l’air d’un pourpoint du XVe siècle, en un gilet et en un pantalon de velours noir. Une casquette de même étoffe était posée sur sa tête, et l’on était tout étonné, si peu artiste que l’on fût, de chercher inutilement la plume d’aigle, de héron ou d’autruche qui, de cette casquette, eût fait une toque. Ce qui donnait, au milieu de la foule, un singulier caractère d’aristocratie à ce costume, complété par un foulard de soie de couleur pourpre, noué négligemment autour du cou, c’est que ce costume, au lieu d’être en velours de coton, comme celui des gens du peuple, était en velours de soie, comme la robe d’une actrice ou d’une duchesse. Ce costume pittoresque frappa non seulement Jean Robert et Ludovic, mais encore Pétrus ; 92
l’effet qu’il produisit sur ce dernier fut même si grand, qu’après s’être écrié comme nous l’avons dit, en entendant prononcer le nom de Salvator : « Voilà un gaillard dont le nom est de bon augure ; voyons s’il fera honneur à son nom », il ajouta : – Sacrebleu ! le beau modèle pour mon Raphaël chez la Fornarina, et comme je lui donnerais bien dix francs par séance, au lieu de quatre, s’il voulait poser ! Quant à Jean Robert, en sa qualité de poète dramatique cherchant partout et dans tout des effets de théâtre, ce qui l’avait le plus frappé c’était l’accueil respectueux dont ce jeune homme avait été l’objet de la part de la foule furieuse, accueil qui lui avait rappelé le quos ego de Neptune, nivelant sous son trident divin les flots irrités de l’archipel de Sicile.
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VII Où Jean Taureau bat définitivement en retraite, et où la foule le suit. Depuis l’entrée du mystérieux étranger salué du nom de M. Salvator, le plus profond silence régnait dans la salle, et l’on entendait à peine la respiration des trente ou quarante personnes qui l’encombraient. Ce silence fut pris par le charpentier pour un blâme tacite ; un moment étourdi par la présence du nouveau venu et par la façon dont celui-ci l’avait désarmé, il se remit peu à peu, et, adoucissant autant qu’il était possible les sons rauques de sa voix : – Monsieur Salvator, dit-il, laissez-moi vous expliquer... – Tu as tort ! interrompit le jeune homme, du 94
ton d’un juge qui prononce une sentence. – Mais puisque je vous dis... – Tu as tort ! répéta le jeune homme. – Mais enfin... – Tu as tort, te dis-je ! – Comment le savez-vous, au bout du compte, puisque vous n’étiez pas là, monsieur Salvator ? – Ai-je besoin d’avoir été là pour savoir comment les choses se sont passées ? – Dame, il me semble... Salvator étendit la main vers Jean Robert et ses deux amis, qui s’étaient réunis en groupe, et qui s’appuyaient les uns aux autres. – Regarde, dit-il. – Eh bien, je regarde, répondit Jean Taureau. Après ? – Que vois-tu ? – Je vois trois muscadins à qui j’ai promis de donner une tripotée, et qui la recevront, un jour ou l’autre. 95
– Tu vois trois jeunes gens bien mis, élégants, comme il faut, qui ont eu le tort de venir dans un bouge tel que celui-ci ; mais ce n’était pas un motif pour leur chercher querelle. – Moi, leur chercher querelle ? – Allons, ne vas-tu pas dire que ce sont eux qui t’ont provoqué, toi et tes quatre compagnons ? – Et, cependant, vous voyez bien qu’ils étaient en état de se défendre. – Parce que l’adresse et surtout le droit étaient de leur côté... Tu crois que la force est tout, toi qui as changé insolemment ton nom de Barthélemy Lelong contre celui de Jean Taureau ? Tu viens d’avoir la preuve du contraire. Dieu veuille que la leçon te profite ! – Mais puisque je vous dis que ce sont eux qui nous ont appelés drôles, maroufles, rustres... – Et pourquoi vous ont-ils appelés ainsi ? – Qui nous ont dit que nous étions ivres. – Je te demande pourquoi ils vous ont dit cela. 96
– Parce que nous voulions leur faire fermer la fenêtre. – Et pourquoi ne voulais-tu pas que la fenêtre fût ouverte ? – Parce que... parce que... – Parce que quoi ? Voyons ! – Parce que, dit Jean Taureau, je n’aime pas les courants d’air. – Parce que tu étais ivre, comme ces messieurs te l’ont dit ; parce que tu voulais chercher une dispute à quelqu’un, et que tu as saisi l’occasion aux cheveux ; parce que tu as eu encore quelque querelle chez toi, et que tu voulais faire payer aux innocents les caprices ou les infidélités de mademoiselle... – Taisez-vous, monsieur Salvator ! ne prononcez pas son nom, interrompit vivement le charpentier ; la malheureuse, elle me fera mourir ! – Ah ! tu vois bien que j’ai touché juste ! Puis, fronçant le sourcil : 97
– Ces messieurs ont bien fait d’ouvrir la fenêtre : l’air qu’on respire ici est infect, et, comme ce n’est pas trop de deux fenêtres ouvertes pour quarante personnes, tu vas à l’instant même aller ouvrir la seconde. – Moi ? dit le charpentier se cramponnant, pour ainsi dire, au parquet par les pieds ; moi, aller ouvrir une fenêtre, quand je demande qu’on ferme l’autre ? moi, Barthélemy Lelong, fils de mon père ? – Toi, Barthélemy Lelong, ivrogne et querelleur, qui déshonores le nom de ton père, et qui as bien fait, par conséquent, de prendre un sobriquet – je te dis, moi, que tu vas aller ouvrir cette fenêtre, pour te punir d’avoir provoqué ces trois messieurs. – Le tonnerre gronderait au-dessus de ma tête, dit Barthélemy Lelong en levant son poing au plafond, que je n’obéirais pas. – Alors, je ne te connais plus sous aucun nom ; tu n’es plus pour moi qu’un ouvrier grossier et insulteur, et je te chasse d’où je suis.
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Puis, étendant la main avec un geste d’empereur : – Va-t’en ! dit-il. – Je ne m’en irai pas ! hurla le charpentier écumant de rage. – Au nom de ton père, dont tu as invoqué le nom tout à l’heure, je t’ordonne de t’en aller ! – Non, tonnerre ! non, je ne m’en irai pas ! répondit Barthélemy Lelong en se mettant à cheval sur un banc, et en serrant le banc de ses deux mains, comme s’il se fût préparé à s’en faire une arme en cas de besoin. – Tu veux donc me pousser à bout ? dit Salvator d’une voix si calme, qu’on n’eût jamais pu penser qu’elle renfermait une suprême menace. Et, en même temps, il marchait sur le charpentier. – N’approchez pas, monsieur Salvator ! s’écria celui-ci en se reculant de toute la longueur du banc, à mesure que le jeune homme s’avançait ; n’approchez pas ! 99
– Vas-tu sortir ? demanda Salvator. Le charpentier prit le banc, et le souleva, comme pour en frapper le jeune homme. Puis, rejetant le banc loin de lui : – Vous savez bien que vous pouvez me faire tout ce que vous voudrez, et que je me couperais la main plutôt que de vous frapper... Mais, de bonne volonté, non ! non ! non ! je ne sortirai pas ! – Misérable entêté ! s’écria Salvator en saisissant à la fois Jean Taureau par la cravate et par la ceinture de son pantalon. Jean Taureau poussa un rugissement de rage. – Vous pouvez m’emporter, dit-il ; je me laisserai faire, mais je ne serai pas sorti de bonne volonté. – Qu’il soit donc fait comme tu désires, dit Salvator. Et, donnant une violente secousse au colosse inerte, il le déracina, pour ainsi dire, du parquet, comme il eût déraciné un chêne de terre, et, le portant jusqu’à l’escalier, au-dessus duquel il le 100
balança : – Veux-tu descendre l’escalier marche à marche, ou le descendre d’une seule fois ? demanda-t-il. – Je suis dans vos mains : faites de moi ce que vous voudrez ; mais, pour m’en aller de bonne volonté, non, je ne m’en irai pas ! – Tu t’en iras donc de force, alors, misérable ! Et il le lança comme un ballot du quatrième au troisième étage. On entendit rouler et rebondir de marche en marche le corps de Jean Taureau ou de Barthélemy Lelong, selon que le lecteur préférera appeler le charpentier de son nom de famille ou du sobriquet qu’il s’était donné lui-même. La foule ne poussa pas un cri, ne souffla pas un mot : elle était satisfaite – elle admirait. Les trois jeunes gens seuls étaient profondément émus. Pétrus, le rieur, était devenu sombre ; Ludovic, le flegmatique, sentait son cœur battre violemment ; quant à Jean Robert, le poète-sensitive, il était le seul qui, en apparence, 101
eût conservé son sang-froid. Seulement, quand il vit rentrer Salvator sans le charpentier, il remit son épée au fourreau, et passa son mouchoir sur son front couvert de sueur. Puis il alla droit à Salvator, et lui tendit la main. – Merci, monsieur, lui dit-il, de nous avoir délivrés, mes amis et moi, de cet ivrogne endiablé ; seulement, je redoute fort pour lui les suites de cette chute. – Ne redoutez rien pour lui, monsieur ! répondit Salvator en mettant sa main blanche et aristocratique, cette main qui venait d’accomplir un si prodigieux tour de force, dans la main qu’on lui tendait ; il gardera quinze jours ou trois semaines le lit, voilà tout ; et, pendant ces quinze jours ou ces trois semaines, il pleurera amèrement la scène qui vient de se passer. – Comment ! cette homme féroce pleurera ? demanda avec étonnement Jean Robert. – Il pleurera des larmes amères, des larmes de 102
sang, comme je vous le dis... C’est le meilleur cœur et le plus honnête homme que je connaisse ! Ne vous inquiétez donc pas de lui, mais de vous. – Comment, de moi ? – Oui... Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil d’ami ? – Parlez, monsieur. – Eh bien, dit Salvator en baissant la voix, de manière à ce que nul autre que celui auquel il s’adressait ne pût l’entendre, eh bien, si vous voulez m’en croire, ne remettez jamais les pieds ici, monsieur Jean Robert. – Vous me connaissez ? s’écria Jean Robert stupéfait. – Mais je vous connais comme tout le monde, répondit Salvator avec une exquise politesse ; n’êtes-vous pas un de nos poètes célèbres ? Jean Robert rougit jusqu’au blanc des yeux. – Et, maintenant, dit Salvator en se tournant vers la foule, et en changeant complètement de ton et de manières, vous devez être contents, vous autres ? vous en avez assez eu pour votre argent, 103
j’espère ! Faites-moi donc l’amitié de déguerpir au plus vite ; il n’y a de l’air que pour quatre ici : c’est vous dire, mes chers amis, que je désire rester seul avec ces trois messieurs. La foule obéit comme fait une bande d’écoliers à la voix du maître ; elle descendit en ordre, saluant de la voix, de la tête et de la main, ce jeune homme qui paraissait commander, et dont le visage n’était pas plus ému, après la scène orageuse qui venait de se passer, que la face du firmament après la tempête. Les quatre camarades de Jean Taureau, y compris le ravageur, que sa blessure avait dégrisé, défilèrent devant Salvator, la tête basse ; et chacun d’eux, en passant près de lui, s’inclina aussi respectueusement que l’eût fait un militaire pour son supérieur. Quand le dernier se fut éloigné, le garçon apparut au seuil de la porte. – Faut-il toujours servir ces messieurs ? demanda-t-il. – Plus que jamais ! dit Jean Robert. 104
Puis, se tournant vers Salvator : – Nous ferez-vous le plaisir de souper avec nous, monsieur Salvator ? demanda-t-il. – Volontiers, répondit Salvator ; mais ne demandez rien de plus pour moi ; j’étais en train de commander mon souper en bas, lorsque, ayant entendu du bruit, je suis monté. – Vous entendez, garçon ? dit Jean Robert ; le souper de M. Salvator avec le nôtre. – Compris ! dit le garçon. Et il descendit. Cinq minutes après, les quatre jeunes gens étaient attablés. On but d’abord aux vainqueurs, puis aux vaincus, puis à celui qui était si heureusement arrivé pour prévenir une plus grande effusion de sang. – Au reste, dit en riant Salvator à Jean Robert, vous me paraissez posséder assez proprement la boxe, la savate et l’escrime ! Vous avez donné au pauvre Jean Taureau un majestueux coup de poing à la tempe, un triomphant coup de pied 105
vers l’épigastre, et vous alliez lui allonger un gracieux coup d’épée, quand, par bonheur, je suis intervenu... Mais n’importe ! vous étiez admirablement campé, et, à la place de M. Pétrus, je voudrais faire une esquisse de vous dans cette position. – Ah ! ah ! dit Pétrus, vous me connaissez donc aussi, moi ? – Oh ! oui, répondit Salvator avec un soupir, comme si cette affirmation lui rappelait quelque mélancolique souvenir ; avant d’avoir un atelier rue de l’Ouest, vous avez demeuré rue du Regard : c’est à cette époque que j’ai eu le plaisir de vous voir deux ou trois fois. Puis, se retournant vers le troisième compagnon, qui gardait un silence obstiné, et qui semblait poursuivre la solution d’un problème qu’il ne pouvait résoudre : – Qu’avez-vous donc, monsieur Ludovic ? demanda Salvator. Vous avez l’air tout soucieux ! Je comprendrais cela si vous aviez encore votre examen à passer, et votre thèse à soutenir ; mais c’est une chose faite, Dieu merci, depuis trois 106
mois, et avec honneur ! Jean Robert regardait Salvator avec étonnement ; Pétrus éclata de rire. – Ah ! pardieu ! monsieur Salvator, dit Ludovic, puisque vous savez tant de choses... – Vous êtes bien bon ! interrompit en souriant Salvator. – Puisque vous savez que mon ami Jean Robert est poète ; puisque vous savez que mon ami Pétrus est peintre ; puisque vous savez que, moi, je suis médecin, savez-vous... savez-vous pourquoi le tueur de chats infectait la valériane ? – Êtes-vous pêcheur, monsieur Ludovic ? – Dans mes moments perdus, répondit Ludovic ; mais je tâche d’être toujours occupé. – Eh bien, si peu que vous soyez pêcheur, vous savez que l’on parfume au musc ou à l’anis le blé avec lequel on amorce les carpes ? – Il n’est pas besoin d’être pêcheur pour savoir cela ; et il ne s’agit que d’être tant soit peu naturaliste. 107
– Eh bien, la valériane est aux chats ce que le musc et l’anis sont aux carpes : elle les attire ; et, comme maître Gibelotte est un pêcheur de chats... – Oh ! reprit Ludovic se parlant à lui-même, avec ce flegme à moitié comique qui faisait une des nuances originales de son caractère, ô science ! mystérieuse déesse ! sera-ce donc toujours par hasard que l’on soulèvera un coin de ton voile ? Et quand on pense que si je ne m’étais pas déguisé en malin ce soir ; que si Pétrus n’avait pas eu l’idée de souper au tapis-franc, nous ne nous serions pas disputés, je ne me serais pas battu avec un tueur de chats, vous ne seriez pas venu mettre la paix entre nous, et la science était peut-être dix ans, cinquante ans, un siècle encore à découvrir que la valériane attire les chats comme le musc les carpes ! Le souper fut gai. Pétrus raconta, en style d’atelier, l’histoire de vingt portraits qu’il avait faits dans une auberge de rouliers, pour payer sa dépense, montant à dix francs vingt centimes – ce qui mettait chaque portrait au prix exorbitant de cinquante et un 108
centimes. Ludovic prouva malheureusement qu’il n’y avait jamais de jolie femme sérieusement malade, et il soutint ce paradoxe pendant un quart d’heure avec une verve et un entrain qu’on était loin d’attendre de sa flegmatique personne. Jean Robert raconta le plan d’un nouveau drame qu’il composait pour Bocage et madame Dorval1, sur lequel drame le jeune homme au costume de velours noir lui fit les plus judicieuses observations. Puis les bouteilles se succédèrent, et, comme Pétrus et Ludovic avaient fait le complot de griser M. Salvator pour le faire parler, il arriva ce qui arrive presque toujours, en pareil cas – que ce fut M. Salvator qui garda son sang-froid, et les jeunes gens qui se grisèrent. Quant à Jean Robert, même au tapis-franc, il ne buvait jamais que de l’eau. Peu à peu, Pétrus et Ludovic, s’excitant l’un 1
Célèbres interprètes du théâtre romantique. 109
l’autre, dépassèrent pour eux-mêmes cette limite de l’ivresse où ils eussent voulu conduire Salvator ; ils racontèrent des histoires insignifiantes ou morales ; ils répétèrent des mots dont on avait déjà ri au commencement du souper ; bref, ils tombèrent tout à coup, et tous deux sympathiquement, dans l’atonie la plus complète, situation de laquelle ils passèrent sans secousse au sommeil le plus profond.
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VIII Pendant que Pétrus et Ludovic dorment. À peine les deux dormeurs eurent-ils indiqué, par leurs ronflements, qu’ils donnaient leur démission d’hommes raisonnables, et abandonnaient la conversation à qui pouvait la soutenir, que Salvator, appuyant ses coudes sur la table, laissant tomber sa tête dans ses mains, et regardant fixement Jean Robert : – Voyons, demanda-t-il, seigneur poète, pourquoi êtes-vous venu passer la nuit à la halle ? – Mais pour faire plaisir à mes deux amis, Pétrus et Ludovic. – Uniquement ? – Uniquement. – Et rien ne vous a sollicité à cette complaisance pour eux ? 111
– Rien autre chose que je sache. – Vous en êtes bien sûr ? – Autant qu’on peut être sûr de soi. – Alors, vous ne me trompez pas, mais vous vous trompez vous-même... Non, ces messieurs qui dorment là d’un si bon sommeil ne sont point la cause ; ils ne sont que le prétexte. Savez-vous ce que vous êtes venu faire ici ? Je vais vous le dire, moi. Vous êtes venu faire votre métier de philosophe, d’observateur, de peintre de mœurs, de poète, de romancier ; vous êtes venu étudier le cœur humain in anima vili, comme on dit à l’école, n’est-ce pas ? – Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit en riant Jean Robert. Je n’ai encore fait que du théâtre ; mais je ne veux pas me borner là : je veux faire du roman de mœurs ; seulement, je veux le faire à la manière dont Shakespeare faisait ses drames, en embrassant toute une période historique, et en mettant à contribution la société tout entière, depuis le fossoyeur jusqu’à Hamlet, prince de Danemark ! Et que voulezvous que je vous dise ? dans le drame d’Hamlet, 112
parmi les personnages, ce ne sont pas ces rumeurs de tombes et ces profanateurs de cadavres que je trouve les moins philosophes. – Oui, vous avez raison, et je suis de votre avis peut-être ; mais vous vous y prenez mal, ou plutôt vous choisissez le mal le lieu de la scène. Où Shakespeare montre-t-il les fossoyeurs ? À leur besogne, les pieds dans la tombe, un crâne dans la main, et non à la taverne de Yaughan le marchand de vin, chez qui le premier fossoyeur envoie le second lui chercher un verre de liqueur. – Voulez-vous faire de la poésie ? Aimez une femme, et courez les bois. – Voulez-vous faire du théâtre ? Allez dans le monde jusqu’à minuit ; étudiez Molière et Shakespeare jusqu’à deux heures du matin ; dormez six heures par làdessus ; fondez vos souvenirs avec vos lectures, et écrivez de neuf heures à midi. – Voulez-vous faire du roman ? Prenez Lesage, Walter Scott et Cooper, c’est-à-dire le peintre de mœurs, le peintre de caractères, le peintre de la nature ; étudiez l’homme chez lui : à son atelier, s’il est peintre ; à son bureau, s’il est négociant ; dans son cabinet, s’il est ministre ; sur son trône, s’il 113
est roi ; à son échoppe, s’il est savetier ; mais non pas au cabaret, où il arrive fatigué, et d’où il sort ivre ! C’est sur l’enseigne des cabarets qu’on devrait mettre l’enseigne de Dante : Lasciate ogni speranza1. Et puis, quelle pitoyable nuit allezvous choisir pour vos études ! une nuit de carnaval, une nuit où aucun de ces hommes n’est à sa place, où tous ont engagé depuis leur pantalon jusqu’à la toile de leur paillasse, pour s’affubler de costumes prétentieux ; une nuit où ils singent les gens riches ; une nuit, enfin, où ils sont tout hors eux-mêmes ! En vérité, monsieur l’observateur, continua Salvator en haussant les épaules, vous observez d’une singulière façon ! – Continuez, continuez, dit Jean Robert ; je vous écoute. – Eh bien, que diriez-vous d’un homme qui irait étudier le cœur humain dans une maison de fous ? Vous le traiteriez de fou lui-même, n’estce pas ? Et, cependant, que faites-vous autre 1
« Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate » (« Laissez toute espérance, vous qui entrez »), Dante, Enfer, chant III. 114
chose ici, à cette heure ? Écoutez-moi, monsieur Jean Robert ; le hasard nous a réunis, le mouvement habituel va nous séparer ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais... Laissez-moi vous donner un conseil. Je vous parais bien hardi, n’est-ce pas ? – Oh ! point du tout, je vous jure. – Que voulez-vous ! moi aussi, j’ai fait un roman. – Vous ? – Oui ; mais pas un de ces romans qu’on imprime, rassurez-vous : je ne vous ferai pas concurrence ; c’était pour vous dire seulement que j’avais la prétention d’être observateur. Les romans, poète, c’est la société qui les fait ; cherchez dans votre tête, fouillez dans votre imagination, creusez votre cerveau, vous n’y trouverez, en trois mois, en six mois, en un an, rien de pareil à ce que le hasard, la fatalité, la Providence, selon le nom dont vous voudrez nommer le mot que je cherche, vous n’y trouverez, dis-je, rien de pareil à ce que le hasard, la fatalité ou la Providence noue et dénoue en une 115
nuit, dans une ville comme Paris ! Avez-vous un sujet pour votre roman ? – Non, pas encore. Le théâtre, je l’aborde volontiers : il ne m’effraie pas trop ; mais le roman, avec ses ramifications, ses épisodes, ses péripéties, ses escaliers qui montent au plus haut étage de la société, ses échelles qui descendent dans les plus profonds abîmes ; un roman, avec le boudoir de la princesse et la mansarde de l’ouvrière ; un roman, avec les Tuileries et le tapis-franc où nous sommes, avec Notre-Dame et la place de Grève, je vous avoue que je recule devant l’œuvre, que je m’épouvante du labeur, et que cela me semble, non pas un fardeau ordinaire, mais un monde à soulever. – Eh bien ! moi, reprit Salvator, je crois que vous vous trompez. – Je me trompe ? – Oui. – En quoi ? – En ce que vous voulez faire. – Sans doute. 116
– Voilà où est votre tort ! ne faites pas : laissez faire. – Je ne comprends pas. – Que faisait Asmodée, le diable boiteux1 ? – Il soulevait les toits des maisons, et disait à don Cléophas : « Léandre ? Regarde ! » – Avez-vous le pouvoir d’Asmodée ? Non. Aussi, je vous dirai : Faites plus simplement encore ; sortez de ce bouge, suivez le premier homme ou la première femme que vous rencontrerez dans la rue, dans le carrefour, sur le quai ; ce premier homme ou cette première femme ne sera probablement pas le héros ou l’héroïne d’une histoire, mais il ou elle sera un des fils du grand roman humain que Dieu compose – dans quel but ? Lui seul le sait ! faites-vous purement et simplement son collaborateur, et, dès le premier pas, soyez certain que vous serez sur la trace de quelque aventure terrible ou bouffonne.
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Dans Le Diable boiteux, d’Alain-René Lesage. 117
– Mais il fait nuit. – Eh ! raison de plus ! la nuit est faite pour les poètes, les amoureux, les patrouilles, les voleurs et les romanciers. – Alors, vous voulez que je commence mon roman tout de suite ? – Il est commencé. – Vraiment ? – Sans doute. – Depuis quelle heure ? – Depuis l’heure où vos amis vous ont dit : « Allons souper à la halle. » – Vous plaisantez ! – Non, sur mon honneur ! Vous n’avez qu’à vouloir. Jean Taureau sera un personnage de votre roman, Gibelotte sera un personnage de votre roman, Toussaint Louverture sera un personnage de votre roman, Sac-à-Plâtre sera un personnage de votre roman, Croc-en-Jambe sera un personnage de votre roman ; vos deux amis, qui dorment sans se douter que nous leur 118
distribuons des rôles, seront des personnages de votre roman ; moi-même, si vous m’en jugez digne, je serai un personnage de votre roman... Seulement, n’allez pas l’abandonner à l’exposition. – Ah ! ma foi ! vous avez raison, et je ne demande pas mieux que de le poursuivre. – En ce cas, dites-vous bien ceci : que vous n’êtes plus un auteur qui crée des situations, pèse des événements, prépare des péripéties, mais que vous êtes un acteur de ce grand drame humain dont le théâtre est le monde, qui a pour décoration les villes, les forêts, les fleuves, les océans ; où chacun agit suivant son intérêt, son caprice, sa fantaisie en apparence, mais est, en réalité, poussé par la main invisible et toutepuissante de la destinée ; les pleurs qui y couleront seront de véritables larmes, le sang qui y sera versé sera du véritable sang, et vous-même mêlerez vos larmes et votre sang aux larmes et au sang des autres... – Qu’importe au poète qu’il souffre, si l’art a quelque chose à gagner à sa souffrance ! 119
– Allons, vous êtes bien tel que je vous jugeais. Tenez, le temps a tourné à la gelée, la nuit est belle, il fait un clair de lune magnifique ; sortons et allons chercher la suite de l’histoire dont nous venons, non pas d’écrire, mais de jouer les premiers chapitres. – Mais je ne puis laisser là mes deux amis. – Pourquoi pas ? – S’il leur arrivait malheur ? – Il n’y a pas de danger : je dirai un mot au garçon, et, quand on saura qu’ils sont sous ma sauvegarde, le plus hardi bohémien de ce repaire ne touchera pas à un cheveu de leur tête. – Soit ! dit Jean Robert ; seulement, seriezvous assez bon pour faire cette recommandation devant moi ? – Volontiers. Salvator s’approcha de l’escalier, et fit entendre un sifflement modulé d’une certaine façon, et qui tenait à la fois du sifflet du machiniste et de celui du contremaître. On n’avait point l’habitude de faire attendre 120
M. Salvator, à ce qu’il paraît, car à peine les dernières notes de la singulière modulation étaient-elles éteintes, que le garçon apparut. – M. Salvator appelle ? dit-il. – Oui. Il étendit le bras vers les deux dormeurs. – Ces deux messieurs sont de mes amis, maître Babillas ; tu comprends ? – Oui, monsieur Salvator, répondit simplement le garçon. – Venez ! dit le jeune homme au poète. Et il sortit le premier. Jean Robert, resté en arrière, demanda la carte à payer. Puis, ajoutant cinq francs pour le garçon : – Mon ami, dit-il, faites-moi donc le plaisir de me dire quel est ce monsieur qui vient de vous recommander mes deux amis. – Ce n’est pas un monsieur ; c’est M. Salvator. – Mais, enfin, qu’est-ce que M. Salvator ? 121
– Vous ne le connaissez pas ? – Non, puisque je vous demande ce qu’il est. – C’est le commissionnaire de la rue aux Fers, donc ! – Comment ? – Je vous dis que c’est le commissionnaire de la rue aux Fers. Le garçon avait répondu si sérieusement, qu’il n’y avait point à douter qu’il n’eût dit la vérité. – Décidément, murmura Jean Robert, je crois que M. Salvator a dit la vérité, et que nous commençons un roman comme il n’en a point été fait encore.
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IX Les deux amis de Salvator. Il faisait, en effet, comme l’avait annoncé le commissionnaire de la rue aux Fers, un clair de lune magnifique. Il était deux heures à l’horloge de la halle aux draps. La fontaine des Innocents – ce chef-d’œuvre de Jean Goujon, le seul architecte-sculpteur que nous ayons jamais eu – apparut à droite, aux deux jeunes gens, au sortir du cabaret, admirablement éclairée par cette lampe splendide que la main de Dieu lui-même a suspendue à la voûte du firmament ; ses élégants pilastres rudentés, merveille d’architecture corinthienne, se dessinaient dans toute leur grâce et toute leur pureté ; les naïades, ces gouttes d’eau faites femmes que le chevalier Bernin avait tant 123
admirées, les belles naïades aux contours suaves, aux airs penchés, semblaient écarter leurs draperies, descendre dans le bassin de la fontaine pour y baigner leurs petits pieds blancs. Les deux jeunes gens, malgré la distance sociale que la différence des rangs semblait établir entre eux, se prirent bras dessus, bras dessous, et s’engagèrent dans la rue Saint-Denis, du côté du palais de justice. Arrivés à la place du Châtelet, ils s’arrêtèrent. La rivière coulait à leurs pieds ; Notre-Dame se dressait devant eux avec la majesté des choses immobiles ; la SainteChapelle élevait sa crête dentelée au-dessus des maisons, comme le Léviathan1 son arête audessus des vagues. Ils eussent pu se croire en plein Paris du XVe siècle. D’ailleurs, pour ajouter à l’illusion, une bande de jeunes gens vêtus de costumes du temps de Charles VI, et venus par le quai de Gèvres, criaient à tue-tête : – Il est deux heures quatorze minutes ; nous 1
Monstre marin décrit dans le Livre de Job, 3, 8. 124
sommes tranquilles ; Parisiens, dormez ! Et, en effet, rien n’empêchait de croire que ce fût une de ces troupes de malcontents que la communauté de bourgeois, propriétaire suzeraine de la boucherie de Paris, dépêchait de temps en temps au roi Charles VI, pour lui arracher de nouvelles concessions. C’étaient les Gois, les Tibers, les Lhuillier, les Meulott, ayant à leur tête Caboche. Ils semblaient se promener tranquillement, n’attendant, pour commencer les désordres, que le coucher de la lune ou le lever du roi. Nos deux jeunes gens laissèrent défiler devant eux la mascarade, franchirent rapidement le pont au Change, et arrivèrent sur la petite place située entre le pont Saint-Michel et la rue de la Harpe. Une trentaine d’étudiants et de grisettes vêtus de costumes fantastiques, dansaient, avec de grands cris de joie, autour de cinq ou six bottes de paille enflammée. Jean Robert, qui était, comme travail, en pleine étude d’histoire de France, ne put 125
s’empêcher de chercher des yeux la borne sur laquelle était sculptée une tête ayant une bourse pendue au cou, et qui demeura sur cette place, disent nos vieux chroniqueurs, jusqu’au XVIIe siècle. Il semblait que ces jeunes gens, presque tous vêtus du costume Moyen Âge, époque qui commençait à prendre une grande faveur, fussent venus là pour protester, quatre cents ans après l’événement, contre la trahison terrible dont cette place rappelle le souvenir. Ce fut, en effet, par une nuit paisible, par une nuit éclairée d’une lune aussi éclatante que celle qui brillait en ce moment, à deux heures du matin, c’est-à-dire à la même heure, que, le 12 juin de l’année 1418, Périnet Leclerc, dérobant à son père, sous le chevet de son lit, les clefs de la porte Saint-Germain, alla ouvrir la ville à huit cents hommes du duc de Bourgogne qui attendaient au-dehors des murailles, sous la conduite de Villiers, seigneur de l’Isle-Adam. Tout ce qui tomba sous la main des cavaliers bourguignons fut égorgé sans merci : femmes, 126
enfants, vieillards ; les évêques de Coutances, de Saintes, de Bayeux, de Senlis, d’Évreux, furent égorgés dans leur lit ; le connétable et le chancelier, tirés dehors et massacrés, puis leurs membres dispersés, et leurs têtes traînées dans les rues. Le massacre dura huit jours ; au bout de huit jours, les Parisiens chassèrent les Bourguignons, et restèrent maîtres de leur ville. On se mit alors à la recherche du traître, cause à la fois de cette honte et de ce malheur ; on remua Paris de fond en comble pour trouver Périnet Leclerc. Périnet Leclerc avait disparu, et nul n’en entendit jamais reparler. Un maître sculpteur, alors, fabriqua à la hâte une grossière image du traître, et, après que la foule eut porté le buste de rue en rue, de porte en porte ; après qu’on lui eut souffleté les joues, craché au visage, le même maître sculpta le Judas du XVe siècle, sa bourse au cou, sur cette borne où les vieux historiens l’avaient vu. C’est ce souvenir qui préoccupait Jean Robert, dont les yeux avaient quitté le groupe bariolé et 127
joyeux éclairé par le reflet passager des flammes, pour aller fouiller dans la pénombre des angles et dans l’ombre des rues, et qui lui fit se demander à demi-voix : – Je voudrais bien savoir où était cette borne. – À l’angle de la place et de la rue SaintAndré-des-Arts, répondit Salvator, comme s’il eût, du premier au dernier mot, suivi dans la pensée de Jean Robert le monologue auquel sa réponse servait de péroraison. – Comment savez-vous cela, c’est-à-dire une chose que je ne sais pas, moi ? demanda Jean Robert. – D’abord, dit en riant Salvator, l’étonnement est tant soit peu présomptueux ! Croyez-vous, monsieur le poète, que ce soient toujours les gens dont c’est l’état de savoir qui sachent réellement ? Il me semblait que l’ignorance de votre ami Ludovic sur la valériane eût dû, cependant, vous servir de leçon. – Excusez-moi, dit Jean Robert, le mot m’est échappé ; cela ne m’arrivera plus. Je commence à 128
m’apercevoir que vous savez toutes choses. – Je ne sais pas toutes choses, répondit Salvator ; mais je vis avec le peuple, qui est tout le monde, c’est-à-dire géant qui réalise la fable antique d’Argus aux cents yeux, de Briarée aux cent bras, qui est plus fort que les rois, et qui a plus d’esprit que M. de Voltaire ! Eh bien, une des qualités ou un des défauts de ce peuple, c’est la mémoire et surtout la mémoire vengeresse des trahisons. Tel traître que les rois ont réhabilité et couvert de cordons, à qui l’aristocratie a ouvert ses portes, que la bourgeoisie salue en passant, est toujours un traître pour le peuple : son nom, redevenu un nom d’homme pour le reste de la société, est toujours pour le peuple un nom infâme, un nom maudit, un nom de traître enfin ! Et le temps n’est peut-être pas loin – ajouta Salvator d’un air sombre, et qui un instant donna à sa physionomie une expression dont on l’eût crue incapable –, le temps n’est peut-être pas loin où vous aurez un exemple de ce que je vous dis là... Eh bien, ce nom de Périnet Leclerc, dont les savants seuls se souviennent dans les classes élevées de la société, ce nom – sans que le peuple 129
sache grand-chose, comme détail, de la trahison qu’il rappelle – est un des souvenirs exécrés du peuple, d’autant plus exécré que la vengeance n’a pu être satisfaite, que le supplice n’a pas expié le crime, et que la Providence, cette fois, comme un juge endormi ou vendu, semble avoir fermé les yeux pour laisser passer le coupable. Venez ! Et Salvator prit la rue Saint-André-des-Arts. Jean Robert suivit l’homme étrange dont le hasard avait fait son guide, et s’engagea avec lui dans la rue déserte et sombre. Entre la rue Mâcon et la place Saint-Andrédes-Arts, le compagnon du poète s’arrêta en face d’une petite maison blanche, propre, mais étroite, et portant seulement trois croisées de front. Une petite porte peinte en couleur de bois de chêne y donnait entrée. Salvator tira une clef de sa poche, et s’apprêta à entrer. – Maintenant, dit-il à Jean Robert, il est bien convenu que nous passons le reste de la nuit ensemble, n’est-ce pas ? 130
– Vous me l’avez offert, j’ai accepté ; retirezvous votre offre ? – Non, Dieu merci ! Mais, que voulez-vous ! si peu de chose que je sois, j’ai deux êtres qui seraient inquiets de mon absence, si mon absence se prolongeait au-delà d’une certaine limite : ces deux êtres sont une femme et un chien. – Allez les rassurer ; j’attendrai ici. – Est-ce par discrétion que vous refusez de monter ? En ce cas, vous auriez tort : je suis un de ces mystérieux qui ne cachent rien, et qui restent inconnus en affrontant le soleil. N’est-ce pas un mot de M. de Talleyrand, que, le jour où un diplomate dira la vérité, il trompera tout le monde ? Je suis ce diplomate-là : seulement, je n’ai pas la peine de tromper un monde qui ne s’occupe pas de moi. – Alors, reprit Jean Robert, qui brûlait d’envie de monter pour voir l’intérieur du commissionnaire de la rue aux Fers ; alors, comme disent les Italiens : Permesso ! – Si, répondit Salvator, en excellent toscan ; 131
sottante vederete il cane, ma non la signora1 ! La porte s’ouvrit et les deux jeunes gens s’engagèrent dans l’allée. – Attendez, dit Salvator, que je vous fasse de la lumière. Et, tirant de sa poche un briquet phosphorique, il s’apprêta à y plonger une allumette ; mais, tout à coup, une lumière apparut au haut de l’escalier, laissant tomber ses rayons le long de la muraille. Puis une voix douce se fit entendre, qui demanda : – Est-ce toi, Salvator ? – Oui, c’est moi, dit le jeune homme. Ma foi ! ajouta-t-il en se retournant, ce n’était pas vous qui vous trompiez, c’était moi : vous verrez la femme et le chien. Le chien fut celui qu’on aperçut le premier ; à la voix de son maître, il avait bondi par l’escalier, dont il descendit les degrés comme une trombe. 1
Pardon... Seulement, vous verrez le chien, mais pas la femme. 132
Puis, arrivé devant son maître, le colossal quadrupède lui posa sur les épaules ses deux pattes de devant, appuya câlinement sa tête le long des joues du jeune homme, et se mit à pousser de petits cris de tendresse, comme eût pu faire un king’s-charles. – C’est bien, Roland ! c’est bien ! dit Salvator ; laisse-moi passer ; tu vois bien que ta maîtresse Fragola a quelque chose à me dire. Mais le chien, qui venait d’apercevoir Jean Robert, passa la tête par-dessus l’épaule de son maître, et fit entendre un grognement qui était, au reste, plutôt une interrogation qu’une menace. – C’est un ami, Roland ; ainsi, soyez sage ! dit Salvator. Et, après avoir embrassé le chien sur son mufle noir, il le poussa en arrière en disant : – Allons, laisse-moi passer, Roland ! Roland se rangea, laissa passer son maître, flaira Jean Robert au passage, et, léchant la main du poète, prit derrière lui, et comme pour fermer la marche, son rang sur l’escalier. 133
Jean Robert avait jeté sur Roland un rapide coup d’œil d’amateur. C’était une magnifique bête de la race des chiens de Saint-Bernard, moitié dogue, moitié terre-neuve, qui, en se dressant sur les pattes de derrière, pouvait avoir cinq pieds et demi de haut ; son pelage était de la couleur de celui du lion. Ces observations furent faites entre le rez-dechaussée et le premier étage ; là, toutes les préoccupations de Jean Robert abandonnèrent le chien, et se tournèrent vers Fragola. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, dont les grands cheveux blonds encadraient la figure pâle et douce, sous la peau de laquelle on apercevait des teintes rosées d’une finesse charmante ; la bougie qu’elle tenait à la main, dans un chandelier de cristal, éclairait ses grands yeux bleus couleur d’azur, qui plongeaient dans l’escalier, et sa bouche, souriante et à moitié entrouverte, laissait voir deux rangs de perles sous deux lèvres rouges comme deux fraîches cerises. 134
Un petit signe de naissance placé au-dessous de l’œil droit, et que les femmes du peuple appellent un désir, prenait, à certaines époques de l’année, la teinte d’une petite fraise, et lui avait valu, sans doute, ce nom poétique de Fragola bien fait pour frapper Jean Robert. La présence de ce dernier lui avait d’abord, comme à Roland, inspiré quelque inquiétude ; mais, comme Roland, elle avait été rassurée par cette réponse de Salvator : « C’est un ami... » Elle commença donc par tendre à Salvator un front souriant sur lequel le jeune homme appuya tendrement, nous allions dire respectueusement, les lèvres. Puis, s’adressant à Jean Robert : – Ami de mon ami, dit-elle avec un charmant sourire, soyez le bienvenu ! Et, tout en éclairant le poète d’une main, elle rentra dans la chambre, embrassant, de l’autre, le cou de Salvator. Jean Robert les suivit. Seulement, il s’arrêta discrètement dans une 135
petite chambre qui formait la première pièce et paraissait servir de salle à manger. – Ce n’est point par inquiétude, j’espère, que tu n’es pas encore couchée ? demanda tout d’abord Salvator. Je ne me pardonnerais pas cela, mon cher enfant. Et le jeune homme prononça ces paroles avec un accent qui avait quelque chose de paternel. – Non, répondit la jeune fille d’une voix douce ; mais j’ai reçu une lettre de cette amie dont je t’ai parlé quelquefois. – De laquelle ? demanda Salvator. Tu en as trois, amies, dont tu me parles souvent. – Tu pourrais même dire que j’en ai quatre. – Oui, c’est vrai... Eh bien, de laquelle s’agit-il en ce moment ? – De Carmélite. – Lui serait-il arrivé quelque malheur ? – J’en ai le pressentiment ! Nous devions, demain, nous trouver ensemble, elle, Lydie, Régina et moi, à la messe de Notre-Dame, ainsi 136
que c’est notre habitude tous les ans, et voilà qu’au lieu de cela, elle nous donne rendez-vous à sept heures du matin. – Où cela ? Fragola sourit. – Elle nous demande le secret, mon ami. – Oh ! garde-le, mon cher ange bien-aimé ! dit Salvator. Un secret ! tu sais mon opinion làdessus ; c’est l’arche sainte, c’est la chose sacrée. Puis, se tournant vers Jean Robert : – Je suis à vous dans un instant, dit-il. Connaissez-vous Naples ? – Non, mais j’espère bien y aller d’ici à deux ou trois ans. – Eh bien, amusez-vous à regarder cette petite salle à manger : c’est un souvenir très exact de celle de la maison du poète à Pompéi ; et, quand vous aurez fini, vous causerez avec Roland. Et, en disant cela, Salvator entra avec Fragola dans la seconde pièce, dont il referma la porte sur lui. 137
X Causerie d’un poète avec un chien. Resté seul, Jean Robert prit la bougie et la rapprocha des parois de la salle à manger, tandis que Roland, avec un soupir de satisfaction, allait se coucher sur une espèce de tapis étendu en travers de la porte par laquelle venaient de disparaître le jeune homme et la jeune fille, et qui semblait son lit accoutumé. Pendant quelques instants, Jean Robert eut beau promener la lumière devant la muraille, il ne vit rien : ses yeux regardaient en quelque sorte en dedans ; ses souvenirs passaient entre lui et ce qu’il avait devant lui. Ce que ses yeux voyaient, c’était, dans ce quartier perdu, au haut de cet escalier sombre, cette belle jeune fille qui se penchait, sa bougie à la main ; c’étaient ces longs cheveux aux reflets 138
d’or, ces beaux yeux bleus réfléchissant le ciel, même quand le ciel n’était plus là ; c’était cette peau transparente, fine comme une feuille de rose ; c’était cette grâce infinie qu’imprime parfois, chez l’homme ou chez l’animal, l’exagération d’un cou trop long – chez l’animal, dans le cygne ; dans l’homme chez Raphaël – ; c’était tout ce corps souple comme une écharpe, et sur lequel on sentait qu’avait pesé la main fiévreuse de la maladie, ou la main glacée du malheur ; c’était, enfin, cette apparition de Fragola, non moins étonnante que celle de Salvator, et dont l’une semblait compléter l’autre, pour faire, aux yeux du poète, un rêve vivant et animé. Tout lui semblait étrange, jusqu’à cette petite tache carminée placée au-dessous de l’œil, qui avait fait donner, par Salvator probablement, à la jeune fille son nom de Fragola, lequel donnait lui-même le charmant diminutif de Fragoletta. Puis ce nom de Régina, qu’avait prononcé la jeune fille, avait rappelé au poète un souvenir aristocratique qui ne pouvait avoir aucun rapport 139
avec les créatures d’humble condition auxquelles il venait momentanément d’associer sa vie, mais qui n’en avait pas moins fait vibrer dans son cœur les fibres sonores de la jeunesse. Peu à peu, cependant, l’espèce de voile qu’il avait devant les yeux devint de plus en plus transparent, et, à travers un brouillard, il commença de voir les peintures qui couvraient la muraille. Le côté artistique reprenait le dessus sur le côté mystérieux, la réalité sur le songe ; le poète était devant une des copies les plus exactes de la peinture décorative de l’Antiquité. Les quatre grandes parties de la muraille contenaient des cadres entourés de caissons ; chaque cadre représentait un paysage vu à travers les colonnes d’un péristyle ou les fenêtres d’un appartement. Les caissons représentaient toutes ces fantaisies que la science archéologique a rendues populaires depuis, telles que les heures du jour et de la nuit, les danseurs, la cigale conduisant deux limaçons attelés à son char, les colombes buvant 140
à même la coupe, etc. Le tout était copié avec un goût parfait et une fidélité de ton qui indiquait le coloriste. C’eût été un étonnement nouveau pour Jean Robert si, de la part de son nouvel et singulier ami, quelque chose eût pu l’étonner. Il alla donc, non pas étonné, mais pensif, porter d’abord sa bougie sur la table, qui formait une circonférence de cinq ou six pieds seulement au milieu de la salle, puis vint s’asseoir sur une chaise. Alors, ses yeux se portèrent vaguement sur les différentes parties de la salle à manger, et finirent par s’arrêter sur le chien. Il se souvint de ces mots de Salvator : « Quand vous aurez fini, causez avec Roland. » Et il sourit à ce souvenir. Ces mots, qui peut-être à un autre eussent paru une mauvaise plaisanterie, lui semblèrent, à lui, une recommandation toute naturelle ; ils venaient de lui révéler une sympathie de plus entre lui et son nouvel ami. 141
En effet, Jean Robert, cœur naïf, tendre et bon, ne croyait pas, dans son orgueil, que ce fût pour les hommes seuls que Dieu eût fait la dépense d’une âme : comme les poètes de l’Orient, comme les brahmanes de l’Inde, il était tout près de penser que l’animal était une âme endormie ou enchantée, subissant, aux bords du Gange, la fascination de la nature, chez les Occidentaux, la magie de la grande Circé. Souvent il s’était représenté l’homme à l’enfance du monde, précédé dans la création par les animaux, ses frères inférieurs, et il lui avait semblé que c’étaient alors les animaux et même les plantes, ces sœurs inférieures des animaux, qui avaient servi de guides et de précepteurs à l’humanité. Selon le rêve reconnaissant de sa pensée, c’étaient les êtres que nous dirigeons aujourd’hui qui nous conduisaient alors, qui guidaient notre raison chancelante avec leur instinct déjà affermi, qui nous conseillaient enfin, eux, ces petits et ces simples que nous méprisons aujourd’hui ! Et, en effet, se disait le poète, quand il se parlait à luimême, le baobab, qui a commencé par être un arbre, qui est devenu une forêt, qui a vu passer les 142
siècles comme une chaîne de grands vieillards se tenant par la main ; l’oiseau voyageur, qui fait, de chaque coup d’aile, une lieue, qui a vu tous les pays ; l’aigle, qui regarde en face le soleil, devant lequel nous baissons les regards ; l’oiseau de nuit aux yeux de braise, qui vole dans l’obscurité où nous trébuchons ; les grands bœufs, ruminant sous les chênes verts ou sous les pins sombres, foulant une civilisation détruite dans ces vastes campagnes de Rome, aux larges et fauves horizons ; tous ces animaux n’auraient-ils pas quelque chose d’inconnu à dire à l’homme, si l’homme parvenait à comprendre leur langage, et s’il daignait les interroger1 ? Jean Robert croyait se rappeler que, dans son enfance, il avait touché de la main la fraternité universelle ; il était à peu près convaincu d’avoir compris, pendant un certain temps, l’aboiement des jeunes chiens, le chant des petits oiseaux, et jusqu’au parfum des boutons de rose, auxquels il 1
Voyez, dans les Origines du droit français, les belles pages de notre grand historien-poète Michelet sur le même sujet. (Note de Dumas.) 143
voulait parfois, au moment où ils s’entrouvraient, faire manger les morceaux de sucre que sa mère lui avait donnés. Puis, à mesure qu’il avait grandi, il lui avait semblé que cette intelligence presque humaine, qu’enfant, il avait trouvée chez les animaux et chez les plantes, avait disparu, et s’était emmêlée comme le chanvre que les follets embrouillent à la quenouille de la jeune fille bretonne, et que, lassée d’un travail inutile, elle finit, dans son impatience, par jeter au feu. Qui a rompu cette union touchante qui reliait l’homme à l’animal et à la plante, c’est-à-dire au simple et à l’humble ? L’orgueil ! Ce fut la différence du monde oriental avec le monde occidental. L’Inde, à laquelle il doit toujours revenir, chaque fois que, las de son Occident disputeur, l’Européen a besoin de retremper son âme aux sources primitives ; l’Inde, cette mère commune du genre humain ; l’Inde, notre majestueuse 144
aïeule, fut payée de sa tendre piété, en demeurant féconde : son symbole, c’est la vache nourricière. Guerre, désastres, servitudes, passent sur elle depuis trois mille ans, et son intarissable mamelle est toujours prête à désaltérer trois cent millions d’hommes, indigènes ou étrangers. Il n’en a pas été ainsi de notre pauvre monde occidental, de notre mesquine civilisation grecque et latine. La ville grecque, la cité romaine ont divinisé l’art, et destitué la nature ; elles firent des hommes des esclaves ; elles appelèrent les animaux des bêtes ; elles forcèrent la terre de dépenser, sans s’inquiéter de rendre de nouvelles forces à la terre. Un jour, Athènes se trouva une ruine ; Rome, un désert ! il y eut des chemins magnifiques sur lesquels personne ne voyagea plus, des arcs de triomphe qui, la nuit, voyaient passer les ombres des armées conduites par l’ombre des triomphateurs, et des lieues d’aqueducs continuant de porter, avec des enjambées gigantesques, l’eau des fleuves aux cités muettes, qui n’avaient plus d’habitants à désaltérer ! 145
Et toutes ces idées, qui remuaient trois civilisations, qui faisaient, par cette chaîne électrique de la pensée qui le révèle au monde moderne, tressaillir dans son sépulcre le monde antique, s’éveillaient dans l’esprit du poète, à la vue du chien, et au souvenir de ces mots de Salvator : « Quand vous aurez fini, causez avec Roland. » Jean Robert avait fini de regarder et même de penser ; il appela donc Roland, pour causer avec lui. À son nom prononcé avec cet accent bref et ferme du chasseur, Roland, qui dormait ou plutôt qui faisait semblant de dormir, le museau allongé entre ses deux pattes, leva vivement la tête et regarda Jean Robert. Jean Robert prononça une seconde fois le nom du chien, en frappant sa cuisse avec la main. Le chien se leva sur les deux pattes de devant, et resta accroupi à la manière des sphinx. Jean Robert renouvela une troisième fois le même appel. 146
Le chien vint à lui, posa sa tête sur ses deux genoux, et le regarda amicalement. – Pauvre chien ! dit le poète d’une voix caressante. Roland fit entendre un murmure moitié tendre, moitié plaintif. – Ah ! ah ! dit Jean Robert, ton maître Salvator avait raison : il paraît que nous allons nous comprendre. Au nom de Salvator, le chien fit entendre un petit aboiement d’amitié, et regarda du côté de la porte. – Oui, dit Jean Robert, il est là dans la chambre à côté, avec ta maîtresse Fragola, n’estce pas, Roland ? Roland alla à la porte, appliqua son museau à l’interstice qui existait entre le bas de la porte et le parquet, respira bruyamment, et revint poser, en fermant ses yeux vifs, intelligents, presque humains, sa tête sur les genoux du poète. – Voyons un peu, dit Jean Robert, quels sont nos père et mère... Donnez la patte, s’il vous 147
plaît. Le chien leva sa grosse patte, et la posa, avec une légèreté qui semblait impossible, dans la main aristocratique de Jean Robert. Jean Robert examina les interstices des doigts. – Ah ! dit-il, je m’en doutais... Voyons notre âge. Et il releva les puissantes lèvres de l’animal, qui, en se relevant, découvrirent une double rangée de dents terribles, blanches comme l’ivoire, et cependant déjà un peu fatiguées dans les profondeurs de la gueule. – Ah ! ah ! dit Jean Robert, nous ne sommes plus de la première jeunesse : si nous étions une femme, nous cacherions notre âge depuis dix ans ; si nous étions un homme, nous commencerions à le cacher. Le chien resta impassible ; il lui paraissait complètement indifférent que Jean Robert sût son âge. Ce que voyant le poète, il continua son examen, espérant arriver à quelque détail qui irriterait d’une manière plus active la sensibilité 148
nerveuse de Roland. Ce détail ne tarda pas à se présenter à la vue de Jean Robert. Roland avait, nous l’avons dit – à part un peu plus de longueur dans son poil, légèrement frisé, surtout sous le ventre –, la robe fauve du lion ; seulement, Jean Robert remarqua au flanc du côté droit, entre la quatrième et la cinquième côte, un point blanc de sept ou huit lignes de diamètre. – Ah ! ah ! demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que cela, mon pauvre Roland ? Et il appuya du bout du doigt sur le poil blanc. Roland poussa un gémissement. – Tiens ! dit Robert, une cicatrice. Robert n’ignorait pas que les plaies ou les brûlures détruisent l’huile colorante qui circule dans le tissu capillaire ; il avait vu, dans les haras, des chevaux noirs auxquels on faisait une étoile sur le front en y appliquant une pomme bouillante ; il comprit qu’il y avait là plaie ou brûlure. Plaie plutôt que brûlure, puisque le doigt 149
reconnaissait une cicatrice. Il regarda au flanc gauche. Au flanc gauche, Roland portait, mais seulement un peu plus bas, un stigmate pareil. Robert y appliqua le doigt comme il avait fait la première fois ; le chien poussa, à cette seconde pression, un gémissement plus douloureux, gémissement qui fut expliqué au jeune observateur par le calus de la côte. Au flanc gauche, la côte avait été brisée. – Ah ! ah ! mon beau Roland, dit le poète, il paraît que, comme notre homonyme, nous avons fait la guerre ! Roland leva la tête, entrouvrit la gueule, et poussa un aboi qui fit frissonner Jean Robert jusqu’au fond des veines. Cette plainte avait un caractère si lugubre, que Salvator sortit de la chambre, et demanda à Jean Robert : – Qu’est-il donc arrivé à Roland ? – Rien... Vous m’aviez dit de causer avec lui, 150
répondit en riant Jean Robert ; je lui ai demandé son histoire, et il était en train de me la raconter. – Et que vous a-t-il raconté ? Voyons ! je serais curieux de savoir la vérité. – Pourquoi voulez-vous qu’il mente ? dit Jean Robert ; ce n’est pas un homme ! – Raison de plus pour me répéter votre conversation, reprit Salvator avec une insistance qui semblait mêlée de quelque inquiétude. – Eh bien, voici mot pour mot notre dialogue. Je lui ai demandé de qui il était fils : il m’a répondu qu’il était croisé d’un chien du SaintBernard et d’un terre-neuve ; je lui ai demandé quel était son âge : il m’a répondu qu’il avait entre neuf et dix ans ; je lui ai demandé ce que c’était que cette tache blanche qu’il avait à chacun de ses flancs, et il m’a répondu que c’était la trace d’une balle qu’il avait reçue dans le côté droit, et qui était sortie du côté gauche, en lui brisant une côte. – Ah ! ah ! dit Salvator, tout cela est d’une exactitude parfaite. 151
– Tant mieux ! cela prouve que je ne suis pas un observateur tout à fait indigne de vos leçons. – Cela veut dire tout simplement que vous êtes chasseur ; que, par conséquent, vous avez reconnu, à la membrane que Roland a entre les doigts des pattes, et à la couleur de sa peau, sa filiation avec le chien nageur et le chien de montagnes ; que vous avez regardé ses dents, et que vous avez vu, à la canine dont la fleur de lis a disparu, et à la molaire un peu avariée, qu’il était hors d’âge ; que vous avez tâté les deux taches, que vous avez senti, à la concavité de la peau et à la convexité de l’os, qu’il avait reçu une balle, laquelle était entrée du côté droit, était sortie du côté gauche, et, en sortant, avait brisé une côte. Est-ce cela ? – Au point que j’en suis humilié ! – Et il ne vous a pas dit autre chose ? – Vous êtes entré juste au moment où il me contait qu’il n’avait pas oublié sa blessure, et qu’à l’occasion, il se rappellerait probablement celui qui la lui a faite. Maintenant, je compte sur vous pour me dire le reste. 152
– Il n’y a qu’un malheur, et j’avoue, sur ce point, ma profonde ignorance : c’est que je n’en sais pas plus que vous. – Bah ! vraiment ? – Oui, un jour que je chassais, il y a quatre ou cinq ans, dans les environs de Paris... – Que vous chassiez ? – Que je braconnais, voulais-je dire ; un commissionnaire ne chasse pas... Je trouvai ce pauvre animal dans un fossé ; il était tout ensanglanté, percé à jour, expirant. Sa beauté excita ma compassion : je le portai jusqu’à une fontaine, je lavai sa plaie avec de l’eau froide dans laquelle j’avais versé quelques gouttes d’eau-de-vie ; il parut renaître à ces soins que je lui donnais. L’envie me prit de m’approprier ce magnifique animal, auquel, d’après l’état où je le trouvais, son maître paraissait tenir assez peu ; je le mis sur une voiture de maraîcher, et je revins suivant la voiture. Le même soir, et aussitôt mon arrivée, je le traitai comme j’avais vu traiter, au Val-de-Grâce, des hommes atteints de coups de feu, et j’eus le bonheur de le guérir ; voilà tout ce 153
que je sais de Roland... Ah ! pardon, je me trompe : j’oubliais encore que Roland m’a voué une reconnaissance qui ferait honte aux hommes, et qu’il est prêt à se faire tuer pour moi et pour les gens que j’aime ; n’est-ce pas, Roland ? À cet appel, Roland poussa un cri de joyeuse adhésion, en posant ses deux pattes de devant sur l’épaule de son maître, comme il avait fait lors de l’arrivée de celui-ci. – C’est bien, c’est bien, dit Salvator ; vous êtes un beau et bon chien, Roland, on sait cela... À bas les pattes ! Roland reposa ses pattes à terre, et alla se recoucher en travers de la porte, sur le même tapis où il était lorsque Jean Robert l’avait fait lever en l’appelant. Et maintenant, dit Salvator, voulez-vous venir ? – Volontiers ; mais je crains bien d’être indiscret. – Pourquoi cela ? – Mais parce que votre compagne a une course 154
à faire ce matin, et avait peut-être compté sur vous pour l’accompagner. – Non, puisque vous l’avez entendue me répondre qu’elle ne pouvait me dire où elle allait. – Et vous laissez aller comme cela votre maîtresse dans des endroits qu’elle ne peut vous nommer ? demanda en riant Jean Robert. – Cher poète, sachez ceci, qu’il n’y a pas d’amour là où il n’y a pas de confiance. J’aime Fragola de tout mon cœur, et je soupçonnerais ma mère avant de la soupçonner, elle. – Soit ; mais il est peut-être imprudent à une jeune fille, continua Jean Robert, de partir seule à six heures du matin, et d’aller hors Paris avec un cocher. – Oui, si elle n’avait pas Roland avec elle ; mais, avec Roland, je lui laisserais faire le tour du monde, sans craindre qu’il lui arrivât un accident. – En ce cas, c’est autre chose. Puis, se drapant avec une certaine coquetterie dans son manteau : – À propos, dit Jean Robert, j’ai entendu votre 155
compagne prononcer, en parlant d’une de ses amies, le nom de Régina. – Oui. – C’est un nom peu commun... J’ai connu la fille d’un maréchal de France de ce nom-là. – La fille du maréchal de Lamothe-Houdon ? demanda Salvator. – Justement. – C’est l’amie de Fragola... Venez ! Jean Robert suivit, sans ajouter un mot, son mystérieux compagnon. Il marchait de surprises en surprises.
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XI L’âme et le corps. Pendant son séjour de dix minutes dans la chambre à coucher, Salvator avait complètement changé de vêtements. Il y était entré vêtu, on se le rappelle, du costume de velours, et en sortait avec une redingote blanche à longs poils, un gilet croisé boutonnant jusqu’au cou, un pantalon de couleur sombre. Ainsi habillé, il était impossible de dire à quelle classe précise de la société il appartenait : c’était la manière dont il porterait ces habits, c’était le langage qu’il parlerait, qui lui assigneraient un rang dans la société. Le chapeau sur l’oreille, Salvator était un ouvrier endimanché ; le chapeau droit sur la tête, Salvator était un homme du monde en négligé.
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Jean Robert remarquait tout : il remarqua cette nuance presque insaisissable. – Où voulez-vous aller ? demanda Salvator se retrouvant dans la rue avec le poète, après avoir tiré la porte de son allée. – Où vous voudrez ! Ne vous êtes-vous pas chargé de moi pour cette nuit ? – Faisons ce que faisaient les anciens, dit Salvator, jetons une plume au vent, et suivons-la. Ils allèrent jusqu’au milieu de la place SaintAndré-des-Arts. Salvator déchira un fragment de papier d’un petit portefeuille, et l’abandonna au vent, qui l’emporta dans la direction de la rue Poupée. Les deux amis suivirent le papier, qui voltigeait devant eux comme un de ces beaux papillons de nuit aux ailes blanches ; ils arrivèrent à la rue de la Harpe. Un second papier jeté leur traça la route vers la rue Saint-Jacques. Ils allèrent devant eux sans savoir où ils allaient ; où va la causerie, où va le rêve : au 158
hasard, à l’aventure ; ils allaient sans but, sans direction arrêtée : où vont le vent et le nuage par une belle nuit ; ils allaient pour échanger les trésors de leur esprit, pour respirer les fraîches fleurs de leur âme. Deux ou trois fois, Jean Robert avait tenté de surprendre le secret du jeune homme mystérieux ; mais, à chaque fois, Salvator avait échappé à ses questions, comme le renard, par quelque feinte habile, échappe au lévrier qui le poursuit. Enfin, abordé par trop en face : – Ce que nous cherchons, lui avait-il dit, c’est un roman à faire, n’est-ce pas ? ce que vous voulez que je vous raconte, c’est un roman terminé ? Céder à votre désir, ce serait aller en arrière. Allons en avant ! Jean Robert vit que son compagnon désirait rester inconnu, et il n’insista point davantage. D’ailleurs, le cours des idées des deux jeunes gens fut troublé par un incident. Plusieurs hommes et quelques femmes étaient rassemblés autour d’un homme étendu sur le 159
pavé. – Il est ivre, disaient les uns. – Il va mourir, disaient les autres. L’homme râlait. Salvator fendit la foule, se mit à genoux, souleva la tête de l’homme, et, se tournant vers Jean Robert : – C’est Barthélemy Lelong, qui va mourir frappé d’une congestion cérébrale, si je ne le saigne pas à l’instant même. Voyez, il doit y avoir dans les environs un pharmacien ; frappez à la porte ; les pharmaciens sont forcés de se lever à toute heure de la nuit. Jean Robert regarda autour de lui ; les deux jeunes gens étaient arrivés sans y penser vers le milieu du faubourg Saint-Jacques, à la hauteur à peu près de l’hôpital Cochin. En face de l’hôpital, Jean Robert lut au-dessus d’une espèce de boutique : PHARMACIE DE LOUIS RENAUD. Peu lui importait le nom du pharmacien, 160
pourvu que le pharmacien ouvrit. Il frappa en homme qui veut faire comprendre la nécessité de la promptitude. Au bout de cinq minutes, la porte cria sur ses gonds, et M. Louis Renaud parut sur le seuil de son magasin, vêtu d’un pantalon de futaine, coiffé d’un bonnet de coton, et demandant ce qu’on lui voulait. – Préparez des bandes et une cuvette, dit Salvator ; c’est un homme menacé d’une congestion cérébrale, qui a besoin d’être saigné. On apportait le pauvre charpentier, qui était complètement sans connaissance. – Y a-t-il un médecin pour saigner le malade ? demanda M. Louis Renaud. Je ne sais pas saigner, moi, et je suis plutôt herboriste que pharmacien. – Ne vous inquiété de rien, dit Salvator ; j’ai été élève en chirurgie, et je me chargerai de l’opération. – Je n’ai pas de lancette, reprit le pharmacien. – J’ai ma trousse, dit Salvator. 161
La foule encombrait le magasin. – Messieurs, dit Salvator, voulez-vous être utiles à cet homme ? – Bien certainement, monsieur Salvator, dit un des assistants en tendant la main au jeune homme. Salvator prit la main qui s’avançait vers lui, et Jean Robert crut voir le commissionnaire échanger un signe maçonnique avec le nouveau venu. Quelques voix répétèrent tout bas : – Monsieur Salvator ! – Eh bien, dit le jeune homme, qui, plus que jamais, parut à Jean Robert mériter son nom prédestiné, pendant que je vais saigner ce malheureux, frappez à l’hôpital, et annoncez l’arrivée d’un malade. Trois ou quatre personnes conduites par l’homme qui avait parlé à Salvator se détachèrent et allèrent frapper à la porte de l’hôpital. Pendant ce temps-là, le pharmacien, aidé de ceux qui étaient restés, enlevait la cravate du 162
pauvre Jean Taureau, le dépouillait de sa veste, et lui tirait le bras hors de sa chemise. Les veines du cou étaient gonflées à se rompre. – Faut-il bander le bras ? demanda Jean Robert. – Avez-vous des bandes toutes prêtes ? demanda Salvator au pharmacien. – J’en vais chercher, dit Louis Renaud. – Serrez vigoureusement le bras au-dessus de la veine, monsieur Robert ; j’espère que cela suffira, dit Salvator. Robert obéit ; un des assistants prit le bout du bras, un autre prit la cuvette, un troisième la lampe. – Prenez garde à l’artère ! dit Jean Robert un peu inquiet. – Oh ! ne craignez rien, répondit Salvator ; j’ai plus d’une fois saigné, la nuit, sans autre lumière que le clair de lune ou la lumière du réverbère. De pareils accidents sont communs chez ces pauvres diables, et leur arrivent toujours en 163
sortant du cabaret. Il n’avait pas achevé, qu’avant même qu’on eût vu sa main, armée de la lancette, s’approcher du bras de Barthélemy, le sang jaillissait noir et spumeux1. – Diable ! fit-il en secouant la tête, il était temps ! L’opération avait été faite avec la légèreté et la promptitude de main d’un praticien consommé. Barthélemy respira. – Quand il aura perdu assez de sang, dit le pharmacien, qui arrivait avec une bande, vous le direz. – Oh ! répondit Salvator, nous pouvons lui en ôter sans inconvénient ; il n’en manque pas... Laissez, laissez couler ! Lorsque le malade eut perdu la valeur de deux palettes de sang, il ouvrit les yeux. Le premier regard fut terne, vitreux,
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Qui a l’aspect de l’écume. 164
inintelligent ; mais, peu à peu, l’œil s’éclaira, le rayon divin y reparut ; la vue de Barthélemy s’arrêta sur le chirurgien amateur. – Ah ! bon ! monsieur Salvator, dit-il, je suis content, en vérité Dieu, de vous voir ! – Tant mieux, mon cher Barthélemy ! dit le jeune homme ; et, moi aussi, je suis content de vous voir. Peu s’en est fallu que je n’eusse plus ce plaisir-là ! – Ah ! ah ! dit Barthélemy en reprenant peu à peu connaissance, c’est donc vous qui m’avez saigné ? – Mais oui, fit Salvator en essuyant avec soin sa lancette, et en la remettant dans la trousse. – Alors, vous ne vouliez pas ma mort ? – Moi ! Et à quel propos voudrais-je votre mort ? – Ah ! c’est que, comme vous m’avez jeté du haut en bas des escaliers, j’ai cru qu’on ne faisait cela que quand on voulait tuer un homme. – Allons donc, vous êtes fou ! 165
– Non, je conçois qu’on tue les gens qui vous mettent en colère, et je vous avais mis en colère en refusant d’ouvrir la fenêtre ; mais, après avoir voulu la fermer, dame ! vous comprenez, même par votre ordre, je ne pouvais pas l’aller ouvrir sans être déshonoré à mes propres yeux... et avec ça que ce muscadin vous avait un air triomphant ! – Ce muscadin vient de m’aider à vous sauver la vie, Barthélemy ; vous voyez donc bien que, pas plus que moi, il ne vous voulait du mal. Barthélemy se retourna et vit Jean Robert, qui le regardait en souriant. – Ah ! c’est, ma foi, vrai ! dit-il. Jean Robert lui tendit la main. – Allons, sans rancune, mon ami, dit-il. – Oh ! dit Barthélemy, je ne suis pas boudeur, et, dès que vous m’offrez la main... – J’aurais commencé par là, dit le poète ; vous me rendrez la justice d’avouer que c’est vous qui ne l’avez pas voulu. – Ça, c’est vrai, dit Barthélemy en fronçant le sourcil. Il faut qu’un homme soit bien bête de se 166
faire comme cela de la peine parce qu’une femme... Mais, comprenez-vous, monsieur Salvator ? elle est encore retournée avec ce petit gringalet de chez Bobino1. Je ne peux pourtant pas le casser, le petit gueux, et il compte làdessus... Oh ! elle sait bien ce qu’elle fait, la malheureuse, en ne prenant pas un homme ! – Voyons, voyons, calmons-nous, Barthélemy. – Ça vous est bien aisé à dire, à vous qui vivez avec un ange du bon Dieu, monsieur Salvator ; mais vous méritez ça, vu que vous ne vivez que pour faire le bien, et qu’il faudrait être dénué, quoi ! pour vous faire du mal... N’importe ! si vieux que je sois, je suis bon père, et je ne mérite pas qu’on m’enlève ma fille ! Voilà trois jours que je suis comme un fou à chercher l’enfant ; elle l’aura caché quelque part, chez sa vieille gueuse de mère ; mais, celle-là, pas moyen de l’aller chercher chez elle : elle crie à l’assassin dès qu’elle m’aperçoit ; si bien que je lui dois 1
Bobino, officiellement le théâtre du Luxembourg, essentiellement fréquenté par les étudiants, et qui, sur la rive gauche, faisait concurrence à la scène de l’Odéon. 167
déjà deux nuits de la salle Saint-Martin... Oh ! j’en passerais bien quatre, et puis six, et puis huit, des nuits, à la salle Saint-Martin, pour revoir ma fille, ma petite Fifine... Pauvre chérubin à moi, va ! elle aura deux ans à la Saint-Jean d’été. Et le colosse se mit à pleurer comme une femme. – Eh bien, que vous disais-je ? demanda Salvator à Jean Robert, qui regardait avec curiosité cet étrange spectacle. – C’est vrai, dit le poète. – Allons, dit Salvator, on te la rendra, ta fille. – Vous ferez cela, monsieur Salvator ? – Puisque je te le promets. – Oui, vous avez raison ; c’est moi qui ai tort : du moment que vous promettez, c’est clair que vous tiendrez... Ah ! faites cela, monsieur Salvator ; faites cela, et, s’il le faut, eh bien, voyez-vous, je ne vous donnerai plus la peine de me jeter du haut en bas des escaliers. Vous me direz : « Jean Taureau, jette-toi ! » et je m’y jetterai de moi-même. 168
– Monsieur Salvator, dit en rentrant l’homme qui s’était chargé d’aller frapper à l’hôpital, c’est ouvert là, en face. – Pas pour moi, j’espère ? dit Barthélemy. – Et pour qui donc ? demanda Salvator. – Oh ! je n’y vas pas. – Comment ? tu n’y vas pas ? – Je n’aime pas l’hôpital : l’hôpital, c’est bon pour les gueux, et l’on est encore assez riche, Dieu merci, pour se faire soigner chez soi. – Oui ; seulement, chez soi, on est mal soigné ; chez soi, on mange avant le temps, on boit avant l’heure, et, quand on s’est soigné deux ou trois fois chez soi comme tu te soignes, on entre un beau matin à l’hôpital pour n’en plus sortir qu’une nuit... Allons, Barthélemy ! allons ! – Je n’en veux pas, de l’hôpital, je vous dis ! – Eh bien soit ! retourne chez toi, et cherche ta fille toi-même ; tu commences à m’ennuyer, à la fin. – Monsieur Salvator, j’irai où vous voudrez... 169
Monsieur Salvator, où est l’hôpital ? Mais je le vénère, l’hôpital ! me voilà. – À la bonne heure. – Mais vous lui reprendrez ma petite Fifine, n’est-ce pas ? – Je te promets qu’avant trois jours, tu auras de ses nouvelles. – Qu’est-ce que je ferai donc pendant ces trois jours ? – Tu te tiendras tranquille. – Plus tôt, si c’est possible, n’est-ce pas, monsieur Salvator ? – On fera ce que l’on pourra. Va-t’en ! – Oui, oui, je m’en vas, monsieur Salvator. Tiens, c’est drôle ! où sont donc mes jambes ? je ne peux plus marcher ! Salvator fit un signe : deux hommes s’approchèrent de Barthélemy, qui s’appuya sur eux, et qui sortit en disant : – Vous m’avez promis, dans trois jours au plus tard, de me donner des nouvelles de ma fille, 170
monsieur Salvator ; ne l’oubliez pas ! Et, de l’autre côté de la rue, à la porte de l’hôpital, qui allait se refermer sur lui, le charpentier criait encore : – N’oubliez pas ma pauvre petite Fifine, monsieur Salvator ! – Vous aviez raison, dit Jean Robert, ce n’est pas au cabaret qu’il faut voir les hommes.
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XII Ce qu’on entendait au faubourg SaintJacques, pendant la nuit du mardi gras au mercredi des cendres, dans la cour d’un pharmacien-droguiste. L’opération était finie ; le malade à l’hôpital, il ne restait plus aux jeunes gens qu’à se remettre en chemin avec cette consolante idée que, si la fantaisie ne leur fût pas venue de courir les rues de Paris, la nuit, à trois heures du matin, un homme serait mort qui avait peut-être encore trente ou quarante ans à vivre. Mais, avant de se mettre en chemin, Salvator demanda à son hôte de l’eau et une cuvette pour laver ses mains tachées de sang. L’eau était commune, mais les cuvettes étaient rares chez le digne pharmacien ; la seule qu’il possédât contenait le sang tiré par Salvator de la 172
veine du charpentier, et Salvator avait bien recommandé que l’on conservât soigneusement ce sang pour le montrer au docteur qui ferait, le matin, la visite à l’hôpital Cochin. La demande du jeune homme eut donc d’abord l’air d’être une indiscrétion. Le pharmacien regarda tout autour de lui, et finit par dire à Salvator : – Dame ! si vous voulez vous laver les mains à grande eau, passez donc dans la cour, et lavezvous à la pompe. Salvator accepta ; quelques gouttes de sang avaient aussi jailli sur les mains de Jean Robert : celui-ci suivit son ami. Mais une impression des plus douces les arrêta sur le seuil de la porte de cette cour. Tous deux se regardèrent. En effet, leur étonnement était grand : ils entendaient tout à coup, du moment que la porte de la cuisine du pharmacien s’était ouverte, au milieu du silence et du calme de cette nuit sereine, vibrer, comme par enchantement, les 173
accords les plus mélodieux. D’où venaient ces sons suaves ? de quel endroit ? de quel instrument céleste ? Il y avait là, tout près, la haute muraille d’un couvent. Le vent d’est enlevait-il à l’orgue de l’église ces ravissants accords, pour les apporter aux rares passants de la rue Saint-Jacques ? Sainte Cécile elle-même était-elle descendue du ciel dans cette pieuse maison pour célébrer le mercredi des cendres ? L’âme de quelque sœur novice, morte à l’âge des anges, s’élevait-elle aux cieux aux sons des harpes divines ? En effet, l’air entendu n’était, certainement, ni un chant d’opéra, ni le solo joyeux d’un musicien, au retour du bal masqué. C’était peut-être un psaume, un cantique, une page déchirée de quelque vieille musique biblique. Celle de Rachel pleurant ses fils dans Rama, et ne voulant pas être consolée, parce qu’ils n’étaient plus ! 174
C’était cela ; car, en écoutant cette mélodie, on croyait voir passer, comme des ombres plaintives, toutes les hymnes sacrées de l’enfance, toutes les mélancolies religieuses de Sébastien Bach et de Palestrina. Si l’on eût été obligé de donner un nom à cette touchante fantaisie, on l’eût appelée : Résignation. Nul nom plus ou moins expressif ne lui eût mieux convenu. L’air prévenait en faveur du musicien. Le musicien devait être mélancolique et résigné comme sa musique ; les deux jeunes gens eurent cette idée-là en même temps. Ils commencèrent donc par faire ce qu’ils étaient venus faire là, c’est-à-dire par se laver les mains ; après quoi, ils étaient bien résolus à se mettre à la recherche du musicien. L’opération terminée, le pharmacien leur apporta une serviette ; en échange de quoi, Jean Robert, pour l’indemniser de la peine qu’on lui avait donnée, lui offrit une pièce de cinq francs. 175
Le pharmacien, à ce prix, eût voulu être dérangé trois fois par nuit. Aussi se confondit-il en remerciements. Ce que voyant Jean Robert, il lui demanda la permission de rester encore quelques instants dans la cour pour entendre cette plaintive mélodie, qui continuait de se répandre avec l’abondance de l’improvisation. – Restez tant que vous voudrez ! répondit le pharmacien. – Mais vous ? demanda Jean Robert. – Oh ! cela ne me gêne en rien, attendu que je vais refermer ma porte, et me coucher. – Mais, nous, comment sortirons-nous ? – La porte de la rue ne ferme qu’au loquet et au verrou : il vous suffira de tirer le verrou et de lever le loquet, vous serez dans la rue. – Mais qui refermera la porte ? – Ah ! bah ! la porte ! je voudrais avoir autant de mille livres de rente qu’elle reste de fois ouverte dans l’année. 176
– Alors, dit Jean Robert, tout va bien. – Oui, tout va bien, reprit l’herboriste enchanté. Puis il referma sa porte, et laissa les deux jeunes gens maîtres de la cour. Pendant ce temps, Salvator s’était approché d’une fenêtre du rez-de-chaussée, à travers les volets de laquelle on apercevait de la lumière. C’était évidemment de la chambre sur laquelle ouvrait cette fenêtre que venait la mélodie. Salvator tira à lui les volets ; ils n’étaient pas accrochés en dedans, et cédèrent. Alors, par une ouverture du rideau, ils aperçurent un jeune homme de trente ans environ, assis sur un tabouret assez élevé, et jouant du violoncelle. Bien qu’un cahier de musique fût ouvert sur le pupitre qui se dressait devant lui, le jeune homme ne semblait point y abaisser ses yeux, levés au ciel ; il ne paraissait même pas avoir conscience du morceau qu’il jouait : son attitude était celle de l’homme en proie à la plus sombre 177
préoccupation : sa main conduisait machinalement l’archet, mais sa pensée était ailleurs. Il se livrait évidemment en lui quelque combat terrible ! sans doute la lutte de la volonté contre la douleur ; car, de temps en temps, son front se rembrunissait, et, tout en continuant de tirer les plus tristes accords de son instrument, il fermait les yeux, comme si, ne voyant plus les choses extérieures, il eût perdu avec elles le sentiment de sa douleur intime. Enfin, le violoncelle sembla, comme un homme à l’agonie, pousser un cri déchirant, et l’archet tomba des mains du musicien. L’âme était-elle vaincue ? L’homme pleurait ! Deux grosses larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues. Le musicien prit son mouchoir, s’essuya lentement les yeux, remit le mouchoir dans sa poche, se pencha, ramassa l’archet, le ramena sur les cordes du violoncelle, et reprit son chant juste à l’endroit où il l’avait interrompu.
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Le cœur était vaincu : l’âme planait au-dessus de la douleur avec les ailes de la force ! Les deux jeunes gens avaient porté une attention profonde et un intérêt puissant au drame solitaire qui venait de s’accomplir sous leurs yeux. – Eh bien ? dit Salvator avec l’accent de l’interrogation. – C’est incroyable ! répondit Jean Robert, essuyant une larme qui perlait au coin de sa paupière. – Voilà le roman que vous cherchiez, mon cher poète ; il est là, dans cette pauvre maison, dans cet homme qui souffre, dans ce violoncelle qui pleure. – Le connaissez-vous, cet homme ? demanda Jean Robert. – Moi ? Pas le moins du monde ! répondit Salvator ; je ne sais pas son nom, je ne l’ai jamais vu ; mais je n’ai pas besoin de le connaître pour vous dire qu’il y a en lui une des plus sombres pages du livre du cœur humain. L’homme qui 179
essuie ses larmes et qui se remet à l’œuvre avec cette simplicité, est un homme fort, je vous jure ! et, pour que cet homme fort ait pleuré, il faut que sa douleur soit immense. Entrons, et demandonslui de nous raconter son histoire. – Y songez-vous ? demanda Jean Robert en l’arrêtant. – Je ne songe même qu’à cela, répondit Salvator en s’avançant vers la porte, et en cherchant le marteau ou la sonnette. – Et vous croyez, reprit Jean Robert en arrêtant une seconde fois son compagnon, vous croyez que cet homme va raconter son malheur au premier venu qui le lui demandera ? – D’abord, nous ne sommes pas des premiers venus, monsieur Jean Robert : nous sommes des... Salvator s’interrompit. Jean Robert espérait voir s’échapper quelque éclair à l’aide duquel il lirait, ou, du moins, épellerait dans la vie passée de son compagnon. – Nous sommes des philosophes, continua 180
Salvator. – Ah ! oui, des philosophes, reprit Jean Robert un peu désappointé. – En outre, nous n’avons l’air ni de bacheliers ivres, ni d’étudiants en goguette, ni de bourgeois curieux ; notre diplôme d’honnêtes gens est écrit sur notre front. J’ignore quelle opinion vous avez eue de moi à première vue ; mais je suis prêt à affirmer que quiconque vous verra, ne fût-ce qu’une fois, sera prêt à vous donner un secret comme je vous donne la main. Et Salvator tendit la main au jeune poète, comme un brevet d’honnêteté donné à un honnête homme. – Entrons donc tête haute, continua Salvator ; tous les hommes sont frères et se doivent assistance ; toutes les peines sont sœurs et se doivent secours. Ces dernières paroles furent prononcées avec un sentiment d’inexprimable mélancolie. – Allons donc, puisque vous le voulez ! dit Jean Robert. 181
– N’ai-je pas levé tous vos scrupules, et avezvous encore quelque objection à me faire ? – Non... Toutefois, je ne suis pas aussi certain que vous que le musicien nous accueillera favorablement. – Il souffre ; donc, il a besoin de se plaindre, dit sentencieusement Salvator ; nous allons devenir pour lui des êtres providentiels, des envoyés de Dieu ! L’homme désespéré n’a rien à perdre, il ne peut que gagner à partager ses chagrins. Entrons donc bravement, et, s’il vous reste une ombre d’hésitation, je vous dirai que, maintenant, ce n’est plus la curiosité qui me pousse, mais que c’est le devoir. Et, sans attendre la réponse de Jean Robert, Salvator, qui n’avait trouvé ni marteau ni sonnette, frappa trois petits coups à la porte à la manière des maçons. Pendant ce temps, Jean Robert étudiait, à travers la vitre, l’effet que produirait cette interruption sur le violoncelliste. Celui-ci se leva, déposa son archet sur le 182
tabouret, appuya son instrument contre le mur, et vint ouvrir la porte sans avoir manifesté le moindre signe d’étonnement. Cette tranquillité était parfaitement en harmonie avec l’opinion émise par Salvator. Ou cet homme attendait quelqu’un – et qui pouvait-il attendre, sinon un consolateur ? Ou il était assez détaché des choses de ce monde pour que rien, venant du monde, ne l’étonnât désormais – et, alors, il devait accueillir sans plaisir, mais en même temps sans impatience, les deux jeunes gens. – À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-til en apercevant Salvator et Jean Robert. – À des amis inconnus, répondit Salvator. Ce mot suffit au violoncelliste. – Entrez, dit-il sans s’inquiéter autrement de l’étrange visite et de l’heure de la nuit à laquelle elle était faite. Les deux jeunes gens le suivirent ; Jean Robert, qui entra le dernier, referma la porte derrière lui. 183
Ils se trouvèrent alors dans la chambre même où ils avaient aperçu le musicien par les vitres de la fenêtre. C’était une chambre dont la simplicité surprenait et ravissait en même temps ; pas même une chambre : une chambrette, mais délicieuse, proprette et blanche du haut en bas ; une vraie cellule de nonnain pour la rareté des meubles, un vrai palais de jeune fille pour le goût délicat et modeste qui en avait dicté le choix. On était tout surpris, en entrant, de voir un jeune homme dans cette chambre ; la rougeur vous serait montée au visage en même temps que la pensée vous fût venue que ce jeune homme eût pu forcer ce chaste nid. N’était-ce pas la couchette d’un enfant qu’on entrevoyait derrière ce rideau de mousseline blanche ? ces rosiers nains qui fleurissaient dans ces petits verres de cristal, n’étaient-ce pas les jouets d’un enfant ? quelles mains soignaient ces oiseaux roses qui voltigeaient dans leur cage, sinon celles d’une jeune fille de douze ans ?... Ou ce n’était pas la chambre du jeune homme, ou une jeune fille habitait avec lui : sa sœur sans doute ; et 184
cependant, à la première vue, le musicien semblait habiter seul. Était-il permis d’imaginer qu’une autre femme, qu’une sœur eût le droit d’entrer dans cette chambre ? Non. La chambre était chaste ; le front du jeune homme, limpide. Jamais une femme impure n’avait passé dans cette chambre. Jamais l’ombre d’une mauvaise pensée n’avait ridé la surface de ce front. Il y avait une explication. Oui, ce jeune homme habitait là ; mais c’était sa sœur qui prenait soin de sa chambre, qui la blanchissait, qui la polissait, qui la fleurissait. Comment donc pouvait-on être triste dans cette gaie retraite ? Les deux jeunes gens, invités par le violoncelliste à s’asseoir, n’en voulurent rien faire, qu’ils ne lui eussent expliqué le but de leur visite. 185
– Monsieur, dit Salvator, permettez-moi, avant de m’installer chez vous, de vous faire une question. Est-il au pouvoir de l’homme de soulager l’infortune que vous semblez éprouver ? Le violoncelliste regarda celui qui lui adressait cette philanthropique question, avec cette même tranquillité dont il avait fait preuve, quand, à trois heures du matin, il avait ouvert sa porte sans même demander : « Qui est là ? » – Non, monsieur, répondit-il simplement. – Alors, dit Salvator, nous nous retirons. Laissez-moi, toutefois, vous dire, en forme d’excuse, pourquoi nous nous sommes permis de vous troubler. Monsieur... (et Salvator désigna du doigt Jean Robert) monsieur est à la veille de faire un livre sur les souffrances de l’homme ; il étudie quand il peut, où il peut. En entrant dans cette cour, nous vous avons entendu ; nous nous sommes approchés, et, à travers les vitres de cette fenêtre, nous vous avons vu pleurer. Le jeune homme poussa un soupir. Salvator continua : 186
– Quelle que soit la cause de votre douleur, vos larmes nous ont remués profondément, et nous sommes venus vous offrir notre bourse, si vous êtes pauvre, notre bras, si vous êtes faible, notre cœur, si vous êtes affligé. Les yeux du violoncelliste se mouillèrent de larmes ; mais, cette fois, c’étaient des larmes de reconnaissance. Il y avait, dans la paroles de Salvator, dans le ton dont elles étaient dites, dans la physionomie qui les accompagnait, dans toute la personne du noble jeune homme enfin, il y avait, disons-nous, une telle loyauté, une telle grandeur, une tendresse si profonde pour son semblable, qu’on se trouvait sympathiquement entraîné vers lui. Ce fut poussé par cette irrésistible attraction, que le violoncelliste lui tendit les deux mains. – Je plains, dit-il, ceux qui cachent leur plaie aux hommes, surtout quand cette plaie est saignante ! montrer ses blessures à des frères, c’est leur apprendre à les éviter. Asseyez-vous, frères, et écoutez-moi.
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Les deux jeunes gens s’accommodèrent chacun à sa guise, c’est-à-dire que Jean Robert s’étendit sur un fauteuil, et que Salvator se tint debout contre la muraille. L’homme au violoncelle commença.
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XIII L’élève et son professeur. Et, maintenant, que le lecteur nous permette de substituer notre récit à celui du narrateur ; le récit en sera plus complet, puisque nous aurons la faculté de dire, de l’excellent homme que nous venons de mettre en scène, ce que sa modestie ne lui permettait pas de dire lui-même. Sept ans avant le jour où s’est ouvert le péristyle de l’histoire gigantesque dans laquelle nous n’avons pas craint de nous engager, cette même chambre qu’habitait le violoncelliste, et dont les deux jeunes gens avaient été si émerveillés, cette même chambre, disons-nous était loin de ressembler à celle que nous venons de décrire dans sa charmante simplicité. Au lieu du rideau de mousseline blanche qui tapissait le lit, et qui donnait à l’alcôve un air de 189
petite chapelle ; au lieu de la Vierge de stuc dressée sur la cheminée, et étendant ses deux bras au-dessus des habitants de cette chambre comme une bénédiction éternelle ; au lieu des deux flambeaux supportant des bougies roses, sortes de cierges qui, avec la mousseline du lit et la statuette de la Vierge, donnaient à ce réduit un parfum de quiétude et de recueillement, c’était une espèce de salle basse, dallée plutôt que carrelée, étroite, froide et humide, sans fleurs parfumées, sans oiseaux chanteurs, sans tentures et sans papier. Les seuls ornements des murailles consistaient dans une vieille gravure à l’eau-forte représentant La Mélancolie d’Albert Dürer, et dans une petite glace de forme carrée, au cadre de bois jaune, surmontée de deux branches de buis en croix, et faisant face à la gravure ; le fond de la chambre était caché par un grand rideau de serge verte, lequel, accroché par des clous aux solives du plafond, retombait jusqu’aux dalles qui servaient de plancher ; c’était, sans doute, un voile jeté par des mains amies pour dérober au visiteur le navrant spectacle de quelque pauvre couchette. 190
Cette chambre, en un mot, était l’habitation la plus misérable et la plus triste qu’il fût possible d’imaginer ; on se sentait le cœur profondément ému en jetant les yeux autour de soi, car on eût en vain cherché un seul point où la vue pût se reposer agréablement : les murs suaient la misère ; les solives du plafond, pliant sous le poids qu’elles portaient depuis trois cents ans peut-être, menaçaient ruine ; l’atmosphère était lourde et viciée. En apercevant le guichet qu’on avait percé dans la porte, on frissonnait comme en visitant un cachot. C’était bien moins, en effet, la cellule d’un austère cénobite que le cabanon d’un pauvre fou. À l’exception d’une table de vieux chêne, d’un tableau de bois peint en noir destiné à faire des démonstrations à la craie, d’un pupitre sur lequel était placé un gros volume contenant, sans doute, les œuvres de Haendel ou les psaumes de Marcello ; à l’exception d’un banc assez long, pouvant donner place à huit ou dix personnes, d’un tabouret élevé, et d’une chaise de paille, 191
l’intérieur de la chambre était aussi nu que les murs. Celui qui habitait cette chambre était un pauvre maître d’école du quartier Saint-Jacques. À cette époque, c’est-à-dire en 1820, il était parvenu, à force de patience, à fonder dans le faubourg une petite école d’enfants. Pour la somme modique de cinq francs par mois, qu’on ne lui payait pas toujours exactement, il enseignait, selon son programme, la lecture, l’écriture, l’histoire sainte et les quatre règles de l’arithmétique ; mais, en réalité, il enseignait bien plus que ne promettait son programme. Fils d’un pauvre fermier de province, il avait été envoyé au collège Louis-le-Grand dès l’âge de dix ans ; à peine les livres lui avaient-ils été ouverts, que le professeur intelligent aux soins duquel il avait été confié avait reconnu en lui une aptitude peu commune et de rares dispositions. Ce professeur, modeste et brave homme, vieux d’années, jeune de cœur, arbre qui aurait poussé 192
des rameaux et donné des fruits au soleil du monde, mais qui, privé d’air chaud et de sucs vivifiants, s’était étiolé et rabougri derrière les murs humides et moussus d’un collège, ce professeur, au bout d’une année, le prit en amitié, et s’attacha à lui aussi tendrement qu’un père pourrait s’attacher à son dernier enfant. Lui aussi, il y avait trente ans, était venu du fond de sa province à Paris ; dépaysé au milieu de cette société en raccourci qu’on appelle le collège, entouré de fils de famille, de jeunes gens riches, lui, enfant pauvre, il avait, comme son jeune disciple, dans lequel il se voyait revivre, plus d’une fois regretté le sentier verdoyant qui conduisait à la ferme paternelle ; plus d’une fois il avait pleuré des larmes amères au souvenir de la liberté que l’on respirait dans l’air de son pays natal ; enfin, comme son élève, il avait fermé les yeux pour oublier le passé, et s’était jeté à corps perdu dans la voie aride et raboteuse de la science, où le plus clairvoyant se heurte toujours à quelque problème insoluble, à quelque théorie inconnue. 193
Cette sympathique similitude de pauvreté, d’intelligence et d’isolement, donna tout d’abord, nous croyons l’avoir déjà dit, au vieux professeur la plus profonde affection pour le petit Justin – c’était ainsi que se nommait l’enfant. En lui versant les premières gouttes de la science, il s’efforça de lui en adoucir les amertumes ; il lui tendit la main dans les fourrés épais qui obstruent les premières avenues de l’étude : il écarta de lui les ronces aiguës, les orties brûlantes ; enfin, sa sollicitude n’épargna aucun soin pour lui frayer sur ses pas un chemin facile à travers les broussailles de ce pays inconnu. De son côté, Justin conçut pour son vieux maître une tendresse abondante comme celle d’un fils, reconnaissante et respectueuse comme celle d’un écolier. Aussi, dès que l’heure de la récréation était sonnée, après avoir serré livres et cahiers dans sa baraque1, comme on dit au collège, il traversait la 1
« Baraque. Petite armoire dans laquelle les écoliers serrent 194
cour en deux ou trois enjambées, et, soit qu’il ne prît aucun plaisir à la récréation, soit qu’il n’eût point d’ami de son âge, soit, enfin, que son seul camarade, son unique ami fût son vieux professeur, dès que l’heure de la récréation était sonnée, disons-nous, il allait le retrouver dans sa chambre, et, alors, la plus douce causerie commençait entre eux. Tantôt c’était l’histoire, tantôt c’étaient les mythologies ou les voyages qui faisaient le sujet de cette conversation ; tantôt c’étaient les œuvres des poètes anciens ou des grands artistes que l’on passait en revue. Qu’un gai rayon de soleil entrât tout à coup dans la chambre, apportant avec lui comme un souvenir des champs, comme un parfum des forêts, les vers de Virgile et d’Homère, ces deux grands prêtres de la nature, poussaient alors sur leurs lèvres ainsi que les fleurs de la terre au mois d’avril : le vieillard admirait les poètes à travers la nature, et faisait entrevoir à l’enfant la nature à leurs livres et leurs cahiers. » (Littré.) 195
travers les poètes. C’était surtout le dimanche qui apportait dans le pan de sa blanche tunique les plus douces heures de la semaine. Au coin du feu pendant l’hiver, dans les bois de Versailles, de Meudon ou de Montmorency pendant l’été, c’était toute une journée qu’on avait le droit de passer ensemble. Oh ! cette journée tant attendue durant six jours, comme on la mettait à profit en entamant une longue discussion sur quelque point en controverse ! Un jour, c’était un vieux camarade du professeur qui venait lui faire visite ; un autre jour, c’était la lettre de la famille que l’on relisait dix fois ; enfin, c’était sans cesse quelque causerie instructive ou intéressante. Si, par hasard – hasard qui ne se reproduisait pas trois fois dans l’année –, le maître était appelé à quelque cérémonie, à quelque dîner officiel, chez le proviseur ou chez un haut fonctionnaire de l’Université où il ne pouvait pas conduire 196
Justin, l’enfant passait les récréations de ce dimanche à se promener avec un jeune garçon de son âge, isolé et pauvre comme lui, mais d’intelligence aussi rétive que la sienne était facile. C’était à peu près le seul camarade qu’il eût dans le collège, non pas que les autres élèves lui fussent antipathiques : tout au contraire, il eût aimé tout le monde, mais c’était lui qui était abandonné de tous. L’inégalité des fortunes sépare déjà les enfants au collège, comme, plus tard, elle séparera les hommes dans la société, et les deux écoliers dont on voit l’ombre réunie se projeter sur les murs de la palissade dans la cour de la récréation sont toujours deux pauvres ou deux riches. Un jour, le vieux maître de Justin se révéla à lui sous une forme toute nouvelle. Depuis longtemps, il lui ménageait une surprise aussi douce qu’inattendue. La chambre qu’habitait le bon Müller – c’était le nom du vieux professeur – était située au-dessus de l’infirmerie ; on était donc obligé à mille 197
précautions, et le plancher était si mince, qu’on entendait retentir les pas les plus légers. Dans la bonté de son âme, le vieux professeur redoutait de causer le plus faible trouble dans le repos des malades ; il avait donc renoncé à satisfaire la seule passion qui eût jamais fait battre son cœur : il adorait la musique, et jouait du violoncelle avec la science et l’amour d’un violoncelliste allemand. Or, nous l’avons dit, depuis trois ans qu’il habitait cette malheureuse chambre – date qui coïncidait, à peu de chose près, avec l’entrée de Justin au collège –, il n’avait touché ni son archet ni son violoncelle, et, cependant, il attendait sans se plaindre l’instant où il pourrait, dans la nouvelle chambre qu’on lui destinait et qu’on lui promettait depuis dix-huit mois, reprendre son occupation favorite. Ce jour tant attendu arriva enfin. Ce fut une douce surprise pour Justin, lorsqu’il entendit le maître bien-aimé, installé dans son nouveau logement, tirer les premiers accords du violoncelle, cet instrument grave et mélancolique 198
comme une plainte des bois. Justin tomba dans une profonde extase, et, tant que joua M. Müller, il l’écouta les mains jointes. À partir de ce moment, Justin ne laissa pas une minute de repos à son vieux professeur qu’il ne lui eût fait part de ces trésors d’harmonie endormis depuis si longtemps, et qui, en s’éveillant, avaient remué toutes les fibres de son âme. Chaque jour, Justin venait prendre sa leçon, c’est-à-dire que, chaque jour, le jeune homme consacrait à la musique le temps qu’il consacrait autrefois à cette récréation qui, du reste, n’avait jamais été qu’un travail déguisé sous les apparences du plaisir. Alors, on déchiffrait les œuvres des maîtres ; on comparait les anciens avec les nouveaux, Porpora avec Weber, Bach avec Mozart, Haydn avec Cimarosa ; on stigmatisait les plagiaires ; on faisait l’histoire de la musique, depuis son commencement, au chant grégorien, jusqu’à Gui d’Arezzo, et depuis Guy d’Arezzo jusqu’à nos jours ; puis, de la musique – mais par manière 199
d’épisode seulement –, on revenait à la peinture et à la poésie, ces deux sœurs ; enfin, de même que le maître avait conduit autrefois son élève dans les plaines vertes de la science, il le conduisait maintenant dans les plaines azurées de l’art. Toutes ces semences, jetées par une main douce et savante à la fois dans le cœur de l’enfant, fleurirent et fructifièrent dans cet isolement à deux. L’isolement a cela de bon qu’il force l’homme à comprendre l’ineffable douceur qui est en lui, douceur qu’il ignorerait à jamais, perdu au milieu de cette société égoïste qui nous dérobe la moitié de notre vie. L’isolement habitue l’homme à faire un perpétuel retour sur lui-même : c’est le recueillement quotidien. Il y a toute une religion dans la solitude ! L’isolement rend les mauvais bons ; les bons, meilleurs. Dans le silence, Dieu parle au cœur de l’homme ; dans la solitude, l’homme parle au 200
cœur de Dieu. L’isolement à deux est encore mieux que l’isolement solitaire : l’isolement à deux, c’est un rêve, un conte de fées. Ce fut le rêve du vieux maître et de son élève, rêve de sept années dont le chagrin vint les tirer en sursaut. Un matin, un dimanche, un jour du mois de février 1814, la lettre hebdomadaire, la lettre de famille arriva. Elle était cachetée de noir. Ce n’était pas l’écriture du père ; ce n’était pas l’écriture de la mère. Le père était-il mort ? la mère était-elle morte ? Si l’un des deux survivait, comment n’était-ce pas celui-là qui annonçait la nouvelle terrible – qu’indiquait ce cachet – en l’enveloppant de son amour ? Justin décacheta la lettre en tremblant. Le malheur allait plus loin que le plus triste 201
pressentiment n’eût pu le prévoir. Les Cosaques avaient saccagé la récolte, pillé les greniers, incendié la ferme. La mère, en se jetant sur le lit de sa fille pour l’arracher aux flammes, avait eu les yeux brûlés. La mère était aveugle ! Mais le père, lui ! le père, pourquoi n’avait-il pas écrit ? Le père, vieux soldat de la République, avait perdu la tête en voyant l’étendue de son malheur ; il avait pris son fusil, et s’était mis à faire la chasse aux Cosaques. Il en avait tué neuf ! Mais, au moment où il ajustait le dixième, sans s’apercevoir qu’il était tombé lui-même dans une embuscade, une douzaine de coups de fusil étaient partis à la fois : deux balles lui avaient traversé la poitrine ; une troisième lui avait brisé la tête ! Il était tombé roide mort. Le maître partagea les regrets de l’écolier ; les 202
larmes du vieillard et de l’enfant se confondirent – mais larmes et regrets n’y pouvaient rien : il fallait se quitter. Justin embrassa son second père – le professeur méritait bien ce nom, car, si le jeune homme avait reçu du premier la vie du corps, il avait reçu du second la vie de l’âme. Les deux amis se séparèrent.
203
XIV La bataille de la vie. Le père mort, la mère aveugle, la sœur trop jeune encore pour travailler, la maison brûlée, la moisson perdue, que pouvait faire le pauvre Justin ? – Un enfant de seize ans ! Il écrivit tout cela à son vieux professeur, en lui demandant conseil. La réponse ne se fit point attendre. M. Müller conseillait vivement à Justin de revenir à Paris. Paris n’était-il pas le pays des ressources ? D’ailleurs, il serait là, lui, pour l’aider de tout son pouvoir. Le brave homme était pauvre, mais il était seul sur la terre, et alors il était riche. Il mit son petit trésor, économie de dix années, 204
à la disposition de Justin, et il l’invita à descendre dans une maison voisine de la sienne. Il y aurait eu de l’orgueil à refuser : Justin n’en eut pas même l’idée ; il accepta. Ce fut alors qu’il vint s’établir à Paris, dans cette maison du faubourg Saint-Jacques où Jean Robert et Salvator venaient d’entrer. Il s’installa dans cette misérable salle dont nous avons essayé de donner une idée à nos lecteurs. Pendant un an, il demanda vainement des leçons de tous côtés. Chacun riait au nez de ce professeur de quinze ans et demi. Ce ne fut que la seconde année qu’il obtint quelques répétitions ; mais le peu d’argent qu’elles rapportaient était loin d’être suffisant pour la nourriture de trois personnes. Ces répétitions ne lui prenaient que trois heures par jour. Il chercha quelle autre industrie il pourrait exercer. 205
Il apprit qu’une place de professeur de musique était vacante dans un pensionnat de jeunes filles ; il alla se présenter, muni d’une lettre de recommandation de M. Müller pour la maîtresse de la pension. Il fut reçu à bras ouverts. Le vieux et bon maître avait mis dans sa lettre que ce serait lui rendre un service véritable que d’accepter son protégé, et de lui donner la place vacante. Le jeune homme en avait besoin, ajoutait-il. La maîtresse de pension, sachant que le protégé de M. Müller était pauvre, pensa qu’elle en aurait bon marché. Elle lui offrit vingt francs par mois. Le vieux professeur, qui avait l’orgueil de son élève, lui conseilla de refuser. Justin accepta. Avec ces vingt francs par mois et l’argent des répétitions, on pouvait vivre modestement sans doute, très modestement ; mais, enfin, la vie matérielle était assurée. 206
De ce côté, on n’avait donc présentement aucun grave sujet d’inquiétude. Le passé était noir, le présent n’était que sombre. Où l’inquiétude commençait, c’était quand le nom du cher maître venait à être prononcé dans la maison. Et l’heure ne sonnait pas une seule fois à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, que ce nom ne fût prononcé. On lui devait le trésor prêté par lui : une somme de mille francs, somme énorme que Justin ne gagnait pas même en une année ; comment le rembourser ? où trouver du travail ? On en demandait partout. Nous le répétons, la mère était aveugle, la sœur laborieuse, mais faible de santé, et presque toujours malade. Un marchand de bois du boulevard Montparnasse avait besoin d’un teneur de livres deux fois par semaine. Justin se présenta chez lui. Sa mise, sans être des plus pauvres, était des 207
plus modestes. Le marchand de bois donnait cinquante francs à son prédécesseur, dandy du faubourg qui venait quand il n’avait plus le sou, ou quand ses bonnes fortunes le lui permettaient. Le marchand de bois offrit à Justin vingt-cinq francs : Justin accepta. Avec la plus stricte économie, en glanant sur le nécessaire, il fallait quatre ans à Justin pour compléter les mille francs dont il avait besoin. Ses leçons de grec et de latin, ses leçons de musique, sa tenue de livres ne lui prenaient pas plus de huit heures par jour. Il lui restait donc encore quatre heures de jour, et douze heures de nuit. Il se mit en quête de nouveaux élèves et d’un nouvel état. Justin se sentait capable de tout, appuyé sur ce double devoir de soutenir sa mère et sa sœur, de rembourser le bon M. Müller. Un nouvel état était plus facile à trouver que de nouveaux élèves. Il le trouva. 208
À quelques pas de la maison, un peu plus haut dans le faubourg, était une typographie où s’imprimait un journal quotidien ; le prote – brave garçon qui, douze ans d’avance, sentait probablement venir 1830 –, fatigué de corriger les épreuves des élégies royalistes de son patron, employé supérieur au ministère, le prote, un beau matin, brisa sa chaîne, ouvrit ses ailes et s’envola. Le propriétaire du journal et l’imprimeur, embarrassés, le soir, pour faire corriger les épreuves de leur feuille, apprirent que, dans le voisinage, demeurait un jeune homme doué des qualités nécessaires à ce pénible travail. On lui demanda s’il consentait à accepter cette place. Cette place, c’était pour Justin la terre promise. Justin avait le bonheur d’ignorer la politique, dont il n’avait pas eu le temps de s’occuper ; autant que son cœur pouvait haïr, il haïssait l’étranger qui avait envahi la France ; les Cosaques qui avaient incendié sa ferme, brûlé les yeux de sa mère, fait sa sœur orpheline ! 209
Mais, d’opinion, il n’en avait point, ou plutôt, pauvre et honnête créature, il n’en avait qu’une seule : nourrir sa mère et sa sœur ; rembourser les mille francs à M. Müller. On lui fit observer qu’il fallait passer les deux tiers de la nuit ; il accepta. Quand on lui demanda combien il voulait gagner, il répondit : – Ce que vous voudrez. Il entra donc comme prote dans cette imprimerie, vers le milieu de l’année 1818. Un an après, jour pour jour, il avait rendu à son vieux maître les mille francs que celui-ci lui avait prêtés. Quels beaux rêves faisait le pauvre Justin ! il se voyait, au bout de quatre ans, avec une dot de trois mille francs pour sa sœur, et quatre cents francs pour les frais de noce. Mais lui ! lui, qu’était-il ? Un manœuvre, un moulin à travail dont le tic-tac ne s’arrêtait que de deux heures à six heures du matin. C’est en parlant de ces hommes-là qu’une 210
bouche sainte a dit : « Travailler, c’est prier ! » Le rêve de Justin eut le sort de tout rêve : il s’évanouit. Justin tomba malade ; la maladie était grave : une méningite le conduisit en huit jours à la porte du tombeau. Une fièvre typhoïde, qu’elle menait à sa suite, le cloua pour deux mois dans son lit. Un proverbe russe dit que les malheurs vont par troupes. Ce proverbe russe a raison comme s’il était français ou espagnol. Une fois le pauvre Justin malade, tout lui manqua. Les leçons de musique furent données à un pianiste en vogue qui n’en avait pas besoin. – Il avait la vogue ; aussi ne venait-il que quand il avait le temps de venir. La tenue des livres avait été rendue au dandy, qui prétendait s’être amendé. La feuille royaliste avait fait faillite, tuée par 211
l’acharnement qu’elle avait mis à soutenir la Chambre introuvable1. Or, comme un prote sans journal était un luxe que le défunt propriétaire ne pouvait se passer, le journal tombé, on remercia le prote. Restaient les répétitions. Malheureusement, on était arrivé à la saison des vacances, et tous les élèves étaient partis. Le bon M. Müller était là, par bonheur ; Müller, la suprême providence de la pauvre famille, celui qui avait suppléé Dieu, quand Dieu, occupé de la chute d’un empire, avait détourné ses regards de l’humble ferme incendiée. On venait de lui rendre ses mille francs : on pouvait les lui redemander. Justin en fit l’objet de sa première sortie, le but de sa première visite. Il se traîna, encore faible, en s’appuyant aux 1
Nom donné par Louis XVIII à la Chambre des députés ultra-royaliste qui avait siégé du 7 octobre 1815 au 5 septembre 1816. 212
murailles, chez le professeur. Il le trouva dans sa chambre, assis sur une petite malle qu’il venait de fermer. – Ah ! te voilà, garçon ! dit-il ; je suis bien aise de voir que tu vas mieux. – Oui, monsieur Müller, répondit Justin, et, vous le voyez, ma première visite a été pour vous. – Merci... Ma foi, j’allais prendre congé de toi, te dire adieu. – Comment ! vous partez donc ? demanda Justin avec inquiétude. – Oui, mon ami, je fais mon grand voyage. – Quel grand voyage ? – Je ne t’en ai jamais parlé, attendu que, si je t’en avais parlé, tu ne m’eusses pas emprunté les mille francs que tu viens de me rendre. – Mon Dieu ! murmura Justin. – Je t’ai dit que j’étais de la même ville que le grand, que l’illustre Weber ; tout enfants, nous nous sommes connus ; jeunes gens, nous nous 213
sommes aimés ; homme, je l’ai admiré ! Eh bien, je m’étais toujours promis de ne pas mourir sans revoir l’auteur de Freyschütz et d’Obéron ; j’avais, à force de travail – tu sais ce que c’est, toi ! – économisé mille francs pour pouvoir poser cette couronne de joie et d’orgueil sur ma vieillesse ; j’allais partir quand tu as eu besoin de mes pauvres mille francs. J’ai dit : « Bah ! nous sommes encore jeunes ; Dieu nous fera vivre assez, Weber et moi, pour que Justin ait le temps de me rendre les mille francs que je vais lui offrir. » – Cher monsieur Müller ! – Je te les ai offerts, mon enfant ; tu les as acceptés ; j’ai vu les efforts que tu faisais, pauvre et cher galérien de l’honneur, pour arriver à me les rendre, et moi, vieil égoïste qui aurais dû te dire : « Travaille moins, tu as le temps ; la jeunesse a des ressources, mais il faut les ménager ! », je ne t’ai rien dit de tout cela, mon pauvre cher enfant ; et je t’en demande pardon... Je t’ai laissé faire ; il est vrai que j’entendais répéter : « Le pauvre Weber est malade ; il a la 214
poitrine prise ; il n’ira pas loin ! » Sans compter qu’il y avait, dans sa musique, les derniers soupirs d’une âme qui s’envole... Enfin, à force de privations, tu m’as rendu mes mille francs ; mais, du moins, conviens que je ne t’en avais jamais parlé. – Ah ! monsieur Müller !... – Non, je te jure, mon pauvre enfant, que j’ai besoin de cela ! À peine les ai-je eus dans les mains, que je me suis dit : « Bon ! ce sera pour les vacances ! » Tu comprends ? si Weber, que je n’ai pas vu depuis vingt-cinq ans, allait mourir !... Mais, Dieu merci, je l’embrasserai auparavant ! Oh ! le cher grand homme ! j’ai reçu hier une lettre de lui ; il est à Dresde, occupé à créer un opéra allemand pour le roi de Saxe. Ce matin, j’ai fait ma malle, retenu ma place pour Strasbourg : voilà mon bulletin ; ce soir, je pars ! J’allais aller t’embrasser, mon enfant ; tu viens : nous allons déjeuner ensemble. – Ah ! monsieur Müller, murmura Justin d’une voix étouffée, je ne mange pas encore. – Quel malheur que tu ne puisses pas venir 215
avec moi ! C’est impossible, n’est-ce pas ? – Tout à fait impossible. – Je comprends... Tes leçons de musique, tes répétitions, tes livres en partie double, tes corrections d’épreuves, tu vas reprendre tout cela ? – Oui, soupira Justin. Müller était si joyeux, qu’il n’entendit pas ce soupir. Ce soupir – aussi triste que la dernière pensée de Weber –, c’était cependant l’adieu à une suprême espérance. Justin n’aurait eu qu’à dire : « J’ai besoin de vos mille francs, cher monsieur Müller, pour ne pas remonter vers la santé d’un pas imprudemment rapide ; j’ai besoin de vos mille francs pour nourrir ma mère et ma sœur ; vous verrez Weber plus tard, ou même vous ne le verrez pas ; mais restez, bon Müller ! restez ! » Müller eût peut-être poussé un soupir aussi triste que celui que venait de laisser échapper Justin, mais, à coup sûr, il fût resté. 216
Justin ne dit rien ; il embrassa M. Müller, lui dit adieu, rentra chez lui en pleurant, et tomba accablé sur son lit. Le même jour, à cinq heures, Müller partit pour Dresde. Müller parti, on épuisa jusqu’aux dernières ressources. Justin, convalescent, fit un nouvel effort, et se présenta pour redemander ses anciennes leçons, et des leçons nouvelles ; mais les deux tiers des parents lui répondirent par ce philanthropique remerciement : – Vous jouissez d’une trop mauvaise santé ! Ce fut alors que le jeune homme, à bout de tout, presque de courage, presque d’espérance, presque de foi, eut l’idée de créer une école primaire dans ce pauvre faubourg, trop plein d’enfants, trop vide de ressources. Une brave ouvrière se hasarda d’abord à lui donner son fils ; une autre, qui travaillait en journée, et qui ne pouvait garder le sien, le lui confia, plutôt pour s’en débarrasser que pour lui 217
faire apprendre les quatre règles ; une troisième lui amena deux élèves à la fois, deux jumeaux de sept ans. Au bout de six mois, il avait huit petits écoliers plus blonds, plus frais et plus roses les uns que les autres ; mais il était obligé de les garder toute la journée, et ses huit pensionnaires lui rapportaient quarante francs par mois – car, nous vous l’avons dit au commencement de l’autre chapitre, il leur faisait don, pour cinq francs par mois, de toutes les richesses de l’écriture, de la lecture et des quatre premières règles. C’est encore, au reste, ce que l’on paie aujourd’hui aux pauvres maîtres d’école de ces quartiers perdus. Enfin, au bout de deux années, vers le mois de juin 1820 – époque à laquelle commence véritablement ce récit –, il était arrivé à avoir dixhuit élèves ; ce qui lui faisait mille quatre-vingts francs pour vivre, sa mère, sa sœur et lui ; et, avec cette somme, ils vivaient tous les trois, puisque le mot vivre peut se traduire à la rigueur 218
par cette paraphrase : Ne pas mourir de faim ! Quant à M. Müller, il était allé à Dresde, et en était revenu ; il avait vu et embrassé Weber ; il était resté son mois de vacances tout entier avec lui, et, à son retour, il avait dit à Justin : – J’ai dépensé jusqu’au dernier sou de mes mille francs ; mais, foi de violoniste, je ne les regrette pas !
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XV L’intérieur du maître d’école. La maison dont Justin occupait le rez-dechaussée n’avait, au-dessus de ce rez-dechaussée, qu’un étage. Cet étage se composait de deux chambres et d’un cabinet dont on avait fait une cuisine. C’est à ce premier étage que demeuraient la mère et la sœur du jeune homme. Ce corps de logis, isolé dans la cour, et ne tenant aux maisons voisines que par une de ses faces, avait, selon toute probabilité, été bâti pour servir d’habitation au contremaître de la filature dont on apercevait les ruines à quelques pas de là. C’est dans cette retraite sombre, insalubre, ne tirant son jour que d’une cour entourée de hauts bâtiments, que dépérissaient une mère, sa fille et 220
son fils. La mère, pauvre femme frappée de cécité, comme nous avons dit, se tenait dans la première pièce, où ses enfants se réunissaient tous les soirs ; elle ne franchissait peut-être pas trois fois par an le seuil de cette chambre. Pieuse, isolée, privée de la vue, elle était patiente. On ne l’avait jamais entendue se plaindre : elle avait la sublime résignation d’une matrone antique ; elle en pratiquait les austères vertus ; Sparte l’eût divinisée ; un décret du sénat romain eût ordonné de se découvrir devant elle comme devant une prêtresse de la grande déesse. La société française la martyrisait. Oh ! cette société française, c’est elle, cette fois-ci, que nous prenons corps à corps. Nous savons bien que nous succomberons, comme Jacob dans sa lutte avec l’ange ; mais, quand nous irons rendre compte à Dieu, et que Dieu nous dira : « Qu’avez-vous fait ? » nous lui répondrons : « Il nous était impossible de 221
vaincre ; nous avons lutté. » La fille, créature malingre, chétive, sans souffle ; fleur des champs, marguerite des prés, muguet des bois transplanté dans une cave, la sœur possédait quelques-unes des solides vertus de sa mère ; mais elle était loin d’avoir sa puissance d’abnégation. Atteinte d’un anévrisme qui menaçait de l’emporter à la première émotion un peu violente qu’elle éprouverait, sentant instinctivement sa jeune existence fermée par le mur d’un cimetière, sa résignation la trahissait ; non pas qu’elle laissât jamais échapper un mot d’amertume : elle était trop chrétienne pour cela ; mais elle se laissait, si l’on peut dire, briser intérieurement ; ses désespoirs étaient en elle : de temps en temps, son front couleur d’ivoire en portait l’empreinte, et sa mère, avec les yeux du cœur, apercevait ces sinistres traces. Le fils, occupé du matin au soir à sa classe, ne pouvait que bien rarement dans la journée monter voir les deux femmes ; cette joie lui était donnée seulement lorsque son vieux professeur venait lui 222
faire sa visite, et consentait à le remplacer, pendant une heure, dans la surveillance des enfants. L’école ouvrait à huit heures du matin et fermait à six du soir, en été ; elle ouvrait à neuf heures et fermait à cinq, en hiver. Presque tous les enfants étaient fils d’ouvriers du faubourg, destinés à prendre, un jour ou l’autre, l’état de leur père ; ceux-là n’avaient donc pas besoin de faire des études de latin et de grec. Mais il y en avait deux, dans le nombre, que le père, ancien ouvrier mécanicien devenu patron aisé, destinait, l’un à l’École polytechnique, l’autre à l’École des arts et métiers. On devait les mettre au collège dès qu’ils auraient atteint leur douzième année. Ils avaient encore, l’aîné deux ans, son frère trois ans devant eux. Justin, les voyant doués de facultés merveilleuses, féconda ces bons germes, et leur communiqua, pauvre Prométhée, un peu de ce feu sacré que le vieux professeur avait allumé en lui. 223
Excepté ces deux enfants, qui lui rappelaient un peu les hautes études, les autres marmots ne voulaient apprendre, et leurs parents ne voulaient qu’on leur apprit que les simples éléments énoncés au programme. Il résultat de ce peu d’exigence à l’endroit de l’enseignement que la mère et la sœur pouvaient aider le jeune homme, et le suppléer au besoin. Quand la sœur était bien portante, elle descendait dans la chambre de Justin, qui, nous l’avons dit, servait d’école, et, tandis que le fils allait, pendant quelques instants, tenir compagnie à la mère, elle faisait lire les enfants, et leur apprenait à compter jusqu’à cent, en dessinant les chiffres sur le tableau avec de la craie. Chaque jour, la mère recevait le tiers de la classe dans sa chambre, c’est-à-dire six petits enfants : c’était la mise en action du sinite parvulos ad me venire1. Les six enfants s’agenouillaient autour du fauteuil de paille où 1
« Laissez venir à moi les enfants », Marc, 10, 14 ; Matthieu, 19, 14. 224
elle était assise ; elle leur enseignait à dire leur prière, et leur racontait quelque touchant épisode de l’Ancien Testament. C’était un adorable spectacle que ces six têtes blondes et ces douze lèvres roses entrouvertes uniformément pour marmotter des prières. Ainsi agenouillés, on eût dit qu’ils mettaient en commun leurs cœurs pour demander à Dieu de rendre la vue à la pauvre infirme. Telle fut, jusqu’au mois de l’année 1821, la vie recluse et triste que mena cette petite famille. Excepté le bon vieux professeur, qui venait souvent passer quelques heures avec eux, rien ne troubla le cours de cette existence paisible, unie comme une plaine, monotone comme elle. Parfois, en été, on se permettait une promenade ; en ce cas, c’était, d’habitude, du côté de Montrouge qu’on se dirigeait. Hélas ! on avait dit adieu aux bois de Versailles, de Meudon et de Montmorency, aux tapis verts, pour les rebords de fossés desséchés et crayeux. 225
La mère et la sœur ne pouvaient pas, l’une aveugle, l’autre faible et maladive, faire ces longues promenades qu’accomplissaient un homme de quarante-cinq ans et un enfant de douze. Les grandes courses atteignaient Montrouge ; mais, le plus habituellement, on s’arrêtait aux deux tiers ou à moitié du chemin ; on s’asseyait au revers de la route, et, pendant une heure ou deux, on empruntait au soleil de la lumière et de la chaleur pour le reste de la journée. En hiver, on se rapprochait d’un petit poêle de faïence dans lequel on mettait régulièrement deux petites bûches pour toute la soirée, qui se terminait à neuf heures. Il y avait bien une cheminée, mais immense, et dans laquelle on eût brûlé une voie1 de bois tous les huit jours. On l’avait bouchée : quand les cheminées ne tiennent pas chaud, elles tiennent froid. 1
Charge qui peut être portée en un seul voyage, soit environ deux stères. 226
Si M. Müller arrivait, vers neuf heures, on proposait invariablement de mettre une bûche au feu ; mais, invariablement aussi, le bon vieux professeur refusait, sous prétexte qu’il était en nage, et, à partir de ce moment, on se serrait un peu plus près les uns des autres autour du poêle inutile. Le brave homme, alors, pour faire oublier l’absence du feu, essayait de raconter quelque histoire plaisante – ainsi qu’en racontait madame Scarron pour faire oublier le rôti –, et sa gaieté réchauffait ses auditeurs comme un rayon bienfaisant. La gaieté, c’est le soleil qui brille de temps en temps sur l’hiver de la pauvreté. Ce fut durant ces deux dernières années surtout que Justin apprécia les bienfaits de la musique. Dès que neuf heures étaient sonnées, et que l’on s’était assuré, par la dernière vibration de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, que la soirée se passerait sans la visite de M. Müller, Justin embrassait sa mère et sa sœur, et descendait dans 227
sa chambre. Arrivé là, il allumait une chandelle supportée par un chandelier scellé à un pupitre, ouvrait sur ce pupitre un vieux livre de musique, le regardait un instant, sortait le violoncelle de sa boîte, l’époussetait soigneusement avec son mouchoir, et le serrait dans ses bras comme un ami. Eh ! mon Dieu ! n’était-ce pas un ami, en effet ? n’était-ce pas la voix divine qui exhalait, en les formulant harmonieusement, toutes les plaintes intimes du jeune homme, muet pendant tout le reste du temps, et qui n’avaient que deux heures pour se répandre ? n’était-ce pas la source bienfaisante où s’abreuvait ce cœur altéré ? n’était-ce pas un autre lui-même, un miroir parlant, que cet instrument sonore auquel il racontait ses peines, et qui les reproduisait comme un fidèle écho ? N’ayant pour toute famille qu’une mère aveugle et une sœur malade, pour seul compagnon que son vieux maître, pour témoins que les murailles nues de sa chambre, il s’était fait de son violoncelle un ami jeune, une famille, 228
une patrie ! Il respirait aussi, le soir, pendant deux heures, l’air vivifiant qui lui avait manqué toute la journée. Mais, peu à peu, son atmosphère, malgré les harmonieuses vibrations de l’instrument bienaimé, devint plus lourde ; l’air plus rare commença de lui faire défaut ; il tomba, à son insu, dans une mélancolie profonde dont M. Müller s’aperçut bientôt, et chercha opiniâtrement à le tirer. – Tu vieilliras avant l’âge, lui disait-il ; tu te faneras dans tes belles années : il faut sortir, voir un peu le monde, coudoyer du moins la vie, si tu ne peux pas t’y mêler. Voici la saison des vacances qui approche, il faudra que nous fassions une petite excursion ensemble. Apprêtetoi : le 15 août, je viendrai te chercher. Il se fanait, en effet, dans ses plus belles années, le pauvre maître d’école ! son œil devenait terne, ses joues se creusaient, son front se couvrait de rides, sa peau jaunissait comme le parchemin qui reliait ses vieux livres ; on eut cru 229
qu’il avait trente ans accomplis, et, cependant, il entrait à peine dans sa vingt-troisième année ; mais tout contribuait à le vieillir : les gens avec lesquels il vivait, la chambre où il habitait ; son visage, sa tournure, sa démarche, sa voix, toute sa personne, enfin, empruntait à ceux qui l’entouraient, et à tous les objets qu’il avait sous les yeux, leur vieillesse et leur pauvreté. Il eût inévitablement succombé, si un nouveau chagrin ne fût venu le secouer et le rendre homœopathiquement – le mot n’était pas encore inventé, mais tout ce qui doit être inventé existe d’avance –, si un nouveau chagrin, disons-nous, ne fût venu le rendre homœopathiquement à la vie. Hélas ! il en est de la douleur comme de certaines maladies : on guérit les unes par les autres. Justin gagnait, on le sait déjà, mille quatrevingts francs par an, et, avec cette minime somme, il était à l’abri des plus pressants besoins ; mais pouvait-il économiser quelque chose sur ce pauvre revenu ? ne poussait-il pas 230
déjà l’économie jusqu’à la privation ? « Il faut, sinon voir, du moins coudoyer le monde », disait le vieux maître. C’était bien facile à dire ! – Mais était-ce possible à faire, avec ce même vêtement usé jusqu’à la corde que l’on portait depuis quatre années, été comme hiver ? Le trousseau tout entier de la maison était, d’ailleurs, à renouveler comme celui de Justin. La sœur avait fait des prodiges de reprises sur toute la lingerie ; les draps de la mère étaient un chef-d’œuvre de ravaudage ; les bas du frère étaient, de l’ourlet au bout du pied, un merveilleux ouvrage de marqueterie et de mosaïque. On s’était bien promis de ne rien acheter avant d’en arriver à la dernière extrémité ; mais on en était arrivé là : tout ce linge rapiécé, reprisé, ravaudé, que les pauvres gens n’eussent jamais abandonné, il les abandonnait, lui ; car il en est du linge comme des amis, avait observé le vieux professeur en citant le vers si connu :
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Donec eris felix, multos numerabis amicos1. – Tant que vous n’avez pas besoin de bas, avait-il dit, vous en avez ! et, réciproquement, ayez-en besoin, ils vous manquent ! On avait souri à la boutade du bon Müller, mais tristement. Il fallait donc se mettre encore une fois à la recherche d’une industrie quelconque ; et surtout il fallait se presser ; car le moment allait venir où l’on serait trop mal vêtu pour courir après elle. Et attendre qu’elle vînt, c’était risquer d’attendre trop longtemps. Justin s’en alla de nouveau frapper à toutes les portes. La majeure partie des portes resta fermée ; quelques-unes s’ouvrirent pour laisser passer un refus. On se promenait le soir, n’osant plus se promener dans la journée. 1
« Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d’amis », Ovide, Tristes, I, IX. 232
Un soir donc que Justin se promenait du côté de la barrière du Maine, attendant son vieux professeur, avec lequel il devait aller chez une dame dont le fils demandait une répétition, il entendit au-dessus de sa tête, dans un de ces grands cabarets qui font guinguettes, une dispute entre le contrebassiste et le second violon. D’où venait cette dispute, à quelle source remontait-elle ? La chose resta inconnue à Justin, qui n’y faisait pas plus attention, d’ailleurs, qu’à une chose sans intérêt pour lui, quand ces mots vinrent frapper son oreille : – Monsieur Duruflé, disait le contrebassiste, je jure, après ce qui vient de se passer, de ne jamais mettre les pieds dans la même maison que vous, et la preuve, c’est que je sors d’ici à l’instant même ! Et, en effet, le contrebassiste sortit d’un pas rapide, sa contrebasse sous le bras, et espadonnant de son archet comme d’un glaive flamboyant. Il fallait qu’il se fût passé quelque chose de bien grave entre le second violon et lui. 233
– Oh ! fit tout à coup Justin, oh !... Et il se frappa le front. C’était une idée qui lui venait. En même temps que cette idée venait à Justin par la fenêtre du cabaret, M. Müller, de son côté, arrivait par l’extrémité de la rue.
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XVI De musicien, ménétrier. Justin attendit son professeur sans faire un pas pour aller au-devant de lui ; on eût dit qu’en quittant sa place, il avait peur de perdre son idée. Il raconta au vieillard ce qui venait de se passer. – Ah ! ah ! dit celui-ci, une place vacante ! Et, tout à coup, à lui aussi, il lui vint une idée : c’est que cette place de contrebassiste dans une guinguette, si répugnante qu’elle fût, aurait cela d’avantageux, qu’elle romprait la monotonie de la vie du jeune homme. En outre, le produit serait d’un grand soulagement pour la pauvre famille. – Mais, ajouta-t-il, voudra-t-on bien te la donner ? 235
– Je l’espère, répondit modestement Justin. – Je crois bien ! dit le père Müller, ou ils seraient diablement difficiles. – Eh bien, je vais entrer et m’informer. – J’entre et je m’informe avec toi, dit le bon professeur. Justin n’eut garde de refuser l’offre. On comprend facilement l’effet que produisit, dans un pareil bastringue, l’entrée de ce jeune homme sérieux et de ce grave vieillard, tous deux vêtus de noir. Les danseurs les montrèrent du doigt à leurs danseuses en éclatant de rire. Les deux amis ne s’aperçurent point de cette hilarité, si générale qu’elle fût, ou ne firent pas semblant de s’en apercevoir. Ils demandèrent à l’un des garçons à parler au maître de l’établissement. Un gros bonhomme de cabaretier, rond comme Silène, plus rouge que le vin qu’il servait à ses pratiques, arriva d’un air empressé, croyant, 236
sans doute, qu’il s’agissait de quelque commande importante. Les deux amis lui adressèrent timidement leur requête. Et quand on pense que le cœur d’un homme intelligent, d’un artiste, d’un fils qui nourrissait sa mère, d’un frère qui nourrissait sa sœur, d’un citoyen utile et précieux enfin, battait à l’idée d’un refus à cette demande d’être ménétrier dans une guinguette ! Hélas ! c’est que tout est relatif dans ce monde ! Cette place accordée se traduisait par un pantalon et un habit noirs pour lui, par une douillette pour sa mère, par une robe pour sa sœur. Oh ! riez, riez, vous qui n’avez jamais eu à craindre la faim ou le froid pour des êtres chéris ! mais, pour moi qui ai eu aussi une mère et un fils à nourrir avec cent francs par mois, rire est un sacrilège ! Les deux amis exposèrent donc timidement 237
leur requête. Le cabaretier répondit que ce n’était point son affaire, que cela regardait le chef d’orchestre. Il offrit, au reste, d’aller lui soumettre la demande du jeune homme, ce qui fut accepté, et, au bout de cinq minutes, il rapporta cette réponse satisfaisante, que Justin, pourvu qu’il remplît les conditions de science nécessaires à l’important emploi de contrebassiste à la barrière, pouvait entrer en fonction à l’instant même, moyennant trois francs le cachet. Il y avait bal trois fois par semaine : cela faisait donc trente-six francs par mois. C’était à peu près ce que lui avaient rapporté ses huit premiers élèves ; c’était donc le Pérou – on disait encore le Pérou, en 1821 ; aujourd’hui, on dit la Californie – ; c’était donc le Pérou pour lui que cette place : aussi accepta-t-il, ne demandant que le temps d’aller chercher son violoncelle au faubourg Saint-Jacques. Mais il lui fut répondu que c’était inutile ; on avait prévu la désertion du contrebassiste, et on 238
s’était muni d’une contrebasse dont, à la rigueur, eût joué le second violon. Un contrebassiste s’offrait à la place de celui qui venait de partir ; tout était donc pour le mieux, comme dans le monde de Candide. Justin fut enchanté au fond du cœur que son violoncelle, instrument vierge, pieux et solitaire, échappât à la profanation dont il avait été menacé. Le jeune homme remercia M. Müller, et voulut le renvoyer ; mais le bon professeur déclara qu’il assisterait aux débuts de son élève, et, pour l’encourager de sa présence, ne quitterait l’établissement que le bal fini. Justin serra la main de son professeur, se fit apporter la contrebasse, et alla prendre sa place à l’orchestre, au grand ébahissement des spectateurs, qui, tout prêts à le siffler à son entrée, étaient maintenant presque tentés de l’applaudir. C’était un tableau digne d’un peintre de genre que cet orchestre – s’il est permis de donner ce nom prétentieux à la réunion de huit sourds qui 239
exécutaient les quadrilles infernaux aux sons desquels dansaient les trois ou quatre cents personnes composant les habitués de la susdite guinguette – ; c’était, disons-nous, un tableau digne d’un peintre de genre que cet orchestre au milieu duquel se trouvait confondu un jeune homme grave et sérieux comme le pauvre Justin. Il avait l’air d’un musicien martyr, jouant la corde au cou pour le divertissement d’un peuple de païens. Sa figure, éclairée par les quinquets accrochés au-dessus de sa tête, apparaissait dans toute son expression. Justin était loin d’être beau, le pauvre garçon ! mais on sentait que l’air souffreteux qui donnait le ton à toute cette physionomie était la cause réelle ou plutôt la seule cause qui enlaidissait son visage ; que l’illumination des joies les plus simples vinssent à passer sur ce front, qu’un pur sentiment de bonheur ou de plaisir brillât dans ces yeux, qu’un sourire entrouvrit ces lèvres, et, certainement, ce visage, à défaut de beauté, s’empreindrait aussitôt d’une douceur angélique 240
et d’une rare distinction. Aux prises qu’il était des deux mains avec une contrebasse d’une taille double de son violoncelle ; avec ses longs cheveux blonds retombant sur son front quand la mesure était pressée ; avec ses grands yeux bleus, vagues, noyés, onduleux ; avec cet air de langueur répandu sur sa personne, il devait nécessairement inspirer à quiconque l’eût vu en cet instant un profond intérêt, une puissante sympathie. Figurez-vous Liszt, jeune d’âge, beau d’inspiration. Eh bien, notre maître d’école Justin était cela. Après la contredanse, le chef d’orchestre lui fit les compliments les plus sincères, et ses confrères les instrumentistes l’applaudirent. Danseurs et danseuses battirent des mains. Le bon vieux professeur ne se possédait pas de joie ; lui aussi battait des mains, trépignait, pleurait d’émotion. Tant il est vrai que le triomphe est toujours le triomphe, quels que soient ceux qui le décernent. 241
Seulement, à onze heures, Justin s’informa jusqu’à quelle heure durait le bal. On lui répondit : – Parfois jusqu’à deux heures du matin. Alors, il fit un petit signe au bon père Müller. Celui-ci accourut. Il s’agissait d’aller prévenir la mère et la sœur, qui devaient être dans une inquiétude mortelle : jamais, au grand jamais, Justin n’était resté dehors passé dix heures. Le bon professeur comprit la situation, prit ses jambes à son cou, et trouva madame Corby – c’était le nom de la mère de Justin, que nous avons l’honneur de prononcer pour la première fois –, et trouva madame Corby et sa fille en prières. – Eh bien, dit-il en entrant, vos prières sont exaucées, chère fille, sainte femme : Justin a trouvé une place de trente-six francs par mois ! Les deux femmes poussèrent à l’unisson un cri de joie. 242
Le professeur leur raconta l’aventure. Avec ce sentiment de parfaite délicatesse que possèdent en général les femmes, madame Corby et sa fille comprirent l’étendue du sacrifice que leur fils et leur frère faisait aux exigences de la situation. – Bon et cher Justin ! murmurèrent-elles. Et il y avait dans leur voix un accent si tendre, qu’il était presque plaintif. – Oh ! ne vous apitoyez pas sur lui, dit le professeur ; c’est un triomphe ! Il est beau, il est magnifique ! il ressemble à Weber quand il était jeune. Et cela dit, comme M. Müller n’aurait pas su en dire davantage, il prit congé des deux femmes pour retourner à la guinguette. Il ne quitta la barrière qu’avec son cher élève, c’est-à-dire à deux heures du matin. Ils trouvèrent les verrous de la porte de la rue tirés par les soins de la sœur de Justin. À la fin du mois, Justin avait joué douze fois, et avait touché ses trente-six francs. 243
On put donc, avec ces trente-six francs, acheter les objets de première nécessité. Et, maintenant, nous croyons avoir suffisamment démontré à nos lecteurs tout ce qu’il y avait de foncièrement bon et honnête dans le cœur de notre héros ; nous nous bornerons donc à ajouter quelques mots pour compléter la peinture de son caractère. Ce caractère, au reste, dans tout son ensemble, était facile à définir par un seul mot. C’était le mot à l’aide duquel Salvator avait désigné à Jean Robert la mélodie qu’exécutait Justin : RÉSIGNATION. Ajoutons que, si cette vertu, vertu un peu négative, prenait jamais une figure humaine pour descendre sur la terre, elle n’en choisirait certes pas d’autre que celle du résigné Justin. Eh bien, voyons, qu’on nous permette de faire un peu d’analyse : ce n’est pas une aventure que nous racontons, c’est l’histoire d’un cœur souffrant. Fouillons donc ce cœur jusque dans ses replis les plus cachés ; voyons, disons-nous, ce 244
que va devenir ce caractère si bien trempé par le malheur ; voyons ce qu’il va devenir devant un bonheur immense ou une douleur infinie ! Résistera-t-il, ou va-t-il se briser ? Croyez-nous, chers lecteurs, il y a, pour les plus froids, une étude palpitante là-dessous. Voici un homme vierge dans toute l’acception du mot ; il a vécu jusqu’ici comme les oiseaux du ciel, allant chercher, d’air en air, de plaine en plaine, le grain qu’il rapportait à son nid ; jusqu’aujourd’hui, sa seule pensée, son soin unique a été de satisfaire les besoins matériels de la vie ; au prix de ses veilles, au prix de ses sueurs, au prix de son sang, il est parvenu à donner à sa pauvre famille toujours l’existence, parfois même une sorte de bien-être. Pour lui-même, qu’a-t-il fait ? Rien ! Seul au monde, s’il n’eût eu ni mère ni sœur, n’eût-il pas trouvé moyen de continuer ses études, de se faire recevoir bachelier, licencié, agrégé, qui sait ? docteur peut-être ! et, 245
maintenant, au lieu de quelque chaire de faculté où il fût parvenu par son labeur ; au lieu d’un rang honorable où l’eût placé cette persistance qui est un des caractères distinctifs de sa nature dévouée, le voilà enfoui dans une sorte de casemate où le devoir l’a cloué, où la piété filiale l’étreint. Oh ! certes, ce n’est pas nous qui avons tant aimé notre mère, et qui étions si tendrement aimé d’elle, qui nous plaindrons jamais de la famille. Mais, lorsque la famille – qui, à la suite d’un grand malheur, devrait recevoir secours de la société –, abandonnée par elle à la misère, pareille à une machine pneumatique, absorbera l’air d’un de ses membres, si nous ne nous plaignons pas tout haut, nul ne saurait, au moins, nous empêcher de gémir tout bas. C’était donc de sa famille que venait tout le malheur de Justin ; et, cependant, cœur d’or, rien ne lui eût causé un plus profond désespoir que cette seule idée que sa famille aurait pu ne pas exister. Comment alors pouvait-il sortir de là ?... 246
Justin n’en voulait pas sortir : il voulait continuer de vivre demain comme il avait vécu hier ; comme il avait dévoué son adolescence, il dévouait sa jeunesse, il dévouerait son âge mûr, il dévouerait sa vie. Mais l’âge arriverait pour lui de se marier ; une jeune femme lui apporterait, au milieu de ce désert, au lieu de cette aridité, toutes les gaietés, toutes les joies, tous les enivrements de la jeunesse... Hélas ! où la trouver, cette femme bénie, cette Rachel adorée ? Avait-on dix ans de temps et de travail à donner à Laban1 ? Quel monde voyait-on ? Suffisait-il donc de se mettre à la fenêtre pour voir dans le lointain cette terre promise des jeunes gens qu’on appelle une jeune fille ? Et puis, au fond, l’honnête et scrupuleux 1
Sur les deux mariages de Jacob avec les deux filles de son oncle Laban, Léa et Rachel, la préférée : Genèse, 19, 15-30. 247
Justin oserait-il se marier ? Sa conscience ne lui disait-elle pas que le mariage est un contrat qui lie les âmes aussi bien que les mains ? Et son âme lui appartenait-elle ? Ses mains étaient-elles à lui ? Était-il libre d’amener une étrangère au foyer maternel ? ce qu’il aurait donné de tendresse à une épouse, ne l’eût-il pas enlevé à sa mère et à sa sœur ? Voilà pour l’âme. La femme n’absorberait-elle pas, dans les exigences de sa jeunesse, de sa coquetterie, de sa toilette, une portion de l’infime revenu ? Voilà pour les mains. Non, le mariage même n’était pas un moyen de remédier à cette profonde infortune. Il fallait donc faire éternellement abnégation de soi-même. C’est ce que faisait Justin. Mourir à la peine peut-être ! 248
C’est ce qu’il était prêt à faire. Ou tout attendre de la bonté de Dieu. Hélas ! Dieu n’avait point, jusque-là, gâté la pauvre famille, et, sans sacrilège, il lui était bien permis de douter ! Ce fut pourtant la main de Dieu qui tira Justin de cet abîme. Un soir du mois de juin, qu’après une de ces journées de soleil où c’est fête dans la nature, Justin revenait avec son vieux maître d’une excursion dans la plaine de Montrouge, le jeune homme aperçut, couchée dans les blés, les coquelicots et les bluets, une petite fille de neuf à dix ans qui paraissait dormir profondément. Dieu, sous la forme de cette jeune fille, lui envoyait un de ses anges en récompense de sa sublime vertu.
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XVII La chaîne du bon Dieu. La petite fille – qu’ils aperçurent ainsi à leur grand étonnement, et devant laquelle ils s’arrêtèrent, regardant inutilement pour tâcher de trouver le père ou la mère –, cette petite fille était vêtue d’une robe blanche serrée autour de la taille par un ruban bleu. Elle était blonde et rose, et, ainsi couchée au milieu des épis déjà jaunissants, des bluets et des coquelicots qui, dressés autour d’elle, formaient comme un berceau au-dessus de sa tête, elle avait l’air d’une petite sainte dans sa niche, ou d’une colombe dans son nid. Ses petits pieds, chaussés de brodequins bleus, pendaient au bord du fossé de la route avec un abandon qui dénotait chez la pauvre enfant une profonde lassitude. 250
On eût dit la fée de la moisson se reposant des fatigues du jour, pendant la douce veillée de la lune, qui, en parcourant sa route céleste, la regardait avec amour. Sa respiration, quoique un peu oppressée, était douce comme la plus douce brise de l’est, et, sous ce souffle pur, se balançait avec coquetterie le panache mobile des blés. Les deux amis eussent passé la nuit à regarder dormir cette adorable enfant, tant cette fraîche et blonde tête leur causait du ravissement ; mais ils furent promptement tirés de leur contemplation par l’inquiétude que leur donna la pensée des dangers que courait dans son isolement ce charmant petit être. Quelle femme était donc sa mère, qu’on cherchait vainement des yeux, et comment laissait-elle couché en plein champ, en pleine nuit, exposé au vent et à l’humidité, ce corps si frêle et si délicat ? La pauvre petite devait être là déjà depuis longtemps ; son sommeil l’attestait, d’ailleurs. Les deux amis, qui avaient l’habitude de s’arrêter 251
au milieu de leur marche toutes les fois qu’un point en discussion leur paraissait difficile à établir, les deux amis s’étaient arrêtés à quelques pas ; là, ils avaient discuté un quart d’heure, à peu près, sur ce point, qui méritait bien, en effet, d’être éclairci, et qui, cependant, était demeuré dans l’obscurité : La beauté du visage emprunte-t-elle ou non quelque chose à la beauté de l’âme ? Et les deux amis n’avaient, pendant ce quart d’heure, ni vu ni entendu personne. Mais où était donc la mère de cette petite fille ? Au reste, peut-être ses parents, fatigués d’une longue promenade – les brodequins de la petite étaient couverts de poussière –, se reposaient-ils dans les blés voisins. Justin et M. Müller avaient déjà regardé autour d’eux, mais inutilement. Ils étaient tellement convaincus que la mère de la petite fille ne pouvait être plus loin d’elle qu’une fauvette ne peut l’être de son nid, qu’ils regardèrent encore. 252
Rien ! Ils entrèrent alors dans le champ sur la pointe du pied, marchant doucement, de peur d’éveiller l’enfant. Ils sillonnèrent la plaine dans toute sa longueur, dans toute sa largeur. Ils en firent le tour, comme un piqueur fait d’une enceinte où il y a un gibier quelconque remisé. Rien ! Enfin, ils se décidèrent à réveiller la petite fille. Elle ouvrit deux grands yeux d’azur fixes et surpris. On eût dit des bluets vivants. Elle regarda les deux hommes sans effroi, presque sans étonnement. – Que fais-tu donc là, mon enfant ? demanda M. Müller. – Mais je me repose, répondit-elle. – Comment, tu te reposes ? s’écrièrent à la fois 253
les deux hommes. – Oui, j’étais bien fatiguée ; je ne pouvais plus marcher, je me suis couchée là, et m’y suis endormie. Ainsi le premier cri de cette enfant, réveillée par des étrangers, n’était point d’appeler sa mère ! – Vous dites que vous étiez bien fatiguée, ma petite ? répéta M. Müller. – Oh ! oui, monsieur, dit l’enfant en secouant sa tête pour remettre en place les boucles blondes de ses cheveux. – Vous avez donc fait une longue route ? demanda le maître d’école. – Oh ! oui, bien longue ! répondit l’enfant. – Où sont donc vos parents ? reprit le vieux professeur. – Mes parents ? fit la petite fille en se mettant sur son séant, et en regardant les deux étrangers d’un air ébahi, comme s’ils lui eussent parlé de choses d’un monde inconnu. 254
– Oui, vos parents, répéta Justin avec douceur. – Mais je n’ai pas de parents, dit simplement la petite fille, du même ton qu’elle eût dit : « Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. » Les deux amis se regardèrent avec étonnement, puis la regardèrent, elle, avec commisération. – Comment, vous n’avez point de parents ? insista le vieux professeur. – Non, monsieur. – Où est donc votre père ? – Je n’en ai pas. – Votre mère ? – Je n’en ai pas. – Qui vous a élevée ? – Ma nourrice. – Où est-elle ? – Elle est dans la terre. Et la petite fille, en prononçant ces derniers mots, fondit en larmes, mais sans pousser un seul 255
cri. Les deux amis, attendris, se retournèrent chacun d’un côté pour se cacher l’un à l’autre qu’ils pleuraient. L’enfant se tenait immobile, et semblait attendre de nouvelles questions. – Comment vous trouvez-vous ici toute seule ? demanda M. Müller après une pause d’un moment. Elle essuya alors ses yeux avec le dos de ses deux petites mains ; sa lèvre inférieure, avancée et arrondie en avant, pour recevoir, comme le calice d’une fleur, la rosée de ses larmes, se referma et reprit sa place. Puis elle répondit d’une voix tremblante : – Je viens du pays. – De quel pays ? – De La Bouille. – Près de Rouen ? demanda Justin avec joie, comme si, étant lui-même des environs de Rouen, il eût été enchanté d’être le compatriote de cette 256
jolie enfant. – Oui, monsieur, dit-elle. En effet, c’était bien là un frais enfant de Normandie, aux joues rebondies et potelées, une petite fille blanche et rose, un vrai pommier en fleur. – Mais, enfin, qui vous a amenée ici ? demanda le vieux maître. – J’y suis venue toute seule. – À pied ? – Non, en voiture jusqu’à Paris. – Comment, jusqu’à Paris ? – Oui, et à pied de Paris jusqu’ici. – Et où alliez-vous ? – J’allais dans un faubourg de Paris qu’on appelle le faubourg Saint-Jacques. – Et qu’alliez-vous faire là ? – J’allais porter au frère de ma nourrice une lettre du curé de chez nous. – Pour que le frère de votre nourrice vous 257
recueillit chez lui, sans doute ? – Oui, monsieur. – Eh bien, comment se fait-il, mon enfant, que vous vous trouviez ici ? – Parce que la diligence est arrivée en retard, à ce que l’on a dit ; de sorte que tout le monde était couché dans le faubourg. Alors, j’ai vu la barrière ; j’ai pensé qu’il y avait des champs tout près ; je me suis mise à les chercher, et j’ai trouvé celui-ci. – De façon que vous étiez là en attendant le matin, pour vous rendre chez la personne à laquelle vous êtes recommandée ? – Oui, monsieur, c’est bien cela : je voulais veiller en attendant le jour ; mais voilà deux nuits que je ne me suis pas couchée ; j’étais lasse, je me suis étendue malgré moi à terre, et aussitôt étendue, je me suis endormie. – Vous n’avez pas peur, couchée ainsi en plein air ? – De quoi voulez-vous que j’aie peur ? demanda la petite fille avec cette confiance 258
superbe des aveugles et des enfants, qui, ne voyant rien, ne sauraient rien craindre. – Mais, dit M. Müller, stupéfait du sens droit avec lequel étaient faites toutes ces réponses, ne craignez-vous pas, au moins, le froid, l’humidité ? – Oh ! répondit-elle, est-ce que les oiseaux et les fleurs ne couchent pas dans les champs ? Tant de naïve raison dans un enfant de cet âge, tant de grâce, tant de misère, émurent profondément le cœur des deux amis. C’était la Providence elle-même qui avait mis là cet enfant pour consoler Justin, en lui montrant qu’il y avait, sous le dôme étoilé des cieux, des créatures plus déshéritées que lui. Ils n’eurent besoin de se consulter ni l’un ni l’autre pour se décider sur le parti qu’il y avait à prendre ; tous deux en même temps offrirent à la petite de l’emmener. Mais l’enfant refusa : – Merci, mes bons messieurs, dit-elle ; ce n’est pas pour vous que j’ai une lettre. 259
– N’importe, dit Justin, venez toujours ; et, demain, à l’heure que vous voudrez, mon enfant, vous irez chez le frère de votre nourrice. Et, en même temps, le jeune homme offrait la main à l’orpheline pour l’aider à franchir le fossé. Mais la petite refusa de nouveau, et répondit en regardant la lune, cette horloge des pauvres : – Il est minuit, à peu près ; le jour va venir dans trois heures ; ce n’est pas la peine de vous déranger pour moi. – Je vous assure que vous ne nous dérangez pas, répondit Justin, la main toujours étendue vers elle. – Et puis, ajouta le professeur, si un détachement de gendarmes passait, vous seriez arrêtée. – Pourquoi m’arrêterait-on ? répondit la jeune fille avec cette logique de l’enfance qui embarrasse parfois les plus habiles jurisconsultes. Je n’ai fait de mal à personne ! – On vous arrêterait, mon enfant, reprit Justin, parce que l’on vous prendrait pour un de ces 260
méchants petits enfants qu’on appelle vagabonds, et qu’on arrête la nuit. Venez donc ! Mais Justin n’avait plus besoin de dire : « Venez donc ! » En entendant le mot vagabond, l’enfant avait sauté le fossé, et, les mains jointes, l’air effrayé, la voix suppliante, elle disait aux deux amis : – Oh ! emmenez-moi, mes bons messieurs ! emmenez-moi ! – Certainement, ma belle enfant, que nous allons vous emmener, dit le professeur ; certainement que nous allons vous emmener ! – Bien ! bien ! dit Justin. Alors, venez vite ! je vais vous conduire chez ma mère et chez ma sœur ; elles sont bien bonnes toutes les deux : elles vous feront souper, et, ensuite, elles vous coucheront bien chaudement... Peut-être n’avezvous pas mangé depuis longtemps ? – Je n’ai pas mangé depuis ce matin, dit-elle. – Oh ! la pauvre petite ! s’écria avec autant d’horreur que de charité le vieux professeur, dont les quatre repas par jour étaient 261
mathématiquement réglés. La petite se trompa au sens de l’exclamation à la fois égoïste et compatissante du bon Müller : elle crut que l’on accusait le curé qui l’avait mise en diligence de l’avoir laissée manquer de provisions ; elle s’empressa donc de le justifier. – Oh ! c’est ma faute, dit-elle : j’avais du pain et des cerises, mais le cœur si gros, que je n’ai pas pu manger... Et, tenez, ajouta-t-elle en ramenant un petit panier caché près d’elle dans le blé, et où se trouvaient, en effet, des cerises un peu fanées et du pain un peu sec, en voilà la preuve ! – Vous devez être trop fatiguée pour pouvoir marcher, dit Justin à l’enfant ; je vais vous porter. – Oh ! non, répondit-elle bravement, je ferais bien encore une lieue de pays à pied. Les deux amis n’en voulurent rien croire, et, malgré ses refus réitérés, ils avancèrent leurs bras mis en croix, s’enchaînèrent par les mains, et, après qu’elle eut passé chacun de ses bras autour du cou de chacun d’eux, ils l’enlevèrent jusqu’à 262
la hauteur de leur ceinture, et s’apprêtèrent à l’emporter sur ce palanquin de chair humaine que les enfants désignent sous le nom de chaîne du bon Dieu. Mais, au moment de se mettre en route, l’enfant les arrêta. – Mon Dieu, dit-elle, j’ai donc perdu la tête ? – Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda avec intérêt le maître d’école. – J’ai oublié la lettre de notre curé. – Où est-elle ? – Dans mon petit paquet. – Et votre petit paquet, où est-il ? – Là, dans le blé, auprès de la place où j’étais couchée avec ma couronne de bluets. Et elle sauta de leurs bras, franchit le fossé, prit son paquet noué dans une serviette et sa couronne de fleurs, et, avec une agilité surprenante, sautant le fossé de nouveau, elle revint prendre sa place sur les mains des deux
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amis, qui se dirigèrent vers la barrière, que l’on apercevait à deux ou trois cents pas seulement.
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XVIII Ο ΑΓΓΕΑΟΣ1 La façon dont la petite orpheline tenait son paquet gênait la respiration du vieux professeur, contre la poitrine duquel il s’appuyait. Il dit à l’enfant d’attacher le paquet à la boutonnière de sa redingote. Restaient le panier aux cerises et la couronne de bluets que la pauvrette avait tressée pour se distraire, en attendant le jour, que le sommeil ne lui avait pas donné le temps d’attendre. Elle le gardait sans doute instinctivement, comme le souvenir fleuri de sa première heure de solitude en ce monde.
1
Le messager, l’ange porteur de bonnes nouvelles, voir à la fin de ce chapitre. 265
Justin le comprit ainsi du moins ; car, au moment où la petite, s’apercevant que les fleurs de sa couronne frôlaient la joue du jeune homme, fit un mouvement pour la jeter, en regardant toutefois ses compagnons de route, comme pour les consulter, Justin, dont les mains étaient occupées, prit la couronne entre ses dents, la posa sur la jolie tête de l’enfant, et se remit en marche. Elle était ravissante ainsi, la pauvre petite fille ! les vêtements noirs des deux amis faisaient admirablement ressortir la blancheur de sa robe et l’angélique pureté de son visage ; son front surtout, éclairé par la lune, semblait rayonner comme celui d’une créature céleste. On eût dit la jeune sœur d’une druidesse portée en triomphe vers la forêt sacrée. La conversation, interrompue un instant, reprit son cours. Justin ne pouvait se lasser d’entendre le son de voix harmonieux de l’enfant. Ce fut donc lui qui recommença à questionner. – Et quelle est la profession du frère de votre nourrice, mon enfant ? demanda Justin. 266
– Il est charron, répondit l’enfant. – Charron ? répéta Justin de l’air d’un homme qui entrevoit un malheur. – Oui, monsieur. – Dans le faubourg Saint-Jacques ? – Oui, monsieur. – Mais, dit Justin, je ne connaissais qu’un charron, au n° 111. – Je crois que c’est celui-là. Justin n’acheva point ; il y avait un an, à peu près, que ces ateliers de charronnage du n° 111 s’étaient fermés tout à coup, et s’étaient rouverts, habités par un serrurier. Justin ne voulait rien dire qui pût inquiéter l’enfant avant d’être certain luimême que son inquiétude était fondée. – Ah ! oui, oui, reprit la jeune fille ; je ne dirai même plus que je crois que c’est celui-là : j’en suis sûre ! – Comment, vous en êtes sûre, mon enfant ? – Oui... j’ai lu l’adresse plusieurs fois ; on m’avait recommandé de l’apprendre par cœur, au 267
cas où je perdrais la lettre. – Et le nom qui était sur cette adresse, vous en souvenez-vous ? – Certainement... Il y avait : « À monsieur Durier... » Les deux amis se regardèrent, mais sans répondre. Alors, s’imaginant que leur silence venait du peu de confiance qu’ils accordaient à ses paroles, l’enfant ajouta avec un petit mouvement d’orgueil : – Oh ! je sais lire depuis longtemps ! – Je n’en doute pas, mademoiselle, répondit le vieux professeur. – Et que comptiez-vous faire chez le frère de votre nourrice ? – Je comptais travailler, monsieur. – De quelle sorte de travail ? – De celui qu’on voudra : je sais faire bien des choses. – Entre autres ? 268
– Je sais coudre, repasser, monter des bonnets, broder, faire de la dentelle. Plus les deux amis faisaient parler l’enfant, plus ils lui découvraient de qualités nouvelles, et plus ils la prenaient en affection. Ils surent bientôt toute sa petite histoire ; elle ne manquait pas d’un certain mystère. Une nuit, une voiture s’était arrêtée à La Bouille – c’était en 1812 – ; un homme en était descendu, portant entre ses bras un fardeau dont il était impossible de distinguer la forme. Arrivé devant la porte d’une petite maison isolée, située à l’extrémité du village, il avait tiré une clé de sa poche, avait ouvert la porte, et, s’avançant dans l’obscurité, il avait déposé le fardeau sur le lit, une bourse et une lettre sur la table. Puis il avait refermé la porte, était remonté dans sa voiture, et avait continué son chemin. Une heure après, une bonne femme qui revenait du marché de Rouen s’était arrêtée devant la même maison, avait à son tour tiré une 269
clef de sa poche, avait ouvert la porte, et, à son grand étonnement, la porte à peine ouverte, avait entendu les cris d’un enfant. Elle s’était hâtée alors d’allumer la lampe, et avait vu quelque chose de blanc qui se débattait sur son lit, tout en criant. Ce quelque chose de blanc qui se débattait et criait, c’était une petite fille d’un an. Alors la bonne femme, de plus en plus étonnée, avait regardé autour d’elle, et avait aperçu sur la table la lettre et la bourse. Elle avait ouvert la lettre, et elle avait lu à grand-peine – car elle ne lisait pas très couramment – les lignes suivantes : « Madame Boivin, on vous sait une bonne et honnête femme ; c’est ce qui détermine un père prêt à quitter la France à vous confier son enfant. » Vous trouverez douze cents francs dans la bourse déposée sur la table : c’est la pension de la première année qui vous est payée d’avance. » À partir du 28 octobre de l’année prochaine, 270
jour anniversaire de celui-ci, vous recevrez, par l’intermédiaire du curé de La Bouille, cent francs chaque mois. » Ces cent francs vous seront remis en mandats sur une maison de Rouen, et le curé, qui les recevra, ne saura pas lui-même d’où ils viennent. » Donnez à l’enfant la meilleure éducation que vous pourrez, et surtout celle d’une bonne ménagère. Dieu sait à quelles épreuves il la réserve ! » Son nom de baptême est Mina ; elle n’en doit point porter d’autre, que je ne lui aie rendu celui qui lui appartient. » 28 octobre 1812. » Madame Boivin relut la lettre trois fois pour la bien comprendre ; puis, lorsqu’elle l’eut bien comprise, elle la mit dans sa poche, prit l’enfant dans ses bras, la bourse à sa main, et courut chez le curé afin de le consulter sur ce qu’elle avait à faire. 271
La réponse du curé n’était pas douteuse : il donna à la mère Boivin le conseil d’accepter l’enfant que lui confiait la Providence, et de l’élever avec le plus de soins qu’il lui serait possible. La mère Boivin revint donc chez elle, rapportant l’enfant, la bourse et la lettre. L’enfant fut mis dans le propre berceau du fils de la mère Boivin, mort depuis deux ans ; la lettre fut enfermée dans un portefeuille où la brave femme serrait les états de service de son mari, sergent dans la vieille garde, et occupé dans ce moment à faire, lui, quatre cent millième, la retraite de Russie ; quant aux douze cents francs, il furent insérés dans une cachette à laquelle la mère Boivin confiait ses économies. On n’avait oncques entendu parler du sergent Boivin. Était-il mort ? était-il prisonnier ? Jamais la pauvre femme n’avait eu de nouvelles de son mari. Pendant sept ans, la pension de l’enfant avait 272
été payée avec exactitude ; mais, depuis deux ans et demi, les mandats avaient complètement cessé d’arriver à leur échéance mensuelle ; ce qui n’avait pas empêché la bonne femme d’avoir les mêmes soins pour Mina, qu’elle regardait comme sa propre fille. Depuis huit jours, elle était morte, laissant au curé le soin de l’enfant, qui devait être envoyé à un frère, charron à Paris, qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, mais dont elle affirmait l’honnêteté. Ce frère s’appelait Durier, et habitait le rez-dechaussée de la maison n° 111, faubourg SaintJacques, à Paris. Voici ce que la petite fille avait raconté, et ce que les deux amis savaient en arrivant dans la chambre de Justin. Quand Justin tardait à rentrer, il trouvait toujours sa sœur veillant et l’attendant. Cette fois comme toujours, Céleste – c’était le nom de la jeune fille – attendait son frère. Elle ouvrit la porte au bruit des pas, et 273
s’entendit appeler. Elle descendit aussitôt, et la première chose qu’elle vit fut la petite Mina, que lui présentait son frère. Émerveillée de la beauté de l’enfant, elle l’embrassa tout d’abord, avant de demander seulement d’où elle venait. Puis, l’enlevant de terre, elle la prit dans ses bras, et l’emporta, tout courant, dans la chambre de sa mère. La mère ne pouvait voir l’enfant ; mais, comme tous les aveugles, elle avait des yeux au bout des doigts ; elle toucha l’orpheline, et se convainquit qu’elle était belle. On raconta l’histoire tout entière à la mère ; Céleste avait grande envie d’entendre cette histoire ; mais on lui montra l’enfant, qui tombait de sommeil : il s’agissait donc, pour Céleste, de lui dresser, le plus vite possible, un lit dans sa chambre. C’était chose facile. On descendit au rez-de-chaussée, on y prit le 274
grand tableau qui servait aux démonstrations d’arithmétique, on le posa sur quatre tabourets, on y étendit un matelas, et madame Corby, ayant pris le front de l’enfant, y imposa les mains, comme une triple bénédiction de la mère, de l’aveugle et de l’hôtesse, bénédiction qui devait porter bonheur à la petite fille. Quant à celle-ci, elle alla se mettre au lit, où, à peine étendue, elle s’endormit d’un profond sommeil. Le lendemain, avant l’entrée de ses enfants dans leur classe, Julius se rendit chez un des voisins de l’ancien charron, qui était un brave charbonnier de sa connaissance, nommé Toussaint, et lui demanda s’il pouvait lui donner quelques renseignements sur le charron qui avait habité le rez-de-chaussée de la maison 111 avant le serrurier qui l’habitait maintenant. Justin tombait à merveille. Toussaint et Durier étaient amis. Durier avait fait partie de la fameuse conspiration Nantil et Bérard, laquelle avait pour 275
but la prise du fort de Vincennes, et devait ainsi faire éclater un complot ourdi dans toute la France par le comité directeur, conspiration qui avait échoué grâce aux révélations de Bérard. Il avait été entraîné là, à ce que prétendait Toussaint, par un Corse nommé Sarranti, qui attachait une grande importance à avoir Durier pour complice, à cause des nombreux ouvriers dont il disposait. Or, la veille du jour où devait éclater le complot, au milieu de la nuit, Toussaint avait entendu frapper violemment à la porte de Durier ; il s’était mis à la fenêtre, et avait reconnu l’étranger qui, depuis quelque temps, fréquentait les ateliers du charron. Un instant après, il les avait vus sortir tous deux, et se diriger à toutes jambes vers la barrière. Depuis ce jour-là, Durier et Sarranti n’avaient point reparu. Ce n’était pas la seule accusation qui eût pesé, non pas sur Durier, mais sur le Corse : Toussaint 276
avait su, par des agents de la police, qui étaient venus faire perquisition chez Durier, que Sarranti était, en outre, accusé d’avoir volé chez un de ses amis une somme considérable, quelque chose comme cinquante ou soixante mille francs. C’était, sans doute, grâce à l’argent dont ils pouvaient disposer que Durier et Sarranti avaient gagné Le Havre assez rapidement pour pouvoir s’embarquer tous les deux sur un navire en partance pour l’Inde. Depuis ce temps, on n’avait entendu parler ni de l’un ni de l’autre. Peut-être, ajoutait Toussaint, pourrait-on avoir de leurs nouvelles par un fils de M. Sarranti qui était élève au séminaire Saint-Sulpice ; mais il était facile de comprendre quelle discrétion ce fils mettrait, sans doute, à répondre à des questions faites par un inconnu, dans la crainte où le tenait la grave accusation qui pesait sur son père. Justin essaya de pousser plus loin les investigations ; mais Toussaint n’en savait pas davantage.
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Le jeune homme rentra à la maison sans juger à propos de faire aucune démarche auprès de M. Sarranti fils. D’ailleurs, lui aimait autant que le charron fût disparu, et, étant disparu, ne reparût plus. Il rentra donc, comme nous avons dit, et, hypocrite pour la première fois, annonça à sa mère et à sa sœur la mauvaise nouvelle. – Ta mauvais nouvelle est une bonne nouvelle, au contraire ! répondit madame Corby, à qui son fils avait appris, en lisant l’Évangile, le sens du mot O αγγελος – une bonne nouvelle, puisque c’est un ange que Dieu nous envoie ! Et ce fut pour eux trois une joie immense que l’espoir de garder dans leur maison la charmante créature. Ils semblaient, en effet, être arrivés à cette période de la vie en commun où l’on sent que, se nourrissant incessamment de sa propre substance, l’intimité va décroître, faute d’aliments nouveaux. Ils éprouvaient à leur insu la nécessité 278
impérieuse de se renouveler tous les trois. Ils étaient assez longtemps, au milieu du déluge, restés enfermés dans l’arche sainte ; la colombe venait, apportant le rameau d’olivier. On accueillit donc avec des transports de joie cette idée de garder l’enfant. Et ainsi, cette brave famille, qui tout à l’heure avait à peine le nécessaire, consentait à s’appauvrir encore, pour le bonheur de posséder cet enfant. Selon eux, augmenter de ce petit être le personnel de la maison, c’était s’enrichir en s’appauvrissant.
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XIX Oiseau en cage. Cette résolution prise, Justin écrivit au curé qui avait eu soin de l’enfant depuis la mort de la nourrice une relation exacte de la rencontre qu’il avait faite, et des démarches qui en avaient été la suite. Il lui annonçait que, désormais, toutes nouvelles de la petite Mina devaient être demandées à lui et à sa mère, puisque c’était chez lui qu’elle allait demeurer. Puis, comme le curé était le seul être sur la terre qui, la femme Boivin morte, s’intéressât ou parût s’intéresser à l’enfant, on le priait de donner son consentement à l’adoption de l’orpheline. La réponse ne se fit pas attendre ; le prêtre, au nom de Dieu, le grand et presque toujours, hélas ! 280
le seul rémunérateur des vertus humaines, remerciait la bonne famille de sa sainte action. S’il lui parvenait quelques nouvelles du protecteur inconnu de la petite Mina, il ferait à l’instant même parvenir ces nouvelles au maître d’école. Ce point réglé, et la conscience de ceux qui se chargeaient de l’enfant ainsi tranquillisée, on s’interrogea sur le genre de vie qu’on allait faire mener à la petite. – Je me charge de son éducation, dit Justin. – Moi de sa religion, dit la mère. – Moi de son trousseau, dit la sœur. Puis on régla l’heure de son lever, de ses repas, de ses travaux ; enfin, au bout d’une heure de conversation entre le frère, la sœur et la mère, elle était indissolublement soudée à l’intérieur de la famille. C’était au point que, si l’on fût venu la réclamer en ce moment, c’eût été un profond chagrin dans tous ces excellents cœurs. Pendant ce temps, la petite dormait, ignorant 281
que l’avenir de sa vie venait d’être décidé, et qu’elle allait être invariablement fixée dans cet humble mais sympathique intérieur. Tout à coup, des sanglots partis de la chambre où elle était couchée firent tressaillir les trois personnes réunies comme en un petit conseil de famille. La mère, qui était assise sur son fauteuil, se leva ; Justin courut jusqu’à la porte de la chambre à coucher ; mais Céleste seule entra. L’enfant était si raisonnable, que c’était presque une jeune personne, et un sentiment de pudeur avait arrêté Justin au seuil de la porte. Ce qui faisait sangloter l’enfant, mon Dieu, ce n’était rien qu’un rêve : elle avait, pauvre petite, fait un songe effrayant : elle s’était crue arrêtée par les gendarmes comme vagabonde et, dans son rêve, elle pleurait à sanglots ; c’étaient ces sanglots qui avaient mis fin à son sommeil. Par malheur, en ouvrant les yeux, elle put croire que le rêve continuait : la tenture sombre de cette pièce lui serra le cœur. Où était-elle, 282
sinon en prison ? Quelle différence entre cette chambre et le petit cabinet qu’elle habitait chez la mère Boivin ! Les murs du cabinet n’avaient point de papier, il est vrai ; mais ils étaient d’une blancheur éclatante ; la fenêtre n’avait pas le rideau jaune à grecque rouge qui ornait celle de mademoiselle Céleste ; mais elle s’ouvrait sur un beau jardin plein de fleurs au printemps, de fruits à l’automne, et de soleil l’été. Dès que le temps était un peu chaud, la petite Mina dormait la fenêtre ouverte, et, comme, chaque soir, elle avait soin de répandre du grain sur le carreau de sa chambre, elle était réveillée à l’aube par le chant des oiseaux, qui gazouillaient dans l’arbre dont les branches curieuses regardaient dans sa chambre, qui voletaient sur le bord de sa fenêtre, qui picoraient à deux pieds de son lit. Oh ! c’était cette vie, cet air, ces arbres, ce soleil, ces oiseaux, qui l’avaient faite blanche et rose comme une pêche, la chère petite ! Et puis, cette chambre, aussi blanche que les 283
murs de la paroisse, c’était, à défaut d’autre point de comparaison, la plus belle chambre que l’enfant pût imaginer : elle lui rappelait l’orgue, l’encens, la Vierge et toutes ces féeries de l’église si puissantes sur les jeunes imaginations. Mina, tout éveillée qu’elle était, demeura donc un instant dans le doute le plus profond. Ce jeune homme grave, ce vieillard affectueux qu’elle avait rencontrés ; cette promenade au clair de la lune qu’elle avait faite, portée entre les bras de deux hommes inconnus : tout lui parut un songe. Elle eut la pensée de sauter à bas de son lit, et de s’assurer de la vérité ; mais elle n’osa point, et, tout en comprimant ses sanglots, elle s’assit sur son lit, et chercha à rassembler ses idées. C’est dans cette posture, qu’un sculpteur eût choisie pour une statuette du Doute, que la bonne Céleste la trouva. Deux grosses larmes coulaient encore sur ses joues. – Qu’avez-vous, ma chère enfant ? demanda 284
Céleste en serrant la petite fille dans ses bras. Vous pleurez ! L’enfant reconnut la maladive et pâle figure de la veille ; elle rendit à sa nouvelle amie le baiser qu’elle en avait reçu, et se mit à lui raconter son rêve. Après quoi, Céleste elle-même prit la parole, et, au bout de quelques minutes, l’enfant était au courant des démarches de Justin : elle savait que le charron avait disparu, et que la lettre du curé était inutile. – Eh bien, alors ? demanda la pauvre enfant d’une voix plaintive, et en fixant des regards si anxieux sur Céleste, que ce fut celle-ci qui sentit des larmes dans ses yeux ; eh bien, alors ? Et l’enfant n’osait achever. – Eh bien, te voilà chez nous et à nous, mon enfant ! dit Céleste ; tu seras la fille de notre mère ; notre sœur, à Justin et à moi, et, quoique nous ne soyons pas riches, nous ferons tout pour te rendre heureuse. – Oh ! sœur Céleste ! dit l’enfant en 285
l’embrassant à son tour ; oh ! frère Justin ! ajoutat-elle en tendant ses petites mains vers le jeune homme, dont la tête passait par l’encadrement de la porte. Justin n’y put tenir ; il s’élança dans la chambre, et baisa les mains que l’enfant tendait vers lui. En un instant Mina fut instruite de la vie qu’elle allait mener. Hélas ! ce n’était pas la vie d’air et de liberté à laquelle l’avait habituée la campagne ; ses petits pieds allaient oublier leur course matinale à travers la rosée et les fleurs ; elle n’aurait plus sous les yeux cette belle rivière qui coulait majestueuse et lente, conduisant vers la mer le commerce et l’industrie ; mais, pauvre enfant, elle sentait cela : elle aurait, en place, de bons cœurs qui l’aimeraient ; elle aurait la tendresse, ce doux soleil de l’âme qui n’est pas le soleil du corps, mais qui est pourtant le seul dont la tiède chaleur puisse faire oublier la puissante et féconde chaleur de l’autre. L’heure d’entrer en classe était venue : Justin 286
descendit pour ouvrir sa porte aux dix-huit marmots. La jeune fille resta seule avec l’enfant. Elle voulut l’habiller ; mais la petite Mina sauta à bas du lit, légère comme un oiseau, et s’habilla en un instant, voulant prouver à sa sœur qu’elle n’était pas si petite fille qu’elle en avait l’air, et qu’elle ferait en sorte d’être le moins possible à charge à ceux qui l’avaient recueillie. Sa toilette achevée, la petite fille passa dans la chambre de la mère pour faire sa prière et déjeuner. Tant qu’il s’agit de la prière, tout alla bien : l’enfant savait toutes les douces prières de l’enfant, actes de foi, actes de grâces, actes d’amour. Mais, quand arriva le déjeuner, ce fut, pour la pauvre Mina, un triste désappointement. Lorsque, chez la mère Boivin, Mina sentait la faim venir, elle descendait ; si c’était l’été, elle cueillait des fruits, cassait la moitié d’une miche, et mangeait son pain avec des abricots, des 287
prunes, des fraises, des cerises ou des pêches ; si c’était l’hiver, elle allait à l’étable et au poulailler : à l’étable, elle trouvait le lait tiède, qu’elle tirait elle-même du pis de Marianne ; dans le poulailler, elle trouvait les œufs encore chauds, qu’elle prenait sous le ventre des poules. Mina n’avait donc pas idée que l’on pût manger autre chose à son déjeuner que des fruits, du lait ou des œufs. À Paris, il n’était plus question de cela. Toute la famille déjeunait le matin avec cet affreux liquide que l’on est convenu d’appeler du café au lait ; pourquoi ? Nous n’en savons rien, puisqu’il entre dans l’abominable breuvage, que nous soumettons à l’analyse des savants, beaucoup plus d’eau que de lait, beaucoup moins de café que de chicorée. Et ce n’est pas qu’on ignore cela ; non, tout le monde le sait ; offrez du véritable café aux huit cent mille consommateurs de Paris, ils le refuseront ; ils vous diront que le café est échauffant, et que la chicorée est rafraîchissante !
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Alors, soit ; mais dites tout simplement : « Je déjeune avec de la chicorée au lait. » Il faut avoir le courage de ses aliments. Mais non, on tient à avoir l’air de prendre du café, parce que le café ne pousse pas à Montmartre, tandis qu’on peut trouver de la chicorée tout autre part qu’à Moka, à La Martinique ou à Bourbon. Que le tilleul ne fleurisse qu’à Pékin, que le thé ne pousse qu’à Paris : les Chinois feront venir du thé de Paris, et les Anglais, les Français et les Russes, du tilleul de Pékin. Telle est notre opinion, du moins ; on voit que nous avons le courage de celle-là comme des autres. Toute la famille avait donc la mélancolique habitude de déjeuner avec une jatte de cette liqueur rafraîchissante ; et, si un de nos lecteurs, pressé d’arriver au dénouement, en vertu du principe d’Horace : ad eventum festina1, prend les 1
« Semper ad eventum festina » (« Hâte-toi toujours vers le dénouement »), Horace, Art poétique, 148. 289
lignes que nous venons de hasarder pour une boutade ou une digression, nous allons le rassurer bien vite, en lui disant que c’est tout simplement une pièce justificative à mettre dans le dossier de la petite fille, afin qu’on ne lui impute pas à crime le dégoût profond qu’elle va manifester pour le café au lait de maman Corby, de frère Justin et de sœur Céleste. À peine eut-elle mis une cuillerée de ce liquide dans sa bouche, que son pauvre petit cœur se leva, et qu’elle la rejeta sur le plancher. Les trois convives crurent qu’elle s’était brûlée. Ce n’était pas cela : Elle trouvait la chose horrible, impotable. On eut beau lui dire, lui redire, lui jurer, que c’était du lait, elle n’en voulait rien croire. Non pas qu’elle eût le caractère mal fait, non pas qu’elle fût entêtée le moins du monde ; c’était tout simplement que la pauvre petite, habituée à traire elle-même la bonne vache noire et blanche, croyait connaître de bonne source le véritable 290
goût du lait. – Alors, dit la gracieuse enfant avec beaucoup de déférence pour la triple affirmation de ses hôtes, c’est qu’il y a le lait de Paris et le lait de La Bouille. C’était là une vérité tellement incontestable, qu’aucun des opposants n’essaya de la combattre. Hâtons-nous de dire que, le lendemain, Mina, voyant qu’on avait fait une soupe exprès pour elle, surmonta l’horreur que lui inspirait cette boisson inconnue qu’on lui avait présentée la veille, et l’avala avec un héroïsme qui lui mérite toute notre admiration. Le déjeuner ne fut point la seule chose qui l’étonna dans la triste maison. De même que, le soir de son arrivée, on lui avait mis sur la tête un fichu de nuit – en attendant qu’on lui eût fait un bonnet –, à elle, habituée à coucher nu-tête et la fenêtre ouverte, de même la tristesse de cet intérieur se répandit autour d’elle comme un voile épais. Tout la surprenait : le papier gris de la 291
chambre de la sœur ; les rideaux bruns de la chambre de la mère ; la figure grave du jeune maître d’école, sa voix, ses vêtements noirs, ses vieux livres jaunes ; tout lui paraissait sombre, jusqu’au violoncelle, qui la fit fondre en larmes, la première fois que, le soir, à dix heures, de son lit, au milieu d’un demi-sommeil, elle en entendit jouer. Au reste, grâce à son excellente organisation, elle ne s’attristait pas bien profondément de tout cela, attendu qu’avec une apparence de bon sens, elle s’imaginait que, puisqu’elle ne connaissait que la vie de la campagne, il était possible qu’à la ville tout le monde vécût de cette austère façon. Elle se raisonna donc elle-même, et résolut dans son for intérieur de se soumettre à la vie semi-monastique de la maison. Mais, pauvre enfant des prés et des plaines, emprisonnée entre quatre murailles humides, elle se promettait plus qu’elle ne pouvait tenir : elle n’était ni de tempérament ni d’âge à se conformer à cette triste règle : ses yeux étaient trop vifs, son sang était trop jeune et trop chaud, sa fraîche voix 292
trop claire, pour qu’elle pût dire ainsi tout à coup, à sa voix, matinale et joyeuse comme celle de l’alouette, de se taire ; à son sang, brûlante sève de la jeunesse, de se calmer ; à ses yeux, douces étoiles de son cœur, de s’éteindre ou de ne plus briller qu’à moitié. Il lui échappait, malgré elle, de francs rires éclatant comme des chansons, et elle s’efforçait, mais vainement, de réprimer ces trésors de gaieté enfantine qu’elle portait en elle. Un jour qu’arrachant les herbes qui poussaient dans la cour humide et sombre, elle chantait à demi-voix la ritournelle d’un air de son pays, sœur Céleste apparut à la fenêtre ; alors, le couteau avec lequel la pauvre Mina arrachait l’herbe lui échappa des mains ; elle devint blême, et se mit à trembler de tous ses membres. S’être oubliée à ce point-là lui parut une profanation monstrueuse, comme d’avoir parlé haut dans une église. Une autre fois que, seule dans la chambre du maître d’école – laquelle, on s’en souvient, était également la classe –, elle rangeait ses vieux livres, qui parlaient une langue inconnue et pour 293
laquelle elle avait tant de respect, elle aperçut dans un coin le violoncelle que Justin n’avait pas eu le temps de remettre dans sa boîte. Depuis longtemps, elle attendait l’occasion de se trouver seule et face à face avec cet instrument. Elle s’y trouvait enfin, et se sentait partagée entre deux sentiments bien contraires. D’une part, l’impression qu’elle avait éprouvée, la première fois qu’elle avait entendu ses sons mélancoliques, l’avait animée contre lui d’une espèce de rancune qu’elle n’eût point été fâchée de manifester résolument. De l’autre, vivement tiraillée par une curiosité analogue à celle qui fait demander aux enfants de voir la bête renfermée dans une montre, elle avait une forte démangeaison de savoir ce qui se passait dans le violoncelle, lorsqu’on promenait l’archet sur ses cordes. Elle eût été bien embarrassée de dire lequel des deux sentiments, la curiosité ou la vengeance, l’emportait sur l’autre. 294
Nous qui avons cinq fois son âge, nous n’hésitons pas à croire que c’était la curiosité, et nous en doutons d’autant moins que le résultat est là pour nous donner raison. Elle prit donc du bout des doigts l’archet posé sur une chaise, et, s’approchant du violoncelle à pas de loup, elle commençait à scier la corde d’argent, et lui faisait rendre un ronflement sonore, lorsque le maître d’école, qui avait oublié un papier sur sa table, rouvrit la porte, et apparut brusquement sur le seuil de la chambre. Jamais, cher lecteur ! jamais, lectrice amie ! jamais, depuis la première pécheresse, prise en flagrant délit de maraudage par l’ange gardien du Paradis, jamais, sous une chevelure blonde, des joues plus roses ne se couvrirent d’un vermillon plus clair ! Le cœur de la pauvre petite battait comme le cœur d’un oiseau blessé ! Il fallut, pour la rassurer, que Justin, tout souriant, lui prit la main, et lui fit, presque de force, passer l’archet sur les cordes.
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Mais l’émotion qu’elle éprouva fut telle, qu’elle changea en haine profonde la simple antipathie que l’orpheline avait pour le pauvre instrument. Nous vous appelions tout à l’heure lectrice amie, ô beaux yeux qui nous faites l’honneur de nous lire ! Savez-vous pourquoi nous vous caressons ainsi de nos plus douces épithètes ? C’est que vous êtes, à titre de femme, aptes aux tendres et douces émotions, et que nous voulons obtenir que vous usiez de votre influence près de nos lecteurs, qui, trop impatients, trouveraient que nous tombons dans l’idylle. Laissez-nous ouvrir au terrible drame que nous écrivons cette porte parfumée et fleurie de la jeunesse ; nous arriverons assez tôt aux passions de la virilité et aux crimes des âges mûrs. N’est-ce pas donc, lectrice amie, que vous nous permettez de vous conduire quelque temps, à travers les prés émaillés de pâquerettes et de boutons d’or, au bruit des oiseaux qui chantent et des ruisseaux qui murmurent ?
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XX La baguette magique. Ces traits, et d’autres semblables, loin d’indisposer contre Mina sa famille adoptive, ne faisaient, au contraire, que confirmer Justin et sa sœur dans la bonne opinion qu’ils avaient du cœur de la petite orpheline ; au lieu de la blâmer, ils l’encourageaient donc à suivre l’impulsion de sa charmante nature, qui jetait quelques rayons de gaieté dans la maison ; ils eussent voulu lui faire de tous ses travaux un plaisir, de tous ses jours une fête : ils savaient bien, ces cœurs purs, que l’enfance est un dimanche éternel ! Mais la mère était aveugle ; la sœur, souvent malade ; tous trois, besogneux. Les parents ne pouvaient que donner leur tristesse à la petite fille ; ce fut donc elle qui, par la grâce de Dieu, leur donna sa gaieté. 297
Elle finit par prendre dans la maison un si grand empire, qu’il en fut de la maison comme il en est de la nature au sortir de l’hiver : d’abord nue et désolée, elle sembla renaître à la vie ; et, peu à peu, sous une sève invisible, reprit des bourgeons, des feuilles et des fleurs. Le maître d’école, malgré les efforts du vieux professeur – et, quoique, selon l’expression de celui-ci, il eût coudoyé le monde –, le maître d’école avait succombé dans cette lutte entre sa conscience et ses goûts, entre son devoir et ses désirs ; il s’était, comme l’avait prédit M. Müller, fané au beau milieu du printemps de sa jeunesse ; en trois années, il avait vieilli de dix ans. Ce fut le contraire pour la petite Mina : à son contact, la famille sa rajeunissait. C’est le propre, en effet, de l’insoucieuse enfance de raviver et de rajeunir tout ce qui l’approche ; partout où traîne sa robe blanche, l’herbe pousse, les boutons fleurissent ! Il y avait deux ans à peine que la petite Mina était dans la famille du maître d’école, et déjà la maison avait subi une transformation complète. 298
Une fois, elle avait été se promener dans la plaine de Montrouge, et, dans cette plaine aride, elle avait trouvé moyen de découvrir une douzaine de touffes de pâquerettes et de violettes sauvages. Elle les avait déracinées avec un couteau, les avait mises dans son mouchoir, les avait rapportées à la maison, et madame Corby avait été bien émue de sentir sous sa main deux pots de fleurs qui lui rappelaient ce soleil qu’elle ne pouvait plus voir. Une autre fois, c’étaient deux rosiers nains qu’un jardinier du voisinage lui avait donnés ; elle les avait mis dans deux verres à boire, et les avait déposés sur la cheminée de Justin, tandis qu’il était sorti. Le soir, le maître d’école les avait trouvés à son retour, et il avait ressenti une bien douce émotion en regardant ces roses, qui lui rappelaient qu’il y avait, autour de Paris, un printemps à la robe fleurie dont il ne pouvait pas jouir. La sœur Céleste avait eu aussi la surprise : deux ou trois fois, devant l’orpheline, elle avait 299
manifesté le désir d’avoir un petit chat, ne fût-ce que pour la distraire en emmêlant son fil, toujours si bien démêlé ; un soir, elle fut bien étonnée, lorsqu’elle leva son oreiller, de voir sortir de son lit un petit chat tout blanc avec un ruban bleu au cou. C’était encore Mina qui avait découvert ce chat, et qui lui avait fait un collier avec sa ceinture. Chaque jour, c’était une imagination nouvelle ; tout le génie inventif de l’enfance était concentré dans cette blonde tête ; on eût dit que, pareille au zéphyr, elle ne respirait que pour animer le printemps et faire fleurir autour d’elle les roses et le jasmin. Aussi ne voyait-on plus que par elle, ne s’entretenait-on plus que d’elle : « Mina par-ci ! Mina par-là ! » Comme une note agréable et qui plaît à tout le monde, on entendait son nom retentir du haut en bas de la maison. Si l’on avait un achat à faire, on s’en rapportait à son goût ; un parti à prendre, à sa décision ; un projet quelconque à accomplir, à sa volonté. 300
Elle était souveraine arbitre du petit État ; elle gouvernait ses trois sujets avec son bon sens, son bon cœur et sa gaieté. Aussi tous trois sentaient-ils et reconnaissaient-ils l’influence bienfaisante qu’exerçait sur eux cet enfant ; la mort d’un des trois membres de la famille n’eût pas causé plus de douleur aux deux survivants que le départ de la petite fille ne leur en eût causé à tous les trois. Ils l’appelaient l’ange de la gaieté. Et, en effet, c’était un enchantement de toutes les heures. Un jour, elle était allée au bois de Meudon avec M. Müller et Justin – c’était un dimanche, bien entendu – ; elle aperçut, à une douzaine de pieds, sur une branche, collé, comme d’habitude, au corps de l’arbre, un nid de pinsons. Sa convoitise s’éveilla aussitôt, et elle entreprit de prouver au vieux précepteur et à Justin que c’était la chose la plus facile du monde que de lui aller chercher ce nid, disant qu’elle savait monter aux arbres, et que, s’ils n’y allaient pas, elle allait y aller elle-même. 301
Justin, dans sa jeunesse, avait pratiqué cet art, et ne l’avait certes pas oublié au point de reculer devant une si médiocre ascension ; mais une chose le préoccupait : pour monter aux arbres, il fallait en embrasser le tronc avec les bras et les genoux, et l’opération ne pouvait se faire qu’au détriment probable de la redingote du jeune homme et de son pantalon. Justin se grattait l’oreille et regardait le nid. Le bon professeur comprit ce qui préoccupait le jeune homme ; il jeta à terre son chapeau à larges bords, et, s’adossant à l’arbre, joignit les deux mains, et s’offrit en courte échelle à son élève. Celui-ci lui demanda pardon de la liberté grande1, monta sur ses épaules, leva le bras, atteignit le nid, et mit cinq pinsons entre les mains de la jeune fille, qui les reçut en sautant de joie. C’est qu’il y a dans l’enfance une force si 1
Expression reprise dans Mémoires du comte de Gramont d’Antoine Hamilton (1713), chap. III. 302
irrésistible, une volonté si impérieuse, une telle puissance de commandement, qu’il faut absolument lui obéir. Ajoutons que c’est le propre des vieillards d’être plus tolérants pour l’enfance que les jeunes gens ; sans doute parce que les jeunes gens sont plus près, et les vieillards plus loin de cet âge heureux. Au reste, elle savait bien ce qu’elle faisait, la petite entêtée, en demandant ces pinsons ; et ce n’était pas le premier nid qu’elle convoitait : elle avait trouvé, on ne savait où, à la cave ou au grenier, une vieille cage sale et noire, qu’elle avait essuyée, grattée, polie ; et, cette cage mise en état, elle voulait l’utiliser. Elle rapporta donc ses pinsons sans répondre à Justin, qui lui disait qu’elle ne saurait où les mettre ; et, cinq minutes après sa rentrée à la maison, elle arriva dans la chambre du maître d’école, toute victorieuse, avec sa cage reluisante, et sa petite famille de pinsons emménagée. Mais, alors, cela lui fit venir une idée qui occupa longtemps son petit cerveau avant de se 303
produire au jour : c’était de faire, pour la cage de frère Justin, ce qu’elle avait fait pour la cage de ses pinsons. Seulement, il ne s’agissait plus là de frotter, de laver et polir ; il fallait changer le papier, changer les rideaux des fenêtres, changer les rideaux du lit. La pauvre petite y mit un an ; elle eut toutes sortes de caprices, et, comme Justin ne lui savait rien refuser, tantôt c’était dix sous pour un ruban qu’elle n’achetait pas, tantôt vingt sous pour un bout de dentelle qui restait chez la marchande ; enfin, de dix sous en dix sous, de vingt sous en vingt sous, elle amassa une somme de soixante et dix francs – dont quinze furent employés à mettre un papier gris perle avec des roses bleues à la place de l’affreux papier terreux, crasseux, humide, qui attristait l’œil –, et cinquante-cinq francs à acheter des rideaux de mousseline qui, faits par elle et par sœur Cécile, devenue vers la fin sa complice, remplacèrent les rideaux de serge verte. La métamorphose de la chambre s’opéra en 304
une soirée, grâce à la complaisance d’un marchand de papier qui avait son fils dans la classe de Justin, et qui contribua à ce tour de passe-passe pour la pose du papier, que quatre ouvriers collèrent sur les murs, tandis que Justin faisait sauter les dandys et les coquettes de la barrière du Maine. Quand frère Justin rentra, il crut qu’on avait fait un reposoir dans sa chambre ; il voulut gronder, quereller, se plaindre : Mina lui présenta ses deux joues roses, et Justin ne sut plus que serrer l’enfant sur son cœur. Et c’était ainsi que, degrés par degrés, cette triste maison se rajeunissait et s’égayait, comme ses habitants s’étaient égayés et rajeunis. Quand Mina en fut à ce point d’influence, elle déclara la guerre aux vieux livres de musique religieuse, et elle fit tant, que Sébastien Bach, Palestrina, Haydn rentrèrent dans l’armoire, et que, pour remplacer ces illustres ancêtres qui avaient fait la joie de la jeunesse du maître d’école, Justin rentra, un jour, tenant des fragments d’une partition d’opéra-comique, qu’il 305
avait trouvés en bouquinant sur les quais. Qui fut abasourdi ? qui pensa tomber à la renverse ? Ce fut M. Müller, qui, en entrant un soir chez Justin, le trouva déchiffrant les principaux motifs de Don Gulistan, cette gaieté en trois actes. Mais l’enfant déclara – probablement pour satisfaire sa vieille rancune contre le violoncelle –, l’enfant déclara que les airs les plus gais lui semblaient lugubres sur cet instrument. Eh bien, jugez à quel point le pauvre maître d’école avait la tête tournée et était prêt à obéir aux caprices de cet enfant : elle fit tant de taquineries à Justin, à propos de son violoncelle – et vous savez si le pauvre garçon aimait son instrument, mélancolique compagnon de sa vie mélancolique ! –, ce pouvoir tyrannique de la petite Mina fut tel sur lui, qu’elle le décida à renoncer au violoncelle ! Ah ! ce fut un moment bien triste que celui où le pauvre Justin renferma son violoncelle dans la prison de bois à laquelle il était condamné à perpétuité. 306
Vous me direz qu’il lui restait trois soirs de la semaine pour jouer de la contrebasse à la barrière ; mais cette musique, qui était pour le pieux maître d’école de la musique profane au premier degré, était loin de lui paraître une compensation suffisante à ce qu’il perdait en perdant Haydn, Palestrina et Sébastien Bach. D’ailleurs, sans lui rien dire, Mina lui donnait la meilleure raison du droit qu’elle avait de lui imposer ce sacrifice. Qu’était pour lui la musique ? La consolation de son ennui. Qu’avait-il besoin de se distraire, puisqu’il ne s’ennuyait plus ? d’être consolé, puisqu’il n’était plus triste ? N’était-elle pas la chanson vivante, elle ? Enfin, s’il est juste de dire, comme nous l’avons fait, que les malheurs vont par troupes, il est vrai de dire aussi qu’un bonheur arrive rarement seul. Aussi, un soir d’automne, à la rentrée des classes, Justin ouvrit-il tout simplement à deux 307
battants la porte à la Fortune, qui cognait. Elle avait pris, la capricieuse déesse, la placide figure d’un notaire de la rue de la Harpe. Vous me demandez naïvement, j’en suis sûr : « Il y avait donc des notaires, rue de la Harpe ? » Il n’y avait pas des notaires, il y avait un notaire. Ce notaire se nommait maître Jardy. Il avait deux fils, lesquels désiraient ardemment faire deux classes dans une seule année ; autrement dit, sauter, l’année suivante, par-dessus la classe appelée la troisième, en passant de quatrième en seconde. Justin étant occupé toute la journée, et les deux jeunes gens l’étant aussi, il ne fallait pas penser à des leçons de jour. D’ailleurs, Justin ne pouvait renoncer à sa classe. Ce qui convenait aux jeunes gens, c’étaient des leçons du soir – trois par semaine, et de deux heures chacune. 308
Dans ces conditions, la chose allait merveilleusement à Justin ! Trois fois la semaine, il faisait danser à la barrière, et, ne pouvant plus jouer du violoncelle dans sa chambre, à cause de la défense à lui faite par son despote, il avait pris en grand amour cette occupation, qui lui permettait de serrer encore de temps en temps sa contrebasse contre son cœur. Une contrebasse n’est pas un violoncelle ; la musique de la guinguette n’était pas de la musique de Beethoven ; mais, on le sait, nous ne sommes pas dans ce monde pour voir éclore la fleur parfumée de tous nos désirs ! Justin offrit au notaire ses trois soirs de liberté. Le notaire n’avait pas de préférence pour les jours pairs ou impairs : un notaire de la rue de la Harpe n’a de loge ni à l’Opéra ni aux Italiens. Les trois soirs de Justin furent les trois soirs de maître Jardy. Le digne tabellion offrait cinquante francs par mois, et, au bout de l’année, un rappel de cinquante autres francs si ses deux fils étaient 309
reçus en seconde. Justin accepta ; il s’engageait à forfait, moyennant cent francs par mois, à faire un miracle. Il fut convenu que, dès le lendemain, maître Jardy enverrait ses deux fils. La propreté de cette petite chambre de Justin avait surtout séduit le notaire. Il avait répété deux fois : – La charmante petite chambre que vous avez là, monsieur Pierre-Justin Corby !... En sa qualité de notaire, le magistrat de la rue de la Harpe ne faisait point grâce à ceux à qui il parlait d’un seul de leurs noms. – La charmante petite chambre que vous avez là ! Il faudra que j’en fasse arranger une pareille à madame Jardy. Et qui avait arrangé cette petite chambre, si avenante, qu’elle séduisait jusqu’au notaire ? Mina, l’ange de la gaieté ! Aussi, le notaire parti, Justin, sans 310
s’apercevoir que la petite fille courait sur ses quinze ans, la prit-il dans ses bras, et l’embrassat-il de toute la force de ses lèvres en lui disant : – Tu es mon bon génie, enfant ! depuis que tu es entrée ici, le bonheur a fait son nid dans la maison. Et il avait raison de dire cela, le brave jeune homme : c’était une véritable fée, un véritable génie, que cette petite fille avec sa baguette magique ! « Sa baguette magique ? dira-t-on ; vous ne nous en avez pas encore parlé. » Au contraire, chers lecteurs ! au contraire, lectrices amies ! nous ne vous avons parlé que de cela. Cette baguette magique, c’était la jeunesse !
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XXI Songe d’une nuit d’été. C’était une nuit aussi fraîche que la journée avait été brûlante. Les oiseaux, qui, sans doute, étouffés par la chaleur du jour, avaient gardé la chambre dans leurs palais de verdure, commençaient à faire entendre la voix de leurs hérauts : le rossignol, la fauvette, le rouge-gorge ; ils chantaient la belle nuit d’été aux brises fraîches ! Des papillons de ténèbres, si grands, qu’ils semblaient des oiseaux ; l’atropos, le paon, le sphinx du peuplier, voletaient sans bruit autour des arbres, avec des essaims innombrables de ces petits hannetons qui semblent les fils dégénérés des hannetons du mois de mai ; et, mises en branle par le vent frais de l’est, les fleurs de la plaine, balancées sur leurs tiges, semblaient danser en l’honneur du Dieu qui créa la lune et 312
les étoiles, ces doux et pâles soleils de l’obscurité. Les coquelicots s’enlaçaient aux bluets ; les marguerites aux yeux d’or regardaient amoureusement couler le ruisseau. Oiseaux, papillons, fleurs célébraient la fête de la nature. Assis ou plutôt couché parmi les blés, un jeune homme, la tête appuyée en arrière sur ses deux gras croisés, les yeux levés au ciel, semblait jouir avec délices de la sérénité ineffable de cette nuit d’été. Sur le front de ce jeune homme étaient écrits en lettres de flamme les purs enchantements d’une récente félicité ; on pouvait suivre sur son visage les traces encore visibles des joies de la veille, déjà amorties, effacées par l’invasion triomphante des joies du jour. Un passant indifférent eût seul pu croire que les rides de son front étaient creusées depuis peu, comme les sillons par la charrue dans une terre nouvellement labourée ; un observateur, au contraire, eût reconnu bien vite que, dans ces sillons, arides à la première vue, germaient les plus vertes et les plus fraîches pensées de la jeunesse. 313
Ce jeune homme, c’était notre maître d’école... Ou plutôt hâtons-nous de nous reprendre, et ne lui donnons plus ce nom, qui entraîne avec lui tout un cortège d’illusions meurtries. Non, ce n’était plus le maître d’école ; non, ce n’était plus le violoncelliste éveillant l’âme de son grave instrument, et la forçant de gémir sur ses douleurs ; non, ce n’était plus ce jeune homme vieux avant l’âge que nous avons vu si soucieux au milieu de sa triste famille ; c’était l’oiseau des champs, à qui le bonheur avait ouvert, en passant, la porte de sa cage, et qui savourait, dans l’air embaumé du soir, les fruits à peine éclos de sa liberté. C’était, en un mot, celui que nous appelions encore dans notre avant-dernier chapitre le malheureux Justin. Saluez-le, chers lecteurs, et lectrices amies, car il avait fait de rapides progrès sur la grande route du bonheur. Comme un voyageur attardé, il avait vite reconquis le temps et le chemin qu’il avait 314
perdus ; il avait, tout courant, laissé derrière lui les longues années de son isolement. Le chemin est si court de l’infortune au bonheur, qu’il avait, en six mois, pu oublier les soucis de sa vie entière ! Avait-il fait tout à coup fortune ? quelque parent inconnu lui était-il arrivé des îles lointaines, exprès pour l’appeler mon neveu et l’instituer son héritier ? ou bien plutôt le travail, ce véritable oncle d’Amérique, qui donne toujours plus qu’on n’attend, lui avait-il créé ce doux loisir ? Ne devait-il pas, en ce jour, à cette heure – c’était un jeudi, jour de bal –, ne devait-il pas être installé, les cheveux pendants comme les rameaux d’un saule, son instrument chanteur entre les genoux, dans l’orchestre du cabaret où nous lui avons vu demander humblement la place de contrebassiste ? Que faisait-il donc là, couché dans les blés comme un berger de Virgile, un Tityre ou un Damoetas, lorsque son devoir l’appelait ailleurs ? Non, son devoir ne l’appelait plus à 315
l’orchestre : ses deux élèves avaient enjambé d’un pas triomphant l’abîme de la troisième ; il avait des leçons par-dessus la tête, des économies à acheter une maison, et il y avait déjà quelque chose comme trois ou quatre mois qu’il avait renoncé à faire sa partie dans cette symphonie discordante où la misère l’avait poussé. Il était là où il devait être ; nulle part il n’eût été mieux : cette place qu’il occupait sur la lisière de ce champ, la tête dans les blés, les pieds pendants au rebord de la route, par le clair de lune, au milieu d’une nuit – cette place, c’était celle qu’occupait, cinq ans auparavant, la petite fille qui avait magiquement métamorphosé la pauvre maison du faubourg Saint-Jacques, et, innocente Médée, rajeuni notre héros ; c’était la nuit anniversaire de sa rencontre avec Justin, et celui-ci remerciait Dieu en ce moment du trésor inappréciable qu’il lui avait envoyé. On était au mois de juin de l’année 1826 ; la petite fille était devenue une grande et svelte jeune fille. L’enfant venait d’entrer dans sa quinzième 316
année. C’était une belle ondine, pareille à celles qui se mirent dans les ruisseaux dont les cascades légères descendent du Taunus et vont se jeter dans le Rhin. Elle avait de longs cheveux blonds comme l’or des blés, des yeux azurés comme les bluets au milieu desquels on l’avait trouvée couchée, des joues rouges comme les coquelicots tremblants sur sa tête au souffle virginal qui s’échappait de sa bouche. On l’eût crue faite de toutes les fleurs des champs où elle avait passé la nuit cinq ans auparavant ; c’était un bouquet de fleurs vivant, rose et frais. Justin, de son côté, était presque devenu beau ; nous avons déjà dit qu’il avait peu de chose à faire pour cela : à passer, par exemple, par le même chemin que le bonheur. La conscience de sa félicité enlevait à son triste visage cet air froncé qui lui était habituel autrefois, et sa figure n’avait plus gardé, de sa physionomie des jours néfastes, que sa douceur et sa distinction. 317
Un jour, il s’était regardé dans son miroir, et ne s’était pas reconnu ; il avait rougi en se trouvant beau, et, depuis ce temps, comprenant qu’il devenait beau parce que Mina était belle, il avait pris pour sa personne mille soins qui lui étaient étrangers jusque-là. Et il y avait de quoi s’embellir, certainement, rien qu’au contact de cette adorable créature. Quand ils s’en allaient promener le dimanche aux plaines de Montrouge, c’était un couple adorable à voir : lui blond, elle blonde ; elle rose, lui blanc ; le bras de la jeune fille enlacé comme une liane au bras du jeune homme, sa tête touchant presque son épaule, comme si elle eût voulu s’en faire un appui, c’était une harmonie délicieuse, un duo charmant ! On les regardait passer – les bons cœurs, bien entendu – avec ce plaisir naïf qu’on éprouve à suivre du regard des gens illustres ou heureux ; ceux qui les prenaient pour le frère et la sœur les admiraient ; ceux qui les prenaient pour deux fiancés les enviaient. Ils avaient tous deux l’air si bons, si joyeux, si 318
jeunes ! à peine Justin, depuis qu’il était heureux, paraissait-il vingt-cinq ans ; sa jeunesse, dont il avait si peu profité, si mal joui, lui revenait à l’âge où il l’avait quittée, c’est-à-dire presque enfantine. Tous les petits garçons couraient à Mina, toutes les petites filles couraient à Justin, tous les pauvres leur tendaient indifféremment la main à l’un ou à l’autre. Nous avons raconté, détail par détail, comment Mina, d’enfant, était devenue jeune fille ; comment Justin, de malheureux, était redevenu heureux ; suivons-les tous deux dans leur vie nouvelle. L’éducation de l’enfant est faite : musique, dessin, histoire, littérature ancienne, littérature moderne, on lui a tout appris ; elle a tout retenu. C’est une jeune fille pleine de distinction, dont le sens moral a grandi dans cette terre féconde qu’on appelle la famille ; ses goûts sont simples comme ses habits ; sa robe du dimanche est le symbole de son âme : elle en a la blancheur immaculée, et, fermée jusqu’ici aux désirs, comme le calice d’une fleur, elle attend, pour 319
s’entrouvrir, ce soleil des jeunes filles qu’on appelle l’amour. C’est une âme chaste dans un corps vierge. Dans le cœur de Justin, comme dans une bonne terre que l’on n’a jamais ensemencée, un amour jeune et vigoureux vient d’éclore, élevant déjà ses rameaux vers le ciel. Comment Justin s’aperçut-il qu’il était amoureux ? Par une souffrance – souffrance d’autant plus aiguë qu’il était déshabitué de souffrir. C’était le jeudi de la Fête-Dieu qui venait de passer. À cette époque où les hommes avaient encore permis à Dieu d’avoir une fête, plusieurs des rues de Paris, mais principalement celles des grands faubourgs, étaient jonchées de fleurs, et ressemblaient à des tapis étendus sous les pieds du prêtre qui portait le saint sacrement ; en outre, les murs étaient tendus de draps ou de tapisseries, l’air était parfumé d’encens, les feuilles de roses volaient dans l’air lancées à pleines mains, les cloches des différentes paroisses sonnaient à 320
toute volée. C’était un spectacle ravissant que de voir défiler sous le ciel radieux, pareilles aux théories de la Grèce, les jeunes filles en voile blanc qui suivaient la procession du clergé. Dans ce temps-là, où le gouvernement n’avait point parqué les étudiants dans les écoles de province, il y avait encore sur les toits des faubourgs, comme des nids d’hirondelles, des nuées de jeunes gens penchés aux fenêtres de leurs mansardes pour voir défiler le chaste et blanc troupeau. Mina faisait partie du cortège ; Justin, adossé près des grilles du Val-de-Grâce, l’attendait au passage. Le cortège arriva. Justin découvrit bientôt la jeune fille, qui, comme la plus haute et la plus belle fleur d’un bouquet, dominait de la tête toutes ses compagnes. Il n’y avait pas d’autre dessein, d’autre désir que de la regarder passer ; cependant, comme s’il eût été fatalement attiré de ce côté, il leva les yeux, et vit à une fenêtre un jeune homme dont 321
les yeux ardents rayonnaient sur tout cet essaim de cygnes. Ce jeune homme regardait-il l’une ou l’autre ? Il sembla à Justin qu’il n’était venu là que pour Mina, et ne regardait que Mina. Une rougeur... nous nous trompons : une flamme monta au visage de Justin, et, à partir de ce moment, le pauvre maître d’école vit clair en lui-même. Un serpent venait de le mordre au cœur – mieux que cela : au cœur de son cœur ! comme dit Hamlet. Il était jaloux ! Justin cacha son visage entre ses mains, comme si la jeune fille, en passant devant lui, et en voyant la rougeur de son visage, en dût en comprendre la cause. De retour à la maison, il s’enferma dans sa chambre, et resta seul, pendant deux heures entières, à s’interroger. Si, au bout de ces deux heures, l’amour qu’il avait pour la jeune fille ne lui était pas entièrement révélé, s’il hésitait encore à nommer 322
le sentiment de son cœur, une révolution allait s’accomplir en lui qui ne devait lui laisser aucun doute. Le soir, vers dix heures, après avoir vaqué aux derniers soins de la journée, Mina, comme d’habitude, descendit pour dire bonsoir à Justin, et lui tendre son front pour recevoir le baiser fraternel. Ce soir-là, lorsque Mina entra dans sa chambre, le corps du jeune homme frissonna des pieds à la tête, et une flamme passa sur son visage, pareille à celle qui courut sur le front de la jeune fille le jour où Justin la surprit l’archet à la main. Il l’embrassa sur le front ; mais, en l’embrassant, il devint pâle comme Mina le jour où elle chantait sa chanson dans la cour obscure, et où, surprise par sœur Céleste, elle avait cru commettre une profanation semblable à celle que l’on commet en parlant haut dans une église. Le baiser qu’il lui donna lui sembla impie, illicite, plein de convoitise ; il recula avec terreur, renversant sa chaise, et faillit tomber à terre, 323
quand la jeune fille, le regardant avec des yeux inquiets, lui dit : – Oh ! comme tu es pâle, ce soir, frère Justin ! Qu’as-tu donc ? serais-tu malade ? Oh ! oui, il était bien malade, le pauvre Justin ! Il était frappé au cœur d’un amour mortel. À partir de ce jour de la Fête-Dieu, de cette heure où, à la procession, il s’était senti jaloux en voyant un regard hardi se fixer sur Mina, il parut étrange à tout le monde : il avait tout à coup des élans imprévus qui étonnaient la famille, des joies sans cause apparente qui l’épouvantaient ; puis il retombait subitement dans des silences mornes et obstinés. Lui, qu’on n’avait jamais entendu chanter, s’était, un beau jour, en montant de sa chambre à celle de sa mère, mis à parcourir toute la gamme, à jeter au vent toutes les notes du clavier humain. Un autre jour, on l’avait rencontré gambadant par les rues comme un écolier en vacances. Enfin, on le voyait s’enfermer dans sa 324
chambre pendant des soirées entières sans que le moindre bruit y trahit sa présence ; et, lorsque, indiscrètement, on regardait par le trou de la serrure, on le voyait tantôt assis et immobile comme s’il était pétrifié, tantôt marchant et gesticulant comme s’il était fou. Ces symptômes, et d’autres encore plus effrayants, furent remarqués par sœur Céleste et par mère Corby, tout aveugle qu’elle était. Les deux femmes résolurent de s’en ouvrir au vieux professeur, qui était resté le Calchas des deux simples créatures, en même temps qu’il était le Mentor de Justin. M. Müller, qui, depuis longtemps, avait surpris le secret du jeune homme, prit le parti d’en conférer avec lui. Ils s’enfermèrent, un soir, tous les deux, et, comme un vieux médecin qui n’a pas même besoin de tâter le pouls de son malade pour apprécier la gravité du mal, le bon Müller alla droit au fait, et faillit renverser son élève quand, la porte à peine fermée, il l’aborda par ces mots :
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– Justin, mon garçon, tu es amoureux fou de Mina !
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XXII Flagrant délit d’amour. Justin resta atterré. Ainsi ce secret qu’il avait enfoncé si profondément au-dedans de lui-même, qu’il avait cru caché même à son vieil ami, son vieil ami le savait ! et, si lui, qui n’habitait pas la maison, connaissait l’état de son cœur, la mère, la sœur, et qui sait ? la jeune fille peut-être aussi en étaientelles informées. La certitude que son secret était dévoilé le troubla et l’abattit, et ce fut avec l’apparence d’un coupable que, le front baissé, la langue balbutiante, il répondit à M. Müller : – C’est la vérité. Le bon professeur le regarda, puis haussa les épaules. 327
– Allons, dit-il, relève la tête ! Justin releva la tête, soumis et rougissant comme un enfant. – Regarde-moi, continua Müller. Justin le regarda en balbutiant : – Mon cher maître... – Eh bien, mais, mon cher élève, reprit celuici, pourquoi donc n’en serais-tu pas amoureux ? – C’est que... – Qui donc en serait amoureux sinon toi ? Ce n’est pas moi, je suppose ! Voyons, ne fais pas le niais plus longtemps... Qu’est-ce qui te chagrine donc dans cet amour, et pourquoi en fais-tu un mystère ? N’es-tu pas d’âge à aimer, et pourraistu trouver, dans le monde entier, un plus digne objet de ton amour ? Aime donc, mon garçon ! aime comme tu as travaillé : aime avec honneur, avec passion, avec folie, si tu peux ! On dit que c’est si bon d’aimer ! – Vous n’avez donc pas aimé, vous ? – Je n’ai jamais eu le temps... Il y a mille 328
choses que tu ignores et que l’amour t’expliquera, à ce que l’on assure. Avec le travail et l’amour, tout s’éclaircit autour de nous et en nous ; on travaillait : on était fort ; on aime : on devient bon. Mais Justin, malgré les paroles paternelles de son vieil ami, secouait la tête, et ne répondait pas. – Voyons, dit le professeur du ton de la plus profonde tendresse, et en lui prenant les mains, qui t’empêche de parler ? qui te retient ? à qui, si ce n’est à moi, confieras-tu les premières joies de ton cœur ? n’avons-nous pas assez souffert et pleuré ensemble ? où trouveras-tu un cœur plus sympathique que le mien, une oreille plus attentive que la mienne ? Peut-être n’y vois-tu pas bien clair, dans ton cœur ; en ce cas, débrouillons la chose à nous deux, redevenons plus jeunes de dix ans... Tu te souviens de nos promenades dans le parc de Versailles ? Nous marchions la nuit, regardant le ciel – et c’est toujours le ciel qu’on regarde, vois-tu, quand on désire ou qu’on craint quelque chose – ; nous marchions donc, regardant le ciel, et nous tenant 329
par la main. Un jour, tu me demandas : « Si je m’égarais dans ce bois, comment retrouverais-je mon chemin ? » et je répondis : « Sois tranquille, jamais tu ne t’égareras avec moi ! » Eh bien, il en est de même aujourd’hui... Tiens, donne-moi la main, et faisons route ensemble ; le cœur ne ressemble-t-il pas un peu au bois inextricable où nous marchions dans l’obscurité ?... Tu es perdu : donne-moi la main, et, à nous deux, nous retrouverons le sentier ! Justin sauta au cou du vieux maître, et l’embrassa, les yeux ruisselants de larmes. – Pleure, mon fils, pleure ! dit le brave homme ; de joie ou de douleur, il fait toujours bon pleurer : les larmes rafraîchissent le cœur, comme les pluies d’été les jours orageux du mois d’août ; mais, après que tu auras pleuré, réjouistoi, et parlons de tes espérances. – Oh ! mon bon maître ! mon maître bienaimé !... – Eh bien, quoi ? – Si elle ne m’aimait pas, elle ! 330
– Es-tu fou ? demanda le vieillard ; et pourquoi donc veux-tu qu’elle ne t’aime pas ? C’est à son âge que le cœur chante sa première chanson ; pourquoi le sien ne la chanterait-il pas pour toi, mon bon et digne fils ? – Ainsi, mon cher monsieur Müller, demanda le jeune homme, vous croyez qu’elle m’aime ? – J’en suis sûr, aussi vrai que tu es un honnête homme assez simple pour en douter. – Mais c’est que je ne le lui ai jamais demandé. – Et tu as eu grandement raison ! est-ce que c’est une demande à faire ? est-ce que nous, qui ne sommes que des amis, est-ce que nous avons eu besoin de nous dire l’un à l’autre que nous nous aimions ? est-ce que cela ne se voit pas de reste ? – Oui, vous dites vrai, mon ami, elle m’aime ! – Je le crois bien ! et c’est lui faire injure que d’en douter. – Oh ! mon bon et vénéré maître, si vous saviez combien cette assurance de votre part me 331
rend heureux, si vous saviez combien je me trouve tout autre que je n’étais il y a un instant, rasséréné, transfiguré ! j’en deviens, pour ainsi dire, plus cher à moi-même ; j’ai de ma personne, je ne le dirai qu’à vous, mon ami, une opinion toute différente de celle que j’ai eue jusqu’ici : je m’aime en quelque sorte de me sentir aimé ! Et, en effet, vous rappelez-vous votre premier amour, vous qui me lisez ? ne vous a-t-il pas semblé que vous éprouviez quelque chose de plus tendre pour vous-même, après le premier aveu d’une femme ? ne vous a-t-il pas semblé que vous étiez autre que vous-même, ou, mieux encore, que vous deveniez plus vous-même que vous ne l’aviez jamais été ? La conscience du bonheur rend orgueilleux ; mais comme l’orgueil qu’on éprouve est expansif ! comme on voudrait avoir des brassées de fleurs pour les jeter à pleines mains sur la tête de tous les hommes ! Ils causèrent ainsi longtemps, le jeune homme et le vieillard, le jeune homme brûlant, et le vieillard se réchauffant au feu de l’amour. 332
Et, cependant, parfois les éclairs de joie que lançaient les yeux du jeune homme étaient voilés par les nuages qui passaient sur son front. Pendant une de ces éclipses : – Hélas ! dit-il, j’ai bientôt trente ans ; elle en a seize à peine : je pourrais presque être son père. Ne craignez-vous pas, mon ami, que nous ne prenions la piété filiale, la tendresse fraternelle pour l’amour véritable ? – D’abord, répondit le vieillard, tu n’as pas encore trente ans, si j’ai bonne mémoire, et, eusses-tu trente ans accomplis, tu n’as pas l’air d’en avoir plus de vingt-cinq : tes cheveux blonds te rajeunissent de dix ans. Ne t’effarouche donc pas de ton âge ; laisse même gagner à Mina sa seizième année, et jouis sans crainte et sans honte de ton amour. Tu l’as bien mérité, mon fils, par ta vertu exemplaire. Et le vieillard embrassa Justin comme il eût fait effectivement de son fils. Et il fut convenu entre les deux amis que, Mina n’ayant que quinze ans, on garderait encore 333
le silence devant la mère, devant la sœur et devant la jeune fille. La mère et la sœur n’auraient pas la force de garder le secret, et il répugnait aux deux amis d’éveiller dans l’âme candide de la jeune fille ces désirs bondissant dans le cœur de Justin comme des chevaux nouveau-nés. On se promit seulement d’en parler le plus souvent possible seul à seul, entre soi. Aussi avec quelle précaution les deux amis fermaient-ils la porte, de peur que le secret, pareil à un parfum, ne s’échappât de la chambre, et ne montât jusqu’à l’appartement des femmes ! Les soirs où le vieux maître revenait, tout allait bien ; à dix heures, heure à laquelle on se couchait invariablement au premier étage, on se séparait des femmes, puis l’on descendait, et plus d’une fois M. Müller s’aperçut qu’il s’était attardé jusqu’à l’heure insolite de minuit à écouter, pour la centième fois, le récit des impressions amoureuses du jeune homme. Mais, quand il n’était pas là, le cher 334
professeur, avec qui Justin pouvait-il parler d’elle ? sur quoi pouvait-il répandre les trésors de sa joie intime ? Oh ! s’il eût osé en causer avec son violoncelle ! Parfois il tirait cet ami, muet depuis si longtemps, non seulement de son armoire, mais encore de sa caisse ; il le pressait contre son cœur, le serrait entre ses genoux, faisait glisser ses doigts dans toute la longueur du manche, et, silencieusement, passait sur les cordes l’archet suspendu. Alors, il souriait ; car, avec l’oreille de l’imagination, il entendait tout ce que lui eût dit le violoncelle s’il lui eût été permis de parler. D’autres fois, ce dialogue muet ne lui suffisait pas ; alors, par les belles nuits d’été, il sortait doucement, tirait les verrous de la porte de la rue, gagnait la barrière, et, avide de bruit, de solitude et de mouvement, s’en allait par la plaine, récitant à la brise, la nocturne amie de l’amour et du malheur, les plus belles strophes des poètes grecs et latins qui ont chanté l’amour. 335
C’est par une de ces nuits, anniversaire de sa rencontre avec la jeune fille, qu’il s’en était allé s’étendre dans les blés, les bluets et les coquelicots, parmi lesquels nous l’avons découvert au commencement du précédent chapitre. Ce soir-là, c’était une solennité, un soir de fête ; il n’était là, comme nous l’avons dit, que pour rendre grâce au Seigneur de l’ange qu’il lui avait envoyé. Aussi, après avoir passé une heure ou deux dans les blés, comme neuf heures et demie seulement sonnaient à l’église Saint-Jacques-duHaut-Pas, lui passa-t-il à l’esprit qu’il avait encore le temps de revenir à la maison, et de dire bonsoir à Mina avant qu’elle fût couchée. Il se mit aussitôt à ouvrir le compas de ses grandes jambes, et revint tout courant pour rentrer chez lui. À la porte, il trouva un gamin d’une douzaine d’années qui l’attendait ; un de ces enfants de Paris dont, trois ans plus tard, Barbier, le grand poète de 1830, devait faire le portrait. 336
L’enfant l’arrêta. – Monsieur, lui dit-il, voilà votre mouchoir, que vous aviez perdu. – Comment ! mon mouchoir ? – Oui, il est tombé de votre poche quand vous êtes sorti, il y a deux heures. – Et tu l’as trouvé ?... – Oui. – Pourquoi ne l’as-tu pas rendu tout de suite ? – Je n’étais pas bien sûr que ce fût à vous ; il passait plusieurs messieurs en même temps. J’ai crié : « Ohé ! qui est-ce qui perd son mouchoir ? » On m’a dit : « Tiens, c’est à ce monsieur qui est là-bas, là-bas ! » Vous étiez déjà à un quart de lieue. « Bon ! ai-je dit, j’aime mieux l’attendre que de courir après lui... Reviendra-t-il, ce monsieur ? – Certainement. – Où demeure-t-il ? – Il demeure là. – Quel est-il ? – C’est l’amoureux de la petite. – Et, la petite, où demeure-t-elle ? – Elle demeure chez lui. – Ah ! bon ! ai-je dit, s’il est l’amoureux de la petite, et si la petite demeure chez lui, il ne tardera pas à 337
revenir. » Et je vous ai attendu ; j’ai bien fait, puisque vous voilà... Eh bien, vous ne prenez pas votre mouchoir ? – Si fait, mon petit ami, dit Justin, et voici pour ta peine. Et il donna dix sous à l’enfant. – Bon ! une pièce blanche, dit celui-ci ; je vais la changer : la vieille me la prendrait tout entière, au lieu qu’avec dix sous de sous, je lui en donnerai cinq, et je garderai les cinq autres. L’enfant fit quelques pas, tandis que Justin pensif introduisait d’une main tremblante la clef dans la serrure ; mais, revenant sur ses pas : – Dites-donc, monsieur, demanda l’enfant en le tirant par sa redingote. – Quoi ? – Si vous voulez savoir si elle vous aime... – Qui ? – La petite donc, votre amoureuse. – Eh bien ? – Il faut venir trouver la vieille, rue Triperet, 338
n° 11. D’ailleurs, si vous oubliez le numéro, elle est connue dans toute la rue ; demandez la Brocante, tout le monde vous enseignera son logement. Elle vous fera le grand jeu pour vingt sous. Mais Justin n’écoutait plus ; il ouvrit la porte, et la referma au nez de l’enfant, qui s’en alla chez l’épicier changer sa pièce de dix sous pour dix sous de sous, ou plutôt pour neuf sous et demi ; car, à titre de courtage sans doute, il acheta pour deux liards de mélasse. Puis il reprit au galop le chemin de la rue Triperet. Quant à Justin, au lieu de monter chez les femmes, et d’achever sa soirée en famille, il rentra chez lui, s’enferma, se jeta sur un fauteuil, et y demeura immobile et le cœur rempli des plus sombres pressentiments. Son amour n’était plus à lui ; son secret était aux mains de tout le monde. Il était, pour tout le faubourg Saint-Jacques, l’amoureux de la petite ! 339
XXIII Les moschites. Il y a dans l’Inde, mais particulièrement à Korrah, un insecte immonde, sorte de moucheron nommé moschite, dont la piqûre est des plus dangereuses ; il ne se contente pas de sucer le sang comme le zinzaro, ou de piquer avec un dard comme la guêpe : il dépose, dans le trou qu’il a fait à la chair de sa victime, un petit œuf qui en trois jours éclôt, donne naissance à un ver, lequel en engendre incontinent une quantité d’autres qui vous dévorent tout vivant ! Le plus souvent, on en meurt en douze ou treize jours. Pour prévenir cet accident, il faut, dès que l’on se sent piqué, étendre sur la plaie, débridée d’un coup de bistouri, une feuille de tabac mâché.
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Il existe tout autour de nous, en Europe, en France, à Paris, sous une autre forme, il est vrai, mais plus dangereux encore, des insectes dans le genre des moschites de Korrah : ce sont les voisins. Plus dangereux, nous l’avons dit ; car on sait quel baume appliquer sur la blessure faite par le moucheron, tandis que les blessures faites par les voisins sont mortelles. Le voisin est sans pitié, sans cœur, sans entrailles : il entre chez vous par la porte, si vous laissez la porte ouverte ; par la fenêtre, si vous laissez la fenêtre ouverte ; par le trou de la serrure, si vous fermez la fenêtre. Il vous dérobe vos secrets avec la même effronterie que le plus fieffé voleur de nuit vous dérobe votre argent ; il y a, toutefois, entre les voisins et les voleurs, une différence toute à l’avantage du voleur : c’est que le voleur risque sa vie au moins, tandis que le voisin risque la vie des autres. On se contenterait de gémir, et l’on se résignerait à ce fléau, comme l’Inde se résigne au choléra, comme l’Égypte se résigne à la peste, 341
comme les Anglais se résignent au brouillard, s’il était démontré en histoire naturelle que cette infirmité qu’on appelle le voisinage fût inhérente à l’espèce entière ; mais point du tout : elle est particulière à ce pays privilégié qui se nomme la France ; partout, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, on a le respect des autres, ayant le respect de soi-même. Dans notre France seule, enfermé dans sa chambre, porte close, volets tirés, on sent autour de soi l’œil et l’oreille du voisin. Ce n’est pas qu’il vous veuille précisément du mal ; non : alors, il deviendrait justiciable du code pénal ; souvent même, quand il vous fait du mal, c’est malgré lui, quoiqu’il vous en fasse toujours, Non : il veut voir simplement ce qui se passe chez vous ; vous lui devez compte de ce qui se dit, de ce qui se fait dans votre intérieur ; vous êtes son débiteur naturel ; il est créancier de votre bonheur. À cela près, tous ces gens-là sont, si vous voulez, honnêtes : ils observent les lois portées au 342
bulletin ; ils se soumettent rigoureusement à toutes les ordonnances de police ; ils paient recta leurs impôts, balaient le seuil de leur boutique en hiver, arrosent la devanture de leur magasin l’été, tiennent prête une corde à puits neuve en cas d’incendie, vont le dimanche à l’église, le lundi au théâtre, montent leur garde une fois par mois, se conduisent enfin comme tout le monde, oubliant, toutefois, que, la discrétion étant une sublime vertu, la curiosité est naturellement un vice monstrueux. Aussi, nous ne désespérons pas de voir, d’ici à quelques années – cela commence déjà –, la population intelligente de Paris déserter ces casernes qu’on appelle les maisons à quatre étages, et, les chemins de fer aidant, se confiner, sur un rayon de dix lieues tout autour de Paris, dans des habitations particulières où les faiblesses des uns seront cachées, et où les vertus des autres seront à l’abri du soupçon. Ce mot que le gamin venait de prononcer : l’amoureux de la petite, n’était pas, au reste, le premier de ce genre qui eût frappé les oreilles de 343
Justin. Plus d’une fois, lorsqu’il passait dans le faubourg, donnant le bras à la jeune fille, il avait remarqué dans les yeux des voisins des regards ironiques, et sur leurs lèvres des sourires équivoques. Cette belle fille au bras de ce jeune homme, sortant avec lui, quand ce n’était ni son mari ni son frère, n’y avait-il point là à mordre, et n’étaitce pas tenter les dents les moins incisives du faubourg ? On l’avait connue enfant, il est vrai ; mais, oubliant tout à coup qu’on l’avait vue grandir peu à peu, on ne voulait plus la prendre que pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour une grande demoiselle bonne à marier, et qui ne se mariait pas. On chercha de toutes façons à trouver la cause de ce double célibat ; on oublia qu’il n’y avait pas de temps de perdu, puisque Mina avait quinze ans et demi à peine ; on pensa qu’il y avait quelque secret là-dessous ; les plus curieux, ainsi que des oiseaux pillards, s’abattirent sur la famille pour 344
lui voler son secret ; ils furent doucement repoussés ; on fut réduit aux conjectures ; des conjectures, on passa aux bavardages ; des bavardages aux cancans. Enfin, la calomnie s’en mêla, battit le seuil de la paisible maison, monta de degrés en degrés, et l’envahit complètement. La vie ainsi n’était plus possible. Justin songea bien à déménager ; mais quitter le quartier, c’était courir la chance d’en retrouver un pire, c’était donner raison à la méchanceté des voisins ; et puis, au fond, était-ce facile de quitter cette maison où l’on avait vécu si heureux et si misérable à la fois ? n’était-ce pas une part de soi-même qu’on allait rejeter ainsi loin de soi ? la vie entière de ces quatre personnes n’était-elle pas écrite en caractères ineffaçables sur les murs de ces deux étages ? Non, c’était plus que difficile : c’était impossible ! On renonça donc à quitter la maison ; mais, comme il fallait prendre un parti, qu’on ne pouvait pas couper d’un seul coup de rasoir toutes les mauvaises langues du quartier, on 345
résolut de consulter le vieux professeur. Au reste, c’était toujours là qu’on arrivait dans les situations désespérées. M. Müller vint à l’heure accoutumée ; on laissa la jeune fille dans l’appartement du haut ; la mère descendit, pour cette fois, dans la chambre de son fils, et, tous les quatre réunis, M. Müller, la mère, la sœur et le jeune homme, on tint un conseil de famille. L’avis du vieux professeur fut bien simple : – Publiez les bans demain, et mariez les enfants dans quinze jours. Justin jeta un cri de joie. Cet avis de Müller répondait au vœu de son cœur. En effet, un mariage faisait taire à l’instant même tous les soupçons. Il n’y avait donc pas à hésiter ; il était inutile de chercher un autre moyen : celui-là était le vrai, le bon, le seul. On eût pris ce parti si la mère n’eût pas étendu 346
la main. – Un instant ! dit-elle, je n’ai qu’une objection à faire, mais elle est grave. – Laquelle ? demanda Justin en pâlissant. – Il n’y a pas d’objection, dit le vieux professeur. – Si fait, monsieur Müller, répondit madame Corby, il y en a une. – Laquelle ? Voyons ! – Dites, ma mère ! murmura Justin d’une voix tremblante. – On ne connaît pas les parents de Mina. – Raison de plus pour qu’elle dispose d’ellemême, puisqu’elle ne dépend que d’elle seule, dit le vieux professeur. – Puis, hasarda timidement Céleste, les parents de Mina ont renoncé à elle, du jour où ils ont cessé de payer la rente qu’ils s’étaient engagés à servir à la mère Boivin. Cette observation, faite presque à voix basse par une bouche craintive, parut, cependant, 347
excellente à Justin. – Mais oui ! s’écria-t-il, Céleste a raison. – Je crois bien qu’elle a raison ! dit le professeur. – Elle pourrait, en effet, n’avoir pas tort, dit madame Corby, et je vais proposer un terme moyen qui, je l’espère, satisfera tout le monde. – Dites, ma mère ! fit Justin ; nous savons tous que vous êtes la sagesse descendue sur la terre. – Les lois ne permettent de se marier qu’à quinze ans et cinq mois ; si vous vous mariez tout de suite, vous aurez l’air de n’avoir attendu que le moment où la loi permettait le mariage, et d’avoir profité de son bénéfice avec une promptitude dont l’intention peut être mal interprétée. – Ça, c’est vrai, Justin, murmura le professeur. Justin soupira. Il n’avait, en effet, rien à répondre. – Dans sept mois, le 5 février prochain, Mina aura seize ans, c’est presque l’âge de raison pour une femme ; il est important, mon fils, que l’on 348
sache bien que Mina s’est donnée : en l’épousant aujourd’hui, tu aurais l’air de l’avoir prise. – Alors ?.. murmura Justin tout tremblant de joie. – Alors, comme le curé de La Bouille représente, à l’heure qu’il est, le tuteur de Mina, tu te pourvoiras d’avance du consentement de ce digne prêtre, et, le 6 février prochain, Mina sera ta femme. – Oh ! ma mère ! ma bonne mère ! s’écria Justin en tombant aux genoux de sa mère, en la serrant sur son cœur, et en couvrant son visage de baisers. – Mais, en attendant ?... demanda Céleste. – Oui, dit le professeur, en attendant, les bavardages, les cancans, les calomnies iront leur train ! – Aussi faudrait-il aviser à mettre Mina quelque part pendant ces sept mois-là. – Quelque part, ma mère ! mais où voulezvous donc que nous la mettions, la pauvre enfant ? 349
– Dans un pensionnat quelconque, peu importe où, pourvu qu’elle ne reste pas ici. – Je ne connais personne à qui je consente à confier Mina, s’écria Justin. – Attendez donc, attendez donc, dit le bon professeur, j’ai votre affaire, moi. – En vérité, mon cher monsieur Müller ? dit madame Corby en tendant la main à la voix du vieux professeur plutôt qu’au vieux professeur lui-même, qu’elle ne voyait pas. – Qu’avez-vous en vue, et qu’allez-vous nous proposer ? demanda Justin avec un ton d’impatience marquée. – Ce que je vais vous proposer, mon cher Justin ? La seule chose proposable, pardieu ! qu’il y ait dans la circonstance difficile où nous nous trouvons. J’ai, à Versailles, une vieille amie de trente ans, la seule femme que j’eusse aimée peut-être, ajouta le bon professeur avec un soupir, si j’en eusse eu le temps ; elle tient justement un pensionnat de jeunes filles : Mina restera chez elle pendant ces sept mois, et, une fois par 350
semaine... eh bien, une fois par semaine, tu iras lui faire ta visite au parloir. Cela te va-t-il, mon garçon ? – Dame, dit Justin, il faut bien que cela m’aille. – Morbleu ! comme tu deviens difficile ! il y a six mois, tu eusses accepté la chose à belles baisemains. – Et je l’accepte encore avec reconnaissance, mon bon et cher ami, dit Justin en tendant les deux mains à M. Müller. – Et vous, que dites-vous, chère madame Corby ? demanda le professeur. – Je dis que, dès demain, il faut que vous alliez à Versailles avec Justin, cher monsieur Müller. Sur quoi, l’on se sépara en se donnant rendezvous rue de Rivoli, à la station où l’on prenait, à cette époque-là, les gondoles, seules voitures qui, avec les coucous de la place Louis-XV, fissent le transport des voyageurs de Paris à Versailles. Au bout d’un quart d’heure de conversation 351
avec la maîtresse du pensionnat, le jeune homme s’aperçut que Müller n’avait aucunement exagéré les solides vertus de sa vieille amie. En apprenant l’intérêt que Müller portait à sa future pensionnaire, l’excellente femme offrit de prendre la jeune fille pour le seul prix de sa nourriture, et l’on convint de la lui amener le dimanche suivant. Les deux amis sortirent du pensionnat, enchantés de la maîtresse de pension, et s’en revinrent à pied par les bois de Versailles, si remplis pour eux d’ineffables souvenirs. Nous avons dit qu’on n’avait, à l’endroit de Mina, rien laissé transpercer de ce complot de famille ; la pauvre enfant n’en savait donc pas le premier mot. Elle avait bien entendu quelques chuchotements ; elle avait bien vu les uns et les autres se lancer certains regards dont elle ne comprenait pas entièrement l’expression ; elle sentait vaguement qu’un mystère planait autour d’elle ; elle le flairait, pour ainsi dire, mais sans en pouvoir trouver les traces. Cette nouvelle vint donc la frapper, un matin, 352
comme un coup de foudre. Elle n’avait jamais pensé que sa vie pût changer, tant elle s’était fait de cette vie une douce habitude ; de même que le mur de la cour était tout son horizon, sa vie dans la famille de Justin était tout son avenir ; il ne lui était point venu à l’idée qu’elle pût avoir ou un autre avenir ou un autre horizon ; elle fermait volontairement les yeux à sa destinée, ne songeant à rien autre chose, quand les feuilles tombaient, sinon que l’hiver était proche, ne voyant autre chose, quand les feuilles revenaient, que le retour du printemps. Un jour, la mère lui avait demandé : – Que deviendras-tu après ma mort, mon enfant ? – Je vous suivrai, avait répondu Mina en souriant ; ne faut-il pas quelqu’un qui vous serve au ciel comme sur la terre ? – Au ciel, avait répondu la mère, j’aurai autour de moi tous les anges du paradis. – C’est vrai, avait répondu Mina ; mais ils n’ont pas, comme moi, vécu cinq ans avec vous. 353
Et, de même qu’il lui avait paru impossible de quitter jamais la pauvre aveugle, de même il lui paraissait impossible de quitter jamais la maison. Ce fut donc avec un profond chagrin qu’elle accueillit la nouvelle de ce brusque départ ; on ne lui en expliquait d’abord les causes que très imparfaitement ; elle était si naïve, qu’elle ne savait point comprendre que l’on pût médire de ses sorties ; elle était si chaste, qu’elle ignorait les conséquences que l’on pouvait tirer de sa cohabitation avec un jeune homme. Elle eût candidement couché dans sa chambre, sans même songer que quelqu’un pouvait y trouver à redire. On eut beau lui faire entendre que c’était un usage ayant force de loi, qu’une jeune fille de seize ans ne devait plus demeurer dans la même maison qu’un jeune homme ; malgré l’avis de la mère et de la sœur, malgré l’opinion du vieux professeur lui-même, elle n’en voulut rien croire, et elle n’accepta jamais cet étrange principe qu’on pût se formaliser de voir Justin habiter avec elle, puisqu’on ne se formalisait pas qu’il 354
habitât avec Céleste. C’était donc le cœur serré et les yeux pleins de larmes qu’elle allait quitter cette triste maison, devenue pour elle le paradis de son bonheur.
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XXIV Le pensionnat. Le premier jeudi du mois de juillet de l’année 1826, Justin, accompagné de son vieux maître, la conduisit à Versailles. Tout le long de la route, la jeune fille ne desserra point les dents ; elle était pâle et morne, et levait à peine les yeux autour d’elle. Un moment, Justin, en la voyant si triste, sentit le cœur lui faillir, et songea, bravant tous les commérages du quartier, à la ramener à la maison. Il fit part de son intention à M. Müller. Mais, soit que le vieux professeur comprît l’intérêt égoïste qui dictait, malgré lui, les paroles de Justin, soit que, moins intéressé que le jeune homme dans la question, et ayant sa conscience 356
plus libre pour agir, il fût déterminé à aller jusqu’au bout, M. Müller tint bon, et fit reproche à Justin de sa faiblesse dangereuse. On arriva au pensionnat. L’innocent que l’on conduit à l’échafaud n’a pas un visage plus consterné en arrivant sur la place de l’exécution et en apercevant l’instrument du supplice, que celui de la pauvre Mina en voyant les grands murs de pierre qui entouraient la pension et la grille de fer qui y donnait entrée. Ces murs étaient pourtant couverts de lierre et surmontés de clématites ; les lances de cette grille étaient cependant dorées. Madame de Staël, en face du lac de Genève, regrettait son ruisseau de la rue Saint-Honoré. La pauvre Mina, en face d’un palais, eût regretté sa triste maison du faubourg SaintJacques. Elle regarda ses deux compagnons de route avec ses deux yeux inondés de larmes. Mon Dieu ! quel douloureux regard ! il fallait vraiment que les deux hommes eussent des cœurs 357
faits de pierre comme les murailles de ce pensionnat pour ne pas se fondre devant ces beaux yeux suppliants. Elle les regarda ainsi tous deux longuement, profondément, allant de l’un à l’autre, ne sachant plus, à cette heure suprême, auquel elle devait s’adresser, de celui qu’elle considérait comme son père ou de celui qu’elle appelait son frère. Justin allait faiblir ; il avait détourné les yeux pour éviter la blessure dont ce regard lui transperçait le cœur. Müller lui prit la main, la lui serra avec force ; ce serrement de main équivalait à ces mots : « Courage, garçon ! j’ai grande envie de pleurer, moi aussi, et la preuve, c’est que j’étouffe ; mais, tu le vois, je me contiens. Courage ! si nous nous attendrissons devant elle, nous sommes perdus ! tâchons donc de demeurer forts ; nous pleurerons ensemble au retour. » Voilà les mille choses que signifiait ce simple serrement de main du vieux professeur. On conduisit Mina à la maîtresse de pension, 358
qui la reçut dans ses bras, et l’embrassa bien plus comme une fille que comme une pensionnaire. Hélas ! ce baiser maternel attrista Mina, au lieu de la rasséréner. C’était donc ainsi qu’était le monde ? une étrangère avait donc le droit de vous embrasser comme une mère ? Elle se rappela son premier réveil dans la chambre de la sœur : le papier de la chambre de la maîtresse de pension était à peu près pareil à celui de la chambre de Céleste. Tous les souvenirs de ses premières heures de solitude lui revinrent à l’esprit ; elle se sentit plus seule et plus abandonnée que jamais. Justin l’embrassa sur le front, le vieux professeur lui baisa les deux joues, et, cinq minutes après, la pauvre Mina entendit se refermer la porte du pensionnat, avec ce serrement de cœur du prisonnier qui entend tirer sur lui les verrous de son cachot. La maîtresse de pension la fit asseoir près d’elle, lui prit les mains, et essaya de la consoler, devinant bien plus qu’elle ne lisait sur le visage 359
de la jeune fille les traces d’un profond chagrin. Mais, au lieu de l’adoucir, ces banales consolations ne firent que l’irriter : elle demanda à être conduite dans la chambre qu’on lui destinait ; car il avait été convenu, entre la maîtresse de pension et les deux amis, qu’on lui donnerait une chambre particulière, pour lui épargner les ennuis du dortoir commun. On fit donc selon son désir, et on la conduisit à sa chambre. C’était un véritable boudoir de pensionnaire, trop coquet pour une nonne, pas assez pour une jeune fille du monde ; le papier perse à fleurs bleues rappelait celui que Mina avait fait poser dans la chambre de Justin ; une pendule posée sur la cheminée, entre deux vases d’albâtre contenant des fleurs artificielles, représentait Paul faisant passer le torrent à Virginie ; une gravure du martyre de sainte Julie, patronne de la maîtresse de pension, ornait la muraille, ou plutôt, à notre avis, la tachait de son cadre noir ; six chaises légères en bambou et en paille de couleurs différentes, une couchette à rideaux de perse bleue tombant d’un baldaquin, 360
un piano entre la fenêtre et la cheminée, un ou deux petits meubles de goût simple complétaient l’ameublement de la chambre, dont, à la rigueur, eût pu se contenter une jeune fille plus habituée que Mina au luxe et au confort. L’enfant, du reste, fut frappée elle-même de la sérénité que l’on respirait dans cette chambre ; solitude pour solitude, encore la valait-il mieux fleurie et parfumée. Fleurie et parfumée était le mot : par la fenêtre entrouverte, la vue s’étendait sur d’immenses jardins pleins d’arbres et de fleurs. Tout à coup, Mina entendit de grands cris joyeux presque au-dessous d’elle. Elle alla à la fenêtre. C’était l’heure de la récréation, et une trentaine de petites filles se précipitaient dans la cour, pour employer cette heure, rayon de soleil entre la double nuit des classes, le plus joyeusement possible. La cour était sablée, plantée de tilleuls et de sycomores. 361
À travers le feuillage des arbres, comme à travers un voile mouvant, Mina voyait courir, jouer, sauter, danser de toutes façons la bruyante troupe. Les grandes se promenaient deux par deux dans les coins les plus retirés. De quoi parlaient ces cœurs et ces lèvres de quatorze ans ? Oh ! comme elle aussi demandait une compagne à qui dire le secret de son cœur, dont son frère Justin n’avait pas voulu ? Et, cependant, les rires éclatants, les cris joyeux des petites filles agirent sur elle tout autrement que les condoléances de la vieille amie du professeur ; elle repassa tous les souvenirs de ses premières années ; elle revit la petite maison de La Bouille, la mère Boivin, la vache blanche et noire, qui donnait du si bon lait, qu’elle n’en avait jamais bu de pareil ; son bon curé, qui avait soixante-quatre ans, quand elle l’avait quitté, et qui devait en avoir soixante-dix maintenant. Elle songea, de cette fenêtre où elle était, que beaucoup de ces jeunes filles riches qu’elle voyait se promener et causer dans des coins 362
eussent été trop heureuses d’occuper ainsi qu’elle une chambre retirée dans cette aristocratique maison ; enfin, elle songea aux braves gens qui l’avaient recueillie, pauvre, errante, orpheline ; qui l’avaient conduite à cette éducation, élevée à ce rang ; elle songea à la sainte mère Corby, à la bonne sœur Céleste, à l’excellent professeur, et surtout à Justin ! à Justin, dont elle avait vu les larmes, dont elle avait senti trembler la main, et qui lui avait murmuré d’une voix si tendre, tout en posant ses lèvres sur son front : « Courage, ma Mina chérie ! six mois sont bientôt passés. » Alors... alors, elle trouva ses regrets égoïstes, sa tristesse ingrate ; alors elle regarda autour d’elle, vit de l’encre, une plume et du papier, prit tout cela à deux mains, et alla s’asseoir à la table, où elle écrivit à la famille du faubourg SaintJacques une adorable lettre de remerciements et de bénédictions. Il était temps que cette lettre arrivât ; le pauvre Justin était au bout de ses forces ; et il ne fallait pas moins que ce souvenir de la jeune fille pour le tirer de la langueur où l’avait jeté ce triste 363
départ. Hélas ! quel sombre voyage ils avaient fait au retour, son vieil ami et lui ! Ils étaient revenus à pied, croyant trouver une distraction dans ce riant chemin, sûrs au moins d’y trouver la solitude. Ils n’avaient pas échangé une parole ; on eût dit deux proscrits fuyant au hasard sans connaître le but de leur course. M. Müller, qui avait été le plus fort en face de la jeune fille, était redevenu faible en face de Justin. À moitié route de Versailles à Paris, il avait demandé à son élève le courage que lui-même avait promis de lui donner. Quand on rentra à la maison, ce fut une scène de désolation ; la soirée qui suivit, une soirée de deuil. Mina fût partie pour toujours, Mina eût été en danger de perdre la vie, Mina fût morte, qu’on ne l’eût pas pleurée et regrettée plus qu’on ne la pleurait et ne la regrettait, vivante, et à cinq lieues 364
de Paris. Le vieillard crut avoir retrouvé devant les femmes le courage qu’il avait perdu devant Justin, et essaya de les consoler ; mais il y avait mauvaise grâce : il sentait qu’il touchait à faux, et qu’il parlait contre sa conscience, contre son cœur ; il éclata et confondit ses larmes avec celles de la famille. Oui, de la famille, car Mina était bel et bien de la famille. On l’accusa, alors, de n’avoir pas assez mûri son projet en éloignant ainsi la jeune fille, d’en avoir hâté l’exécution trop légèrement, d’avoir précipité le départ quand rien ne menaçait encore, et quand, d’ailleurs, on eût pu mettre l’orpheline dans un pensionnat de Paris où l’on eût été la voir tous les jours ; on le rendit responsable des suites de l’événement ; chacun crut enfin alléger sa part du malheur général en en rendant coupable le bon M. Müller. L’excellent homme écouta toutes ces tardives récriminations, endossa tous ces reproches avec un héroïsme surhumain, et partit, comme le bouc 365
émissaire, chargé des iniquités de la tribu. Une fois M. Müller sorti, une fois ces trois pauvres êtres demeurés seuls, la mélancolie monotone des premières années s’abattit sur leur tête, et comme la chauve-souris nocturne et funéraire, étendit ses ailes de crêpe et plana silencieusement autour d’eux ! Et, en effet, l’enfant joyeux parti, les murs reprenaient leurs sombres teintes ; l’oiseau chanteur envolé, la cage était triste. Tout dans l’appartement parlait de Mina pour dire : « Elle était ici ; elle n’y est plus ! » La mère ! La mère, qui l’avait jour et nuit sous la main, qui n’avait pas même besoin d’appeler pour entendre accourir l’enfant ; la mère, qui, depuis six ans, pour soulager sa fille malade, avait chargé la petite Mina de la direction de la maison, s’en rapportant à elle plus qu’à sa propre fille, la mère avait le cœur navré en songeant que ce fragile roseau sur lequel elle avait appuyé sa vieillesse allait manquer à sa main. 366
La sœur ! La sœur, cette créature chétive qui ne pouvait s’endormir le soir sans entendre la voix de ce charmant petit être dont la venue lui avait fait aimer quelque chose au monde en dehors de son frère et de sa mère, et fait reprendre quelque goût à la vie ; la sœur, qui oubliait les biens que Dieu lui refusait en souvenir des joies qu’il donnait aux autres ; la sœur, elle aussi, était habituée à voir tourner, courir, marcher, s’agiter autour d’elle, presque toujours assise et immobile, ce salpêtre enflammé qu’on appelle un enfant. Et le frère ! Le pauvre Justin, redevenu le triste maître d’école, n’était-ce pas lui qui souffrait le plus de cette triste absence ? Quand il était rentré dans sa chambre – cette chambre que Jean Robert et Salvator avaient trouvée si virginale et si proprette –, il n’avait vu que les anciennes murailles nues, que la cheminée vide, que le grand tableau noir, symbole funèbre de ses joies éteintes, de ses illusions envolées. 367
Il s’était jeté tout habillé sur son lit, et il avait sangloté toutes ses larmes, comprimées par la présence de la famille. Eh quoi ! cette petite fille, oiseau du matin, moitié rossignol, moitié alouette, dont la chanson l’éveillait tous les jours à la même heure ; cet ange qui, tous les soirs, avant de fermer ses ailes, venait lui tendre son front blanc, il n’allait plus le voir, il n’allait plus l’entendre ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Quelle nuit il passa, et quel lendemain sombre suivit cette sombre nuit ! Heureusement, comme nous l’avons dit plus haut, la lettre de la jeune fille arriva ; c’était une action de grâces en trois pages, un cantique ravissant. Elle demandait pardon de son absence à la famille, comme si elle eût été, elle qu’on avait traînée de force à Versailles, la seule cause de son départ. Elle les remerciait de tout le bien qu’elle avait reçu d’eux, comme si le bien, ce n’était pas elle 368
qui le leur eût donné ! Enfin, c’étaient les pensées d’un ange, écrites par la main d’un enfant. Tout cela consola un peu le pauvre Justin. Puis, comme il avait dit à la jeune fille, l’espérance lui disait à lui : « Courage ! six mois sont bientôt passés ! » Et, cependant, qui sait quels événements peuvent, dans l’espace de six mois, tomber de la main entrouverte de la Destinée ?
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XXV Où il est question des sauvages du faubourg Saint-Jacques. Chacun reprit peu à peu son petit train de vie accoutumé : Justin, sa mère et sa sœur s’enlacèrent tous les trois de la même chaîne qui les rivait autrefois les uns aux autres, et ils recommencèrent à traîner le boulet de leur lourde existence. Seulement, c’était une vie encore plus triste, s’il était possible, que leur vie première ; car la monotonie de leur vie présente s’augmentait de toutes les joies perdues de leur vie passée. La fin de l’été s’écoula donc bien lentement, à compter les jours qui les séparaient encore du retour de la jeune fille. Ce retour, nous l’avons dit, était fixé au 5 370
février 1827. Le mariage devait avoir lieu le lendemain. On avait écrit au bon curé de La Bouille pour lui demander à la fois sa permission et sa bénédiction. Il avait envoyé la permission, et avait dit qu’il ferait tout au monde, le moment arrivé, pour apporter la bénédiction lui-même. C’était donc le 6 février que Justin serait le plus heureux des hommes. Aussi fut-ce Justin qui reprit courage le premier. Un jour qu’il revenait de Versailles, où il avait été voir la jeune fille avec M. Müller, il l’avait trouvée si jolie, si gaie, si aimante, qu’à partir de ce moment, il avait en quelque sorte rendu la gaieté à la famille. On touchait au mois de janvier. Encore cinq semaines d’attente, encore trentesept jours de patience, et Justin devait atteindre le verdoyant sommet des félicités humaines. 371
Puis une chose viendrait bientôt distraire toute la bonne famille. C’étaient les préparatifs du mariage. Justin et la mère avaient bien été d’avis qu’on prévînt Mina de ce changement qui allait se faire dans son existence ; mais sœur Céleste et le vieux professeur avaient répondu chacun de son côté : « Inutile ! je réponds d’elle. » Puis, il faut le dire, tout le monde se faisait une joie enfantine de l’étonnement de la chère petite, quand, le 6 février au matin, après lui avoir fait faire la veille ses dévotions sous un prétexte quelconque, on tirerait de l’armoire une robe blanche, un bouquet de roses blanches, un chaperon de fleurs d’oranger. Tout le monde serait là, l’entourant ; tout le monde verrait sa joie – excepté la bonne mère aveugle ; mais elle tiendrait la main de son fils dans la sienne, et, aux frissonnements de cette main, elle devinerait tout. À dater du commencement de janvier, on ne songea donc plus qu’à préparer une chambre 372
convenable pour recevoir les deux époux. Il y avait, dans le même corps de logis, sur le même palier, un petit appartement pareil à celui de la mère et de la sœur, composé de deux chambres qui semblaient faites à souhait pour servir d’habitation aux deux jeunes gens. Cet appartement était occupé par une petite famille pauvre qui trouva un grand avantage à déménager ; car Justin offrait de prendre pour son compte quatre termes dont elle était redevable. L’appartement fut libre à partir du 9 janvier, et l’on pensa à le meubler au plus vite : on n’avait pas tout à fait un mois devant soi. On mit la maison sens dessus dessous pour tâcher d’en tirer quelque chose qu’on pût approprier à l’appartement du jeune ménage ; mais rien, dans toute la maison, ne sembla assez jeune, assez frais, assez beau pour être élevé à tant d’honneur. Tous trois tombèrent d’accord qu’il fallait acheter un nouveau mobilier, simple, il est vrai, mais neuf et au goût du jour.
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On alla donc rôder chez tous les ébénistes des environs ; car, des tapissiers, dans ce pays, il n’en existait pas, et nous croyons même pouvoir assurer qu’il n’en existe pas encore un seul aujourd’hui. Enfin, on découvrit, dans la rue Saint-Jacques, à quelques pas du Val-de-Grâce, un ébéniste dont la boutique regorgeait de meubles. De meubles en noyer, bien entendu ; en 1827, il n’était pas question de meubles d’acajou dans le faubourg, ni même dans la rue Saint-Jacques : on en faisait espérer aux habitants, qui en avaient aperçu en parcourant les autres quartiers ; on en attendait de jour en jour ; le navire qui était chargé du bois précieux pouvait arriver d’un moment à l’autre... à moins qu’il n’eût sombré ! Mais c’était tout ce que l’on pouvait tirer des ébénistes de la rue du faubourg Saint-Jacques. En attendant, si l’on était pressé d’avoir un lit, une commode, un secrétaire, il fallait les prendre en noyer, cet acajou des malheureux. Malgré l’ambition folle de la bonne famille de 374
posséder un mobilier d’acajou, on fut donc forcé de se contenter des meubles qu’offrait l’ébéniste. On était, d’ailleurs, tellement habitué à se contenter de peu, que les meubles nouveaux, même en noyer, parurent un trésor à ces braves gens. Quant aux rideaux et à la lingerie, ce fut sœur Céleste qui s’en chargea. La pauvre fille n’était point sortie depuis six mois ; c’était tout un voyage pour elle ! il s’agissait d’aller jusque chez un marchand de toile déjà célèbre, à cette époque, dans le quartier Saint-Jacques, et que l’on appelait Oudot. Il y avait loin pour la pauvre Céleste ; Dieu seul connaît la sublime abnégation dont l’âme de la pauvre fille était pleine ; Dieu seul sait, si, pendant le trajet, l’ombre d’une pensée jalouse vint effleurer son honnête cœur. Et, cependant, pour qui allait-elle faire ces emplettes ? Ne pouvait-elle se demander ceci, pauvre fille : « Comment se fait-il, quand Dieu donne la 375
vie à deux créatures du même sexe – innocentes toutes deux de tout péché, puisqu’elles viennent de naître –, comment se fait-il que l’une arrive à être belle, heureuse, et à la veille de se marier avec l’homme qu’elle aime et qu’elle admire, tandis que l’autre est laide, malade, affligée, destinée enfin à mourir vieille fille ? » Eh bien, elle ne se demandait point cela, et, si elle se le fût demandé, cette inégalité dans deux êtres semblables ne l’eût pas même fait murmurer. Loin de là, Céleste de nom, céleste de cœur, elle s’en allait joyeuse comme si elle eût été chercher sa propre corbeille de noce. En vérité, cette vieille fille était une sainte, et les voisins, malgré leur peu de respect pour les autres, n’attendaient pas, il faut bien le dire, sa canonisation pour l’adorer. Tous les passants la saluaient avec déférence, tant son front pâle et maladif rayonnait de splendide vertu. La mère, qui ne pouvait rien faire pour 376
l’embellissement de la chambre nuptiale, voulant, cependant, contribuer au nouveau luxe des deux jeunes gens, tira de sa commode les vieilles et riches dentelles qui avaient orné sa robe de noce, et qu’elle n’avait ni revues ni remises depuis le jour de son mariage. Elle les donna donc à Justin pour qu’il les fît blanchir et ajuster sur la robe de la jeune fille. M. Müller voulut, lui aussi, apporter son cadeau. Un matin, c’était vers le 28 ou 29 janvier, on vit arriver – au grand ébahissement des voisins, qui regardaient, tous les jours, passer un meuble nouveau, sans pouvoir s’expliquer la cause réelle de ces emménagements quotidiens –, on vit, disons-nous, arriver, un matin, à leur grande stupéfaction, un immense chariot ouvert d’une toile épaisse, et qui résonnait bruyamment sur le pavé. À peine arrêté devant la grande porte de la maison qu’habitait Justin, le véhicule inconnu fut entouré par toutes les commères, tous les gamins, tous les chiens, toutes les poules du faubourg. 377
On eût pu se croire à un relais de poste dans un petit village de province. Le faubourg Saint-Jacques est un des faubourgs les plus primitifs de Paris. À quoi cela tient-il ? Est-ce parce que, entouré de quatre hôpitaux comme une citadelle l’est de quatre bastions, ces quatre hôpitaux éloignent le touriste du quartier ? Est-ce parce que, ne conduisant à aucune grande route, n’aboutissant à aucun centre, tout au contraire des principaux faubourgs de Paris, le passage des voitures y est très rare ? Ainsi, dès qu’une voiture apparaît dans le lointain, le gamin privilégié qui le premier l’aperçoit fait un porte-voix de ses deux mains, et le signale à tous les habitants du faubourg, absolument comme, sur les côtes de l’Océan, on signale une voile qu’on aperçoit à l’horizon. À ce cri, tout le monde quitte son ouvrage, descend sur le pas de sa porte ou se plante sur le seuil de sa boutique, et attend froidement la voiture promise. À un moment donné, elle apparaît.
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Hourra ! voilà la voiture ! Aussitôt, on s’approche, on la regarde avec cette joie naïve, avec cet étonnement enfantin dont durent faire preuve les sauvages, la première fois qu’ils aperçurent ces maisons flottantes appelées des vaisseaux, et ces centaures appelés des Espagnols. Alors, les différents caractères se manifestent : quelques-uns des indigènes du faubourg SaintJacques l’entourent ; quelques autres profitent de l’absence de cocher, qui est allé se rafraîchir, et de l’absence de voyageur égaré sur ces terres australes, qui est entré où il avait affaire : ceux-ci – de même que les Mexicains soulevaient les habits de leurs conquérants pour s’assurer s’ils faisaient ou non partie de leur peau –, ceux-ci, disons-nous, touchent le cuir de la voiture, ou passent leurs mains en manière de peigne dans la crinière du cheval, tandis que d’autres grimpent sur le siège, à la grande joie des mères, qui en octroient généreusement la permission. Le cocher rafraîchi, le voyageur de retour, le cheval essaie de se remettre en route ; mais ce 379
n’est qu’avec une peine infini qu’il peut quitter le faubourg sans écraser une demi-douzaine des enfants qui lui font escorte. Enfin, il parvient à se dégager ; il part. Hourra nouveau de la population, hourra d’adieu ! on le suit pendant quelques temps ; plusieurs s’attellent aux ressorts de la voiture ; enfin, cheval et carrosse disparaissent au grand regret de la foule, et à la satisfaction du voyageur, enchanté de regagner des pays plus civilisés. Maintenant, voulez-vous avoir l’idée de l’importance réelle que prend un tel événement ? Entrez, le même soir, cher lecteur, dans la maison de l’une des personnes qui ont vu passer cette voiture ; à l’heure où le père de famille rentre du travail, vous l’entendez demander : – Femme, qu’y a-t-il eu de nouveau dans la journée ? Et femme et enfants répondent : – Il a passé une voiture ! Cela posé en manière de parenthèse, on peut imaginer la surprise et la jubilation du quartier en 380
apercevant cet immense chariot de forme tout à fait inconnue. On comprend s’il fut entouré, regardé, touché, examiné dans tous les sens. Nous avons dit, n’est-ce pas ? le plaisir qu’avait procuré, par son simple passage, ce fantastique chariot recouvert de sa carapace mystérieuse. Eh bien, ce ne fut rien auprès des cris de joie qui s’élevèrent de tous côtés, des boutiques, des portes, des fenêtres, des toits, quand, la couverture enlevée, on vit – luxe incroyable ! rêve féérique ! – une énorme pièce de bois d’acajou. Le faubourg entier tressaillit ; les cris d’étonnement allèrent se répercutant de maison en maison, et le pavé fut littéralement couvert d’une foule attentive et ravie. On ne comprenait pas bien précisément quelle était la destination de cette grande pièce de bois représentant un carré long d’un pied d’épaisseur à peu près. 381
Mais, comme c’était de l’acajou merveilleusement vernissé, on se contentait de l’admirer naïvement. On descendit le bloc énorme de la voiture, et on le passa dans la maison, dont on referma la porte au nez des curieux. Mais ce n’était point le compte de la foule, qui, ayant suffisamment payé son tribut d’admiration à cette pièce, voulait à toute force en connaître l’utilité. On s’interrogea les uns les autres ; les uns penchaient pour une commode, les autres pour un secrétaire. Mais chacune de ces conjectures paraissait invraisemblable. Les partisans de l’invraisemblance – ce que nous autres appelons les sceptiques – s’appuyaient sur ce que cet étrange objet n’avait pas de tiroirs, et qu’une commode sans tiroirs, fût-elle même en acajou, ne pouvait offrir la première des commodités que semblait promettre son nom. 382
Un des anciens offrait de parier que c’était une armoire ; mais il eût certainement perdu sa gageure, car personne n’avait vu trace de portes ; or, une armoire sans portes, quoique restant toujours un objet de luxe, devenait un meuble superflu. Il fut démontré que l’ancien avait tort. En conséquence, on se groupa autour du chariot, et l’on tint conseil. Le résultat du conseil fut d’attendre les portefaix à leur sortie de la maison, et de les interroger. Les portefaix parurent, et ce fut à qui porterait la parole ; cette mission incomba à une grosse commère qui, les deux poings sur la hanche, s’avança fièrement. Malheureusement pour la foule haletante, l’un des portefaix était sourd, et le second auvergnat ; il en résulta que le premier ne put pas entendre, et que le second ne put pas se faire entendre. En conséquence, jugeant une plus longue conférence inutile, le premier portefaix, faisant claquer son fouet en véritable sourd qu’il était, 383
lança triomphalement le chariot dans le faubourg ; ce qui contraignit la foule à s’écarter pour lui livrer passage. On nous croira si l’on veut, mais jamais aucun habitant du faubourg n’eut la révélation de ce mystère, qui fait encore aujourd’hui l’aliment des longues soirées d’hiver. Nous supplierons même, en passant, deux de nos lecteurs qui auraient deviné qu’il s’agissait d’un piano, de ne le révéler à personne, afin que ce doute continue de subsister, et soit le châtiment de ces terribles voisins !
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XXVI Une amie de pension. En effet, ce morceau étrange, ce bloc énorme, cette pièce d’acajou, massive en apparence, qui avait attiré l’attention fanatique des désœuvrés du faubourg Saint-Jacques, c’était un magnifique piano que le vieux professeur envoyait comme cadeau de noce à sa chère Mina. On imagine la confusion et la joie de la pauvre famille en recevant ce riche présent. Le piano une fois posé dans la chambre des deux jeunes mariés, la chambre était complète, et l’on eût dit qu’elle n’attendait plus que le meuble merveilleux qui se trouvait si naturellement à sa place. C’était une chambre simple et charmante ainsi parée, un véritable nid de ramiers, tout rose et 385
blanc. On avait mis à la tête du lit, dans un cadre ovale en chêne incrusté d’or, la couronne de bluets et de coquelicots que la petite fille avait, en attendant le jour, tressée le soir où on l’avait trouvée couchée dans les blés. On eût dit, par la place qu’elle occupait, et par l’importance qu’on lui avait donnée dans l’appartement, un de ces ex-voto comme les marins en suspendent au-dessus de la tête de la Vierge au retour d’un périlleux voyage. N’était-ce pas, en effet, à partir du jour où la petite fille avait tressé cette couronne, que les nuages orageux amoncelés autour de la famille s’étaient éclaircis, puis dissipés, et qu’enfin l’on avait vu descendre dans son char d’or la fée protectrice de la pauvre maison ? La chambre était donc complète, ainsi ornée, et prête à recevoir les deux époux. Encore six jours, et le soleil du bonheur allait de nouveau, et plus brillant que jamais, rayonner sur ces honnêtes gens. 386
Justin entretenait une longue et fréquente correspondance avec la maîtresse de la pension ; celle-ci était enchantée de son élève, et voyait arriver avec douleur le moment où il lui faudrait se séparer d’elle. D’accord en cela avec la famille, qui l’avait mise au courant de tous ses projets, elle aussi avait été d’avis de laisser Mina dans une ignorance complète du bonheur qui l’attendait, de crainte d’agiter outre mesure le cœur ardent de la jeune fille. Et, en effet, à quoi bon l’avertir même une heure d’avance ? n’étaient-ils pas sûrs tous de son consentement ? sœur Céleste et papa Müller n’avaient-ils pas répondu d’elle ? n’avait-on pas à chaque instant des preuves de sa reconnaissante affection pour la famille, et de sa tendresse profonde pour le jeune homme ? Vingt fois la maîtresse de pension l’avait interrogée à son insu, et vingt fois elle avait acquis et transmis à Justin la certitude que l’amour en germe dans son cœur n’attendait qu’un rayon pour éclore et fleurir. On n’avait donc, à cette heure bienheureuse, que des causes de joie et de contentement. 387
Sous prétexte de prendre à Mina mesure d’une robe de demi-saison, on lui avait envoyé la couturière qui lui faisait ce qu’on appelait les grandes robes, c’est-à-dire les robes des jours de fête – les petites robes, c’est-à-dire les robes des jours ordinaires, Mina et sœur Céleste les faisaient elles-mêmes. C’était le 5 février, jour de l’anniversaire, que l’on devait aller chercher la petite Mina à Versailles. Plusieurs fois Justin avait hasardé cette question : – Comment irons-nous chercher Mina ? Et, chaque fois, le vieux professeur avait répondu : – Ne t’inquiète pas de cela, garçon : c’est mon affaire. La veille, Justin répéta la question. – J’ai retenu une voiture superbe ! dit M. Müller. Justin embrassa son vieux professeur. 388
On passa tous ensemble, moins Mina cependant, une adorable soirée ; on ne dit pas un mot qui n’eût été redit cent fois ; on se demanda si l’on n’avait rien oublié, si les bans avaient été affichés et publiés, si le curé de Saint-Jacques-duHaut-Pas avait bien arrêté l’heure, si les souliers de satin blanc, la robe de mousseline et le bouquet de fleurs d’oranger ne seraient point en retard. À la fin de la soirée, la mère causa aux enfants et à Müller un bien doux étonnement. Elle leur annonça qu’elle irait, le lendemain, avec eux à Versailles. On eut beau lui objecter qu’il y avait près de cinq lieues de Paris, et près de six lieues du faubourg Saint-Jacques à Versailles ; qu’aller et revenir, cela ferait douze lieues ; qu’elle serait brisée ; que, n’étant pas sortie depuis six années, c’était risquer de compromettre sa santé ; elle ne voulut rien entendre, et maintint son projet envers et contre tous, battant en brèche les raisonnements les plus solides, et se résumant par cette immuable résolution : 389
– J’ai été la première à l’embrasser au départ ; je veux être la première à l’embrasser au retour. On finit par acquiescer à son désir. D’ailleurs, en lui faisant toutes sortes d’objections, chacun désirait qu’elle insistât. Il fut convenu qu’on se tiendrait prêt pour le lendemain sept heures du matin ; et, le lendemain, à six heures trois quarts, en effet, on vit paraître, à la stupéfaction inénarrable des voisins, cette superbe voiture que M. Müller avait annoncée la veille. C’était un fiacre gigantesque, armorié sur les deux panneaux, et peint d’un jaune éclatant ; il n’existe plus guère aujourd’hui qu’un ou deux de ces fiacres antédiluviens ; ce sont les mammouths et les mastodontes de l’espèce ; depuis près de dix ans, ils sont passés à l’état de curiosité ; nous indiquerions le musée où on les remise si nous le connaissions. C’était une arche où, les dimanches de pluie, s’enfermait une famille entière de bourgeois ; on pouvait tenir là-dedans quatre couples d’animaux, 390
c’est-à-dire sept ou huit personnes, sans désobliger précisément son voisin ; aujourd’hui, pour huit personnes, il faut quatre coupés : c’est quatre fois mois gênant, il est vrai ; mais c’est huit fois plus cher ! Est-ce un progrès ? Nous l’ignorons ; nous en laissons la honte ou la gloire devant la postérité aux loueurs de voitures. Ce fut donc un grand fiacre d’un jaune éblouissant qui s’arrêta devant la maison du maître d’école, aux yeux hagards des sauvages du faubourg. Le professeur en descendit, entra dans la maison, et, quelques minutes après, les voisins furent au comble de la stupéfaction en voyant monter dans la voiture le fils, la sœur et la mère : la mère, qu’ils n’avaient pas vue une seule fois ! M. Müller monta le dernier, après avoir remis au pharmacien-herboriste – qui se tenait comme les autres sur sa porte, avec son garçon et une bonne qu’on appelait généralement la pharmacienne –, la clef de l’appartement, et l’avoir prié, dans le cas où un prêtre de campagne 391
viendrait demander M. Justin ou mademoiselle Mina, de lui remettre cette clef, en lui disant que toute la famille était à Versailles, mais reviendrait le soir avec sa pupille. En conséquence, le prêtre était prié d’attendre. Puis le professeur prit place auprès de ses trois amis impatients, et la voiture partit au grand trot, emportant rapidement l’heureuse famille, pour la conduire au pensionnat de Versailles, où la jeune fille était loin de s’attendre à la surprise qu’on lui ménageait. Le fiacre ne fut point à vingt pas, que tous les voisins se précipitèrent vers la porte du pharmacien-herboriste, en lui demandant quel était l’objet qu’on lui avait donné et la recommandation qu’on lui avait faite. M. Louis Renaud voulut faire le discret et garder le silence d’un air rengorgé et capable ; mais la chose ne parut pas nécessaire à la pharmacienne. – Ta ta ta ! dit-elle, il n’y a pas de mystère làdessous, quoi ! et puis il n’y a que les gens qui 392
veulent faire le mal qui se cachent : la chose, c’est la clef de l’appartement, et la recommandation, c’est de donner cette clef à un curé de campagne qui viendra demander sa pupille. – Mademoiselle Françoise, dit M. Louis Renaud en rentrant majestueusement chez lui, je vous ai toujours dit que vous étiez une bavarde ! – Bon ! bavarde ou non, la chose est dite, repartit mademoiselle Françoise ; elle m’aurait étouffée, et je ne veux pas mourir d’un coup de sang, donc ! La nouvelle se répandit rapidement dans le faubourg Saint-Jacques, que toute la famille était partie pour Versailles, que Mina était la pupille d’un prêtre, et que l’on attendait son tuteur dans la journée. Comme le jour qui venait de s’ouvrir était un saint jour de dimanche, et que, par conséquent, personne n’avait rien à faire, des groupes stationnèrent dans la rue pendant une partie de la journée, causant et hypothétisant.
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Quand l’heure du déjeuner arrivait pour les uns ou pour les autres, ceux pour qui l’heure était arrivée posaient une sentinelle qui avait mission de venir leur annoncer si le prêtre apparaissait à l’horizon. Huit heures, neuf heures, dix heures, onze heures sonnèrent à l’église Saint-Jacques-duHaut-Pas sans que l’on vit apparaître aucune soutane, et sans que les interprétations diverses fissent un seul pas vers la vérité ; seulement, à onze heures et demie, quelques femmes qui sortaient de la grand-messe et précédaient le gros des fidèles, comme une avant-garde légère précède un corps d’armée, accoururent, faisant de grands bras, et, tout essoufflées, crièrent à droite et à gauche en passant dans la rue : – Ils se marient ! ils se marient ! le curé de Saint-Jacques a publié les bans ; ils se marient ! ils se marient ! La nouvelle parcourut toute la longueur du quartier Saint-Jacques avec la rapidité d’une secousse électrique. Dès lors, un peu de tranquillité reparut dans le 394
faubourg ; on savait donc le grand secret du maître d’école ! Seulement, là comme partout, il y eut quelque esprits forts qui dirent : – Je m’en étais douté ! – Ah ! la belle malice ! dit un gamin en passant, ils se sont doutés qu’un beau garçon épouserait une belle fille ! il ne faut pas les cartes de la Brocante pour faire de ces prédictions-là. Pendant ce temps, le fiacre roulait, et, à force de rouler, arrivait à Versailles, traversait trois ou quatre rues retentissantes comme les rues d’une nécropole, et s’arrêtait devant la porte du pensionnat, juste au moment où un fiacre de la même nuance s’en retournait au galop en sens opposé. On eût dit deux fiacres siamois qui venaient de rompre leur attache. Au reste, il était temps que l’on arrivât : la mère et la sœur étaient fatiguées et mouraient d’impatience ; le vieux professeur commençait à maugréer de la longueur de la route, lui qui, 395
d’ordinaire, la trouvait si courte lorsqu’il venait ou s’en retournait à pied. Le cœur de Justin battait davantage à mesure que l’on approchait ; un quart de lieu de plus, et, comme sa voisine, mademoiselle Françoise, il risquait d’attraper un coup de sang. Enfin, nous le répétons, il était temps. On entra dans la pension ; la mère ne connaissait point la directrice ; on la conduisit à elle ; elle la remercia tout d’abord des soins dévoués dont elle avait, depuis sept mois, entouré sa fille d’adoption. On envoya chercher la jeune fille. La femme de chambre revint, disant que mademoiselle Mina n’était pas chez elle. – Voyez chez mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, dit la maîtresse de pension. Puis, se retournant vers ses hôtes : – Sans doute, continua-t-elle, elle est dans la chambre d’une de ses amies, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, une personne charmante, très douce, très bien élevée, de son âge à peu 396
près, du même pays qu’elle ou dont le père a de grandes propriétés du côté de Rouen ; elles sont liées depuis l’entrée de Mina, et je n’ai vraiment qu’à me féliciter de leur liaison. Croiriez-vous qu’à elles deux, elles m’économisent une sousmaîtresse1 ? Mina enseigne la musique, le français et l’histoire, tandis que Suzanne fait un cours de dessin, de calcul et d’anglais... Ah ! tenez, la voici. Et, en effet, Mina, toute rose de joie, tout essoufflée de bonheur, apparaissait à la porte, jetant un grand cri à la vue de toute la famille réunie. Elle n’eut l’air de reconnaître ni le vieux professeur, ni sœur Céleste, ni même Justin ; elle courut droit à madame Corby, et se jeta dans ses bras en criant : – Ma mère ! La vue de madame Corby lui avait fait penser qu’il se passait ou allait se passer quelque chose 1
« Celle qui, dans un établissement d’éducation, surveille les élèves ou remplace les professeurs en titre. » (Littré.) 397
d’extraordinaire. Aussi était-elle fort émue, lorsqu’on lui dit que, comme elle avait seize ans le jour même, elle allait quitter le pensionnat pour n’y plus revenir. Ce fut Justin qui lui annonça cette nouvelle, en l’embrassant au front selon son habitude et en la serrant contre son cœur. Mina fut bien joyeuse, et, cependant, il y avait une nuance de regret dans sa joie ; Mina, cœur tendre, s’était attachée à trois choses ; à madame, c’est-à-dire à la maîtresse ; à Suzanne, son amie, et à sa petite chambre, qui donnait sur la cour de la récréation, qui était si bruyante pendant les heures du jeu, si calme tout le reste du temps. Elle demanda donc la permission de dire adieu à sa chambre et à Suzanne, double permission qu’elle n’eût pas de peine à obtenir. Il fut convenu qu’elle irait dire adieu à sa chambre, et qu’au retour, elle trouverait Suzanne au salon. Mina sortit en saluant de la main, de la tête et 398
du rire. Sa chambre était située au rez-de-chaussée, sur l’autre face de la maison correspondante au salon. Il n’y avait que le corridor à traverser. Elle entra ; puis, religieusement, saluant chaque objet, chaque meuble, comme on salue des amis auxquels on va dire adieu, elle s’agenouilla au prie-Dieu, et y dit les mêmes actions de grâces qu’elle avait dites dans la petite maison du faubourg Saint-Jacques, le lendemain de son arrivée. Pendant ce temps, on avait fait descendre Suzanne au salon. C’était une belle personne de dix-neuf ans, ou à peu près, aux grands yeux noirs, auxquels on ne pouvait reprocher qu’un peu de dureté naturelle, mais qui, selon la volonté de la jeune fille, s’adoucissaient merveilleusement ; elle avait des cheveux et des sourcils noirs parfaitement en harmonie avec ses yeux ; elle était grande et mince, avait la voix brève et impérieuse, enfin sentait son aristocratie d’une lieue. 399
La première vue de la jeune fille ne fut pas sympathique à Justin. Cependant, à la nouvelle qu’elle allait pour toujours être séparée de Mina, Suzanne parut éprouver un tel regret, que l’impression profondément contrariée de sa physionomie suffit pour ramener Justin à elle. D’ailleurs, la belle jeune fille avait si gracieusement salué madame Corby, si cordialement tendu la main à sœur Céleste, si convenablement souri au vieux professeur – qui, ainsi que Justin, était de ses connaissances à elle, quoique eux ne la connussent pas –, que Justin revint immédiatement sur son compte. Puis, comme les bons cœurs, qui vont toujours dans la bonne impression plus loin que dans la mauvaise, il se pencha à l’oreille de madame Corby, et, tout bas : – Ma mère, dit-il, Mina paraît vivement regretter son amie, je ne voudrais pas que, dans la journée de demain, Mina eût un seul regret : si nous invitions mademoiselle Suzanne à venir passer la journée de demain avec nous ? 400
– Elle refuserait, dit la mère. Madame Corby, avec le tact d’une aveugle, avait reconnu, dans la voix de mademoiselle de Valgeneuse, certaines cordes qui, résonnant avec dureté, lui faisaient mal augurer de la sensibilité amicale de la jeune fille. – Mais, insista Justin, si elle accepte ?... – Notre maison est une bien pauvre maison pour une si riche jeune fille ! – Elle reviendra demain après la cérémonie, et, ce soir, elle couchera dans ma chambre. – Mais toi, où coucheras-tu ? – Oh ! je trouverai bien un endroit pour mettre un lit de sangle. – Mais qui ramènera cette demoiselle ? – Vous avez raison, ma mère. On consulta la maîtresse sur cette grande question, et le résultat de la conférence fut celuici : le lendemain, la maîtresse de pension et mademoiselle Suzanne de Valgeneuse arriveraient à Paris vers dix heures du matin, 401
assisteraient à la bénédiction nuptiale, et retourneraient à Versailles après la cérémonie. On communiqua ce projet à mademoiselle Suzanne, qui l’adopta avec joie, quoiqu’on lui laissât ignorer dans quelle but elle allait à Paris. On craignait son indiscrétion à l’endroit de son amie. Mademoiselle Suzanne demanda seulement la permission d’informer son frère, M. Lorédan de Valgeneuse, du projet arrêté pour le lendemain. Prévenue un instant plus tôt, elle eût pu l’en instruire de vive voix : il venait de la quitter au parloir. Comme M. Lorédan de Valgeneuse habitait Versailles, ou plutôt y avait un pied-à-terre, Suzanne réfléchit, toutefois, qu’il serait assez temps de lui écrire après le départ de Mina. D’ailleurs, la jeune fille rentrait, et venait tout courant se jeter dans ses bras. Justin, dans la crainte de voir briller même l’apparence d’une larme au coin de l’œil de Mina, lui annonça qu’elle pouvait, au lieu 402
d’adieu, dire au revoir à son amie : mademoiselle Suzanne et madame Desmarets – c’était le nom de la maîtresse de pension – leur faisaient l’honneur de venir passer avec eux la journée du lendemain. Dès lors, les beaux yeux de l’enfant n’eurent plus même besoin d’être essuyés : ils se séchèrent tout seuls ; elle bondit de joie, embrassa Suzanne, embrassa madame Desmarets. Puis, se retournant vers la famille bien aimée : – Me voilà, dit-elle ; je suis prête ! On se dit au revoir une dernière fois ; madame Desmarets et Suzanne promirent d’être exactes ; les cinq voyageurs remontèrent dans la voiture, et reprirent la route de Paris, tandis que Suzanne rentrait dans sa chambre, et écrivait à son frère : « Derrière toi est arrivée la famille ; elle emmène Mina. Je crois qu’il se passera demain quelque chose d’extraordinaire rue Saint-Jacques. Nous sommes invitées, madame Desmarets et moi, à passer la journée avec eux ; si tu veux te 403
tenir au courant des événements, arrange-toi de manière à nous conduire, madame et moi, dans ta calèche. » Ta sœur, qui t’aime. » S. DE V. »
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XXVII La demande en mariage. Ainsi que l’avait espéré Justin, sa chère petite Mina sortait de sa pension, et allait rentrer chez elle sans que l’ombre d’un regret eût le droit de passer sur son front. Elle était bien un peu inquiète de la façon dont son aristocrate amie prendrait la montée du faubourg Saint-Jacques, la cour du pharmacien, la sombre entrée du logement, et tous ces stigmates, sinon de la misère, du moins de la pauvreté, dont elle ne s’apercevait qu’en songeant qu’une autre pouvait s’en apercevoir. Cependant, disons-le, Mina était inquiète, mais n’était point honteuse : elle n’eût pas échangé cette pauvre demeure avec ses amis contre un palais avec des étrangers ; d’ailleurs, elle croyait être sûre de Suzanne comme d’elle405
même, et elle se disait que, dans quelque état qu’elle eût une amie, et si inférieur que fût cet état, elle se tiendrait toujours pour joyeuse et honorée d’être reçue par elle. Le voyage parut court à tout le monde, mais particulièrement à Mina, qui ne s’apercevait même pas qu’il y eût voyage ; la main dans celle de Justin, la tête tantôt renversée dans l’angle de la voiture, tantôt appuyée sur l’épaule du jeune homme, elle faisait de ces rêves d’or comme on n’en fait que de quinze à dix-huit ans. On arriva vers les dix heures du soir. Quelle que fut la curiosité des habitants du faubourg, elle n’avait point su tenir contre une heure si avancée : à partir de sept heures, chacun, selon son plus ou moins de persévérance, était rentré chez soi, et la dernière porte venait de se fermer sur le dernier voisin – dont la retraite laissait la rue solitaire, comme la clôture de sa porte allait la laisser obscure –, lorsque l’on entendit ce bruit inaccoutumé du roulement d’une voiture s’arrêtant à la porte du pharmacien. Le pharmacien, qui n’était pas encore couché 406
– moins pour remplir consciencieusement la mission dont M. Müller l’avait chargé que pour obéir aux devoirs de sa profession –, le pharmacien, disons-nous, eut à peine entendu la voiture s’arrêter, qu’il rouvrit sa porte, et, reconnaissant ses voisins, remit la clef à M. Müller, en lui annonçant que le prêtre qu’il attendait ne s’était point présenté. – Quel prêtre ? demanda la jeune fille. – Un prêtre de mes amis, répondit M. Müller mentant pour la première fois peut-être, mais excusé par l’intention. Le brave homme mentait pour le bon motif. On renvoya le fiacre, et, en le payant, M. Müller lui dit tout bas deux mots qui n’étaient autres que ceux-ci : – Soyez ici demain matin, à dix heures précises. – On y sera, notre bourgeois, répondit le fiacre. – Vous retenez le fiacre, chez papa Müller ? demanda Mina. 407
– Oui, mon enfant ; j’ai demain une petite promenade à vous faire faire. – Tu en es, frère Justin ? reprit Mina. – Je crois bien ! répondit Justin. – Oh ! alors, quel bonheur ! dit Mina. Et elle rentra toute sautante dans la maison en disant bonjour à chaque meuble de l’appartement de la rue Saint-Jacques, comme elle avait dit adieu à chaque meuble du pensionnat de Versailles. On ne se coucha, ce soir-là, qu’à minuit, et, chose extraordinaire ! madame Corby resta debout jusqu’à cette heure : ce qui, de mémoire de Mina et même de Müller, ne lui était jamais arrivé. À minuit, on se sépara. Justin donna à la jeune fille son dernier baiser fraternel sur le front ; le baiser du lendemain devait être un baiser d’époux. Müller souhaita une bonne nuit à tout le monde ; il n’avait pas la moindre envie de se retirer, et il prétendait que, s’il y avait là des 408
violons, il danserait avec sœur Céleste. Pauvre sœur Céleste ! elle sourit tristement : elle n’avait jamais dansé ! Les deux hommes descendirent dans la chambre de Justin, où ils causèrent une heure encore. Puis Müller se retira. Justin prit son violoncelle, le sortit de sa boîte, le serra entre ses genoux, et, avec son archet, passé et repassé à deux pouces des cordes, il joua en idée un des motifs les plus gais d’Il Matrimonio segreto1, qu’il broda des triples croches les plus fantastiques et des points d’orgue les plus exagérés ! Enfin, à trois heures, il se décida à se coucher ; mais il était trop heureux, et, par conséquent, trop agité pour dormir sérieusement ; d’ailleurs, en dormant sérieusement, il eût perdu le sentiment de son bonheur. On eût dit qu’il ne s’endormait qu’en tenant à 1
Opéra-comique de Cimarosa, créé à Vienne en 1792. 409
la main ce qui le ramenait au réveil, comme le plongeur tient la corde qui doit, lorsqu’il étouffe au fond de l’eau, le ramener à la surface de la mer. À six heures, il était sur pied. Il ne comprenait rien à la lenteur du temps ; la pendule retardait, le grand ressort du soleil était cassé, le jour ne viendrait jamais ! Le jour vint à sept heures et demie, comme il venait dans la cour : ce n’était véritablement jamais lui, c’était un prête-nom. Justin alla regarder à la porte de la rue. Qu’allait-il y voir ? Il n’en savait rien lui-même ; il y a des moments où l’on ouvre les portes comme si l’on attendait quelqu’un. Il attendait le bonheur ! Le bonheur, qui vient si rarement quand on lui ouvre la porte d’avance ! Il y avait déjà des boutiques ouvertes ; il y avait déjà des voisins sur le seuil de leur porte. 410
Plusieurs personnes se montrèrent Justin avec des signes. Le boulanger d’en face, gros geindre1 à la figure enfarinée et au ventre rebondi, lui cria : – Eh ! c’est donc pour aujourd’hui, voisin ? Justin rentra et se mit à sa toilette. Elle devait lui prendre une bonne heure. Il avait les souliers vernis, les bas de soie à jour, le pantalon et l’habit noir, le gilet et la cravate blancs. Il lissa ses beaux cheveux blonds, qui retombaient sur son col, et lui donnaient, au dire de Müller, cet air allemand qui plaisait tant au vieux professeur en ce qu’il faisait ressembler son élève à Weber. Vers huit heures, il entendit du bruit au-dessus de sa tête. C’étaient les deux jeunes filles qui se levaient. Quand nous disons les deux jeunes filles, c’est
1
Geindre ou gindre : ouvrier boulanger qui pétrit le pain. 411
que nous prenons la moyenne de l’âge de Mina et de Céleste. Mina avait seize ans ; Céleste, vingt-six. C’était une moyenne de vingt et un ans. Mina éveillée, les surprises réservées pour ce jour solennel allaient commencer. Tandis que la jeune fille faisait sa première toilette, sœur Céleste sortit, et alla chercher, dans la chambre des futurs époux, toute la blanche parure, moins le bouquet d’oranger. Tout à coup, en se retournant, Mina vit, étalés sur son lit, le jupon de taffetas blanc, la robe de mousseline à dentelles et les bas de soie. Au pied du lit, étaient les souliers de satin blanc. Mina regarda tous ces objets avec étonnement. – Pour qui donc cela ? demanda-t-elle. – Mais pour toi, petite sœur, répondit Céleste. – Est-ce que je quête aujourd’hui, par hasard ? dit Mina en souriant. – Non, mais tu es de noce. 412
Mina regarda sœur Céleste avec des yeux ébahis. – Qui donc se marie ? demanda-t-elle. – C’est un secret ! – Un secret ? – Oui. – Oh ! dis-le moi, sœur Céleste, reprit l’enfant caressant de ses deux jolies mains les joues de la vieille fille. – Tu le demanderas à Justin, dit celle-ci. – Oh ! Justin, s’écria Mina, qu’il y a longtemps que je ne l’ai vu ! Où est-il donc ? – Il attend que tu sois habillée. – Oh ! alors, je vais m’habiller bien vite. Aidemoi, sœur Céleste, aide-moi ! Et Mina, aidée de sœur Céleste, s’habilla en un tour de main. Ce qu’il y a, en général, de plus long dans la toilette des femmes, c’est la coiffure. Mais les cheveux de Mina frisaient 413
naturellement. Un coup de peigne suffisait pour les enrouler en grosses boucles autour de ses doigts. Cinq ou six boucles tombaient ainsi de chaque côté de ses joues, roulaient sur ses épaules, se perdaient dans sa poitrine, et tout était dit. – Me voilà habillée, sœur Céleste, dit Mina. Où est Justin ? – Viens ! dit Céleste. Il fallait, pour sortir du petit appartement, traverser la chambre de madame Corby. L’aveugle reconnut le pas de Mina. D’ailleurs, la porte à peine ouverte, Mina était dans ses bras. Madame Corby, en l’embrassant, porta la main sur sa tête ; elle avait l’air d’y chercher quelque chose. Ce quelque chose était absent. – Elle n’a pas encore vu Justin ? demanda la mère. – Non, Justin l’attend. 414
– Alors, dit madame Corby, va ! il y a des moments où c’est si long d’attendre ! Sœur Céleste ouvrit la porte ; Mina s’apprêtait à descendre. – Non, dit sœur Céleste, par ici. Elle ouvrit la porte en face. C’était celle de cette jolie chambre nuptiale que nous avons décrite. Justin était au milieu de la chambre, tenant à la main ce qui manquait à la parure de Mina, ce que madame Corby avait cherché sur le front de l’orpheline ; le chaperon de fleurs d’oranger. Mina comprit tout. Elle jeta un cri de joie, pâlit, étendit les mains comme pour chercher un appui. L’appui était là. Justin ne fit qu’un bond, et la reçut dans ses bras. Puis, tout en appuyant ses lèvres sur celles de Mina, il lui mit au front la couronne de fleurs d’oranger. 415
Ce fut ainsi, dans un petit cri étouffé, que Justin demanda Mina en mariage et que Mina répondit qu’elle consentait à épouser Justin. Cinq minutes après, Mina était aux pieds de madame Corby, qui, cette fois, tâtant la tête de l’enfant, et y trouvant ce qu’elle avait cherché inutilement dix minutes auparavant, leva sa main tremblante et dit : – Au nom de tout le bonheur que je te dois, sois bénie, ma fille ! En ce moment, trois personnes parurent à la porte. C’étaient, d’abord, madame Desmarets et mademoiselle Suzanne de Valgeneuse ; puis, derrière ces deux dames, on apercevait la tête du professeur, qui se levait sur la pointe des pieds pour voir où l’on en était. Tout à coup, le bon M. Müller se sentit pris à bras-le-corps, presque étouffé. C’était Justin qui l’embrassait. – Eh bien ? demanda le brave homme. – Eh bien, s’écria Justin, elle m’aime ! 416
– Comme sœur ? demanda Müller en riant. – Comme sœur, comme fiancée, comme femme, comme épouse ! Elle m’aime, cher monsieur Müller ! oh ! je suis le plus heureux des hommes ! Justin avait raison : en ce moment, il touchait à ce point culminant qu’il est donné à si peu d’hommes d’atteindre. Il touchait au faîte du bonheur. Cependant, un petit groom vêtu d’une redingote noire, d’une culotte blanche, chaussé de bottes à retroussis, et coiffé d’un chapeau à galon et à cocarde noirs, se frayait un chemin entre les acteurs de cette scène, et arrivait jusqu’à Suzanne de Valgeneuse, à laquelle il présentait un petit papier roulé et un crayon. – De la part de M. Lorédan, dit en anglais le groom ; il y a réponse. Suzanne déroula le petit papier, et n’y vit rien qu’un énorme point d’interrogation. Elle comprit. Au-dessous du point d’interrogation, elle 417
écrivit ces trois lignes : « On se marie ! Elle épouse son grand niais de maître d’école ! » Paie les gages de ton amour, et donne-lui congé... quitte à le reprendre à ton service plus tard. » S. de V. » – Tiens, Dick, porte cela à ton maître, dit-elle ; c’est la réponse. Justin avait tout vu, mais sans rien deviner ; cependant, une espèce de pressentiment d’un malheur inconnu passa dans ses veines comme un frisson. Il alla à la fenêtre pour voir à qui ce billet serait remis. Un beau et élégant jeune homme attendait à la porte dans une calèche. C’était, sans doute, M. Lorédan de Valgeneuse. 418
En attendant le pas du groom, il se retourna ; Justin put voir son visage. C’était ce même jeune homme qui, le jour de la Fête-Dieu, avait regardé Mina d’une si singulière façon, que le maître d’école avait senti la première vipère de la jalousie lui mordre au cœur. Le petit groom remit le billet au jeune homme, qui, après l’avoir lu, lui fit signe de reprendre sa place à côté du cocher. L’enfant n’était pas encore sur le siège, que la voiture partait au galop.
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XXVIII Le curé de La Bouille. Pendant que ces choses se passaient dans la petite maison de la rue du faubourg SaintJacques, un brave homme de prêtre, de soixantedix à soixante-douze ans, montait la rue au milieu de démonstrations de curiosité et de joie dont il se demandait bien inutilement la cause. Les habitants du faubourg Saint-Jacques, qui, sur le dire de la pharmacienne, attendaient un prêtre depuis la veille au matin, n’avaient pas plutôt vu apparaître la soutane et le tricorne de l’abbé Ducornet – c’était le nom du curé de La Bouille –, qu’ils s’étaient dit les uns aux autres, les plus proches avec la parole, les plus éloignés avec le geste : « Voilà le prêtre ! » Et, comme on ne comptait plus sur lui après une si longue attente, son apparition, ainsi que 420
nous l’avons dit, avait causé la plus vive impression. Chacun s’était approché de lui ; on l’avait entouré ; il marchait avec un cortège. Et, comme il avait l’air de regarder à droite et à gauche pour s’orienter dans la rue, une commère, faisant la révérence, lui avait dit : – Bonjour, monsieur le curé ! – Bonjour, ma bonne dame ! avait répondu le digne abbé. Et, comme il avait vu qu’il était au n° 300 de la rue Saint-Jacques, au lieu d’être au n° 20 du faubourg, il avait continué son chemin. – Monsieur le curé vient peut-être pour un mariage ? dit la commère. – Ma foi, oui, dit le curé en s’arrêtant. – Pour le mariage du n° 20 ? dit une autre. – Justement ! répondit le curé, de plus en plus étonné. Et, entendant sonner neuf heures et demie à l’horloge de Saint-Jacques, il continua sa route. 421
– Pour le mariage de M. Justin ? dit une troisième commère. – Avec la petite Mina, dont vous êtes le tuteur ? dit une quatrième. Le curé regardait les commères d’un air de plus en plus stupéfait. – Mais laissez donc ce brave homme tranquille, tas de bavardes ! dit un tonnelier qui cerclait une futaille ; vous voyez bien qu’il est pressé ! – Oui, en effet, je suis pressé, dit le bon prêtre. C’est bien loin, le faubourg Saint-Jacques ! si j’avais su que ce fût aussi loin que cela, j’eusse pris une voiture. – Ah ! bah ! vous voilà arrivé, monsieur l’abbé : il n’y a plus qu’un pas et une coulée1. – Tenez, dit une des femmes, c’est là-bas, où vous voyez un fiacre jaune qui stationne. – Tout à l’heure, dit une autre, il y avait aussi 1
Petit sentier emprunté par un animal pour se rendre à son réduit. 422
un carrosse découvert, avec un beau jeune homme dedans, un cocher poudré sur le siège, et un petit domestique qui n’était pas plus gros qu’un merle ; mais il paraît que cette voiture-là n’était pas de la noce : elle s’en est allée. – Je ne vois pas le fiacre, dit le curé s’arrêtant encore, et se faisant un abat-jour de sa main. – Oh ! soyez tranquille, vous ne vous perdrez pas ; d’ailleurs, nous allons vous accompagner jusqu’à la porte, monsieur le curé. – Eh ! Babolin ! prends donc les devants, et va dire à M. Justin qu’il ne s’impatiente pas, que le curé qu’il attendait arrive. Et le bonhomme qu’on avait désigné sous le nom de Babolin, et qui est le même que nous avons déjà vu apparaître deux fois, prit sa course vers le haut du faubourg en chantant sur un air de son invention : Eh ! oui, je vas lui dire, lui dire, lui dire... Eh ! oui, je vas lui dire, lui dire tout de même !
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Le dialogue continuait. – Vous n’êtes jamais venu chez les Justin, monsieur le curé ? – Non, mes bons amis, je ne suis jamais venu à Paris. – Tiens ! d’où êtes-vous donc ? – De La Bouille. – De La Bouille ? Où est cela ? demanda une voix. – Seine-Inférieure, répondit une autre voix à laquelle, plus tard, M. Prudhomme devait emprunter son accent de basse. – Seine-Inférieure, en effet, reprit l’abbé Ducornet. C’est un charmant pays qu’on appelle le Versailles de Rouen. – Oh ! vous les trouverez bien logés, allez ! – Et surtout bien meublés... Il y a trois semaines qu’on ne voit passer que cela, des meubles. – Et des meubles que le roi Charles X n’en a pas de plus beaux aux Tuileries ! 424
– Il est donc riche, ce bon M. Justin ? – Riche ?... Riche comme un rat d’église ! – Eh bien, alors, comment peut-il faire ? – Il y a des gens qui dépensent ce qu’ils ont, et puis d’autres ce qu’ils n’ont pas, dit un perruquier. – Bon ! ne vas-tu pas dire du mal du pauvre maître d’école, parce qu’il se fait la barbe luimême ? – Oui, avec cela qu’il se la fait bien, la barbe ! il y a trois semaines, il avait au menton une entaille d’un demi-pouce. – Tiens, dit un gamin, ami intime de Babolin, son menton est à lui : il peut y faire ce qu’il veut ; personne n’a rien à dire ; il y planterait des pois de senteur, que c’est son droit ! – Ah ! dit l’abbé, je vois le fiacre jaune. – Je crois bien que vous le voyez, répondit le gamin : il est gros comme la carcasse de la baleine du Jardin des Plantes ; seulement, il est plus richement peint. 425
– Arrivez vite, monsieur le curé, dit Babolin, dont la mission était déjà remplie ; on n’attend plus que vous... – Allons ! dit le curé, si l’on n’attend plus que moi, j’arrive. Et le brave prêtre, faisant un effort, se trouva en effet, au bout de cinq minutes, côte à côte avec le fiacre jaune et en face de la porte d’entrée. – C’est égal, murmura-t-il, c’est encore plus grand que La Bouille, et même que Rouen, Paris ! Justin et Mina l’attendaient sur la porte. En voyant ces deux beaux jeunes gens, le prêtre s’arrêta et sourit. – Ah ! dit-il, en vérité, mon Dieu, vous les avez faits l’un pour l’autre ! Mina courut à lui, et lui sauta au cou comme au temps où le bon prêtre venait voir la mère Boivin, et où elle avait huit ans, elle. Il l’embrassa, puis l’éloigna de lui pour la regarder. 426
Il n’eût jamais reconnu, dans cette belle jeune fille près de devenir une femme, l’enfant qu’il avait, six ans auparavant, expédiée à Paris avec sa robe blanche, ses brodequins d’azur, et sa ceinture bleue. Mais il la reconnaissait à son affectueuse caresse. On avait encore cinq minutes à attendre avant de partir pour l’église. – Montez ! montez, monsieur le curé ! dirent à la fois Justin et Mina. Le curé monta. On le fit entrer dans la chambre nuptiale, où étaient mère Corby, sœur Céleste, madame Desmarets, mademoiselle Suzanne de Valgeneuse et le vieux professeur. – Notre cher curé de La Bouille, maman Corby, dit Mina. M. l’abbé Ducornet, madame. – Oui, oui, dit l’abbé tout joyeux, et qui apporte la dot de sa pupille. – Comment, la dot de sa pupille ? – Eh oui ! imaginez-vous qu’il y a trois jours, je reçois une lettre chargée avec le timbre 427
d’Allemagne, et, dans cette lettre, un mandat de dix mille huit cents francs sur MM. Leclerc et Louis, banquiers à Rouen. – Après ? demanda Justin d’une voix altérée. – Attendez ! je procède par ordre : c’est le mandat que j’ouvre d’abord ; c’est du mandat que je vous parle d’abord. – Oui, nous écoutons. Madame Corby pâlissait visiblement. Les autres personnes semblaient prendre au récit à peine commencé du bon prêtre un intérêt relatif, mais ne rien voir encore, pas même Mina, de ce qui commençait peut-être à apparaître déjà à Justin et à sa mère. – Avec le mandat, continua le curé de La Bouille, était une lettre. – Une lettre ? murmura Justin. – Une lettre ? répéta madame Corby. – Ah ! ah ! une lettre ! fit le professeur, non moins ému que madame Corby et Justin. – Une lettre que voici. 428
Et l’abbé déplia une lettre qui, en effet, portait un timbre étranger, et lut : « Mon cher abbé, » Un voyage que j’ai fait assez avant dans l’Inde pour que mes communications avec la France fussent interrompues est cause que, depuis neuf ans, vous n’avez pas reçu de mes nouvelles ; mais je vous connais, mais je connais la digne madame Boivin, à qui j’ai confié mon enfant : Mina n’aura point souffert pour cela. » Aujourd’hui, de retour en Europe, et retenu à Vienne par des affaires indispensables et qui peuvent durer encore quelque temps, je m’empresse de vous envoyer, par lettre de change de la maison Arnstein et Eskeles, sur la maison Leclerc et Louis de Rouen, la somme de dix mille huit cents francs dont je suis en retard avec vous. » Vous recevrez désormais régulièrement, jusqu’à mon retour, dont je ne puis vous préciser la date, les douze cents francs promis pour la pension de ma fille. 429
» Vienne en Autriche, ce 24 janvier 1827. » LE PÈRE DE MINA. » À ces deniers mots, tandis que Mina s’écriait en frappant joyeusement des mains : – Oh ! quel bonheur, Justin ! papa vit encore ! Justin regardait sa mère, et, la voyant pâle comme une morte, il jetait un cri. – Ma mère ! ma mère ! dit Justin. L’aveugle se leva et vint à son fils, les bras étendus ; la voix l’avait guidée. – Tu comprends, n’est-ce pas, mon fils, ditelle d’une voix ferme, tu comprends ?... Justin ne répondit pas, il sanglotait. Mina regardait cette singulière scène sans y rien comprendre. – Mais qu’avez-vous donc, maman Corby ? demanda-t-elle ; mais qu’as-tu donc, frère Justin ? – Tu comprends, n’est-ce pas, mon pauvre cher enfant, tu comprends, continua la mère, que 430
tu pouvais épouser Mina pauvre et orpheline... ? – Mon Dieu ! s’écria Mina, qui commençait à deviner. – Mais tu comprends aussi que tu ne peux pas épouser Mina riche et dépendant d’un père ? – Ma mère, ma mère, s’écria Justin, ayez pitié de moi ! – Ce serait un vol, mon fils ! dit l’aveugle en levant la main au ciel, comme pour adjurer Dieu ; et, si tu doutes, j’en appelle à tout ce qu’il y a d’honnêtes gens ici, et il n’y a que des honnêtes gens, j’espère. Justin se laissa glisser aux genoux de sa mère. – Ah ! tu me comprends, reprit l’aveugle, puisque te voilà à genoux ! Puis, étendant les mains sur lui, et renversant sa tête en arrière comme si elle eût pu voir le ciel : – Mon fils, dit-elle, je te bénis pour la douleur, comme je t’avais béni pour la joie, et je serai, je l’espère, ta mère bien-aimée dans l’infortune comme je l’eusse été dans la félicité. 431
– Oh ! ma mère ! ma mère ! s’écria Justin, avec vous, avec votre appui, avec votre courage, oui, je ferai cela ; mais, sans vous, oh ! sans vous, je crois que j’eusse été un malhonnête homme ! – C’est bien, mon enfant ! Embrasse-moi, Céleste. Céleste s’approcha. – Reconduis-moi à mon fauteuil, mon enfant, dit-elle tout bas ; je sens la force qui me manque. – Mais qu’y a-t-il donc, mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? demanda Mina. – Il y a... il y a, Mina, dit Justin en éclatant en sanglots ; il y a que, jusqu’au jour où ton père donnera son consentement – et, probablement, il ne le donnera jamais ! –, il y a que nous ne pouvons être l’un pour l’autre qu’un frère et une sœur. Mina jeta un cri. – Oh ! dit-elle, de quel droit mon père, qui m’a abandonnée depuis seize ans, vient-il me réclamer aujourd’hui ? Qu’il garde son argent : qu’il me laisse mon bonheur ! qu’il me laisse 432
mon pauvre Justin ! non pas comme un frère, mais, pardonnez-moi, mon Dieu ! comme un époux !... Justin... oh ! oh !... Justin ! Justin, mon bien-aimé ! à moi ! à moi !... ne m’abandonne pas ! Et la jeune fille, avec un dernier cri de douleur, tomba évanouie dans les bras de Justin. Une heure après, Mina partait pour Versailles, tout éplorée, une main dans la main de son amie Suzanne, et la tête sur l’épaule de madame Desmarets. Avant de monter en voiture, Suzanne avait eu le temps d’écrire au crayon, et de donner à un commissionnaire, un petit billet conçu en ces termes : « Le mariage est manqué ! Il paraît que Mina est riche, et fille de quelqu’un. « Nous retournons à Versailles avec la belle désolée. « S. DE V. « Onze heures du matin. » 433
XXIX Résignation. La désolée – comme la belle Suzanne de Valgeneuse appelait son amie –, la désolée laissait derrière elle un cœur non moins désolé que le sien. Ce cœur, c’était celui de Justin. Nous nous trompons : il fallait dire des cœurs. Ces cœurs, c’étaient ceux de Justin, de sa mère, du bon professeur, de sœur Céleste, et du curé de La Bouille, qui ignorait le mal qu’il allait faire, et qui se croyait, dans la simplicité de son âme, un messager de joie, quand, au contraire, il était le messager des douleurs. Mais celle de tous qui avait le plus souffert, car elle avait souffert pour elle et pour son fils, c’était la mère. 434
Elle, si forte au commencement, elle avait été abattue avant la fin. Avant les adieux, sans dire un mot, sans pousser un cri, sans verser une larme, elle s’était insensiblement évanouie. Aucun de ces égoïstes malheureux ne s’était aperçu de son évanouissement. Celui qui s’en aperçut, parce qu’il lui semblait qu’une partie de son cœur agonisait, ce fut Justin. – Ma mère ! ma mère ! s’écria-t-il ; mais voyez donc ma mère ! On se précipita vers l’aveugle, aux genoux de laquelle Justin était tombé, et qu’il enveloppait de ses bras. Son visage était devenu couleur de cire ; ses mains étaient froides comme le marbre ; ses lèvres, violettes. C’était le dernier-né des espérances de sa vieillesse qui venait de mourir. Ce qu’il y avait de terrible dans tout cela, c’est qu’il n’y avait pas moyen de rejeter la faute sur personne, de récriminer contre qui que ce fût. 435
Tout le monde avait eu bonne intention, même le pauvre curé de La Bouille. C’était de la fatalité, voilà tout. On courut chez le pharmacien, qui donna des sels. À force de sels et de vinaigre, madame Corby revint à elle. La première chose, non pas qu’elle vit, pauvre aveugle ! mais qu’elle sentit, ce fut son fils qui la consolait, lui qui avait tant besoin d’être consolé ! Mais il ne s’apercevait pas de sa douleur, le bon Justin, lorsque quelqu’un souffrait près de lui, et que ce quelqu’un-là, surtout, c’était sa mère. Il resta donc près de madame Corby, non seulement jusqu’à ce qu’elle fût revenue à elle, mais encore, jusqu’à ce qu’elle fût couchée. Alors, comprenant le besoin que son fils avait de pleurer lui-même, et sentant qu’il n’osait pleurer devant elle, de peur de la pousser au désespoir, elle exigea qu’il se retirât chez lui. Justin redescendit dans sa petite chambre ; 436
tout ce qu’il emporta du premier étage fut le chaperon de fleurs d’oranger, qu’en le quittant, Mina avait arraché de sa tête, et lui avait jeté. Le bon professeur descendit avec Justin. Quant au curé de La Bouille, il n’avait plus rien à faire à Paris ; il reprit, à six heures du soir, la voiture de Rouen, remportant cet argent maudit qui venait de causer un si grand malheur. Pendant qu’il s’éloignait de la grande Babylone où va bientôt se dérouler notre drame, Justin et son professeur étaient redescendus dans la chambre des écoliers, auxquels on avait donné congé à l’occasion de la grande solennité qui devait avoir lieu, et, en même temps, à cause du lundi gras, qui, par extraordinaire, cette année-là, tombait au commencement de février. Le visage sombre de son élève inspirait au bon Müller une profonde terreur ; il se mit, dans l’espérance de le distraire, à rappeler à Justin toutes ces vieilles histoires de collège, jusqu’au moment où il en fut arrivé à la rencontre de la petite fille.
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Là, il voulut s’arrêter ; mais ce fut Justin qui à son tour raconta bien minutieusement, jour par jour, la vie adorable qu’il avait menée depuis six ans. – Nous avons été trop heureux ! lui dit-il ; de nombreux pressentiments m’ont averti qu’il fallait me préparer à payer cher, un jour ou l’autre, cette victoire que j’avais remportée sur mon mauvais destin... J’ai joui, pendant six ans, d’une félicité ineffable ; c’est presque le sixième de la vie : peu d’hommes peuvent en dire autant... J’ai oublié la joie de ces six ans ; j’oublierai le malheur comme j’ai oublié la joie : joies et douleurs se fondront un jour dans la teinte grise du passé. Ne soyez donc pas inquiet de moi, mon cher maître ; ne me croyez jamais capable de quelque sombre résolution... Est-ce que je m’appartiens, d’ailleurs ? est-ce que je ne me dois pas à ma bonne mère, à ma pauvre sœur ? Non, non, cher maître, mon parti est bien arrêté ; j’ai lutté contre la misère, je lutterai contre la douleur... Laissez pendant quelques jours ma blessure se cicatriser ; permettez surtout que je demeure seul ; il y a dans la solitude, pour les 438
cœurs résignés, une religion inconnue : la résignation, cher maître, c’est la force des faibles, et vous me verrez rentrer plus fort et plus éprouvé dans le combat de la vie ! Le vieux maître sortit, étonné, presque effrayé de la puissance de résignation de cet homme, mais rassuré complètement sur les suites de son désespoir. Justin, après avoir reconduit M. Müller jusqu’à la porte de la rue, rentra dans sa chambre, et se promena lentement et longuement, les bras croisés, la tête basse, jetant de temps en temps les yeux au plafond, comme s’il eût voulu demander au ciel le mot de cette énigme qu’on appelle fatalité ! Deux ou trois fois, il alla jusqu’à la porte de l’armoire où le violoncelle dormait dans sa boîte. Mais il ne l’ouvrit même pas. Ce soir-là, il était encore trop faible. Jusqu’à trois heures du matin, il se promena ainsi ; il n’avait pas pu pleurer depuis le matin. Sa douleur se pétrifiait, pour ainsi dire, dans 439
son sein, et l’étouffait. Il se jeta sur son lit ; la fatigue l’emporta, il s’endormit. La veille, il avait eu la même insomnie et le même sommeil : seulement, c’était la joie qui avait tenu ses yeux ouverts ; c’était la fatigue du bonheur qui les avait clos ! Heureusement, le lendemain était le mardi gras, jour de congé : il était donc libre de s’isoler avec sa douleur, de la prendre à bras-le-corps, de lutter avec elle, de tenter de le terrasser. La lutte dura toute la journée. Après avoir embrassé sa mère et sa sœur, il sortit au point du jour ; il alla visiter de nouveau l’endroit où, par une belle nuit de juin, il avait trouvé l’enfant, couchée dans les blés et dans les fleurs. Il n’y avait plus ni bluets, ni coquelicots, ni blonds épis ; la terre était, comme son cœur, nue, dépouillée, gercée par l’hiver. Il alla se promener dans ces bois de Meudon, si gais, si riants, si pleins de soleil et de verdure, quand il s’y promenait avec son maître ; il poussa jusqu’aux portes de Versailles. 440
Il eut la force de ne pas aller jusqu’au pensionnat. À quoi bon revoir la pauvre enfant ? N’était-il pas sûr qu’elle pleurait loin de sa vue ? n’était-il pas sûr qu’à sa vue, elle pleurerait bien davantage ? D’espoir, il ne lui en restait aucun ! Il était clair pour lui que Mina appartenait à quelque famille riche et aristocratique ; et quelle chance y avait-il pour qu’on la lui donnât, à lui humble et pauvre ? Il pouvait la voir, sans doute ; mais c’est justement ce qu’il n’avait pas voulu faire. Il rentra chez lui à dix heures du soir : il avait fait quinze lieues dans sa journée, et ne ressentait pas la moindre fatigue. Sa mère et sa sœur l’attendaient, inquiètes toutes deux. Il rentra le visage souriant, les embrassa et descendit dans sa chambre. La même chose se passa qui s’était passée la veille ; il se promena encore lentement et 441
tristement ; il compta les heures jusqu’à minuit ; puis, enfin, après s’être, comme la veille, arrêté deux ou trois fois devant l’armoire où était son violoncelle, il se décida à ouvrir la porte, tira l’instrument de sa boîte, et le regarda avec une mélancolie profonde. La petite fille, on se le rappelle, par un caprice d’enfant, l’avait fait renoncer à jouer de ce sombre instrument ; nous l’avons vu le toucher plusieurs fois, le tirer de sa boîte, le serrer entre ses genoux, s’enivrer de la mélodie absente, mais ne pas en tirer une seule note. Aujourd’hui, il revenait à lui. – J’ai été ingrat, dit-il, ô mon vieil ami ! ô mon tendre consolateur ! Je t’ai abandonné pendant mes jours de joie : je te retrouve pendant mes jours d’infortune ! Et il embrassa le violoncelle avec effusion. – Ô source inépuisable de consolation ! repritil ; musique ! refuge des âmes éplorées, j’ai fait comme l’enfant prodigue : je t’ai quittée un jour, chère famille de mon âme ! j’ai été criblé de 442
douleurs, et je reviens à toi, les pieds meurtris, l’âme brisée, et tu me tends les bras, harmonieuse déesse ! et tu me reçois, le cœur plein de miséricorde et d’amour ! Et, comme il avait fait de l’instrument, il tira de l’armoire son vieux livre de musique, le posa sur son pupitre, l’ouvrit, s’installa sur le haut tabouret, prit le violoncelle, et posa l’archet sur les cordes. Au moment de jouer, deux larmes tombèrent de ses yeux. Il posa l’archet sous son bras gauche, prit son mouchoir, essuya lentement ses paupières humides, et commença de jouer le même chant grave et mélancolique que Salvator et Jean Robert avaient entendu, deux heures avant le commencement de ce récit... On sait comment Salvator avait frappé à la porte, comment les deux amis avaient été introduits par Justin, comment ils lui avaient demandé la cause de ses larmes, comment, enfin, le maître d’école avait consenti à leur raconter son histoire. 443
Cette histoire, c’était celle que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs. Cette histoire, les deux jeunes gens l’avaient écoutée avec des impressions bien différentes. Le poète avait été vivement ému à certains endroits : la scène de la mère condamnant son fils au malheur, plutôt que de lui laisser commettre une action douteuse, lui avait fait venir les larmes aux yeux. Le philosophe l’avait entendue, d’un bout à l’autre, avec une insensibilité apparente ; seulement, au nom de mademoiselle Suzanne et de M. Lorédan de Valgeneuse, il avait tressailli ; on eût dit que ce n’était pas la première fois qu’il entendait prononcer ces noms, et chacun d’eux paraissait lui avoir fait, au moral, la même impression que fait, au physique, le contact d’un corps dur avec une blessure mal fermée. – Monsieur, dit Jean Robert, nous serions indignes d’avoir entendu ce que vous venez de nous raconter, si nous essayions de donner à un homme comme vous de banales consolations... Voici nos adresses, si jamais vous avez besoin de 444
deux amis, nous vous demandons la préférence. Et, en même temps, Jean Robert déchira une page de son portefeuille, y écrivit les deux noms et les deux adresses, et les donna à Justin. Celui-ci les prit et les mit entre les pages de son livre de musique. Là, il était sûr de les retrouver tous les jours. Puis il tendit ses deux mains aux deux jeunes gens. Au moment où ces quatre mains se pressaient, on frappa violemment à la porte. Qui pouvait frapper à cette heure ? Justin était tellement dégagé de tout autre intérêt que celui dont il se préoccupait, qu’il ne pensa même pas que ce coup frappé si vigoureusement pût l’être à son intention. Il laissa les jeunes gens sortir, et, en sortant, ouvrir la porte au visiteur nocturne ou plutôt matinal, car les premiers rayons du jour commençaient à paraître. Celui qui frappait à la porte était un enfant de 445
treize à quatorze ans, aux cheveux blonds frisés tout autour de la tête, aux joues roses, aux vêtements légèrement déguenillés. Un véritable gamin de Paris, en blouse bleue, en casquette sans visière, avec des souliers éculés. Il leva la tête pour voir qui venait lui ouvrir la porte. – Tiens ! c’est vous, monsieur Salvator ! dit-il. – Que viens-tu faire ici, à cette heure, monsieur Babolin ? demanda le commissionnaire en prenant amicalement le gamin par le collet de sa blouse. – Ah ! j’apporte à M. Justin, le maître d’école, une lettre que la Brocante a trouvée cette nuit, en faisant sa tournée. – À propos de maître d’école, dit Salvator, tu sais que tu m’as promis de savoir lire au 15 mars ? –Eh bien ! eh bien ! eh bien ! nous ne sommes encore qu’au 7 février : il n’y a pas de temps perdu ! 446
– Tu sais que, si tu ne lis pas couramment le 15, je te reprends, le 16, les livres que je t’ai donnés ? – Même ceux où il y a des images ?... Oh ! monsieur Salvator ! – Tous sans exception ! – Eh bien, tenez, vous voyez qu’on sait lire, dit l’enfant. Et, jetant les yeux sur l’adresse de la lettre, il lut : « À monsieur Justin, faubourg Saint-Jacques, n° 20. » Un louis de récompense à qui lui remettra cette lettre. » MINA. » L’adresse et l’apostille étaient écrites au crayon. – Porte vite ! porte vite, mon enfant ! dit Salvator en poussant Babolin du côté de l’appartement du maître d’école. 447
Babolin traversa la cour en deux enjambées, et entra en criant : – Monsieur Justin ! monsieur Justin ! une lettre de mademoiselle Mina !... – Que faisons-nous ? demanda Jean Robert. – Restons, répondit Salvator ; il est probable que cette lettre annonce un nouvel événement dans lequel notre assistance pourra être utile à ce brave jeune homme. Salvator n’avait point achevé, que Justin apparaissait sur le seuil de sa porte, pâle comme un spectre. – Ah ! vous êtes encore là ! s’écria-t-il : Dieu soit loué ! Lisez, lisez... Et il tendit la lettre aux deux jeunes gens. Salvator la prit et lut : « On m’enlève de force, on m’entraîne... je ne sais pas où ! À mon secours, Justin ! Sauvez-moi, mon frère ! ou venge-moi, mon époux ! « MINA. »
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– Ah ! mes amis ! s’écria Justin tendant les bras aux deux jeunes gens, c’est la Providence qui vous a conduits ici ! – Eh bien, fit Salvator à Jean Robert, vous demandiez du roman : j’espère qu’en voilà, mon cher !
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XXX Au plus pressé par le plus court. Les trois jeunes gens se regardèrent un instant. La première minute était à la stupéfaction ; la seconde fut, chez Salvator surtout, un retour au sang-froid. – Du calme ! dit-il ; l’affaire est grave, il s’agit de ne point agir en enfants. – Mais on l’enlève ! cria Justin, on l’emmène ! elle m’appelle à son secours ! elle demande que je la venge ! – Oui, parfaitement, et c’est pour cela qu’il faut savoir qui l’enlève et où on l’emmène. – Oh ! comment savoir cela ? Mon Dieu ! mon Dieu ! – On sait tout avec du temps et de la patience, mon cher Justin. Vous êtes sûr de Mina, n’est-ce 450
pas ? – Comme de moi-même. – Eh bien, soyez tranquille, elle saura se défendre. Allons au plus pressé par le plus court. – Oh ! oui, ayez pitié de moi... Je deviens fou ! La résignation de Justin s’évanouissait devant cette idée que Mina était aux mains d’un ravisseur quelconque, et pouvait être soumise à quelque violence physique ou morale. – Babolin est là ? demanda Salvator. – Oui. – Interrogeons-le. – Interrogeons-le ! répéta Justin. – En effet, dit Jean Robert, c’est par là que nous devons commencer. On rentra dans la chambre du maître d’école. – D’abord, dit Salvator, donnez un louis à cet enfant pour sa mère, et une pièce de monnaie quelconque pour lui. Justin tira deux louis et deux pièces de cinq 451
francs de sa poche, et les donna à Babolin. Mais Salvator s’empara de la main de l’enfant au moment où elle se fermait, la rouvrit de force, et, au grand désespoir de Babolin, en tira un louis et une pièce de cinq francs qu’il rendit à Justin. – Remettez ces vingt-cinq francs dans votre poche, dit-il ; d’ici à une heure, vous en trouverez l’emploi. Puis, se retournant vers l’enfant : – Où ta mère a-t-elle trouvé cette lettre ? demanda-t-il. – Plaît-il ? fit l’enfant d’un air boudeur. – Je te demande où ta mère a trouvé cette lettre... quelles rues elle a faites. – Est-ce que je sais cela ? Demandez-le-lui à elle-même. – Il a raison, dit Salvator ; c’est à elle qu’il faut le demander, et il est même probable qu’elle compte sur votre visite... Attendez ! organisons bien nos batteries. – Dirigez-nous : je vous obéirai... Quant à 452
moi, j’ai perdu la tête. – Vous savez que vous pouvez disposer de moi, mon cher Salvator, dit Jean Robert. – Oui, et je compte bien aussi vous donner un rôle dans ce drame. – Soit ! et aussi actif que vous voudrez ! J’ai eu mes émotions comme auteur ; je ne suis pas fâché de les avoir comme acteur. – Oh ! je vous en prie, je vous en prie, messieurs ! dit Justin regardant comme précieuse chaque minute qui s’écoulait. – Vous avez raison... Voici ce qu’il faut faire. – Dites ! – Monsieur Justin, vous allez suivre cet enfant chez sa mère. – Je suis prêt. – Attendez... Monsieur Jean Robert, vous allez vous procurer un cheval tout sellé, et vous reviendrez avec lui rue Triperet, n° 11. – Rien de plus facile. – Moi, je vais aller faire la déclaration à la 453
police. – Y connaissez-vous quelqu’un ? – Je connais l’homme qu’il nous faut. – Bien !... Et puis ? – Et puis je vous rejoins rue Triperet, n° 11, chez la mère de cet enfant, et, là, nous aviserons. – Allons ! viens, petit ! dit Justin. – Laissez d’abord un mot pour tranquilliser votre mère, dit Salvator ; il est possible que vous ne rentriez que tard, et même que vous ne rentriez pas du tout. – Vous avez raison, dit Justin ; pauvre mère ! moi qui l’oubliais. Et il traça à la hâte quelques lignes sur un papier qu’il laissa tout ouvert sur la table de sa chambre. Il annonçait à sa mère, sans lui dire autre chose, qu’une lettre qu’il recevait à l’instant même réclamait l’emploi de sa journée. – Et maintenant, partons ! dit-il. Les trois jeunes gens s’élancèrent hors de la 454
maison ; il pouvait être six heures et demie du matin. – Voilà votre chemin, dit Salvator en indiquant de loin à Justin la rue des Ursulines ; – voilà le vôtre, ajouta-t-il en montrant à Jean Robert la rue de la Bourbe, – et voici le mien, acheva-t-il en prenant la rue Saint-Jacques. Puis, lorsqu’il eut fait une trentaine de pas, il se retourna en criant : – Le rendez-vous est rue Triperet, n° 11. Suivons le héros principal des événements qui se passent à cette heure, et – tandis que Jean Robert court rue de l’Université faire seller son cheval, que Salvator se hâte de se rendre à la police – suivons Justin Corby, qui s’avance vers la rue Triperet en marchant sur les talons de Babolin. La rue Triperet est, comme chacun sait, ou plutôt comme chacun ne sait pas, une petite rue parallèle à la rue Copeau, et perpendiculaire à la rue Gracieuse. Tout ce quartier rappelait encore, en 1827, le 455
Paris de Philippe-Auguste. Les sentines boueuses qui circulent autour des murailles de SaintPélagie donnent à cette prison l’air d’une antique forteresse bâtie au milieu d’une île ; ces rues, à peine larges de huit à dix pieds, étaient obstruées par des amas de fumier et de gravois ; enfin, les cloaques où végétaient les malheureux habitants de ces quartiers ressemblaient bien plus à des chaumières qu’à des maisons. Ce fut devant un de ces bouges que s’arrêta Babolin. – C’est ici, dit-il. L’endroit était infect, et suait, par tous les pores, la misère et l’impureté. Justin n’y fit pas même attention. – Marche devant, dit-il, et je te suivrai. Babolin entra en bonhomme habitué, comme on dit, aux êtres de la maison. Au bout de dix pas, Justin s’arrêta. – Où es-tu ? dit-il. Je n’y vois pas ! – Me voilà, monsieur Justin, dit le gamin en se 456
rapprochant du maître d’école ; prenez le bas de ma blouse. Justin prit le bas de la blouse de Babolin, et gravit pas à pas la haute échelle portant le nom prétentieux d’escalier qui conduisait chez la Brocante. Ils arrivèrent à la porte de son chenil – et le logement de la Brocante paraissait, sous tous les rapports, justifier ce nom ; car, à peine sur le palier, on entendit les abois glapissants d’une douzaine de chiens jappant, hurlant, aboyant dans tous les tons de la gamme. On eût dit une meute qui en revoit1. – C’est moi, mère, dit Babolin se faisant un porte-voix de ses deux mains collées à l’orifice de la serrure ; ouvrez ! je suis avec de la société. – Voulez-vous bien vous taire, tas d’enragés ! cria de l’intérieur de la chambre, et s’adressant à la meute, la voix de la Brocante : on ne s’entend pas ici... Te tairas-tu, César !... Te tairas-tu, 1
« Terme de vénerie. Revoir un cerf, avoir des indices du cerf par le pied, les fumées, les abattures, etc. » (Littré.) 457
Pluton ! Silence, tous ! Et, à ce commandement prononcé d’une voix menaçante, il se fit un silence tel, que l’on eût entendu trotter une souris dans cette maison, où, au reste, les souris ne devaient pas manquer. – Tu peux entrer maintenant, toi et ta société, dit la voix. – Et comment cela ? – Tu n’as qu’à pousser la porte ; le verrou n’est pas mis. – Oh ! alors, c’est autre chose. Et Babolin, soulevant le loquet, poussa la porte, qui donna passage à l’impatient Justin, et le mit en face d’un spectacle qui, sans être des plus poétiques, mérite, cependant, une description particulière. Qu’on s’imagine, en effet, une espèce de halle partagée, dans sa longueur et dans sa largeur, par deux poutres mises en croix et destinées à soutenir la toiture de ce grenier, dont on avait fait une chambre ; un plafond composé de lattes servant de base aux tuiles du faîtage, et par les 458
interstices desquelles on pouvait jouir des premières lueurs du jour ; à certains endroits, des renflements du toit si menaçants, qu’il était hors de doute que la couverture allait s’effondrer au premier vent d’orage ! qu’on s’imagine des murs en plâtre, gris et humides, le long desquels couraient des araignées solitaires, regardant avec dédain des peuplades d’insectes de tous genres, et l’on comprendra l’impression de dégoût qui eût saisi tout homme appelé dans un pareil endroit sous la puissance d’un sentiment moins impérieux que celui qui y attirait Justin. Une douzaine de chiens, dogues, bassets, caniches, faux danois, grouillaient dans un des angles de la chambre, entassés tous les douze dans une vieille hotte où ils eussent tenu commodément quatre ou cinq tout au plus. Sur l’angle que formaient les deux poutres, était perchée une corneille qui battait des ailes, sans doute comme une manifestation de sa joie pendant le concert des chiens. Assise sur un escabeau, adossée au pied de la poutre qui, pareille à un pilier, soutenait tout ce 459
chancelant édifice ; entourée d’une espèce de talus de chiffons de toutes étoffes et de toutes couleurs de trois ou quatre pieds, une femme d’une cinquantaine d’années en apparence, grande, maigre, osseuse, efflanquée comme une cavale de cabriolet, tenait agenouillée entre ses jambes une jeune fille dont elle peignait les longs cheveux noirs avec un soin qui dénotait chez la vieille bohémienne, ou une grande affection pour la jeune fille, ou un grand respect pour la beauté de sa chevelure. Cette scène, qui ne manquait pas de pittoresque, à cause surtout de l’opposition typique des personnages qui la composaient, était éclairée par une lampe de grès posée sur un mannequin retourné, et assez semblable, pour la forme, à ces lampes romaines retrouvées dans les fouilles d’Herculanum ou de Pompéi. La vieille femme – sans doute celle que Babolin avait désignée sous le nom de la Brocante – était vêtue de loques brunes, puis d’étoffes ramassées de droite et de gauche, cousues côte à côte, et qui semblaient destinées, 460
comme une montre de tailleur, à présenter un échantillon de toutes les nuances du brun. La jeune fille agenouillée entre ses jambes n’avait, elle, pour tout costume, qu’une longue chemise de toile écrue, pareille à celle dont Scheffer habille Mignon1 ; cette chemise prenait la forme d’une blouse, serrée qu’elle était à la ceinture par une espèce de cordelière de coton gris et cerise, aux deux bouts de laquelle pendaient deux gros glands assez semblables à ceux qui servent aux embrasses de rideaux ; le cou et la poitrine de l’enfant étaient cachés sous une écharpe de laine cerise toute déchirée, mais qui s’harmonisait avec la nuance foncée de la cordelière, autant que la laine peut s’harmoniser avec le coton. Ses deux pieds croisés, sur lesquels elle reposait accroupie, étaient nus. C’étaient deux pieds charmants, deux pieds de princesse, d’Andalouse ou de bohémienne. Quant à son visage – qu’elle tourna du côté de 1
La toile est conservée au musée de Dordrecht. 461
la porte, au moment où la porte s’ouvrit pour donner passage à Babolin et au maître d’école –, quant à son visage, disons-nous, il avait cette pâleur maladive des pauvres fleurs étiolées de nos faubourgs : ses traits étaient d’une régularité, d’une pureté admirables ; mais les contours amaigris de cette figure souffreteuse attristaient l’admiration ! Les yeux cernés, la profondeur des orbites, les regards inquiets, les méplats des joues rentrés, au lieu d’être en saillie, la bouche entrouverte comme un souvenir de famine ou de terreur, le front grave, la voix douce et harmonieuse, les paroles rares de cette enfant de treize ans, tout concourait à donner à son aspect quelque chose d’étrange et de fantastique qui eût rappelé à notre ami Pétrus, s’il se fût trouvé en face de ce charmant modèle, l’idée qu’il s’était faite de Médée enfant ou de Circé adolescente. Il ne manquait à cette jeune fille qu’une baguette d’or, et l’encadrement des montagnes de la Thessalie ou des Abruzzes, pour être une magicienne ; il ne lui manquait qu’une tunique à fleurs de pourpre, que des perles autour des bras et dans les cheveux, pour être une enchanteresse ; 462
il ne lui manquait qu’une couronne de nymphéas et un char de nacre traîné par deux colombes, pour être une fée. Au reste, et afin de rentrer dans la funeste réalité, c’était – plus la poésie et une propreté étrange, au milieu de cette misère –, c’était, disons-nous, l’incarnation de la Parisienne de ces tristes faubourgs ; le manque d’air, le manque de soleil, le manque de nourriture, l’absence de ces trois éléments de la vie était dénoncée en caractères ineffaçables sur tout le corps chétif de la pauvre créature. Disons tout de suite, au risque d’entraver notre action – dont, au reste, l’histoire de Justin et de Mina n’est qu’un épisode –, disons tout de suite ce que l’on savait de cette mystérieuse et poétique enfant. Nous retrouverons Babolin et le maître d’école sur le seuil de la porte, où nous les laissons.
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XXXI Rose-de-Noël. Un soir – c’était pendant la nuit du 20 août 1820, il était neuf heures à peu près –, la Brocante revenait avec une petite charrette que Justin eût pu voir dans la cour, et un âne qu’il eût pu entendre braire dans l’écurie, la Brocante revenait, disons-nous, de vendre un lot de chiffons à la papeterie d’Essonne, lorsque, tout à coup, elle vit surgir sur le revers de la route, et comme si elle sortait du fossé, la silhouette d’un enfant qui se précipitait vers elle, les bras ouverts, la pâleur sur le front, la poitrine haletante, tout le corps frissonnant et empreint des signes de la plus profonde terreur, en criant : – Au secours ! au secours ! sauvez-moi ! La Brocante était de cette race de bohèmes et de gitanos qui a pour instinct étrange d’enlever 464
les enfants, comme les oiseaux de proie enlèvent les alouettes et les colombes ; elle arrêta son âne, sauta à bas de sa charrette, prit la petite fille entre ses bras, remonta avec elle, et fouetta son âne. Et elle avait bien plus l’air, il faut le dire, en accomplissant cette action, d’une louve qui emporte un agneau que d’une femme qui sauve un enfant. Cet événement, rapide comme la pensée, s’était accompli à cinq lieues de Paris, entre Juvisy et Fromenteau. La petite fille venait par le côté gauche de la route. Tout occupée de s’éloigner rapidement, la Brocante ne songea à examiner l’enfant qu’après avoir fait un quart de lieue, à peu près, au trot de son âne. La petite fille était nu-tête ; ses longs cheveux dont les tresses s’étaient dénouées, ou dans la course qu’elle avait faite, ou dans la lutte qu’elle avait soutenue, pendaient derrière elle ; son front était ruisselant de sueur ; ses pieds attestaient une 465
longue course à travers les champs, et sa robe blanche était toute sillonnée d’une rigole de sang qui s’échappait d’une blessure peu profonde, par bonheur, et qui semblait avoir été faite ou plutôt essayée avec un instrument aigu et tranchant. Une fois dans la charrette, la petite fille, qui paraissait âgée de cinq ou six ans au plus, avait – profitant de ce que la Brocante était occupée des deux mains à conduire et à fouetter son âne – glissé comme une couleuvre, des genoux de la vieille femme sur le plancher de la charrette, et s’était réfugiée dans le coin le plus éloigné, répondant à toutes les questions par ces seules paroles : – Elle ne court pas après moi, n’est-ce pas ? elle ne court pas après moi ?... Sur quoi, la Brocante, qui semblait craindre tout autant que la petite fille d’être poursuivie, sortait furtivement la tête de sa charrette, couverte d’une bâche de toile, regardait sur la route, et, la voyant solitaire, rassurait l’enfant, chez laquelle la terreur paraissait si grande, que le fait matériel de sa blessure et de la douleur 466
qu’elle en devait éprouver, n’était qu’un détail presque oublié. Vers minuit – tant la Brocante, secondant l’ardeur de la jeune fille, avait échauffé le pas de son âne –, vers minuit, on arriva à la barrière de Fontainebleau. Arrêtée à la grille par les employés de l’Octroi, la Brocante n’avait eu qu’à passer la tête, et à dire : « C’est moi, la Brocante » et, comme les employés de l’Octroi avaient l’habitude de la voir passer, une fois par mois, avec son chargement de chiffons, et revenir le lendemain avec sa charrette vide, ils s’étaient éloignés aussitôt ; et l’âne, la charrette, la vieille femme et la petite fille avaient fait leur entrée dans la ville. Puis, par la rue Mouffetard et la rue de la Clef, ils avaient gagné la rue Triperet, qui, si nous en croyons une vieille enseigne encore existante aujourd’hui, devrait s’écrire la rue Trippret. Quant à la jeune fille, accroupie ou plutôt roulée sur elle-même dans le coin le plus reculé de la charrette, elle n’avait, nous l’avons dit, 467
donné d’autres signes d’existence que de demander de temps en temps à la Brocante, d’une voix pleine d’une inexprimable angoisse : – Elle ne court pas après moi, n’est-ce pas ? elle ne court pas après moi ?... À peine descendue de la voiture, elle s’élança dans l’allée, et, comme si elle eût eu la faculté de voir la nuit, gagna l’escalier, et en franchit les degrés aussi rapidement qu’eût pu le faire le chat le plus agile. La Brocante monta derrière elle, ouvrit la porte de son bouge, et lui dit : – Entre là, petite ! personne ne sait que tu es ici ; sois donc tranquille. – Elle ne viendra pas m’y chercher, alors ? demanda l’enfant. – Il n’y a pas de danger ! Et la petite se glissa comme une belette par la porte entrouverte. La Brocante tira la porte, et la ferma à clef ; puis elle descendit pour mettre sa charrette sous le hangar, et son âne à l’écurie. 468
En remontant, elle prit les mêmes précautions, refermant la porte derrière elle, et poussant le verrou. Puis elle alluma un bout de chandelle empalé sur l’éclat d’une bouteille cassée, et, s’éclairant de cette pâle lumière, elle chercha la pauvre petite fugitive. Celle-ci avait été à tâtons jusqu’à l’angle le plus reculé du grenier, et là, elle s’était mise à genoux, et disait tout ce qu’elle savait de prières. La Brocante alors l’appela. Mais la petite fille lui fit, de la tête, un signe de refus. La Brocante alla la prendre par la main, et l’attira à elle. L’enfant vint, mais avec une répugnance marquée. La vieille l’attirait à elle pour l’interroger. Mais, à toutes ses questions, l’enfant ne répondit rien que ces mots : – Non, elle me tuerait ! 469
Ainsi la Brocante ne put savoir ni de quel pays était l’enfant, ni quels étaient ses parents, ni quel était son nom, ni pourquoi on voulait la tuer, ni qui lui avait fait la blessure qu’elle avait à la poitrine. La petite garda près d’une année un mutisme absolu ; seulement, pendant son sommeil, agitée d’un songe terrible, en proie à quelque cauchemar effroyable, elle s’écria une fois : – Ah ! grâce ! grâce, madame Gérard ! je ne vous ai pas fait de mal : ne me tuez pas ! Tout ce que l’on sut donc, c’est que la femme qui avait voulu la tuer s’appelait madame Gérard. Quant à l’enfant, comme il fallait l’appeler d’un nom quelconque, et qu’elle était aussi pâle que ces roses qui fleurissent au milieu de l’hiver, la Brocante, sans se douter du baptême de poésie qu’elle lui donnait, l’appela Rose-de-Noël. Ce nom lui était resté. Le soir même, voyant que l’enfant ne voulait rien dire, la Brocante, dans l’espoir qu’elle serait un peu plus loquace le lendemain, lui avait 470
montré l’espèce de grabat sur lequel était couché un enfant d’un an ou deux plus âgé qu’elle, et lui avait dit de prendre place près de l’enfant. Mais elle avait refusé obstinément ; la couleur du matelas, la saleté des couvertures répugnaient à la petite fille, que son linge fin et la coupe élégante de sa robe indiquaient comme appartenant à des parents riches. Elle avait pris une chaise, l’avait appuyée à la muraille, et s’y était assise, disant qu’elle serait très bien là. En effet, elle passa la nuit sur cette chaise. Au jour seulement, elle s’endormit. Vers six heures du matin, pendant que l’enfant dormait, la Brocante se leva et sortit. Elle allait rue Neuve-Saint-Médard acheter un vêtement complet pour la petite fille. La rue Neuve-Saint-Médard, c’est le Temple du quartier Saint-Jacques. Ce vêtement complet se composait d’une robe de cotonnade bleue à pois blancs, d’un mouchoir jaune à fleurs rouges, d’un de ces bonnets 471
d’enfant qu’on appelle des bonnets à trois pièces, de deux paires de bas de laine et d’une paire de souliers. Le tout avait coûté sept francs. La Brocante espérait bien vendre la défroque de la petite fille quatre fois cette somme. Une heure après, elle était rentrée avec son emplette, et avait retrouvé la petite fille toujours accroupie sur sa chaise de paille, et résistant à tous les marivaudages que lui faisait Babolin pour la décider à jouer avec lui. Quand la clef tourna dans la serrure, la petite fille trembla de tous ses membres ; quand la porte s’ouvrit, elle devint pâle comme la mort. En la voyant près de s’évanouir, la Brocante lui demanda ce qu’elle avait. – J’ai cru que c’était elle ! répondit la jeune fille. Elle !... Ainsi, c’était bien décidément une femme qu’elle fuyait. La Brocante étala sur un escabeau sa robe bleue, son fichu jaune, son bonnet, ses bas et ses 472
souliers. L’enfant la regardait faire avec inquiétude. – Allons, viens ici ! dit la Brocante à la petite fille. La petite fille, sans bouger de la chaise, indiqua du doigt les vêtements. – Ce n’est pas pour moi, ces habits ? dit-elle d’un air dédaigneux. – Et pour qui donc ? demanda la Brocante. – Je ne les mettrai pas, répondit l’enfant. – Tu veux donc qu’elle te reconnaisse alors ? – Non, non, non, je ne le veux pas ! – En ce cas, il faut mettre ces habits. – Et, avec ces habits, elle ne me reconnaîtra pas ? – Non. – Alors, mettez-les-moi tout de suite. Et, sans faire de difficulté, elle se laissa ôter sa jolie robe blanche, ses bas fins, ses jupons de batiste et ses souliers mignons. 473
Au reste, tout cela était taché de sang : il fallait promptement le laver pour ne point exciter les soupçons des voisins. La jeune fille revêtit les habits que lui avait achetés la Brocante, humble livrée de misère, symbole patent de la vie qui l’attendait. La Brocante lava les vêtements de l’enfant, les fit sécher, et les vendit trente francs. C’était déjà une bonne affaire. Mais la vieille sorcière espérait bien en faire un jour une meilleure en découvrant les parents de l’enfant, et en la rendant ou plutôt en la vendant à sa famille. Cette même répugnance qu’avait éprouvée la petite fille à mettre des vêtements d’une condition inférieure, elle la manifesta lorsqu’il s’agit de partager les repas de la famille. Un reste de viande réchauffée dans un poêlon, un morceau de pain noir acheté au rebut, ou mendié par la ville, tel était l’ordinaire de la Brocante et de son fils. Babolin, qui n’avait jamais mangé à une autre 474
table que celle de sa mère, n’avait pas de désirs gastronomiques au-dessus de sa condition. Mais il n’en était pas de même de Rose-deNoël. Sans doute avait-elle été habituée, pauvre enfant, à manger des mets recherchés, avec de l’argenterie, dans des assiettes et des plats de porcelaine, car elle se contenta de jeter un regard sur le déjeuner de Babolin et de la Brocante, et dit : – Je n’ai pas faim. Au dîner, ce fut de même. La Brocante comprit que l’élégante enfant se laisserait plutôt mourir d’inanition que de toucher à sa cuisine. – Qu’est-ce qu’il te faut donc ? lui demanda-telle ; des faisans aux oranges ou des poulardes truffées ? – Je ne demande ni poulardes truffées ni faisans aux oranges, répondit la petite fille ; mais je voudrais bien un morceau de pain blanc, comme on en donnait chez nous le dimanche aux 475
pauvres. La Brocante, toute dure qu’elle était, fut touchée de cette réponse, si simple et en même temps si plaintive ; elle donna un sou à Babolin. – Va chercher un petit pain chez le boulanger de la rue Copeau, dit-elle. Babolin prit le sou, ne fit qu’un bond par les escaliers, qu’un saut de la rue Triperet à la rue Copeau, et revint au bout de cinq minutes, apportant un petit pain à mie blanche et à croûte dorée. La pauvre Rose-de-Noël avait grand faim ; elle le dévora jusqu’à la dernière miette. – Eh bien, cela va-t-il mieux ? demanda la Brocante. – Oui, madame, et je vous remercie, dit l’enfant. Personne n’avait jamais eu l’idée d’appeler la Brocante madame. – Belle madame ! dit-elle. Et maintenant, mademoiselle Précieuse, que voulez-vous pour votre dessert ? 476
– Je voudrais bien un verre d’eau, répondit la petite fille. Et Babolin apporta un pot sans anse, et tout égueulé, qu’il présenta à la petite fille. – Vous buvez là-dedans ? dit-elle d’une voix douce à Babolin. – C’est-à-dire que c’est la mère qui boit làdedans ; moi, je bois à la régalade. Et, élevant le pot à un demi-pied au-dessus de sa tête, il en fit découler un filet d’eau qu’il reçut dans sa bouche avec une adresse qui dénotait l’habitude qu’il avait de cet exercice. – Je ne boirai pas, dit l’enfant. – Pourquoi donc ? dit Babolin. – Parce que je ne sais pas boire comme vous. – Bon ! tu vois bien qu’il faut un verre à mademoiselle, dit la Brocante en haussant les épaules. Si cela ne fait pas pitié ! – Un verre ? dit Babolin. Il doit y en avoir un ici quelque part. Et, après avoir cherché un instant, il découvrit 477
un verre dans un coin. – Tiens, dit-il en emplissant le verre d’eau, et en le présentant à la jeune fille, bois ! – Non, dit-elle, je ne boirai pas. – Et pourquoi ne boiras-tu pas ? – Parce que je n’ai pas soif. – Mais si, tu as soif, puisque tu as demandé à boire tout à l’heure. La jeune fille secoua la tête. – Tu vois bien que nous sommes des goujats, dit la mère, et que mademoiselle ne saurait boire ni dans nos pots ni dans nos verres. – Non, quand ils sont sales, dit doucement et tristement la jeune fille ; et cependant... et cependant, j’ai bien soif ! ajouta l’enfant en fondant en larmes. Babolin descendit comme il avait fait la première fois, courut à la fontaine voisine, lava le verre à trois ou quatre reprises, et le rapporta transparent comme un cristal de Bohême, et plein d’une eau fraîche et limpide. 478
– Merci, monsieur Babolin, dit la petite fille. Et elle avala le verre d’eau d’un seul trait. – Oh ! monsieur Babolin ! s’écria le gamin en faisant la roue. Dis donc, la mère, quand nous irons chez Croc-en-Jambe, on annoncera : « Monsieur Babolin et madame Brocante ! » – Pardon, répliqua la petite, on m’a appris à dire monsieur et madame ; je ne le dirai plus, si ça n’est pas bien. – Si, mon enfant, si, c’est bien, dit la Brocante, subjuguée malgré elle par cette supériorité de l’éducation que les gens du peuple raillent quelquefois, mais qui, cependant, produit toujours sur eux son effet. Le soir, la même scène que la veille se représenta pour le coucher. La mère et le fils couchaient sur un seul matelas jeté au milieu des chiffons, dans un coin de la pièce. Rose-de-Noël refusa constamment de prendre place à côté d’eux. Cette nuit encore, elle coucha sur la chaise. 479
Le lendemain, la Brocante fit un effort. Elle mit dans sa poche les trente francs, prix des vêtements de l’enfant, sortit, acheta une couchette de quarante sous, un matelas de dix francs – un peu mince, mais propre –, un traversin de trois francs cinquante centimes, deux paires de draps de madapolam1 et une couverture de coton : le tout d’une irréprochable blancheur. Elle fit tout apporter dans son grenier. Elle en avait juste pour vingt-trois francs : elle était au pair avec la petite fille. – Oh ! le joli petit lit blanc ! s’écria l’enfant, lorsqu’elle vit la couchette dressée et garnie. – C’est pour vous, mademoiselle Précieuse, dit la Brocante ; puisqu’il paraît que vous êtes une princesse, on vous traite en princesse, quoi ! – Je ne suis pas une princesse, répondit la petite fille ; mais, là-bas, j’avais un lit blanc. – Eh bien, vous en aurez un ici comme làbas... Êtes-vous contente ? 1
Tissu de coton blanc à grain très marqué. 480
– Oui, et vous êtes bien bonne ! dit la petite fille. – Maintenant, où allez-vous loger ? ne faudrat-il pas vous louer, rue de Rivoli, un premier audessus de l’entresol ? – Voulez-vous me donner ce coin-là ? demanda la petite fille. Et elle indiquait un renfoncement du grenier qui faisait une espèce de cabinet empiétant sur le grenier voisin. – Et cela vous suffira ? demanda la Brocante. – Oui, madame, répondit l’enfant avec sa douceur accoutumée. On poussa la couchette dans le coin. Peu à peu, le coin se meubla, et devint une espèce de chambre. La Brocante était loin d’être aussi pauvre qu’elle en avait l’air ; seulement, elle était horriblement avare, et l’argent lui coûtait à sortir de la cachette où elle le mettait. Mais la Brocante avait une industrie : elle 481
tirait les cartes. Au lieu de se faire payer en argent par les consultants – ce qui souvent n’était pas sans quelque difficulté dans un quartier aussi pauvre que celui qu’elle habitait –, elle eut l’idée de se faire payer en nature. À la fripière, elle demanda un rideau de toile de Perse ; à l’ébéniste, une petite table ; au marchand de bric-à-brac, un tapis ; de sorte que le coin de Rose-de-Noël se trouva meublé au bout d’un mois, et que l’angle qu’elle habitait dans le grenier s’appela le Reposoir. Rose-de-Noël était heureuse, ou à peu près. Nous disons à peu près parce que sa robe de cotonnade bleue, son mouchoir jaune à fleurs rouges, ses bas de laine et son bonnet à trois pièces lui déplaisaient fort. Aussi, au fur et à mesure que ces objets s’usaient, Rose-de-Noël se faisait une toilette à elle. C’étaient, d’abord et avant tout, ses cheveux, qu’elle peignait avec un soin extrême, et qui 482
étaient si longs, qu’en les rejetant en arrière, elle marchait sur leurs extrémités avec ses talons. Puis tantôt une chemise en étoffe écrue nouée autour du corps avec quelque cordelière improvisée, tantôt un turban fait avec une écharpe de couleur vive, tantôt un vieux châle dont elle se drapait comme dans un manteau, tantôt une branche d’aubépine dont elle se faisait une couronne parfumée ; mais, telle qu’elle s’habillait enfin, toujours son habillement pittoresque se rapprochait de quelque type où le peintre eût trouvé son compte, soit qu’il eût eu à reproduire la Créole des Antilles, la gitana d’Espagne ou la druidesse des Gaules. Seulement, comme la jeune fille ne sortait jamais ; comme le soleil ne pénétrait dans le grenier que par d’étroites ouvertures ; comme elle ne mangeait que du pain, et ne buvait que de l’eau ; comme le froid pénétrait de tous côtés dans le bouge de la Brocante ; comme, enfin, elle était toujours vêtue à peu près de la même façon, par dix degrés de froid ou vingt-cinq degrés de chaleur, elle avait cet aspect maladif et 483
souffreteux que nous avons essayé de peindre ; sans compter que, de temps en temps, une toux sèche, qui amenait sur les joues de Rose-de-Noël une couleur plus vive, chaque fois qu’elle se produisait, annonçait que le logement misérable qui la couvrait sans l’abriter avait déjà eu sur sa santé une influence fatale, et pouvait, dans l’avenir, avoir sur elle une influence plus fatale encore. De sa famille et de l’événement terrible qui avait amené sa rencontre avec la Brocante – laquelle en était arrivée à aimer la pauvre enfant autant qu’elle était capable d’aimer –, on n’en avait jamais plus parlé que ce que nous avons dit. Voilà quelle était Rose-de-Noël, c’est-à-dire l’enfant qui se tenait agenouillée entre les genoux de la Brocante, au moment où Babolin et le maître d’école parurent sur le seuil de la porte.
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XXXII Sinistra cornix1. Le spectacle qui frappait les yeux de Justin était donc capable d’attirer l’attention d’un homme moins absorbé qu’il ne l’était dans une seule pensée : celle de Mina enlevée et l’appelant à son secours. Il entra dans le grenier, insensible à toute autre idée que celle qui lui serrait le cœur. – Mère, dit Babolin, précédant le jeune homme comme un interprète précède celui pour lequel il est chargé de porter la parole ; voici M. Justin, le maître d’école, qui a voulu venir luimême en personne pour vous demander, à vous, des choses que je n’ai pas pu lui dire. 1
« Sinistra cornix » (« une corneille à gauche »), Virgile, Bucoliques, 9, 11 ; Cicéron, De dinivatione, 1, 85. 485
La vieille sourit en femme qui s’attendait à cette visite. – Et le louis ? demanda-t-elle à demi-voix. – Le voilà, répondit Babolin en lui glissant la pièce d’or dans la main ; mais vous devriez bien en acheter une bonne douillette à Rose-de-Noël. – Merci, Babolin, dit la petite fille en tendant son front au gamin, qui l’embrassa fraternellement ; merci : je n’ai pas froid. Et, en disant ces mots, elle toussa deux ou trois fois d’une façon qui démentait péremptoirement les paroles qu’elle venait de prononcer. Mais, nous l’avons dit, tous ces détails, qui eussent frappé un autre que Justin, n’existaient point pour lui, ou n’existaient qu’à l’état de ces vapeurs matinales qui, s’élevant entre le voyageur et le but qu’il veut atteindre, voilent ce but sans le lui cacher. – Madame..., dit-il. Au mot de madame, la Brocante releva la tête pour voir si c’était bien à elle que l’on s’adressait. 486
Justin était la seconde personne qui l’eût appelée madame ; la première était Rose-deNoël. – Madame, dit Justin, c’est vous qui avez trouvé cette lettre ? – Mais, dame, il paraît, dit la Brocante, puisque c’est moi qui vous l’ai envoyée. – Oui, dit Justin, et je vous en suis bien reconnaissant ; seulement, je voulais vous demander où vous l’avez trouvée. – Dans le quartier Saint-Jacques, à coup sûr. – Je voulais savoir dans quelle rue. – Je n’ai pas regardé l’écriteau ; mais ça devait être dans les environs, comme cela, de la rue Dauphine à la rue Mouffetard. – Voyons, dit Justin, rappelez-vous bien vos souvenirs, je vous en supplie ! – Ah ! décidément, dit la Brocante, je crois que c’est dans la rue Saint-André-des-Arts. Pour un observateur plus familier que Justin avec cette espèce de bohème à laquelle il avait 487
affaire, il eût été évident que la Brocante battait la campagne dans une intention arrêtée d’avance. Justin crut comprendre. – Tenez, dit-il, voici pour aider à vos souvenirs. Et il lui donna un autre louis. – Voyons, mère, dit Babolin, fais donc la charité à M. Justin de ce qu’il te demande ; M. Justin, ce n’est pas tout le monde, et il est joliment considéré dans le quartier Saint-Jacques, va ! – De quoi te mêles-tu, gamin ? dit la vieille. Va donc voir au Puits-qui-parle si j’y suis ! – Ah ! comme vous voudrez, reprit Babolin ; au bout du compte, M. Justin m’a dit de l’amener ici : il y est ; qu’il s’en tire comme il pourra ! il est assez grand pour faire ses affaires lui-même. Et il s’en alla jouer avec les chiens. – Brocante, dit Rose-de-Noël de sa voix douce et harmonieuse, vous voyez que ce jeune homme est très inquiet et très tourmenté ; dites-lui, je vous prie, ce qu’il désire savoir. 488
– Oh ! je vous en conjure, ma belle enfant, fit le maître d’école en joignant les mains, priez pour moi ! – Elle va le dire, reprit Rose-de-Noël. – Elle va le dire ! elle va le dire !... Certainement que je vais le dire, murmura la vieille, comme obéissant à une puissance supérieure : tu connais bien mon faible ; tu sais bien que je ne peux rien te refuser. – Eh bien, madame, demanda Justin en maîtrisant avec peine son impatience, un effort de mémoire ! rappelez-vous, au nom du ciel ! – Je crois que c’était... Oui, c’était bien là ; maintenant, j’en suis sûre... D’ailleurs, on pourrait recourir aux cartes. – Alors, dit Justin comme se parlant à luimême, et sans faire attention aux dernières paroles de la Brocante, ils auront traversé la Seine au pont Neuf, et se rendaient probablement à la barrière Fontainebleau ou à la barrière SaintJacques. – Justement, dit la Brocante. 489
– Comment le savez-vous ? demanda le jeune homme. – Je dis justement, comme j’aurais dit probablement. – Écoutez, reprit Justin, si vous savez quelque chose, au nom du ciel, dites-moi ce que vous savez ! – Je ne sais rien, dit la Brocante, sinon que j’ai trouvé sur la place Maubert une lettre à votre adresse, et que je vous l’ai envoyée. – Brocante, dit Rose-de-Noël, vous êtes une méchante femme ! vous savez encore autre chose, et vous ne le dites pas. – Non, fit la Brocante, je ne sais rien de plus. – Vous avez tort de renvoyer monsieur comme vous faites, mère : c’est un ami de M. Salvator. – Je ne renvoie pas monsieur ; je lui dis que je ne sais pas la chose qu’il demande ; seulement, quand on ne sait pas une chose, il faut la demander à celles qui la savent. – À qui faut-il la demander, cette chose ? Dites vite ! 490
– À celles qui savent tout : aux cartes. – C’est bien, dit le maître d’école, merci ; ce que vous m’avez dit est toujours bon à savoir, et je vais rejoindre M. Salvator à la police. En disant ces mots, le jeune homme fit quelques pas vers la porte. Mais la Brocante, se ravisant sans doute : – Monsieur Justin, dit-elle. Le jeune homme se retourna. La vieille lui montra du doigt la corneille, qui battait des ailes au-dessus de sa tête. – Voyez l’oiseau, dit-elle, voyez l’oiseau ! – Je le vois, répondit Justin. – Il bat des ailes, n’est-ce pas ? – Oui. – C’est bien, voilà tout ; du moment que l’oiseau a battu des ailes, c’est qu’il n’y a pas grand espoir. – Mais est-ce que ces battements d’ailes ont une signification ? 491
– Jésus Dieu ! vous demandez cela ? un homme instruit comme vous, un maître d’école qui sait que la corneille est un oiseau-prophète ! – Eh bien, voyons, que signifient les battements d’ailes de votre corbeau ? – Ils signifient... ils signifient que vous ne trouverez pas sitôt la personne que vous cherchez ; car vous êtes à la recherche de quelqu’un. – Oui, et je donnerais tout ce que je possède pour retrouver la personne que je cherche. – Eh bien, vous le voyez, l’oiseau sait cela aussi bien que vous et moi. – Mais, enfin, ces battements d’ailes, que veulent-ils dire ? – Ces battements d’ailes... ces battements d’ailes, voyez-vous, c’est l’image de vos peines : comme cet oiseau bat des ailes dans l’air, ainsi vous vous débattez dans le vide ; il a battu des ailes trois fois, une année par fois ; c’est trois ans que vous emploierez à cette recherche. Je vous conseille donc, au nom de l’oiseau, de ne pas 492
commencer des démarches incertaines, tant que les cartes n’auront point parlé. – Eh bien, voyons, dit Justin, qu’elles parlent donc ! Et, comme un homme près de se noyer se raccroche à toutes les branches, Justin revint sur ses pas, tout disposé à croire les cartes, pour peu que ce que les cartes allaient dire eût l’apparence de la vérité. – Voulez-vous le petit jeu ou le grand jeu ? demanda la Brocante. – Faites comme vous voudrez... Voici un louis. – Oh ! vous aurez le grand jeu, alors, et la réussite de Cagliostro !... Donne-moi mon grand jeu, Rose, dit la Brocante. La jeune fille se leva ; elle était svelte, élancée, flexible comme un palmier ; elle alla prendre le jeu de cartes au fond du tiroir d’un vieux bahut perdu dans un coin, et le présenta à la vieille, de ses petites mains maigres et effilées, mais blanches, mais aux ongles soignés comme 493
ceux d’une petite maîtresse. Malgré l’habitude qu’il avait sans doute de voir ces expériences cabalistiques, Babolin se rapprocha de la vieille, s’accroupit sur le parquet, les jambes croisées, et s’apprêta à regarder, avec une admiration naïve, la scène de magie qui allait s’accomplir. La Brocante tira de derrière elle une grande planche de sapin en forme de fer à cheval, qu’elle posa sur ses genoux. – Appelle Pharès, dit-elle à la jeune fille en désignant, d’un mouvement de tête, l’oiseau perché sur la poutre, et qui répondait à ce nom emprunté à l’un des trois mots cabalistiques du festin de Balthazar. La corneille avait cessé de battre des ailes, et semblait attendre le moment de jouer son rôle dans la scène qui se préparait. – Pharès ! chanta la jeune fille en donnant à cette appellation toute la douceur de sa voix. La corneille sauta de la poutre sur l’épaule droite de la jeune fille, qui s’accroupit devant la 494
vieille, inclinant un peu de son côté l’épaule sur laquelle était placé l’oiseau. Alors, la Brocante poussa une note étrange, qui venait à moitié du gosier et à moitié des lèvres, et participait à la fois du sifflet et du cri. À ce son perçant, les douze chiens, d’un seul bond et en se heurtant les uns les autres, s’élancèrent de leur hotte, et, en véritables chiens savants qu’ils étaient, vinrent se placer à droite et à gauche de la magicienne, s’asseyant sur leur derrière avec la gravité de docteurs prêts à entamer une discussion théologique, et formant autour de la table un cercle parfait au centre duquel se trouvait la Brocante. Quand ces préparatifs, apparemment nécessaires, furent bruyamment achevés de la part des chiens, qui, pendant toute la manœuvre, poussaient des cris lugubres, le silence s’établit. La Brocante regarda successivement l’oiseau et les chiens, et, quand cette revue fut passée, elle prononça d’une voix solennelle des syllabes empruntées à une langue étrangère, inconnue peut-être d’elle-même, que des Arabes eussent pu 495
prendre pour du français, mais que les Français n’eussent certainement pas pris pour de l’arabe. Nous ignorons si Babolin, Rose-de-Noël et Justin comprirent le sens de ces paroles ; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il fut compris des douze chiens et de la corneille, à en juger par les jappements égaux et rythmés des chiens, et par le cri perçant de l’oiseau, cri imité lui-même de la note rauque qu’avait poussée la vieille pour appeler sa meute. Puis, les jappements finis, le cri de l’oiseau éteint, les chiens, qui s’étaient tenus respectueusement assis sur leur derrière en se regardant mélancoliquement les uns les autres, les chiens se couchèrent. Quant à la corneille, elle sauta de l’épaule de Rose-de-Noël sur la tête de la vieille, et s’y cramponna, enfonçant ses serres dans les cheveux gris de la Brocante. Le tableau, alors, se fût présenté ainsi à un peintre d’intérieur : Le grenier sombre, rayé seulement de 496
quelques traînées de jour s’infiltrant à grandpeine par les rares ouvertures. La vieille assise, avec les chiens étendus en cercle autour d’elle ; Babolin couché à ses pieds ; Rose-de-Noël debout, le long du pilier. Ce groupe éclairé par la lueur rougeâtre de la lampe de terre. Justin debout, pâle, impatient, à moitié perdu dans la pénombre. La corneille battant de temps en temps des ailes, poussant ses cris sinistres, et rappelant la fable du Corbeau qui veut imiter l’aigle. Seulement, à la différence du corbeau, qui avait les serres prises dans la laine blanche du mouton, la corneille avait les serres prises dans les cheveux gris de la vieille. Le tableau était fantastique, étrange, et eût eu prise même sur une imagination moins échauffée que celle de Justin. Éclairée, comme nous l’avons dit, par la lueur fumeuse et rougeâtre de la lampe, la sorcière étendit le bras en l’air, et décrivit, avec ce 497
membre nu et décharné, des cercles gigantesques. – Silence, tous ! dit-elle ; les cartes vont parler. Chiens et corneille se turent. Alors, par la voix enrouée de la Brocante, les cartes commencèrent leurs mystérieuses révélations. D’abord, la vieille sibylle battit les cartes, et les fit couper de la main gauche à Justin. – Il est bien entendu, dit-elle, que vous venez demander ici des nouvelles d’une personne que vous aimez ? – Oh ! que j’adore ! dit Justin. – Bien !... Vous êtes le valet de trèfle, c’est-àdire un jeune homme entreprenant et adroit. Justin sourit tristement : l’initiative et l’adresse, c’étaient, au contraire, les deux qualités qui lui manquaient essentiellement. – Elle, elle est la dame de cœur, c’est-à-dire une femme douce et aimante. Du côté de Mina, c’était bien cela du moins. 498
Les cartes battues et coupées, Justin conventionnellement représenté par le valet de trèfle, et Mina par la dame de cœur, la Brocante retourna d’abord trois cartes. Elle recommença six fois le même manège. Chaque fois qu’il y avait deux cartes de la même couleur, soit deux trèfles, soit deux carreaux, soit deux piques, elle prenait la carte la plus élevée, et la mettait devant elle, rangeant de gauche à droite les cartes qui se présentaient ainsi. Au bout de six essais, elle avait six cartes. Cette première opération finie, elle battit le jeu à nouveau, fit à nouveau couper de la main gauche, et recommença l’expérience en suivant le même système. Un des paquets donna trois as ; la sorcière les prit tous les trois, et les plaça à côté les uns des autres. Ce brelan abrégeait son opération, en lui donnant trois cartes au lieu d’une. Puis elle continua, jusqu’à ce qu’elle eût dix499
sept cartes. Les deux cartes représentant Mina et Justin étaient sorties. La sorcière, à partir du valet de trèfle, compta sept cartes de droite à gauche, le valet de trèfle compris. – Voilà ! dit-elle ; celle que vous aimez est une jeune fille blonde, de seize à dix-sept ans. – C’est bien cela, dit Justin. Elle compta sept fois encore, et tomba sur le sept de cœur renversé. – Projets détruits !... Vous avez fait avec elle un projet qui n’a pas pu s’accomplir. – Hélas ! murmura Justin. La vieille compta sept fois encore, et tomba sur le neuf de trèfle. – Ces projets ont été renversés par de l’argent que l’on n’attendait pas, par quelque chose comme une pension ou une succession. Elle compta de nouveau sept fois, et tomba sur le dix de pique. 500
– Et, chose étrange ! continua-t-elle, cet argent, qui ordinairement fait rire, vous fait pleurer, vous ! Elle reprit son calcul, et tomba sur l’as de pique renversé. – La lettre que je vous ai envoyée, dit-elle, vient de la jeune personne, qui est menacée de prison. – De prison ? s’écria Justin. Impossible ! – Dame, les cartes sont là... De prison, de réclusion, de séquestration. – Au fait, murmura Justin, si on l’enlève, c’est pour la cacher... Continuez, continuez ! vous avez raison jusqu’ici. – La lettre est arrivée au milieu d’une visite d’amis. – Oui, c’est cela, d’amis... et de bons amis ! La Brocante compta sept fois encore, et tomba sur la dame de pique renversée. – Le mal vous vient, dit-elle, d’une femme brune, que celle que vous aimez croit son amie. 501
– Mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, peutêtre ? – Les cartes disent : Une femme brune ; elles ne disent pas son nom. Elle reprit son calcul, et tomba sur le huit de pique. Le huit de pique était renversé. – Ce projet manqué, c’était un mariage. Justin était haletant : jusque-là, soit hasard, soit magie, les cartes avaient dit la vérité. – Oh ! continuez ! fit-il, au nom du ciel, continuez ! Elle continua et tomba sur un des trois as placés à la suite les uns des autres. – Oh ! oh ! dit-elle, complot ! Au bout des sept autres cartes, elle arriva au roi de trèfle renversé. – Vous êtes aidé dans ce moment-ci, dit-elle, par un homme loyal, aimant à rendre service. – Salvator ! murmura Justin ; c’est le nom qu’il m’a donné. 502
– Mais contrarié dans ses projets ! ajouta la vieille ; quelque chose qu’il entreprend pour vous, à l’heure qu’il est, éprouve du retard. – La jeune fille blonde ? la jeune fille blonde ?... demanda Justin. La vieille compta sept fois, et tomba sur le valet de pique. – Oh ! dit-elle, elle a été enlevée par un jeune homme brun et de mauvaises mœurs. – Femme, s’écria Justin, où est-elle ? où estelle ? et, tout ce que j’ai, je te le donne ! Et, fouillant à sa poche, il en tira une poignée d’argent qu’il s’apprêtait à jeter sur la table où la Brocante faisait ses cartes, lorsqu’il se sentit arrêter le bras. Il se retourna : c’était Salvator, qui venait d’entrer sans être vu ni entendu, et qui s’opposait à cette libéralité exagérée. – Remettez cet argent dans votre poche, dit-il à Justin ; descendez, sautez sur le cheval de M. Jean Robert, partez au galop pour Versailles, empêchez qu’on entre dans la chambre de Mina, 503
et veillez à ce que personne ne mette le pied dans la cour de la récréation... Il est sept heures et demie : à huit heures et demie, vous pourrez être chez madame Desmarets. – Mais... fit Justin hésitant. – Partez sans perdre une minute, dit Salvator, il le faut ! – Mais... – Partez, ou je ne réponds de rien ! – Je pars, dit Justin. Puis, en sortant : – Soyez tranquille, cria-t-il à la Brocante, je vous reverrai ! Il descendit rapidement, prit la bride des mains de Jean Robert, sauta en selle en fils de fermier habitué dès son enfance à monter tous les chevaux, et disparut au galop par la rue Copeau, c’est-à-dire par le chemin le plus court pour gagner la route de Versailles.
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XXXIII Comment les cartes ont toujours raison. Jean Robert, débarrassé de la garde du cheval, chercha à tâtons l’échelle, dont le gisement lui avait été indiqué par Salvator, qui, en revenant de la police, l’avait trouvé le premier au rendezvous. Nous pourrions faire bon nombre de plaisanteries sur les échelles, les greniers et les poètes ; mais Jean Robert avait un cheval, comme nous avons dit, un fort bon cheval demi-sang, qui pouvait fournir cinq lieues à l’heure : Jean Robert sortait donc de la catégorie des poètes à échelles et à greniers. À la vue de Salvator, la vieille avait laissé tomber son jeu de cartes, en poussant un profond soupir ; les chiens étaient rentrés dans leur hotte ; la corneille avait repris sa place sur la poutre. 505
Lorsque Jean Robert entra à son tour, il ne vit donc qu’un groupe qui, comme pittoresque, eût réjoui l’œil de peintre de son ami Pétrus, et qui, par ce même pittoresque, s’empara immédiatement de son cœur de poète. C’était le groupe qui se composait de la vieille tireuse de cartes, assise sur son escabeau, de Babolin, couché à ses pieds, et de Rose-de-Noël, debout à ses côtés et appuyée au pilier. La Brocante attendait évidemment avec inquiétude ce qu’allait dire Salvator. Quant aux deux enfants, ils souriaient à ce dernier comme à un ami, mais chacun avec une expression différente. Chez Babolin, ce sourire était celui de la gaieté, chez Rose-de-Noël, ce sourire était celui de la mélancolie. Mais, au grand étonnement de la Brocante, Salvator ne parut faire aucune attention à ce qui venait de se passer. – C’est vous, Brocante ? demanda-t-il. Comment va Rose-de-Noël ? 506
– Bien, monsieur Salvator, très bien ! répondit la jeune fille. – Ce n’est point à toi que je demande cela, pauvrette ; c’est à cette femme. – Elle tousse un peu, monsieur Salvator, dit la vieille. – Le médecin est-il venu ? – Oui, monsieur Salvator. – Qu’a-t-il dit ? – Qu’il fallait, avant tout, quitter ce logement. – Il a bien fait de vous dire cela ; il y a longtemps que je vous le dis, moi, Brocante. Puis, plus sévèrement, et fronçant le sourcil : – Pourquoi cette enfant a-t-elle encore les jambes et les pieds nus ? – Elle ne veut mettre ni bas ni souliers, monsieur Salvator. – Est-ce vrai, Rose-de-Noël ? demanda le jeune homme avec douceur, mais d’un ton, cependant, qui n’était pas exempt de reproche.
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– Je ne veux pas mettre de bas, parce que je n’ai que de gros bas de laine ; je ne veux pas mettre de souliers, parce que je n’ai que de gros souliers de cuir. – Pourquoi la Brocante ne t’achète-t-elle pas des bas de coton et des souliers de chevreau ? – Parce que c’est trop cher, monsieur Salvator, et que je suis pauvre. – Tu te trompes, ce n’est pas cher, dit Salvator ; tu mens, tu n’es pas pauvre. – Monsieur Salvator ! – Silence ! Et écoute bien ceci... – J’écoute, monsieur Salvator. – Et tu obéiras ? – Je tâcherai. – Si, dans huit jours – tu m’entends bien ? – si, dans huit jours, tu n’as pas trouvé une chambre pour toi et Babolin, un cabinet à l’air et au soleil pour cette enfant, et un chenil à part pour les chiens, je te retire Rose-de-Noël. La vieille passa son bras autour de la taille de 508
la jeune fille, et la serra contre elle, comme si Salvator eût voulu effectuer sa menace à l’instant même. – Vous me retireriez mon enfant ! s’écria la vieille, mon enfant, qui est depuis sept ans avec moi ? – D’abord, ce n’est point ton enfant, dit Salvator : c’est un enfant volé par toi. – Sauvé, monsieur Salvator ! sauvé ! – Volé ou sauvé, tu discuteras la chose avec M. Jackal. La Brocante se tut, mais n’en étreignit que plus fortement Rose-de-Noël. – D’ailleurs, continua Salvator, je ne suis pas venu pour cela ; je suis venu pour ce pauvre garçon que tu étais en train de dépouiller quand je suis entré. – Je ne le dépouillais pas, monsieur Salvator ; je prenais ce qu’il me donnait volontairement. – Que tu trompais, alors. – Je ne le trompais pas : je lui disais la vérité. 509
– Comment la savais-tu, la vérité ? – Par les cartes. – Tu mens ! – Cependant, les cartes... – Sont un moyen d’escroquerie ! – Monsieur Salvator, sur la tête de Rose-deNoël, tout ce que je lui ai dit est vrai. – Que lui as-tu dit ? – Qu’il aimait une jeune fille blonde, de seize à dix-sept ans. – Qui t’a dit cela ? – C’était dans les cartes. – Qui t’a dit cela ? répéta impérativement Salvator. – Babolin, qui l’a su dans le quartier. – Ah ! voilà le métier que tu fais, toi ? dit Salvator à Babolin. – Pardon, monsieur Salvator, je n’ai pas cru que je faisais du mal en disant cela à la Brocante ; il était bien connu, dans le faubourg Saint510
Jacques, que M. Justin était amoureux de mademoiselle Mina. – Continue, Brocante. Que lui as-tu dit encore ? – Je lui ai dit que la jeune fille l’aimait, qu’il y avait un projet de mariage, mais que ce projet avait été renversé par une somme d’argent inattendue. – Qui t’a dit cela ? – Dame, monsieur Salvator, le dix de trèfle signifie argent, et le huit de pique projet manqué. – Qui t’a dit cela, Brocante ? insista Salvator s’impatientant de plus en plus. – Un bon curé, monsieur Salvator... un bon vieux curé à cheveux blancs, qui, certainement, ne mentait pas ! Il disait, dans un groupe de gens qui l’interrogeaient : « Et quand on pense que c’est une somme de douze mille francs... » Je ne sais pas bien si c’était dix ou douze. – Peu importe ! – « Et quand on pense, disait le bon vieux curé, que c’est une somme de douze mille francs 511
que j’ai apportée, qui est cause de tout ce malheur ! » – Bien, Brocante ! Et, après, que lui as-tu dit encore ? – Je lui ai dit que mademoiselle Mina avait été enlevée par un jeune homme brun. – D’où le sais-tu ? – Monsieur Salvator, le valet de pique était là, voyez-vous, et le valet de pique... – D’où sais-tu que la jeune fille a été enlevée ? répéta Salvator en frappant du pied. – Je l’ai vue, monsieur. – Comment, tu l’as vue ? – Comme je vous vois, monsieur Salvator. – Où cela ? – Place Maubert. – Tu as vu Mina, place Maubert ? – Cette nuit, monsieur Salvator, cette nuit... Je venais de faire la rue Galande, je faisais la place Maubert ; tout à coup, une voiture passe si vite, 512
qu’on l’aurait dite emportée ; la vitre s’abaisse ; j’entends crier : « À moi ! au secours ! on m’enlève ! » et une jolie petite tête blonde comme une tête de chérubin sort par la portière. En même temps, une seconde tête paraît : celle d’un jeune homme brun, avec des moustaches... Il tire en arrière celle qui criait, et referme la vitre ; mais celle qu’on enlevait avait eu le temps de jeter une lettre. – Et cette lettre... ? – C’est celle qui portait l’adresse de M. Justin. – Quelle heure était-il, Brocante ? – Il pouvait être cinq heures du matin, monsieur Salvator. – Bon ! Est-ce tout ? – Oui, c’est tout. – Sur la tête de Rose-de-Noël ? – Sur la tête de Rose-de-Noël. – Pourquoi n’as-tu pas raconté à M. Justin tout simplement la chose comme elle s’était passée ? – Je me suis laissé tenter, monsieur Salvator : 513
il ira dire ce qui lui est arrivé, et cela me vaudra des pratiques. – Tiens, Brocante, voici un louis pour avoir dit la vérité, reprit Salvator ; mais, sur ce louis, tu achèteras à cette enfant trois paires de bas de coton et une paire de souliers de chevreau. – Je veux les souliers rouges, monsieur Salvator, dit Rose-de-Noël. – Tu les prendras de la couleur que tu voudras, mon enfant. Puis, se retournant vers la Brocante : – Tu as entendu, dit-il ; si, dans huit jours, jour pour jour, heure pour heure, je vous trouve encore ici, j’emmène Rose-de-Noël. – Oh ! murmura la vieille. – Et toi, Rose, si je te trouve encore les pieds nus, je te fais habiller comme tu l’étais, quand je t’ai vue pour la première fois, il y a cinq ans. – Oh ! monsieur Salvator ! dit la petite fille. Alors, s’approchant une dernière fois de la vieille : 514
– N’oublie pas, Brocante, lui dit-il à demivoix, que tu me réponds de cette enfant sur ta tête ! Si tu la laisses mourir de froid dans ton grenier, je te ferai mourir de froid, de misère et de faim dans un cachot. Et, après cette menace, il se pencha vers la jeune fille, qui, de son côté, avança son front audevant de son baiser. Puis, sortant de ce bouge, il fit signe à Jean Robert de le suivre. Jean Robert jeta un dernier regard sur la vieille et sur les deux enfants, et sortit à son tour sur les pas de Salvator. – Qu’est-ce donc que cette étrange jeune fille ? demanda-t-il à Salvator, une fois arrivé dans la rue. – Dieu seul le sait ! répondit celui-ci. Et, tout en descendant la rue Copeau et la rue Mouffetard, il raconta au poète l’événement de la nuit du 20 août, et comment la jeune fille qu’il venait de voir, et dont la beauté sauvage avait produit sur lui un si puissant effet, était tombée 515
aux mains de la Brocante, et, perle, se trouvait au milieu de ce fumier. Le récit n’était pas long, comme on sait : quand les deux jeunes gens arrivèrent sur le pont Neuf, il était fini. – Là ! dit Salvator en allant s’appuyer contre la grille de la statue de Henri IV. – Vous vous arrêtez là ? dit Jean Robert. – Oui. – Pourquoi nous arrêtons-nous ? – Pour attendre. – Pour attendre quoi ? – Une voiture... – Qui va nous mener où ? – Oh ! mon cher, vous êtes trop curieux ! – Cependant... – En votre qualité de poète dramatique, vous savez que c’est un talent de ménager l’intérêt. – Comme vous voudrez... Attendons. Du reste, ils n’attendirent pas longtemps. 516
Au bout de dix minutes, une voiture attelée de deux vigoureux chevaux tournait le quai des Orfèvres, et s’arrêtait en face de la statue de Henri IV. Un homme d’une quarantaine d’années ouvrit la portière, de l’intérieur où il était placé, en disant : – Allons, vite ! Les deux jeunes gens montèrent. – Où tu sais, dit l’homme de la voiture au cocher. Et la voiture partit au galop, tournant à l’extrémité du pont Neuf, et prenant le quai de l’École.
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XXXIV M. Jackal. Racontons à nos lecteurs ce que Salvator n’avait pas jugé à propos de raconter à Jean Robert. En quittant Justin et Jean Robert, rue du Faubourg-Saint-Jacques, Salvator, comme nous l’avons dit, s’était acheminé vers la préfecture de police. Il arriva dans ce cul-de-sac immonde qu’on appelle la rue de Jérusalem, sentine étroite, sombre, boueuse, où jamais le soleil ne passe qu’en se voilant. Salvator franchit la porte de la préfecture avec la façon leste et dégagée d’un familier du sombre hôtel. Il était sept heures du matin, c’est-à-dire petit 518
jour à peine. Le concierge l’arrêta. – Hé ! monsieur ! lui cria-t-il, où allezvous ?... Hé ! monsieur ! – Eh bien ? dit Salvator en se retournant. – Ah ! pardon, monsieur Salvator, je ne vous reconnaissais pas. Puis il ajouta en riant : – C’est votre faute ; vous êtes mis comme un monsieur. – M. Jackal est-il déjà à son bureau ? demanda Salvator. – C’est-à-dire qu’il y est encore : il y a couché. Salvator traversa la cour, s’avança sous la voûte située en face de la porte, prit un petit escalier à gauche, monta deux étages, enfila un corridor, et demanda à l’huissier M. Jackal. – Il est bien occupé dans ce moment ! répondit l’huissier. – Dites-lui que c’est Salvator, le commissionnaire de la rue aux Fers. 519
L’huissier disparut par une porte, et revint presque aussitôt. – Dans deux minutes, M. Jackal est à vous. Effectivement, un instant après, la porte se rouvrit, et, avant que l’on vit encore personne, on entendit une voix qui criait : – Cherchez la femme, pardieu ! cherchez la femme1 ! Puis parut l’homme dont on venait d’entendre la voix. Essayons de tracer un portrait de M. Jackal. C’était un homme d’une quarantaine d’années environ, au corps démesurément long, grêle, effilé, vermiforme, selon l’expression des naturalistes, et, avec cela, des jambes courtes et nerveuses. Le corps révélait la souplesse ; les jambes, l’agilité. La tête semblait appartenir à la fois à toutes les 1
L’axiome est attribué tantôt à Talleyrand, tantôt au président Dupaty. 520
familles de l’ordre des carnassiers digitigrades : la chevelure, ou la crinière, ou le pelage comme on voudra, était d’un fauve grisâtre ; les oreilles, longues, dressées contre la tête, pointues et garnies de poils, ressemblaient à celles de l’once ; les yeux, d’un iris jaune le soir, vert le jour, tenaient à la fois de l’œil du lynx et de celui du loup ; la pupille, allongée verticalement, et pareille à celle du chat, se contractait et se dilatait selon le degré d’obscurité ou de lumière dans lequel elle opérait ; le nez et le menton, le museau, voulons-nous dire, était effilé comme celui d’un lévrier. Une tête de renard et un corps de putois. Au reste, les jambes, dont nous avons dit un mot, indiquaient que l’individu pouvait, à l’instar des martres, se glisser partout et passer par les plus petites ouvertures, pourvu que la tête pût y entrer. Toute la physionomie, comme celle du renard, révélait à la fois la ruse, l’astuce et la finesse ; comme l’animal chasseur nocturne de lapins et de poules, on sentait que M. Jackal ne pouvait 521
quitter son fourré de la rue de Jérusalem, et se mettre en chasse, qu’à la tombée de la nuit. Il cligna les yeux, et aperçut, dans la pénombre du corridor, celui qu’on lui avait annoncé. – Ah ! c’est vous, mon cher monsieur Salvator ! dit-il en s’avançant avec beaucoup d’empressement. Qui me procure le plaisir de vous voir de si bon matin ? – On m’a dit, monsieur, que vous étiez fort occupé, répondit Salvator, qui paraissait surmonter à grand-peine la répugnance que l’homme de police lui inspirait. – C’est vrai, mon cher monsieur Salvator ; mais vous savez bien qu’il n’y a pas d’occupation que je ne quitte à l’instant même pour avoir le plaisir de causer avec vous. – Allons, entrons dans votre cabinet, dit Salvator sans répondre à la phrase complimenteuse de M. Jackal. – C’est impossible, dit M. Jackal : j’ai vingt personnes qui m’attendent. 522
– Avez-vous pour longtemps affaire avec ces vingt personnes ? – Pour vingt minutes à peu près, une minute par personne. Il faut que je sois à neuf heures au Bas-Meudon1. – Au Bas-Meudon ? – Oui. – Que diable allez-vous faire là ? – Je vais constater une asphyxie. – Une asphyxie ? – Deux jeunes gens qui se sont tués, oui... Le plus vieux des deux à vingt-quatre ans, à ce qu’il paraît. – Pauvres jeunes gens ! dit Salvator avec un soupir. Puis, revenant à l’affaire de Justin : – Diable ! cela me contrarie beaucoup, de ne 1
Le Bas-Meudon était un hameau situé au bord de la Seine, en face d’Auteuil, non loin du château de Bellevue, démoli en 1820 et loti en 1826. 523
pouvoir vous parler à mon aise ; j’avais quelque chose de grave à vous communiquer. – Une idée... – Dites. – Je vais en voiture ; je suis seul dans ma voiture ; venez avec moi ; vous me conterez votre cas le long du chemin. De quoi s’agit-il, en deux mots ? – D’un enlèvement. – Cherchez la femme ! – Parbleu ! c’est ce que nous cherchons. – Oh ! non, pas la femme enlevée. – Laquelle, alors ? – Celle qui a fait enlever l’autre. – Vous croyez qu’il y a une femme làdedans ? – Il y a une femme dans tout, M. Salvator ; c’est ce qui rend notre métier si difficile. Hier, on vient m’apprendre qu’un couvreur s’est tué en tombant d’un toit...
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– Vous avez dit : « Cherchez la femme ! » – C’est la première chose que j’ai dite. – Eh bien ? – Ils se sont moqués de moi ; ils ont dit que j’avais un tic ! On cherche la femme, et on la trouve ! – Bon ! comment cela ? – Le drôle s’était retourné pour voir une femme qui s’habillait dans la mansarde en face, et il avait pris tant de plaisir à la contempler, ma foi ! qu’il n’avait plus fait attention où il était : le pied lui avait manqué, et patatras ! – Il est mort ? – Il s’est tué roide, l’imbécile ! Est-ce dit, et venez-vous avec moi au Bas-Meudon ? – Oui ; mais j’ai un ami. – Il y a quatre places dans la voiture. – Fargeau, dit M. Jackal à l’huissier, faites atteler. – C’est que, auparavant, je dois aller rue Triperet, et revenir. – Je vous donne une demi-heure. 525
– Où nous retrouverons-nous ? – Rendez-vous à la statue de Henri IV, je ferai arrêter la voiture ; vous monterez dedans, et fouette cocher ! Après quoi, M. Jackal était rentré dans son bureau, et Salvator était allé chercher Jean Robert, rue Triperet. Les choses s’étaient passées selon le programme arrêté : les deux jeunes gens avaient pris place dans la voiture de M. Jackal, et tous trois roulaient vers le Bas-Meudon. Nous avons essayé de peindre M. Jackal au physique : un coup de pinceau, maintenant, pour le moral. M. Jackal était un ancien commissaire de police que ses aptitudes merveilleuses avaient fait monter, d’étage en étage, jusqu’à ce faîte suprême de chef de la police de sûreté. M. Jackal connaissait tous les voleurs, tous les filous, tous les bohémiens de Paris : forçats libérés, forçats en rupture de ban, voleurs exercés, voleurs apprentis, voleurs émérites, 526
voleurs retirés, tout cela grouillait sous son vaste regard, dans le pandémonium boueux de la vieille Lutèce, sans pouvoir, quelle que fût l’obscurité de la nuit, la profondeur des carrières, la multiplicité des tapis-francs, se dérober à sa vue ; il était ferré sur ses garnis, ses tripots, ses lupanars, ses souricières, comme Philidor1 sur les cases de son échiquier ; à la seule vue d’un contrevent éventré, d’un carreau cassé, d’un coup de couteau donné, il disait : « Oh ! oh ! je connais cela ! c’est la manière de travailler d’untel. » Et rarement il se trompait. M. Jackal semblait n’être soumis à aucun des besoins de la nature. N’avait-il pas le temps de déjeuner, il ne déjeunait pas ; n’avait-il pas le temps de dîner, il ne dînait pas ; n’avait-il pas le temps de souper, il ne soupait pas ; n’avait-il pas le temps de dormir, il ne dormait pas. M. Jackal portait, avec un bonheur égal et une 1
François-André Danican Philidor (1726-1795). Musicien de génie, inventeur de l’opéra-comique, il avait commencé à se faire connaître dans toute l’Europe comme joueur d’échecs, donnant à 22 ans la classique Analyse du jeu d’échecs. 527
aisance pareille, tous les déguisements : rentier du Marais, général de l’Empire, membre du Caveau1, concierge de grande maison, portier de petite, épicier, marchand de vulnéraire, saltimbanque, pair de France, voltigeur de Gand, il était tout ce que l’on voulait, et eût fait honte au comédien le plus habile et le plus varié. Protée n’eût été près de lui qu’un grimacier de Tivoli ou du boulevard du Temple. M. Jackal n’avait ni père, ni mère, ni femme, ni sœur, ni frère, ni fils, ni fille : il était seul au monde, et il semblait avoir été privé de famille par une Providence attentive qui, en lui dérobant les témoins de sa vie mystérieuse, lui avait permis de marcher librement dans sa voie. M. Jackal avait, sur les quatre rayons de sa bibliothèque, quatre éditions différentes de Voltaire ! À une époque où tout le monde, à la police surtout, était jésuite de robe longue ou de 1
Les membres de la Société du Caveau avaient l’habitude de se réunir pour dîner et chanter des chansons. Des dissentiments politiques amenèrent en 1817 sa dissolution. 528
robe courte1, lui seul avait son franc-parler, citait le Dictionnaire philosophique à tout propos, et savait La Pucelle par cœur. Ces quatre exemplaires des œuvres de l’auteur de Candide étaient reliés en chagrin, et argentés sur tranche – emblème funèbre des croyances ensevelies de leur propriétaire. M. Jackal ne croyait pas au bien : le mal pour lui dominait toute la création. Réprimer le mal lui semblait le seul but de la vie ; il ne comprenait point un monde à d’autres fins. C’était une espèce d’archange Michel des régions basses ; le jugement dernier avait déjà commencé pour lui, et il usait des pouvoirs que la société lui avait confiés comme l’ange exterminateur se sert de son glaive. Les hommes lui paraissaient une grande collection de marionnettes et de pantins exerçant toutes sortes de professions : de ces marionnettes 1
Jésuite de formation (robe longue), ou jésuite dans l’âme (robe courte). Membre laïque de la Compagnie de Jésus – fervent partisan des jésuites. 529
et de ces pantins, les femmes faisaient, suivant lui, mouvoir les fils ; aussi avait-il une monomanie dont nous avons vu un échantillon dans les premiers mots qu’il avait prononcés en ouvrant la porte de son cabinet, monomanie qui l’amenait presque infailliblement à la découverte du crime dont il voulait connaître l’auteur. Toutes les fois que l’on venait lui dénoncer une conspiration, un assassinat, un vol, un enlèvement, une escalade, un sacrilège, un suicide, il ne faisait qu’une réponse : « Cherchez la femme ! » On cherchait la femme, et, quand la femme était trouvée, il n’y avait plus à s’occuper de rien ; le reste se trouvait tout seul. Il en avait donné la preuve lui-même en citant l’exemple du couvreur qui s’était laissé tomber du haut d’un toit sur le pavé. M. Jackal avait vu une femme au fond de cet accident, où un autre n’aurait vu qu’un faux pas, qu’un éblouissement, qu’un vertige. Et l’expérience avait prouvé que M. Jackal 530
avait bien vu. M. Jackal avait donc été fidèle à son principe en disant à Salvator, à propos de l’enlèvement de Mina : « Cherchez la femme ! » Tel était – et nous restons bien en arrière du portrait que nous eussions voulu tracer de lui –, tel était M. Jackal, c’est-à-dire l’homme avec lequel, et dans la voiture duquel, Salvator et Jean Robert longeaient le quai des Tuileries. Ah ! nous oublions un trait caractéristique de la physionomie de M. Jackal : il portait des lunettes vertes, non pour mieux voir, mais pour qu’on le vît moins. Lorsqu’il voulait avoir le libre usage de ses yeux, il relevait, par un mouvement rapide, ses lunettes sur son front ; le rayon de son regard irisé dardait une flamme entre ses deux paupières, puis il abaissait ses lunettes, mais sans y porter les mains, par un simple frissonnement des muscles temporaux : au frissonnement de ces muscles, les lunettes retombaient d’elles-mêmes, et reprenaient leur place dans la rainure que leur arc d’acier avait, à la longue, creusée sur le nez 531
de M. Jackal. Rarement il avait besoin de renouveler cette première inspection, tant son regard était rapide, profond, sûr ! Ce regard ressemblait à ces éclairs d’été silencieux, qui passent à travers deux nuages noirs, pendant les chaudes soirées du mois d’août.
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XXXV Cherchez la femme. M. Jackal, en recevant les deux jeunes gens dans sa voiture, avait commencé par remonter ses lunettes, et par lancer sur Jean Robert un de ces regards irisés qui lui révélaient l’homme moral et physique. Au bout d’une seconde, ses lunettes étaient retombées, soit qu’il eût reconnu Jean Robert, poète, nous l’avons dit, ayant déjà franchi le premier cercle de la popularité, soit que les lignes honnêtes du visage du jeune homme eussent suffi pour lui indiquer qu’il n’aurait jamais rien à faire de ce côté. – Ah ! dit-il quand il se fut établi carrément dans un des angles rembourrés de sa voiture – angle qu’il avait voulu céder à Salvator, et que Salvator avait obstinément refusé –, nous disons 533
donc qu’il s’agit d’un enlèvement ? M. Jackal prit sa tabatière – tabatière charmante, fine et délicate bonbonnière qui avait dû renfermer des pastilles pour la Pompadour ou la Du Barry – et aspira, avec volupté, une large prise de tabac. – Voyons, contez-moi cela. Chaque homme a son côté faible, son talon mal trempé dans le Styx, son point vulnérable. M. Jackal avait le sien, et, infidèle historien que nous sommes, nous avions omis de le mentionner. M. Jackal pouvait se passer de manger, de boire, de dormir ; mais il ne pouvait se passer de priser. Sa tabatière et son tabac lui étaient chose indispensables. On eût dit que c’était dans sa tabatière qu’il puisait cette innombrable série d’idées ingénieuses par la production instantanée et incessante desquelles il étonnait ses contemporains. Il savoura donc sa prise en 534
disant : « Voyons, contez-moi cela. » Ce qu’il allait entendre une seconde fois, M. Jackal l’avait déjà entendu une première, mais mal, entre deux portes, préoccupé d’autres idées. Il avait besoin de l’entendre une seconde fois. Cette seconde audition ne changea rien à ses idées, quoique le récit fût augmenté des détails que Salvator venait de recueillir de la bouche de la Brocante. – Et l’on n’a point cherché la femme ? dit-il. – On n’a pas eu le temps : nous savons la chose depuis sept heures du matin seulement. – Diable ! fit-il, ils auront bouleversé la chambre et piétiné le jardin. – Qui ? – Mais ces imbéciles-là ! Par ces imbéciles-là ! M. Jackal entendait la maîtresse de pension, les sous-maîtresses, les élèves. – Non, dit Salvator, il n’y a pas de danger. – Comment cela ? 535
– Justin est parti à franc étrier sur le cheval de monsieur (Salvator indiquait Jean Robert), et il se mettra en sentinelle à la porte. – S’il arrive ! – Comment, s’il arrive ? – Est-ce qu’un maître d’école sait monter à cheval ?... Il fallait me dire cela, je vous eusse donné le Hussard. Le Hussard était un des hommes de M. Jackal, à qui son habileté en équitation avait fait donner l’élégant et expressif sobriquet de Hussard. – C’est justement l’observation que je lui ai faite, dit Salvator ; mais il m’a répondu que, fils de fermier, il avait monté à cheval dès son enfance. – Bon ! Et, maintenant, si l’on trouve la femme, tout ira bien. – Mais, hasarda Salvator, je ne vois auprès d’elle aucune femme dont on puisse se méfier. – Il faut toujours se défier de la femme. – N’êtes-vous pas un peu absolu, monsieur 536
Jackal ? – Vous dites que c’est un jeune homme qui a enlevé votre Mina ? – Ma Mina ? reprit Salvator en souriant. – La Mina du maître d’école, la Mina en question, enfin ! – Oui : la Brocante, qui les a vus passer sur les quatre heures du matin, comme je vous ai dit, a reconnu un jeune homme ; elle a même affirmé qu’il était brun. – La nuit, tous les chats sont gris... Et M. Jackal, sur ce proverbe, secoua la tête. – Vous doutez ? demanda Salvator. – Voici... Il ne me semble pas naturel qu’un jeune homme enlève une jeune fille : ce n’est plus dans nos mœurs ; à moins que le jeune homme ne soit d’une grande famille puissante en cour, et ne craigne pas, au XIXe siècle, de trancher du Lauzun et du Richelieu ; un fils de pair de France, un neveu de cardinal ou d’archevêque. Ce sont les vieillards qui enlèvent – je dis cela pour vous, monsieur Salvator, et 537
surtout pour monsieur, qui fait des pièces, ajouta l’homme de police en désignant Jean Robert d’un imperceptible mouvement de tête –, parce que la vieillesse est impuissante et blasée ; mais un enlèvement de la part d’un jeune homme qui a la beauté et la force, c’est un crime monstrueux ! – Cela est cependant ainsi. – Alors, cherchons la femme ! Évidemment une femme a trempé dans le crime ; à quel degré, je l’ignore ; mais une femme doit jouer un rôle quelconque dans ce drame mystérieux. Vous ne voyez, dites-vous, aucune femme, auprès d’elle ; moi, je n’y vois que des femmes : maîtresses, sous-maîtresses, amies de pension, femmes de chambre... Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que les pensionnats, cœur naïf que vous êtes ! Et M. Jackal aspira une seconde prise de tabac. – Tous ces pensionnats, voyez-vous, monsieur Salvator, continua-t-il, ce sont autant de foyers d’incendie où vivent et se débattent les jeunes filles de quinze ans, pareilles aux salamandres dont parlent les anciens naturalistes. Quant à moi, 538
je sais bien une chose : c’est que, si j’avais l’honneur d’avoir une fille à marier, j’aimerais mieux l’enfermer dans ma cave que de la mettre dans un pensionnat ! Eh ! vous n’avez pas d’idée des plaintes qu’on reçoit au bureau des mœurs sur les pensionnats ; non pas que les maîtresses de pension soient toujours coupables, mais les petites filles sont toujours amoureuses : c’est la vieille fable d’Ève ; maîtresses, sous-maîtresses, gardiennes, au contraire, sont constamment éveillées, comme des chiens autour d’une ferme, ou les gardes du corps autour du roi. Mais le moyen d’empêcher le loup d’entrer dans la bergerie, quand c’est la brebis elle-même qui ouvre la porte au loup ? – Là n’est point le cas : Mina adorait Justin. – Alors, c’est une amie qui a fait l’affaire ; voilà pourquoi j’ai dit et je répète : « Cherchons la femme ! » – Je commence à me rendre à votre opinion, monsieur Jackal, fit Salvator en plissant le front, comme pour forcer sa pensée à s’arrêter sur quelque point obscur et suspect. 539
– Eh ! certainement, continua l’homme de police, je ne doute pas de la chasteté de votre Mina... Quand je dis votre Mina... enfin, je veux dire la Mina de votre maître d’école... Elle n’a apporté, j’en suis sûr, en venant au pensionnat, aucun mauvais germe de nature à gâter les plantes qui l’entouraient ; élevée soigneusement, elle ne pouvait porter en elle que les trésors de bonté et de candeur qu’elle avait amassés sous les regards de ses parents d’adoption ; mais, pour une fleur candide qui donne ses parfums, combien de mauvaises plantes répandent les vapeurs fatales dont, à son insu, la famille les a infectées dès l’enfance ! L’enfant, que l’on croit insoucieux et léger, n’oublie jamais rien, monsieur Salvator, rappelez-vous bien cela ; celui qui, à dix ans, a vu représenter les innocentes féeries du théâtre de l’Ambigu-Comique ou de la Gaieté, si c’est un garçon, demandera, à quinze ans, la lance de chevalier, pour aller transpercer les géants gardiens et persécuteurs de la princesse de son choix ; si c’est une fille, elle se figurera qu’elle est cette princesse persécutée par ses parents, et emploiera, pour rejoindre l’amant dont 540
on l’a séparée, toutes les ressources que lui auront révélées l’enchanteur Maugis ou la fée Colibri. Nos théâtres, nos musées, nos murailles, nos magasins, nos promenades, tout contribue à éveiller dans le cœur de l’enfant mille curiosités que le premier passant interrogé satisfera, au défaut du père ou de la mère ; tout concourt à faire naître et à entretenir en lui cet appétit de tout connaître, cette soif de tout comprendre, qui est le mal de l’enfance ; et la mère, qui ne peut pas expliquer à sa fille pourquoi, en entrant à l’église, un beau jeune homme offrait de l’eau bénite à une jeune fille ; pourquoi, un jour d’été, un couple d’amoureux s’embrassait dans les champs ; pourquoi on se marie ; pourquoi l’un va à la messe, tandis que l’autre n’y va pas ; la mère, enfin, qui ne peut révéler à sa fille aucun des mystères que celle-ci entrevoit vaguement, l’envoie, effrayée de sa curiosité croissant en raison de ses ans, dans un pensionnat où elle apprend, de ses sœurs aînées, ces secrets destructeurs de la santé et de la vertu qu’elle confie ensuite à des sœurs plus jeunes. Voilà, mon cher Salvator – je vous dis cela pour votre 541
gouverne, si jamais vous prenez femme –, voilà comment, même au sortir de la famille la plus honnête, la jeune fille entre au pensionnat portant en soi la semence vénéneuse qui doit empoisonner plus tard un champ tout entier ! – Mais, demanda Salvator, tandis que Jean Robert écoutait avec étonnement, mais il y a, sans doute, remède à cela ? – Eh ! oui, sans doute, il y a remède à cela comme à autre chose ; il y a remède à tout, parbleu ! mais, que voulez-vous ! il y a une muraille plus forte, plus haute, plus étendue que celle de la Chine à renverser : il y a l’habitude, ce fléau des sociétés. Ainsi, par exemple, depuis quelque temps, les jeunes gens ont pris une habitude funeste, d’autant plus funeste qu’à cellelà il n’y a pas de remède... – Laquelle ? – C’est celle de se tuer. Un jeune homme aime une jeune fille qui ne l’aime pas encore ; il ne prend pas le temps d’attendre qu’elle l’aime : il se tue ! Une jeune fille aime un jeune homme qui ne l’aime plus, et sur lequel elle comptait pour 542
couvrir, comme époux, les méfaits de l’amant : elle se tue ! Deux jeunes gens s’aiment, et les parents refusent de les marier : ils se tuent ! Et savez-vous pourquoi, la plupart du temps, il se tuent ? – Dame, parce qu’ils sont las de la vie, dit Jean Robert. – Eh ! non, monsieur le poète, fit l’homme de police ; on n’est jamais las de la vie, et la preuve, c’est que, plus on est vieux, plus on y tient. Il y a cent suicides de jeunes gens au-dessous de vingtcinq ans pour un suicide de vieillard au-dessus de soixante-dix. On se tue – c’est misérable à dire ! – le jeune homme pour faire niche à sa maîtresse, la maîtresse pour faire niche à l’amant, l’amant et la maîtresse pour faire niche aux parents ; niche terrible, qui, si elle eût tardé d’un an, de six mois, de huit jours, d’une heure, fût devenue inutile, par l’amour de la femme, le retour du jeune homme, le consentement des parents. Autrefois, il n’en était point ainsi : on ne connaissait pas le suicide, ou on le connaissait à peine ; le Moyen Âge, c’est-à-dire trois ou quatre siècles, ne 543
compte pas dix suicides constatés ! – Au Moyen Âge, hasarda Jean Robert, on avait les couvents. – Justement ! vous avez mis le doigt dessus, jeune homme. On avait une grande peine, on ressentait une grande douleur, on prenait la vie en dégoût : l’homme se faisait moine ; la femme, religieuse ; c’était la façon de se brûler la cervelle, de s’asphyxier, de se noyer. Tenez, aujourd’hui, je vais constater, au Bas-Meudon, le suicide de mademoiselle Carmélite et de M. Colomban. Eh bien... Les deux jeunes gens tressaillirent. – Pardon... dirent-ils en même temps, interrompant M. Jackal. – Quoi ? – Mademoiselle Carmélite n’était-elle point une élève de Saint-Denis ? demanda Salvator. – Précisément. – M. Colomban n’était-il pas un jeune gentilhomme breton ? demanda Jean Robert. 544
– À merveille. – Alors, murmura Salvator, je comprends la lettre qu’a reçue ce matin Fragola. – Oh ! pauvre garçon ! dit Jean Robert, j’ai entendu prononcer son nom par Ludovic. – Mais la jeune fille était un ange ! dit Salvator. – Mais le jeune homme était un saint ! dit Jean Robert. – Eh ! sans doute ! dit le vieux voltairien ; voilà pourquoi ils sont remontés au ciel : ils se trouvaient déplacés sur la terre, pauvres enfants ! Et il prononça ces paroles avec un singulier mélange de sarcasme et d’attendrissement. – Oh ! mon Dieu ! murmura Salvator, la pauvre Fragola va être bien triste. – Mais, enfin, dit Jean Robert, les causes de cette mort sont-elles un secret, ou bien pouvezvous nous dire... ? – La catastrophe dans tous ses détails ? Oh ! mon Dieu, oui ; vous n’aurez que les noms à y 545
changer pour en faire un poème ou un roman : je vous réponds qu’il y a matière. Et, tout en roulant du quai de la Conférence au pont de Sèvres, M. Jackal fit aux deux jeunes gens attentifs le récit suivant, qui, tout en dehors qu’il semble, à première vue, des événements que nous racontons, finira par s’y rattacher, un peu plus tôt ou un peu plus tard. Que nos lecteurs prennent donc patience : nous ne sommes encore qu’au prologue du livre que nous écrivons, et nous sommes forcé de poser nos personnages.
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XXXVI Où il est prouvé que l’on peut, par hasard, et une fois sur cent, rencontrer de bons voisins. Le douzième arrondissement était, en 1827, et est encore aujourd’hui, l’arrondissement le plus pauvre de la capitale, comme on peut le voir sur l’état numérique de la population indigente de Paris publié par l’administration de l’assistance publique d’après le dernier recensement. Ainsi, dans le premier arrondissement, le chiffre de la population indigente est de 3 707 individus sur 112 740 habitants, tandis que, dans le douzième arrondissement, sur une population de 95 243 habitants, le nombre des indigents est de 12 204. Ce qui, dans le rapport de la population indigente à la population générale, donne cette effrayante proportion : 547
Dans le premier arrondissement, 1 sur 304 ; Dans le douzième arrondissement, 1 sur 77. Si l’on songe que c’est dans ce dernier arrondissement que demeure le plus grand nombre de chiffonniers, cochers, savetiers, marchands revendeurs, porteurs d’eau, portefaix et journaliers de tous les états, on verra que nous n’avons rien exagéré en disant que cet arrondissement était et est encore aujourd’hui le plus misérable. Cette arrondissement présente, à vol d’oiseau, une forme à peu près quadrilatérale ; il est divisé en quatre quartiers qui portent les noms de quartier de l’Observatoire, quartier Saint-Jacques, quartier du Jardin des Plantes et quartier SaintMarcel. À mesure que nous avancerons dans notre récit, comme une grande partie des événements de cette histoire doit se passer dans le douzième arrondissement, nous montrerons peu à peu et successivement, à nos lecteurs, la physionomie de ces divers quartiers.
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Disons tout d’abord qu’une des parties les plus pittoresques est celle du quartier Saint-Jacques comprise entre la rue du Val-de-Grâce et la rue de la Bourbe, appelée aujourd’hui rue du PortRoyal. En effet, en remontant la rue Saint-Jacques, de la rue du Val-de-Grâce au faubourg, toutes les maisons du côté droit, vieilles, laides et mal bâties, conduisent à des jardins ravissants et comme il en reste quelques-uns à peine autour de certains hôtels aristocratiques de Paris. C’est dans une maison située entre les nos 330 et 350 de la rue Saint-Jacques que nous allons conduire nos lecteurs. Nous croyons leur montrer un pays tout à fait inconnu, et quiconque, en songeant au quartier Saint-Jacques, sent d’habitude lui monter au cerveau les odeurs fétides de la misère, sera bien surpris peut-être, et surtout bien charmé, nous l’espérons, en respirant avec nous le parfum des roses et des jasmins qui entre par les fenêtres de ces appartements privilégiés donnant sur une véritable échappée du paradis terrestre. 549
La façade de la maison qu’habitent les héros de la lugubre histoire racontée par M. Jackal était de ce ton triste et blafard dont le temps et la pluie badigeonnent les vieux murs de Paris. On entrait dans la maison par une petite porte étroite, et l’on s’engageait dans un couloir sombre même en plein jour. Celui qui fût entré pour la première fois dans ce couloir l’eût pris pour un coupe-gorge conduisant à quelque atelier de chiffonnier ou de faux monnayeur ; mais, à peine l’explorateur eûtil franchi la dernière dalle, qu’il se fût trouvé dans une espèce d’Éden. En effet, en débouchant du couloir, on entrait dans une cour qui conduisait à un vaste jardin ; là, on était véritablement ébloui en voyant une petite maison blanche à contrevents verts, les flancs ornés de roses grimpantes, de chèvrefeuille et de clématites, et les pieds baignés dans un lac de gazon. La maison était composée d’un rez-dechaussée et de deux étages dont les fenêtres, grâce à la situation ravissante du petit bâtiment, 550
s’ouvraient toutes sur le jardin ; ces trois étages, y compris le rez-de-chaussée, formaient six appartements composés chacun uniformément de trois pièces et d’une cuisine. Quatre de ces appartements, les deux du rezde-chaussée et les deux du premier étage, étaient occupés par des familles d’ouvriers qui, sobres et rangés, au lieu d’aller se griser à la barrière comme leurs camarades d’atelier, consacraient leur journée du dimanche à cultiver un bout de jardin formant les dépendances de leur modeste habitation. Au deuxième étage demeuraient, sur le même palier, l’un à droite, l’autre à gauche, les deux personnages principaux de cette histoire. Celui qui occupait le petit appartement à gauche était un jeune homme de vingt à vingttrois ans, à peu près ; beau garçon à la figure franche, aux yeux bleu clair, aux cheveux blonds tombant carrément sur ses épaules carrées. Il était plutôt petit que grand de taille ; mais la largeur de ses épaules indiquait chez lui une force peu commune. Il était né à Quimper ; mais il était 551
parfaitement inutile de jeter les yeux sur son extrait de naissance pour voir qu’il était Breton, tant son visage portait l’empreinte de l’énergie et de la loyauté de la belle race gaélique. Son père, vieux gentilhomme pauvre, retiré dans une tour, dernier débris d’un château féodal du XIIIe siècle abattu pendant les guerres de la Vendée, l’avait laissé à Paris, où il avait fait son éducation, pour y étudier le droit. En sortant du collège, le jeune Colomban de Penhoël était donc venu s’établir dans ce petit appartement de la rue Saint-Jacques, qu’il habitait depuis trois ans, c’est-à-dire depuis 1823, époque où commence ce récit. Son père lui faisait une petite pension de douze cents francs par an : le brave homme partageait ainsi avec son fils tout ce qui lui restait de son patrimoine. L’appartement de Colomban ne lui coûtait que deux cents francs de loyer par an ; il restait donc au jeune homme mille francs, c’est-à-dire une fortune entière pour un jeune homme sobre, économe, rangé comme il l’était. 552
Nous nous trompons en disant qu’il lui restait mille francs par an : des mille francs, nous devons retrancher la location d’un piano – soit dix francs par mois –, seul luxe que Colomban se permît, sans doute afin de ne pas faire mentir un des axiomes politiques des anciens Bretons, axiome conservé jusqu’à nos jours, et qui place, dit Augustin Thierry, le musicien à côté de l’agriculteur et de l’artisan, comme étant un des trois piliers de l’existence sociale. On était au mois de janvier de l’année 1823. Colomban venait de commencer sa troisième année de droit ; dix heures du soir sonnaient à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Le jeune homme était assis au coin de sa cheminée, occupé à étudier le code Justinien, quand, tout à coup, il entendit des lamentations et des gémissements épouvantables. Il ouvrit la porte du palier, et vit, sur la porte parallèle à la sienne, une jeune fille pâle, échevelée, fondant en larmes, se tordant les mains, appelant au secours ! L’appartement faisant face à celui de 553
Colomban était occupé par une jeune fille et sa mère ; la mère était veuve d’un capitaine tué à Champaubert1, pendant la campagne de 1814, et vivait d’une pension de douze cents francs et de quelques travaux d’aiguille que lui procuraient les lingères du quartier. Elle habitait seule, depuis six mois, cet appartement, quand, un matin, Colomban, en revenant de l’École de droit, aperçut sur son palier une grande et belle jeune fille qui lui était complètement inconnue. Colomban était peu causeur de sa nature, et ce ne fut que quelques jours après cette apparition, qui, au reste, s’était renouvelée deux ou trois fois, qu’il apprit d’un de ses voisins du rez-dechaussée que mademoiselle Carmélite était fille de madame Gervais, sa voisine ; qu’elle avait été élevée, en qualité de fille d’un officier de la Légion d’honneur, à la maison royale de SaintDenis, et qu’ayant achevé son éducation, elle 1
Pendant la campagne de France, Napoléon, avec les corps de Marmont, Ney et Mortier, y avait vaincu les Russes, le 10 février 1814. 554
revenait vivre avec sa mère. Cette rencontre du jeune homme et de la jeune fille avait eu lieu vers le mois de septembre 1822, époque des vacances. Colomban était donc allé, une quinzaine de jours après cette rencontre, passer deux mois à la tour de Penhoël, et, de retour au mois de novembre, il n’avait eu, jusqu’au mois de janvier 1823, que de rares occasions de voir la jeune fille : on se rencontrait quelquefois sur l’escalier tenant à la main la boîte au lait ; on se saluait poliment, mais sans échanger un mot. La jeune fille était trop timide ; Colomban, trop respectueux. Un jour, cependant, où le jeune homme, plus matinal que de coutume, montait l’escalier, portant son déjeuner quotidien, il rencontra la jeune fille, qui, en retard de quelques minutes, descendait chercher le sien. Elle arrêta, en rougissant, le jeune homme, qui, après l’avoir saluée, non pas en étudiant, mais en gentilhomme – la première éducation ne se perd jamais –, remontait chez lui, et, lui 555
adressant la parole : – J’ai une prière à vous faire, monsieur, ditelle : nous aimons beaucoup la musique, ma mère et moi, et nous passons d’habitude tous les soirs une heure très agréable à vous entendre chanter au piano ; mais, depuis trois jours, ma mère est gravement indisposée, et, bien qu’elle ne se soit pas plainte, le médecin, en nous faisant visite, hier au soir, tandis que vous chantiez, nous a dit que le bruit du piano devait la fatiguer. – Pardon, mademoiselle, répondit le jeune homme en rougissant à son tour jusqu’au blanc des yeux, j’ignorais entièrement la maladie de madame votre mère ; croyez que je ne me pardonnerais jamais d’avoir joué l’ayant sue... – Oh ! mon Dieu ! monsieur, dit la jeune fille, c’est moi qui vous demande pardon de vous priver d’un plaisir, et je vous remercie de tout mon cœur de vouloir bien vous imposer cette privation pour nous. Les deux jeunes gens se saluèrent, et, en rentrant chez lui, Colomban avait fermé son piano pour ne plus le rouvrir que quand madame 556
Gervais serait en bonne santé. Seulement, depuis cette heure, il rencontra plus fréquemment la jeune fille. La maladie de la mère empirait ; à chaque minute, Carmélite courait de chez le médecin à la pharmacie ; plusieurs fois, à une heure avancée de la nuit, Colomban l’avait entendue descendre : il eût bien désiré lui offrir ses services – et jamais fille plus à plaindre n’eût reçu les services d’un cœur plus loyal et plus désintéressé – ; mais Colomban avait une timidité égale à sa loyauté ; la forme de l’offre l’embarrassait, d’ailleurs, plus que l’offre elle-même, et ce ne fut qu’en entendant la jeune fille appeler au secours avec des cris si désespérés qu’il osa venir se mettre à sa disposition. Malheureusement, il était trop tard : ce n’était pas le besoin de secours qui avait contraint la jeune fille à appeler : c’était la terreur, c’était l’effroi. Madame Gervais, qui gardait le lit depuis quatre jours, sur la grave menace d’un anévrisme arrivé à son dernier degré – ce que le médecin 557
s’était bien gardé d’annoncer à Carmélite –, madame Gervais, pour combattre un étouffement tout près de la priver de respiration, avait demandé un verre d’eau ; la jeune fille, qui n’avait pas voulu le lui donner pur, était allée le préparer dans la chambre voisine ; une espèce de gémissement ressemblant à un appel la fit se hâter. Elle rentra et trouva sa mère la tête renversée en arrière ; elle lui passa le bras sous le cou et lui souleva la tête : la pauvre femme regardait son enfant d’une façon étrange ; elle ne pouvait parler, à ce qu’il paraissait ; mais toute son âme était passée dans ses yeux. Carmélite, effrayée, tremblante, et, cependant, forte de sa terreur même, continuait de soulever la tête de sa mère, et approchait le verre de ses lèvres ; mais, au moment où les lèvres et le verre allaient se toucher, madame Gervais poussa un soupir prolongé, douloureux ; puis sa tête pesa de tout son poids sur le bras de sa fille, et retomba avec lui sur l’oreiller. L’enfant fit un effort, souleva la tête une seconde fois, et introduisit le verre entre les lèvres de sa mère en disant : 558
– Bois donc, mère. Mais les dents étaient serrées, et la malade ne répondit pas. Carmélite haussa le pied du verre : l’eau coula des deux côtés des lèvres, mais ne pénétra point dans la bouche. Les yeux de la malade étaient restés démesurément ouverts, et semblaient ne pouvoir se détourner de sa fille. Carmélite sentit la sueur perler sur son front. Cependant, ces grands yeux tout ouverts lui donnaient du courage. – Mais bois donc, petite mère ! répéta-t-elle. La malade ne répondit pas plus cette fois que la première. Alors, il sembla à Carmélite que le cou, qu’elle soutenait de son bras, se glaçait rapidement, et que ce froid mortel la gagnait. Épouvantée, elle laissa retomber la tête de sa mère sur l’oreiller, reposa le verre sur la table, se jeta sur le corps de sa mère, l’entourant de ses deux bras, lui couvrant le visage de baisers, et se levant pour la regarder avec des yeux presque aussi fixes que les siens ; alors seulement la 559
pauvre enfant, pleine de vie, qui n’avait jamais songé que le seul être qu’elle eût et qu’elle aimât au monde pût mourir, la pauvre enfant eut un pressentiment terrible ! et, cependant, elle qui venait d’entendre sa mère lui parler, il n’y avait qu’un instant, ne pouvait pas croire que ce fût une chose possible que le passage de la vie à la mort sans secousse, sans bruit : elle colla ses lèvres sur le front de sa mère ; mais ses lèvres, brûlantes de fièvre, éprouvèrent une sensation terrible en touchant ce front de marbre. Elle recula de trois pas en arrière, effrayée, mais non convaincue. La tête était retombée, tournée légèrement du côté de la chambre ; de sorte que les grands yeux fixes continuaient de regarder la jeune fille avec un reste d’expression maternelle ; mais ces yeux, au lieu de lui rendre du calme, commençaient à épouvanter Carmélite. Alors, éperdue, regardant à droite et à gauche, mais revenant toujours à fixer les yeux sur ces yeux effrayants, elle se mit à crier de toute la force de ses poumons : 560
– Mère ! mère ! mais parle-moi donc ! réponds-moi donc, mère ! ou je vais croire que tu es morte... que tu es morte ! répéta-t-elle en se rapprochant avec angoisse. Mais, devant l’immobilité cadavérique de ce corps, elle demeura immobile elle-même après un pas essayé. Elle continua d’appeler sa mère avec des cris déchirants, mais sans oser la toucher ; et ce fut lasse de ne pouvoir obtenir une réponse, n’osant pas rester plus longtemps dans cette chambre sous le regard de ces yeux de spectre, redoutant tout, mais n’étant certaine de rien, qu’elle ouvrait la porte de l’appartement, et se mit à crier : « Au secours ! » Colomban sortit de chez lui à ses cris, et aperçut, comme nous l’avons dit, la jeune fille échevelée, baignée de larmes, et se tordant les mains. – Monsieur ! monsieur ! dit-elle, ma mère me regarde, mais elle ne me répond pas ! – Elle est probablement évanouie de faiblesse, répondit le jeune homme, qui était aussi loin qu’elle de croire à la mort. 561
Et il entra dans la chambre à coucher. Il tressaillit en apercevant ce corps, qui avait pris en quelque sorte l’aspect d’un cadavre : la face était décolorée ; les membres étaient rigides ; la main, au poignet de laquelle il cherchait les battements du pouls, était froide comme un marbre ! Il se souvenait, lui aussi, d’avoir vu, enfant de quinze ans, sa mère, la noble comtesse de Penhoël, étendue sur son lit de parade, et il reconnaissait, empreintes au front du cadavre qu’il avait à cette heure sous les yeux, les teintes violacées de la mort. – Eh bien, monsieur ?... eh bien ?... demanda Carmélite en sanglotant. Le jeune homme fit semblant de continuer de croire à un évanouissement, afin de préparer peu à peu la jeune fille au coup qui allait la frapper. – Oh ! dit-il, votre mère est bien mal, pauvre enfant ! – Mais pourquoi ne me répond-elle pas, monsieur ? Pourquoi ne me répond-elle pas ? 562
– Approchez-vous, mademoiselle, dit Colomban. – Je n’ose... je n’ose... Pourquoi me regarde-telle ainsi ? que me demande-t-elle ?... que veutelle donc, à me regarder ainsi ? – Elle demande que vous lui fermiez les yeux, mademoiselle ! elle demande que nous priions pour le repos de son âme ! – Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas ? s’écria la jeune fille. – Agenouillez-vous, mademoiselle ! dit Colomban en lui donnant l’exemple. – Que dites-vous là, monsieur ?... – Je dis, mademoiselle, que Dieu, qui nous a donné la vie, a le droit de nous la reprendre quand il lui plaît. – Oh ! s’écria la jeune fille, comme frappée de la foudre ; oh ! je vois, je vois !... ma mère est morte ! Elle se renversa en arrière, comme si elle allait mourir elle-même. 563
Le jeune homme la reçut dans ses bras, et la transporta évanouie sur son lit, qui était dans l’alcôve de la pièce voisine. Aux cris poussés par la jeune fille, au bruit qu’avait fait la scène que nous venons de raconter, la femme d’un des ouvriers du premier étage était montée, avec une femme de ses amies qui était chez elle en ce moment. Les deux femmes, trouvant toutes les portes de l’appartement ouvertes, entrèrent et aperçurent Colomban essayant de faire revenir la jeune fille à elle en lui frappant dans les mains. Comme ce remède n’opérait pas assez vivement, une des femmes prit la carafe qui était sur la toilette, et en inonda le visage de la pauvre orpheline. Carmélite revint à elle, grelottant et tremblant ; les deux femmes voulurent la déshabiller et la mettre au lit. Mais elle, faisant un effort et se roidissant sur ses pieds, se tourna vers Colomban. – Monsieur, vous avez dit que ma mère 564
demandait que je lui fermasse les yeux... Conduisez-moi près d’elle... conduisez-moi, je vous en prie !... Sans quoi, ajouta-t-elle en approchant avec terreur sa bouche de l’oreille de Colomban, sans quoi, elle me regarderait ainsi pendant l’éternité ! – Venez ! dit le jeune homme, qui croyait voir un commencement de délire dans les yeux de l’orpheline. Et elle traversa sa chambre, appuyée sur le jeune homme, entra dans la chambre de sa mère, dont le regard, quoique déjà vitreux, avait conservé sa terrible fixité, s’approcha du lit à pas lents, roides, solennels, et, se penchant sur le cadavre, elle lui abaissa les paupières pieusement et l’une après l’autre. Après quoi, les forces lui manquant, Carmélite tomba sur le cadavre de sa mère, et s’évanouit une seconde fois.
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XXXVII Fra Dominico Sarranti. Le jeune homme prit Carmélite dans ses bras, et la transporta comme il eût fait d’un enfant dans la chambre voisine, où attendaient les deux femmes. Le moment était venu de la déshabiller et de la coucher. Colomban se retira chez lui en priant une des voisines de venir le joindre aussitôt que la jeune fille serait au lit. La voisine entrait dix minutes après chez Colomban. – Eh bien ? demanda-t-il. – Eh bien, elle est revenue à elle, dit la voisine ; mais elle tient sa tête à deux mains, et prononce des paroles sans suite comme si elle 566
avait le délire. – A-t-elle des parents ? demanda le jeune homme. – Nous ne lui en connaissons pas. – Des amies, dans le quartier ? – Aucune amie ! c’étaient des gens bien tranquilles, bien honnêtes, et qui vivaient très retirés ; cela ne connaissait personne au monde. – Que comptez-vous en faire, alors ? Elle ne peut pas rester dans cet appartement mortuaire ! Il faudrait la faire changer de chambre. – Je vous offrirais bien la mienne, dit la voisine ; mais nous n’avons qu’un lit... Après cela, ajouta la brave femme comme se parlant à elle-même, j’enverrai mon homme coucher dans le grenier, et je passerai la nuit sur une chaise. Ces dévouements pour des inconnus appartiennent exclusivement à certaines femmes de la classe ouvrière : la femme du peuple offre sa table, sa chambre, son lit, avec plus de désintéressement que le boutiquier n’offre un verre d’eau. Que la douleur morale ou physique 567
l’appelle à son aide, que ce soit un homme à l’agonie ou un homme au désespoir, la femme du peuple offre ses soins, ses consolations, ses secours de toute nature avec une générosité et une abnégation qui sont un des plus beaux titres à l’admiration du philosophe et de l’observateur. – Non, dit Colomban, faisons mieux : traînez le lit de la jeune fille dans ma chambre, traînez le mien dans son alcôve ; puis allez chercher un prêtre pour veiller près du lit mortuaire : j’irai, moi, chercher un médecin pour elle. La voisine parut hésiter. – Qu’y a-t-il ? demanda Colomban. – Il y a que j’aimerais mieux aller chercher le médecin, et que ce fût vous qui alliez chercher le prêtre. – Pourquoi cela ? – Parce que la bonne dame est morte subitement. – Hélas ! oui, bien subitement. – Et, par conséquent, morte... vous comprenez ? 568
– Non, je ne comprends pas. – Morte sans confession. – Eh bien, mais vous avouez vous-même que c’était une sainte. – Oui, mais un prêtre... un prêtre n’entendra point de cette oreille-là ! – Comment ! un prêtre refuserait de veiller une morte ? – Une morte qui ne s’est pas confessée, il y a gros à parier. – C’est bien... Alors, chargez-vous du médecin ; je me charge du prêtre. – Oh ! le médecin, ce n’est pas bien loin : c’est presque en face. – Je demande seulement quelqu’un pour porter une lettre rue du Pot-de-Fer. – Donnez-moi la lettre ; je trouverai bien quelqu’un. Colomban s’assit à une table, et écrivit : « Venez, mon ami ! Un vivant et un mort ont besoin de vous. » 569
Et, pliant la lettre, il y mit cette adresse : « À frère Dominique Sarranti, moine dominicain, rue du Pot-de-Fer, n° 11. » Puis, remettant la lettre à la voisine : – Tenez ! dit-il. La voisine descendit. Pendant qu’elle descendait, Colomban opérait le déménagement projeté, en tirant son lit dans la chambre de la jeune fille, et en tirant le lit de la jeune fille dans sa chambre, à lui. La femme en visite chez la voisine se chargeait de rester près de Carmélite jusqu’à l’arrivée du médecin, et, s’il le fallait, de passer la nuit à son chevet. Le délire augmentait de moment en moment. La femme s’installa près de Carmélite ; Colomban descendit chez l’épicier, acheta un cierge, le plaça au chevet du lit de la morte, et l’alluma. En l’absence de Colomban, la voisine était rentrée avec le médecin, et, laissant l’homme de 570
science près de la malade, elle avait rendu à la morte le soin pieux de lui croiser les mains sur la poitrine, et de lui mettre un crucifix entre les mains. Colomban alluma le cierge, se mit à genoux, et récita les prières des morts. Il n’y avait pas de trop des deux femmes pour soigner Carmélite ; le médecin avait reconnu les premiers symptômes d’une méningite ; il avait laissé une ordonnance, recommandant de la suivre sévèrement ; il ne dissimulait point la gravité du cas : la méningite, de simple qu’elle était, pouvait devenir aiguë. Quant à la mère, elle était morte de la rupture d’un des gros vaisseaux du cœur. Beaucoup d’esprits forts eussent ri en voyant ce beau jeune homme de vingt-deux ans à genoux près du lit d’une femme inconnue, et disant les prières des morts dans le livre d’heures aux armes de sa famille. Mais Colomban était un religieux Breton des anciens jours, qui eût, ainsi que ses ancêtres, 571
vendu terres et châteaux pour suivre Gauthier sans Argent1 à Jérusalem, en disant : Diex le volt ! Il priait donc avec une ferveur réelle, en cherchant à exiler de sa prière toute idée terrestre, lorsqu’il entendit derrière lui le bruit d’une porte qui crie sur ses gonds. Il se retourna. Celui qu’il avait envoyé chercher venait à son appel : frère Dominique, avec son beau costume blanc et noir, était sur le seuil. Ce jeune moine, de vingt-sept à vingt-huit ans à peine, était à peu près le seul ami – sauf ces camarades de collège qu’on est convenu d’appeler des amis, et qui font une race à part –, ce jeune moine, disons-nous, était à peu près le seul ami que Colomban eût à Paris. Un jour, Colomban, passant devant l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, avait vu la population de la rue et du faubourg s’encombrant 1
Ce chef de bande de la première croisade est plutôt nommé Gauthier sans Avoir. 572
à la porte ; il avait demandé ce que c’était, et on lui avait répondu qu’un jeune moine vêtu d’une longue robe blanche faisait un sermon. Il était entré. Un moine, en effet, jeune d’âge, mais vieilli soit par les austérités, soit par la douleur, était en chaire, et prêchait. Son sermon avait pour sujet la résignation. Le moine l’avait divisé en deux parties bien distinctes. Dans les malheurs qui viennent de Dieu, c’està-dire dans les cas de mort, d’accidents terribles, d’infirmités incurables, il disait : « Oui, résignez-vous, mes frères ! courbezvous sous le bras qui châtie ; priez et adorez ! La résignation est une vertu ! » Mais, dans tous les malheurs qui viennent des hommes, comme ambitions déçues, fortunes ruinées, projets avortés, il disait : « Réagissez contre la mauvaise fortune, mes frères ! relevez-vous, forts de votre confiance dans le Seigneur, dans votre droit et dans vous573
mêmes ; engagez la lutte, et soutenez le combat ! La résignation est une lâcheté ! » Colomban attendit que le sermon fût fini, et, au sortir de l’église, il alla serrer la main du moine, comme il eût fait, non pas à un personnage revêtu d’un caractère sacré, mais à tout homme en qui il honorait ces trois vertus, que son propre caractère le mettait à même d’apprécier : La simplicité, l’honnêteté, la force. À partir de ce jour, les deux jeunes gens – le moine était de quatre ou cinq ans l’aîné de Colomban –, à partir de ce jour, les deux jeunes gens s’étaient découvert une rare communauté de principes et de sentiments. En conséquence, ils s’étaient étroitement liés, et il était bien rare qu’une fois ou deux par semaine ils n’allassent point passer deux ou trois heures l’un chez l’autre. Jetons un regard en arrière, et voyons ce jeune moine venir à nous, grave et pensif, sur le chemin austère du passé. 574
Il s’appelait Dominique Sarranti, et avait plus d’une analogie, plus d’un rapport avec ce sombre saint dont le hasard avait fait son patron. Il était né à Vicdessos, petite ville de l’Ariège, située au bord d’une forêt, à six lieues de Foix, à une enjambée de la frontière d’Espagne. Son père était Corse, et sa mère Catalane ; il tenait de l’un et de l’autre : il avait la sombre mémoire du Corse, la terrible ténacité du Catalan. Quiconque l’eût vu en chaire avec son geste puissant, quiconque l’eût entendu avec sa grave et austère parole, l’eût pris à l’instant même pour un jeune moine espagnol en mission en France. Son père, né à Ajaccio la même année que Bonaparte, attaché à la fortune de son compatriote, en avait subi toutes les vicissitudes : il avait accompagné l’Empereur vaincu à l’île d’Elbe ; il avait suivi Napoléon trahi à SainteHélène. En 1816, il était revenu en France. Pourquoi avait-il quitté si tôt l’illustre prisonnier ? Gaetano Sarranti avait prétexté l’insalubrité du climat, la dévorante chaleur du soleil. 575
Ceux qui le connaissaient ne croyaient point à ce motif, et ils regardaient Sarranti comme un de ces agents mystérieux que l’Empereur répandait, disait-on, en France, pour tenter un retour de Sainte-Hélène, comme il avait tenté un retour de l’île d’Elbe, ou tout au moins, si ce retour était impossible, pour veiller aux intérêts de son fils. Il était entré, comme précepteur de deux enfants, chez un homme très riche nommé M. Gérard. Ces enfants n’étaient point le fils et la fille de M. Gérard : c’étaient son neveu et sa nièce. Mais, tout à coup, en 1820, lors de la conspiration Nantil et Bérard, Gaetano Sarranti avait disparu, et l’on disait qu’il était allé rejoindre, dans l’Inde, un ancien général de Napoléon entré, dès 1813, au service d’un prince de Lahore. Nous avons déjà dit un mot de cette fuite de Gaetano Sarranti, à propos de la disparition du charron de la rue Saint-Jacques, frère de la mère Boivin ; disparition qui avait fait que la petite Mina, ayant trouvé fermée la porte à laquelle elle 576
venait frapper, avait été recueillie par le maître d’école et sa famille. Nous avons parlé à ce propos aussi d’un fils qu’avait, au séminaire de Saint-Sulpice, ce Corse fugitif. Ce fils, c’était le personnage dont nous essayons de tracer le portrait ; c’était frère Dominique Sarranti, que son aspect espagnol faisait généralement appeler fra Dominico. Le jeune homme s’était destiné de tout temps à l’état ecclésiastique ; sa mère morte, son père partant pour Sainte-Hélène, il avait été mis dans un séminaire. À son retour, en 1816, son père – voyant avec peine cette vocation étrange dans un jeune homme qui pouvait être toute autre chose que prêtre –, son père, disons-nous, avait tenté un dernier effort pour le faire rentrer dans la vie civile ; il rapportait avec lui une somme assez considérable pour assurer l’indépendance du jeune homme ; mais celui-ci avait refusé avec obstination.
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En 1820, quand Gaetano Sarranti avait disparu, son fils, pensionnaire, comme nous l’avons dit, à Saint-Sulpice, avait été appelé plusieurs fois à la police. Une fois, ses camarades l’avaient vu rentrer plus sombre et plus pâle encore que de coutume. Une accusation bien autrement grave que celle d’un complot contre la sûreté de l’État pesait sur son père. Non seulement il était accusé d’avoir voulu, à l’aide de moyens violents, renverser le gouvernement établi, mais encore une instruction se poursuivait contre lui, comme prévenu du vol d’une somme de trois cent mille francs appartenant à ce M. Gérard, des neveux duquel il était précepteur ; mais encore on lui imputait la disparition, avait-on dit d’abord, et même l’assassinat, disait-on maintenant, de ces deux mêmes neveux ! Il est vrai que, bientôt après, l’instruction commencée fut abandonnée ; mais l’exilé n’en restait pas moins sous le poids de la terrible accusation. 578
Tous ces événements rendirent Dominique de plus en plus sombre comme homme, de plus en plus austère comme prêtre. Aussi, au moment de prononcer ses vœux, déclara-t-il qu’il voulait entrer dans un des ordres les plus sévères, et choisit-il l’ordre de saint Dominique, qui avait pris en France le nom d’ordre des Jacobins, en raison de ce que le premier couvent de cet ordre fut bâti rue SaintJacques. Il prononça ses vœux, et fut ordonné prêtre le lendemain de sa majorité, c’est-à-dire le 7 mars 1821. Il y avait donc un peu plus de deux ans déjà, à l’époque où nous sommes arrivés, que frère Dominique était dans les ordres. C’était, à cette heure, un homme de vingt-sept à vingt-huit ans, avec de grands yeux noirs, vifs, clairs, pénétrants, au regard profond, au front soucieux, au visage pâle et austère, à l’attitude fière, énergique, résolue ; il était grand de taille, sobre de gestes, concis de paroles ; sa démarche était noble, lente, grave, rythmée en quelque 579
sorte ; en le voyant passer dans la rue, cherchant l’ombre des maisons pour y plonger son front rêveur, qui portait incessamment la trace d’un sombre chagrin, on l’eût pris pour un de ces beaux moines de Zurbaran, qui, descendu de la toile, eût fait, fugitif du sépulcre, sa rentrée sur la terre au pas égal et sonore du convive de pierre se rendant à l’invitation de dom Juan. Au reste, la volonté inflexible et la profonde énergie dont cette figure fatale était empreinte révélaient plutôt la rigidité des principes austères que le combat de passions ambitieuses. C’était, en outre, le jugement le plus droit, l’esprit le plus sain, le cœur le plus abondant, qui existât au monde. Le seul crime irrémissible dont un homme pût se rendre coupable à ses yeux, c’était l’insouciance en matière d’humanité ; car l’amour de l’humanité lui semblait l’élément principal de la vie des peuples ; il avait d’admirables élans d’enthousiasme quand il entrevoyait dans l’avenir, si éloigné qu’il fût, cette harmonie universelle fondée sur la fraternité des nations, et 580
qui doit faire le pendant de l’harmonie universelle des mondes. Lorsqu’il parlait de l’indépendance future des nations, c’était avec une éloquence entraînante ; on se sentait alors emporté vers lui et avec lui par un élan de sympathie irrésistible ; sa parole vous laissait comme un reflet de son cœur ; sa parole vous communiquait sa force ! on était illuminé par les rayons de sa flamboyante énergie ; on était prêt à prendre un pan de sa robe, et à dire : « Marche devant, prophète, je te suis ! » Seulement, un ver terrible rongeait ce fruit savoureux : c’était cette accusation de vol et d’assassinat qui pesait sur son père absent.
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XXXVIII Symphonie du printemps et des roses. Tel était le jeune moine qui apparaissait sur le seuil. Il s’arrêta, frappé du spectacle qu’il avait devant les yeux. – Ami, dit-il de sa voix triste, à laquelle il savait, dans l’occasion, donner un accent consolateur, la femme qui est couchée là n’est ni votre mère ni votre sœur, j’espère ? – Non, répondit Colomban ; j’avais quinze ans quand j’ai perdu ma mère, et je n’ai jamais eu de sœur. – Dieu vous conserve pour la consolation des vieux jours de votre père, Colomban. Et il s’apprêta à s’agenouiller devant le cadavre. 582
– Attendez, Dominique, dit Colomban ; je vous ai envoyé chercher... Dominique l’interrompit. – Vous m’avez envoyé chercher, dit-il, parce que vous aviez besoin de moi. Je suis venu : me voici. – Je vous ai envoyé chercher, ami, parce que cette femme que vous voyez couchée là, frappée comme d’un coup de foudre par la rupture d’un des gros vaisseaux du cœur, toute bonne chrétienne, toute sainte femme qu’elle était, vient de mourir sans confession... – C’est à Dieu seul, et non pas aux hommes, à juger dans quelles dispositions elle est morte, dit le moine. Prions ! Et il s’agenouilla au chevet du lit. Colomban, sachant qu’il y avait une garde près de la fille, un prêtre près de la mère, put dès lors vaquer aux soins de l’inhumation. En passant, il s’informa de l’état de Carmélite. La jeune fille, épuisée, s’était endormie sous l’influence d’une potion opiacée prescrite par le 583
médecin. Colomban prit tout l’argent qu’il avait chez lui, jusqu’au dernier sou ; puis il régla, avec l’église, avec les pompes funèbres, avec le conservateur du cimetière tous les détails de ce cinquième acte de la vie. Le soir, à sept heures, il était rentré. Il retrouva Dominique, sinon en prière, du moins en méditation, près du chevet de la morte. L’homme de Dieu n’avait pas quitté un instant la chambre funèbre. Colomban exigea qu’il allât prendre quelque nourriture. Le moine ne semblait pas soumis aux besoins ordinaires de la vie ; il obéit, cependant, aux sollicitations de son ami ; mais, au bout de dix minutes, il était de retour, et avait repris sa place au chevet de la morte. Quant à Carmélite, elle s’était réveillée avec un redoublement de délire. Au moins la pauvre enfant, n’ayant plus la conscience de son état, ignorait tout ce qui allait 584
se passer. Mieux valait, à tout prendre, les cuisantes douleurs du corps que les profondes angoisses de l’âme. Les voisines se chargèrent des soins pieux de l’ensevelissement ; un menuisier apporta la bière ; des vis furent substituées aux clous, afin qu’au fond de son délire, la pauvre Carmélite n’entendît point les coups frappés sur le cercueil de sa mère. La mort ayant été subite, ce ne fut que le surlendemain que le corps fut porté à SaintJacques-du-Haut-Pas. Frère Dominique dit la messe funèbre dans une chapelle particulière. Puis le corps fut transporté au cimetière de l’Ouest. Colomban accompagnait le corps avec deux ouvriers qui avaient consenti à perdre leur salaire du jour pour remplir ce religieux devoir. La fièvre cérébrale de Carmélite suivit son cours ; admirablement traitée par le médecin, elle 585
fut obligée de reculer pas à pas devant la science. Au bout de huit jours, la jeune fille avait repris connaissance ; au bout de dix jours, le médecin répondait d’elle ; le quinzième jour, elle se levait. Ses larmes coulèrent : elle était sauvée ! Cependant, la faiblesse de la pauvre enfant était telle d’abord, qu’à peine si elle pouvait articuler un son. En rouvrant les yeux, elle avait aperçu à son chevet la loyale figure de Colomban, la dernière figure qu’elle eût vue en fermant les yeux, la première qu’elle vît en les rouvrant. Elle fit un petit signe de tête en manière de reconnaissance et de remerciement ; puis elle sortit des draps sa main effilée par la fièvre, et la tendit au jeune homme, qui, au lieu de la serrer, la baisa respectueusement, comme si le sceau de la douleur imprimé au front de la jeune fille fût, aux yeux du noble Breton, un titre de respect aussi grand pour le moment que la couronne sur le front d’une reine. La convalescence de Carmélite dura un mois ; 586
ce fut au commencement de mars qu’elle reprit sa chambre, et que le jeune homme reprit la sienne. À partir de ce jour, l’intimité commencée entre les deux jeunes gens fut interrompue. Colomban conserva dans un pli de sa mémoire le souvenir de la beauté et de la bonté de la jeune fille. Carmélite garda dans un coin de son cœur une reconnaissance sans bornes et une affection dévouée pour Colomban. Mais ils cessèrent de se voir autrement que comme deux voisins habitant sur le même palier, c’est-à-dire à de rares intervalles. Quand on se rencontrait, une petite causerie commençait sur le pas de la porte, mais c’était tout : jamais l’un n’avait franchi le pas de la porte de l’autre. Le mois de mai arriva ; le jardin de Colomban était contigu à celui de Carmélite : une simple haie de lilas s’élevait entre ces deux jardins – moins séparés ainsi que ceux de Pyrame et de Thisbé, qui, eux, étaient séparés par un mur. 587
Les deux jeunes gens étaient donc en quelque sorte dans le même jardin, puisque, quand le vent agitait les lilas, la haie s’entrouvrait comme pour donner passage à leurs causeries, et que les fleurs s’éparpillaient, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Un soir, à la demande de Carmélite, le jeune homme avait rouvert son piano, et tirait de cet instrument longtemps fermé, longtemps muet comme son cœur, mille notes harmonieuses qui, s’échappant par les fenêtres de sa chambre, vibraient dans l’air calme du crépuscule, puis, entrant par les fenêtres voisines, allaient caresser la jeune fille à son chevet comme les bouffées rafraîchissantes du printemps. Elle avait donc à la fois parfum et mélodie. Puis, au fond de tout cela, tristesse, profonde tristesse ! Pauvre Carmélite ! elle était dans la plus mauvaise ou dans la meilleure disposition pour aimer, selon, cher lecteur, que vous voudrez faire, de l’amour, une douleur ou une joie, une infortune ou un bonheur. 588
Maintenant, voyons, que va-t-il advenir de cette situation maladive de l’âme ? Nous avons dit, dans un des chapitres précédents, que toutes les maisons situées à droite de cette partie de la rue du Val-de-Grâce et de la rue Saint-Jacques conduisaient à des jardins ravissants. En effet, de ces fenêtres des jeunes gens d’où sortait tant d’harmonie et où entraient tant de parfums, voici l’adorable panorama qui se déroulait sous les yeux : À droite, au nord, un immense enclos planté de peupliers et de grands arbres. À gauche, au sud, une suite de jardins plantés d’acacias, de lilas, de jasmins et de cytises des Alpes à fleurs jaunes retombant en grappes. À l’horizon, à l’ouest, comme un hamac de verdure où se couchait le soleil, le sommet des arbres du Luxembourg. Enfin, au centre du triangle formé par ces trois points cardinaux, un des plus beaux spectacles qui puissent s’offrir aux regards d’un poète ou 589
d’un amoureux ! Qu’on se figure un champ de roses de vingt ou vingt-cinq arpents fleurissant autour d’un petit tombeau construit au XVIIe siècle, et assez semblable, pour la forme, aux chapelles que les héritiers font élever, au Père-Lachaise, au-dessus du caveau de leur légataire décédé. Et quand nous disons un champ de roses – une plaine des environs de Persépolis, où l’on dit qu’est née la reine des fleurs –, qu’on ne croie pas qu’il y ait le moins du monde exagération de notre part ; il est si doux déjà d’avoir, dans une ville comme Paris, cinq ou six pots de roses autour de soi, qu’il paraît peut-être fabuleux qu’on en puisse avoir sous les yeux un champ tout entier. Rien n’est plus vrai cependant, et l’on peut encore aujourd’hui, à trente ans de distance, visiter les quatre ou cinq arpents qui sont restés de ce champ biblique. C’était donc, comme nous l’avons dit, non pas un champ de trèfle ou de luzerne, mais un vrai champ de roses qui parfumait l’air à deux lieues à la ronde. 590
Toutes les contrées semblaient avoir apporté dans ce jardin, autour de ce tombeau, comme si ce tombeau eût renfermé la relique d’une sainte, les plus belles roses de leur pays. On eût dit les planches coloriées de la Monographie du rosier publiée à cette époque par l’Anglais Lindley. Rien n’y manquait ; aucune espèce n’était absente, aucune variété ne faisait défaut ; les cinq parties du monde figuraient là, incarnées dans leurs plus belles fleurs. C’était le rosier du Caucase, le rosier du Kamtchatka, le rosier bariolé de la Chine, le rosier turneps de la Caroline, le rosier luisant des États-Unis, le rosier de mai, le rosier de Suède, le rosier des Alpes, le rosier de Sibérie, le rosier jaune du Levant, le rosier de Nankin, le rosier de Damas, le rosier du Bengale, le rosier de Provence, le rosier de Champagne, le rosier de Saint-Cloud, le rosier de Provins – que la légende prétend avoir été apporté de Syrie à Provins par un comte de Brie, au retour des Croisades – ; enfin, c’était la collection, unique peut-être parce qu’elle était 591
complète, des deux ou trois mille variétés de roses connues à cette époque, nombre qui s’augmente encore tous les jours, progression dont nous ne saurions trop louer les horticulteurs. « Le titre de reine des fleurs, que mérite la rose, est devenu banal à force d’être répété, dit Le Bon Jardinier ; c’est que la rose réunit tous les genres de perfection que l’on peut désirer dans une fleur : la séduisante coquetterie de ses boutons, l’élégante disposition de ses pétales entrouverts, les contours gracieux de ses fleurs épanouies, lui donnent la perfection des formes ; il n’est pas de parfum plus doux et plus suave que le sien ; son incarnat est celui de la beauté la plus parfaite ; avec des nuances plus vives, elle imite le teint animé de la bacchante, et sa blancheur devient un emblème d’innocence et de candeur. » Cette définition de la rose, définition colorée comme un vieux pastel du temps de Louis XV, nous servira de transition naturelle pour arriver à la fraîche beauté de notre héroïne ; en effet, quelques mots ajoutés au portrait que Le Bon Jardinier a tracé de la fleur souveraine suffiront à 592
peindre Carmélite. Elle était grande et flexible de taille, avec de beaux cheveux d’un châtain très foncé, qui semblaient, tant ils poussaient abondants et vigoureux, être rudes à l’œil, mais qui étaient doux comme de la soie au toucher. Des yeux d’un bleu de saphir, des lèvres d’un rouge de corail, des dents d’un blanc de perle complétaient l’ensemble de cette belle et savoureuse créature. Un jour, vers la fin du mois de mai, Carmélite et Colomban étaient chacun à leur fenêtre, regardant et respirant ; la jeune fille était comme éblouie du spectacle, comme enivrée du parfum. Toute la journée, la chaleur avait été étouffante ; pendant trois ou quatre heures, il avait plu, et, vers sept heures du soir, en ouvrant sa fenêtre, Carmélite avait été émerveillée de voir tout en fleurs ce champ de rosiers qu’elle avait vu en boutons le matin. Elle ne comprenait pas plus cette subite efflorescence des plantes qu’elle n’avait compris, dans un jour de douleur dont le souvenir était toujours présent à sa mémoire, le 593
brusque passage de la vie à la mort. Aussi, le soir, tous deux étant descendus au jardin et se trouvant séparés seulement par la haie de lilas déjà défleurie, Carmélite interrogea-t-elle Colomban sur cette prompte métamorphose des boutons en fleurs. Carmélite était fort ignorante en botanique ; car, à l’époque où se passent les événements que nous racontons, cette science était regardée comme assez superflue dans l’éducation d’une jeune fille. Colomban, qui plus d’une fois avait eu l’occasion de s’apercevoir de cette ignorance, commença alors, toujours à travers la mobile muraille de verdure, un cours de physiologie végétale, en dégageant cette étude charmante des mots précis mais incompréhensibles, pour les femmes surtout, dont les savants l’ont encombrée. Il lui décrivit l’organisation des plantes avec beaucoup de simplicité, en la réduisant aux trois organes élémentaires qui, par leur réunion, constituent tous les tissus végétaux, tissus comparables, dans le principe, à une solution de 594
gomme qui, s’épaississant bientôt, enchevêtre ses filaments déliés, entre lesquels se forment peu à peu d’innombrables petites cellules ; il lui fit comprendre que c’étaient ces trois organes élémentaires qui contenaient la matière incrustante du bois, les sucs cristallisés, la fécule, le gluten, les huiles volatiles et les diverses matières colorantes dont la principale est la matière verte. Des organes élémentaires, il passa aux organes composés en lui parlant de l’épiderme qui leur sert de transition ; il prit une plante à l’état embryonnaire, à cette période où, naissante à peine, elle est encore adhérente à la tige maternelle, et lui fit suivre toutes les phases de la croissance jusqu’au moment où, apte à se détacher de sa souche, cette plante se reproduit à son tour. Après avoir fait ainsi à sa jeune voisine une rapide et lucide définition de tous les organes des végétaux – racines, tiges, feuilles, bourgeons –, il lui expliqua les transformations, chez plusieurs de ces végétaux, de certains de leurs organes, soit 595
en épines – comme dans les chardons, les épinesvinettes, les faux acacias –, soit en vrilles – comme dans la vigne, les pois et les passiflores. Il lui fit connaître la solidarité qui existe entre tous les règnes de la nature ; comment l’homme ne peut pas plus se passer de la plante que la plante ne peut se passer de l’homme ; comment tout est établi en ce monde d’une façon si harmonique, que l’un souffrirait de l’absence de l’autre ; il lui découvrit les mystères de la nutrition chez les végétaux ; lui dit comment ils puisent à la fois par la racine et par les feuilles, dans le sol et dans l’air, les éléments nécessaires à leur développement ; il lui démontra comment la sève – qui n’est autre chose que la circulation du sang chez les plantes – s’élève de bas en haut, en lui faisant voir, par une branche de vigne fraîchement coupée, cet écoulement de la sève appelé les pleurs de la vigne ; il lui apprit, enfin, que les plantes dorment, respirent, se reproduisent comme les animaux, et il remplit sa jeune intelligence d’étonnement en lui révélant que certaines plantes ont des mouvements naturels qui contrastent avec l’immobilité 596
ordinaire des végétaux. Dix fois il voulut s’interrompre, de peur de la fatiguer ou tout au moins de l’ennuyer ; mais, si la nuit et le feuillage ne lui eussent pas voilé le visage de Carmélite, il y eût lu, au contraire, le plus profond ravissement. Tout à coup, de la pathologie végétale, en voyant filer une étoile, on arriva à l’astronomie ; des fleurs parfumées de la terre, aux fleurs lumineuses du ciel ; on passa en revue les noms mythologiques donnés par les hommes à tous les mondes inconnus, objets de leur éternelle curiosité, le ciel, la terre, la mer, les temps modernes, l’antiquité, la Grèce, l’Égypte, l’Inde, ces trois aïeules du monde, furent mis à contribution pour célébrer ces premières heures d’intimité entre deux jeunes âmes pendant une belle nuit de printemps. Ils ne songèrent pas aux hommes ; ils ne songèrent pas à eux-mêmes ; ils ne devinèrent pas un instant que les fleurs, les flots, les nuages, les étoiles, la brise, sur lesquels ils voyageaient depuis le crépuscule, devaient infailliblement les 597
conduire peu à peu dans les régions éthérées de l’amour platonique. Et, cependant, qu’était-ce que cette ardeur passionnée que mettait Colomban dans la description des harmonies de la nature, sinon une manifestation éclatante de l’amour le plus frais et le plus puissant qui eût jamais germé, plante de vie ou de mort, dans le cœur d’un jeune homme ? Cette force d’attention, ce ravissement de la jeune fille pendant cette revue des merveilles de la création, qui avait passé aussi vite et presque sans laisser plus de traces que l’étoile qu’elle avait vue filer, qu’était-ce donc, sinon la révélation du premier amour ? Et joignez à ces dispositions de dix-sept ans chez l’une, de vingt-deux ans chez l’autre, que la journée avait été orageuse, que la brise était tiède et parfumée, et qu’aux rayons du soleil, à la caresse de cette brise, tout un champ de roses, en boutons le matin, était en fleurs le soir !
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XXXIX Le tombeau de La Vallière. Ce soir-là donc, enivrés par le parfum des roses qui les enveloppait comme ce nuage embaumé où Virgile cache ses déesses1, sous ce ciel lumineux dont les étoiles semblaient amoureusement se poursuivre, comme autant d’Apollons et de Daphnés, dans cette atmosphère rafraîchie par la pluie de la journée, en un mot par cette première nuit de printemps, calme, sereine, embaumée, les cœurs des deux jeunes gens s’entrouvrirent à l’amour, comme s’entrouvrait à la rosée fécondante du soir le calice des fleurs. En entendant sonner minuit, en comptant les 1
Énéide, livre I : « Vénus pendant leur marche, obscurcit l’air autour d’eux, et les enveloppe d’un voile nébuleux. » 599
vibrations sonores et successives jusqu’à douze, ils tressaillirent, jetèrent un cri, échangèrent un rapide bonsoir, et remontèrent, tremblants comme des coupables. Arrivés au second étage, ils s’arrêtèrent. La fenêtre du carré était ouverte ; la lune éclairait, silencieuse et mélancolique, le tombeau entouré de roses. – Qu’est-ce donc que ce tombeau ? demanda Carmélite en s’accoudant sur l’appui de la fenêtre. – C’est le tombeau de mademoiselle de La Vallière, répondit le jeune homme en s’accoudant auprès d’elle, et à côté d’elle, dans l’étroit espace ménagé par l’ouverture de la fenêtre. – Comment donc le tombeau de mademoiselle de La Vallière se trouve-t-il ici ? demanda Carmélite. – Tous ces terrains que vous voyez là, répondit Colomban, formaient autrefois le jardin d’un couvent appartenant à l’ordre religieux dont vous portez le nom poétique ; au milieu de ce 600
jardin était une église bâtie, selon les vieilles légendes lutéciennes, sur les ruines d’un temple de Cérès ; on ne connaît pas l’époque précise de la fondation de cette chapelle : on croit seulement qu’elle date de Robert le Pieux ; ce qu’il y a de certain, c’est que, dès la fin du Xe siècle, elle était occupée par des moines bénédictins de l’abbaye de Marmoutier, qui la possédèrent comme prieuré, sous l’invocation de Notre-Dame-desChamps, jusqu’en l’année 1604, où elle fut cédée aux religieuses carmélites de la réforme de sainte Thérèse. Catherine d’Orléans, duchesse de Longueville, poussée par quelques dévots qui lui offraient le titre de fondatrice, obtint du roi, grâce à l’appui de Marie de Médicis, tous les pouvoirs nécessaires à la création de cet établissement. Avec l’autorisation du roi Henri IV et l’approbation du pape Clément VIII, on fit venir, d’Avila à Paris, six religieuses carmélites qui avaient été formées par la séraphique sainte Thérèse de Cépède. Ces six religieuses furent les premières de leur ordre en France ; elles habitèrent le couvent qui était là, et qui n’existe 601
plus ; elles prièrent, chantèrent, moururent dans cette église, dont il ne reste plus que le tombeau dont vous m’avez demandé le nom. – Oh ! que c’est curieux ! fit Carmélite, dans l’étonnement que lui causait la révélation de ces mystères de la nature éternelle et de l’éphémère passé. Et sait-on comment s’appelaient ces six pauvres filles ? – Je le sais, moi, dit en souriant le jeune Breton ; car je suis l’homme des légendes. Elles s’appelaient Anne de Saint-Barthélemy, Isabelle des Anges, Béatrix de la Conception, Isabelle de Saint-Paul et Éléonore de Saint-Bernard. La duchesse de Longueville alla à leur rencontre, et voulut que leur entrée dans le prieuré fût célébrée par une fête. Tout cela n’était peut-être pas aussi curieux que le disait Carmélite, aussi intéressant que l’affirmait Colomban ; mais les pauvres enfants se mentaient l’un à l’autre, ne demandant pas mieux que de trouver un prétexte pour ne pas se quitter. Tout était bon dans ce cas ; la conversation mystique continua donc. 602
– Oh ! que j’aurais voulu voir une fête de ce temps-là ! dit Carmélite. – Eh bien, mademoiselle, écoutez, dit Colomban : restez où vous êtes, fermez les yeux, substituez l’imagination à la vue ; figurez-vous que vous avez là, à votre gauche, un sombre couvent aux hautes murailles ; là, en face de vous l’église – et attendez... Le jeune homme rentra chez lui. – Où allez-vous ? demanda Carmélite. – Chercher un livre, lui cria le jeune homme, de l’intérieur de son appartement. Et, cinq secondes après, il revint, tenant un livre à la main. – Maintenant, dit-il, fermez-vous les yeux. – Ils sont fermés. – Voyez-vous le couvent à gauche ? – Oui. – Voyez-vous l’église en face de vous ? – Oui.
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Colomban ouvrit le livre. La lune brillait radieuse à son zénith, et jetait sur toute cette nature calme et silencieuse une lumière si pure, que Colomban pouvait lire comme en plein jour. Il lut : « Le mercredi 24 août 1605, jour de saint Barthélemy, fut faite à Paris une nouvelle et solennelle procession des sœurs carmélites, qui, ce jour-là, prenaient possession de leur maison ; le peuple y accourut en grande foule, comme pour gagner les pardons ; elles marchaient en bel et bon ordre, étant conduites par le docteur Duval, qui leur servait de bedeau, ayant le bâton à la main, et qui avait du tout la ressemblance d’un loup-garou. Mais, comme le malheur voulut, ce beau et saint mystère fut troublé et interrompu par deux violons qui commencèrent à sonner une bergamasque : ce qui écarta ces pauvres gens, et les fit retirer à grands pas, tout effarouchés, avec le loup-garou leur conducteur, dans leur église, où, étant parvenues comme en un lieu de 604
franchise et sûreté, commencèrent à chanter le Te Deum laudamus...1 » – Avez-vous vu ? demanda Colomban. – Oui ; mais autre chose que ce que je comptais voir, répondit en souriant Carmélite. – On ne voit pas toujours ce que l’on croit voir, quand on a les yeux ouverts, dit Colomban, à plus forte raison quand on les a fermés. – Et ce fut dans ce couvent que se retira mademoiselle de La Vallière ? – Dans ce couvent même, où elle passa trentesix ans au milieu des exercices continuels d’une piété de plus en plus édifiante, et où elle mourut, le 6 juin de l’année 1710. – Et alors, c’est là, dans ce tombeau, demanda la jeune fille, que repose le corps de la pauvre duchesse ? – Ce serait beaucoup dire, que d’affirmer cela,
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Registre-journal de Henri IV et de Louis XIII... 605
répondit Colomban. – Elle a donc été exhumée ? – En 1790, un décret de l’Assemblée nationale supprima le couvent ; on démolit l’église... Qui sait ce que devint le corps de la pauvre pécheresse que Le Brun avait représentée sous les traits de la Madeleine ? Et, cependant, comme je vous l’ai dit, à vous qui, un siècle et demi après sa mort, vous inquiétez d’elle, la tradition prétend qu’il a été épargné, et qu’il repose toujours dans le caveau, au-dessous de cette petite chapelle. – Et, demanda Carmélite avec l’hésitation de la curiosité qui craint d’être déçue, on ne peut pas y entrer, sans doute ? – Je vous demande pardon, mademoiselle, répondit Colomban ; on fait plus que d’y entrer : on y demeure. – Et quel profane peut habiter cette retraite sacrée ? – Le jardinier, mademoiselle ; celui qui cultive toutes ces belles roses dont nous respirons en ce moment les parfums. 606
– Oh ! que je voudrais visiter cette chapelle ! s’écria Carmélite. – Rien de plus facile. – Comment faire ? – Il suffit de demander la permission au jardinier. – Mais, s’il me la refuse ?... – S’il refuse de vous laisser voir le tombeau, vous lui demanderez à voir ses roses, et, par amour pour ses roses, il vous permettra de voir le tombeau. – Alors, ces roses sont à lui ? – Il en est le possesseur privilégié. – Et que peut-il faire de tant de roses ? – Mais, dit le jeune Breton, il les vend. – Oh ! le méchant homme ! dit Carmélite avec un reproche tout enfantin ; vendre ces belles roses ! Moi qui croyais qu’il les cultivait par religion, ou tout au moins pour son plaisir ! – Il les vend... Et, tenez, regardez ! d’ici, sur ma fenêtre, vous verrez trois rosiers qu’il m’a 607
vendus ces jours-ci. Carmélite se pencha de côté, et ses beaux cheveux flottants effleurèrent le visage du jeune homme, qui sentit passer un frisson par tout son corps. Elle, en même temps, sentit le souffle de Colomban passer dans ses cheveux ; car, se reculant vivement, et toute rougissante : – Oh ! dit-elle imprudemment, combien je voudrais avoir un des rosiers qui entourent cette chapelle ! – Me permettrez-vous de vous offrir un des miens ? se hâta de dire Colomban. – Oh ! merci, monsieur, répondit Carmélite s’apercevant de son étourderie ; j’en voudrais un, mais tiré par mes mains de cette terre où sœur Louise de la Miséricorde a vécu, et où son corps a reposé et repose même peut-être encore maintenant. – Que n’y allez-vous dès demain matin ? – Je n’oserais jamais y aller toute seule. – Je vous offre mon bras, si vous voulez 608
l’accepter. La jeune fille demeura un instant embarrassée ; puis, enfin, faisant un effort : – Écoutez, monsieur Colomban, dit-elle, j’ai une profonde estime et une grande reconnaissance pour vous ; mais, si je sortais à votre bras en plein jour, toutes les commères du quartier seraient scandalisées d’une pareille inconvenance. – Allons-y le soir. – Est-ce qu’on peut y aller le soir ? – Pourquoi pas ? – C’est qu’il me semble que le jardinier doit se coucher en même temps que ses fleurs, pour se lever en même temps qu’elles. – Je ne sais pas à quelle heure il se couche ; mais ce que je sais, c’est qu’il se lève bien avant elles. – Comment savez-vous cela ? – Quelquefois, la nuit, quand je ne dors pas... (la voix de Colomban trembla légèrement en 609
prononçant ces mots), je me mets à la fenêtre et je l’aperçois, trottant dans son jardin, une lanterne à la main... Et, tenez, mademoiselle, ce feu follet qui court à travers les roses, n’est-ce pas lui ? – Où court-il ainsi ? demanda la jeune fille. – Après quelque chat, probablement. – Mais, s’il se lève, dit Carmélite en souriant, bien qu’il soit de bonne heure pour lui, il doit être fort tard pour nous ! – Tard ? dit Colomban. – Oui... Quelle heure peut-il être ? – Deux heures, à peu près, fit Colomban avec une certaine hésitation. – Oh ! jamais je ne me suis couchée si tard ! s’écria la jeune fille levant les mains au ciel. Deux heures du matin, mon Dieu ! Oh ! bien vite, bonsoir, monsieur Colomban !... Je vous remercie des heures instructives que vous m’avez fait passer, et, un soir, ajouta-t-elle plus bas, un soir que tous les voisins seront couchés, je vous demanderai votre bras pour aller déterrer un 610
rosier. – Nous ne trouverons jamais une nuit plus belle que celle-ci, mademoiselle, dit le jeune homme, qui s’efforça de ne pas trembler en parlant. – Oh ! si je croyais n’être pas vue, dit franchement et ingénument la jeune fille, j’irais tout de suite. – Par qui voulez-vous être vue, à cette heure ? – Mais par la portière, d’abord. – Non, j’ai un moyen d’ouvrir la porte sans l’éveiller. – Comment ! vous allez crocheter la porte ? – Oh ! non, mademoiselle ; je vais l’ouvrir avec une clef que j’ai fait faire. Je rentre quelquefois du cabinet de lecture à minuit passé, et, comme la portière est infirme, je me suis fait un scrupule de la réveiller. – Eh bien, s’il en est ainsi, dit la jeune fille, allons-y tout de suite ; aussi bien, je crois que j’aurais beau me coucher, je ne dormirais pas en pensant à mon rosier. 611
Était-ce bien votre rosier, Carmélite, qui vous eût empêchée de dormir ? Non. Mais vous le croyiez, pauvre enfant, vierge innocente, et c’était votre innocence même qui vous poussait à cette escapade nocturne, au bras de ce jeune homme, aussi innocent que vous. Carmélite se coiffa d’un petit bonnet, jeta un fichu sur ses épaules ; le jeune homme prit son chapeau, et tous deux descendirent à petits pas l’escalier – ils allaient bien doucement, et, cependant, ils firent encore assez de bruit pour réveiller les oiseaux qui dormaient dans les lilas, et qui, en les entendant passer, et en voyant cette belle lune, se mirent à chanter, soit qu’ils crussent à l’aurore, soit qu’ils voulussent faire leur partie dans cette fête de nuit que le printemps et la nature donnaient aux deux jeunes gens. Après avoir franchi la rue Saint-Jacques et la rue du Val-de-Grâce, ils arrivèrent rue d’Enfer, en face de cette grande porte de bois à claire-voie qui sert d’entrée à l’ancien jardin des carmélites.
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Ils sonnèrent. Il était de bien bonne heure ou bien tard pour sonner ; aussi le jardinier hésita-t-il un instant. Mais, au second appel de la clochette, on vit l’homme et la lanterne se mouvoir ; tous deux s’approchèrent ; la lanterne s’éleva à la hauteur du visage des deux visiteurs, et le jardinier reconnut le jeune homme, qu’il voyait tous les jours à sa fenêtre, et dont il écoutait parfois, étendu au milieu de ses rosiers, la voix vibrante, accompagnée des sons du piano. Le jardinier ouvrit la porte, et introduisit cet autre Adam et cette nouvelle Ève dans son paradis. C’était, comme nous l’avons dit, une immense pépinière où l’on ne cultivait que des roses. Rien ne peut exprimer la sensation de douceur charmante et de frais enivrement qui saisit les jeunes gens lorsqu’ils pénétrèrent dans ce harem de roses dont le sultan, une lanterne à la main, disait les noms harmonieux, qui retentissaient à leurs oreilles comme des notes échappées aux 613
chansons des oiseaux. On eût dit la mélodie du bulbul, ce rossignol d’Orient qui a le secret des fleurs, et qui, pareil aux roseaux du roi Midas, divulgue ce secret à la brise de l’est. En marchant ainsi appuyés au bras l’un de l’autre, et écoutant la nomenclature des roses, ils arrivèrent devant le tombeau ou la chapelle de sœur Louise de la Miséricorde. Carmélite hésitait à entrer : sur l’invitation de Colomban, elle se décida. Mais presque aussitôt elle sortit avec une sorte d’effroi, en voyant, accotés ou suspendus aux parois de la muraille – au lieu des emblèmes religieux qu’elle s’attendait à trouver là –, des pelles, des bêches, des râteaux, des arrosoirs, des brouettes et tous les instruments de jardinage dont le pépiniériste se servait. La jeune fille alors fit curieusement le tour du petit tombeau. Des rosiers de six ou huit pieds de hauteur l’entouraient uniformément. 614
– Quels sont ces magnifiques rosiers ? demanda Carmélite. – Ce sont des rosiers d’Alexandrie à fleurs blanches, répondit le jardinier ; ils viennent du midi de l’Europe ou des côtes de la Barbarie ; c’est avec leurs fleurs que l’on fait l’essence de roses. – Voulez-vous m’en vendre un ? demanda la jeune fille. – Lequel ? dit le jardinier. – Celui-ci. Et Carmélite montra celui qui adhérait le plus intimement au tombeau. Le jardinier entra dans la chapelle, et y prit une bêche. Un rossignol chantait à vingt pas de là sa plus amoureuse chanson. La lune n’était plus la lune : c’était la Phébé des Grecs, regardant amoureusement sur la terre si elle ne reverrait pas l’ombre d’Endymion. La brise de la nuit, si douce, qu’elle semble un 615
baiser donné par la bouche de la nature, passait dans les cheveux des jeunes gens. C’était vraiment une scène pleine de couleur et de poésie, que cette grande jeune fille en habits de deuil, ce blond jeune homme vêtu de noir, et ce jardinier qui creusait la terre à cette heure de nuit, par cette brise fraîche, à la clarté de la lune, au chant du rossignol. Aussi chacune de leurs haleines semblait-elle dire : « Oh ! la bonne chose que la vie ! Merci, Seigneur, de nous l’avoir donnée en même temps ! » Hélas ! Le premier coup de bêche donné par le jardinier retentit douloureusement dans le cœur des jeunes gens ; il leur semblait que remuer cette terre dans laquelle reposait le corps de la sainte maîtresse de ce royal égoïste que l’on appelait Louis XIV, c’était commettre quelque chose comme un sacrilège. Ils sortirent de la pépinière, emportant leur rosier, mais avec une crainte pareille à celle des enfants qui ont cueilli une fleur dans un cimetière. 616
Une fois hors du jardin, ils oublièrent ces pensées funèbres, et, en jetant un dernier regard sur la pépinière, qui n’envoyait plus qu’une espèce de nuage de parfums, en regardant les étoiles, en absorbant, pour ainsi dire, toutes les émanations de la vie qui s’élevaient autour d’eux, ils remercièrent la Providence de tous les bienfaits dont elle les avait comblés pendant cette ineffable nuit de printemps !
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XL Colomban. Le cœur du jeune Breton que nous avons appelé Colomban était un pur diamant à quatre facettes : la bonté, la douceur, l’innocence et la loyauté. Quelques esprits forts du collège – cinq ou six de ces roués de dix-huit ans qui, à vingt ans, deviennent des lions chauves – l’avaient surnommé Colomban le Niais, en souvenir de certaines bonnes actions dont il avait été la dupe. Sa force herculéenne lui eût bien permis de faire taire ces méchantes langues ; mais il avait, pour tous ces jappeurs, le même mépris qu’ont les chiens de Terre-Neuve et les molosses du Saint-Bernard pour un chien turc ou un king’scharles.
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Un jour, cependant, l’un des plus chétifs et des plus hargneux, jeune Créole de la Louisiane arrivé récemment au collège, voyant la patience inébranlable de Colomban, qui écoutait sans sourciller les épithètes injurieuses dont il l’accablait depuis quelques instants, imagina de venir, monté sur le dos d’un grand, tirer par derrière les boucles blondes de sa chevelure. Si c’eût été un jeu, Colomban n’eût rien dit. Ce fut une douleur. C’était pendant la récréation du soir ; on se promenait dans la cour de la gymnastique. En se sentant tiré aussi cruellement par les cheveux, aux éclats de rire de toute la récréation, en ressentant une vive douleur, Colomban se retourna, et, sans donner le moindre signe d’émotion ou de colère, il empoigna le Créole par le collet de son habit, l’arracha des épaules du grand, et le porta sous le trapèze d’où pendait une corde à nœuds. Arrivé là, il lui attacha la corde autour du corps, et, après avoir exécuté très froidement 619
cette opération, il le lança, la tête et les pieds ballants, dans l’espace, où il se balança avec une vélocité prodigieuse. Les autres collégiens, qui ne riaient plus, protestèrent, mais ils protestèrent inutilement. Le grand des épaules duquel Camille Rozan – c’était ainsi que l’on nommait le Créole –, le grand des épaules duquel, disons-nous, Camille Rozan avait été arraché, s’approcha, et somma Colomban de délivrer son camarade. Mais Colomban se contenta de tirer sa montre, d’y regarder l’heure, et de dire en la remettant dans son gousset : – Il en a encore pour cinq minutes ! Il y avait déjà cinq minutes que le supplice durait. Le grand, qui avait la tête de plus que Colomban, sauta sur le Breton ; mais celui-ci prit son adversaire à bras-le-corps, l’enleva de terre, le serra à l’étouffer, comme on lui avait dit, dans son cours de mythologie, qu’Hercule avait fait pour Antée, et, finalement, le coucha sur le sol, 620
aux applaudissements de tous les écoliers, qui apprennent, dès le collège, à se ranger toujours du côté du plus fort. Colomban avait appuyé son genou sur la poitrine du grand ; celui-ci, ne pouvant plus respirer, demanda grâce ; mais l’entêté Breton tira de nouveau sa montre, et dit simplement : – Encore deux minutes ! Ce fut un hourra de triomphe par toute la cour. Pendant cette jubilation, le mouvement imprimé au corps de Camille de Rozan diminuait, mais néanmoins continuait toujours. Les cinq minutes écoulées, Colomban, aussi religieux observateur de sa parole que son compatriote Duguesclin, rendit la respiration au grand, lequel n’eut garde de demander sa revanche, et détacha l’Américain hargneux, qui, de rage, s’en alla à l’infirmerie, où il resta un mois au lit avec transport au cerveau. Les rires, comme on le comprend bien, accompagnèrent la retraite du Créole ; chacun s’empressa de féliciter Colomban ; mais 621
Colomban ne fit pas semblant d’entendre ces éloges, et, reprenant tranquillement sa promenade, il tourna le dos à ses condisciples après leur avoir donné ce fraternel avertissement : – Vous voyez ce que je sais faire ! Eh bien, la première fois que l’un de vous m’embêtera, il lui en arrivera autant. Pendant un mois, on eut les plus vives craintes pour le petit Camille Rozan. Mais celui dont l’inquiétude alla jusqu’au désespoir, ce fut le bon Colomban, qui, oubliant que la provocation l’avait mis dans le cas de légitime défense, se regardait comme la seule et unique cause de cette fièvre. Son désespoir se changea tout naturellement en profonde amitié lors de la convalescence du jeune homme : il éprouva bientôt pour le petit Camille cette vive tendresse que les forts éprouvent pour les faibles, les vainqueurs pour les vaincus ; cette tendresse qui a sa source dans la plus tendre de toutes les vertus – dans la pitié. Peu à peu cette tendresse accidentelle devint 622
une affection véritable, une amitié protectrice, comme celle d’un frère aîné pour un frère plus jeune. Camille Rozan, de son côté, parut s’attacher sincèrement à Colomban ; seulement, son affection, à lui, participait à la fois de la crainte et de la sympathie : sa faiblesse s’accommodait de se sentir protégée ; mais, en même temps, son orgueil révolté mettait une barrière infranchissable, quoique invisible, entre lui et son protecteur. Débile et taquin, il se trouvait chaque jour en passe de recevoir de ses camarades des leçons semblables à celle que lui avait donnée Colomban ; mais celui-ci n’avait qu’à faire un pas, et à demander de sa voix calme : « Hein ! qu’y a-t-il ? » et la menace rebroussait chemin. Comme le chêne, il lui suffisait d’étendre ses rameaux épais pour protéger le roseau contre l’orage1. En grandissant, Camille sembla avoir refoulé 1
La Fontaine, Fables, livre I, XXII, Le Chêne et le roseau. 623
son orgueil et n’avoir conservé pour Colomban qu’une amitié sincère ; il la lui manifestait sous mille formes agréables ; confinés tous deux dans des dortoirs et dans des quartiers d’étude séparés, ils ne pouvaient se voir et se parler qu’aux heures de récréation ; mais le besoin d’épanchement était si vif chez le Créole, que, dès qu’il était loin de son ami, il ne pouvait s’empêcher de lui écrire ; une fois le commerce de lettres ouvert, il s’établit entre eux une correspondance active et suivie, presque aussi tendre que celle qui se fût établie entre deux amants. Les jeunes amitiés qui se révèlent pour la première fois ont, en effet, toute l’effervescence d’un premier amour ; le cœur, comme une personne qui a jusque-là vécu solitaire, n’attend que l’heure de la liberté pour faire fleurir au soleil le trésor de ses pensées intimes ; il sort alors de deux jeunes cœurs dans la même situation un concert de causeries assez semblable au babillage des oiseaux pendant les premiers jours du printemps. Celui qui est entré de plainpied dans la vie, et qui n’a pas connu les enchantements de cette jeune et chaste déesse 624
qu’on appelle l’Amitié, celui-là est à plaindre ! car ni l’amour passionné de la femme ni l’affection égoïste de l’homme ne lui révéleront les pures joies que donnent les confidences mystérieuses échangées entre deux cœurs de seize ans. À partir de ce moment, les deux jeunes gens furent donc étroitement liés ; et, Camille étant passé, l’année suivante, dans le même quartier que Colomban, ils devinrent copains, selon l’expression technique du collège – c’est-à-dire qu’ils mirent en commun tout ce qu’ils possédaient l’un et l’autre, depuis les plumes et le papier jusqu’au linge et à l’argent. Si la famille de l’Américain envoyait des confitures de goyaves et des conserves d’ananas, Camille en fourrait la moitié dans la baraque de Colomban ; si le comte de Penhoël envoyait quelques salaisons des côtes de Bretagne, Colomban en déposait la moitié dans le pupitre de Camille Rozan. Cette amitié, que chaque jour rendait plus tendre, fut tout à coup brisée par le départ de 625
Camille, que ses parents rappelèrent à la Louisiane au moment où il allait finir sa philosophie. On se sépara en s’embrassant tendrement et en se promettant de s’écrire une fois au moins par quinzaine. Les trois premiers mois, Camille tint la parole donnée ; puis ses lettres n’arrivèrent plus que de mois en mois ; puis enfin, que de trois en trois mois. Quant au fidèle Breton, il exécutait religieusement sa promesse, et jamais une quinzaine ne s’était passée sans qu’il écrivît à son ami. Le lendemain de la nuit de printemps que nous avons essayé de décrire dans le chapitre précédent, à dix heures du matin, la vieille concierge monta au jeune homme une lettre dont il reconnut aussitôt le timbre bien-aimé. La lettre était de Camille. Il revenait en France ! Sa lettre ne le précédait que de quelques jours. Camille demandait à Colomban de 626
recommencer dans le monde la même vie commune qu’ils avaient menée au collège. « Tu as trois chambres et une cuisine, écrivaitil : à moi la moitié de ta cuisine ! à moi la moitié de tes trois chambres ! » – Parbleu ! je crois bien ! répondit tout haut le Breton, vivement ému du retour inattendu et inespéré du jeune homme. Puis il pensa tout à coup que, si son cher Camille arrivait, il fallait un lit, une toilette, une table et surtout un canapé où l’indolent Créole pût s’étendre pour fumer ces beaux cigares qu’il rapportait sans doute du golfe du Mexique ; et il s’élança hors de son appartement, avec les deux ou trois cents francs d’économies qu’il possédait, pour se procurer toutes ces choses de première nécessité. Dans l’escalier, il rencontra Carmélite. – Oh ! mon Dieu ! comme vous avez l’air heureux, ce matin, monsieur Colomban ! dit Carmélite en voyant rayonner la joie sur la figure de son voisin. 627
– Oui, mademoiselle, je suis heureux, bien heureux ! répondit Colomban : il m’arrive un ami de l’Amérique, du Mexique, de la Louisiane ! un ami de collège, le plus cher de tous mes amis ! – Tant mieux ! dit la jeune fille. Et quand cela arrive-t-il ? – Je ne puis vous donner la date précise ; mais je voudrais déjà qu’il fût ici ! Carmélite sourit. – Oh ! je voudrais qu’il fût déjà ici, je vous le répète ; car, j’en suis sûr, il vous ferait plaisir à voir et plaisir à entendre : c’est la beauté et la gaieté vivantes ; je n’ai jamais vu, même dans les rêves des peintres, un visage plus beau... un peu efféminé peut-être, voilà tout – ajouta-t-il, non pour amoindrir la beauté de l’ami dont il venait de faire le portrait avec tant de franchise, mais uniquement pour rester dans les limites de la vérité –, un peu efféminé ; mais cet air même sied admirablement à toute sa personne ! Les princes des contes de fées n’ont pas une plus gracieuse tête ; les bacheliers de Salamanque, une allure plus cavalière, et nos étudiants de Paris, une plus 628
insouciante légèreté ! En outre... ah ! tenez, voilà pour vous qui aimez la musique : en outre, il a une ravissante voix de ténor, et il s’en sert merveilleusement ! Oh ! vous entendrez les vieux duos que nous chantions au collège... Et, à propos de musique, j’ai pensé, cette nuit, en vous quittant, à vous faire une proposition : vous m’avez dit qu’à Saint-Denis vous aviez étudié la musique ? – Oui, je solfiais passablement, et j’avais, disait-on, une belle voix de contralto. Ce que j’ai regretté en quittant Saint-Denis, c’est, d’abord, trois bonnes amies à moi, que me rappelle votre amitié pour Camille Rozan ; puis ce sont mes études musicales, que je n’ai pu continuer ; il me semble qu’avec du travail, j’aurais pu arriver à être d’une certaine force. – Eh bien, si vous voulez, reprit Colomban, je ne dis pas que je vous donnerai des leçons, je ne suis pas assez fat pour cela ; mais je vous ferai étudier : sans être de très grande force moimême, j’ai reçu au collège d’excellents principes d’un vieux maître allemand, nommé M. Müller : 629
j’ai beaucoup étudié depuis, et je mets à votre disposition le résultat de mes connaissances. Colomban s’arrêta avec effroi : il n’en avait jamais tant dit ; mais le fait, extraordinaire dans sa vie paisible, de l’arrivée de son ami Camille, l’avait mis en quelque sorte hors de lui ; il était transporté, rayonnant, enivré, et c’est ce qui lui avait donné cette hardiesse et cette prolixité. Carmélite accepta avec une grande reconnaissance ; l’offre d’une fortune ne lui eût pas été plus agréable que cette proposition de son jeune voisin, et elle allait le remercier, quand elle aperçut, montant les premières marches de l’escalier, le moine dominicain qui avait passé la veillée funèbre près de sa mère, et qu’elle avait vu plusieurs fois déjà, depuis ce jour néfaste, venir chez son ami. Elle rentra chez elle en rougissant. Colomban, de son côté, parut tout embarrassé. Le moine regarda Colomban avec un œil étonné et plein de reproches. Ce regard voulait dire : « Je croyais savoir tous vos secrets, puisque 630
je vous ai donné toute mon amitié ; cependant, voici un secret assez important dont vous ne m’avez pas fait la confidence ! » Colomban rougit comme la jeune fille, et, remettant à plus tard l’achat des meubles, il fit entrer chez lui le jeune moine. Au bout de cinq minutes, Dominique voyait plus profondément dans le cœur de son ami que celui-ci n’y voyait lui-même. Au reste, Colomban lui avait tout raconté ; tout, jusqu’à cette dernière nuit aux détails charmants dont son cœur était encore tout enivré. En blâmant Colomban de cet amour honnête et chaste, le jeune moine eût été en contradiction avec ses théories sur l’amour universel ; car il appelait l’amour des sens pour les autres, sous quelque forme qu’il se révélât, le nœud de la vie, comparant ainsi la vie à un arbre, l’amour au nœud d’où naît la feuille, et l’humanité aux fruits qui le couronnent. Frère Dominique ne vit donc dans cette naissante passion, inconnue jusque-là au jeune 631
homme, qu’une fièvre vivifiante dont les symptômes étaient plus rassurants que terribles. D’un autre côté, il pardonnait à Colomban de ne lui avoir point parlé de son amour, puisque Colomban ignorait lui-même l’état de son cœur. Au moment où il sut qu’il aimait, le jeune Breton en fut presque effrayé. Le moine sourit, et, lui prenant la main : – Vous avez besoin de cet amour, mon ami, dit-il : autrement, votre jeunesse se consumerait dans une indolence apathique. Une passion noble, comme celle que doit concevoir votre cœur loyal, ne peut que vous donner des forces et vous régénérer. Voyez ces jardins, ajouta le moine en désignant la pépinière : hier, à cette heure, la terre était desséchée ; les plantes semblaient appauvries, la végétation en suspens ; eh bien ! l’orage a éclaté, et les embroisies sont sortis de la terre, les racines sont devenues des tiges, les bourgeons sont devenus des feuilles, les boutons sont devenus des fleurs ! Aime donc, jeune homme ! Fleuris et fructifie, jeune arbre ! jamais fleurs éclatantes, jamais fruits mûrs n’auront 632
germé sur un tronc plus vert et plus vigoureux ! – Ainsi, dit Colomban, loin de me blâmer, vous m’engagez à écouter les conseils de mon cœur ? – Je vous loue d’aimer, Colomban ! je vous blâmais de me cacher votre amour, parce que, d’habitude, l’amour que l’on cache est un amour coupable. Je ne connais rien de plus beau chez un homme libre que de dépendre de son cœur ; car autant la passion, dans une âme basse, peut avilir et dégrader l’homme, autant, dans un noble cœur, elle élève et sanctifie l’humanité. Tournez les yeux vers tous les points de la terre, et vous verrez, mon ami, que ce sont les forces vivaces de la passion, bien plus que les combinaisons du génie, qui ont fait mouvoir les ressorts des empires, et ébranlé ou raffermi le monde ; si vaste que soit la raison, elle est timide, inquiète, endormie et prête à suspendre sa marche devant les premiers obstacles du chemin : le cœur, au contraire, agité sans cesse, est prompt dans ses desseins, ferme dans ses décisions, et nulle digue ne saurait s’opposer à l’impétuosité de son cours. 633
La raison, c’est le repos ; le cœur, c’est la vie ; or, le repos, à votre âge, Colomban, c’est une oisiveté dangereuse, et, plutôt que de consumer mes forces dans l’oisiveté, plutôt que de ne pas occuper cette activité précieuse qui bouillonne en moi, j’ébranlerais, comme Samson, les colonnes du temple, dussé-je être écrasé sous ses ruines1 ? – Et cependant, vous, mon frère, vous ne pouvez pas aimer, dit Colomban. Le jeune moine sourit avec tristesse. – Non, dit-il, je ne puis pas aimer de votre amour terrestre et charnel, car Dieu m’a pris pour lui, mais, en m’enlevant aux amours individuels, il m’a donné un amour bien autrement puissant : l’amour de tous ! Vous aimez une femme avec ardeur, mon ami ; moi, j’aime l’humanité avec passion ! Pour que vous soyez amoureux, il faut que l’objet de votre amour soit jeune, riche et vous paie de retour ; moi, j’aime, au contraire, par-dessus tout les pauvres, les infirmes, les souffrants, et, si je n’ai pas la force d’aimer ceux 1
Juges, 16, 22-31. 634
qui me haïssent, au moins je les plains... Oh ! vous vous trompez, Colomban, en me disant qu’il m’est défendu d’aimer ; le Dieu auquel je me suis donné est, au contraire, la source de tout amour, et il y a des moments où, comme sainte Thérèse, je suis prêt à pleurer sur Satan parce qu’il est la seule créature à laquelle il ne soit pas permis d’aimer ! La conversation continua longtemps sur ce terrain fertile où venait de l’amener frère Dominique ; on passa en revue toutes les conquêtes que l’homme devait aux nobles passions du cœur ; et Colomban, pensif, commença de soupçonner que le moine venait seulement à cette heure de soulever à ses yeux un pan du voile de la vie : sous cette parole fécondante comme les larges gouttes d’une pluie d’été, il se sentit meilleur et plus digne d’être aimé. L’idée que la jeune fille ne partageait peut-être point son amour ne se présenta même pas à son esprit ; sous ce souffle de vérité, il sentit ses poumons plus à l’aise, et, dépouillant le Breton 635
sérieux et songeur, il apparut au moine comme un jeune homme enthousiaste et passionné ; on l’eût pris pour un poète ou pour un peintre : pour un poète, tant ses expressions empruntaient d’images à la grande poésie universelle ; pour un peintre, tant il peignait plutôt qu’il ne racontait sa passion avec les chaudes couleurs qu’il puisait à son cœur enflammé. Et sans doute eussent-ils passé la journée ensemble à presser les mamelles de cette féconde Isis qu’on appelle l’Amour, si le nom de Colomban, deux fois répété par une voix fraîche, n’eût retenti dans l’escalier. – Oh ! s’écria Colomban, c’est la voix de Camille ! Le pieux Breton n’avait pas entendu cette voix depuis trois ans, et, cependant, il l’avait reconnue. – Colomban ! Colomban ! répétait la voix joyeuse. Jamais aveugle, le prenant pour un ami, ne pressa le Malheur d’une plus fraternelle étreinte ! 636
XLI Camille. À la vue de Camille, qu’il ne connaissait point, frère Dominique se retira discrètement, malgré les vives instances de Colomban pour le faire rester. Camille le suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui. – Oh ! oh ! dit-il avec une gravité comique, un Romain se tiendrait pour averti. – Comment cela ? – As-tu oublié le proverbe antique : « Lors que tu heurteras une pierre en sortant de chez toi, ou que tu verras un corbeau à gauche, rentre dans ta maison ! » Un nuage de tristesse passa rapide et presque douloureux sur le visage de Colomban, si ouvert, 637
si franc, si gai. – Tu es donc toujours le même, mon pauvre Camille, dit-il, et ton premier mot est donc un désenchantement pour l’ami qui t’attend depuis trois ans ? – Et pourquoi cela ? – Parce que ce corbeau, comme tu l’appelles... – Tu as raison, je devrais l’appeler une pie : il est moitié blanc, moitié noir. Un second coup sembla frapper Colomban au cœur. – Parce que ce corbeau ou cette pie, comme tu dis, est un des hommes les meilleurs, une des intelligences les plus hautes, un des cœurs les plus droits que je connaisse. Quand tu le connaîtras toi-même, tu seras fâché de l’avoir confondu un instant avec ces prêtres qui combattent contre Dieu, au lieu de combattre pour lui, et tu regretteras l’appellation enfantine dont tu l’as salué. – Oh ! oh ! toujours grave et sentencieux comme un missionnaire, mon cher Colomban ! 638
dit en riant Camille. Eh bien, soit ! j’ai tort ; tu sais que c’est mon habitude ; je te demande pardon d’avoir calomnié ton ami – car ce beau moine est ton ami, n’est-ce pas ? ajouta l’Américain d’un ton moins cavalier. – Et un ami sincère, oui, Camille, dit gravement le Breton. – Je regrette mon sobriquet ou mon épithète, comme tu voudras ; mais, tu comprends, t’ayant quitté au collège assez peu dévot, j’ai pu paraître un peu étonné de te trouver en conférence avec un moine. – Ton étonnement cessera quand tu connaîtras frère Dominique. Mais, dit Colomban en changeant de ton et de visage, et en rendant à sa voix sa douceur caressante, et à sa physionomie son aspect amical, ce n’est point de frère Dominique qu’il s’agit, c’est de frère Camille ; l’un est mon frère selon Dieu, l’autre mon frère selon les hommes. Te voilà donc ! c’est donc toi ! Embrasse-moi encore ! Je ne peux pas te dire la joie que m’a donnée ta lettre, et celle que me donne et surtout me donnera ta présence ; car 639
nous allons vivre en commun, n’est-ce pas, comme au collège ? – Bien plus qu’au collège ! dit Camille presque aussi joyeux que son ami. Au collège, notre vie en commun était entravée de tous les côtés ; ici, au contraire, nous n’avons ni camarades rageurs, ni pions moroses à redouter, et nous pourrons passer nos journées à courir, à faire de la musique, à aller au spectacle, et nos nuits à causer ; ce qui nous était fort sévèrement interdit au collège. – Oui, reprit Colomban, je me souviens des causeries du dortoir ; bonnes et chères causeries ! – Celles surtout des nuits du dimanche au lundi, n’est-ce pas ? – Oui, dit Colomban avec un sourire de réminiscence moitié triste, moitié gai ; oui, celles des nuits du dimanche au lundi surtout. Je sortais peu : je n’avais point de parents à Paris ; je restais confiné dans la cour du collège la journée entière avec mes pensées – je me vante –, avec mes rêves ! Et toi, ce jour-là, coureur, tu t’éveillais dès le matin comme l’alouette, et tu t’envolais en 640
chantant gaiement comme elle, et Dieu sait sur quels nids charmants tu allais t’abattre ! Je te voyais toujours partir sans envie, mais avec regret ; et, cependant, tu me revenais le soir chargé du butin de ta journée, et tu le partageais avec moi, et nous en avions pour la nuit entière, toi à faire, moi à écouter le récit de tes joies frivoles. – Nous recommencerons cette vie-là, Colomban, et sois tranquille, sage que tu es ! fou que je suis, je passerai encore plus d’une nuit à te raconter les aventures de la journée ; car j’ai vécu là-bas comme un véritable Robinson, et j’espère bien reprendre où je l’ai quittée ma vie de Paris. – Les années ne t’ont pas changé, dit affectueusement mais soucieusement le grave Breton. – Non ! et surtout elles m’ont laissé mon bon appétit. Dis-moi, où mange-t-on ici, quand on a faim ? – On eût mangé dans la salle à manger, si j’eusse été prévenu.
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– Tu n’as donc pas reçu ma lettre ? – Si fait, il y a une heure seulement. – Oh ! c’est vrai, dit Camille ; en effet, elle est partie par le même paquebot que moi ; elle est arrivée au Havre par le même paquebot que moi, et elle n’a sur moi que l’avance de la poste sur la diligence. Raison de plus pour te demander : « Où mange-t-on ici ? » – Mon cher, dit Colomban, je ne suis pas fâché que tu te sois comparé à Robinson Crusoé ; cela me prouve que tu es habitué aux privations. – Tu me fais frémir, Colomban ! pas de plaisanteries de ce genre-là ; je ne suis pas un héros de roman, moi : je mange ! Une troisième fois, où mange-t-on ici ? – Ici, mon ami, on prend des arrangements avec sa portière, ou avec une bonne femme du voisinage qui vous nourrit à forfait. – Oui, mais dans les cas extraordinaires ?... – On a Flicoteaux. – Oh ! ce brave Flicoteaux, place de la Sorbonne ! il existe donc toujours, Flicoteaux ? il 642
n’a donc pas encore mangé tous les biftecks ? Et Camille se mit à crier : – Flicoteaux ! un bifteck, avec immensément de pommes de terre ! Puis il prit son chapeau. – Où vas-tu ? demanda Colomban. – Je ne vais pas, je cours ! je cours chez Flicoteaux. Cours-tu avec moi ? – Non. – Comment, non ? – Ne faut-il pas que je t’achète un lit pour dormir, une table pour travailler, un canapé pour fumer ? – Ah ! à propos de fumer, j’en ai, de fameux cigares de la Havane !... C’est-à-dire j’en ai, si la douane veut bien me les rendre. En voilà, des gens qui doivent fumer de jolis puros1, messieurs les douaniers ! – Je plains ton malheur, mais en chrétien et 1
Cigarro puro : cigare. 643
non en égoïste : je ne fume pas. – Tu es plein de vices, mon cher ami, et je ne sais pas où tu trouveras une femme qui t’aime. Colomban rougit. – Elle est trouvée ? dit Camille. Bon ! Puis, lui tendant la main : – Cher ami, mon compliment bien sincère ! Ce n’est donc pas comme la nourriture ? on en trouve donc dans le quartier ? Colomban, aussitôt que j’ai déjeuné, tu peux être sûr que je me mets en quête. À propos, je suis fâché de ne pas t’avoir rapporté une négresse... Oh ! n’en fait pas fi : il y en a de superbes ! mais les douaniers me l’auraient prise ; fabrique étrangère, confisquée ! Viens-tu ? – Mais non, je te dis. – Ah ! c’est vrai, tu avais dit non. Pourquoi avais-tu dit non ? – Tête vide ! – Vide ? Tu n’es pas de l’avis de mon père : mon père prétend que j’ai une crevette dans le 644
cerveau. Pourquoi avais-tu dit non ? – Parce qu’il faut meubler ton appartement. – C’est juste. Cours meubler mon appartement ; je cours meubler mon estomac. Tous les deux ici, dans une heure. – Oui. – Veux-tu de l’argent ? – Merci, j’en ai. – Soit ; quand tu n’en auras plus, tu en prendras. – Où cela ? dit Colomban en riant. – Dans ma bourse, s’il y en a encore, mon cher. Je suis richissime : Rothschild n’est pas mon oncle, Lafitte n’est pas mon parrain ! J’ai six mille livres par an, cinq cents livres par mois, seize francs treize sous et un centime et demi par jour. Veux-tu acheter les Tuileries, Saint-Cloud ou Rambouillet ? J’ai trois mois d’avance dans cette bourse-là. Et Camille tira de sa poche une bourse à travers les mailles de laquelle on pouvait voir 645
scintiller l’or. – Nous causerons de cela plus tard, dit Colomban. – Rendez-vous ici, dans une heure ! – Dans une heure, c’est dit. – Alors, Va mourir pour ton prince, et moi pour mon / pays ! dit Camille. Et il s’élança par les degrés, non pas dans l’intention d’aller mourir pour son prince, comme le disait poétiquement le vers de Casimir Delavigne, mais pour aller déjeuner chez Flicoteaux. Colomban descendit d’un pas plus calme et plus en harmonie avec son caractère. Ainsi, vous le voyez, chers lecteurs, la légèreté moqueuse avec laquelle Camille traitait les sujets les plus importants s’était manifestée dès son entrée chez Colomban, par la première parole qu’il avait prononcée à propos de frère Dominique. 646
On accuse les Français d’être insouciants, légers, moqueurs. Ici, c’était le Français qui avait toute la gravité britannique, et l’Américain qui avait toute la légèreté française. N’eût été son âge, sa figure, sa distinction, son costume élégant, on eût pris Camille pour un gamin de Paris ; il en avait l’esprit, la vivacité, le franc rire et l’élocution. On avait beau le pousser dans un coin de la chambre, l’emprisonner dans l’embrasure d’une fenêtre, le murer entre deux portes, et, là, essayer de lui parler raison, tenter de faire entrer dans sa cervelle une idée sérieuse, la première mouche l’entraînait avec elle, et il n’était pas plus à la conversation que le passant de la rue. Au reste, il offrait cet avantage, qu’on n’avait pas besoin de causer longtemps avec lui pour connaître son caractère : au bout de cinq minutes de conversation, à moins d’avoir un crible dans l’esprit, comme, au dire du père Rozan, son fils avait une crevette dans le cerveau, on le possédait à fond. 647
Sa figure, sa parole, sa démarche, toute sa personne le révélait. C’était, d’ailleurs, un charmant cavalier, ainsi que l’avait annoncé Colomban à Carmélite. Il avait d’abord une ravissante tête, sur un corps svelte et mince, sans être maigre ni grand, d’une complexion délicate en apparence, parce qu’il était souple et gracieux. Ses yeux étaient longs, vifs, d’un noir tirant sur le marron, de vrais yeux de Créole, veloutés, avec des cils longs de six lignes. Sa chevelure, du plus beau noir, entourait, comme un cadre d’ébène à reflets bleuâtres, sa figure fine et légèrement bistrée. Le nez était droit, bien proportionné, attaché au front comme le nez d’une statue grecque. La bouche était petite, belle, fraîche, avec des lèvres un peu courbées en dehors, lèvres dont le baiser est toujours prêt à s’échapper. Enfin, dans tout son extérieur, dans son port, dans ses manières, dans sa mise même, quoique ce charmant oiseau des tropiques, quoique ce 648
magnifique papillon de l’équateur portât peut-être des cravates trop voyantes, des gilets trop diaprés, tout, jusqu’à la mise même, avait un tel air de distinction, que les plus vieilles marquises l’eussent pris pour un gentilhomme de vieille souche. Sa beauté capricieuse, coquette, enluminée, faisait un singulier contraste avec la beauté grave, sévère, je dirai presque granitique de Colomban. L’un avait la force et la beauté de l’Hercule antique, l’autre avait la mollesse, la grâce juvénile, la morbidezza de Castor, de l’Antinoüs et même de l’Hermaphrodite. Quiconque les eût vus tous deux se tenant embrassés n’eût pas compris par quelles secrètes sympathies, par quelles mystérieuses affinités, cet homme fort et ce faible jouvenceau se trouvaient attirés dans les bras l’un de l’autre ; ce n’étaient pas deux frères – car la nature a horreur des dissemblances – c’étaient donc deux amis. Mais par quels liens inconnus leurs deux cœurs se rattachaient-ils l’un à l’autre ?
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Nous l’avons dit dans le chapitre précédent, la protection dont Colomban avait peu à peu couvert le jeune homme était devenue insensiblement une amitié profonde ; au lieu de les éparpiller sur les uns et sur les autres, Colomban avait enfoui dans son cœur les richesses d’affection qu’il avait amassées au collège pour Camille Rozan. Il le reçut donc, on l’a vu, comme un frère reçoit son frère bien-aimé ; et ce qui prouve la puissance de son amitié, c’est qu’il oublia, pendant toute la journée, l’affection nouvelle que frère Dominique venait de lui révéler. Il fit, du petit salon où il recevait les rares camarades de collège qui venaient lui faire visite, la chambre à coucher de Camille. Comme Colomban couchait dans l’alcôve de la pièce voisine, ils n’étaient séparés que par une cloison, cloison si mince, que, d’une chambre, on entendait tout ce qui se disait ou se faisait dans l’autre. Colomban avait d’abord visité les tapissiers du quartier Saint-Jacques ; mais là, comme on sait, il 650
n’avait trouvé que des meubles de noyer, et Colomban, qui couchait dans une couchette peinte, avait compris que son aristocrate ami n’accepterait que des meubles d’acajou. Il avait donc petit à petit descendu la rue Saint-Jacques, traversé les deux bras de la Seine, et était arrivé à la rue de Cléry. Là, il avait trouvé ce qu’il lui fallait : lit d’acajou, bureau d’acajou, canapé et six chaises idem. Il en avait eu pour cinq cents francs. Comme c’était juste le double de la somme qu’il possédait, il avait été obligé d’emprunter la différence. Quant à la literie, il avait pris les deux matelas, le traversin et la couverture de son lit, se réservant le sommier, le drap, l’oreiller et son manteau d’hiver. Colomban revint tout désespéré d’être rentré deux heures plus tard qu’il n’avait dit. Depuis deux heures, Camille devait l’attendre. Camille, par bonheur, n’était pas rentré. 651
– Oh ! tant mieux ! se dit Colomban. Cher Camille, il trouvera sa chambre prête ! Colomban attendit Camille toute la journée. Camille ne rentra qu’à onze heures du soir. Colomban, tout radieux, l’introduisit dans sa chambre, souriant d’avance à ce qu’allait dire son cher Camille. – Ouf ! dit celui-ci en éclatant de rire, des meubles d’acajou ? Mon cher, il n’y a que les nègres qui aient, chez nous, de ces meubles-là ! Colomban, une troisième fois, se sentit frappé au cœur. – Mais, n’importe, cher Colomban, reprit Camille, tu as fait pour le mieux. Embrasse-moi et reçois tous mes remerciements. Et il embrassa Colomban sans se douter ni du mal que lui avait fait l’apostrophe, ni du bien qu’allait lui faire le baiser.
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XLII Histoire de la princesse de Vanves1. Les premières journées s’écoulèrent à rappeler le passé, et à raconter les différentes aventures dont Camille avait été la victime ou le héros. Toutes les joies de cette abondante nature, égoïste au milieu de son abondance, venaient de la satisfaction, comme toutes ses tristesses venaient de l’absence d’un plaisir. Il avait beaucoup voyagé : il avait vu la Grèce, l’Italie, l’Orient, l’Amérique ; sa conversation devait donc être pleine d’intérêt pour l’esprit curieux et désireux de tout connaître de Colomban. 1
L’édition Michel Lévy adopte Vanvres, graphie usitée jusqu’au milieu du XIXe siècle, concurremment avec Vanves, graphie moderne que Dumas utilise dans Le Mousquetaire. 653
Mais Camille n’avait voyagé ni en savant, ni en artiste, ni même en commis voyageur. Il avait voyagé en oiseau, et chaque vent nouveau avait enlevé de ses ailes jusqu’à la poussière du pays qu’il quittait. Cependant, une chose l’avait frappé pendant ses voyages. Cette chose qui l’avait frappé, ce n’étaient ni les monuments, ni les sites, ni les mœurs, ni les hommes, ni les beautés de l’art, ni celles de la nature ; non ! ce qui l’avait frappé, ému, ébloui, c’étaient les multiples beautés de la femme dans les divers climats. Camille était homme de sensations plutôt que d’impressions ; ses félicités se répandaient par tout son corps, mais elles ne franchissaient pas l’épiderme ; il prenait la joie, le bonheur, la volupté, l’amour, comme on prend un bain : il y restait plus ou moins longtemps plongé, selon que le bain lui était plus ou moins agréable. Il en résultait que Camille eût donné tous les grands bois, toutes les forêts vierges, toutes les savanes, tous les lacs, toutes les prairies, la Grèce 654
avec ses ruines, Jérusalem avec ses souvenirs, le Nil avec ses mille villes, pour le baiser de la première belle fille qu’il eût rencontrée sur son chemin. En vain Colomban, avec un entêtement qui prouvait sa naïveté, essayait-il de le faire parler d’une façon pittoresque ou intéressante des différents lieux qu’il avait parcourus, il était muet ; non que la forme lui manquât pour exprimer ses impressions : la forme, au contraire, était précise et poétique en même temps ; mais, quand son ami l’appelait sur les bords de l’Ohio, ou dans la grande mosquée du Caire, le souvenir d’une jeune Indienne à la peau rouge, ou d’une belle Grecque aux yeux noirs, lui revenait en tête, et le récit sérieux s’en allait à travers champs. Un jour qu’il parlait avec Colomban de la Grèce, ce pays classique qui, plus qu’aucun autre, éveillait l’enthousiasme du jeune Breton, celui-ci, après avoir essayé vainement de lui faire décrire toutes ces îles pittoresques qu’il avait visitées : Délos, Zéa, Paphos, Cythère, Paros, Ithaque, Lesbos, Amathonte, toutes ces corbeilles de 655
fleurs de l’archipel ionien dont les noms seuls font monter au cœur toutes les juvéniles bouffées de cette poésie antique où l’esprit s’abreuve à quinze ans ; après lui avoir laissé raconter dans tous leurs détails ses amours avec une jeune fille des Dardanelles, sous les lauriers-roses d’Abydos ; un jour, disons-nous, Colomban le supplia de lui parler sérieusement d’Athènes et de lui dire quelle avait été son impression en entrant dans cette grande cité où ils avaient voyagé ensemble à travers l’archipel des bancs du collège. – Ah ! tu veux que je te parle d’Athènes ? demanda Camille. – Oui, je veux que tu me dises ce que tu en penses... – Ce que je pense d’Athènes ?... Diable ! Je n’ai rien à t’en dire, moi. – Comment, tu n’as rien à m’en dire ? – Non... Dame, tu connais Montmartre, n’estce pas ? Eh bien, c’est sur une hauteur comme Montmartre ; seulement, cette hauteur domine le 656
Pirée. Camille, son esprit, son tempérament, son caractère, étaient tout entiers dans cette appréciation d’Athènes. Il envisageait les côtés plus sérieux de la vie avec cette même insouciance et cette même légèreté. Et cependant, on verra, à l’occasion, quels trésors de souvenirs retrouvait parfois dans sa mémoire l’oublieux Créole. Un matin, Colomban – c’est-à-dire l’acteur qui jouait, dans la comédie de l’existence de Camille, le rôle de raisonneur ; Colomban, l’Ariste, le Philinthe, le Cléante de cet autre Damis, de ce nouveau Valère1 – ; Colomban lui dit : – Écoute, Camille, tu ne peux pas rester ainsi à ne rien faire. Prends du plaisir tant que bon te semblera, si ta santé y résiste, c’est ton affaire ; mais le plaisir n’est pas le but de la vie ; le but de la vie, le vrai but, c’est le travail ; il faut donc 1
Personnages de pièces de Molière. 657
songer à faire quelque chose. Toute occupation, d’ailleurs, te rendra le plaisir plus cher ; et puis ta fortune n’est pas tellement grande, qu’elle ne te paraisse insuffisante un jour, si tu te maries, et que tu aies femme et enfants. Si, dès ton début dans la vie, tu prends l’habitude de l’oisiveté, tu ne sauras plus t’en corriger ; tu ne seras plus reçu nulle part ; car tes jours de repos seront les heures de travail des autres. Si tu avais l’esprit étroit, l’imagination bornée, je te laisserais peut-être aller à ta guise ; mais, tout au contraire, tu as des aptitudes magnifiques, des facultés merveilleuses... Que peux-tu faire ? Eh ! mon Dieu ! je l’ignore comme toi ! Nous en causerons quand tu voudras ; mais, en attendant, je te reconnais une intelligence propre à tous les travaux, aussi bien aux œuvres d’art qu’aux œuvres de science ; tu peux faire un bon avocat, un bon médecin, un grand compositeur ; tu as la bosse de la musique : j’ai gardé plusieurs des mélodies que tu avais faites au collège, et, à cinq ans de distance, j’ai trouvé dans ces mélodies des motifs d’une fraîcheur et d’une originalité admirables ! choisis donc une profession, pour 658
Dieu ! fais du droit ou de la médecine ; deviens un savant ou un artiste ; mais devient quelque chose ! Je ne sais comment te diriger ; j’ignore tes goûts, depuis si longtemps que tu m’as quitté ; mais, crois-moi, mon cher Camille, mieux vaut faire un travail quelconque, ne fût-il pas de ton goût, que de n’en faire aucun. – J’y songerai, répondit Camille, qui avait l’air d’avoir envie de songer autant que d’aller se pendre. – Si je croyais t’être cher autant que tu me l’es à moi-même, continua Colomban avec une imperturbable gravité, je te menacerais de la perte de mon amitié si tu ne fais pas choix d’un état quelconque. Frère Dominique appelle l’homme qui ne travaille pas un malhonnête homme, et il a raison. – C’est bon, dit Camille, moitié gaiement, moitié sérieusement : on le choisira, ton état. J’y songe à part moi, sans en avoir l’air ; mais, au fond, je ne pense qu’à cela : ainsi, tous les soirs, en me déshabillant, je me demande par quelles causes mystérieuses mes bretelles, qui, le matin, 659
sont plates et droites sur mon dos, sont, le soir, tordues et enroulées comme des câbles. Eh bien, cher ami, cette observation m’a fait faire des réflexions profondes, et je crois que ce serait une œuvre philanthropique que d’apporter une amélioration dans la confection des bretelles. Colomban poussa un soupir. – Voyons, voyons, Colomban, dit Camille, ne soupire pas comme cela pour une plaisanterie. Que diable feras-tu pour un malheur ? Demain, je prends mes inscriptions à l’École de droit ; j’achète un code, et je le fais relier en chagrin, afin qu’il soit un emblème touchant de celui que je t’aurai causé. – Camille ! Camille ! fit Colomban en secouant la tête, tu me désespères, et j’ai peur que tu ne deviennes jamais un homme. Camille vit qu’il fallait transporter la conversation sur un autre terrain, ou bien que le dialogue allait tourner à la mélancolie. – Ah ! tu as peur que je ne devienne jamais un homme ! dit-il ; en tout cas, cher ami, cette peur660
là n’est pas celle de ta blanchisseuse. Colomban regarda Camille de l’air d’un homme à qui, au milieu de la conversation, on parle, tout à coup, une langue inconnue. – Ma blanchisseuse ! dit-il. – Ah ! mon gaillard, continua Camille, tu ne m’avais pas dit que tu te lavais les mains de ce savon-là... Peste ! M. le Docteur, M. le Sage, M. Saint-Jérôme a une blanchisseuse de dix-huit ans, que sa beauté enchanteresse a fait nommer à l’unanimité la princesse de Vanves et la reine de la Mi-Carême ! Or, son meilleur ami lui arrive des forêts vierges de l’Amérique avec une exubérance de sève empruntée aux susdites forêts, et monsieur trahit les premiers devoirs de l’hospitalité en cachant à son hôte ses trésors les plus précieux ! Ventre-Mahon ! comme dit je ne sais quel personnage de Walter Scott, est-ce ainsi que vous comprenez les règles les plus élémentaires de la communauté, et n’y a-t-il pas une manière de trahison dans votre cachotterie ? – Mon ami, répondit Colomban avec une adorable naïveté, tu me croiras si tu veux, mais je 661
connais très peu la figure de ma blanchisseuse. – Tu connais très peu la figure de ta blanchisseuse ? – Je te le jure. – Alors, c’est bien la peine d’avoir une pareille figure pour qu’une pratique de trois ans, jeune homme de vingt-cinq, n’y ait pas fait attention ! car je lui ai demandé depuis combien de temps elle était ta blanchisseuse, et elle m’a répondu : « Trois ans. » – C’est possible, dit Colomban ; je n’ai aucune raison de changer de blanchisseuse, quand ma blanchisseuse blanchit bien. – Et quand elle est jolie ! – Camille, dit Colomban, il y a certaines femmes de la beauté et de la laideur desquelles je ne me préoccupe jamais. – Voyez-vous, M. le vicomte de Penhoël ! Aristocrate, va !... Mais, alors, M. de Béranger, avec sa Lisette, est donc un goujat, un Camille Rozan ? Qu’est-ce que c’était que Lisette, sinon la blanchisseuse de M. de Béranger ?... Ah ! c’est 662
vrai, M. de Béranger a fait une chanson dans laquelle il dit qu’il n’est pas noble, mais, au contraire, qu’il est vilain et très vilain : cela explique Lisette, Frétillon, Suzon... Mais M. Colomban de Penhoël, peste ! – Que veux-tu, Camille ! c’est ainsi. Camille leva les bras au ciel avec une compassion comique. – C’est ainsi ? dit-il. Comment ! l’Être suprême s’escrime à placer sous tes yeux toutes les merveilles de la beauté, incarnées dans une seule créature, et toi, païen, tu prétends avoir quelque chose de plus important à faire que de contempler ce chef-d’œuvre ? Mais si feu Raphaël avait fait de la Fornarina le même mépris que tu fais de la princesse de Vanves, nous n’aurions pas la Vierge à la chaise, malheureux ! Et qu’était-ce que la Fornarina ? Une blanchisseuse qui lavait son linge dans le Tibre. Ne dis pas non ; je m’en suis informé au port de la Ripetta. – Eh bien, soit ; je t’accorde tout cela. Maintenant, comment connais-tu ma 663
blanchisseuse ? où l’as-tu vue ? – Ah ! voilà où je voulais t’amener ! Les serpents de la jalousie te déchirent la poitrine, n’est-ce pas ? – Tu es fou ! dit Colomban en haussant les épaules. – Tu me donnes ta parole que la belle princesse de Vanves ne t’intéresse point particulièrement ? – Oh ! je te l’affirme sur ma foi de gentilhomme. – Ainsi, faire la cour à cette fée des eaux, à cette naïade de la Seine, ne serait point chasser sur tes terres ? – Mais non, cent fois non ! – Eh bien alors, ouïs attentivement ; je commence : « Histoire de la première rencontre de Guillaume-Félix-Camille Rozan, Créole de la Louisiane, avec Son Altesse mademoiselle 664
Chante-Lilas, princesse de Vanves, blanchisseuse dans ladite principauté. » C’était hier... Un romancier te dirait que c’était par une éblouissante après-midi du mois de mai ; mais ce romancier te volerait, mon cher ; car il faisait une pluie battante, comme tu sais, puisque tu avais emporté le parapluie – raison qui, vu la distance des fiacres, véhicule que l’on ne trouve que dans les pays civilisés, m’a empêché de sortir pendant que tu étais à l’École de droit. Je ne m’en plains pas, puisque c’est ce qui fit qu’en ton absence, j’eus le plaisir de recevoir ta blanchisseuse, qui m’est arrivée trempée comme du vin de collège... Tu te rappelles notre abondance, hein ?... Eh bien, voilà comment la princesse de Vanves était trempée ! Or, ma première pensée a été, en la voyant si trempée – admire ma philosophie ! – a été d’acheter un second parapluie ; car, autant – retiens bien cet axiome, Colomban –, autant deux parapluies sont inutiles quand il fait beau, autant un parapluie est insuffisant pour deux quand il fait mauvais temps, et que l’on va chacun de son côté. 665
» Mais, ça, c’est un détail. » La lavandière entra donc dans ton arche, blanche colombe ! seulement, elle arrivait au commencement du déluge ; de sorte que, voyant de ta chambre le temps qu’il faisait dehors et l’inondation, qui, comme dit la Bible, gagnait les haut lieux1, elle n’eut pas de peine à accepter l’offre que je lui fis d’y séjourner momentanément. » – À ma place, voyons, Colomban, qu’eussestu fait ?... Voyons, parle franchement ! – Allons, continue ton récit, gamin ! dit le grave Breton, que le babillage de cet oiseau moqueur amusait malgré lui. « – Évidemment, si je te connais bien, reprit Camille, ou tu eusses laissé la lavandière achever sa pleine eau ; ou, si tu avais été assez humain pour lui offrir ton toit, tu lui eusses tourné le dos, la privant ainsi des charmes de ta figure ; ou tu te 1
Genèse, 7, 19. 666
fusses remis à lire, la privant ainsi du charme de ta conversation. Voilà ce que tu eusses fait, n’estce pas ? sous prétexte, monsieur le gentilhomme, qu’il y a des femmes qui ne sont pas des femmes pour vous ! Moi, je ne suis qu’un sauvage ; aussi ai-je fait ce que l’Indien fait dans son wigwam, ce que l’Arabe fait sous sa tente : j’ai rempli minutieusement tous les devoirs de l’hospitalité. Le premier dont je crus devoir m’acquitter, après quelques menus propos, fut de lui faire ôter son fichu, attendu que la pointe dudit fichu ruisselait dans son dos comme la baleine d’un parapluie ; sans cette précaution charitable, la princesse de Vanves eût infailliblement contracté un violent rhume de poitrine que je me fusse amèrement reproché ! » Ah ! je vois d’ici la mauvaise pensée qui te point, comme dit maître Amyot1. 1
Jacques Amyot (1513-1592). Précepteur des enfants de France, évêque d’Auxerre, grand aumônier de France, il fut le plus savant et le plus fidèle des traducteurs du grec. Sa traduction des Vies des hommes illustres de Plutarque demeure un chef-d’œuvre. 667
» Eh bien, non, je n’avais aucune intention perverse, et, comme Hippolyte, je puis le dire : Le jour n’était pas plus pur que le fond de mon cœur1 ! Le vers n’y est pas, et j’en suis ravi : je n’ai jamais pu souffrir les vers... C’était, je le répète, par pure charité, et la preuve, c’est que, redoutant pour elle le froid glacial de la chambre, je lui présentai un foulard qui se trouvait sur ta chaise. » Hein ! M. Tartufe n’eût pas fait mieux, j’espère2 ? » C’était ton foulard blanc, le plus beau de tous tes foulards ! je dois même te prévenir que la princesse l’a emporté croyant qu’il était à elle. » Mais c’est encore là un détail. » Une fois qu’elle fut à l’abri, je lui offris une chaise ; mais je dois avouer à sa gloire qu’elle refusa de s’y asseoir, non pas qu’elle se crût 1
« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », Phèdre, acte IV, sc. I. 2 « Couvrez ce sein que je ne saurais voir », Tartuffe, acte III, sc. II. 668
indigne, elle, princesse de Vanves, de s’asseoir devant le plus humble de ses serviteurs, mais parce qu’elle craignait, toute ruisselante qu’elle était, d’endommager le velours d’Utrecht de ton mobilier... Je crus du moins deviner cela à la façon dont elle accepta, après quelques manières, une place à côté de moi sur le canapé, qui, revêtu d’une housse de coutil, ne lui paraissait courir aucun danger. » Et maintenant, voici ce que tu ne voudras pas croire, ô Colomban ! toi qui nies les Lisettes, dédaignes les Frétillons, et méprises les Suzons de M. de Béranger : c’est que, lorsqu’on est né sous le 86° 40’-92° 55’ longitude ouest, et par 29°-33° latitude nord, on n’est point assis impunément près d’une jolie fille, cette fille fûtelle blanchisseuse ; il s’établit, vois-tu, Colomban, entre elle et vous, un je ne sais quoi qui équivaut à ce que notre professeur de physique appelait, au collège, les courants électriques. Or, ces courants – tu ne sais pas cela, don Socrate, roi des sages ! –, ces courants vous font germer, pousser et fleurir en dix minutes au cerveau mille fringantes pensées que ne ferait 669
jamais éclore un article du code, si entraînant que fût cet article. » C’est une pensée de cette sorte, cher ami, qui me poussa à lui dire : » – Princesse de Vanves, sur mon honneur, je trouve Votre Altesse ravissante ! » Et c’est, sans doute, une pensée analogue qui la fit rougir comme un coquelicot. » Je n’ai pas besoin de te dire, si innocent que tu sois, mon cher Colomban, que plus une femme rougit, plus elle est belle. La princesse de Vanves était donc la plus belle des princesses, et la tête commençait à me tourner, quand, par bonheur, mes yeux, en tournant avec ma tête, s’arrêtèrent sur le foulard blanc qui avait remplacé son fichu. » Ce foulard, mon ami, c’était toi : j’ignorais ton antipathie pour les fées, les naïades, les ondines ; je craignais de trahir l’amitié, et cette crainte m’arrêta au bord du précipice ! » Maintenant, tu me jures que la princesse de Vanves t’est étrangère ; très bien ! comme je suis du pays des précipices, je ne les crains pas. Que 670
l’occasion s’en présente, et je m’y laisserai glisser tout doucement ! » Cette péroraison achevée, Colomban voulut faire quelques observations ; mais Camille se mit à chanter d’une voix ravissante : Lisette, ma Lisette, Tu m’as trompé toujours ; Mais vive la grisette ! Je veux Lisette, Boire à nos amours1 ! Et, aux accents de cette voix harmonieuse, vibrante, magique, qui faisait frémir jusqu’aux plus secrètes fibres du cœur, Colomban ne sut plus qu’applaudir.
1
Refrain des Infidélités de Lisette. 671
XLIII Le chêne et le roseau. Ce récit de la première rencontre de Camille avec la princesse de Vanves, récit que nous avons essayé de reproduire non seulement dans son ensemble, mais encore dans ses détails, donnera, mieux que toutes les analyses que nous aurions pu faire, une idée du caractère de Camille, caractère plein d’insouciance et de gaieté. Cette gaieté, qui, entre hommes, n’était pas toujours d’un goût bien épuré, agissait, cependant, sur le sérieux Breton à peu près comme eussent agi les minauderies d’un chat ou le babillage d’une perruche ; Camille commençait toujours par avoir tort, et finissait toujours par avoir raison. Il y eut pourtant un point sur lequel se brisa sa persistance. 672
La vie régulière, monotone même que menait Colomban n’était pas précisément la vie idéale qu’avait rêvée Camille, aussi se sentait-il mal à l’aise et à l’étroit dans cette paisible retraite. Les meubles du Breton lui inspiraient cette espèce d’effroi que doit inspirer à un jeune homme sans vocation la vue de sa cellule en entrant dans un cloître. Un jour, Colomban, au retour de l’école, trouva la tête de son lit ornée d’une tête de mort, surmontant deux os en croix, avec cette phrase consolante en exergue : Camille, il faut mourir ! L’esprit grave et pensif du jeune homme ne s’effraya aucunement de la sombre maxime, et il laissa à la tête de son lit le funèbre ornement qu’y avait placé Camille. Ainsi cette douce habitation, si riante aux yeux de Colomban, exhalait pour Camille les miasmes du séminaire ; tout l’agaçait, tout l’attristait, jusqu’à ce poétique tombeau de La Vallière qui avait tant fait rêver Colomban et Carmélite : cette 673
éternelle image de la mort qu’il avait sous les yeux, image consolante pour une âme pieuse, le révoltait et lui inspirait les sarcasmes les plus amers. – Pourquoi, disait-il à Colomban, n’achètes-tu pas tout de suite une concession dans un cimetière ? En faisant tendre les murailles d’un drap noir à larmes d’argent, tu aurais, pendant ta vie, un appartement d’une gaieté folle, et tu pourrais l’habiter même après ton décès. Vingt fois il proposa à Colomban de changer ce qu’il appelait leur emprisonnement contre un appartement à Paris, où fût-ce même dans les faubourgs de Paris, tels que la rue du Tournon ou la rue du Bac. Jamais Colomban ne voulut y consentir. Alors, comme cédant à un esprit d’accommodement, Camille cessait de parler de déménagement ; mais il continuait de tendre à ce but par des saillies incessantes contre leur claustration monacale. Quoique d’une nature impatiente, il avait, lorsqu’il trouvait une résistance plus forte que sa volonté, une 674
souplesse dans les vertèbres de son imagination, s’il est permis de dire cela, qui lui donnait la facilité de la couleuvre à passer par les plus étroites issues ; il temporisait donc, essayant de se glisser sous l’obstacle qu’il ne pouvait renverser, prenant avantage, chaque fois que l’occasion s’en présentait, de l’amitié dévouée de Colomban, de sa faiblesse d’enfant gâté ; mais toutes ses vues tendaient à ce seul point : quitter au plus vite le quartier Saint-Jacques. Malheureusement pour lui, outre le prix élevé du loyer dans un autre quartier, prix qui eût dérangé l’équilibre du budget de Colomban, outre que cette retraite isolée convenait admirablement au studieux Breton, il répugnait à celui-ci de quitter cet appartement où pour la première fois l’amour lui était apparu sous ses plus fraîches couleurs. Redoutant la légèreté de Camille, il n’avait pas encore osé lui confier le secret dont son cœur était plein ; il en résultait que l’acharnement de Colomban à ne quitter ni son appartement, ni même le quartier, était un mystère pour 675
l’Américain. Camille avait plus d’une fois rencontré Carmélite ; plus d’une fois l’ardent Créole avait admiré la savoureuse beauté de sa voisine, et avait interrogé Colomban sur cette charmante désolée – Carmélite, en deuil de sa mère, était vêtue de noir – mais Colomban s’était contenté de lui répondre : – Le deuil que porte cette jeune fille est celui de sa mère ; j’espère que cette douleur la rendra respectable à tes yeux. Et Camille n’avait plus parlé de Carmélite. Seulement, un jour, en revenant de Paris, comme il disait, le jeune Créole s’établit carrément dans un fauteuil, alluma un havane, et commença le récit suivant : – J’arrive du Luxembourg... – Très bien ! dit Colomban. – J’ai rencontré notre voisine. – Où cela ? – Je rentrais comme elle sortait. 676
Colomban garda le silence. – Elle tenait un petit paquet à la main. – Eh bien, que vois-tu là d’intéressant ? – Attends donc... – J’attends, comme tu vois. – J’ai demandé au concierge ce qu’elle avait dans son paquet. – Pourquoi cela ? – Pour le savoir... – Ah ! – Il m’a répondu : « Des chemises. » Colomban garda le silence. – Mais sais-tu pour qui ces chemises ? continua Camille. – Dame, je présume que c’est pour quelque magasin de lingerie. – Pour les hôpitaux et les couvents, mon cher ! – Pauvre enfant ! murmura Colomban. – Alors j’ai demandé à Marie-Jeanne... 677
– Qui est-ce, Marie-Jeanne ? – Ta portière, donc ! Tu ne savais pas que ta portière s’appelait Marie-Jeanne ? – Non ! – Comment ! depuis trois ans que tu es dans la maison ? Colomban fit un mouvement des yeux, de la bouche, et des épaules qui voulait dire : « En quoi cela m’intéresse-t-il, que ma portière s’appelle Marie-Jeanne ? » – Enfin ! dit Camille, c’est ton caractère ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. J’ai donc demandé à Marie-Jeanne : « Combien cette belle fille peut-elle gagner à faire des chemises pour les couvents et les hôpitaux ? » Sais-tu ce qu’elle gagne ? – Non, dit Colomban ; mais elle doit gagner peu de chose. – Un franc par chemise, mon cher ! – Ah ! mon Dieu ! – Or, sais-tu le temps qu’elle met à faire une 678
chemise ? – Comment veux-tu que je sache cela ? – C’est vrai, j’oubliais que tu n’étais pas curieux. Eh bien, mon cher, elle met un jour entier à faire une chemise, et encore en piochant comme une négresse, c’est-à-dire en travaillant de six heures du matin à dix heures du soir ; et, quand elle veut gagner trente sous, c’est-à-dire de quoi manger tout juste, tu comprends ? il faut qu’elle passe la nuit ! Colomban essuya la sueur qui perlait sur son front. – N’est-ce pas effrayant ? continua Camille. Réponds, cœur de granit ! Est-il possible que des créatures du bon Dieu, belles, jeunes, distinguées, mènent cette vie de bêtes de somme ? – Tu as raison, Camille, bien raison ! dit Colomban, touché presque autant de la sensibilité de son ami que de la pauvreté de la jeune fille – et je te sais gré de ton attendrissement en faveur des femmes laborieuses, de ces saintes obscures qui rachètent, aux yeux de Dieu, par leur travail 679
obstiné, l’oisiveté des autres ! – Bon ! c’est pour moi, ce que tu dis là ? Merci !... Mais n’importe ! D’ailleurs, je suis de ton avis. Comment ! – c’est une indignité, ma parole d’honneur ! – la femme... la femme, que Dieu a mise au monde pour faire la félicité de l’homme, pour créer, nourrir, élever des enfants ; cette créature-là, pétrie de feuilles de roses, du parfum des fleurs, de gouttes de rosée ; cette créature-là, dont le sourire est, au cœur de l’homme, ce qu’un rayon de soleil est à la nature ; cette créature-là est à la solde des couvents et des hôpitaux, et fait des chemises à un franc par jour ! En défalquant les dimanches et le chômage, cela fait trois cents francs à peine par an !... Ainsi, comme, pour conserver l’appartement de sa mère, ta voisine Carmélite... – Savais-tu qu’elle s’appelât Carmélite ? – Oui. – Ta voisine Carmélite paie cent cinquante francs de loyer, il lui reste, pour s’habiller, se chauffer, se chausser, se nourrir, cent cinquante francs par an, c’est-à-dire quarante et un centimes 680
par jour – à moins qu’elle ne passe la nuit comme elle passe le jour, et alors, en passant la nuit, cela lui ferait cinquante francs de plus peut-être ! Et quand je pense que c’est un être comme moi, mon semblable – excepté qu’il est plus beau que moi –, qui est condamné à un tel supplice !... Mais, mon ami, il n’y a pas de justice humaine, et il faut faire une révolution pour changer tout cela ! – Je crois, dit Colomban, qu’elle a, en outre, une petite pension de trois cents francs. – Ah ! vraiment, tu crois ? Trois cents francs ! une petite pension de trois cents francs, et cent cinquante francs qu’elle gagne, total : quatre cent cinquante francs... Et cela vous paraît suffisant, à vous qui avez mille deux cent livres par an ? Ah ! monsieur le philanthrope, quatre cent cinquante francs pour trois cent soixante-cinq jours, et même pour trois cent soixante-six quand l’année est bissextile, vous paraissent suffisants pour se loger, se vêtir, déjeuner, dîner, souper, payer sa chaise à l’église ? Mais, malheureux ! si le gouvernement était obligé de nourrir les plantes, 681
sais-tu bien que l’oxygène et le carbone qu’il faudrait dégager reviendraient à deux fois la somme que dépense cette pauvre enfant ? – C’est vrai, répondit le Breton, qui n’avait pas encore envisagé la pauvreté de Carmélite sous ce minutieux point de vue ; c’est vrai, c’est affligeant ; je me demande comment elle peut faire ? – Tu te le demandes ? dit Camille, enchanté de prendre sa revanche sur Colomban, et qu’excitait, d’ailleurs, la vue d’un beau visage. Ah ! tu te le demandes ? Eh bien, je vais te répondre, moi : elle travaille presque toutes les nuits jusqu’à trois heures du matin ! – C’est la portière qui t’a dit cela ? – Non, ce n’est pas la portière qui me l’a dit ; c’est moi qui l’ai vu. – Toi, Camille ? – Oui, moi, Camille Rozan, Créole de la Louisiane, c’est moi qui l’ai vue. – Quand cela ? – Mais... hier... avant-hier et les jours 682
précédents. – Et comment l’as-tu vu ? – Elle n’est pas assez riche, n’est-ce pas, pour, la nuit, brûler une lampe ou une bougie quand elle dort ? Or, du moment que la lampe ou la bougie brûle dans sa chambre, c’est qu’elle veille. Eh bien, toutes les nuits, la lampe ou la bougie brûle dans la chambre de la voisine jusqu’à trois heures du matin. – Mais, toi qui ne veilles pas jusqu’à trois heures du matin, comment sais-tu cela ? – Ah ! bon ! je ne veille pas jusqu’à trois heures du matin ! qui te l’a dit ? Eh bien, voilà qui te trompe ; par exemple, avant-hier, c’était jour d’Opéra, n’est-ce pas ? – Oui, je crois... je ne sais pas... – Oh ! il ne connaît pas les jours d’Opéra ! Lundi, mercredi, vendredi, sauvage ! Avant-hier, c’était donc jour d’Opéra... lundi ! – Soit. – Quand tu ne voudrais pas, c’est ainsi... Eh bien, en sortant de l’Opéra, j’ai rencontré un 683
ancien camarade de collège... – Un camarade à nous ? – À qui donc ? – Et lequel ? – Ludovic. – Ah ! oui, tiens, un des braves garçons du collège. Comme on se perd de vue, c’est étonnant ! – Ne m’en parle pas ! cela vous ferait faire les plus tristes réflexions de la terre, si l’on réfléchissait. – Qu’est-il devenu ? – Il fait de la médecine : ils ont tous la rage de faire quelque chose. – Il n’y a que toi... – Ah ! je t’attendais là... tu as coupé dedans ! Enfoncé ! n’en parlons plus. Il fait donc de la médecine. – Il réussira : c’est une admirable intelligence, seulement un peu trop matérialiste dans la forme.
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– Oui, très matérialiste dans la forme ; la princesse de Vanves pourra te dire un mot de cela. – De sorte que ?... – Oui, ad eventum... Mais, pour festinare ad eventum1, il faut en finir avec les détails. Ludovic viendra te voir ; vous êtes voisins : je lui ai donné ton adresse. – Mais, éternel rabâcheur, quel rapport y a-t-il entre Ludovic... – Et Carmélite ? – Je te le demande ! – Attends, je vais te le dire... En voilà un étrangleur de développements ! mais, si tu avais été Thésée, tu aurais donc arrêté le récit de Théramène au dixième vers ? Et tu n’aurais pas su que le flot qui avait apporté le monstre avait reculé d’épouvante ; tu n’aurais pas su que le corps du susdit monstre était couvert d’écailles 1
« Semper ad eventum festina » (Hâte-toi toujours vers le dénouement »), Horace, Art poétique, 148. 685
jaunissantes, que sa croupe se recourbait en replis tortueux1, tous détails du plus grand intérêt pour un père ! Que diable ! quand un père a son fils mangé par un monstre, c’est bien le moins qu’il sache par quel monstre, et, quand le monstre est un beau monstre, il a la consolation de se dire : « Mon fils a été mangé par un monstre, mais le monstre qui l’a mangé est un beau monstre ! » – Tu sais que je t’écoute ? – C’est ton devoir ! mais j’ai pitié de toi, et j’abrège. Quel rapport y a-t-il entre Ludovic et Carmélite ? Je vais te le dire. Je rencontrai donc Ludovic en sortant de l’Opéra... – Tu me l’as déjà dit. – Eh bien, je te le répète. On ne rencontre pas un ami, tu comprends bien cela, un ami de collège qu’on n’a pas vu depuis trois ans, sans éprouver le besoin de se renarrer l’un à l’autre les épisodes de sa jeunesse. J’entrai, par conséquent, avec Ludovic, au café de l’Opéra ; il s’agissait de 1
Dans Phèdre de Racine. 686
donner du corps à la narration : ceci est un détail que je dois t’expliquer... – Passe le détail. – Oui, parce que le détail est ta honte, n’est-ce pas, égoïste ? – Le détail, alors ? – Le détail, le voici : tu m’as fait faire maigre avant-hier, cagot ! – Moi ? – Un lundi ! Il est vrai que c’est sans t’en douter ; aussi je ne te le reproche pas, je le constate purement et simplement. Comme, dis-je, tu m’avais fait faire maigre à ton insu, attendu que tu avais demandé du porc frais, et que l’on nous a servi des œufs durs – métamorphose à laquelle, avec ta distraction habituelle, tu n’as prêté aucune attention –, j’ai cru devoir renouveler mes forces en mangeant un pilon de poulet en société de notre ami Ludovic. Le poulet n’était-il qu’un prétexte pour causer, ou la conversation n’était-elle qu’un prétexte pour manger le poulet ? Je l’ignore. Je dois te dire, 687
toutefois, que la conversation dura infiniment plus que le poulet, et que ce fut vers trois heures du matin seulement que je rejoignis les murs de notre cloître. En regardant le ciel, plutôt par désœuvrement que pour savoir le temps qu’il ferait le lendemain, j’aperçus, à travers la fenêtre de notre voisine, la pâle clarté de la lampe de travail, et ce fut par un pur sentiment d’humanité que, le surlendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, la voyant sortir un paquet à la main, je me souvins de la veillée, et j’interrogeai Marie-Jeanne. Maintenant, tu sais tout ce qu’a répondu MarieJeanne. Pauvre fille ! – Oui, pauvre fille ! tu as raison, Camille, et plus pauvre encore que tu ne crois ; car elle n’a pas un parent en ce monde, pas un ami, pas une affection ! – Mais c’est épouvantable cela ! s’écria Camille. Et, comment ! toi, son voisin depuis cinq ou six mois, un an peut-être, tu n’as pas cherché à faire sa connaissance ? – Si fait ! dit le Breton en soupirant ; j’ai plusieurs fois causé avec elle... 688
Et peut-être en ce moment Colomban allait-il tout dire à son ami, si celui-ci n’eût refoulé la confidence par une de ces phrases qui remettaient incessamment sur la défensive Colomban près de céder. – Ah ! Breton mystérieux ! s’écria Camille, tu as causé avec elle, et tu ne m’as pas dit un seul mot de cette causerie. Mais tu veux donc faire mentir cette loyauté dont ta race a accaparé le privilège, sous prétexte qu’elle a la tête dure et le front carré ? En effet, ta discrétion à l’égard de la princesse de Vanves aurait dû me faire tenir sur mes gardes. Je ne te pardonne qu’à une condition : c’est que tu vas me faire le récit de cette pastorale, et cela, détail par détail, sans épargner les fleurs de rhétorique ; j’aime les longs récits, moi, tout au contraire de toi... J’exhibe un havane, je l’allume et je t’écoute. Parle, Colomban ! tu parles si bien ! – Je t’assure, Camille, dit Colomban embarrassé, qu’il n’y a eu dans notre conversation rien d’intéressant pour toi. – Ah ! je t’y prends, mon gaillard ! 689
– Comment ? – Dire que ce n’est point intéressant pour moi, n’est-ce pas sous-entendre que c’est fort intéressant pour toi ? Je te demande de me dépeindre la nuance d’intérêt que cette conversation a eue, soit pour ton esprit, soit pour ton imagination, soit pour ton cœur ; en un mot, je te répète, à propos de Carmélite, ce que je t’ai dit au sujet de la princesse de Vanves ; bien que je n’aie jamais eu l’idée, sois-en sûr, de ranger notre voisine dans la même catégorie que ma princesse... Cette belle personne qui passe les nuits à faire des chemises pour les couvents et les hôpitaux t’intéresse-t-elle particulièrement ? Réponds-moi, Colomban ! réponds-moi ! Mis en demeure par son ami, Colomban étendit la main vers lui, et, de cette main lui touchant le genou, il dit d’une voix douce et grave : – Écoute, Camille, je vais tout te raconter ; mais, pour Dieu, ne traite pas ma confidence avec ta légèreté ordinaire, et garde mon secret comme je l’aurais gardé moi-même, si je n’eusse pas cru 690
que te cacher un coin de mon cœur fût une trahison à notre amitié. Et Colomban recommença pour Camille le récit minutieux qu’il avait déjà fait à frère Dominique. – Et qu’a dit frère Dominique ? demanda Camille quand son ami eut cessé de parler. Colomban répéta au jeune Créole les encouragements que le moine lui avait donnés. – Eh bien, à la bonne heure ! s’écria Camille, voilà l’abbé de mes rêves ! si j’étais fils d’un abbé, je ne voudrais pas que mon père fût d’un autre bois que celui-là. Il a parfaitement fait de t’encourager, frère Dominique, quoique, à franchement parler, tu n’aies pas l’air d’avoir bien besoin d’encouragements ; mettre le feu à une étoupe enflammée m’a toujours paru un labeur oiseux. Ce qui me dépasse, c’est de ne pas avoir deviné cela, moi ; j’aurais dû m’en douter, cependant, aux propos enfantins que tu tenais les premiers jours de mon arrivée, et surtout à ton entêtement à ne pas quitter le quartier. Ah ! tu as bien fait de me prévenir ; il était temps : ça 691
brûlait ; demain, je me mettais en campagne. Mais, à partir de ce moment, c’est fini ; l’amante de mon hôte est comme la femme de César : elle ne doit pas même être soupçonnée ! Rapportet’en à ma discrétion, et dis-moi, maintenant, comment tu comptes agir... Ta marche vers le but me paraît, permets-moi de te le dire, décroître en raison inverse de la marche de ta passion : tu adores énormément, mais tu n’avances pas ! – Qu’appelles-tu avancer, Camille ? dit Colomban presque effrayé. – Dame, j’appelle avancer tout ce qui n’est pas reculer, moi, et j’appelle reculer la retraite que tu as opérée depuis un mois que je suis ici... Ah ! je pense à une chose... imbécile ! animal ! bête que je suis ! oison déplumé ! c’est ma présence qui te gêne, cher ami ! Dès demain, je t’en délivre. – Camille, Camille, y songes-tu, mon ami ? s’écria Colomban. C’était le lion du Jardin des Plantes ayant besoin dans sa cage de ce roquet aboyeur. – Certainement que j’y songe, Colomban : je 692
ne veux pas entraver la félicité de mon seul ami. – Mais tu ne l’entraves pas le moins du monde, Camille. – Je l’entrave outrageusement, et, dès demain, je me mets en quête d’un appartement de garçon. – Oui, c’est cela, dit Colomban avec tristesse, tu veux me quitter ; tu es las de mon voisinage ; notre amitié t’est lourde ! – Ah ! Colomban, mon ami, voilà que tu dis des bêtises ! – Eh bien, soit, va-t-en ; mais je m’en irai avec toi. – Alors, dit Camille, cours chez le propriétaire, et, si ma présence ne te désoblige pas... – Enfant ! s’écria l’excellent Breton. – Eh bien, passe en nos deux noms un bail de trois, six, neuf... à moins, cependant, je te le répète... – Camille, interrompit Colomban, j’aime Carmélite, je l’aime de toute mon âme ; mais, si 693
tu me disais : « Colomban, mes possessions d’Amérique ont été incendiées, je suis ruiné, ma fortune est à refaire ; vois mes bras : ils sont faibles ! Eh bien, il me faut le secours de tes deux robustes bras, fils de la vieille Bretagne ! » Camille, je partirais à l’instant même, sans regrets, sans douleur, sans jeter un regard en arrière, sans même soupirer sur cette moitié de ma vie que je laisserais ici. – Bon ! bon ! bon ! voilà qui est convenu ; je sais que tu le ferais comme tu le dis. Le Breton sourit tristement. – Sans doute que je le ferais, dit-il. – Eh bien, voyons, où cet amour-là te mènerat-il ? – Au mariage probablement. – Oh ! oh ! avec une petite fille qui fait des chemises pour les couvents et les hôpitaux, toi, le vicomte de Penhoël, toi qui dates de Robert le Fort ? – C’est la fille d’un capitaine, officier de la Légion d’honneur. 694
– Oui, noblesse de canon... Enfin, n’importe ! si cela te convient, si cela convient à ton père, personne n’a rien à y voir. – Mon père fera tout pour le bonheur de son fils unique. – Voyons donc alors, pourquoi n’entames-tu pas les pourparlers ? – Mais, mon cher Camille, je ne sais pas d’abord si Carmélite m’aime. – Et puis tu veux, avant de te lancer dans ce sentier de ronces et d’épines qu’on appelle le mariage, respirer l’arôme des prés fleuris de l’amour ! soit ; c’est un accès de sensualisme que je comprends, un raffinement de volupté que j’apprécie ; mais, en attendant, tu ne laisseras pas, j’espère, la chère créature s’abîmer les yeux à ce travail d’araignée ? – Et le moyen de faire autrement, Camille ? suis-je assez riche, moi, pour lui venir en aide ? Quand je serais millionnaire, accepterait-elle l’offre d’un secours, quelle que fût la forme sous laquelle je le voulusse déguiser ? 695
– Elle n’acceptera pas un secours, mais elle acceptera du travail. – Comment veux-tu que je lui procure du travail ? – Oh ! que tu es donc empêché, cher ami ! – Voyons, explique-moi cela ; tu me fais mourir d’impatience ! – Un de mes amis des colonies m’a chargé de lui expédier six douzaines de chemises, moitié en toile de Hollande, moitié en batiste ; j’ai acheté l’étoffe ces jours-ci, et on me l’apporte ce soir ou demain. L’ami qui me donne cette commission a fixé, en moyenne, le prix de chaque chemise à vingt-cinq francs ; il faut, pour une chemise d’homme, trois mètres vingt-cinq centimètres d’étoffe : mettons la toile à cinq francs, cela nous fait seize francs vingt-cinq centimes par chemise ; c’est donc huit francs soixante et quinze centimes qui restent pour la façon. Eh bien, donnons ces chemises à faire à la voisine : il paraît qu’elle travaille comme une fée ; c’est huit francs soixante et quinze centimes qu’elle gagnera par chemise, au lieu d’un franc. Est-ce 696
clair ? – Elle n’acceptera pas, dit Colomban en secouant la tête. – Comment, elle n’acceptera pas ? – Elle croira que ce n’est qu’un moyen ingénieux de lui venir en aide ; elle sait le prix du travail, et quand il sera question du chiffre fabuleux que tu dis, elle refusera. – Ah ! que tu es bien un Breton entêté et entêtant ! Comment refuserait-elle d’accepter pour son travail le prix que l’on me fait payer, à moi, dans un grand magasin de confection ? Je lui montrerai mes factures, que diable ! – De cette façon, dit Colomban, la chose me paraît acceptable, et je te remercie sincèrement d’en avoir eu l’idée. – Eh bien, propose-lui la chose dès ce soir. – Je vais y penser. – Pense en même temps que ce n’est pas un état, que de faire des chemises. J’ai couru le monde, et parfois – cela va te faire rire –, au rebours de bien d’autres qui regardent sans voir, 697
moi, j’ai vu sans regarder... J’ai vu que le temps n’est pas loin où les machines feront en une heure le travail d’aiguille que cent femmes ne font pas en une semaine. Regarde les cachemires de l’Inde : tout un village travaille six mois à faire un châle que les métiers de Lyon confectionnent en douze heures ! Eh bien, il faut chercher à Carmélite un état qui, dans le cas où M. le comte de Penhoël ne permettrait pas à monsieur son fils d’épouser une faiseuse de chemises, permette au moins que la pauvre fille ne meure pas de faim. Colomban regarda Camille avec des yeux pleins de larmes. – Je ne t’ai jamais vu si sérieux, si bon, et d’un jugement si droit, Camille ! je t’en remercie, puisque c’est ton amitié pour moi qui t’anime et te dirige. Mais, sans s’arrêter à ces cajoleries affectueuses : – Ne m’as-tu pas dit qu’elle aimait la musique ? demanda Camille. – Passionnément ! elle est même assez bonne 698
musicienne, à ce que je crois. – L’as-tu entendu chanter ou exécuter ? – Jamais : la pauvre fille n’a pas de piano. – Elle en aura un. – Comment cela ? – Je n’en sais rien ; mais je te dis, moi, qu’elle en aura un. – Tu vas tout de suite aller trop loin, Camille. – Je n’irai pas loin pour lui trouver un piano : ce sera le tien. – Comment, le mien ? – Sans doute. – Mais mon piano est un bastringue. – Je le sais bien, et c’est justement à cause de cela. – Tu lui donnera un mauvais piano : fi donc ! – Oh ! que tu es bête, cher ami ! – Merci ! – Non, c’est un mot d’amitié... Mais, comprends donc ! je t’ai dit cent fois que je ne 699
pouvais pas souffrir ton piano, qu’il était d’un ton trop haut pour moi... Quelle voix a-t-elle ? – Une voix de contralto. – C’est cela ! tu as une voix de baryton, toi. Nous changerons ton piano ; je mets cinq cents francs de retour ; vous avez un piano excellent ! Un piano, n’est-ce pas comme un parapluie ? Un seul suffit pour deux et même pour trois ! – Mais, Camille... – C’est déjà fait : le piano est acheté ; demain, il sera ici. – Tu me trompes, Camille ! – C’est comme j’ai l’honneur de te le dire. Je voulais te ménager cette surprise pour le jour de ta fête ; mais, comme le jour de ta fête est passé, je l’ai remise au jour de ta naissance ; seulement, comme le jour de ta naissance n’est pas venu, et que cela m’ennuie de jouer sur un piano trop haut pour moi, je te donne l’objet demain, c’est-à-dire le jour de la naissance de ton père, de ton oncle, de ta tante ou d’un de tes cousins... Que diable ! il y a bien quelqu’un de ta famille qui soit né 700
demain ! – Oh ! Camille ! s’écria le Breton ému jusqu’aux larmes, merci, mon ami ! merci !
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XLIV La gemma di Parigi1. Malgré l’étendue du livre que nous publions, et le plaisir qu’un auteur trouve toujours dans l’analyse du caractère de ses personnages, il n’entre point dans notre plan de suivre jour par jour la vie de nos trois jeunes gens ; ce que nous aurions fait si nous eussions publié leur histoire isolée, mais ce que nous n’osons risquer, du moment que cette histoire n’est qu’un épisode de ce grand tout que nous livrons à la curiosité de nos lecteurs. Nous dirons donc seulement que Camille exécuta ses desseins comme il les avait exposés à 1
« La pierre précieuse de Paris. » Titre sans doute calqué sur celui de l’opéra-comique de Donizetti : La Gemma di Vergy, opéra en deux actes, représenté à la Scala de Milan le 26 décembre 1834. 702
Colomban. Carmélite, n’ayant pas d’objection à faire pour la rémunération de son travail en voyant le prix exorbitant des factures de Camille, accepta l’offre du jeune homme, et, à partir de ce jour, l’intermédiaire, cette sangsue qui s’engraisse de la substance du producteur et de l’acheteur, étant supprimé, le bien-être entra dans la maison ; seulement, la jeune fille fit plus de difficultés à l’endroit du piano nouvellement acheté, et qu’il s’agissait de faire passer de l’appartement des deux amis dans le sien. Mais, pressée par Colomban, pour lequel elle avait une affection mêlée de respect, elle se décida à ouvrir sa porte à l’hôte mélodieux. Il y eut plus : elle consentit à recevoir des leçons de chant que les deux jeunes gens se chargèrent de lui donner tour à tour. Carmélite déchiffrait et exécutait brillamment à première vue les morceaux les plus hérissés ; son doigté était élégant, mais son ignorance en musique était au moins égale à son ignorance en amour. 703
Elle jouait sans bien connaître la valeur de ce qu’elle jouait, et c’est là – qu’on permette un instant à un profane de se mêler de ce qui ne le regarde pas –, c’est là le grand vice de l’éducation musicale que les jeunes filles reçoivent dans les pensionnats. On farcit la tête des élèves d’une musique détestable, sous prétexte que c’est de la musique facile. Ainsi, que le professeur soit malheureusement doué d’une de ces voix désastreuses que l’on appelle des voix de salon – ce qui signifie clairement une voix impossible pour le théâtre –, qu’il ait, en outre, la fièvre endémique des chanteurs, qui consiste à composer soi-même des romances, comme s’il suffisait d’avoir une voix quelconque pour être musicien, eh bien, ce professeur va inculquer à toutes ces jeunes têtes des fantaisies d’un goût presque toujours équivoque ; s’il ne chante pas, le péril est à peu près le même ; au lieu de ses romances, il imposera ses quadrilles, ses valses, ses galops, ses fantaisies, ses variations, ses caprices – tristes caprices ! sottes variations ! Pour Dieu ! mesdames les maîtresses de pension, exigez donc de vos professeurs qu’ils 704
enseignent la musique qu’ils ont apprise, et non pas celle qu’ils font ! Comment ! vous avez les chefs-d’œuvre de ces grands maîtres, de ces gigantesques génies qu’on appelle Haydn, Haendel, Gluck, Mozart, Weber et Beethoven, et vous autorisez les gavottes de ces messieurs ! On croirait que c’est impossible ! Point : la chose arrive, au contraire, tous les jours. La pauvre Carmélite, avec toutes ses dispositions naturelles, en était là : on ne lui avait jamais mis entre les mains que de la musique de troisième ou quatrième ordre, et elle ignorait tous les enchantements de la musique véritable. Aussi accueillit-elle avec enthousiasme les premières paroles des deux jeunes gens sur ce sujet. C’était tout simplement une révélation. Seulement, une lutte s’engagea entre les deux amis. Colomban, grave et sérieux comme un Allemand, d’ailleurs élève du vieux Müller, 705
trouvait toute la formule de ses pensées et de ses rêveries dans la musique allemande. Camille, vif et léger comme un Napolitain, ne comprenait, n’admirait, n’admettait que la musique italienne. Il y avait juste, entre leurs goûts en musique, la différence qui existait entre leurs caractères. Mille discussions s’élevaient donc entre eux à propos de l’éducation musicale de Carmélite. – La musique allemande, disait Colomban, ce sont les passions humaines mises en musique. – La musique italienne, disait Camille, c’est la rêverie mise en chanson. – La musique allemande est profonde et triste, disait Colomban, comme le Rhin coulant à l’ombre de ses sapins et de ses rochers. – La musique italienne est joyeuse et azurée, disait Camille, comme la Méditerranée à l’ombre des lauriers-roses. Le combat se fût éternisé, si le sage Breton n’eût proposé un armistice. 706
Colomban offrit de faire étudier simultanément à la jeune fille la musique de Beethoven et de Cimarosa, de Mozart et de Rossini, de Weber et de Bellini. Les deux routes étaient différentes, mais, par un détour, conduisaient au même but. On commença donc, et la jeune fille reçut les leçons des deux amis. Au bout de trois mois, elle était en état de chanter très remarquablement un trio avec eux. À partir de ce jour, le bonheur était entré dans la maison, comme, trois mois auparavant, le bienêtre y était entré par la même porte et le même chemin. On se réunissait presque tous les soirs dans le petit salon de la jeune fille, salon dont Camille, l’homme inventif, avait eu l’idée de faire renouveler le papier, un jour, en l’absence de Carmélite, afin d’épargner autant que possible à l’orpheline le souvenir cruel de la chambre où sa mère était morte ; on passait là, entre sept heures et minuit, des soirées charmantes qu’on était tout 707
surpris de voir s’écouler si vite. Colomban, doué d’une voix de baryton d’une ampleur prodigieuse, chantait tantôt un morceau de Weber ou de Mozart, tantôt un air de Méhul ou de Grétry. Camille avait une voix de ténor d’une douceur, d’une pureté, d’une suavité angéliques ; quand il attaquait l’air de Joseph : Champs paternels ! Hébron, douce vallée1 ! il y avait dans son accent une telle tendresse, une tristesse si profonde, que ni Colomban ni la jeune fille ne pouvaient entendre la reprise de cet air sans sentir leurs yeux se mouiller de larmes. Carmélite n’osait chanter seule ; elle n’avait jusque-là fait entendre sa voix, et encore timidement, que dans des duos avec l’un ou l’autre des deux amis, ou dans des trios avec tous les deux. C’était une voix d’une largeur et d’une 1
Joseph, drame lyrique en trois actes en prose, paroles d’Alexandre Duval, musique d’Étienne-Nicolas Méhul. 708
puissance extraordinaires : dans certains airs en mineur, il sortait de cette bouche des notes éclatantes comme les sons de la trompette dans une marche funèbre. En d’autres moments, cette voix sanglotait comme les sons d’un violoncelle. D’autre fois, les notes qui s’en échappaient étaient douces comme les sons d’une flûte de cristal, ou mélancoliques comme les accents du hautbois. Les deux amis l’écoutaient avec ravissement, et Camille, qui autrefois ne manquait pas un jour d’Opéra, n’y avait pas remis les pieds depuis qu’il avait entendu pour la première fois ce qu’il appelait la perle de Paris – la gemma di Parigi. Tous deux étaient surpris des progrès que Carmélite faisait d’heure en heure. Un soir, ils furent abasourdis en lui entendant chanter d’un bout à l’autre toute la partition de Don Juan1, qu’ils ne lui avaient donnée que la 1
Don Giovanni, de Mozart. 709
veille. La jeune fille avait, en effet, une mémoire prodigieuse : il lui suffisait d’entendre chanter une seule fois un morceau pour le répéter note pour note un quart d’heure après. Colomban avait toute une collection de musique allemande : mais, en quelques mois, elle fut épuisée. Alors Camille se chargea de pourvoir aux besoins de la société philharmonique ; il fouilla tous les magasins, faisant choix, comme de raison, des morceaux de ses maîtres favoris, morceaux que Colomban appelait des œuvres de basse latinité. La jeune fille dévorait fiévreusement toutes ces partitions, et, peu à peu, sa tête s’ornait des œuvres principales de tous les grands maîtres ; et, comme le chant ne lui faisait pas négliger l’exécution, il arriva qu’au bout d’un certain temps, elle était devenue une musicienne d’une science et d’un talent merveilleux. Les soirées se passaient donc ainsi, à s’écouter chanter les uns les autres ; c’était l’occupation principale ; puis, après chaque morceau, venait quelque saillie de Camille – saillie irrésistible, et 710
qui jetait ses auditeurs dans des accès de rire d’enfants. Ou bien encore c’était une aventure de voyage, aventure piquante ou hasardeuse, mais toujours racontée chastement. Une chose surtout émerveillait Colomban : c’est que ce voyageur insoucieux, qui, pour lui, avait visité l’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure en oiseau de passage qui n’a rien vu, rien retenu, rien compris, semblait, depuis qu’il avait à raconter ses voyages à Carmélite, avoir voyagé à la fois en savant, en peintre, en poète. Tantôt il racontait ses recherches au milieu des ruines ; tantôt, ses promenades au clair de la lune, aux bords des grands lacs ; ses campements dans le désert aride ou dans les forêts vierges ; et alors, c’était un nouveau Camille – un Camille inconnu, aux récits pleins de couleur, de passion, d’enthousiasme et de franchise. Colomban était tout étourdi de la métamorphose ; il lui apparaissait dans un éblouissant éclat : ce n’était plus le gamin léger, éventé, insouciant et vantard ; c’était un cavalier 711
charmant, réunissant à la fois les qualités et la distinction de l’homme du monde, le brio et l’aventureux de l’artiste. Qui avait donc opéré ce miracle ? Colomban l’ignorait ; puis, d’ailleurs, il ne songeait pas à se le demander. Mais nous, lecteurs, qui sommes plus curieux que le Breton, cherchons ensemble d’où venait ce changement dans l’esprit et les manières de Camille de Rozan, comme il s’appelait parfois lui-même, moitié plaisamment, moitié fièrement. La cause de ce changement n’était pas difficile à trouver. Avez-vous vu un paon se promener seul sur l’arête aiguë d’un toit ? Rien de plus beau, sans doute, mais, en même temps, rien de plus triste ni surtout de plus infatué de sa personne ! seulement, qu’il aperçoive de loin une paonne, aussitôt il relève son éventail de diamants, de perles et de rubis. Eh bien, les diamants, les perles et les rubis dont les récits de Camille étaient semés 712
rayonnaient de cette façon sous les regards de la jeune fille. Il faisait la roue, comme le dit une phrase triviale, mais expressive. Il eût vécu vingt ans avec Colomban, qu’il n’eût pas fait à l’amitié l’honneur d’étaler pour elle une des pierres précieuses de son riche écrin. Mais, pour ce dieu mystérieux et inconnu qui plane invisible au-dessus de la tête des jeunes filles, Camille n’avait pas assez de trésors de beauté, d’esprit et d’imagination. Il en est de deux vieux amis comme du mari et de la femme : ils ne se croient pas obligés de se mettre en frais l’un pour l’autre ; mais qu’un tiers apparaisse, et, à l’instant même, la conversation va devenir étincelante comme celle de deux muets retrouvant tout à coup la parole. L’honnête Colomban n’attribuait pas la taciturnité passée de Camille et sa volubilité présente à d’autre cause que le caractère inégal et capricieux du jeune homme. Pour Carmélite, élevée dans la sévère pension 713
de Saint-Denis, devenue ensuite la garde-malade de sa mère et le témoin de sa mort, la tristesse avait fait jusque-là le véritable fond de sa vie, et le grave Breton continuait à son insu, et à l’insu même de la jeune fille, les leçons bienfaisantes mais attristantes du pensionnat. Si, en ce moment, marchant droit à son cœur, une interpellation directe lui eût demandé quel était celui des deux jeunes gens qu’elle aimait le mieux, elle eût incontestablement, sans hésitation, par instinct naturel, par entraînement irrésistible, désigné Colomban. Son caractère sérieux, loin de le faire repousser, l’attirait à elle ; ils se rencontraient à chaque instant l’un l’autre dans les appréciations qu’ils portaient sur tous les sujets. Camille, au contraire, avait un caractère entièrement opposé à celui de la jeune fille : ses vivacités l’inquiétaient ; ses légèretés la choquaient ; elle était toujours prête, en sœur aînée, à le gronder comme un écolier ; car sa nature forte et résolue lui avait donné sur Camille un peu de cet empire que Colomban avait pris, 714
dès le collège, sur son condisciple américain. Elle avait pour lui bien plutôt cette sollicitude qu’on a pour les enfants que la tendresse qu’on éprouve pour un jeune homme. Lorsqu’elle travaillait ou qu’elle voulait être seule, si Camille entrait à l’improviste, elle n’était pas embarrassée pour lui dire : « Allezvous-en, Camille ; vous me gênez ! » Elle n’eût jamais osé dire une semblable parole à Colomban. D’ailleurs, Colomban ne la gênait jamais. Il en résulta que Carmélite elle-même se trompa sur ses sentiments : elle prit, peu à peu, cette familiarité qui s’établissait entre elle et Camille pour une plus grande vivacité d’affection ; elle prit pour de la crainte cet amour respectueux mais profond qui l’attachait à Colomban. Colomban semblait la retenir ; elle était séduite par Camille. Comment l’enfance entrevoit-elle la vie, sinon comme une guirlande de fleurs dont la plus belle 715
est la plus éclatante ? Comment la jeune fille entrevoit-elle l’amour, sinon comme une terre promise où elle va pouvoir effeuiller sa couronne de rêves ? La vie avec Colomban, c’était l’étude et le travail de chaque jour ; la vie avec Camille, c’était un voyage éternel à travers le pays bariolé de la fantaisie. Si l’envie prenait à Carmélite d’apprendre, le soir, un morceau de musique dont on venait de parler, Colomban lui disait : – Demain, vous l’aurez. Mais Camille, prompt à contenter les désirs des autres, comme il était ardent à satisfaire les siens, Camille, fût-il minuit, la pluie tombât-elle à torrents, les magasins de musique fussent-ils fermés, les éditeurs fussent-ils endormis, Camille, insouciant de la pluie et de l’heure, Camille, courant à pied à travers tout Paris, allait faire tapage à la porte du marchand jusqu’à que celuici, attiré par le prix exagéré que le jeune homme offrait, vu l’heure tardive, se décidât à ouvrir.
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Un jour, au Luxembourg, Carmélite avait manifesté, assez vaguement d’ailleurs, le désir d’avoir une ou deux fleurs d’un marronnier rose. – Je connais, dit Colomban, un pépiniériste qui demeure rue de la Santé ; à votre retour, vous aurez, chère Carmélite, une brassée de ces fleurs. Mais Camille, agile comme un chat, malgré les justes reproches de Colomban, qui lui rappelait qu’ils étaient dans un jardin public, Camille était déjà grimpé dans l’arbre, avait cassé toute une branche du marronnier rose, et était descendu triomphant sans avoir été aperçu d’un seul gardien ; car il y avait chez lui une espèce d’alliance entre le bonheur et l’audace : un chiromancien qui eût étudié la main de Camille eût certainement reconnu et suivi, du mont de Mars au poignet, la ligne de bonheur, droite, ferme, sans aucune déviation ni brisure. En effet, il était impossible d’être à la fois plus téméraire et plus heureux que ne l’était Camille. Ces faits et d’autres semblables, qui se renouvelaient à tous propos et à chaque instant, inspirèrent à Carmélite une grande affection pour 717
le jeune homme, affection qui participait autant de l’étonnement que de l’admiration. Colomban s’aperçut, à plusieurs symptômes, de l’attraction que le Créole exerçait sur la jeune fille. – C’est bien naturel, se dit-il d’abord sans s’inquiéter de cette attraction : il a la beauté, la gaieté, la grâce, l’éclat ; je n’ai, moi, que la tristesse et la force. Puis, peu à peu, dans la probité de son cœur – et à mesure qu’il pensait ainsi, son front devenait plus sombre et son cœur plus serré – ; peu à peu il se disait : – Mon Dieu ! vous m’avez fait, à vingt-quatre ans, grave et sévère comme un vieillard ! Quel triste compagnon vais-je être pour une jeune fille de dix-huit ans dont tous les appétits seront antipathiques aux miens ?... Et, cependant, ajoutait-il, doutant encore, tout me dit que j’étais capable de faire le bonheur de Carmélite, et que j’en aurais eu la puissance et la force, comme j’en ai le désir et la volonté !
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Puis il les regardait, beaux, jeunes, souriants, pressés l’un à côté de l’autre, et il lui semblait que les deux auréoles de jeunesse qui ceignaient leur front n’en formaient plus qu’une, et que c’était une auréole d’amour. Alors il secouait la tête, et, debout, pâle, dans l’ombre, tandis que Camille et Carmélite rayonnaient de lumière : – Je voudrais inutilement m’illusionner, disaitil ; ces deux jeunes gens s’aiment, et c’est justice : ils semblent faits l’un pour l’autre... Et, cependant, j’avais rêvé une autre existence pour elle... Chère Carmélite ! j’en eusse fait une haute et fière dame ! Camille voit mieux que moi : il en fera une femme heureuse ! Et, à partir de cette heure, Colomban, malgré des regrets poignants, malgré la tristesse qui l’envahissait de jour en jour, résolut de faire abnégation entière de lui-même, et d’enrichir Camille des trésors qu’il avait amassés. Un soir que Camille et Carmélite avaient chanté d’une voix ravissante, appuyés l’un à l’autre, cheveux flottants, haleines mêlées, un 719
duo d’amour dans lequel avaient vibré toutes les cordes de cette passion humaine qui touche presque à l’octave céleste, Colomban, en rentrant dans sa chambre, posa la main sur l’épaule de Camille, le regarda gravement, et, des larmes plein les yeux, des soupirs plein la poitrine, mais d’une voix calme, il lui dit : – Camille, tu aimes Carmélite ! – Moi ? s’écria Camille rougissant. Je te jure... – Ne jure pas, Camille, et écoute-moi, dit Colomban. Tu aimes Carmélite, à ton insu peutêtre, mais tu l’aimes profondément, sinon de la même façon, du moins autant que je l’aime moimême. – Mais Carmélite ?... dit Camille. – Je n’ai point interrogé Carmélite, répondit Colomban. À quoi bon ? Non, je sais assez quel est l’état de son cœur ! J’avoue, à votre louange à tous deux, que la lutte a été longue, et que c’est en quelque sorte malgré vous que vous avez été entraînés l’un vers l’autre... Voici donc quel est mon projet... 720
– Non ! non ! s’écria Camille, c’est à moi de te dire mon projet, Colomban. Il y a assez longtemps que je reçois de toi sans te rien donner, que j’accepte tes dévouements sans pouvoir te les rendre ! Tu as peut-être raison : oui, je suis sur le point d’aimer Carmélite, te trahir notre amitié ; mais, de cet amour, je te jure, Colomban, que je ne lui ai jamais dit un mot, et que, jusqu’à ce moment, jusqu’à cette heure où tu vas l’arracher du fond de mon cœur pour le mettre devant mes yeux, je me le suis caché à moi-même... C’est la première faute que j’aie commise envers toi ; mais, je te le répète, je ne me doutais pas, en glissant sur cette pente si douce de l’amitié à trois, je ne me doutais pas que j’allais tout droit à l’amour. Tu le vois pour moi : merci ! tu me le dis : tant mieux ! il est encore temps ! Oui, oui, cher Colomban, j’étais sur le point d’aimer Carmélite, et cet amour me fait horreur, comme si Carmélite était la femme de mon frère ! J’ai donc, en t’écoutant, en sondant mon cœur, en voyant l’abîme, pris une résolution suprême : dès ce soir, je pars. – Camille ! 721
– Je pars... je vais mettre entre mes désirs et ma passion une barrière infranchissable ; je traverserai la mer, et j’irai vivre au fond de l’Écosse ou de l’Angleterre ; mais je quitterai Paris, mais je quitterai Carmélite, mais, toimême, je te quitterai ! Et Camille se mit à fondre en larmes, et se jeta sur le canapé. Colomban resta debout et ferme comme le roc de ces grèves, où, depuis six mille ans, vient se briser le flot de la mer. – Merci de ta généreuse intention ! dit-il ; je t’en sais gré comme du plus grand sacrifice que tu puisses me faire ; mais il est trop tard, Camille ! – Comment, trop tard ? répondit le Créole relevant sa tête toute baignée de larmes. – Oui, trop tard ! reprit Colomban. Quand j’aurais l’égoïsme d’accepter ton dévouement, arracherais-je, maintenant, du cœur de Carmélite l’amour qu’elle a pour toi ? – Carmélite m’aime ? tu en es sûr ? s’écria 722
Camille bondissant sur ses pieds. Colomban regarda le jeune homme, dont le visage s’était séché comme sous les rayons du soleil d’août. – Oui, elle t’aime, dit-il. Camille comprit tout ce qu’il y avait d’égoïste dans cet éclair de joie qui, par ses yeux, venait de jaillir de son âme. – Je partirai, dit-il : loin des yeux, loin du cœur ! – Vous ne vous séparerez pas, répondit Colomban, ou plutôt je ne vous séparerai pas. Je serais donc bien lâche si je ne savais pas dompter un amour qui ferait le malheur d’un frère ou d’une sœur ? – Colomban ! Colomban ! s’écria le Créole voyant l’effort que son ami faisait sur lui-même. – Ne t’inquiète pas de moi, Camille : les vacances arrivent dans quelques jours ; c’est moi qui partirai. – Jamais ! 723
– Je partirai, aussi vrai que je te le dis... Seulement, ajouta le Breton d’une voix tremblante, tu me promets une chose, Camille ? – Laquelle ? – Tu me promets de faire le bonheur de Carmélite ? – Colomban ! fit le Créole en tombant dans les bras de son ami. – Tu me jures de la respecter tant qu’elle ne sera pas ta femme ? – Devant Dieu ! jura solennellement Camille. – Eh bien, dit Colomban s’essuyant les yeux, j’avancerai mon voyage de quelques jours ; car, tu comprends bien, Camille ? continua le Breton d’une voix étouffée, si fort que je sois, je suis résigné de trop fraîche date pour avoir incessamment sous les yeux le spectacle de votre bonheur... Je vous affligerais comme un reproche ! Je partirai donc dès demain, et mon désespoir aura cela de bon, qu’il donnera à mon pauvre père quelques jours de bonheur de plus ! – Oh ! Colomban ! dit Camille en embrassant 724
le noble Breton, oh ! Colomban ! que je suis chétif et misérable à côté de toi ! Pardonne-moi de te condamner à cet éternel sacrifice de ton bonheur ; mais, vois-tu, mon cher, mon vénéré Colomban, je te trompais en disant que j’allais partir ; je ne serais pas parti : je me serais tué ! – Malheureux ! dit Colomban. Je partirai, moi, et ne me tuerai pas ; j’ai un père ! Puis, d’un ton plus calme : – Et, cependant, dit-il, tu comprends que l’on meure pour une femme que l’on aime, n’est-ce pas ? – Je ne comprends pas du moins que l’on vive sans elle. – Tu as raison, répondit Colomban ; parfois ces idées me sont venues à moi-même. – À toi, Colomban ? dit Camille effrayé, car ces paroles dans la bouche du sombre Breton avaient une bien autre signification que dans celle de l’insoucieux Créole. – À moi, Camille ! oui... Mais rassure-toi, continua Colomban. 725
– Oui, tu l’as dit, tu as un père ! – Puis encore, je vous ai tous deux, mes bons amis, et je craindrais de vous laisser un remords. Rentre donc chez toi, Camille ; je suis calme ; je n’ai plus, maintenant, qu’un désir : revoir mon père ! Puis, quand le jeune homme, impatient d’être seul, l’eût laissé sombre et désolé comme un arbre dépouillé de son feuillage par le vent de décembre : – Mon père ! continua Colomban ; ah ! j’eusse dû ne le jamais quitter !...
FIN DU TOME PREMIER
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Table I. Dans lequel l’auteur lève le rideau sur II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII.
le théâtre où va se jouer son drame. ............5 Les gentilshommes de la halle...................18 Le tapis-franc.............................................32 Jean Taureau. .............................................49 La bataille. .................................................65 M. Salvator. ...............................................81 Où Jean Taureau bat définitivement en retraite, et où la foule le suit. .....................94 Pendant que Pétrus et Ludovic dorment....................................................111 Les deux amis de Salvator.......................123 Causerie d’un poète avec un chien. .........138 L’âme et le corps. ....................................157 Ce qu’on entendait au faubourg SaintJacques, pendant la nuit du mardi gras au mercredi des cendres, dans la cour d’un pharmacien-droguiste. .....................172 728
XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV. XXVI. XXVII. XXVIII. XXIX. XXX. XXXI. XXXII.
L’élève et son professeur.........................189 La bataille de la vie..................................204 L’intérieur du maître d’école...................220 De musicien, ménétrier............................235 La chaîne du bon Dieu.............................250 Ο ΑΓΓΕΑΟΣ ...........................................265 Oiseau en cage. ........................................280 La baguette magique................................297 Songe d’une nuit d’été.............................312 Flagrant délit d’amour. ............................327 Les moschites. .........................................340 Le pensionnat...........................................356 Où il est question des sauvages du faubourg Saint-Jacques............................370 Une amie de pension. ..............................385 La demande en mariage...........................405 Le curé de La Bouille. .............................420 Résignation. .............................................434 Au plus pressé par le plus court...............450 Rose-de-Noël...........................................464 Sinistra cornix..........................................485 729
XXXIII. XXXIV. XXXV. XXXVI.
XXXVII. XXXVIII. XXXIX. XL. XLI. XLII. XLIII. XLIV.
Comment les cartes ont toujours raison...505 M. Jackal..................................................518 Cherchez la femme. .................................533 Où il est prouvé que l’on peut, par hasard, et une fois sur cent, rencontrer de bons voisins. .......................................547 Fra Dominico Sarranti. ............................566 Symphonie du printemps et des roses. ....582 Le tombeau de La Vallière. .....................599 Colomban. ...............................................618 Camille. ...................................................637 Histoire de la princesse de Vanves..........653 Le chêne et le roseau. ..............................672 La gemma di Parigi. ................................702
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Cet ouvrage est le 793e publié dans la collection À tous les vents par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.
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